Les silences de l'historien: Oublis, omissions, effets de censure dans l'historiographie antique et médiévale 9782503584317, 2503584314

Dans l'écriture de l'histoire, les mots ne sont pas seuls porteurs de sens, les silences aussi peuvent être si

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Les silences de l'historien: Oublis, omissions, effets de censure dans l'historiographie antique et médiévale
 9782503584317, 2503584314

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GIORNALE ITALIANODI FILOLOGIA

BIBLIOTHECA 20

EDITOR IN CHIEF Carlo Santini (Perugia) EDITORIAL BOARD Giorgio Bonamente (Perugia) Paolo Fedeli (Bari) Giovanni Polara (Napoli) Aldo Setaioli (Perugia) INTERNATIONAL SCIENTIFIC COMMITTEE Maria Grazia Bonanno (Roma) Carmen Codoñer (Salamanca) Roberto Cristofoli (Perugia) Emanuele Dettori (Roma) Hans-Christian Günther (Freiburg i.B.) David Konstan (New York) Julián Méndez Dosuna (Salamanca) Aires Nascimento (Lisboa) Heinz-Günter Nesselrath (Heidelberg) François Paschoud (Genève) Carlo Pulsoni (Perugia) Johann Ramminger (München) Fabio Stok (Roma) SUBMISSIONS SHOULD BE SENT TO Carlo Santini [email protected] Dipartimento di Lettere Università degli Studi di Perugia Piazza Morlacchi, 11 I-06123 Perugia, Italy

Les silences de l’historien Oublis, omissions, effets de censure dans l’historiographie antique et médiévale

Édité par Corinne Jouanno

F

© 2019, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2019/0095/89 ISBN 978-2-503-58431-7 e-ISBN 978-2-503-58432-4 DOI 10.1484/M.GIFBIB-EB.5.117139 ISSN 2565-8204 e-ISSN 2565-9537 Printed on acid-free paper.

TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos : des silences de l’histoire aux silences de l’historien 7 Christine Hunzinger « Je connais son nom, mais je le laisse volontairement dans l’oubli... » (Histoires, IV, 43) : les réticences du narrateur dans les Histoires d’Hérodote 19 Françoise Ruzé Clisthène l’oublié 55 Stavroula Kefallonitis Usages politiques du silence chez Thucydide et Denys d’Halicarnasse 75 Aurélien Pulice Les Vies de Thucydide ou l’art de combler les silences 109 Fabrice Galtier Le silence et la mémoire dans les Annales de Tacite 135 Olivier Devillers L’année 32 chez Tacite, Suétone et Dion Cassius. Choix et silences des historiens 155 Christine Delaplace Les Panégyriques gaulois des empereurs du iv e siècle apr. J.-C. : discours de l’Éternelle Victoire de l’Empire, réalité d’une diplomatie de la paix ou les dénis de l’idéologie impériale jusq u’à l’avènement de l’empereur Théodose 179 Éric Fournier Les « silences » d’Ammien Marcellin et Victor de Vita : témoins d’une polarisation religieuse dans l’Antiq uité tardive ? 201 5

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Pierre Bauduin Ombres et silences d’un règne : Richard II dans les Gesta Normannorum Ducum de Guillaume de Jumièges 237 Marie-Agnès Lucas-Avenel Les silences de l’Anonyme du Vatican dans sa réécriture de l’Histoire de Geoffroi Malaterra 275 Corinne Jouanno Le silence en question dans la Chronographie de Michel Psellos (xie siècle) 301 Stanislas Kuttner-Homs Le choix du silence, une stratégie narrative : le règne de Jean II Comnène dans l’Histoire de Nicétas Chôniatès 329 Résumés 353 Index des noms propres (auteurs, personnages) 361

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AVANT-PROPOS DES SILENCES DE L’HISTOIRE AUX SILENCES DE L’HISTORIEN L’historiographie apparaît comme une suite de nouvelles lectures du passé, pleine de pertes et de résurgences, de trous de mémoire et de révisions. (J. Le Goff, Histoire et Mémoire, Paris, 1977)

Au point de départ de la présente enquête : l’ouvrage de Nicole Loraux, La  Cité divisée  : l’oubli dans la mémoire d’Athènes, et les réflexions de l’historienne sur l’étrange absence du terme kratos dans le discours civique athénien – absence qu’elle interprète comme «  un déni principiel du conflit comme loi de la politique et de la vie en cité » et en laquelle elle voit un exemple de «  la  mémoire grecque en pleine activité de refoulement 1  ». En  insistant, dans ce livre paru en 1997, sur la nécessité de travailler « dans les blancs de l’histoire », « avec les mots absents », Nicole Loraux réitérait l’invite lancée par Jacques Le Goff  dans Histoire et mémoire (1977) : l’historien du Moyen Âge, héritier de l’École des Annales, soulignait en effet la nécessité de « questionner la documentation historique sur ses lacunes, s’interroger sur les oublis, les trous, les blancs de l’histoire » ; « Il faut », disait-il, « faire l’inventaire des archives du silence. Et faire l’histoire à partir des documents et des absences de documents 2 ». De fait, on observe que, dans la réflexion des modernes sur l’écriture de l’histoire, la question du silence a progressivement conquis une place notable 3. Au projet d’un Michelet, qui prétendait ressusciter le passé en redonnant voix aux «  chers dis-

1 N.  Loraux, La  Cité divisée  : l’oubli dans la mémoire d’Athènes [1997], Paris, 2005, p. 54-55 et 66-69. 2 J. Le Goff, Histoire et mémoire [1977], Paris, 1988, p. 301-302. 3   Comme le signale J. Le Goff, Histoire et mémoire, p. 301 : « Je note aussi que la réflexion historique aujourd’hui s’attache également à l’absence de documents, aux silences de l’histoire ».

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parus 4  » s’est substitué ou surajouté celui d’explorer ce que Michel de Certeau appelle les « zones silencieuses » de l’histoire, c’est-à-dire celles qui, pour l’historiographie traditionnelle, ne constituaient pas encore des objets d’étude – par exemple, la sorcellerie, la fête, la folie ou la maladie 5. Dans le volume Faire de l’histoire, qui fut le manifeste de la « nouvelle histoire », Dominique Julia présente l’histoire de la folie comme une « archéologie du silence 6  », tandis que Jacques Revel et Jean-Pierre Peter décrivent l’histoire du corps malade comme celle d’un «  corps silencieux », au sujet duquel les textes sont « pleins de silences et de fuites », parce que « partout s’inscrivent en eux les limites de ce qu’on a choisi pensable 7 ». À cette attention, nouvelle, à ce que Revel et Peter appellent le « non-pensé » (« ce qui n’a pas été dit, faute d’avoir pu se résoudre en mots 8 ») s’ajoutent une prise de conscience aiguë du rôle joué par l’historien dans l’élaboration des «  faits historiques  » et la claire appréhension des apories inhérentes au métier d’historien. Les « faits » ne parlent pas d’eux-mêmes, contrairement à  ce que Démosthène (en  bon orateur) prétend faire croire dans son discours Sur l’ambassade (81), ils sont le résultat de choix préalables et, comme le rappelle François Hartog, citant l’historien Lucien Febvre, « s’il n’y a pas de question, il n’y a que du néant 9 ». Le passé est toujours une construction – et une construction nécessairement incomplète et 4  Michelet décrit l’historien comme celui qui « doit faire parler les silences de l’histoire, ces terribles points d’orgue où elle ne dit plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques » (Journal, 30 juin 1842 : cité par F. Hartog, Évidence de l’histoire : ce que voient les historiens, Paris, 2005, p. 146). 5 M. de Certeau, « L’opération historique », in J. Le Goff et P. Nora (éd.), Faire de l’histoire [1974], Paris, 2011 [ci-après Faire de l’histoire], p. 17-66 (p. 48). J. Le Goff  met cet intérêt pour les « zones silencieuses » en relation avec ce qu’il considère comme la grande mutation de la pensée historique à l’époque moderne, la « panhistorisation », c’est-à-dire la prise de conscience qu’ « aucune tribu, si minuscule soit-elle, aucun geste humain, si insignifiant soit-il en apparence, n’est indigne de la curiosité historique » (J. Le Goff, Histoire et mémoire, p. 345). 6 D. Julia, « La Religion – Histoire religieuse », in Faire de l’histoire, p. 482522 (p. 494). 7 J. Revel et J.-P. Peter, « Le corps. L’homme malade et son histoire », in Faire de l’histoire, p. 848-878 (p. 858). 8  Ibid., p. 871. 9  F. Hartog, Évidence de l’histoire, p. 179 (avec référence à la Leçon d’ouverture au Collège de France prononcée par Lucien Febvre le 13 décembre 1933).

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partielle, puisqu’il est impossible de « tout » dire : la restitution de la « vie intégrale » dont rêvait Michelet est un mythe, et le récit historique est voué à demeurer « inéluctablement sélectif », pour reprendre les termes de Paul Ricœur 10. Mais son caractère même de « narration » tend à dissimuler les blancs sous la continuité du texte ; c’est ce que Michel de Certeau, parlant de « tissage historien », qualifie d’« inversion scripturaire 11 » : la « représentation scripturaire » est « pleine », explique-t-il, « elle comble ou oblitère les lacunes qui constituent au contraire le principe même de la recherche, toujours aiguisée par le manque » et « disperse dans la mise en scène chronologique la référence de tout le récit à un non-dit qui est son postulat ». Ces blancs et ces non-dits, le lecteur averti, conscient de la « nature lacunaire de l’histoire », en devine la présence à travers les différences de tempo qui affectent le récit historique, et signalent « l’emplacement de lacunes mal ravaudées », comme le remarque Paul Veyne 12. Si les blancs du récit trahissent parfois l’effacement de ce qui ne faisait pas sens aux yeux de l’historien, ils peuvent aussi être la résultante d’un travail d’occultation plus ou moins volontaire : dans un chapitre intitulé « L’oubli et la mémoire manipulée », Paul Ricœur évoque, à propos du « syndrome de Vichy », « la ruse active des omissions, des aveuglements, des négligences » qui contribua au mythe du « résistancialisme 13 ». Ricœur précise que « l’idéologisation de la mémoire est rendue possible par les ressources de variation qu’offre le travail de configuration narrative. Les stratégies de l’oubli se greffent directement sur ce travail de configuration : on peut toujours raconter autrement, en supprimant, en déplaçant les accents d’importance, en refigurant différemment les protagonistes de l’action en même temps que les contours de l’action 14 ». Parce qu’il a partie liée avec la mémoire et l’oubli, le silence peut servir de masque à l’idéologie, comme ce fut le cas à Athènes, avec l’occultation de kratos, pourtant l’un des

 P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, 2000, p. 579.  M. de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, 1975, p. 9, 102-104 et 107. 12 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire [1971] suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Paris, 1979, p. 22-23. 13 P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 579-584 (p. 584). 14  Ibid., p. 579-580. 10 11

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mots-clefs de l’idéologie civique athénienne 15. Mais, s’il arrive que le silence soit l’instrument de la classe dominante 16, il est susceptible aussi de se transformer en arme de contestation, en raison des liens très anciens qu’il entretient avec le blâme 17, en tant qu’arme de néantisation 18  : en Grèce archaïque, Silence et Oubli étaient perçus comme des puissances de mort, dont la négativité constituait « l’ombre inséparable de la Mémoire et de l’Alètheia 19 ». Ainsi la damnatio memoriae, ce châtiment prévu par le droit romain pour effacer de la mémoire collective le souvenir d’indivi-

 N. Loraux, La Cité divisée, p. 54-55.   J. Le Goff, Histoire et mémoire, p. 109 : « Se rendre maître de la mémoire et de l’oubli est une des grandes préoccupations des classes, des groupes, des individus qui ont dominé et dominent les sociétés historiques. Les oublis, les silences de l’histoire sont révélateurs de ces mécanismes de manipulation de la mémoire collective ». 17  Voir notamment M.  Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque [1967], Paris, 2006, notamment p.  8-9,  23,  76-77  ; M.  Simondon, La Mémoire et l’oubli dans la pensée grecque jusqu’à la fin du ve siècle : psychologie archaïque, mythes et doctrines, Paris, 1982, p. 128-140 (« Léthé ») ; S. Montiglio, Silence in the Land of   Logos, Princeton, 2000, p. 82-91 (« Silence, oblivion, and blame »). 18  Dans un ouvrage consacré à La Figure du mage à Byzance de Jean Damascène à Michel Psellos, viiie - fin xie siècles, Paris, 2013, S. Vlavianos évoque le «  silence assassin  » des sources byzantines, qui réduisent le rôle des figures de mages à celui d’« acteurs de passage », sur le sort desquels les auteurs évitent de s’attarder, quand ils ne choisissent pas de taire leur nom ou de les évacuer purement et simplement de la narration historique (p. 311-313). La Vie de Constantin d’Eusèbe de Césarée offre un exemple frappant du pouvoir de néantisation du silence  : l’auteur s’y refuse en effet à  inscrire dans son texte le nom de Galère, désigné par une périphrase dont l’intention «  assassine  » est très explicite comme «  le principal responsable des persécutions, peu importe son nom  » (1, 56, 2 : ὅστις ποτ᾿ ἦν ἐκεῖνος). 19 M. Detienne, Les Maîtres de vérité, p. 8-9 et 76-77. Comme le rappelle M.  Simondon, La  Mémoire et l’oubli, p.  132 et 134, la généalogie hésiodique fait de l’Oubli une puissance funeste (Hésiode, Théog. 224-228), et Siôpê est dans les poèmes pindariques une figure apparentée à Neikos, Mômos, Psogos ou Parphasis. Chez Bacchylide comme chez Pindare, seule la Parole du poète permet la survie en gloire, tandis que les exploits que l’on tait sont ensevelis dans des ténèbres mortifères  : cf.  Bacchylide, Épinicies, 3, v.  94-95 («  La réussite ne reçoit pas sa parure du silence  », Πράξαντι δ᾿εὖ | οὐ φέρει κόσμον σιωπά)  ; Pindare, Ném.  9,  13-17 («  C’est une maxime chez les hommes que, quand un exploit est accompli, il ne faut pas le laisser caché dans le silence ; ce qui lui convient, c’est la divine mélodie des vers louangeurs »). Chez Pindare, les effets du silence sont suggérés par les images de l’ensevelissement (Ném. 9, 15), de la noyade (fr. 113 Puech) ou de la mort (Éloge 2 [Puech] pour Amyntas, fils d’Alexandre de Macédoine) : cf. M. Simondon, La Mémoire et l’oubli, p. 134. 15 16

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dus considérés comme des ennemis publics 20, fut-elle utilisée par le Sénat romain, « brimé et parfois décimé par les empereurs », pour répondre à la tyrannie impériale, en lui déniant l’accès à la postérité 21. De même, sous tous les régimes politiques où la liberté d’expression est contrainte, silences et omissions peuvent devenir des instruments subversifs, en se faisant les vecteurs de la contestation et de la dissidence face à l’idéologie officielle. * * * C’est donc sur ces omissions, ces « blancs », ces silences de l’histoire que les auteurs des douze articles dont est composé le présent volume, fruit de deux séminaires organisés à l’université de Caen en avril 2015 et février 2016, ont choisi de s’interroger, en examinant non seulement ce que disent les historiens, mais aussi ce qu’ils ne disent pas. Il s’agit d’un recueil d’études portant sur la longue durée, et couvrant une période de plus de quinze siècles, de la Grèce des cités à l’époque des Croisades. Concernant deux aires linguistiques, grecque et latine, ces douze articles portent à la fois sur la « grande histoire » et sur ses à-côté, puisqu’il y est question non seulement des ouvrages fondateurs de la tradition historique gréco-romaine (Hérodote, Thucydide, Tacite ou Suétone), mais aussi de textes aux ambitions plus modestes (Vies et épitomés anonymes, chroniques médiévales), ainsi que de productions à visée commémorative, comme les Panégyriques gaulois. L’ouvrage se présente comme le produit d’une enquête pluridisciplinaire, puisqu’il réunit des contributions d’historiens (de l’Antiquité et du Moyen Âge) et de philologues (hellénistes et latinistes), et conjugue ainsi approche des textes comme sources d’information et comme constructions proprement littéraires, en s’intéressant à la fois à la constitution du savoir historique et à la production 20 Sur la damnatio memoriae, voir les études réunies par S.  Benoist et A.  Daguet-Gagey (éd.), Mémoire et histoire  : les procédures de condamnation dans l’Antiquité romaine, Metz, 2007. Pour un panorama sur les «  sanctions mémorielles » dans la République romaine et sous le principat (d’Octave à  Antonin), cf.  H.  I.  Flower, The Art of   Forgetting. Disgrace and Oblivion in Roman Political Culture, Chapel Hill, 2005  ; pour l’Antiquité Tardive, cf. C.  W. Hedrick, History and Silence. Purge and rehabilitation of   Memory in Late Antiquity, Austin, 2000. 21 Cf. J. Le Goff, Histoire et mémoire, p. 130.

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d’« objets textuels », où figure parfois un riche métadiscours sur la question du silence. La présence de ce matériau réflexif  jette un jour précieux sur la conception que les auteurs, antiques et médiévaux, se faisaient de leur métier d’historien et sur la relation qu’ils entendaient établir avec le destinataire de leur œuvre. Les quatre premiers articles du volume sont consacrés à  la Grèce ancienne  : Christine Hunzinger s’intéresse aux silences « revendiqués », « ostentatoires » d’Hérodote, Françoise Ruzé à  l’étrange pauvreté des témoignages anciens sur la figure du réformateur Clisthène, Stavroula Kefallonitis traite des usages politiques du silence chez Thucydide et Denys d’Halicarnasse, Aurélien Pulice des problèmes posés aux biographes de Thucydide par la pénurie d’informations personnelles relatives à l’historien. Les quatre articles suivants sont consacrés au monde romain, sous le principat et dans l’Antiquité Tardive  : Fabrice Galtier examine le rôle du silence et de la mémoire dans les Annales de Tacite, Olivier Devillers étudie le traitement réservé chez Tacite, Suétone et Dion Cassius  à une année particulière du règne de Tibère, l’anné 32, qui suivit la chute de Séjan ; Christine Delaplace analyse les Panégyriques gaulois des empereurs du ive siècle, témoins d’une idéologie impériale « en pleine activité de refoulement », puisqu’elle s’emploie à masquer la réalité d’une diplomatie de la paix ; Éric Fournier soumet à une étude comparée les silences du païen Ammien Marcellin et ceux du chrétien Victor de Vita, historien des persécutions dans la province d’Afrique. La suite du volume est consacrée au monde médiéval : Pierre Bauduin s’intéresse aux ombres et silences du règne du duc de Normandie Richard II dans la chronique de Guillaume de Jumièges, Marie-Agnès Lucas-Avenel aux omissions de l’Anonyme du Vatican, auteur d’une histoire des fondateurs du Royaume normand de Sicile, qui est l’abreviatio de la chronique de Geoffroi Malaterra ; Corinne Jouanno examine le rôle du silence dans la Chronographie du Byzantin Michel Psellos, en confrontant métadiscours et pratique effective, et Stanislas Kuttner-Homs traite du silence, en tant que stratégie narrative, dans le récit du règne de l’empereur Jean  II Comnène, premier chapitre de l’Histoire de Nicétas Chôniatès. Si l’analyse des « silences » est une tâche délicate, requérant une grande prudence méthodologique, dans la mesure où nous 12

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manquons souvent d’informations sûres à  propos des sources utilisées par les historiens, comme le rappelle notamment P. Bauduin, les études réunies dans le présent volume montrent combien le recours à l’analyse comparative est un instrument précieux pour détecter les potentielles omissions ou effets de censure – que la comparaison porte sur plusieurs auteurs ayant traité des mêmes événements historiques (voir la triple version de l’année 32 analysée par O. Devillers) ou sur un texte-source et ses remaniements (voir l’étude de M.-A. Lucas-Avenel sur Geoffroi Malaterra et son abréviateur anonyme). Défaut de cohérence, obscurité d’un récit (cf. Kefallonitis à propos de Thucydide), contradictions internes (cf. Bauduin à propos de Guillaume de Jumièges) peuvent aussi être les indices d’éventuelles lacunes ou non-dits. Un autre critère, qu’il importe de prendre en compte, a trait à la typologie des œuvres (cf. Fournier). Le genre littéraire à l’intérieur duquel s’inscrit chaque auteur lui impose en effet une sorte de cahier des charges où la part de ce qui peut/doit être dit ou ne pas l’être est variable 22, comme le montre bien l’exemple de la biographie, puisque le choix d’une présentation biographique implique une attention moindre aux questions de politique extérieure ou d’économie (cf. Devillers sur Suétone, et Jouanno sur Psellos). Par ailleurs, le silence n’a pas non plus la même portée, et n’est pas mis en scène de la même façon, dans des œuvres de grand style, entretenant des liens étroits avec la rhétorique, et dans des œuvres qui, reposant prioritairement sur un travail de compilation, sont d’abord et surtout composées d’extraits, en sorte que les blancs (qui y demeurent habituellement implicites) y sont l’une des marques les plus signifiantes du travail de l’historien-compilateur 23 : tel est le cas dans les épitomés, comme l’Anonyme du Vatican analysé par M.-A. Lucas-Avenel.

22  Voir les remarques de P.  Chastang et É.  Anheim, en conclusion du volume collectif  édité par É. Anheim et al., L’Écriture de l’histoire. Contraintes génériques, contraintes documentaires, Paris, 2015, p. 356-357 : c’est le « genre » qui détermine l’« horizon de projection vers un public visé » et impose différentes « règles d’agencement formel ». 23 Cf.  B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, p. 213 : « À qui sait les entendre, les silences du compilateur peuvent révéler un esprit acéré ».

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La dimension rhétorique de la «  grande histoire  » antique et médiévale, sa «  littérarité  », les liens qu’elle entretient avec l’art de la persuasion, ont pour incidence un usage très concerté du silence et de l’omission. Plusieurs des historiens étudiés dans le présent recueil furent d’ailleurs aussi auteurs de textes rhétoriques  – discours officiels (Psellos, Chôniatès) ou traités sur l’art oratoire (Denys d’Halicarnasse, Tacite, si la paternité du Dialogue des orateurs lui est bien imputable). Les biographes de Thucydide étaient, comme le rappelle A.  Pulice, rhéteurs avant tout, et c’est à  la qualité littéraire de son œuvre qu’ils se montrèrent principalement sensibles, au point d’en déduire, par extrapolation, diverses particularités de sa personne et de sa vie... Pareilles accointances avec la rhétorique font que la marge est parfois étroite entre histoire et éloge (Chôniatès), histoire et blâme (Tacite), et c’est pourquoi les Panégyriques gaulois étudiés par Chr.  Delaplace ont leur place dans le présent volume au même titre que les Res gestae d’Ammien Marcellin ou l’Histoire de la persécution vandale de Victor de Vita  : l’histoire de l’Antiquité tardive s’y donne à lire sous le masque de la rhétorique, et exige de l’historien le même travail de décodage et la même suspicion. Q ue les Anciens aient été très conscients de la force expressive du silence, les traités de rhétorique grecs et romains le prouvent à l’évidence, en accordant une large place aux « figures du silence 24 » –  réticence (aposiopèse), prétérition, circonlocution...  – dont le potentiel amplificatoire est volontiers mis en avant 25 : le silence 24  Expression inspirée de L.  Ricottilli, La  Scelta del silenzio. Menandro e l’aposiopesi, Bologne, 1984, p. 12. 25  Sur le silence comme instrument d’amplification, voir notamment Démétrios, Du style, 103 ; 253 ; 264 ; Ps.-Aristide, Arts rhétoriques, I, 107 (la prétérition, paraleipsis, est une forme d’« expansion », peribolê) ; Ps.-Hermogène, Méthode de l’habileté, VII, 1 : on recourt à la prétérition et à la réticence (aposiôpêsis) « quand on veut mettre dans la pensée des auditeurs une idée sous-entendue de la chose, qui va plus loin qu’on ne le dit » ; VII, 2 : « la réticence laisse entendre davantage » ; VIII, 2 : la circonlocution (periplokê) peut servir à rendre l’énoncé « plus mordant » ; Apsinès, Art rhétorique, III, 27 : embarras (diaporêseis), tergiversations (mellêsmoi), réticence sont utiles au pathos ; dans le domaine latin, cf.  Cicéron, De l’orateur, III,  205, où dilemme, interruption, antithèse  sont mentionnés parmi les figures de pensée contribuant à l’amplification ; Rhétorique à Hérennius, IV, 41 (à propos de la réticence, praecisio) : « un soupçon implicite » (tacita suspicio) peut avoir plus de force qu’une explication détaillée. Sur la force expressive des « figures de silence », voir aussi S. Montiglio, Silence in the Land of  Logos, p. 129-130 et 138.

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apparaît alors comme un instrument de δεινότης, de « force oratoire ». Il peut servir à critiquer, dans la mesure où aposiopèse ou prétérition se mettent au service de l’insinuation malveillante : le lien du silence avec la rhétorique du blâme est évident chez des auteurs comme Tacite ou Psellos ou chez Ammien Marcellin, qui observe, sur le rôle central du christianisme au ive siècle, un silence de réprobation (cf.  Fournier). De même, l’«  effacement mémoriel » dont a pâti l’Athénien Clisthène pourrait être en partie l’effet d’une damnatio memoriae, liée à ses accointances avec les Alcméonides, suspects de connivence avec les Perses (cf. Ruzé). Mais le silence peut être aussi un instrument de l’éloge  : la dissimulation des faits gênants  est une pratique habituelle dans les textes encomiastiques, et divers manuels de rhétorique en recommandent l’usage aux panégyristes 26. L’histoire des Hauteville composée par l’Anonyme du Vatican (cf. Lucas-Avenel), celle de Jean  II Comnène chez Nicétas Chôniatès (cf.  Kuttner-Homs), nous offrent deux exemples médiévaux de récits très louangeurs, où l’effacement des ambivalences, échecs ou difficultés a joué un rôle majeur dans le travail d’idéalisation. Les analyses consacrées au métadiscours des historiens (cf. Hunzinger, Galtier, Jouanno) montrent que les raisons du silence avoué, revendiqué, présentent une grande hétérogénéité, et peuvent être d’ordre religieux, moral ou esthétique : F. Galtier évoque à la fois le motif  du pudor (scrupule), en relation étroite avec l’importance accordée dans l’Antiquité à  l’êthos de l’historien 27, et celui du taedium, crainte de lasser l’auditoire par un récit trop monotone 26  Ps.-Aristide, Arts rhétoriques, I,  161  : «  Les éloges se font de quatre façons : par amplification, par omission, par comparaison, par euphémisme » ; 162 : « Par omission, lorsque, laissant de côté les données qui font difficulté pour l’éloge et celles-là mêmes qu’on rapporterait dans un blâme, on ne fait état que de ce qui est digne d’éloge. Par exemple si, voulant louer Alexandre, nous rapportons une partie de ses actions, comment il franchit le Granique, s’avança jusqu’en Cilicie, soumit tous les peuples jusqu’à l’Océan, et omettons le meurtre de Kleitos, le penchant pour la boisson, l’adoption du costume mède, l’exigence qu’on se prosterne devant lui comme devant le Grand Roi de Perse, et tous autres faits de ce genre ». 27  Dans le prologue de sa Vie de Constantin (1, 10, 3), Eusèbe s’indigne que certains aient composé la Vie de personnages « qui n’avaient rien de vénérable » (ἀνδρῶν οὐ σεμνῶν) et aient ainsi enseigné à  la postérité «  des actes immoraux dignes d’être enfouis dans les silencieuses ténèbres de l’oubli » (ἔργων οὐκ ἀγαθῶν ἀλλὰ λήθῃ καὶ σκότῳ σιωπᾶσθαι ἀξίων).

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ou répétitif. Ce matériau réflexif  témoigne aussi de la sensibilité des auteurs anciens ou médiévaux aux enjeux de la parole et du silence comme pouvoir (cf.  Hunzinger sur Hérodote) et de la conscience qu’ils avaient de l’autorité du texte historique dans l’établissement de la mémoire des défunts (cf. Galtier). Les accointances entre silence et idéologie, propagande ou désinformation sont bien illustrées par les articles de S. Kefallonitis sur Thucydide et Denys d’Halicarnasse, ou de Chr. Delaplace sur les Panégyriques gaulois  : S.  Kefallonitis montre comment certaines omissions de Thucydide concourent à  la défense et illustration de Périclès, tandis que le silence de Denys d’Halicarnasse sur les Étrusques sert sa thèse de l’hellénicité de Rome. Q uant aux Panégyriques gaulois, leur déni de la Realpolitik est à lire comme un effet direct de la propagande impériale. Le lien, inverse, entre silence et déviance idéologique ou subversion apparaît dans les analyses consacrées à Tacite ou Suétone, Psellos ou Chôniatès : chez ces auteurs dont l’œuvre fut produite sous des régimes autoritaires, où la liberté d’expression était contrainte par le pouvoir de la censure, le silence se transforme en instrument de critique du pouvoir impérial (il ressort, chez Nicétas Chôniatès, de l’architecture même du récit, et du contraste établi entre l’idéalisation d’un monarque déjà ancien, Jean II Comnène, et la peinture de ses successeurs, cf. Kuttner-Homs). Q uant au silence comme marque de désintérêt ou expression du « non-pensé », on en trouve trace, chez S. Kefallonitis, à propos des silences religieux de Thucydide qui, peu soucieux d’explications religieuses, focalise toute son attention sur les enjeux politiques, et surtout chez F. Ruzé, à propos de la « conspiration du silence  » dont Clisthène fut victime de la part des auteurs anciens – conspiration qui tient peut-être au fait qu’ils n’ont pas vraiment compris toute l’importance politique du personnage.

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CHRISTINE HUNZINGER Sorbonne Université, EA 1491 – EDITTA

« JE CONNAIS SON NOM, MAIS JE LE LAISSE VOLONTAIREMENT DANS L’OUBLI... » (HISTOIRES, IV, 43) LES RÉTICENCES DU NARRATEUR DANS LES HISTOIRES D’HÉRODOTE

Τοῦ ἐπιστάμενος τὸ οὔνομα ἑκὼν ἐπιλήθομαι. C’est par ces mots que le narrateur des Histoires conclut en IV, 43 une brève incursion dans le destin posthume de la fortune du Perse Sataspès. Au cours d’un développement consacré à la géographie de la Libye, retraçant l’histoire des voyages autour de cette partie du monde, il évoque la mission manquée de cet Achéménide, qui lui valut d’être empalé sur ordre de Xerxès. Un eunuque de Sataspès profite de la mort de son maître pour s’enfuir à Samos avec ses biens, dont un Samien s’empare. L’épisode se conclut sur le refus de communiquer le nom de cet ultime détenteur de l’immense fortune du Perse – un savoir que le narrateur affirme cependant détenir. Cette réticence n’est pas isolée dans les Histoires : l’œuvre de l’historien est ponctuée de façon sporadique par de tels refus. L’analyse sera ici restreinte aux « silences » qui font l’objet d’une déclaration explicite – silences «  ostentatoires  », selon l’expression de Catherine Darbo-Peschanski 1. Ces «  silences  » ne doivent donc pas être compris comme les omissions de l’historien par rapport à la matière qui aurait pu figurer dans l’œuvre et n’y figure pas 2. Il ne s’agit pas non plus du procédé rhétorique de la prétérition qui consisterait à dire que l’on ne dira pas ce que l’on

1 C.  Darbo-Peschanski, Le discours du particulier. Essai sur l’enquête hérodotéenne, Paris, 1987, p. 41. 2   Sur ce type de silences, voir les réflexions méthodologiques de S.  Hornblower, Greek Historiography, Oxford, 1994, p. 56-69.

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dit effectivement 3. Par ces énoncés exhibant la volonté de passer sous silence, le narrateur refuse de dire ce qu’il ne dit effectivement pas. Cette « coupure » dans la communication du savoir se rapproche ainsi d’une autre « figure du silence 4 » : la réticence (ou aposiopèse 5). Comme l’écrit Michele Prandi : « La réticence se distingue de la prétérition parce qu’elle respecte la promesse 6 ». Si cette figure se présente souvent sous la forme d’une forte rupture grammaticale (par exemple, une interruption de la phrase marquée par des points de suspension), les définitions incluent également des formes plus « lisses », où la césure produite par la réticence se résorbe en un énoncé formulant l’intention de ne pas dire 7. On rejoint là les formes d’expression de réticence du narrateur hérodotéen. Celles-ci ont pour caractéristique commune de porter sur la communication d’un savoir que le narrateur affirme détenir, comme en IV, 43 : « je sais son nom », précise-t-il par le participe ἐπιστάμενος 8. Or ce couple « je sais, je ne dis pas » s’insère dans

3  On trouve une telle prétérition en IV,  36 à  propos d’Abaris, ou dans le discours de Xerxès en VII, 8α. 4 Sur cette expression, cf.  M.  Prandi, «  Figures textuelles du silence  : l’exemple de la réticence », in H. Parret (éd.), Le sens et ses hétérogénéités, Paris, 1991, p. 155. 5   La terminologie est flottante, particulièrement en latin (en grec, le terme ἀπoσιώπησις paraît plus stable)  ; cf.  J.  Chr.  Th.  Ernesti, Lexicon technologiae Graecorum rhetoricae, Leipzig, 1795, s. v. ἀπoσιώπησις ; H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, Munich, 1960, p.  448, §  887  ; R.  D. Jr.  Anderson, Glossary of  Greek Rhetorical Terms, Louvain, 2000, s. v. ἀπoσιώπησις. 6 M. Prandi, « Figures textuelles du silence », p. 169. 7 Cf. H. Lausberg, Handbuch, p. 440, § 889 ; H. Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, 1961, p. 1025 ; M. Prandi, « Figures textuelles du silence  », p.  169  ; S.  Montiglio, Silence in the Land of   Logos, Princeton, 2000, p. 140-141. On trouve un exemple dans le traité des figures de Phoibammon (éd. L. Spengel, Rhetores graeci, 3 vol., Leipzig, 1853-1856 [ci-après Spengel], III, 50, 14) : l’interruption du discours s’y traduit par l’expression σιωπῶ τὸ λοιπόν, « je passe le reste sous silence ». L’exemple de Démosthène, Couronne, 3 (οὐ βούλομαι δυσχερὲς εἰπεῖν οὐδέν, «  je ne veux rien dire de désagréable  »), très souvent cité par les rhéteurs (notamment par Tibérios, 10, éd. Spengel, III, 62, 29) en offre un autre exemple. 8   Cf. I, 51 : ἐπιστάμενος ; I, 193 : ἐξεπιστάμενος ; II, 47 : ἐπισταμένῳ ; II, 123 : εἰδώς ; affirmation d’un savoir détaillé en II, 171 : εἰδότι μοι ἐπὶ πλέον ὡς ἕκαστα αὐτῶν ἔχει, « j’en sais plus long sur le détail de ces représentations » ; affirmation d’une capacité, qui repose implicitement sur un savoir, avec la tournure ἔχω + infinitif, en VIII, 85.

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le vaste ensemble des interventions du narrateur 9, qui offrent de multiples déclinaisons de l’articulation entre savoir et communication du savoir. Ainsi, au couple qui semble régir l’œuvre pour ainsi dire «  par défaut  » – «  je sais, je dis 10  » – s’adjoignent toutes les combinaisons possibles  : aveu d’ignorance et d’impossibilité de communiquer un savoir (« je ne sais pas, je ne dis pas 11  »)  ; refus de communiquer un savoir déjà connu de son public ou traité par un autre («  vous savez, je ne dis pas 12  »). L’absence de savoir n’empêche pas le narrateur de communiquer une opinion (« je ne sais pas, je dis 13 »). En d’autres cas, sa réticence porte sur un savoir réservé, qui n’est partagé qu’avec des initiés et institue une ligne de partage au sein du public de l’œuvre (« certains savent ce que je sais, je ne dis pas 14 »).   Sur ce point, voir Fr. Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 20012, p. 395-459 ; C. Darbo-Peschanski, Le discours du particulier, passim  ; C.  Dewald, «  Narrative Surface and Authorial Voice in Herodotus’ Histories  », Arethusa, 20 (1987), p.  147-170  ; J.  Marincola, «  Herodotean Narrative and the Narrator’s Presence  », Arethusa, 20 (1987), p.  121-137  ; R.  V. Munson, Telling Wonders. Ethnographic and Political Discourse in the Work of   Herodotus, Ann Arbor, 2001, passim  ; C.  Dewald, « “I didn’t give my own genealogy” : Herodotus and the Authorial Persona », in E. J. Bakker, I. J. F. de Jong et H. van Wees (éd.), Brill’s Companion to Herodotus, Leiden, 2002, p. 267-289 ; R. Brock, « Authorial Voice and Narrative Management in Herodotus  », in P.  Derow et R.  Parker (éd.), Herodotus and His World, Oxford, 2003, p. 1-16 ; I. J. F. de Jong, « Herodotus », in I.  J.  F.  de Jong, R.  Nünlist et A.  Bowie (éd.), Narrators, Narratees, and Narratives in Ancient Greek Literature, Leiden, 2004, p.  101-114. Les réticences appartiennent pour l’essentiel à  la quatrième des catégories définies par C. Dewald, « Narrative Surface », p. 154 : celle de l’« écrivain », dont l’activité consiste à  insérer, ou en l’occurrence à  refuser d’insérer dans le récit, le matériau fourni par l’enquête (Dewald distingue quatre postures du narrateur : l’observateur, l’enquêteur, le critique et l’écrivain). 10   I, 140 : Ταῦτα μὲν ἀτρεκέως ἔχω περὶ αὐτῶν εἰδὼς εἰπεῖν, « Cela, je peux le dire avec précision, car je le sais ». 11  Par exemple en I, 49, à propos de la réponse à Crésus de l’oracle d’Amphiaraos. Les exemples, nombreux, ont été répertoriés par D.  Lateiner, The Historical Method of   Herodotus, Toronto, 1989, p. 69-71, et analysés p. 61-64, dans le chapitre consacré aux « omissions explicites ». 12  III, 103, à propos du chameau ; VI, 55 à propos des Égyptiens en Grèce (seul emploi dans le discours du narrateur du verbe ἐάω-ῶ, fréquent pour l’expression de la prétérition ou de l’aposiopèse dans les textes ultérieurs). 13  Cf. VIII, 112 : οὐκ ἔχω εἰπεῖν· δοκέω δέ, à propos de l’argent demandé aux Insulaires par Thémistocle. 14   Par exemple en II,  51  : ῞Οστις δὲ τὰ Καβείρων ὄργια μεμύηται [...], οὗτος ὡνὴρ οἶδε τὸ λέγω, « Q uiconque est initié aux mystères des Cabires [...] sait ce dont je veux parler ». 9

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De ces combinaisons, le couple « je sais, je ne dis pas », d’autant plus quand la volonté de se taire est soulignée par une assertion qui lui confère un caractère fort (ἑκών « volontairement »), est le plus paradoxal 15. L’effet de surprise tient au double mouvement contradictoire de dévoilement et de soustraction d’un savoir : le narrataire se trouve ponctuellement frustré d’une information que le narrateur détient 16. C’est sur les effets produits par cette coexistence des deux énoncés que portera cette étude 17. Malgré la disparité des contextes, qui apparaîtra après un double essai de typologie, selon la nature des objets passés sous silence et le mode d’énonciation refusé, il s’agira de s’interroger sur ce qui constitue le dénominateur commun de ces énoncés divers : dramatiser un conflit, mettre en scène le narrateur confronté à  un choix, oscillant entre deux forces contradictoires –  libre expansion ou rétention contrôlée de la parole –, et placer soudain le destinataire de l’œuvre devant l’expérience d’une limite du discours. C’est à la fois dans l’image qu’ils dessinent du narrateur et dans l’interaction communicative qu’ils établissent avec le public que réside en partie le sens de ces énoncés paradoxaux.

15  Les analyses de H. P. Grice sur les maximes conversationnelles permettent bien de caractériser ce paradoxe : la réticence peut être envisagée comme « une transgression exhibée de la première maxime de la quantité, concernant l’adéquation des informations transmises aux buts de la communication », comme le note M. Prandi, « Figures textuelles du silence », p. 163, n. 16. On peut aussi considérer plus globalement qu’il y a transgression de la maxime de coopération. Cf. H. P. Grice, « Logic and Conversation », in P. Cole et J. L. Morgan (éd.), Syntax and Semantics, vol. 3, New York, 1975, p. 41-58. 16   Pour l’analyse d’un effet de surprise comparable chez Pausanias, voir J.  Elsner, «  Pausanias  : a Greek pilgrim in the Roman world  », P&P, 135 (1992), p. 22. 17 Ces passages s’intègrent dans la catégorie des réticences analysées par D. Lateiner, The Historical Method, p. 64-69 et 73-75 pour l’inventaire. Nous retenons cependant pour cette étude un nombre plus restreint d’exemples qui articulent nettement la coexistence des deux termes : l’affirmation de la détention d’un savoir et le refus de le communiquer. Sur ce type d’énoncés, cf. aussi H.  Drexler, Herodot-Studien, Hildesheim, 1972, p.  62-64  ; C.  Dewald, «  Narrative Surface  », p.  165  ; D.  Boedeker, «  Herodotus’ Genre(s)  », in M. Depew et D. Obbink (éd.), Matrices of   Genre. Authors, Canons and Society, Cambridge, 2000, p.  108-110  ; et J.  Péron, «  Les limites de la parole chez Hérodote », Pallas, 48 (1998), p. 105-117, pour un inventaire global de toutes les limites de la communication chez l’historien.

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LES RÉTICENCES DU NARRATEUR DANS LES HISTOIRES D’HÉRODOTE

1.  Typologie des réticences Les objets du silence Données chiffrées

Un exemple isolé de réticence porte sur le refus d’indiquer la mesure précise de la taille du millet et du sésame en Babylonie. Après avoir spécifié la grande taille des feuilles de froment et d’orge, le narrateur évoque la croissance extraordinaire de ces plantes (I, 193) : ἐκ δὲ κέγχρου καὶ σησάμου ὅσον τι δένδρον μέγαθος γίνεται, ἐξεπιστάμενος μνήμην οὐ ποιήσομαι, « Le millet et le sésame se développent en des arbustes dont je sais parfaitement la taille, mais que je ne mentionnerai pas ». Anthroponymes

L’objet du refus est à plusieurs reprises le nom d’un être humain, comme dans l’exemple déjà cité du détenteur ultime des trésors de Sataspès (IV, 43). En I, 51, dans le développement consacré aux offrandes de Crésus à Delphes, le narrateur refuse de divulguer le nom d’un Delphien qui a inscrit sur un vase d’or offert par Crésus que le vase était une offrande des Lacédémoniens (τοῦ ἐπιστάμενος τὸ οὔνομα οὐκ ἐπιμνήσομαι, «  je connais son nom, mais je ne le mentionnerai pas  »). En  II,  123, au moment où il attribue aux Égyptiens l’invention de l’idée de métempsychose, le narrateur signale que certains Grecs se sont approprié cette théorie qu’ils ont fait passer pour la leur, et refuse d’écrire leur nom : τῶν ἐγὼ εἰδὼς τὰ οὐνόματα οὐ γράφω, « je sais les noms de ces personnes, mais je ne les écris pas ». Il s’agit donc en ces trois exemples du nom d’un individu isolé ou d’une catégorie restreinte d’individus qui se sont rendus coupables en quelque sorte d’un détournement de propriété, pour leur compte ou celui d’autrui. Autre modulation du refus de mentionner un nom propre : le refus du catalogue. En VII, 96, après l’énumération des ethnies qui composent la flotte de Xerxès, assortie d’une description de leur armement respectif, le narrateur précise que chaque contingent est commandé par un chef  local dont il entend ne pas mentionner le nom, à  côté de celui de leur contingent 18  : ἐπιχώριοι ἡγεμόνες, 18  Le sens du préverbe est expliqué par R.  W. Macan, Herodotus. The Seventh, Eighth and Ninth Books, Londres, 1908, ad  loc.  : «  to mention (one

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τῶν ἐγώ [...] οὐ παραμέμνημαι, «  les chefs indigènes, que je ne mentionne pas  », alors même qu’il poursuit son récit par le catalogue des noms des chefs perses suprêmes, puis par celui des officiers les plus célèbres, en VII, 97-98. En VII, 99, ce catalogue est lui-même interrompu par une seconde intervention du narrateur : τῶν μέν νυν ἄλλων οὐ παραμέμνημαι ταξιάρχων « je ne mentionne pas les autres taxiarques ». Enfin, en VIII, 85, à propos des Ioniens rangés contre les Grecs à Salamine, qui n’ont pas respecté la demande que leur avait adressée Thémistocle, de se conduire volontairement en lâches, le narrateur affirme son intention de ne pas énumérer leurs noms, à  deux exceptions près  : ῎Εχω μέν νυν συχνῶν οὐνόματα τριηράρχων καταλέξαι τῶν νέας ‘Ελληνίδας ἑλόντων, χρήσομαι δὲ αὐτοῖσι οὐδὲν πλὴν..., «  Je peux énumérer les noms de nombre de triérarques qui ont capturé des vaisseaux grecs, mais je n’en ferai rien, sauf  pour [...] ». Théonymes

Un autre grand ensemble est constitué par les refus de prononcer le nom d’un dieu et s’intègre dans la fameuse catégorie des «  silences religieux  » d’Hérodote au livre II des Histoires. Le narrateur s’abstient de désigner nommément Osiris en II, 61 (τὸν δὲ τύπτονται, οὔ μοι ὅσιόν ἐστι λέγειν, « en l’honneur de qui ils se frappent, il ne m’est pas permis par la piété de le dire  »), II, 86 (à propos d’un modèle de momie : τοῦ οὐκ ὅσιον ποιεῦμαι τὸ οὔνομα ἐπὶ τοιούτῳ πρήγματι ὀνομάζειν, «  de celui dont j’estime qu’il n’est pas permis par la piété de le nommer en pareille occurrence  »), II,  132 (τὸν οὐκ ὀνομαζόμενον θεὸν ὑπ’ ἐμέο ἐπὶ τοιούτῳ πρήγματι, «  le dieu que je ne nomme pas en pareille occurrence »), II, 170 (αἱ ταφαὶ τοῦ οὐκ ὅσιον ποιεῦμαι ἐπὶ τοιούτῳ πρήγματι ἐξαγορεύειν τοὔνομα, « le sépulcre de celui dont j’estime que prononcer le nom en pareille occurrence n’est pas permis par la piété »). Cette abstention vaut, comme le montre l’expression ἐπὶ τοιούτῳ πρήγματι, pour certains contextes et n’est pas systématique. Ainsi en II, 144, le narrateur précise qu’Osiris est le nom du dieu qu’on appelle en Grèce Dionysos.

thing) besides (another) [...]  I have not mentioned the leaders beside their respective contingents ».

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LES RÉTICENCES DU NARRATEUR DANS LES HISTOIRES D’HÉRODOTE

Mystères

En  II,  171, le silence concerne les Mystères d’Osiris et les fêtes en l’honneur de Déméter (εὔστομα κείσθω [...] καὶ ταύτης μοι πέρι εὔστομα κείσθω, πλὴν ὅσον αὐτῆς ὁσίη ἐστὶ λέγειν, « Gardons le silence [...] et sur cette fête aussi gardons le silence, sinon pour en dire ce qui est permis par la piété »). Raisons d’une pratique cultuelle et récits touchant les « choses divines »

Le logos consacré à l’Égypte présente encore une modulation un peu différente, au sein de l’ensemble formé par les réticences religieuses. Le narrateur refuse à diverses reprises de révéler la cause d’une pratique cultuelle : les raisons de la représentation du dieu Pan (II,  46  : ὅτεο δὲ εἵνεκα τοιοῦτον γράφουσι αὐτόν, οὔ μοι ἥδιόν ἐστι λέγειν, « pourquoi ils le représentent ainsi, il ne me plaît pas trop de le dire ») ; la raison pour laquelle les Égyptiens sacrifient des porcs en une occasion précise (II, 47 : Δι’ ὅ τι δὲ τοὺς ὗς ἐν μὲν τῇσι ἄλλῃσι ὁρτῇσι ἀπεστυγήκασι, ἐν δὲ ταύτῃ θύουσι, ἔστι μὲν λόγος περὶ αὐτοῦ ὑπ’ Αἰγυπτίων λεγόμενος, ἐμοὶ μέντοι ἐπισταμένῳ οὐκ εὐπρεπέστερός ἐστι λέγεσθαι, « Pourquoi ont-ils les porcs en horreur lors des autres fêtes, alors qu’ils les sacrifient lors de celle-ci ? Les Égyptiens racontent une histoire pour l’expliquer  ; je  la connais, mais pour moi, elle n’est pas assez convenable à raconter »). La raison pour laquelle les animaux sont sacrés aux yeux des Égyptiens conduit le narrateur à réaffirmer un principe d’exclusion des «  affaires divines  » hors de son récit, principe formulé une première fois en II, 3 : Τῶν δὲ εἵνεκεν ἀνεῖται [τὰ] ἱρὰ εἰ λέγοιμι, καταβαίην ἂν τῷ λόγῳ ἐς τὰ θεῖα πρήγματα, τὰ ἐγὼ φεύγω μάλιστα ἀπηγέεσθαι, «  Si  je disais pourquoi ils sont consacrés, je finirais dans mon récit par aborder le domaine des choses divines, sur lesquelles j’évite plus que tout de m’étendre » (II, 65). Comme le montre l’exemple de II,  47, précédemment cité, donner la raison de ces pratiques cultuelles reviendrait pour le narrateur à répéter un logos appris de la bouche de ses informateurs égyptiens. Aussi la réticence se résume-t-elle en d’autres contextes en une formulation très condensée qui subsume à la fois le refus de s’étendre, la raison de ce refus et la conclusion implicite que le narrateur détient cependant un savoir sur le sujet. C’est par 25

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l’assertion qu’«  il existe une histoire sacrée sur le sujet  » (ἔστι λόγος περὶ αὐτοῦ ἱρὸς λεγόμενος) que le narrateur interrompt son discours en II,  48, à  propos des statuettes articulées transportées lors des fêtes de Dionysos ; en II, 62, à propos de la fête des Lampes ; en II, 81, à propos de l’interdiction d’être enseveli dans des vêtements de laine 19. La formulation adoptée en II, 3, qui se donne à lire comme un principe de base valable pour tout le logos égyptien, définit clairement l’objet de la réticence du narrateur comme le refus de répéter un récit dont il a été le destinataire : Τὰ μέν νυν θεῖα τῶν ἀπηγημάτων οἷα ἤκουον, οὐκ εἰμὶ πρόθυμος ἐξηγέεσθαι, ἔξω ἢ τὰ οὐνόματα αὐτῶν μοῦνον, νομίζων πάντας ἀνθρώπους ἴσον περὶ αὐτῶν ἐπίστασθαι. Pour ce qui concerne les choses divines dans les récits que j’ai entendus, je ne suis pas enclin à les relater en détail, si ce n’est seulement les noms des dieux ; car je pense que, sur ce point, tous les hommes en savent autant 20.

Τὰ θεῖα τῶν ἀπηγημάτων circonscrit ce qui, dans l’ensemble des informations délivrées par les prêtres égyptiens consultés (τῶν ἀπηγημάτων, « les récits détaillés »), concerne les choses divines : on note la dissociation entre θεῖα et ἀνθρωπήια en II, 4 (῞Οσα δὲ ἀνθρωπήια πρήγματα...), et la force du génitif  τῶν ἀπηγημάτων qui représente le tout dont la réticence exclut une partie 21. La  formulation de II,  65 (καταβαίην ἂν τῷ λόγῳ ἐς τὰ θεῖα πρήγματα) revient clairement sur cette exclusion des θεῖα πρήγματα.

  Cf. aussi II, 51, à propos des Mystères de Samothrace (ἱρόν τινα λόγον).  Pour la traduction de cette phrase, qui a suscité des discussions, cf. A. B. Lloyd, Herodotus. Book Two. Commentary 1-98, Leiden, 1976, ad loc. L’interprétation du terme οὐνόματα (nom du dieu, ou personnalité divine) est très discutée : cf. (avec une bibliographie plus complète) W. Burkert, « Herodot über die Namen der Götter. Polytheismus als historisches Problem  », MH, 42 (1985), p.  121-132  ; Th.  Harrison, Divinity and History. The Religion of  Herodotus, Oxford, 2000, p.  251-264  ; L.  Miletti, Linguaggio e metalinguaggio in Erodoto, Pise, 2008, p. 78-85. Pour R. Thomas, les noms des dieux sont du domaine public, donc également connus de tous les hommes (Herodotus in Context. Ethnography, Science and the Art of   Persuasion, Cambridge, 2000, p. 280). 21  Pour une valeur identique du génitif  complément de τὰ θεῖα, cf. IX, 100 : τὰ θεῖα τῶν πρηγμάτων, « ce qui parmi les événements relève des dieux ». 19 20

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Modes d’énonciation et types de parole refusés Mesure d’une plante, auteurs d’une falsification ou d’un larcin, personnages exclus d’un catalogue, précisions sur les croyances religieuses en Égypte, tabou religieux... Ce sont là des catégories hétérogènes que distinguent aussi nettement les divers modes d’énonciation successivement refusés : – dans le cas du dieu Osiris, dont l’identité n’en demeure pas moins suggérée par le caractère systématique du refus attaché à  ce dieu 22, le silence est circonscrit au refus de prononcer le nom (II, 86, 132, 170 : ὀνομάζειν, ἐξαγορεύειν τοὔνομα). L’ellipse se limite à ce seul nom ; – l’injonction au silence religieux s’exprime en un langage plus marqué avec l’emploi de εὔστομα κείσθω en II, 171 23, à propos de cérémonies qu’Hérodote assimile à des mystères, transposant en Égypte l’exigence de secret en vigueur chez les Grecs. Le  silence évoqué comme un impératif  rituel concerne sans équivoque le secret des initiés 24 ; – le refus de dire un logos, exprimé par le verbe λέγειν (II, 46, 47, 61), signifie en réalité l’intention de ne pas redire un récit que le narrateur tient de ses informateurs (II, 3 : τῶν ἀπηγημάτων οἷα ἤκουον  ; II,  47  : λόγος [...] ὑπ’ Αἰγυπτίων λεγόμενος). Ce refus s’exprime aussi comme refus de s’étendre sur le sujet par les verbes ἐξηγέεσθαι (II, 3) et ἀπηγέεσθαι (II, 65), décrire, relater en détail et d’un bout à  l’autre, qui renvoient à  un mode d’exposition minutieux et exhaustif. L’ellipse porte donc sur une partie d’un logos, un fragment au sein d’une narration développée, et résulte de l’excision des θεῖα πρήγματα dans 22   Sur cette forme d’euphémisme, qui substitue un terme à  un autre sans occulter l’accès à  la compréhension du signifié, et la distinction avec la réticence proprement dite, cf. M. Prandi, « Figures textuelles du silence », p. 169. Selon L. Coulon, «  Osiris chez Hérodote  », in L. Coulon, P. GiovannelliJouanna et F.  Kimmel-Clauzet (éd.), Hérodote et l’Égypte. Regards croisés sur le livre II de l’Enquête d’Hérodote, Lyon, 2013, p. 173-177, le nom d’Osiris aurait fait l’objet d’un « tabou ponctuel » en Égypte dès lors qu’il est question de sa mort. 23  Sur cette formule, cf. H. Stein, Herodotos, Berlin, 19016, ad loc. 24  Cette injonction au silence concernant les Mystères est attestée dès l’Hymne homérique à Déméter, v. 478-479.

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le matériau plus vaste recueilli au terme du travail d’enquête en Égypte ; – les termes employés pour exprimer le refus de communiquer anthroponymes et mesures chiffrées relèvent d’une catégorie différente  : οὐκ ἐπιμνήσομαι (I,  51)  ; μνήμην οὐ ποιήσομαι (I,  193)  ; οὐ παραμέμνημαι (VII,  96 et VII,  99)  ; ἐπιλήθομαι (IV, 43) 25. C’est là une autre activité du narrateur, non plus la « narration » plus ou moins développée, mais la « mention » d’une donnée précise, ou la « consignation » au sein de son œuvre (II, 123 : οὐ γράφω). En I, 51, II, 123, IV, 43, ces données se présentent comme un prolongement ponctuel et extérieur au développement principal, et marquent un décrochage temporel puisque c’est par une prolepse que, dans les deux cas, le narrateur évoque le sort ultérieur d’un objet ou d’une théorie. Le matériau récolté à l’issue de l’enquête, dès lors exclu de l’œuvre par la réticence, s’avère d’un autre ordre que le logos recueilli auprès des informateurs  : nombres et noms propres constituent un ensemble de données compartimentées et détachables, plus directement soumises à l’arbitraire du choix du narrateur, dans la mesure où elles ne s’intègrent pas nécessairement dans un logos, ensemble plus vaste qui s’ordonnerait selon une stricte logique narrative. L’ensemble où elles sont susceptibles de s’intégrer relève d’une autre logique : il s’agit de l’énumération en catalogue, évoquée en VIII,  85 par le verbe καταλέξαι. Dans ces exemples, la réticence opère donc un partage entre les données susceptibles d’être consignées dans l’œuvre et les autres. Subrepticement, les termes employés pour exprimer le refus de communiquer ces anthroponymes et mesures chiffrées orientent l’interprétation du silence vers la condamnation à  l’oubli et l’exclusion hors du champ du mémorable. Malgré leur emploi très usuel au sens de « mentionner », ces termes véhiculent à l’arrière-plan de leur signi  Le verbe ἐπιλήθομαι signifie ici « laisser dans l’oubli » au sens d’« omettre la mention de ». On retrouve la même formulation d’une réticence chez Eschine, Contre Timarque, 158-159 : ἢ πολλοὺς ἑτέρους, ὧν ἑκὼν ἐπιλανθάνομαι ; Οὐ γὰρ ἐπεξελθεῖν αὐτῶν ἕκαστον κατ’ ὄνομα πικρῶς βούλομαι, «  ou beaucoup d’autres, que je laisse volontairement dans l’oubli ? Je ne veux pas les énumérer chacun par leur nom avec aigreur ». Un autre emploi, unique, de ἑκὼν ἐπιλήθομαι figure en III, 75, à propos de Préxaspe qui oublie délibérément les prescriptions des mages. 25

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fication les notions de mémoire et d’oubli  : avec le nom des hommes, c’est leur identité d’acteurs dignes de consignation, auteurs potentiels d’ἔργα μεγάλα τε καὶ θωμαστά, qui est passée sous silence. Contrairement au silence sur le nom du dieu Osiris, qui oblitère seulement le signifiant, le silence sur un anthroponyme vise à  occulter le référent  : l’identité d’une personne. Q uand le narrateur exprime en II,  123 son refus d’inscrire dans l’œuvre le nom de certains emprunteurs, le verbe γράφω suggère à  la fois la permanence de l’inscription et la mise en accusation publique 26. Et le refus de l’énumération sous forme de catalogue (VIII,  85  : καταλέξαι), forme typique, depuis l’épopée, de la commémoration du κλέος, s’apparente à  une procédure d’expulsion hors de ce qui est livré à la mémoire de la postérité. Globalement, les réticences recouvrent donc des modes de parole et des catégories génériques hétérogènes : catalogue de type épique, donnée ponctuelle relevant de la simple mention, logos comme matériau typique de l’enquête hérodotéenne, parole religieusement marquée.

2.  La réticence comme dramatisation d’un conflit : le narrateur sous l’emprise de forces contraires Si les réticences marquent une rupture dans l’économie narrative, par la suppression ponctuelle d’informations, elles véhiculent un surplus de sens et ne se réduisent pas à ce seul effet. Après tout, Hérodote aurait pu taire tout ce qu’il voulait taire sans pour autant déclarer qu’il se taisait : c’est bien la procédure suivie en VII, 224, quand il déclare simplement avoir voulu apprendre les noms des Trois Cents. Aucune explication ne vient justifier le fait qu’il ne communique pas la liste à son public. Le propre de la réticence est au contraire d’exhiber un choix de façon ostentatoire : l’option du silence, qui suppose à l’arrière-plan la possibilité inverse de la parole. Dire que l’on se tait, c’est sug26  Cf. VII, 214, avec l’emploi très marqué du verbe γράφω à propos d’Éphialte : τοῦτον αἴτιον γράϕω, « c’est lui que j’inscris comme coupable ». Cf. Fr. Hartog, Le miroir d’Hérodote, p. 424-427 sur la fonction testimoniale de l’écriture, et le lien avec la nomination.

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gérer que l’on aurait pu parler. À l’horizon des énoncés réticents se dresse immanquablement le prisme d’un carrefour à  deux branches, une possibilité de bifurcation suggérée mais finalement abolie, entre la parole et le silence. Selon les cas, cette parole peut être présentée comme refusée ou interdite, et le silence, comme librement assumé ou imposé de l’extérieur. Malgré la diversité des contextes et les multiples modulations du degré de liberté impliqué par ce choix, les réticences ont pour dénominateur commun de dramatiser un conflit et de mettre en scène un narrateur aux prises avec deux forces contradictoires 27. Le conflit demeure latent quand les silences ostentatoires sont présentés comme le résultat d’une volonté du narrateur. L’absence de justification du refus – en IV, 43, ἑκὼν ἐπιλήθομαι 28 ; ailleurs, une simple négation portant sur un verbe au futur exprimant une intention (I, 51) ou un présent (II, 123) – suggère cependant un obstacle informulé auquel se heurte la libre propension à la parole. L’évaluation des motifs du silence est livrée à l’interprétation du narrataire 29. À ce libre arbitre s’opposent les cas où le narrateur expose son choix comme le fruit d’une tension entre des exigences contraires. En VII, 96 et VII, 99, le silence est présenté comme une émancipation par rapport aux contraintes du logos, pression qu’il explicite par les termes ἀναγκαίη et ἀναγκάζω  : οὐ γὰρ ἀναγκαίῃ ἐξέργομαι ἐς ἱστορίης λόγον, ‹je ne mentionne pas les autres› « car je ne suis pas contraint par cette obligation pour l’exposé de mon enquête 30 » (VII, 96) ; ὡς οὐκ ἀναγκαζόμενος, ‹je ne mentionne pas les autres› «  car je ne suis pas obligé  » (VII,  99). Le  terme ἀναγκαίη renvoie à  la nécessité interne au logos, aux  Cf. H. Lausberg, Handbuch, p. 438, § 388.  R.  W. Macan, Herodotus. The Fourth, Fifth and Sixth Books, Londres, 1895, ad loc., interprète cet ἑκών comme l’indice que ce n’est pas à la demande du Samien qu’Hérodote choisit de ne pas révéler son identité, mais de son propre chef. 29 Cf. M. Prandi, « Figures textuelles du silence », passim, sur l’interaction communicative qui est le propre de la réticence : l’interprétation de la figure par l’interlocuteur implique l’évaluation des raisons du silence. 30  Pour cette interprétation, différente de celle de H.  Stein, Herodotos, ad  loc., cf.  R.  W. Macan, The Seventh, Eighth and Ninth Books..., ad  loc., et M.  Pohlenz, Herodot. Der erste Geschichtschreiber des Abendlandes, Leipzig, 1937, p. 57. 27 28

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contraintes de composition d’une narration, qui enjoignent que cette dernière déroule de façon à la fois exhaustive et intelligible les résultats de l’enquête 31. Certes, cette «  nécessité  » pourrait n’être considérée que comme un tour de langage, car elle désigne en définitive des règles fixées par l’auteur lui-même, mais le narrateur se représente comme soumis à ces règles, et les contraintes que lui impose son œuvre sont évoquées comme des forces susceptibles d’aller contre son gré ou d’entrer en conflit avec d’autres lois 32. Dans ces deux cas de réticence, il s’estime donc exonéré de cette obligation qui exigerait de lui d’allonger la liste, de redoubler le catalogue des contingents et des armes par celui des chefs indigènes. L’étendue de son récit ne sera pas parallèle à  l’étendue de son savoir  : il sait, mais n’est pas obligé de dire tout ce qu’il sait. Le principe contraire qui s’exerce en faveur du silence est l’exclusion de l’accessoire, de l’insignifiant ou du méprisable : ces chefs locaux n’étaient pas «  dignes d’être mentionnés  » (VII,  96  : οὔτε γὰρ [...]  ἐπάξιοι ἦσαν), car ils n’étaient que les esclaves du Grand Roi (VII,  96  : ὥσπερ οἱ ἄλλοι στρατευόμενοι δοῦλοι, «  comme tous les autres qui prenaient part à  l’expédition, c’étaient des esclaves  »). En  VII,  99, l’unique exception au silence concernant le nom de ces taxiarques est justifiée par l’admiration que le narrateur exprime pour le seul personnage qu’il nomme  : Τῶν μέν νυν ἄλλων οὐ παραμέμνημαι ταξιάρχων ὡς οὐκ ἀναγκαζόμενος, ’Αρτεμισίης δέ, τῆς μάλιστα θῶμα ποιεῦμαι ἐπὶ τὴν ‘Ελλάδα στρατευσαμένης γυναικός [...] οὐδεμιῆς οἱ ἐούσης ἀναγκαίης, « je ne mentionne pas les autres taxiarques, car je ne suis pas obligé, mais Artémise, si, que j’admire plus que tout, 31 M.  Pohlenz, Herodot, p.  56, cite Platon, Phèdre, 264b, où Socrate prononce les mots ἀνάγκη λογογραφική pour désigner l’ordre logique qui doit prévaloir dans l’organisation d’un discours et l’articulation entre ses parties. Sur les emplois d’ἀναγκαίη chez Hérodote, cf. R. V. Munson, « Ananke in Herodotus  », JHS, 121 (2001), p.  30-50 (p.  48-49 sur les emplois dans les énoncés métanarratifs). 32 M.  Pohlenz, Herodot, p.  56-58. Cf.  aussi S.  Benardete, Herodotean Inquiries, La  Haye, 1969, p.  53-54, pour une analyse de ce schème du conflit entre deux nécessités dans le logos égyptien, et D.  Boedeker, «  Herodotus’ Genre(s) », p. 109, qui remarque qu’à l’instar des Spartiates de Démarate, Hérodote est libre, mais pas entièrement : il doit se plier aux contraintes de son logos («  Like the Spartans that his Demaratus describes to Xerxes (7.104.4), then, Herodotus is free but not entirely free »). Cf. aussi R. V. Munson, « Ananke in Herodotus », p. 44-45 et 47.

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elle qui a participé à  l’expédition contre la Grèce en tant que femme  [...] alors que rien ne l’y obligeait  »). La  figure d’Artémise échappe donc à l’anonymat en vertu du θῶμα qu’elle inspire – depuis les ἔργα μεγάλα τε καὶ θωμαστά du proème, le θῶμα est un critère d’inclusion historiographique par excellence –, et qui tient pour une part à la liberté de sa décision (οὐδεμιῆς οἱ ἐούσης ἀναγκαίης 33) au moment même où tous les autres sont ravalés au statut d’esclave. En  VIII,  85, le narrateur se dérobe à  son principe du silence pour dévoiler deux exceptions qui lui permettent de dérouler les résultats de son travail d’enquête : deux Samiens ont reçu le titre honorifique de Bienfaiteurs du Roi (Τοῦδε ‹δὲ› εἵνεκα μέμνημαι τούτων μούνων, ὅτι..., « Je mentionne seulement ceux-ci parce que  [...]  »). Le  narrateur est à  même de produire les preuves du titre honorifique que leur a décerné Xerxès en exposant la nature de leurs récompenses respectives. Si donc, dans la tension entre l’exigence d’exhaustivité et l’élimination de l’inessentiel, le silence l’emporte parfois pour un narrateur exonéré de la nécessité de parler, les réticences du livre II font surgir un conflit différent autour de cette nécessité inhérente au logos. En  général, c’est une tendance à  l’allongement du discours et à la digression que promeut cette ἀναγκαίη 34. Anticiper les questions que provoquerait le manque d’exhaustivité et dérouler la logique des événements du début à la fin font naître une obligation qui est formulée dès le prologue (τά τε ἄλλα καὶ δι’ ἣν αἰτίην...)  : remonter aux causes et exposer les effets. Or, quand est soulevée la question du fondement d’une pratique cultuelle, l’exigence d’exhaustivité et d’intelligibilité réclamerait que le narrateur délivrât des explications (II, 46 : ὅτεο δὲ εἵνεκα... ; II, 47 : δι’ ὅ τι... ; II, 65 : τῶν δὲ εἵνεκεν...). La réticence naît dès lors de la collision avec un principe supérieur  : ne pas aborder les affaires divines. L’exposé se limite aux pratiques cultuelles en tant qu’elles concernent la vie des hommes (exclusion des récits qui ont des dieux pour acteurs), et seulement à celles qui relèvent  Cf. R. V. Munson, « Ananke in Herodotus », p. 48.   Ainsi en I, 179, non content d’avoir décrit le fossé qui entoure Babylone, le narrateur évoque le « devoir » qu’il a « d’indiquer en outre » ce que l’on a fait de la terre (δεῖ δή με πρὸς τούτοισι ἔτι ϕράσαι) ; en V, 67, il lui faut exposer pourquoi Clisthène a choisi Mélanippe comme héros de culte (καὶ γὰρ τοῦτο δεῖ ἀπηγήσασθαι). 33 34

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du domaine public (exclusion des cérémonies à  mystères). Les entorses à  cette règle du silence sont précisément justifiées par l’ἀναγκαίη inhérente au logos, qui peut parfois l’emporter : II, 3 : τὰ δ’ ἂν ἐπιμνησθέω αὐτῶν, ὑπὸ τοῦ λόγου ἐξαναγκαζόμενος ἐπιμνησθήσομαι. Ce que je mentionnerai des dieux, je ne le ferai qu’absolument contraint par mon récit. II, 65 : τὰ δὲ καὶ εἴρηκα αὐτῶν ἐπιψαύσας, ἀναγκαίῃ καταλαμβανόμενος εἶπον. Ce que j’ai effleuré des choses divines dans mon récit, je ne l’ai dit que parce que j’étais astreint par la nécessité.

Ce conflit entre rétention du discours sur les affaires divines et propension à  la parole dès lors qu’elle est prise dans la logique de la narration est redoublé en ces contextes par une tension de nature un peu différente  – la collision du silence avec le principe du λέγειν τὰ λεγόμενα. La  réticence marque une entorse au fameux précepte énoncé en II, 123 : ἐμοὶ δὲ παρὰ πάντα τὸν λόγον ὑπόκειται ὅτι τὰ λεγόμενα ὑπ’ ἑκάστων ἀκοῇ γράφω, « mon principe à moi, tout au long de mon récit, c’est d’écrire ce que j’entends dire à  chacun  », ou VII,  152  : ’Εγὼ δὲ ὀϕείλω λέγειν τὰ λεγόμενα, « Mon devoir à moi est de dire ce que l’on dit 35 ». Or, dans le logos égyptien, la réticence opère des coupures dans ces λεγόμενα (II, 3). Le principe de l’ἀναγκαίη, présenté par le narrateur comme extérieur à  lui et imposé par une œuvre littéraire dont il subirait les diktats, n’est pas systématiquement invoqué. En d’autres contextes, l’obstacle au déploiement de la parole est d’ordre subjectif – manque d’enthousiasme, répugnance : οὐκ εἰμὶ πρόθυμος, « je ne suis pas enclin » (II, 3) ; οὔ μοι ἥδιον, « il ne me plaît pas trop  » (II,  46)  ; «  j’évite  » (II,  65  : φεύγω). Ces formulations ont pour caractéristique commune d’atténuer l’expression du refus 36, comme dans une démarche apologétique à  l’intention   Cf. aussi IV, 195.  L’emploi du verbe φεύγω n’en comporte pas moins l’idée d’un refus têtu, si l’on se réfère aux autres contextes d’emploi du verbe en ce sens ; II, 91 et IV, 76 : refus des Égyptiens et des Scythes d’adopter des coutumes étrangères ; 35 36

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d’un public qu’il prétend frustrer d’informations à contrecœur. La  décision du narrateur suggère en ce cas l’ethos d’un homme en proie à une aversion qui s’avère momentanément supérieure à la pression du devoir qu’il s’est fixé envers son public. Dans les derniers cas de réticence en matière religieuse, un impératif  extérieur est invoqué, auquel le narrateur entend se conformer. Le  critère de l’εὐπρεπές, qui recouvre à  la fois le champ sémantique du beau et du convenable, de l’esthétique et de l’éthique 37, est allégué en II, 47 à propos du sacrifice des porcs : le logos n’est pas assez « beau », i. e. pas assez « convenable » à raconter. Il est intéressant de noter l’emploi de cet adjectif  en II, 116, pour exprimer l’adéquation d’un récit au dessein d’une œuvre, à propos d’Homère qui a « abandonné » une version de la légende d’Hélène au profit d’une autre (οὐ γὰρ ὁμοίως ἐς τὴν ἐποποιίην εὐπρεπὴς ἦν, «  elle ne convenait pas autant pour son épopée  »). En  II,  47, les nuances de convenance générique et de bienséance morale ou de décence sont difficiles à  départager. Ailleurs, c’est à  l’impératif  religieux que le narrateur cède de façon péremptoire quand il allègue l’ὅσιον (II, 61, 86, 170, 171), et tout débordement de la parole sur le sujet fait l’objet de précautions formelles. Il invoque en II, 45 la bienveillance des dieux et des héros quand il estime que sa parole a outrepassé les limites : Καὶ περὶ μὲν τούτων τοσαῦτα ἡμῖν εἰποῦσι καὶ παρὰ τῶν θεῶν καὶ παρὰ τῶν ἡρώων εὐμένεια εἴη, « Je n’en dis pas plus sur ce sujet : puissé-je obtenir la faveur des dieux et des héros ! » Pour finir, en I, 193, la décision de se taire est justifiée par la réaction du public  : εὖ εἰδὼς ὅτι τοῖσι μὴ ἀπιγμένοισι ἐς τὴν Βαβυλωνίην χώρην καὶ τὰ εἰρημένα ‹περὶ τὰ› καρπῶν ἐχόμενα ἐς ἀπιστίην πολλὴν ἀπῖκται, « car je sais bien que, chez ceux qui ne sont pas allés dans la région de Babylone, ce que j’ai dit au sujet des céréales a déjà provoqué une grande incrédulité ». Le conflit entre choix de la parole ou du silence éclate à un autre niveau de la communication : la réception du récit par le public. Le narrateur se présente comme contraint à un silence qui lui est imposé VII, 135, dans la question du Perse Hydarnès à Sperthias et Boulis qui refusent d’être les amis du roi. 37  Pour l’esthétique, voir II, 37 ; pour la beauté et la convenance morale, voir VII, 220. D’autres emplois recouvrent à la fois l’idée de beauté et de convenance pour un dessein : I, 60.

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de l’extérieur, et l’ethos qu’il endosse est celui d’une victime de l’ignorance (qui n’a pas vu les merveilles de l’ailleurs ne peut rien savoir de leur réalité), mais une victime sensible aux réactions de son public et bien disposée à s’adapter. Si l’on ne veut pas le croire, soit, il se tait. Conflit avec la réaction attendue du public, collision avec les principes généraux de la narration, soumission à  des impératifs supérieurs tels que la piété et la décence... c’est bien une tension entre des exigences contraires que dramatise la réticence.

3.  L’interprétation des réticences Cependant, les principes invoqués en ces contextes de réticence ne font nullement l’objet d’une application systématique tout au long des Histoires. Loin de refuser de communiquer, comme en I,  193, des données qui rencontrent l’incrédulité de son public, Hérodote n’hésite pas à poursuivre son récit en III, 80 et VI, 43, à  propos d’Otanès, et passe outre l’absence de conviction qu’il attribue à son public. C’est aussi une victoire inverse, celle de la parole contre un silence qui aurait pu être dicté par la réception négative du public, qui éclate en VII,  139  : ’Ενθαῦτα ἀναγκαίῃ ἐξέργομαι γνώμην ἀποδέξασθαι ἐπίϕθονον μὲν πρὸς τῶν πλεόνων ἀνθρώπων, ὅμως δέ, τῇ γέ μοι ϕαίνεται εἶναι ἀληθές, οὐκ ἐπισχήσω, «  Ici je me trouve contraint d’exprimer une opinion qui me vaudra d’être exécré de la plupart des gens, mais je ne m’abstiendrai pas quant à ce qui paraît à mes yeux la vérité ». Le choix exhibé en I,  51, II,  123, IV,  43, de ne pas révéler l’auteur d’un détournement de propriété n’est pas non plus systématique  : le narrateur ne se prive pas, en d’autres occasions, de dénoncer nommément l’auteur d’un détournement illégal (I, 144 : Agasiclès emporte un trépied à son domicile), un traître (VII, 214 : le Trachinien Éphialte), un falsificateur (IX, 85 : le Platéen Cléadès édifie un cénotaphe pour les Éginètes), l’auteur d’un emprunt intellectuel (Eschyle, dont il dit en II, 156 qu’il a dérobé – ἥρπασε – aux Égyptiens la conception selon laquelle Artémis est fille de Déméter 38). 38  Un autre cas d’emprunt est signalé en II, 82, avec le même verbe ἐχρήσαντο qu’en II,  123. Hérodote ne dénonce personne, mais ne précise pas non plus

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Or ces flottements rendent l’interprétation des réticences extrêmement difficile. De fait, si l’on aborde la question en amont, du point de vue des motivations de l’auteur, elles se prêtent à des interprétations contradictoires. On  se heurte au mystère de motivations subjectives qui ne peuvent demeurer qu’à l’état de conjectures. Si l’on se réfère d’ailleurs aux traités de rhétorique, il apparaît que l’interprétation de la figure est ramenée à  des motifs psychologiques, avec une multiplicité d’affects en jeu, ou à  des codes de comportement en vigueur à  un moment donné dans la société de l’auteur 39 : autant d’éléments qui ne trouvent pas de confirmation nette dans le texte des Histoires tel que nous le lisons aujourd’hui. Citons, à titre d’exemple, le fameux débat sur l’interprétation des réticences du livre II : s’agit-il, pour résumer à grands traits la discussion, d’un scrupule exclusivement dicté par la piété ou d’une restriction d’ordre scientifique, qui obéirait à la volonté de cantonner le champ de l’enquête au domaine du vérifiable et de l’accessible à l’expérience humaine 40 ? Deux portraits concurrents d’Hérodote, l’un pieux, l’autre historien critique, s’affrontent chez les commentateurs. qu’il connaît le nom des emprunteurs. Le  commentaire de H.  Stein, Herodotos, ad  loc., signale le tour quelque peu méprisant de l’expression οἱ ἐν ποιήσι γενόμενοι. Cf. aussi II, 49 pour un autre cas d’emprunt signalé. 39 M. Prandi, « Figures textuelles du silence », p. 161 ; L. Ricottilli, La scel­ta del silenzio. Menandro e l’aposiopesi, Bologne, 1977, p. 20. 40  Pour les grands jalons du débat, au moins depuis C. Sourdille – Hérodote et la religion de l’Égypte. Comparaison des données d’Hérodote avec les données égyptiennes, Paris, 1910, p. 1-26 ; « Sur une nouvelle explication de la discrétion d’Hérodote en matière de religion  », REG, 38 (1925), p.  289-305 – et I.  M.  Linforth  – «  Herodotus’ Avowal of   Silence in his Account of  Egypt », University of   California Publications in Classical Philology, 7/9 (1924), p.  269-292  – jusqu’à la critique récente, voir A.  B. Lloyd, Commentary 1-98, ad II, 3 ; F. Mora, « I “Silenzi Erodotei” », Studi Storico-Religiosi, 5/2 (1981), p.  209-222  ; C.  Darbo-Peschanski, Le discours du particulier, p.  35-38  ; D. Lateiner, The Historical Method, p. 65-67 ; W. Burkert, « Herodot als Historiker fremder Religionen », in G. Nenci et O. Reverdin (éd.), Hérodote et les peuples non-grecs, Vandœuvres, 1990, p. 23-26 ; J. Gould, « Herodotus and Religion », in Id., Myth, Ritual, Memory, and Exchange, Oxford, 2001, p. 359367 ; Th. Harrison, Divinity and History, p. 182-191 ; S. Gödde, « οὔ μοι ὅσιόν ἐστι λέγειν : zur Poetik der Leerstelle in Herodots Ägypten-Logos », in A. Bierl, R.  Lämmle, K.  Wesselmann (éd.), Literatur und Religion, 2. Wege zu einer mythisch-rituellen Poetik bei den Griechen, Berlin, 2007, p. 41-90 ; L. Coulon, « Osiris », p. 171-172.

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Les motifs personnels de passer sous silence le nom propre d’un individu donnent également matière à  des interprétations contradictoires  : les commentateurs sont partagés entre l’hypothèse d’un silence protecteur  – protection d’une personne 41  ? partisanerie politique 42  ?  – ou d’un silence comme geste actif  de condamnation. En  ce cas, le silence équivaut à  la damnatio memoriae : ne pas nommer, c’est refuser de perpétuer la mémoire d’une infamie et vouer son auteur à  l’obscurité de l’oubli. Hérodote attribue au livre II les mêmes motivations au refus des Égyptiens de nommer les rois sous le règne desquels ils ont connu une grande période de misère (II,  128 43)  : Τούτους ὑπὸ μίσεος οὐ κάρτα θέλουσι Αἰγύπτιοι ὀνομάζειν, « Par aversion pour ces rois, les Égyptiens ne veulent pas du tout prononcer leur nom ». Le silence est l’envers de la célébration. À l’inverse du procédé laudateur d’inscription du nom propre, qui conduit le narrateur à gratifier, pour sa conduite aux Thermopyles, le Spartiate Léonidas de toute une généalogie qui égrène les noms de ses ancêtres (VII, 204) ; à l’inverse de l’admiration qui l’incite à apprendre les noms des Trois Cents (VII, 224 : ἐπυθόμην τὰ οὐνόματα, ἐπυθόμην δὲ καὶ ἁπάντων τῶν τριηκοσίων, « j’ai appris leur nom, j’ai appris aussi le nom de tous les Trois Cents »), le refus de prononcer un nom propre condamne à  l’oubli. Le  silence d’Hérodote rejoint 41  H.  Drexler, Herodot-Studien, p.  64  ; A.  Corcella, in D.  Asheri, M. Lloyd et A. Corcella, A Commentary on Herodotus : Books I-IV, Oxford, 2007, ad  loc.  ; Th.  Harrison, «  The Persian Invasions  », in E.  J. Bakker, I.  J.  F.  de  Jong et H.  Van Wees (éd.), Brill’s Companion to Herodotus, Leiden, 2002, p. 562, n. 22. W. W. How et J. Wells, A Commentary on Herodotus, Oxford, 1912, ad II, 123, soulignent que cette protection bénéficie souvent à des Samiens, au nombre desquels figure Pythagore, l’une des cibles implicites en II, 123. 42  C’est l’hypothèse de F. Prontera à propos de I, 51 : « Gli Alcmeonidi a Delfi. Un ipotesi su Erodote I, 51, 3-4 », RA, 2 (1981), p. 253-258. 43 Pour ce rapprochement, cf.  G.  Lachenaud, Mythologies, religion et philosophie de l’histoire dans Hérodote, Paris, 1978, p. 144 ; D. Lateiner, The Historical Method, p.  69  ; C.  Dewald et R.  Kitzinger, «  Speaking Silences in Herodotus and Sophocles », in Chr. A. Clark, E. Foster, J. P. Hallett (éd.), Kinesis. The Ancient Depiction of   Gesture, Motion, and Emotion. Essays for Donald Lateiner, Ann Arbor, 2015, p.  89. Sur la condamnation morale impliquée par le refus de nommer, cf. J. L. Moles, « “Saving” Greece from the “Ignominy” of   Tyranny  ? The “Famous” and “Wonderful” Speech of   Socles (5.92)  », in E.  Irwin et E.  Greenwood (éd.), Reading Herodotus. A  Study of  the Logoi in Book 5 of  Herodotus’ Histories, Cambridge, 2007, p. 265.

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là le silence pindarique 44, héritage de la dichotomie, prégnante chez les poètes archaïques, entre parole et silence, louange et blâme, mémoire et oubli 45. Cependant, le silence hérodotéen n’occulte pas systématiquement les grands crimes (le traître Éphialte est dénoncé haut et fort), et pourrait s’interpréter comme indice de la trivialité du délit 46 – on mesure combien l’interprétation de ces réticences « pour motifs personnels » est délicate. Enfin, dans le cas des catalogues tronqués, la figure est assimilée à un simple tour de passe-passe rhétorique : le silence serait le masque de l’ignorance et une feinte pour accréditer ce qui n’est en réalité qu’une fiction 47. De fait, les bénéfices rhétoriques de la réticence sont sensibles en certains contextes  : le narrateur y a recours dans sa fonction de régie, pour marquer un arrêt dans le flux de son discours 48. La  proclamation du silence a un effet conclusif  en IV, 43 (démarcation entre le développement consacré à  la Libye et celui consacré à  l’Asie)  ; en II,  48, 62, 81, la mention de l’existence d’un λόγος ἱρός permet de clore la discussion. Tout particulièrement dans le cas des catalogues, la réticence est l’équivalent d’une formule d’abrègement 49. Elle sert aussi de formule de transition 50. Placée à  l’ouverture d’un développement,

44  Cf.  P. Hummel, «  “Q uand taire, c’est faire”... ou le silence performatif  dans la poésie de Pindare », RhM, 140 (1997), p. 219-221 ; M. Briand, « Q uand Pindare dit qu’il se tait... Analyses sémantiques et pragmatiques du silence énoncé », in M. Dubrocard et Ch. Kircher (éd.), Hommage au doyen Weiss, Nice, 1996, p. 211-239 ; S. Montiglio, Silence, p. 83-91. 45 M. Detienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967, p. 49-70. 46 Cf. D. Lateiner, The Historical Method, p. 69. 47 H.  Erbse, Studien zum Verständnis Herodots, Berlin, 1992, p.  126  ; D. Fehling, Die Q uellenangaben bei Herodot. Studien zur Erzählkunst Herodots, Berlin, 1971, p. 94-96. 48  Cf. R. Barthes, « Le discours de l’histoire », in Id., Le bruissement de la langue, Paris, 1984, p. 155, sur ces shifters. 49 Cf. D. Lateiner, The Historical Method, p. 68 (le narrateur évite ainsi un catalogue fastidieux). Pour d’autres déclinaisons de cette omission de catalogues, avec un simple procédé d’abrègement, sans expression de réticence, voir VII, 224 où le narrateur rappelle seulement le soin qu’il a pris d’apprendre les noms des Trois Cents ; II, 10 où il affirme pouvoir donner le nom de nombre de fleuves aux effets importants ; V, 72, à propos des exploits de Timésithéos. 50  On retrouve là une fonction répertoriée par les théoriciens, antiques et modernes, de la réticence. Cf.  Q uintilien, Institution oratoire, IX,  2,  54  ; H. Lausberg, Handbuch, p. 439, § 888.

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la réticence souligne fortement un geste inverse d’inclusion et accompagne un mouvement de substitution (je me tais là-dessus, mais voici ce que je choisis de dire 51). En VII, 96, le refus d’énumérer les noms des chefs locaux permet d’embrayer sur le catalogue des personnes plus importantes. En  VII,  99, la réticence sert de faire-valoir à l’exception qui émerge dans la suite du discours : la personne d’Artémise brille au premier plan, sur un arrière-fond d’anonymat peu glorieux. Ici la réticence permet l’inclusion, en fanfare, d’un acteur d’autant plus exceptionnel qu’il est traditionnellement exclu du kleos guerrier et de la commémoration de type épique. En  VIII,  85, le refus de procéder au catalogue des Ioniens qui ont combattu contre les Grecs à  Salamine permet d’enchaîner sur les deux exceptions. En  II,  3-4, l’exclusion des θεῖα permet à la fois, comme le montre la parataxe μέν... δέ... qui lie les deux propositions (τὰ μέν νυν θεῖα... ῞Οσα δὲ ἀνθρωπήια πρήγματα...), d’embrayer sur la suite du discours consacré – dans la mesure du possible  – aux ἀνθρωπήια πρήγματα, et de faire émerger très distinctement ce critère à l’attention du narrataire. Mais réduire ainsi les réticences du narrateur hérodotéen à  un simple effet rhétorique n’en épuise pas pour autant le sens. Ces silences résistent donc par bien des égards à l’analyse, et loin de tenter d’apporter une réponse aux débats qui portent sur les motivations des réticences, en amont, nous voudrions, pour finir, orienter l’analyse vers quelques-uns de leurs effets, en aval.

4.  L’effet des réticences : le tracé de limites Si le couple « je sais, je dis » dont nous parlions en introduction et qui semble régir l’œuvre par défaut, suppose une coextension idéale du champ du connu et du dit tout au long des Histoires, la réticence produit une trouée étrange dans le tissu du récit, dans la mesure où elle dresse comme une frontière ostentatoire et découpe dans le champ du connu des zones de non-dit. Q uand le narrateur souligne que ce qu’il ne dit pas, il le sait, le silence se  Cf.  D. Lateiner, The Historical Method, p.  67. À  propos de VIII,  85, H. Erbse, Studien, p. 126 souligne que la réticence est l’équivalent de la tournure τά τε ἄλλα καί... 51

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perçoit comme défaut, manque  – une soustraction par rapport à  un tout plus vaste, l’interdiction d’accéder à  des «  réserves de savoir 52 ». Le choix du silence provoque chez le narrataire la conscience aiguë de barrières soudain érigées contre la propension de la parole. Si diverses soient-elles, les réticences ont pour dénominateur commun l’effet de perception d’une limite qu’elles tendent à produire sensiblement. La  frontière qu’elles exhibent, entre le dit et le tu, peut se distribuer en différentes lignes de partage  : frontière entre le dicible et l’indicible, entre le permis et l’interdit en matière de religion, entre le décent et l’indécent en termes de morale, entre le mémorable et l’effaçable, entre le signifiant et l’insignifiant dans le champ de l’historiographie, entre une bonne et une mauvaise réception de l’œuvre... L’interaction avec le narrataire Comme l’ont montré les études sur la voix narrative dans les Histoires, le narrateur tend à  dresser, au fil de son discours, une ligne de partage entre, d’une part, les logoi à la troisième personne qu’il a pu recueillir, et d’autre part, leur évaluation par lui-même et son destinataire, nouant une complicité et une collaboration avec son public 53. Or la réticence marque un brusque réaménagement de ce dispositif  : le narrateur abandonne le narrataire de l’autre côté d’une nouvelle ligne de partage, et se retranche seul avec son savoir derrière une frontière interdite au public. J.  Elsner a bien analysé ce changement de rôle produit par les réticences dans l’œuvre de Pausanias – des réticences religieuses essentiellement : le périégète qui prenait son public par la main pour lui faire visiter la Grèce le place tout à coup devant une porte fermée – une porte qu’il ferme lui-même 54. En terme d’interaction avec le narrataire, la réticence peut s’interpréter comme cadrage, de la part du narrateur, de la réception du récit par son public, paramètre de réglage de la récep52   C’est l’expression par laquelle W. W. How et J. Wells, A Commentary, ad loc., commentent VII, 224. 53 C. Dewald, « Narrative Surface », p. 155 ; D. Boedeker, « Herodotus’ Genre(s) », p. 113. 54 J. Elsner, « Pausanias », p. 22-24.

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tion que le narrateur attend de son œuvre. Ainsi, en I, 193, par son refus d’en dire plus sur la croissance des plantes dans la région de Babylone, Hérodote laisse poindre un éclat de pessimisme quant à  la finalité même de son entreprise, transmettre un savoir sur les merveilles étonnantes de l’ailleurs à  un public ancré désespérément dans l’ici, voué à  l’incrédulité par son absence d’expérience du déplacement spatial et par son défaut d’autopsie. Cette question problématique de la capacité du logos à  susciter l’adhésion n’est pas anodine dans l’œuvre. Hérodote la fait émerger tout particulièrement lors des entretiens entre Démarate et Xerxès, comme l’a montré Deborah Boedeker 55. Or en VII, 104, l’échange entre le Perse et le Spartiate, marqué par l’impossibilité croissante que Démarate éprouve à persuader Xerxès, se conclut par le choix du silence en riposte à l’incrédulité : Σοὶ δὲ εἰ φαίνομαι ταῦτα λέγων φλυηρέειν, ἀλλὰ σιγᾶν θέλω τὸ λοιπόν, « Si à tes yeux, quand je dis cela, j’ai l’air de dire des sottises, eh bien je choisis de me taire désormais ». En ce contexte comme en I, 193, la menace du silence comme riposte à l’incrédulité se dresse à  l’horizon des limites extrêmes de l’échange verbal. Le  refus de parler entérine une rupture définitive de toute possibilité de communication d’un savoir sur autrui et ses nomoi étonnants. Parce qu’elle suggère la possibilité identique d’un échec de la communication, la réticence de I, 193 circonscrit une place et un rôle à  l’intention du narrataire, et l’assigne à un poste dont elle trace les contours : apprécier la validité des informations fournies, ne pas mettre en doute un savoir que l’enquêteur détient, parce qu’il a pris la peine, lui, d’aller à Babylone. Le spectre d’une réaction négative suggère par contraste le paradigme positif  d’une communication fluide entre le narrateur et son public 56. Par ailleurs, dès lors que le narrateur affirme en savoir plus qu’il n’en dit, la réticence peut suggérer au narrataire le sentiment de ses propres limites face à un savoir supérieur. La figure 55 D. Boedeker, « The Two Faces of   Demaratus », Arethusa, 20 (1987), p. 196. Cf. aussi D. Boedeker, « Herodotus’ Genre(s) », p. 102. 56 W. W. How et J. Wells, A Commentary, ad loc., interprètent cette réticence de I, 193 comme un moyen d’anticiper toute critique. Pour D. Lateiner, The Historical Method, p.  67-68, elle encourage, et reflète peut-être, l’intimité avec le public.

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s’insère dans l’arsenal des procédés rhétoriques d’affirmation d’autorité de la part du narrateur 57. En  I,  51, II,  123, IV,  43, VII, 96, 99, par le caractère tranché de ces décisions, le narrateur rappelle à son public qu’il est autant maître de la parole que du silence 58, et maître de l’information dont il frustre son narrataire. Dans le cas du livre II, le secret qu’il ne cesse d’invoquer lui permet de se mettre en scène en vrai détenteur de confidences, en initié aux mystères des cultes d’Égypte, comme l’a proposé Susanne Gödde 59. La délimitation du champ de l’enquête La réticence se laisse interpréter comme geste actif  de délimitation du champ historiographique quand la barrière qu’elle érige porte sur les données interdites de consignation dans l’œuvre 60. La volonté de passer sous silence départage le signifiant et l’insignifiant, l’essentiel et l’accessoire, l’admirable et le méprisable, le mémorable et ce qui ne mérite pas d’être livré à  la mémoire de la postérité... : non pas les esclaves, mais Artémise. Les réticences valent comme procédure d’exclusion  : en véritable «  gardien des portes 61  », le narrateur se présente sous les traits d’un passeur, à  la frontière entre d’un côté, le champ mouvant et vaste du dicible, susceptible de sombrer dans l’oubli, et de l’autre, le champ restreint et fixe du dit, inscrit dans l’œuvre comme sur un monument pour être soustrait aux effets délétères du temps 62. 57 Cf. Fr. Hartog, Le miroir d’Hérodote, p. 425, pour cette interprétation en terme de rhétorique du contrôle : « Ce ne pas dire est en fait une adresse positive au destinataire et façon de faire croire : j’en sais plus long que je n’en dis ». 58 Cf.  F. Mora, «  Religious Silence in Herodotus and in the Athenian Theater », in M. G. Ciani (éd.), The Regions of  Silence, Amsterdam, 1987, p. 45, sur le silence comme pouvoir. 59  S. Gödde, « οὔ μοι ὅσιόν ἐστι λέγειν », p. 67. 60 Cf. D. Lateiner, The Historical Method, p. 59 : « Explicit silence on the author’s part helps to define what he considers necessary and proper to discuss ». Pour les critères d’inclusion et d’exclusion, ibid., p. 68 ; D. Boedeker, « Herodotus’ Genre(s) », p. 108-110. 61 Cf. C. Dewald et R. Kitzinger, « Speaking Silences », p. 87, renvoyant aux travaux de D. Lateiner. 62  Cf. J. L. Moles, « ΑΝΑΘΗΜΑ ΚΑΙ ΚΤΗΜΑ : The Inscriptional Inheritance of  Ancient Historiography », Histos, 3 (1999), p. 44-53, pour une analyse

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Le silence revendiqué est l’équivalent d’une porte fermée et rappelle les critères de celui qui détient le crible : le grand, l’admirable et le superlatif 63. Toutes les réticences ne se laissent cependant pas épuiser par une interprétation aussi tranchée en termes de rhétorique du contrôle. En  II,  3, le narrateur justifie son manque d’ardeur pour aborder le terrain des affaires divines par l’idée qu’il ne dispose pas d’un savoir spécial  : νομίζων πάντας ἀνθρώπους ἴσον περὶ αὐτῶν ἐπίστασθαι, « car je pense que, sur ce point, tous les hommes en savent autant ». Q ue cet ἴσον signifie « autant » ou « aussi peu 64 », loin de revendiquer une supériorité par rapport à  tous les hommes, le narrateur renonce à  aborder un domaine qui ne relève pas de sa compétence particulière d’enquêteur, face auquel il ne détient aucune aptitude qui le distingue de la communauté humaine. Cette réticence rappelle a contrario les principes qui régissent son entreprise  : déployer ce qui relève de sa compétence originale, exposer le matériau de l’enquête qu’il a menée pour commémorer et expliquer dans l’histoire récente les exploits des hommes. Le silence revendiqué par l’historien constitue un geste de délimitation historiographique, mais un geste imposé de l’extérieur, dicté par la nature du matériau auquel il est confronté 65. L’ethos du respect de la limite Par ailleurs, loin de s’accompagner toujours d’une affirmation péremptoire d’autorité, les réticences, pour une bonne partie, sont enrobées de justifications qui tendent, comme nous l’avons vu, à représenter un narrateur tiraillé, louvoyant entre des exigences détaillée des éléments qui, dans la préface d’Hérodote, suggèrent l’analogie avec l’inscription commémorative d’un monument funéraire. 63  Les emplois des verbes παρίημι, ἀφίημι « négliger » et παραμείβομαι, « passer sous silence  », dans les commentaires du narrateur en I,  14, I,  177, III,  96 et II, 101, ont précisément pour objet le petit et l’insignifiant et signalent l’absence de grandeur qui autorise le narrateur à passer à autre chose. 64 Cf.  H. Stein, Herodotos, ad  loc., pour l’interprétation «  aussi peu  » («  gleich wenig  ») qui a provoqué un débat entre Sourdille et Linforth (loc. cit. n. 40). 65   L’affirmation des limites de sa compétence se superpose à  la réticence religieuse, au nom de l’ὅσιον. Les deux explications ne sont pas exclusives.

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contraires, aux prises avec des tensions incessantes qui l’induisent à  ériger des barrières, à  ne transgresser ces limites que lorsqu’il s’y trouve absolument contraint et forcé (II, 3, 65), ou à se présenter soudain comme relaxé du devoir fastidieux d’une parole inutile (VII, 96, 99). L’expression de ces conflits impose l’image d’un narrateur soumis à un dilemme, confronté à un choix difficile entre parole et silence. Aussi la réticence participe-t-elle de la construction de l’ethos d’un narrateur scrupuleux, conscient des contraintes ardues de sa mission, parfois harassé par une tâche périlleuse 66. La réticence impose en définitive l’ethos d’un locuteur réservé, qui refuse les débordements d’une parole offensante, transgressive, ou encore sacrilège, pour promouvoir le contrôle de soi, la discrétion et le tact 67. En VII, 139, quand il évoque la nécessité qui le contraint à dire la vérité malgré la réaction négative attendue de son public, l’emploi des termes οὐκ ἐπισχήσω, « je ne m’abstiendrai pas », est éloquent : au moment où il délaisse le confort du silence pour le courage de la parole, l’exception au silence est présentée comme une entorse à  une attitude de retenue et de censure de soi. En  VIII,  73, à  propos de la neutralité adoptée par certaines cités, dont Hérodote estime qu’elle revient en définitive à passer du côté des Perses, la liberté de parole qu’il s’autorise est formulée dans une incise prudente (εἰ δὲ ἐλευθέρως ἔξεστι εἰπεῖν, « s’il est permis de parler librement »), comme s’il s’agissait d’endiguer les débordements d’une parole trop libre face à un public susceptible d’en prendre offense. Tout particulièrement, dans les contextes où sont énoncées des réticences, le souci que le narrateur exhibe, par son silence, de la limite éthique, semble récuser par réflexion contraire, comme sur un miroir inversé, le mouvement opposé de transgression qui caractérise les acteurs de son récit.

66 Cf. C. Dewald, tout particulièrement dans son article déjà cité de 1987 (« Narrative Surface », passim). 67  Sur la réticence comme démonstration de contrôle de soi, cf. L. Ricottilli, La scelta del silenzio, p. 32, 36 ; sur la construction de cet ethos de modération chez les orateurs, cf. S. Montiglio, Silence, p. 115-129. Le verbe employé par l’auteur d’un Traité anonyme sur les figures (éd. Spengel, III, 178, 6) est éloquent : il s’agit de ne pas « souiller » (μὴ μολῦναι) sa propre langue ou ses écrits, ainsi que l’auditoire (τὴν γλῶτταν ἢ τὰ γράμματα ἢ τοὺς ἀκούοντας).

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Il semble que la transgression de limites pensées comme imperméables, entre humanité et divinité, ou bestialité et divinité, caractérise la teneur de ce qu’il tait, au livre II, quand il invoque le respect de l’ὅσιον pour justifier son silence 68. Il est notable que, comme l’a montré Susanne  Gödde, l’aposiopèse est récurrente dans les contextes où le récit risquerait de révéler l’abolition d’une frontière entre divinité et humanité, quand il est question notamment de la mortalité divine et de la geste d’Osiris 69. En VII, 96 et 99, c’est un autre type de transgression que le narrateur semble récuser par son silence : l’atteinte au principe de la liberté grecque. Au moment même où le narrateur proclame sa liberté en se déclarant exonéré de la contrainte de prolonger le catalogue, il exclut de son œuvre les chefs qui ont cédé à  la contrainte du pouvoir perse et se sont conduits en esclaves 70. D’autres contextes où figure un énoncé réticent révèlent un contraste entre retenue du narrateur et absence de retenue des acteurs de son récit : le choix du silence semble inverser le comportement transgressif  des personnages. En IV, 43, le silence du narrateur crée un contraste éthique très fort avec l’histoire des triples condamnations de Sataspès, telles qu’elles se succèdent dans le récit après le crime originel de cet Achéménide, d’abord condamné pour viol par Xerxès. Le  récit met en scène deux personnages alternativement auteurs et victimes de violence, Sataspès et son eunuque. Après le viol de la jeune fille, Xerxès condamne Sataspès à  être empalé  ; sa mère obtient qu’il soit plutôt condamné à  un périple autour de la Libye  ; l’échec de cette mission lui vaut tout de même d’être empalé. On retrouve encore le thème de l’ἀπιστίη, puisque Xerxès refuse de croire aux explications de Sataspès à son retour et décide une seconde fois de le faire empaler (οἱ οὐ συγγινώσκων λέγειν ἀληθέα..., «  n’admettant pas qu’il disait la vérité [...]  »). Le  vol par son 68  Sur l’expérience de la limite impliquée par ὅσιον, voir C.  DarboPeschanski, Le discours du particulier, p. 41-42. 69 S.  Gödde, «  οὔ μοι ὅσιόν ἐστι λέγειν  », p.  71-81. Cf.  aussi L.  Coulon, « Osiris », p. 174 : le refus porte sur ce qui a trait au deuil, au tombeau et au sarcophage d’Osiris. 70  Pour la correspondance subtile entre l’ἀναγκαίη du narrateur et des personnages en ce contexte (les chefs contraints, Artémise non contrainte, le narrateur non contraint), cf. R. V. Munson, « Ananke in Herodotus », p. 47-48.

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eunuque (autre victime et preuve bien vivante de la violence barbare) parachève cet enchaînement de crimes. À  cette chaîne de violences typiques du despotisme perse s’oppose le refus du narrateur de répondre à une dernière transgression (le vol par le Samien) par une dénonciation. La liberté que le narrateur revendique pour ce choix (ἑκών) s’oppose à  la contrainte subie par Sataspès (Λιβύην γάρ οἱ ἀνάγκην ἔσεσθαι περιπλέειν, «  il serait contraint de contourner la Libye en bateau  »). Parallèlement à l’exploration géographique envisagée comme contrainte et châtiment s’affirme la libre enquête géographique du narrateur et le choix délibéré de taire ce qu’il veut. Tout le chapitre 43 s’avère donc construit sur une double opposition entre l’ethos du narrateur et le caractère des acteurs du récit. Si condamner à  une mort indécente, réduire au silence, est l’action typique d’un pouvoir despotique dans les Histoires 71, s’astreindre au silence, c’est manifester la liberté paradoxale de s’imposer la discipline du silence. L’autre unique emploi des termes ἑκὼν ἐπιλήθομαι dans les Histoires figure dans le récit du suicide de Préxaspe (III, 75). Les mages qui ont usurpé le pouvoir exigent de lui le secret, mais Préxaspe « oublie volontairement » leurs instructions et révèle toute la vérité aux Perses. Le silence qu’il a observé lui était dicté par la crainte, mais il se déclare contraint désormais de révéler la vérité aux Perses réunis (ἀναγκαίην μιν καταλαμβάνειν φαίνειν). L’histoire illustre un choix inverse, le choix de la parole dangereuse contre le silence honteux (comparable au choix du narrateur en VII, 139 72), mais le choix est dicté par une nécessité comparable et met en scène un personnage qui manifeste cette même liberté paradoxale de s’imposer d’obéir au nomos perse, qui exige de ne jamais mentir (I, 138). Dans les trois exemples de falsification ou de détournement de propriété (I, 51 ; II, 123 ; IV, 43), le silence du narrateur sur le nom du ou des fraudeurs est intrigant  : il s’agirait précisément, 71  Sur la représentation du silence en relation avec le pouvoir chez Hérodote, cf. S. Montiglio, Silence, p. 154-156 ; C. Dewald et R. Kitzinger, « Speaking Silences », p. 89-91. Pour un parallèle avec le nomos despotes de Démarate, cf. D. Boedeker, « Herodotus’ Genre(s) », p. 109 et R. V. Munson, « Ananke in Herodotus », p. 44-45 et 47. 72  Pour ce rapprochement, cf. R. V. Munson, « Ananke in Herodotus », p. 48-49.

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pour certains commentateurs, d’un scrupule dicté par la volonté de ne pas dénoncer une personne 73, mais le texte demeure décidément très elliptique sur ce point. On  peut noter en tout cas que le silence a pour dénominateur commun de porter sur le nom propre de personnages qui ont commis un crime aboutissant à un usage frauduleux... d’un nom propre. Ce nom, dans les trois histoires de fraude, fait l’objet d’un usage analogue à  une inscription portant marque de propriété. Il  est envisagé en ces contextes comme revendication de propriété  : suite à  un vol, la fortune de Sataspès est devenue fortune du Samien anonyme ; des Grecs ont mis leur nom sur une théorie empruntée aux Égyptiens (II,  123  : ὡς ἰδίῳ ἑωυτῶν ἐόντι, ‹ils l’ont présentée› «  comme la leur en propre  »)  ; un Delphien a inscrit le nom des Lacédémoniens à  la place de celui de Crésus. Le  silence de l’historien occulte précisément le nom du « faux » propriétaire ou de l’agent de la fausse revendication de propriété. La  fraude a pour conséquence, notamment dans les deux derniers cas, de constituer un obstacle à  la reconstruction immédiate de l’histoire de l’objet détourné 74, et c’est précisément l’histoire avérée de l’itinéraire de l’objet que l’enquêteur rétablit (cf.  I,  51  : οὐκ ὀρθῶς λέγον). L’historien s’en tient au seul nom du propriétaire originel en II, 123 et IV, 43. Face à ces détournements ou falsifications qui compliquent d’emblée l’activité de l’interprète, l’occultation du nom du fraudeur contrecarre le travail de sape en profondeur que ces manipulations exercent sur la méthode de l’enquête. Le  narrateur semble ironiquement refuser tout usage frauduleux du nom propre dans sa propre activité  : il ne révèle pas les noms des « usurpateurs », et s’en tient au nom du propriétaire originel, qu’il a exhumé au terme de son travail d’enquête minutieuse – déjouant ainsi quelque peu l’efficacité de la fraude 75. 73  J. Péron, « Les limites de la parole », p. 107, évoque « une conscience scrupuleuse des limites à ne pas dépasser ». 74  Sur la signification des objets et des inscriptions comme pièces à conviction pour l’historien, cf. H. Erbse, Studien, p. 147-149. 75  L’emploi du terme ἐχρήσαντο à  propos de cette appropriation fait par ailleurs écho à  un autre emploi du même verbe au début de II,  123, où Hérodote marque ses distances avec une histoire de prêtre emmené par deux loups (Τοῖσι μέν νυν ὑπ’ Αἰγυπτίων λεγομένοισι χράσθω ὅτεῳ τὰ τοιαῦτα πιθανά ἐστι, « ces récits des Égyptiens, que les accepte quiconque croit à de telles histoires »).

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La préoccupation du contrôle et de la modération que fait émerger la réticence rejoint en définitive une thématique prégnante de l’œuvre, celle des limites et du respect des nomoi d’autrui 76. Il n’est peut-être pas anodin que les réticences du narrateur concernent souvent ce qui pourrait être considéré comme une transgression à  l’égard de ceux qui font figure de barbares aux yeux de son public grec : emprunt de théories inventées par les Égyptiens, dévoilement des croyances religieuses de ce peuple, appropriation par des Grecs de l’offrande de Crésus à  Apollon, vol à l’encontre du Perse Sataspès, incrédulité qui déprécierait les merveilles de Babylone... Par son silence sans cesse réaffimé sur les croyances des Égyptiens, le narrateur se pose en paradigme positif  de tolérance et de respect, par opposition aux spectres négatifs que représentent Cambyse ou Xerxès : Cambyse, quand il blesse le taureau que les Égyptiens vénèrent comme une incarnation du dieu Apis en III, 27 ; ou Xerxès, quand il rit et méprise le nomos des Lacédémoniens en VII, 103 77.

Conclusion Aussi les réticences du narrateur hérodotéen, si délicates soientelles à  interpréter dans leur diversité, se rejoignent-elles par la présence d’un schème cohérent  : la dramatisation d’un conflit entre parole et silence, et la délimitation de frontières qu’elles imposent à la conscience du destinataire de l’œuvre. La réticence, figure de langage souvent emblématique du respect des limites, est ainsi l’une des formes d’expression de cet ethos original que le narrateur des Histoires déploie tout au long de l’œuvre. Ces choix périodiques de se taire, ces ruptures ponctuelles d’une communication fluide, manifestent une sensibilité aiguë, chez l’historien, aux enjeux de la parole ou du silence comme pouvoir. Il semble refuser de faire ce qu’ont fait les Grecs avec la métempsychose : s’approprier un logos. 76 Cf. H. R. Immerwahr, Form and Thought in Herodotus, Cleveland, 1966, p. 325-326 ; D. Lateiner, « Limit, Propriety and Transgression in the Histories of   Herodotus », in M. H. Jameson (éd.), The Greek Historians. Literature and History. Papers Presented to A. E. Raubitschek, Saratoga, 1985, p. 87-100. 77 Cf.  J. Gould, «  Herodotus and Religion  », p.  361-362  ; L.  Coulon, « Osiris », p. 173.

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FRANÇOISE RUZÉ Université de Caen-Normandie, CRAHAM – UMR 6273

CLISTHÈNE L’OUBLIÉ

La destinée historiographique de l’Athénien Clisthène est étrange ; en effet, entre l’importance et l’extraordinaire subtilité que nous accordons à la réforme clisthénienne et la pauvreté ou l’ambiguïté des sources qui nous parlent de son auteur, le décalage est très surprenant. Claude Mossé remarquait en 1971 : « Il semble qu’il y ait comme une conspiration du silence autour de lui », et J. Ducat trouve que « Clisthène l’Athénien n’a pas eu de chance avec ses historiens grecs 1 ». De fait, en dehors des textes assez succincts d’Hérodote et de l’Athènaiôn Politeia [AP] aristotélicienne 2, nous n’avons à  peu près rien, sinon des hommages ponctuels peu diserts. Pour tenter de comprendre cette distorsion, je rappellerai d’abord l’importance de sa réforme, puis le rôle attribué à Clisthène dans les événements de 510-507, ce qui nous mènera aux raisons qui pourraient expliquer l’absence du moindre élément d’héroïsation.

1.  L’importance historique de la réforme clisthénienne Elle nous apparaît comme impressionnante. Après la fin de la tyrannie des Pisistratides en 511/510, les Athéniens se retrouvent avec leurs institutions traditionnelles : des archontes annuels élus Les traductions des textes anciens cités dans cet article sont dues à Fr. Ruzé. 1  Cl. Mossé, Histoire d’une démocratie, Athènes, Paris, 1971, p. 27 ; J. Ducat, « Aristote et la réforme clisthénienne », BCH, 116 (1992), p. 37. 2  Hérodote, V, 66 ; 69-73 ; AP, XX-XXII, 1 ; XXIX, 3 ; XLI, 2.

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qui, à  leur sortie de charge, rejoignent le conseil de l’Aréopage, lequel contrôle le respect des lois dans la cité et à ce titre dirige la cité et sa justice. Depuis Solon, au début du vie siècle, une assemblée des citoyens se réunit à  un rythme inconnu et un tribunal populaire sert de cour d’appel des décisions des archontes et Aréopagites. Les citoyens sont les membres des tribus, ceux qui font partie des groupes sociaux de base, notamment des phratries. Les Pisistratides avaient gouverné en utilisant ces institutions, mais en les dévoyant de deux manières  : ils assuraient l’élection à  l’archontat d’un de leurs partisans qui rejoindrait donc l’Aréopage et ils disposaient d’une armée de mercenaires. Nous ignorons par quelles entorses à ces règles Hippias avait durci la tyrannie après le meurtre d’Hipparque en 514. Q uoi qu’il en soit, il est clair que, si les Athéniens veulent se prémunir contre un nouvel usage tyrannique du pouvoir, il leur faut consolider les institutions et disposer de garde-fous. Il  faut aussi accepter de partager la citoyenneté avec les hommes libres qui ne sont pas intégrés dans les tribus et n’ont donc pas de place politique. Leur nombre s’était accru au cours du siècle, avec la paix et la prospérité, et leur exclusion en faisait un danger potentiel pour la paix intérieure, ce que les Athéniens semblent avoir bien senti. La  réforme clisthénienne répondait à  ces exigences (Hérodote, V, 66 et 69 ; AP, XXI 3) : – Les dèmes, lieux d’habitations et simples villages ou quartiers de la ville, deviennent des cellules de base de l’organisation de la cité, de véritables communes, et c’est l’inscription dans le dème qui devient la base de la citoyenneté. Ils sont regroupés en trente trittyes, elles-mêmes réparties sur trois régions distinguées selon un découpage grossièrement géographique (Asty, Mésogée, Paralia), qui ménage quelques exceptions dont l’interprétation reste obscure 4.

3  Ce chapitre XXI de l’AP est analysé en détail par J. Ducat, « Aristote et la réforme clisthénienne ». 4  Comme le note J. Ducat, « Aristote et la réforme clisthénienne », p. 41, les trittyes ne sont plus conçues comme des territoires depuis J. S. Traill, Demos and Trittys. Epigraphical and Topographical Studies in the Organisation of  Attica, Toronto, 1986.

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– Désormais, il y aura dix tribus au lieu de quatre et chacune sera composée de trois trittyes, une de chaque région. Et chaque tribu fournira cinquante citoyens pour le nouveau Conseil, celui des Cinq-Cents. Dèmes, trittyes, tribus, vont servir de base pour contrôler la citoyenneté en même temps que pour recruter les soldats 5 et tous ceux qui exercent le pouvoir au quotidien  ; ils assurent l’égalité sur le territoire, la possibilité pour tous de participer à la vie de la cité  : ces structures vont permettre de réussir le mélange des citoyens (ἀναμίγνυσθαι) que l’Athènaiôn Politeia (XXI,  1-2) semble considérer comme la grande réussite de la réforme. En  effet, intégrés dans ces cadres nouveaux, tous les résidents libres s’y mélangent pour constituer le dèmos 6. Selon J.  Ducat, l’Athènaiôn Politeia expliquerait tout par « l’intention de rendre supportable une augmentation massive du corps civique  ». Or, nous dit Aristote dans la Politique (VI,  1319b), cette augmentation était nécessaire pour donner une plus large assise et donc plus de solidité à « cette sorte de démocratie dans laquelle tous participent au pouvoir ». Dans ce cas, précise-t-il, il faut élargir la base, mais pas au point d’avoir un plèthos 7 dont le nombre l’emporterait sur les gnôrimoi et les mésoi, ce qui désigne les notables et la classe moyenne. Clisthène semble avoir observé cette règle car, après avoir accueilli ces nouveaux citoyens, qui ne seraient plus tentés de servir de masse de manœuvre pour d’éventuels tyrans, il referme la citoyenneté avec l’inscription dans les dèmes. Cela ne veut pas dire que l’influence des notables disparaîtra, mais ils pourront être plus contrôlés. Une dernière mesure, préventive celle-là, est l’ostracisme, destiné à lutter contre les tentatives d’accaparement du pouvoir 8.   D’après H.  van Effenterre, «  Clisthène et les mesures de mobilisation », REG, 89 (1976), p. 1-17, l’inscription dans les dèmes a d’abord servi au recrutement des soldats. 6 Aristote, Pol. III,  2,  1275b36-37  : «  Clisthène inscrivit alors dans les tribus de nombreux métèques, d’origine étrangère et d’origine servile (πολλοὺς γὰρ ἐφυλέτευσε ξένους καὶ δούλους μετοίκους) ». 7  Sur l’ambiguïté et l’évolution du terme plèthos, voir Fr. Ruzé, « Plèthos, aux origines de la majorité politique  », in Ead., Eunomia. À  la recherche de l’équité, Paris, 2003, p. 47-51. 8   La querelle sur son attribution à Clisthène, liée au fait que le premier cas connu ne date que de 488/487, semble close, au moins pour l’instant. 5

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Des réformes complémentaires seront introduites par la suite avec le tirage au sort des archontes, en 487/486 (AP, XXII,  5), la réforme d’Éphialtès en 462/461, qui retire à l’Aréopage l’essentiel de son pouvoir judiciaire pour ne lui laisser que les cas de meurtres de citoyens athéniens (AP, XXV,  2-4)  ; en 457/456, l’archontat fut ouvert aux zeugites (AP, XXVI,  2). Ajoutons l’indemnisation (misthos) des fonctions publiques, pour les jurés d’abord, puis pour les bouleutes et les magistrats (AP, XXIV, 3), les diverses mesures de protection des lois existantes (dont la graphè para nomôn) et, enfin, la restauration démocratique de la fin du ve siècle et le misthos pour la participation à l’assemblée. Toutes ces réformes ont apporté leur pierre à  l’édification du système démocratique à  l’athénienne, elles nourrissent le thème de ce que nous appelons la « démocratie radicale 9 », mais Clisthène s’en était tenu aux structures de base qui ne seront pas vraiment remises en cause durant deux siècles, et même plus de 700 ans selon M.  H.  Hansen. Une telle réforme n’est peutêtre pas susceptible d’enthousiasmer les esprits au point de faire de son auteur un héros de légende. Pourtant, comme le note N.  Loraux, Clisthène «  avait au sens propre inventé le peuple athénien, dont Hérodote précise qu’il était auparavant exclu de tout 10 » ; de plus, il était admis que la réforme clisthénienne avait probablement fait échouer toute tentative tyrannique (ou oligarchique ?) et toute guerre civile pour un siècle et qu’elle avait fait se développer l’ardeur des citoyens-soldats à  se battre pour leur patrie, assurant ainsi la victoire sur les Perses quelques années plus tard, comme le rapporte Isocrate 11.

9   Ce que Plutarque appelle la « démocratie pure (sans mélange) », ἄκρατος δημοκρατία (Cimon, 15, 2). 10 N. Loraux, « Clisthène, diviseur-lieur d’Athènes », L’Inactuel, 1997, p. 8. 11  Isocrate, Sur l’Attelage, 27 (396/395  av.  J.-C.  ?)  : «  [Alcibiade et Clisthène] établirent cette démocratie qui enseigna aux Athéniens une telle vaillance (andreia) qu’à eux seuls ils vainquirent aux combats tous les barbares venus en Grèce et qu’elle leur valut une si grande réputation de justice que les Grecs leur remirent de leur plein gré la maîtrise de la mer ». Voir aussi Sur l’Échange, 232 ; Hérodote, V, 78.

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2.  Les réformes dans la « révolution » de 510-507 av. J.-C. Si personne ne conteste l’attribution à Clisthène de ces réformes, beaucoup d’incertitudes planent sur son rôle dans les événements qui en ont permis l’introduction. Membre du génos des Alcméonides, il a été chassé d’Athènes avec eux, mais a-t-il contribué avec eux à l’expulsion du tyran ? Hérodote (V, 63) et l’Athènaiôn Politeia (XIX,  4-6) s’accordent sur les conditions de cette expulsion en 511/510. Les Alcméonides, génos dont Clisthène fait partie, ont été exilés à  une date incertaine et se sont installés à Delphes où ils s’occupent de la reconstruction du temple d’Apollon. Ils en auraient profité pour soudoyer la Pythie afin qu’elle pousse les Lacédémoniens à  intervenir contre les Pisistratides 12. De fait, ce sont les Spartiates, « avec l’aide des Athéniens », qui assiègent le tyran Hippias et ses partisans, repliés sur l’Acropole (AP, XIX, 5). Le succès de cette expédition, menée par Cléomène, est fortuit : c’est la capture des « enfants des Pisistratides », que ceux-ci tentaient d’éloigner du danger, qui entraîne la reddition des parents. Dans tout cela, rien ne suggère une quelconque action des Alcméonides. Pourtant Thucydide (VI, 59, 4) emploie une formule ambiguë : « Hippias fut renversé au cours de la quatrième année (après l’affaire des tyrannoctones) par les Lacédémoniens et les Alcméonides bannis ». Est-ce une allusion à leur rôle indirect dans la décision des Spartiates, ou bien l’historien croit-il à leur présence sur le terrain au moment du siège, nous l’ignorons, faute d’autre témoignage. L’étape suivante, qui aboutira aux réformes mentionnées plus haut 13, voit Clisthène affronter Isagoras, chef  d’un groupe rival (Hérodote, V, 66, 69 ; AP, XX, 1 et XXI). En effet, dès le départ des tyrans et le retour des Alcméonides la rivalité éclate entre Clisthène et Isagoras  ; nos deux auteurs sont d’accord 12  En V, 66, Hérodote évoquera un « on-dit » selon lequel c’est Clisthène lui-même qui aurait suborné la Pythie ; peut-être ne s’agit-il que d’un raccourci commode dans un passage où il oppose Clisthène à Isagoras, Clisthène étant considéré alors comme le chef  des Alcméonides. Par ailleurs, il est difficile de savoir ce que recouvre le terme de « Pisistratides » employé à propos de cette expulsion, car en principe Hippias est seul, depuis le meurtre d’Hipparque ; s’agit-il du reste de la famille, au sens large ou étroit, ou du tyran et de ses soutiens ? Nous ne sommes pas fixés. 13  Toutefois, l’AP ne situe les réformes qu’en 508/507.

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là-dessus. Mais les formules qu’ils emploient et qui datent donc de leur époque, jouent un rôle important dans l’interprétation historique. – Hérodote nous dit (V, 66) que « ces deux hommes entrèrent en conflit pour le pouvoir (ἐστασίασαν περὶ δυνάμιος) et Clisthène, qui avait le dessous, attacha le dèmos à  son hétairie  », selon la traduction la plus courante de τὸν δῆμον προσεταιρίζεται, à laquelle je préfère : « se fit compagnon du dèmos ». Traditionnellement, le texte présenterait le conflit comme une rivalité de chefs soutenus par leurs clans, ce qu’on appellera des « hétairies  » dans le jargon politique postérieur. Mais n’exprime-t-il pas plutôt l’idée qu’à un clan aristocratique Clisthène oppose l’ensemble du peuple dont il s’est fait le «  compagnon  » – sens fort du terme hétairos ? – L’Athènaiôn Politeia (XX,  1) est encore plus explicite  : «  Après le renversement de la tyrannie [511/510], s’affrontèrent Isagoras, fils de Teisandros, ami des tyrans, et Clisthène, de la famille des Alcméonides. En passe d’être submergé par les hétairies, Clisthène s’attacha le peuple en remettant le pouvoir politique à la masse (Ἡττημένος δὲ ταῖς ἑταιρείαις ὁ Κλεισθένης προσηγάγετο τὸν δῆμον, ἀποδιδοὺς τῷ πλήθει τὴν πολιτείαν) ». Même emploi de stasiazein pour caractériser l’affrontement entre les deux hommes. Même idée du recours de Clisthène au dèmos dès lors qu’il a le dessous. Cela n’apparaît pas seulement comme une manœuvre pour éliminer un adversaire, mais aussi comme le moyen d’assurer à ses réformes une majorité dans l’assemblée. Nos textes sautent ensuite à une nouvelle crise 14 : Isagoras, archonte en 508/507 (AP, XXI,  1), refuse de se soumettre à  la volonté de l’assemblée qui approuve la réforme de Clisthène. Il  appelle à  l’aide le roi spartiate Cléomène qui, sur son conseil, a envoyé aux Athéniens «  un héraut avec ordre de chasser Clisthène et avec lui beaucoup d’autres Athéniens en les traitant d’Impurs » (Hérodote, V,  70)  ; plus brièvement, l’Athènaiôn Politeia parle de « chasser la souillure » (XX, 2) ; bref, on en revient à cette   Hérodote, V, 70-72 ; AP, XX, 2-3.

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vieille exclusion des Alcméonides décidée à  la suite du meurtre des Cylonides à  fin du viie  siècle, dont fut rendu responsable l’archonte Mégaclès, ce qui avait valu l’exil à  sa famille. Clisthène choisit de partir avant même la venue de Cléomène, lequel, une fois arrivé, aurait chassé 700 familles. La tentative d’établir au pouvoir l’oligarchie des partisans d’Isagoras avec 300 des leurs comme magistrats (conseillers ?) se heurte alors à la double opposition du « conseil » (Aréopage ?) et du peuple 15. D’un commun accord, ils assiègent Cléomène, Isagoras et leurs troupes et ils obtiennent leur reddition et leur départ, peut-être suivi de l’exécution des partisans d’Isagoras 16. La  rapidité de la capitulation de Cléomène suggère qu’il a été surpris par la réaction des Athéniens et n’a pas eu le temps d’assurer l’approvisionnement. Après, seulement, Clisthène et les autres exilés revinrent à Athènes. Alors « les Athéniens » tentèrent de nouer une alliance avec les Perses, et « leurs délégués » acceptèrent de « donner la terre et l’eau », c’est-à-dire de reconnaître l’autorité du Roi, ce qui leur valut des accusations au retour (Hérodote, V, 73). Nous ignorons qui ils étaient et ce qui en résulta pour eux, mais l’alliance ne fut pas conclue. Ensuite, hormis la tentative avortée de vengeance de la part de Cléomène en 506 (Hérodote, V, 74-77), c’est le grand silence : pas un mot sur l’avenir de Clisthène, dont on est amené à  supposer qu’il mourut alors, sans qu’on jugeât bon de le signaler. 15  Mes doutes sur l’existence du conseil solonien des 400 (Fr. Ruzé, Délibération et pouvoir dans la cité grecque, de Nestor à Socrate, Paris, 1997, p. 358-368) ne suffiraient pas à opter pour le conseil de l’Aréopage ; c’est la rapidité de réaction et la nécessité d’un petit groupe doté d’une autorité certaine qui rendent beaucoup plus vraisemblable l’action de ce conseil. Toutefois, selon J.  Ober, « The Athenian Revolution of   508/7 B.C. : Violence, Authority and the Origin of   Democracy », in G. Dougherty et L. Kurke (éd.), Cultural Poetics in Archaic Greece : Cults, Performance, Politics, Cambridge, 1993, p. 221-222, l’insurrection est spontanée, aucun chef  n’étant mentionné pour diriger le siège  ; le bruit s’est répandu et les Athéniens ont réagi d’eux-mêmes à la suite du refus d’obéissance des conseillers. Il me paraît impossible de trancher. 16  Hérodote, V,  72  : «  Le troisième jour, par convention (ὑπόσπονδοι), ceux d’entre eux qui étaient Lacédémoniens quittèrent le pays. [...]  Q uant aux autres assiégés, les Athéniens les emprisonnèrent pour les mettre à mort [...] ». Mais AP, XX, 3 : « Le peuple (dèmos) s’installa pendant deux jours pour les assiéger et, le troisième jour, il laissa partir par convention (ὑποσπόνδους) Cléomène et tous ses partisans ».

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3.  Une histoire sans panache Ces récits nous aident à comprendre pourquoi Clisthène n’a pas eu un destin de héros. Hérodote lui-même réduit sa réforme à une imitation de son grand-père, le tyran Clisthène de Sicyône : «  Clisthène d’Athènes, qui était par sa mère petit-fils de ce Sicyônien et lui devait son nom, obéissant lui aussi, ce me semble, à  un sentiment de mépris pour les Ioniens, et ne voulant pas que les mêmes tribus existassent à  Athènes et chez eux, suivit l’exemple de son homonyme : après qu’il eut adjoint à son groupe le dèmos, exclu auparavant de tout, il changea les noms des tribus et en augmenta le nombre ; il institua dix phylarques au lieu de quatre, et répartit les dèmes en dix groupes, entre les tribus » (V,  69). Cela semble assez réducteur et pourrait refléter une maigre estime pour le réformateur, même si plus loin, lorsqu’il conte le mariage d’Agaristè, fille du tyran de Sicyône, il signale que de ce mariage est issu «  Clisthène qui établit les tribus et la démocratie à  Athènes  » (VI,  131). Plutarque parle de «  ce Clisthène qui chassa les Pisistratides, détruisit vaillamment la tyrannie et établit des lois et une constitution si bien équilibrée pour assurer la concorde et le salut de la cité » (Pér. 3, 2), mais il ne lui consacre pour autant aucune biographie, alors que Thésée et Solon y ont droit. Même Élien ne trouve rien d’autre à rapporter sur lui qu’une fausse anecdote sur l’ostracisme (HV, XIII, 24). Bref, on ne s’est pas donné la peine d’inventer une vie à Clisthène, il n’a pas généré de mythe exaltant. Je perçois au moins quatre raisons à ce curieux effacement mémoriel. 1.  La  première est que, même dans les récits des événements auxquels il a dû être mêlé, sa place est obscure. De sa vie, nous ne connaissons que des départs en exil et des retours, sans gloire. De plus, à une exception près, ce sont « les Alcméonides » qui sont crédités de l’action, même pour susciter l’expulsion des tyrans  ; nous ne pouvons donc que supposer sa participation à cette action de groupe. Or il est absent d’Athènes lors de l’expulsion des tyrans, de même qu’il ne participe pas à l’insurrection contre Isagoras et Cléomène, puisqu’il est parti avant même l’arrivée de ce dernier. Nous pouvons toujours imaginer qu’il exerçait néanmoins une certaine influence sur les comporte62

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ments athéniens, si ses projets étaient connus, mais cela ne mène pas très loin. Il arrive cependant que certains auteurs s’efforcent de grandir son rôle et de souligner le bien qu’il a fait à la cité, au risque de déformer l’histoire. Isocrate oublie carrément le rôle des Lacédémoniens dans l’éviction des tyrans, ce qui lui permet d’en donner à Clisthène toute la gloire en affirmant qu’il « ramena le peuple et chassa les tyrans 17  ». Mais, pour Démosthène (Midias, 144), ce sont les Alcméonides. Ni l’un ni l’autre ne considère que l’argent servit à soudoyer la Pythie, mais plutôt à financer l’opération de retour et de renversement de la tyrannie. On prendrait ainsi timidement le chemin de l’héroïsation, que confirmerait Plutarque en critiquant Hérodote pour avoir introduit cette idée de corruption de la Pythie 18, et en célébrant Clisthène comme nous l’avons vu. Il y aurait donc une tradition qui fluctuait au gré des volontés de célébration. Pour autant, cela implique-t-il l’existence d’une tradition qui ferait honneur à  l’action de cet homme  ? Nous constatons que souvent, quand Clisthène surgit comme vainqueur des tyrans, c’est à l’occasion d’une querelle qui ne le concerne pas au premier chef, comme en témoigne son utilisation par le jeune Alcibiade dans un discours d’Isocrate (Attelage, 26), ou son invocation pour revenir à  de meilleures institutions, ou encore son utilisation par Plutarque pour contester le récit d’Hérodote. Dans ces cas-là, Clisthène lui-même ne semble pas être intéressant. 2. La  deuxième raison est que la réécriture du passé national athénien s’accommode mal de certains soupçons pesant sur les Alcméonides et donc sur Clisthène, qui semble avoir été le plus important d’entre eux dans le dernier quart du vie siècle. Q uelques décennies plus tard, les Spartiates étant devenus les grands ennemis, il ne sera pas glorieux d’avoir fait appel à eux. De même, la tentative de négociation avec les Perses, une fois Isagoras chassé, pouvait faire mauvaise impression. Certes, il est impossible de   Isocrate, Attelage, 26 ; Aréopagitique, 16 ; Échange, 231.   Plutarq ue, Malignité, 23, 860c.

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savoir qui a fait partie de la délégation envoyée à Sardes (Hérodote, V, 73), et je pense que si Clisthène en avait été, cela se saurait ; il n’en reste pas moins qu’un soupçon de connivence avec les Perses va durablement peser sur les Alcméonides, puisque le bruit a couru qu’en 490, lors de la bataille de Marathon, ils firent signe aux Perses « en élevant leur bouclier, parce qu’ils auraient voulu que les Athéniens fussent soumis aux Barbares et à  Hippias » (Hérodote, VI, 121). Double accusation, donc, de vouloir aider et les Perses et Hippias. Hérodote rejette vigoureusement cette allégation portant sur des gens « chez qui [...] on aperçoit clairement la haine de la tyrannie  ». Mais les bruits courent quand même 19. En effet, les relations des Alcméonides avec les tyrans ne sont pas si nettes, à plus d’un titre. Hérodote lui-même insiste sur le fait que Clisthène est le petit-fils, par sa mère, du tyran Clisthène de Sicyone. Plus grave, la fille de Mégaclès, donc la sœur de Clisthène, a épousé Pisistrate  ; il est vrai que ce mariage fut un échec, dû au refus de Pisistrate de le consommer normalement, car il ne voulait plus d’enfants – ce qui aurait entraîné la rupture entre les Alcméonides et Pisistrate. Dès lors, on suggère que l’exil des Alcméonides remonterait à 546. Mais il existe un document qu’aucune source littéraire ne mentionne, c’est la liste des archontes, trouvée en fragments incomplets, et sans doute conservée dans les archives (IG, I3 1031 ; Nomima, I,  89) 20. Or, selon une restitution raisonnable, elle indique un archontat de Clisthène en 525/524. Comme c’est seulement en 514/513 qu’eut lieu une tentative avortée de retour des Alcméonides exilés (Hérodote, V,  62), il est tentant de voir dans cet exil des Alcméonides un effet du durcissement de la tyrannie après le meurtre d’Hipparque en 514, ce que 19 H.  van Effenterre, «  Clisthène et les mesures de mobilisation  », REG, 89 (1976), p. 2, n. 5, notait : « Peut-être parce que Solon n’était pas suspect d’avoir jamais pactisé avec le Barbare, l’Athènes classique a privilégié Solon le législateur aux dépens de Clisthène, comme fondateur de la démocratie  ». Voir aussi B. M. Lavelle, « Koisyra and Megakles, the Son of   Hippokrates », GRBS, 30 (1989), p. 503-513, qui insiste sur les relations entre les Alcméonides, les Pisistratides et le médisme au début du ve siècle. 20  Voir notamment C. Pébarthe, « Clisthène a-t-il été archonte en 525/4 ? Mémoire, oubli et histoire des Athéniens à  l’époque classique  », RBPh, 83/1 (2005), p. 25-53.

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confirmerait l’Athènaiôn Politeia qui les dit «  chassés par Hippias  » (XIX,  4). Cela s’accorde bien avec une datation autour de 514/513-506/505 pour l’achèvement de la reconstruction du temple de Delphes, incendié en 538, à laquelle ils s’attellent (Hérodote, V, 62 ; AP, XIX, 4) 21. En principe, cette collaboration avec Pisistrate n’était pas gênante car les auteurs classiques reconnaissaient que Pisistrate respectait les lois existantes et se comportait en bon citoyen 22 et que les Athéniens s’étaient fort bien accommodés de son pouvoir, puis de celui de ses fils, du moins jusqu’en 514 23. Mais la vision des tyrans a évolué dès les premières décennies du ve siècle et les Athéniens se sont mis à  condamner ceux qui avaient collaboré, avec d’autant plus d’ardeur qu’ils étaient tous compromis  ! D’où la célébration des « tyrannoctones », meurtriers d’Hipparque, en libérateurs de la cité, alors qu’ils n’ont fait que rendre le pouvoir d’Hippias vraiment tyrannique 24. Comme le remarque justement Chr. Pébarthe, tout se passe comme si on avait voulu effacer de l’histoire d’Athènes les bonnes relations que la majorité des Athéniens, et Clisthène entre autres, avaient eues avec les tyrans, pour leur substituer une hostilité fondamentale et permanente, maintenant que la tyrannie était devenue maudite. Mais le silence peut-il totalement effacer la mémoire ? Il est donc possible qu’on n’ait pas trop cherché à  exposer la vie du réformateur de peur d’y trouver des éléments devenus troubles, d’autant plus qu’il s’est imposé grâce à  une stasis. On disposait d’autres figures auxquelles faire jouer un rôle fondateur pour la démocratie, notamment celle de Thésée. Il  est notable que, dans la stoa de Zeus, sur l’Agora, c’est Thésée que le 21  Cette date paraît bien convenir selon P. de la Coste-Messelière, Delphes, Paris, 1957, p. 327. 22  Voir notamment Hérodote, I, 59 ; Thucydide, VI, 54, 6 ; AP, XIV, 3 et XVI, 7. 23  G. Camassa pense que cela a pu changer « surtout dans la phase descendante de la parabole » (G. Camassa, « Les (nouvelles) lois de Clisthène et leur histoire », in V. Azoulay et P. Ismard (éd.), Clisthène et Lycurgue d’Athènes : autour du politique dans la cité classique, Paris, 2011, p. 44-45). 24   Thucydide, VI,  53-59. Voir notamment N.  Loraux, «  Enquête sur la construction d’un meurtre en histoire  », L’Écrit du Temps, 10. Documents de la Mémoire, Paris, 1985, p. 1-21 et V. Azoulay, Les Tyrannicides d’Athènes. Vie et mort de deux statues, Paris, 2014.

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peintre Euphranor, au ive siècle av. J.-C., a représenté aux côtés de Dèmocratia et Dèmos : « Le tableau signifie clairement que Thésée est le fondateur de l’égalité politique à Athènes (τὸν καταστήσαντα Ἀθηναίοις ἐξ ἴσου πολιτεύεσθαι) » (Paus. I, 3, 3). Pausanias n’y croit pas mais, apparemment, les Athéniens voulaient y croire et ne songeaient pas à Clisthène pour ce rôle. 3.  En  réalité, les auteurs anciens ont du mal à  qualifier la position politique de Clisthène. Démocrate, démagogue, aristocrate, les qualificatifs varient. Nous avons vu qu’à la base de sa réforme, nous trouvons l’élargissement du corps civique. À  son époque, il n’y avait pas de difficulté à fondre les hommes libres résidents en un seul groupe, celui des citoyens, qu’ils fussent autochtones, venus d’ailleurs ou affranchis 25. Plus tard, lorsque la distinction entre citoyens et étrangers sera devenue radicale (et, en fait, l’inscription dans le dème fut le premier pas vers cette clôture) 26, un réflexe « identitaire », comme nous dirions aujourd’hui, pourra entraîner une dépréciation de sa politique. Cette large absorption d’individus dans le corps civique fut sans doute une simple mesure de circonstance, destinée à stabiliser une société qui avait accueilli un certain nombre d’étrangers du fait de sa prospérité et de la volonté de certains, tels Solon ou Pisistrate, de développer l’activité artisanale. Aristote (Pol.  III,  1275 b 34-39) parle de « métèques d’origine étrangère ou d’origine servile », tandis que dans l’Athènaiôn Politeia (XIII, 5) est évoqué le soutien aux tyrans de ceux «  dont la naissance n’était pas pure  ». Ceux-là, Clisthène tenait à les rassurer et à s’en faire des alliés en les intégrant au dèmos. Ce n’était sans doute pas du goût de tous les Athéniens de longue date et pouvait être perçu comme de la démagogie, après quoi il put apparaître comme un traître aux yeux de l’élite, à  l’origine de «  dérives  » réelles ou supposées 27. Toutefois, Clisthène fit tout cela sans ostentation, sans bravoure affichée, 25  Fr. Ruzé, « Les premières manifestations de la citoyenneté en Grèce », in Ead., Eunomia, p. 166-174. 26  Ce n’est sans doute pas un hasard si la première mention épigraphique du « métèque » date de la fin du vie siècle à Athènes, dans une épigramme funéraire pour Anaxilas de Naxos (Nomima, I, 9). 27  Voir le commentaire du texte de l’AP par J.  Ducat, «  Aristote et la réforme clisthénienne », p. 48-51.

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certes en risquant l’exil, mais les arrières étaient assurés. Cette réserve a même incité certains historiens à penser que Clisthène ne tenait pas tant à stabiliser le pouvoir du dèmos qu’à favoriser, par son subtil découpage territorial, le pouvoir des Alcméonides 28. Si c’est le cas, ce fut un échec ! Mais je suis plus perplexe face à  la valse, dans nos sources, des étiquettes d’aristocratique ou de démocratique associées à  la politique de Solon/Clisthène. Nous avons vu qu’Hérodote, l’Athènaiôn Politeia et Isocrate insistent sur la démocratie que Clisthène a instaurée, et parlent de régime «  plus démocratique  » que celui de Solon. On  en fait même «  l’hègémôn  / prostatès du peuple 29  » (AP, XX), selon une formule souvent appliquée à  Périclès, autrement plus courtisé par les historiens. Cependant, Plutarque (Cimon, 15) nous dit aussi que, revenant à Athènes après qu’eurent été adoptées les réformes d’Éphialtès, Cimon voulut rétablir « l’aristocratie du temps de Clisthène ». Lors de la révolution oligarchique de 411, « Cleitophon proposa qu’il en soit pour le reste comme Pythodoros l’a proposé [trente probouloi pour rédiger des propositions pour le salut de la cité], mais qu’on ajoute que les hommes élus recherchent (vel examinent 30) aussi les lois ancestrales (patrioi nomoi) que Clisthène avait établies lorsqu’il installa la démocratie, afin de les prendre en considération pour se décider au mieux, avec l’idée que la politeia de Clisthène n’était pas favorable au peuple (οὐ δημοτική), mais analogue à celle de Solon » (AP, XXIX, 3) 31. 28   Par ex. G. R. Stanton, « The Tribal Reform of  Kleisthenes the Alkmeonid », Chiron, 14 (1984), p. 1-41 ; Id., Athenian Politics c. 800-500 BC. A Sourcebook, Londres – New York, 1990, p. 151sq. 29  J. Ober voit dans le prostatès tou dèmou, non pas le détenteur d’un pouvoir particulier mais l’homme politique apte à persuader les Athéniens d’adopter ses propositions (J. Ober, « The Athenian Revolution », p. 216). 30  P.  J.  Rhodes, A  Commentary on the Aristotelian “Athenaiôn Politeia”, Oxford, 1981, p. 375-377 et Id., « “Alles eitel gold” ? The Sixth and Fifth Centuries in Fourth-Century Athens », in M. Piérart (éd.), Aristote et Athènes, Paris, 1993, p. 57 : cela signifie-t-il que ces lois existent et qu’il faut les examiner, ou bien qu’on ne sait pas si elles existent et qu’il faut les rechercher ? P. J. Rhodes opte pour la seconde hypothèse (ἀναζητεῖν = rechercher). 31   J. Bibauw, « L’amendement de Clitophon (Aristote, AP, XXIX, 3) », AC, 34 (1965), p.  464-483, voit dans cet amendement le désir d’un retour à  une démocratie modérée, sans les réformes postérieures à  Clisthène  ; la fin de la phrase («  avec l’idée que...  ») serait un commentaire aristotélicien. Pour

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Ces hésitations témoignent-elles du flou qui entoure sa personnalité ? C’est qu’il y avait eu après Clisthène des modifications dont trois étaient particulièrement mal vues des modérés : la restriction des pouvoirs de l’Aréopage, le misthos pour les fonctions publiques (pas encore pour l’Assemblée), la graphè para nomôn. Par rapport à  cela, la réforme de Clisthène paraît en retrait et pourrait satisfaire les démocrates modérés. Ce qui me mène à ma quatrième raison. 4.  Clisthène apparaît comme un homme seul et sans gloire. Certes, toutes les raisons énoncées ont leur part dans sa destinée médiocre. Il n’empêche que, revenant à la question posée en introduction, le quasi silence des Anciens, hormis Hérodote et Aristote, et l’absence totale de mythe élaboré autour du personnage, comme ce fut le cas pour Thésée, Solon, Thémistocle ou Périclès, nous intriguent. Q u’est-ce qui lui manque par rapport à eux ? Ne serait-ce pas que l’homme était dépourvu du panache nécessaire à  l’héroïsation  ? Pas de gloire, pas d’action militaire, pas de capacité à  entraîner les foules. Il  est toujours un peu en retrait dans l’action et se trouve absent dans les grands moments. Un médiocre orateur, peut-être, mais surtout un homme seul, sans entourage de grandes figures qui le mettraient en valeur, un politique efficace certes, mais noyé dans la masse. Cela ne fait pas rêver et donne peu de grain à moudre aux historiens, biographes et autres rapporteurs d’anecdotes. « Comme si la démocratie n’avait que faire des héros fondateurs lorsqu’ils ne sont pas, tels les tyrannoctones, morts dans la lutte contre les tyrans 32 ». De fait, même si quelques-uns tentèrent d’attribuer à Clisthène l’expulsion des tyrans, c’est autour des tyrannoctones que se constituera le mythe libérateur. Et c’est peut-être un des éléments du silence. L’Athènaiôn Politeia (XX) le dit pourtant, nous l’avons vu, hègémôn et prostatès du peuple. Q u’est-ce que ce chef  politique démocrate qui n’intervient jamais dans une action de masse, qui est toujours absent lorsque le danger menace, qui devance l’exil ? G. Camassa, « Les (nouvelles) lois de Clisthène », p. 52, ce serait une façon de dénier à Clisthène la fondation d’une « démocratie populaire entendue comme un système politique dans lequel le véritable rôle de décision revient au dèmos ». 32 N. Loraux, « Clisthène, diviseur-lieur d’Athènes », p. 24.

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Hérodote voit en lui quelqu’un qui se fit compagnon du peuple. Ce n’est pas ainsi qu’on imaginait un chef. Ce n’est pas un Thésée comme celui des Suppliantes d’Euripide, qui est roi mais en même temps un guide pour le dèmos, dont il respecte les choix qu’il a sans doute lui-même inspirés 33. Ses réformes elles-mêmes, devenues à nos yeux subtiles, fondamentales et extraordinairement clairvoyantes, n’ont sans doute pas été perçues comme telles à l’époque. On peut même aller plus loin  : les Athéniens avaient besoin d’enraciner leur démocratie dans leur lointain passé autochtone et n’étaient pas prêts à reconnaître le rôle fondateur d’un Clisthène  ; Thésée, bien antérieur à l’époque où se construisit l’histoire d’Athènes, fut préféré ; il était déjà devenu un héros 34. Comme le remarque A. Fouchard, puisque le mythe de l’autochtonie affirme la même origine pour le peuple et pour l’aristocratie, l’égalité du dèmos est originelle et Clisthène ne peut plus l’avoir introduite 35. Et les historiens, atthidographes, biographes ou philosophes, ont emboîté le pas. Lorsque leur récit ne permettait pas d’esquiver l’Alcméonide, ils ne lui attribuaient pas de rôle décisif, seulement une capacité de technicien de la démocratie  : il est symptomatique que Pausanias (I, 29, 6), décrivant les monuments funéraires sur la route de l’Académie, ne caractérise Clisthène que comme « celui qui inventa le système des tribus qui existe encore maintenant  ». Comme Hérodote, il ne s’intéressait guère aux conséquences de ses réformes.

33   J. McInerney, « Politicizing the Past : The Atthis of  Kleidemos », ClAnt, 13 (1994), p. 17-37, retrouve chez le premier des Atthidographes, Kleidèmos, un Thésée devenu le plus grand héros athénien, alliant l’autorité aristocratique au respect de la démocratie, comme dans les Suppliantes  ; il équilibrait le pouvoir du peuple par celui d’un chef  responsable et audacieux. 34  Voir par ex. P.  Lévêq ue et P.  Vidal-Naq uet, Clisthène l’Athénien  : essai sur la représentation de l’espace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du vie siècle à la mort de Platon, Paris, 1964, p. 119 sq., ou J.-P. Vernant, Préface à  P.  Lévêq ue et Sp.  Spathis (éd.), Clisthène et la démocratie athénienne : actes du colloque de la Sorbonne tenu le 15 janvier 1994, Paris, 1995, p.  8. Sur l’ambiguïté de la notion d’autochtonie, N.  Loraux, Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, 1996. 35 A.  Fouchard, Aristocratie et démocratie. Idéologies et sociétés en Grèce ancienne, Paris, 1997, p. 183-185.

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Conclusion Par un curieux revers de l’histoire, ce manque d’héroïsation et de construction mythique a pu contribuer à  inspirer confiance aux Modernes intéressés à  prendre Clisthène comme référence. Le premier à lui avoir accordé la place qu’il mérite est G. Grote dans sa monumentale History of   Greece (t. IV), dans les années 1840. Les historiens ont maintenant tendance, notamment depuis la publication du Clisthène l’Athénien de P.  Lévêque et P.  Vidal-Naquet en 1964, à  lui attribuer une capacité excessive à reconstruire la démocratie sur des bases à la fois plus larges et plus «  scientifiques  », en insistant sur l’influence de la pensée des Physiciens ioniens. C’est peut-être optimiste, mais cela lui donne une aura qui entraîne un certain engouement pour le personnage. Je me limiterai à trois exemples pour illustrer cette nouvelle popularité. Lorsque Jacques Delors, dans les années 1980, rassemble autour de lui quelques têtes bien faites pour élaborer un projet d’avenir, il l’appelle le « club Clisthène 36 ». En 1994, le Conseil économique et social tient un « Colloque Clisthène » consacré aux relations entre l’État, le service public et le marché. Plus surprenant et satisfaisant pour nous, un collège-lycée expérimental créé à  Bordeaux en 2002 est appelé CLISTHENE, acronyme de «  Collège Lycée Innovateur et Socialisant à  Taille Humaine dans l’Éducation Nationale et Expérimental ». Cela me laisse perplexe, mais nous apporte la satisfaction de voir que Clisthène, en définitive, n’est pas oublié et que, parce qu’on lui attribue la solidité des fondements de la démocratie athénienne, en faisant confiance au peuple et en lui garantissant la participation aux décisions publiques, on le revendique encore comme modèle. L’histoire ancienne aurait-elle de beaux jours devant elle ?

36 Ph.  Meyer, Eaux-fortes, Paris, 1995, p.  86, évoquant l’entourage de J. Delors, parle du « dernier échelon de la pyramide, la Curie constituée par le club Clisthène, trente apôtres rassemblés une fois par mois pour ne débattre, c’est juré, que des grands sujets ».

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STAVROULA KEFALLONITIS Université de Lyon – UJM-Saint-Étienne, CNRS – HiSoMA, UMR 5189

USAGES POLITIQ UES DU SILENCE CHEZ THUCYDIDE ET DENYS D’HALICARNASSE Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen 1. L. Wittgenstein, Logisch-Philosophische Abhandlung (Tractatus logico-philosophicus), 7

« Ssss... » : le mot « silence » fait lui-même entendre le sifflement qui invite à  parler moins fort ou à  se taire, à  atténuer ou faire cesser un bruit, comme silentium 2, σιγή ou σιωπή 3. Par rapport à la norme que peut représenter le sonore, le silence apparaît comme un amoindrissement ou une perte, une dissolution, voire une absence. D’une manière générale, le silence du locuteur qui s’interrompt dénote tantôt une faiblesse – défaut de mémoire, manque de courage, de franchise –, tantôt une force – maîtrise de la parole, contrôle de soi-même, calme. Q uant au silence de l’auditeur, il peut selon le contexte être compris comme une marque d’assentiment, de complicité, de respect, voire de peur, ou à l’inverse comme l’expression d’une distance et, éventuellement, d’une hostilité. Les expressions françaises relatives au silence témoignent de la multiplicité des appréciations qui lui sont associées de nos jours et de son caractère protéiforme, tantôt du côté de l’impuissance ou 1  « Ce dont on ne peut parler, qu’on se taise à ce sujet » (L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski [19611], Paris, 1986, p. 107). 2  Sur le lien étymologique établi par le Pseudo-Charisius entre le verbe silere et la lettre S, qui est, d’après Festus, une notation du silence, voir M.-K. Lhommé, « Problèmes du silence : Silere, s, st et la notation du silence », Eruditio Antiqua [en ligne], 5  (2013), p.  95-112, disponible sur ‹http://www.eruditio-antiqua. mom.fr/vol.5/EA5g.Lhomme.pdf› (consulté le 11 mai 2016). 3  Sur la valeur onomatopéique de ces deux mots, voir P.  Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque  : histoire des mots, Paris, 1999, s. v. σιωπάω.

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du vice, tantôt du côté de la performance ou de la vertu : d’une part, « silence complice », « passer sous silence », « réduire au silence », « acheter le silence », « loi du silence », omertà, etc. ; d’autre part, « La parole est d’argent, le silence est d’or », « un silence éloquent  », «  un silence qui en dit long  »,  etc. Autant de «  représentations sociales et axiologiques du silence dans la parole 4 » qui incitent à aborder ce thème avec une prudence redoublée, en adoptant une approche pragmatique, en contextualisant autant que possible les occurrences observées pour mieux cerner les enjeux à l’œuvre dans leurs représentations.

1.  Le silence comme signifiant politique et rhétorique Comment interpréter « bons » et « mauvais » silences ? Q uelle valeur attribuer à la dimension éthique qui leur est associée sinon l’expression d’un rapport de force politique et rhétorique  ? Q u’ils apparaissent comme trompeurs, mensongers, ou manipulateurs, ou bien comme parlants, éloquents, ou révélateurs, les silences s’inscrivent dans un échange verbal qui tient la « vérité » comme repère. Dès lors, le contexte historique, en particulier politique, s’avère particulièrement dense à  ce sujet, comme en témoigne par exemple le corpus des affiches contestataires de mai 1968. D’une part, les slogans de ces affiches évoquent le silence imposé à  une jeunesse représentée comme bâillonnée  : «  Sois jeune et tais-toi  » (la main d’une silhouette du général de Gaulle posée sur la bouche d’un jeune homme), «  Une jeunesse que l’avenir inquiète trop souvent » (un visage dont seuls apparaissent les yeux en forme de cibles, recouvert de bandages que retient une épingle à nourrice symboliquement placée sur la bouche). D’autre part, ce sont les médias qui sont mis à l’index : « L’intox vient à domicile » (une forêt d’antennes de télévision en forme de croix de Lorraine plantées sur des toits), « Information libre » (un visage aux yeux bandés ouvre la bouche pour parler à un micro de radio), « La police vous parle tous les soirs à 20h » (un CRS casqué parle au micro de l’ORTF), « Attention, la radio ment  » (un panneau routier triangulaire dont le point d’excla4 D. Barbet et J.-P. Honoré, « Ce que se taire veut dire. Expressions et usages politiques du silence », Mots. Les Langages du politique, 103 (2013), p. 8.

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mation signalant un danger est remplacé par un micro vertical), « La voix de son maître » (une silhouette du général de Gaulle tient un poste de télévision). Ce thème pourrait être résumé de manière humoristique par le refrain d’une chanson de Jacques Dutronc dont les paroles ont été écrites par Jacques Lanzmann : « On nous cache tout, on nous dit rien. | Plus on apprend plus on ne sait rien. | On nous informe vraiment sur rien 5 ». Si la dénonciation du silence est un thème fréquemment associé à la critique d’un pouvoir jugé autoritaire, accusé de pratiquer propagande ou désinformation, c’est que la parole et ses usages constituent un enjeu premier au sein de la cité. D’une part, le pouvoir politique, en disposant de la parole, contrôle également ses silences, qu’ils traduisent son autorité ou la solennité d’une situation, ou qu’ils visent la manipulation ou le sensationnalisme. D’autre part, le simple particulier ne dispose pas nécessairement de la parole et peut être contraint à un silence de soumission ou de peur. Ainsi passe-t-on d’une négativité logique de la représentation du silence (moins de bruit ou moins de paroles) à une connotation négative éthique, à la fois rhétorique et politique, celle du silence non seulement trompeur, manipulateur ou imposé par la force, mais aussi obscurantiste et mortifère. Tandis que la parole est associée au progrès, à la lumière et à la vie, le silence paraît dénoter l’opposition au savoir, les ténèbres et la mort. L’identification entre silence et mort a été récemment très politiquement médiatisée à propos du sida. Un célèbre tableau, réalisé par Keith Haring 6 en 1989 pour lutter contre l’épidémie aux côtés de l’association Act Up, reprend et détourne l’allégorie asiatique des trois singes de la sagesse en représentant trois personnages se couvrant de leurs mains respectivement les yeux, les oreilles et la bouche, avec les phrases suivantes : « IGNORANCE = FEAR », « SILENCE = DEATH ». En  France, le slogan «  SILENCE  =  MORT  » inscrit sur fond noir continue à être l’un des visuels les plus diffusés par Act Up. Dans une même logique de dénonciation du silence, certains 5  « On nous cache tout, on nous dit rien », Les Play Boys, 45 T – Vogue EPL 8497 (face B), Villetaneuse, 1966. 6  Disponible sur ‹http://www.haring.com/!/art-work/253#.V6fJ3biLTIU› (consulté le 11 mai 2016).

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membres de l’association pratiquent l’outing, brisant le silence entretenu par des personnages publics sur leurs orientations sexuelles ou leur séropositivité. Le  silence peut aussi prendre la forme de la terreur. Le lendemain même de l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, Reporters sans frontières, organisation non gouvernementale ayant pour objectif  la défense de la liberté d’informer et d’être informé, lance une campagne d’affichage sans support iconographique, avec pour seul message, en lettres blanches sur fond noir 7 : « Ils veulent nous réduire au silence. Ils n’auront obtenu qu’une minute ». Au cœur des combats politiques, le silence intéresse aussi la rhétorique où, comme en musique, il est susceptible de trouver une place légitime. En apparaissant sur la partition musicale au même titre qu’une note ou un accord, le silence 8 fait partie intégrante du morceau. Le silence a même pu être au cœur de plusieurs compositions classiques et contemporaines, faisant naître le concept de «  musique silencieuse  ». En  1919, Erwin Schulhoff  compose un morceau silencieux intitulé « In Futurum ». En 1952, l’Américain John Cage propose « 4’33’’ », œuvre composée de trois mouvements silencieux. Parallèlement, dans le sillage de la série Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch, en 1918, et de l’art conceptuel, Yves Klein organise en 1958 à Paris une exposition où il n’y a « rien à voir ». De telles approches prouvent que la perception du silence et du vide qui lui est associé est susceptible d’évoluer de manière singulière. C’est ainsi que le silence peut apparaître comme un élément musical et une partie structurante du discours, en même temps que comme un élément constitutif  de la communication et une partie signifiante du discours. Ce faisant, le silence intervient à la fois sur l’axe syntagmatique et sur l’axe paradigmatique du discours 9.

7   Disponible sur ‹https://twitter.com/rsf_inter/status/553268078784811008› (consulté le 11 mai 2016). 8  Pause, demi-pause, soupir, quart de soupir, huitième de soupir, etc. équivalent en durée respectivement à une ronde, une blanche, une noire, une croche, une double croche, etc. 9 D. Barbet et J.-P. Honoré, « Ce que se taire veut dire », p. 11.

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2.  De l’intérêt d’étudier le silence chez les historiens, notamment ceux de la Grèce antique, et en particulier chez Thucydide et Denys d’Halicarnasse Au cœur de nombreux enjeux associés au silence se trouve l’écriture de l’histoire. L’historien est en effet sans cesse confronté au silence, s’interrogeant notamment sur l’identification, l’interprétation ou la reproduction des silences des acteurs de l’histoire, sur les lacunes des sources historiques consultées, ou sur ses propres omissions. Or, dans ce domaine, le corpus des historiens antiques occupe une place particulière, à la croisée des problématiques liées au silence, parce que non seulement il s’inscrit dans une perspective éthique et politique, mais qu’il assume aussi pleinement sa part rhétorique 10 et, avec elle, une littérarité qui paraît antinomique avec l’écriture de l’histoire telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Une différence de perception du silence incite en outre à distinguer nettement l’Athènes classique, où il semble que le silence se trouve perçu d’une manière moins négative qu’à Rome 11 : associé au calme de l’ἡσυχία, le silence peut être un des instruments de l’orateur tranquille, capable de conserver la maîtrise de soi en toutes circonstances 12. L’Athènes des ve et ive siècles av.  J.-C. offre ainsi un cadre particulièrement dynamique lorsqu’il s’agit d’étudier les silences de l’historien. Or parmi les auteurs de cette période, Thucydide apparaît comme un cas particulier, à la fois par l’importance des mystères qui entourent sa biographie et le sujet de son œuvre –  dont le prestige fait parfois oublier le silence paradoxal des sources contemporaines sur le déclenchement et le déroulement 10   Sur la manière dont, dans le monde grec, la figure de l’historien s’est peu à peu imposée en trouvant sa place aux côtés du poète et du philosophe, et sur l’importance de la dimension rhétorique et littéraire des projets d’écriture historique, tels qu’ils sont notamment présentés dans les préfaces proposées par les auteurs, voir Fr.  Hartog et M.  Casevitz, L’Histoire d’Homère à  Augustin. Préfaces des historiens et textes sur l’histoire, Paris, 1999. 11  Ch.  Guérin se réfère à  Tacite (Dialogue des orateurs, 36,  8-37,  1) pour souligner combien le silence est politiquement et socialement déconsidéré dans l’espace public romain, et il rappelle le « lieu commun des traités et des manuels rhétoriques, selon lequel l’être humain, par opposition aux bêtes, est avant tout défini par sa capacité à parler » (Ch. Guérin, « Le silence de l’orateur romain : signe à interpréter, défaut à combattre », RPh, 85/1 (2011), p. 43-44). 12  Voir Ch. Guérin, « Le silence de l’orateur », p. 44.

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de la guerre du Péloponnèse 13 –, mais aussi par les commentaires et les débats qui s’y sont intéressés et continuent d’alimenter un perpetuum mobile interprétatif  à propos du texte qui nous est parvenu. À cet égard, une comparaison de l’œuvre de Thucydide avec le magnum opus de Denys d’Halicarnasse, les Antiquités romaines, si lointain et si proche à la fois, permet de mieux cerner les spécificités des silences de chacun. D’un côté, un Athénien du ve  siècle avant J.-C. qui relate des événements récents dont il a lui-même été en partie acteur, et dont l’œuvre, longtemps considérée comme le premier texte d’histoire au sens moderne du terme, est aussi examinée de manière plus critique depuis la seconde moitié du xxe  siècle. De l’autre côté, un Grec d’Asie Mineure émigré à  Rome, au ier  siècle avant J.-C., auteur d’une histoire des temps anciens 14, antérieurs de plusieurs siècles à son époque, puisqu’il s’applique à  décrire les origines de Rome, et dont l’œuvre, généralement jugée indigne de confiance depuis le début du xviiie  siècle 15, est progressivement réhabilitée depuis les années 1960. Malgré ces écarts, les deux œuvres ne sont pas sans croisements  : très critique à  l’égard du style de Thucydide, dont il met en cause notamment la concision – excessive, selon lui  – et l’obscurité qu’elle lui paraît entraîner, Denys ne s’abstient pas pour autant de citer abondamment La Guerre du Péloponnèse et d’en faire un modèle d’imitation. Bien qu’il écrive quatre siècles après Thucydide et ce, à Rome, ses principes esthé13   Voir S. Kefallonitis, « Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, livre I », in A. Rolet et S. Rolet (éd.), Silves grecques 2014-2015, Neuilly, 2014, p. 115 : « Paradoxalement, bien que la Pentékontaétie et la guerre du Péloponnèse constituent les périodes les plus célèbres de l’histoire grecque, elles sont aussi parmi les moins bien connues. La principale – et souvent unique – source à leur sujet est l’œuvre de l’Athénien Thucydide. L’aura dont bénéficie ce dernier contribue à masquer ce déficit de sources. Toutefois, la concision de son style laisse de larges zones d’ombre que les sources épigraphiques et les témoignages tardifs (Diodore de Sicile, livres XI et XII, ou Plutarque, Vie de Cimon, Vie d’Aristide, et Vie de Périclès) ne suffisent pas à éclairer ». 14 S.  Kefallonitis, «  Les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, un laboratoire d’histoire », in F. Le Blay (éd.), Transmettre les savoirs dans les mondes hellénistique et romain, Rennes, 2010, p. 63-77. 15  Pour une synthèse sur la réception des Antiquités romaines, voir l’introduction générale aux Antiquités romaines proposée dans Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines. Tome I : Introduction générale. Livre I, éd. et trad. V. Fromentin, Paris, 1998, p. ix-xi.

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tiques et idéologiques n’en demeurent pas moins rivés sur le classicisme athénien 16. Les silences sont-ils plus nombreux ou plus évidents chez Thucydide le concis que chez Denys le prolixe  ? Sont-ils de nature différente ? Pour répondre à ces questions, il s’agit d’établir une typologie des différents types de silences qui peuvent être relevés chez ces deux historiens afin d’en étudier les caractéristiques. Chez chacun des deux auteurs, les différentes occurrences du silence, explicites ou implicites, évidentes ou à peine détectables, peuvent être classées en trois catégories, à  savoir des silences expressément mis en scène – voire en relief –, des silences de l’auteur, et des interventions du narrateur signalant un silence ou une accélération diégétique. Les termes utilisés pour nommer le silence en grec peuvent être identifiés à  partir de σιγ* et σιωπ*. Le  dictionnaire de P. Chantraine 17 offre un aperçu des nuances de ces deux familles de mots avec des entrées de nature grammaticale différente, l’adverbe σῖγα, et le verbe σιωπάω : – σῖγα : « en silence, doucement », adverbe aussi employé comme interjection  ; verbe dérivé σιγάω «  se taire  » (chez Homère seulement, l’impératif  σίγα) ; substantif  σιγή « silence, fait de taire quelque chose » ; – σιωπάω : « se taire, ne pas faire de bruit, garder le silence, taire quelque chose » ; σιωπή « silence ». P.  Chantraine établit une chronologie et un lien étymologique entre les deux familles de mots, qu’il expose à  la fin de l’article s. v. σιωπάω : Tout le système est issu de σῖγα, σιγή, σιγάω qui reposent en définitive sur une onomatopée ; le groupe de σιωπή, σιωπάω est ancien mais résulte d’une variation secondaire, p.-ê. par recherche d’expressivité. L’hypothèse d’un croisement avec un terme apparenté au lat. sōpiō n’est que spécieuse.

16 N. Wiater. The Ideology of   Classicism : Language, History, and Identity in Dionysius of  Halicarnassus, Berlin, 2011. 17 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique, s. v. σῖγα, σιωπάω ; voir aussi T. Krischer, « σιγᾶν und σιωπᾶν », Glotta, 59 (1981), p. 93-107.

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Si leurs sens peuvent souvent se recouvrir dans l’Antiquité, les deux mots s’écartent ensuite nettement l’un de l’autre. En grec moderne, σιγά signifie « tout bas », « sans bruit » ou « doucement », alors que σιωπή désigne plus clairement le silence comme absence de son vocal (paroles, chant, ou cris d’animaux, etc.). Polyphonie des silences chez Thucydide Une recherche de σιγ* chez Thucydide dans le Thesaurus Linguae Graecae 18 donne seulement deux résultats, à savoir une occurrence de σιγή et une de σιγάω. L’occurrence de σιγή se trouve dans un contexte rhétorique et militaire, intervenant dans un discours adressé par Phormion à ses troupes. En 429, après avoir remporté une victoire sur la flotte péloponnésienne, il s’apprête à affronter une contre-attaque violente et tente de rassurer ses hommes : Tούτων μὲν οὖν ἐγὼ ἕξω τὴν πρόνοιαν κατὰ τὸ δυνατόν · ὑμεῖς δὲ εὔτακτοι παρὰ ταῖς ναυσὶ μένοντες τά τε παραγγελλόμενα ὀξέως δέχεσθε, ἄλλως τε καὶ δι’  ὀλίγου τῆς ἐφορμήσεως οὔσης, καὶ ἐν τῷ ἔργῳ κόσμον καὶ σιγὴν περὶ πλείστου ἡγεῖσθε, ὃ ἔς τε τὰ πολλὰ τῶν πολεμικῶν ξυμφέρει καὶ ναυμαχίᾳ οὐχ ἥκιστα, ἀμύνασθέ τε τούσδε ἀξίως τῶν προειργασμένων. (Thuc. 2, 89, 9) C’est à quoi, quant à moi, je veillerai dans la mesure du possible. Vous, restant à  vos postes près de vos navires, soyez prompts à  saisir les consignes qui vous arriveront (surtout avec un mouillage si peu éloigné) ; puis, une fois dans l’action, attachez-vous surtout au bon ordre et au silence  : cela sert dans presque tous les cas, à la guerre, et spécialement pour un combat naval. Repoussez l’ennemi d’une façon qui réponde à vos exploits antérieurs 19.

L’occurrence de σιγάω surgit dans un contexte politique, en 411, alors que la démocratie fait place à la terreur : Ἀντέλεγέ τε οὐδεὶς ἔτι τῶν ἄλλων, δεδιὼς καὶ ὁρῶν πολὺ τὸ ξυνεστηκός  · εἰ δέ τις καὶ ἀντείποι, εὐθὺς ἐκ τρόπου τινὸς 18  Thesaurus Linguae Graecae (TLG), University of  California, Irvine, disponible sur ‹http://stephanus.tlg.uci.edu› (consulté le 11 mai 2016). 19  Sauf  indication contraire, l’ensemble des textes grecs et des traductions proposés dans cet article sont ceux de la Collection des universités de France ; voir bibliographie infra.

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ἐπιτηδείου ἐτεθνήκει, καὶ τῶν δρασάντων οὔτε ζήτησις οὔτ’  εἰ ὑποπτεύοιντο δικαίωσις ἐγίγνετο, ἀλλ’  ἡσυχίαν εἶχεν ὁ δῆμος καὶ κατάπληξιν τοιαύτην ὥστε κέρδος ὁ μὴ πάσχων τι βίαιον, εἰ καὶ σιγῴη, ἐνόμιζεν. (Thuc. 8, 66, 2) En outre, aucun des autres citoyens ne protestait plus, par crainte, à voir le nombre des conjurés ; s’il y avait par hasard un protestataire, il se trouvait immédiatement supprimé par quelque méthode appropriée, sans qu’il y eût ni enquête sur les coupables ni poursuite s’ils étaient soupçonnés : le peuple ne bougeait pas, en proie à une épouvante telle qu’on s’estimait heureux, même en gardant le silence, de ne pas subir de violence.

Une recherche similaire du radical σιωπ* chez Thucydide donne une occurrence de σιωπή. En 415, toute la population d’Athènes se rassemble au Pirée pour le départ de l’expédition de Sicile, extraordinaire par l’importance des effectifs et des dépenses engagés, ainsi que par les distances à parcourir : Ἐπειδὴ δὲ αἱ νῆες πλήρεις ἦσαν καὶ ἐσέκειτο πάντα ἤδη ὅσα ἔχοντες ἔμελλον ἀνάξεσθαι, τῇ μὲν σάλπιγγι σιωπὴ ὑπεσημάνθη, εὐχὰς δὲ τὰς νομιζομένας πρὸ τῆς ἀναγωγῆς οὐ κατὰ ναῦν ἑκάστην, ξύμπαντες δὲ ὑπὸ κήρυκος ἐποιοῦντο [...]. (Thuc. 6, 32, 1) Q uand l’embarquement fut terminé, et tout le matériel avec lequel on devait prendre le large mis en place, la trompette commanda le silence. C’était le moment des prières avant le départ : on les fit, non pas sur chaque navire séparément, mais sur tous en même temps, à la voix d’un héraut.

À travers ces trois occurrences explicites du silence chez Thucydide, deux enjeux principaux s’imposent  : l’un est rhétorique et l’autre politique. Le  silence prend une dimension rhétorique lorsque le signal de la trompette pour ordonner le silence souligne par contraste l’ampleur du bourdonnement qui s’élève d’une foule démesurée, ce qui peut être interprété comme une critique de l’expédition de Sicile. Le silence apparaît également comme un enjeu de pouvoir, à savoir un élément du κόσμος militaire et politique en tant que manifestation d’obéissance à la hiérarchie ou, plus généralement, au pouvoir, lorsqu’il s’agit par exemple d’un silence imposé aux Athéniens par la peur d’un pouvoir autoritaire et violent. En contexte militaire, ce silence s’oppose au désordre et au brouhaha souvent associés aux peuples barbares. 83

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Même quand il n’est pas directement nommé, le silence peut aussi surgir en marge des prises de parole rapportées au discours direct par l’historien. Face aux orateurs, plusieurs types de silence peuvent intervenir, dont celui de citoyens préférant taire leur désaccord. Thucydide décrit très explicitement ce type de choix dans son récit des débats qui précèdent l’expédition de Sicile et ce, au moyen du terme ἡσυχία  – utilisé également à  propos de l’attitude des Athéniens de 411, effrayés et silencieux, dans le passage du livre 8 cité supra. En 415, le projet d’expédition en Sicile est porté devant l’Assemblée où il fait l’objet d’un âpre débat. Combattu par Nicias, mais défendu par Alcibiade, le plan proposé suscite finalement l’enthousiasme d’une grande majorité d’Athéniens, tant et si bien que ceux qui lui sont hostiles préfèrent taire leur opposition : Καὶ ἔρως ἐνέπεσε τοῖς πᾶσιν ὁμοίως ἐκπλεῦσαι, τοῖς μὲν γὰρ πρεσβυτέροις ὡς ἢ καταστρεψομένοις ἐφ᾽  ἃ ἔπλεον ἢ οὐδὲν ἂν σφαλεῖσαν μεγάλην δύναμιν, τοῖς δ᾽ ἐν τῇ ἡλικίᾳ τῆς τε ἀπούσης πόθῳ ὄψεως καὶ θεωρίας, καὶ εὐέλπιδες ὄντες σωθήσεσθαι, ὁ δὲ πολὺς ὅμιλος καὶ στρατιώτης ἔν τε τῷ παρόντι ἀργύριον οἴσειν καὶ προσκτήσασθαι δύναμιν ὅθεν ἀίδιον μισθοφορὰν ὑπάρξειν. Ὥστε διὰ τὴν ἄγαν τῶν πλειόνων ἐπιθυμίαν, εἴ τῳ ἄρα καὶ μὴ ἤρεσκε, δεδιὼς μὴ ἀντιχειροτονῶν κακόνους δόξειεν εἶναι τῇ πόλει ἡσυχίαν ἦγεν. (Thuc. 6, 24, 3-4) Tous furent pris d’une même fureur de partir : les hommes d’âge, à  la pensée qu’ou bien l’on soumettrait la contrée pour laquelle on s’embarquait, ou que, du moins, de puissantes forces militaires ne couraient aucun risque  ; la jeunesse en âge de servir, dans le désir d’aller au loin voir du pays et apprendre, la confiance s’y joignant de revenir sain et sauf  ; la grande masse des soldats, dans l’espoir de rapporter, sur le moment, de l’argent, et d’acquérir de surcroît (à l’État) une puissance qui leur garantirait des soldes indéfinies. Cet engouement du grand nombre faisait que ceux-là mêmes qui n’approuvaient pas craignaient, en votant contre, de passer pour mauvais patriotes et se tenaient cois.

Ce passage et d’autres textes 20 ont pu être compris comme les traces de possibles intimidations subies par des groupes minori20  Thucydide, 6,  13,  1 (Nicias évoque, dans son discours, sa crainte de voir des Athéniens se regrouper autour d’un adversaire favorable) ; Xénophon,

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taires 21 en marge de débats et de votes. Il apparaît donc que l’Assemblée pouvait être le lieu de manœuvres de dissuasion, et qu’en cas de majorité évidente d’un parti, il pouvait paraître préférable d’approuver silencieusement plutôt que de faire entendre une voix dissidente, voire dissonante, au sein de l’ordre politique athénien 22. Or il est difficile d’évaluer quelle peut être la part de l’intimidation et quelle peut être celle du civisme dans un tel choix du silence. On note la différence avec le cas évoqué par Plutarque au début de la Vie de Périclès (11, 2), et qui peut être interprété comme une possible allusion à  une manœuvre tactique de Thucydide, fils de Mélésias, leader du parti conservateur, regroupant sa faction autour de lui à l’Assemblée dans le but de neutraliser la force rhétorique de Périclès. Dans ce début du livre 6 de Thucydide, le renoncement à la prise de parole est accompagné d’un vote positif : il ne s’agit donc pas d’une abstention. Aussi le choix du silence apparaît-il susceptible de relever au moins autant d’un désir de se rallier à l’avis de la majorité avec κόσμος (« ordre ») et σιγή (« silence »), comme dans le passage du livre 2 cité supra 23, et d’une forme de discipline civique silencieuse que de la soumission à une pression du plus grand nombre 24. D’une manière plus générale, même avant la guerre ou dans ses premières années, l’absence de grands débats contradictoires, notamment face à  Périclès, ne correspond pas à  la démocratie délibérative qui semble être le modèle athénien de l’époque. Voilà qui traduit peut-être une dérive vers le gouvernement d’un seul Helléniques, 1,  4,  20  ; Plutarq ue, Vie de Périclès, 11,  2  : textes signalés par W.  Nippel, Ancient and Modern Democracy  : Two Concepts of   Liberty  ?, trad. K. Tribe, New York, 2016, p. 34, n. 102 (cette traduction a été l’occasion d’une révision du texte original, publié en allemand  : Antike oder moderne Freiheit  ? Die Begründung der Demokratie in Athen und in der Neuzeit, Francfort, 2008). 21   W.  Nippel, Ancient and Modern Democracy, p.  34, utilise l’expression « intimidation of   minorities ». C’est l’importance de la peur à l’origine de ce silence à l’Assemblée qui est soulignée à propos de ce passage par S. Montiglio, Silence in the Land of  Logos, Princeton, 2000, p. 154. 22  Sur le modèle attique classique de citoyen ἀπράγμων (abstentionniste, ou apolitique), voir L. B. Carter, The Q uiet Athenian, Oxford, 1986. 23  Thuc. 89, 9 : Phormion tentant de rassurer ses troupes. 24  Sur ces différentes perceptions de l’ἡσυχία politique, voir S. Montiglio, Silence, p. 118-122 ; Ch. Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au ier siècle av. J.-C. Volume I : antécédents grecs et première rhétorique latine, Paris, 2009, p. 40-61.

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homme évoqué par Thucydide lui-même à propos du « règne » de Périclès 25. L’historien a-t-il pris le parti de passer sous silence les contradicteurs pour mieux construire la figure de Périclès  ? Faut-il voir là une position critique vis-à-vis de la démocratie  ? Pour interpréter les silences du peuple chez Thucydide, J. Zumbrunnen 26 formule trois hypothèses : la première interprétation est que ce silence correspond à la qualité de l’écoute accordée par le peuple à l’orateur ; la deuxième idée est que ce qui est généralement compris comme un silence d’assentiment traduit en fait un écrasement du peuple par le pouvoir et une impuissance démocratique  ; enfin, selon une troisième lecture, si l’option du peuple n’est pas directement rapportée par l’historien, elle figure néanmoins en creux dans le discours même de l’orateur, qui tient nécessairement compte des attentes du peuple quand il s’exprime, que ce soit en répondant à ses désirs, en anticipant ses critiques, ou en adaptant son discours aux réactions immédiates de son auditoire. En effet, compte tenu de la situation pragmatique d’énonciation des discours devant l’Assemblée rapportés par Thucydide et dans la mesure où le peuple conserve le pouvoir, in fine, de suivre ou pas l’orateur, le discours de ce dernier est nécessairement orienté par ce que l’orateur prévoit ou constate des réactions du peuple. Ainsi l’orateur doit-il tenir compte de ce que veut le peuple et son discours intégrer cette espèce de dialogue silencieux où il exprime des idées qui correspondent aux besoins du peuple, dans une relation rhétorique en partie silencieuse avec l’auditoire 27. Outre ces silences – non seulement explicites, mais peut-être donc aussi implicites  – attribués à  des personnages ou à  des groupes par Thucydide et ainsi insérés dans l’action telle que rapportée dans son récit historique, il s’agit également d’explorer un autre type de « silences de l’historien », à savoir les éventuelles omissions –  volontaires ou non  – de l’auteur lui-même. Pour   Thuc. 2, 65.   J. G. Zumbrunnen, Silence and Democracy : Athenian Politics in Thucydides’ History, University Park (Pennsylvania), 2008. 27  Pour une synthèse sur cette tension entre démocratie et silences chez Thucydide, voir Ch.  Lee, «  Thucydides and Democratic Horizons  », in Ch.  Lee et N. Morley (éd.), A Handbook to the Reception of   Thucydides, Oxford, 2014, p. 331-351 (part. p. 341-343). 25 26

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identifier cette catégorie de silences, il convient de commencer par en définir la nature. Il  va de soi qu’un historien, quelle que soit son ambition d’exhaustivité, n’est pas en mesure de fournir une matière absolument complète sur son sujet. Il pourrait s’agir d’omissions volontaires et explicitement désignées comme telles. Mais chez Thucydide c’est plutôt une entaille dans la cohérence intrinsèque du récit ou la comparaison avec d’autres sources sur le sujet – assez rares, en l’occurrence – qui permet d’identifier un « silence de l’historien ». Dans les deux cas, reste à interpréter cette lacune  : est-elle volontaire  ? quelle est sa cause  ? L’auteur a-t-il mis en application une stratégie du silence à  travers cette omission ? Certains passages de Thucydide ont pu sembler obscurs, et c’est effectivement l’une des principales critiques formulées contre lui notamment par Denys d’Halicarnasse. Au-delà de ce qui pourrait apparaître comme un fait de style, ce sont parfois des épisodes entiers dont le déroulement paraît, littéralement, sauter une étape, à tel point que le lecteur se prend à relire le chapitre dans l’espoir d’en saisir un élément qui lui aurait initialement échappé. Or il arrive que le texte résiste aux relectures : en effet, dans certains cas, si le lecteur ne comprend pas la logique de l’action, ce n’est pas qu’une explication a échappé à  son attention, mais que le passage comporte une part de silence. C’est notamment le cas pour un passage communément appelé « l’intermède crétois », situé à la fin du livre 2. En 430, fort de sa récente victoire navale sur les Péloponnésiens, aux alentours de Patras, Phormion demande à Athènes des renforts pour parer la contre-attaque que préparent les alliés des Lacédémoniens  : Athènes envoie vingt navires... en Crète ! Πέμπει δὲ καὶ ὁ Φορμίων ἐς τὰς Ἀθήνας τήν τε παρασκευὴν αὐτῶν ἀγγελοῦντας καὶ περὶ τῆς ναυμαχίας ἣν ἐνίκησαν φράσοντας καὶ κελεύων αὑτῷ ναῦς ὅτι πλείστας διὰ τάχους ἀποστεῖλαι, ὡς καθ’ ἡμέραν ἑκάστην ἐλπίδος οὔσης αἰεὶ ναυμαχήσειν. Οἱ δὲ ἀποπέμπουσιν εἴκοσι ναῦς αὐτῷ, τῷ δὲ κομίζοντι αὐτὰς προσεπέστειλαν ἐς Κρήτην πρῶτον ἀφικέσθαι. Νικίας γὰρ Κρὴς Γορτύνιος πρόξενος ὢν πείθει αὐτοὺς ἐπὶ Κυδωνίαν πλεῦσαι, φάσκων προσποιήσειν αὐτὴν οὖσαν πολεμίαν  · ἐπῆγε δὲ Πολιχνίταις χαριζόμενος ὁμόροις τῶν Κυδωνιατῶν. Καὶ ὁ μὲν λαβὼν τὰς ναῦς ᾤχετο ἐς Κρήτην, καὶ μετὰ τῶν Πολιχνιτῶν ἐδῄου τὴν γῆν τῶν

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Κυδωνιατῶν, καὶ ὑπ’ ἀνέμων καὶ ἀπλοίας ἐνδιέτριψεν οὐκ ὀλίγον χρόνον. Oἱ δ’  ἐν τῇ Κυλλήνῃ Πελοποννήσιοι ἐν τούτῳ, ἐν ᾧ οἱ Ἀθηναῖοι περὶ Κρήτην κατείχοντο, παρεσκευασμένοι ὡς ἐπὶ ναυμαχίαν παρέπλευσαν ἐς Πάνορμον τὸν Ἀχαϊκόν, οὗπερ αὐτοῖς ὁ κατὰ γῆν στρατὸς τῶν Πελοποννησίων προσεβεβοηθήκει. (Thuc. 2, 85, 4-86, 1) Phormion, lui aussi, envoie des messagers à Athènes, pour y annoncer ces préparatifs et pour expliquer la victoire navale qui avait été remportée : il faisait dire de lui expédier au plus tôt des navires aussi nombreux que possible, la perspective d’un combat naval ne cessant d’être, chaque jour, à  prévoir. Eux lui expédient alors vingt navires ; mais ils donnent à celui qui les emmenait la mission supplémentaire de toucher d’abord en Crète. Nicias, un Crétois de Gortyne, qui était leur proxène, était, en effet, arrivé à  les convaincre de faire voile vers Kydônia, ville alors ennemie qu’il prétendait leur gagner : cette suggestion tendait de sa part à satisfaire les gens de Polichnè, voisins de Kydônia. L’homme prit donc la flotte et partit pour la Crète ; là, avec l’aide des gens de Polichnè, il se mit à ravager le territoire de Kydônia ; et, du fait des vents et des mauvaises conditions de navigation, il s’attarda pas mal de temps. Pendant la période où les Athéniens étaient ainsi retenus en Crète, les Péloponnésiens réunis à Cyllène, s’étant préparés en vue d’un combat naval, longèrent la côte en direction de Panormos en Achaïe, où l’armée de terre péloponnésienne s’était portée pour les soutenir.

Voilà un récit qui suscite plusieurs questions et qui, de ce fait, paraît incomplet, laissant pour ainsi dire le lecteur «  sur sa faim ». Q ui dirige l’expédition du côté grec ? Q ui est ce Nicias ? Auprès de qui plaide-t-il sa cause  : la Boulè  ? des magistrats  ? Comment Nicias le Crétois peut-il réussir à convaincre les Athéniens que l’expédition contre Kydônia est prioritaire par rapport à la demande de Phormion, alors qu’il s’agit d’un détour considérable et qu’en outre aucune des cités crétoises nommées dans le passage n’est impliquée dans le conflit qui oppose Athènes à Sparte 28 ?

28 R. A. Bauslaugh, The Concept of  Neutrality in Classical Greece, Berkeley, 1991, p. 120.

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Dans l’article qu’il consacre à  cet «  intermède crétois  » à la suite de W. R. Connor 29, G. Daux 30 évoque un passage qui «  humanise  » Thucydide  : «  Comment Thucydide ne souffrirait-il pas de son impuissance, même lorsqu’il se tient en retrait, même lorsqu’il refuse de juger 31  ?  » Il continue en s’interrogeant sur la manière dont l’historien affronte les lacunes de ses sources : Comment bâtir ou même égrener un récit lorsque échappe à  la mémoire un nom ou une précision indispensable au déroulement normal et à  la clarté de la représentation  ? [...] C’est un sujet sur lequel il est plus que discret, à la différence d’Hérodote, et je tiens pour certain qu’une partie des obscurités que l’on attribue couramment à une recherche de style est due à  sa volonté de faire pour le mieux, sans insister en toute occasion sur les lacunes de sa documentation. Il  s’accommode, bon gré mal gré, de cette pénurie et guide avec sang-froid le lecteur à travers des vides et des embûches dont il a pleine conscience. Autant que la vigueur de la pensée et la rigueur de l’expression, son habileté souveraine dans la réserve suscite et mérite l’admiration 32.

C’est ainsi que G. Daux interprète ce passage comme le produit du malaise de l’historien et la cause de celui du lecteur. Thucydide expose l’issue catastrophique de ces événements très rapidement, proposant une brève conclusion perçue par G. Daux comme une « évocation désabusée » faisant pendant au chapitre 86 « avec ses silences et ses prétéritions abrupts, avec aussi son indignation sous-jacente 33 » : Kαὶ οἱ ἐκ τῆς Κρήτης Ἀθηναῖοι ταῖς εἴκοσι ναυσίν, αἷς ἔδει πρὸ τῆς ναυμαχίας τῷ Φορμίωνι παραγενέσθαι, οὐ πολλῷ ὕστερον τῆς ἀναχωρήσεως τῶν νεῶν ἀφικνοῦνται ἐς τὴν Ναύπακτον. Καὶ τὸ θέρος ἐτελεύτα. (Thuc. 2, 92, 7)

29 W. R. Connor, « Nicias the Cretan ? (Thucydides 2.85.4-6) », AJAH, 1 (1976), p. 61-64. 30  G. Daux, « Thucydide et l’événement (à propos de l’intermède crétois II, 85, 4-6) », CRAI, 123/1 (1979), p. 89-103. 31  Ibid., p. 89. 32  Ibid., p. 90-91. 33  Ibid., p. 102.

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Alors, les Athéniens venant de Crète, avec les vingt navires qui auraient dû rejoindre Phormion avant le combat, arrivèrent, peu après que les deux flottes se furent retirées, et gagnèrent Naupacte. On était à la fin de l’été.

L’épisode étant sans impact décisif  sur le reste du conflit, il est effectivement probable que les incohérences intrinsèques de ce passage et les silences qu’y décèle le lecteur soient les produits d’un manque d’information de l’historien ou que cette étrangeté soit destinée à  souligner la bizarrerie du comportement d’Athènes. Ce  passage correspondrait donc à  un premier type de silences diégétiques, silences d’impuissance et, peut-être, d’indignation correspondant, d’une part, à  des lacunes dans les sources dont bénéficie l’historien et, d’autre part, pouvant être attribués à  une volonté de souligner le manque de logique des actes décrits en les représentant par un récit manquant lui-même de cohérence. D’autres silences de Thucydide paraissent plutôt dus à  un manque d’intérêt pour le sujet. L’historien fait passer le récit des motivations et des événements au crible de son approche historique. Ainsi S. Hornblower montre-t-il comment, en même temps qu’il écarte les motifs mythologiques, Thucydide minore, voire passe sous silence les éléments religieux dans son récit, y compris pour ce qui concerne les motivations du conflit, appliquant notamment une « politique systématique de silence » à propos de l’amphictyonie delphique 34. Pour S. Dolgert 35, Thucydide est « un témoin peu fiable ou hostile en matière religieuse » : il faut redoubler de prudence aussi bien lorsque un aspect religieux est évoqué que lorsqu’il est tu. Cette approche particulière de Thucydide à l’égard des motifs religieux se retrouve dans le traitement 34 S. Hornblower, « The Religious Dimension to the Peloponnesian War, or, What Thucydides Does Not Tell Us », HSPh, 94 (1992), p. 169-197 (part. p. 170 : « the religious silences of   Thucydides » qualifiés de « scandalous » ; p. 178 : « systematic policy of  silence »). 35 S.  Dolgert, «  Thucydides Amended  : Religion, Narrative, and IR Theory in the Peloponnesian Crisis », Review of  International Studies, 38 (2012), p. 661-682 (part. p. 672 : « an unreliable or hostile witness in religious matters »). Voir aussi N. S. Jaffe (Thucydides on the Outbreak of  War : Character & Contest, Oxford, 2017, p. 164, n. 14), qui affirme que Thucydide ne passe pas complètement sous silence le rôle de la religion dans le déclenchement de la guerre, mais la présente comme un facteur important dans la psychologie spartiate.

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qu’il réserve à Homère lorsqu’il le mentionne : l’historien laisse alors de côté ce qui concerne l’influence ou l’action des dieux pour se focaliser sur celle des hommes 36. D’autres types de silences susceptibles d’être attribués à  un manque d’intérêt sont signalés chez Thucydide. S’appuyant sur le relevé d’un grand nombre d’oublis ou d’omissions, G. Cawkwell 37 met en question la crédibilité de l’historien, s’indignant notamment du silence gardé sur les relations avec la Perse, qu’il qualifie de « scandale », tout en précisant néanmoins qu’il n’y a pas d’explication évidente. Ces interrogations portent non seulement sur les causes de l’oubli ou de l’omission de telle circonstance, mais aussi parfois sur l’absence d’explication d’une situation particulière, dont la singularité ne peut pas avoir échappé à l’historien. Le silence dont Thucydide entoure l’inhabituelle disposition des troupes thébaines lors de la bataille de Delium en 424 constitue un exemple de ce cas de figure : Thucydide précise que les combattants thébains sont disposés sur vingt-cinq rangs de profondeur 38, mais sans commenter cet ordre de bataille pourtant remarquable. Dans cette perspective, G.  Cawkwell 39 s’interroge sur le statut d’historien militaire souvent conféré à Thucydide : bien des aspects techniques et stratégiques du conflit semblent traités de manière superficielle, par manque d’intérêt ou de compréhension – G. Cawkwell considère par exemple que l’analyse proposée par Thucydide sur la campagne de Sicile, et en particulier sur le siège de Syracuse, n’est pas pertinente et méconnaît la réalité des enjeux militaires. L’ordre de bataille adopté à Delium constitue un indice de l’importance croissante des troupes thébaines et de leur cité : le silence de Thucydide sur ce point, alors même qu’il précise le nombre de rangs, ne manque pas de susciter l’étonnement et   Pour une synthèse sur les études concernant le traitement du mythologique et du religieux par Thucydide, voir L. M. Johnson, « Thucydides the Realist ? », in Ch. Lee et N. Morley, A Handbook to the Reception..., p. 391-405, part. p. 401. 37 G. Cawkwell, Thucydides and the Peloponnesian War, Londres – New York, 1997, p. 13-18 (une liste d’oublis ou d’omissions de Thucydide ; part. p. 16 sur l’absence d’information sur les relations entre Perses et Athéniens, décrite comme « non pas une simple omission », mais « un scandale » : « It is no mere omission. It is a scandal. ») ; p. 139, n. 45 (« Gone are the days when the silence of  Thucydides was decisive. »). 38  Thuc. 4, 93, 4. 39  G. Cawkwell, Thucydides, p. 19. 36

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paraît susceptible d’être lié à une préférence de l’historien pour les questions de pouvoir et les discours. Ainsi focalisé sur des enjeux politiques et rhétoriques, le récit de Thucydide produit un effet de contraste entre, d’une part, l’acuité avec laquelle certains aspects sont décrits et, d’autre part, le flou qui en résulte pour les éléments qui sont seulement mentionnés et qui constituent un arrière-plan parfois tout juste perceptible. Cet effet apparaît notamment à propos des territoires et des biens que s’approprie Athènes lors des différents conflits rapportés par Thucydide : ces acquisitions athéniennes sont toujours évoquées de manière générale et vague, sans précisions 40. Q u’ils soient mentionnés par les Corinthiens 41 ou par Périclès 42, les biens d’Athènes ne sont jamais décrits en détail. L’impression de flou est particulièrement saisissante à ce sujet dans l’oraison funèbre aux premières victimes de la guerre attribuée à Périclès. En effet, le discours de Périclès est immédiatement précédé par une description extrêmement précise des rituels funéraires accordés aux combattants morts pour la cité 43. Or l’évocation des richesses acquises par Athènes est placée au début du discours de Périclès 44 : la puissance, les biens, les avantages,  etc. acquis et légués par les générations antérieures d’Athéniens font l’objet d’une description certes très élogieuse, mais qui n’est constituée que de généralités sur les réussites d’Athènes. Si Thucydide garde le silence sur le détail de ces acquisitions, c’est peut-être moins pour donner à leur éloge une dimension exceptionnelle, que pour prévenir et contrer un éventuel rapprochement entre l’ἀρχή athénienne et la piraterie attribuée aux temps anciens et décrite au début du livre 1 45. Outre ces floutages qui peuvent avoir résulté d’effets de focalisation, le récit de Thucydide est aussi marqué par des omissions radicales, quand ce qui aurait dû faire partie du cliché en a manifestement été effacé. Parfois le silence de Thucydide est si frappant 40 E. Foster, Thucydides, Pericles, and Periclean Imperialism, Cambridge – New York, 2010, p. 191-195. 41  Thuc. 1, 68-71. 42   Thuc. 2, 36, 3-4 ; 2, 64, 3. 43  Thuc. 2, 34. 44  Thuc. 2, 36. 45  Thuc. 1, 5, 1.

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qu’il fait penser à une image audacieusement « photoshopée », comme une photographie de l’Acropole dont on aurait ôté le Parthénon. Cette comparaison anachronique et apparemment décalée correspond justement à un des silences les plus tonitruants de Thucydide, qui ne mentionne nulle part explicitement le Parthénon, même dans les passages où il est question de la grandeur de la ville d’Athènes 46. Cette omission a tant surpris qu’elle a suscité des tentatives de correction du texte issu de la tradition manuscrite ancienne, avec des additions proposées par plusieurs éditeurs modernes pour amender ce qui leur apparaissait comme une lacune philologique 47. Cette omission pourrait être due au financement des travaux de l’Acropole par le phoros des alliés. Il existe encore d’autres silences de Thucydide, éclatants eux aussi, et d’autant plus singuliers que ce qui n’apparaît pas dans son texte entre pourtant de manière évidente dans le cadre du sujet traité, que ces éléments sont mentionnés avec assurance par d’autres sources, et que Thucydide n’a pas pu ne pas en être informé. Les exemples sont nombreux et importants : Thucydide omet de fournir des informations sur le transfert du trésor de la ligue de Délos à Athènes vers 454, sur les relations entre Athènes et les Perses après la paix de Callias en 449, sur la paix de Callias elle-même, sur la paix conclue entre Athènes et Sparte en 446, ainsi que sur le rôle joué par Périclès dans la conclusion de l’alliance entre Athènes et Corcyre en 433. Ces silences continuent de faire l’objet de nombreux débats et d’un renouvellement incessant d’interprétations. Certaines analyses tendent à concilier les omissions de Thucydide avec l’esprit de rigueur associé à son travail, en soulignant la clarté et la concision d’un style qui invite le lecteur à « lire entre les lignes ». D’autres études donnent une valeur politique à ces silences et les font entrer dans une stratégie diégétique principalement idéologique. Les objectifs idéologiques associés aux silences de Thucydide pourraient être résumés par les axes suivants : combattre des critiques formulées par ses contemporains contre Périclès et montrer que ce dernier n’était pas 46  Thuc. 1, 10 ; 2, 15 ; à comparer avec Plutarq ue, Vie de Périclès, 12-13 ; Pausanias, 1, 24, 5-7. 47  Pour une synthèse sur cette question, voir E. Foster, Thucydides, Pericles, p. 175-177 (en part. n. 61).

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responsable de la guerre, qu’il avait fait les bons choix tactiques 48 et qu’il aurait conduit Athènes à la victoire s’il n’était pas mort trop tôt, et qu’il n’avait été ni un démagogue, ni un démocrate, mais un chef  politique exceptionnel 49. Thucydide lui-même ne semble pas proposer de clef  d’interprétation pour ces omissions. Les rares interventions du narrateur, à  la première personne 50 ou de manière impersonnelle 51, n’évoquent pas cette question. Elle est pourtant sans doute pour beaucoup dans l’obscurité reprochée à la langue de Thucydide 52. Les jugements formulés par Denys d’Halicarnasse à ce sujet font effectivement comprendre que le style de l’historien est luimême composé d’ellipses et de suspensions qui contribuent à sa difficulté : Συγγραφέων μὲν οὖν ἀρχαίων, ὅσα κἀμὲ εἰδέναι, Θουκυδίδου μιμητὴς ‹οὐδεὶς› ἐγένετο κατὰ ταῦτά γε καθ’  ἃ δοκεῖ μάλιστα τῶν ἄλλων διαφέρειν, κατὰ τὴν γλωσσηματικὴν καὶ ἀπηρχαιωμένην καὶ ποιητικὴν καὶ ξένην λέξιν, καὶ κατὰ τὰς ὑπερβατοὺς καὶ πολυπλόκους καὶ ἐξ ἀποκοπῆς πολλὰ σημαίνειν πράγματα βουλομένας καὶ διὰ μακροῦ τὰς ἀποδόσεις λαμβανούσας νοήσεις, καὶ ἔτι πρὸς τούτοις κατὰ τοὺς σκαιοὺς καὶ πεπλανημένους ἐκ τῆς κατὰ φύσιν συζυγίας καὶ οὐδ’ ἐν ἁπάσῃ ποιητικῇ χώραν ἔχοντας σχηματισμούς, ἐξ ὧν ἡ πάντα λυμαινομένη τὰ καλὰ καὶ σκότον παρέχουσα ταῖς ἀρεταῖς ἀσάφεια παρῆλθεν εἰς τοὺς λόγους. (Den. Hal., Thuc. 7, 52, 4) Parmi les historiens anciens, il n’y eut pas, à ma connaissance, d’imitateur de Thucydide sur les points du moins qui le font paraître si différent des autres, et qui sont : l’expression, rare, surannée, poétique, insolite  ; les idées, distendues, enchevêtrées, elliptiques par désir d’en augmenter la signification, suspendant assez longtemps la conclusion ; ajoutez-y encore les tournures, ténébreuses, détournées de la construction natu48  Sur ce point précis, voir G.  Cawkwell, «  Thucydides’ judgment on Periclean strategy », in D. Kagan (éd.), Studies in the Greek Historians, Cambridge – New York, 1975, p. 53-70. 49   Sur ces trois axes d’apologie de Périclès, voir D. Kagan, « The First Revisionist Historian », Commentary, 85/5 (1988), p. 43-49. 50  Thuc. 1, 20-23 ; 5, 26. 51  Thuc. 1, 1 ; 4, 104-106. 52 Sur cette question, voir S.  Kefallonitis, Silves grecques 2014-2015, p. 195-200.

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relle, pas à leur place même dans un texte poétique ; le tout réuni produit dans son œuvre un manque de clarté qui en gâte toutes les beautés et en obscurcit les mérites.

Toutefois, ces silences du texte thucydidéen peuvent aussi apparaître comme une source d’excitation intellectuelle, voire de jouissance pour le lecteur. Dans le chapitre « Ce que je dois aux Anciens » du Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau 53, Fr.  Nietzsche affirme son goût pour Thucydide, comparant l’admiration qu’il éprouve pour l’historien à l’ennui et à la défiance que lui inspirent à l’inverse Platon et sa doctrine idéaliste : Thucydide et peut-être le Prince de Machiavel me ressemblent le plus par la volonté absolue de ne pas s’en faire accroire et de voir la raison dans la réalité, – et non dans la «  raison  », encore moins dans la «  morale  »... Rien ne guérit plus radicalement que Thucydide du lamentable enjolivement, sous couleur d’idéal, que le jeune homme à « éducation classique  » emporte dans la vie en récompense de l’application au lycée. Il faut le suivre ligne par ligne et lire ses arrière-pensées avec autant d’attention que ses phrases : il y a peu de penseurs si riches en arrière-pensées. En lui la culture des Sophistes, je veux dire la culture des réalistes, atteint son expression la plus complète : un mouvement inappréciable, au milieu de la charlatanerie morale et idéale de l’école socratique qui se déchaînait alors de tous les côtés. La philosophie grecque est la décadence de l’instinct grec ; Thucydide est la grande somme, la dernière révélation de cet esprit des réalités fort, sévère et dur que les anciens Hellènes avaient dans l’instinct. Le courage devant la réalité distingue en dernière instance des natures comme Thucydide et Platon  : Platon est lâche devant la réalité, – par conséquent il se réfugie dans l’idéal ; Thucydide est maître de soi, donc il est aussi maître des choses 54.

53  Titre original : Götzen-Dämmerung oder wie man mit dem Hammer philosophiert, Leipzig, 1889. 54 Fr. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau, in Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, t. XII, trad. H. Albert, Paris, 1908, p. 230.

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Fr.  Nietzsche décrit ici à  propos de Thucydide une association a priori paradoxale entre réalisme et arrière-pensées. Chaque ligne est à retourner dans tous les sens, et c’est cette densité en pensées d’arrière-plan qui constitue pour Fr. Nietzsche le courage de Thucydide face aux choses (« die Dinge »). Les silences de l’historien sont donc à ses yeux constitutifs de sa pensée et doivent être compris moins comme une esquive que comme une manière d’affronter ce qu’il appelle « la réalité » (« die Realität »). L’art de la sourdine chez Denys d’Halicarnasse La comparaison avec Denys d’Halicarnasse est susceptible d’éclairer les particularités des silences politiques de Thucydide. En effet, en tant que Grec d’Asie mineure émigré à  Rome juste après la bataille d’Actium et auteur d’une histoire des origines de Rome, Denys s’écarte de Thucydide à la fois par son parcours personnel et par son projet d’écriture, ainsi que par les nombreuses critiques qu’il a formulées contre lui, mais il n’en demeure pas moins que Denys a longuement étudié Thucydide et que la culture attique classique constitue sa référence rhétorique et politique, comme cela apparaît à travers la série d’opuscules rhétoriques qu’il a composés à côté des Antiquités romaines. Alors que les occurrences des mots désignant le «  silence  » ou la diminution d’un son sont peu nombreuses chez Thucydide, elles sont nettement plus présentes chez Denys avec une quarantaine d’occurrences de σιωπ* et de σιγ* dans les Antiquités romaines. Souvent associées au verbe κελεύω, les occurrences de σιωπ* se regroupent autour de formules types qui précèdent les prises de paroles 55. Le brouhaha de l’assemblée s’apaise tandis que la foule s’apprête à écouter l’orateur 56. Ce passage s’inscrit dans la tradition – déjà rencontrée chez Thucydide – du silence qui, en se faisant, marque la montée de l’attention pour le discours ou l’action qui va commencer. En outre, Denys fait du silence de la foule

55  Par exemple, AR, 3, 29, 2 : οἷς ὁ βασιλεὺς σιωπῆσαι κελεύσας ἔλεξεν (« Leur ordonnant de faire silence, le roi prit la parole »). 56  Par exemple, AR, 6, 66, 1 : Λωφήσαντος δὲ τοῦ θορύβου καὶ σιωπῆς γενομένης (« Le tumulte ayant cessé et le silence étant finalement revenu »).

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le signal annonciateur d’un discours important dans le contexte souvent houleux des débuts de la République. Le silence peut aussi être celui de l’orateur et ce, éventuellement dans une perspective très positive, comme lors d’un discours attribué à Manius Valerius, à Rome en 491, et rapporté dans le livre  7 des Antiquités romaines. Au lendemain de la première sécession de la plèbe, patriciens et plébéiens s’affrontent autour de la figure du patricien Coriolan et de ses tentatives pour revenir sur les récents acquis de la plèbe. Patricien modéré, Manius Valerius prend alors la parole pour évoquer un régime politique mixte dont l’équilibre heureux devrait permettre à Rome de retrouver la concorde. Soudain, saisi par l’intensité du moment, l’orateur doit interrompre son discours, la gorge serrée par l’émotion  : il se tait un instant 57. Or ce silence ne vient pas remettre en question les capacités de l’orateur – contrairement à l’interprétation la plus fréquente du silence en contexte oratoire romain 58 –, mais signale à l’inverse le discours le plus important du livre, soulignant la tension dramatique, ainsi que l’humanité et la sincérité qui l’accompagnent. Et de fait, c’est l’avis de Manius Valerius qui va effectivement l’emporter et sauver la concorde de Rome : Διεξιὼν δὲ ταῦτα μετὰ πολλῶν δακρύων οὐ προσποιητῶν καὶ πεπλασμένων, ἀλλ’ ἀληθινῶν, ἀνὴρ ἡλικίας τε καὶ ἀρετῆς ἀξιώσει προὔχων, ὡς ἔμαθε κινούμενον ἐπὶ τοῖς λεγομένοις τὸ συνέδριον, ἐκ τοῦ τεθαρρηκότος ἤδη τὸ λοιπὸν ἐξύφαινε τῶν λόγων [...]. (Den. Hal., AR, 7, 55, 1) Après avoir exposé ces fléaux en versant d’abondantes larmes, qui n’étaient pas simulées et feintes, mais sincères, comme il se rendit compte que le Collège Sénatorial était ému par ce qu’il disait, cet homme éminent par la dignité de son âge et de son mérite prit confiance et se mit dès lors à prononcer le reste de son discours 59 [...].

Le silence apparaît donc ainsi non seulement comme un élément du cérémonial de prise de parole de l’orateur, mais aussi   AR, 7, 55, 1.   Voir Ch. Guérin, « Le silence de l’orateur », p. 43-44. 59 S. Kefallonitis, Édition, traduction et commentaire du livre VII des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, thèse de doctorat nouveau régime soutenue à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), le 4 décembre 2004 (dir. J. Jouanna). 57 58

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comme partie intégrante d’une rhétorique politique singulièrement efficace et ce, dans l’interaction avec son public. Les larmes et le silence de Manius Valerius sont d’autant plus opérants que l’émotion qu’ils traduisent est forte et, de ce fait, gagne l’auditoire  : bien loin d’être un signe de faiblesse, le silence est à  l’inverse la marque d’une intensité oratoire exceptionnelle et communicative. Or  ce  discours est remarquable à  plus d’un titre : non seulement il s’agit de l’unique cas d’orateur interrompant son discours par un silence et des larmes dans l’ensemble des Antiquités romaines – du moins pour ce qui en est parvenu jusqu’à nous  –, mais encore il s’agit d’un discours qui, en établissant les principes de la constitution mixte, met en place les fondements de la supériorité et de la longévité de la République. Les occurrences explicites de silences mentionnés par Denys dans son œuvre historique constituent donc des indicateurs de solennité et d’importance, non seulement lorsque le silence s’installe dans l’assemblée, marquant la qualité d’écoute du peuple romain et l’inscrivant dans la lignée du κόσμος grec, mais aussi quand la pause marquée par l’orateur vient souligner l’enjeu et la qualité du discours. La maîtrise du silence s’insère ainsi dans une rhétorique politique pragmatique. L’importance rhétorique et politique des silences attribués par Denys aux personnages des Antiquités romaines va de pair avec la mise en place d’un univers philosophique qui fait le lien entre musique et politique, avec une métaphore du corps politique comme ὄργανον musical. En  effet, la dimension musicale de l’art politique y apparaît non seulement à  travers la figure de l’orateur politique obtenant le silence de son auditoire, mais aussi à  travers celle du chef  politique assurant l’harmonie du corps politique. Ainsi la nature musicale de la science politique, audible à la lecture des discours d’éloquence publique proposés par Denys, s’applique aussi de manière générale à  l’art de gouverner, comme Denys l’exprime à  propos du roi Numa faisant taire les dissensions qui agitent Rome et rétablissant l’harmonie politique 60. Comment Numa compose-t-il avec les désaccords ? Il rééquilibre les richesses et les pouvoirs : 60  2, 62, 5. Pour une analyse détaillée de ce passage, voir S Kefallonitis, « La politique comme art musical selon Denys d’Halicarnasse », in S. Emerit,

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Ἁρμοσάμενος δὲ τὸ πλῆθος ἅπαν ὥσπερ ὄργανον πρὸς ἕνα τὸν τοῦ κοινῇ συμφέροντος λογισμόν 61 [...] (Den. Hal., AR, 2, 62, 5) Ayant accordé l’ensemble du corps social comme un instrument de musique, dans la seule considération de l’intérêt commun 62 [...]

Il est à cet égard remarquable que, parmi les neuf  occurrences de σιγ* dans les Antiquités romaines, deux associent explicitement le silence au κόσμος, c’est-à-dire à l’ordre et à l’équilibre, la concorde et l’harmonie étant effectivement le plus souvent décrites avec les termes κόσμος et ἁρμονία. Les silences d’historien de Denys sont sans doute au moins aussi tonitruants que ceux de Thucydide. Toutefois le sujet et la méthode adoptés par Denys impliquent un mode d’identification distinct. La différence fondamentale entre les deux sommes historiques réside dans le fait que Thucydide traite principalement d’événements contemporains –  y compris dans la rétrospective sur la montée en puissance d’Athènes et ses relations avec Sparte qu’il propose dans le livre 1 –, alors que Denys s’engage dans une exploration des origines de Rome et relate des éléments antérieurs de plusieurs siècles à son époque. Autrement dit, Thucydide fait de l’histoire contemporaine, alors que Denys d’Halicarnasse fait de l’histoire ancienne. Il n’est donc pas possible de considérer que Denys est a priori nécessairement informé sur tel ou tel point qui fait défaut à son œuvre comme on pourrait le faire avec assurance pour des événements contemporains. Aussi les silences concernant les périodes anciennes étudiées par Denys sont-ils difficiles à cerner : nous ne disposons pas des sources utilisées par Denys, et la comparaison avec d’autres témoignages ne conduit pas à des résultats évidents. En effet, comment savoir si Denys a eu connaissance de la même tradition et si ce dont il ne parle pas est le fruit d’une ignorance, ou d’une omission volontaire ? S.  Perrot et A.  Vincent (éd.), De la cacophonie à  la musique  : la perception du son dans les sociétés antiques, Le Caire, à paraître. 61  Dionysii Halicarnasei Antiquitatum Romanorum quae supersunt, t. I (livres 1-3), éd. K. Jacoby, Leipzig, 1885. 62  Trad. J. Schnäbele, in Denys d’Halicarnasse, Les Antiquités romaines. Livres  I et II (Les origines de Rome), trad. V.  Fromentin et J.  Schnäbele, Paris, 1990, p. 191.

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Il existe néanmoins un sujet sur lequel la volonté de silence de Denys ne fait aucun doute : les Étrusques. L’antietruschismo de Denys a été abondamment démontré 63, et le silence intervient dans la stratégie de désétrusquisation des origines de Rome, Denys s’appliquant à effacer tout lien ethnique ou culturel entre Étrusques et Romains de manière à  mieux démontrer sa thèse que Grecs et Romains sont un seul et même peuple. Ainsi Denys présente-t-il les Étrusques comme des autochtones et refuse-t-il les idées d’une origine pélasgique ou lydienne des Étrusques, thèses susceptibles d’établir un lien entre Étrusques et Grecs 64. Q uant au silence de Denys sur l’héritage culturel étrusque, la longue description des Ludi Romani 65 en est une illustration. Denys s’y applique à  présenter tous les liens imaginables entre cette cérémonie et des pratiques grecques, notamment à  grand renfort de citations d’Homère. Toutefois, le silence de ce passage sur la dimension étrusque des jeux romains pourrait ne pas être entièrement attribué à Denys, puisque sa source principale, voire unique, semble avoir été Fabius Pictor et qu’il est envisageable que ce soit ce dernier qui ait le premier fait silence sur les liens entre pratiques étrusques et Ludi Romani 66, animé lui aussi par la volonté d’effacer des mémoires l’influence de la culture étrusque sur Rome. Dans cette hypothèse, il est toutefois peu crédible que Denys, grand connaisseur des Étrusques, ait pu luimême ignorer la part d’influence de ce peuple sur le déroulement des Ludi Romani et qu’il n’ait pas identifié et donc sciemment reproduit les silences de Fabius Pictor à  ce sujet 67. Un silence d’historien peut donc en cacher un autre et ce, avec d’autant plus de fluidité quand les deux historiens partagent des objectifs politiques et idéologiques. 63 D.  Musti, Tendenze nella storiografia romana e greca su Roma arcaica. Studi su Livio e Dionigi d’Alicarnasso, Rome, 1970, p.  85-90 et 151-155  ; D. Briq uel, Les Tyrrhènes, peuple des tours. Denys d’Halicarnasse et l’autochtonie des Étrusques, Rome, 1993. 64   AR, 1, 26-30. Voir D. Briq uel, Les Pélasges en Italie. Recherches sur l’histoire de la légende, Rome, 1984, p.  277-288  ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines. Tome I : Introduction générale. Livre I, éd. et trad. V. Fromentin, Paris, 1998, p. xxxiv, n. 120 et p. 14-16. 65  AR, 7, 72-73. 66 A. Piganiol, Recherches sur les jeux romains, Strasbourg, 1923, p. 28-31. 67 D. Musti, Tendenze, p. 86.

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Enfin, contrairement à  Thucydide, Denys fait très souvent entendre sa voix, avec des interventions fréquentes du narrateur, directement à  la première personne, pour renvoyer à  un passage, souligner un élément ou justifier la place qui lui a été accordée,  etc. Ces interventions ont une tonalité très pédagogique : fréquentes et discrètes, elles semblent destinées à faciliter la lecture en soulignant la logique des enchaînements, en faisant le lien entre différents passages par des effets d’annonces et de rappels, soulageant l’effort de mémoire du lecteur ou appelant son attention sur telle démonstration jugée fondamentale. De la sorte, si les silences de Thucydide, bruts, semblent contribuer à  l’obscurité de son texte, ceux de Denys paraissent ensevelis sous un flot de détails. Les deux historiens adoptent des méthodes très différentes pour taire un élément qui ne s’accorde pas avec leur propos idéologique : Thucydide pratique volontiers l’omission radicale, tandis que Denys est enclin à  recouvrir ce qu’il veut taire d’une accumulation d’informations différentes. Ainsi, chez Denys comme chez Thucydide, les silences de l’historien peuvent être compris comme le revers d’une construction positive : dans cette perspective, il s’agit moins d’un auteur qui refuse d’évoquer un élément que d’un historien qui construit un agencement d’événements et de discours, et qui, dans ce cadre à  la fois rhétorique, politique et idéologique, peut être amené à laisser de côté tel ou tel autre élément jugé moins important, voire contradictoire avec son projet. Si Thucydide utilise le silence comme pour accentuer par contraste les éléments qu’il souhaite faire entendre, Denys paraît utiliser le silence pour faire disparaître ce qui lui paraît s’écarter de sa thèse de l’hellénicité des Romains.

Conclusions Les utilisations du silence dans l’écriture de l’histoire relèvent d’une constellation d’enjeux dont les agencements complexes ne peuvent être étudiés de manière unilatérale, mais selon leurs interactions intrinsèques et leur imbrication dans la structure des récits et des discours proposés par l’historien. Or l’une des premières variables à prendre en compte est la représentation du silence dans le monde où se situe l’historien : il importe d’exami101

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ner la «  spécificité culturelle du silence 68  » qui se révèle mieux toléré dans l’Athènes classique, où l’ἡσυχία politique peut être valorisée, que dans la Rome impériale 69 où le silence apparaît comme un signe de défaillance rhétorique et politique. Le contexte de l’action rapportée constitue un autre élément majeur et fait intervenir la notion de καιρός 70. L’un des textes les plus souvent cités à  ce sujet nous est justement parvenu par l’intermédiaire de Denys d’Halicarnasse qui, dans son essai sur Démosthène, a conservé un éloge des Athéniens attribué à Gorgias 71. Parmi les qualités des Athéniens se trouve leur capacité à déterminer le moment de parler et le moment de se taire. [...] τοῦτο νομίζοντες θειότατον καὶ κοινότατον νόμον τὸ δέον ἐν τῷ δέοντι καὶ λέγειν καὶ σιγᾶν καὶ ποιεῖν ‹καὶ ἐᾶν 72› [...] (Den. Hal., Démosth. 1, 16) [...] ils considéraient comme une loi absolument divine et universelle de dire ou de taire, de laisser ou de faire ce qu’il faut quand il faut [...].

À cela s’ajoute le point de vue de l’auteur, à savoir non seulement son parcours personnel, mais aussi sa situation au moment où il rédige son histoire et sa position par rapport aux événements qu’il rapporte. La comparaison de Thucydide et Denys permet de  Ch. Guérin, « Le silence de l’orateur », p. 44.  S.  Montiglio, Silence, p.  3-4,  154-155. Sur les nuances culturelles de l’idée d’ἡσυχία, souvent associée à  celle de silence dans le monde grec ancien, voir P. Demont, La Cité grecque archaïque et classique et l’idéal de tranquillité, Paris, 1990, p. 191-215. Voir aussi un exemple moderne saisissant, avec un contresens culturel fatal entre un pilote égyptien demandant l’autorisation d’atterrir sur un aérodrome chypriote et un contrôleur aérien grec qui, répondant par un silence, entendait ainsi signifier son refus. L’histoire est rapportée par J. Bilmes, « Le silence constitué. La vie dans un monde de plénitude de sens », trad. L. July, Réseaux, XIV/80 (1996), p. 136 (et rappelée par D. Barbet et J.-P. Honoré, « Ce que se taire veut dire », p. 7, n. 1). 70  Voir L. B. Carter, The Q uiet Athenian, p. 167 ; M. Trédé, KAIROS. L’à-propos et l’occasion (le mot et la notion, d’Homère à la fin du ive siècle avant J.-C.), Paris, 1992, p. 287. 71 H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1903 : Gorgias, 82, frg. 6, sans doute un extrait de la péroraison d’une oraison funèbre prononcée par Gorgias pour ses concitoyens, peu après 421. 72  καὶ ἐᾶν add. Diels-Kranz. 68 69

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souligner une distinction primordiale pour l’analyse des silences d’un historien, à savoir la distance chronologique entre l’auteur et les faits qu’il rapporte. Dans le cas de Thucydide, qui dit s’être mis au travail dès le début de la guerre du Péloponnèse et qui est sans doute le premier – et le seul – parmi ses contemporains à avoir produit une telle œuvre sur le conflit qui venait de s’achever, plutôt que d’affronter directement ceux qui expriment des avis différents du sien et de laisser en outre ainsi la trace d’opinions qu’il ne partage pas, le choix du silence s’impose comme la solution la plus simple et la plus efficace, devant la contrainte de ne pas contredire des contemporains témoins directs de la période rapportée. En revanche, pour le lecteur moderne, l’identification de ces silences d’historien est d’autant plus difficile que, d’une part, l’œuvre de Thucydide est elle-même la source essentielle d’information contemporaine sur la guerre du Péloponnèse à être parvenue jusqu’à nous, dans la mesure où la datation des sources épigraphiques conservées pour cette période fait encore l’objet de débats, et que la principale source de comparaison est située cinq siècles plus tard, avec la Vie d’Aristide et la Vie de Périclès de Plutarque. Pour ce qui est de Denys, le problème est différent, puisqu’en affrontant un sujet très éloigné de son époque, il travaille surtout à partir de sources textuelles dont nous ne disposons plus aujourd’hui. Comment dès lors identifier les silences de l’historien sinon de manière relativement générale, en remarquant des oublis récurrents ou des évidences en cohérence avec les objectifs idéologiques de l’auteur ? De fait, l’identification et l’analyse des silences d’un historien constituent un travail d’investigation dont le sujet premier est moins le récit historique que le travail de l’historien, voire l’historien lui-même. Pour Denys comme pour Thucydide, l’écriture historique relève de l’apologia pro sua vita. Né à Halicarnasse, Denys est un Grec d’Asie mineure immigré à  Rome pour retrouver l’atticisme classique chez les conquérants du monde grec. Q uant à Thucydide, il s’est illustré durant la guerre comme général athénien, mais son retard à Amphipolis lui aurait valu vingt ans d’exil. Dans les deux cas, il s’agit vraisemblablement pour l’historien de revenir sur une défaite et de présenter les événements sous un angle différent, entreprise politique et idéologique dont les mécanismes correspondent au phénomène d’inversion de la camera 103

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oscura évoqué par Karl Marx pour décrire l’idéologie à l’œuvre 73 et qui a pu être qualifiée de « révisionniste 74 » ou rapprochée de ce qui pourrait aujourd’hui s’apparenter au travail d’un journaliste activiste 75. Enfin, dans tous les cas, la prudence reste de mise. En effet, des sources contradictoires qui semblent initialement permettre de cerner un « silence révélateur » peuvent ensuite s’avérer finalement moins fiables, ou du moins sujettes à caution, comme c’est le cas à propos du trésor de Délos, de son transfert à Athènes et de son utilisation pour le financement des travaux de l’Acropole  : beaucoup d’incertitudes subsistent 76. Pourquoi préférer une source à une autre, quand aucun document épigraphique ou archéologique ne vient par ailleurs apporter sa caution ? La prudence reste en outre doublement nécessaire, dans la mesure où un silence d’historien peut résulter de plusieurs facteurs conjugués : c’est ainsi que l’absence totale d’Aspasie chez Thucydide peut relever non seulement du silence orthodoxe et conventionnel de la part d’un auteur pour qui les femmes ne sont pas actrices de l’histoire politique ou militaire, mais aussi d’une manœuvre narrative destinée à écarter de Périclès, en même temps qu’Aspasie, des critiques sur son implication personnelle dans le déclenchement de la guerre 77. Ces deux hypothèses au sujet du silence de Thucydide sur Aspasie font jonction dans une justification prononcée par Périclès lui-même lorsque, dans l’oraison funèbre que Thucydide lui attribue, il appelle les femmes – les veuves – à rester en retrait, comme cela convient à leur φύσις 78. Si les silences de La Guerre du Péloponnèse et des Antiquités romaines éloignent Thucydide et 73 K. Marx et Fr. Engels, Die deutsche Ideologie, 1845-1846 ; publication posthume : Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), I/5, Berlin, 1932, p. 1-508. 74 D. Kagan, « The First Revisionist ». 75  N. Loraux, « Thucydide n’est pas un collègue », Q S, 12 (1980), p. 55-81 ; E. Badian, From Plataea to Potidaea, Baltimore – Londres, 1993, p. 127, 159. 76 L. Kallet-Marx, « Did Tribute Fund the Parthenon ? », ClAnt, 8/2 (oct. 1989), p. 252-266 ; P. Brun, « Guerre et finances : état de la question », Pallas, 51 (1999), p. 223-240, en part. p. 229. 77 P. Cartledge, « The Silent Women of  Thucydides : 2.45.2 Re-Viewed », in R.  M.  Rosen et J.  Farrell (éd.), Nomodeiktes  : Greek Studies in Honor of  Martin Ostwald, Ann Arbor, 1993, p. 125-132 ; V. Azoulay, Périclès : la démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme, Paris, 2010, p. 34-35. 78   Thuc. 2, 45.

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Denys de la figure moderne de l’historien, ils mettent néanmoins leurs œuvres au centre d’une double postulation de l’humanité que ni les flux d’informations journalistiques de l’ère numérique, ni les pratiques historiques scientifiques n’ont encore pu résoudre, à savoir d’une part la nécessité de l’oubli évoquée par Fr. Nietzsche dans la Généalogie de la morale et, d’autre part, le besoin d’offrir à la mémoire une reconstruction du passé, tiraillement perpétuel auquel les silences de l’historien apportent leur contribution.

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AURÉLIEN PULICE Université Bordeaux Montaigne (UMR 5607-Ausonius), École Normale Supérieure

LES VIES DE THUCYDIDE OU L’ART DE COMBLER LES SILENCES

L’historien Thucydide a occupé une place de premier plan dans la formation littéraire et rhétorique des Anciens. C’est surtout pour sa langue – l’ancien attique –, pour son style – qualifié d’« élevé » ou de « sublime » –, pour ses discours – et non pour ses parties narratives –, que Thucydide a été admiré (ou critiqué), étudié et imité pendant toute l’Antiquité et la période byzantine, comme l’attestent de nombreux témoignages 1. Comme pour d’autres auteurs de l’âge classique largement étudiés à l’école – Homère, Ésope, Euripide ou encore Démosthène  –, nous possédons plusieurs Vies de Thucydide qui témoignent elles aussi de cette réception scolastique et rhétorique. Les manuscrits byzantins nous en ont transmis deux. La  plus brève est anonyme et non datée. La seconde, généralement intitulée Sur la vie et le style de Thucydide, est attribuée à un certain « Markellinos » qui aurait été actif  au milieu du ve siècle de notre ère. Elle est beaucoup plus développée que la précédente 2. Les Anciens qui s’intéressaient à la vie de l’historien ne partaient pas de rien, car il a été acteur de certains des événements qu’il relate. Les premiers éléments de son bios se trouvent donc dans son œuvre. Dès le proème Thucydide déclare qu’il est « Athénien » et plus tard qu’il est « fils d’Oloros » 3. Le récit 1  Pour une excellente synthèse sur la question, voir R. Nicolai, La storiografia nell’educazione antica, Pise, 1992. 2  Les deux éditions les plus récentes se trouvent dans Thucydidis Historiae, éd. G. B. Alberti, t. 1, Rome, 1972, p. 1-20 ; et L. Piccirilli, Storie dello storico Tucidide, Gênes, 1985. 3   Thucydide, I, 1 et IV, 104, 4.

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de la huitième année de guerre (424-423 av. J.-C.) nous apprend qu’il était stratège cette année-là et qu’il se trouvait au large de la Thrace 4. Brasidas essayait alors de prendre possession d’Amphipolis. Thucydide tenta de l’en empêcher, sans succès 5. Brasidas redoutait la présence de l’historien dans la région, car il y possédait les droits d’exploitation des mines d’or et jouissait de ce fait d’un certain crédit auprès des élites locales 6. Son échec à Amphipolis valut à Thucydide, comme on l’apprend au début du livre V, vingt années d’exil 7. Dans le même passage, l’historien nous dit avoir connu l’intégralité du conflit, qui dura vingt-sept ans, et avoir entrepris de le raconter en entier. Il  est donc mort après 404 av. J.-C. 8. L’interruption brutale du récit, au cours de la vingt-et-unième année de guerre (411-410) montre qu’il n’a pas réussi à aller jusqu’au bout de son projet. Il faut enfin mentionner les quelques passages où l’historien exprime son opinion à l’égard

4  Thucydide, IV,  104,  4  : πέμπουσι [...]  ἐπὶ τὸν ἕτερον στρατηγὸν τῶν ἐπὶ Θρᾴκης, Θουκυδίδην τὸν Ὀλόρου, ὃς τάδε ξυνέγραψεν, ὄντα περὶ Θάσον («  [Ils] dépêchent un messager à  l’autre stratège, pour la région qui borde la Thrace, Thucydide, fils d’Oloros, l’auteur de cette histoire, alors près de Thasos », trad. J. de Romilly). 5  Thucydide, IV, 106-107. 6   Thucydide, IV, 105, 1 : ὁ Βρασίδας δεδιὼς καὶ τὴν ἀπὸ τῆς Θάσου τῶν νεῶν βοήθειαν καὶ πυνθανόμενος τὸν Θουκυδίδην κτῆσίν τε ἔχειν τῶν χρυσείων μετάλλων ἐργασίας ἐν τῇ περὶ ταῦτα Θρᾴκῃ καὶ ἀπ’ αὐτοῦ δύνασθαι ἐν τοῖς πρώτοις τῶν ἠπειρωτῶν (« Brasidas, qui, à la fois, appréhendait le secours naval pouvant venir de Thasos, et qui apprenait que Thucydide possédait les droits d’exploitation des mines d’or, dans cette région de la Thrace, et avait de ce fait un certain crédit auprès des principaux personnages sur le continent », trad. J. de Romilly). 7  Thucydide, V,  26,  1-5. B.  Hemmerdinger et, après lui, L.  Canfora ont soutenu que cette seconde préface n’était pas de Thucydide, mais de Xénophon (cf.  B.  Hemmerdinger, «  La division en livres de l’œuvre de Thucydide  », REG, 61 (1948), p.  104-117, notamment p.  106-107  ; L.  Canfora, Tucidide continuato, Padoue, 1970, et Le Mystère Thucydide : enquête à partir d’Aristote, Paris, 1997). Ce débat ne rentre pas en considération ici. Si les traditions biographiques de Thucydide font état d’hésitations quant à l’authenticité du livre VIII, il n’en est rien s’agissant du livre V. Pour Marcellinus, comme pour l’Anonyme, la « Seconde Préface » est incontestablement de Thucydide. 8  J. Pouilloux et Fr. Salviat ont pu prouver que Thucydide était encore vivant dans les premières années du ive siècle. L’historien mentionne à plusieurs reprises le Lacédémonien Lichas, fils d’Arkésilaos. En VIII, 84, 5, il évoque sa mort que nous savons être postérieure à  l’année 397 av.  J.-C.  Il s’ensuit que Thucydide écrivait encore son Histoire après cette date (cf. J. Pouilloux et Fr. Salviat, «  Lichas, Lacédémonien, archonte à  Thasos et le livre VIII de Thucydide  », CRAI (1983), p. 376-403).

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des hommes politiques de son temps : le célèbre éloge funèbre de Périclès qu’on trouve au livre II 9, le mépris à l’égard de Cléon qui transparaît dans plusieurs pages 10 et enfin l’éloge d’Antiphon à la fin du livre VIII 11. Toutes ces données sont reprises dans les Vies de  Thucydide et en constituent, pour ainsi dire, la matrice de départ. On peut d’ores et déjà identifier deux types de lacunes biographiques. Celles qu’on pourrait d’abord appeler les silences « internes » et qui sont patentes dans les passages où Thucydide parle de lui, mais nous livre des informations partielles, incomplètes : quelles sont ses origines ? d’où vient ce nom d’Oloros qui sonne si peu attique ? pourquoi a-t-il des relations privilégiées avec la Thrace ? qui l’a fait exiler ? où est-il allé ensuite ? D’autre part, il y a celles que nous proposons d’appeler les silences « externes » qui touchent à des développements traditionnellement attendus dans un bios mais sur lesquels Thucydide ne dit rien, le plus souvent parce qu’il s’agit de moments de sa vie extérieurs à la chronologie de son œuvre : quelles furent son enfance et sa formation ? à quoi ressemblait-il ? pourquoi l’œuvre est-elle inachevée ? quand et comment est-il mort ? Dans le premier cas il s’agit d’informations lacunaires qu’il faut compléter, dans le second, d’informations absentes qu’il faut retrouver. Tels sont les vides que les différents biographes de Thucydide se sont efforcés de combler. Nous proposons, dans les pages qui vont suivre, de nous concentrer sur quelques cas de silences « externes » : l’apparence physique de l’historien, sa formation et son parcours avant de devenir stratège. Ce qu’en disent les Vies conservées illustre, nous semble-t-il, le rôle qu’a pu jouer la réception scolastique et surtout rhétorique de Thucydide  – une réception fortement influencée par l’atticisme  – dans le développement de sa tradition biographique.   Thucydide, II, 65.   Thucydide, III, 36, 6 ; IV, 27, 3-28. Pour une analyse du personnage de Cléon et de ses rapports avec les figures de Périclès et de Brasidas, cf. A. Pulice, «  Brasidas aux pieds rapides   : aspects de l’héritage épique chez Thucydide  », in M. Fumaroli, J. Jouanna, M. Trédé-Boulmer et M. Zink (éd.), Hommage à Jacqueline de Romilly : l’empreinte de son œuvre, Paris, 2014, p. 161-184, notamment p. 174 sq. 11  Thucydide, VIII, 68. 9

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1.  Thucydide ὀξυκέφαλος : problèmes et hypothèses Un bios comprend presque toujours une description physique du personnage. Celui de Marcellinus contient un bref  portrait de Thucydide qui, pourtant, ne s’est jamais décrit lui-même : Λέγεται δ’ αὐτὸν τὸ εἶδος γεγονέναι σύννουν μὲν τὸ πρόσωπον, τὴν δὲ κεφαλὴν καὶ τὰς τρίχας εἰς ὀξὺ πεφυκυίας, τήν τε λοιπὴν ἕξιν προσπεφυκέναι τῇ συγγραφῇ. On dit de son apparence générale qu’il avait le visage pensif, une tête et des cheveux se terminant en pointe et le reste de sa personne à l’image de son œuvre 12.

La forme λέγεται indique que le rhéteur s’appuie sur une tradition antérieure. La source précise n’est pas connue 13. Le portrait repose sur les principes de la physiognomonie (i. e. le corps est le reflet de l’âme), qui sont bien attestés dans la tradition biographique et plus largement dans la littérature antique 14. Dans ce portrait, il s’agit moins de proposer une description physique fidèle que de rendre visible un tempérament, une personnalité, l’ethos de l’auteur tel qu’on le reconstruit à partir de son œuvre. L’adjectif  σύννους, qui signifie « méditatif, pensif », désigne effectivement moins une apparence physique que la répercution d’une attitude intellectuelle sur la physionomie du visage. Une telle caractéristique est relativement attendue chez un historien,

12   Marcellinus, 34. L.  Piccirilli (Storie, p.  27) propose la traduction suivante : « Si dice che Tucidide abbia avuto questo aspetto : volto pensoso, capo affilato e capelli irti ; le altre caratteristiche somatiche erano del tutto conformi alla sua opera ». 13  Sur ce point, voir L. Piccirilli, Storie, p. 128-129. Q uelques lignes plus haut (Marcellinus, 32-33), l’auteur mentionne un certain Zopire, qu’on a parfois cherché à identifier avec le contemporain de Socrate, qui passait pour être un expert dans l’art d’inférer le caractère à partir du physique (cf. Cicéron, Tusculanes, IV,  80-81  : Zopyrus, qui se naturam cuiusque ex forma perspicere profitebatur, «  Zopire, qui se vantait de percer la nature de chacun à  partir de son apparence  », trad. J.  Humbert). Dès lors, on a considéré que le portrait de Thucydide venait aussi de cet auteur (cf.  L.  Herbst, «  Die Arbeiten über Thukydides », Philologus, 49 (1890), p. 134-180, notamment p. 174). 14  Sur la physiognomonie, voir notamment B. P. Reardon, Courants littéraires grecs des iie et iiie siècles après J.-C., Paris, 1971, p. 243-247. Voir aussi B.  Gentili et G.  Cerri, Storia e biografia nel pensiero antico, Rome, 1983, p. 74-77.

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a fortiori chez Thucydide, le théoricien de la méthode rationnelle que nous connaissons 15. Les auteurs des principaux bustes conservés semblent d’ailleurs s’être appliqués à rendre cette σύννοια perceptible 16. La dernière partie de la phrase – τήν τε λοιπὴν ἕξιν προσπεφυκέναι τῇ συγγραφῇ  – pose explicitement la relation entre l’homme et l’œuvre sur laquelle s’appuie le portrait. Ἕξις est un dérivé de ἔχω 17. Le mot désigne aussi bien la constitution physique de l’individu que sa personnalité, son tempérament. Marcellinus joue, nous semble-t-il, sur cette polysémie, ce qu’on a tenté de rendre en traduisant par « le reste de sa personne est à l’image de son œuvre ». Le rhéteur donne plus loin quelques précisions concernant cette ἕξις, à  l’occasion d’un développement sur le style de l’historien : Τὴν μέντοι ἰδέαν αὐτοῦ τῶν λέξεων καὶ τῶν συνθέσεων αἰτιῶνται οἱ πλείονες, ὧν ἐστὶ Διονύσιος ὁ Ἁλικαρνασσεύς· μέμφεται γὰρ αὐτῷ ὡς πεζῇ καὶ πολιτικῇ λέξει χρῆσθαι μὴ δυναμένῳ, οὐκ εἰδὼς ὅτι δυνάμεώς ἐστι ταῦτα πάντα περιττῆς καὶ ἕξεως πλεονεξίας 18.

L’expression τὴν δὲ κεφαλὴν καὶ τὰς τρίχας εἰς ὀξὺ πεφυκυίας est étonnante, y compris pour les spécialistes du portrait antique 19. L’adjectif  ὀξύς recouvre un large sémantisme. Il  signifie «  aigu, pointu  » mais aussi «  perçant  » (pour la vue), «  pénétrant  » (pour l’intelligence), «  vif, rapide  » (pour l’esprit comme pour le corps). Le nom qui en dérive – ὀξύτης – désigne « le fait d’être aigu » (se dit d’un angle, de la vue, de l’intelligence) mais aussi «  l’acidité  » et «  la rapidité  ». L’adjectif  comme le substantif  sont fréquemment employés en concurrence avec δριμύς   Thucydide, I, 1 et 20-22 ; V, 26.  Ces bustes ont fait l’objet d’un inventaire et d’une étude dans G.  M.  A.  Richter, The Portraits of   the Greeks, Londres – New York, 1965, vol. 1, p. 147-150. 17 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque (ci-après DELG), Paris, 1968, p. 392-393 (s. v. ἔχω). 18  Marcellinus, 53 : « Cependant, la majorité condamne l’allure de ses expressions et de ses constructions. Parmi eux, figure Denys d’Halicarnasse  : il lui reproche en effet d’être incapable d’user d’un style adapté à  la prose et à l’éloquence publique, sans voir que tout ce style est la marque de ses capacités démesurées et de la supériorité de sa personne ». 19  G. M. A. Richter, The Portraits, p. 147-148. 15 16

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(«  perçant, piquant, âcre  ») et ταχύς («  rapide  ») 20. Pourquoi Thucydide a-t-il le crâne et les cheveux « en pointe » ? De quoi l’ὀξύτης est-elle ici le reflet ? La réponse à ces questions n’a rien d’évident, car l’association Thucydide-ὀξύτης est sans parallèle dans la littérature grecque. Les descriptions humaines impliquant l’adjectif  ὀξύς (« pointu ») ou l’expression εἰς ὀξύ (« en pointe ») sont extrêmement rares, et lorsqu’il ne fait aucun doute que la forme conique du crâne y est le reflet physique d’un ethos, le mot a toujours une connotation négative, comme semble déjà l’attester la description qu’Homère a donnée de Thersite au chant  II de l’Iliade :     [...] αἴσχιστος δὲ ἀνὴρ ὑπὸ Ἴλιον ἦλθε· φολκὸς ἔην, χωλὸς δ᾽ ἕτερον πόδα· τὼ δέ οἱ ὤμω κυρτὼ ἐπὶ στῆθος συνοχωκότε· αὐτὰρ ὕπερθε φοξὸς ἔην κεφαλήν, ψεδνὴ δ᾽ ἐπενήνοθε λάχνη. Ἔχθιστος δ᾽ Ἀχιλῆϊ μάλιστ᾽ ἦν ἠδ᾽ Ὀδυσῆϊ 21.

Le poète emploie l’adjectif  φοξός que la majorité des lexicographes considèrent comme un synonyme de ὀξυκέφαλος 22. La Vie d’Ésope (ier s. ap. J.-C.), où le fabuliste est décrit comme une erreur de la nature, nous fournit peut-être un exemple analogue : Κακοπινὴς τὸ ἰδέσθαι, εἰς ὑπηρεσίαν σαπρός, προγάστωρ, προκέφαλος, σιμός, σόρδος, μέλας, κολοβός, βλαισός, γαλιάγκων, στρεβλός, μυστάκων, προσημαῖνον ἁμάρτημα 23.

L’adjectif  ici employé est προκέφαλος, un mot assez rare. Il a clairement une connotation négative. De prime abord, rien ne laisse présager qu’Ésope soit un homme intelligent et sage. C’est d’ailleurs l’inadéquation de son physique et de son ethos qui rend le  P. Chantraine, DELG, p. 806-807 (s. v. ὀξύς).   Homère, Iliade, II,  216-220  : «  C’est l’homme le plus laid qui soit venu sous Ilion. Bancroche et boiteux d’un pied, il a de plus les épaules voûtées, ramassées en dedans. Sur son crâne pointu s’étale un poil rare. Il  fait horreur surtout à Achille et à Ulysse » (trad. P. Mazon). 22  Voir notamment Hésychius, φ 740 ; Photius, φ 257 ; Souda, φ 577 ; et plus généralement P. Chantraine, DELG, p. 1221-1222 (s. v. φοξός). 23   Vie d’Ésope, 1 : « Il était excessivement horrible à voir, affreux, bedonnant, la tête proéminente, camus, voûté, noir, courtaud, cagneux, les bras courts, bancal, moustachu, une erreur du jour » (trad. C. Jouanno). 20 21

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personnage insolite et surprenant. En effet, le portrait du fabuliste participe d’une thématique plus large qui traverse l’ensemble de la Vie d’Ésope : le caractère trompeur des apparences 24. C. Jouanno a raison de comprendre qu’il signifie « qui a la tête proéminente », comme προγάστωρ signifie « qui a le ventre en avant ». La lecture que certains érudits ont faite de ce terme indique néanmoins qu’il impliquait, dans leur esprit, une tête et/ou des cheveux « en pointe ». Dans les Oiseaux d’Aristophane, le crâne du poète Philoclès est comparé à celui de la huppe 25. Il s’agit clairement d’une raillerie à visée dépréciative. La huppe est un oiseau qui, comme chacun sait, possède un toupet érectile sur le haut de la tête, qu’on appelle précisément « la huppe ». Lorsqu’elle est repliée, elle forme une pointe à l’arrière du crâne et, lorsqu’elle est déployée, une crête imposante qui fait de cet oiseau un animal ὀξυκέφαλος à  plus d’un titre. Un scholiaste justifie d’ailleurs la comparaison en ces termes : ἐν ἐνίοις ὑπομνήμασιν, ὅτι προκέφαλός ἐστιν ὁ Φιλοκλῆς ὡς ὁ ἔποψ 26 (« dans quelques commentaires, parce que Philoclès a un crâne proéminent comme la huppe »). La même idée est reprise dans deux passages de la Souda avec une précision intéressante sur le sens de l’adjectif  προκέφαλος : Φιλοκλῆς : κωμῳδίας ποιητής, αἰσχροπρόσωπος. ἦν δὲ προκέφαλος, ὡς ἔποψ, ἤγουν ὀξυκέφαλος 27. Προκέφαλος : προκέφαλος ἦν ὁ Φιλοκλῆς, ὡς ἔποψ. ἦν δὲ κωμῳδίας ποιητής. εἴρηται ἐπὶ τῶν ὀξυκεφάλων 28.

Le mot est glosé de la même façon que φοξός. Impossible de savoir si l’auteur de la Vie d’Ésope songe à cela lorsqu’il écrit son portrait du fabuliste. Dans la mesure où le texte a des affinités avec la 24 C.  Jouanno, Vie d’Ésope  : livre du philosophe Xanthos et de son esclave Ésope. Du mode de vie d’Ésope, Paris, 2006, p. 32-33. 25   Aristophane, Oiseaux, v. 281-282. 26 Schol. in Aves, 281c (Scholia vetera et recentiora in Aristophanis Aves, éd. D. Holwerda, Groningen, 1991, p. 50). 27  Souda, Φ 378 : « Philoclès : poète comique, laid de visage. Il avait le crâne proéminent, comme la huppe, c’est-à-dire le crâne en pointe ». 28  Souda, Π 2464 : « Au crâne proéminent : Philoclès avait le crâne proéminent, comme la huppe. C’était un poète comique. Le mot s’emploie pour ceux qui ont le crâne en pointe ».

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comédie, l’hypothèse est envisageable, mais il convient de rester prudent 29. L’adjectif  ὀξύς a clairement un sens négatif  dans une Apocalypse apocryphe, qui date probablement du iie  siècle de notre ère 30, où le terme décrit les cheveux de l’Antéchrist : Ἄκουσον, δίκαιε Ἰωάννη· τότε φανήσεται ὁ ἀρνητὴς καὶ ἐξορισμένος ἐν τῇ σκοτίᾳ, ὁ λεγόμενος ἀντίχριστος. καὶ πάλιν εἶπον· κύριε, ἀποκάλυψόν μοι ποταπός ἐστιν. καὶ ἤκουσα φωνῆς λεγούσης μοι· τὸ εἶδος τοῦ προσώπου αὐτοῦ ζοφῶδες, αἱ τρίχες τῆς κεφαλῆς αὐτοῦ ὀξεῖαι ὡς βέλη, οἱ ὄφρυες αὐτοῦ ὡσεὶ ἀγροῦ, ὁ ὀφθαλμὸς αὐτοῦ ὁ δεξιὸς ὡς ὁ ἀστὴρ ὁ πρωῒ ἀνατέλλων, καὶ ὁ ἕτερος ὡς λέοντος, τὸ στόμα αὐτοῦ ὡς πῆχυν μίαν, οἱ ὀδόντες αὐτοῦ σπιθαμιαῖοι, οἱ δάκτυλοι αὐτοῦ ὡς δρέπανα, τὸ ἴχνος τῶν ποδῶν αὐτοῦ σπιθαμῶν δύο, καὶ εἰς τὸ μέτωπον αὐτοῦ γραφὴ ἀντίχριστος 31.

Avoir un visage, une tête ou des cheveux «  en pointe  » était donc interprété par les Anciens comme le reflet d’une nature vile, vicieuse, voire maléfique. On  soulignait ce détail physique lorsqu’on voulait donner une image négative d’un personnage. Une telle conception de l’ὀξύτης s’accorde mal avec le portrait de Thucydide, lequel prend place dans un bios incontestablement élogieux. L’idée d’ὀξύτης ne peut pas y avoir un sens négatif, elle doit faire référence à une qualité de Thucydide, au même titre que la σύννοια. Pour sortir de cette aporie, deux pistes nous semblent pouvoir être envisagées. Chez les lexicographes du iie siècle de notre ère que sont Pollux et Aélius Denys, l’expression εἰς ὀξύ (« en pointe ») sert à décrire

  Sur le comique dans la Vie d’Ésope, voir C. Jouanno, Vie d’Ésope, p. 38-44.   Apocalypsis apocrypha Joannis, in  Apocalypses apocryphae, éd. C.  Tischendorf, Leipzig, 1866, p. 70-93. 31  Ibidem, p.  73-74  : «  “Écoute, Jean, toi qui es juste  : alors apparaîtra le Négateur qui a été banni dans les ténèbres, celui qu’on appelle Antéchrist”. Je repris la parole et dis  : “Seigneur, révèle-moi de quelle sorte d’être il s’agit”. Et j’ai entendu la voix me dire : “L’aspect de son visage est sombre, les cheveux de sa tête sont pointus comme des traits, ses sourcils sont comme un champ en friche, son œil droit comme l’astre qui se lève le matin, l’autre, comme celui d’un lion, sa bouche fait la taille d’une coudée, ses dents sont longues d’un empan, ses doigts sont comme des faucilles, ses traces de pas mesurent deux empans, sur son front, il est écrit Antéchrist” ». 29

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un type de coiffure exclusivement masculin et typiquement attique 32 : Kρωϐύλος : πλέγμα τριχῶν εἰς ὀξὺ λῆγον. ἐκαλεῖτο δὲ τοῦτο ἐπ’ ἀνδρῶν, κόρυμβος δὲ ἐπὶ γυναικῶν, σκορπίος δὲ ἐπὶ παίδων. καὶ Θουκυδίδης (Ι, 6, 3) « κρωϐύλους ἀναδούμενοι » 33.

Aélius renvoie à un passage de l’Histoire où Thucydide décrit l’apparence des anciens habitants de l’Attique. Dans les manuscrits anciens, le lemme cité par le lexicographe est accompagné d’une scholie à peu près identique à la notice du lexique : Κρωϐύλος δέ ἐστιν εἶδος πλέγματος τῶν τριχῶν ἀπὸ ἑκατέρων εἰς ὀξὺ καταλῆγον. ἐκαλεῖτο δὲ τῶν μὲν ἀνδρῶν κρωϐύλος, τῶν δὲ γυναικῶν κόρυμϐος, τῶν δὲ παίδων σκορπίος. ΑΒFGM 34

D’un point de vue lexical, ce texte est celui dont les parallèles avec le portrait de Thucydide sont les plus nombreux. Certaines traditions signalent que le bios de Marcellinus a été compilé à partir de scholies 35. Si on ne peut pas exclure la possibilité que la scholie des manuscrits provienne des Ἀττικὰ ὀνόματα, il paraît plus vraisemblable de supposer qu’Aélius Denys a ici désigné la source de sa notice : Thucydide ou plutôt un commentaire de son Histoire. On sait, en effet, que de tels ouvrages étaient déjà en circulation sous l’Empire 36. Il  n’est pas déraisonnable d’imaginer qu’un biographe ait voulu utiliser la description que l’historien donnait lui-même des premiers habitants de l’Attique pour élaborer son portrait de Thucydide. Il est possible qu’il ait eu accès, d’une   Pollux, Onomasticon, IV, 154 ; Aélius Denys, Ἀττικὰ ὀνόματα, κ 40.   Aélius Denys, Ἀττικὰ ὀνόματα, κ 40 : « Crobylos : tresse de cheveux qui se termine en pointe. On dit ce mot pour les hommes, corymbos pour les femmes, scorpios pour les enfants. Cf. Thucydide (I, 6, 3) “κρωϐύλους ἀναδούμενοι” ». 34  Scholia in Thucydidem ad optimos codices collata, éd. K.  Hude, Leipzig, 1927, p. 9, l. 1-3 : « Le crobylos est une forme de tresse de cheveux qui se termine de chaque côté en pointe. On  dit crobylos pour les hommes, corymbos pour les femmes, scorpios pour les enfants ». 35  Dans le Palatinus (Heidelbergensis) gr. 252 (ms. E, xe s.), le bios est intitulé ainsi : Μαρκέλλινου ἐκ τῶν εἰς Θουκυδίδην σχολίων περὶ τοῦ βίου αὐτοῦ Θουκυδίδου καὶ τῆς τοῦ λόγου ἰδέας. 36   Denys d’Halicarnasse, Thuc. 51, 1 ; 55, 2. Deux fragments de commentaires des iie et iiie  s. ap.  J.-C. ont été conservés sous les cotes P.  Oxy. 853 et P. Vindob. 29247. 32 33

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manière ou d’une autre, à cette notice sur le κρωϐύλος et qu’il s’en soit librement inspiré. En  donnant à  Thucydide une tête et des cheveux se terminant naturellement (πεφυκυίας) «  en pointe  » (εἰς  ὀξύ), l’auteur du portrait donnait à  l’historien une allure pouvant rappeler les Attiques du temps passé. Dans les Cavaliers, Aristophane montre que la coiffure décrite par Thucydide était encore en usage  – quoique passablement démodée  – dans certaines familles à la fin du ve siècle 37. Le témoignage de l’historien va également dans ce sens 38. Une telle hypothèse, outre qu’elle repose sur un certain nombre de prémices invérifiables, pose néanmoins quelques difficultés. Si l’auteur du portrait voulait vraiment que Thucydide ressemblât aux habitants de l’Attique qu’il décrit dans son œuvre, on comprend mal pourquoi le parallèle n’est pas plus fidèle. Thucydide ne dit pas que les Attiques avaient le crâne pointu. Il décrit leur vêtement (des tuniques de lin) et leur coiffure. Le crobylos est d’ailleurs agrémenté de cigales d’or, qui symbolisent vraisemblablement l’autochtonie attique 39. Reste à  explorer la piste du style. Si les textes grecs  – quelle que soit leur époque – n’appliquent pas la notion d’ὀξύτης à Thucydide, Cicéron recourt à la notion d’acumen – qui est un exact équivalent d’ὀξύτης en latin – pour définir les traits distinctifs du style de l’historien, qu’il rapproche ici de la figure de Caton l’Ancien : Catonem uero quis nostrorum oratorum, qui quidem nunc sunt, legit ? aut quis nouit omnino ? at quem uirum, di boni ! mitto ciuem aut senatorem aut imperatorem : oratorem enim hoc loco quaerimus  : quis illo grauior in laudando  ? acerbior in uituperando ? in sententiis argutior ? in docendo edisserendoque subtilior ? Refertae sunt orationes amplius centum quinquaginta, quas quidem adhuc inuenerim et legerim, et uerbis et rebus inlustribus. Licet ex his eligant ea quae notatione et laude digna sint  : omnes oratoriae uirtutes in eis reperientur. [...]  Amatores huic desunt, sicuti multis iam ante saeculis et Philisto Syracusio et ipsi Thucydidi. Nam ut horum concisis   Aristophane, Cavaliers, v. 1331.   Thucydide, I, 6, 3. 39  Schol. I, 6, 3 (éd. K. Hude, p. 8, l. 25-28). 37 38

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sententiis, interdum autem non satis apertis cum breuitate tum nimio acumine, officit Theopompus elatione atque altitudine orationis suae [...], sic Catonis luminibus obstruxit haec posteriorum quasi exaggerata altius oratio 40.

Trois éléments caractérisent ici Thucydide  : la concision de la pensée, la brièveté et la notion d’acumen. La traduction que propose J.  Martha pour acumen («  finesse  »)  – et qui correspond à  la traduction communément adoptée dans le Corpus Rhetoricum grec pour ὀξύτης  – ne convient pas ici. Elle oriente l’interprétation vers un champ sémantique qui n’est pas précisément celui d’ὀξύς et de ses dérivés. Au mieux est-elle anachronique 41. Cicéron fait référence à l’acuité intellectuelle de Thucydide, à la force de sa pensée, comme tendent à le confirmer ses emplois de l’adjectif  acutus, en particulier dans deux passages où l’orateur décrit brièvement le style de Thucydide. Le premier provient du De Oratore, où Cicéron cherche à  mettre en avant, à  partir des documents conservés, le style d’éloquence qui était à  la mode dans la seconde moitié du ve s. av. J.-C. :

40  Cicéron, Brutus, 65-66 : « Mais Caton, quel est celui de nos orateurs, de nos orateurs d’aujourd’hui, qui le lise ou même qui le connaisse seulement ? Et cependant, quel homme, grands dieux ! Je laisse de côté le citoyen, le sénateur, le général : c’est de l’orateur qu’il s’agit ici. Q ui eut jamais plus de poids dans l’éloge, plus d’âpreté dans la critique, dans les pensées plus de finesse, dans l’exposé des faits et des arguments plus de simplicité ? Les cent cinquante discours et plus, que j’ai pu trouver de lui jusqu’à ce jour et que j’ai lus, sont remplis d’idées et d’expressions brillantes. Q u’on y recueille ce qui est digne de remarque et d’éloge : toutes les qualités de l’orateur s’y trouveront. [...]  Les partisans passionnés lui font défaut, comme ils faisaient défaut, il y a déjà plusieurs siècles, à  Philistos de Syracuse et à  Thucydide lui-même. Ces deux historiens, avec leurs pensées ramassées sur elles-mêmes et qui, par excès de brièveté et de perspicacité, ne sont pas toujours assez claires, sont comme éclipsés par Théopompe, par la sublimité de son éloquence en quelque sorte surélevée [...] ; de même l’éclat de Caton a été masqué par l’éloquence de nos orateurs plus modernes, comme par l’ombre d’une construction plus haut montée », trad. J. Martha modifiée). 41  La traduction d’ὀξύτης par « finesse » se justifie davantage dans une perspective hermogénienne. Le rhéteur y définit l’ὀξύτης comme une « profondeur superficielle  » (ἐπιπόλαιος βαθύτης). C’est un exact synonyme de la δριμύτης (« le piquant »). Cette conception de l’ὀξύτης n’a pas grand chose à voir avec Thucydide. C’est d’ailleurs Xénophon que le rhéteur choisit, parmi les historiens, pour illustrer ce concept (cf. Hermogène, Les Catégories stylistiques du discours (De Ideis), éd. M. Patillon, Corpus rhetoricum, t. 4, Paris, 2012).

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Antiquissimi fere sunt, quorum quidem scripta constent, Pericles atque Alcibiades et eadem aetate Thucydides, subtiles, acuti, breves, sententiis que magis quam verbis abundantes 42.

Dans un second passage, tiré de la correspondance, l’orateur décrit, en quelques mots, le style de Philistos de Syracuse  : Siculus ille capitalis, creber, acutus, breuis, paene pusillus Thucydides 43. L’adjectif  acutus est ici un équivalent pour ὀξύς, au sens de «  pénétrant  », «  perspicace  ». Concision et brièveté sont aussi les caractéristiques principales de Thucydide chez Denys d’Halicarnasse et Q uintilien 44, mais Cicéron est le seul à parler d’acumen. Les trois concepts qu’il mobilise – concision, brièveté, acumen – résument, à ses yeux, l’écriture de l’historien : une prose économique et dense en informations à la fois, derrière laquelle on sent poindre un esprit fulgurant, qui pense vite (cf. les emplois concurrents d’ὀξύς et de τάχυς), qui dit tout en peu de mots et qui vise juste (i. e. qui fait preuve d’ὀξύτης). Le crâne et les cheveux « en pointe » de Thucydide sont peut-être une tentative de transposer l’ὀξύτης/acumen intellectuel(le) de l’historien. Malheureusement, les parallèles grecs qui permettraient de conforter cette hypothèse font défaut 45.   Cicéron, De Oratore, II, 93 : « Les plus anciens dont il nous soit parvenu des harangues sont Périclès, Alcibiade et Thucydide leur contemporain, orateurs subtils, pénétrants, concis, plus riches de pensées que de paroles ». 43  Cicéron, Ad Q uint., 2,  11,  4  : «  Le Sicilien est, lui, un auteur capital, dense, pénétrant, concis, presque un Thucydide aux petits pieds  ». Il  s’agit de Philistos de Syracuse. Sur cet historien dont la tradition a fait un émule de Thucydide, voir l’article récent de V. Fromentin, « Philistos de Syracuse, imitateur de Thucydide  ? Réexamen du témoignage de Denys d’Halicarnasse  », in V.  Fromentin, S.  Gotteland et P.  Payen (éd.), Ombres de Thucydide. La  Réception de l’historien depuis l’Antiquité jusqu’au début du xxe siècle, Bordeaux – Paris, 2010, p. 105-118. 44   Denys d’Halicarnasse, Thuc, 24,  10  : Ἐκδηλότατα δὲ αὐτοῦ καὶ χαρακτηρικώτατά ἐστι τό τε πειρᾶσθαι δι’ ἐλαχίστων ὀνομάτων πλεῖστα σημαίνειν πράγματα καὶ πολλὰ συντιθέναι νοήματα εἰς ἕν, καὶ τὸ ἔτι προσδεχόμενόν τι τὸν ἀκροατὴν ἀκούσεσθαι καταλείπειν· ὑφ’ ὧν ἀσαφὲς γίνεται τὸ βραχύ («  Mais ce qui saute le plus aux yeux chez lui, ce qui le caractérise le plus, c’est l’effort qu’il fait pour signifier beaucoup de choses en peu de mots, pour contracter beaucoup d’idées en une, et aussi pour laisser toujours l’auditeur dans l’expectative d’une explication supplémentaire, ce qui fait que la brièveté devient obscurité  », trad.  G.  Aujac). Q uintilien, X,  1,  73  : Densus et brevis et semper instans sibi Thucydides («  L’un est dense et concis, et sans cesse pressé d’aller de l’avant, Thucydide », trad. J. Cousin). 45   Les rhéteurs grecs n’utilisent pas ὀξύς aussi souvent que Cicéron emploie 42

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Les pistes que nous avons envisagées – les scholies et le témoignage de Cicéron – tendent à situer l’origine de ce portrait à une époque bien antérieure au bios de Marcellinus, et qui nous ramène aux milieux scolastiques et rhétoriques influencés par l’atticisme. La  première hypothèse est plus concrète. L’auteur proposerait un portrait librement inspiré d’un passage de l’œuvre et des commentaires qui l’accompagnent. Il  aurait pour ambition de proposer une description de Thucydide « l’Athénien » qui soit conforme à  ce que l’historien écrit lui-même sur les habitants de l’Attique. La  seconde est plus allégorique. Elle suggère que l’auteur du portrait est influencé par l’image que les rhéteurs du ier  s. av. J.-C. semblent avoir eue de Thucydide, pour autant que le témoignage de Cicéron nous permet d’en juger : un homme réfléchi (σύννους) et pénétrant (acutus/ὀξύς). Cette seconde hypothèse rend mieux compte du principe physiognomonique que l’auteur du portrait revendique. Du style on infère un ethos, de l’ethos on infère un portrait qui, dès lors, est moins une description de Thucydide que l’image physique d’une personnalité reconstruite. Il  faut lire ce portrait de l’historien comme une allégorie de sa réception 46.

2.  L’« élève d’Antiphon » : genèse d’une filiation Examinons maintenant ce que les Anciens ont écrit sur la formation de Thucydide. Ils ont accordé beaucoup d’importance aux passages de l’Histoire où l’historien exprimait une forme de jugement à l’égard des hommes de son temps, en particulier Périclès, Cléon et Antiphon. En VIII, 68, 1-2, Thucydide donne les noms des hommes à l’origine du coup d’État de 411 : acutus. Les quelques occurrences sont assez tardives. Libanios (Progymnasmata, III,  3,  33, l.  7, éd. R.  Foerster, p.  94, l.  18) qualifie Démosthène de δημαγωγὸν εὔνουν, σύμϐουλον ἀγαθόν, ῥήτορα δεξιόν, συνετόν, ὀξύν. Chez Pallade d’Hélénopolis (ive/ve  s. ap.  J.-C.), on trouve les expressions ὀξὺς συνιδεῖν et σύννους pratiquement côte à côte au sein d’une énumération de qualités (cf. Dialogus de vita Joannis Chrysostomi, éd. P. R. Coleman-Norton, p. 95, l. 21). L’association entre la σύννοια et l’ὀξύτης de l’esprit apparaît aussi chez quelques auteurs postérieurs au xie siècle. 46  Denys d’Halicarnasse (Thuc. 21,  2) écrit déjà que le caractère de l’historien transparaît dans son style.

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Ἦν δὲ ὁ μὲν τὴν γνώμην ταύτην εἰπὼν Πείσανδρος, καὶ τἆλλα ἐκ τοῦ προφανοῦς προθυμότατα ξυγκαταλύσας τὸν δῆμον· ὁ μέντοι ἅπαν τὸ πρᾶγμα ξυνθεὶς ὅτῳ τρόπῳ κατέστη ἐς τοῦτο καὶ ἐκ πλείστου ἐπιμεληθεὶς Ἀντιφῶν ἦν ἀνὴρ Ἀθηναίων τῶν καθ’ ἑαυτὸν ἀρετῇ τε οὐδενὸς ὕστερος καὶ κράτιστος ἐνθυμηθῆναι γενόμενος καὶ ἃ γνοίη εἰπεῖν, καὶ ἐς μὲν δῆμον οὐ παριὼν οὐδ’ ἐς ἄλλον ἀγῶνα ἑκούσιος οὐδένα, ἀλλ’ ὑπόπτως τῷ πλήθει διὰ δόξαν δεινότητος διακείμενος, τοὺς μέντοι ἀγωνιζομένους καὶ ἐν δικαστηρίῳ καὶ ἐν δήμῳ πλεῖστα εἷς ἀνήρ, ὅστις ξυμβουλεύσαιτό τι, δυνάμενος ὠφελεῖν. Καὶ αὐτός τε, ἐπειδὴ τὰ τῶν τετρακοσίων ἐν ὑστέρῳ μεταπεσόντα ὑπὸ τοῦ δήμου ἐκακοῦτο, ἄριστα φαίνεται τῶν μέχρι ἐμοῦ ὑπὲρ αὐτῶν τούτων αἰτιαθείς, ὡς ξυγκατέστησε, θανάτου δίκην ἀπολογησάμενος 47.

Cet extrait du livre VIII est repris dans la Vie de Marcellinus : Ἤκουσε δὲ διδασκάλων Ἀναξαγόρου μὲν ἐν φιλοσόφοις, ὅθεν, φησὶν ὁ Ἄντυλλος 48, καὶ ἄθεος ἠρέμα ἐνομίσθη, τῆς ἐκεῖθεν θεωρίας ἐμφορηθείς, Ἀντιφῶντος δὲ ῥήτορος, δεινοῦ τὴν ῥητορικὴν ἀνδρός, οὗ καὶ μέμνηται ἐν τῇ ὀγδόῃ ὡς αἰτίου τῆς καταλύσεως τῆς δημοκρατίας καὶ τῆς τῶν τετρακοσίων καταστάσεως. ὅτι δὲ μετὰ τὸν θάνατον τιμωρούμενοι τὸν Ἀντιφῶντα οἱ Ἀθηναῖοι ἔρριψαν ἔξω τῆς πόλεως τὸ σῶμα, σεσιώπηκεν ὡς διδασκάλῳ χαριζόμενος 49. 47   Thucydide, VΙΙΙ, 68, 1-2 : « L’auteur de cette proposition [i. e. instituer le régime des Q uatre Cents] était Pisandre, qui à  tous égards fut ouvertement l’adversaire le plus ardent de la démocratie. Mais celui qui avait monté toute l’affaire de façon à la conduire à cette fin, et qui entre tous s’en était occupé de longue main, c’était Antiphon, un homme qui, parmi les Athéniens de son temps, ne le cédait à personne en valeur et excellait tant à concevoir qu’à exprimer ses idées ; il ne se présentait pas devant le peuple ni dans aucun autre débat s’il n’y était forcé, et bien qu’il fût suspect à la foule à cause de sa réputation d’habileté, il n’avait cependant pas son pareil pour aider, dans les débats des tribunaux aussi bien que de l’assemblée, quiconque venait lui demander conseil. Et tandis que le régime des Q uatre Cents, qui avait été finalement renversé, était mis à mal par le peuple, c’est lui encore qui, poursuivi pour avoir contribué à établir ce régime, présenta certainement la meilleure défense qu’on ait jamais entendue dans une affaire capitale jusqu’au jour où je suis » (trad. J. de Romilly modifiée). 48  Antyllos n’est connu que par le bios de Marcellinus et par les scholies à Thucydide (cf. Schol. III, 95 ; Schol. IV, 19, 1 ; Schol. IV, 28, 1). Il semblerait qu’il ait été l’auteur d’un commentaire de son Histoire. 49  Marcellinus, 22 : « Comme maîtres, il écouta, parmi les philosophes, les leçons d’Anaxagore, ce qui, aux dires d’Antyllos, le fit un peu passer pour un athée (nourri qu’il était des théories du philosophe), et celles de l’orateur Antiphon, un homme habile en éloquence, dont il est aussi rappelé au livre VIII qu’il fut responsable du renversement de la démocratie et de l’établissement des Q uatre

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Laissons de côté la question d’Anaxagore et concentrons-nous sur Antiphon. Ce passage reprend l’extrait du livre VIII sus-mentionné, mais deux éléments nouveaux apparaissent. Thucydide aurait été l’élève d’Antiphon et, par affection pour son maître, il aurait délibérément omis de mentionner la fin tragique du personnage. Le Pseudo-Plutarque et Photius nous apprennent que la relation de maître à élève ici affichée n’a rien d’historique. Il s’agit à  l’origine d’une conjecture de Caecilius de Calè-Actè, un rhéteur contemporain de Denys d’Halicarnasse et d’Auguste. On lui attribue notamment un traité intitulé Περὶ τοῦ χαρακτῆρος τῶν δέκα ῥητόρων (« Sur le caractère des dix orateurs ») : T 32 (Woerther, 2015)  = Pseudo-Plutarque, Antiphon, 832 E 6-9 : Καικίλος δ’ ἐν τῷ περὶ αὐτοῦ συντάγματι Θουκυδίδου τοῦ συγγραφέως καθηγητὴν τεκμαίρεται γεγονέναι ἐξ ὧν ἐπαινεῖται παρ’ αὐτῷ ὁ Ἀντιφῶν 50. T 34 (Woerther, 2015) = Photius, Bibliothèque, Codex 259, 485 b 40-486 a 5 : Φέρονται δὲ αὐτοῦ λόγοι ξ’, ὧν ὁ Καικίλος κε’ φησὶν αὐτοῦ καταψεύδεσθαι, ὡς εἶναι τοὺς διαφυγόντας τὸ νόθον ε’ καὶ λ’. Οὗτος τῷ οἰκείῳ πατρὶ Σοφίλῳ σοφιστεύοντι μαθητεῦσαι λέγεται. Καικίλος δὲ Θουκυδίδου τοῦ συγγραφέως καθηγητὴν γεγονέναι φησὶ τὸν ῥήτορα 51.

Du jugement élogieux de Thucydide à l’égard d’Antiphon, Caecilius infère une relation personnelle a priori cohérente avec l’idée qu’il se fait de la chronologie respective des deux hommes 52. Cette conjecture, qui figurait, au départ, dans un traité sur Antiphon, Cents. Mais le fait qu’après sa mort, les Athéniens, qui voulaient se venger d’Antiphon, jetèrent son cadavre hors de la cité, Thucydide l’a passé sous silence, par égard pour son maître ». Voir aussi Anonyme, 2. 50  « Dans le traité qu’il lui (sc. Antiphon) a consacré, Caecilius conjecture qu’il fut le maître de l’historien Thucydide à partir des louanges qu’Antiphon reçoit de lui  » (Caecilius de Calè-Actè, Fragments et témoignages, éd. et trad. Fr. Woerther, Paris, 2015, p. 15). 51  «  On lui (sc. Antiphon) attribue soixante discours, parmi lesquels, dit Caecilius, vingt-cinq lui sont faussement attribués, si bien qu’il y en a trente-cinq qui échappent au soupçon d’être apocryphes. Celui-ci, dit-on, fut l’élève de son propre père, Sophilos, qui exerçait la profession de sophiste. Mais Caecilius dit que l’orateur a été le maître de l’historien » (trad. Fr. Woerther). 52   Antiphon naît vers 480 av. J.-C., Thucydide, à peu près vingt ans plus tard, aux environs de 460 av. J.-C.

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a ensuite été reprise par les biographes de Thucydide. On a donc fait d’une exégèse d’un passage de l’Histoire un événement à part entière du bios de son auteur. Ce glissement n’est sans doute pas le fait de Marcellinus et doit remonter plus haut. Il  s’opère quelque part entre le ier et le ve siècle de notre ère, puisque le rhéteur, au milieu du ve siècle, reprend l’hypothèse sans plus y voir une conjecture, mais bien une donnée biographique totalement intégrée au bios Thucydidou. Il va d’ailleurs jusqu’à invoquer cette relation maître-élève pour justifier ce qu’il identifie a  posteriori comme un « silence » de l’historien, ce qui montre à quel point était admise l’idée qu’Antiphon fût le maître de Thucydide 53. La « rhétorisation » de l’historien était une réalité à l’époque de Caecilius de Calè-Actè : Thucydide était déjà l’un des modèles favoris des « Attiques ». Cicéron, s’il admire Thucydide en tant qu’historien, a beaucoup critiqué les orateurs qui l’imitaient, ceux qu’il appelle dans l’Orator les Thucydidii : Ecce autem aliqui se Thucydidios esse profitentur, nouum quoddam imperitorum et inauditum genus ! Nam qui Lysiam sequuntur, causidicum quendam sequuntur non illum quidem amplum atque grandem, subtilem et elegantem tamen et qui in forensibus causis possit praeclare consistere. Thucydides autem res gestas et bella narrat et proelia, grauiter sane et probe, sed nihil ab eo transferri potest ad forensem usum et publicum. Ipsae illae contiones ita multas habent obscuras abditasque sententias uix ut intellegantur ; quod est in oratione ciuili uitium uel maximum. [...] Q uis porro umquam Graecorum rhetorum a Thucydide quicquam duxit  ? At laudatus est ab omnibus. Fateor, sed ita ut rerum explicator prudens, seuerus, grauis ; non ut in iudiciis uersaret causas, sed ut in historiis bella narraret ; itaque numquam est numeratus orator, nec uero, si historiam   Voir, sur ce point, L. Piccirilli, Storie, p. 99-100. Le Pseudo-Plutarque (Moralia, 834A-B) reprend le décret de condamnation qu’il a lu chez Caecilius. L’interdiction d’enterrer Antiphon à Athènes ou dans une possession athénienne y est explicite (μὴ ἐξεῖναι θάψαι Ἀρχεπτόλεμον καὶ Ἀντιφῶντα Ἀθήνησι, μηδ’ ὅσης Ἀθηναῖοι κρατοῦσι ; voir aussi Mor. 833A). Toutefois, ce que dit Marcellinus est un peu différent : il affirme que le cadavre d’Antiphon a été jeté hors de la cité après sa mort. L. Piccirilli estime qu’il y a là une confusion avec le sort de Phrynichos, tel que le décrit Lycurgue dans le Contre Léocrate (112-114)  : Phrynichos a été condamné post mortem pour trahison ; comme il avait déjà été enterré en Attique, ses ossements furent exhumés et jetés hors du territoire (τά γε ὀστᾶ αὐτοῦ ἀνορύξαι καὶ ἐξορίσαι ἔξω τῆς Ἀττικῆς). 53

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non scripsisset, nomen eius exstaret, cum praesertim fuisset honoratus et nobilis 54.

On retrouve la même réserve dans un passage célèbre du Brutus où l’orateur débat avec ces fameux Thucydidii : «  Atticorum similes esse uolumus  ». Optume  ; suntne igitur hi Attici oratores ? « quis negare potest ? hos imitamur ». Q uo modo, qui sunt et inter se dissimiles et aliorum ? « Thucydidem, inquit, imitamur ». Optume, si historiam scribere, non si causas dicere cogitatis. Thucydides enim rerum gestarum pronuntiator sincerus et grandis etiam fuit ; hoc forense, concertatorium, iudiciale non tractauit genus 55.

L’un des arguments de Cicéron pour justifier qu’il faille limiter l’imitatio Thucydidis à l’historiographie est que l’historien, s’il a composé des discours, n’a jamais pratiqué l’éloquence. On ne peut pas imiter, au forum ou au tribunal, un homme qui n’a pas connu le métier. Ce témoignage indique que la biographie courante de l’historien n’en faisait pas encore, à  l’époque, un orateur. Il  ne va donc pas encore de soi, dans les premiers temps de l’atticisme, de faire de Thucydide un modèle du discours (qu’il soit judiciaire ou délibératif). Il ne me paraît pas douteux que l’intégration de 54  Cicéron, Orator, IX, 30-32 : « Mais en voici qui se proclament “Thucydidiens”, espèce nouvelle et inconnue de gens qui n’y entendent rien ! Car ceux qui suivent Lysias suivent un avocat, non sans doute imposant et majestueux, précis pourtant et recherché et qui, dans les causes du forum, est capable de tenir brillamment sa place. Mais Thucydide raconte des faits, des guerres et des batailles, gravement certes et bien : seulement on ne peut rien faire passer de lui dans la pratique du forum et de la vie publique. Les harangues elles-mêmes présentent tant de phrases obscures et enveloppées que c’est à peine si on les comprend, ce qui est bien dans un discours politique le plus grand défaut. [...] Lequel d’ailleurs des rhéteurs grecs a jamais tiré quelque chose de Thucydide ? – Mais tout le monde le loue. – J’en conviens, mais pour sa compétence, son sérieux, sa gravité dans l’explication des événements, non en vue de manier des affaires devant les tribunaux, mais pour raconter des guerres comme historien » (trad. J. Martha). 55  Cicéron, Brutus, 287 : « “C’est aux Attiques que nous voulons ressembler”. Fort bien. “Ces orateurs sont-ils, oui ou non, Attiques ?” Q ui peut dire le contraire ? “Eh bien ! c’est eux que nous imitons”. Comment ? Ils diffèrent entre eux autant qu’ils diffèrent des autres. “C’est Thucydide qui est notre modèle”. À la bonne heure, si c’est l’histoire que vous entendez écrire et non des causes que vous voulez plaider. Thucydide en effet sut donner à l’histoire une belle et noble voix. Mais l’éloquence qui nous intéresse ici, l’éloquence de la place publique, l’éloquence des tribunaux, il ne la pratiqua jamais » (trad. J. Martha).

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la conjecture de Caecilius au sein du bios Thukydidou a pu être influencée par ce contexte polémique 56. Pour se donner une légitimité, les imitateurs de Thucydide devaient, à défaut d’en faire un orateur, lui donner une formation oratoire. Il fallait « prouver », si l’on peut dire, que ses discours avaient été composés par un homme qui connaissait l’art du discours. À cet égard, la conjecture de Caecilius était idéale : faire de Thucydide l’élève d’Antiphon revenait à lui donner une formation rhétorique en le rattachant, du même coup, au canon des orateurs attiques 57. Son appréciation de la défense d’Antiphon devenait, a fortiori, l’opinion d’un homme qui savait apprécier l’art du δικανικόν. L’imitatio de l’historien dans le domaine de l’éloquence trouvait alors sa meilleure justification. Les biographes de Thucydide  – qui, rappelons-le, étaient avant tout des rhéteurs – faisaient, pour ainsi dire, d’une pierre deux coups : ils comblaient un vide biographique particulièrement important tout en justifiant la position que l’historien occupait de facto, depuis l’époque de Cicéron, dans les milieux rhétoriques influencés par l’atticisme. L’intégration parfaite de la conjecture de Caecilius au sein de la tradition biographique de Thucydide témoigne ainsi de la permanence du modèle thucydidéen dans les milieux scolastiques et plus particulièrement rhétoriques.

56  Il est impossible de déterminer, au vu des fragments conservés, si Caecilius lui-même adopte une position critique à l’égard de Cicéron, dont il connaît au moins les discours, puisqu’il est l’auteur d’une Comparaison de Démosthène et Cicéron (Σύγκρισις τοῦ Δημοσθένους καὶ Κικέρωνος). Nos informations sont maigres sur la manière dont Caecilius appréhendait l’historien. On sait seulement qu’il percevait l’influence des ἐνθυμήματα de Thucydide dans l’œuvre de Démosthène (cf.  Denys d’Halicarnasse, Lettre à  Pompée Geminos, 3,  20  =  Caecilius T 38, éd. Fr. Woerther, p. 19 et 116-117). 57  On constate un rapprochement analogue avec la figure de Démosthène, lui qui, d’après Lucien (Contre l’inculte, 4), aurait copié huit fois La  Guerre du Péloponnèse. D’après Marcellinus, on « s’initiait » à Thucydide après avoir étudié Démosthène  : Τῶν Δημοσθένους μύστας γεγενημένους θείων λόγων τε καὶ ἀγώνων, συμϐουλευτικῶν τε καὶ δικανικῶν νοημάτων μεστοὺς γενομένους καὶ ἱκανῶς ἐμφορηθέντας, ὥρα λοιπὸν καὶ τῶν Θουκυδίδου τελετῶν ἐντὸς καταστῆναι. (Marcellinus, 1  : «  Ceux qui sont à  présent initiés aux plaidoiries et aux discours divins de Démosthène, au point d’être remplis et suffisamment repus de considérations sur le délibératif  et sur le judiciaire, le moment est venu de les introduire aux mystères de Thucydide »).

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3.  Q uand l’orateur supplante l’historien : Thucydide et Périclès dans la Vie anonyme Si l’essentiel des traditions doxographiques relatives à  la vie de l’historien procède directement de l’œuvre et de son exégèse, un petit nombre d’éléments échappent à ce schéma. Des détails tels que le nom de l’épouse de Thucydide (Hégésipyle) ou encore la mention de leurs enfants (un fils et une fille) ne peuvent se déduire de l’Histoire. L’extrait suivant, qui provient de la Vie anonyme, fait partie de ces données biographiques qu’on ne peut rattacher ni à l’œuvre ni à ses commentaires : Ἦν δὲ τῶν πάνυ κατὰ γένος Ἀθήνησι δοξαζομένων ὁ Θουκυδίδης. Δεινὸς δὲ δόξας εἶναι ἐν τῷ λέγειν πρὸ τῆς συγγραφῆς προέστη τῶν πραγμάτων. Πρώτην δὲ τῆς ἐν τῷ λέγειν δεινότητος τήνδε ἐποιήσατο τὴν ἐπίδειξιν· Πυριλάμπης γάρ τις τῶν πολιτῶν ἄνδρα φίλον καὶ ἐρώμενον ἴδιον διά τινα ζηλοτυπήσας ἐφόνευσε, ταύτης δὲ τῆς δίκης ἐν Ἀρείῳ πάγῳ κρινομένης πολλὰ τῆς ἰδίας σοφίας ἐπεδείξατο, ἀπολογίαν ποιούμενος ὑπὲρ τοῦ Πυριλάμπους, καὶ Περικλέους κατηγοροῦντος ἐνίκα. Ὅθεν καὶ στρατηγὸν αὐτὸν ἑλομένων Ἀθηναίων ἄρχων προέστη τοῦ δήμου. Μεγαλόφρων δὲ ἐν τοῖς πράγμασι γενόμενος, ἅτε φιλοχρηματῶν, οὐκ εἰᾶτο πλείονα χρόνον προστατεῖν τοῦ δήμου. Πρῶτον μὲν γὰρ ὑπὸ τοῦ Ξενοκρίτου, ὡς Σύϐαριν ἀποδημήσας, ὡς ἐπανῆλθεν εἰς Ἀθήνας, συγχύσεως δικαστηρίου 58 φεύγων ἑάλω· ὕστερον δὲ ἐξοστρακίζεται ἔτη δέκα. Φεύφων δὲ ἐν Αἰγίνῃ διέτριϐε, κἀκεῖ λέγεται τὰς ἱστορίας αὐτὸν συντάξασθαι. Τότε δὲ τὴν φιλαργυρίαν αὐτοῦ μάλιστα φανερὰν γενέσθαι· ἅπαντας γὰρ Αἰγινήτας κατατοκίζων ἀναστάτους ἐποίησεν 59. 58 Sur les problèmes que pose l’expression συγχύσεως δικαστηρίου voir Edw. Carawan, « The Trials of   Thucydides “the Demagogue” in the Anonymous “Life” of  Thucydides the Historian », Historia, 45 (1996), p. 405-422. 59  Anonyme, 6-7 : « Thucydide faisait partie de ceux à qui leur lignage valait un grand respect à Athènes. S’étant acquis une réputation de bon orateur, il se trouva à la tête des affaires de l’État avant d’en faire le récit. Voici comment il fit pour la première fois la démonstration de son habileté oratoire : Pyrilampès, l’un de ses concitoyens, tua un homme, son ami et amant, dans un accès de jalousie. Lors de ce procès, qui était jugé à l’Aréopage, Thucydide montra bien des preuves de la sagesse qui le caractérisait en assurant la défense de Pyrilampès et triompha alors que Périclès était l’accusateur. Ce qui lui valut aussi d’être élu stratège par les Athéniens et de se trouver, en exerçant cette charge, à la tête du peuple. 7. Mais comme les affaires de l’État l’avaient rendu démesurément orgueilleux, et parce qu’il était cupide, on ne lui permit pas de rester plus longtemps à la tête du peuple. Q uand il rentra à Athènes après être parti à Sybaris, il fut d’abord accusé

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Ulr. Wilamowitz a depuis longtemps démontré que cette anecdote ne concernait pas Thucydide l’historien, mais l’un de ses homonymes, Thucydide, le démagogue, fils de Mélésias 60. On  trouve la même erreur chez Marcellinus qui fait d’Égine l’un des lieux d’exil de l’historien 61. On explique généralement cette confusion en raison des similitudes observables dans la vie des deux hommes. Tous deux sont Athéniens de bonne famille et sont parfaitement contemporains. L’un et l’autre furent stratèges. Tous les deux furent un jour victimes d’un procès et furent condamnés à l’exil 62. Dans ces conditions, la confusion était possible sinon prévisible. Néanmoins, deux éléments surprennent par leur incompatibilité avec ce que l’on sait de l’historien. La rivalité ici décrite entre Thucydide et Périclès s’accorde excessivement mal avec l’admiration que le premier témoigne au second dans son œuvre. Cette rivalité semble d’ailleurs dépasser la seule affaire de meurtre, puisque Thucydide est plus loin traîné devant les tribunaux par Xénocrite qu’on sait par ailleurs avoir été un partisan de Périclès 63. L’autre détail qui surprend est l’insistance avec laquelle on souligne sa cupidité. Les témoignages de Platon et d’Aristote suggèrent qu’il s’agit d’un aspect caractéristique de la figure de l’oligarque 64. Dans le texte qui nous occupe, le thème de la cupidité participait sans doute, à l’origine, d’une volonté d’accentuer le contraste entre, d’une part, le fils de Mélésias, prostatès des aristocrates et réorganisateur du parti oligarchique, et, d’autre part, Périclès, le représentant du δῆμος. Mais chez un historien qui consacre toute une partie de son œuvre à condamner la par Xénocrite d’avoir violé les lois du tribunal et fut condamné. Il  fut ensuite ostracisé dix ans. Il  passa son exil à  Égine, et c’est là-bas, dit-on, qu’il a mis en ordre son Histoire. Son amour de l’argent devint alors absolument manifeste : il ruina tous les Éginètes à force de pratiquer l’usure ». 60 Ulr.  Wilamowitz, «  Die Thukydideslegende  », Hermes, 12 (1877), p. 326-367. Voir aussi L. Piccirilli, Storie, p. 176-186 ; Id., « Alcune notizie su Tucidide di Melesia », MH, 18 (1985), p. 259-267 et E. Carawan, « The Trials of  Thucydides ». 61   Marcellinus, 24. 62  Pour l’ensemble des sources biographiques sur Thucydide, fils de Mélésias, cf. L. Piccirilli, Storie, p. 176-186. 63 L. Piccirilli, Storie, p. 184. 64   Platon, La  République, 550c-551b  ; Aristote, Politique, V,  1316  a, l. 39 sq.

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πλεονεξία des Athéniens (i. e. leur désir d’en avoir toujours plus, leur cupidité), et qui, à  la fin de son éloge funèbre de Périclès, dénonce ouvertement les démagogues ambitieux qui ont, après le fils de Xanthippe, détruit la cité en faisant passer leurs intérêts personnels avant ceux de l’État 65, une telle affirmation a de quoi surprendre. Thucydide est devenu, chez l’Anonyme, l’incarnation parfaite de ce qu’il réprouve dans son œuvre. Ces deux éléments –  qui ne sont pas des points de détails  – s’accordent parfaitement avec ce que l’on sait par ailleurs du fils de Mélésias. Ils auraient dû – auraient pu en tout cas – empêcher la confusion. C’est pourquoi il paraît insuffisant d’expliquer l’intrusion de cet épisode dans les Vies de l’historien par les seules analogies biographiques. Outre sa cupidité, l’autre caractéristique qui domine le portrait du démagogue tient dans sa fantastique habileté rhétorique, qui est rappelée à plusieurs reprises dans le texte et dont d’autres sources témoignent 66. C’est d’abord et avant tout un excellent plaideur qui est ici décrit. Selon nous, la confusion des Thucydide vient de là. Puisque l’historien était, pour les Anciens, un modèle d’éloquence, cette anecdote ne pouvait parler que de lui. Il était plus facile pour les rhéteurs d’imaginer l’historien en homme cupide et en rival de Périclès, plutôt que d’envisager l’hypothèse d’un homonyme. La confusion était encore plus naturelle si, comme il est vraisemblable, Thucydide passait déjà pour un disciple d’Antiphon. L’Anonyme, pour qui la filiation Antiphon-Thucydide ne fait pas de doute puisqu’il la mentionne 67, établit d’ailleurs un parallèle entre ce procès et celui d’Antiphon : au maître oligarque Antiphon plaidant sa cause répond un élève Thucydide, lui aussi oligarque, plaidant pour la défense de Pyrilampès. Pour l’Anonyme, l’anecdote confirme la relation maître-disciple entre Antiphon et Thucydide. Plus encore que la conjecture de Caecilius, elle réfute l’objection émise par Cicéron, en ce qu’elle montre l’historien en train de gagner un procès. Elle « prouve », si l’on peut dire, qu’il a bel et bien été orateur et va encore plus loin : le texte   Thucydide, II, 65.   Aristophane, schol. ad Vesp. 947c (éd. Koster, p.  151) où le fils de Mélésias est qualifié de ῥήτωρ ἄριστος. 67  Anonyme, 2. 65 66

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affirme que Thucydide était un orateur « avant » de devenir historien. Elle inverse ainsi le rapport traditionnel : Thucydide n’est plus un historien qui a écrit des discours, il est devenu un orateur qui a écrit une Histoire, une personnalité politique qui, après son retrait de la vie publique, a fait œuvre d’historiographie 68  – en somme, une sorte de Salluste. Cet exemple représente un cas « extrême » de l’influence que la «  rhétorisation  » de Thucydide a eue sur le développement de sa tradition biographique. Initialement limitée aux quelques informations figurant dans son œuvre, elle s’est petit à petit étoffée jusqu’à s’affranchir totalement, comme ici, du contenu de l’Histoire et de sa tradition exégétique.

Conclusion Ces quelques exemples nous renseignent sur la manière dont les biographes de Thucydide ont pallié plusieurs de ses « silences ». Entre le ier  siècle av.  J.-C. et le ve  siècle ap.  J.-C., l’historien est devenu un modèle d’éloquence dans les milieux influencés par l’atticisme. Si sa présence au sein du canon historiographique n’a jamais été remise en cause, sa place au sein de la rhétorique a été contestée, en particulier par Cicéron qui réprouve une imitatio Thucydidis en dehors de l’historiographie. Ce contexte a poussé les rhéteurs à lui trouver un passé rhétorique, donnant ainsi naissance à une tradition biographique de plus en plus étoffée mais, du même coup, de plus en plus émancipée par rapport à l’Histoire. Caecilius de Calè-Actè, en donnant à Thucydide une formation rhétorique, semble avoir amorcé une transformation de l’historien en orateur qui trouve en quelque sorte son achèvement dans la confusion du fils de Mélésias et du fils d’Oloros dans la Vie anonyme. Dans les Vies de Thucydide, l’historien est donc moins une figure historique qu’une synthèse des regards qu’on a portés sur lui ou son Histoire, une allégorie de sa réception.

68  Thucydide écrit pourtant qu’il s’est mis au travail bien avant son exil, dès le début du conflit (cf. Thucydide, I, 1).

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FABRICE GALTIER Université Paul-Valéry de Montpellier, Crises, EA 4424

LE SILENCE ET LA MÉMOIRE DANS LES ANNALES DE TACITE

Dans les Annales, Tacite interrompt à  diverses reprises le cours de son récit pour évoquer de manière explicite le choix, assumé par lui ou ses prédécesseurs, de passer sous silence certains faits ou informations qui concernent directement la période qu’il relate. Notre propos consiste à examiner plusieurs de ces interventions auctoriales à la lumière d’un procédé rhétorique bien connu des Anciens, la reticentia, dont la marque sur l’écriture tacitéenne n’a, à notre connaissance, fait l’objet d’aucune analyse approfondie. On verra pourtant que cet angle d’approche permet d’éclairer la manière dont Tacite traite la question du rapport entre silence et mémoire en fonction des contraintes liées à  l’écriture historiographique.

1.  Les usages de la reticentia Dans un passage très connu de son Institution oratoire, Q uintilien, après avoir rapproché l’Histoire de la poésie, affirme que l’Histoire est écrite ad narrandum non ad probandum 1. Le rapprochement entre poésie et Histoire est manifestement associé, dans l’esprit du professeur de rhétorique, au caractère essentielle1  [Historia] est enim proxima poetis et quodam modo carmen solutum est,  et scribitur ad narrandum non ad probandum : « Elle est en quelque sorte un poème en prose et elle est écrite pour raconter non pour prouver » (Q uintilien, Institution oratoire, X, 1, 31). Les passages extraits des textes anciens sont cités à partir des éditions et traductions de la Collection des Universités de France, publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé.

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ment narratif  de la prose historique, ce que souligne l’expression scribitur ad narrandum 2. L’affirmation de cette finalité narrative retire à  l’Historiographie toute fonction performative (non ad probandum) 3. Il  est pourtant indéniable que les historiens grecs ou romains usaient des moyens que leur offrait la rhétorique pour convaincre le lecteur de la valeur de leur récit et de la pertinence de leur point de vue sur les faits qu’ils rapportaient. La recherche a considérablement progressé dans l’exploration des procédés utilisés par Tacite pour écrire ses Annales. Elle a ainsi révélé un auteur d’une éloquence redoutable, détenteur d’un véritable « art de la persuasion », pour reprendre les termes formant l’intitulé d’un ouvrage consacré à  cet aspect de la dernière œuvre de l’historien 4. Parmi les procédés mentionnés par les traités de rhétorique, il en est un qui concerne directement la notion de silence : il s’agit de la reticentia, que l’on peut traduire littéralement en français par le mot « réticence ». Cette figure est d’ailleurs mentionnée par Q uintilien, qui l’assimile à l’aposiopèse : Ἀποσιώπησις, quam idem Cicero reticentiam, Celsus obticentiam, nonnulli interruptionem appellant, et ipsa ostendit aliquid adfectus, uel irae, [...] uel sollicitudinis et quasi religionis [...] uel alio transeundi gratia 5.

Plusieurs exemples complètent cette rapide présentation, dont une citation empruntée à Cicéron : An huius ille legis, quam Clo2   Sur les liens généraux entre prose historique et poésie, lire, entre autres, A. Foucher, Historia proxima poetis. L’influence de la poésie épique sur le style des historiens latins de Salluste à  Ammien Marcellin, Bruxelles, 2000, passim  ; O.  Devillers, Tacite et les sources des Annales. Enquêtes sur la méthode historique, Louvain – Paris, 2003, p. 109-119. 3  Sur ce point, lire notamment A.  D. Leeman, Orationis Ratio, The Stylistic Theories and Practice of   the Roman Orators, Historians and Philosophers, Amsterdam, 1963, vol.  I, p.  329-330. et A.  Zangara, Voir l’histoire. Théories anciennes du récit historique, iie siècle avant J.-C. - iie siècle après J.-C., Paris, 2007, p. 146-151. 4 O. Devillers, L’art de la persuasion dans les Annales de Tacite, Bruxelles, 1994. 5  «  L’Ἀποσιώπησις (aposiopèse), que le même Cicéron appelle reticentia, Celse obticentia, quelques-uns interruptio, est utilisée, elle-même aussi, pour indiquer la passion  [...] ou l’inquiétude et une sorte de scrupule  [...] ou bien cette figure sert aussi de transition » (Q uintilien, Institution oratoire, IX, 2, 54-55).

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LE SILENCE ET LA MÉMOIRE DANS LES ANNALES DE TACITE

dius a se inuentam gloriatur, mentionem facere ausus esset uiuo Milone, non dicam consule  ? De nostrum enim omnium... non audeo totum dicere 6. La  définition présentée par Q uintilien est relativement restrictive dans la mesure où l’équivalence entre reticentia et aposiopèse implique une rupture dans la phrase, une suspension de l’énoncé qui doit marquer une forme d’inachèvement, dans la ligne de ce qu’indique l’auteur anonyme de la Rhétorique à Hérennius à propos de ce qu’il nomme la praecisio 7. Cependant, les analyses qui ont été consacrées à l’usage de la reticentia dans les discours de l’Arpinate montrent que chez ce dernier, la figure est conçue d’une manière moins restrictive et qu’elle se distingue surtout par l’affirmation du refus de développer un énoncé. L’exemple cité par Q uintilien est, à  cet égard, très caractéristique. Cicéron insiste en effet sur le caractère affecté, pour ainsi dire revendiqué, du silence mis en œuvre à travers le recours à la réticence 8. Il écrit ainsi, dans un passage de L’Orateur : aliquid praetereuntes cur id faciamus ostendimus 9. C’est sous cet angle, déterminé par la notion de silence volontaire plutôt que par l’idée d’interruption brutale 10, que nous considérerons la marque de la reticentia dans les Annales.

6  «  Cette loi, dont Claudius se vante d’être l’auteur, aurait-il osé en faire mention, quand Milon était, je ne dis pas consul, mais vivant ? Q uant à nous tous, en effet, je n’ose tout dire » (Q uintilien, Institution oratoire, IX, 2, 54). 7   Praecisio est cum, dictis quibusdam, reliquum quod coeptum est dici, relinquitur inchoatum : « Il y a réticence quand, après avoir dit quelques mots, nous laissons inachevé ce que nous avons commencé de dire » (Rhétorique à Hérennius, IV, 41). 8   Lire E. Valette-Cagnac, « La figure de la reticentia dans les traités de rhétorique et dans la pratique judiciaire de Cicéron », in L. Louvel et C. Rannoux (éd.), La  Réticence, Rennes, 2004, p.  103, ainsi que la mise au point de S. Usher, « Occultatio in Cicero’s Speeches », AJPh, 86 (1965), p. 176-181, qui établit un distinguo entre la reticentia et la praecisio, définie comme l’aposiopèse proprement dite. 9  «  Passant une chose sous silence, nous montrons pourquoi nous le faisons » (Cicéron, L’Orateur, 135). De fait, S. Usher, « Occultatio in Cicero’s Speeches », p. 179, note que lorsque Cicéron use de la reticentia, il justifie fréquemment l’omission. 10 E. Valette-Cagnac, « La figure de la reticentia », p. 104-105 souligne l’intérêt du flottement terminologique entourant la figure de la réticence pour en distinguer les différents aspects.

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2.  Les silences éloquents de Tacite Au début du livre XI, alors qu’il vient d’évoquer l’obtention par Curtius Rufus des insignes du triomphe, l’historien écrit : « Sur les origines de Curtius Rufus, que certains ont déclaré fils de gladiateur, je ne saurais divulguer des mensonges et j’ai honte de dire la vérité 11  ». De fait, Tacite ne mentionnera pas les véritables origines du personnage 12. On  retrouve ici plusieurs traits caractéristiques du recours à la réticence. En premier lieu, le refus de révéler la réalité des origines de Curtius Rufus laisse entendre au lecteur qu’elles sont encore plus méprisables que celles qui ont été rapportées. L’énoncé tacitéen joue pleinement sur la dimension suggestive de la reticentia, qui la rattache à l’emphasis 13. On sait que l’emphasis donne à entendre un sens qui se situe au-delà de ce que les seuls mots expriment, soit en signifiant plus qu’elle ne dit, soit en signifiant même ce qu’elle ne dit pas 14. Le  principe avancé pour justifier le refus d’un énoncé explicite est celui du pudor : uera exsequi pudet. Cette notion de scrupule, nous l’avons déjà rencontrée dans la définition de Q uintilien, et elle apparaît fréquemment dans les discours de Cicéron 15. Pour l’historien, qui considère que le parvenu était indigne des honneurs qu’il a obtenus, souligner ainsi la dimension scandaleuse de sa naissance équivaut à  une condamnation morale et l’érige en exemple du renversement des valeurs sous le règne de Claude. En  précisant que le pudor l’empêche de dire la vérité, Tacite feint de refuser 11  De origine Curtii Rufi, quem gladiatore genitum quidam prodidere, neque falsa prompserim et uera exsequi pudet (Tacite, Annales, XI, 21). Lire R. Syme, Tacitus, Oxford, 1958, t. II, p. 563. 12   Il rappelle cependant un mot de Tibère, pour qui Curtius Rufus semblait être le fils de ses œuvres. Ce propos, apparemment destiné à voiler la bassesse de sa naissance, la confirme du même coup (Tacite, Annales, XI, 21, 2). 13   Elle est évoquée à  plusieurs reprises par Q uintilien dans l’Institution Oratoire : VIII, 2, 11 ; 3, 82-86 ; 4, 24-26 ; IX, 2, 3 et 64-66. 14 Q uintilien, Institution oratoire, VIII, 3, 83. Sur l’importance de l’emphasis dans l’écriture tacitéenne, lire A. D. Leeman, Orationis Ratio, I, p. 347 ; P.  Sinclair, «  Rhetorical Generalizations in Annales  1-6. A  Review of   the Problem of   Innuendo and Tacitus’ Integrity », in Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt. Teil  II  : Principat.  33.4, Berlin  – New York, 1991, p.  28172820 ; F. Galtier, L’image tragique de l’Histoire chez Tacite. Étude des schèmes tragiques dans les Histoires et les Annales, Bruxelles, 2011, p. 102-103. 15 E. Valette-Cagnac, « La figure de la reticentia », p. 114-120.

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que s’attache à jamais au personnage la souillure d’une naissance dégradante, mais, ce faisant, il rabaisse définitivement la mémoire d’un défunt, mémoire qui aurait dû bénéficier du statut qu’il avait acquis de son vivant. Cependant, un autre enjeu apparaît ici, qui concerne cette fois la parole historique. L’espace public dans lequel elle s’inscrit contraint l’auteur à  user de prudence pour ne pas céder à l’accusation de médisance. D’où le refus affiché de colporter des mensonges. Ce n’est pas seulement le statut du défunt qui est en question, c’est également celui qui doit être conféré au récit historiographique, contraint de s’imposer certaines limites sous peine de perdre sa crédibilité, étroitement liée à l’exigence d’impartialité qui fonde le pacte entre l’auteur et son lectorat 16. Le pudor invoqué par Tacite renvoie de fait à la valeur éthique du discours historiographique. Écrite par des hommes qui appartiennent le plus souvent à la classe dirigeante et qui s’adressent, en premier lieu, à des personnes de leur ordre, l’Histoire ne décerne pas seulement l’honor mais aussi l’infamia 17. Tacite se montre particulièrement préoccupé de cette fonction quand, au début du livre XIV, il refuse de nommer les enfants de familles nobles que Néron a obligés à monter sur scène : « Ces gens qui ont achevé leur destinée, je ne les nommerai pas. C’est, je crois un devoir

16 On connaît la fameuse profession de foi, exprimée dans le prologue des Annales, où l’auteur affirme sa volonté de relater les faits sine ira et studio (Tacite, Annales, I, 1, 2). La préface des Histoires contenait déjà une promesse similaire (Tacite, Histoires, I, 1, 3). On sait que, loin d’être un trait original, cette prétention à l’impartialité constitue un lieu commun que l’on retrouve à plusieurs reprises dans l’historiographie gréco-latine. Lire, par exemple, O.  Devillers, « Les “confidences” de Tacite dans les Annales », LEC, 68 (2000), p. 29, n. 9. 17  C’est un point que souligne l’historien en Annales, III, 65, 1, lorsqu’il justifie la sélection qu’il opère parmi les opinions sénatoriales, conservant uniquement celles que distinguent leur noblesse ou leur bassesse extrême. Tacite estime en effet que la tâche principale de l’Histoire est de faire en sorte que les vertus ne disparaissent pas dans le silence et que s’attache aux paroles et aux actions perverses la crainte que la postérité ne les voue à l’infamie (infamia). Nous nous référons à  ce passage selon l’interprétation qui est la plus couramment admise. Lire, entre autres, la discussion d’A.  J.  Woodman, Tacitus reviewed, Oxford, 1998, p. 86-103, et la réponse de J. Moles, « Cry Freedom : Tacitus Annals 4.3235 », Histos, 2 (1998), section 5.4, consultable sur http://www.dur.ac.uk/Classics/ histos/1998/moles.html. Sur la notion d’infamia, lire J.-F. Thomas, Déshonneur et honte en latin. Étude sémantique, Louvain, 2007, p. 253-293.

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envers leurs ancêtres 18 ». Ce n’est pas par égard pour les acteurs mais pour leurs aïeux, par rapport auxquels ils ont déchu, que l’historien refuse de les citer nommément. Le  scrupule apparaît de nouveau ici : mais une fois encore, il est à double tranchant. Si Tacite refuse que, par l’intermédiaire de son récit, la honte des exhibitions scéniques pratiquées par les aristocrates contamine la mémoire de leurs aïeux, le fait d’exposer sa décision souligne le caractère dégradant de tels actes. En outre, comme l’a signalé O. Devillers, en ne citant aucun nom, Tacite laisse le lecteur libre d’imaginer que le nombre et l’identité des personnes concernées seraient tels qu’ils marqueraient la compromission d’une partie considérable de l’aristocratie, suggérant qu’à travers elle, c’est Rome tout entière qui serait avilie par les activités artistiques de Néron 19. Concernant les actions du dernier julio-claudien, on relèvera qu’à deux reprises, Tacite prévient le lecteur de son refus d’exposer systématiquement certains actes récurrents qu’il juge particulièrement scandaleux. Dans chacun des cas, le procédé rappelle l’esprit – sinon la lettre – de la reticentia, par la volonté affirmée de ne pas rapporter toutes les occurrences des actes en question, l’historien préférant n’en signaler qu’une seule manifestation qui vaudra pour toutes les autres, ces dernières n’étant pas mentionnées par la suite. La première intervention de ce type a lieu au terme du récit de l’exécution d’Octavie, dans lequel est mise en exergue la cruauté du traitement réservé à la tête de la jeune femme, que l’on a tranchée pour l’exhiber devant Poppée : Dona ob haec templis decreta quem ad finem memorabimus ? Q uicumque casus temporum illorum nobis uel aliis auctoribus noscent, praesumptum habeant, quotiens fugas et caedes iussit princeps, totiens grates deis actas, quaeque rerum secundarum olim, tum publicae cladis insignia fuisse. Neque tamen silebimus, si quod senatus consultum adulatione nouum aut patientia postremum fuit 20. 18   Q uos, fato perfunctos, ne nominatim tradam, maioribus eorum tribuendum puto (Tacite, Annales, XIV, 14, 3). 19 O. Devillers, « Les “confidences” de Tacite », p. 43. 20  «  Les offrandes aux temples, décrétées à  cette occasion, jusqu’à quand aurons-nous à les rappeler ? Tous ceux qui connaîtront les malheurs de ce temps par nous ou par d’autres auteurs doivent savoir d’avance que chaque fois que

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La prise de distance que manifeste Tacite à l’égard de sa matière permet l’expression de son indignation face à la récurrence d’une pratique qu’il passera désormais sous silence, contrairement aux manifestations les plus outrancières de l’adulation sénatoriale 21. Dans son commentaire, H.  Furneaux souligne à  juste titre l’importance de la formule dona [...] decreta quem ad finem memorabimus ? qu’il glose ainsi : « how long shall I go on [...] recounting each occasion of   such decrees 22  ?  » La  force rhétorique du passage provient largement de l’affirmation d’une répugnance profonde à devoir rappeler la pratique du prince chaque fois que l’occasion s’en présentera. Est ainsi justifiée une généralisation sur la dite pratique, censée s’être répétée après chaque crime et dont le caractère sacrilège rend en quelque sorte insupportable son évocation récurrente au fil du récit. On comprend que faire resurgir le souvenir d’une telle infamie c’est, corrélativement, rappeler la souillure subie chaque fois par Rome, ce que l’historien entend épargner aussi bien à  lui-même qu’à son lecteur. On assiste à un phénomène similaire concernant l’évocation des banquets orgiaques auxquels se livre le prince : Ipse quo fidem adquireret nihil usquam perinde laetum sibi, publicis locis struere conuiuia totaque Vrbe quasi domo uti. Et celeberrimae luxu famaque epulae fuere quas, a Tigellino paratas, ut exemplum referam, ne saepius eadem prodigentia narranda sit 23. le prince a ordonné des exils et des meurtres, autant de fois des actions de grâce furent rendues aux dieux et que, ce qui jadis marquait nos succès fut alors le signe des calamités publiques. Cependant, nous ne passerons pas sous silence les senatus-consultes dont l’adulation fut nouvelle ou la servilité poussée à l’extrême » (Tacite, Annales, XIV, 64, 3). 21  Selon le principe exposé en Annales, III, 65, lire supra, n. 17. 22  H. P. Furneaux, Cornelii Taciti. Annalium ab excessu diui Augusti libri. The Annals of   Tacitus, Vol. I : Books I-VI, Londres, 18962, p. 313. Par ailleurs, le syntagme quem ad finem memorabimus n’est pas sans rappeler la formule quid commemorem... ? à laquelle recourt Cicéron lorsqu’il use du procédé de la reticentia. Lire S. Usher, « Occultatio in Cicero’s Speeches », p. 176-179. 23  « Q uant à lui, pour bien montrer à tout le monde qu’il n’était nulle part aussi heureux, il organise des banquets dans les lieux publics et use de la Ville entière comme de sa propre maison. Le plus célèbre par son faste et le souvenir qu’il laissa fut celui que prépara Tigellin. Je le prendrai comme exemple pour ne pas avoir à raconter de trop nombreuses fois les mêmes extravagances » (Tacite, Annales, XV, 37, 1).

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Ici encore, le caractère ignominieux des activités néroniennes est souligné par le refus d’en évoquer toutes les manifestations, qui sont synthétisées à  travers un seul cas présenté comme particulièrement illustratif. L’omission des autres occurrences apparaît comme la justification du long développement qui suit, dans lequel l’historien rend compte de l’avilissement où l’empereur semble plonger l’ensemble de la cité 24. Tacite se réfère à  l’idée que la réalité des actes déshonorants dont on rappelle le souvenir est en quelque sorte réactivée par leur évocation. Son refus de mentionner systématiquement les mêmes agissements reflète la volonté de ne pas raviver ainsi une souillure dont la conscience renouvelée ne peut créer chez son lecteur qu’un sentiment accru de honte et de dégoût. Nous reviendrons plus tard sur cette question. Nous nous contenterons pour l’instant de signaler un premier point : l’historien rapporte ces faits parce qu’ils sont emblématiques du comportement condamnable de l’homme qui a dirigé Rome, et qu’à ce titre, ils lui paraissent devoir être rappelés. Mais au-delà du procédé rhétorique visant à souligner leur caractère profondément ignoble, il est tout à fait possible que son refus d’en respecter les occurrences corresponde au désir d’éviter que son récit ne soit pour ainsi dire lui-même contaminé par l’indignité qu’il expose. Nous sommes en effet bien loin des res inlustres que des annales se doivent de contenir, selon un propos qui concerne un autre refus, celui d’évoquer en détail le vaste amphithéâtre en bois élevé par Néron sur le champ de Mars : Nerone iterum L.  Pisone consulibus, pauca memoria digna euenere, nisi cui libeat laudandis fundamentis et trabibus, quis molem amphitheatri apud campum Martis Caesar exstruxerat, uolumina implere, cum ex dignitate populi Romani repertum sit res inlustres annalibus, talia diurnis urbis actis mandare 25. 24 Tacite, Annales, XV, 37, 2-4. Si l’historien ne décrit effectivement, dans ce qui nous reste des Annales, aucune autre fête néronienne, il conclut cependant le passage sur l’évocation du « mariage » de l’empereur avec Pythagoras, en arguant du fait que la cérémonie eut lieu seulement « quelques jours après » (paucos post dies). Il peut ainsi présenter une sorte de synthèse particulièrement frappante des turpitudes publiques de Néron. 25  « Sous le consulat de Néron, pour la deuxième fois, et de Lucius Pison, il y eut peu d’événements dignes de mémoire, à moins qu’on ne se plaise à vanter les fondations et la charpente du vaste amphithéâtre que César avait fait élever au

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L’ironie de l’historien, qui s’exerce contre ceux qui ont pu se livrer à  de longues descriptions de l’édifice, définit un champ propre à  la noblesse des annales qui lui permet d’en exclure ce qu’il juge à peine digne de rester dans la mémoire collective. Les fondations et la charpente désignent par métonymie un objet réduit à  sa dimension technique, ce qui rend sa construction a priori inapte à rentrer dans la catégorie des faits éclatants qui seuls peuvent prétendre à  intégrer le récit annalistique. Tacite établit une limite, que détermine la notion de dignité du peuple romain. C’est elle qui dicte au récit sa portée, qu’il ne faut pas rabaisser par l’introduction d’éléments dont le caractère trivial ou bassement matériel est sans rapport avec le sens éthico-politique que doit avoir une œuvre historiographique digne de ce nom. Plus tard, Dion Cassius, lorsqu’il rapportera le massacre de cent ours dans l’arène par l’empereur Commode, cherchera à se disculper de souiller la majesté de l’Histoire en relatant de tels faits 26. Mais l’impératif  énoncé par Tacite repose en fait sur une vision moralement orientée. Comme le signale A. Rouveret, les grands travaux qui sont dénoncés dans les Annales sont liés aux loisirs 27. L’amphithéâtre, symbole de l’exaltation par le prince des valeurs liées à  l’otium, constitue aux yeux de l’historien un nouveau signe de l’avilissement du peuple romain. Le  mépris qu’il affiche reflète celui d’un aspect de la politique impériale qui mérite à peine qu’on en conserve le souvenir. On comprend que le discours de Tacite s’inscrit dans un cadre normatif  qui correspond à l’horizon d’attente supposé de son lectorat. Cet horizon d’attente concerne bien évidemment le contenu et la forme du récit historique. Mais à travers celui-ci, c’est aussi l’auctoritas de son auteur qui se trouve évaluée, en fonction de critères qui relèvent à  la fois d’exigences techniques et morales. Les énoncés qui relèvent de la reticentia jouent de fait sur champ de Mars, jusqu’à en remplir des volumes, alors qu’il s’est avéré conforme à la dignité du peuple romain de confier les faits éclatants aux annales et de tels détails au journal de la Ville » (Tacite, Annales, XIII, 31, 1). 26  Dion Cassius, Histoire romaine, LXXII,  18,  3-4. Lire J.  Marincola, Authority and Tradition in Ancient Historiography, Cambridge  – New York, 20033, p. 91. 27 A. Rouveret, « Tacite et les monuments », in Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt. Teil II : Principat. 33.4, Berlin – New York, 1991, p. 3061.

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une connaissance partagée de ces normes, que l’historien ne peut se permettre d’ignorer.

3.  Le motif  du taedium Dans une autre série de passages, Tacite fait référence au cadre normatif  qui détermine la pratique de la réticence, mais il s’agit, en l’occurrence, de refuser le recours au silence que sa matière devrait a priori lui imposer. À différentes reprises, il se plaint en effet de la matière qu’il est en train de traiter, dont il regrette ouvertement le caractère monotone et répétitif. Parmi les passages en question, certains sont particulièrement connus, comme le premier d’entre eux, situé au livre  IV. Dans les chapitres  32 et 33, l’historien, après avoir rapporté plusieurs affaires liées au crime de maiestate, se juge tenu de justifier sa pratique historiographique. Il affirme notamment que, si les faits qu’il relate peuvent sembler sans grand intérêt par rapport aux grandes guerres extérieures et aux luttes entre la plèbe et le sénat que les historiens plus anciens ont eu la chance de dépeindre, ces mêmes faits méritent d’être examinés car, bien qu’ils paraissent, à première vue, de peu de poids, ils sont, en réalité, à  l’origine de grands changements. Selon Tacite, en effet, depuis que l’avènement du principat a mis tout le pouvoir entre les mains d’un seul homme, connaître la nature de la plèbe et de l’ordre sénatorial est moins nécessaire qu’apprendre à distinguer le bien du mal et l’utile du néfaste à la lumière des micro-événements dont il nourrit son récit. Cependant ceux-ci sont loin d’offrir ce qu’on serait en droit d’attendre d’un ouvrage d’Histoire : Ceterum, ut profutura, ita minimum oblectationis adferunt. Nam situs gentium, uarietates proeliorum, clari ducum exitus retinent ac redintegrant legentium animum ; nos saeua iussa, continuas accusationes, fallaces amicitias, perniciem innocentium et easdem exitii causas coniungimus, obuia rerum similitudine et satietate 28. 28  « Mais, si ces détails sont profitables, ils apportent très peu d’agrément. L’environnement des peuples, les péripéties des combats, les trépas fameux des chefs retiennent et raniment l’attention des lecteurs ; pour nous, les ordres cruels, les accusations continuelles, les amitiés trompeuses, la mise à mort d’innocents et

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La notion de satietas, mise en avant dans le passage, est d’autant plus intéressante qu’on retrouve ailleurs une notion similaire. Au début du livre  VI, l’évocation d’une autre série de procès conduit l’auteur à justifier un tel choix, opposé à celui des historiens qui ont dépeint la même période : Neque sum ignarus a plerisque scriptoribus omissa multorum pericula et poenas, dum copia fatiscunt aut quae ipsis nimia et maesta fuerant ne pari taedio lecturos adficerent uerentur : nobis pleraque digna cognitu obuenere, quamquam ab aliis incelebrata 29.

On notera que le terme employé ici est taedium. C’est ce même terme que l’on retrouve à la fin de la partie conservée des Annales, au début du livre  XVI. Adjoint au substantif  satias, il rend compte de l’état d’esprit que doit susciter, aux yeux de Tacite, le récit – qu’il vient de faire – des multiples morts provoquées par Néron : Etiam si bella externa et obitas pro re publica mortes tanta casuum similitudine memorarem, meque ipsum satias cepisset aliorumque taedium exspectarem, quamuis honestos ciuium exitus, tristes tamen et continuos aspernantium : at nunc patientia seruilis tantumque sanguinis domi perditum fatigant animum et maestitia restringunt 30.

Ces trois extraits, qui ont déjà été rapprochés les uns des autres, ont été abondamment commentés. C’est notamment le cas du premier d’entre eux, dont la dimension programmatique a fait l’obles causes identiques de trépas, que nous enchaînons les uns aux autres, n’offrent que monotonie et satiété » (Tacite, Annales, IV, 33, 3). 29  « Je n’ignore pas que la plupart des historiens ont omis beaucoup de procès et de peines, soit qu’ils aient ployé sous la quantité, soit que, les ayant trouvés eux-mêmes excessifs et attristants, ils aient craint d’infliger le même dégoût à leurs lecteurs ; pour nous, beaucoup de faits que nous avons rencontrés nous ont paru dignes d’être connus, bien que les autres ne les aient pas diffusés » (Tacite, Annales, VI, 7, 5). 30  « Même si je rappelais les guerres extérieures et des morts affrontées pour l’État dans des circonstances d’une telle uniformité, j’aurais moi-même été pris de satiété et je m’attendrais à la lassitude des autres, que des trépas de citoyens, honorables certes mais affligeants et continuels, rebuteraient. Mais en fait cette soumission servile et ces flots de sang versés pour rien à l’intérieur épuisent l’esprit et serrent le cœur de tristesse » (Tacite, Annales, XVI, 16, 1).

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jet de plusieurs études 31. Il ne s’agit pas pour nous de reprendre l’analyse de leur signification globale. S’ils nous intéressent, c’est parce qu’ils renvoient à la question du silence, mais sous un angle paradoxal. Tacite y révèle en effet que les informations qu’il livre devraient en fait être tues, car elles ont la même caractéristique fondamentale  : provoquer l’écœurement du lecteur, ce dernier étant alors considéré comme le miroir d’un auteur lui-même menacé de lassitude par sa propre matière. Le lien entre l’écœurement et la répétition a déjà été souligné par É. Aubrion, qui considère que les deux thèmes occupent une place majeure dans les confidences de l’historien 32. Les plaintes de ce dernier relèvent bien évidemment d’une intention critique à l’égard de la politique des princes dont il relate le règne. Dans les passages des livres IV et VI, celui qui est implicitement condamné c’est Tibère, coupable de n’avoir pas agrandi l’Empire et d’être à  l’origine de trahisons, condamnations et morts répétitives. Q uant aux considérations du début du livre XVI, elles font ressortir la cruauté du règne de Néron. À travers ces propos, Tacite souligne bien évidemment la dimension tyrannique des règnes des deux Julio-Claudiens 33. Mais la prise de distance manifestée ici par l’auteur des Annales vis-à-vis de sa matière concerne au premier chef  la conception de l’historiographie selon un point de vue qui unit la dimension rhétorique ou «  littéraire  » à  la dimension morale. Tacite montre ainsi combien il est conscient des attentes de son lectorat. Dans la digression constituée par les chapitres 32 et 33 du livre IV, il oppose sciemment l’intensité et la richesse des faits relatés par les historiens de la République à la médiocrité répétitive de ceux qu’il doit retracer. Deux moments, qui se font écho, lui per31   Sur ce point, lire, entre autres, A. D. Leeman, « Structure and meaning in the prologues of   Tacitus », YClS, 23 (1973), p. 180-181 ; A. J. Woodman, Rhetoric in Classical Historiography, Portland, 1988, p. 180-196 ; J. Blänsdorf, «  Tacite, Annales, IV,  32  sq. et la tradition de l’historiographie antique  », in R.  Chevalier et R.  Poignault (éd.), Présence de Tacite. Hommage au professeur G. Radke, Tours, 1992, p. 49-51 ; J. Moles, « Cry Freedom », passim ; A. Marchetta, Studi tacitiani, Rome, 2004, p. 35-94 ; D. Sailor, Writing and Empire in Tacitus, Cambridge, 2008, p. 250-275. 32 É. Aubrion, Rhétorique et histoire chez Tacite, Metz, 1985, p. 87. 33  C’est le point essentiel que développe O. Devillers, « Les “confidences” de Tacite », p. 38-40 et 44.

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mettent de développer cette opposition. En  IV,  32, il rappelle d’abord concrètement ce que ses prédécesseurs pouvaient relater –  guerres de conquête, prises de territoires et de rois ennemis, conflits internes à  la cité  –  ; puis il souligne l’impossibilité de montrer des événements équivalents dans une période où se laisseraient seulement voir «  une paix immuable et modérément troublée, la Ville pleine de scènes affligeantes, un prince peu soucieux d’étendre l’Empire 34  ». Au milieu du chapitre  33, dans le passage que nous avons cité, sont plus spécifiquement énumérés les éléments propres à  captiver l’esprit des lecteurs  : exotisme lié aux peuples étrangers, péripéties des combats, grandeur des trépas glorieux. Il s’agit là d’autant de traits qui sont de fait associés à cet « agrément » (oblectatio) que ne peut produire la narration d’actes cruels ou serviles dont l’enchaînement fait ressortir le caractère uniforme 35. La  relation que suggère du coup l’historien entre diversité 36, plaisir du lecteur et captation de son attention rappelle la dynamique définie par Cicéron à partir du principe de la «  variété  » (uarietas) dont il a souligné l’importance dans l’écriture historiographique, justement parce qu’elle lui apparaissait comme la clé de ce « plaisir du lecteur » (delectatio lectoris) propre à  «  captiver  » (retinere) son esprit 37.   Immota quippe aut modice lacessita pax, maestae urbis res et princeps proferendi imperi incuriosus erat (Tacite, Annales, IV, 32, 2). 35  La monotonie est soulignée par l’accumulation de termes relevant de la même isotopie  : les déterminants continuus et isdem, le substantif  similitudo, auxquels on peut ajouter le verbe coniungimus. 36 É. Aubrion, Rhétorique et histoire, p. 85-86, définit cette diversité comme double, portant aussi bien sur les faits que sur les conduites humaines. 37   Ces préconisations apparaissent dans la fameuse « lettre à Luccéius » où l’Arpinate prie ce dernier de relater la période de sa vie liée à l’exercice du consulat de 63 : Multam etiam casus nostri uarietatem tibi in scribendo suppeditabunt plenam cuiusdam uoluptatis, quae uehementer animos hominum in legendo tuo scripto retinere possit  ; nihil est enim aptius ad delectationem lectoris quam temporum uarietates fortunaeque uicissitudines, «  Nos malheurs te fourniront, lorsque tu écriras, une ample variété produisant une certaine forme de volupté capable de captiver l’esprit de ceux qui liront tes écrits ; rien, en effet, n’est plus apte à donner de la volupté au lecteur que la multiplicité des circonstances et les vicissitudes de la fortune » (Cicéron, Ad fam., V, 12, 4). Même si l’ouvrage demandé semble répondre aux critères spécifiques de la monographie, critères qui favorisent la delectatio lectoris, celle-ci n’est pas associée à  ce seul genre. C’est au contraire parce que le plaisir de la lecture est une exigence attachée au récit historique en général que Cicéron présente son sujet comme tout à  fait approprié. De fait, 34

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Tacite se met donc en quelque sorte dans la peau de celui qui lira son œuvre et n’y trouvera que peu d’agrément, contrarié par l’aspect rébarbatif  d’une matière présentée dans nos trois extraits comme dépourvue de relief  et d’éclat 38. On remarquera d’ailleurs que, si la préface pathétique des Histoires avait pu promettre une œuvre fertile en rebondissements, où les conflits civils se mêlaient aux guerres étrangères en de terribles batailles, où les plus terribles événements laissaient quelque place aux bona exempla, rien de tel n’apparaît dans la préface des Annales, où l’on ne trouve aucun exposé mettant en valeur le sujet choisi 39. Cette absence de plaisir n’est pas seulement d’ordre esthétique, elle est aussi d’ordre moral. L’écœurement que peut éprouver le lecteur est d’autant plus menaçant qu’il provient de l’accumulation de faits où l’innocence, voire la vertu elle-même sont constamment bafouées, car rien ne permet d’en exalter une quelconque prééminence dans une période où la politique des princes a systématiquement étouffé toute possibilité d’action exemplaire. Lorsque l’auteur des Annales dénonce le manque de variété de sa matière, il pointe du même coup ce qui fait obstacle à une satisfaction d’ordre éthique, qu’il conçoit comme une composante nécessaire à l’agrément du lecteur 40. Le regret affiché de devoir énumérer les morts de la tyrannie néronienne illustre particulièrement ce thème. Malgré leur caractère honorable, les conditions dans lesquelles ces trépas ont eu lieu ne leur permettent A.  J.  Woodman souligne à  plusieurs reprises que la capacité à  produire cette delectatio était attendue de l’historiographie conventionnelle et que Tacite s’en montrait tout à fait conscient. Il ne manque d’ailleurs pas d’évoquer un rapprochement possible entre l’expression tacitéenne retinent [...] legentium (Annales, IV, 33, 3) et la formule cicéronienne in legendo [...] retinetur. Lire A. J. Woodman, Tacitus reviewed, p. 83-85, 132-133 et Rhetoric, p. 183-184. 38  On ne s’étonnera pas de retrouver, dans les deuxième et troisième extraits cités, des mots exprimant l’excès et la répétition : copia, continuus et similitudo. Les deux derniers termes, présents dans le troisième extrait, apparaissaient déjà dans le premier. 39  Pour J. Blänsdorf, « Tacite, Annales, IV 32 sq. », p. 48, la préface des Annales « se distingue de la tradition littéraire par le manque absolu de publicité ». Sur les promesses de la préface des Histoires, lire en particulier A. Marchetta, Studi tacitiani, p. 62-66. 40   La présence des termes maestus, tristis et maestitia, dans les extraits du livre VI et du livre XVI, souligne le caractère psychologiquement accablant des faits que l’historien s’estime tenu d’évoquer.

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de refléter qu’une forme de résignation passive. Le sang versé est « perdu » (perditum) car il ne sert en rien la communauté. Il n’est la conséquence d’aucun acte dont l’éclat entrerait en résonance avec les conceptions socio-éthiques que le lecteur est censé partager avec l’historien. Cependant, le statut des victimes exige que leur fin soit commémorée  : «  Accordons ce privilège à  la réputation des hommes illustres afin que, si leurs funérailles les distinguent de la sépulture commune, ils puissent aussi dans le récit de leurs derniers moments recevoir et conserver un souvenir particulier 41 ». Tacite affirme ici une opinion très proche de celle qu’il prêtait à Crémutius Cordus, accusé d’avoir célébré la mémoire de Brutus et Cassius : « N’est-il pas vrai plutôt qu’ils ont péri depuis soixante-dix ans, et que, si leurs traits sont connus par leurs images de cire, que même le vainqueur n’a pas détruites, ils conservent aussi une partie de leur souvenir chez les historiens 42  ?  » Loin d’être fortuit, le parallèle que l’on distingue entre les deux propos est l’indice d’une conviction : l’une des responsabilités majeures de l’historiographe est d’établir et de transmettre la mémoire des défunts 43. Dans cette optique, le choix de passer sous silence tel ou tel fait acquiert une gravité particulière, déterminée par la menace corrélative de l’oubli. Si Tacite met en évidence les limites du recours au silence en contexte historiographique, il n’en dévoile pas moins les raisons qui le justifieraient. À cet égard, le fait qu’il invoque la satietas et le taedium est tout à fait révélateur. Le second terme se retrouve en effet à plusieurs reprises dans le traité de Q uintilien, chez qui la 41   Detur hoc inlustrium uirorum posteritati ut, quo modo exsequiis a promiscua sepultura separantur, ita in traditione supremorum accipiant habeantque propriam memoriam (Tacite, Annales, XVI, 16, 2). 42  An illi quidem septuagesimum ante annum perempti, quo modo imaginibus suis noscuntur, quas ne uictor quidem aboleuit, sic partem memoriae apud scriptores retinent ? (Tacite, Annales, IV, 35, 2). 43  Du moins ceux qui se distinguent par leur haut rang ou leurs mérites. Dans le cas des victimes éminentes de Néron, Tacite affirme significativement l’impossibilité de  se limiter à  une seule mention globale et de passer outre, comme dans le cas d’une catastrophe collective (Tacite, Annales, XVI,  16,  2). Sur le lien établi par Tacite entre Histoire et mémoire, nous renvoyons aux analyses de T. J. Luce, « Tacitus on “History’s Highest Function” : praecipuum munus annalium (Ann.  3.65)  », in Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt. Teil  II  : Principat.  33.4, Berlin  – New York,  1991, notamment p.  2907-2911 et 29162922.

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préoccupation d’éviter l’ennui de l’auditoire apparaît de manière récurrente. Dans un passage du livre  IV de son Institution oratoire, il met en évidence l’utilité des omissions qui permettent de raccourcir la narration et par conséquent d’éviter que l’ennui, taedium, ne s’installe 44. Cette préoccupation peut être illustrée par un extrait de la Seconde action contre Verrès, dans lequel Cicéron se justifie auprès des juges de passer de nombreux faits en invoquant la fatigue de l’auditoire : Nimium mihi diu uideor in uno genere uersari criminum ; sentio, iudices, occurrendum esse satietati aurium animorumque uestrorum. Q uamobrem multa praetermittam 45. L’emploi tacitéen des termes taedium et satietas se situe dans un contexte rhétorique similaire à celui qui fonde la reticentia cicéronienne. Par ailleurs, l’extrait du début du livre VI des Annales fait explicitement référence à la solution qu’auraient choisie, selon l’historien, la plupart de ses devanciers, à savoir passer sous silence une grande partie des procès et des condamnations qui ont eu lieu après l’exécution de Séjan. S’il ne condamne pas ouvertement leur attitude, c’est qu’elle se trouve justifiée par le souci d’épargner aux lecteurs ce taedium qu’ils ne pouvaient manquer d’éprouver. On voit donc que lorsque Tacite fait référence à la satietas ou au taedium, il fait directement allusion à un emploi topique de ces deux termes. Il laisse ainsi entendre qu’il sait pertinemment ce qu’imposerait normalement la convention qui lie l’auteur du récit historique à  son lecteur  : recourir à la reticentia, autrement dit, exprimer sa volonté d’épargner son public pour passer sur des faits qui n’entraînent que lassitude et dégoût. Mais, jouant sur le paradoxe, l’historien fait exactement le contraire. Montrer qu’il devrait se taire ne vise qu’à affirmer son parti pris de ne rien passer sous silence, quitte à aller à l’encontre de ce qu’on attendrait normalement de lui.

 Q uintilien, Institution oratoire, IV, 2, 47-49.   « Depuis trop longtemps, il me semble, je répète des accusations de même genre  ; je comprends, juges, qu’il faut prévenir la lassitude de vos oreilles et de vos esprits. Aussi passerai-je beaucoup de faits » (Cicéron, Seconde action contre Verrès, IV, 105). 44 45

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Conclusion Il n’est pas insignifiant que la notion de reticentia soit fréquemment associée à  la rhétorique du blâme. Nous avons pu voir à quel point le refus affiché par Tacite de livrer certaines informations, de développer certains faits, pouvait contribuer au dénigrement d’un personnage, ou renforcer l’image négative des souverains. Nous avons également pu constater que la réticence renvoie à un cadre normatif  qui détermine le statut du récit historiographique et la responsabilité de son auteur vis-à-vis de son lectorat. De fait, Tacite montre son habileté et sa connaissance intime des normes lorsqu’il invoque les conditions censées imposer le silence pour orienter la vision du lecteur sur les êtres qu’il évoque. Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette habileté reflète la conscience profonde du rôle primordial de l’Historien dans l’établissement de la mémoire des défunts. Plus généralement, la virtuosité de Tacite est au service d’enjeux mémoriels dont la dimension socio-éthique justifie à ses yeux que le silence soit intégré au discours historiographique en tant qu’objet rhétorique, qu’il s’agisse d’afficher le refus de dire ou le refus de taire. À cet égard, c’est le rejet du silence convenu qui nous paraît le plus remarquable, du fait de sa connotation politique. Plusieurs travaux soulignent le fait que le contraste établi par Tacite entre sa matière et celle des historiens de la République, dans sa digression du livre  IV, suggère une opposition entre la liberté dont jouissaient ces mêmes auteurs et la censure à laquelle se soumettent leurs successeurs sous l’Empire 46. Mais, comme l’a écrit J.  Moles, «  Caesarian tyranny cannot render Tacitum tacitum ».

46 Lire en particulier J.  Moles, «  Cry Freedom  », sections 4 et 5, et M. Ledentu, « In arto... labor : la parole de l’historien à l’épreuve des guerres civiles et du principat  », in O.  Devillers et J.  Meyers (éd.), Pouvoir des hommes, pouvoir des mots, des Gracques à Trajan. Hommages au Professeur Paul Marius Martin, Louvain – Paris, 2009, p. 25-38. D. Sailor, Writing and Empire, p. 251-313, voit plutôt dans l’opinion de Tacite l’expression d’une posture, qui ne correspondrait pas nécessairement à  la réalité politique, ce qui nous paraît contestable.

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OLIVIER DEVILLERS Université Bordeaux-Montaigne, UMR 5607-Ausonius

L’ANNÉE 32 CHEZ TACITE, SUÉTONE ET DION CASSIUS CHOIX ET SILENCES DES HISTORIENS

Les règnes des premiers empereurs romains, des Julio-Claudiens aux Flaviens, sont, pour l’essentiel, connus par trois auteurs  : Tacite, Suétone et Dion Cassius, auxquels s’ajoutent ponctuellement Plutarque et Flavius Josèphe. La  comparaison entre ces auteurs – les trois premiers en particulier – a été longtemps menée dans une perspective de pure Q uellenforschung, ou dans la quête d’une reconstitution des faits, ou encore a été centrée sur la personnalité des empereurs 1. Plus rares, et plus récentes, sont les recherches qui se sont fixé comme objectif  une meilleure connaissance de ces auteurs eux-mêmes, de leurs pratiques historiographiques, de leurs tendances idéologiques 2. C’est à une réflexion de ce type que nous voudrions inviter. Dans un premier temps, nous relèverons, dans une perspective méthodologique, quelques problèmes que pose l’enquête. Ensuite, nous présenterons un 1  Dans ce sens, M.  Baar, Das Bild des Kaisers Tiberius bei Tacitus, Sueton und Cassius Dio, Stuttgart, 1990. 2 Cf.  toutefois S.  J.  V.  Malloch, «  The End of    the Rhine Mutiny in Tacitus, Suetonius and Dio », CQ , 51/1 (2004), p. 198-210 (sur les mutineries à  l’avènement de Tibère)  ; O.  Devillers, «  Observations sur la représentation de la politique spectaculaire de Néron. Pour une comparaison entre Tacite, Suétone, Dion Cassius », in R. Poignault (éd.), Présence de Suétone. Actes du Colloque tenu à Clermont-Ferrand (25-27 novembre 2004). À Michel Dubuisson in memoriam, Clermont-Ferrand, 2009, p. 61-72 (sur les spectacles et les jeux). Pour la comparaison entre Suétone et Dion Cassius, voir aussi les observations de R.  Langlands, «  Exemplary Influences and Augustus’ Pernicious Moral Legacy », in T. Power et R. K. Gibson (éd.), Suetonius the Biographer. Studies in Roman Lives, Oxford, 2014, p. 115-117 (à propos de la législation d’Auguste sur le mariage).

10.1484/M.GIFBIB-EB.5.117909

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dossier précis, portant sur l’année  32, celle qui suit la chute de Séjan. Enfin, à  partir de cet exemple, nous reviendrons sur les « silences » des trois historiens.

1.  Comparer Tacite, Suétone et Dion Cassius Q ui veut confronter Tacite, Suétone et Dion Cassius en vue d’éclairer, à  travers la sélection et le traitement de leur matière, leurs choix esthétiques, leur travail d’historiens ou leur idéologie se heurte à diverses difficultés. J’en signalerai trois, et développerai surtout la troisième. La première est le caractère parcellaire dans lequel ces auteurs nous sont parvenus. Si, des Vies des Douze Césars de Suétone, il ne manque que le début de la Vie de César, les lacunes de la transmission de Tacite – celui qui traite la période la plus courte et donc qui détermine le champ d’une confrontation possible, de Tibère à  Domitien  – sont plus nombreuses  : pour les Annales, nous n’avons ni l’année 31, ni l’ensemble du règne de Caligula, ni le début de celui de Claude (jusqu’en 47), ni les deux dernières années de Néron ; pour les Histoires, nous ne possédons que l’année 69 (celle des « quatre empereurs ») et le tout début du règne de Domitien. Pour ce qui est de Dion, qui a rédigé une Histoire romaine des origines de Rome à son époque, seuls les livres 36 à 54, recouvrant les années 68-10 av. J.-C., sont intégralement conservés. Pour ce qui est de la période qui nous intéresse, nous disposons aussi de larges pans des livres 55-60, jusqu’en 46 apr. J.-C. 3. Pour le reste, l’ouvrage est connu à travers des excerpta ainsi que les résumés qu’en livrent Xiphilin (seconde moitié du xie siècle) et Zonaras (début du xiie siècle) ; pour ces parties, notre perception de Dion est donc subordonnée aux choix que font ses épitomateurs, lesquels, opérant en milieu byzantin, devaient être au premier chef  sensibles à ce qui relevait de la figure impériale 4. Au total, seules les années 14-16 et 32-37, sous Tibère, sont intégralement conservées chez Tacite et Dion. La  première période 3  Nous avons aussi de larges pans des livres 78-80 (de la mort de Caracalla à Héliogabale). 4  Par ex. C. Mallan, « The Style, Method and Programme of   Xiphilinus’ Epitome of  Cassius Dio’s Roman History », GRBS, 53 (2013), p. 610-644.

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a fait l’objet, il y a près de 40 ans, d’un article de R. Syme 5. C’est donc sur la seconde que nous nous concentrerons. Encore nous en tiendrons-nous principalement à la seule année 32. Deuxième aspect  : le mode d’exposé adopté par les trois auteurs. D’un côté, Tacite et Dion optent pour une présentation annalistique, année par année, un choix idéologiquement marqué, puisqu’il les place dans la tradition de l’historiographie républicaine, dont le rythme narratif  était calqué sur l’annualité des magistrats, et spécialement des consuls 6. Encore observe-t-on chez Dion, convaincu de la supériorité des formes de gouvernement de type monarchique (cf. D.C., XLIV, 2, 1), une tendance à  opérer des regroupements par thèmes et donc une forme de coexistence entre présentations thématique et chronologique, ainsi que l’a mis en avant C. Q uesta 7. Face à ces deux historiens, qui sont aussi des sénateurs et ont été consuls, Suétone, qui émarge à  l’administration impériale, a choisi la biographie d’empereur, ce qui sonne comme la reconnaissance de la nouvelle logique de pouvoir personnel, et même dynastique, qui prévaut à  partir d’Auguste. À  l’intérieur même de chaque vie, il revendique une présentation par rubriques, per species, qu’il justifie dans sa Vie d’Auguste 8 (Aug., 9) ; ce choix, dont on trouve un précédent dans les Res Gestae Diui Augusti 9, a pour effet de renforcer la personnalisation des événements. Enfin, troisième point, comparer des auteurs au départ de leur évocation d’une époque aura davantage de pertinence si l’on peut 5 R. Syme, « How Tacitus wrote Annals I-III », in Historiographia Antiqua  : commentationes Lovanienses in honorem W.  Peremans, Louvain, 1977, p. 231-263. 6  Sur le mode d’exposé annalistique dans la tradition historiographique, J. W. Rich, « Structuring Roman History : the Consular Year and the Roman Historical Tradition  », Histos, 5  (2011), p.  1-43  ; chez Tacite, J.  Ginsburg, Tradition and Theme in the Annals of  Tacitus, Salem (N.H.), 1981. 7  C. Q uesta, « Tecnica biografica e tecnica annalistica nei libri LXII-LXIII di Cassio Dione », StudUrb, 31 (1957), p. 37-53. 8  Sur la structure des Vies de Suétone, E. Cizek, Structures et idéologie dans “les vies des douze Césars” de Suétone, Bucarest – Paris, 1977. 9 T. Power, « Introduction : The Originality of  Suetonius », in T. Power et R. K. Gibson (éd.), Suetonius, p. 7-8, lequel souligne aussi que les Res Gestae présentent formellement en commun avec les Vies une tendance à mettre le personnage principal en sujet de la plupart des verbes (aussi n. 21, pour une bibliographie sur le rapprochement entre les deux écrits).

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considérer qu’ils opèrent à partir d’un dossier documentaire comparable. Pour ce qui est du règne de Tibère, dans leur récit des années  15 et 16  apr.  J.-C. (conservé en entier chez l’un comme chez l’autre), parmi les informations produites par Tacite et Dion, plusieurs leur sont communes, mais parfois avec des divergences, tandis que d’autres ne se trouvent que chez l’un ou chez l’autre 10. Cela a conduit à penser qu’ils utilisaient indépendamment une même source, laquelle aurait été également connue de Suétone 11. Pour E. Schwartz, il s’agissait, pour le règne de Tibère, d’un historien qui aurait livré, sous Caligula et probablement sur le mode de l’histoire annalistique, une virulente critique de Tibère (ne pouvant lui donner une identité, il le désignait comme ignotus) 12. Q uant aux rapports qu’ils entretenaient les uns avec les autres, Suétone et Dion semblent avoir connu l’œuvre de Tacite, et s’y référer sporadiquement, le premier plutôt sur le plan de la rivalité historiographique, le second sans doute plutôt sur celui de l’intertextualité ; quoi qu’il en soit, pour ce qui est des règnes julio-claudiens, ni l’un ni l’autre ne semble y recourir comme source d’information principale 13. Par ailleurs, il n’y a pas d’indice que Dion utilise directement Suétone.   Par ex. P. M. Swan, « Cassius Dio on Augustus : a Poverty of  Annalistic Sources ? », Phoenix, 41 (1987), p. 283-284. Aussi, à propos de Ann., I, 9-10 (année 14), H. Tränkle, « Augustus bei Tacitus, Cassius Dio und dem älteren Plinius », WS, 82 (1969), p. 112-117. 11 Ainsi  R. Syme, «  How Tacitus Wrote  », p.  256  : «  The general thesis stands : common sources as well as different methods and results ». 12  Ignotus de Schwartz ou Ur-Tacitus ; E. Schwartz, « Cassius Dio Cocceianus », in Real-Encyclopädie, III/2 (1899), col. 1716-1717. 13   Ainsi, pour Dion Cassius, par ex. R.  Syme, «  How Tacitus Wrote  », p. 255 (à propos précisément de l’hexade tibérienne) : « It is an idle fancy that he [= Cassius Dio] owed his portrayal of  Tiberius to Tacitus. None the less nobody will deny that he had read Tacitus  »  ; aussi dans ce sens M.-L.  FreyburgerGalland, « Tacite et Dion Cassius », in R. Chevallier et R. Poignault (éd.), Présence de Tacite. Hommage au Professeur G. Radke, Tours, 1992, p. 136 (à propos de la mort d’Auguste et de I,  9-10)  ; J.  G.  F.  Hind, «  A Plautius’ Campaign in Britain : An Alternative Reading of   the Narrative in Cassius Dio (60.19.5-21.2) », Britannia, 38 (2007), p. 94 (à propos de la conquête de la Bretagne). Pour une liste d’échos possibles aux Annales chez Dion, O. Devillers, Tacite et les sources des Annales. Enquêtes sur la méthode historique, Louvain  – Paris  – Dudley (MA), 2003, p.  230, n.  154. Plus restrictive est A.  Solimeno Cipriano, « Tacito fonte di Cassio Dione », RAAN, 54 (1979), p. 3-18 (ainsi p. 18 : « Più che una estremamente frammentaria conoscenza di Tacito in Dione non è ippotizzabile, e, tanto meno, dimostrabile »). L’idée d’une large utilisation 10

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Parallèlement, l’existence, largement admise, d’un noyau commun engage à  considérer les informations qui ne figurent que chez l’un ou l’autre comme le résultat soit d’omissions, soit d’additions. Dans ce second cas, celui d’une addition, il convient d’envisager que sont mises à contribution des sources subsidiaires, qui elles-mêmes pouvaient être connues des uns et des autres, mais exploitées dans des proportions et perspectives diverses. On  en signalera deux : – archives : Tacite consultait très probablement celles du Sénat, les acta Senatus 14, et il est possible que Dion ait fait de même, y compris pour les débuts de l’empire 15. De son côté, Suétone, ex epistulis d’Hadrien, aurait eu en outre accès à des archives impériales ; – écrits non annalistiques, tels que des recueils (de discours, de lettres, de bons mots...), des ouvrages spécialisés (par exemple sur les morts d’hommes illustres), voire des biographies 16... Tous ces ouvrages pouvaient réunir des anecdotes sur les habitudes ou l’entourage du prince, telles qu’on en lit au détour des pages de Pline l’Ancien (par ailleurs auteur lui-même d’un ouvrage historique). Dans ces écrits non annalistiques, il est possible que certaines informations, par exemple les citations, aient figuré libres de contexte historique. Pour les annalistes qui choisissaient de les reprendre, il s’agissait alors de trouver le meilleur endroit où les insérer dans leur trame narrative. des Annales par Dion figure néanmoins parfois, sans démonstration, au détour d’une contribution – ainsi chez K.  T.  von Stackelberg, «  Performative Space and Garden Transgressions in Tacitus’ Death of  Messalina », AJPh, 130/4 (2009), p. 618 (sur la mort de Poppée) : « Dio, who based his work closely on that of  Tacitus [...] ». 14  Spéc. R.  Syme, Tacitus, Oxford, 1958, p.  186-188 (pour les Histoires), p.  278-285 (pour Annales, I-VI), p.  295-296 (pour Annales, XI-XVI)  ; Id., «  Tacitus  : Some Sources of   His Information  », JRS, 72 (1982), p.  68-82. Pour un bilan, O. Devillers, Tacite et les sources, p. 55-64. 15 C.  Letta, «  L’uso degli acta senatus nella Storia romana di Cassio Dione », in V. Fromentin et al. (éd.), Cassius Dion : nouvelles lectures, Bordeaux, 2016, p. 243-257. Cf. aussi A. Solimeno Cipriano, « Tacito fonte di Cassio Dione  », p.  14  ; M.-L.  Freyburger-Galland, «  Tacite et Dion Cassius  », p. 27. 16   Pour un survol (non exhaustif) de sources subsidiaires possibles dans les Annales de Tacite, O. Devillers, Tacite et les sources, p. 28-73.

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Cet endroit ne pouvait être le même pour les uns et pour les autres. T.  Power parle à  cet égard de transferable motif  17, et il s’agit de considérer les raisons qui ont poussé chacun à les évoquer là où ils l’ont fait.

2.  Évocations de l’année 32 Pratiques sexuelles de Tibère à Capri 18 C’est avec les débauches de Tibère à Capri que Tacite fait débuter l’année 32. Il fait alors allusion à des pratiques que Suétone, puisant à une même source 19, rapporte dans la rubrique qu’il consacre aux débauches de l’empereur. –  Tac., Ann., VI,  1,  1-2  : Et saepe in propinqua degressus, aditis iuxta Tiberim hortis, saxa rursum et solitudinem maris repetiit pudore scelerum et libidinum, quibus adeo indomitis exarserat, ut more regio pubem ingenuam stupris pollueret. Nec formam tantum et decora corpora, sed in his modestam pueritiam, in aliis imagines maiorum incitamentum cupidinis habebat. Tuncque primum ignota antea uocabula reperta sunt sellariorum et spintriarum ex foeditate loci ac multiplici patientia. Souvent même, après avoir poussé jusqu’à ses alentours [= de Rome], avoir gagné les jardins près du Tibre, il retourna à ses rochers et à l’isolement que lui procurait la mer, tout à la honte de crimes et de plaisirs dont il n’avait pas le contrôle et pour lesquels il s’était enflammé jusqu’à, à  la manière d’un roi, souiller de ses stupres une jeunesse de naissance libre. Ce n’était pas seulement dans la beauté et l’apprêt des corps, mais pour les uns dans une enfance sans fard, pour d’autres dans les images de leurs ancêtres qu’il trouvait l’aiguillon de son désir. Alors aussi pour la première fois furent trouvés des termes inconnus jusqu’alors : sellaria et spintriae, en référence à des lieux de perdition, à une pratique à plusieurs partenaires. 17  T.  Power, «  The Endings of   Suetonius’ Caesars  », in T.  Power et R. K. Gibson (éd.), Suetonius, p. 73. 18 Cf. E. Champlin, « Sex on Capri », TAPhA, 141 (2011), p. 315-332. 19 E.  Champlin, «  Sex on Capri  », p.  320 énumère plusieurs rapprochements entre les deux auteurs.

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–  Suet., Tib., 43,  1  : Secessu uero Caprensi etiam sellaria excogitauit, sedem arcanarum libidinum, in quam undique conquisiti puellarum et exoletorum greges monstrosique concubitus repertores, quos spintrias appellabat, triplici serie conexi, in uicem incestarent coram ipso, ut aspectu deficientis libidines excitaret. Par ailleurs, dans sa retraite de Capri, il imagina même d’installer des sellaria, lieu de plaisirs secrets. Là des troupes de jeunes filles et de débauchés rassemblés de toutes parts et les inventeurs de cette forme d’accouplement monstrueux qu’ils appelaient spintriae, formant une triple chaîne, pouvaient se prostituer entre eux, en sa présence, de façon à ce qu’il stimule en les regardant ses sens défaillants.

L’information, plutôt anecdotique, n’est pas en soi liée à  un événement précis, mais appartient à  un moment inscrit dans la durée, à  savoir le séjour de Tibère à  Capri. En  soi, elle relève a priori davantage du mode d’exposition thématique adopté par Suétone. Elle aurait néanmoins trouvé écho dans l’historiographie sénatoriale à la suite de la volonté des historiens de nourrir un aspect de l’image tyrannique de Tibère, à savoir sa libido. Elle aurait été en conséquence tirée d’une source subsidiaire 20 – soit par Tacite lui-même, soit par une source annalistique friande elle-même d’anecdotes 21  – et, en l’occurrence, on voit qu’elle est, dans les Annales, historicisée dans le contexte de l’année 32, où ces plaisirs impériaux forment contraste avec la répression qui s’abat sur Rome après la chute de Séjan. L’information sur laquelle Tacite articule la révélation des débauches, à  savoir la venue de Tibère jusque dans les faubourgs de Rome, aurait du reste été elle-même quelque peu flottante, puisque la mention la plus explicite chez Dion s’en trouve au début de l’année  33 (D.C., LVIII, 21, 1). Par ailleurs, Suétone est plus précis sur l’explication des termes sellaria et spintriae et sur ce qu’ils recouvrent, aspects sur lesquels Tacite est incontestablement allusif  22, ce qu’on peut expliquer,   Dans ce sens, M. Baar, Das Bild des Kaisers Tiberius, p. 74.   On observe à cet égard que Pline l’Ancien, auteur d’un ouvrage de type annalistique, parle deux fois dans ses Histoires naturelles de sellaria en relation avec les palais de Caligula (Nat., XXXVI, 111) et de Néron (Nat., XXXIV, 84). 22 J. Gascou, Suétone historien, Paris, 1984, p. 438. 20 21

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chez le premier par la manifestation d’un esprit antiquaire 23, chez le second par le souci de la dignité de l’Histoire. Par contre, Tacite apporte davantage de détails sur l’identité et les modalités d’implication de ceux qui participent aux débauches impériales : il les relie à la noblesse, insiste sur le fait qu’ils subissent la contrainte et même donne une lecture politique de l’attitude de l’empereur qu’il assimile à  une pratique royale (more regio, «  à  la manière des rois  »). Ces éléments, en particulier l’idée d’une coercition exercée par le prince 24, sont absents du passage correspondant chez Suétone 25. Par la suite, d’ailleurs, l’auteur des Vies reste centré sur l’image de Tibère et sur ses pratiques sexuelles, sur lesquelles il apporte d’autres détails 26  ; Tacite, de son côté, poursuit en s’attardant sur la violence déployée par les rabatteurs du prince. Affaires sénatoriales Tacite et Dion ne s’attachent pour l’année 32 qu’à des questions d’ordre intérieur. Leur évocation des affaires sénatoriales se présente selon une structure identique en deux volets : d’abord, des débats sénatoriaux ; ensuite, des procès. Pour ce qui est des débats sénatoriaux, des informations sont communes aux deux historiens : Tibère refuse que certains sénateurs l’accompagnent armés à  la curie (Ann., VI,  2  ; D.C., LVIII, 17, 3-18, 1) ; il est proposé que les anciens prétoriens aient le droit, au théâtre, de s’asseoir sur les quatorze rangs de gradins réservés aux sénateurs, proposition qui vaut à son auteur un exil rigoureux (Ann., VI, 3, 1-3 ; D.C., LVIII, 18, 3-4) 27. Pour le reste, Dion apporte des éléments absents chez Tacite  : le fait que les sénateurs prêtent individuellement serment à l’empereur (D.C., LVIII,  17,  2-3)  ; le fait que l’empereur complimente les préto  Suétone avait ainsi écrit un ouvrage sur les courtisanes célèbres.  E. Champlin, « Sex on Capri », p. 331. 25 En Vit., 3, 2, toutefois, Suétone mentionne Vitellius – qui émargeait assurément à la noblesse – parmi les spintriae de Tibère. 26 J. Gascou, Suétone historien, p. 438, parle de « roman noir ». 27  Sur cette proposition, E.  Cowan, «  Tacitus, Tiberius and Augustus  », ClAnt, 28/2 (2009), p. 201-204. 23 24

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riens (D.C., LVIII, 18, 2-3) 28. En outre, Tacite insiste davantage sur les motions contre Séjan, relatives en particulier au meurtre de Drusus 29, motions dont il met en exergue le caractère gratuit et adulatoire, citant nommément les auteurs des avis rendus alors (Ann., VI,  2,  1-2), ce qui pourrait indiquer une utilisation des acta senatus. Il y a en tout cas un souci d’individualiser les comportements sénatoriaux qu’on ne trouve pas chez Dion, plus attentif  aux réactions du prince qu’aux sénateurs eux-mêmes. Enfin, une information présente un cas particulier  : chez Dion, le prince, toujours pour montrer ses bonnes dispositions envers les prétoriens, demande que Macron et quelques tribuns militaires l’escortent au Sénat. Dion souligne que ce dernier point « fut voté l’année suivante » (D.C., LVIII, 19, 1 : τοῦτο μὲν δὴ τῷ ἐχομένῳ ἔτει ἐγνώσθη). C’est effectivement dans son récit de l’année 33 que le signale Tacite (Ann., VI, 15, 2-3). Il y a ainsi chez Dion une entorse à la stricte succession annalistique, peut-être en vue de constituer une sorte de rubrique sur les rapports de Tibère avec les sénateurs et les prétoriens (D.C., LVIII,  17-18). L’idée d’une telle rubrique ne transparaît aucunement chez Tacite, lequel se concentre sur les seuls sénateurs. Pour ce qui est des procès, dans son évocation de l’année 32, Tacite revendique s’être livré à  un effort heuristique particulier, et précise avoir consigné des procès non relatés par d’autres (Ann., VI, 7, 5) : Neque sum ignarus a plerisque scriptoribus omissa multorum pericula et poenas, dum copia fatiscunt aut, quae ipsis nimia et maesta fuerant, ne pari taedio lecturos adficerent uerentur ; nobis pleraque digna cognitu obuenere quamquam ab aliis incelebrata. Je n’ignore pas que la plupart des historiens ont omis les dangers courus ou châtiments encourus par beaucoup : la quantité lasse ou alors, ces événements qui leur avaient paru excessifs et tristes, ils craignent qu’ils ne provoquent chez leurs lecteurs un identique dégoût ; quant à nous, la plupart de ces événe28  Suet., Tib., 48, 4 signale simplement la gratification financière accordée aux prétoriens après la chute de Séjan. 29  Sur l’implication de Tibère dans l’instruction du meurtre de son fils, aussi Suet., Tib., 62, 1.

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ments, nous les avons trouvés dignes d’être connus, quand bien même ils n’avaient pas été divulgués par d’autres.

Cette remarque vient après que Tacite a dit avoir cherché en vain l’origine d’un accusé, ce qui donne le sentiment qu’il fait écho à  une observation personnelle de documents. Il  faut en conclure que, si certaines des affaires qu’il rapporte avant et après cette déclaration  – en particulier celles qui sont évoquées aussi par Suétone (Cotta Messalinus, Vitia  : voir infra) ou par Dion (Terentius)  – auraient pu déjà avoir trouvé place dans la tradition littéraire, un grand nombre d’autres lui seraient propres, connues, elles, à  nouveau sans doute à  travers les acta senatus. L’hypothèse en a été formulée en particulier à propos des accusations de Sextius Paconianus contre Lucanius Latiaris (Ann., VI, 4, 1) 30 ; dans un autre épisode (Ann., IV, 68, 2 et 71, 1), Tacite appelle ce dernier Latinus (et non Lucanius), une divergence qui s’expliquerait par l’usage d’une source différente : littéraire dans un cas, archives dans l’autre 31. Q uoi qu’il en soit, c’est un souci pour les destinées individuelles de sénateurs (multorum pericula et poenas) qui motiverait Tacite à entasser ces affaires. Le terme pericula, en particulier, a une résonance dans son lexique des relations «  prince-Sénat  » (à côté d’autres mots comme adulatio, libertas, contumacia...) 32. Q uant à Dion, il évoque seulement deux procès, qu’il réunit parce que l’empereur ne prononça pas de condamnation, créant ainsi une sorte de rubrique sur « ceux qu’épargna alors Tibère »  R. Syme, Tacitus, p. 277, n. 7.  L’utilisation d’autres sources subsidiaires, non annalistiques, n’est pas à  exclure  ; en particulier, les détails fournis sur la mort de Sex.  Vistilius (Ann., VI,  9,  2) font penser à  des exitus uirorum illustrium. De même, pour l’année 34, pour ce qui est de la mort de Mam. Scaurus, Dion dit simplement que Tibère « le contraignit à mourir » (D.C., LVIII, 24, 4 : ἀνάγκην οἱ προσήγαγεν αὐτοεντεὶ ἀπολέσθαι), alors que Tacite, en soulignant qu’il devança la mort en se suicidant avec un courage «  digne des anciens Aemilii  » (Ann., VI,  29,  4  : ut dignum ueteribus Aemiliis), nimbe ses derniers moments d’une aura quasiment «  républicaine  », dans le ton, elle aussi, des exitus uirorum illustrium. Sur ces écrits et leur usage possible par Tacite, voir par ex. O. Devillers, Tacite et les sources, p. 43-45. 32  Le terme se trouve notamment plusieurs fois en association avec la libertas à propos de Thrasea Paetus ; O. Devillers, « Le rôle des passages relatifs à Thrasea Paetus dans les Annales de Tacite », in J.-M. Croisille et Y. Perrin (éd.), Neronia VI. Rome à l’époque néronienne, Bruxelles, 2002, p. 309. 30 31

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(D.C., LVIII, 19, 1 : τότε δὲ ἐφείσατο μὲν καὶ ἄλλων τινῶν καίτοι τῷ Σεϊανῷ ᾠκειωμένων, « il en épargna alors d’autres malgré leur familiarité avec Séjan  »). L’une de ces affaires, qui concerne L.  Caesianus et une offense personnelle au prince (l’homme s’était moqué de sa tête chauve), ne donna lieu à aucune poursuite et il n’y en a pas trace dans les Annales ; certains ont néanmoins soupçonné que l’épisode ait figuré dans la source commune aux deux annalistes 33. Dans ce cas, Tacite l’aurait omis dans la mesure où l’indulgence montrée alors par Tibère ne l’arrangeait pas. Pour ce qui est de la seconde affaire, qui est relatée, elle, à la fois par Tacite et par Dion, il y a procès et acquittement : le chevalier Terentius fut accusé pour son amitié avec Séjan, mais son vigoureux discours  – rappelant qu’il n’avait été que l’ami de l’ami du prince  – rencontra une large approbation. La  version qu’en donne Tacite touche à la libertas sénatoriale (cf. Ann., VI, 8, 4 : nobis obsequii 34 gloria relicta est, « la gloire de l’obéissance nous a été laissée ») ; Dion, chez qui on trouve une version résumée, en fait simplement apparaître l’argument principal. Les chercheurs ont relevé des ressemblances entre ce discours de Terentius chez Tacite et celui que Q uinte-Curce, dans les Historiae Alexandri, prête à  Amyntas, ancien ami de Philotas (Curt., VII, 1) 35. Or une des tendances de la recherche actuelle est à appréhender l’idéologie de Q uinte-Curce à la lumière du milieu dans lequel il a composé son œuvre, celui –  apparemment  – du ier  s. apr. J.-C., en contexte romain 36. S’exprimerait ainsi chez l’historien d’Alexandre toute une thématique qui ne serait pas dénuée   Dans ce sens, voir M. Sordi, « Introduzione », in Cassio Dione. Storia Romana. 6. Libri LVII-LXIII, Milan, 1999, p. 9, qui estime que l’insistance de Tacite sur les procès omis par les auteurs précédents proviendrait elle-même de la source commune. 34  Sur cette notion d’obsequium chez Tacite, voir M.  Pani, «  Ancora su principato e società », Epigrafia e territorio. Politica e società. Temi di antichità romane, 2 (1987), p. 174-196 (aussi chez Pline le Jeune) ; Y. Roman, Empereurs et sénateurs. Une histoire politique de l’Empire romain ier-ive siècle, Paris, 2001, p. 333-336. 35  Par ex. W. Heckel, « Notes on Q . Curtius Rufus’ History of  Alexander », AClass, 37 (1994), p.  69-70  ; E.  Baynham, Alexander the Great. The Unique History of  Q uintus Curtius, Ann Arbor, 1998, p. 52. 36   Spéc. I. Yakoubovitch, Les Historiae Alexandri Magni de Q uinte-Curce : le mythe d’Alexandre et la représentation du pouvoir à Rome (ier s. ap. J.-C.), thèse de l’Université Paris X, 2015. 33

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d’accents sénatoriaux et dont on trouverait écho chez Tacite. Cette problématique est, du moins pour ce qui concerne Terentius, bien moins visible chez Dion. Pour ce qui est de Suétone, enfin, si l’on a beaucoup écrit sur la composition particulière, per species, de ses Vies, on a aussi noté qu’un souci de la chronologie se manifestait dans celles-ci 37. C’est en particulier le cas de la Vie de Tibère 38. Le départ à Capri tel qu’il est mentionné en Tib., 42, 1 marque par exemple littérairement le passage à un portrait plus négatif  du prince, tout en l’associant historiquement à un jalon chronologique : Q uasi ciuitatis oculis remotis, cuncta simul uitia male diu dissimulata tandem profudit  ; de quibus singillatim ab exordio referam, Soustrait, pour ainsi dire, au regard de la cité, il donna libre cours en même temps à tous les vices qu’il avait longtemps mal dissimulés : je reprendrai ceux-ci un par un depuis le début.

La mort de Séjan, elle aussi, marque un jalon de ce type (Tib., 61,  1) 39  : post cuius [=  Seiani] interitum uel saeuissimus extitit (« après la mort de celui-ci, il se révéla dans toute sa cruauté »). Certes, cela ne signifie pas que Suétone exclut des lignes qui suivent cette affirmation tout exemple qui soit antérieur à cet événement  – il dit du reste reprendre tout nouveau trait «  depuis le début » (ab exordio). Il est néanmoins permis de se demander si, pour cette partie de sa Vie (après Tib., 61, 1), il ne va pas plus spontanément puiser ses exemples dans la section de la source commune (annalistique) qui concerne les événements directement postérieurs à la chute de Séjan. On observe dans ce sens que, entre les chapitres Tib., 61 et 67 40, apparaissent divers faits 37   Sur le souci du chronologique chez Suétone, par ex. E. Cizek, Structures et idéologie, p. 58-59 (s’opposant sur ce point à W. Steidle, Sueton und die antike Biographie, Munich, 1951, p. 175-176). Cf. aussi W. Wittke, Das Tiberiusbild und seine Periodisierung in der Tiberiusvita Suetons, Diss. Freiburg im Breisgau, 1974. 38 Cf. D. W. Hurley, « Suetonius’ Rubric Sandwich », in T. Power et R. K. Gibson (éd.), Suetonius, p. 32-33. 39  Le récit de cette chute lui-même figure en Tib., 65. 40   De ces chapitres ne se dégagent pas du reste de groupements thématiques très nets ; les chapitres de Suet., Tib., 63-67, par ex., sont rassemblés par E. Cizek,

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que soit Tacite, soit Dion mentionne pour l’année  32  : l’attitude de Tibère envers le serment prêté par les sénateurs (Suet., Tib., 67,  2  ; cf.  D.C., LVIII,  17,  3), son habitude de proroger des gouverneurs de provinces (Suet., Tib., 63,  2  ; cf.  D.C., LVIII,  19,  5) 41, et ce qui semble bien une allusion à  la mort de Vitia (Suet., Tib., 61, 3 = Tac., Ann., 6, 10). Mais le point de rencontre le plus significatif  concerne un message adressé par le prince lorsque fut mis en cause Cotta Messalinus, un sénateur qu’en l’occurrence il protégea. Tacite et Suétone citent tous deux ce document en reprenant les mots mêmes de l’empereur : –  Tac., Ann., VI, 6 : (1) Insigne uisum est earum Caesaris litterarum initium : nam his uerbis exorsus est : « Q uid scribam uobis, patres conscripti, aut quo modo scribam aut quid omnino non scribam hoc tempore, di me deaeque peius perdant quam perire me cotidie sentio, si scio  !  » Adeo facinora atque flagitia sua ipsi quoque in supplicium uerterant. (2) Neque frustra praestantissimus sapientiae firmare solitus est, si recludantur tyrannorum mentes, posse aspici laniatus et ictus, quando, ut corpora uerberibus, ita saeuitia, libidine, malis consultis animus dilaceretur. Q uippe Tiberium non fortuna, non solitudines protegebant quin tormenta pectoris suasque ipse poenas fateretur. (1) Remarquable a paru l’entame de cette lettre de César  ; voici en effet les mots par lesquels il la commença  : «  Q ue vous écrire, pères conscrits, ou de quelle façon l’écrire, ou que ne pas écrire du tout, en la présente circonstance  ? Q ue les dieux et les déesses me fassent périr pis encore que je ne sens que je péris chaque jour, si je le sais ! » À tel point les crimes et les infamies qui étaient les siens s’étaient mués en supplice aussi pour lui-même ! (2) Il ne s’est pas trompé, ce maître absolu de la sagesse qui avait coutume d’affirmer que, si l’on pénétrait l’esprit des tyrans, on pourrait y voir cicatrices et ecchymoses, car tel le corps sous les coups, ainsi la conscience est lacérée par la cruauté, la débauche, les funestes décisions. Ainsi Tibère : ni la fortune, ni la solitude ne le mettaient à l’abri d’avouer lui-même les tourments de son cœur et les châtiments qu’il s’infligeait. Structures et idéologie, p.  101, sous l’appellation «  la misanthropie, la lâcheté, les ruses ». 41  Tacite en parle pour l’année 33 : Tac., Ann., VI, 27, 3.

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–  Suet., Tib., 67, 1 : Postremo semet ipse pertaesus, tali epistulae principio tantum non summam malorum suorum professus est : « Q uid scribam uobis, p. c., aut quo modo scribam, aut quid omnino non scribam hoc tempore, dii me deaeque peius perdant quam cotidie perire sentio, si scio ». Finalement, pris de dégoût lui-même, en un début de lettre de cette sorte, il avoua peu s’en faut la somme de ses maux : « Q ue vous écrire, pères conscrits, ou de quelle façon l’écrire, ou que ne pas écrire du tout, en la présente circonstance  ? Q ue les dieux et les déesses me fassent périr pis encore que je ne me sens chaque jour périr, si je le sais ».

La citation est un trait distinctif  de la biographie par rapport à l’historiographie, et donc on aurait tendance à conclure a priori que l’information émane d’une source subsidiaire. Mais comme on l’a dit, elle vient dans une section de la Vie de Tibère pour laquelle il n’est pas interdit d’imaginer que Suétone exploite particulièrement la source annalistique qui lui était commune avec Tacite et Dion. Un doute demeure donc sur ce point 42. Il reste néanmoins que la contextualisation de la lettre est différente  : chez Tacite dans une section sur les procès qui frappent le Sénat, chez Suétone en l’absence de tout contexte historique (et  sans référence à un procès) à propos d’un trait de caractère du prince (« le dégoût de soi-même » selon E. Cizek). Fin de l’année 32 Après avoir mentionné les débats sénatoriaux et les procès, Tacite et Dion  – signe, à  nouveau, qu’ils démarquent tous deux une même trame narrative originelle – évoquent la mort de L. Piso. L’information répond à  une catégorie annalistique, la notice nécrologique 43 et se développe dans les Annales en une digres42  Autre hypothèse encore chez J.  Gascou, Suétone historien, p.  483  : les deux auteurs auraient reproduit indépendamment le texte à  partir des acta senatus. 43  En Ann., VI, 39, 3 (année 35), Tacite traite encore sur le mode de la notice nécrologique la mort de Poppaeus Sabinus. Dion rattache quelque peu artificiellement le même événement au thème des morts provoquées par l’empereur, en soulignant que Poppaeus « eut le bonheur de mourir avant d’être accusé » (D.C., LVIII, 25, 4 : ἥδιστα προαπηλλάγη πρίν τινα αἰτίαν λαβεῖν). Sur les notices

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sion sur la préfecture du prétoire (Ann., VI,  11), de facture elle aussi annalistique. Tacite enchaîne encore avec deux informations du type de celles qui occupaient les chroniques républicaines  : l’admission d’un livre sibyllin (Ann., VI,  12), des mouvements populaires provoqués par la cherté du blé (Ann., VI,  13). Mais, ce rappel formel d’un mode d’histoire républicaine forme contraste avec la place que prend la figure de l’empereur dans tous ces passages. Cette place est soulignée par une référence, dans chacune de ces évocations, à l’exemplum d’Auguste (Ann., VI, 11, 2 ; 12, 2 ; 13, 1). L’ensemble, assez élaboré, mériterait sans doute une étude en soi ; il suffira ici de noter que, conformément à un usage signalé par J. Ginsburg 44, cette concentration d’un matériel historiographique traditionnel est traitée de manière à  ce que soit perceptible la tension que fait peser le Principat nouvellement instauré sur les plus anciennes institutions. C’est du reste par un matériel typiquement impérial, à savoir des condamnations et des procès, que Tacite boucle son année, terminant celle-ci par une allusion amère et/ou ironique à  une vertu que s’est appropriée l’empereur, la clementia. Après avoir signalé la mort de L. Piso (LVIII, 19, 5), Dion, à la différence de Tacite, en donne le successeur : L. Lamia, dont il dit que Tibère le retenait à Rome alors qu’il lui avait assigné le gouvernement de la Syrie. Suétone mentionne ce fait comme une habitude dans les chapitres qui suivent la mention de la mort de Séjan (Tib., 63, 2), et Tacite fait de même dans son récit de l’année 33 (Ann., VI, 27, 3), ce qui pourrait être l’indice qu’il en était question dans la section relative à ces années dans la source principale. Dion cite aussi une autre mort, dont Tacite, lui, ne dit rien ; celle du préfet d’Égypte, Vitrasius Pollio, dont Dion signale également le successeur : l’affranchi Iberus (D.C., LVIII, 19, 5). Peut-être parce qu’il vient de nommer les successions de L. Piso, puis de Vitrasius, Dion poursuit par un développement sur la politique de Tibère en matière de désignation des magistrats (D.C., LVIII, 20) 45, des lignes qui, présentant toutes les apparences d’une élaboration nécrologiques chez Tacite, article classique de R.  Syme, «  Obituaries in Tacitus », AJPh, 79 (1958), p. 18-31. 44 J. Ginsburg, Tradition and Theme. 45  Sur ce passage, cf. M. Baar, Das Bild des Kaisers Tiberius, p. 161.

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personnelle, incluent des faits appartenant à  une période plus étendue que la seule année qui est alors envisagée (ainsi D.C., LVIII, 20, 3 : καὶ περὶ μὲν τοὺς ὑπάτους ταῦτα διὰ πάσης ὡς εἰπεῖν τῆς ἡγεμονίας αὐτοῦ ἐγίγνετο, « ces irrégularités continuèrent à se répéter pendant presque toute la durée de son pouvoir ») et lui permettent une actualisation sur la pratique en cours lorsqu’il écrit (D.C., LVIII, 20, 4) : καθάπερ καὶ νῦν, « comme cela se passe encore aujourd’hui  »  ; le développement est en outre organisé de façon à  introduire les noms des consuls de l’année suivante. Ce type de réflexion sur la nomination des magistrats existe chez Tacite, mais vient beaucoup plus tôt dans son œuvre, vers le début du règne de Tibère (cf. spécialement Ann., I, 81) 46. Ainsi, au départ d’une même information, la mort de L. Piso, Tacite et Dion produisent des entités qui ne vont pas dans la même direction. Alors que Tacite regroupe un matériel traditionnel qu’il traite de façon à  montrer l’impact du régime instauré par Auguste sur l’État, Dion reste attaché à décrire une pratique impériale, dans une perspective sans doute moins affective et assurément plus institutionnelle et générale.

3.  Les « silences de l’historien » Année 32

débauches de Tibère à Capri

Tac.

Suet.

x

x

serment prêté individuellement par chaque sénateur + cela est contraire à l’habitude instaurée par Tibère

x

D.C.

x x

motions adulatoires contre Séjan

x

proposition que des sénateurs en armes accompagnent Tibère quand il venait au Sénat

x

x

proposition de Iunius Gallio que les prétoriens puissent assister aux spectacles aux places réservées par les sénateurs

x

x

marques d’honneur de Tibère envers les prétoriens

 Aussi Ann., I, 15, 1 ; II, 36.

46

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x

x

L’ANNÉE 32 CHEZ TACITE, SUÉTONE ET DION CASSIUS

Année 32

Tac.

divers procès et accusations, à savoir –  Sextius Paconianus –  Lucanius Latiaris –  consuls de 31 –  Cotta Messalinus +  message de Tibère cité uerbatim –  Caesilianus –  Q . Servaeus, Minucius Thermus –  Iulius Africanus, Seius Q uadratus –  Caesianus –  Terentius –  Sex. Vistilius –  Annius Pollio, Appius Silanus, Scaurus Mamercus, Sabinus Calvisius, Vinicianus –  Vitia –  Vescularius Flaccus, Iunius Marinus

x x x x x x x x

Suet.

x

x x

x x x x x

mort de L. Piso, préfet de la ville mort de Vitrasius Pollio, préfet d’Égypte

x

digression sur la préfecture de la ville

x

Lamia successeur de Piso + Tibère le gardait dans l’Vrbs bien qu’il fût nominalement gouverneur de Syrie

x x x

x x

attitude de Tibère quant à la désignation des magistrats

D.C.

x x

troubles à cause de la cherté du blé

x

morts de chevaliers

x

Tacite et Dion, qui adoptent le format annalistique, se prêtent de la manière la plus évidente à une comparaison. À cet égard, il n’est guère contestable que, dans leur évocation de l’année, ils suivent une même trame, qui était sans doute aussi celle de leur source principale. On pourrait même se demander – et cela aurait pu être un des apports spécifiques du présent article – si, en Suet., Tib., 61-67, on ne trouve pas aussi quelques traces de cette source en superposition à  la disposition per species. Une telle observation relève néanmoins plutôt de la Q uellenforschung. Dans le cadre de cette étude, nous conclurons avec les choix, et les silences, de chacun des trois auteurs. Tacite ne mentionne pas le fait que chaque sénateur prête serment au début de l’année. On peut imaginer que le fait ne s’intègre réellement dans aucune des deux thématiques qu’il retient 171

O. DEVILLERS

pour dépeindre l’attitude des sénateurs en cette année qui suit la chute de Séjan : soit l’adulation, voire la délation, soit l’opposition au prince. Attaché aussi à la manière dont chaque sénateur se conduit individuellement, il aurait également été moins intéressé par cet épisode durant lequel les membres du Sénat auraient agi collectivement. Il  ne mentionne pas non plus les éloges du prince aux prétoriens ; il a du reste déjà pu signaler ceux-ci dans son évocation (perdue) de l’année 31, et il préfère de toute façon se concentrer sur des problématiques sénatoriales. Dans ce sens, non sans incriminer d’ailleurs le silence de ses prédécesseurs, il produit un nombre impressionnant de procès, mais non les accusations portées contre Caesianus, pourtant signalées par Dion  ; ces accusations semblent n’avoir donné lieu à aucune poursuite ; l’épisode, un peu trivial dans le cadre de la grande historiographie annalistique, s’accordait mal avec l’image que l’historien voulait donner alors d’un Tibère soit répressif, soit rancunier. Enfin, Tacite signale la mort du sénateur et pontife L. Piso, mais non celle du préfet d’Égypte, et ne s’attache pas à la succession de Piso, laquelle donne lieu chez Dion à  un développement sur les nominations de magistrats sous Tibère. Il n’est pas insensible à  la question, mais il en parle en d’autres lieux de ses Annales. En l’occurrence, il préfère, à travers le traitement malicieux d’un matériel davantage traditionnel de l’annalistique, suggérer la mainmise des princes sur l’État. Suétone présente, du fait du mode d’exposé qui est le sien, un cas particulier. Les débats sénatoriaux et le sort des nobiles ne l’intéressent globalement pas 47, et s’il y a chez lui des allusions au rapport entre prince et sénateurs (à propos du serment prêté par ceux-ci, de la pratique de nomination des magistrats...), c’est pour illustrer tel ou tel trait de la personnalité du prince. À cet égard, parmi la liste des procès évoqués par Tacite, on n’en trouve chez Suétone que deux, et dans aucun de ces cas l’accusé n’est nommé. Du  premier de ces deux procès, le biographe retient ce qui lui semble le plus spectaculaire (« même les larmes ne restaient pas impunies ») ; le second lui permet de reproduire expressis uerbis 47  Ce moindre intérêt pour les sénateurs se marquerait aussi dans les choix qu’il opère dans son De Viris illustribus ; R. K. Gibson, « Suetonius and the uiri illustres of   Pliny the Younger », in T. Power et R. K. Gibson (éd.), Suetonius, p. 199-230.

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une citation qu’il estime éclairante sur les états d’âme de l’empereur. Il n’y a enfin nulle part trace du matériel annalistique que Tacite rassemble à la fin de son évocation de l’année. Dion, s’il manifeste un intérêt pour les débats sénatoriaux, ne reprend pas tous les exemples d’adulation ou de conflits, ne nomme pas tous les sénateurs. Pour ce qui regarde les procès, il se limite à retenir des affaires qui n’ont pas débouché sur des condamnations, là où l’empilement de cas offert par Tacite ne rend pas bien compte de la démarcation entre condamnations, acquittements, abandon des poursuites... Pour ce qui est de Terentius, Dion produit l’essentiel de l’argument de l’accusé, mais n’en fait pas un paradigme des relations entre sénateurs et cour impériale. Q uant à la mention de la mort de L. Piso, elle ne le conduit pas à terminer l’année en rassemblant un matériel historiographique de facture républicaine. Mais le plus révélateur est assurément la double absence chez lui de la description des débauches de Capri et de l’extrait de lettre révélant les états d’âme de Tibère. Ce sont là précisément deux informations qui pénètrent l’intimité de l’empereur, et que reprennent, bien que dans des perspectives différentes, Tacite et Suétone. Cela semble le signe d’une volonté de Dion de ne pas faire la part trop belle à la psychologie des empereurs, laquelle chez Suétone paraît comme une finalité de ses portraits, chez Tacite comme un élément-clé à connaître pour les sénateurs. Dion aborde davantage la figure impériale au niveau des institutions, ainsi que le marque son choix de finir le récit de l’année par une sorte de récapitulatif  sur la nomination des magistrats.

Conclusion Évoquant les trois auteurs dans les premières pages de sa monographie sur Suétone, R. C. Lounsbury les différencie sur la base d’un critère essentiellement littéraire : un Tacite moraliste, un Suétone compilateur, un Dion rhéteur 48. Un examen, comme celui que nous avons esquissé ici, des choix qu’ils opèrent dans leur matière historique – de leurs silences aussi – contribue à en proposer une caractérisation qui intègre le critère de leur idéologie. À cet égard, 48  Par ex. R. C. Lounsbury, The Arts of   Suetonius. An Introduction, New York, 1987, p. 7.

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le traitement de l’année 32 conforte, à partir d’un cas particulier, des conclusions sur lesquelles les chercheurs s’accordent maintenant depuis une cinquantaine d’années. Tacite apparaît comme globalement « sénatorial », à savoir qu’il y a manifestation chez lui d’un intérêt propre pour les sénateurs et pour les comportements que ceux-ci adoptent face aux empereurs  ; le passé républicain est en outre traité par lui sur le mode de la rupture avec le régime impérial. À l’inverse, Suétone est « impérial » : le caractère des princes est l’objet unique de son enquête et il ne mentionne leurs interactions avec les sénateurs que dans la mesure où elles éclairent ce caractère. Dion, qui reste le plus méconnu des trois, est celui dont, en l’état, la perception a peut-être à bénéficier le plus d’une enquête de ce type. En  accord avec un mode d’exposé parfois hybride, oscillant entre présentation annalistique et thématique, il réintroduit incontestablement les relations avec le Sénat comme un critère d’évaluation des princes, sans pour autant qu’on retrouve chez lui, du moins pour ce qui est de l’époque julio-claudienne, un intérêt pour les figures individuelles de sénateurs ou le souci – qu’on observe chez Tacite 49 – de créer, sur fond de comparaison avec la République, des exempla sénatoriaux ; son intérêt même pour les princes revêt une dimension moins personnelle, et c’est d’abord en termes institutionnels qu’il tend à juger et à apprécier leur action.

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CHRISTINE DELAPLACE Université de Caen – Normandie, CRAHAM – UMR 6273

LES PANÉGYRIQ UES GAULOIS DES EMPEREURS DU IVe SIÈCLE APR. J.-C. DISCOURS DE L’ÉTERNELLE VICTOIRE DE L’EMPIRE, RÉALITÉ D’UNE DIPLOMATIE DE LA PAIX OU LES DÉNIS DE L’IDÉOLOGIE IMPÉRIALE JUSQ U’À L’AVÈNEMENT DE L’EMPEREUR THÉODOSE « Des modèles dans l’art de dire peu de choses en beaucoup de mots et de protester d’une loyauté absolue avec un manque aussi absolu de jugement et de réflexion ». Th. Mommsen, cité par R. Pichon, Les derniers écrivains profanes, Paris, 1906, p. 38. « Des renards qui caressent des tigres » A. L. Thomas, 1822

L’histoire de l’Empire romain au ive siècle s’est appuyée pendant longtemps essentiellement sur la littérature des panégyriques en l’honneur des empereurs et sur les sources narratives exaltant le maintien de l’orbis romanus et la grandeur impériale face au Barbaricum. Le  travail qui va suivre s’attache à  mettre en évidence comment la littérature épidictique des panégyriques gaulois masque en fait les réalités d’une diplomatie de la paix que les empereurs ont cherché à privilégier dans l’exercice de leur charge tout au long du ive siècle, à partir des années 320. Ils exploitèrent en parallèle cette idéologie de l’Éternelle Victoire afin de maintenir, auprès des provinciaux, une vision idéale de l’Empire, favorable au maintien de la concordia ordinum et afin de déjouer ainsi les tentatives nombreuses d’usurpation et les forces centrifuges qui les appuyaient dans les provinces. Mais si l’on confronte ces témoignages littéraires aux nombreux traités que l’Empire conclut avec les différents peuples du Barbaricum, on comprend mieux pourquoi il était important de maintenir cette fiction, cet « écran de fumée », afin de masquer les inévitables compromis nécessités par cette diplomatie de la paix, dont une conséquence immédiate pouvait être rejetée par les citoyens des provinces occidentales  : 10.1484/M.GIFBIB-EB.5.117910

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l’augmentation des impôts, afin de payer les subsides et les nombreux cadeaux diplomatiques octroyés aux tribus barbares que nécessitait une négociation de paix. Nous présenterons d’abord le corpus des Panégyriques latins et ses particularités d’édition, puis nous nous intéresserons plus particulièrement au thème de l’Éternelle Victoire contre les barbares pour ensuite nous déplacer sur l’« autre scène », celle de la diplomatie de la paix, en examinant la nature des traités conclus entre puissance romaine et tribus barbares, les circonstances des négociations, les clauses reconnues par les deux parties en présence et leurs conséquences. Enfin, nous verrons que Théodose, en inaugurant à partir de 382 une nouvelle politique d’intégration des Goths dans l’Empire qui ne fit pas l’unanimité, obligea ses panégyristes à fournir des arguments en faveur de cette Realpolitik qui rompent avec les topoi de l’idéologie traditionnelle.

1.  Présentation générale du recueil des Panégyriques latins Ce recueil présente douze discours d’éloge aux empereurs. Le premier est le panégyrique de Pline le Jeune en l’honneur de l’empereur Trajan, prononcé puis publié en 101 apr. J.-C., à l’occasion de son consulat. Suivent onze discours prononcés par des orateurs gaulois durant un siècle, de 289 à 389. Le manuscrit de ce recueil a été découvert à la Renaissance et il a fait l’objet de plusieurs éditions et traductions dont certaines sont très récentes 1. 1 Voir É. Galletier, Panégyriques latins, Paris, 1949-1955, qui présente l’ensemble des éditions, traductions et études diverses publiées jusqu’à cette date, vol. 1, p. lvi-lxx. On signalera les éditions les plus récentes : D. Lassendro, XII  Panegyrici Latini, recognivit Dominicus Lassandro, Turin, 1992  ; C. E. V. Nixon et B. Rodgers, In Praise of   Later Roman Emperors. The Panegyrici Latini. Introduction, Translation, and Historical Commentary, Berkeley – Los Angeles – Oxford, 1994 ; D. Lassendro et G. Minunco, Panegirici Latini, Turin, 2000 ; R. Rees, Layers of  loyalty in Latin Panegyric AD 289-307, Oxford, 2002. À  propos de ces deux dernières éditions, voir le compte-rendu critique d’A. Hostein, « Le corpus des Panegyrici Latini dans deux ouvrages récents », AntTard, 12 (2004), p.  373-385. Il  n’existe pas d’éditions et traductions électroniques en français, sauf  une traduction ancienne des discours d’Eumène d’Autun sur le site de Ph.  Remacle (http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/ eumene/oeuvres.htm#AUG).

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LES PANÉGYRIQ UES GAULOIS DES EMPEREURS DU IVe SIÈCLE APR. J.-C.

Outre la question fondamentale pour les historiens de savoir pourquoi aucun autre recueil de ce type n’a été conservé dans le reste de l’Empire romain, le recueil des Panégyriques latins nous intrigue par sa composition étrange, qui ne respecte absolument pas l’ordre chronologique. À  la suite du discours de Pline sont placés en tête trois panégyriques en ordre chronologique inverse, prononcés en 389, 362 et 321. Suivent sept discours dont les trois premiers furent prononcés en 307, 310 et 312, mais sont présentés dans l’ordre inverse (312, 307, 310)  ; les deux suivants leur sont antérieurs, mais figurent dans l’ordre chronologique (297 et 298), comme enfin les deux derniers, prononcés en 289 et 291. Le  recueil s’achève par la présentation d’un discours prononcé en 313 en l’honneur de Constantin. Pour rendre compte de cette organisation pour le moins anarchique, beaucoup d’éditeurs s’accordent à conclure que le recueil fut d’abord formé d’un noyau primitif  comprenant les discours prononcés de 297 à 312. Trois adjonctions auraient été faites par la suite : d’abord celle des deux discours de 289 et 291, puis celle du discours de Constantin daté de 313, enfin celle des trois plus récents discours, ceux de 321, 362 et 389. C’est donc ainsi qu’ils se succédaient dans l’archétype. Mais nous tenterons de proposer plus loin une hypothèse permettant de comprendre la raison d’être de cet agencement pour le moins hétéroclite. Les douze discours sont énumérés ci-après, précédés d’une double numérotation indiquant leur ordre chronologique (entre parenthèses) et leur place dans le manuscrit, selon le système adopté par É. Galletier dans son édition et traduction française : (I) I. C.  Plinnii Caecalii Secundi panegyricus Traiano imperatori dictus ; an 100. (XII) II. Finitus panegyricus primus Plinnii. Incipit panegyricus Latini Pacati Drepanii dictus Theodosio ; an 389. (XI) III. Finitus panegyricus Latini Pacati Drepanii dictus Theodosio in urbe aeterna Roma. Incipit gratiarum actio Mamertini de consulatu suo Iuliano imperatori ; an 362. (X) IV. Explicit oratio Mamertini. Incipit Nazarii dictus Constantino ; an 321. 181

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Panegyrici Nazarii explicit. Incipiunt panegyrici diversorum. VII.1 Incipit primus dictus Constantino ; an 312. (VII) VI.2 Finitus primus. Incipit secundus dictus Constantino ; an 310. (VI) VII.3 Finit secundus. Incipit tertius (discours-épithalame) ; an 307. (IV) VIII.4 Finitus tertius. Incipit quartus (panégyrique de Constance) ; an 297. (V) IX.5 Finitus quartus. Incipit quintus (discours d’Eumène) ; an 298. (II) X.6 Finitus quintus. Incipit sextus dictus Mazimiano et Diocletiano ; an 289. (III) XI.7 Item eiusdem magistri Mamertini Genethliacus Maximiani Augusti ; an 291. (IX) XII. Hic dictus est Constantino filio Constantii  ; an 313 2. (VIII) V.

Nous ne nous étendrons pas sur la question de l’anonymat de la plupart des auteurs, ni sur l’éventuelle parenté entre les deux Mamertinus qui signent leurs discours, le premier en 291, le second en 362. Ces questions ont été largement débattues jusqu’à une date très récente, et il faut se ranger derrière l’extrême prudence dont faisait déjà preuve É. Galletier dans son brillant exposé sur la question 3. Retenons seulement que les auteurs restés anonymes dans le recueil faisaient tous partie de ce milieu des professeurs des écoles d’Autun ou de Trêves et qu’ils étaient peut-être déjà tombés dans l’oubli à l’époque d’Ausone ou de Symmaque à  la fin du ive  siècle, puis de Sidoine Apollinaire au milieu du ve  siècle. Ils  appartenaient selon toute vraisemblance à  l’aristocratie provinciale septentrionale de la Gaule, mais celle-ci décline dès le milieu du ive siècle et on perd la trace de ces élites provinciales septentrionales après le premier tiers du ve siècle, car elles ne peuvent, étant donné les événements politiques de cette période,   É. Galletier, Panégyriques latins, p. x-xi.   É. Galletier, Panégyriques latins, p. xvi-xxv.

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continuer à faire carrière dans les hautes magistratures à la cour impériale ou dans les rangs de la Préfecture des Gaules, dès lors que celles-ci ne se trouvent plus à Trêves, mais à Rome, Milan et Ravenne pour la première, et à Arles pour la seconde 4. Ce sont les aristocraties du sud de la Gaule, comme le clan d’Ausone à la fin du ive siècle ou les grandes familles d’Auvergne et de Provence, qui prennent le relais jusqu’en 476 5. De fait, il ne faut pas sous-estimer le lien entre ces orateurs gaulois et les élites politiques de leur temps, car ils en faisaient intrinsèquement partie. Prononcer un discours en l’honneur d’un empereur leur permettait souvent d’accéder à  de hautes charges, comme en témoigne la carrière du plus connu d’entre eux, le Mamertinus qui prononce le discours de gratulatio d’usage à l’empereur Julien en 362 (X). Déjà promu comes Sacrorum Largitiorum en 361, il appartenait à l’entourage de Julien et il était en 362 Préfet d’Illyrie, avant de devenir consul en 362. Après la mort de Julien, il devint préfet d’Italie, Afrique et Illyrie en 365, sous les empereurs Valentinien et Valens qui ne lui tinrent donc pas rigueur de son engagement auprès de l’empereur apostat. De la même façon, le Pacatus qui prononce l’éloge de Théodose en 389 était un orateur de l’école de Bordeaux, né à Agen d’après 4   Il est intéressant de rappeler les lieux où furent prononcés ces éloges  : sept le furent dans le palais impérial à  Trêves à  la fin du iiie  siècle et au début du ive siècle : un seul, celui d’Eumène, fut prononcé dans une curie provinciale, celle d’Autun, mais la nature du discours, une gratulatio pour la restauration des écoles d’Autun en 298, explique ce choix ; deux furent prononcés à Rome et un à Constantinople, tous les trois devant le Sénat à la fin du ive siècle. Cela relativise l’idée quelquefois défendue qu’ils étaient uniquement destinés aux provinciaux de Gaule, dans la volonté de maintenir des relations non asymétriques avec les cités. Si l’on veut y voir une finalité autre que de s’adresser au public réuni à la cour et au sénat, C. E. V. Nixon et B. Rodgers, In Praise of   Later Roman Emperors, p. 31-32, considèrent, après d’autres commentateurs, que les discours étaient utilisés comme modèles dans les écoles afin de former les aptitudes politiques de l’élite de la Gaule qui allait entrer dans le service public, les panégyriques étant ainsi des manifestations du contrôle politique et intellectuel exercé par le pouvoir central sur les classes éduquées. 5  Voir à ce sujet M. Roux, Le devenir de l’administration civile en Gaule et en Hispanie de 284 à  536 apr.  J.-C.  : transformations des institutions romaines, mises en place des royaumes romano-barbares et mutations des élites, Université Paris Ouest Nanterre – La Défense, thèse inédite soutenue en novembre 2014, à paraître. Sur les événements de la fin du ive siècle et du début du ve siècle, voir Chr.  Delaplace, La  fin de l’empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, 2015.

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Sidoine Apollinaire, un ami proche d’Ausone qui fut lui-même le précepteur du fils de l’empereur Gratien, et un orateur connu de Symmaque. Dès 390, il devint proconsul d’Afrique, puis en 393 comes Rei Privatae. Les liens ténus existant entre ces orateurs et le monde de la cour impériale peuvent nous permettre de suivre deux pistes de réflexion supplémentaires. D’une part, comme leur propre carrière politique était liée à  leur activité oratoire, on ne peut douter que leurs discours avaient pour mission de conforter la politique défendue par l’empereur en place, en en délivrant la version conforme à  l’idéologie de l’Éternelle Victoire, destinée aux provinciaux de la Gaule soumise périodiquement aux incursions barbares et qui en étaient les victimes les plus fréquentes, tout en étant également victimes de ponctions fiscales toujours plus lourdes. D’autre part, cela peut nous fournir quelques éléments pour mieux comprendre l’organisation finale de l’édition réalisée à la fin du ive  siècle. En effet, cela corrobore l’hypothèse déjà proposée d’une édition élaborée par Pacatus 6. Son discours en l’honneur de Théodose est placé dans le recueil directement après celui de Pline en l’honneur de Trajan, et le dernier discours qui ferme le recueil a été prononcé en l’honneur de Constantin en 313. Plaçant son propre discours après celui dédié à  Trajan, Pacatus exploitait un des ressorts classiques de l’idéologie impériale : la référence à un illustre prédécesseur, Théodose devenant ainsi un nouveau Trajan. De même, achever le recueil par un panégyrique de Constantin, c’était délibérément placer Théodose dans la continuité de ce dernier. La date d’édition du corpus est pour notre propos plus importante que la date à laquelle furent prononcés les discours eux-mêmes 7. Comme nous l’avons signalé en introduction, aucune autre anthologie de ce type n’a été

 Cf. A. Hostein, « Le corpus des Panegyrici Latini », p. 375, n. 12.   Nous possédons un autre exemple de ce genre d’édition politique de textes apparemment anodins, celui du recueil des poèmes de Sidoine Apollinaire. Dans des circonstances politiques qui l’impliquent directement après avoir été Préfet de la Ville, et qui lui valent une disgrâce tant en Italie qu’en Gaule, Sidoine Apollinaire décide en 469 la publication de son recueil de poèmes dans lequel se trouvent en fait réunis, en début d’ouvrage, ses panégyriques en l’honneur des empereurs Avitus, Majorien et Anthémius, dans l’ordre chronologique inverse (cf. Chr. Delaplace, La fin de l’empire romain d’Occident, p. 245-246). 6

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conservée, et leur postérité n’est due qu’aux circonstances politiques du règne de Théodose. Le recueil des panégyriques gaulois n’était-il pas de ce fait un instrument pour contrer la montée en puissance des oppositions à la politique de Théodose ? On peut donc raisonnablement conclure, et avec plus de force que ne le faisait É.  Galletier, que cette anthologie fut en partie suscitée par l’empereur Théodose lui-même afin de conforter sa légitimité, notamment après la fin de l’usurpation dangereuse de Maxime en Occident et peut-être après la mort de l’empereur d’Occident Valentinien II en 392. Cette situation le laissait dans l’inconfortable mission d’être seul empereur d’un Empire menacé par de multiples dangers et d’assumer un pouvoir affaibli par les oppositions nées au sein des élites à  l’encontre de sa politique. Lorsque Pacatus prononce son discours en 389, il y introduit, à la différence de ses prédécesseurs, une allusion à cette nouvelle politique d’intégration des barbares dans l’Empire voulue par Théodose. Elle est l’aboutissement de cette diplomatie de la paix menée depuis 320, à travers la conclusion de multiples traités avec les barbares aux frontières. Ce changement décisif  dans la politique de l’Empire se devait d’être communiqué en Occident, et la publication du recueil avait pour mission de l’expliciter, tout en essayant de convaincre les élites et les provinciaux de la pars Occidentis de sa légitimité, dans la continuité de l’idéal impérial. Utiliser la publication d’un certain nombre de panégyriques prononcés dans les décennies précédentes fut donc un procédé éditorial délibéré. Mais voyons d’abord comment se présente le thème de l’Éternelle Victoire et les représentations des barbares dans les panégyriques jusqu’en 389, afin de mieux comprendre l’enjeu auquel était confronté Pacatus pour annoncer la nouvelle politique de Théodose.

2.  L’Empereur et les barbares : le discours de l’Éternelle Victoire Sous la Tétrarchie, l’Empire romain est toujours présenté comme un empire sans limites car les empereurs parviennent à  faire en sorte que les barbares s’exterminent entre eux, comme on le voit décrit dans le panégyrique de Maximien datant de 291 : 185

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Vénérable Jupiter, et toi bienveillant Hercule, vous avez enfin transporté les guerres civiles chez les peuples dignes de cette folie et vous avez transplanté toute cette rage hors des frontières de notre empire sur la terre de nos ennemis. En effet, les limites [...], il est possible de les étendre maintenant plus loin et plus loin encore, si l’on considère à travers le monde entier la fureur des ennemis à se massacrer entre eux 8.

Double victoire, puisque le danger des guerres civiles internes à  l’Empire est également, selon l’auteur, conjuré  – affirmation qui s’avère quelque peu optimiste avant la consolidation définitive du pouvoir impérial par Constantin. Mais l’utilisation du thème de l’incapacité des barbares à atteindre le degré supérieur de la civilisation à cause de leur férocité naturelle et de leur folie à  s’entretuer permet, au-delà de l’usage pluriséculaire du bellum justum, de justifier par la suite toutes les guerres d’intervention dans le Barbaricum. L’empereur est toujours présenté comme l’acteur principal de cet endiguement  : «  C’est ainsi, Empereur, que tu as assuré la paix dont nous jouissons. Notre rempart, ce ne sont plus les tourbillons du Rhin, c’est la terreur de ton nom [...]. Le rempart inexpugnable, c’est celui que bâtit une réputation de vaillance  », dit de Constantin l’auteur du panégyrique de 310 9. Si la terreur du simple nom de l’empereur ne suffit pas, la geste militaire impériale est souvent représentée comme d’une rapidité foudroyante, digne d’un surhomme : «  Afin de pouvoir, dans le même temps, assurer la tranquillité des provinces les plus fidèles et terrifier la barbarie entière en lui montrant le danger de plus près, il (Julien) décida de descendre le Danube sur un très long parcours  [...]. Q ui considérera la rapidité du trajet n’imaginera pas que l’empereur ait pu faire autre chose que la route ; qui réfléchira à la multitude des actions accomplies ne croira pas à tant de hâte », s’enthousiasme

8  Panég. (III) XI, VIII, 2-3 : Sancte Iupiter et Hercules bone, tandem bella civilia ad gentes illa uesania dignas transtulistis omnemque illam rabiem extra terminos huius imperii in terras hostium distulis. Etenim [...] id nunc longius longiusque protendere licet, si qui hostilem in mutua clade uesaniam toto orbe percenseat. 9  Panég. (VII) VI, XI, 1-2 : Inde igitur est, imperator, pax ista qua fruimur. Neque enim iam Rheni gurgitibus, sed nominis tui terrore munimur  [...]. Ille est inexpugnabilis murus quem exstruit fama virtutis.

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Mamertinus, lorsqu’il rédige le panégyrique de Julien en 362 10. Les Romains étaient habitués depuis le Principat à  cette vision triomphale de l’Empire romain, et les panégyristes du ive siècle ne dérogeaient pas à  l’usage abusif  de stéréotypes auxquels la population des provinces était familiarisée par le truchement de l’iconographie monétaire  : barbares faits prisonniers, devenus captifs suppliants, esclaves, hommes humiliés et femmes en pleurs. Les reliefs sculptés des colonnes et des arcs triomphaux reprenaient, dans les capitales de l’Empire, le même répertoire, et ces monuments étaient érigés peu de temps après les célébrations triomphales des empereurs victorieux, qui donnaient lieu à  des réjouissances populaires  : barbares condamnés aux bêtes féroces dans l’amphithéâtre, courses de chars, banquets publics et spectacles grandioses des cortèges triomphaux tant à  Trêves, Rome, Sirmium qu’à Constantinople 11. Les panégyriques étaient donc en quelque sorte le pendant littéraire de ces célébrations, intégrant cette communis opinio dans l’art de l’éloge et la faisant accéder aux plus hauts degrés de la sophistication rhétorique. Leurs auteurs les divulguaient largement auprès de leur entourage lettré, comme nous l’apprennent les témoignages de Libanios ou de Sidoine Apollinaire, mais les discours étaient également largement diffusés dans les provinces par la chancellerie impériale. Leur influence sur les mentalités du temps dépassait donc largement le jour et le lieu où ils avaient été prononcés, les écoles de rhétorique où ils servaient d’exempla aux futures élites des provinces 12.

10  Panég. (XI), III, VII,  1-3  : Ut uno eodemque tempore et componeret fidissimarum provinciarum statum et barbariam omnem admoto propius terrore percelleret, longissimo cursu Histrum placuit navigari  [...]. Q ui properationem illam contemplacitur, nihil egisse praeter uiam imperatorem putabit ; qui gestarum rerum multitudinem considerabit, properasse non credet. Voir M.  Lolli, «  La celeritas principis fra tattica militare e necessità politica nei Panegyrici Latini », Latomus, 58/3 (1999), p. 620-625. 11  L’ouvrage de M.  MacCormik, Eternal victory. Triumphal rulership in Late Antiquity, Byzantium and the early medieval West, Paris – Cambridge, 1986, consacré aux cérémonies triomphales qui mettaient en scène cette idéologie, reste jusqu’à ce jour indépassé. 12  Sur ce point, on relira avec profit l’étude déjà ancienne de G.  Sabbah, «  De la rhétorique à  la communication politique  : les Panégyriques latins  », BAGB-Lettres d’humanités, 43 (décembre 1984), p. 363-388.

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Notre recueil a fait l’objet d’une excellente étude lexicale, intitulée à juste titre par son auteur L’Empire des mots 13. Grâce à ce travail, on peut mesurer quantitativement le poids du thème idéologique de l’Éternelle Victoire dans l’ensemble du recueil. En effet, si l’on exclut les panégyriques (VIII)V et (V)IX, prononcés par des orateurs d’Autun sur des sujets concernant leur cité, 45% des mots de l’énoncé total des panégyriques se rapporte à des conflits opposant l’empereur aux barbares et aux usurpateurs. Dans les panégyriques (XII)II, (X)IV, (VI)VII, (IV)X, (II)XII, la narration est totalement dédiée au récit des campagnes militaires, alors que dans les panégyriques (IX)V, (VII)VI et (III) XI, il est fait de simples mentions à ces dernières. M.-Cl. L’Huillier a pu préciser encore davantage son analyse quantitative, en indiquant pour chaque panégyrique la place qu’y tient la guerre contre les barbares. Nous présentons et exploitons ci-après le résultat de son étude : Panégyrique

(XII) (XI) (X) (VIII) (VII) (VI) (IV) (V) (II) (III) (IX)

II III IV V VI VII VIII IX X XI XII

% de la guerre contre les barbares dans l’énoncé

05,18% 06,19% 08,91% 18,74% 05% 19% 07,62% 18% 11,20%

Année

389 362 321 312 310 307 297 298 289 291 313

On voit clairement que le discours de la guerre est important pour la période de la Tétrarchie jusqu’en 313, excepté dans le panégyrique de 307, pour ensuite se trouver en-dessous des 10%

  L.-Cl.  L’Huillier, L’Empire des mots. Orateurs gaulois et empereurs romains, 3e et 4e siècles, Besançon – Paris, 1992. Cet ouvrage utilise la numérotation adoptée par É. Galletier. 13

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pour la période suivante. Si l’on émet l’hypothèse d’une corrélation entre cette donnée lexicale et la manière dont le recueil fut organisé par Pacatus, on ne peut que constater que ce sont les panégyriques les moins empreints d’une vision obsédante des barbares qui ont été choisis par lui pour se situer en première place après le panégyrique de Pline et le sien propre, celui en l’honneur de Théodose ne consacrant en effet que 5,18% de son énoncé à ce thème. Cette hypothèse nous semble plus logique que la théorie des noyaux primitifs et des additions successives adoptée par la tradition éditoriale du recueil que nous avons rappelée en introduction, car la théorie en question ne résout pas le problème du résultat incohérent de l’édition ainsi constituée. En  revanche pour Pacatus – et c’est sans doute pour cela qu’il y a renoncé –, adopter un strict ordre chronologique des discours aurait placé en premiers les plus belliqueux et les plus contradictoires avec l’idéologie de la Paix prônée par Théodose, aboutissement de plusieurs décennies de contacts diplomatiques de certains empereurs avec les tribus barbares le long du limes rhéno-danubien.

3.  L’« Autre Scène » : la diplomatie de la Paix Je donnerai ici un rapide résumé des conclusions auxquelles je suis parvenue après avoir repris l’ensemble des sources narratives du ive siècle et que j’ai plus amplement présentées dans mon ouvrage sur La fin de l’empire romain d’Occident 14. En 72 ans, entre 322 et 394, 43  traités ont été conclus par les empereurs des deux partes imperii, c’est-à-dire environ un traité tous les un an et demi en moyenne, ce qui donne la mesure de l’intense activité diplomatique qu’engageait concrètement cette politique. En  effet, toute conclusion d’un traité supposait préalablement l’envoi et la réception d’ambassadeurs, le déroulement de négociations parfois longues ou interrompues avant que les deux parties ne s’accordent sur les clauses définitives du traité et la composition des groupes d’otages échangés pour garantir le respect de la paix ainsi obtenue. Plus de la moitié de ces traités furent conclus avec les 14 Chr.  Delaplace, La  fin de l’empire romain d’Occident, Première Partie, « Les traditions diplomatiques de l’Empire romain. Les héritages (jusqu’en 382)  », notamment chapitre  III, «  Traités et réalités des rapports de force au ive siècle apr. J.-C. », p. 69-94.

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peuples de la frontière rhéno-danubienne, comme le montre le tableau suivant : Liste des traités établis entre Rome et ses voisins entre 322 et 394 15 Sarmates Goths Éthiopiens Ibères Non nommés Arménie Goths Sarmates Arabes Francs Alamans Alamans Burgondes Francs Alamans Alamans Alamans Sarmates Q uades Sarmates Sarmates Q uades * Sarmates

322 323 324 (?) 324 (?) 324 (?) 324 332 334 338 342 354 356 356 356 357 358 358 358 358 358 358 358 358

Sarmates Francs Francs Alamans * Sarmates Francs Perses Alamans Burgondes Goths * Saxons Alamans Sarmates Q uades Arabes Alamans Goths Goths Goths Perses Francs Francs Alamans

358 358 358 358 358 360 363 369 369 369 370 374 374 375 375 378 380 381 382 387 389 392 394

Mais le point central de toute négociation concernait les subsides que Rome allait allouer après la conclusion de la paix. L’historiographie ancienne a minimisé, voire totalement éludé cette réalité, car elle la considérait comme incompatible avec l’idée d’une suprématie militaire romaine obtenant toujours, par une victoire sur le champ de bataille, une reddition sans contrepartie 15 Dans cette liste, figurent trois offres de négociation interrompues ou suivies de massacres aboutissant à l’élimination de l’adversaire barbare par l’armée romaine. Elles sont indiquées avec un astérisque. Les traités avec les Ibères, les Perses et un peuple non nommé datant de 324 restent hypothétiques et sont signalés avec un point d’interrogation.

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des peuples vaincus. En  cela, les travaux historiques anciens ne faisaient que reprendre à  leur compte le déni de l’existence des subsides que l’on trouve dans la propagande impériale. Seuls y sont mentionnés les paiements pour le service de troupes fournies par les tribus barbares, mais ni les cadeaux nombreux et coûteux offerts lors des ambassades, ni surtout les tributs annuels consentis avec ou sans limite de temps ne sont révélés aux populations de l’Empire. Le recours à cette pratique est donc nié par la propagande impériale, alors que des subsides importants et réguliers vont irriguer dès le iiie siècle, et plus encore au ive siècle, l’économie et l’organisation sociale des peuples et royaumes situés le long de la frontière septentrionale et même parfois bien au-delà dans le Barbaricum, comme les recherches archéologiques l’ont désormais amplement prouvé 16. Ces subsides étaient souvent fournis sous forme de nourriture, mais surtout de distributions de monnaies d’or aux chefs qui pouvaient en retirer un surcroît de prestige. En même temps, cette politique, qui n’avait rien à voir avec la charité, permettait à Rome de réfréner leurs habituels pillages dans les provinces limitrophes de la frontière, diminuant du même coup l’un des ressorts traditionnels de la valeur guerrière du chef  dans les tribus de culture germanique. Les subsides furent donc bien l’instrument le plus satisfaisant pour la stabilité des relations entre Rome et les Barbares septentrionaux, car ils répondaient aux besoins chroniques de subsistances des Germains au ive siècle et les contraignaient à accepter ainsi la tutelle de Rome, en devenant des royaumes clients. Les tributs annuels étaient donc une politique indispensable, parfaitement maîtrisée par le pouvoir impérial, qui pouvait ainsi favoriser, ou au contraire mettre en danger de survie, les petits peuples barbares contractants. Mais la propagande impériale feignait l’inexistence de ces tributs qui auraient pu humilier les citoyens de l’Empire ou bien les révolter, puisqu’ils devaient y contribuer par leurs impôts. La majorité des auteurs du ive siècle et surtout les panégyristes présentaient donc les traités comme l’aboutissement d’une demande de paix émanant toujours des Barbares, jamais des Romains. Le scénario était stéréotypé et le mode de présentation identique tant dans les 16 Chr. Delaplace, La fin de l’empire romain d’Occident, p. 23-26 et n. 16 et 17.

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représentations littéraires qu’iconographiques : les barbares, agenouillés et humiliés, faisaient allégeance en suppliant l’empereur ou son représentant de pardonner leur attitude belliqueuse et de leur accorder la bienveillance de l’Empire 17. Le contenu du traité lui-même était donc bien souvent totalement éludé en faveur d’une réaffirmation ostentatoire de la gloire de Rome et des vertus impériales, notamment celle de la clementia du prince. Peu d’historiens se sont demandé quelles pouvaient être à long terme les conséquences de la distorsion entre le discours de la propagande impériale et sa réception dans le Barbaricum. Les jeunes otages barbares envoyés à Rome ou à Constantinople étaient issus des clans les plus nobles des peuples germaniques, et certains recevaient une éducation romaine qui leur permettait de comprendre de quelle manière les Romains les considéraient. Revenus dans leur patrie, ils ne pouvaient qu’en conserver une forte amertume qui les rendit beaucoup moins naïfs, et leur éducation à  la fois barbare et romaine leur conférait une capacité de jugement qu’ils exploitèrent désormais dans les négociations de paix avec Rome. Cette humiliation constante devait également être ressentie dans leurs contrées d’origine par les populations elles-mêmes, au simple regard jeté sur les monnaies romaines y circulant, qui les personnifiaient toujours dans la dissymétrie : personnages tout petits, apeurés devant des soldats romains et leur monture au moins deux fois plus grands qu’eux, pauvres paysans arrachés de leurs modestes cahutes par exemple. Toutes les scènes du répertoire monétaire répétaient à l’infini cette imagerie détestable. Il est donc logique que les chefs des tribus barbares se soient de plus en plus sentis offensés par la violence souvent gratuite de certaines campagnes militaires romaines, notamment durant les règnes des empereurs Valentinien 1er et Valens pendant la décennie 360-370 18. Ce fut le cas des campagnes menées contre les Goths, sous des prétextes fallacieux et qui brisèrent la longue période de paix de plus de 35 ans que les Goths avaient respectée depuis le traité qu’ils avaient signé avec l’empereur Constantin en 332. Les trois campagnes menées

17  Cf. par exemple la soumission d’un chef  barbare représenté sur l’Arc de Constantin à Rome. 18  Voir notamment N.  Lenski, Failure of   Empire. Valens and the Roman State in the fourth Century A.D., Berkeley, 2002.

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en 367, 368, et 369 par Valens ne furent en rien décisives sur le terrain, en dépit du titre glorieux de « Gothicus maximus » ajouté à la titulature de l’empereur sur les inscriptions. La dernière fut à ce point incertaine qu’il fallut se résoudre à négocier et à traiter rapidement avec les Goths, car Valens et ses troupes devaient impérativement rejoindre la frontière orientale dès l’année suivante pour contrer la menace perse. Mais cette fois-ci, le chef  goth Athanaric dicta ses conditions : Puisqu’Athanaric affirmait qu’un serment prononcé avec de redoutables imprécations le retenait de jamais fouler le sol romain et que son père dans ses recommandations le lui avait interdit, qu’il était d’ailleurs impossible de l’y obliger, et puisque d’autre part l’empereur se fût déshonoré et abaissé en traversant le fleuve pour le rencontrer, des gens au jugement droit décidèrent que des navires à la rame fussent amenés au milieu du fleuve, l’un transportant l’empereur avec ses gardes, l’autre, le iudex du peuple de ce pays avec les siens, pour y conclure la paix dans les termes que l’on avait retenus. (Ammien Marcellin, Res gestae, XXVII, V, 9) 19

Le caractère spectaculaire de la solution choisie pour la conclusion du traité de Noviodunum en 369 est évidemment à mettre au profit du roi goth qui se trouvait ainsi à égalité avec l’empereur, du moins sur le plan diplomatique. Athanaric s’employait astucieusement, par le rappel du serment de son père, à mettre en évidence la responsabilité de l’empereur Valens dans le déclenchement des hostilités. La  paix signée était désormais une simple concordia, c’est-à-dire un traité d’amitié sans alliance bilatérale, qui n’obligeait plus les Goths à fournir de troupes auxiliaires 20. Ce fut le philosophe et orateur grec Thémistius qui fut choisi pour prononcer le panégyrique de l’empereur Valens en 369. 19  Amm. Marc., Res Gestae, XXVII, 5, 9, éd. et commentaire par M.-A. Marié, Paris, 1984, p. 118 :  Et quoniam adserebat Athanaricus sub timenda exsecratione iurandi se esse obstrictum mandatisque prohibitum patris ne solum calcaret aliquando Romanorum, et adigi non poterat, indecorumque erat et uile ad eum imperatorem transire, recte noscentibus placuit, nauibus remigio directis in medium flumen quae vehebant cur armigeris principem gentisque iudicem inde cum suis, foederari, ut statutum est, pacem. 20  Pour plus de détails concernant les clauses de ce traité, voir Chr.  Delaplace, La fin de l’empire romain d’Occident, p. 85-88.

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Il avait été également un membre de l’ambassade qui avait présidé aux premières négociations avec Athanaric. Auteur d’un premier panégyrique en l’honneur de l’empereur Constance  II en 350, il avait poursuivi sa carrière de philosophe et d’orateur tout en devenant un membre influent du Sénat de Constantinople à partir de 355, mais sans jamais accepter de charges palatines, les considérant comme incompatibles avec sa fonction de philosophe. Il commit cependant un grand nombre de panégyriques, mettant sa plume au service de la défense de la politique des empereurs successifs. En  369, il eut le mérite et le courage de tenter d’imposer dans son discours, auprès d’un public qui n’y était certainement pas favorable, la prééminence de la philanthropia à  la place de la clementia de l’empereur, habile paravent à  une politique qui, depuis trop longtemps, prônait sur le terrain l’extermination des peuples limitrophes. Dans son Oratio X, consacré à la célébration du traité de 369, Thémistius félicite Valens d’incarner le roi idéal dont Platon avait dessiné le portrait 21. Thémistius était ainsi convaincu que la philosophie pouvait avoir son efficacité dans la conduite des affaires politiques et que la seule force militaire ne pouvait et ne devait pas constituer une base rationnelle et tolérable de la politique impériale. Seule la vertu et non la violence pouvait obtenir et maintenir une véritable paix, et le surnom de Gothicus maximus conféré à  l’empereur devait symboliser, non la victoire et les pillages de l’armée romaine, mais le rôle de protecteur des Goths qu’il conseillait à  l’empereur d’endosser désormais. Car la philanthropia devait s’étendre désormais à tous les peuples, l’amour du genre humain intégrer tous les peuples 22. 21  Them., Oratio X, éd. G. Downey, Themistii orationes, Stuttgart, 1963, t. I, p. 95 sq. Il n’existe toujours pas d’édition française des discours de Thémistius. Le  chercheur Omer Ballériaux en avait conçu le projet avant sa mort en 1998, cf. O. Balleriaux, « Prolégomènes à une nouvelle édition critique des Discours de Thémistios », RHT, 31 (2001), p. 1-61. 22  Sur la portée de l’œuvre de Thémistius et le concept de philanthropia, voir G. Downey, « Philanthropia in Religion and Statecraft in the Fourth Century after Christ », Historia, 4 (1955), p. 199-208 ; G. Dagron, L’Empire romain d’Orient au ive  siècle et les traditions politiques de l’hellénisme. Le  témoignage de Thémistios, Paris, 1968  ; L.  T. Daly, «  The Mandarin and the Barbarian  : the Response to the Gothic Challenge  », Historia, 21/2 (1972), p.  351-379  ; P. Heather et D. Moncur, Politics, Philosophy and Empire in the Fourth Cen-

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On comprend donc pourquoi Thémistius fut choisi par Théodose en 383 pour annoncer sa nouvelle politique dans un contexte militaire et psychologique bien plus difficile qu’en 369, celui qui découlait de la bataille d’Andrinople en 378 et de la mort de l’empereur Valens sur le champ de bataille. La paix de 382 avait été négociée par l’ami et le patron de Thémistius, Saturninus, un magister militum, et c’est à l’occasion de l’élévation au consulat de ce dernier que fut prononcé ce panégyrique. On peut raisonnablement penser que Thémistius fut pleinement associé aux différentes phases de discussion et d’élaboration de la politique de Théodose, qui connut plusieurs orientations contradictoires, car il prononça en 379 l’Oratio XIV, puis en janvier 381 l’Oratio XV, pour en quelque sorte préparer l’opinion au choix définitif  de changement de politique qui fut annoncé dans l’Oratio XVI du 1er  janvier 383. Désormais était prônée l’incorporation dans l’Empire plutôt que l’extermination des barbares, car la paix avait été obtenue par la persuasion et les Goths s’associaient dorénavant aux célébrations festives du consulat du général Saturninus, après que leur roi Athanaric eut été reçu deux ans plus tôt, en grande pompe à Constantinople, en janvier 381 avant d’y mourir et d’y recevoir des funérailles officielles 23. Cette nouvelle politique souleva bien des oppositions parmi les élites de l’Empire d’Orient : elles confortèrent un parti anti-barbare qui était déjà très présent à la cour de Constantinople et qui pesa sur les événements des décennies suivantes, comme le montre le discours De Regno de Synésius de Cyrène prononcé en 397 24. tury. Select Orations of   Themistius translated with an introduction, Liverpool, 2001, qui présentent la meilleure synthèse sur l’œuvre et la vie politique de Thémistius. 23  Les historiens divergent d’opinion au sujet des différentes volte-face de Théodose durant ses trois premières années de règne et à propos de la position de l’empereur d’Occident, Gratien (qui meurt en 383), dans l’élaboration de cette politique à l’égard des Goths : voir Chr. Delaplace, La fin de l’empire romain d’Occident, p.  91-94 et P.  Heather et D.  Moncur, Politics, Chapitre  IV, notamment p. 205-218 et 255-264. 24  Voir P. Heather, « The anti-Scythian tirade of   Synesius’ De regno », Phoenix, 42/2 (1988), p.  152-172. Sur ces différents groupes d’opinion durant la dynastie des Théodoses, une thèse est en préparation sous ma direction, de D. Looten, Gouverner l’Empire romain sous les Théodoses (379-450) : Stratégies dynastiques et groupes de pression à la Cour des empereurs.

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Dès la divulgation de son discours de 383, Thémistius subit de très vives critiques de la part de ses collègues philosophes et de certains cercles au sein du sénat de Constantinople. Il y répondit immédiatement par deux discours, l’Oratio 17 et surtout l’Oratio 34, contre-argumentant point par point les critiques qui lui reprochaient d’avoir accepté la charge de la Préfecture de la Ville en 383/384, revenant sur la légitimité de la politique de Théodose, excellent prince philosophe et faisant valoir que ses détracteurs, en s’en prenant à lui, commettaient un crime de lèse-majesté à l’encontre de l’empereur qui l’avait nommé à ce poste. On ne sait si ce climat délétère fut à l’origine de sa décision de se retirer de la vie publique 25. Il n’était guère plus facile de faire admettre cette politique théodosienne en Occident. L’occasion en fut donnée à Pacatus lorsque Théodose mit fin à l’usurpation de Maxime en Gaule, après que ce dernier eut envahi l’Italie et menacé ainsi directement le centre du pouvoir en Occident. Le choix de Pacatus de célébrer à Rome les victoires de l’empereur d’Orient tenait sans doute au fait que certaines élites gauloises cherchaient ainsi à  manifester ouvertement leur allégeance à l’empereur victorieux, après quatre années de soumission obligée « au tyran », mais il visait aussi à rappeler à quel point celui-ci avait spolié un grand nombre de propriétaires fonciers et infligé à toute la Gaule des impôts outrageants. Pacatus a pu apparaître à certains commentateurs comme un ambassadeur de ses compatriotes, apportant à  Rome leurs doléances, comme son prédécesseur Eumène l’avait fait en son temps à Autun. Mais Pacatus était surtout commis par l’empereur pour leur rappeler qu’ils devaient leur libération aux importants contingents de soldats goths intégrés dans son armée et qui avaient permis d’emporter la victoire contre Maxime en 388. O événement digne de mémoire ! On voyait marcher sous les chefs et les étendards romains les anciens ennemis de Rome, on les voyait suivre les enseignes contre lesquelles ils avaient combattu... Le  Goth, le Hun, l’Alain répondaient à  l’appel de leur nom, montaient la garde à  leur tour, craignaient le reproche de manquer à  leur poste. Aucun désordre, aucune

  P. Heather et D. Moncur, Politics, Chapitre V, p. 285-298.

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confusion, aucun pillage, comme on eût pu l’attendre des barbares. Q ui plus est, si parfois le ravitaillement était un peu difficile, ils supportaient patiemment la disette et les vivres fortement réduits en raison du nombre, ils les prolongeaient en les ménageant et ils ne demandaient pour toute récompense et pour tout salaire qu’une chose, d’être comptés parmi tes partisans. Combien grand est le rayonnement de la vertu ! Tu recevais d’eux un service dont tu pouvais te faire un mérite. (trad. É. Galletier) 26

Dans le même temps, Pacatus n’hésite pas à calmer les inquiétudes de ceux qui pourraient s’opposer à cette politique d’intégration, en jouant des anciens topoi : Dirai-je les Goths accueillis dans l’Empire pour nous servir, qui fournissent des soldats à tes armées, des cultivateurs à nos terres ? [...] Tous les peuples barbares dont la force, la fierté, le nombre furent à  quelque moment un danger pour nous trouvent bon de rester en repos ou bien sous l’apparence de l’amitié, prennent plaisir à la servitude. (trad. É. Galletier) 27

Comme la plupart de ses prédécesseurs, Pacatus obtint à la suite de ce discours des charges palatines très prestigieuses  : en 390, il fut proconsul d’Afrique puis en 393 comes Rei Privatae. Il est donc possible qu’il ait édité son recueil des panégyriques gaulois durant cette période où il fut au plus près des empereurs Théo26  Panég. XII (II), XXXII : O res digna memoratu ! Ibat sub ducibus uexillisque Romanis hostis aliquando Romanus et signa, contra quae steterat [...]. Gothus ille et Hunus et Halanus respondebat ad nomen et alternabat excubias et notari infrequens uerebatur. Nullus tumultus, nulla confusio, nulla direptio ut a barbaro erat. Q uin, si quando difficilior frumentaria res fuisset, inopiam patienter ferebat, et quam numero artarat annonam comparcendo laxabat, pro omni pramio omnique mercede id unum reposcens ut tuus diceretur. Q uanta est virtutis ambitio ! accipiebas beneficium quod imputares . 27  Panég. XII (II), XXII : Dicamne ego receptos seruitum Gothos castris tuis militem, terris sufficere cultorem ? [...] Q uaecumque natio barbarum robore, ferocia, numero grauis unquam nobis fuit aut boni consulit ut quiescat aut laetatur quasi amica, si serviat. La traduction en anglais proposée par C. E. V. Nixon et B. S. Rodgers est, me semble t-il, plus proche de l’esprit du texte de Thémistius : «  Shall  I speak of   the Goths admitted into service to supply soldiers for your camps, and farmers for our lands  ? [...]  Whatever barbarian nation was ever a menace to us because of   its strength, ferocity or numbers, either thinks it a good idea not to disturb the peace, or else if  it is subservient, rejoices as if  were well disposed to us ».

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dose et Valentinien II, qui mourut en 392, ou bien durant celle de l’usurpation d’Eugène en Occident de 392 à  394, nouveau moment de fragilité de l’édifice impérial en Occident, auquel il était bon d’opposer la pérennité de l’idéologie impériale, ultime rempart à  la dissidence et au refus de la nouvelle politique de Théodose.

Bibliographie Sources Ammien Marcellin, Res Gestae, Livres XXVI-XXVIII : Tome V, éd., trad. et commentaire de M.-A. Marié, Paris, Les Belles Lettres, 1984 (CUF). Panégyriq  ues latins — Galletier,  É., Panégyriques latins, 3  vol., Paris, Les Belles Lettres, 1949-1955 (CUF). — Lassendro, D., XII Panegyrici Latini, recognivit Dominicus Lassandro, Turin, Paravia, 1992 (Corpus Scriptorum Latinorum Paravianum). — Lassendro,  D. et G.  Minunco, Panegirici Latini, Turin, UTET, 2000 (Classici Latini). — Nixon, C. E. V. et B. Rodgers, In Praise of  Later Roman Emperors. The Panegyrici Latini. Introduction, Translation, and Historical Commentary, Berkeley-LosAngeles-Oxford, University of  California Press, 1994 (The Transformation of  the Classical Heritage 21). — Rees, R., Layers of  loyalty in Latin Panegyric AD 289-307, Oxford, Oxford University Press, 2002 Thémistius, éd. G. Downey, Themistii orationes, Stuttgart, Teubner, 1963.

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Delaplace, Chr., La fin de l’empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. Downey, G, « Philanthropia in Religion and Statecraft in the Fourth Century after Christ », Historia, 4 (1955), p. 199-208. Heather,  P., «  The anti-Scythian tirade of   Synesius’ De regno  », Phoenix, 42/2 (1988), p. 152-172. Heather, P. et D. Moncur, Politics, Philosophy and Empire in the Fourth Century. Select Orations of   Themistius translated with an introduction, Liverpool, Liverpool University Press, 2001 (Translated Texts for Historians 36). Hostein, A., « Le corpus des Panegyrici Latini dans deux ouvrages récents », AntTard, 12 (2004), p. 373-385. L’Huillier, M.-Cl., L’Empire des mots. Orateurs gaulois et empereurs romains, 3e et 4e siècles, Besançon – Paris, Les Belles Lettres, 1992 (Annales littéraires de l’université de Besançon 464). Lenski,  N., Failure of   Empire. Valens and the Roman State in the fourth Century A.D., Berkeley, University of  California Press, 2002 (The Transformation of  the Classical heritage 34). Lolli, M., « La celeritas principis fra tattica militare e necessità politica nei Panegyrici Latini », Latomus, 58/3 (1999), p. 620-625. MacCormik, M., Eternal victory. Triumphal rulership in Late Antiquity, Byzantium and the early medieval West, Paris – Cambridge, Maison des Sciences de l’Homme – Cambridge University Press, 1986. Roux, M., Le devenir de l’administration civile en Gaule et en Hispanie de 284 à 536 apr. J.-C. : transformations des institutions romaines, mises en place des royaumes romano-barbares et mutations des élites, Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, thèse inédite soutenue en novembre 2014, à paraître. Sabbah,  G., «  De la rhétorique à  la communication politique  : les Panégyriques latins  », BAGB-Lettres d’humanité, 43 (décembre 1984), p. 363-388.

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ÉRIC FOURNIER West Chester University of  Pennsylvania

LES « SILENCES » D’AMMIEN MARCELLIN ET VICTOR DE VITA TÉMOINS D’UNE POLARISATION RELIGIEUSE DANS L’ANTIQ UITÉ TARDIVE ? *

Le thème des silences de l’historien peut sembler déroutant au premier abord. En effet, cette notion va à l’encontre des réflexes d’analyse des historiens, qui consistent habituellement à utiliser les sources littéraires et matérielles pour ce qu’elles attestent, afin d’étayer interprétations et reconstructions du passé 1. L’étude des silences est cependant un exercice aussi important que nécessaire afin de mieux connaître nos sources et leurs limitations, de même que le contexte dans lequel nos textes présentent leurs affirmations 2. Car, est-il nécessaire de le rappeler, la sélection des faits, du matériel de l’historien, fait partie intégrante de l’écriture de l’histoire, et ce processus de sélection inclut par définition à la fois exclusion et omission. C’est donc à  l’analyse de ces omissions, volontaires ou involontaires, aux exclusions, ainsi qu’aux allusions voilées chez deux auteurs de l’Antiquité tardive, Ammien Marcellin et Victor de Vita, que s’attache le présent chapitre. *  Je remercie Corinne Jouanno pour son invitation à participer à la conférence à l’origine du présent volume, de même que Karin Schlapbach, Marie-Pierre Bussières, Dominique Côté et Geoffrey Greatrex pour leur invitation à présenter une version anglaise de cette étude à l’Université d’Ottawa, ainsi que pour leurs critiques constructives. Ma reconnaissance va également à  Christine Delaplace, Bertrand Lançon, Hal Drake et Kevin Wilkinson pour leurs suggestions et recommandations durant la rédaction finale de ce travail. 1 Cf. G. Kelly, « The New Rome and the Old : Ammianus Marcellinus’ Silences on Constantinople », CQ , 53 (2003), p. 588 (ci-après G. Kelly, « New Rome  ») et G.  Sabbah, «  Ammianus Marcellinus  », in G.  Marasco (éd.), Greek and Roman Historiography in Late Antiquity  : Fourth to Sixth Century A.D., Leiden, 2003 (ci-après G. Sabbah, « Ammianus Marcellinus »), p. 66. 2 Cf. L. Pietri, Eusèbe de Césarée. Vie de Constantin, Paris, 2013, p. 88-95. 10.1484/M.GIFBIB-EB.5.117911

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Ammien lui-même nous y invitait d’ailleurs, dans sa discussion des cruautés du préfet des Gaules Maximinus, sous Valentinien Ier : « Q uiconque donc considère ce qui est dit doit peser également ce qui est passé sous silence 3 ».

1.  Pourquoi Ammien et Victor ? Mais d’abord, pourquoi avoir choisi ces deux auteurs, qui n’ont de prime abord rien à voir l’un avec l’autre, et qui ne semblent pas avoir fait l’objet d’une étude parallèle auparavant ? En premier lieu, il s’agit de deux textes latins, qui présentent donc une certaine unité linguistique et historiographique. Malgré le point de vue beaucoup plus étendu d’Ammien, et le fait qu’il soit originaire de la partie hellénophone de l’Empire, il représente la fin d’une certaine tradition historiographique latine. Après Ammien, l’historiographie traditionnelle romaine de grand style s’éteint, pour laisser la place à des textes comme ceux de Victor de Vita. Chronologiquement, par ailleurs, la date de rédaction de ces deux textes nous donne pratiquement un siècle à considérer, c. 390-490, ce qui représente donc une unité géographique et chronologique intéressante. L’intérêt de ce siècle réside évidemment dans l’effondrement des structures politiques romaines en Occident, remplacées en plusieurs régions par des groupes germaniques, qui succèdent à l’Empire comme les Vandales en Afrique, mais également dans la progression de ce qui constitue sans doute l’un des phénomènes historiques européens les plus importants, i.  e. la christianisation du monde romain. La  mise en parallèle de ces deux auteurs ouvre donc une fenêtre sur le monde de la dynastie théodosienne et les transformations qu’elle a entraînées. Le présent chapitre soutient que l’idée selon laquelle l’Antiquité tardive est une période de polarisation religieuse et d’intolérance provient du discours véhiculé par les sources, qui n’est pas nécessairement toujours représentatif. À  l’encontre de cette idée, les silences d’Ammien et de Victor révèlent davantage de convivialité, de respect et de partage entre différents groupes religieux que ne laissent croire les textes souvent hostiles au point de vue opposé. 3  AM, XXIX,  3,  1  : Q uisquis igitur dicta considerat, perpendat etiam cetera quae tacentur.

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Ammien Marcellin est, de son propre aveu, un soldat et un Grec 4. Il  fut officier dans l’armée romaine (protector domesticus), assez haut placé puisque plusieurs de ses collègues devinrent empereurs au ive siècle, et il rédigea une histoire substantielle, du règne de Nerva à la défaite d’Andrinople sous Valens (378 CE) en 31  livres, dont les treize premiers sont aujourd’hui perdus 5. Ammien rédigea son œuvre en latin dans la tradition historiographique de grand style, dans la plus pure tradition romaine, et il se présente implicitement comme le continuateur de Tacite et l’héritier de Thucydide 6. La question de son point de vue religieux est fort complexe et largement débattue (nous y reviendrons), mais le consensus des experts en fait un païen modéré 7. Ammien aurait composé son œuvre, considérée comme la dernière du genre historiographique traditionnel de l’Antiquité rédigée en latin, à Rome, autour de 390 8. Victor de Vita est pratiquement tout l’opposé d’Ammien. Alors que ce dernier inclut une bonne part d’informations autobiographiques dans son récit, nous ignorons presque tout du premier. Rien ne peut confirmer l’incipit de certains manuscrits stipulant que Victor était évêque, et l’emplacement exact de Vita, 4  AM, XXXI, 16, 9 : miles quondam et graecus ; voir G. Kelly, « The Sphragis and Closure of  the Res Gestae », in Ammianus after Julian, p. 219-241. 5  Puisque les citations de son œuvre au vie siècle par Priscien commencent avec le livre  14, il semble que cette sélection se soit opérée très tôt. Voir T.  D. Barnes, Ammianus Marcellinus and the Representation of   Historical Reality, Cornell, 1998 (ci-après T. D. Barnes, Ammianus), p. 30. 6   G.  Sabbah, La  méthode d’Ammien Marcellin. Recherches sur la construction du discours historique dans les Res Gestae, Paris, 1978, p. 65-111 ; G. Kelly, « Ammianus Marcellinus : Tacitus’ heir and Gibbon’s guide », in A. Feldherr (éd.), Cambridge Companion to the Roman Historians, Cambridge, 2009, p. 348361. 7  A. Cameron, The Last Pagans of  Rome, Oxford, 2011 (ci-après A. Cameron, Last Pagans), p. 220 : « He is usually seen as a moderate, tolerant pagan ». Voir J. P. Davies, Rome’s Religious History : Livy, Tacitus and Ammianus, Cambridge, 2004 (ci-après J. P. Davies, Rome’s Religious History), p. 226-285. 8 G.  Kelly, Ammianus Marcellinus. The Allusive Historian, Cambridge, 2008, p.  8  : «  at some point between late 389 and mid-391  ». Cf. J.  F.  Matthews, The Roman Empire of   Ammianus, Londres, 1989 (ci-après J.  F.  Matthews, Ammianus), p. 8-27 et A. Cameron, Last Pagans, p. 362 (c. 390). Voir M. Kulikowski, « Coded Polemic in Ammianus Book 31 and the Date and Place of  its Composition », JRS, 102 (2012), p. 79-102, pour une récente remise en question relative au livre XXXI ; il suit le consensus sur la date des livres XIVXXX (p. 82).

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en Byzacène, demeure incertain. Son œuvre, Histoire de la persécution dans les provinces d’Afrique, décrit en trois livres (selon les éditeurs récents ; cinq livres dans les éditions plus anciennes) ce qu’il considère comme une persécution des catholiques par les Vandales 9. Son texte vise surtout à  attaquer les Vandales, à  les dépeindre comme des barbares sanguinaires et persécuteurs, afin d’attiser la résistance des chrétiens catholiques face aux conquérants hérétiques de l’Afrique 10. Nous ignorons à quel endroit Victor rédigea son texte, dans quelles conditions, mais de son propre aveu il écrivit entre 487 et 489 11. Bien entendu, le genre littéraire adopté par chaque auteur contribue à expliquer les emphases et omissions rencontrées dans leurs textes 12. Mais cette explication courante a ses limites. On a d’ailleurs bien mis en évidence qu’Ammien transcendait le genre historiographique traditionnel en de nombreux passages, s’inspirant notamment des satires de Juvénal 13. Il en va de même pour Victor, qui rédige une œuvre hybride en puisant à  l’invective, 9  Voir S.  Lancel (éd.), Victor de Vita. Histoire de la persécution vandale en Afrique, Paris, 2002, p. 3-9 ; T. Howe, Vandalen, Barbaren und Arianer bei Victor von Vita, Frankfurt am Main, 2007, p. 61-119 ; K. Vössing, Victor von Vita  : Kirchenkampf  und Verfolgung unter den Vandalen in Africa, Darmstadt, 2011, p. 11-16. 10  HP, III,  21  : (Huneric) Bestia illa, sanguinem sitiens innocentum, est un bon exemple. 11   HP, I,  1  : Sexagensimus nunc  [...] agitur annus ex eo quo populus ille  [...] Wandalicae gentis Africae miserabilis attigit fines. Voir S. Lancel, Victor de Vita, p. 9-12 ; T. Howe, Vandalen, p. 28-60. 12  Av. et A. Cameron, « Christianity and Tradition in the Historiography of   the Late Empire  », CQ , 14 (1964), p.  316-328 (ci-après Av.  Cameron et A. Cameron, « Christianity and Tradition »). 13  Voir T. D. Barnes, Ammianus, p. 100 ; R. Rees, « Ammianus Satiricus », in Interpreting Ammianus, p.  125-137  ; D.  den Hengst, «  Literary Aspects of  Ammianus’ Second Digression on Rome », in Ammianus after Julian, p. 159180  ; D.  Rohrbacher, «  Ammianus’ Roman Digressions and the Audience of  the Res Gestae », in J. Marincola (éd.), A Companion to Greek and Roman Historiography, Malden (Mass.) – Oxford, 2007, p. 468-473 ; G. Kelly, Ammianus, p. 166-167 ; C. Sogno, « Persius, Juvenal, and the Transformation of Satire in Late Antiquity », in S. Braund et J. Osgood (éd.), A Companion to Persius and Juvenal, Oxford, 2012, p. 372-377 ; D. F. Trout, « Napkin Art : Carmina contra paganos and the Difference Satire Made in Fourth-Century Rome  », in M.  R.  Salzman, M.  Sághy et R.  Lizzi Testa (éd.), Pagans and Christians in Late Antique Rome : Conflict, Competition, and Coexistence in the Fourth Century, Cambridge, 2016 (ci-après M. R. Salzman, M. Sághy et R. Lizzi Testa (éd.), Pagans and Christians), p. 218-219.

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l’apologétique et l’historiographie 14. Q uoi qu’il en soit du genre littéraire dans lequel il compose son œuvre, Victor inclut certains détails qui vont à l’encontre de son propos, comme par exemple les mentions de coopération entre nicéens et Vandales, mais ignore volontairement tout accomplissement des rois vandales 15. Voilà bien un silence significatif, qu’il s’explique par le genre littéraire ou non. Les «  silences  » sont donc pris ici dans leur sens le plus large possible 16. C’est par conséquent à une tentative de mettre en lumière une partie de ce que ces auteurs n’incluent pas dans leur texte, volontairement ou non, que vise le présent chapitre. Mais parce que les silences d’Ammien et de Victor concernent principalement le domaine religieux, un autre lien les unit de façon plus importante et selon moi plus intéressante. Ils sont tous les deux des « perdants » ou des outsiders dans leur société respective. En effet, ils écrivent tous deux à l’encontre de la culture dominante de leur lieu de résidence à leur époque. Ainsi Ammien, un païen qui écrit à  Rome autour de 390 sous le règne du très catholique Théodose, représente le passé et non l’avenir, dominé par les chrétiens nicéens 17. Les lois théodosiennes, qui punissent les chrétiens considérés comme déviants et s’en prennent systématiquement aux cultes traditionnels, expriment clairement dans

  É.  Fournier, «  Éléments apologétiques  chez Victor de Vita  : exemple d’un genre littéraire en transition », in G. Greatrex et H. Elton (éd.), Shifting Literary and Material Genres in Late Antiquity, Farnham, 2015, p. 105-117. Les conclusions de H. Inglebert, « Les interventions divines dans les textes narratifs catholiques à l’époque vandale », in É. Wolff  (éd.), Littérature, politique et religion en Afrique vandale, Paris, 2015, p. 127-136, sont limitées par sa vision de l’Historia comme étant rédigée exclusivement selon les conventions du genre littéraire historique. 15 Cf.  G.  Lagarrigue (éd. et tr.), Salvien de Marseille. Œuvres, II  : Du Gouvernement de Dieu, Paris, 1975, p. 12, pour la situation inverse. 16  Comme l’a écrit Peter Brown au sujet d’Augustin, Through the Eye of  a Needle. Wealth, the Fall of   Rome, and the Making of   Christianity in the West, 350-550 AD, Princeton, 2012 (ci-après P. Brown, Through the Eye of  a Needle), p. 328 : « We should always be aware of   Augustine’s distortion of   the evidence. When we talk of   Augustine’s Africa we must bear in mind that what Augustine presents is a landscape deliberately viewed through religiously tinted glasses through which we can see only so much of  a vast and complex world ». 17   R.  M. Errington, Roman Imperial Policy from Julian to Theodosius, Chapel Hill, 2006, p. 212-260. 14

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quelle direction le vent souffle 18. De son côté, Victor, bien que chrétien nicéen, vécut et rédigea sous le règne de monarques vandales qui favorisaient la confession homéenne considérée comme hérétique par les nicéens 19. Comme les rois vandales soutenaient leur propre église homéenne avec des stratégies légales et ecclésiastiques empruntées surtout au gouvernement d’Honorius, le fils de Théodose, les nicéens comme Victor furent marginalisés et victimes de divers moyens de pression afin de se convertir à la foi vandale 20. Les points de vue de ces deux auteurs sont donc particulièrement intéressants pour ce qu’ils peuvent révéler qui va à l’encontre du discours dominant. En ce qui concerne Victor, cependant, l’absence de source relatant le point de vue vandale a fait en sorte que son texte est devenu, par défaut, la version « officielle » de cette période ; d’où l’intérêt marqué d’étudier ses silences. Ce dernier point nous fait d’ailleurs souligner l’importance d’analyser les aspects littéraires du texte de Victor, parce qu’il déploie un discours, une rhétorique de la persécution qui emploie de nombreuses stratégies littéraires afin de vilipender les Vandales 21. Ce type d’approche est déjà très développé dans les études sur Ammien 22, mais la sophistication des analyses 18 Voir, par ex., CTh. XVI,  10,  7  (381). Cf.  M.  V.  Escribano Paño, « Las leyes contra los heréticos bajo la dinastía teogosiana (379-455) y su efectiva aplicación », Mainake, 31 (2009), p. 95-113. P. Maraval, Théodose le Grand (379-395). Le pouvoir et la foi, Paris, 2009, p. 117-145, est plus optimiste. 19  Y.  Modéran, «  Une guerre de religion  : les deux églises d’Afrique à l’époque vandale », AntTard, 11 (2003), p. 21-44 ; P. Heather, « Christianity and the Vandals in the Reign of   Geiseric », in J. Drinkwater et B. Salway (éd.), Wolf Liebeschuetz Reflected. Essays Presented by Colleagues, Friends, & Pupils, Londres, 2007, p. 137-146 ; A. H. Merrills et R. Miles (éd.), The Vandals, Chicester, 2010 (ci-après A. H. Merrills et R. Miles, Vandals), p. 177-192 ; J.  Conant, Staying Roman. Conquest and Identity in Africa and the Mediterranean, 439-700, Cambridge, 2012 (ci-après J. Conant, Staying Roman), p. 159186. 20  É. Fournier, « Victor of   Vita and the Conference of   484 : A Pastiche of   411  ?  », in M.  Vinzent (éd.), Studia Patristica, LXII, Vol.  10, The genres of   Late Antique literature, Foucault and the practice of   patristics, Louvain, 2013, p. 395-408. 21  É.  Fournier, Victor of   Vita and the Vandal “Persecution”  : Interpreting Exile in Late Antiquity, Ph.D. diss., University of   California, Santa Barbara, 2008, p.  164-211 and Id., «  The Vandal Conquest of   North Africa  : Origins of   a Historiographical Persona », Journal of   Ecclesiastical History, 68.4 (2017), p. 687-718. 22  L’accent mis par G. Kelly, Ammianus, sur l’intertextualité constitue un

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littéraires récentes de l’œuvre d’Ammien en démontre l’importance pour mieux comprendre nos sources, leurs buts, les stratégies qu’elles emploient pour nous convaincre de leur point de vue, afin de les utiliser de manière plus critique et plus appropriée. L’étude des silences de Victor, beaucoup moins avancée que celle des silences d’Ammien, est donc cruciale puisqu’elle peut révéler ce que notre auteur a décidé d’omettre. Lorsqu’il s’agit de renseignements contredisant sa thèse principale – que les Vandales ont persécuté les nicéens dans les provinces d’Afrique –, de telles lacunes dans l’information affaiblissent sa position et, par le fait même, son niveau de crédibilité 23. Les silences de Victor constituent donc un sujet d’importance pour les historiens qui doutent fortement du niveau de véracité à attribuer à son récit ; de même qu’ils doivent être confrontés et expliqués par les historiens qui, au contraire, acceptent la thèse qu’il présente. L’étude des silences d’Ammien se situe à  la convergence de deux plus larges débats. D’abord, parce que les historiens divergent d’opinion au sujet de son attitude religieuse et de ses croyances, ses omissions ont surtout été étudiées pour ce qu’elles peuvent révéler sur cette question 24. Cette diversité d’opinion est sans doute le résultat de l’ambiguïté d’Ammien, suivant son modèle tacitéen, mais elle est aussi l’effet de son sens critique et de son souci d’équilibre, puisqu’il est capable de critiquer autant les païens que les chrétiens 25. De même, la fonction des silences bon exemple. Cf. J. Weisweiler, « Unreliable Witness : Failings of   the Narrative in Ammianus Marcellinus », in L. van Hoof  et P. van Nuffelen (éd.), Literature and Society in the Fourth Century AD : Performing Paideia, Constructing the Present, Presenting the Self, Leiden, 2015, p. 103-133. 23 Cf. C. Courtois, Victor de Vita. Étude critique, Alger, 1954. 24 Cf. L. Angliviel de la Beaumelle, « Remarques sur l’attitude d’Ammien Marcellin à l’égard du christianisme », in J. Tréheux (éd.), Mélanges d’histoire ancienne offerts à William Seston, Paris, 1974 (ci-après L. Angliviel de la Beaumelle, « Remarques »), p. 15-23 ; E. D. Hunt, « Christians and Christianity in Ammianus Marcellinus », CQ , 35 (1985), p. 186-200 ; T. D. Barnes, Ammianus, p. 79-94 ; G. Kelly, « New Rome ». Sur la panoplie d’options proposées, voir G. Sabbah, « Ammianus Marcellinus », p. 44-45 et 66 ; J. P. Davies, Rome’s Religious History, p. 227-228 ; J. Weisweiler, « Christianity in War : Ammianus on Power and Religion in Constantius’ Persian War », in A. Cain et N.  Lenski (éd.), The Power of   Religion in Late Antiquity, Farnham, 2009 (ci-après J. Weisweiler, « Christianity in War »), p. 383-384. 25  G. Sabbah, « Ammianus Marcellinus », p. 68-69 ; J. Fontaine, « Le Julien d’Ammien Marcellin  », in R.  Braun et J.  Richer (éd.), L’Empereur

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d’Ammien en ce qui a trait plus particulièrement au christianisme, continue de diviser les opinions. D’une part, Averil et Alan Cameron ont soutenu que les circonlocutions qu’Ammien utilise dans son récit à propos de certains sujets chrétiens, qu’il évoque en employant la formule ut appellant, ou diverses variantes, étaient des artifices purement littéraires dus aux conventions du genre historiographique traditionnel 26. Pour eux, ce phénomène se limiterait aux mots techniques grecs, tels que diaconus, synodus et martyr, puisqu’Ammien n’a aucun scrupule à utiliser orare pour prier, ecclesia et antistes 27. À  l’opposé, pour Timothy Barnes, le texte d’Ammien présente une polémique anti-chrétienne 28. Par contre, Barnes va trop loin lorsqu’il déduit d’exemples uniques ou de critiques d’individus une attitude générale d’Ammien face aux chrétiens 29. Une via media semble cependant possible. Thomas Harrison a légitimement remis en question l’idée selon laquelle l’historiographie traditionnelle était principalement séculaire 30. Au contraire, selon cet auteur, religion et politique étaient inséparables et faisaient partie intégrante de la société ancienne. À  preuve, le rôle fondamental du destin (Fortuna) Julien : De l’histoire à la légende (331-1715), Paris, 1978, p. 31-65. La présente étude considère Ammien comme un païen convaincu pour qui la tolérance des idées d’autrui constitue une valeur fondamentale. Voir son célèbre éloge de Valentinien pour sa politique de neutralité religieuse : AM, XXX, 9, 5. 26 Av. Cameron et A. Cameron, « Christianity and Tradition » ; mise à jour dans A. Cameron, Last Pagans, p. 220-225. 27   Ibid. Voir AM, XIV, 9, 7 : diaconus (cf. XXIX, 3, 4 et XXXI, 12, 8 : presbyter) ; XV, 7, 6 ; XX, 7, 7 ; XXI, 16, 18 ; XXII, 5, 3 ; XXVII, 3, 5 ; XXIX, 5, 15 : antistes (cf. XV, 7, 7 et 10 ; XX, 7, 9 ; XXII, 9, 4 et 11, 3 : episcopus) ; XV, 7, 7 ; XXI, 16, 18 : synodus ; XXI, 2, 5 : orare ; XXII, 12, 8 et 13, 1 : ecclesia. 28 T. D. Barnes, Ammianus, p. 79-94 (chap. VIII : « Christian Language and Anti-Christian Polemic »), part. p. 90 : « covert polemic against Christianity, [...] a pervasive feature of  the Res Gestae ». 29  C’est aussi la critique de A.  Cameron, Last Pagans, p.  221-224. Ironiquement, Barnes fait lui-même ce qu’il accuse Ammien de faire – T. D. Barnes, Ammianus, p.  87-88  : «  In Ammianus’ opinion, Christians were intrinsically unpatriotic  »  –, en généralisant à  partir de l’unique exemple de l’évêque de Bezabde (cf. p. 90 : « misleading generalization of  a single occurrence »). 30   T.  Harrison, «  Templum Mundi Totius. Ammianus and a Religious Ideal of  Rome », in Interpreting Ammianus (ci-après T. Harrison, « Templum Mundi »), p. 158-168 ; cf. J. den Boeft, « Pure Rites : Ammianus Marcellinus on the Magi  », ibid., p.  183-190  ; mais L.  Rike, Apex Omnium  : Religion in the Res Gestae of   Ammianus, Berkeley, 1987 (ci-après L. Rike, Apex Omnium), exagère le zèle religieux d’Ammien.

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comme moteur de l’histoire dans le récit d’Ammien, sa croyance en une justice divine vengeresse (il explique ainsi la mort de Gallus en XIV, 11, 23-34), et l’idée que la propitiation des dieux est nécessaire au maintien de leur faveur à l’égard de l’État romain 31. Ce qui semble semer la confusion chez les lecteurs d’Ammien, c’est qu’il n’est pas un païen intolérant comme Eunape et que ses opinions sont nuancées 32. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas critique face aux innovations chrétiennes, à l’intérieur d’une formule diplomatique selon laquelle, à l’instar de Symmaque, plusieurs chemins peuvent mener à la connaissance du divin 33. Par ailleurs, Valerio Neri a bien démontré que la définition du christianisme présentée par Ammien (religio absoluta et simplex) pouvait être acceptable aux chrétiens 34. Ainsi, selon Neri, Ammien aurait présenté une vision assez proche de celle d’Augustin, selon laquelle la foi doit être acceptée totalement et non pas analysée par l’esprit, et ne nécessite pas de preuves rationnelles. Acceptable aux chrétiens de son auditoire, cette présentation révèlerait une certaine acceptation du christianisme (néoplatonicienne, peutêtre), qui n’empêcherait pas son auteur de croire qu’il s’agit tout de même d’idées inférieures aux traditions philosophiques et religieuses anciennes 35. 31 T. Harrison, « Templum Mundi », p. 159 ; cf. C. P. T. Naudé, « Fortuna in Ammianus Marcellinus  », AClass, 7  (1964), p.  70-89  ; M.-A.  Marié, «  Virtus et Fortuna chez Ammien Marcellin  », REL,  67 (1989), p.  179-190  ; J. P. Davies, Rome’s Religious History, p. 268-270 et 284. 32  Av. Cameron et A. Cameron, « Christianity and Tradition », p. 316 ; T. Harrison, « Templum Mundi », p. 166. Voir, par exemple, AM, XXV, 4, 17, pour sa critique de Julien, le héros de son œuvre. Cf.  J.  P.  Davies, Rome’s Religious History, p. 249-252 ; D. den Hengst, « Vir Heroicis connumerandus ingeniis. Ammianus’ Final Verdict on the Emperor Julian  », in Emperors and Historiography, p. 306-320. 33   Q . Aurelius Symmachus, Relatio, 3.10, éd. R. H. Barrow, Prefect and Emperor : the Relationes of   Symmachus, A.D. 384, Oxford, 1973, p. 41 : non uno itinere peruenire potest ad tam grande secretum. 34  V. Neri, « Ammianus’ Definition of   Christianity as Absoluta et Simplex Religio », in J. den Boeft, D. den Hengst et H. C. Teitler (éd.), Cognitio Gestorum. The Historiographic Art of   Ammianus Marcellinus, Amsterdam, 1992, p. 59-65. 35  L’influence néoplatonicienne est inférée de XXI, 14, qui mentionne Pythagore, Socrate, Hermès Trismégiste, Apollonius de Tyane et Plotin. Cf. G. Sabbah, « Ammianus Marcellinus », p. 73, n. 122 ; J. P. Davies, Rome’s Religious History, p. 284-285.

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Ces passages d’Ammien relatifs au christianisme sont d’autant plus significatifs que, comme l’a bien souligné David Hunt, l’historien païen fait de nombreuses références à  des notions, rites, ou institutions chrétiennes 36. C’est cette connaissance obvie du christianisme qui rend lourdes de sens les omissions d’Ammien relatifs à des aspects chrétiens incontournables de la vie du ive siècle. Il semble donc que pour Ammien, ces éléments chrétiens pouvaient être mentionnés lorsque secondaires à  son propos, en tant qu’éléments de contexte, mais qu’il préférait les ignorer lorsqu’il s’agissait d’éléments fondamentaux à  son récit 37. C’est dans ce contexte que l’explication d’Averil et Alan Cameron, pour qui les circonlocutions d’Ammien relatives au christianisme sont des artifices purement littéraires, semble insuffisante 38.

2.  Les « silences » d’Ammien : une subtile critique du christianisme Examinons donc les principaux « silences » d’Ammien relatifs au christianisme. Au livre XIV, dans sa description des provinces orientales, Ammien ignore l’importance nouvelle de Jérusalem 39. Deux autres passages semblent aussi avoir un lien implicite avec le chris  AM, XV, 3, 2 (Constantin et hérésies), 5, 31 (asile), 6 et XX, 7, 7 ; XXIX, 5, 15 et XXXI, 12, 8-9 (clercs diplomates, à propos desquels voir L. Angliviel de la Baumelle, « Remarques ») ; XV, 7, 6-7 (Libère et Athanase) ; XVIII, 10, 4 (vierges)  ; XXI, 2,  5 (Épiphanie)  ; XXII, 5,  3 (retour d’évêques exilés)  ; XXII, 11, 3-11 (Georges d’Alexandrie) ; XXVII, 3, 6 (mendiants du Vatican) ; XXVII, 3, 11-15 (Damasus et Ursinus) ; XXVII, 10, 2 et XXVIII, 6, 27 (rituels chrétiens). Cf. G. B. Pighi, « Ammianus Marcellinus », Reallexikon für Antike und Christentum, 1 (1950), col. 391-394 ; E. D. Hunt, « Christians and Christianity » ; et Id. « Beggars from the Vatican : Ammianus Marcellinus on Roman Christianity », in M. F. Young, M. J. Edwards et P. M. Parvis (éd.), Studia Patristica, XXXIX, Historica, biblica, ascetica et hagiographica, Louvain – Paris – Dudley (MA), 2006, p. 65-70. 37  C’était déjà l’opinion de P.-M. Camus, Ammien Marcellin. Témoin des courants culturels et religieux à la fin du ive siècle, Paris, 1967, p. 253 : « ce sont des aspects secondaires du christianisme qu’évoque Ammien ». 38  C’est la critique déjà présentée par T. D. Barnes, Ammianus, p. 82 sq. ; mais sa réponse, qu’Ammien était un apostat, n’est pas satisfaisante, faute de preuves. Voir aussi J. P. Davies, Rome’s Religious History, p. 243. 39   AM, XIV, 8, 11-12 ; noté par T. D. Barnes, Ammianus, p. 93. 36

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tianisme, ignoré jusqu’ici. D’abord, suivant sa fameuse critique envers les dirigeants de la Ville éternelle pour l’expulsion des étrangers durant une famine, Ammien se plaint qu’exception soit faite pour « les gens sans postérité et les célibataires, et l’on ne saurait croire de quelles multiples complaisances se voient entourés, à Rome, les gens sans enfants 40 ». Il semble que ce passage représente la réaction d’Ammien à la promotion de l’ascèse et de l’abstinence sexuelle faite par Jérôme et ses collègues chrétiens à Rome dans les années 380 41. Il est aussi concevable qu’il s’agisse d’une critique implicite de l’abolition de la législation augustéenne sur le mariage, ce qu’Eusèbe avait interprété comme une concession aux ascètes chrétiens 42. De même, dans sa description des procès des philosophes sous Gallus, Ammien contraste le comportement d’un certain Épigone, « qui n’avait du philosophe que le manteau 43 », avec un certain Eusèbe Pittacas, un orateur qui s’indignait que son droit de parole ait été brimé, et qui fut en fin de compte torturé. Dans sa description du châtiment d’Eusèbe, Ammien semble faire écho à / ou peut-être même rivaliser avec les récits de martyrs chrétiens, renversés ici afin de dénoncer les attaques à l’encontre des philosophes 44. David Woods a suggéré qu’Eusebius Pittacas serait en 40  AM, XIV, 6, 22 : praeter orbos et caelibes, nec credi potest qua obsequiorum diuersitate coluntur homines sine liberis Romae. 41  P. Brown, The Body and Society. Men, Women, and Sexual Renunciation in Early Christianity, New York, 1988, p. 366-386 ; H. Sivan, « On Hymens and Holiness in Late Antiquity : Opposition to Aristocratic Female Asceticism in Rome », JbAC, 36 (1993), p. 81-93 ; N. Adkin, Jerome on Virginity : A Commentary on the Libellus de virginitate servanda (Letter 22), Liverpool, 2003  ; D.  G.  Hunter, Marriage, Celibacy, and Heresy in Ancient Christianity. The Jovinianist Controversy, Oxford, 2007 ; P. Brown, Through the Eye of   a Needle, p. 259-272, 282 sq. Kevin Wilkinson a récemment suggéré qu’Ammien aurait lu la lettre 22 de Jérôme : « Ammianus and Jerome on the Filthy-Rich Gens Anicia  », Congrès annuel de la Société canadienne des études classiques, Q uébec, 12 mai 2016. 42  Abolition sous Constantin : CTh. VIII, 16, 1 ; Eusebius, Vita Constantini (ci-après Eus., VC), IV,  26,  2-4, éd.  F.  Winkelmann, Eusebius Werke, I,  1, Berlin, 19912, p. 118-119, avec les commentaires de A. Cameron et S. G. Hall, Eusebius. Life of  Constantine, Oxford, 1999, p. 321-323. 43  AM, XIV, 9, 5 : Epigonus quidem, amictu tenus philosophus ut apparuit. 44  AM, XIV, 9, 6 : qui ita euisceratus ut cruciatibus membra deessent, implorans caelo iustitiam, toruum renidens, fundato pectore mansit immobilis [...] cum abiecto consorte poenali est morte multatus. Et ducebatur intrepidus, temporum iniquitati insultans, imitatus Zenonem illum ueterem Stoicum. Cf. L. Grig, « Torture

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fait l’évêque Eusèbe d’Émèse et que, suivant Barnes, l’hostilité d’Ammien au christianisme expliquerait son silence quant à  sa véritable identité 45. Si cette identification est correcte, l’apparent éloge de la résistance stoïcienne d’Eusèbe par Ammien révèle en fait une distorsion lourde de sens, puisque l’historien aurait transformé un possible martyr chrétien (ignoré par les sources nicéennes parce que homéen) en un modèle de fortitude païen. Dans sa fameuse description de l’adventus de Constance  II à Rome en 357, Ammien souligne l’importance des monuments païens (le Panthéon) et profanes (le Forum de Trajan en particulier) de la Ville éternelle, mais ne juge aucun monument chrétien digne de mention, malgré l’importance certaine des basiliques constantiniennes telles que celle du Latran 46. Si l’on considère la dévotion chrétienne bien attestée de Constance, il est peu vraisemblable que l’empereur n’ait assisté à aucun service ou visité aucun monument chrétien durant cet important séjour dans l’ancienne capitale de l’Empire 47. Dans ce contexte, Ammien ignore aussi le déplacement de l’Autel de la Victoire du Sénat, qui entraîna une controverse qui allait mettre aux prises Symmaque et Ambroise quelques décennies plus tard et place plutôt l’accent sur trois temples païens qui auraient, selon lui, émerveillé l’empereur 48. and Truth in Late Antique Martyrology  », Early Medieval Europe, 11 (2002), p. 321-336, par exemple. 45  D. Woods, « Ammianus Marcellinus and Bishop Eusebius of   Emesa », JThS, 54 (2003), p. 585-591. 46  G.  Kelly, «  New Rome  », p.  594-603 et P.  de Jonge, Philological and Historical Commentary on Ammianus Marcellinus  XVI, Groningen, 1972 (ci-après P.  de Jonge, Comm.  XVI), p.  450. Sur les églises de Rome, voir P. Brown, Through the Eye of  a Needle, p. 241-245, avec références, p. 585-586 ; G.  L.  Thompson, «  The Pax Constantiniana and the Roman Episcopate  », in G.  D.  Dunn (éd.), The Bishop of   Rome in Late Antiquity, Farnham, 2015, p. 17-35 ; N. Lenski, Constantine and the Cities. Imperial Authority and Civic Politics, Philadelphie, 2016, p. 182-187. Cf. R. Chenault, « Statues of   Senators in the Forum of   Trajan and the Roman Forum in Late Antiquity  », JRS, 102 (2012), p. 103-132 ; G. Kalas, The Restoration of   the Roman Forum in Late Antiquity : Transforming Public Space, Austin, 2015 pour l’importance du Forum de Trajan au ive siècle. 47  N.  McLynn, «  The Transformations of    Imperial Churchgoing in the Fourth Century », in M. Edwards et S. Swain (éd.), Approaching Late Antiquity, Oxford, 2004, p. 244-250. 48  AM, XVI, 10, 14, avec P. de Jonge, Comm. XVI, p. 450. Voir A. Cameron, Last Pagans, p.  33-51 et 75-89  ; R.  Chenault, «  Beyond Pagans and Christians  : Politics and Intra-Christian Conflict in the Controversy over the

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Selon Gavin Kelly, la description du transfert d’un énorme obélisque égyptien à Rome est l’occasion pour Ammien de souligner la signification religieuse du monument, en condamnant implicitement de tels transports d’objets religieux (païens) vers Constantinople, la nouvelle capitale (chrétienne) 49. Par ailleurs, dans ce même passage, une critique voilée de Constantin pour avoir initié un tel pillage des statues païennes afin d’orner sa capitale, à travers l’exemplum négatif  de Cambyse, semble avoir échappé jusqu’ici aux commentateurs 50. En effet, Ammien écrit que : Le célèbre roi des Perses Cambyse, qui se montra dans toutes ses victoires avide du bien d’autrui et plein de cruauté, se jeta sur l’Égypte, après l’avoir forcée, pour lui ravir ses fascinantes richesses, sans épargner même les offrandes consacrées aux dieux 51.

De plus, il oppose Octave, qui respecta la nature sacrée de l’objet, à Constantin, qui accordait peu de valeur à ce motif, fit arracher cette masse à  ses fondations et pensa avec raison qu’il ne commettait aucun sacrilège en enlevant une merveille à un temple pour la consacrer à  Rome, c’est-à-dire dans le temple de tout l’univers 52.

Mais plutôt que d’exprimer la révérence d’Ammien à l’endroit de Rome, ce passage semble davantage une critique voilée à l’endroit de Constantin, parce qu’il s’appropria les trésors des temples pour Constantinople 53. Dans le même livre, Ammien ignore par altar of   Victory  », in M.  R.  Salzman, M.  Sághy et R.  Lizzi Testa (éd.), Pagans and Christians, p. 46-63. 49  AM, XVII, 4. G. Kelly, « New Rome », p. 603-606 ; G. Kelly, Ammianus, p. 225-230 ; cf. J. F. Matthews, Ammianus, p. 449-450. 50  Cf. L. Rike, Apex Omnium, p. 28, n. 74, et p. 123, n. 58. 51 XVII, 4, 3 : Persarum ille Cambyses, quoad uicerat alieni cupidus et inmanis, Aegypto perrupta adgressus est, ut opes exinde raperet inuidendas, ne deorum quidem donariis parcens. 52 XVII,  4,  13  : Verum Constantinus id parui ducens auulsam hanc molem sedibus suis, nihilque committere in religionem recte existimans, si ablatum uno templo miraculum Romae sacraet, id est in templo mundi totius. 53   Eus. VC, III,  54, éd. Winkelmann, p.  107-108  ; avec les commentaires de Av.  Cameron et S.  G.  Hall, Eusebius, p.  301-303  ; Libanius, Oratio XXX, 6 (Pro Templis), éd. A. F. Norman, Libanius : Selected Works, Cambridge,

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ailleurs la symbolique chrétienne du nom donné par Constance II à un nouveau diocèse, nommé Pietas en l’honneur de sa femme Eusebia 54. John Weisweiler a récemment présenté l’idée fascinante selon laquelle Ammien aurait utilisé sa connaissance de la culture chrétienne de manière intentionnellement subversive, afin de renverser les idées contemporaines chrétiennes sur la relation entre religion et pouvoir 55. Ainsi, pour lui, si Ammien présente de façon critique un commandant de l’armée d’Orient, Sabinianus, parmi les tombes d’Édesse, c’est qu’il réutilise dans un contexte païen les critiques chrétiennes à l’encontre du culte des martyrs, stigmatisé comme une pratique débauchée 56. L’ironie d’Ammien supposerait donc, dans ce passage, que la dévotion chrétienne au culte des martyrs mène à  la défaite militaire  ; il renverse ainsi l’idéologie dominante de l’époque qui présente la piété chrétienne comme gage de succès militaire. De même, dans le célèbre passage discuté par Angliviel de la Beaumelle où Ammien insinue que l’évêque de Bezabde aurait livré sa ville à  l’ennemi perse, en mettant en contraste l’innocence de l’évêque (soutenue seulement par l’opinion personnelle d’Ammien) avec sa culpabilité (soutenue par

1977, p.  104-107 et les sources citées par K.  Wilkinson, «  Palladas and the Age of   Constantine  », JRS, 99 (2009), p.  55-56, n.  120 et Id. «  Palladas and the Foundation of   Constantinople  », JRS, 100 (2010), p.  180, n.  7. Voir G.  Dagron, La  naissance d’une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à  451, Paris, 1974, p.  13-47  ; C.  Mango, Le développement urbain de Constantinople : ive-viie siècles, Paris, 1985, p. 23-37 ; G. Bonamente, « Sulla confisca dei beni mobili dei templi in epoca costantiniana », in Id. et F. Fusco (éd.), Costantino il Grande dall’antichità all’umanesimo, Macerata, 1992, p. 171201  ; T.  D.  Barnes, Constantine. Dynasty, Religion and Power in the Later Roman Empire, Chichester, 2011, p.  128-131  ; et l’essai bibliographique de P.  Stephenson, Constantine. Roman Emperor, Christian Victor, New York, 2010, p.  339-340  ; N.  Lenski, Constantine and the Cities. Imperial Authority and Civic Politics, Philadelphie, 2016, p. 182-187. 54 XVII, 7, 6 : dioecensin [...] quam Constantius, ad honorem uxoris Eusebiae, eo Pietatis cognominarat. 55  J. Weisweiler, « Christianity at War ». 56   AM, XVIII, 7, 7 : Dum haec celerantur, Sabinianus, inter rapienda momenta periculorum communium lectissimus moderator belli interneciui, per Edessena sepulchra, quasi fundata cum mortuis pace nihil formidans, more uitae remissioris fluxius agens, militari pyrricha sonantibus modulis pro histrionicis gestibus in silentio summo delectabatur. J. Weisweiler, « Christianity at War », p. 384-388. Cf. T. D. Barnes, Ammianus, p. 85-86.

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plusieurs témoins), notre historien s’attaque à l’idée contemporaine que les évêques constituent les protecteurs de leurs cités et que le christianisme et la piété du clergé garantissent le salut de l’Empire 57. David Woods a aussi soutenu qu’un bref  passage qui critique les troupes de Constance II pour leur mollesse, et surtout leur usage de chansonnettes efféminées, représentait en réalité une critique voilée des prières et services chrétiens qui étaient courants dans l’armée depuis Constantin 58. Ces distorsions délibérées expliquent bien la fonction des silences d’Ammien relatifs aux christiana tempora. D’autre part, dans sa digression sur la divination et le génie de l’Empire, Ammien défend des croyances bannies par les lois théodosiennes 59. De même, dans sa digression sur l’Égypte, Ammien ignore complètement l’importance du christianisme au détriment de la religion traditionnelle 60. Il  laisse de côté les conflits ecclésiastiques qui peuvent expliquer l’accueil triomphal spontané que Julien reçut à Sirmium au détriment de Constance II 61. Par ailleurs, le verdict d’Ammien sur la politique religieuse de Constance est particulièrement intéressant, à  la lumière du fait que l’historien ignore presque complètement la politique ecclésiastique du règne de Constance qui, à l’opposé, focalise principalement l’intérêt des sources ecclésiastiques nicéennes de cette époque 62. 57  AM, XX,  7,  9  : Perstrinxit tamen suspicio uana quaedam episcopum, ut opinor, licet adseueratione uulgata multorum, quod clandestino conloquio Saporem docuerat quae moenium adpeteret membra, ut fragilia intrinsecus et inualida. L. Angliviel de la Beaumelle, « Remarques » ; T. D. Barnes, Ammianus, p. 87-88 ; J. Weisweiler, « Christianity at War », p. 389-391. 58 AM,  XX,  4,  6  : cantilenae molliores. D.  Woods, «  Ammianus 22.4.6  : An Unnoticed Anti-Christian Jibe », JThS, 49 (1998), p. 145-148. 59   XXI, 7, 7-14 et 14, 3-5 ; cf. CTh. IX, 16, 4. J. den Boeft, D. den Hengst, et H. C. Teitler, Philological and Historical Commentary on Ammianus Marcel­ linus XXI, Groningen, 1991, p. 11-12. 60  D. den Hengst, « Hidden Polemics : Ammianus’ Digression on Egypt (Res Gestae 21.15.16) », in Emperors and Historiography, p. 248-258. 61  É.  Fournier, «  The Adventus of    Julian at Sirmium  : The Literary Construction of  Historical Reality in Ammianus Marcellinus », in E. DePalma Digeser, R.  M. Frakes et J.  Stephens (éd.), The Rhetoric of   Power in Late Antiquity  : Religion and Politics in Byzantium, Europe and the Early Islamic World, New York, 2010, p. 13-45. 62  T. D. Barnes, Ammianus, p. 81-82 et 88-89.

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Ammien stigmatise un certain Artemius comme un athée et un criminel, sans expliquer pourquoi, alors qu’on apprend par Théodoret qu’il fut exécuté par Constance pour avoir détruit des statues de culte en Égypte 63. De même, Barnes a souligné que dans sa digression sur la région de la Mer Noire, Ammien néglige presque complètement l’importance de Constantinople, ce que lui et Kelly expliquent comme révélateur de son attitude religieuse envers le christianisme 64. Ajoutons à  ces exemples le fait qu’Ammien ne parle pas des martyrs chrétiens enterrés par Gallus autour du temple oraculaire de Daphné, et enlevés par Julien – et présente le geste de celui-ci comme une purification rituelle traditionnelle 65. Notre historien semble d’ailleurs avoir voulu atténuer ce que les autres sources de l’époque décrivent comme une situation extrêmement tendue durant le séjour de l’empereur à Antioche, en 362, surtout suite à l’incendie du temple d’Apollon à Daphné 66. Dans ce contexte, les similitudes détectées entre le texte d’Ammien et ceux de Julien sont particulièrement révélatrices, puisqu’il semble bien qu’Ammien en savait davantage de ces tensions entre Julien et les chrétiens d’Antioche qu’il ne le laisse croire 67. Jan den Boeft a par ailleurs bien démontré que la digression d’Ammien sur les mages est en fait une composition artificielle sans aucune valeur historique, mais qui exprime les sentiments d’Ammien sur la religion : pour lui les mages sont des spécialistes religieux qui effectuent leurs devoirs avec sérieux, une connais63  Théodoret, Historia Ecclesiastica, III,  18,  2, éd. A.  Martin, Théodoret de Cyr. Histoire ecclésiastique, vol. II, Paris, 2009 (SC 530), p. 152-153. Noté par T. D. Barnes, Ammianus, p. 86-87. 64  T. D. Barnes, Ammianus, p. 93 ; G. Kelly, « New Rome ». 65  AM, XXII,  12,  8  : adfatim circumhumata corpora statuit exinde transferri, eo ritu quo Athenienses insulam purgauerant Delon, avec le commentaire de J. Fontaine, Ammien, t. III, p. 323, n. 962. 66  AM, XXII,  13,  2  : Q uo tam atroci casu repente consumpto, ad id usque imperatorem ira prouexit, ut quaestiones agitari iuberet solito acriores, et maiorem ecclesiam Antiochiae claudi. Suspicabatur enim id Christianos egisse stimulatos inuidia. Voir E. DePalma Digeser, « An Oracle of  Apollo at Daphne and the Great Persecution », CPh, 99 (2004), p. 65-67, pour d’autres sources. Cf. C. Shepardson, Controlling Contested Places  : Late Antique Antioch and the Spatial Politics of  Religious Controversy, Berkeley, 2014, part. p. 58-91. Je remercie particulièrement Kevin Wilkinson pour cette suggestion. 67   Voir T. D. Barnes, Ammianus, p. 85-86.

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sance du divin et une expertise rituelle qui puisent leurs origines dans les traditions 68. On  sent dès lors le parallèle à  peine voilé avec la religion traditionnelle romaine et la façon dont Ammien souhaiterait qu’elle continue d’être pratiquée. Il peut par contre sembler étonnant qu’Ammien ne mentionne pas la rumeur qui rendait un chrétien responsable de la mort de Julien, alors qu’il y fait indirectement référence lorsqu’il rapporte les insultes que les Perses criaient aux soldats romains, « nous traitant de fourbes et d’assassins du plus éminent des empereurs : car eux aussi avaient entendu dire par les rapports des transfuges, d’après le bruit incertain qui s’en était répandu, que Julien était tombé sous une arme romaine 69 ». Dans un autre passage illustrant le même déni du rôle central du christianisme, Ammien mentionne Constantin et l’illustre Pont Milvius dans le même paragraphe, tout en ignorant intentionnellement la raison pour laquelle le pont était célèbre à la fin du ive  siècle  – la conversion de l’empereur au christianisme 70  : il se borne à noter que le pont « fut construit par Scaurus l’Ancien 71 ». D’autre part, les commentateurs ont relevé depuis longtemps que dans sa description des relations de Pap d’Arménie avec Rome, Ammien avait omis le meurtre du primat arménien Narses par le roi 72. Ironiquement, cependant, Ammien décrit Valens prenant Pap au piège lors d’un banquet, de la même manière que le roi avait disposé de Narses 73. Enfin, il semble significatif    AM, XXIII, 5 ; J. den Boeft, « Pure Rites ».   AM, XXV, 6, 6 : ut perfidos et lectissimi principis peremptores : audierant enim ipsi quoque referentibus transfugis, rumore iactato incerto, Iulianum telo cecidisse Romano. Voir F. Paschoud, « Justice et providence chez Ammien Marcellin », in G. Resta (éd.), Hestiasis. Studi di tarda antichità offerti a Salvatore Calderone, Messine, 1986, p. 150-153 ; J. P. Davies, Rome’s Religious History, p. 249. 70  Voir G.  Nauroy, «  Constantin au pont Milvius ou la naissance d’un mythe  », Mémoires de l’Académie nationale de Metz, 21 (2008), p.  277-295, pour une analyse des sources contemporaines  ; R.  van Dam, Remembering Constantine at the Milvian Bridge, Cambridge, 2011, part. p.  2, n.  2, pour les différentes graphies utilisées par les sources. 71  AM, XXVII, 3, 8 : [Lampadius] Eaque ui territus ipse, primitiis crebrescentis seditionis in maius secessit ad Muluium pontem, quem struxisse superior dicitur Scaurus. 72  AM, XXX,  1. T.  D.  Barnes, Ammianus, p.  81, avec références antérieures, n. 13. 73   AM, XXX, 1, 1 et 19-22. Voir J. den Boeft et al., Philological and Historical Commentary on Ammianus Marcellinus  XXX, Leiden, 2015, p.  4-5  ; 68 69

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qu’Ammien passe sous silence le christianisme dans son célèbre éloge de Valentinien pour sa politique religieuse de tolérance et de neutralité, qui condamne implicitement les politiques interventionnistes de Constance II et Théodose I 74. En guise de conclusion à  cette section, et afin d’expliquer la cause de ces silences, il convient de rappeler le contexte dans lequel Ammien rédigea son œuvre. En  effet, il est généralement admis qu’il mit un terme à sa narration avec la défaite d’Andrinople afin d’éviter d’avoir à  traiter du règne, contemporain, de Théodose, puisqu’il aurait en quelque sorte perdu sa liberté de parole et, surtout, d’indépendance critique 75. C’est aussi ce même contexte qui explique ses silences, lourds de sens et surtout empreints de réprobation mélancolique à  l’égard de la nouvelle réalité chrétienne qui l’entourait. Il est cependant à noter que sa désapprobation ne verse pas dans l’excès, car ses critiques sont subtiles et effectuées, somme toute, de façon respectueuse.

3.  Les « silences » de Victor : au service de l’invective nicéenne La résistance de Victor de Vita face à  la nouvelle situation, fort différente, de l’Afrique vandale, était beaucoup moins subtile. Si Ammien cachait ses critiques sous de fines allusions, Victor tirait à  boulets rouges sans aucune retenue. En  fait, alors que les silences d’Ammien renferment des critiques religieuses face au christianisme de son époque, ceux de Victor résident plutôt, à  l’opposé, dans sa négativité exagérée par rapport aux souveN. Lenski, Failure of  Empire. Valens and the Roman State in the Fourth Century A.D., Berkeley, 2002, p. 163-165. 74  E.  D.  Hunt, «  Valentinian and the Bishops  : Ammianus 30.9.5 in Context », in Ammianus after Julian, p. 71-93. Cf. M. Kulikowski, « Coded Polemic », p. 97. 75  Un argument formulé à  l’origine par E.  A.  Thompson, The Historical Work of   Ammianus Marcellinus, Cambridge, 1947, p. 108-120, au sujet duquel voir E. D. Hunt et J. W. Drijvers, « Introduction », in Interpreting Ammianus, p.  1. Cf.  J.  F.  Matthews, Ammianus, p.  510, n.  1  ; M.  Kulikowski, « Coded Polemic », p. 80, n. 6, et p. 98 ; A. Cameron, « Were Pagans Afraid to Speak their Minds in a Christian World  ? The Correspondence of   Symmachus  », in M.  R.  Salzman, M.  Sághy et R.  Lizzi Testa (éd.), Pagans and Christians, p. 64-113.

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rains vandales 76. En  effet, Victor semble avoir ignoré la plupart des accomplissements culturels et économiques des Vandales 77. À cet égard, une comparaison de l’Histoire de la persécution avec les poèmes d’époque vandale, Dracontius et l’Anthologie latine, donne l’impression qu’il ne peut s’agir du même royaume tant ces textes semblent décrire deux réalités diamétralement opposées 78. En  effet, alors que le texte de Victor évoque noirceur et misère, comme l’Apocalypse et les textes martyrologiques des persécutions des trois premiers siècles, les textes d’époque vandale de l’Anthologie latine rappellent plutôt ceux de Martial et de Pétrone. On  y voit défiler successivement de somptueuses villas couvertes de marbre, des thermes construits sur la côte méditerranéenne, des jardins avec des herbes médicinales, le cirque et les courses de char, mimes et pantomimes, nains, allusions sexuelles, rhéteurs, avocats, courtisanes, fresques et peintures murales, etc. 79. La raison pour laquelle ces textes n’ont généralement pas été rapprochés de celui de Victor est fort simple  : ils sont regardés comme plus tardifs, datant des règnes de Gonthamond (484496) et Thrasamond (496-523) 80. Ainsi, on considère normalement Victor et les poèmes d’époque vandale de l’Anthologie  É. Fournier, Victor of  Vita, p. 212-263.  Synthèse dans A.  H.  Merrills et R.  Miles, Vandals, p.  141-176 et 204-227. Cf.  C.  O.  Tommasi-Moreschini, «  Splendore e ricchezza del­ l’Africa vandalica nel giudizio delle testimonianze letterarie coeve  », in L’Afri­ca Romana. Le ricchezze dell’Africa. Risorse, produzioni, scambi, Rome, 2008, t. II, p.  1073-1080  ; C.  Morrisson, «  Tra Vandali e Bizantini  : la prosperità del­ l’Africa (V-VII  secolo) attraverso le fonti e la documentazione monetale  », Incontri triestini di filologia classica, 10 (2010-2011), p. 145-169. 78   Le texte de Dracontius  est cité d’après C.  Moussy, J.  Bouquet et É.  Wolff  (éd. et tr.), Dracontius  : Œuvres, Paris, 1985-1996 (CUF) (ci-après C.  Moussy, Dracontius). Voir M.  L.  Tizzoni, «  Dracontius and the Wider World  : Cultural and Intellectual Interconnectedness in Late Fifth-Century Vandal North Africa  », Networks and Neighbours, 2  (2014), p.  96-117  ; et les études rassemblées dans É. Wolff, Littérature, p. 159-376. 79 Voir M. Chalon et al., « Memorabile Factum. Une célébration de l’évergétisme des rois vandales dans l’Anthologie latine  », Antiquités africaines, 21 (1985), p.  207-262  ; R.  Miles, «  The Anthologia Latina and the Creation of  Secular Space in Vandal Carthage », AntTard, 13 (2005), p. 305-320 (ci-après R. Miles, « Anthologia »). 80  G.  Hays, Epigrams from the Anthologia Latina  : Text, Translation and Commentary, Londres, 2006, p. 5-13, pour un sommaire récent. 76 77

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comme attestant de phases différentes de la monarchie vandale, selon l’évolution des règnes et des personnalités royales 81. Cependant, deux arguments importants, le premier d’Étienne Wolff  et Andy Merrills, le second de Richard Miles, rendent le rapprochement entre ces textes et celui de Victor beaucoup plus significatif, notamment en ce qui concerne ses silences ou ses omissions. En effet, pour Wolff  et Merrills, le carmen ignotum qui entraîna l’emprisonnement du poète Dracontius sous Gonthamond, texte normalement interprété comme un panégyrique en l’honneur d’un souverain étranger, aurait fait l’éloge soit d’Hilderic soit d’Hunéric dans le contexte de la succession à  Hunéric 82. Parce que le roi vandale avait tenté de changer les règles de succession du royaume en faveur de son propre fils, et avait éliminé la plupart des membres de la famille de Gonthamond, ce dernier aurait à son tour purgé le royaume des partisans de son prédécesseur. Ainsi Dracontius aurait été une victime malheureuse de son ambition, un poète malchanceux qui se trouvait simplement au mauvais endroit au mauvais moment. De même, Miles soutient que les poèmes de l’Anthologie reflètent « la création d’un espace séculier du point de vue tant physique qu’idéologique qui devait permettre aux souverains d’établir un modus vivendi avec leurs sujets romains d’Afrique 83 ». Ces textes démontreraient donc l’importance du domaine séculier pour l’élite romano-africaine de l’époque, en faisant contre81   C.  O.  Tommasi-Moreschini, «  La rhétorique face aux nouveaux maîtres  : Manifestes littéraires et idéologie dans l’Afrique vandale  », in P.  Galand-Hallyn et V.  Zarini (éd.), Manifestes littéraires dans la latinité tardive : Poétique et rhétorique, Paris, 2008, p. 145-161. 82  É. Wolff, « Dracontius revisité : retour sur quelques problèmes de sa vie et de son œuvre », in B. Bureau et C. Nicolas (éd.), Moussylanea. Mélanges de linguistique et de littérature anciennes offerts à  Claude Moussy, Louvain  – Paris, 1998, p.  379-386  ; A.  H.  Merrills, «  The Perils of   Panegyric  : The Lost Poem of   Dracontius and its Consequences  » (ci-après A.  H.  Merrills, «  Panegyric  »), in A.  H.  Merrills (éd.), Vandals, Romans and Berbers. New Perspectives on Late Antique North Africa, Aldershot, 2004, p.  145-162. Cf. A. H. Merrills et R. Miles, Vandals, p. 219-221 ; É. Wolff, « Dracontius : bilan et aperçus sur quelques problèmes de sa vie et son œuvre  », in É. Wolff, Littérature, p. 212-213. 83 R. Miles, « Anthologia », p. 305 (sommaire). Cf. C. Hugoniot, « Les spectacles dans le royaume vandale », in E. Soler et F. Thelamon (éd.), Les Jeux et les spectacles dans l’Empire romain tardif  et dans les royaumes barbares, Mont-Saint-Aignan, 2008, p. 161-204, pour une interprétation plus pessimiste.

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partie aux textes ecclésiastiques, qui donnent l’impression que l’aspect religieux prédominait, et surtout ils indiquent que cette élite désirait établir de bonnes relations avec le pouvoir vandale en évitant les sujets religieux et théologiques plus délicats 84. Combinés, ces deux arguments permettent d’utiliser certains des textes poétiques d’époque vandale en juxtaposition à  celui de Victor pour soutenir que ce dernier a volontairement ignoré ces caractéristiques profanes, parce qu’elles ne cadraient pas avec sa thèse d’une persécution vandale. Merrills a d’ailleurs justement évoqué le passage de Victor qui met en garde ceux parmi « vous, le petit nombre, qui aimez les Barbares et en faites parfois l’éloge, pour votre condamnation », afin de souligner la possibilité que l’auteur ait visé Dracontius, ou du moins une situation similaire 85. D’autant plus que l’on sait déjà qu’un certain Caton avait composé un très bref  éloge du roi Hunéric, pour son usage d’une vis d’Archimède appelée cocleae dans une construction maritime mystérieuse, «  une sorte de roue à  godets pour élever les eaux 86 ». L’équipe de chercheurs français qui a étudié et traduit ces passages a d’ailleurs bien mis en lumière l’importance du patronage vandale dans ce processus de création littéraire qui célèbre l’évergétisme vandale, comme l’ont souligné les auteurs, « avec des accents tout à fait traditionnels, ce qui est un fondement bien établi de l’idéologie impériale 87 ». Cependant, leur acceptation littérale du texte de Victor a limité leur interprétation. En effet, ils écrivent au sujet du texte de Caton : « Q uand on songe que ces jeux érudits sont contemporains des cruautés infligées aux non-ariens, telles que les a relatées Victor de Vita, on s’interroge sur la portée de cette culture 84  Voir G.  Hays, «  “Romuleis Libicisque Litteris”  : Fulgentius and the “Vandal Renaissance” » (ci-après G. Hays, « Fulgentius »), in A. H. Merrills, Vandals, Romans and Berbers, p. 131-132, pour l’idée de l’indifférence de cette classe sociale à la théologie. Cf. L. Gosserez, « L’ekphrasis de Cupidon dans la Médée de Dracontius », in É. Wolff, Littérature, p. 303-322, pour des allusions critiques voilées visant la politique religieuse des Vandales. 85  HP, III,  62  : Nonnulli qui barbaros diligitis et eos in condemnationem uestram aliquoando laudatis. A. H. Merrills, « Panegyric », p. 153. 86  AL, 382. M. Chalon et al., « Memorabile Factum », p. 242-243 (citation). Cf. HP, III, 16 : factum est ut [Hunirix] rex impius ad piscinas exisset. 87  M. Chalon et al., « Memorabile Factum », p. 241 ; cf. G. Hays, « Fulgentius », p. 125-126 ; A. H. Merrills, « Panegyric », p. 161.

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du roi vandale 88 ! » À l’inverse, si c’est sur ces cruautés relatées par Victor à l’égard des non-ariens que l’on s’interroge, alors on peut voir ces rapports concernant la culture vandale sous un jour très différent. En effet, puisque l’on sait que Victor exagère la violence faite aux nicéens et qu’il tente par tous les moyens littéraires à sa disposition de vilipender les Vandales, alors il ne semble pas surprenant qu’il ait aussi omis les aspects positifs du règne vandale qui auraient nui à  sa présentation apocalyptique 89. Il  est cependant possible d’aller encore plus loin, puisque Dracontius rapporte également, qu’un « ancêtre » du roi Gonthamond, un « illustre guerrier », aurait accordé son pardon à un lettré nommé Vincomalos 90. Pour Étienne Wolff, cet ancêtre illustre pour ses prouesses militaires ne peut être que Geiséric 91. Q uels qu’aient été les buts de Dracontius à cette occasion, il convient de souligner à quel point il est remarquable, par comparaison avec le texte de Victor qui domine les interprétations des deux premiers règnes vandales, de lire que Geiséric pouvait être considéré comme un modèle de clémence et appelé doctus  ! Voilà bien un premier silence de Victor, sur la culture des rois vandales, ou du moins sur celle de Geiséric. L’évergétisme vandale constitue un second silence évident que le poème de Caton nous révèle, et qui d’ailleurs cadre bien avec les autres mesures « impériales » des Vandales connues de nous (production de lois, émission de monnaies, mariage avec la famille impériale, continuité du culte impérial par l’entremise de flamines perpetuales ; datation à partir de la conquête de Carthage, etc.) 92. Le  même poème évoque par ailleurs le plaisir qu’éprouvait le  M. Chalon et al., « Memorabile Factum », p. 213.  Exagération : D. Shanzer, « Intentions and Audiences : History, Hagiography, Martyrdom and Confession in Victor of   Vita’s Historia Persecutionis », in A. H. Merrills, Vandals, Romans and Berbers, p. 271-290 ; É. Fournier, Victor of  Vita, p. 164-263 ; Id., « Éléments apologétiques ». Cf. A. H. Merrills, «  Panegyric  », p.  161  ; A.  H.  Merrills et R.  Miles, Vandals, p.  184-196  ; J. Conant, Staying Roman, p. 159-170. 90  Satisfactio 299-302  : Inclitus armipotens, uestrae pietatis origo  / et doctus, genio pronior ad ueniam / « non homini ignosco », dixit, « sed lingua meretur » / hic reus et doctus Vincomalos fuerat. 91  É. Wolff, « Q uelques notes sur Dracontius », Revue des Études tardoantiques, Supplément, 3 (2014), p. 521 (ci-après É. Wolff, « Notes »). 92   AL, 382. J. Conant, Staying Roman, p. 19-58. 88 89

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roi à  fréquenter les bains, ce qui constitue un troisième silence de Victor, qui est beaucoup plus intéressé à documenter les destructions de structures qu’à rappeler celles que les Vandales ont construites ou reconstruites 93. Ajoutons ici la remarque ultérieure de Procope précisant que les Vandales avaient adopté le style de vie romain avec enthousiasme, et soulignant au passage l’importance des villas, des jeux, et de la chasse 94. Un autre aspect important du royaume vandale que Victor passe sous silence et qui a souvent été relevé dans les discussions de la poésie de cette époque est la continuité de l’éducation séculaire, nécessaire à une telle production poétique 95. Q uoi que l’on pense de la qualité littéraire de ces textes, il est toutefois indéniable que les nombreuses allusions à  des auteurs classiques tels que Virgile, de même que l’inclusion de nombreux éléments mythologiques (Vulcain, nymphes, Phébus, Néréide), indiquent une survivance d’un niveau minimal d’instruction dont Victor ne dit mot 96. Au contraire, il s’attache à dépeindre des barbares incultes dont même les évêques ignorent le latin 97. Il  est d’autant plus fascinant de mettre en parallèle le texte de Victor, qui insiste sur la séparation identitaire entre Romains et Vandales en plusieurs occasions, et le passage où Dracontius indique que son maître, Felicianus, réunissait barbares et Romains parmi son auditoire 98. 93  AL,  382  : Rex Hunirix  [...] oceanumque molens manibus mare coclea sorbet ; avec le commentaire de M. Chalon et al., « Memorabile Factum », p. 223. Comme le souligne A. H. Merrills, « Panegyric », p. 153, Victor fait allusion aux bains, qu’il appelle piscinas (voir texte cité, n. 86). 94  Procopius, Bellum Vandalicum, II,  6,  6, cité d’après H.  B.  Dewing, Procopius. History of  the Wars, t. II, Cambridge, 19532, p. 256. 95  C.  Moussy, Dracontius, t.  I, p.  12-14  ; A.  H.  Merrills et R.  Miles, Vandals, p. 213-219. 96 G. Hays, « Fulgentius », p. 120-124 et 127-128. 97  HP, II, 55 : Cyrila dixit : « Nescio latine ». 98  Cf.  HP, I,  27  (Arriani et barbari sont synonymes)  ; II,  46 (supporte l’interdit de commensalité entre homéens et nicéens) et III, 62 (contraste barbari et Romani)  ; Drac., Romulea  I,  10-16  : Artifex natura rerum quis negat concordiam / hos chelys musea totos Orpheusque miscuit / sancte pater, o magister, taliter canendus es  / qui fugatas Africanae reddis urbi litteras  / barbaris qui Romulidas iungis auditorio ; avec A. Stoehr-Monjou, « Structure allégorique de Romulea 1  : la comparaison Orphée-Felicianus chez Dracontius  », VChr, 59 (2005), p.  187-203  ; A.  H.  Merrills, «  Panegyric  », p.  154  ; É.  Wolff, « Notes », p. 519-520.

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À cet égard, Judith George, une spécialiste de la poésie gauloise de Venantius Fortunatus, a conclu, à  la suite d’une comparaison entre les poèmes d’époque vandale et ceux d’époque franque, que «  la vie culturelle vigoureuse d’Afrique du Nord persista. [...] On pourrait même soutenir qu’il s’agit d’une société en cours de fusion qui progressait, et plus rapidement que celle réalisée entre les Francs et les Gallo-Romains 99  » – en d’autres mots, l’antithèse absolue du portrait présenté par Victor de Vita. En bout de ligne, ce que ces textes révèlent principalement, et surtout lorsqu’on les compare au texte de Victor, c’est la volonté des élites africaines de coopérer avec le pouvoir vandale, comme l’avait déjà souligné Miles 100. Ultimement, les deux points de vue rencontrés dans ces textes sont les mêmes que ceux évoqués au sujet d’Ammien Marcellin  : les poèmes d’époque vandale présentent une forte continuité avec la culture romaine traditionnelle, dans laquelle les Romains d’Afrique ont pu trouver un terrain d’entente avec l’élite vandale, pour qui cette culture revêtait l’attrait du prestige. À  l’opposé, pour Victor, ce compromis est complètement inacceptable, et pour lui la continuité qui importe est celle de la culture chrétienne, nourrie dans les persécutions qu’il voit se répéter à son époque 101.

Conclusion Ces traits font-ils de nos auteurs des exemples de polarisation religieuse  ? Et une telle polarisation est-elle caractéristique de l’Antiquité tardive ? Averil Cameron a bien souligné que la rhétorique chrétienne de cette période avait vu l’essor d’une mentalité polarisée, qui divisait le monde en deux camps, « nous » et « eux », les « autres », et elle parle, suivant Michel Foucault, de « discours totalisant 102 ». Les mêmes éléments se retrouvent chez tous les auteurs patristiques de la période, évêques et théologiens   J. W. George, « Vandal Poets in their Context », in A. H. Merrills, Vandals, Romans and Berbers, p. 143. 100 R. Miles, « Anthologia ». 101  Compromis inacceptable  : voir textes cités, n.  98. Persécutions  : HP, II, 28 ; III, 17 et 49 (Christianus sum ou Christiani sumus). 102  Av. Cameron, Christianity and the Rhetoric of  Empire. The Development of  Christian Discourse, Berkeley, 1991, p. 2-5, 57-58, 217-220. 99

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qui considéraient l’identité de leur confession comme vitale à leur salut, avec la notable exception de Synesius de Cyrène (il y en a sûrement d’autres). Le problème, et il est de taille, c’est que l’on considère trop souvent ces auteurs, comme on l’a fait avec Victor pour l’Afrique vandale pendant très longtemps, comme représentatifs de la société de leur temps. C’est d’ailleurs le problème qui mine l’interprétation qui considère les chrétiens comme étant intrinsèquement intolérants et les païens comme fondamentalement tolérants 103. Il semble que ce point de vue soit celui exprimé dans le livre récent de Polymnia Athanassiadi 104. Mais nous ferions bien de nous rappeler que pour chaque Porphyre, il y avait un Symmaque 105. Loin de moi l’idée de contester que cette période fut le théâtre de violences religieuses, ou d’expressions de discours chrétiens intolérants 106. Cependant, il semble assez simpliste et même réducteur de présenter ces traits comme les caractéristiques principales de l’Antiquité tardive 107. Il est évident que l’on trouvera ces idées dans la législation impériale et conciliaire de l’époque, textes principaux sur lesquels Athanassiadi s’appuie pour étayer son argumentation, mais ce sont en fait des textes prescriptifs qui tentent d’instaurer leur point de vue en norme. Or, à quel point ces textes sont-ils représentatifs ? L’étude des silences d’Ammien et de Victor démontre, à l’encontre de l’intransigeance des textes légaux et conciliaires, l’existence d’importants groupes à la fois de païens et de chrétiens qui étaient prêts à mettre leurs croyances 103  Les travaux de H. A. Drake l’ont bien mis en lumière : voir « Intolerance, Religious Violence, and Political Legitimacy in Late Antiquity », Journal of   the American Academy of   Religion, 79 (2011), p.  193-235, et les références à ses publications antérieures. 104   P. Athanassiadi, Vers la pensée unique : la montée de l’intolérance dans l’Antiquité tardive, Paris, 2010. 105  Voir, supra, n. 33. 106 Voir M. Gaddis, There Is No Crime for Those Who Have Christ. Religious Violence in the Christian Roman Empire, Berkeley, 2005  ; M.-F.  Baslez (éd.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au ive siècle, Paris, 2014. 107 Cf. B. Caseau, « Christianisation et violence religieuse : le débat historiographique », in M.-F. Baslez, Chrétiens persécuteurs, p. 11-36, et le compterendu de P.  Athanassiadi, Vers la pensée unique, par A.  Papaconstantinou, Bryn Mawr Classical Review 2011.07.32, http://bmcr.brynmawr.edu/ 2011/2011-07-32.html.

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religieuses au second plan afin de vivre en harmonie avec leurs concitoyens. L’exemple d’Ammien, qui présente une définition du christianisme acceptable aux chrétiens malgré ses divergences d’opinion avec eux, et qui voile ses critiques afin de ne pas offenser publiquement les chrétiens, ainsi que l’exemple des élites africaines nicéennes qui pouvaient trouver dans une culture romaine sécularisée un terrain d’entente avec les Vandales homéens, constituent d’importants rappels que le discours dominant qui a survécu ne constitue pas nécessairement la norme. Au contraire, le monde de l’Antiquité tardive semble avoir été dominé par une mosaïque d’appartenances religieuses dont nous devons chercher les vestiges parmi les silences du discours dominant. Car non seulement les chrétiens étaient en rivalité avec les païens, les juifs, les manichéens, et éventuellement les musulmans, mais ils étaient également en constante rivalité entre eux. Nous oublions trop souvent que, tout au long de son histoire, la confession nicéenne fut en constante concurrence avec des confessions chrétiennes rivales, appelées hérésies et que, comme l’a récemment démontré Éric Rébillard, la « christianité » pouvait être activée et désactivée selon les contextes, et que même pour les chrétiens, elle ne représentait pas toujours l’identité première 108. Présenter ainsi l’Antiquité tardive comme une période intolérante revient à la présenter comme période du triomphe de l’Église catholique, mais en renversant la perspective : de l’idée glorieuse du triomphe on passe à la critique du triomphe et de l’intolérance qui accompagna ce triomphe. Or pareille perspective téléologique ne semble pas du tout refléter la richesse et la diversité des sources de cette période. D’où l’importance d’analyser les silences de nos textes, afin que nos interprétations historiques soient davantage que la répétition du point de vue des vainqueurs. L’étude des silences des historiens semble détenir le potentiel d’éclairer nos débats historiques traditionnels d’une lumière différente. 108  É. Rebillard, Christians and Their Many Identities in Late Antiquity, North Africa, 200-450  CE, Ithaca, 2012  ; tr. française par A.  Harnaoui, Les chrétiens de l’antiquité tardive et leurs identités multiples. Afrique du Nord, 200450 après J.-C., Paris, 2014. Voir aussi Id. et J. Rüpke (éd.), Group Identity and Religious Individuality in Late Antiquity, Washington, 2015 ; et A. Cameron, Last Pagans, sur la culture partagée par chrétiens et « païens ».

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En  ce qui concerne l’Antiquité tardive, à  la vision polarisée et hostile de Victor, il est important d’opposer celle de Dracontius qui atteste que Romains et Vandales partageaient la même salle de classe. Comme il importe d’opposer la vision de Porphyre et des martyrologues chrétiens de la Grande Persécution à celle qui présente le philosophe Plotin et le théologien Origène comme les deux étudiants d’Ammonius Saccas, fondateur du néoplatonisme 109.

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PIERRE BAUDUIN Université de Caen – Normandie, IUF, CRAHAM – UMR 6273

OMBRES ET SILENCES D’UN RÈGNE RICHARD II DANS LES GESTA NORMANNORUM DUCUM DE GUILLAUME DE JUMIÈGES

Les Gesta Normannorum Ducum sont un texte composite dont la rédaction, initiée par Guillaume de Jumièges, s’étendit sur près d’un siècle jusqu’aux ultimes remaniements apportés par Robert de Torigni au milieu du xiie siècle 1. Le moine de Jumièges composa l’essentiel de son récit avant la conquête de l’Angleterre, durant les années 1050 et termina son œuvre, au moins jusqu’au chapitre 12 du livre VII, peu avant 1060 puis, après une interruption de quelques années, compléta ses gesta en 1070 par le récit de la conquête de l’Angleterre, la lettre dédicatoire à Guillaume le Conquérant, l’épilogue, ainsi que quelques révisions du texte rédigé antérieurement 2. L’œuvre initiale, qui nous intéressera principalement ici est composée de sept livres (Robert de Tori­ gni en ajouta un huitième). Elle retrace les origines et les assauts des pirates normands, leur établissement dans ce qui devient la Normandie et consacre un récit sous la forme d’une biographie à chacun des ducs, de Rollon (livre II) à Guillaume le Conquérant (livre  VII), le livre  VI regroupant le court règne de Richard  III (1026-1027) avec celui de Robert le Magnifique (1027-1035). Nous nous intéresserons ici principalement au livre V, consacré à  Richard  II, et en particulier à  deux chapitres de ce récit 1  The Gesta Normannorum Ducum of   William of   Jumièges, Orderic Vitalis and Robert of   Torigni, éd. et trad. E.  M.  C.  van Houts, 2  vol., Oxford, 19921995 [désormais cité GND], t.  1, p.  lxxvii-lxxx, xci. Le  texte des Gesta fut ensuite repris par d’autres rédacteurs, principalement Orderic Vital (vers 11091113) et Robert de Torigni. Ce dernier révisa les GND vers 1139, et y ajouta le livre VIII. Il apporta ensuite des corrections à l’œuvre au moins jusqu’en 1159. 2  Ibid., p. xxxv.

10.1484/M.GIFBIB-EB.5.117912

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relatant les interventions du duc et de son fils, le futur Richard III, en Bourgogne. Il convient toutefois au préalable de rappeler que Guillaume de Jumièges ne rapporte pas tout ce qu’il sait, ou tout ce qui était connu (mais ce n’est déjà plus la même chose), sur les ducs de Normandie et leur règne.

1.  Les silences de Guillaume de Jumièges : vue d’ensemble Les « silences de l’historien » sont ici de différentes natures. Ils peuvent être clairement exprimés par l’auteur, qui annonce son intention de taire certains faits ou noms. C’est le cas par exemple dans le prologue du livre VII où l’auteur, rappelant les troubles qui ont touché le duché pendant la minorité de Guillaume le Bâtard, déplore les actions de puissants aristocrates normands qui prétendent désormais être les plus loyaux envers le duc, mais se résout à en taire le nom, de peur de susciter leur opprobre : Je les signalerais par leur nom dans cet écrit si je ne voulais détourner leur haine implacable. Cependant, je vous le dis à  l’oreille, vous qui m’entourez, ce furent précisément ces mêmes hommes qui maintenant font profession d’être les plus fidèles, et que le duc a comblés des plus grands honneurs 3.

On peut d’ailleurs se demander s’il n’y a pas là une forme d’ironie de la part de l’auteur, qui tait ce que beaucoup semblent déjà bien connaître. D’autres silences assumés proviennent ou résultent du projet littéraire et historiographique de l’auteur, et l’amènent à taire ou à s’écarter de certaines sources (parfois au profit d’autres). Ainsi Guillaume de Jumièges, qui puise abondamment sa matière au récit de Dudon de Saint-Q uentin, prévient son lecteur dans sa lettre dédicatoire à  Guillaume le Conquérant qu’il retranchera certains aspects ou épisodes de la vie de Rollon donnés par son devancier : J’ai cependant retranché de cette histoire la généalogie de Rollon, né de parents païens et qui a agi à  la manière d’un païen pendant une grande partie de sa vie, jusqu’à ce qu’il   GND, lib. VII, 1, t. 2, p. 92.

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renaisse à une sainte enfance par la fontaine, source du salut, ainsi que son songe ou bien d’autres matières de la sorte, car je considère ces choses comme de la flatterie, incapables de faire briller l’éclat de ce qui est honorable et édifiant 4.

Robert de Torigni qui, au contraire, réintroduisit toute une partie des matériaux supprimés par Guillaume de Jumièges gomma ce passage. Guillaume de Jumièges – qui qualifie à deux reprises son œuvre de « chronique » – supprime les effets rhétoriques qui lui semblent peu conformes à  ce que doit être un récit historique, ainsi que la plupart des dialogues, les apostrophes, les poèmes, de même que bon nombre d’épisodes qui lui paraissent peu vraisemblables ou peu dignes d’être rapportés 5. Je ne m’étendrai pas ici sur les nombreuses études qui mettent en perspective les œuvres de Guillaume de Jumièges et de son devancier 6. Une troisième catégorie de silences, visiblement involontaires, tient sans doute aux aléas de la composition de l’œuvre. Guillaume de Jumièges écrivit son récit en deux étapes décalées d’une dizaine d’années. S’il omet certains des faits importants du règne de Guillaume le Conquérant (comme la mort de Geoffroy Martel, comte d’Anjou, en 1060  ; la restitution du château de Tillières-sur-Avre par le roi de France ; ou la désignation de Robert Courteheuse comme comte du Maine en 1063), c’est visiblement qu’ils ne s’étaient pas encore déroulés au moment de la première rédaction et qu’ils ne furent pas insérés par la suite lorsque l’auteur révisa son texte en 1070 7. Dans un même ordre d’idées, il ne faut pas perdre de vue que Guillaume de Jumièges aborde   GND, Ep. t. 1, p. 6.   L. Shopkow, History and Community : Norman Writing in the Eleventh and Twelfth Centuries, Washington D.C., 1997, p. 129-132, 153-154. 6  Ibid. ; GND, t. 1, p. xxxv-xxxix. Voir également, par exemple, E. Albu, The Normans in their Histories : Propaganda, Myth and Subversion, Woodbridge, 2001, p. 8, 53-55, 65-71 ; E. Johnson, « Origins myths and the construction of   medieval identities  : Norman chronicles 1000-1100  », in R.  Corradini, R.  Meens, Ch.  Possel et Ph.  Shaw (éd.), Texts and Identities in the Early Middle Ages, Vienne, 2006, p. 153-164 ; P. Bouet, « Le duc Richard Ier selon Dudon de Saint-Q uentin et Guillaume de Jumièges », in L. Mathey-Maille et É.  Gaucher-Rémond (éd.), Richard sans Peur, duc de Normandie, entre histoire et légende, Actes du colloque tenu à  l’Université du Havre (29-30  mars 2012), Annales de Normandie, 64, 1 (janvier-juin 2014), p. 15-37. 7  GND, t. 1, p. xxxiii. 4 5

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à  plusieurs reprises les relations anglo-normandes pendant la période antérieure à la conquête de 1066, et il serait intéressant de voir dans quelle mesure ces passages ont été modifiés après coup ou si, comme l’a suggéré Elisabeth van Houts, ils représentent un état du récit avant la guerre menée par Guillaume contre le roi Harold 8. À la fin du chapitre 9 du livre V 9, l’auteur indique qu’il a longuement traité des affaires anglaises, pour expliquer, à ceux qui ne les connaissaient pas, les origines du roi Édouard le Confesseur, sans toutefois établir de lien direct avec la mort de ce dernier et la conquête de l’Angleterre. Enfin, visiblement il est des silences intentionnels qui ne relèvent pas des catégories précédentes, mais d’une occultation volontaire ou d’un travestissement plus ou moins explicite des faits. Ainsi Guillaume de Jumièges ne dit-il pas un mot du fils (illégitime ?) de Richard III, envoyé par son oncle Robert le Magnifique comme oblat à Fécamp et plus tard abbé de Saint-Ouen de Rouen (10421092) 10, alors qu’il pouvait difficilement ignorer l’existence du personnage, qui fut dûment réintroduit par les interpolateurs des GND 11. Dans un même ordre d’idées, comme l’ont déjà signalé Elisabeth van Houts, George Garnett et Leah Shopkow, l’auteur ne semble pas dire tout ce qu’il connaît sur la succession des ducs normands, rangeant ses interrogations derrière un vocabulaire ou des expressions qui ouvrent au lecteur différentes interprétations possibles, ou réintroduisant dans son récit des préoccupations qui sont celles de son temps 12. 8  E. M. C. van Houts, « The Political Relations between Normandy and England before 1066 according to the “Gesta Normannorum Ducum”  », in R. Foreville (éd.), Les mutations socio-culturelles au tournant des xie-xiie siècles, Études anselmiennes (ive  session), Paris, 1984, p.  85-93 et surtout GND, t.  1, p. xlv-xlvi : « An early date for the English chapters would explain the inconsistency shown by William of   Jumièges in his treatment of   the Anglo-Saxon and Scandinavian kings of  England ». 9   GND, lib. V, 9, t. 2, p. 22. 10   V. Gazeau, Normannia Monastica (xe-xiie siècle), 2 vol. : * Princes normands et abbés bénédictins ; ** Prosopographie des abbés bénédictins, Caen, 2007, t. 2, p. 244-248. 11  GND, lib. VI, 2, t. 2, p. 46-47, voir également t. 1, p. lx. 12  GND, t. 1, p. lii ; G. Garnett, « Ducal Succession in Early Normandy », in G. Garnett et G. Hudson (éd.), Law and Government in Medieval England and Normandy : Essays in honor of   sir James Holt, Cambridge, 1994, p. 80-110 (p. 106-109) ; L. Shopkow, History, p. 83-86.

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Sauf  les rares fois où l’auteur l’indique expressément, il est difficile de savoir si le « silence » reflète une intention volontaire, une orientation donnée au récit ou une absence d’informations. Avant d’en aborder deux chapitres (15 et 16), que je souhaiterais analyser de manière plus approfondie, il importe de revenir sur le livre  V qui les contient. Ce dernier, consacré au règne de Richard  II, occupe une place particulière dans l’œuvre de Guillaume de Jumièges. L’auteur, qui, dans les précédents livres, s’est largement appuyé sur Dudon de Saint-Q uentin, tout en s’en démarquant sur bien des points, ne dispose plus de cette source principale pour le règne de Richard II. Par ailleurs, au début de son livre  VI (consacré à  Richard  III et Robert le Magnifique), l’auteur indique qu’après avoir rappelé les faits des premiers ducs normands, il va désormais aborder ceux qui ont brillé de son temps et dont il connaît les faits, en partie parce qu’il a vu les événements, en partie par ce que lui en ont rapporté des témoins véridiques (qu’il ne cite malheureusement pas) 13. Guillaume « Caillou », né probablement aux alentours de l’an Mil et entré jeune au monastère de Jumièges, avait passé l’essentiel de sa jeunesse sous le principat de Richard  II (996-1026), mais ne nous indique pas d’où il tirait ses informations concernant le duc et son règne. De fait on connaît, de manière certaine, peu des sources qu’il utilisa, en dehors de l’Historia Francorum Senonensis, probablement des chartes de Jumièges, qu’il compléta avec des informations qu’il avait pu obtenir des abbés, moines ou bienfaiteurs de son monastère, particulièrement dans les secteurs où l’abbaye de Jumièges était possessionnée (ex. vallée de l’Avre) 14. Beaucoup d’informations données par l’auteur sont inédites, ou apparaissent pour la première fois dans son récit. Rappelons aussi que Guillaume fut le premier auteur à relater les hauts faits de Richard II, dont il n’existait auparavant pas de biographie ou de gesta 15. Le  seul récit contemporain ou de peu antérieur à  celui de Guillaume de Jumièges se trouve dans deux chapitres (17 et 18) de l’Inventio et Miracula sancti Vulfranni   GND, lib. VI, 1, t. 2, p. 44.   GND, t. 1, p. xxxix et suiv., liii, lxxii et passim. 15 P. Bauduin, « Richard II : figure princière et transferts culturels, fin xe début xie  siècle  », Anglo-Norman Studies, XXXVII (Proceedings of   the Battle Conference, 2014), éd. E. M. C. van Houts, Woodbridge, 2015, p. 53-82. 13 14

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(probablement composé vers 1053-1054), qui mettent en avant la piété et la générosité de Richard ainsi que son implication dans les affaires anglaises 16. Les principales sources narratives évoquant Richard avant cette date sont dispersées et fragmentaires, provenant principalement de l’extérieur du duché, et notamment de la Bourgogne (nous y reviendrons). Beaucoup paraissent avoir été ignorées de Guillaume de Jumièges. Il  faut, pour terminer cette présentation générale insister sur quatre autres points : Par rapport aux autres libres des GND, le livre V a reçu peu d’interpolations, à l’exception d’un récit mettant en scène Bernard le Philosophe, qui est l’occasion de montrer la piété, la mansuétude et la générosité du duc, et a probablement été inséré par un copiste de Saint-Étienne de Caen 17. En revanche, des interpolations relatives par exemple à la vie religieuse ou à l’aristocratie du duché apparaissent dans d’autres livres des Gesta. L’essentiel de l’information apportée par Guillaume de Jumièges sur Richard  II est concentré dans le livre  V.  Ailleurs (et hors interpolations) Richard  II est évoqué seulement à  trois reprises par notre auteur : à la fin du livre IV, lorsque Richard Ier organise sa succession 18 ; puis au livre VI, pour rappeler le soutien de Richard à  la famille royale anglo-saxonne 19  ; et enfin dans le livre VII, quand le chroniqueur précise que l’archevêque Mauger et le comte Guillaume d’Arques étaient les fils de Richard II et de Papie : c’est d’ailleurs uniquement à ce moment du récit qu’apparaît la seconde épouse de Richard  II, alors qu’elle est absente du livre V 20. Plusieurs aspects, pourtant bien connus et qui auraient pu contribuer à rehausser l’éclat du duc Richard ne sont pas abordés ou développés. Certes, le prologue et la fin du livre V mentionnent la dévotion de Richard envers la foi catholique et l’Église, sa bienveillance à l’égard des serviteurs de Dieu, et en font « le père très 16  Inventio et miracula sancti Vulfranni, éd. J. Laporte, Rouen – Paris, 1938, cap. 17 et 18, p. 35-37. 17   GND, lib. V, 13a, t. 2, p. 28-32 ; t. 1, p. lxii ; voir J. Marx, « Les sources d’un passage du Roman de Rou », Mélanges d’histoire offerts à M. Charles Bémont par ses amis et ses élèves à l’occasion de la vingt-cinquième année de son enseignement à l’École pratique des hautes études, Paris, 1913, p. 85-90. 18  GND, lib. IV, 20, t. 1, p. 134. 19  GND, lib. VI, 9 (10), t. 2, p. 76. 20  GND, lib. VII, 4, t. 2, p. 102.

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dévoué (pater piissimus) des moines et des clercs, et le soutien infatigable des pauvres ». Mais l’auteur ne dit rien, par exemple, de la réforme religieuse, alors que l’abbaye de Jumièges avait été réformée par Guillaume de Volpiano (qui est totalement absent du récit). Des anecdotes bien connues sur la générosité de Richard, par exemple à l’égard des moines du Mont-Sinaï, ne sont pas non plus rapportées, alors qu’elles circulaient probablement du vivant ou peu après la mort du duc. Il y a eu clairement des choix dans les faits à présenter. Ces choix s’expliquent, au moins en partie, par la structure du livre  V. Si, globalement, l’auteur respecte un ordre chronologique, la composition n’est pas exempte d’allers et retours temporels et l’auteur semble parfois – volontairement ou non – comprimer la chronologie des faits en ramenant sur un épisode des événements survenus à des moments différents 21. Le récit progresse par séquences, dont il conviendrait de préciser la logique 22. Les chapitres 2 à  4 montrent un jeune duc sortant victorieux des épreuves du début du règne : la révolte paysanne et celle de Guillaume d’Hiémois  – qui permettent de camper le prince en gardien de l’ordre –, et l’invasion anglo-saxonne en Cotentin 23. Cette dernière annonce une série de chapitres (6 à 9) consacrés aux affaires anglaises et anglo-scandinaves, qui occupent un bon tiers du livre 24. Les chapitres 10 à 12 concernent la guerre contre Eudes de Blois, avec ses conséquences, l’appel à des rois païens et le baptême du futur roi de Norvège, Olaf. Les chapitres 14 à 16 rapportent des interventions en dehors du duché, à  Melun et en Bourgogne, qui sont aussi l’occasion de prouver la fidélité du duc au roi et à des alliés. Les chapitres 5 et 13 sont comme décalés dans l’économie générale du récit et insistent sur les relations matrimoniales entre les Maisons de Bretagne et de Normandie. Ils semblent marquer une transition entre des séquences qui ont vu à chaque fois le duc sortir victorieux de moments d’adversité.   GND, t. 1, p. liii. Sur quelques difficultés soulevées par la chronologie de Guillaume de Jumièges, voir D. Douglas, « Some Problems of   Early Norman Chronology », English Historical Review, vol. LXV, no 206, 1950, p. 289-303. 22  Une (trop) rapide synopsis dans E. Albu, The Normans, p. 70-73. 23 B. Gowers, « 996 and all that : the Norman peasant’s revolt reconsidered », Early Medieval Europe, 21,1 (2013), p. 71-98, en particulier p. 81-82. 24  E. M. C. Van Houts, « The Political Relations ». 21

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Bien des éléments nous échappent pour expliquer les choix faits par l’auteur, pour conserver, retrancher ou amender tel aspect de ses informations ou les orienter selon le sens qu’il souhaite donner à ses gesta. Q uand cela s’avère faisable, il importe donc d’analyser en détail des exemples tirés des chapitres rédigés par l’auteur, afin de percevoir les possibles intentions ou les éventuels silences. C’est ce que nous tenterons de faire dans une seconde partie consacrée aux chapitres 15 et 16 du livre V.

1.  Richard II et la succession de Bourgogne Le premier épisode est bien connu par différentes sources, notamment l’Historia Francorum Senonensis, les Histoires de Raoul Glaber (que reprit plus tard Hugues de Flavigny), les gesta des évêques d’Auxerre et, beaucoup plus tardives, celles des abbés de Saint-Germain d’Auxerre 25. Il  rapporte l’intervention en Bourgogne du roi Robert le Pieux, après le décès de son oncle, Henri, duc de Bourgogne, mort le 15 octobre 1002. Guillaume de Jumièges raconte l’expédition menée avec le duc de Normandie, après avoir exposé dans le chapitre précédent le siège de Melun entrepris par Richard II à la demande du roi, qui peut alors compter sur la fidélité très reconnaissante (gratissima fidelitas) du duc 26. Trois ans après, Henri, duc des Bourguignons, meurt sans enfants, laissant comme héritier pour son duché Robert roi de France. Les Bourguignons, au sommet de leur orgueil, refusèrent et élevèrent à  Auxerre Landri, comte de Nevers, pour se rebeller. Robert, pour soumettre leur témérité présomptueuse, n’hésita pas à solliciter le duc Richard, avec une grande armée de Normands, et assiégea Auxerre jusqu’à ce que Landri, avec la ville, se soumette à  sa domination après avoir donné des otages. De là, le roi vient à Avallon, y dresse son camp pour l’assiéger. Il l’attaqua rudement pendant trois mois sans relâche, et la Bourgogne étant dévastée, les habitants de la forteresse, forcés par le manque de vivres, se rangeant à l’avis et au conseil du duc, la rendirent au roi des Francs. Ces affaires étant terminées, le roi envoie des gardiens dans tous  Voir infra.   GND, lib. V,  14, t.  2, p.  34  : orans gratissimam fidelitatem subuenturam sibi, le duc, une fois l’affaire résolue, s’en retourne avec la bénédiction du roi (cum benedictione regali ad propria remeauit). 25 26

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les châteaux et délégua le duché à son fils. Le roi s’en retourne ensuite en France et le duc avec les siens en Normandie 27.

Le chapitre suivant (16) rapporte une seconde intervention en Bourgogne du futur Richard III, envoyé par son père pour secourir Renaud, comte de Bourgogne. À la différence de l’épisode précédent, Guillaume de Jumièges est le seul chroniqueur (au xie siècle) à mentionner cette campagne. Renaud, comte de Bourgogne outre Saône, informé de la renommée des accomplissements magnifiques du duc [Richard], envoya des messagers pour demander en mariage sa fille Adelize. Ayant obtenu sa main, il la ramena de la maison paternelle, la conduisit en Bourgogne avec de grands honneurs et l’épousa selon la loi chrétienne. Longtemps après, une querelle s’étant élevée avec Hugues, comte de Chalon, il est capturé par ruse par celui-ci et jeté en prison, soumis à une garde des plus rudes et lourdement entravé. Le duc, dès qu’il apprit ce traitement indigne, dépêcha en toute hâte des envoyés à  Hugues, lui demandant de rendre sa liberté à  son gendre, sans aucun délai et pour l’amour de lui. Mais Hugues, traitant avec mépris cette ambassade, refusa non seulement de rendre son prisonnier mais au contraire, renforçant la garde, ordonna de le garder encore plus sévèrement. Ces faits ayant été rapportés au duc, celui-ci ordonna aussitôt à son fils Richard de rassembler une armée de Normands, d’aller en Bourgogne et de faire tous les efforts pour venger cette offense de manière terrible. Le jeune homme s’attacha à exécuter ces ordres, il fit   GND, lib. V,  15, t.  2, p.  34-36  : Annis abhinc tribus emensis Henricus Burgundionum dux moritur absque liberis, Rodbertum Francorum regem sui ducatus relinquens heredem. Q uem suscipere Burgundiones fastu supercilii refutantes Niuernensem comitem Landricum intra Autissiodorum summiserunt ad rebellandum. Q uorum tumidos presumptiue temeritatis conatus festinans comprimere, rex Robertus accersito duce Ricardo, cum exercitu Normannorum copioso, Autisiodorum tamdiu obsedit, donec Landricum cum urbe, obsidibus sumptis suo subiurgaret dominatui. Inde uero profectus, apud Aualonum castrum ad obsidionem castrametatus. Q uod cum tribus mensibus expugnaret robore uehementi tandem, Burgundia uastata, oppidani coacti penuria stipendiorum concilio et auxilio ducis illud reddiderunt Francorum regi. Q uibus rite peractis, rex per cuncta castella custodibus deputatis, Rodbertum filium suum ducatui subrogauit, et sic, arrogantia repugnantium cassata, quieuit. Post hoc rex in Franciam et dux regreditur cum suis in Normanniam. Notons que l’épisode n’est rapporté ni par Robert de Torigni, ni par Wace ; en revanche il l’est dans Benoît de Sainte-Maure, Chronique des ducs de Normandie, éd. C.  Fahlin, 3  vol., Uppsala  – Wiesbaden  – Haag  – Genève, 1951-1967, v. 31629 à 31726, t. 2, p. 275-278. 27

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tous les préparatifs nécessaires à ses soldats pour une telle expédition et, tel une violente tempête balayant tout devant lui, il envahit la Bourgogne avec une multitude innombrable de Normands et mit le siège au château de Mimande 28. Les habitants, pleinement confiants dans la fortification du lieu, commencèrent, pour leur malheur, à défier l’ennemi par des traits et des flèches. Les Normands, animés par la plus cruelle fureur, attaquant le château de tous côtés dans un grand assaut, le prirent d’un seul coup et l’anéantirent par les flammes, brûlant avec hommes, femmes et enfants. De là, revenant sur leurs pas, ils marchèrent vers la ville de Chalon, incendiant le pays sur leur passage. Hugues, comprenant qu’il ne pouvait résister en aucune manière contre la force d’une telle armée, portant sur ses épaules une selle de cheval, vint se jeter aux genoux du jeune Richard, en suppliant, pour implorer le pardon pour ses fautes. Cela ayant été accordé, il rendit sa liberté à Renaud, et ayant livré des otages, il s’engagea par serment envers le duc Richard à se rendre à Rouen pour lui donner satisfaction. Tout s’étant accompli selon leurs souhaits, le jeune Richard s’en retourne auprès de son père avec ses hommes 29. 28 Mimande, Saône-et-Loire, cant. Chagny, comm. Chaudenay. Sur la localisation, voir P. Jacotey, « L’emplacement du “castrum Milmandum” », Le Moyen Âge, XVII (1913), p.  268-273. Robert de Torigni, Chronique suivie de divers opuscules historiques de cet auteur, éd. L.  Delisle, 2  vol., Rouen, 1872-1873, a. 1024, t. 1, p. 32 : « Milmandum, castrum juxta Alpes », parfois identifié à  Mirmande (Drôme, cant. Loriol-sur-Drôme), près de Valence, une localisation difficile à  accepter en raison de son éloignement des possessions d’Hugues. Il est possible que Robert de Torigni ait emprunté ce nom à Henri de Huntingdon (P. Jacotey, « L’emplacement », p. 271, n. 2) ; voir aussi Henri de Huntingdon, Historia Anglorum (History of  the English People), éd. et trad. D. Greenway, Oxford, 1996, VI, 29, p. 390-391 et n. 167. 29  GND, lib. V, 16, t. 2, p. 36-38 : Cognita quoque mirandorum operum ducis opinione, Rainaldus trans Saone fluuium Burgundionum comes, missis legatis filiam eius, nomine Adeliz, in coniugium sibi expetiit. Q uam impetratam a paterna domo auferens, in Burgundiam cum magno honore induxit, suoque thoro christiana lege sociauit. Q ui longo post obortis litium fomentis, a quodam Cabilonensi comite nomine Hugone dolo captus, sub dire custodie ergastulo detruditur, compedibusque grauissimis artatur. Cuius incompetentem anxietatem dux ut agnouit, illico Hugoni expedite legatos direxit, mandans quatinus absque difficultate dilationis generum suum pro amore suo sineret liberum abire. Q uam legationem Hugo tumide spernens non modo eum reddere contempsit, uerum etiam, custodibus adhibitis, uehementius custodiri iussit. Q uod cum relatum duci fuisset, protinus Ricardo filio suo imperauit, ut coacto in unum Normannorum exercitu, Burgundiam adiret suamque iniuriam de funesto totis nisibus uindicaret. Q ue iussa adolescens libenter exequens, preparatis omnibus quae ad tanti itineris expeditionem erant militibus opportuna, uelud tempestas procellosa cuncta coram se proturbans, egressus a patria, confecto calle, Burgun-

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De cet exposé, seul le mariage du comte Renaud avec Adelize (=  Adelaïde), fille de Richard  II, est bien avéré par d’autres sources narratives 30 et diplomatiques (dont un acte de 1075 en faveur de la Trinité de Caen 31), et plusieurs historiens en ont fait une conséquence de la première intervention de Richard en 1003-1005 32. En  revanche la campagne menée à  l’initiative du duc contre Hugues de Chalon, évêque d’Auxerre, est rapportée uniquement par les GND 33. Le  seul écho que l’on en ait figure peut-être dans un court passage de la Chronique de Saint-Bénigne diam inuasit cum innumerabilium Normannorum multitudine, castrumque Malmandum cinxit obsidione. Cuius incole tuto fidentes loci munimine, telis ac sagittis hostes ceperunt confestim ad sui perniciem prouocare. Q ui, seuissimo furore concitati, magno impetu castrum oppugnantes per girum, repente illud capiunt captumque cum uiris ac mulieribus et paruulis igne terra tenus comburunt. Inde retorquentes gressum, ad Cabilonensem urbem, patriam igne cremantes, iter dirigunt. Considerans igitur Hugo contra tantum exercituum robur se nullo pacto posse resistere, equestrem sellam ferens humeris, genibus prouolutus adolescentis Ricardi, prece supplici ueniam precabatur commissi. Q ua indulta Rainaldum reddidit, et obsidibus datis apud Rothomagum ex hoc se fore satistacturum iureiurando duci Ricardo spopondit. Q uibus ad uotum perpactis, Ricardus iuuenis ad patrem regressus est cum suis. 30  Raoul Glaber, Histoires, traduites et présentées par M.  Arnoux, Turnhout, 1996, III, 6, p. 152-154 ; Hugues de Flavigny, Chronicon, éd. G. H. Pertz, Hanovre, 1848, p. 392 (qui présente Adélaïde comme une sœur du duc Richard, sans préciser s’il s’agit de Richard II ou III) ; Robert de Torigni, Chronique, a.  1013, t.  1, p.  30  ; Orderic Vital, The Ecclesiastical History of   Orderic Vitalis, éd. et trad. M. Chibnall, 6 vol., Oxford, 1969-1980, lib. VII, 15, vol. 4, p. 82 ; lib. XII, 9, vol. 6, p. 210 ; Wace, The Roman de Rou, trad. G. S. Burgess, Saint-Hélier, 2002, part. III, v. 1838-1840, p. 144 ; v. 2143, p. 150 ; Benoît de Sainte-Maure, Chronique, v. 31730, t. 2, p. 278. 31  L. Musset, Les actes de Guillaume le Conquérant et de la reine Mathilde pour les abbayes caennaises, Caen, 1967, no  21, p.  128-129. Adelize souscrit une charte de 1023 donnée à  Dijon en faveur de Cluny  : cf.  A.  Bruel (éd.), Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, t.  III,  987-1027, Paris, 1884, no  2782, p.  807-808 (S.  Adheleydis, uxoris ejus [=  Raynardis, comitis, soit Renaud, fils d’Otte-Guillaume])  ; voir également R.  Poupardin, Le royaume de Bourgogne (888-1032). Étude sur les origines du royaume d’Arles, Paris, 1907, p. 225. Elle figure peut-être sous le nom de Judith dans une charte de 1037 (ibid. et surtout C.  Bouchard, Sword, miter, and cloister  : nobility and the church in Burgundy, 980-1198, Ithaca – Londres, 1987, p. 272, n. 46). 32 M.  Chaume, Les origines du duché de Bourgogne,  I, Histoire politique, Dijon, 1925, p. 479, n. 3 ; C. Bouchard, Sword, p. 272. 33  Dans la tradition normande, elle est rapportée par Robert de Torigni, Chronique, a.  1024, t.  1, p.  32 (qui ne développe pas l’humiliation subie par l’évêque d’Auxerre) ; Wace, The Roman de Rou, III, v. 2129-2168 (qui fait d’Adelize l’initiatrice de cette intervention normande, après qu’elle eut demandé de l’aide à  son père Richard  II)  ; Benoît de Sainte-Maure, Chronique, v. 31727 à 31916, t. 2, p. 278-283.

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de Dijon, écrite au milieu du xie  siècle (v.  1058-1066 34). Après avoir rapporté sous l’année 1027 (au lieu de 1026), la mort du comte Otte-Guillaume, inhumé à Saint-Bénigne avec son fils Gui –  rappelons qu’il s’agit respectivement du père et du frère de Renaud, comte de Bourgogne –, le chroniqueur indique qu’Hugues, évêque d’Auxerre et comte de Chalon, protector et advocatus huius loci, donne à  l’abbaye une coupe (sciphum) de cinq livres d’or dont il fit un calice (calix) pour expier ses fautes (ob expiationem culparum ipsius) et que le duc des Normands Richard ajouta à cette aumône une sixième livre d’or 35. Le texte établit un lien entre la donation de Richard  II et celle faite par Hugues, pour expier ses fautes : il n’y a ici nulle allusion explicite à la campagne menée par les Normands contre Hugues, seulement une complémentarité apparente entre les deux donations qui pourrait laisser présager un rapport entre l’action du duc de Normandie et l’expiation de l’évêque d’Auxerre. Avant d’analyser plus en détail le récit de Guillaume de Jumièges, il convient de revoir le contexte dans lequel s’inscrivent les faits rapportés, ainsi que les principaux protagonistes (voir tableau généalogique). Le contexte est celui de la mainmise du roi de France sur le duché de Bourgogne, bien connu grâce aux travaux de Charles Pfister, Maurice Chaume, Jean Richard, et plus proches de nous, Yves Sassier, Laurent Theis, François Demotz, Noëlle Deflou-Leca 36. Beaucoup se sont attachés à  concilier les sources pour proposer une reconstitution des événements ; il est également intéressant de souligner en quoi elles divergent et de les comparer avec le récit de Guillaume de Jumièges. 34  S. Kasche, « Chronicon S. Benigni Divionensis », in G. Dunphy (éd.), Encyclopedia of  the Medieval Chronicle, Leiden – Boston, 2010, t. 1, p. 415. 35  Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon, éd. E.  Bougaud et J. Garnier, in Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon suivie de la Chronique de Saint-Pierre de Bèze, Dijon, 1875, p. 181. 36  Ch.  Pfister, Études sur le règne de Robert le Pieux (996-1031), Paris, 1885, p.  255-264  ; M.  Chaume, Les origines, p.  475 et suiv.  ; J.  Richard, Les Ducs de Bourgogne et la formation du duché du xie au xive siècle, Paris, 1954, p. 4-5 ; Y. Sassier, Recherches sur le pouvoir comtal en Auxerrois du xe au début du xiiie siècle, Auxerre, 1980, p. 30 et suiv ; L. Theis, Robert le Pieux, le roi de l’an mil, Paris, 1999, p.  115-127  ; F.  Demotz, La  Bourgogne, dernier des royaumes carolingiens (855-1056) : roi, pouvoirs et élites autour du Léman, Lausanne, 2008 ; N.  Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre et ses dépendances (ve-xiiie  siècle). Un monastère bénédictin au haut Moyen Âge, Saint-Étienne, 2010, p. 205 et n. 5.

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roi de France)

Mathilde ~ Gausfred de Semur

Mathilde ~ Gausfred de Semur

n ues

5

Foulques

Sources : M. Chaume, Les origines du duché de Bourgogne (1925)

(?) Adelaïde

(?) Adelaïde

Gui de Bourgogne comte de Brionne

Ch. Settepani, « Les origines maternelles du comte de Bourgogne Otte-Guillaume » (1994)

Ch. Settepani, « Les origines maternelles du comte de Bourgogne Otte-Guillaume » (1994)

C. Bouchard, Sword, Miter and Cloister (1987)

Sources M. Chaume, Les origines du duché de Bourgogne (1925) Ch. Settepani, « Les origines maternelles du comte de :Bourgogne Otte-Guillaume » (1994)

C. Bouchard, Sword, Miter and Cloister (1987)

Ch. Settepani, « Les origines maternelles du comte de Bourgogne Otte-Guillaume » (1994)

C. Bouchard, Sword, Miter and Cloister (1987)

Hugues

Gui de Bourgogne comte de Brionne

Sources : M. Chaume, Les origines du duché de Bourgogne (1925) C. Bouchard, Sword, Miter and Cloister (1987)

Comtes de Bourgogne

Comtes de Bourgogne

Guillaume Tête Hardie comte de Bourgogne

Guillaume Tête Hardie Hugues (?) Foulques comte de Bourgogne Foulques Gui de Bourgogne Adelaïde comte de Brionne

Sources : M. Chaume, Les origines du duché de Bourgogne (1925)

Comtes de Bourgogne

Otte II de Mâcon Hugues Guillaumecomte Tête Hardie (?) dede Bourgogne Foulques comte Gui Bourgogne Adelaïde Otte II comte de Brionne comte de Mâcon

† après 1075

Renaud Ier ~ Adelize Mathilde ~ Landri Gerberge ~ Guillaume II Agnès ~ Guillaume V N ~ Gui comte de Bourgogne de Mâcon fille de Richard II comte duc de Provence duc d’Aquitaine ~ Landri ~ Guillaume Renaud Ier ~ comte Mathilde Gerberge II de Nevers Agnès ~ Guillaume V Adelize † 1057 † v. 1003/4 de Normandie † 1028 comte de Bourgogne te de MâconMathilde fille deGerberge Richard II~ Guillaume II Renaud comte de duc de Provence duc Gerberge d’Aquitaine ~ Guillaume II ~ Adelize ~ Landri Ier Nevers Mathilde Agnès ~ Guillaume V N ~ Gui ~ Landri ~ 1075 Agnès Guillaume V † après † 1057 1003/4 de Normandie † 1028 de Bourgogne de Mâcon fille deduc Richard II comte de Nevers duc de Provence duc d’Aquitaine hard II comte de Nevers comte duccomte de Provence d’Aquitaine 1075 † 1057 † †v.après 1003/4 de Normandie † 1028 die † 1028

† 1026

Albéric ~ Ermentrude ~ Otte-Guillaume 1 2 comte de Mâcon 1 comte de Mâcon lbéric ~ Ermentrude ~ Otte-Guillaume 2 Otte-Guillaume † 982 ~ Ermentrude ~ comte de Bourgogne âcon comte de Mâcon Albéric de Mâcon † comte 1026 de Mâcon † 982 comte decomte Bourgogne † 982 comte de Bourgogne † 1026

France)

Adalbert ~ Gerberge ~ Henri (épouse 2 = Gersende) Hugues 1 2 1 2 roi d’Italie (960-62) comte de Chalon de Bourgogne Adalbert ~ Gerberge ~ Henri (épouse 2 = Gersende) Mathilde ~ Gausfred de Semur ~ducHenri Adalbert ~ Gerberge Hugues (épouse 2 = Gersende) Hugues † 971/72 évêque d’Auxerre † de 1002 d’Italie (960-62) comte Chalon roi d’Italie (960-62)~ Gausfred de comte de Chalon duc de Bourgogne Hugues duc de Bourgogne i (épouse 2 =roi Gersende) Mathilde Semur † 1041 (frère de Hugues Capet, † 971/72 évêque d’Auxerre † 1002 † 971/72 évêque d’Auxerre †de1002 comte de Chalon e Bourgogne France) †roi1041 (frère de Hugues Capet, évêque d’Auxerre 2 † 1041 (frère de Hugues Capet, † 1041 roi de France) de Hugues Capet,

Lambert ~ Adélaïde ~ Geoffroy te de Châlon comte d’Anjou † 978 † 987

2

Lambert ~ Adélaïde ~ Geoffroy 1 2 1 2 ~ Geoffroy Lambert ~ Adélaïdecomte d’Anjou Lambert ~ Adélaïde ~ Geoffroy comte de Châlon † 978 † 987 comte d’Anjou Châlon comte de Châlon comte d’Anjou comte de † 978 † 987 † 978 † 987

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La famille d’Otte-Guillaume, comte de Bourgogne La famille d’Otte-Guillaume, comte de Bourgogne La famille d’Otte-Guillaume, comte de Bourgogne ––––––––– ––––––––– ––––––––– famille d’Otte-Guillaume, comte de Bourgogne (tableau simplifié) (tableau simplifié) (tableau simplifié) ––––––––– (tableau simplifié)

RICHARD II DANS LES GESTA NORMANNORUM DUCUM DE GUILLAUME DE JUMIÈGES

P. BAUDUIN

La guerre de Bourgogne est en effet une étape importante du règne de Robert le Pieux, quand bien même ni le biographe du roi, Helgaud de Fleury, ni la Chronique de Saint-Bénigne n’en parlent. Rappelons au préalable que le duché de Bourgogne avait été acquis par le robertien Hugues le Grand en 954, puis transmis à l’un de ses fils, Henri, frère d’Hugues Capet. À la mort du duc Henri, le 15 octobre 1002, le duché pouvait être revendiqué par deux prétendants : Otte-Guillaume, comte de Mâcon et de ce qui devient la principauté de Bourgogne outre Saône (= le comté de Bourgogne), et le roi de France Robert II le Pieux, neveu d’Henri. Otte-Guillaume était issu d’une famille prestigieuse, puisqu’il était le fils d’Adalbert, roi d’Italie (960-962) mort en exil à Autun vers 971/972, et il était également apparenté à  Guillaume de Volpiano 37. Par sa femme Ermentrude, veuve d’Albéric comte de Mâcon et sœur de l’évêque de Langres, Brun (ou Brunon) de Roucy, il avait acquis le comté de Mâcon et disposait de droits en Bourgogne outre Saône où il consolida son emprise, jetant les bases de ce qui devint le comté de Bourgogne 38. Otte-Guillaume était également le beau-fils d’Henri, duc de Bourgogne, qui avait épousé Gerberge de Chalon, veuve d’Adalbert et mère d’Otte : selon la Chronique de Saint-Bénigne, Henri fit de ce dernier son fils adoptif 39. Pour le roi Robert – mais également pour le roi de 37  Sur Otte-Guillaume et sa famille, outre des travaux déjà assez anciens comme Ch. Pfister, Études, p. 252-260, 391-394 ; R. Poupardin, Le royaume de Bourgogne, p.  220-229, 414-419  ; M.  Chaume, Les origines, p.  463-491  ; J.  Richard, Les Ducs de Bourgogne, p.  3-4  ; voir également C.  Bouchard, Sword, p. 265-270 et Chr. Settipani, « Les origines maternelles du comte de Bourgogne Otte-Guillaume », Annales de Bourgogne, 66 (1994), p. 5-63. La Chronique de Saint-Bénigne (éd. Bougaud et Garnier, p. 162-163) insiste sur la propinquitas entre Otte-Guillaume et Guillaume de Volpiano ; sur ces liens familiaux voir également N.  Bulst, Untersuchungen zu den Klosterreformen Wilhelms von Dijon, 962-1031, Bonn, 1973, p. 24 et n. 12 ; V. Gazeau et M. Goullet, Guillaume de Volpiano, un réformateur en son temps (962-1031). Vita domni Willelmi de Raoul Glaber. Texte, traduction, commentaire, Caen, 2008, p. 97, 112 ; S. Lecouteux, Réseaux de confraternité et Histoire des bibliothèques. L’exemple de l’abbaye de la Trinité de Fécamp, thèse de doctorat, Université de Caen Normandie, 23 novembre 2015, t. 1, p. 291-292. 38 R. Locatelli, G. Moyse et B. Vregille, « La Franche-Comté entre le Royaume et l’Empire (fin ixe-xiie siècle) », Francia, 15 (1987), p. 109-147. 39  Chronique de l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon, p. 163 ; sur ce point voir cependant les réserves d’Y. Sassier (Recherches, p.  23), qui réfute qu’Henri ait voulu écarter de la succession Robert et sa descendance.

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Bourgogne Rodolphe  III 40  – l’acquisition du duché de Bourgogne par Otte-Guillaume représentait une menace considérable aux portes de leurs royaumes respectifs. Avant la mort d’Henri, et quand il était devenu évident que celui-ci n’aurait pas d’héritier, se discernent déjà des luttes d’influence en vue de la succession ducale en Bourgogne 41. Si Rodolphe ne semble pas être intervenu en 1003, Robert le Pieux entama une campagne militaire pour s’assurer du duché. Il pouvait alors compter sur l’appui d’Hugues, comte de Chalon, jeune oncle maternel d’Otte-Guillaume, et on ne peut exclure que ce dernier ait guigné l’héritage d’Hugues : Hugues avait été institué évêque d’Auxerre en 999 avec l’accord du duc Henri et l’appui du roi capétien 42, dont il demeura ensuite l’allié le plus fidèle en Bourgogne. Mais dans leur grande majorité les Bourguignons prirent le parti d’Otte-Guillaume, et le gendre de ce dernier, Landri, comte de Nevers 43, s’assura du contrôle d’Auxerre, après en avoir chassé l’évêque, Hugues de Chalon. L’armée royale, aidée des Normands, vint assiéger Auxerre. Au cours des opérations, longuement rapportées par Raoul Glaber et les Gesta des abbés de Saint-Germain, le roi tenta, malgré la médiation d’Odilon de Cluny, de s’emparer du castrum de Saint-Germain, sans succès. L’armée royale se retira, non sans avoir dévasté une partie de la Bourgogne. Une nouvelle tentative eut lieu dans le courant de l’année 1005, durant laquelle le roi vint assiéger Avallon. Le siège est bien avéré par un diplôme royal du 25  août de cette même année 44 en faveur de Saint-Bénigne de Dijon, qui atteste qu’à cette date Robert et Otte-Guillaume s’étaient réconciliés. Lâché par Otte-Guillaume, qui semble alors avoir abandonné ses prétentions sur le duché au profit du roi, Landri capitula et négocia avec  F. Demotz, La Bourgogne, p. 452.   On le voit par exemple à travers le renforcement de la position de Landri, comte de Nevers : N. Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre, p. 219, 244, 356. Y. Sassier (Recherches, p. 29) faisait de l’élection d’Hugues de Chalon à l’évêché d’Auxerre une manœuvre destinée à contrer les prétentions d’Otte-Guillaume. 42 Y. Sassier, Recherches, p. 24-26. 43  Sur ce personnage : C. Bouchard, Sword, p. 341-343 ; N. Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre, p.  219, 244, 356-357. Landri avait épousé Mathilde, fille d’Otte-Guillaume. 44   W. M. Newman, Catalogue des actes de Robert II, roi de France, Paris, 1937, no 24, p. 29-31 : acta apud Avalone castrum in obsidione. 40 41

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Robert un compromis qui lui fut très favorable puisqu’il obtint, sinon le titre de comte d’Auxerre 45, une alliance prestigieuse en recevant pour son fils Renaud la main d’une parente (sœur ou plutôt fille) de Robert II 46. À l’été 1006, la réconciliation entre le roi et Otte paraît avoir été complète 47. C’est également vers ce moment (1005-1006, 1010 au plus tard) que les historiens placent le mariage entre Renaud, fils d’Otte-Guillaume, et Adelize, fille de Richard II 48. Toutefois le retrait d’Otte-Guillaume ne signifiait pas l’éviction totale de sa famille. Son petit-fils Otte  II était comte de Mâcon et Otte-Guillaume semble avoir conservé l’avouerie sur Saint-Bénigne de Dijon peut-être jusqu’en 1016 et garda, ainsi que ses successeurs, des liens solides avec l’abbaye 49. Par ailleurs, le roi gardait de solides oppositions en Bourgogne, à commencer par celle de Brun de Roucy, beau-frère d’Otte-Guillaume et évêque de Langres, contre lequel il mena des opérations dont un assaut contre Dijon qui se solda par un échec en 1015 50. Le roi ne semble pas avoir voulu davantage conserver le titre ducal pour lui-même et il donna vers 1008 le nom programmatique d’Henri au second fils qu’il eut de la reine Constance. La mainmise capétienne sur la Bourgogne ducale fut progressive et complétée en 1015-1016, à l’occasion de l’entrée du comté de Sens dans le domaine royal (1015) et de la disparition de Brun de Roucy (31 janvier 1016), qui permit bientôt au roi de renforcer son emprise sur Dijon. C’est vers ce moment (1016 au plus tôt) que le jeune Henri reçut le titre ducal pour la Bourgogne 51, qu’il abandonna à  son frère Robert une fois devenu roi.  Y. Sassier, Recherches, p. 31.  M. Chaume, Les origines, p. 478-479 ; Y. Sassier, Recherches, p. 31 (pour lequel l’accession des comtes de Nevers au comté d’Auxerre doit être repoussée aux années 1030-1032)  ; N.  Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre, p.  244. Sur la parenté (fille ou sœur) entre Robert  II et l’épouse de Renaud, voir également Y.  Sassier, Recherches, p.  34-35  ; Les Gestes des évêques d’Auxerre, t.  I, dir. M. Sot, Paris, 2002, p. xviii ; N. Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre, p. 353 et 357. 47 M. Chaume, Les origines, p. 479. 48   Ibid., p. 479 et n. 3. 49  Sur les relations entre Saint-Bénigne et les comtes de Bourgogne, voir également C. Bouchard, Sword, p. 103-104, 217, 153, 155, 158. 50 J. Richard, Les Ducs de Bourgogne, p. 5-6. 51  Ibid. 45 46

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Le récit de Guillaume de Jumièges donne une version simplifiée de ces événements, visiblement dans le but de montrer le rôle essentiel du duc dans la conquête de la Bourgogne ducale. L’auteur utilise l’Historia Francorum Senonensis 52, l’une des rares sources (écrites) que l’on peut identifier avec certitude dans le livre V. Son usage par Guillaume de Jumièges explique probablement l’erreur que le chroniqueur commet, en suivant cette même source, lorsqu’il relate le siège de Melun par le roi Robert avec l’aide de Richard, que l’Historia place en l’année 999 : l’épisode, également raconté par Richer, se déroule en fait vers 991 53, mais l’erreur commise par le rédacteur conduit Guillaume de Jumièges à  placer l’événement sous le règne de Richard  II. L’Historia est une brève chronique qui couvre la période 688-1015 ; composée à Sens dans les années 1030 54, elle est de tonalité anti-capétienne, bien qu’elle donne un portrait favorable de Robert  II (regum piissimus et modestus). Guillaume suit la trame du récit, mais l’infléchit de plusieurs manières : – En  présentant le roi Robert comme l’héritier du duc Henri, alors que sa source n’en dit rien. – En  fustigeant l’orgueil (fastu supercilii) des Bourguignons révoltés, là où l’Historia souligne plutôt leur unanimité à refuser de se soumettre au roi de France. – En insistant sur le rôle de Richard, par l’intermédiaire duquel (concilio et auxilio ducis) les assiégés rendent au roi le château 52   Historia Francorum Senonensis (688-1034), éd. G. Waitz, Hanovre, 1851, p. 364-369 (p. 369) : Anno Domini 1001. obiit Henricus dux Burgundiae sine filiis. Rebellaveruntque Burgundiones contra regem Robertum, nolentes eum recipere. Ingressus itaque Landricus comes Autissiodorum, tenuit civitatem. Anno Domini 1003. Robertus rex, assumptis Nortmannis cum duce suo Richardo et exercitu copioso valde, vastavit Burgundiam, obsidens Autissiodorum multis diebus. Burgundiones autem nullo modo ei se subdere volentes, unanimiter ei resistebant. Obsedit Avallonem castrum tribus fere mensibus, et famis necessitate illud cepit ; tuncque reversus est in Frantiam. 53 Y. Sassier, Hugues Capet, naissance d’une dynastie, Paris, 1987, p. 244245. 54  L’Historia Francorum Senonensis fut rédigée par un membre du clergé de la cathédrale de Sens dans les années 1030 et reflète la vision de la cour archépiscopale de Sens. Sa tonalité anticapétienne a été expliquée par la rivalité entre Sens et Reims, notamment à  propos des prérogatives du couronnement (J. Ehlers, « Die Historia Francorum Senonensis », in G. Dunphy (éd.), Encyclopedia of  the Medieval Chronicle, Leiden – Boston, 2010, t. 1, p. 795).

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d’Avallon. Selon Guillaume, le roi et Richard avaient au préalable assiégé Auxerre et contraint Landri à la reddition, ce dont ne parle pas l’Historia 55. Ajoutons que l’épilogue de la campagne est la soumission de tous les châteaux du pays et la remise du duché bourguignon au fils du roi, alors que l’Historia poursuit son récit jusqu’en 1016 (en fait 1015) en rapportant l’opération qui mène à la conquête de Sens (22 avril 1015), à la fuite du comte de la cité, Rainard, et à l’emprisonnement du frère de ce dernier, Fromond 56. Dans le récit de Guillaume de Jumièges, la conquête de la Bourgogne ducale résulte d’une seule opération qui débouche sur la pacification et la remise du duché au fils de Robert II : l’épisode est l’occasion d’abord de montrer la fidélité du duc au roi, et la contribution de Richard II et des Normands au succès de l’entreprise. L’auteur n’hésite pas à prendre des libertés par rapport à sa source principale, qu’il suit de près, mais dont il semble travestir l’esprit en cautionnant une version qui légitime totalement la conquête de la branche aînée de la famille capétienne. Il se trouvait cependant d’autres traditions ou d’autres versions sur les événements bourguignons, dont certaines étaient sans nul doute disponibles en Normandie au moment où écrivait Guillaume de Jumièges. La  question est donc de savoir s’il les connaissait ou s’il y avait accès et, dans ce cas, l’usage qu’il en fit, à  moins qu’il ait purement et simplement choisi de les ignorer. Il  existait en effet un autre prétendant au duché de Bourgogne, Otte-Guillaume, dont Guillaume de Jumièges ne parle pas, ainsi qu’une tradition moins favorable au roi capétien. Otte-Guillaume était un proche parent de Guillaume de Volpiano, abbé de Saint-Bénigne de Dijon et de Fécamp, dont Raoul Glaber écrivit la Vita, et le plus ancien manuscrit conservé de cette œuvre appartenait à la bibliothèque de Fécamp 57. Le comte de Bourgogne avait favorisé la réforme de Saint-Bénigne, dont il fut l’avoué et le bien55   D’après Guillaume de Jumièges, la prise d’Auxerre aurait précédé celle d’Avallon, ce que rejette M. Chaume (Les origines, p. 478, n. 2) qui suggère une démonstration de force devant Auxerre avant le siège d’Avallon. Soulignons par ailleurs que Richard II n’apparaît pas dans le diplôme de 1005. 56 L. Theis, Robert le Pieux, p. 154. 57 V. Gazeau et M. Goullet, Guillaume de Volpiano, p. 19-20 ; S. Lecouteux, Réseaux de confraternité, t. 1, p. 513.

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faiteur, et où il se fit inhumer (après son fils Gui, comte de Mâcon). Il  fut également bienfaiteur de l’abbaye de Fruttuaria, fondée par Guillaume de Volpiano et ses frères, vers 1003-1006 58. C’est également de Saint-Bénigne, que vint Thierry, moine et prieur à  Fécamp, avant de devenir abbé de Jumièges de 1017 à  1027, un établissement où il introduisit les coutumes de Saint-Bénigne 59. Il  n’est pas impossible que Guillaume «  Caillou  », né probablement aux alentours de l’an Mil 60, soit entré au monastère ou qu’il y ait été éduqué sous l’abbatiat de Thierry par le filleul de ce dernier, Thierry de Mathonville, maître des oblats de Jumièges et futur abbé de Saint-Évroult 61. Enfin, la récente thèse de Stéphane Lecouteux a pu confirmer l’étroitesse des liens entre Saint-Bénigne et la Normandie, notamment Fécamp (mais aussi Jumièges), non seulement sur le plan spirituel, mais aussi intellectuel –  liens fondés sur la circulation des hommes, des idées, des traditions historiographiques et des manuscrits 62. Rien ne s’oppose à ce que Guillaume de Jumièges ait eu accès à des traditions différentes de celle qu’il nous transmet dans le chapitre 15. Avant d’en discuter l’hypothèse, il convient de revenir brièvement sur les autres récits rapportant la campagne menée en Bourgogne par Robert II et Richard II.

58 N. Bulst, Untersuchungen, p. 116 et suiv. (qui opte pour la date de 10001001) ; V. Gazeau et M. Goullet, Guillaume de Volpiano, p. 109-110. 59 N. Bulst, Untersuchungen, p. 165-167 ; V. Gazeau, Normannia Mona­ stica, t.  2, p.  147-149. C’est également à  partir de l’abbatiat de Thierry que le scriptorium de Jumièges reprit son activité (S. Lecouteux, Réseaux de confraternité, t. 1, p. 597). 60   GND, t. 1, p. xxxi ; d’autres éléments de biographie dans L. Shopkow, History, p. 39 ; E. Albu, The Normans, p. 51 ; E. M. C. van Houts, « Une hypothèse sur l’identification de Willelmus notarius comme l’historien Guillaume de Jumièges », Tabularia, Sources écrites de la Normandie médiévale (discussion au dossier « Jumièges, foyer de production documentaire », non paginé) : consultable en ligne à  l’adresse http://www.unicaen.fr/mrsh/crahm/revue/tabularia/ debatevha.html. 61  GND, t. 1, p. xxxi ; V. Gazeau, Normannia Monastica, t. 2, p. 273-275. 62 S. Lecouteux, Réseaux de confraternité, t. 1, p. 148-159 et 508-515, en particulier p. 512, 513, 515 ; t. 2, p. 223 et suiv., en particulier p. 234-235, 236237, 242-243. S.  Lecouteux a ainsi établi que les annales pascales de Fécamp, aujourd’hui perdues mais qui ont constitué l’archétype de la quasi-totalité des annales épiscopales et monastiques normandes, dérivaient des annales de SaintBénigne, dont la rédaction fut entamée sous l’abbatiat de Guillaume de Vol­ pia­no, à partir de 1000-1003.

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Le témoin le plus proche et sans doute le plus direct en était Raoul Glaber  : avec l’Historia Francorum Senonensis, c’est également le récit le plus ancien de ces événements. L’essentiel des informations provient des chapitres  15 et 16 du livre  II de ses Histoires, qu’il faut recouper ici avec des extraits du chapitre  6 du livre III de cette même œuvre 63. Raoul composa ses Histoires sans doute à partir des années 1020, et cette rédaction, qu’il laissa visiblement inachevée, s’échelonna jusqu’aux années 1040, un temps interrompue par l’écriture de la Vita Willelmi probablement rédigée à Cluny vers 1031-1035 64. Né vers 980-985 il entra au monastère vers l’âge de douze ans, vraisemblablement à l’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre, et il y était peut-être encore lors du siège mené par Robert II et ses alliés normands : il a donc pu être un témoin direct ou du moins recevoir des témoignages sur les opérations alors menées en Bourgogne, mais il lui arrive de commettre des erreurs chronologiques 65. Le moine bourguignon raconte l’expédition de Robert  II en Bourgogne, accompagné, dit-il, de 30 000 Normands, et rapporte de manière détaillée le siège d’Auxerre et du château de Saint-Germain, fortifié par le comte Landri [de Nevers] et les familiers (familiares viri) du monastère. À deux reprises, l’abbé de Cluny, Odilon, tente de s’interposer, sans succès : le roi, aidé d’Hugues, évêque d’Auxerre, « le seul des Bourguignons à  avoir pris son parti  », attaque le château, mais son armée est repoussée à la faveur d’une nuée terrifiante et, ayant perdu beaucoup d’hommes, principalement des Normands, se 63   Raoul Glaber, Histoires, traduites et présentées par M. Arnoux, Turnhout, 1996 (sauf  mention contraire, c’est cette édition qui sera indiquée en référence) : II, 15-16, p. 120-125 ; III, 6, p. 152-155. Voir également Rodvlfi Glabri Historiarum libri qvinque, éd. et trad. J. France, Oxford, 1989, p. 78-81, 104-107 (désormais cité Rodvlfi Glabri). 64  Rodvlfi Glabri, xxxvi-xlv ; Raoul Glaber, Histoires, p. 13-14 ; V. Gazeau et M. Goullet, Guillaume de Volpiano, p. 4-5. 65  Raoul Glaber, Histoires, II, 15, p. 120. Par exemple, concernant la date de la mort d’Henri, M. Arnoux attribue cette défaillance au fait que Raoul « parle ici de mémoire, ce qui peut expliquer l’imprécision de sa chronologie  » (ibid., n.  46)  ; voir toutefois l’analyse de J.  France (Rodvlfi Glabri, p.  lxvii)  : «  It is difficult to avoid the conclusion that Glaber meant 1002 ». Notons que Raoul fréquenta d’autres établissements bourguignons, dont Saint-Léger de Champeaux, peut-être La  Réome (Moutiers-Saint-Jean, dont Guillaume de Volpiano fut l’abbé), Saint-Bénigne de Dijon, Cluny, Moutiers-Sainte-Marie, avant de terminer sa vie à  Saint-Germain d’Auxerre (Rodvlfi Glabri, p.  xxxii-xxxiii  ; V. Gazeau et M. Goullet, Guillaume de Volpiano, p. 3-5).

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retire en dévastant le pays sur son passage : la médiation d’Odilon (on rappellera que le duc Henri avait confié la réforme de cet établissement à Mayeul de Cluny quelques années auparavant 66) et surtout l’épilogue miraculeux, interprété comme une « victoire du ciel », sont le point d’orgue de la narration. C’est tardivement (tardius), ajoute le chroniqueur pour finir, que les Bourguignons se rallièrent au roi. Plus loin, dans le livre III (chap. 6) 67, Raoul livre des informations complémentaires sur les protagonistes, sans d’ailleurs relier directement ces indications à la campagne de Bourgogne. Il rappelle qu’Otte-Guillaume se révolta parfois contre le roi avec le comte Landri de Nevers et Brun, évêque de Langres, rapporte les alliances matrimoniales de la famille du comte de Bourgogne (dont le mariage d’Adeleda, fille de Richard  II, avec Renaud), la puissance d’Otte-Guillaume et l’hostilité d’Hugues de Chalon, évêque d’Auxerre à son égard. Il dresse cependant un portrait assez flatteur de l’évêque qu’il décrit comme un homme vertueux, n’ayant eu d’autre choix, faute d’avoir un frère, que de conserver le comté de Chalon, « par ordre du roi », tout en exerçant l’épiscopat d’Auxerre. « Et comme il était parfaitement fidèle au roi – précise Raoul –, les ennemis du roi voyaient en lui un ennemi ». Les deux autres récits un peu détaillés donnent des versions des événements qu’ils adaptent à leur propos. Les Gesta des abbés de Saint-Germain d’Auxerre 68  – mais il s’agit d’un texte tardif  (1290) 69  – mettent en exergue l’assaut contre le château de Saint-Germain, la médiation de l’abbé Heldric (qui tient ici le rôle principal) et d’Odilon de Cluny, l’exode d’une partie de la communauté au monastère de La Réome et le dénouement miraculeux de l’assaut  : si les Gesta reprennent les accents de Raoul Glaber, on ne peut guère avérer de concordances textuelles, alors qu’elle sont évidentes si on en compare le texte avec certains pas66   Raoul Glaber, Histoires, p.  122, n.  50 et surtout N.  Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre, p.  211-218. La  médiation d’Odilon n’apparaît pas dans la Vita d’Odilon par Jotsuald (PL, CXLII, col. 897-940). Sur cet épisode, voir aussi Dom J. Hourlier, Saint-Odilon, abbé de Cluny, Louvain, 1964, p. 70. 67  Raoul Glaber, Histoires, III, 6, p. 153-155. 68  Les Gestes des abbés de Saint-Germain d’Auxerre, éd. N.  Deflou-Leca et G. Lobrichon, Paris, 2011, p. 16-19. 69   Ibid., p. xliii.

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sages des Gesta des évêques d’Auxerre 70. La notice qui est consacrée à  l’évêque Hugues dans les Gesta des évêques d’Auxerre 71, composée vers 1056-1060, sinon avant (peut-être dès les années 1040) 72, donne une version de l’affaire plus favorable à l’attitude du prélat. Sans occulter l’échec de la campagne menée par le roi Robert et ses alliés normands contre Auxerre, ni le retrait des assaillants « terrifiés par la volonté du Seigneur », la notice met surtout en avant la fidélité d’Hugues au roi Robert. Lorsque le rédacteur rapporte la révolte des Bourguignons contre le roi de France après la mort du duc Henri, il souligne qu’  «  Hugues, avec tous ses hommes manifesta une fidélité sans faille au roi. Pour cette raison il fut longtemps en butte à la vive animosité des autres, ce qu’il supporta avec vaillance ». Le prélat accompagne l’armée royale lorsqu’elle bat en retraite. Et, après avoir rapporté la soumission de la Bourgogne, au bout de quelques années, l’auteur conclut sur le rôle joué par l’évêque auprès du roi : « C’est en fait sur les conseils d’Hugues que le roi exécuta tout ce qu’il avait décidé de faire. Il donna généreusement à Hugues ce que celui-ci voulut bien recevoir ». Il est possible que le rédacteur de la notice ait puisé au récit de Raoul Glaber, ou du moins à une tradition qui a inspiré le chroniqueur 73. Il  existe plusieurs coïncidences entre les deux textes. À  propos d’Hugues tout d’abord, sa fidélité au roi, sa présence lors de la campagne menée par Robert, le fait qu’il ait dû assumer tout à la fois le comté de Chalon et l’épiscopat à Auxerre : tous ces points sont présents dans les deux récits, même s’ils sont davantage accentués dans les Gesta. Concernant certains 70   Ainsi le passage des Gesta des évêques d’Auxerre (éd. Sot, p. 251) depuis tam de gente Francorum  [...] jusqu’à rex locaricatus intenderet est-il repris en partie dans deux passages des Gesta des abbés (éd. Deflou-Leca et Lobrichon, p. 16 et p. 18). 71  Les Gestes des évêques d’Auxerre, cap. 49, p. 244-261, en particulier p. 246251 pour l’épisode qui nous intéresse. 72  Ibidem, p. ix-x. Selon Pierre Jeannin, la 3e continuation, comprenant les cinq notices de l’évêque Richard (962-970/971) au départ d’Héribert II du siège épiscopal (1052 ou 1054), aurait été rédigée vers 1056-1060, mais l’argumentaire sur la datation de ces continuations ne semble pas toujours convaincant aux éditeurs plus récents des Gesta. Une date antérieure pour la notice d’Hugues, peu après la mort du prélat (1041), n’est pas totalement à exclure (N. Deflou-Leca, Saint-Germain d’Auxerre, p. 205, n. 25). 73   Sur ce point, voir également Rodvlfi Glabri p. xcvii-c.

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détails de la révolte des Bourguignons et de la campagne menée contre eux ensuite : dans les deux narrations les nobles bourguignons se partagent ou arrachent les châteaux ducaux, l’échec de l’assaut sur Saint-Germain d’Auxerre, beaucoup plus développé chez Raoul Glaber, n’est pas passé sous silence par le continuateur des Gesta, alors qu’il pouvait desservir le portrait de l’évêque. L’épilogue enfin aboutit à la soumission des Bourguignons au roi, tardivement chez Raoul Glaber, au bout de quelques années selon les Gesta. On note ainsi beaucoup d’éléments communs aux deux récits, mais pas de concordances textuelles évidentes. Dans le récit de Raoul Glaber, l’essentiel des informations concernant l’évêque Hugues figure dans le livre III rédigé (ou révisé) après la mort du prélat (dont le chroniqueur indique le lieu de la sépulture), alors que le récit de la campagne en Bourgogne s’insère dans le livre II rédigé au moins une à deux décennies auparavant, avant le décès de l’évêque Hugues 74. Concernant Hugues, Raoul Glaber et les Gesta des évêques d’Auxerre ont puisé aux mêmes informations, et cette parenté a pu suggérer que le premier était aussi le rédacteur de la notice de l’évêque Hugues, une hypothèse qui a toutefois été réfutée par John France, qui n’exclut cependant pas que le rédacteur ait résumé la version donnée par Raoul du siège d’Auxerre quelques années auparavant 75. Confrontés au chapitre  15 du livre V des GDN, on ne peut établir avec certitude que ces deux récits aient influencé Guillaume de Jumièges, mais l’orientation «  royale  » qu’il donne de l’épisode semble plus nette dans la notice des Gesta des évêques d’Auxerre. De manière plus générale, Raoul Glaber lui-même semble avoir été favorable à  la dynastie capétienne, même si, comme l’a rappelé John France, il dut aussi tempérer ce soutien lorsqu’il entrait en contradiction avec les intérêts ou les actions de son patron Guillaume de Vol­piano 76.

74  Voir supra, Rodvlfi Glabri p. xliii, xlv. La date de décès d’Hugues doit sans doute être repoussée à  1041. L’édition des Gesta des évêques d’Auxerre (p.  lvii) propose comme date d’épiscopat d’Hugues de Chalon  la période du 9 mars 1001 - 4 novembre 1041, mais propose par ailleurs (p. xix) 1039 comme date de sa mort. 75  Rodvlfi Glabri, p. xcvii-c. 76  Rodvlfi Glabri, p. lvi-lvii.

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3.  Un parti pris hostile au roi capétien ? Il nous faut maintenant aborder le chapitre 16, où Guillaume de Jumièges met en scène l’évêque Hugues dans une position difficile et très humiliante. L’épisode est inédit par ailleurs, et il est précédé de la mention du mariage d’Adelize avec Renaud comte de Bourgogne, qui est en revanche bien attesté. La date de cette union n’est pas connue avec précision, mais est généralement reliée au règlement de la conquête bourguignonne menée par le roi en 1003-1005, au moment où interviennent d’autres alliances matrimoniales (celle d’un fils de Landri, comte de Nevers, avec une parente du roi Robert ; le remariage du roi avec Constance d’Arles vers 1003-1004 77). Cette datation précoce suppose de remonter au tout début du règne de Richard II le mariage du duc avec Judith de Bretagne, traditionnellement daté de 996-1008. Même en admettant que l’union ait été différée de quelques années, la princesse normande était très jeune lorsqu’elle fut promise à  Renaud. Le  récit qu’en fait le chroniqueur normand est l’occasion de souligner la renommée du duc, dont le comte de Bourgogne recherche l’alliance. L’inverse était également vrai. Renaud était le fils d’Otte-Guillaume, le principal adversaire du roi après la mort du duc Henri : même s’il semble s’être réconcilié avec le capétien dès 1005, les relations entre les deux princes restèrent difficiles, car le parti royal – et en premier lieu Hugues, comte de Chalon et évêque d’Auxerre – n’eut de cesse de battre en brèche l’influence d’Otte-Guillaume, de ses descendants et de leurs alliés en Bourgogne ducale. Le  prestige d’Otte-Guillaume et de son fils Renaud venait de leur position en Bourgogne outre Saône, dont ils font une principauté qui s’émancipe alors du royaume de Bourgogne tout en restant dans l’orbite nominale du roi Rodolphe III. Il provenait aussi, et surtout, de leur ascendance royale puisqu’Otte-Guillaume était le fils d’Adalbert, roi d’Italie et restait, encore au début du xie  siècle, un candidat sérieux au trône lombard. Sans entrer dans des détails qui nous éloigneraient de notre propos, il faut rappeler ici que la couronne italienne a été âpre77 L. Theis, Robert le Pieux, p. 131-132. Constance est apparentée à Hugues, comte de Chalon.

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ment disputée entre 1002 et 1016, à  au moins deux reprises 78. Après la mort d’Otton  III en janvier 1002  : Arduin d’Ivrée se fait alors couronner roi à  Pavie, suscitant peut-être une intervention de Rodolphe  III à  Pavie et une expédition d’Otton de Carinthie, qui échoua, provoquant une campagne d’Henri II de Germanie en 1004. On connaît mal l’attitude d’Otte-Guillaume à ce moment, mais il est plausible que la situation italienne lui ait ouvert des perspectives qui l’ont détourné de la Bourgogne ducale au moment de l’intervention de Robert le Pieux. La Vita de l’abbé Guillaume se fait l’écho d’une rumeur attribuant à Guillaume de Volpiano, apparenté à Arduin comme à Otte-Guillaume, d’avoir soutenu le parti du roi d’Italie, provoquant la colère d’Henri II 79. Arduin abandonna définitivement la partie à l’été 1014, et se retira à l’abbaye de Fruttuaria, fondée par Guillaume de Volpiano, où il se fit moine et mourut peu après en décembre 1015. Les seigneurs italiens cherchèrent un nouveau roi et le candidat le plus crédible était Otte-Guillaume, dont les capacités d’action furent contrariées par Rodolphe III et l’empereur Henri II qui marcha contre les terres du comte de Bourgogne en juin 1016 80. Dans la diplomatique rodolphienne, Otte-Guillaume et Renaud revêtent des titres exceptionnels, tel regni preclarissimi principes, qui qualifie les deux hommes dans un acte de Rodolphe III en faveur de Saint-Bénigne de Dijon daté du 13 juillet 1026 81, des titres que l’on rencontre uniquement pour ces deux personnages, et qui, d’après F. Demotz renvoient très probablement à l’ascendance royale des intéressés, qui pouvait donc être sinon revendiquée, du moins encore perçue à cette date 82. 78 C. Brühl, Naissance de deux peuples : Français et Allemands (ixe-xie siècle), Paris, 1994, p.  276-277  ; J.-P.  Delumeau, I.  Heullant-Donat, L’Italie au Moyen Âge, ve-xve siècle, Paris, 2000, p. 62-63. Voir, entre autres, pour les implications bourguignonnes : F. Demotz, La Bourgogne, p. 451-457, 588-592. 79   Raoul Glaber, Vita domni Willelmi, in V. Gazeau et M. Goullet, Guillaume de Volpiano, cap.  XI, p.  60. Guillaume était peut-être apparenté à Arduin par sa mère Perinza (ibid., p. 84 ; Rodvlfi Glabri, p. lxxiv ; voir également N. Bulst, Untersuchungen, p. 23-24). 80 F. Demotz, La Bourgogne, p. 588-592. 81  Die Urkunden der Burgundischer Rudolfinger, éd. Th.  Schieffer, Regum Burgundiae e stirpe Rudolfina diplomata, Munich, 1977, no  118, p.  286-288  : Otto comes eiusque filius Rainaldus duo regni nostri preclarisimi principes. 82  F. Demotz, La Bourgogne, p. 415 et n. 287.

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Lorsqu’elle fut conclue, l’alliance matrimoniale faisait donc entrer la famille ducale normande dans une dynastie qui  – au moins jusqu’en 1016  – n’avait pas encore tiré un trait sur les ambitions royales italiennes, et c’est un point qui n’a pas été suffisamment souligné lorsque l’on examine les débuts de l’expansion normande vers l’Italie. Les circonstances exactes nous échappent, mais on ne peut pas exclure que Guillaume de Volpiano ait joué un rôle dans la médiation qui aboutit à cette alliance. Tout au plus fera-t-on observer que l’abbé est très présent dans la diplomatique royale des années 1005-1006 pour des actes qui concernent Saint-Bénigne de Dijon et Fécamp, deux monastères respectivement patronnés par Otte-Guillaume et Richard  II  : quatre des cinq actes royaux datés avec certitude entre août 1005 et janvier 1007 ont trait à  ces deux établissements. Au moment du siège d’Avallon, Otte-Guillaume favorise la fondation du prieuré de Saint-Étienne de Beaune, où il est prévu que Guillaume installe des moines de Saint-Bénigne 83. Il intervient à nouveau quelques mois plus tard (entre le 30  décembre 1005 et le 29  décembre 1006) en faveur de la même abbaye pour obtenir une confirmation royale pour d’autres biens situés dans le comté de Beaune 84. Le 30 mai 1006, le roi confirme à la demande de Richard II les biens donnés à la Trinité de Fécamp et, un peu plus tard, il donne à  l’abbaye le domaine de Villers-Saint-Paul le 6  janvier 1007 (ou 1005) 85. Il est certain que l’alliance de Richard II avec le roi 83   W. M. Newman, Catalogue, no 24. Sur l’importance de cet acte, voir également J.-F. Lemarignier, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens (987-1108), Paris, 1965, p. 45 et 48, n. 1. « L’abbé Guillaume de Volpiano [...] pouvait-il finalement ne pas voir d’un bon œil leur (= Otte-Guillaume et Robert) participation commune à l’acte ? » (p. 45). Il s’agit du premier acte royal à souscriptions multiples, et l’acte ne mentionne pas la présence du duc normand, qui n’apparaît pas parmi les souscripteurs. 84  W. M. Newman, Catalogue, no 28. 85  Ibid., no 26 et 29, respectivement M. Bloche, Le chartrier de l’abbaye de la Trinité de Fécamp : étude et édition critique, 928/929-1190, Thèse de l’École des chartes, Paris, 2012, 2  vol., no  4, t.  1, p.  220-225, et no  5, t.  1, p.  225-228 (l’acte est daté du 6 janvier 1005 ou 1007). Une datation au 5 janvier 1005 ne changerait pas la proportion indiquée ci-dessus  : quatre actes royaux sur cinq datés de 1005-1006 concernent les deux établissements. L’authenticité du diplôme de Robert II en faveur de Fécamp du 30 mai 1006, a été discutée, voir en dernier lieu, B.  Pohl et S.  Vanderputten, «  Fécamp, Cluny and the Invention of   Traditions in the Later Eleventh Century », Journal of   Medieval Monastic Studies, 5 (2016), p. 1-41, en particulier p. 22-23. Le dossier documen-

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Robert pouvait embarrasser Guillaume de Volpiano 86, qui figurait parmi les soutiens d’Otte-Guillaume et avait intérêt à agir dans le sens d’une réconciliation entre les deux maisons princières. Il est plus tard, avec l’évêque de Langres, Brun de Roucy, l’un des adversaires des tentatives de mainmise royale sur la Bourgogne – dont la Chronique de Saint-Bénigne se fait l’écho – et lorsque celle-ci fut effective, après la mort du prélat (1016), il se réconcilia avec le roi, qui lui confia plus tard la réforme de Saint-Germain des Prés. Dans la Vita qu’il consacra à Guillaume de Volpiano, Raoul Glaber s’attacha à justifier la position de l’abbé à l’égard du roi de France et ses efforts pour calmer la colère royale 87. Selon Guillaume de Jumièges, la raison de l’intervention normande est un conflit entre Renaud et Hugues de Chalon. Renaud est capturé par l’évêque, qui refuse d’obéir aux objurgations du duc de Normandie ordonnant au prélat de relâcher son prisonnier. Richard  II confie donc à  son fils (le futur Richard  III) le commandement des troupes normandes qui interviennent en Bourgogne et s’emparent du château de Malmandum (probablement Mimande, non loin de Chagny, dans l’actuel département de Saône-et-Loire), contraignant Hugues à relâcher son captif  et à  se prêter à  un rituel d’humiliation publique. La  date de cette campagne n’est pas connue 88, mais l’expédition intervient alors taire fécampois est maintenant repris par Michaël Bloche dans le cadre d’une thèse de doctorat. 86 N. Bulst, Untersuchungen, p. 77-80 ; Rodvlfi Glabri, p. lxxiv. 87   Raoul Glaber, Vita, cap. XI, p. 60-62 ; Rodvlfi Glabri, p. lxxiv. 88  Robert de Torigni place l’épisode en 1024 (Robert de Torigni, Chronique, a. 1024, t. 1, p. 32). F. Neveux propose 1017-1026 (F. Neveux, La Normandie des ducs aux rois, Rennes, 1998, p.  79)  ; J.  Richard, peu avant 1020 (J.  Richard, Les Ducs de Bourgogne, p.  73-74)  ; M.  Chaume, Les origines, p. 479, n. 3 un peu avant 1026. E. van Houts (GND, t. 2, p. 39, n. 1) retient également une chronologie entre 1017 et 1026, s’appuyant, pour la première date, sur le fait qu’Hugues de Chalon et Richard II souscrivent ensemble un diplôme royal donné à Compiègne le 9 juin 1017 (M. Fauroux, Recueil des actes des ducs de Normandie (911-1066), Caen, 1961, no 22, p. 106-108 = W. M. Newman, Catalogue, no  46), au moment du couronnement d’Hugues, fils de Robert  II. La souscription de Richard II n’est cependant pas assurée, en raison de sa forme inhabituelle (S.  Richeri comitis). M.  Fauroux estime que «  cette suscription ne peut être attribuée qu’à Richard II » au prétexte qu’aucun autre comte connu en France du Nord ne porte alors le nom de Richer ou de Richard  ; toutefois L. Theis, Robert le Pieux, p. 162 suggère une autre identification, Richer d’Astenois « si c’est bien lui » et admet l’absence de Richard II au couronnement,

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que le jeune Richard était suffisamment âgé pour prendre la tête des troupes envoyées par son père. Plusieurs historiens ont relié cet épisode aux tentatives faites par l’abbaye de Cluny, avec l’appui du roi Robert et de l’évêque Hugues, pour prévenir la construction de châteaux qui pouvaient alors menacer les terres de l’abbaye 89. De manière plus générale, si l’on accepte le témoignage de Guillaume de Jumièges, il semble bien que l’affaire s’inscrive dans le contexte de la mainmise du pouvoir capétien dans la région vers 1015-1016, avec pour corollaire l’affaiblissement des positions de la famille d’Otte-Guillaume dans la Bourgogne ducale, qui va de pair avec l’effritement des positions des comtes de Mâcon et la perte de l’avouerie de Saint-Bénigne de Dijon, au moins dès janvier 1016, au profit de l’évêque Hugues 90, qui devient peu près (1019) l’avoué d’un autre grand monastère du Mâconnais, Tournus. Yves Sassier a bien résumé le rôle du prélat dans ces années décisives : il en fait « un personnage investi, pour toute la Bourgogne, d’un pouvoir politique que confirment toutes ses activités connues  », agissant comme «  un véritable lieutenant du roi en son regnum Burgundiae  » et «  comme le fer de lance de l’entreprise royale visant à déloger le clan de l’ancien prétendant [= Otte-Guillaume], à l’expulser du Dijonnais, du Clunisois, et à  le refouler sur la ligne frontière de la vallée de la Saône 91 ». Guillaume de Jumièges, qui vient de rapporter au chapitre 15 la fidélité de Richard II et l’aide apportée au roi lors de la conquête de la Bourgogne en 1003-1005, présente donc au chapitre  16 une autre intervention normande (peut-être vers 1016) au profit du parti hostile au roi capétien, et le traitement réservé à Hugues de Chalon est particulièrement édifiant. Ce dermême « s’il est là en pensée ». La présence de Richard II était également retenue par J.-F. Lemarignier, Le gouvernement royal, p. 47, p. 50, n. 29, et notice explicative du tableau des souscripteurs pour le no 46, sans pagination, tableau a3, où Richard II est noté comme « probable ». 89 M. Chaume, Les origines, p. 486, n. 4 ; J. Richard, Les Ducs de Bourgogne, p. 34, n. 4 et p. 73-74 ; G. Duby, La société aux xie et xiie siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1988, p. 138-139. 90 Y. Sassier, Hugues Capet, p. 37-38, n. 158. 91   Ibid., p.  37-38, n.  158. Hugues fut également un promoteur de la paix de Dieu en Bourgogne (D. Barthelémy, L’an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale, 980-1060, Paris, 1999, p. 428-435).

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nier se voit contraint de porter une selle de cheval et de venir se rouler aux pieds du jeune Richard afin d’implorer son pardon. Le  récit décrit ici un rituel connu sous le nom de harmiscara (ou « hachée »), attesté depuis le ixe siècle (et au moins jusqu’au xive siècle) 92. Jean-Marie Moeglin le définit, pour l’époque carolingienne, comme «  une peine supplémentaire qui s’ajoute à  la réparation normale d’un forfait ou d’un délit ; elle vient en fait sanctionner l’offense, le déshonneur qui a été porté à  un puissant, avant tout le souverain, dans la mesure où l’on a bafoué son autorité 93 ». Pour retrouver la grâce de l’offensé, le coupable doit se prêter à un rituel punitif  d’humiliation, permettant tout à la fois de restaurer l’honneur de l’offensé et, au coupable, de retrouver la grâce qu’il a perdue 94. D’autres exemples sont connus au xie siècle, en Catalogne (où la peine garde la même fonction de réparation de l’honneur blessé, mais concerne également des niveaux sociaux moins élevés), en Anjou 95 et en Normandie où Guillaume de Jumièges décrit de la même manière le traitement infligé à Guillaume de Bellême, après que ce dernier eut tenté de se soustraire au service dû à Robert le Magnifique et se fut révolté contre le duc 96. Concernant Hugues de Chalon, la réalité d’une telle humiliation est très improbable. La mise en scène de cette peine infâ92 J.-M. Moeglin, « Harmiscara/Harmschar/Hachée. Le dossier des rituels d’humiliation et de soumission au Moyen Âge  », Archivum latinitatis medii Aevi. Bulletin Du Cange, 54 (1996), p.  11-65  ; J.-M.  Moeglin, Les bourgeois de Calais. Essai sur un mythe historique, Paris, 2002. Voir également J. Hemming, «  Sellam gestare  : Saddle-Bearing Punishments and the Case of   Rhiannon  », Viator, 28 (1997), p. 45-64. 93  J.-M. Moeglin, Les bourgeois, p. 371. 94   Wace précise que l’évêque Hugues présenta son dos à chevaucher et que c’était à l’époque la manière de demander la merci de son seigneur : Wace, Roman de Rou, III, v.  2189-2194, p.  152-153  : «  Q uant a Richard vint li quens Hue, Une sele a sun col pendue,/Sun dos offri a chevalchier,/Ne pout plus sei humilïer ;/ Ceo esteit custume a cel jur,/De querre merci a seignur  ». Voir également la longue description qu’en fait Benoît de Sainte-Maure (v.  31856-31870, t. 2, p. 282), en insistant sur l’humiliation d’Hugues. 95  Guillaume de Malmesbury, Gesta Regum Anglorum, éd. et trad. R. A. B. Mynors, R. M. Thomson et M. Winterbottom, 2 vol., Oxford, 1998-1999, lib. III, 235-232, t. 1, p. 436-437 ; J.-M. Moeglin, Les bourgeois de Calais, p. 382. 96  GND, lib. VI, 4, t. 2, p. 48-50. Wace, Roman de Rou, III, v. 2440-2442, p. 156 : « Ke Willealme vint a merci,/Nuz piez, une sele a sun col,/Lores se pout tenir pur fol » ; Benoît de Sainte-Maure, v. 32563-32571, t. 2, p. 302.

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mante vise là encore à mettre en exergue la fidélité du duc à ses alliances –  ici avec Renaud de Bourgogne, dont la détention prolongée, aggravée par le mépris avec lequel Hugues a traité la requête portée par l’ambassade de Richard  II, passe pour un outrage fait au duc lui-même. Au-delà, il convient de s’interroger sur la tonalité donnée par Guillaume de Jumièges à  son récit et ses éventuels inspirateurs. Une première piste renvoie à Saint-Bénigne de Dijon, dont la chronique conservait la trace d’un différend avec l’évêque Hugues compensé par le don d’un objet de cinq livres d’or, auxquelles Richard II ajouta une sixième. Surtout, il me semble que l’épisode se fait l’écho d’une tradition très hostile à  Hugues de Chalon dont il faut rechercher l’origine chez les adversaires les plus irréductibles de l’évêque  et en premier lieu les proches ou descendants d’Otte-Guillaume, dont plusieurs figurent parmi les bienfaiteurs de Saint-Bénigne 97. Après tout, Renaud, comte de Bourgogne, était mort récemment, le 4  septembre 1057 98, sans doute à  un moment où Guillaume de Jumièges avait entamé la rédaction de ses Gesta. Son épouse, la comtesse Adelize était encore en vie en 1075, date à laquelle elle fit donation à la Trinité de Caen, en présence de la reine Mathilde, du château du Homme en Cotentin, qu’elle avait autrefois acheté à son frère Robert le Magnifique 99 : elle mourut, à une date inconnue, un 26 ou un 27 juillet et fut inscrite dans les obituaires de Saint-Étienne de Besançon et de Saint-Bénigne de Dijon 100. L’un de leurs fils, le comte Gui de Brionne, fut –  aux dires de Guillaume de Jumièges – élevé avec Guillaume le Bâtard, qui lui confia le château de Brionne 101. Gui eut un rôle majeur dans la révolte qui secoua la Normandie en 1047 et fut ensuite assiégé

 Voir supra.  B.  de Vrégille, Hugues de Salins, archevêque de Besançon, 1031-1066, Besançon, 1981, p. 204-206. 99  L. Musset, Abbayes caennaises, no 21, p. 128-129. 100 B. de Vrégille, Hugues de Salins, archevêque de Besançon, 1031-1066, 3 vol., Lille, 1983 : vol. 3, doc. XLIV, p. 147* : Iudith Comitissa hominem exuit (Saint-Étienne de Besançon, au 26 juillet) ; doc. XLVI, p. 152* : Iuditha comitissa (Saint-Bénigne de Dijon, au 27 juillet). 101   GND, lib. VII,  7  (17), t.  2, p.  120. Orderic fait dire à  Guillaume le Conquérant qu’il avait honoré Gui comme un frère  : Orderic Vital, HE, VII, 15, vol. 4, p. 82. 97 98

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à  Brionne. Contraint de se soumettre, il se présenta  – précise l’auteur – « en suppliant et en homme repentant de ses fautes » pour obtenir la clémence du duc (supplex et commissi penitens eius clementiam expetere), qui l’épargna et lui ordonna de demeurer dans sa maison avec ses serviteurs (cum suis domesticis eum in sua manere domo iussit). Guillaume de Poitiers rapporte également la mansuétude du duc à l’égard de Gui, lui permettant de demeurer à sa cour (in curia sua commanere eum concessit), mais il ajoute que Gui préféra retourner en Bourgogne, où il passa plus d’une dizaine d’années « sous les armes » à guerroyer contre son frère Guillaume Tête Hardie, comte de Bourgogne 102. Gui souscrit cependant au moins trois actes ducaux entre 1050 et 1066 (pour Saint-Julien de Tours et la cathédrale de Lisieux), dont deux sont précisément datés de 1053 et de 1059 (ce dernier daté de Bonneville-sur-Touque) 103 : ils témoignent de la présence du personnage en Normandie au moment où écrivait Guillaume de Jumièges. Rien ne s’oppose à ce qu’une tradition hostile à Hugues de Chalon ait pu se diffuser, par Saint-Bénigne, ou plus vraisemblablement (mais ce n’est pas contradictoire) par des descendants d’Otte-Guillaume en lien avec la Normandie. Mais on peut se demander également si Guillaume de Jumièges n’a pas transposé à Hugues l’humiliation à laquelle Gui avait dû se soumettre pour obtenir la grâce du duc et rappeler, du même coup, que les prédécesseurs de Guillaume le Bâtard étaient intervenus en faveur de Renaud, le père de Gui.

Conclusion Il existe ainsi une contradiction apparente entre le chapitre  15 et le chapitre  16 du livre  V des Gesta Normannorum Ducum. Le  premier fait du duc Richard un allié fidèle du roi de France 102  Guillaume de Poitiers, Gesta Guillelmi ducis Normannorum et regis Anglorum, éd. R. Foreville, Paris, 1952, I, 7 et 9, p. 14-21 ; The Gesta Guillelmi of   William of   Poitiers, éd. et trad. anglaise, R.  H.  C. Davis et M.  Chibnall, Oxford, 1998, p. 8-13. Guillaume de Poitiers ajoute plus loin (I, 23, éd. Davis et Chibnall, p. 32-53) que Gui revendiquait son ascendance richardide par la sœur de Richard II. 103  M. Fauroux, Recueil, no 131 (1053), 142 (1059), 194 (c. 1050-1066).

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qu’il aide à soumettre la Bourgogne, sans jamais mettre en doute la légitimité de la conquête capétienne. Le  second place dans une posture humiliante l’évêque Hugues, qui fut le plus ferme soutien de la cause royale en Bourgogne, et semble bien se faire l’écho d’une tradition hostile au prélat, émanant vraisemblablement des milieux favorables à la maison des comtes de Bourgogne. Le  récit de Guillaume de Jumièges se fait l’écho de cet antagonisme, mais l’auteur ne l’expose pas et juxtapose les deux traditions. Le  fait-il de manière intentionnelle  ? Il est difficile de l’affirmer, mais il est très probable qu’il ait eu connaissance des ambiguïtés que créaient les alliances françaises et bourguignonnes de Richard II. C’est sans doute dans cette ambiguïté, et dans l’organisation du propos qu’il faut rechercher la raison des silences ou des ombres de l’historien. Les chapitres finaux du livre  V visent avant tout à  camper le duc de Normandie sous les traits d’un personnage fidèle tant au roi qu’à ses alliances politiques et matrimoniales, et à montrer l’éclat de ses actions en tous lieux (pour reprendre la tonalité employée au début du chapitre 17 104). Les affaires bourguignonnes, après celle de Melun qui ouvre la séquence, offraient matière à l’illustrer, à condition toutefois de taire les contradictions qu’engendrait une position favorable aux deux partis qui s’étaient affrontés pour la succession de Bourgogne.

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MARIE-AGNÈS LUCAS-AVENEL Université de Caen – Normandie, CRAHAM – UMR 6273

LES SILENCES DE L’ANONYME DU VATICAN DANS SA RÉÉCRITURE DE L’HISTOIRE DE GEOFFROI MALATERRA

L’Historia Sicula de l’Anonyme du Vatican (ci-dessous AV) a été délaissée par la critique, depuis qu’elle a été publiée dans la première série des Rerum Italicarum Scriptores en 1726 1. On ne sait rien de l’auteur, et presque rien non plus du contexte de composition de l’œuvre. Toutes les hypothèses se basent sur les informations que l’on tire du texte lui-même. Celles-ci sont rares, car aucune préface n’introduit le texte, ni n’éclaire le contexte d’écriture. L’histoire a été composée par deux mains différentes. La  première, intervenue en 1147 sous le règne du premier roi normand de Sicile, Roger  II, peut-être à  sa demande, a raconté les exploits des fils de Tancrède de Hauteville jusqu’à la mort du Grand Comte Roger  Ier, dernier fils de Tancrède et père de Roger  II, puis a énoncé en quelques phrases l’avènement de ce dernier ; la seconde a continué le travail pour évoquer avec une extrême brièveté l’histoire des successeurs de Roger sur le trône de Sicile, depuis Guillaume Ier jusqu’à Pierre III d’Aragon 2.   Anonymi Vaticani Historia Sicula, éd. L.  A. Muratori, Rerum Italicarum Scriptores, t. VIII, Milan, 1726, p. 740-780. Le texte sera cité avec d’éventuelles corrections textuelles, auxquelles travaille actuellement Olivier Desbordes. Nous remercions vivement ce collègue de nous avoir procuré l’état de son travail. Ajoutons que J. Aspinwall (PhD - univ. Lancaster) prépare une traduction anglaise de l’AV. Il  a co-écrit avec A.  Metcalfe un article (sous presse), «  Norman identity and the anonymous Historia Sicula », in The British Museum Research Publication Series, Londres. Pour l’histoire du texte, on pourra aussi se reporter utilement à J. Kujawiński, « Alla ricerca del contesto del volgarizzamento della Historia Normannorum di Amato di Montecassino : il manoscritto francese 688 della Bibliothèque nationale de France », Bullettino dell’istituto storico Italiano per il medio evo, 112 (2010), p. 91-136. 2   La question de l’auteur a été reprise par Ch. D. Stanton, « Anonymus 1

10.1484/M.GIFBIB-EB.5.117913

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M.-A. LUCAS-AVENEL

Les quelques chercheurs qui se sont intéressés aux sources de cette histoire ont posé la question d’une lecture croisée de l’Histoire du Grand Comte Roger et de son frère Robert Guiscard par Geoffroi Malaterra (ci-dessous GM) 3 avec d’autres œuvres aujourd’hui perdues  – c’est ce qu’a pensé Michele Amari au milieu du xixe  siècle 4 – ou de l’utilisation par les deux auteurs d’une ou de deux sources communes. Cette dernière thèse a été défendue par Alex Heskel en 1891 5, accueillie favorablement par Ferdinand Chalandon en 1907 6, mais combattue par Ernesto Pon­tieri en 1964, ce dernier ayant considéré que les sources de GM étaient essentiellement orales, d’après ce que lui-même déclare 7. Le  dossier a été repris par Charles Stanton, dans un article publié dans The Haskins Society Journal en 2013. Le chercheur américain a montré que le récit de l’AV présentait peutêtre plus d’intérêt pour l’histoire de la conquête de la Sicile qu’on ne le pensait, en reprenant la question des sources de l’œuvre. Si Stanton a apporté des éléments nouveaux et très intéressants à  l’histoire de la constitution du texte 8, il nous semble que les arguments plaidant pour l’utilisation de sources littéraires autres

Vaticanus  : Another Source for the Normans in the South   ?  », The Haskins Society Journal, 24 (2012), p. 83-84. 3 Voir Geoffroi Malaterra, Histoire du Grand Comte Roger et de son frère Robert Guiscard, vol. 1. Livres I & II, éd. M.-A. Lucas-Avenel, Caen, 2016. Le second volume est en préparation : il contiendra les livres III et IV. Pour ces livres, il faut donc encore se reporter à De rebus gestis Rogerii Calabriae et Siciliae comitis et Roberti Guiscardi ducis fratris ejus, auctore Gaufredo Malaterra monacho benedictino, 2 vol., éd. E. Pontieri, in Rerum Italicarum Scriptores2, t. V, 1 (fasc. 211 et 218-219), Bologne, 1927-1928. 4 M.  Amari, Storia dei musulmani di Sicilia pubblicata con note a cura di C. A. Nallino, t. III/1, 2e éd., Catane, 1937, p. 103, n. 1 : « L’Anonimo ebbe sotto gli ochi di certo il Malaterra ed altre memorie [...] ». 5  A. Heskel, Die Historia Sicula des Anonymus Vaticanus und des Gaufredus Malaterra, Kiel – Rostock, 1891. 6 F. Chalandon, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, Paris, 1907, t. I, p. xxxvii-xxxxviii. 7 E.  Pontieri, Tra i Normanni nell’Italia meridionale, Naples, 1964, surtout p. 243-245. 8  Voir le lien établi par Ch. D. Stanton, « Anonymus Vaticanus », p. 90-92, entre l’AV et le début des Annales Siculi, œuvre transmise par le ms.  Palerme, Biblioteca della Società siciliana per la storia patria, I B 28, début du xve siècle (B), sans solution de continuité avec l’œuvre de GM, et éditée par E. Pontieri, De rebus gestis Rogerii, p. 109-120.

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LES SILENCES DE L'ANONYME DU VATICAN DANS SA RÉÉCRITURE DE G. MALATERRA

que l’œuvre de GM, dans le but d’expliquer les «  nombreuses différences entre les deux récits 9 », demeurent insuffisants. Pour cet article, on ne s’intéressera qu’à la partie écrite par la première main, dont les événements rapportés sont très proches de ceux relatés par GM dans son Histoire du Grand Comte Roger, composée entre 1098 et 1101, peu avant la mort du conquérant et sur ordre de celui-ci. Dans une première partie, on montrera quels sont les principaux éléments ou chapitres qui manquent dans le texte de l’AV au regard de l’œuvre de GM et on proposera une première analyse des deux œuvres ; dans la deuxième partie, on reprendra les principaux arguments que Stanton a avancés pour montrer que l’AV a utilisé d’autres sources que l’Histoire du Grand Comte Roger  : certains d’entre eux s’appuient sur des manques ou sur des ajouts, mais ne semblent jamais déterminants pour considérer que l’AV a disposé d’autres sources – du moins littéraires ; une fois qu’on aura ainsi montré, non de manière exhaustive mais en s’appuyant sur quelques exemples, que l’AV est une réécriture de l’œuvre de GM, on reviendra sur le discours historiographique des deux auteurs pour montrer ce qu’enseignent les silences et modifications de l’AV dans l’élaboration d’une nouvelle représentation des Hauteville, soucieux eux-mêmes que leur vertu et leur gloire « ne sombrent pas dans un obscur silence 10 ».

1.  Les silences de l’Anonyme du Vatican au regard du récit de Geoffroi Malaterra GM compose un récit en quatre livres, commandé par le Grand Comte Roger, mort en 1101. Le récit est précédé de deux lettres dédicatoires et il est bien structuré  : chaque livre correspond  Ch. D. Stanton, « Anonymus Vaticanus », p. 85.   AV, p. 746 : [...] ne uirtus eorum aut fama per otium torpesceret, et priori laudi suae gloria noua non superueniente, silentio obscura haberetur (traduction infra). L’idée est aussi exprimée par GM (qui la tient lui-même de Salluste, Cat. 1), au début de la seconde épître : il attribue à Roger la volonté d’imiter les Anciens, dans leur habitude « de noter par écrit les faits des hommes valeureux pour les transmettre à la postérité, afin que les faits mémorables ne disparaissent pas dans un obscur silence avec ceux qui les ont accomplis » (GM, Epist. 2, 1, p. 122). Sur le devoir de mémoire des historiens du Moyen Âge, voir B. Guenée, « Histoire, mémoire, écriture. Contribution à une étude des lieux communs », CRAI, 127e année, no 3 (1983), p. 441-456. 9

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à une période délimitée dont la durée varie peu. Ainsi, après un bref  récit non daté de la conquête de la Normandie par Rollon et ses pirates, le livre I présente Tancrède de Hauteville et ses fils et retrace les événements des années 1035 (environ) à 1060, c’està-dire les exploits des aînés de Tancrède, puis ceux de Robert et Roger en Pouille et en Calabre ; le livre II raconte les années 1060 à 1072, avec les deux premières étapes de la conquête de la Sicile jusqu’à la prise de Palerme en janvier 1072. Les livres  III et IV rapportent la fin de la conquête de l’île, et, dans le livre III, consacré aux années 1072 à 1085, GM expose en de longs chapitres la tentative de conquête de Constantinople par Robert et son retour forcé en Italie pour répondre à  l’appel du pape Grégoire  VII, fait prisonnier à Rome par Henri IV ; outre la fin de la conquête sicilienne, le livre IV évoque la succession difficile de Robert et le rôle prédominant du Grand Comte dans toutes les affaires d’Italie du Sud, jusqu’au privilège de la légation apostolique obtenu en 1098. Chaque livre s’achève ou presque sur un événement d’importance pour les héros  : prise de Reggio et obtention du titre ducal ; prise de Palerme ; mort de Guiscard ; légation apostolique ; ces événements permettent au chroniqueur de conclure le livre et d’annoncer le suivant en des termes précis, qui justifient la répartition choisie. Les quatre livres sont en outre divisés en une succession de chapitres. L’AV résume à peu près au tiers l’œuvre de GM, même si le premier livre est un peu plus longuement repris que les deux suivants, tandis que le dernier livre a fait l’objet de véritables coupes sombres. La méthode de l’AV a parfois consisté à résumer certains faits, mais plus encore il a écarté purement et simplement un grand nombre de chapitres. C’est le cas des premiers chapitres du livre I : l’AV commence d’emblée son œuvre par une présentation de Tancrède et de ses douze fils, puis respecte scrupuleusement l’ordre de la narration jusqu’à l’arrivée de Roger. Il  ne reprend pas non plus les derniers chapitres du livre où GM était revenu sur les exploits de Tancrède et de son fils Serlon resté en Normandie. Il ne dit rien des pillages, des ruses de Robert en Italie ou de la renommée funeste dont Roger aimait à se faire précéder. Il écarte aussi le long chapitre consacré à la famine qui sévit en Calabre en 1057, et dont l’une des causes est le glaive des Normands. À la lecture de ce livre, les choix de l’AV semblent clairs : il s’agit de resserrer le propos sur les exploits des fils de Tancrède 278

LES SILENCES DE L'ANONYME DU VATICAN DANS SA RÉÉCRITURE DE G. MALATERRA

partis pour l’Italie du Sud et devenus rapidement les maîtres incontestés des terres de Pouille aux dépens des Byzantins ; puis d’en venir bientôt aux deux protagonistes que sont Robert et Roger, sans rien dire de leurs premières rapines en Calabre. Le début du récit de la conquête de la Sicile continue sur le même ton  : l’AV retient les principales batailles rapportées par GM, mettant aux prises les Normands et les Sarrasins avant la prise de Palerme, tandis qu’il écarte tout ce qui peut s’apparenter à un excursus et à une défaite. Ainsi, il se tait sur le court chapitre consacré à la fuite des deux jeunes Sarrasins de Messine, qui n’apporte rien à l’histoire événementielle et dont la tonalité pathétique – un frère en larmes tue sa sœur pour ne pas risquer qu’elle subisse l’outrage des Normands  – pourrait desservir la laudatio du protagoniste. L’AV semble avoir refusé de s’embarrasser d’un tel épisode. De même, il passe presque sur la victoire remportée par Roger à  Miselmir, qu’il ne nomme pas 11, et ne dit rien de l’utilisation des pigeons voyageurs trouvés parmi les dépouilles. Les détails que fournit GM dans ce chapitre sur cette coutume sarrasine enseignent que la pratique était ignorée des Normands de l’époque. Surtout, outre que le chapitre apporte peu au récit des événements, l’AV a pu considérer que la cruauté de Roger contrevenait au portrait élogieux des Hauteville et suscitait elle aussi le pathos à leurs dépens : les lamentations des femmes montent jusqu’au ciel, dit GM, quand elles apprennent la défaite de leurs époux par des messages écrits avec le sang des victimes. Du reste, l’AV est moins précis que GM sur les conditions de reddition des villes et le sort réservé aux vaincus. Il passe très vite sur les deux longs chapitres que GM consacre au siège de Troina et pendant lequel le comte et la comtesse furent réduits à un tel dénuement qu’il faillit leur coûter la vie. Là encore, il semble que le pathos suscité cette fois au bénéfice du couple comtal ait peu intéressé l’auteur. Il ne dit rien non plus du combat livré par les 11  Plus généralement, le nombre de toponymes siciliens est moins important que chez GM. C’est pourquoi, même s’il est possible que l’AV ait vécu à la cour de Palerme, il nous semble insuffisant de s’appuyer, pour le montrer, sur l’erreur concernant Gerace, placé en Sicile par l’AV, p. 758, plutôt qu’en Calabre (GM, II, 23-24) : peut-être cette erreur vient-elle de la confusion avec le château situé sur l’actuelle commune de Geraci Siculo, dans la province de Palerme (F. Maurici et al. [dir.], Castelli medievali di Sicilia. Guida agli itinerari castellani dell’isola, Palerme, 2001, p. 324-325) : voir Ch. D. Stanton, « Anonymus Vaticanus », p. 84.

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Pisans contre Palerme, auquel Roger refuse de participer : il faut reconnaître que cette tentative n’aboutit à rien, sinon qu’elle permet à GM de se moquer de l’orgueil pisan. L’auteur passe aussi sur le siège de Palerme en 1064 : non seulement il s’agit d’un échec pour les Normands, mais on peut comprendre que l’AV n’ait pas voulu reprendre les détails que GM rapporte à  cette occasion  : les Normands durent lever le camp en raison des tarentules qui infestaient la colline sur laquelle ils s’étaient établis et dont le dard en avait rendu beaucoup si honteusement malades, précise GM, qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’évacuer « par l’anus des flatuosités en pétarades malsonnantes », qui ont prêté à rire à ceux qui en avaient réchappé, ajoute-t-il 12. L’AV passe sur la rébellion de Guillaume de Grandmesnil, qui avait amené GM à  redire combien les Hauteville, et surtout Robert, étaient habités par un désir insatiable de domination. Enfin, il supprime de son texte les commentaires théologiques que GM a insérés dans le récit pour expliquer les événements ou les justifier d’après les Écritures ou les règles canoniques 13. L’AV se tient donc aux faits, il ne se soucie pas de les justifier à la lumière des Écritures et encore moins d’inviter le lecteur à éprouver quelque sentiment de pitié, que ce soit pour les Normands ou les populations vaincues ; il supprime aussi les détails qui pourraient entacher l’honneur des Normands. Les choix qu’il opère pour les livres III et IV se laissent moins facilement analyser. De même qu’il n’avait rien dit de l’insurrection de Guillaume de Grandmesnil, de même, il passe sur les rébellions qui suivent la mort de Robert et sur les difficultés concernant l’héritage dévolu à Roger Borsa, ou encore sur le siège de Capoue ; il témoigne, en le résumant, du combat de Guiscard contre Amal­fi et Salerne et des démêlés du duc avec ses neveux Abélard et Herman, qui pouvaient sembler secondaires. Il  supprime de nombreux événements de Sicile, comme la prise de Jato et de Ci­nisi, ou même la prise de Malte, mais il relate en détail la campagne de Robert contre Constantinople. Il ne dit rien des églises ou cathédrales que le comte fait construire, ni du rétablissement des évêchés selon le rite latin dans toute la Sicile. Plus curieux encore, il   GM, II, 36, 3, p. 350.   Voir, en particulier, II, 6-7 et II, 33, 4-5, où GM prend la parole pour justifier le vœu d’offrir à Saint Andronic le butin arraché aux Siciliens et la victoire remportée par Serlon à Cerami. 12 13

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évoque à peine la venue du pape Grégoire VII en Sicile et se tait sur la légation apostolique, qui met le point final à l’œuvre de GM et à son discours de légitimation du nouveau pouvoir exercé par le Grand Comte. Enfin, tandis qu’il ne fait aucune mention des trois mariages princiers des filles de Roger, racontés en de longs chapitres par GM, il évoque en revanche ceux du comte Roger et de ses deux fils, Simon et Jourdain, morts prématurément et sans descendance : aussitôt, il rapporte comment Roger, adressant des prières à Dieu, comme avant lui son père Tancrède, obtient la descendance souhaitée. Il s’intéresse donc seulement aux fils de Roger qui assurent le maintien de la lignée sur le trône de Sicile. Le récit de l’AV, bien que plus bref, n’offre pas pour autant moins de cohérence à la lecture. L’omission d’un grand nombre de faits n’enlève rien à  la clarté de la narration. On  découvre une suite d’épisodes dans lesquels s’illustrent les Hauteville et qui exposent progressivement comment ils parvinrent à  asseoir leur domination en Pouille, Calabre et Sicile. L’auteur assure la cohésion des éléments qu’il rapporte, ménageant des liens parfois assez lâches, mais suffisants pour que le lecteur puisse s’y retrouver, et sans que les lacunes gênent la lecture suivie du texte. Il semble qu’en supprimant presque tous les millésimes dont GM a ponctué son texte – l’AV n’en a conservé qu’un seul 14 – il a pu aisément dissimuler ses coupes 15.

2.  L’Anonyme du Vatican a-t-il eu recours à d’autres sources littéraires que le récit de Geoffroi Malaterra ? Au cours de cette rapide présentation des lacunes du texte de l’AV au regard de celui de GM, on a vu que certaines paraissent plus difficiles à expliquer que d’autres. Avant de poursuivre et de pro14  L’AV n’a inscrit qu’un seul millésime, qui est faux (MXC pour le début de la conquête de l’Empire byzantin), se contentant au mieux de circonstants comme « au même moment », parfois « la même année ». Ce silence sur les dates n’est sans doute pas étranger au maintien d’une forme de cohésion du récit : l’auteur peut ainsi plus facilement omettre un fait ou regrouper les éléments sélectionnés autour de l’un ou l’autre frère, comme en témoigne son récit de la campagne de Guiscard contre Alexis Ier Comnène. 15  Sur la datation presque année par année au moyen d’un millésime dans le récit de GM, à partir de l’entrée en scène de Roger, voir les pages de notre « Introduction » consacrées à la « Chronologie », dans GM, Histoire du Grand Comte Roger, p. 31-38.

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poser une interprétation plus générale des silences de l’AV, il faut donc établir que l’Histoire du Grand Comte Roger de GM est très probablement la seule source littéraire que l’AV a utilisée. Ceux qui ont plaidé pour l’utilisation d’une autre source se sont basés sur divers arguments qui ne semblent pas tous devoir être retenus. Parmi ceux-ci, le premier avancé par Stanton et le plus convaincant, nous semble-t-il, réside dans les différences touchant certains noms propres. Il donne trois exemples : Hugues de Gircée, gendre du Comte, Eviscardus, un Breton qui a sauvé la vie du Comte, et Chamutus, l’émir de Castrogiovanni. Ces exemples témoignent, en effet, d’altérations assez importantes, mais moindres que ne l’a cru Stanton, si l’on prend en considération les variantes de la tradition manuscrite. Ainsi, Vgo de Gircea 16 est nommé Vgo de Brachio (ou Brachia) dans l’AV 17. Le nom d’Eviscardus doit plutôt être lu Enisandus, voire Anisandus 18 et devient, dans l’AV, Casaldus ou Ansaldus selon les témoins 19. Enfin, Stanton considère que le nom Hamus donné par l’AV est sans doute plus correct que Chamutum de GM pour transcrire le nom de l’émir de Castrogiovanni Hammūd 20. Mais, d’une part, c’est Chamut et non Chamutum ˙que donne GM, quand la forme est au nominatif, d’autre part, il est possible que la graphie Ch- ait servi à noter la constrictive initiale hā du nom arabe. Le texte de Mala˙ terra n’offre pas d’exemple équivalent, mais ch se retrouve dans le latin Archadius, transcription de al qādī, reprise par l’AV 21  ; ˙ 16  On a deux occurrences de ce nom chez GM, la première au sommaire de III, 10, et la seconde, au chapitre correspondant. Les deux témoins les plus sûrs, ms. Catane, Biblioteca regionale universitaria Giambattista Caruso, Vent. 016, fin xvie siècle (C) et ms. Barcelone, Biblioteca de Catalunya, 996, fin du xive siècle (Z), donnent Ugo de Gircea (peut-être Gireca pour la première occurrence de C). 17  Le ms. A (Vaticano, BAV, Vat. Lat. 6206) donne Brachio, mais V (Vaticano, BAV, Vat. Lat. 4936), Brachia. 18   Les manuscrits de GM ne s’accordent pas sur ce nom, dont on a quatre occurrences en III, 15, mais C donne à chaque fois Enisandus, tandis que Z donne une fois Anisandus (ou Avi-), ailleurs Enisandus (ou Evi-). La leçon Eviscardus, choisie par Pontieri, ne se lit que dans B, le moins fiable des témoins primaires. 19  Dans AV, p. 773, on a Casaldus A : Ansaldus V. 20  Sur la question de savoir si cet homme est un Hammūdite, voir la discussion d’A. Nef, Conquérir et gouverner la Sicile islamique˙ aux xie et xiie siècles, Rome, 2011, p. 30, n. 76. 21   Pour ce nom, voir A.  Nef, Conquérir, p.  39-41, et Geoffroi Malaterra, Histoire du Grand Comte Roger, I, 7, p. 152, n. 8.

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ce qui témoigne assez des flottements dans la transmission des phonèmes d’origine arabe. Stanton ajoute sans les nommer qu’il y a des douzaines d’autres exemples 22. On pourrait certes en relever d’autres, mais chacun d’eux mériterait une étude particulière, au moins d’ordre paléographique et phonétique. Et la recherche en ce domaine est d’autant plus difficile qu’on ne dispose plus aujourd’hui du manuscrit de GM que l’AV a pu lire, puisque les plus anciens témoins de GM datent du xive siècle. Il est certain cependant que plusieurs anthroponymes ont été altérés, mais que d’autres ont aussi été bien conservés (ainsi, parmi les noms arabes, le qā’id de Syracuse latinisé Betumen, Betuminis par GM, mais Bithumen, Bithuminis par l’AV ; l’émir de Syracuse, nommé Benarvet par Malaterra, Benervetus par l’AV, etc.). D’autres éléments relevés par Stanton sont intéressants pour cette étude. Le premier correspond en effet à une forme de silence de la part de l’AV. Selon ce dernier, c’est Roger lui-même et non un inconnu du nom de Lupinus qui tue le terrible émir de Syracuse, Benarvet, pendant la bataille navale qui les oppose (GM, IV, 2). Sans doute l’AV a-t-il voulu attribuer cette action d’éclat au père de son possible commanditaire, plutôt qu’à cet obscur Lupinus, qui n’est jamais mentionné ailleurs par GM. Stanton fait d’ailleurs de lui-même cette conclusion, et il n’y a donc pas besoin ici de faire intervenir une autre source. En outre, Stanton a pensé, à la suite d’Amari, que l’AV possédait une source arabe pour le récit des batailles successives qui ont eu lieu à Cerami en 1063. Ces batailles sont sans doute parmi les plus célèbres de l’Histoire de GM, car elles donnent lieu à la composition d’un très long chapitre (GM, II, 33), dans lequel les Normands, malgré leur très petit nombre, triomphent par trois fois d’une multitude de Sarrasins. La  première est remportée par Serlon et les deux suivantes par Roger, grâce à l’intervention miraculeuse de saint Georges et à  l’apparition tout aussi miraculeuse d’une croix sur l’étendard du comte. GM déploie toute sa force épique dans le récit de ces événements, en même temps qu’il explique les faits par des commentaires théologiques. L’AV reprend une bonne partie des informations de GM, retranchant cependant les commentaires théologiques et d’autres détails   Ch. D. Stanton, « Anonymus Vaticanus », p. 85.

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propres à la bataille. Mais les trois arguments pour avancer qu’il disposait d’une source arabe ne peuvent, me semble-t-il, s’appuyer sur les différences textuelles qui ont été notées : le nombre de chevaliers conduits par Serlon, le moment de la bataille menée par Roger et le nombre de victimes parmi les Sarrasins. – Apprenant que les Sarrasins attaquent Cerami, Roger dépêche Serlon avec trente chevaliers avec ordre de tenir la place jusqu’à son arrivée le lendemain, indique l’AV. Le  nombre de chevaliers serait différent du récit de GM, qui en compte trente-six, d’après l’édition de Pontieri, et Roger serait revenu le jour même à  Cerami pour affronter à  son tour les Sarrasins. Cependant, la lecture comparée des manuscrits de GM amène à réduire à trente le nombre de chevaliers que Roger a mis à la disposition de Serlon 23. Q uant au moment de l’arrivée de Roger, il n’est pas précisé par GM  ; mais, d’après les détails supplémentaires que GM apporte au récit, la bataille menée par Roger a peut-être eu lieu le lendemain  : non seulement il arrive après la victoire de son neveu, mais encore il prend conseil avant de livrer bataille puis ordonne son armée. Surtout, selon GM, le comte mène encore un autre combat le lendemain pour poursuivre les Sarrasins qui s’étaient réfugiés dans les cavernes des environs. Le  détail temporel, que Stanton considère comme un ajout, a donc pu aisément être tiré par l’AV du récit de GM, puisque l’AV ramène à une seule les deux batailles que Roger a menées en deux jours consécutifs. – Stanton fait remarquer que 20  000 Sarrasins furent tués par les Normands selon l’AV, mais 15 000 d’après GM. Or cette comparaison ne tient pas compte non plus des deux batailles successives menées par le comte  ; car si les Normands tuent 15 000 Sarrasins lors du premier affrontement, ce sont 20 000 hommes que Roger massacre le lendemain. L’AV n’a donc retenu que la seconde information et a ramené à une seule les deux batailles, retenant le nombre le plus extraordinaire. 23  Il y a une apparente contradiction sur ce point dans le texte de GM  : le comte confie trente chevaliers à  Serlon (et non trente-six comme l’a cru Pontieri sur la foi du ms.  B [Palerme, Biblioteca della Società siciliana per la storia patria, ms I B 28, début du xve siècle]), mais ce dernier, après avoir gagné Cerami, s’élance contre l’ennemi avec trente-six hommes. Voir Geoffroi Malaterra, Histoire du Grand Comte Roger, II, 33, 3, n. 3.

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Les informations ajoutées par l’AV sont très peu nombreuses, et aucune ne prouve de manière convaincante le recours à  une source littéraire supplémentaire. L’information donnée par l’AV selon laquelle Roger a fait repêcher le corps de Benarvet pour expédier sa tête au roi Tāmim à  Mahdiya est sans doute fictive, reconnaît Stanton, car Roger est soucieux de conserver son «  amitié  » avec le roi (GM, IV, 3)  ; en outre, plutôt que d’une invention de l’AV, le détail ressemble à  la reprise d’un motif, comparable à celui qui suit la mort de Serlon II relatée par GM (GM, II, 46) et par l’AV : les têtes coupées du héros normand et de ses compagnons ont été envoyées au roi Tāmim par les Arabes de Sicile qui avaient préparé l’embuscade. De même, lors du siège de Palerme, l’intervention épique d’un neveu de Robert et Roger présente des traits communs avec le rôle joué par Serlon I devant Tillières-sur-Avre (GM, I, 39), épisode qui n’est pas raconté par l’AV  : la présentation du Sarrasin menaçant, posté devant la porte de la ville, fait penser au géant franc, qui invectivait les Normands de Robert le Magnifique, jusqu’à ce que Serlon l’abatte de sa lance. Le  récit de la course effrénée dans la ville, en revanche, est propre à l’AV. Faut-il reconnaître dans cet épisode hautement épique, dont le héros n’est pas même nommé, un emprunt à  une autre source  ? Ce  n’est sans doute pas nécessaire, et certains autres extraits témoignent de la volonté de l’AV de mettre en exergue un épisode marquant. Stanton fait aussi remarquer que Robert Guiscard, selon l’AV, rassemble son armée par un édit général en 1068 avant le siège de Bari. Si ce détail n’apparaît pas chez GM, on le trouve en revanche quand Robert rassemble son armée en 1084 pour affronter l’armée d’Henri  IV (GM, III,  35). Enfin, l’AV témoigne de la construction de deux châteaux devant Palerme, quand GM ne parlait que d’un seul. Aimé du Mont-Cassin rapporte que le duc fit construire une « forteresse très puissante » sur un lieu élevé 24. Guillaume de Pouille, quant à  lui, indique que Robert fit munir «  des châteaux de solides murailles 25  ». 24  Aimé du Mont-Cassin, Ystoire de li Normant, édition du manuscrit BnF fr. 688, éd. M. Guéret-Laferté, Paris, 2011, VI, 23, p. 434 ; Aimé du Mont-Cassin, Histoire des Normands, traduction en français moderne, introduction, notes par M. Guéret-Laferté, Paris, 2015, p. 292. 25  Guillaume de Pouille, La Geste de Robert Guiscard, III, 337-338.

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L’AV donne donc ici une information différente et précise, soulignant que l’un des deux châteaux fut fortifié près de la mer, tandis que l’autre fut élevé dans un lieu nommé Galea (ou Galga, d’après le ms.  V). Le  premier château pourrait correspondre au Castello a Mare, mentionné sous le nom de Castellum maris dans le Liber de Regno Siciliae du pseudo-Hugues Falcand entre 1154 et 1169 26  ; quant au second, situé à  l’extrémité occidentale de la ville, il s’agirait des prémices du futur palais de Roger II 27. Mais il est possible que cette information vienne des propres observations de l’AV plutôt que d’une source écrite. Concernant le détail textuel, Stanton considère que, de façon générale, en termes de structure, de style et de propos, l’œuvre de l’AV présente peu de ressemblances avec celle de GM 28. Or, pour ce qui est du style, il est frappant de voir combien l’AV, quand il suit de très près la progression de GM, s’applique à formuler les mêmes idées mais d’une autre manière, le plus souvent en résumant, mais aussi en utilisant des expressions synonymiques ou en mettant l’accent sur un détail plus que sur un autre, au moyen d’une tournure légèrement différente. Nous en donnons ci-dessous deux exemples, en mettant en regard les deux textes et en soulignant les expressions les plus caractéristiques. 1. Les deux chroniqueurs rapportent comment les aînés de Tancrède s’offrirent comme mercenaires d’abord au prince de Capoue, puis à celui de Salerne...

26  On en trouve plusieurs occurrences dans l’œuvre ; pour la première, voir Hugues Falcand, Le livre du royaume de Sicile. Intrigues et complots à la cour normande de Palerme (1154-1169), trad. et présentation par E. Türk, Turnhout, 2011, p. 147 et n. 97 (l’ouvrage reproduit le texte latin édité par G. B. Siragusa : Falcandus Hugo, La Historia o Liber de regno Sicilie e la Epistola ad Petrum Panormitane ecclesie Thesaurium di Ugo Falcando, Rome, 1897)  ; voir aussi F. Maurici et al., Castelli medievali di Sicilia, p. 340. 27   Voir R.  Sciortino, «  Archeologia del sistema fortificato medievale di Palermo : Nuovi dati per la conoscenza della seconda cinta muraria (tardo x-xii secolo) », Archeologia Medievale, 33 (2006), p. 286-289 (consultable en ligne sur Academia.edu) ; E. Pezzini, « Palermo’s forma urbis in the 12th century », in A. Nef  (éd.), A Companion to Medieval Palermo. The History of  a Mediterranean City from 600 to 1500, Leiden – Boston, 2013, p. 201-202. 28  Ch. D. Stanton, « Anonymus Vaticanus », p. 87-88.

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AV, p. 746-747 GM, I, 6 [...] Ubi aliquantisper commorati, Primum cum Capuano principe cum multa strenue, remunera- non multo tempore commorati, tione accepta, peregissent, tena- relicta ejusdem avaritiae ignavia, citate Capuani cognita, illo spreto, ad Gaymarum principem Salerniad Gaimarum Salerni principem tanorum, profecti sunt. Ille uero, transierunt. 2. A quo decenter sus- quia tunc temporis Capuanus cepti propter militarem laudem, princeps terram suam uiolenter quae jam ipsos per universam inquietabat, gauisus de aduentu Apuliam famosissimos effecerat, eorum, ipsos honorifice et cum et maxime quia ab inimicante sibi maxima donorum munificentia principe ad se transierant, multis retinuit. [...]  Confirmata uero donariis ad fidelitatem ejus inflam- pace inter principem Salernitamati, diversis et crebris incursioni- num et Capuanum, Salernitani, bus Capuanos lacessentes, totam qui prius Normannorum nomen provinciam, ac si pestilens calami- fere caelestibus laudando coaetas detonaret, attriverunt. 3. ‹Les quabant, eorumdem uirtute et Normands firent si bien› ut omnia audacia a saeua Capuanorum circumquaque se pacata silerent. oppressione liberati, immutato 4.  Longobardorum vero gens in- animo simul cum fortuna, alienae vidiosissima et semper quemque probitati parum sibi de propria probum suspectum habens, ipsos confidentes in honore malorum apud eundem principem, inimico hominum plurimique detrahendo dente rodentes, occulte detrahe- coeperunt inuidere. 4.  Q uorum bant, suggerentes quatenus eos a prius uenenosa detractio non cesse repelleret : ni faciat, facile futu- sarat quam priuatis et publicis rum, ut gens tantae astutiae, tantae consultationibus pusillanimitastrenuitatis  – addentes etiam ex tem ipsius principis solicitando, sui cordis abundantia tantae perfi- ne diutius in terra Normannos diae – ut, principe exheredato, ipsi retinere auderet, effecerunt  : sua calliditate hereditate ejus po- quippe quos sapientes et bello tirentur. 5. Unde et cor principis probatissimos ipse indubitaneisdem artibus imbutum facile in ter esse cognouerat, ne, si eorum deterius proclive pervertunt. Sed ad  hoc moueretur animus, prinprinceps, quamvis pravis consi- cipatum sibi eriperent, suis non liis suorum assentiens quod hor- multum confidens metuebat. tabatur facere moliretur, tamen strenuitatem eorum timens, quod animo occulte agebat, minus in  29 propatulo aperire praesumebat 29. 29  «  ‹Les aînés de Tancrède› restèrent à ses côtés (=  aux côtés du prince de Capoue) quelque temps, mais quand, ayant reçu le salaire de leurs nombreux

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2.  Le récit de la tentative d’assassinat contre Guiscard pendant le siège de Bari GM, II, 40, 5-6 Barenses ergo  [...] dolo vitae ducis periculum parant  ; pretioque composito, a quodam levitatis viro ut, urbe digrediens, illum spiculo corripere attentet mercantur. Animus aeger avaritia pactionis cupidine captus, ad perpetrandum tam nobile, ut sibi tunc videbatur, facinus accelerat  ; spiculoque venenis infecto ab edocentibus se tantae versutiae fraudem accepto, urbe digressus, quasi unus ex nostris, lapides funda versus hostes super muros jaciendo, castra nostrorum dolose speculatum circumvenit. 6. Sicque, ‹cum› vesperascente die nox intercludere solis radios properaret cumque, caenae hora instante, dux in tabernaculo suo ex foliosis arborum ramis composito resedisset, ille a tergo

AV, p. 763-764 Noctis ergo optime silentio, cum dux in tentorio cum militibus cenaret, Barensis quidam, cui ingens auaritia perniciosam praestabat audaciam, pacta sibi pecunia, iaculum in manu accipiens solus e ciuitate progreditur. 3. Cumque per castra ambulando, si quibus obuiabat, nomen et causam dissimulando uiae, tandem cum ad ducis tentoria perueniret, quasi unus ex ministrantibus esset introgrediens, iaculum, quod occulte deferebat, in aspectum ducis contorquere praesumpsit. 4. Q uod Dei miseratio a persona sua auertens, uestem incisam, corpus illaesum seruauit. Immisso iaculo, perfidus ille ueloci saltu in fugam prosiliens, noctis umbra sibi fauente, capi non potuit. 5. Dux itaque tam

exploits, ils reconnurent l’avarice du Capouan, pleins de mépris pour cet homme, ils passèrent au service de Guaimar, prince de Salerne. 2. Ce dernier les accueillit avec honneur à cause de leurs mérites à la guerre, qui leur avaient déjà valu dans toute la Pouille une immense notoriété, et surtout parce qu’ils étaient passés à son service après avoir rompu avec le prince qui lui était hostile, et il suscita en eux, par de nombreux présents, une vive ardeur à lui être fidèles, si bien que, lançant contre les Capouans des raids variés et répétés, ils écrasèrent toute la région, tel un terrible fléau qui éclate. 3. ‹Les Normands firent si bien› que, une fois pacifiée, la contrée tout alentour resta silencieuse. 4. Mais le peuple des Lombards, particulièrement jaloux et tenant toujours en suspicion tous les hommes loyaux, les dénigrait secrètement auprès de ce prince en les déchirant à belles dents, lui conseillant de s’en séparer : sinon, un peuple doté d’une si grande habileté, d’une si grande vaillance – ils ajoutaient même, en parlant selon le trop-plein de leur cœur, d’une si grande perfidie – arriverait aisément à déposséder le prince de son héritage et à s’en emparer grâce à sa fourberie. 5. Ainsi, le cœur du prince, imbu des mêmes vices, se laissa aisément entraîner dans la voie du mal. Mais, si le prince, approuvant les mauvais conseils de ses gens, s’apprêtait à agir selon leurs recommandations, cependant, terrifié par la vaillance de ces hommes, il n’osait découvrir au grand jour ce qu’il tramait en secret ».

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repentino facto stupefactus tantamque perfidiam licuisse Barensibus indignans, ut deinceps eorum fraudes et insidias posset uitare facilius, domum sibi lapideam in castris breui tempore iubet aedificare.

veniens, ramoso pariete interposito, ducem primo oculo, deinde et per vocem bene visum credens, spiculum quod ad  hoc acceperat fortiter impingendo, parte vestium correpta, sed, Deo protegente, ipso illaeso permanente, in terra defixit. Sicque ducem laesum credens, incasso vulnere, spiculo amisso, nihil sibi fuga utilius credens, quam velocius potuit, cursu sese infra urbem recepit. Ducis vero ministri tali facto expavefacti, extra prosilientes, dolo cognito, noctis excubias solito attentius  [...] vigilesque circa ducem deputant, caementariosque ex ejus edicto conducentes, summo diluculo domum petrinam inceptam brevi perficiunt 30.  30

Ces similitudes textuelles semblent conforter l’idée que l’AV a bien réalisé une abreviatio de l’œuvre de GM 31. Cependant, il 30   GM, II, 40 : « 5. Alors, les habitants de Bari [...] fomentent une ruse pour s’en prendre à la vie du duc ; et, ayant convenu d’un prix, ils font un marché avec un homme irréfléchi, pour qu’il sorte de la ville et tente d’atteindre le duc de son javelot. L’homme, dont le cœur, rongé par la cupidité, se laisse séduire par le désir de conclure l’accord, se hâte de perpétrer un acte qui lui semblait alors si noble. Ayant reçu un javelot à la pointe empoisonnée des mains de ceux qui avaient monté ce complot avec tant de fourberie, il sort de la ville, se fait passer pour l’un des nôtres en lançant par-dessus les murs des pierres avec sa fronde contre les ennemis, et fait discrètement le tour de notre camp pour l’espionner. 6. Et ainsi, ‹comme› à la tombée du jour la nuit se hâtait d’arrêter les rayons du soleil et que, l’heure du dîner approchant, le duc s’était assis dans son abri fait de branches d’arbre feuillues, l’homme arriva par-derrière, ne se trouvant séparé du duc que par une paroi de branchages ; pensant avoir bien repéré où se trouvait le duc, d’abord par la vue, ensuite au son de sa voix, il lança avec force le javelot qu’il avait reçu dans ce but ; mais le trait, ayant déchiré une partie des vêtements du duc, alla se ficher en terre sans le blesser, grâce à la protection de Dieu. Et, croyant avoir ainsi blessé le duc, mais ayant perdu son javelot dans ce coup inutile, il pensa que le mieux pour lui était de fuir et courut à toutes jambes se réfugier à l’intérieur de la ville ». 31  On pourrait encore donner d’autres exemples issus du récit du siège de Bari. Ainsi, les manifestations de joie des habitants de Bari (plus solito laetitiam ostendunt [GM, II, 43]) sont exprimées parallèlement par l’AV : insolitam agentes

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reste à  tenter de comprendre les stratégies qui ont présidé à  ses choix. L’étude du discours auctorial qui accompagne parfois le récit donne quelques informations sur ce point.

3. Le discours auctorial L’AV n’a pas repris les différentes interventions dans lesquelles GM explique sa méthode, justifie l’insertion d’une anecdote ou montre la conformité des événements avec la volonté divine ; mais il s’adresse parfois au lecteur, soit directement, soit d’une manière plus discrète, en modalisant son récit, pour expliquer les causes des événements. La lecture de ces interventions montre que les intentions historiographiques de l’AV sont assez comparables à celles de GM 32, mais des différences notables sont aussi liées à un certain nombre de ses silences ou raccourcis. On comparera les deux œuvres sur trois points : le portrait de Tancrède et de ses fils et la raison de leur présence en Italie ; les motivations de la conquête de la Sicile ; les valeurs chevaleresques des Hauteville. GM élabore, au troisième chapitre de son œuvre, un long portrait de ceux qu’il avait décrits comme de redoutables pirates dirigés par Rollon avant qu’ils deviennent Normands en 911 ; il n’y cache pas leur insatiable désir de domination et dresse ainsi un portrait ambivalent avant d’évoquer le Cotentin et le village de Hauteville, le présage attaché à ce village et l’intérêt que lui porte la providence divine  ; il ignore la raison de cette élection, précise-t-il, sans doute pour mieux susciter l’intérêt du lecteur, curieux de savoir si la suite de l’histoire l’éclairera sur ce point. C’est après cette introduction que GM décrit la famille de Tancrède et nomme les douze fils qu’il eut successivement de Murielle, puis de Fressende. Si les aînés de Tancrède bénéficient

laetitiam (26, 4). De même, les flambeaux allumés au mât de chaque navire byzantin apparaissent « comme des étoiles » dans les deux récits. En effet, AV, 26, 5 (ut primum naues Graecorum accensis luminibus quasi stellas cognouit accedere, tranquillo cursu eis obuiam progrediens, similem lucernam per unamquamque nauium iubet accendere) reprend GM, II, 43 (quasi stellae lanternae ardentes in summitate mali uniuscujusque navis). 32  Voir, le chapitre de notre Introduction, consacré à « L’élévation de Roger ou le récit d’une conversion », in Geoffroi Malaterra, Histoire du Grand Comte Roger, p. 68-80.

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déjà de l’élection divine, c’est surtout Roger que GM veut présenter comme l’homme providentiel : en témoignent ses actions et ses succès et surtout, au livre IV, ses multiples offrandes à Dieu et à l’Église qui sont autant de marques de sa reconnaissance pour les bienfaits reçus ; en témoigne aussi la manière dont GM s’applique à prêter à lui seul les vertus chrétiennes du monarque idéal. L’AV, en revanche, commence d’emblée son œuvre par l’évocation de Tancrède et de ses douze fils, passant sous silence l’introduction élaborée par GM pour placer les Hauteville dans la lignée d’un peuple de conquérants extrêmement efficaces à la guerre et avides de biens, devant lequel un roi très puissant ne peut résister par les armes. En  1147, peut-on penser, quand Roger  II, fils du Grand Comte Roger et d’Adélaïde del Vasto, est devenu roi de Sicile, l’AV n’a plus besoin de se référer à un passé lointain ni d’inscrire les hauts faits de ses pères dans la lignée du « pirate de Dacie ou de Norvège 33  ». Mais surtout, son choix préliminaire de se taire sur le passé des Normands lui permet de resserrer le sens de l’action des Hauteville dans la perspective des vertus chrétiennes et chevaleresques, en chassant toute idée de motivations pécuniaires ou de domination proprement terrestre, c’est-à-dire en éludant l’évocation de cette libido dominandi ou aviditas dominationis qui animait les Hauteville de GM et surtout Robert. Les détails que l’AV ajoute au portrait inaugural de Tancrède, puis le récit de l’adoubement de ses fils et les raisons invoquées pour leur départ ne laissent pas de doute sur la portée ou le sens de son projet historiographique et confèrent dès le début à son écriture une dimension hagiographique, qui n’apparaît véritablement chez GM qu’au livre IV et à propos du seul Roger : AV, p.  745-756  :  I,  1.  Il y avait dans les contrées de Normandie, non loin de la cité de Coutances, un chevalier du nom de Tancrède, de noble naissance et illustre par l’honnêteté de ses mœurs. Il  avait une épouse d’une très grande noblesse, du nom de Murielle, aussi belle par ses traits que par la pureté de son cœur. 2. Bien que leurs relations très saintes soient tenues auprès des hommes comme tout à fait et pour toujours dignes de mémoire, d’admiration et de louanges, ce qui par dessus tout, cependant, fait l’objet d’interrogations   GM, I, 1, 1.

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fréquentes par tous les adorateurs du Christ et que la terre de Normandie, qui mérite le plus grand crédit, rapporte et atteste généralement sur ce point et sans susciter aucune contradiction, c’est que jamais dans leur vie ils ne s’unirent charnellement sans avoir préalablement adressé une prière au Seigneur en faisant une génuflexion, afin qu’Il leur donnât une descendance digne et qui Lui plût. 3. Et ce vœu très juste qu’ils adressèrent au Seigneur, qui ne se détourne pas des hommes quand leurs prières sont justes, il est certain qu’Il l’entendit, comme Il le montra ensuite par d’innombrables exemples. En  effet, ils engendrèrent cinq fils dont voici les noms : l’aîné est Guillaume, surnommé ensuite Bras de fer, le deuxième Dreux, le troisième Onfroi, le quatrième Geoffroi, le cinquième Serlon. 4. À la mort de Murielle, Tancrède prit une seconde épouse, de haute naissance, nommée Fressende. Elle lui donna sept fils  : l’aîné fut Robert Guiscard, le deuxième Mauger, le troisième Guillaume, le quatrième Alfred, le cinquième Humbert, le sixième Tancrède et le septième Roger, qui devint par la suite le glorieux comte de Sicile. 5.  Et ceux-ci, ayant atteint le nombre de douze, suivant le plan admirable de Dieu  – car ils étaient destinés à  être les très saints défenseurs de l’Église apostolique et les très courageux pourfendeurs de l’impiété sarrasine – furent instruits par leur père selon les règles de la sainteté la plus pure, dans laquelle lui-même s’illustrait. II, 1. Mais lorsque Guillaume et Dreux, qui étaient les aînés, parvinrent à  l’âge qui convenait, leur force physique autant que leur courage s’étant considérablement accrus, ils reçurent de leur père les armes de chevaliers et furent ordonnés par lui chevaliers avec les honneurs, comme il convenait à  de tels fils nés d’un si grand homme. 2. Dès lors, leur immense valeur, qui était encore ‹restée dans l’ombre› au fil de ces années, suivant les recommandations avisées de leur père, se manifesta et se répandit dans toute la Normandie comme la plus fameuse et la plus digne de louanges. 3.  Et peu après, comme ceux-ci, avides d’une immense gloire, manquaient non de forces ni d’une valeureuse ardeur, mais d’un lieu pour accroître leur renommée – et de fait, le très heureux et glorieux comte Guillaume Longue Épée gouvernait alors la Normandie dans une paix tranquille  –, afin que leur vertu ou leur réputation ne languissent pas dans l’oisiveté et que, faute d’une aura nouvelle qui succédât à leur première gloire, elles ne sombrent dans un obscur silence, préférant suivre le 292

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conseil que leur dictait leur valeur plutôt que de céder aux larmes de leurs parents et de leurs proches, ils se joignirent à  certains hommes de leur parenté et à  une foule d’autres preux et, sous la conduite de la grâce divine qui avait prévu qu’on verrait s’accomplir, pour eux et par eux, des exploits prodigieux et indicibles, ayant enduré en chemin de nombreuses et grandes peines, ils parvinrent en Pouille.

Au-delà des circonstances quasi-miraculeuses de ces naissances et du lien entre le nombre douze et la volonté divine clairement établi par l’AV, quand il n’est que suggéré de manière implicite par GM, la suite du texte révèle tout autant le sens que l’AV donne à la présence des Hauteville en Italie du Sud. En effet, après les premières victoires remportées aux côtés des princes lombards contre les Byzantins, et au moment d’introduire le récit de l’ultime tentative de l’empereur pour reprendre pied en Sicile, l’AV présente les Normands comme les libérateurs de l’oppression subie par les populations : IV,  1.  Durant la même période, le fléau de Dieu, dont les jugements sont cachés, avait abandonné toute la Pouille et toute la Calabre à l’empereur de Constantinople, non pour qu’il gouverne ces régions, mais y sème la désolation. 2. Aussi, à n’en pas douter, est-ce pour assurer leur libération que, grâce à la miséricorde divine, les Normands s’y rendirent. 34.

Puis l’AV précise que ces populations subissent également la menace perpétuelle des Sarrasins contre lesquels l’empereur ne les défend pas. Rien de tel chez GM qui se contente de dire que les Hauteville sont arrivés en Pouille « sous la conduite de Dieu 35 ». En outre, il ne dit pas non plus, comme l’AV, que les Normands de Guillaume Bras de fer invoquent l’aide divine 36. Durant les premiers combats, les aînés de Tancrède semblent l’emporter uniquement grâce 34   AV, p.  747  : In iisdem temporibus diuina flagellatio, cuius occulta sunt iudicia, totam Apuliam atque Calabriam Constantinopolitano imperatori non regendas, sed lacerandas reliquerat. Ad quarum liberationem, Deo miserante, certum est Normannos aduenisse. 35  GM, I, 5, 2, p. 144 : l’expression, Deo se ducente, est comparable à celle de l’AV : divina ducente gratia. 36  AV, p. 750.

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à leur strenuitas, cette bravoure extraordinaire qui les caractérise, par opposition aux Byzantins, aussi faibles que lâches. De même, quand l’AV prend la parole pour expliquer les causes de l’expédition menée par Guiscard en Romania, il ajoute aux motifs allégués par GM – la vengeance contre le mauvais traitement réservé à la fille de Guiscard fiancée au prince héritier et la venue du pseudo-Michel –, un autre argument, celui du refus des Grecs très infidèles d’obéir à l’Église romaine 37. L’AV oppose donc très nettement les deux Églises, grecque et romaine, tandis que GM témoignait du schisme avec plus de prudence. Il  y a là de toute évidence une relecture de la situation plusieurs décennies après les événements. Ainsi, dans le récit de l’AV plus encore que dans celui de GM, les Hauteville, fils de Tancrède, sont appelés à la défense de l’Église apostolique et luttent dès leur arrivée en Italie contre deux grands ennemis : les Sarrasins en Sicile et les Byzantins en Pouille et en Romania. En  outre, l’AV ne cesse de montrer que les fils de Tancrède, bien loin de se comporter comme des mercenaires, étaient animés des nobles valeurs de la chevalerie, de sorte qu’en menant un double combat, ils montrent d’emblée les vertus qui conviennent à une telle mission. Q uand GM avait raconté la première expédition en Sicile, dans laquelle les Normands étaient les mercenaires de Maniakès, il avait précisé que les Hauteville étaient uniquement appelés par l’appât du gain et qu’ils se ralliaient à l’armée du général byzantin non qu’ils en aient reçu l’ordre, mais parce qu’ils étaient attirés par les richesses qu’on leur promettait 38. L’AV, en revanche, explique les circonstances de leur ralliement à la cause byzantine par trois éléments, qui sont caractéristiques de ce qu’il entend exposer dans son récit : a. la volonté des Hauteville de toujours accroître leur renom  : l’auteur célèbre en particulier le sens de l’honneur et la magnanimité de ces chevaliers, et donne même à Guillaume le titre de princeps Normannorum, que GM a réservé à Roger ; b. leur liberté de décision ; c. le désir de détruire l’im37  AV, p. 768 : Altera causarum erat quod Graecorum gens infidelissima debitam Romanae Ecclesiae oboedientiam exhibere contemnebat  ; altera erat iniuria quam sibi turpiter et perfide intulerat ulciscenda. 38  GM, I,  7,  4  : Illi, non tantum imperio principis quantum spe eorum quae pollicebantur illecti...

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piété des Sarrasins et de libérer la sainte Église 39. Cette première expédition en Sicile est déjà dépeinte avec le vocabulaire de la guerre sainte et dans le cadre d’une rechristianisation de l’île au service de la papauté, quand bien même l’expédition est en fait conduite par les Byzantins. GM, en revanche, ne tient un tel discours que bien plus tard, quand Roger s’engage dans la bataille en 1060 : c’est, en effet, au premier chapitre du livre II que GM expose avec netteté les motivations de Roger, précisant que l’ambition de ce dernier est de reprendre une terre livrée aux idoles, voyant le double bénéfice qu’il en tirerait, autant pour son âme que pour son corps (II, 1). Ainsi, dans le récit de l’AV, il n’y a pas de distinction entre les intentions de Roger et celles de ses aînés. Q uant aux Sarrasins, ce sont les ennemis des chrétiens : dès la relation du premier affrontement, en effet, l’AV précise que « les Sarrasins eux-mêmes se rassemblent en foule non pour défendre l’île, mais pour combattre les chrétiens 40 ». Cet élément n’apparaît pas chez GM : l’impiété des Sarrasins n’est formulée qu’au livre II, et l’appellation de « chrétiens », absente du livre I, n’est encore employée au livre  II que pour désigner certains Siciliens du Val Demone 41. De même que l’AV ne distingue pas les motivations de Roger de celles de ses frères, de même les vertus qu’il attache à Tancrède se trouvent pareillement déclinées chez tous ses fils. Surtout, il est remarquable que l’AV n’ait rien dit des premières expéditions de Robert et Roger, qui firent l’objet de récits hauts en couleurs de la part de GM, Aimé du Mont-Cassin et Guillaume de Pouille. Mais, en choisissant de les écarter, l’AV n’avait pas à s’attarder sur leur dénuement à leur arrivée, ni n’était contraint de rapporter des actions qui s’apparentaient plus à des forfaits 42.   AV, p.  747  : Normanni, in quibus semper feruebat animus uirtutis suae nomen magis et magis extendere, nullo coacti imperio, sed delendae prauitatis Saracenicae et sanctae liberationis Ecclesiae accensi desiderio, omnes unanimiter conuenere. 40  AV, p. 749. 41  En revanche, dans la suite du récit, l’AV ne souligne plus autant que GM l’impiété ou la perfidie des Sarrasins, mais il attache cette qualité à quelques personnages particuliers, comme l’émir Benarvet (p. 774). 42   Après le récit du vol de chevaux commis par Roger, GM (I, 25, 1, p. 204) explique : « Je n’évoque pas cette situation pour lui faire honte, et je vais, conformément à ses instructions, consigner à son propos des faits encore plus sordides et plus blâmables, afin qu’il devienne clair pour le plus grand nombre quels efforts 39

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Au lieu de telles informations, l’AV compose, avec la tonalité et le vers de l’épopée, un chapitre annonçant l’avènement de Robert, le plus glorieux des Hauteville : Cum comes Humfredus tranquilla pace regebat Apuliam, Valligratenses Marte premebat optimus ille ducum, Normannae gloria gentis, miles militiae decus, exemplum probitatis, uiribus expertus ualidis animoque, Robertus Biscardus, cunctis animosior atque secundus nulli, quem solum timuit super omnia mundus totus et audacem stupuit Mars ipse, sagacem Pallas, facundum Cyllenius, optima cuius ut breuiter breuibus possim comprendere uerbis, nec primum similem potuit nec habere sequentem, regibus exceptis eadem quos duxit origo, per quos diluitur faex et pagana caligo 43. Pendant que le comte Onfroi gouvernait la Pouille dans une paix tranquille, les habitants du Val de Crati étaient accablés à la guerre par ce chef  excellent, la gloire du peuple normand, chevalier parmi les chevaliers, preux parmi les preux, doté de forces et d’un courage extraordinaires, Robert Guiscard, le plus vaillant de tous et jamais le second, le seul que le monde entier craignit par-dessus tout et qui stupéfia Mars luimême par son audace, Pallas par son intelligence, Cyllenius [Mercure] par son éloquence ; et, pour en donner la meilleure représentation avec aussi peu de mots que possible, personne ne put rivaliser avec lui ni le suivre, à l’exception des rois issus de la même origine et grâce auxquels la souillure et les ténèbres païennes se dissipèrent. 

On peut alors s’étonner que l’AV ait conservé le récit des querelles de Robert et Roger, d’autant que le premier litige est presque concomitant de l’apparition des deux héros dans le récit. Un élément de réponse réside peut-être dans la justification qu’il en donne lui-même : la magnanimitas qui les habite les a poussés à se quereller. Caractérisant ainsi leur « noblesse », il écarte toute idée de cupidité chez les deux hommes : il lui aura fallu et par quel tourment il sera passé pour sortir d’un état de cruelle indigence et atteindre au faîte suprême des richesses et de l’honneur ». 43  AV, p. 754.

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Q uae res inde maxime uidetur mihi sumpsisse initium, quia tanta in utroque uiro erat magnanimitas quod alter nullo modo sibi parem habere uolebat, alter plurimum sibi confidens super se maiorem esse nesciebat. Nec credendum est auaritiae uenenum inter tantos uiros potuisse aliunde discordiam seminare 44. Ce qui, me semble-t-il, fut surtout à  l’origine de leur dispute, c’est que la noblesse qui habitait ces deux hommes était si grande que l’un ne voulait en aucune façon être l’égal de l’autre et que l’autre, si sûr de lui, refusait de reconnaître la supériorité de son frère. Et il ne faut pas croire que le poison de l’avarice ait pu engendrer une telle mésentente entre des hommes comme eux.

Conclusion S’il paraît donc difficile d’expliquer tous les choix de l’AV dans la sélection des épisodes, il est clair que son discours n’est plus le même que celui de GM. Écrivant quelque cinquante ans plus tard, l’AV se place dans une autre perspective. La parole auctoriale se fait plus rare, mais elle dissipe certaines zones d’ombre que GM avait voulu laisser au début de son récit, par son discours ambivalent sur les Normands ou le présage dont il dit ignorer la signification. GM avait inscrit Roger dans une lignée marquée par sa vaillance et un incroyable désir de domination, élue certes par la providence divine, mais sans qu’on en connaisse encore la raison, jusqu’à ce qu’il s’engage dans la conquête de la Sicile au service de Dieu. Chez l’AV, Roger n’apparaît plus comme l’homme providentiel, mais comme le digne successeur d’une lignée, qui fait preuve, à la suite de Tancrède, d’une grande piété et fidélité à Dieu et qui s’illustre par sa noblesse et ses vertus chrétiennes. L’AV, par son omission des premiers chapitres de GM, son insistance sur la piété de Tancrède et celle de ses aînés, puis ses silences sur les débuts de Robert et Roger et son désir de montrer la magnanimité de leurs prétentions personnelles, lisse le récit et fait presque disparaître l’idée d’une ascension individuelle du dernier fils de Tancrède. Certes, il ne peut la taire totalement, sur le plan des honneurs, mais elle apparaît beaucoup moins nettement sur   AV, p. 754.

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le plan moral et spirituel, en raison de la disparition des nombreux chapitres du livre  IV qui la mettait surtout en évidence. Ainsi Roger s’inscrit-il dans une lignée de chevaliers alliant aux vertus militaires une grande piété placée au service de la papauté : à la fin de sa vie, en adressant à Dieu, avec sa nouvelle épouse, la même prière que son père 45, il donne à la Sicile et, d’une certaine manière aussi, à l’Église apostolique la descendance dont elles ont besoin.

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45  AV, p. 777 : [...] sanctissimus Comes [...] fusa ad Deum prece in spe sobolis procreandae uxorem suam cognouit, et ex ea filios, et filias generauit, « [...] le Comte très saint, [...] ayant adressé de multiples prières à Dieu dans l’espoir d’avoir une descendance, s’unit à sa femme et engendra des fils et des filles ».

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CORINNE JOUANNO Université de Caen – Normandie, CRAHAM – UMR 6273

LE SILENCE EN Q UESTION DANS LA CHRONOGRAPHIE DE MICHEL PSELLOS (XIe SIÈCLE) *

Personnalité complexe aux talents universels, professeur, homme politique, rhéteur et philosophe, Michel Psellos nous a laissé une œuvre à la fois monumentale et multiforme. Parmi les 1176 titres transmis sous son nom 1 figure un ouvrage historique, la Chronographie, qui est sans doute aujourd’hui son texte le mieux connu et le plus apprécié, parce qu’il nous y offre un très vivant tableau d’un siècle entier d’histoire byzantine, de l’avènement de Basile  II en 976 à  celui de Nicéphore Botaniatès en 1078. L’ouvrage, qui relate les règnes des quatorze empereurs qui se succédèrent sur le trône de Byzance au cours de cette période de forte instabilité politique, fut composé en deux étapes : une première version, parue aux alentours de 1060, s’achevait sur l’évocation de la prise de pouvoir de Constantin  X, en 1059 2. À  ce récit principal, sur lequel sera centrée la présente étude, Psellos composa ensuite une continuation, écrite dans les années 1070, sur commande de Michel  VII, et caractérisée par une tonalité assez différente, plus proche du panégyrique que de l’histoire  : *  Le texte de la Chronographie de Psellos sera cité dans la traduction de É. Renaud, Paris, 1926-1928. 1 W.  Treadgold dénombre 181 œuvres théologiques, 171 œuvres philosophiques, 27 ouvrages de rhétorique et de grammaire, 98 discours, 124 poèmes, 542 lettres, ainsi que des écrits juridiques, médicaux, militaires, géographiques... (The Middle Byzantine Historians [ci-après MBH], Basingstoke  – New York, 2013, p. 281). 2  Pour un aperçu plus détaillé sur les étapes de la composition de l’œuvre, voir D. R. Reinsch, « Wie und wann ist der uns überlieferte Text der Chronographia des Michael Psellos entstanden ? », Medioevo greco, 13 (2013), p. 209-222. 10.1484/M.GIFBIB-EB.5.117914

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C. JOUANNO

Psellos y trace en effet de  Michel  VII et de son père Constantin  X un portrait flatteur (bien que non totalement dépourvu d’arrière-pensées critiques). Une caractéristique importante de la Chronographie tient à la place qu’y occupent les interventions de l’auteur à  la première personne  : si pareille particularité est fréquente dans l’historiographie byzantine, plus encline à la réflexivité que ne l’était l’historiographie antique 3, ce trait d’écriture est particulièrement frappant chez Psellos, personnalité très narcissique, dont beaucoup d’œuvres manifestent la même propension à la mise en scène de soi 4. Dans la Chronographie, à partir du règne de Romain III, il intervient fréquemment dans le récit des événements, pour souligner son rôle en tant que témoin oculaire 5 et en tant qu’acteur de l’histoire : ayant servi dans l’administration civile 6, il semble avoir été fort proche de plusieurs des empereurs de l’époque – notamment Constantin Monomaque, Constantin  X et Michel  VII  –, même s’il a visiblement tendance à surestimer sa proximité avec le pouvoir, en se dépeignant comme le conseiller de tous les monarques successifs 7. À ces intrusions de Psellos en tant que per-

3 Cf. R. Scott, « The Classical Tradition in Byzantine Historiography », in M.  Mullett et R.  Scott (éd.), Byzantium and the Classical Tradition. University of   Birmingham Thirteenth Spring Symposium of   Byzantine Studies 1979, Birmingham, 1981 : l’auteur cite Psellos, Grégoras et Cantacuzène comme exemples privilégiés de cette tendance proprement byzantine. K.  Svoboda compare la pratique de Psellos à celle de Polybe : « Q uelques observations sur la méthode historique de Michel Psellos », Bulletin de la Société Historique Bulgare, 16-18 (1940), p. 384. 4   Voir notamment E.  Pietsch, Die Chronographie des Michael Psellos  : Kaisergeschichte, Autobiographie und Apologie, Wiesbaden, 2005, ch. 3 (« Der Historiker in seinem Werk : Die Präsenz des Psellos in der Chronographia »). 5   Cf. III, 1 ; IV, 12 ; IV, 38 ; V, 3 ; V, 10 ; VI, 4 ; etc. 6  Il exerça les fonctions de secrétaire impérial, sous Michel IV, sans en posséder encore le titre officiel, puis sous Constantin Monomaque, où il fut « titularisé », selon J.-Cl. Riedinger, « Q uatre étapes de la vie de Michel Psellos », REByz, 68 (2010), p.  31. Il  n’aurait en revanche jamais accédé au poste de protoasekretis (« premier secrétaire »), contrairement à ce que l’on affirme habituellement (ibid., p. 47-57). 7  Ce travail de « réécriture active des faits » (« active rewriting of  what happened  ») ressort clairement de la confrontation des données fournies dans la Chronographie et dans la correspondance de Psellos  : cf.  M.  Jeffreys, « Psellos and “his Emperors” : Facts, Fiction and Genre », in R. Macrides (éd.), History as Literature in Byzantium : Papers from the Fortieth Spring Symposium

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sonnage historique s’ajoute une abondante série d’excursus proprement métadiscursifs, où l’auteur formule des « indications de régie 8 », précise ses principes et ses choix d’historien et développe une réflexion théorique sur l’écriture de l’histoire 9. Il  y revient à  plusieurs reprises sur la question du silence, qu’il présente comme un facteur-clef  dans la définition de ce que l’on pourrait qualifier de code déontologique de l’historien. La confrontation de ce métadiscours à la pratique effective de Psellos montre toutefois que l’affichage méthodologique de la Chronographie est à considérer avec prudence, et pourrait bien constituer une forme de « double discours ».

of  Byzantine Studies, University of   Birmingham, April 2007, Farnham – Burlington, 2010, p. 73-91. 8 La Chronographie comporte un certain nombre de «  notes de renvoi  », le plus souvent proleptiques  (cf.  II,  5  ; III,  22  ; etc.). Mais on y trouve surtout beaucoup de commentaires de Psellos sur l’organisation du matériau narratif  ; par exemple, V,  34  : «  Mais auparavant je veux reprendre les choses d’un peu plus haut, pour que mon récit procède avec méthode, et il me faut rappeler les faits antérieurs et les relier à  mon exposé  »  ; VI,  83  : «  C’est assez sur ce sujet. Mon récit, s’attachant à la suite des événements, parlera d’abord de la première guerre engagée contre l’empereur  ; mais je reprendrai les faits d’un peu plus haut, comme si je mettais une tête au corps que je confectionne  ». Nombre des remarques métanarratives de Psellos sont destinées à  justifier des digressions, dont la fréquence se trouve ainsi soulignée ; voir par exemple, en III, 4, à  propos d’un jugement par anticipation sur le règne de Romain  III  : «  Mais mon récit, avant de mettre debout le vestibule de son histoire, en a produit la fin, à cause de mon empressement. Revenons donc d’ores et déjà à la genèse de son empire  »  ; VI,  150  : «  Comme mon récit n’est pas arrivé à  son terme, et nécessite, pour être complet, une digression de quelque étendue, j’insère ici un autre développement nécessaire à la suite de mon histoire ; après quoi, revenant en arrière, je compléterai mon récit commencé ». Exemples similaires en IV, 35 ; VI, 1 ; VI, 156. Sur le matériau métanarratif  dans la Chronographie, E. Pietsch, Die Chronographie, p. 34-40 ; sur l’habitude qu’a Psellos de guider son lecteur, R. Reinsch, « Wer waren die Leser und Hörer der Chronographia des Michael Psellos ? », Zbornik Radova Vizantoloskog Instituta, 50 (2013), p. 391-392. Sur les irrégularités structurelles de l’ouvrage, S. Papaioannou, « The Aesthetics of   History  : From Theophanes to Eustathios  », in R.  Macrides, History as Literature, p. 15. 9  Il est évidemment surprenant qu’une œuvre accordant une aussi large place au métadiscours soit dépourvue de prologue  : peut-être, comme S.  Papaioannou, « The Aesthetics of  History », p. 13, en a émis l’hypothèse, Psellos avait-il composé un prologue qui, dans l’unique manuscrit subsistant de la Chronographie (Paris. gr.  1712), a été supprimé afin que le texte de Psellos apparaisse comme la continuation de la chronique du Ps.-Syméon, copiée dans les pages qui précèdent.

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1.  Le silence en question dans le métadiscours de la Chronographie Lorsque Psellos évoque (et il le fait souvent) le but qu’il s’est fixé en écrivant la Chronographie, il met en avant, de façon assez banale, son souci de la véracité 10. Il précise par exemple, avant de relater les débuts du règne de Michel V : « Ces choses-là, je les ai vues moi-même, et la vérité des faits (τὴν ἀλήθειαν τῶν πραγμάτων) que j’ai reçue de mes yeux, je la transmettrai par l’écriture sans rien y changer (ἀμεταποιήτως) » (V, 3), ou encore affirme, à propos de la série de chapitres consacrés à Constantin Monomaque : «  Donc, puisque dans cette partie de mon histoire, je me suis montré un témoin exact (ἐμαυτὸν ἀκριβῶς ἀνεβίβασα), je ne dirai rien qui ne soit vrai (ἐρῶ οὐδέν τι διαψευδόμενος) ; [...] de ce qui sera dit, il n’y aura rien qui soit contestable relativement à la vérité (ἀμφισβητήσιμον πρὸς ἀλήθειαν) » (VI, 46). Un point revient souvent dans les propos métadiscursifs de Psellos : avec insistance, il souligne l’écart existant entre le discours proprement historique qu’il prétend tenir dans la Chronographie et le discours d’éloge 11. Des remarques de ce type reparaissent, comme un leitmotiv, de règne en règne, dans la première et dans la seconde partie de l’ouvrage, composée pourtant, nous l’avons vu, pour un commanditaire impérial. On lit, par exemple, à propos de Michel IV : « Je parle en homme désireux non de composer un éloge (ἐγκωμιάσαι), mais de raconter les faits en historien (ἱστορῆσαι) » (IV, 34) ; ou, à propos de Zoé et de Théodora : « Et, pour parler sans rien cacher, parce que je m’applique présentement non pas à composer un éloge (ἐγκωμιάζειν), mais à établir une histoire vraie (ἱστορίαν ἀκριβῆ), ni l’une ni l’autre n’avait la vigueur de pensée nécessaire au pouvoir ; la plupart du temps, elles mêlaient les bagatelles du gynécée aux choses sérieuses de la royauté » (VI, 5). Cette question de l’écart entre histoire et éloge occupe une place 10 Cf. E. Pietsch, Die Chronographie, p. 41-44 ; F. Lauritzen, The Depiction of   Character in the Chronographia of   Michael Psellos, Turnhout, 2013, p. 120-121. 11  Sur l’importance de cette problématique dans la Chronographie, voir C. Chamberlain, « The Theory and Practice of  Imperial Panegyric in Michael Psellus. The Tension between History and Rhetoric  », Byzantion, 56 (1986), p. 16-27 ; E. Pietsch, Die Chronographie, p. 75-83 ; F. Lauritzen, The Depiction, p. 122-123.

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particulièrement importante dans le livre  VI, consacré au règne de Constantin Monomaque, section fort riche en matériau métanarratif, et qui s’ouvre d’ailleurs sur un long excursus en forme de discours de la méthode. Dans cet excursus, où il affirme avoir entrepris la rédaction de la Chronographie à son corps défendant, pressé par des personnalités de haut rang (hommes politiques et hommes d’Église dont il ne précise malheureusement pas l’identité), Psellos associe éloge et silence, histoire et parrhêsia : à la tâche confortable de l’encomiaste, qui peut taire tout ce qui n’est pas à l’honneur du laudandus, il oppose celle, beaucoup plus ingrate, de l’historien, à  qui pareils stratagèmes sont interdits. Dans un ouvrage historique, il est, écrit-il, impossible, de passer sous silence «  les  faits qui sont du domaine de l’histoire  » (ἃ τῶν ἱστοριῶν ἐστιν) et de ne mettre en œuvre que « ceux qui relèvent de l’éloge » (ἃ τῶν ἐγκωμίων ἐστίν), sous peine de « trahi[r] l’histoire, dont l’objet suprême est la vérité » (VI, 25-26) 12. En soulignant l’opposition de l’histoire et du panégyrique, Psellos se situe dans le sillage de Lucien qui, dans son traité Sur la manière d’écrire l’histoire, voyait entre histoire et éloge une « vraie muraille » (μέγα τεῖχος), et rangeait l’historien dans la catégorie des amis de la franchise, mais le panégyriste dans celle des flatteurs : « En effet, celui qui écrit un éloge n’a qu’un souci  : glorifier son destinataire et le réjouir, et s’il doit pour cela prendre des libertés avec 12  Voir aussi VI, 161 : « Ce que j’aurais voulu, c’était non pas écrire une histoire (ἱστορεῖν), et alors, être appelé ami de la vérité (φιλαλήθης), mais composer un éloge (ἐγκώμια ποιεῖν) de cet empereur. Car j’aurais trouvé beaucoup de belles choses pour contribuer à mon éloge, auquel le prince fournissait une abondante matière. En  effet, celui qui loue (ὁ ἐγκωμιάζων), écartant ce qui se mêle de mal à ce qui est loué, compose son éloge de ce qu’il y a de plus beau ; et si le nombre est considérable des actions mauvaises, un seul sujet comportant quelque chose de beau suffit à  l’orateur pour donner matière suffisante à  un éloge  ; même il peut parfois, comme un sophiste (σοφιστικῶς), faire un emploi abusif  des mauvaises actions de manière à  les tourner faussement à  la louange. Mais celui qui écrit une histoire (ὁ συντιθεὶς ἱστορίας), tel un juge qui ne fait pas acception des personnes et demeure incorruptible (ἀπροσωπόληπτος καὶ ἀδέκαστος δικαστής), ne penche pas d’un côté (οὐχ ἑτεροκλινής ἐστι) dans le partage des actions  ». Voir aussi VI, 176 ; VI, 203. On retrouve le même type de protestations jusque dans la seconde partie de la Chronographie, en dépit de ses affinités avec le genre du panégyrique impérial  ; cf.  VII  a, 17, à  propos de Constantin  X  : «  Ce que j’écris n’est pas un éloge (ἐγκώμιον), mais une histoire vraie (ἀληθὴς ἱστορία) » ; VII b, 43, à  propos de Michel  VII  : «  Ce n’est pas une histoire flatteuse (θωπευτικὴν [...] ἱστορίαν) – je le dis à la face de Dieu – que j’écris ; elle est vraie de tout point (ἀληθεστάτην παντάπασιν) ».

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les faits, peu lui chaut. Mais l’histoire, pour sa part, ne saurait tolérer fût-ce pour un instant l’intrusion d’une inexactitude  » (§ 7 : trad. Hurst) 13. En insistant sur le rôle stratégique joué par le silence dans la panoplie de l’encomiaste, Psellos parlait en connaissance de cause : étant lui-même à la fois praticien et théoricien de la rhétorique, il a composé plusieurs traités techniques (notamment des épitomés de Cassius Longin et d’Hermogène 14), ainsi que de nombreux éloges, dont toute une série de panégyriques impériaux, en l’honneur de Constantin Monomaque, Théodora, Eudocie, Constantin X, Romain Diogène ou Michel Doukas... Il connaissait évidemment les préceptes de Ménandre le rhéteur qui, dans son chapitre sur le basilikos logos, recommande à l’orateur de se taire, quand les faits ne sont pas en adéquation avec les topoi de l’éloge 15. Dans la Chronographie, il rappelle d’ailleurs les prin13 Cf. K. Svoboda, « Q uelques observations », p. 384. D’après B. Croke, «  Uncovering Byzantium’s Historiographical Audience  », in R.  Macrides, History as Literature, p. 29, des générations d’historiens byzantins furent influencés par les conseils de Lucien  ; l’auteur ne fournit toutefois aucune référence à l’appui de cette affirmation. Les réflexions de Psellos sur parrhêsia et flatterie témoignent sans doute aussi de l’influence de Synésios, qui développe cette question dans le prologue de son De regno  : cf.  C.  Amande, «  Παρρησία e θωπεία nella “Chronographia” di Psello  », in U.  Criscuolo et R.  Maisano (éd.), Categorie linguistiche e concettuali della storiografia bizantina  : atti della quinta Giornata di studi bizantini, Napoli, 23-24 aprile 1998, Naples 2000, p. 159-165. 14 Cf. P. Moore, Iter Psellianum. A Detailed Listing of   Manuscript Sources for all Works Attributed to Michel Psellos, including a Comprehensive Bibliography, Toronto, 2005, p. 402-414. 15   Ménandre le Rhéteur,  Περὶ ἐπιδεικτικῶν, Traité  II (éd. Russell et Wilson), ch. 1 : l’orateur omettra les topoi de la patrie, du genos ou de la naissance (γένεσις), s’il n’a rien de brillant à en dire (p. 80) ; même conseil, dans le développement consacré à l’épithalame (ch. 6), à propos de la famille des mariés (p. 142). La dissimulation des faits gênants est un procédé systématique dans la rhétorique de l’éloge, comme le rappelle P.-L.  Malosse, «  Sans mentir (ou presque)  : la dissimulation des faits gênants dans la rhétorique de l’éloge, d’après l’exemple des discours royaux de Libanios  », Rhetorica, 18 (2000), p.  248. Le  rhéteur Libanios le reconnaît d’ailleurs sans la moindre vergogne, dans une lettre adressée à son ami, le préfet du prétoire Anatolios (éd. Foerster, no 19 ; trad. Cabouret, no  24)  : «  Apprends donc la règle que j’applique aux éloges. Si quelqu’un ne se soumet pas aux richesses, mais succombe aux plaisirs, l’éloge soulignera ce trait-là, mais passera sous silence celui-ci. Et si je faisais l’éloge d’un pays, c’est ainsi que je procéderais ; par exemple, s’il me fallait louer Cythère [...], j’exposerais comme elle est riche en pâturages et en vignobles, bien pourvue de ports et couronnée de forêts, mais je ne la louerais pas pour son apport en blé, car je mentirais. [...]  Si je faisais un discours pour toi, [...]  je parlerais de ton dévouement, de ta

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cipes qu’il a lui-même mis en application dans ses panégyriques de Constantin Monomaque : « Pour l’éloge, quand j’en compose, je n’ai pas l’habitude de prendre tout indifféremment ; mais, rejetant le mauvais, mettant à  part le meilleur, j’arrange les choses dans l’ordre convenable, je les ajuste l’une à l’autre, et de la meilleure qualité possible, je tisse mon éloge » (VI, 25). La tentation encomiastique n’est toutefois pas le seul danger qui se dresse sur le chemin de l’historien, et dans son long prologue au récit du règne de Monomaque, Psellos évoque un second péril, symétrique du précédent : J’avais peur de donner dans l’un ou l’autre de ces deux écueils  : en effet, ou bien si, pour les raisons que je dirai, je taisais ce que certains hommes ont fait, ou si je changeais les faits en les rapportant d’une autre manière, j’estimais que je serais convaincu non pas d’écrire une histoire, mais d’arranger les événements comme sur une scène de théâtre (ὥσπερ ἐπὶ σκηνῆς)  ; ou bien, si je poursuivais de toute manière la vérité, j’estimais que je donnerais aux critiques occasion de sarcasme, et que l’on me considérerait non pas comme un ami de l’histoire (φιλίστωρ), mais comme un ami de l’injure (φιλολοίδορος) 16. (VI, 22)

Si Psellos parlait en héritier de Lucien en dénonçant l’écueil de la flatterie, c’est à Plutarque et à son traité Sur la malignité d’Hérodote qu’il songe en évoquant l’écueil de la φιλολοιδορία 17. Q uelques vigilance, de tes efforts, de ton jugement droit, de ta prévoyance concernant l’avenir, de ton esprit de justice, de ton intelligence aiguë, de ton éloquence puissante et de beaucoup d’autres qualités, mais je ne te dirais ni beau ni grand, car ces traits ne sont pas tiens » (§ 7). 16  Voir aussi, à propos de Constantin Monomaque, l’opposition établie entre histoire et « accusation » (VI, 26) : « Le présent récit n’est pas une accusation (κατηγορία), ni un procès (γραφή), mais véritablement une histoire (ἱστορία) ». 17  Le traité Sur la malignité d’Hérodote (Mor. no 76) fait partie des neuf  traités moraux de Plutarque (no 70-78) à n’avoir été transmis que dans deux manuscrits, très largement postérieurs à l’époque de Psellos, le Parisinus gr. 1672 (1350/1380) et le Parisinus gr.  1675 (xive/xve  s.)  – cf.  P.  A. Hansen, «  The Manuscript Tradition of  Plutarch’s De malignitate Herodoti », CIMAGL, 2 (1969), p. 2347  – témoins auxquels on peut ajouter les extraits figurant dans le Marcianus gr. 517, écrit de la main de Gémisthe Pléthon dans la première moitié du xve siècle (cf. P. A. Hansen, « Pletho and Herodotean Malice », CIMAGL, 12 (1974), p.  1-10). C’était donc un texte qui ne semble pas avoir bénéficié d’une très large circulation, et l’allusion de Psellos est d’autant plus révélatrice de l’étendue de sa culture antique. Dans son traité Sur la manière d’écrire l’histoire, Lucien

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lignes plus loin, il précise en effet qu’il redoute, en disant du mal de Constantin Monomaque, de paraître « un homme de la plus noire méchanceté (κακοηθέστατος), tout comme le fils de Lyxès [patronyme d’Hérodote], qui a recueilli dans ses histoires les pires actes des Grecs (τὰ χείριστα τῶν Ἑλλήνων) » (VI, 24). Telle est en effet l’accusation formulée par Plutarque à l’encontre d’Hérodote dans un traité en forme de réquisitoire, où il invite les lecteurs à se défier des « calomnies » cachées dans les récits pleins de saveur du Père de l’Histoire, « comme des scarabées dans les roses », pour éviter que ne pénètrent insidieusement en eux «  des opinions absurdes et erronées concernant les cités et les hommes les plus irréprochables et les plus glorieux de la Grèce » (ch. 43, 874 b). La  «  manie de dénigrer  » (κακολογία) que Plutarque reproche à  Hérodote est directement contraire à  son propre idéal, clairement affiché dans la préface de la Vie de Cimon : Lorsque les peintres représentent des figures belles et pleines de charme qui ont un léger défaut, nous leur demandons de ne pas supprimer complètement cette imperfection sans pour autant la reproduire avec trop de précision ; dans un cas, la peinture est laide, dans l’autre, elle n’est pas fidèle. De la même manière, puisqu’il est difficile, peut-être même impossible de montrer une vie humaine irréprochable et pure, il faut, dans formule certes lui aussi des mises en garde contre l’excès de sévérité, mais sans s’appesantir sur la question. Voir notamment § 59 (trad. Hurst) : « Q uant aux éloges ou aux blâmes, on s’y montrera sobre et circonspect, en évitant de se donner des airs de sycophante et en apportant des preuves » ; à titre de repoussoir, Lucien cite Théopompe qui, «  parce qu’il critiquait avec âpreté la plupart des faits qu’il rapportait et qu’il y insistait longuement  », passait pour agir «  plutôt en accusateur qu’en historien ». Polybe tient le même discours dans un passage relatif  à Philippe V de Macédoine (VIII, 8, 7 : trad. Roussel) : « Pour moi, j’affirme qu’il ne faut ni vilipender hors de propos les monarques ni les porter aux nues comme ont fait bien des auteurs ». Dans le préambule de la Guerre des Juifs, Flavius Josèphe critique pareillement ceux qui « soit par flatterie (κολακείᾳ) pour les Romains, soit par haine (μίσει) des Juifs » ont falsifié les faits et pratiqué « ici l’invective (κατηγορίαν), là l’éloge (ἐγκώμιον), mais nulle part l’exactitude qu’exige l’histoire (τὸ ἀκριβὲς τῆς ἱστορίας) » (1, 1-3 : trad. Pelletier), et dans son Autobiographie, il revient sur la nécessité de la juste mesure (§ 339 : trad. Pelletier) : « Q uand on écrit l’histoire, il faut dire la vérité (ἀληθεύειν), mais on a le droit de ne pas se montrer acerbe en dénonçant (πικρῶς ἐλέγχειν) les fourberies de certains, non par égard pour eux, mais par souci de garder soi-même la mesure (μετριότητα) ». Les considérations de ce type attestent l’importance accordée dans l’historiographie antique à la persona de l’historien : cf. T. J. Luce, « Ancient Views on the Causes of  Bias in Historical Writing », CPh, 84 (1989), p. 16-31.

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ce qu’elle a de beau, rendre la vérité comme à  l’identique. Mais lorsque, en raison de quelque passion ou d’une nécessité politique, des erreurs et des fautes entachent ses actions, nous y voyons davantage les carences d’une vertu que de véritables vices : nous ne devons donc pas les signaler avec trop de zèle et de précision dans notre histoire, mais en rougissant, si l’on peut dire, pour la nature humaine, puisqu’elle ne produit aucun caractère dont la vertu soit pure et indiscutable 18. (2, 3-5 : trad. Ozanam)

Au nom de ce parti-pris d’indulgence, Plutarque recommande donc à l’historien de passer sans appuyer sur les défauts de ses personnages. De même, Psellos, tout en présentant le silence comme l’apanage du panégyriste, reconnaît que l’usage de la parrhêsia doit rester tempéré, parce que trop détailler ce qui est blâmable est tout aussi répréhensible que trop insister sur ce qui est digne d’admiration : « S’étendre minutieusement (σμικρολογεῖσθαι) sur chacune des choses qui se font ou qui se disent et, pour ainsi dire, discuter sur des riens (λεπτολογεῖν), est moins le fait des historiens que de ceux qui critiquent, si les plus menus détails sont de peu d’importance, ou qui louent, s’ils ont place dans un éloge » (VI, 70). Affichant donc sa volonté d’impartialité, il se targue d’être « un juge selon les règles » (δίκαιος [...] δικαστής 19), sachant tenir la balance égale entre louange et blâme. 18  À cette déclaration fait écho un passage du traité Sur la malignité d’Hérodote, où Plutarque déclare (ch. 5, 855e : trad. Lachenaud) : « Q uiconque écrit l’histoire a le devoir de dire la vérité quand il la connaît et, dans l’incertitude, de croire que la version favorable est plus conforme à la vérité que la version défavorable. Nombreux sont ceux qui passent complètement sous silence la version défavorable » (Plutarque cite en exemple Thucydide omettant de mentionner les propositions du traître Pausanias à Thémistocle, pour éviter de ternir la gloire de ce dernier). La  préface de la Vie de Cimon était apparemment bien connue des Byzantins ; Nicéphore Grégoras la paraphrase dans l’introduction de son Histoire romaine (1, 1, éd. Schopen, I, p. 11) : « Tous ceux qui se mettent à écrire l’histoire devraient imiter les bons peintres. Ceux-ci, en effet, si leurs modèles présentent quelques défauts de nature (que certaines parties du corps pèchent par défaut, ou au contraire par excès) ne s’évertuent pas à reproduire absolument tout sur le tableau, mais tantôt ils y mettent de quoi rendre la ressemblance, tantôt non, pour éviter que le tableau ait un aspect continûment difforme et laid et ne constitue aux yeux de la postérité une offense continuelle à la nature et un motif  de rire et de raillerie pour ceux qui aiment à se moquer ». 19  L’expression figure en IV, 38, dans un développement consacré à Michel IV. Même volonté affichée de neutralité en IV,  6, à  propos de l’ingratitude de Michel  IV à  l’égard de Zoé  : «  C’est là toutefois un acte que je ne veux ni

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L’insistance avec laquelle Psellos se décrit en narrateur équitable possède assurément une dimension apologétique 20  : s’il pose à  plusieurs reprises à  l’historien malgré lui et souligne les contraintes inhérentes au genre historiographique, c’est parce que, ayant fait l’éloge de la plupart des empereurs dont il raconte l’histoire dans la Chronographie, il était bien conscient des écarts parfois considérables séparant ses deux versions, historique et encomiastique, des mêmes événements 21. Il s’emploie donc à justifier par anticipation un double discours d’autant plus problématique que panégyriques et Chronographie s’adressaient probablement à un public identique, celui des theatra (cercles lettrés) devant lesquels paraissent avoir été récitées la plupart des œuvres de haute culture 22. Et si le métadiscours prolifère tout particulièrement louer ni blâmer  ». On  retrouve l’image de l’historien pesant, comme un juge équitable, mérites et défauts sur les plateaux d’une balance, à propos de Constantin Monomaque, en VI,  161  : «  Mais celui qui écrit une histoire, tel un juge (δικαστής) qui ne fait pas acception des personnes et demeure incorruptible, ne penche pas d’un côté dans le partage des actions ; il se livre, dans son récit, à une balance exacte des faits, et il n’introduit aucune sophistique (οὐδεμίαν σοφίαν) ni dans les actions nobles ni dans les actions honteuses, mais il narre les faits simplement et purement (ἁπλῶς τε καὶ καθαρῶς)  ; et quand bien même, parmi les personnages soumis à son récit, l’un, homme vertueux, l’aurait tenu en mépris, et l’autre, homme vicieux, lui aurait témoigné quelques bonnes grâces, il ne tiendra pas compte dans son histoire de ce qui lui aura été fait en bien ou en mal, mais il mettra chacun en sa place, avec sa conduite propre ». Sur l’idéal de l’historien-juge, voir T. J. Luce, « Ancient Views », p. 19. 20  Sur le « programme apologétique » de la Chronographie, voir notamment E.  Pietsch, «  Αὐτοβιογραφικὰ καὶ ἀπολογητικὰ στοιχεῖα στὴν ἱστοριογραφία  : Ἡ Χρονογραφία τοῦ Μιχαὴλ Ψελλοῦ  », in P.  Odorico, P.  A. Agapitos et M. Hinterberger (éd.), L’Écriture de la mémoire : La littérarité de l’historiographie. Actes du IIIe colloque international philologique “EPMHNEIA”, Nicosie, 6-7-8 mai 2004, Paris, 2006, p. 267-280. 21  Polybe avait été confronté au même problème à propos de Philopoemen, dont il avait composé l’éloge avant de le prendre pour sujet de récit historique ; il le signale en X, 21, 8, en prenant soin de rappeler les normes différentes régissant les deux types de discours : « Là, comme il s’agissait de composer un éloge de l’homme, les faits devaient être présentés de façon sommaire et avec certains embellissements. Inversement, un ouvrage historique comme celui-ci, dans lequel le blâme et la louange ont également leur place, réclame un récit véridique, appuyé de preuves et accompagné en chaque occasion des commentaires appropriés  » (trad. Roussel). Pour l’époque byzantine, on pense évidemment au double discours tenu par Procope au sujet de Justinien, dans le très élogieux De  aedificiis et dans l’Histoire secrète, qui est en réalité un véritable pamphlet (cf. C. Mango, Byzantium : The Empire of  New Rome, Londres, 1980, p. 244). 22 Cf. B. Croke, « Uncovering... », p. 46 ; E. Pietsch, « Αὐτοβιογραφικὰ... », p. 279.

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dans le livre consacré au règne de Constantin Monomaque, c’est parce que Psellos, qui avait été fort proche de l’empereur en question et lui devait notamment sa nomination au poste de Consul des philosophes, était susceptible de passer pour un ingrat en rapportant des faits assez peu flatteurs pour son protecteur impérial, comme il l’indique expressément : Pour cette raison [i-e le risque d’être accusé de φιλολοιδορία], je  n’étais pas précisément porté à  écrire l’histoire de notre temps, d’autant que je savais bien que, sur de nombreux points, j’aurais des reproches à adresser à l’empereur Constantin, à  qui je rougirais de n’apporter point le tribut d’éloges qu’il mérite. Je serais, en effet, un ingrat et un être totalement dépourvu de raison, si je ne lui rendais pas une minime partie des bienfaits que j’ai reçus de lui tant en actes matériels qu’en moyens d’augmenter ma fortune encore, en lui payant, par mes écrits, ma dette de reconnaissance. (VI, 23)

Signalons enfin que la volonté de juste mesure affichée par Psellos en matière d’évaluation morale se double d’une même aspiration à l’équilibre sur le plan proprement littéraire : à plusieurs reprises, Psellos affirme vouloir trouver une voie moyenne entre récit trop détaillé et compte-rendu trop sommaire. Il  cite pour représentants du premier style «  ceux qui jadis ont écrit sur les règnes et les actes de l’ancienne Rome  » (allusion probable à  Denys d’Halicarnasse) et pour représentants du second style «  ceux qui, de nos jours, ont accoutumé de composer des chroniques » : « Ainsi n’ai-je cherché ni à égaler la prolixité des premiers dans leurs écrits, ni à reproduire la concision des derniers, afin que ma relation ne fût pas indigeste et qu’elle n’omît rien de ce qui est essentiel » (VI, 73) 23. 23 Sur ce passage, cf.  E.  Pietsch, Die Chronographie, p.  50-52. Psellos exprime à diverses reprises le souci d’abréger le récit des événements : cf. IV, 38 ; VII  a, 1  ; VII  b, 15  ; VII  c, 1. Sur la fréquence des préoccupations esthétiques dans le métadiscours des historiens byzantins, voir V. Grecu, « La valeur littéraire des œuvres historiques byzantines », ByzSlav, 13 (1952-1953), p. 253-255 : l’auteur cite notamment Jean Caméniatès affichant, dans la préface de son De expugnatione Thessalonicae, sa volonté de ne pas transgresser « la loi de la juste proportion » (éd. Böhlig, p. 164 : τῆς συμμετρίας τὸν νόμον), Nicétas Choniatès déclarant avoir « laissé de côté tout ce qui [...] eût pu ennuyer les personnes qui veulent écouter attentivement » (Chronique, Manuel Comnène, t. 3, éd. van Die-

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2.  De la théorie à la pratique : vrais et faux silences de Psellos Un exemple d’épisode traité fort différemment dans l’un des éloges de Constantin Monomaque et dans la Chronographie illustrera, sur un mode assez cocasse, les fluctuations du discours de Psellos. Il évoque dans la Chronographie la posture de veuf  éploré adoptée par Monomaque à la mort de son épouse Zoé (a. 1050), qu’il avait pourtant copieusement trompée : il alla, nous dit Psellos, jusqu’à vouloir rendre à l’impératrice « des honneurs presque divins  », criant au miracle sous prétexte qu’un petit champignon avait poussé sur le tombeau de la défunte, à  un endroit où la matière précieuse de l’édifice était fendue et avait reçu de l’humidité. Non content de préciser que la chose s’était produite « conformément aux lois de la nature », Psellos décrit l’empereur « débordant d’enthousiasme » et remplissant le palais de ses exclamations : or, ajoute-t-il, « personne n’ignorait ce qui s’était produit, mais tous entretenaient la ferveur du prince, les uns parce qu’ils le craignaient, les autres parce qu’ils faisaient du mensonge une source de richesses » (VI, 183). Dans l’Éloge de Monomaque composé une dizaine d’années plus tôt, Psellos avait joint sa voix au chœur des flatteurs, en parlant du surgissement miraculeux d’un parterre de roses 24 ! La version ironique adoptée dans la Chronographie montre que Psellos, tout en affichant dans son métadiscours une posture plutarquéenne, est loin de pratiquer en fait la bienveillance recommandée par le biographe antique. Q uand on lit la galerie de portraits impériaux dont la Chronographie est composée, on a au contraire l’impression qu’il est, comme Hérodote, enclin à  la malignité, et non à  l’indulgence  : la plupart des empereurs ten, p. 125), ou encore Nicéphore Grégoras affirmant dans son Histoire romaine : «  Il ne faut ni tout dire ni tout laisser de côté, mais dire certaines choses adéquates (μέτρια), choisies entre cent autres et placées chacune au bon endroit (κατὰ καιρόν) » (V, 5, éd. Schopen, I, p. 141). 24  Il s’agit du panégyrique no 4, composé entre 1052 et 1054 : Psellos y évoque longuement le « miracle » qui se serait produit sur la tombe de Zoé (l. 464-495). Cf. C. Chamberlain, « The Theory », p. 25-26 ; A. Kaldellis, The Argument of   Psellos’ Chronographia, Leiden – Boston, 1999, p. 95-97. Sur le chagrin manifesté par Monomaque à  la mort de l’impératrice, voir aussi Or. paneg.  1, l. 174-203 ; sur la tombe de Zoé, Or. pan. 7, l. 92-96.

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dont il retrace le règne sont présentés sous un jour très critique 25, et il affirme d’ailleurs, en un passage du livre  IV, que tous les monarques de son temps ont été « mauvais », pour une raison ou pour une autre, « les uns à cause de leur caractère, les autres par suite de certaines amitiés, les autres cédant à  quelque habitude » (IV, 11). Parmi les empereurs les plus malmenés figurent Constantin  VIII, indolent sybarite auquel Psellos fait remonter le déclin de l’Empire 26 (VII, 53), Romain III, décrit comme un individu vaniteux et dépourvu de bon sens 27, Michel V, présenté sous les traits d’un véritable tyran, plein de fourbe et de malignité 28, Constantin Monomaque, dont Psellos souligne à maintes reprises l’invraisemblable légèreté 29, Romain  IV, «  épinglé  » 25  Même les empereurs dont le règne fait l’objet d’une évaluation relativement positive ne sont pas épargnés par l’ironie de Psellos et apparaissent dotés de redoutables travers  : malgré son indéniable grandeur, Basile  II  est décrit comme autoritaire, avare et inculte (J. N. Ljubarskij, Η προσωπικότητα και το έργο του Μιχαήλ Ψελλού. Συνεισφορά στην ιστορία του Βυζαντινού πολιτισμού, Athènes, 2004, p.  305-306)  ; Psellos porte certes un regard plutôt bienveillant sur Michel  IV, mais ses remarques élogieuses sont presque systématiquement assorties de réserves (cf. IV, 7, 10, 11, 12) ; à Isaac Comnène, il reconnaît l’étoffe d’un grand homme d’État, mais reproche sa précipitation, sa brutalité excessive (J.  N. Ljubarskij, Η προσωπικότητα, p.  306-309). Q uant aux deux empereurs Doukas, leur éloge dissimule aussi quelques réserves  : Psellos déplore que Constantin X soit resté sourd aux bons conseils (les siens, sans doute !), et force est de constater que les qualités qu’il loue en Michel VII, sagesse accomplie, chasteté, goût des études, ne sont pas de celles qui font un bon empereur. F.  Lauritzen remarque d’ailleurs que, dans le chapitre consacré au règne de Michel VII, « no events are mentioned at all » (The Depiction, p. 154) : pareil silence en dit long sur le piètre bilan du personnage. Voir aussi C. Amande, « Παρρησία », p. 165, sur l’inertie du jeune Doukas, suggérée par la présence, dans son portrait, du terme στάσις (Chron. VII c, 7). 26  Cf. G. J. Johnson, « Constantine VIII and Michael Psellos : Rhetoric, Reality and the Decline of   Byzantium AD  1025-1028  », Byzantine Studies, 9 (1982), p. 220-231. 27 Cf. A. Kaldellis, The Argument, p. 28-30. 28 Cf.  Ljubarskij, Η προσωπικότητα, p.  317-319. Alors que Michel Attaleiatès reconnaît quelques mérites à Michel V, et évoque notamment les efforts qu’il fit, à son avènement, pour restaurer l’eunomia (éd. Tsolakis, p. 9), Psellos, qui lui est très hostile, omet ces «  bonnes actions  » (A.  Gadolin, A  Theory of  History and Society with Special Reference to the “Chronographia” of   Michael Psellos ; 11th Century Byzantium, Stockholm – Göteborg – Uppsala, 1970, p. 99) et ne met en lumière que les aspects négatifs de son règne (M.  D. Spadaro, « Interferenze politiche dei laici e religiosi nel sec. XI (1041-1057) », Orpheus, n.s. 9 (1988), p. 247-248). 29  J. N. Ljubarskij, Η προσωπικότητα, p. 310-315.

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pour son goût des fanfaronnades 30 ; quant aux impératrices Zoé, Théodora et Eudocie, Psellos leur reproche d’avoir trop souvent cédé à  l’influence des mauvais conseillers, et Zoé est ridiculisée pour sa superstition 31. La  vie de cour elle-même se transforme dans la Chronographie en véritable comédie de mœurs 32, évoquée en termes d’un comique si grinçant que Psellos a été comparé à  Tacite ou à  Saint-Simon 33. Le  même pessimisme transparaît à travers ses descriptions du « corps du prince 34 » : Psellos fait, en effet, défiler sous nos yeux une galerie d’empereurs malades, aux corps délabrés par la goutte, l’hydropisie, ou par l’épilepsie, à tel point que leurs apparitions publiques finissent par poser de véritables problèmes logistiques 35, et donnent lieu à des tableaux pathétiques à  travers lesquels Psellos suggère symboliquement le mal qui ronge l’Empire lui-même, d’ailleurs comparé à  un «  corps monstrueux (σῶμα τερατείαϛ πάσηϛ μεστόν) [...]  vicié   Ibid., p. 319-320.  A. Kaldellis, The Argument, p. 111-112 ; J. N. Ljubarskij, Η προσωπικότητα, p. 321-323. 32   Voir notamment, en IV, 29, le concours de dissimulation et d’hypocrisie auquel se livrent le futur Michel V et son oncle Jean l’Orphanotrophe, ou encore, en VI, 147-149, la véritable farce que constitue le procès de Romain Boïlas. Par ailleurs, Psellos qualifie successivement Michel IV (IV, 13) et Michel V (V, 17) de « bêtes fauves », en utilisant pour parler des deux basileis un terme (θήρ) qu’il emploie par ailleurs pour caractériser la foule déchaînée (V, 41 et 45 ; VII, 57). 33  Voir la préface de Ch.  Diehl et l’introduction d’É.  Renaud, Michel Psellos, Chronographie, vol. 1, Paris, 1926, p. v, l et lvi. 34 Cf. C. Jouanno, « Le corps du prince dans la Chronographie de Michel Psellos  », Kentron, 19 (2003), p.  205-221. Sur le lien de ces descriptions physiques des empereurs avec le thème de la décadence, voir aussi A. P. Kazhdan et A.  Wharton Epstein, Change in Byzantine Culture in the Eleventh and Twelfth Centuries, Berkeley, 1990, p.  164  : «  The evil inherent in imperial power inevitably led to the corruption of   the physical and moral health of   him who wielded it. In his Chronographia, Psellos wrote as though emperors were predestined to failure – a failure not marked simply by unfulfilled promises and unrealized good intentions, but also by physical decay ». Sur l’importance de la beauté physique dans la définition de l’idéal impérial byzantin, cf. M. Hatzaki, «  Experiencing Physical Beauty  in Byzantium  : the Body and the Ideal  », in C.  Nesbitt et M.  Jackson (éd.), Experiencing Byzantium. Papers from the 44th Spring Symposium of  Byzantine Studies, Newcastle and Durham, April 2011, Farnham – Burlington, 2013, p. 233-250. 35   Cf.  II,  8  : Constantin  VIII incapable de marcher à  cause de la goutte  ; III,  24-25 et IV,  4  : délabrement physique de Romain  III  ; III,  22 et IV,  18  : crises d’épilepsie de Michel IV ; IV, 31 et 50 : Michel IV rendu méconnaissable par l’hydropisie  ; VI,  106 et 127-130  : Constantin Monomaque handicapé et défiguré par la goutte. 30 31

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dans son intérieur et d’une constitution défectueuse » (VII, 51). À lire la Chronographie, on a le sentiment que Psellos, hanté par la pensée du déclin, cède, bien souvent, à la kakologia. Or, parmi les outils de sa « malignité », vrais et faux silences occupent une place de choix, tout en révélant une pratique fort éloignée des déclarations de principe affichées dans les séquences métadiscursives. Signalons tout d’abord son goût marqué pour les prétéritions, qu’il met au service d’un art consommé de l’insinuation malveillante. Les exemples de ce procédé sont particulièrement nombreux dans le livre consacré à  Constantin Monomaque, que Psellos décrit comme un incapable, se déchargeant du soin des affaires de l’État sur des conseillers fort mal choisis, pour mener une vie de plaisir et de futilité, dilapidant pour ses maîtresses les trésors de l’Empire et gaspillant son temps à des activités frivoles dont Psellos remarque, en citant perfidement deux vers de l’Iliade, qu’elles n’étaient peut-être pas dignes du « conducteur d’hommes à qui les peuples sont confiés et à qui incombent tant de soins 36 ». Réprouvant le comportement déraisonnable de Monomaque à  la mort de Skléraina, sa concubine, c’est à  une prétérition qu’il recourt pour signaler la chose sans en avoir l’air : « Tous les faits et gestes de l’empereur à l’occasion de sa mort, les lamentations funèbres où il se répandit, les actions qu’il exécuta et toutes les plaintes auxquelles, dominé par sa douleur, il se livra comme un enfant, il serait superflu de les insérer dans le tissu de mon histoire » (VI, 70). De façon récurrente, il prétend censurer, par souci de décence, les incongruités les plus choquantes du comportement de Monomaque, déclarant par exemple, à propos de sa liaison avec une princesse d’Alanie : «  Dans une histoire comme la mienne, j’ai passé sous silence beaucoup de choses fort étranges, qui remplissent de honte celui qui les écrit et d’ennui ceux qui les lisent  » (VI,  150). Attirer ainsi l’attention du lecteur sur le matériau censuré, c’est ne faire parade d’intentions indulgentes que pour servir de masque à la kakoêtheia 37. 36  VI,  175  : cf.  Il. 2,  24-25 (reproches du Songe, qui a emprunté les traits de Nestor, à  Agamemnon endormi). Psellos vient de montrer Monomaque se passionnant pour l’aménagement de jardins d’agrément. 37  Formules de même type en VI, 134, à propos de la négligence de Constantin Monomaque : « Certes, cette attitude même fut cause de maux très grands.

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Psellos pratique aussi fort volontiers le blâme par omission, en faisant disparaître ceux qu’il considère comme indignes de passer à la postérité ou en taisant leur nom, recourant ainsi à l’une des procédures caractéristiques de la damnatio memoriae 38. Il  a Je vais en rapporter un ou deux, laissant au lecteur le soin de se faire par là une idée des autres » ; VI, 143, à propos de Romain Boïlas et de ses prétendues « bouffonneries » : « Si je n’avais pas promis un récit de choses sérieuses, mais une relation de sornettes et de futilités, quelle collection de faits je pourrais ramasser dans mon histoire ! Q ue celui-là soit comme un exemple choisi entre tous, et mon récit reviendra à la suite des événements » ; VI, 173, à propos de Constantin Monomaque : « Ainsi, pour ne mentionner que quelques traits que n’admet pas l’historien, il donnait aussi aux amusements une partie de sa vie ». Comme le remarque W. Treadgold, MBH, p. 300, « the most damning of  Psellos’ judgements are subtle and ironic, like his supposedly reluctant criticism of   Constantine IX ». F. H. Tinnefeld le qualifie de « maître de la diffamation » et F. Lauritzen note avec humour qu’il ne rappelle la différence entre histoire et éloge (et ne se revendique historien) que lorsqu’il est sur le point de dire quelque chose de négatif  au sujet de quelqu’un (F.  H.  Tinnefeld, Kategorien der Kaiserkritik in der byzantinischen Historiographie von Prokop bis Niketas Choniates, Munich, 1971, p. 131 ; F. Lauritzen, The Depiction, p. 124). Soulignant le caractère souvent mensonger du métadiscours de Psellos, Kaldellis cite en exemple la promesse faite en VI, 28 de ne rien cacher des « nobles et belles actions » de Monomaque, mais de les produire « en pleine lumière », au même titre que celles qui n’auraient pas ce caractère : il s’agit là d’une fausse annonce, puisqu’aucune de ces prétendues nobles actions n’est relatée dans la suite du livre VI (A. Kaldellis, The Argument, p.  137)  ; de même, en VI,  166-167, Psellos, tout en feignant de louer la tendance de Monomaque à la compassion, condamne en fait l’inconscience avec laquelle l’empereur pardonnait des crimes portant atteinte à la sûreté de l’État (ibid., p. 142). Sur la présence du même type de double jeu dans la seconde partie de la Chronographie, voir M. Jeffreys, « Psellos and “his emperors” », p. 88 : «  The Chronographia on Michael  VII is painfully adulatory, despite claiming the contrary, probably with a good deal of   irony, reminiscent of   its approach to Constantine IX ». 38   Sur le lien entre damnatio memoriae et «  erasure of   the name  », voir C. W. Hedrick, History and Silence. Purge and Rehabilitation of  Memory in Late Antiquity, Austin, 2000, p.  101-103  ; l’auteur signale qu’Auguste, dans ses Res gestae, fait référence à plusieurs de ses ennemis sans les nommer ; parmi les victimes de cet « effacement du nom » figurent Cassius, Brutus et Antoine (p. 123). On remarquera toutefois que dans la Chronographie, l’omission du nom n’est pas systématiquement utilisée à des fins dépréciatives : le récit de Psellos est pauvre en données onomastiques, comme le rappelle W.  Treadgold, MBH, p.  272 et 298-299, et il arrive que ne soient pas désignés nommément des personnages qui sont pourtant présentés de manière positive, et dont certains étaient même des amis proches de Psellos, comme Constantin Lichoudès (VI, 178 et VII, 18) ou Jean Xiphilin (VI, 192 et 195). Dans cette catégorie d’anonymes « bien traités » figurent aussi Constantin Cabasilas (V, 36), l’éparque Campanare (V, 39), Constantin Artoklinès (VI,  13), Georges Maniakès (VI,  75) ou Jean Byzantios (VI, 192).

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par exemple effacé le nom de Romain Boïlas, favori de Constantin Monomaque, qu’il présente comme un grotesque bouffon (VI, 139 : « un coquin à demi-muet, dont la langue s’embarrassait du tout au tout quand il parlait et fourchait à chaque effort ») : l’empereur s’était, à ce qu’il prétend, si bien entiché de ce ridicule personnage que, lorsque celui-ci fut accusé de complot à son encontre, il se contenta d’organiser une parodie de procès et, après lui avoir imposé quelques jours d’exil, s’empressa de faire rentrer en grâce ce «  comédien  » qui faisait ses délices (VI,  140-150). En « néantisant » de la sorte un personnage que la chronique, contemporaine, de Skylitzès présente comme un homme politique important 39, Psellos stigmatise aussi par ricochet l’empereur lui-même, dont l’affection pour une telle nullité atteste le total manque de discernement. Psellos a pareillement effacé de la Chronographie le nom de son ancien ami Léon Paraspondylos, parce que, une fois devenu premier ministre (mesazôn) de l’impératrice Théodora, il ne lui avait pas témoigné la générosité et le soutien qu’il escomptait de lui  ; alors que, quelques années plus tôt (en 1055), il avait composé un éloge en son honneur 40, il ne le désigne plus dans la Chronographie que par des périphrases malveillantes, tournant en dérision sa raideur, son manque d’éloquence ou sa courte taille 41. Dans les pages consacrées au règne de Michel VI et à la 39   Sur ce personnage, qui était de rang sénatorial, voir P. Lemerle, Cinq études sur le xie siècle byzantin, Paris, 1977, p. 53-54 ; G. Weiss, Oströmische Beamte im Spiegel der Schriften des Michaels Psellos, Munich, 1973, p.  86  ; E.  Pietsch, Die Chronographie, p.  89-92. Tout en décrivant Boïlas comme un intrigant, à qui sa « langue insinuante » valait une réputation d’« homme plaisant et spirituel  », Skylitzès ne nie nullement les compétences politiques du personnage, qu’il présente comme le «  conseiller, assistant et ministre  » de Monomaque ; il s’accorde en revanche avec Psellos pour évoquer le prompt retour en grâce de Boïlas, après sa tentative de complot contre l’empereur, mais en termes beaucoup plus rapides et dépourvus d’ironie (éd. Thurn, p. 473 ; trad. Flusin, p.  390). Les autres témoignages sont dérivatifs  : Kédrénos se contente de reproduire le texte de Skylitzès (éd. Bekker, t. II, p. 605) ; Michel Glykas le résume de façon drastique (éd. Bekker, p. 597) ; quant à Zonaras, il suit Psellos, en l’abrégeant (XVII, 27, éd. Pinder, p. 644-646). 40  Logos caractérisant la vertu du protosyncelle (Or. paneg. no 15). 41  En  VI b, 6, il s’indigne du choix paradoxal de l’impératrice en faveur d’un homme «  que recommandait le fait de savoir se taire, de regarder vers le sol et de n’être propre ni aux conférences ni à aucune des autres choses qui d’habitude caractérisent l’homme politique  »  ; nouvelles périphrases en VI  b, 15

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rébellion d’Isaac Comnène, il passe d’ailleurs presque entièrement sous silence l’existence de Paraspondylos, se contentant d’évoquer son renvoi désinvolte à l’instigation d’Isaac Comnène (VII,  32 et 34) 42. L’eunuque Nicéphoritzès, qui évinça Psellos, sous le règne de Constantin  X, est lui aussi victime du même type de silence revanchard de la part de notre historien, qui évite consciencieusement de le mentionner dans sa Chrono­ graphie 43. D’autres blancs sont remarquables, et confèrent à l’ouvrage de Psellos un caractère assez atypique : l’absence de dates 44, la place extrêmement réduite faite aux questions de politique extérieure

(« le personnage à qui se trouvait confiée l’administration générale »), VII, 32 («  ce courtaud  ») et VII,  34 («  celui qui avait en main le soin des affaires de l’Empire  »). Dans l’éloge composé avant leur brouille, Psellos présentait au contraire le caractère inflexible de Paraspondylos comme une qualité, l’apparentant aux natures héroïques d’autrefois. Sur l’inversion, dans la Chronographie, de tous les traits présentés positivement dans le Logos, et le règlement de compte auquel Psellos procède ainsi, voir E.  de Vries-van der Velden, «  Les amitiés dangereuses : Psellos et Léon Paraspondylos », ByzSlav, 60 (1999), p. 315350. Selon A.  Kaldellis, The Argument, p.  155-166, Psellos vise à  travers Paraspondylos les tenants d’une spiritualité implacable, à  laquelle il oppose sa propre volonté de réhabilitation du corps. Sur Psellos et Paraspondylos, voir aussi J. N. Ljubarskij, Η προσωπικότητα, p. 140-149 ; E. Pietsch, Die Chronographie, p. 98-102. 42  L’image qu’Attaleiatès donne du personnage est bien différente : il loue Théodora de l’avoir choisi comme premier ministre, et souligne son intelligence, son expérience des affaires, son intégrité (éd. Tsolakis, p. 41, l. 13-22) ; Skylitzès, en revanche, tout en évoquant lui aussi « sa grande expérience dans le gouvernement », trace de lui le portrait d’un « homme rude et peu accessible » et présente le traitement insultant qu’il infligea aux stratèges d’Orient comme la cause principale de la conjuration qui porta au pouvoir Isaac Comnène (éd. Thurn, p. 479 et 486-487 ; trad. Flusin, p. 395 et 401). 43 Cf. M. Angold, The Byzantine Empire, 1025-1204 : A Political History, 2e éd., Londres – New York, p. 121. Psellos a aussi fait disparaître le drongaire de la veille Machetarios qui, à ce que nous apprend l’une de ses lettres (éd. Sathas, p. 352), figurait dans une première version de la Chronographie, mais fut éliminé de la version finale, parce qu’il avait offensé son auteur (cf. A. P. Kazhdan et A. Wharton Epstein, Change, p. 204-205). 44 W. Treadgold, MBH, p. 296 et J. N. Ljubarskij, « Q uellenforschung and/or Literary Criticism  : Narrative Structures in Byzantine Historical Writings », SO, 73 (1998), p. 15 (« The real chronology was of  no concern for Psellos, only the “chronology of   character” really interested him »). K. Svoboda, «  Q uelques observations  », p.  385, estime que Psellos, imbu de rhétorique, devait considérer comme « pédantesques » les indications de nature chronologique.

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ou d’économie 45, ainsi qu’à l’histoire de l’Église 46. Se découpant sur cet épais fond de silences, les épisodes relatés par Psellos, notamment les « ragots de cour 47 » auxquels il consacre tant de pages, acquièrent un relief  que la rareté des contrepoints rend encore plus saisissant. Le  traitement qu’il a réservé aux affaires militaires montre qu’il a pratiqué ce qu’on pourrait qualifier de « tri sélectif  orienté ». Dans l’un des excursus métadiscursifs du livre VI, il précise, en des termes qui doivent sans doute beaucoup à  Plutarque et à  sa distinction célèbre entre histoire et biographie 48, qu’il n’a pas eu l’intention de « raconter dans le détail » 45 Cf.  W.  Treadgold, MBH, p.  296. Macrides qualifie la Chronographie de récit historique «  with main events left out  » et Lauritzen remarque que chaque empereur y est caractérisé par un ou deux événements censés représenter l’ensemble de son règne : cf. R. Macrides, « The Historian in the History », in C.  N.  Constantinides et  al. (éd.), ΦΙΛΕΛΛΗΝ  : Studies in Honour of  Robert Browning, Venise, 1996, p. 214 ; F. Lauritzen, The Depiction, p. 130. 46  Non seulement l’Église n’apparaît pas en tant qu’agent historique dans la Chronographie, mais Psellos ne la compte pas non plus parmi les bénéficiaires des dépenses qu’il estime requises de l’empereur (cf. A. Kaldellis, The Argument, p. 68 et 78). Pareil silence implique de sa part une vision très sécularisée de la politique. 47  Formule de J.-Cl. Cheynet, à propos de la passion de l’impératrice Zoé pour le futur Michel IV (Jean Skylitzès. Empereurs de Constantinople, p. 323, n. 82). Mango et Treadgold soulignent eux aussi la fascination de Psellos pour ce qu’ils qualifient de « court gossip » (C. Mango, Byzantium, p. 245 ; W. Treadgold, MBH, p. 274). Q uant à Lemerle, il dit du complot de Boïlas, tel qu’il est rapporté dans la Chronographie, qu’il « relève de la chronique scandaleuse et divertissante, mais point de l’histoire » (P. Lemerle, Cinq études, p. 53, n. 86). Sur la tendance de Psellos à laisser de côté beaucoup d’événements importants, pour concentrer son attention sur des éléments de «  deuxième ou troisième zone  », voir aussi P. S. Ioannidès, « Ἡ Χρονολογία του Μιχαήλ Ψελλού ως ιστορική πηγή για τήν εποχή του Μιχαήλ Δ᾿ Παφλαγόνα  », Nicolaus, 16 (1989), p.  219. En  attirant l’attention de ses lecteurs sur les humaines faiblesses des souverains, Psellos porte une sévère atteinte au mythe du pouvoir impérial, comme le remarque A. Kaldellis, The Argument, p.  41. A. P.  Kazhdan et A.  Wharton Epstein, Change, p. 213 parlent d’évocation « démythologisée ». 48 Prologue de la Vie d’Alexandre (1,  1-3). L’influence de Plutarque sur les historiens et chroniqueurs byzantins a souvent été soulignée : cf. R. Scott, « The Classical Tradition », p. 71-72. La préférence accordée par les Byzantins à la tradition biographique, au détriment de la tradition proprement historique tiendrait, selon Scott, au fait qu’ils étaient les héritiers d’un monde dans lequel un seul individu (l’empereur) exerçait la prééminence. Sur Plutarque comme modèle d’écriture de Psellos, voir F.  Lauritzen, The Depiction, notamment p. 186 et 189-191. Sur l’importance de la réflexion morale dans la Chronographie, et ses liens avec l’œuvre philosophique de Psellos, cf. D. J. O’Meara, « Political philosophy in Michael Psellos  : the Chronographia read in relation to his phi-

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toute la suite des événements et, notamment, n’a pas voulu fournir toutes les indications militaires « que les historiens exacts ont coutume de rapporter » (VI, 83) : comme Plutarque, c’est en effet à  la peinture de caractères qu’il s’intéresse en priorité 49. Ainsi a-t-il laissé de côté presque toute la politique étrangère de Basile II, se contentant d’une brève allusion aux campagnes victorieuses contre les Bulgares (I,  30) qui valurent à  cet empereur son surnom de Bulgaroctone 50. Q uelques récits d’expéditions militaires figurent pourtant dans la Chronographie, mais Psellos semble ne les avoir intégrés dans son œuvre que parce qu’ils lui offraient matière à  dénigrement 51. Des nombreuses campagnes militaires de Michel  IV contre des peuples étrangers, il raconte uniquement l’expédition menée en 1042 contre les Bulgares révoltés (IV, 38-49) 52. S’il s’attarde sur cette guerre, c’est pour mettre en valeur l’héroïsme désespéré de l’empereur marchant au combat, alors même que son hydropisie l’a rendu presque impotent : or un pareil choix narratif  est très ambivalent, puisque, tout en louant le courage personnel de Michel IV, Psellos suggère aussi l’état de déréliction dans lequel se trouve l’Empire byzantin 53. De même, il paraît ne raconter l’attaque de la flotte russe, sous le règne de losophical work », in B. Bydén et K. Ierodiakonou (éd.), The Many Faces of  Byzantine Philosophy, Athènes, 2012, p. 153-170. 49 Cf.  M.  Angold, The Byzantine Empire, p.  105  : «  History for Psellos was about the way people reacted to events. His Chronographia consists of   a series of   character studies, in which he attempts to follow the psychological development of   a succession of   emperors as they wrestled with the burdens and temptations of  office ». 50   Sur le récit très lacunaire que la Chronographie offre du règne de Basile II, voir F. Lauritzen, The Depiction, p. 161. 51  Le fait que les seuls récits de campagne un peu détaillés figurant dans la Chronographie soient des récits malignement orientés incite à  ne pas exclure que Skylitzès ait eu cet ouvrage présent à  l’esprit, et non l’Historia Syntomos, lorsqu’il reproche à Psellos et à ses pareils d’avoir « péché par manque d’exactitude, en laissant échapper la plupart des faits marquants », et d’avoir composé des récits tendancieux, « par exemple la louange d’un empereur, le dénigrement d’un patriarche, l’éloge d’un ami », en se laissant porter par « leurs inclinations ou leurs aversions » (éd. Thurn, p. 3-4 ; trad. Flusin, p. 1-2) : cf. R. Macrides, « The Historian », p. 211. 52 V. Grecu, « La valeur littéraire », p. 254-255 ; P. S. Ioannidès, « Ἡ Χρονολογία », p. 226-227 ; F. Lauritzen, The Depiction, p. 158. 53  Cf.  F.  Lauritzen, The Depiction, p.  134  : «  What Psellos wants to emphasize is that the illness really crippled the ability of   Michael IV to respond as he wanted ».

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Constantin Monomaque, en 1043, que pour souligner le délabrement de l’Empire et l’impréparation de l’armée byzantine  : non sans malignité, c’est d’ailleurs à la survenue d’une tempête qu’il attribue la défaite finale des Russes (VI, 90-95). Q uant à la campagne de Romain III en Syrie, il ne s’y appesantit que pour tourner en ridicule cet empereur qu’il considérait comme aveuglé par les illusions de la vanité 54, et dont il raille la prétention à rivaliser avec les plus grands stratèges de l’Antiquité 55. De même, tous les passages où il évoque les expéditions de Romain IV contre les Perses (i-e Turcs) sont placés sous le signe de la critique et de la dérision : il prétend que ces campagnes furent décidées par pure volonté de gloriole (VII b, 11), insiste sur la jactance (ἀλαζονεία, κόμπος, φρύαγμα) de l’empereur (VII  b, 14 et 17), sa témérité déplacée (VII b, 21), et attribue le désastre final (la catastrophe de Mantzikert, en 1071) à l’« impéritie velléitaire » de Romain IV, qui pourtant se comporta valeureusement, si l’on en croit d’autres sources 56. On pourrait mentionner enfin une dernière catégorie de silences, impliquant, cette fois, Psellos lui-même, et constituant des cas d’autocensure 57. Efthymia Pietsch a montré comment il  F. Lauritzen, The Depiction, p. 76. On remarquera la triple occurrence des termes προσωπεῖον / προσποίησις en ΙΙ, 10 et ΙΙΙ, 3. 55   III, 7-11, notamment III, 8 pour la comparaison ironique avec Alexandre ou César, Trajan ou Hadrien ; Psellos se plaît à opposer l’entrée « théâtrale » de l’empereur à Antioche et la piteuse déroute qu’il subit ensuite à Azâs en 1030. Sur cette séquence, voir F. H. Tinnefeld, Kategorien der Kaiserkritik, p. 132. 56  Commentaire de U.  Criscuolo ad VII  b, 19 (Michele Psello. Imperatori di Bisanzio, éd. Impellizeri, t. II, p. 454, n. 361). Le récit qu’offre Attaleiatès des trois campagnes successives de Romain  IV contre les Turcs, en 1068, 1069 et 1071, présente l’empereur sous un jour beaucoup moins négatif  (voir notamment les allusions répétées à la valeur militaire du personnage : éd. Tsolakis, p. 84, 93-94, 126). S’appuyant sans doute sur le témoignage d’Attaleiatès, Ostrogorsky qualifie Romain IV d’« habile et vaillant général » (G. Ostrogorsky, Histoire de l’État byzantin, Paris, 1956, p.  366). Sur la dimension satirique du récit de Psellos, cf. J. N. Ljubarskij, « The Byzantine Irony : the Case of  Michael Psellos  », in A.  Abramea, A.  Laiou et E.  Chrysos (éd.), Byzantium, State and Society : In Memory of  Nikos Oikonomides, Athènes, 2003, p. 357-358 : à côté des passages explicitement ironiques, Ljubarskij signale aussi la présence de feints compliments à  portée antiphrastique («  simulated adoption of   laudatory tone for purpose of  ridicule »). 57  Psellos garde le silence sur un certain nombre des controverses dans lesquelles il se trouva impliqué (cf. A. Kaldellis, The Argument, p. 116). L’une de ses omissions apologétiques les plus frappantes figure en VII, 65, à propos de 54

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s’efforçait de minimiser son propre rôle dans un certain nombre des décisions prises par Constantin Monomaque, dont il présente le règne sous un jour si négatif : il veut en effet laisser entendre que son influence aux côtés de l’empereur se limita au seul domaine intellectuel, et imputer tout ce qui pouvait paraître répréhensible sous son gouvernement à l’influence néfaste des mauvais conseillers, dont la présence hante la Chronographie 58.

Conclusion Je voudrais, pour conclure, revenir sur l’écart existant entre le discours théorique de Psellos et sa pratique effective – écart que rend d’autant plus sensible la place considérable réservée dans la Chronographie aux réflexions d’ordre métalittéraire. J’ai évoqué plus haut la fonction apologétique de ce métadiscours  ; mais il paraît tentant de considérer aussi les nombreuses déclarations de principe de Psellos comme une sorte de paravent sous lequel il dissimule ce qui est peut-être en fait le véritable objectif  de la Chronographie  : la Kaiserkritik, critique des empereurs qui, pendant près d’un siècle, se succédèrent à  la tête de l’État 59, et sont évalués par Psellos à  l’aune de la philosophie, qui dans la Chronographie s’incarne en la personne de l’auteur lui-même 60. la déposition du patriarche Michel Cérulaire (a. 1058) : Psellos omet de dire que c’est lui qui avait été chargé par Isaac Comnène de rédiger pour le Synode l’acte d’accusation contre le patriarche. 58  E. Pietsch, Die Chronographie, p. 68, 83-93 ; E. Pietsch, « Αὐτοβιογρα φικὰ... », p. 274 ; D. J. O’Meara, « Political philosophy », p. 162, 164-165, 169. Psellos veut donner de lui-même l’image du seul vrai bon conseiller (cf. VI, 110, 168, 197). Comme le remarque F. H. Tinnefeld, il s’emploie toujours à mettre ses critiques de tel ou tel empereur en corrélation avec son propre rôle en tant que conseiller impérial (Kategorien der Kaiserkritik, p.  124, 125, 128). C’est ainsi qu’en VI, 201, les tours pendables joués par Monomaque à ses sujets (qu’il s’amuse à regarder chuter dans une piscine aménagée au milieu d’une prairie) sont présentés comme la conséquence directe de l’éloignement de Psellos, qui a laissé l’empereur « privé de [s]on réconfort ». 59 De la distinction insistante établie par Psellos entre histoire et éloge, M.  D. Spadaro, «  Interferenze politiche  », p.  248, n.  31, estime qu’elle sert à justifier certaines critiques féroces adressées à Monomaque. Sur l’ironie des prétentions de Psellos à l’historicité, voir aussi E. Pietsch, Die Chronographie, p. 83. 60  Cette critique du pouvoir impérial parcourt l’ensemble de la Chronographie : évidente dans la première partie, elle est présente aussi, de manière plus souter-

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Sous couvert de faire de l’histoire, Psellos nous livre en fait un objet littéraire à  l’identité indécise, où bien des pages tiennent plus du psogos ou de la satire que du récit historique 61. Les tensions que nous avons repérées à  propos du silence, présenté comme un instrument de l’éloge ou de l’indulgence, et néanmoins utilisé de façon très malveillante, peuvent être lues comme un signe de la duplicité de Psellos 62 qui, dans cet ouvrage où s’exprime si fortement la hantise de la décadence, mais aussi l’espoir d’une rédemption par la philosophie 63, fait en réalité bien autre chose que ce qu’il prétend faire (rapporter les événements en toute précision et véracité).

raine, dans la seconde partie, composée à l’intention des Doukas (cf. E. Pietsch, Die Chronographie, p. 113, 122 à propos de Constantin X ; p. 127-128 à propos de Michel VII). Sur l’habileté des Byzantins à user du blâme indirect, forme d’expression subversive dans un système autocratique, cf. M. Mullett, « How to criticise the laudandus  », in D.  Angelov et M.  Saxby (éd.), Power and Subversion in Byzantium. Papers from the forty-third spring symposium of   Byzantine Studies, University of   Birmingham, March 2010, Farnham  – Burlington, 2013, p. 247-262. 61  Voir le jugement formulé par J. Howard-Johnston, Historical Writing in Byzantium, Heidelberg, 2014, p. 38 : « His history is, in essence, an agglomeration of   brilliant, rhetorical turns, laced with passages of   unabashed self-advertisement, rather than a carefully constructed exploration and explanation of   the recent past ». 62  Kaldellis qualifie le récit de Psellos de « byzantin » dans le sens « le plus intrigant et le plus malicieux » et Psellos lui-même de plus talentueux des menteurs byzantins (A. Kaldellis, The Argument, p. 40-41). Il voit dans le contraste entre les réalités du pouvoir politique et la rhétorique officielle de l’Église et de l’État la cible de l’ironie de Psellos (ibid., p. 100). 63 Sur l’idéal philosophique de Psellos dans le domaine de la politique, cf.  A.  Kaldellis, The Argument, p.  169  : «  The Chronographia is inspired not by the impossible ideal of   the philosopher-kings of   Plato’s Republic, but by the realism of   the Laws (746 b-c), which advocate an indirect form of   philosophical rule  ». Sur la polarité de la politique et de la philosophie dans la Chronographie, cf. P. Magdalino, The Empire of   Manuel I Komnenos, 1143-1180, Cambridge  – New York, 1993, p.  394-395  : l’auteur voit dans la Chronographie une série de portraits nuancés de la psychologie du pouvoir « in which the details of   government are reduced to a minimum, but the principles of   government are clearly articulated, and the state conceptualised as a political organism. As well as telling the “inside story” of   imperial decline in the eleventh century, the book chronicles, at some length, the simultaneous revival of  learning and the rise of  Michael Psellos ».

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STANISLAS KUTTNER-HOMS Université de Caen – Normandie, CRAHAM – UMR 6273

LE CHOIX DU SILENCE, UNE STRATÉGIE NARRATIVE LE RÈGNE DE JEAN II COMNÈNE DANS L’HISTOIRE DE NICÉTAS CHÔNIATÈS « L’historien est toujours un Merlin, il est d’un temps enseveli ; on l’interroge ; il répond ; c’est un prophète qui regarde en arrière ». H. Heine, Gedanken und Einfälle, III, Kunst und Literatur

Dès l’ouverture de son œuvre historique, Nicétas Chôniatès signale que l’Histoire a pour vertu de dire à haute voix les faits du passé, les bons comme les mauvais, et, véritable trompette du Jugement dernier, de mettre les actions des morts en balance sous les yeux des vivants 1. Dans le contexte intellectuel de l’Empire byzantin du xiie siècle, cette « résurrection intégrale du passé 2 » trouve un écho certain auprès du public de lettrés qui composait l’auditoire de l’historien et orateur de cour Nicétas Chôniatès. Haut-fonctionnaire et tête de l’administration centrale de l’Empire au terme de sa carrière, Nicétas doit en partie son ascension à sa maîtrise de l’art oratoire et à sa connaissance de la littérature, qui constituaient, à Byzance, le sésame d’une carrière civile ou ecclésiastique. Seul témoignage conservé de la première chute de Constantinople devant les croisés en 1204, son Histoire raconte aussi les règnes successifs des empereurs, depuis Jean II Comnène jusqu’à Henri de Flandres, deuxième empereur latin, couvrant ainsi les années 1118-1206. Comme Nicétas est né vers 1155, la majeure partie 1  Nic.  Ch., Hist., 2,  19-22  : ὥστε καθ’ ἕτερόν τινα τρόπον καὶ λόγον καὶ βίβλος ζώντων ἡ ἱστορία κληθήσεται καὶ σάλπιγξ περίτρανος τὰ γραφόμενα, τοὺς πάλαι τεθνεῶτας οἷον τῶν σημάτων ἐξανιστῶσα καὶ ὑπ’ ὄψιν τιθεῖσα τοῖς βουλομένοις (« Aussi, selon un autre tour et une autre formule, l’Histoire peut être appelée Livre des Vivants et ses écrits Trompette très claire, puisqu’elle fait se lever d’entre les tombeaux ceux qui sont morts jadis et sous les yeux de ceux qui le souhaitent, les placent »). Nous suivons l’édition J. A. van Dieten, Nicetae Choniatae Historia, Berlin – New York, 1975 (ci-après Nic. Ch., Hist.). Les chiffres renvoient à la pagination et à la linéation. Sauf  mention contraire, les traductions sont nôtres. 2   Selon la définition célèbre de l’Histoire par J. Michelet, Histoire de France, Préface de 1869.

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de son ouvrage historique concerne des événements arrivés durant sa jeunesse à Constantinople, puis durant sa carrière de fonctionnaire impérial. Seul le règne de Jean  II Comnène, qui occupa le trône des Romains de 1118 à  1143, échappe au témoignage direct. Aussi Nicétas prend-il soin, à  la fin du prologue de son œuvre, de signaler que cette partie sera menée un peu différemment des autres : ἐν κεφαλαιώδεσι δ’ ἐπιτομαῖς τὰ κατὰ τὸν αὐτοκράτορα Ἰωάννην τὸ ἱστορεῖν διηγήσεται, ὃς Ἀλεξίῳ διάδοχος γεγένηται τῆς ἀρχῆς, οὐδ’ ἐμβραδυνεῖ ταῖς κατ’ αὐτὸν ἀφηγήσεσιν, ὥσπερ ἐν τοῖς ἐφεξῆς ἐργάσεται λόγοις... Sous forme d’abrégés à caractère général, l’enquête historique racontera les événements arrivés sous l’autokratôr Jean, qui a été le successeur d’Alexis au pouvoir, et elle ne s’attardera pas sur les récits qui le concernent, comme elle s’y emploiera dans les livres suivants (Hist., 4, 73-81).

Le fait de préciser que la narration sera constituée d’«  abrégés à  caractère général  » situe explicitement le travail de Nicétas du côté de l’épitomè, c’est-à-dire du côté du travail de synthèse ; de fait, le récit du règne de Jean II tient en un seul livre. Toutefois, raconter en abrégeant 3 suppose de sélectionner les événements 4. Cette sélection, nécessairement subjective, impose donc à la matière historique un certain nombre de silences, et ceux-ci, à condition d’être les éléments d’une stratégie, participent aussi activement que la narration à la construction de l’objet littéraire, 3  Cette indication de Nicétas permet-elle de retrouver l’architecture du premier livre de l’Histoire ? C’est une piste que n’a pas explorée A. Bravo Garcia, « Politics, History and Rhetorics : On the structure of   the first book of   Nicetas Choniates’ History », ByzSlav, 56 (1995), p. 423-428 : il propose une division du texte en deux mouvements, qui ne nous semble pas convaincante. Nous proposons en Annexe un autre plan, fondé sur les échos lisibles au sein du texte. On notera par ailleurs que Jean Kinnamos (c. 1143 - ap. 1185), premier historien du règne de Jean II et son contemporain, annonce aussi dans l’ouverture de son Epitome rerum qu’il résumera les événements (éd. Meineke, p. 5, 4-5). 4  Les traducteurs italiens de l’Histoire ont bien noté que manquent au récit du règne de Jean l’affrontement entre Byzance et Venise à propos du non renouvellement des privilèges commerciaux de la République, ainsi que la dégradation des relations de l’Empire byzantin avec le belliqueux royaume de Sicile, le pape et  l’empereur romain germanique  : cf.  R.  Maisano, in Niceta Coniata, Grandezza e  catastrofe di Bisanzio [ci-après Niceta Coniata], 3  vol., Rome  – Milan, 1994-2014, I, p. 511, n. 10.

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qu’il soit personnage, péripétie, voire ouvrage complet. Ainsi, c’est au sens d’« omission délibérée s’inscrivant dans une stratégie d’écriture » que nous emploierons, dans cette étude, le terme « silence ». Une telle hypothèse de lecture semble corroborée par le récit que fait Nicétas du règne de Jean II Comnène. En effet, au terme du livre qui lui est consacré, Jean Comnène apparaît comme un héros  : aucune ville ni aucune forteresse ne lui résistent, ses triomphes sont mérités, le peuple l’aime, il est vertueux, pieux, et même sur son lit de mort, brillant orateur. Tout un chacun peut alors conclure avec Nicétas : il fut le pinacle de la dynastie des Comnènes 5. Il y a, semble-t-il, construction de l’objet « personnage » par la narration. La mise à l’épreuve de ce portrait par confrontation avec d’autres sources historiographiques, au premier chef  desquelles les Byzantins Jean Kinnamos et Jean Zonaras, mais aussi le Latin Guillaume de Tyr ou les Arabes Ibn al-Athîr 6 et Kamâl ad-Dîn 7, permet de le confirmer. Dans les œuvres de ces historiens, le règne de Jean, pour brillant qu’il soit, est parsemé de difficultés et d’échecs. Tels sont les premiers indices d’une stratégie narrative, dont nous allons essayer de confirmer la présence et de mettre au jour les enjeux. Afin de cheminer dans la pensée historiographique de Nicétas, nous nous intéresserons dans un premier temps au portrait de 5   Nic.  Ch., Hist., 47,  82-83. Le  texte et la traduction sont donnés un peu plus bas. 6 Izz ad-Dîn Abû al-Hasan Alî ibn al-Athîr (1160-1233), professeur de droit coranique, est l’auteur, entre autres, du Al-Kâmil fî al-Tarîkh (Perfection de l’Historiographie) rédigé autour de 1231. Il fut, comme Nicétas, le témoin oculaire de la troisième croisade et participa même au djihad contre celle-ci. Nous suivons l’édition du Recueil des historiens des croisades  : Historiens orientaux [ci-après RHC Or.], 4  vol., 1872-1906 (I, p.  187  – II, p.  180). On  signalera une traduction anglaise récente des extraits concernant le règne de Jean  II par D.  S.  Richards, The Annals of   the Saljuq Turks  : Selection from al-Kâmil fî’l-Tâ’rikh of   Ibn ad-Dîn Ibn al-Athîr, Londres, 2002 (réalisée d’après une édition plus ancienne que celle des RHC Or., publiée par C. J. Thornberg en 18511876). 7   Kamâl ad-Dîn Umar ibn Ah mad ibn al-Adim (1192-1262), professeur de ˙ droit coranique devenu vizir du sultan Al-Nasir Yusuf, est notamment l’auteur d’une histoire de sa ville natale Tarîkh kana Zubdat al-halab fiya (La crème de l’Histoire d’Alep), qui porte sur les événements advenus avant 1243, date de la conquête mongole, qui le conduisit à s’exiler en Égypte. Nous suivons l’éd. RHC Or. III, p. 571-732.

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l’empereur que brosse l’auteur, et nous verrons que Jean Comnène a tout du souverain idéal. Dans un deuxième temps, nous tenterons de mettre en évidence, par la comparaison avec d’autres sources historiques, quelques événements passés sous silence par Nicétas. Sans prétendre que l’auteur a pu tous les connaître, nous essaierons de montrer que leur point commun est de pouvoir ternir l’image d’empereur idéal que Nicétas s’emploie à construire. Enfin, dans un dernier temps, nous nous efforcerons de mettre en perspective cette stratégie narrative, en la replaçant dans l’économie générale de l’ouvrage, où récit et silence semblent esquisser le plan d’une tragédie à  l’antique, celle des Comnènes et de l’Empire 8.

1.  « Le pinacle des Comnènes » : construction du personnage de Jean II en empereur idéal Le premier point sur lequel Nicétas insiste à  l’endroit de Jean est sa légitimité à régner sur l’Empire. L’Empire est l’héritage de Jean, comme Nicétas le lui fera dire sur son lit de mort 9. Sans nous étendre sur chaque détail qui tend à corroborer cette affirmation, il suffira de souligner deux points. D’une part, Jean, qui fut en butte à l’opposition de sa mère Irène Doukas et de sa sœur aînée Anne 10, est toujours présenté par l’auteur comme ayant l’appui de son père, l’empereur Alexis Ier 11, même à l’heure de son agonie ; ainsi, si coup de force il y eut de la part de Jean – comme par exemple, le fait de s’emparer de l’anneau sigillaire d’Alexis Ier –, ce fut toujours avec la bénédiction paternelle 12. D’autre part, 8  H. Magoulias, « Andronikos I Komnenos : a Greek Tragedy », Byzantina Symmeikta, 21 (2011), p. 101-136, évoque la présence dans le récit de Nicétas d’un héros tragique, Andronic Ier Comnène ; A. Simpson, Niketas Choniates : a Historiographical Study, Oxford, 2013, p. 128-145, parle d’éléments tragiques. 9   Nic. Ch., Hist., 42, 42-43. 10  Nic. Ch., Hist., 5, 88-81. 11  Nic. Ch., Hist., 5, 87-90. 12  Nic.  Ch., Hist., 6,  34-43. Zonaras, 18,  28 (éd. Pinder) suppose aussi qu’Alexis Ier fut complice de ce « rapt » de l’anneau sigillaire impérial. R. Mai­ sano, in Niceta Coniata, I, p. 515, n. 24, signale que le texte de Nicétas est suffisamment ambigu pour permettre de douter de ce qu’affirme l’auteur. Il est vrai qu’à cette époque le droit de succession n’est pas stabilisé et fonctionne encore selon le modèle antique : cf. A. Pertusi, Il pensiero politico bizantino, Bologne,

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Nicétas nous dit que Jean fut acclamé par la foule des citadins de Constantinople, ce qui est un signe de la régularité de son intronisation 13. Une fois revêtu de la pourpre, Jean se montre un gouvernant avisé. S’il nomme un de ses parents 14, Jean Comnène, Intendant des Biens de la Couronne, le caractère emporté et inconstant de ce dernier lui fait perdre rapidement sa charge 15 ; en revanche, il maintient Grégoire Tornikès au poste de Prôtovestiaire, c’està-dire Grand Chambellan, car c’est un homme à la vie stable et empreinte de mesure 16. De même, il nomme aux finances Grégoire Camatéros, un homme d’origine obscure 17, et à la tête des armées, Jean Axouch, perse d’origine 18. Ces précisions sont celles d’un historien soucieux de politique : la dynastie comnène est connue pour avoir été celle qui préféra les liens de sang aux compétences des membres de l’élite 19  ; les parents de l’empereur occupent tous les postes clefs de l’Empire, au point que la gestion du bien public tend, au début du xie siècle, à devenir une gestion clanique.

1990. On  notera que, lorsque Irène s’aperçoit de la prise de pouvoir de Jean, qui occupe le palais impérial, elle comprend qu’elle a été flouée par son fils avec la complicité de son époux (Nic. Ch., Hist., 6, 44-47, 69), ce qu’exprime notamment un petit sourire forcé (Nic.  Ch., Hist., 7,  57). Nicétas semble excuser Jean Comnène en affirmant que sa ruse et son coup de force furent provoqués par la « haine de sa mère » (Nic. Ch., Hist., 6, 31). 13  Nic.  Ch., Hist., 6,  42. Nicétas prend soin de préciser qu’aux habitants de Constantinople étaient mêlés ses « partisans ». 14  Son frère Isaac, qui l’a toujours soutenu dans son ambition impériale, est fait sébastokratôr, ce qui est, dans le protocole impérial, la seconde dignité après le titre d’empereur (cf. Nic. Ch., Hist., 9, 7). 15  Nic. Ch., Hist., 9, 8-14. 16   Nic. Ch., Hist., 9, 14-16. 17  Nic.  Ch., Hist., 9,  16-22. Cette précision historique semble servir également à Nicétas à égratigner la puissance des Camatéroi qui, à partir du règne de Jean II, ne cessèrent leur ascension jusqu’à placer deux des leurs (Basile II et Jean X Camatéros) sur le trône patriarcal et une troisième (Euphrosyne Camatéra, épouse d’Alexis  III Ange) sur le trône impérial. L’œuvre de Nicétas témoigne des rapports conflictuels qu’il entretint avec cette famille, oscillant entre tentatives de rapprochement et exécration. 18  Nic. Ch., Hist., 9, 23-10, 36. L’aristocratie byzantine garda tout au long de son histoire une extraordinaire habileté à  absorber les éléments nouveaux. Nicétas lui-même n’était pas de vieille souche, mais un homo novus. 19   J.-Cl. Cheynet, « L’aristocratie byzantine (viiie-xiiie s.) », JS, 2 (2000), p. 281-322. Cet article tend aussi à montrer que ce mode de gouvernance est déjà attesté avant les Comnènes (cf. notamment p. 292-293).

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Nicétas se montre, tout au long de l’Histoire, soucieux de voir les meilleurs occuper les plus hauts postes et se fait le contempteur de cette stratégie de gouvernance népotique qu’il tient d’ailleurs pour responsable de l’effondrement de l’Empire en 1204 20. Jean II Comnène, comme on le voit, a la vertu de préférer à ses parents les hauts dignitaires compétents. Jean est par ailleurs un empereur clément. Alors que sa sœur fomente un complot contre lui pour le renverser et que le complot est éventé, il ne met aucun des conjurés à mort et n’en mutile aucun 21 ; et s’il confisque leurs biens dans un premier temps, c’est pour les leur rendre, même à  sa sœur, qui était l’instigatrice du complot 22. De même, lorsque Jean se brouille plus tard avec son frère Isaac, ils finissent par se réconcilier et Constantinople en liesse fête la concorde des deux frères 23. Sa clémence s’exerce aussi, selon Nicétas, à l’égard des nations ennemies : lors de sa campagne militaire en Thrace contre les Scythes, Jean implante dans l’ouest de la Bulgarie les peuples nomades vaincus dont il fait ses féaux 24 ; il agit semblablement quelques mois après avec les Serbes, qu’il implante à Nicomédie, en Phrygie 25. Nicétas y voit une marque de sa mansuétude : ces peuples échappent au massacre et reçoivent des terres à cultiver. Jean est pieux. Durant sa première campagne militaire contre les Scythes qui avaient franchi le Danube, acculé par la stratégie défensive des ennemis, il pleure à chaudes larmes devant l’icône de la Mère de Dieu qui l’accompagne au combat, puis envoie un détachement de soldats de la garde impériale qui brise la résistance des Scythes 26. Plus tard, après sa campagne contre les Hongrois, Jean laisse le char de triomphe à  la sainte icône, geste politique fort et marque évidente de piété 27.   Nic. Ch., Hist., 529, 25-31.   Nic.  Ch., Hist., 11,  57-59. Nicétas insiste à  nouveau sur ce point dans son bilan du règne et de la vie de Jean : Hist., 47, 81-83. 22  Nic. Ch., Hist., 11, 84-85. 23  Nic. Ch., Hist., 32, 55-33, 60. 24   Nic. Ch., Hist., 16, 6-7. 25  Nic. Ch., Hist., 16, 20-23. 26  Nic. Ch., Hist., 15, 83-16, 3. 27  Nic. Ch., Hist., 19, 89-91. Manuel Ier Comnène se souviendra du geste de son père et fera de même : Nic. Ch., Hist., 158, 66-70. Toutefois, Nicétas semble ne pas prêter la même intention aux deux gestes : alors que la seule piété paraît 20 21

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Enfin, Jean est un chef  de guerre habile, véritable héros qui gagne tout à la pointe de l’épée. Avant tout, Nicétas prend soin de signaler qu’il ne lance que des guerres défensives : sa première campagne militaire, victorieuse, contre les Turcs est commandée par leur rupture des traités de paix 28 ; il en va de même, peu après, avec les Scythes 29, puis avec les Hongrois 30. Par ailleurs, son retour en Orient, d’abord en Anatolie pour lutter contre le sultan, ensuite en Cilicie, aux portes de la côte du Levant, est exigé par les agressions subies par les princes et les potentats étrangers qui sont ses vassaux 31. Ces guerres justes, à  tout le moins justifiées, permettent à Jean de révéler ses qualités de stratège, notamment lorsqu’il conduit les Turcs à leur perte, en faisant simuler la déroute à  ses cavaliers, tandis qu’une embuscade attend les ennemis loin de leur camp 32  ; dans sa campagne contre le sultan d’Iconium, en Anatolie, il profite de la guerre de succession entre les deux fils du sultan pour les pousser l’un contre l’autre 33. Par ailleurs, Jean apparaît infatigable, tant au corps à  corps, au point de ne jamais se ménager en combat singulier 34, que dans les campagnes militaires de longue haleine, au cours desquelles les soldats, épuisés par les guerres d’Orient, furent sur le point de se rebeller au moment de retourner sur le champ de bataille présider à l’intention de Jean, Manuel est rapproché un peu plus bas (158, 70-73) du tyran d’Athènes Pisistrate. Certes, Nicétas prend soin de préciser que la Mère de Dieu n’a rien à voir avec la pseudoparthénos que fut Athéna. Mais, pour orthodoxe qu’elle soit, cette mention n’en est pas moins étrange et inattendue  : on se rappelle que Pisistrate conquit Athènes en faisant croire aux Athéniens que leur déesse l’accompagnait montée sur un char. Ce jeu de références à l’Histoire grecque est une manière d’attribuer au personnage de Manuel Comnène les traits du tyran, jusqu’à lui donner tous les airs du despote dans le concile de 1180 qui l’opposa au clergé (Nic. Ch., Hist., 215, 87-219, 70). 28  Nic. Ch., Hist., 12, 94-95. 29  Nic. Ch., Hist., 14, 45-46. 30  Nic. Ch., Hist., 17, 41-42. 31   Nic. Ch., Hist., 21, 53-55 : Léon d’Arménie tente de s’emparer de Séleucie après avoir pris des bourgs byzantins. Séleucie, au bord de la mer, avait été armée et modernisée par Alexis Ier qui en avait fait un port de commerce florissant. Cf. Nic. Ch., Hist., 27, 8-9 : à peine arrivé, Jean se met déjà en campagne contre l’arrière-pays syrien avec le comte de Tripoli. La menace de Zenghi, émir de Mossoul, a pu servir de prétexte à Jean pour intervenir au Levant. 32  Nic. Ch., Hist., 13, 17-21. 33  Nic. Ch., Hist., 19, 9-14. 34  Nic. Ch., Hist., 14, 68-15, 70.

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sans avoir revu leur famille 35. Cette bravoure est soulignée par Jean lui-même, à  la fin de sa vie  : «  Le Levant et le Couchant m’ont vu combattre  ; je suis allé chez les nations de l’un et l’autre continent. Au palais, j’ai peu demeuré  ; presque toute ma vie s’est passée à  portée d’une tente et je me suis toujours efforcé de vivre à l’air libre 36 ». Nicétas conclut ce portrait en récapitulant les différentes qualités de l’empereur, avec une insistance particulière sur sa générosité, sa piété et son ardeur à conquérir la gloire, et en résume ainsi l’ensemble : κορωνὶς ὡς εἰπεῖν τῶν ὅσοι Ῥωμαίων ἐκ τοῦ τῶν Κομνηνῶν γένους ὑπερεκάθισαν, ἵνα μὴ λέγοιμι ὡς καὶ πολλοῖς τῶν ἀνόπιν ἀρίστων τοῖς μὲν ἡμιλλήσατο, τοὺς δὲ καὶ παρήνεγκεν. Et [Jean  II fut] le pinacle, pour ainsi dire, de tous ceux qui parmi les Romains issus de la race des Comnènes régnèrent ; pour ne pas dire qu’il rivalisa avec nombre des meilleurs empereurs du passé, et surpassa même une partie d’entre eux. (Hist., 47, 82-85)

Ainsi, tout semble réussir à  Jean  II, les qualités le disputent en lui à la vertu. S’il est un modèle caché derrière la figure de l’empereur byzantin, ce pourrait être Alexandre le Grand 37. De fait, Jean emmène ses troupes en Orient et celles-ci se plaignent d’être restées au loin si longtemps sans avoir revu leur famille, exactement comme Alexandre, dans la Vie que lui consacre Plutarque, fut confronté au refus de ses troupes massées aux frontières de l’Inde de continuer à  progresser vers l’Orient 38. Sur son lit de mort, Jean pleure de n’avoir pas pu se baigner dans l’Euphrate,   Nic. Ch., Hist., 33, 73-76.   Nic.  Ch., Hist., 42,  47-43,  49  : ἕως με καὶ δυσμὴ μαχόμενον ἔβλεψε, τὰ πρὸς ἄμφω τὰς ἠπείρους ἔθνη μετῆλθον. ὀλίγα τοῖς ἀνακτόροις προσέμεινα· ὁ βίος σχεδόν μοι ἅπας ἐπὶ σκηνῆς καὶ τὸ αἰθριάζειν ἀεί μοι περιεσπούδαστο. 37 Sur l’importance d’Alexandre comme paradigme impérial à  l’époque des Comnènes, cf.  P.  Magdalino, The Empire of   Manuel  I Komnenos, 11431180. Cambridge – New York, 1993, ch. 6 (« The emperor and his image »), p. 432, 447, 452, 469, 481. Sur les ambiguïtés du personnage, qui sert à la fois de modèle et de repoussoir : cf. C. Jouanno, « Alexandre à Byzance : un modèle impérial ? », Perspectives médiévales, 29 (2004), p. 19-41. 38   Plut., Al., 62. Voir aussi Diodore de Sicile, 17,  94-95,  2  ; Arrien, 5, 25-29. 35 36

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ce qui à  nouveau le rapproche du Macédonien qui, selon la légende, rêva en vain d’atteindre l’Océan 39. Sans dire que les autres sources historiographiques font dévier Jean de ce modèle jamais mentionné, il convient néanmoins de constater que Nicétas s’emploie, dans son abrégé, à  passer sous silence certaines difficultés de son règne, voire quelques défaites.

2.  Vers un autre portrait : l’épreuve des sources historiques contemporaines et les silences de Nicétas Chôniatès Les silences de Nicétas paraissent émailler l’ensemble du règne de Jean Comnène 40. Juger de leur caractère délibéré suppose de 39  Voir la suasoire de Sénèque le Rhéteur intitulée « Alexandre délibère s’il lancera ses navires sur l’Océan  »  – texte où sont cités des extraits de dix-huit autres rhéteurs, grecs et latins, ayant traité la question (Sénèq ue le Rhéteur, Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs, trad. H. Bornecque, revue par J.-H. Bornecque, Paris, 1992, Suasoire no 1). Q uinte-Curce (9, 9, 1) évoque lui aussi le « désir inflexible » qu’avait Alexandre de « voir l’Océan ». 40 R. Maisano, in Niceta Coniata, I, p. 511, n. 10, remarque que les silences historiographiques de Nicétas concernent la guerre avec Venise, mais aussi le conflit avec les Normands de Sicile, les tractations diplomatiques avec le pape et avec le Saint Empire, à quoi il convient d’ajouter le sort réservé à Anne Comnène après la conjuration dont elle fut l’instigatrice. Nous abordons la guerre avec Venise dans les lignes qui suivent. En ce qui concerne les affaires d’Occident, Nicétas a passé sous silence la stratégie internationale de Jean II. Comme Roger II de Sicile pouvait revendiquer, en cas de succession dynastique, le trône d’Antioche et celui de Jérusalem, outre que son royaume se posait en rival de Byzance depuis le règne de son père, Jean chercha à le circonvenir en poussant à la guerre contre lui l’empereur germanique Lothaire. S’il finança la campagne de Lothaire, celui-ci avait besoin de l’aval du pape pour se lancer dans cette guerre contre un autre roi chrétien. Contre la promesse de l’union des Églises, attestée par une lettre signée de la main de Jean II et conservée aujourd’hui à la Vaticane (Vat. gr. 1141), Innocent  II donna son appui à  Lothaire. Les hostilités débutèrent en 1137, soit la même année que la campagne d’Orient menée par Jean II. En ce qui concerne Anne Comnène, il est frappant de voir que Nicétas n’évoque pas son sort après l’échec de la conjuration de Philopation. Le complot ayant échoué, Jean Comnène contemple les biens que sa sœur avait amassés et qu’il lui a confisqués et décide de les lui rendre  ; et Nicétas de conclure  : «  C’est ainsi qu’il rend toutes ses richesses à  la Césarisse et fait la paix avec elle  » (Hist., 11,  83-84). Or ni Jean Kinnamos ni Jean Zonaras, deux historiens qu’a consultés Nicétas, ne rapportent le geste de clémence et de générosité de Jean à l’égard d’Anne Comnène, qui fut en réalité cloîtrée dans le monastère de la Kékharitoménè – une des sources les plus claires à ce sujet étant Anne elle-même, à la fois à la fin de son grand’œuvre, l’Alexiade (14,  7, 6), et dans le testament spirituel qu’elle rédigea en prenant le voile (cf.  S.  Papaioannou, «  Anna Komnene’s Will  », in D.  Sullivan, E.  Fisher et S.  Papaioannou (éd.), Byzantine religious culture  : studies in

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considérer les événements auxquels ils se rapportent comme plus ou moins connus de l’auteur. Par exemple, Nicétas ne relate pas le massacre des habitants de Bizaa, dans l’arrière-pays syrien, qu’évoquent au contraire les historiens arabes Ibn al-Athîr et Kamâl ad-Dîn 41. Dans ce cas, il est difficile de savoir si Nicétas a tu l’événement pour ne pas écorner l’aura de mansuétude qu’il confère à  Jean, ou bien si la mention du fait en question, parce que commun en temps de guerre, n’était pas nécessaire à la narration, ou enfin si Nicétas n’a pas eu connaissance de ce massacre. Il  est également difficile de savoir dans quelle mesure la narration d’Ibn al-Athîr et Kamâl ad-Dîn est, sur ce point précis, fiable, sachant qu’ils sont de farouches contempteurs de l’Empire byzantin et de ses souverains. C’est pourquoi il convient de se concentrer sur des événements majeurs, attestés dans les sources de différentes langues, les documents de chancellerie, ainsi que chez les auteurs que l’historiographe a de toute évidence parcourus. Deux exemples ont retenu notre attention : l’arrivée de Jean à Antioche et la guerre avec Venise. Une fois la vallée et les montagnes du Taurus soumises 42, Jean se met en route vers Antioche, siège d’une principauté croisée et, selon les accords de Déabolis 43 (a. 1118), vassale de l’empereur. Nicétas raconte simplement : Ὁμοίως δὲ καὶ τὰ παρακείμενα ταύτῃ τῇ πόλει φρούρια μετελθὼν ἐς τὴν Κοίλην Συρίαν ἄπεισι καὶ τὴν καλλίπολιν Ἀντιόχειαν εἰσιών, ἣν δίεισιν Ὀρόντης καὶ περιβομβεῖ Ζέφυρος ἄνεμος, ὑπτίαις χερσὶ παρά τε τοῦ πρίγκιπος Ῥαϊμούνδου καὶ τοῦ πλήθους honor of   Alice-Mary Talbot, Leiden  – Boston, 2012, p.  99-121). Il  n’est pas impossible que ce silence ait été ressenti par Nicétas comme trop flagrant, car, de manière suggestive, des termes de la famille de philantrôpos émaillent ce passage (φιλανθρωπεύεσθαι, φιλανθρώπῳ, φιλανθρωπότερος, Hist. 11, 61, 77 et 83) ; quand on sait que le monastère de la Kékharitoménè, fondé par Irène Doukas, jouxtait celui du Philanthrôpos, fondé par Alexis Ier, peut-être peut-on y voir le signe d’un auteur qui n’est pas dupe de sa propre narration ? 41  Nic. Ch., Hist., 28, 22-25 ; Ibn al-Athîr, HCR Or., I, p. 425 ; Kamâl ad-Dîn, HCR Or., III, p. 676. 42  Nic. Ch., Hist., 21, 54-27, 96. 43   Les accords de Déabolis (ou Devol) furent imposés par Alexis Ier à Bohémond de Tarente, un des chefs de la première croisade et premier prince d’Antioche, lorsqu’il l’encercla dans Dyrrachium (Durazzo). Ils prévoyaient la suzeraineté d’Alexis Ier et de ses héritiers sur Antioche et la vassalité des princes latins.

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παντὸς τῶν ἀστῶν προσδέχεται. ἐφ’ ἱκαναῖς δ’ ἡμέραις τῇ πόλει ἐνδιατρίψας καὶ λίζιον ἑαυτῷ τὸν πρίγκιπα δείξας, σὺν αὐτῷ δὲ καὶ τὸν Τριπόλεως κόμητα, ἔγνω προσβαλεῖν ταῖς περὶ τὴν Ἀντιόχου ἱδρυμέναις καὶ παρ’ Ἀγαρηνῶν κατεχομέναις Συροφοινίσσαις πόλεσι. De la même manière, il conquiert les forteresses situées dans les parages de cette cité [Anazarbe, en Petite Arménie], se dirige vers la Cœlè-Syrie et parvient à  la belle ville d’Antioche, que traverse l’Oronte et qu’entoure de son bourdonnement le vent Zéphyr ; il est accueilli à bras ouverts par le prince Raymond et toute la foule des citadins. Après avoir passé un certain temps dans la cité, avoir reçu le prince pour vassal, et avec lui, également le comte de Tripoli, il prit la décision d’attaquer les cités de Syrophénicie qui se trouvaient aux alentours d’Antioche et étaient aux mains des Agarènes. (Hist., 27, 2-9)

Les premières lignes sont confirmées par Ibn al-Athîr 44 et Sempad le Connétable 45, historien de langue arménienne  ; mais le texte de Nicétas laisse entendre que les forteresses qui furent prises d’assaut et soumises étaient en Petite Arménie, alors que ces auteurs soulignent qu’elles étaient déjà dans les frontières de la principauté d’Antioche. De plus, dans la narration de Nicétas, les relations de Jean avec les croisés sont simples et sans heurts : les seigneurs latins lui présentent leur hommage de vassalité (Nicétas emploie le gallicisme λίζιος, «  lige  »). Jean Kinnamos 46, un auteur connu de Nicétas, rapporte une autre version, confirmée par les récits en latin d’Orderic Vital 47 et Guillaume de Tyr 48 :   Ibn al-Athîr, RHC Or., I, p. 424.   Sempad le Connétable ou Smbat Sparapet (c.  1208-1276) fut un haut dignitaire du royaume d’Arménie et une figure politique de premier plan en Orient au xiiie  siècle. Sa Chronique du Royaume de Petite Arménie (Tagerirk’) raconte l’histoire du royaume de 951 à  1274. Nous suivons l’éd. RHC Arm., I, p.  605-672. Pour la liste des bourgs conquis, cf.  Sempad, RHC Arm., I, p. 616-617. 46  Jean Cinn., Epitome, 18, 13-19, 8. 47  Orderic Vital (1075-c. 1141) est un moine anglais, auteur d’une Historia ecclesiastica connue comme source majeure pour l’histoire des duchés de Normandie et du royaume d’Angleterre aux xie-xiie siècles. Nous suivons l’éd. Chibnall 1969-1980. Pour l’arrivée de Jean II à Antioche : cf. Orderic Vital, 13, 4. 48   Guillaume de Tyr (c. 1130-1184), archevêque catholique de Tyr, précepteur du roi de Jérusalem Baudouin IV et historien des croisades, est l’auteur d’une 44

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Raymond de Poitiers, prince d’Antioche, refusa d’ouvrir la cité à  l’empereur, qui en fit raser les faubourgs et bombarder les murailles. Raymond dépêcha alors des émissaires pour supplier l’empereur de le faire vicaire de la cité en son nom. Jean refusa cette souveraineté symbolique et réclama la reddition sans condition de la ville. Raymond demanda l’arbitrage du roi de Jérusalem, Foulques, qui trancha en faveur de l’empereur, en vertu des accords de Déabolis. Le  prince et sa ville accueillirent alors l’empereur, leur suzerain, avec la pompe adéquate. Les momentsclefs sont rapportés par Nicétas, mais les obstacles qui les séparent et les structurent sont escamotés. Il  est probable que la raison en soit le risque de ternir l’image d’empereur omnipotent qu’il veut construire. Mis à  part l’échec devant Alep, Jean conquiert chaque région où il passe, au point que, lorsqu’il se trouve devant Shayzar en Syrie, Nicétas peut faire un bref  catalogue des peuples d’Orient et d’Occident composant l’armée de cet empereur universel 49. À l’échelle de l’ouvrage, une autre raison peut être avancée : Antioche joue un rôle dans les livres suivants, sous le règne de Manuel  Ier, en donnant à  ce dernier sa seconde épouse, fille de Raymond de Poitiers, dont Nicétas tend à faire une seconde Hélène de Troie – une étrangère chargée d’attirer le malheur sur la cité qui l’accueille 50. Si la campagne d’Orient occupe une place majeure dans le récit du règne de Jean, il n’en va pas de même de la guerre avec Venise, qui, dans le texte de Nicétas, n’existe tout simplement pas. Nous savons par les historiens byzantins du xiie siècle, ainsi que par les sources latines, que le conflit avec Venise éclata dès les premières années du règne de Jean, quand il refusa de ratifier les privilèges commerciaux qu’Alexis  Ier avait octroyés à  la République. En  1124, depuis Tyr, où elle avait établi un comptoir marchand, Venise saccage Rhodes et plusieurs îles de l’Égée, d’où elle mène ensuite des opérations de piraterie. En 1126, elle assiège Céphalonie, en Adriatique  ; par rétorsion, les habitants Historia rerum in partibus transmarinis gestarum. Nous suivons l’éd. Huygens 1836. Pour l’arrivée de Jean II à Antioche : Guillaume de Tyr, 14, 30. 49  Nic. Ch., Hist., 30, 70-72. 50  S. Kuttner-Homs, « Nicétas Chôniatès lecteur de lui-même : les mécanismes de l’emprunt interne dans l’œuvre d’un haut lettré byzantin », Kentron, 30 (2015), p. 109-127.

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de Constantinople incendient le quartier vénitien de la capitale. Décidé à se mettre en campagne en Anatolie et à ne pas mener de guerre sur deux fronts, Jean accepte de confirmer, par un nouveau chrysobulle, les privilèges de Venise 51. Cet échec du souverain se double d’une erreur stratégique. Pour contrebalancer le pouvoir commercial de Venise, Jean accorde des privilèges semblables aux Pisans et aux Génois 52, ôtant à jamais à Byzance le contrôle de la mer et du négoce en Méditerranée. Ces événements sont évacués de la narration de Nicétas, qui est pourtant, dans les livres suivants, très au fait de l’irrésistible ascension économique des Italiens. Venise n’entre en scène que durant le règne de Manuel Ier, pour échanger son appui naval contre des privilèges supplémentaires. Bien entendu, la narration de ces événements aurait amoindri la valeur héroïque de Jean Comnène et l’auteur pouvait difficilement, en racontant que l’Empire avait été humilié sous son règne, faire de lui le «  pinacle des Comnènes  ». D’ailleurs, à l’échelle de l’Histoire, l’Empire n’est pas attaqué avant le sac de Corinthe et de Thèbes par les Normands en 1147 53. En somme, la comparaison avec les autres historiographes tend à montrer que le silence chez Nicétas a autant de poids narratif  que le récit. Il  semble taire tous les événements qui pourraient faire de Jean un empereur moins parfait. Mais pourquoi ce portrait idéal ? Pourquoi faire de Jean « le pinacle de la dynastie comnène » ? Une piste de réponse se trouve peut-être dans l’architecture générale de son ouvrage historique, qui semble pensé comme une tragédie.

51   Andrea Dandolo, éd. E.  Pastorello, Andreae Danduli ducis Venetiarum Chronica per extensum descripta aa.  42-1280  d.C., Bologne, 1938-1958, p. 237, l. 1-3 (on rappellera que l’accord avait été refusé en 1122 : ibid., p. 232, l. 35-36). Cf. F. Dölger, Regesten der Kaiserurkunden des oströmischen Reiches von 565-1453. 2. Teil. Regesten von 1025-1204, Munich – Berlin, 1925, p. 59-60, no 1304 ; R.-J. Lilie, Byzantium and the Crusaders states, 1096-1204, translated by J. C. Morris and J. E. Ridings, Oxford, 1993, p. 97 ; A. Carile, « Venezia e Bisanzio », Settimane di Studio della Fondazione Centro Italiano di Studi sul­ l’Alto Medioevo, 58 (2010), p. 663 ; R. Maisano, in Niceta Coniata, I, p. 526527, n. 100. 52 R. Maisano, in Niceta Coniata, I, p. 526-527, n. 100. 53  Nic.  Ch., 76,  86  sq.  ; 75,  56  sq.  ; les tisserands ne sont pas renvoyés  : 98, 3 sq.

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3.  L’ Histoire de Chôniatès comme tragédie de l’Empire Commencer par le pinacle d’une dynastie et s’acheminer vers le délitement de l’Empire et la chute de sa capitale suppose un schéma narratif  dont « déclin » est le maître mot. De fait, entre le livre I de l’Histoire, qui met en scène un empereur héroïque à qui rien ne résiste, et le livre XIX – dernier livre de l’ouvrage – qui raconte l’éclatement de la monarchie en une mosaïque de tyrannies, il y a une évolution indéniable vers le pire. Toutefois, ce déclin est, selon Nicétas, l’œuvre de deux dynasties, celles des Comnènes et des Anges, qui ne forment, aux yeux de l’auteur, qu’une seule famille. Lier ainsi le sort d’un empire ou d’une cité à celui d’une famille régnante est un thème tragique bien attesté, par exemple, par les Perses d’Eschyle ou, plus généralement, les pièces dédiées aux Atrides ou aux Labdacides, voire dès l’Iliade, dont le pseudo-Hermogène fait le premier texte tragique 54. Nicétas semble comprendre le destin des Comnènes à  l’aune du destin des Labdacides, marqué principalement par trois éléments  : les meurtres intra-familiaux, l’inceste et la fatalité. D’abord, guerres fratricides et attentats entre proches parents ne manquent pas. Jean Comnène est menacé par sa mère et sa sœur dans son accession au pouvoir ; pour être sûr de ne pas perdre le trône, Manuel  Ier, au lendemain de la mort de leur père, fait mettre son frère aîné sous bonne garde 55 ; son cousin Andronic sera toujours sa némésis et son éternel rival 56 ; Alexis II manque

  La méthode de l’habileté, 33, 1-5.   Nic. Ch., Hist., 48, 10-19. 56   Nic. Ch., Hist., 103, 1-108, 145 : Nicétas introduit le personnage d’Andronic et multiplie les anecdotes sur son caractère changeant, ses frasques sexuelles, ses emprisonnements à répétition, ses disgrâces et ses retours en grâce. Cet Ulysse superlatif  est aujourd’hui l’objet d’une attention soutenue  : cf. T.  Labuk, « Andronikos I Komnenos in Choniates’ History : a trickster narrative ? », in C.  Messis, M.  Mullett, I.  Nilsson (éd.), Storytelling in Byzantium  : Narratological Approaches to Byzantine Texts and Images, Uppsala, 2018, p.  263286 ; A. Simpson, Niketas Choniates, p. 158-170 ; H. Magoulias, « Andronikos I Komnenos » ; E. Bourbouhakis, « Exchanging the Devices of   Ares for the Delights of   the Erotes, Erotic Misadventures and the History of   Niketas Choniates  », in I.  Nilsson (éd.), Plotting with Eros  : Essays on the Poetics of  Love and the Erotics of   Reading, Copenhagen, 2009, p.  213-234  ; N.  Gaul, « Andronikos Komnenos, Prinz Belthandros und der Zyklop : Zwei Glossen zu Niketas Choniates’ Khronikè Diégèsis », BZ, 96/2 (2004), p. 632-660. 54 55

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d’être renversé par sa sœur aînée, Marie 57, avant d’être renversé par Andronic, le cousin de son père 58  ; Isaac  II est renversé par son grand-frère 59, qui lui-même sera expulsé du pouvoir par son neveu, le fils d’Isaac 60. Plus généralement, tous les liens de sang sont en cause : c’est par exemple Alexis II qui signe de sa main la mise à mort de sa mère ; c’est Andronic qui étrangle son cousin Alexis II avec une corde d’arc ; et lorsqu’Alexis V se réfugie, après 1204, chez son beau-père Alexis  III exilé en Thrace, celui-ci lui fait crever les yeux par sa fille 61. Le combat d’Étéocle et de Polynice est discrètement en toile de fond de l’affrontement d’Isaac II et Alexis  III, dont la guerre pour le pouvoir précipite la chute de l’Empire 62. L’inceste, ensuite, occupe à plusieurs reprises le récit de Nicétas. La question est concentrée autour de deux empereurs : Manuel Ier et Andronic Ier. Tout au long de sa narration, Nicétas n’a de cesse de souligner la sensualité des deux personnages, dont le désir se porte principalement sur leurs parentes. Ainsi, Nicétas qualifie explicitement d’incestueuse la relation de Manuel Ier avec sa nièce Théodora, qui est sa maîtresse officielle. De même, Andronic Ier, qui est, durant toute sa vie, le double de Manuel, notamment sur le chapitre des exploits d’amour, prend pour amante la fille de sa nièce, puis la sœur de l’épouse latine de Manuel  Ier, et une fois Manuel décédé, Andronic courtise sa veuve. Si techniquement l’endogamie d’Andronic n’est pas l’inceste de Manuel, Nicétas les traite pareillement de « désordres érotiques », dont il fait l’un des ingrédients de la chute des Comnènes. Moins erôtikos, Manuel aurait été supérieur à son père Jean ; moins erôtikôteros, Andronic aurait été un grand chef  de guerre. La fatalité, enfin, est une des puissances qui, avec Erôs et Eris, meut l’Histoire dans l’ouvrage de Nicétas. La  méthode histo  Nic. Ch., Hist., 231, 11-234, 93.   Nic. Ch., Hist., 274, 15. 59   Nic. Ch., Hist., 466, 74-75 (ordre de naissance) ; 451, 79-452, 95 (complot). 60  Nic. Ch., Hist., 541, 44-45. 61  Nic. Ch., Hist., 608, 56-60. 62   Cf. S. Kuttner-Homs, « Le Roman de Thèbes : l’autocitation comme stratégie narrative dans l’Histoire de Nicétas Chôniatès », in C. Messis, M. Mullett, I.  Nilsson (éd.), Storytelling in Byzantium  : Narratological Approaches to Byzantine Texts and Images, Uppsala, 2018, p. 243-262. 57 58

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riographique de Nicétas évacuant le hasard, elle façonne le récit de manière à  ce que l’enchaînement des causes et des conséquences forme un système auquel les personnages sont soumis. Dans ce système, oracles et prophéties ont toute leur place et, à y regarder de plus près, sont mentionnés au début et à  la fin des règnes des empereurs comme s’étant accomplis 63. La  plus fascinante est la prophétie «  AIMA  », qui prédit que la succession des empereurs Comnènes formera, en considérant l’initiale de leur prénom, le mot « sang » en grec 64. De fait, la suite AlexisIoannis-Manouil-Alexis forme bien le mot fatal. Nicétas raconte ainsi que Manuel Ier, obsédé par cette prophétie, nomma son fils « Alexis » pour qu’advienne la prophétie. Alexis II périt assassiné. Son meurtrier, Andronic Ier, persuadé de commencer un second «  cycle du sang  », craint d’être renversé par un certain Isaac Comnène, tyran de Chypre  ; il est renversé par Isaac Ange, un lointain cousin, dont il n’avait pas songé à se prémunir. Comme dans les tragédies, les oracles adviennent, indépendamment du vouloir et des actes des personnages. Ces parallèles avec les familles maudites de la tradition grecque semblent prendre, dans l’écriture de Chôniatès, leur pleine dimen63 Cf. Nic. Ch., Hist., 41, 10-13 : les oracles de Léon le Sage avaient prévu la mort de Jean II ; 81, 26-27 : le patriarche Cosmas Atticus, déposé sous de fallacieux prétextes, maudit la matrice de l’impératrice Irène, épouse de Manuel  Ier, qui mourra sans enfanter de fils ; 81, 32-45 : le même patriarche avait prédit la mort du général Kontostéphanos ; 219, 72-93 : le métropolite Nicétas, parrain de Chôniatès, avait prédit la folie finale qui emporterait Manuel Ier Comnène ; 211, 10 : les motivations qui présidèrent au concile de 1156 n’ont pas l’approbation de Nicétas qui le laisse entendre par une interprétation des signes du ciel ; 222, 68 : un oracle de Léon le Sage prédisait aussi la mort de Manuel Comnène (tout comme celle d’Andronic Ier Comnène : cf. 351, 72). Signalons par ailleurs l’oracle qu’Isaac  II Ange interprète comme annonciateur de son avènement, de manière erronée, à ce que laisse entendre Nicétas (Hist., 355, 9-15). De même, les prophéties du patriarche Dosithée sont à  mettre à  part  ; Nicétas les signale comme menteuses et responsables de la folie d’Isaac II (Hist. 432, 78-88). 64  La prophétie est mentionnée dans le récit du règne de Manuel Comnène, qui y est trop sensible : Nic. Ch., Hist., 146, 36-41 dit qu’il priva sa fille Marie du trône pour que la prophétie se réalise et ajoute en 169, 89 sq. qu’il nomma son fils mâle, Alexis, non en souvenir de son grand-père Alexis Ier, mais parce qu’attentif  à la prophétie AIMA. P. Magdalino, The Empire, p. 200 suppose que la circulation de cette prophétie explique pourquoi Manuel nomma Alexis son gendre Béla de Hongrie, dont il faisait avec la césarisse Marie l’héritier de l’Empire avant la naissance du futur Alexis II ; de même, son animosité envers son cousin Andronic Comnène est peut-être liée à sa crainte de le voir monter sur le trône après lui.

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sion tragique grâce à  l’architecture du texte. Cette architecture paraît avoir ceci de particulier qu’elle comporte trois moments, si l’on suit la Poétique d’Aristote 65 : un nouement (dèsis), un retournement (métabasis) et un dénouement (lusis). C’est le poème tragique qui permet à son public de bien sentir le retournement du bonheur au malheur qu’Aristote estime être le meilleur 66. En ce sens, la composition de l’Histoire de Nicétas semble suivre ce plan de tragédie. Les dix-neuf  livres qui la composent se répartissent aisément en deux groupes de neuf  livres, laissant le dixième seul au centre. La  dynastie des Comnènes constituerait alors le nouement : sous le règne de Jean II l’Empire déborde des frontières d’Alexis Ier, sous celui de Manuel Ier, de celles héritées de Jean. Son pouvoir s’exerce sur les nations environnantes. Mais à la fin du règne de Manuel Ier l’armée byzantine n’est plus (elle a été anéantie à Myrioképhalon), les caisses du Trésor sont vides, les modifications du dogme introduites par Manuel ont offensé Dieu. La  prise de Thessalonique par les Normands en 1185, sous le règne d’Andronic  Ier, semble le revirement histo65  Si la Rhétorique d’Aristote, bien qu’assez peu pratiquée par les lettrés byzantins, avait néanmoins suscité l’intérêt du cercle intellectuel d’Anne Comnène, dédié au commentaire des œuvres du Stagirite, il n’en fut apparemment pas de même pour la Poétique, qui paraît être demeurée à  l’écart des préoccupations byzantines. Toutefois, l’architecture textuelle de l’Histoire laisse transparaître les principes de l’architecture tragique aristotélicienne. Comme Nicétas connaissait, semble-t-il, certains passages de la Rhétorique (cf.  S.  Kuttner-Homs, « Un maître inavoué ? La mise en scène paradoxale de l’autorité de la Rhétorique d’Aristote dans l’œuvre de Nicétas Chôniatès », in Les Mises en scène de l’autorité dans l’Antiquité, Nancy, 2015, p. 141-157), il n’est pas impossible qu’il ait connu également la substance de la Poétique. Mais il est possible aussi, tout simplement, qu’il ait lu les poèmes tragiques de l’Antiquité, où Aristote a trouvé les principes de sa Poétique. 66  Aristote, Poet., 1451a  9-15  : ὁ δὲ κατ’ αὐτὴν τὴν φύσιν τοῦ πράγματος ὅρος, ἀεὶ μὲν ὁ μείζων μέχρι τοῦ σύνδηλος εἶναι καλλίων ἐστὶ κατὰ τὸ μέγεθος· ὡς δὲ ἁπλῶς διορίσαντας εἰπεῖν, ἐν ὅσῳ μεγέθει κατὰ τὸ εἰκὸς ἢ τὸ ἀναγκαῖον ἐφεξῆς γιγνομένων συμβαίνει εἰς εὐτυχίαν ἐκ δυστυχίας ἢ ἐξ εὐτυχίας εἰς δυστυχίαν μεταβάλλειν, ἱκανὸς ὅρος ἐστὶν τοῦ μεγέθους (« La limite de l’action est conforme à la nature elle-même : en règle générale, plus une tragédie est longue, pourvu qu’elle reste claire d’un bout à l’autre, plus elle a de beauté sur toute sa longueur ; et pour le dire simplement : en ce qui concerne sa délimitation, tant que sa longueur permet de percevoir le renversement, du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur, des événements qui se produisent selon la vraisemblance ou la nécessité, c’est la limite satisfaisante à sa longueur »). Aristote note peu après sa préférence pour le premier type de retournement, plus propre à exciter la crainte et la pitié : Poet., 1453a 13-17.

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rique majeur qui clôt la dynastie comnène. L’Empire est frappé et n’a  pas les moyens de répondre. Faire de ce moment clef  de l’Histoire du xiie  siècle le retournement tragique n’est pas sans pertinence : dans l’économie de l’œuvre, le récit de la prise de Thessalonique occupe le livre  X, précisément le livre central de l’ouvrage. La dynastie des Anges constituerait alors le dénouement de la tragédie  : Isaac  II, Alexis  III et Alexis  IV sont incapables de relever l’Empire. Les nations ennemies, précise Nicétas, savent depuis la prise de Thessalonique que l’Empire n’a plus les moyens d’une politique de conquête ni d’une politique de défense. Dans le récit nicétéen, la chute de Constantinople paraît alors inévitable. Toutefois, l’architecture tragique semble ne pas être, pour Nicétas, linéaire. En  effet, la lecture de l’Histoire tend à  mettre en évidence une architecture circulaire, où nouement et dénouement se répondent en chiasme. De fait, plusieurs échos narratifs, dont le schéma fourni en annexe tente de rendre compte, structurent le récit de Nicétas au point de faire de la prise de Thessalonique une réelle katastrophè  : un moment de bascule entre deux époques. Considérons par exemple le livre I et le livre XIX. Le  premier livre est la mise en scène d’une monarchie, c’est le temps des guerres et des victoires  ; le livre  XIX, celui de la polyarchie qui succède à la prise de Constantinople en 1204, c’est le temps des guerres et des victoires impossibles. Les livres II et III semblent condensés dans le livre XVIII, car le livre II rapporte le passage de la vertueuse deuxième croisade ; le livre III la prise de Corcyre par les Byzantins avec l’aide des Vénitiens ; en miroir, le livre XVIII raconte la prise de Constantinople par les Latins avec l’aide des Vénitiens, puis les impiétés de la quatrième croisade. Le nombre d’échos textuels très élevés entre ces deux passages met en relief  le fait que ce sont les mêmes événements qui se jouent à nouveau ; par exemple, la technique d’assaut des murailles de Corcyre et de Constantinople à l’aide des bateaux est la même. Entre ces deux moments, l’enjeu a changé : au livre III les Byzantins sont victorieux, au livre XVIII ils sont vaincus. Le choix de la prise de Thessalonique ne paraît pas innocent : dans la narration historique de Nicétas, c’est le premier moment de l’Histoire où l’Empire recule. De Jean II à Alexis II, l’Empire ne cesse de s’étendre et d’être sur tous les fronts ; à partir de 1185 et de la 346

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prise de Thessalonique, deuxième ville de l’Empire et porte de la Propontide, les revers s’accumulent, jusqu’au désastre final de 1204. C’est pourquoi faire du premier empereur de la narration historique le sommet des valeurs et des qualités de la dynastie qu’il inaugure annonçait déjà un schéma de déclin. Toutefois, ce déclin n’est pas une décadence, au sens, par exemple, du mythe hésiodique de succession des races : l’Empire n’apparaît pas vieux ni privé de ses forces ou de ses qualités dans l’Histoire de Nicétas, il apparaît au contraire lié au destin d’une famille dont les actions et les vouloirs semblent enchaînés à  une volonté supérieure. La  forme circulaire que Nicétas imprime à  la tragédie de l’Empire prend alors d’autant plus de force : rien ne peut échapper à ce qui a été écrit d’avance.

Conclusion Ainsi, décrire Jean comme un empereur à  qui tout réussit tend à faire de lui l’empereur idéal. Néanmoins, la construction d’un tel personnage supposait de taire un certain nombre d’événements historiques, notamment ses défaites et ses échecs. Le silence devient alors une stratégie narrative, qui ne prend sens que par comparaison avec les autres auteurs médiévaux : pour être appréhendée, cette stratégie doit être analysée avec l’œil surplombant de l’historien ancien, c’est-à-dire à  l’échelle de l’œuvre entière. Ce faisant, le règne de Jean apparaît, au sein de l’Histoire, comme le « pinacle des Comnènes », alors que tous les autres sont des dégradations de cet archétype. Cette technique de construction met en évidence une méthode historiographique fondée sur le rejet du hasard et une perception téléologique de l’Histoire. Le fait que l’Histoire marche vers un but semble chez Chôniatès un postulat, et tout son travail d’historien est un effort logique d’organisation systématique des événements qui sont, par définition, hétérogènes voire absurdes. Il  faut insister sur le caractère «  logique  » de cette entreprise, qui est le produit d’un esprit formé aux constructions rationnelles de la dialectique et de la rhétorique. En ce sens, une architecture de tragédie apparaît comme l’aboutissement nécessaire d’un ouvrage qui s’est essayé à mettre en ordre le chaos. 347

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Annexe Hypothèse de lecture de l’Histoire de Nicétas Chôniatès : une architecture de tragédie ? I  Jean II Comnène (1118-1143 : 25 ans) [monarchie ; guerres ; victoires] II Manuel Ier Comnène (tome 1 : 1143-1147 : 4 ans) [Jean de Poutza supprime la flotte ; IIe croisade (vertueuse)] III Manuel Ier Comnène (tome 2 : 1147-1158 : 11 ans) [Prise de Corcyre par les Byzantins avec l’aide de Venise : même assaut que Constantinople en 1204] IV Manuel Ier Comnène (tome 3 : 1154-1162 : 8 ans) [la Hongrie soutient Andronic Comnène contre Manuel Ier ; guerre contre la Hongrie ; visite du sultan turc Kilij Arslan à Constantinople] V Manuel Ier Comnène (tome 4 : 1162-1173 : 11 ans) [Manuel Ier favorise les désordres en Hongrie ; soumission des rois hongrois et serbe] VI Manuel Ier Comnène (tome 5 : 1167-1171 : 4 ans) [Expédition d’Égypte : la « guerre sainte » de Manuel Ier] VII Manuel Ier Comnène (tome 6 : 1175-1179 : 4 ans) [Myrioképhalon (1176) : toute-puissance du Sultanat turc (Orient)] VIII Manuel Ier Comnène (tome 7 : livre bilan – 1180 ? : 1 an ?) [son œuvre édilitaire ; disputes théologiques ; folie finale et mort] IX  Alexis II Comnène (1180-1183 : 3 ans) [accession au pouvoir d’Andronic Comnène ; meurtre d’Alexis II] X Andronic Ier Comnène (tome 1 : 1183-1185 : 2 ans) [prise de Thessalonique (1185) – tropos] XI  Andronic Ier Comnène (tome 2 : 1185 : 1 an) [accession au pouvoir d’Isaac Ange ; mort d’Andronic Ier] XII  Isaac II Ange (tome 1 : 1185-1187 : 2 ans) [(1186) : toute-puissance du second Empire bulgare (Occident)] XIII  Isaac II Ange (tome 2 : 1187-1190 : 3 ans) [IIIe croisade : la guerre sainte des Occidentaux] XIV  Isaac II Ange (tome 3 : 1189-1195 : 6 ans) [multiplication des conjurations et des révoltes  ; coup d’État d’Alexis Ange et renversement d’Isaac II] XV  Alexis III Ange (tome 1 : 1195-1189 : 4 ans) [les États voisins prétendent tous s’emparer de Byzance  ; guerre contre la Bulgarie  : perdue  ; guerre contre le Sultanat : perdue] XVI  Alexis III Ange (tome 2 : 1199-1203 : 4 ans) [le sultan turc Kaykhrusaw à  Constantinople  ; la IVe croisade à  Constantinople  ; incendie de Constantinople ; fuite d’Alexis III] XVII  Alexis IV et Isaac II (1203-1204 : 7 mois) [renversement d’Alexis IV et Isaac II ; mort d’Alexis IV] XVIII  Alexis V Doukas (1204 : 3 mois) [prise de Constantinople par les Latins avec l’aide de Venise : même assaut que Corcyre en 1149] [IVe croisade (impie) ; Thrène de la Ville] XIX  Après la prise de la Ville (1204-1206 : 2 ans) [polyarchie ; guerres ; défaites]

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RÉSUMÉS

Christine Hunzinger « Je connais son nom, mais je le laisse volontairement dans l’oubli... » (Histoires, IV, 43) : les réticences du narrateur dans les Histoires d’Hérodote (p. 19-53) Les silences analysés dans cette étude constituent des manifestations de la figure rhétorique de la réticence (assertions par lesquelles le narrateur affirme sa volonté de ne pas dévoiler un savoir qu’il détient). Il ne s’agit pas de prétéritions (qui consisteraient à dire que l’on ne dira pas ce que l’on dit en fait) : par ces silences énoncés et revendiqués, le narrateur refuse de dire ce qu’il ne dira effectivement pas. L’analyse des occurrences de cette figure fait apparaître un faisceau de motifs hétérogènes pour expliquer ces cas de rétention du savoir : scrupules religieux, refus de perpétuer la mémoire d’un acte infâme... Ces silences revendiqués révèlent également le jeu constant d’emprise et de provocation que le narrateur hérodotéen entretient avec le destinataire de son œuvre : ils manifestent une sensibilité aiguë, chez l’historien, aux enjeux de la parole ou du silence comme pouvoir. Françoise Ruzé Clisthène l’oublié (p. 55-74) Dans l’Antiquité, l’Athénien Clisthène n’a eu droit ni à  l’amplification mythique ni aux développements historiographiques dont ont bénéficié un Thésée ou un Solon. Aujourd’hui, il a pris 353

RÉSUMÉS

sa revanche et on voit en lui celui qui a assuré la solidité de la démocratie athénienne, l’inventeur de l’égalité des citoyens dans la représentation civique et le précurseur de notre démocratie représentative. En partant de l’analyse des rares textes évoquant Clisthène et de ceux qui font le silence sur son nom, cette contribution cherche donc à  éclairer les raisons historiques et idéologiques pour lesquelles il n’a pas eu de destin de héros dans la littérature antique ni, probablement, dans l’esprit des anciens Grecs : dépourvu des qualités de chef, difficile à situer dans l’éventail politique, ou simplement trop discret ? Stavroula Kefallonitis Usages politiques du silence chez Thucydide et Denys d’Halicarnasse (p. 75-108) Thucydide et Denys d’Halicarnasse constituent deux exemples significatifs des enjeux éthiques et idéologiques, rhétoriques et littéraires du recours au silence dans l’écriture de l’histoire. L’étude des occurrences de σιγ- (silence vs parole) et σιωπ- (silence vs bruit) permet de signaler divers silences explicitement mis en scène, positifs ou négatifs, toujours politiques. Par ailleurs, le récit même des deux historiens contient aussi des silences, parfois révélateurs d’omissions délibérées. La présence chez Denys d’un narrateur guidant régulièrement le lecteur contraste toutefois avec la très grande discrétion de Thucydide  : alors que celui-ci, dans une démarche interactive, livre un récit à interpréter, où le silence est implicitement commenté par l’agencement même de la narration, Denys propose des leçons d’histoire en forme de cours magistral, où les silences font figure d’omissions pédagogiques, effaçant ce qui pourrait sembler contredire la thèse de l’historien, tandis que les interventions narratologiques mettent en valeur ce qui lui paraît le plus important. Dans les deux cas, silence ou omission apparaissent comme les revers d’une construction positive et les instruments d’une composition signifiante, en contribuant chez Thucydide à  une réflexion sur les réussites et les échecs d’Athènes, tandis que chez Denys ils tendent à  éviter toute réflexion hors sujet – soit hors la thèse de l’hellénicité des Romains. 354

RÉSUMÉS

Aurélien Pulice Les Vies de Thucydide ou l’art de combler les silences (p. 109-133) Cet article est consacré aux deux Vies conservées de Thucydide, la première anonyme et non datée, la seconde attribuée à  un certain Marcellinus (ve s. apr. J.-C.). Comme les seules informations dont les Anciens disposaient sur Thucydide se résument à quelques passages de son œuvre, les Vies de l’historien se sont surtout élaborées autour de ses silences, que les biographes s’emploient à  combler. Spéculant sur les rares éléments autobiographiques fournis par Thucydide, ils se sont attachés à les compléter, à les expliquer, à les relier entre eux et, sur ce dont Thucydide ne disait strictement rien (son apparence, sa personnalité), ils ont inventé, mais toujours à partir de l’œuvre, ou plutôt à partir de l’idée qu’ils en avaient. Aussi les Vies sont-elles souvent moins des biographies que des allégories  : Marcellinus et l’Anonyme pallient l’absence d’informations en transposant sur le portrait physique et moral de l’historien ce que son œuvre représentait pour eux, un modèle de prose sublime et d’art oratoire. Fabrice Galtier Le silence et la mémoire dans les Annales de Tacite (p. 135-154) Nous nous proposons de considérer différents passages des Annales dans lesquels Tacite fait explicitement référence au choix ou à la nécessité de taire certaines informations liées aux événements qu’il relate. Il  s’agit plus précisément d’examiner ces interventions auctoriales à la lumière du procédé rhétorique de la reticentia. On peut ainsi montrer le jeu subtil de l’historien sur le cadre normatif  qui définit l’horizon d’attente de son lectorat. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’habileté de Tacite reflète sa conscience profonde du rôle primordial de l’Histoire dans l’établissement de la mémoire des hommes du passé. Plus généralement, sa virtuosité est au service d’enjeux mémoriels dont la dimension socio-éthique justifie à ses yeux que le silence soit intégré au discours historiographique en tant qu’objet rhétorique, qu’il s’agisse d’afficher le refus de dire ou le refus de taire. 355

RÉSUMÉS

Olivier Devillers L’année 32 chez Tacite, Suétone et Dion Cassius : choix et silences des historiens (p. 155-177) Cet article propose une étude comparative des récits consacrés par Tacite, Suétone et Dion Cassius au règne de Tibère, et présente un dossier détaillé consacré au traitement de l’année  32 (qui suivit la chute de Séjan) : les choix et les silences des trois auteurs illustrent la manière dont chacun d’entre eux construit la figure du prince, par référence aux modalités du régime mis en place par Auguste, par rapport à  un modèle implicite de bon empereur et/ou en fonction de la relation du prince et du Sénat.

Christine Delaplace Les Panégyriques gaulois des empereurs du iv e siècle apr. J.-C. : discours de l’Éternelle Victoire de l’Empire, réalité d’une diplomatie de la paix, ou les dénis de l’idéologie impériale jusqu’à l’avènement de l’empereur Théodose (p. 179-199) L’histoire de l’Empire romain au ive  siècle s’est longtemps appuyée sur la littérature des panégyriques en l’honneur des empereurs et sur les sources narratives exaltant le maintien de l’Orbis romanus et la grandeur impériale face au Barbaricum. Après une première partie consacrée aux spécificités d’écriture et d’édition des panégyriques à  l’époque tardive, le présent article s’attache à  mettre en évidence comment cette littérature épidictique masquait en fait les réalités d’une diplomatie de la paix que les empereurs cherchèrent pourtant à  privilégier tout au long du ive  siècle. Mais ces derniers exploitaient la propagande de l’Éternelle Victoire afin de maintenir un «  écran de fumée  », une vision idéale de l’Empire, favorable au maintien de la Concordia ordinum, afin de déjouer les tentatives d’usurpation et les dangers des forces centrifuges dans les provinces. 356

RÉSUMÉS

Éric Fournier Les « silences » d’Ammien Marcellin et Victor de Vita : témoins d’une polarisation religieuse dans l’Antiquité tardive ? (p. 201-236) Une étude comparée des omissions dans les Res gestae d’Ammien Marcellin et dans l’Historia persecutionis Africanae provinciae de Victor de Vita mène à une remise en question de l’idée selon laquelle l’Antiquité tardive est une période de polarisation religieuse et d’intolérance. Cette notion provient du discours véhiculé par les sources de l’époque, tel Victor de Vita. Les silences d’Ammien et de Victor, cependant, révèlent l’existence de groupes de « païens » et de chrétiens qui étaient prêts à mettre leurs croyances religieuses au second plan afin de vivre en harmonie avec leurs concitoyens. Ces omissions constituent donc un important rappel du fait que le discours dominant des sources nicéennes ne représente pas nécessairement la norme dans l’Antiquité tardive. Pierre Bauduin Ombres et silences d’un règne : Richard II dans les Gesta Normannorum Ducum de Guillaume de Jumièges (p. 237-273) À bien des égards, Richard  II, duc de Normandie (996-1026) demeure mal connu. Aucune étude récente n’a été publiée à son sujet et nous ne disposons pas de biographie contemporaine du prince normand. Le premier récit détaillé sur son règne fut composé par Guillaume de Jumièges, une trentaine d’années après la mort du duc, dans le livre  V des Gesta Normannorum Ducum. Le moine de Jumièges offre sur ce règne des informations inédites, mais n’aborde pas certains événements qui auraient pourtant pu mettre en exergue l’action du duc. L’article propose d’analyser, en confrontant son texte à d’autres sources, la manière dont Guillaume traita le règne de Richard, particulièrement du point de vue des interventions normandes dans les affaires bourguignonnes. Il  sera intéressant de s’interroger sur les informations dont disposait le chroniqueur, et sa manière de présenter les événements, en gardant à l’esprit le contexte dans lequel il rédigea son œuvre. 357

RÉSUMÉS

Marie-Agnès Lucas-Avenel Les silences de l’Anonyme du Vatican dans sa réécriture de l’Histoire de Geoffroi Malaterra (p. 275-299) L’Historia Sicula de l’Anonyme du Vatican raconte l’histoire des fils de Tancrède de Hauteville, qui conquirent l’Italie du Sud et fondèrent le royaume de Sicile. La plus grande partie de l’œuvre a été composée par une première main en 1147, sous le règne de Roger II ; une seconde main a continué le récit pour présenter brièvement les successeurs du Grand Comte Roger, depuis Roger II jusqu’aux rois aragonais. Le récit de l’Anonyme est en fait une abreviatio de la chronique de Geoffroi Malaterra, composée peu avant la mort de Roger Ier et sur ordre de ce dernier. Bien que l’Anonyme soit plus discret que Malaterra sur ses intentions et sa méthode, l’étude des éléments ou chapitres qu’il a choisi de passer sous silence, et celle des informations qu’au contraire il développe ou est seul à  donner, permet de comprendre dans quelle mesure cette nouvelle écriture de l’histoire des Hauteville, tout en prenant, comme son modèle, les accents du panégyrique, ne répond plus au même enjeu, dès lors que le pouvoir, solidement établi, est assuré par l’avènement de la dynastie. Corinne Jouanno Le silence en question dans la Chronographie de Michel Psellos (xie siècle) (p. 301-328) Dans la Chronographie de Michel Psellos, qui relate un siècle d’histoire byzantine, de 976 à  1078, figurent de nombreux passages métadiscursifs, où la question du silence apparaît comme un facteur-clé dans la définition du rôle de l’historien : présentant le recours au silence comme une commodité de l’écriture encomiastique, Psellos affirme que l’historien doit s’astreindre à  la parrhêsia, tout en sachant éviter l’écueil de la malignité. Sa pratique est toutefois en décalage avec cette posture plutarchéenne, puisque la majorité des portraits d’empereurs qui composent la Chronographie possède une dimension fortement critique et que le silence, loin d’y être un instrument de l’éloge, se met au 358

RÉSUMÉS

service du dénigrement (prétéritions malveillantes, blâmes par omission). Pareil écart entre théorie et pratique invite à  considérer les déclarations de principe de Psellos comme un paravent dissimulant le véritable objectif  de la Chronographie, ouvrage de Kaiserkritik plutôt que d’histoire : les tensions repérables, à propos du silence, entre affichage méthodologique et usage effectif  sont un signe de ce double jeu. Stanislas Kuttner-Homs Le choix du silence, une stratégie narrative : le règne de Jean II Comnène dans l’Histoire de Nicétas Chôniatès (p. 329-351) Dans l’Histoire de Nicétas Chôniatès, qui couvre la période allant du règne de Jean II Comnène (1118) à celui de Henri de Flandres, deuxième empereur latin de Constantinople (1206), le récit consacré au règne de Jean  II, seul antérieur à  la naissance de l’historien, possède le caractère d’un épitomè  : fruit d’un travail de synthèse, il repose sur une sélection qui a imposé à la matière historique un certain nombre de silences. Éléments d’une stratégie de l’historien, ces silences participent aussi activement que la narration à  la construction de l’objet littéraire  : Nicétas décrit Jean II comme un héros doué de toutes les vertus, véritable «  pinacle de la dynastie  », en omettant de mentionner les échecs ou difficultés dont témoignent d’autres sources historiographiques, byzantines, latines, arabes ou arméniennes. Mis en perspective au sein de l’économie générale de l’ouvrage, pareil choix narratif  apparaît riche de sens : il sert le projet d’ensemble de Nicétas, qui envisage l’histoire du xiie  siècle comme celle d’un inexorable déclin, et a donné à  son récit la structure d’une tragédie à  l’antique, de l’âge d’or incarné par Jean aux ténèbres que représente la prise de la Ville.

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

Abaris (Hyperboréen)  20 Abélard (neveu de Guiscard)  280 Achille (héros d’Homère)  114 Adalbert (roi d’Italie)  249, 250, 260 Adélaïde del Vasto (femme de Roger Ier)  291 Adelize (fille de Richard II)  245, 247, 249, 252, 260, 266 Aélius Denys (lexicographe grec) 116, 117 Aemilii (famille de patriciens romains)  164 Agamemnon (roi légendaire de Mycènes)  315 Agaristè (fille de Clisthène, tyran de Sicyone)  62 Agasiclès (Halicarnassien)  35 Aimé du Mont-Cassin (moine bénédictin et chroniqueur)  285, 295 Albéric (comte de Mâcon)  249, 250 Alcibiade (homme politique athénien) 58, 63, 84, 120 Alcméonide[s] (grande famille d’Athènes)  15, 59-64, 67, 69 Alexandre [Ier] (roi de Macédoine) 10 Alexandre [le Grand] (roi de Macédoine)  15, 165, 319, 321, 336, 337 Alexis Ier Comnène (empereur byzantin)  281, 330, 332, 335, 338, 340, 344, 345

Alexis II Comnène (empereur byzantin)  342-344, 346, 348 Alexis III Ange (empereur byzantin) 333, 343, 346, 348 Alexis IV (empereur byzantin)  346, 348 Alexis V Doukas (empereur byzantin)  343, 348 Alfred (fils de Tancrède)  292 Ambroise (évêque de Milan)  212 Ammien Marcellin (historien latin) 12, 14, 15, 136, 193, 201-218, 224-226 Ammonius Saccas (philosophe grec) 227 Amphiaraos (devin et héros grec) 21 Amyntas (fils d’Alexandre Ier de Macédoine)  10 Amyntas (contemporain d’Alexandre le Grand)  165 Anaxagore (philosophe grec)  122, 123 Andrea Dandolo (doge de Venise) 341 Andronic (saint)  280 Andronic Ier Comnène (empereur byzantin)  332, 342-345, 348 Anne Comnène (princesse byzantine, historienne)  332, 337, 345 Annius Pollio (Romain)  171 Anthémius (empereur romain d’Occident)  184

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

Antiphon (orateur athénien)  111, 121-124, 126, 129 Antoine (homme politique romain)  316 Antonin (empereur romain)  11 Antyllos (auteur d’un commentaire de l’Histoire de Thucydide)  122 Apis (divinité)  48 Apollon (divinité)  48, 59, 216 Apollonius de Tyane (philosophe néo-pythagoricien)  209 Appius Silanus (homme politique romain)  171 Apsinès (rhéteur grec)  14 Arduin d’Ivrée (roi de Pavie)  261 Aristide (homme politique athénien) 80, 103 Ps.-Aristide (rhéteur grec)  14, 15 Aristophane (poète comique grec) 115, 118, 129 Aristote (philosophe grec)  55-57, 66-68, 128, 345 Arrien (historien grec)  336 Artémis (divinité)  35 Artémise (reine d’Halicarnasse)  31, 32, 39, 42, 45 Artemius ‹d’Antioche› (martyr chrétien)  216 Aspasie (compagne de Périclès)  104 Athanaric (roi des Goths)  193-195 Athanase (évêque d’Alexandrie) 210 Athéna (divinité)  335 Atrides (descendants d’Atrée, roi légendaire de Mycènes)  342 Auguste (empereur romain)  123, 155, 157, 158, 169, 170, 316 Augustin (Père de l’Église latin) 205, 209 Ausone (poète et rhéteur latin)  182184 Avitus (empereur romain d’Occident)  184 Bacchylide (poète grec)  10 Basile II Bulgaroctone (empereur byzantin)  301, 313, 320

Basile II Camatèros (patriarche byzantin)  333 Baudouin IV (roi latin de Jérusalem)  339 Béla de Hongrie (roi de Hongrie) 344 Benarvet (émir de Syracuse)  283, 285, 295 Benoît de Sainte-Maure (poète anglo-normand)  245, 247, 265 Bernard le Philosophe (clerc italien) 242 Bohémond de Tarente (fils de Robert Guiscard, prince d’Antioche)  338 Boulis (Spartiate)  34 Brasidas (général spartiate)  110, 111 Brun / Brunon de Roucy (évêque de Langres)  250, 252, 257, 263 Brutus (homme politique romain) 149, 316 Cabires (divinités)  21 Caecilius de Calè-Actè (rhéteur grec) 123, 124, 126, 129, 130 Caesianus, L. (Romain)  165, 171, 172 Caesilianus (sénateur romain)  171 Cage, John (compositeur américain) 78 Caligula (empereur romain)  156, 158, 161 Callias (homme politique athénien) 93 Cambyse (roi de Perse)  48, 213 Campanare (éparque byzantin)  316 Cantacuzène, Jean (empereur et historien byzantin)  302 Caracalla (empereur romain)  156 Cassius (homme politique romain) 316 Cassius Longin (rhéteur grec)  306 Caton ‹l’Ancien› (homme politique romain)  118, 119 Caton (panégyriste de Hunéric) 221, 222 Celse (polémiste antichrétien)  136

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

César, Jules (général et homme politique romain)  156, 321 Chamutus (émir de Castrogiovanni)  282 Ps.-Charisius (grammairien latin)  75 Cicéron (homme politique et orateur latin)  14, 112, 118-121, 124-126, 129, 130, 136-138, 141, 147, 148, 150 Cimon (homme politique athénien) 58, 67, 80, 308, 309 Claude (empereur romain)  138, 156 Claudius (homme politique romain) 137 Cléadès (Platéen)  35 Cleitophon (homme politique athénien)  67 Cléomène (roi de Sparte)  59-62 Cléon (homme politique athénien) 111, 121 Clisthène (homme politique athénien)  12, 15, 16, 55, 57-70 Clisthène (tyran de Sicyone)  32, 62, 64 Commode (empereur romain)  143 Constance II (empereur romain) 182, 194, 212, 214-216, 218 Constance d’Arles (femme de Robert II)  252, 260 Constantin (empereur romain)  10, 15, 181, 184, 186, 192, 201, 210, 211, 213, 215, 217 Constantin VIII (empereur byzantin)  313, 314 Constantin [IX] Monomaque (empereur byzantin)  302, 304-308, 310-317, 321, 322 Constantin X Doukas (empereur byzantin)  301, 302, 305, 306, 313, 318, 323 Constantin Artoklinès (homme politique byzantin)  316 Constantin Cabasilas (homme politique byzantin)  316 Constantin Lichoudès (haut dignitaire byzantin, patriarche de Constantinople)  316

Coriolan (homme politique romain) 97 Cosmas Atticus (patriarche byzantin)  344 Cotta Messalinus  (sénateur romain) 164, 167, 171 Crémutius Cordus (Romain, historien des guerres civiles)  149 Crésus (roi de Lydie)  21, 23, 47, 48 Curtius Rufus (homme politique romain)  138 Cyllenius (divinité, alias Mercure) 296 Cylonides (clan du noble athénien Cylon)  61 Damasus (pape)  210 Démarate (roi de Sparte)  31, 41, 46 Déméter (divinité)  25, 27, 35 Démétrios (rhéteur grec)  14 Démosthène (orateur et homme politique athénien)  8, 20, 63, 102, 109, 121, 126 Denys d’Halicarnasse (historien grec) 12, 14, 16, 75, 79-81, 87, 94, 96103, 105, 113, 117, 120, 121, 123, 126, 311 Diodore de Sicile (historien grec) 80, 336 Dion Cassius (historien grec)  12, 143, 155-159, 161-174 Dionysos (divinité)  24, 26 Domitien (empereur romain)  156 Dosithée (patriarche byzantin)  344 Dracontius (poète latin chrétien) 219, 220-223, 227 Dreux (fils de Tancrède)  292 Drusus (fils de Tibère)  163 Dudon de Saint-Q uentin (chroniqueur normand)  238, 239, 241 Dutronc, Jacques (chanteur français) 77 Edouard le Confesseur (roi d’Angleterre)  240 Élien (écrivain de langue grecque) 62

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

Éphialte (Trachinien)  29, 35, 38 Éphialtès (Athénien)  58, 67 Ermentrude (femme d’Albéric de Mâcon)  249, 250 Eschine (orateur grec)  28 Eschyle (poète tragique grec)  35, 342 Ésope (fabuliste grec)  109, 114-116 Étéocle (fils d’Œdipe)  343 Eudes [Ier] de Blois (comte de Blois) 243 Eudocie (impératrice byzantine)  306, 314 Eugène (usurpateur romain)  198 Eumène d’Autun (rhéteur gallo-romain)  180, 182, 183, 196 Eunape (rhéteur grec)  209 Euphranor (peintre grec)  66 Euripide (poète tragique grec)  69, 109 Eusèbe de Césarée (écrivain grec chrétien)  10, 15, 201, 211 Eusèbe d’Émèse (évêque d’Émèse) 212 Eusèbe Pittacas (rhéteur)  211 Fabius Pictor (historien romain) 100 Felicianus (grammairien latin, maître de Dracontius)  223 Festus (grammairien latin)  75 Flaviens (empereurs romains)  155 Flavius Josèphe (historien juif)  155, 308 Foulques (roi latin de Jérusalem) 340 Fressende (femme de Tancrède)  290, 292 Fromond (frère de Rainard, comte de Sens)  254 Galère (empereur romain)  10 Gallus (empereur romain)  209, 211, 216 de Gaulle, Charles (général français) 76, 77 Geiséric (roi vandale)  206, 222

Geoffroi (fils de Tancrède)  292 Geoffroi Malaterra (chroniqueur normand)  12, 13, 275-291, 293-295, 297 Geoffroy Martel (comte d’Anjou) 239 Georges (évêque d’Alexandrie)  210 Georges (saint)  283 Gerberge (femme d’Henri, duc de Bourgogne)  249, 250 Gonthamond (roi vandale)  219, 220, 222 Gorgias (sophiste grec)  102 Gratien (empereur romain)  184, 195 Grégoire VII (pape)  278, 281 Grégoire Camatèros (homme d’État byzantin)  333 Grégoire Tornikès (homme d’État byzantin)  333 Grégoras, Nicéphore (historien byzantin)  302, 309, 312 Grote, George (historien anglais) 70 Guaimar (prince de Salerne)  288 Gui (comte de Mâcon)  249, 255 Gui de Brionne (fils de Renaud, comte de Bourgogne)  249, 266, 267 Guillaume Ier (roi de Sicile, fils de Roger II)  275 Guillaume Bras de Fer (fils de Tancrède)  292, 293 Guillaume d’Arques (fils de Richard II)  242 Guillaume de Bellême (seigneur de Bellême)  265 Guillaume de Grandmesnil (baron normand de Calabre)  280 Guillaume de Jumièges, dit G. « Caillou  » (chroniqueur anglo-normand)  12, 13, 237-245, 248, 253255, 259, 260, 263-268 Guillaume de Malmesbury (chroniqueur anglais)  265 Guillaume de Poitiers (chroniqueur normand)  267

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

Guillaume de Pouille (chroniqueur normand)  285, 295 Guillaume de Tyr  (prélat et chroniqueur de Terre Sainte)  331, 339, 340 Guillaume de Volpiano (abbé de Saint-Bégnigne de Dijon)  243, 250, 254-256, 259, 261-263 Guillaume d’Hiémois (demi-frère de Richard II)  243 Guillaume le Bâtard = Guillaume le Conquérant (duc de Normandie) 237-239, 247, 266, 267 Guillaume Longue Épée (fils de Rollon, duc de Normandie)  292 Guillaume Tête Hardie (comte de Bourgogne)  249, 267 Hadrien (empereur romain)  159, 321 Haring, Keith (peintre américain) 77 Harold (roi d’Angleterre)  240 Hauteville (grande famille normande)  15, 277, 279-281, 290, 291, 293, 294, 296 Heldric (abbé de Saint-Germain d’Auxerre)  257 Hélène (princesse légendaire de Sparte)  34, 340 Helgaud de Fleury (biographe de Robert le Pieux)  250 Héliogabale (empereur romain) 156 Henri (frère d’Hugues Capet, duc de Bourgogne)  244, 249-251, 253, 256-258, 260 Henri II (empereur germanique) 261 Henri IV (empereur germanique) 278, 285 Henri de Flandres (empereur latin de Constantinople)  329 Henry de Huntingdon (historien anglo-normand)  246 Hercule (divinité)  186 Héribert II (évêque d’Auxerre)  258

Herman (neveu de Guiscard)  280 Hermès Trismégiste (auteur supposé de textes hermétiques)  209 Hermogène (rhéteur grec)  119, 306 Ps.-Hermogène (rhéteur grec)  14, 342 Hérodote (historien grec)  11, 12, 16, 19, 21-24, 26, 27, 29-32, 3548, 55, 56, 58-65, 67-69, 89, 307309, 312 Hésiode (poète grec)  10 Hésychius (lexicographe byzantin) 114 Hildéric (roi vandale)  220 Hipparque (fils de Pisistrate)  56, 59, 64, 65 Hippias (fils de Pisistrate)  56, 59, 64, 65 Homère (poète grec)  34, 81, 91, 100, 109, 114 Honorius (fils de Théodose, empereur d’Occident)  206 Hugues Capet (roi de France)  249, 250, 253, 264 Hugues de Chalon (évêque d’Auxerre)  245-249, 251, 256260, 263-268 (Ps.-) Hugues Falcand (chroniqueur normand)  286 Hugues de Flavigny  (chroniqueur français)  244, 247 Hugues de Gircée (gendre du Grand Comte Roger)  282 Hugues le Grand (père d’Hugues Capet)  250 Humbert (fils de Tancrède)  292 Hunéric (roi vandale)  204, 220, 221 Hydarnès (Perse)  34 Iberus (affranchi, préfet d’Égypte) 169 Ibn al-Athîr (historien arabe)  331, 338, 339 Innocent II (pape)  337 Irène (épouse de Manuel I)  344 Irène Doukas (mère de Jean II Comnène)  332, 333, 338

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

Isaac II Ange (empereur byzantin) 343, 344, 346, 348 Isaac [Ier] Comnène (empereur byzantin)  313, 318, 322 Isaac Comnène (frère de Jean II Comnène)  333, 334 Isaac Comnène (tyran de Chypre) 344 Isagoras (Athénien)  59-63 Isocrate (orateur athénien)  58, 63, 67 Iulius Africanus (Romain)  171 Iunius Gallio (rhéteur latin)  170 Iunius Marinus (Romain)  171 Jean II Comnène (empereur byzantin)  12, 15, 16, 329-348 Jean Axouch (haut dignitaire byzantin)  333 Jean Byzantios (Byzantin)  316 Jean [X] Camatéros (patriarche byzantin)  333 Jean Caméniatès (écrivain byzantin) 311 Jean de Poutza (homme d’État byzantin)  348 Jean l’Orphanotrophe (Byzantin, frère de Michel IV)  314 Jérôme (Père de l’Église latin)  211 Jotsuald (biographe d’Odilon de Cluny)  257 Jourdain (fils de Roger Ier)  281 Judith de Bretagne (1re épouse de Richard II)  260 Julien (empereur romain)  183, 186, 187, 207-209, 215-217 Julio-Claudien(s) (empereurs romains)  140, 146, 155, 158, 174 Jupiter (divinité)  186 Kamal al-Dîn / al-Adim (historien arabe)  331, 338 Kaykhkrusaw (sultan)  348 Kédrénos, Georges (chroniqueur byzantin)  317 Kilij Arslan (sultan)  348 Kinnamos, Jean (chroniqueur byzantin)  330, 331, 337, 339

Kleidèmos (atthidographe)  69 Klein, Yves (peintre français)  78 Kleitos (compagnon d’Alexandre le Grand)  15 Kontostéphanos (général byzantin) 344 Labdacides (descendants de Labdacos, roi de Thèbes)  342 Lamia, L. (Romain, gouverneur de province)  169 Landri (comte de Nevers)  244, 249, 251, 254, 256, 257, 260 Lanzmann, Jacques (parolier français)  77 Léon d’Arménie (roi de Petite Arménie)  335 Léon le Sage (empereur byzantin) 344 Léon Paraspondylos (Byzantin, ministre de Théodora)  317, 318 Léonidas (roi de Sparte)  37 Libanios/us (rhéteur grec)  121, 187, 213, 306 Libère (pape)  210 Lichas (Lacédémonien)  110 Lothaire (empereur germanique) 337 Lucanius Latiaris (homme politique romain)  164, 171 Luccéius (orateur et historien latin) 147 Lucien (auteur satirique grec)  126, 305-308 Lycurgue (orateur et homme politique athénien)  124 Lysias (orateur athénien)  125 Machetarios (Byzantin, drongaire de la Veille)  318 Machiavel (homme politique et philosophe italien)  95 Macron (homme politique romain) 163 Majorien (empereur romain d’Occident)  184 Malevitch, Kasimir (peintre russe) 78

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

Mamertinus (orateur latin)  181183, 187 Maniakès, Georges (général byzantin)  294, 316 Manius Valerius (homme politique romain)  97, 98 Manuel Ier Comnène (empereur byzantin)  334-336, 340-345, 348 Marcellinus (biographe de Thucydide)  110, 112, 113, 117, 121, 122, 124, 126, 128 Marie (fille de Manuel Comnène, sœur d’Alexis II)  343, 344 Mars (divinité)  296 Martial (poète latin)  219 Marx, Karl (philosophe et homme politique allemand)  104 Mathilde, reine (épouse de Guillaume le Conquérant)  247, 266 Mauger (archevêque de Rouen)  242 Mauger (fils de Tancrède)  292 Maxime (empereur romain)  185, 196 Maximien (empereur romain)  185 Maximinus (préfet des Gaules)  202 Mayeul de Cluny (abbé de Cluny) 257 Mégaclès (homme politique athénien)  61, 64 Mélanippe (héros thébain)  32 Ménandre le Rhéteur (rhéteur grec) 306 Michel IV (empereur byzantin)  302, 304, 309, 313, 314, 319, 320 Michel V (empereur byzantin)  304, 313, 314 Michel VI (empereur byzantin)  317 Michel VII Doukas (empereur byzantin)  301, 302, 305, 313, 323 (Ps.-) Michel (VII Doukas)  294 Michel Attaleiatès (historien byzantin)  313, 318, 321 Michel Cérulaire (patriarche byzantin)  322 Michel Glykas (chroniqueur byzantin)  317 Michelet, Jules (historien français) 7-9, 329

Milon (homme politique romain) 137 Minucius Thermus (homme politique romain)  171 Murielle (femme de Tancrède)  290292 Narses (évêque arménien)  217 Néréide (divinité)  223 Néron (empereur romain)  139, 140, 142, 145, 146, 149, 155, 156, 161 Nerva (empereur romain)  203 Nestor (roi légendaire de Pylos)  315 Nicéphoritzès (Byzantin, logothète) 318 Nicéphore Botaniatès (empereur byzantin)  301 Nicétas Chôniatès (historien byzantin)  12, 14-16, 311, 329-348 Nicias (stratège et homme politique athénien)  84 Nicias (Crétois)  88 Nietzsche, Frederick (philosophe allemand)  95, 96, 105 Numa (roi de Rome)  98 Octave (voir aussi Auguste)  11 Octavie (femme de Néron)  140 Odilon (abbé de Cluny)  251, 256, 257 Olaf (roi de Norvège)  243 Onfroi (fils de Tancrède, comte de Pouille)  292, 296 Orderic Vital  (historien français) 237, 247, 266, 339 Origène (théologien grec)  227 Osiris (divinité)  24, 25, 27, 29, 45 Otanès (Perse)  35 Otte II (comte de Mâcon)  249, 252 Otte-Guillaume (comte de Mâcon) 247-252, 254, 257, 260-264, 266, 267 Otton de Carinthie (duc de Carinthie)  261 Otton III (empereur germanique) 261

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

Pacatus (orateur latin)  183-185, 189, 196, 197 Pallade d’Hélénopolis  (évêque et auteur d’écrits chrétiens)  121 Pallas (divinité)  296 Pan (divinité)  25 Pap d’Arménie (roi d’Arménie)  217 Papie (seconde épouse de Richard II) 242 Pausanias ‹le Périégète› (écrivain grec)  22, 40, 66, 69, 93 Pausanias (roi de Sparte)  309 Périclès (homme politique athénien) 16, 67, 68, 85, 86, 92-94, 104, 111, 120, 121, 127-129 Pétrone (écrivain latin)  219 Phébus (divinité)  223 Philippe V (roi de Macédoine)  308 Philistos de Syracuse (historien grec) 119, 120 Philoclès (poète grec)  115 Philopoemen (homme politique grec) 310 Philotas (compagnon d’Alexandre le Grand)  165 Phoibammon (rhéteur grec)  20 Phormion (stratège athénien)  82, 85, 87, 88, 90 Photius (écrivain byzantin, patriarche)  114, 123 Phrynichos (lexicographe grec)  124 Pierre III d’Aragon (roi d’Aragon) 275 Pindare (poète grec)  10, 38 Pisandre (oligarque athénien)  122 Pisistrate (tyran d’Athènes)  64-66, 335 Pisistratides (fils de Pisistrate)  55, 56, 59, 62, 64 Piso(n), Lucius (consul romain, préfet de la Ville)  142, 168-173 Platon  (philosophe grec)  31, 95, 128, 194 Pléthon, Gémisthe (philosophe byzantin)  307 Pline l’Ancien (naturaliste romain) 159, 161

Pline le Jeune (écrivain latin)  165, 180, 181, 184, 189 Plotin (philosophe grec)  209, 227 Plutarque (biographe et moraliste grec)  58, 62, 63, 67, 71, 80, 85, 103, 155, 307-309, 319, 320, 336 Ps.-Plutarque (biographe et moraliste grec)  123, 124 Pollux (lexicographe grec)  116, 117 Polybe (historien grec)  302, 308, 310 Polynice (fils d’Œdipe)  343 Poppaeus Sabinus (homme politique romain)  168 Poppée (maîtresse, puis femme de Néron)  140, 159 Porphyre (philosophe néoplatonicien)  225, 227 Préxaspe (Perse)  28, 46 Priscien (grammairien latin)  203 Procope (historien byzantin)  223, 310 Psellos, Michel (historien et philosophe byzantin)  10, 12-16, 301307, 309-323 Pyrilampès (Athénien)  127, 129 Pythagoras (affranchi, amant de Néron)  142 Pythagore (philosophe grec)  37, 209 Pythie (prophétesse grecque)  59, 63 Pythodoros (homme politique athénien)  67 Q uinte-Curce (historien latin)  165, 337 Q uintilien (rhéteur latin)  38, 120, 135-138, 149, 150 Rainard (comte de Sens)  254 Raoul Glaber (chroniqueur bourguignon)  244, 247, 250, 251, 254, 256-259, 261, 263 Raymond de Poitiers (prince d’Antioche)  339, 340 Renaud (fils d’Otte-Guillaume, comte

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

de Bourgogne)  245-249, 252, 257, 260, 261, 263, 266, 267 Richard Ier (duc de Normandie) 239, 242 Richard II (duc de Normandie)  12, 237, 241-244, 247-249, 252-255, 257, 260, 262-264, 266-268 Richard III (duc de Normandie) 237, 238, 240, 245 Richer de Saint-Rémi (chroniqueur français)  253 Robert Courteheuse  (comte du Maine)  239 Robert de Torigni (chroniqueur normand)  237, 239, 245-247, 263 Robert Guiscard (fils de Tancrède de Hauteville, comte d’Apulie) 276, 278-281, 285, 288, 291, 292, 294-297 Robert le Magnifique (duc de Normandie)  237, 240, 241, 265, 266, 285 Robert (II) le Pieux (roi de France) 244, 245, 248, 250-256, 258, 260-264 Rodolphe III (roi de Bourgogne) 251, 260, 261 Roger Ier (Grand Comte, fils de Tancrède)  275-285, 290-292, 294-298 Roger II (roi de Sicile)  275, 286, 291, 337 Roger Borsa (duc normand d’Apulie et de Calabre)  280 Rollon (duc de Normandie)  237, 238, 278, 290 Romain III (empereur byzantin) 302, 303, 313, 314, 321 Romain IV Diogène (empereur byzantin)  306, 313, 321 Romain Boïlas (homme politique byzantin)  314, 316, 317 Sabinianus (commandant de l’armée d’Orient)  214 Sabinus Calvisius (homme politique romain)  171

Saint-Simon (mémorialiste français) 314 Salluste (historien latin)  130, 136, 277 Sataspès (Perse)  19, 23, 45-48 Saturninus (ami de Thémistius, magister militum)  195 Scaurus, Mamercus (homme politique et dramaturge romain) 164, 171 Scaurus l’Ancien (alias Marcus Aemilius Scaurus, censeur romain)  217 Schulhoff, Erwin (musicien tchèque) 78 Seius Q uadratus (Romain)  171 Séjan (Romain, préfet du prétoire) 12, 150, 156, 161, 163, 165, 166, 169, 170, 172 Sempad le Connétable (historien arménien)  339 Sénèque le Rhéteur (rhéteur latin) 337 Serlon Ier (fils de Tancrède)  278, 280, 283-285, 292 Serlon II (fils de Serlon Ier)  285 Servaeus, Q . (homme politique romain)  171 Sextius Paconianus  (homme politique romain)  164, 171 Sidoine Apollinaire (poète latin chrétien)  182, 184, 187 Simon (fils de Roger Ier)  281 Skléraina (maîtresse de Constantin Monomaque)  315 Skylitzès, Jean (chroniqueur byzantin)  317, 318, 320 Socrate (philosophe grec)  31, 112, 209 Solon (législateur d’Athènes)  56, 62, 64, 66-68 Sperthias (Spartiate)  34 Suétone (historien latin)  11-13, 16, 155-164, 166-174 Ps.-Syméon (chroniqueur byzantin) 303 Symmaque (orateur et homme po-

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

litique romain)  182, 184, 209, 212, 225 Synésios/us (évêque et philosophe grec)  195, 225, 306 Tacite (historien latin)  11, 12, 1416, 79, 135, 136, 138-151, 155174, 203, 314 Tāmim (souverain d’Ifriqiya)  285 Tancrède (fils de Tancrède de Hauteville)  292 Tancrède de Hauteville (prince normand de Sicile)  275, 278, 281, 286, 287, 290-295, 297 Terentius (chevalier romain)  164166, 171, 173 Thémistius (philosophe et rhéteur grec)  193-197 Thémistocle (homme politique athénien)  21, 24, 68, 309 Théodora (impératrice byzantine) 304, 306, 314, 317, 318 Théodoret (théologien grec)  216 Théodose [Ier] (empereur romain) 179-181, 183-185, 189, 195, 196, 198, 205, 206, 218 Théopompe (historien grec)  119, 308 Thersite (personnage d’Homère)  114 Thésée (roi d’Athènes)  62, 65, 66, 68, 69 Thierry (abbé de Jumièges)  255 Thierry de Mathonville (filleul de Thierry de Jumièges)  255 Thrasamond (roi vandale)  219 Thrasea Paetus (sénateur romain et philosophe stoïcien)  164 Thucydide (Athénien, fils de Mélésias)  85, 128-130 Thucydide (fils d’Oloros, historien athénien)  11, 12-14, 16, 59, 65, 75, 79-96, 99, 101-104, 109-114, 116-130, 203, 309 Tibère (empereur romain)  12, 138, 146, 155, 156, 158, 160-173 Tibérios (rhéteur grec)  20 Tigellin (Romain, préfet du prétoire, conseiller de Néron)  141

Timésithéos (Delphien)  38 Trajan (empereur romain)  180, 184, 212, 321 Ulysse (héros d’Homère)  114, 342 Ursinus (antipape)  210 Valens (empereur romain)  183, 192195, 203, 217 Valentinien Ier  (empereur romain) 183, 192, 202, 208, 218 Valentinien II (empereur romain) 185, 198 Venantius Fortunatus (poète latin chrétien)  224 Vescularius Flaccus (chevalier romain)  171 Victor de Vita (membre du clergé de Carthage, évêque et historien de la persécution vandale)  12, 14, 201-207, 218-225, 227 Vinicianus (homme politique romain)  171 Virgile (poète latin)  223 Vistilius, Sext. (homme politique romain)  164, 171 Vitellius (empereur romain)  162 Vitia (femme romaine)  164, 167, 171 Vitrasius Pollio (Romain, préfet d’Égypte)  169, 171 Vulcain (divinité)  223 Wace (poète anglo-normand)  245, 247, 265 Wittgenstein, L. (philosophe anglais d’origine autrichienne)  75 Xanthippe (père de Périclès)  129 Xénocrite (Athénien, partisan de Périclès)  128 Xénophon (historien grec)  84, 110, 119 Xerxès (roi de Perse)  19, 20, 23, 31, 32, 41, 45, 48 Xiphilin, Jean ‹VIII› (intellectuel byzantin, patriarche de Constantinople)  316

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INDEX DES NOMS PROPRES (AUTEURS, PERSONNAGES)

Xiphilin, Jean ‹le Jeune› (neveu du précédent, abréviateur de Dion Cassius)  156 Zenghi (émir de Mossoul)  335 Zeus (divinité)  65

Zoé (impératrice byzantine)  304, 309, 312, 314, 319 Zonaras, Jean (chroniqueur byzantin)  156, 317, 331, 332, 337 Zopire (Perse)  112

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