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Fatiha Idmhand est actuellement maître de conférences (HDR) à l’Uni versité Littoral (Lille Nord de France). Elle est spécialiste des littératures et cultures du Río de la Plata et de critique génétique. Cécile Braillon-Chantraine est maître de conférences à l’Université de Valenciennes (Lille Nord de France) et spécialiste des arts performatifs et de théâtre latinoaméricain. Ada Savin est professeur émérite à l’Université de Versailles. Ses domaines de recherche couvrent l’écriture autobiographique aux Amériques. Hélène Aji est professeur de littérature américaine à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Elle est présidente de la Société d’études modernistes (SEM). ISBN 978-2-87574-336-7
P.I.E. Peter Lang Bruxelles
Les Amériques au fil du devenir F. Idmhand, C. Braillon-Chantraine, A. Savin, H. Aji (dir.)
Interroger ainsi ce qu’on pourrait appeler « les littératures des Amériques » comme ensemble soumis conjointement aux regards critiques de spécialistes des Nords et des Suds américains ne va donc pas de soi et n’est pas chose commune dans le domaine de la recherche en sciences humaines. Les travaux réunis dans cet ouvrage veulent nous situer au cœur de la bibliothèque évoquée par Jorge Luis Borges dans ses Ficciones, dans l’Univers du Multiple dans l’Un, dans la grande archive de la littérature, pour la comprendre autrement, dans sa complexité et ses mouvements.
Les Amériques au fil du devenir Écritures de l’altérité, frontières mouvantes Trans-Atlántico Literaturas
P.I.E. Peter Lang
Il n’est pas si courant de réunir des spécialistes de différentes cultures et littératures des Amériques plutôt habitués à se retrouver dans des manifestations distinctes, selon leur champ de spécialisation et en fonction des langues ou civilisations étudiées, des classements par époques ou courants, tant dans le domaine des littératures que dans celui des autres expressions artistiques.
Fatiha Idmhand, Cécile Braillon-Chantraine, Ada Savin et Hélène Aji (dir.)
P.I.E. Peter Lang www.peterlang.com
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Fatiha Idmhand est actuellement maître de conférences (HDR) à l’Uni versité Littoral (Lille Nord de France). Elle est spécialiste des littératures et cultures du Río de la Plata et de critique génétique. Cécile Braillon-Chantraine est maître de conférences à l’Université de Valenciennes (Lille Nord de France) et spécialiste des arts performatifs et de théâtre latinoaméricain. Ada Savin est professeur émérite à l’Université de Versailles. Ses domaines de recherche couvrent l’écriture autobiographique aux Amériques. Hélène Aji est professeur de littérature américaine à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Elle est présidente de la Société d’études modernistes (SEM). ISBN 978-2-87574-336-7
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Les Amériques au fil du devenir F. Idmhand, C. Braillon-Chantraine, A. Savin, H. Aji (dir.)
Interroger ainsi ce qu’on pourrait appeler « les littératures des Amériques » comme ensemble soumis conjointement aux regards critiques de spécialistes des Nords et des Suds américains ne va donc pas de soi et n’est pas chose commune dans le domaine de la recherche en sciences humaines. Les travaux réunis dans cet ouvrage veulent nous situer au cœur de la bibliothèque évoquée par Jorge Luis Borges dans ses Ficciones, dans l’Univers du Multiple dans l’Un, dans la grande archive de la littérature, pour la comprendre autrement, dans sa complexité et ses mouvements.
Les Amériques au fil du devenir Écritures de l’altérité, frontières mouvantes Trans-Atlántico Literaturas
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Il n’est pas si courant de réunir des spécialistes de différentes cultures et littératures des Amériques plutôt habitués à se retrouver dans des manifestations distinctes, selon leur champ de spécialisation et en fonction des langues ou civilisations étudiées, des classements par époques ou courants, tant dans le domaine des littératures que dans celui des autres expressions artistiques.
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Les Amériques au fil du devenir Écritures de l’altérité, frontières mouvantes
Trans-Atlántico n° 12
Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite. Tous droits réservés.
©
P.I.E. Peter Lang s.a.
Imprimé en Allemagne
éditions scientifiques internationales
Bruxelles, 2016 1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique www.peterlang.com ; [email protected]
ISSN 2033-6861 ISBN 978-2-87574-336-7 eISBN 978-3-0352-6609-2 D/2016/5678/22 Information bibliographique publiée par « Die Deutsche NationalBibliothek ». « Die Deutsche NationalBibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche Nationalbibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site .
Table des matières
Préface.................................................................................................... 11 Norah Giraldi Dei Cas et Bruno Monfort
Partie I Les Amériques en question : origines et devenir “El pasado que ha sido, sigue siendo”; estrategias de la memoria y el olvido...................................................................... 25 Fernando Aínsa, écrivain Causalité et temporalité, hasard et rencontres dans les littératures des Amériques.................................................... 43 Patrick Imbert Résidus mémoriels et construction de l’imaginaire américain dans la poésie québécoise................................................... 59 Zilá Bernd Inventer l’image de l’Amérindien : entre création indianisée et réalité européanisée à la fin du XVIe siècle.................. 67 Grégory Wallerick Memorias, desmemorias y antimemorias........................................... 77 Abril Trigo Théories transculturelles en devenir : les communautés autochtones nord-américaines face à la pensée altermondialiste.................................................................................... 95 Sophie Croisy Topologie imaginaire des Amériques : les confins........................... 107 Rita Olivieri-Godet
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Nouvelles cartographies dans la littérature brésilienne : textualités amérindiennes.................................................................. 121 Eurídice Figueiredo
Partie II Écritures de l’altérité « Benito Cereno » d’Herman Melville : le spectre de la domination espagnole............................................... 137 Michel Imbert Béances narratives et roman contemporain : Melville et les mers du sud américaines dans la fiction de Tomás de Mattos..............................................................................................161 Beatriz Vegh En lisant en écrivant Wakefield, Nathaniel Hawthorne, Jorge Luis Borges et Eduardo Berti.................................................. 169 Stéphanie Carrez La réinvention du territoire appalachien dans l’œuvre de Jayne Anne Phillips et Meredith Sue Willis................................179 Sarah Dufaure Modes of reinscription and resistance in Theresa Ha Kyung Cha’s Dictée..............................................................................191 Paule Lévy Inhabiting Transnational Temporalities and Histories: Yan Geling’s Fusang (The Lost Daughter of Happiness)................. 203 Nicoleta Alexoae-Zagni ‘Memory is whatever you find in it’. Family Photographs and Remembrance in Rudy Wiebe’s of this earth: A Mennonite Boyhood in the Boreal Forest (2006)........................... 221 Sandrine Ferré-Rode
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El relato en la obra de Carlos Liscano : una forma de “extrañar”....................................................................................... 239 María Carolina Blixen Nuevas formas de lo raro en Leonardo Cabrera............................. 249 Valentina Litvan
Partie III Frontières mouvantes Entre México y Colombia : representaciones nacionales en Te están buscando, de Carlos Vadillo Buenfil.............................. 261 Kristine Vanden Berghe Patrias flotantes, geografías del sueño y mapas que se borran : La negociación del espacio en la escritura femenina de la diáspora caribeña...................................................................... 273 Beate Kerpen « Cartes échographiques d’un “je” archipel » : réflexions autour de “Stories My Mother Never Told Me” de María De Los Angeles Lemus....................................................... 281 Celia Doussin Syncretic Identity and Nepantla Spaces in Gloria Anzaldúa’s, Borderlands/La Frontera, the New Mestiza....................................... 289 Alina Sufaru Ficciones de ida y vuelta en la obra de Edgardo Cozarinsky......... 303 Teresa Orecchia Havas The Idea of North comme métaphore de la solitude créative chez Glenn Gould..................................................................317 Jean-Luc Switalski Del “homo rodans” de Remedios Varo a la vanguardia artística femenina en tránsito identitario en el México de la 1ª mitad del siglo XX................................................................. 325 Francisco Javier Rabassó 9
La vida real de Miguel Barnet : l’avatar d’un processus novateur ? Réflexion sur la littérature de témoignage cubaine...... 335 Françoise Léziart Misterio y melancolía de una fiesta : exilio y muerte en Joyce y Saer.................................................................................... 347 Oscar Brando Orillas desbordadas : la tradición literaria en Juan José Saer...... 357 Veronica Bernabei Bibliographie sélective........................................................................ 367
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Préface Norah Giraldi Dei Cas et Bruno Monfort
Le présent ouvrage accueille une sélection de travaux présentés au congrès international organisé à l’Université de Lille, en novembre 2013, par le réseau NEOS – NEWS (Nords – Ests – Ouests – Suds des Amériques) et le Pôle Nord-Est de l’Institut des Amériques (IDA – Paris). Il n’est pas si courant de réunir des spécialistes de différentes cultures et littératures des Amériques, plutôt habitués à se retrouver dans des manifestations distinctes, selon leur champ de spécialisation, et en fonction des langues ou civilisations étudiées et des classements par époques ou courants, tant dans le domaine des littératures que dans celui des autres expressions artistiques. Le réseau NEOS – NEWS, reconnu d’intérêt scientifique en 2011 par l’IDA, a eu d’emblée vocation à redessiner les frontières des spécialités et à les rassembler dans un champ interdisciplinaire couvrant l’ensemble des Amériques. Ainsi s’est constitué dans les domaines des sciences humaines et sociales un objet de travail à la fois plus vaste et moins cloisonné, mais scientifiquement cohérent. Des philosophes, historiens, géographes, sociologues, ainsi que des spécialistes d’arts plastiques, littérature, musicologie et psychologie sociale, ont contribué à décliner les nombreuses facettes d’un objet d’étude qui a progressivement émergé à compter de 2009, nourri par le travail conduit au sein du réseau NEOS – NEWS, auquel le thème directeur du présent ouvrage doit beaucoup, Les Amériques au fil du devenir : écritures de l’altérité, frontières mouvantes. Cet intitulé s’est voulu l’amorce d’un questionnement général sur la nature de la « réalité » américaine à l’œuvre dans les formes artistiques et celles des discours – notamment littéraires. Au-delà des critères chronologiques, notionnels ou géographiques, les problématiques ici traitées soulèvent la question des moyens d’expression : en quoi, par exemple, le choix de certains procédés poétiques ou de certains types d’expression littéraire, comme le témoignage ou la fiction, peut-il contribuer à inventer une identité multiple et en devenir ? Les vingt-sept contributions retenues sont réparties ici en trois parties : la première Les Amériques en question : origines et devenir, la deuxième, Écritures de l’altérité et la troisième Frontières mouvantes. Il s’en dégage cependant un effet d’ensemble car l’ouvrage fait dialoguer 11
Les Amériques au fil du devenir
entre eux des objets particuliers qui se répondent, permettant ainsi de mieux cerner la complexité de la problématique exposée sans renoncer à la précision des analyses. Un examen même cursif du volume permettra déjà, peut-être, de pressentir sinon d’attester que ces analyses ont en effet pour qualité fondamentale d’épouser la diversité des textes sur lesquelles elles portent (nouvelles, romans, écriture de type autobiographique, témoignages, jusqu’aux chroniques de Glenn Gould au Canada), comme elles épousent aussi celle d’autres œuvres ou ouvrages liés à des supports très hétérogènes (son radiophonique, images, photos) que les auteurs convoquent pour explorer ce qui s’y révèle des processus de mutation d’un matériau américain dont la réalité pas toujours matérielle est en voie de (re-) constitution permanente. Ainsi en est-il également de la diversité de la langue et des langues, à la fois assumée et tempérée par le souci de n’en pas faire la source impérative d’un sens qu’il faudrait rabattre sur leurs spécificités : les articles, rédigés dans trois langues (anglais, espagnol et français), dont deux sont les principales langues parlées sur le continent américain, tentent de « coller » au plus près à des textes et objets culturels redevables à ces différentes langues, mais sans omettre ce qui émane des langues autochtones, et du fait qu’il s’agit dans tous les cas de langues « étrangères » l’une pour l’autre. Il se manifeste ainsi, dans la méthodologie mise en œuvre, un parti-pris de décloisonnement par rapprochement de constructions discursives et artistiques qui finissent par former une manière de continuum où elles échangent et dialoguent entre elles, en dépit de ce qui, outre la ou les langue(s), les sépare sur le plan temporel (elles furent conçues à des époques historiquement éloignées l’une de l’autre) et les différencie sur le plan à la fois géographique et culturel (la divergence des cultures tient aussi à l’espace qui s’étend entre les lieux respectifs où elles prospèrent). Ainsi peuvent se laisser décrypter (fut-ce après coup) des convergences imprévues mais aussi, plus encore, des conflits et des bouleversements autrement confinés dans des marges invisibles où s’accumulent les non-dits de l’histoire, en particulier, des indicateurs tendant à montrer que la mondialisation actuelle se différencie d’autres mutations antérieures par bien des traits particuliers. Le lecteur attentif constatera que l’esprit qui anime les contributions de cet ouvrage s’inscrit, à différents égards, dans la perspective ouverte par la pensée contemporaine et présente, notamment, celle de Jacques Rancière dans Le partage du sensible (2000), et celle aussi d’autres théoriciens de l’art, comme Nicolas Bourriaud dans Radicant (2009). Leur discours, en effet, se réfère aux relations que l’art entretient avec la réalité, multiples l’un et l’autre et se faisant écho de multiples façons, enracinés dans des présents et des passés pluriels. La pensée de Jacques 12
Préface
Rancière1 a souvent nourri les débats au sein du réseau NEOS – NEWS. Nous nous référons ici à cette mise en cause des discours qui tendent à expliquer l’évolution esthétique de l’art d’une façon trop rationnelle, selon un enchaînement de cause à effet, en omettant par ailleurs de considérer la dimension affective liée à l’expérience esthétique. Jacques Rancière inscrit, en effet, et notamment dans Le partage du sensible, la question des formes dans une question plus vaste, des formes d’inclusion et d’exclusion, qui définissent la participation à une vie commune, et sont configurées au sein même de l’expérience sensible de la vie. D’autres philosophes, comme Giorgio Agamben ou Slavoj Žižek, qui rejoignent, comme Jacques Rancière, l’archéologie du savoir de Michel Foucault et la pensée de la déconstruction de Jacques Derrida, sont sollicités dans cet ouvrage quand il s’agit d’analyser, à l’exemple de Foucault, comment l’ordre du monde est préinscrit dans la configuration même du visible et du dicible du fait de la soudaine résurgence de faits longtemps occultés et qui prennent la forme de nouveaux discours sur la réalité. Ce qui disparait et réapparait, ou que l’on peut ré-explorer et décrypter dans des discours culturels et des œuvres littéraires du passé, forme, pour Rancière, une manifestation de l’art qui répond, ainsi, à un questionnement politique. Des critiques qui ont accompagné la naissance du réseau NEOS – NEWS, comme Fernando Aínsa, Inacia d’Ávila, Mathieu Duplay, Alexis Nouss et Teresa Orecchia Havas mettent en relief le lien constant entre la production artistique – et notamment littéraire –, la politique et la pensée philosophique. Aussi, cet ouvrage, son ensemble d’analyses d’œuvres et d’auteurs, questionne la culture américaine dans ce qu’elle a de plus novateur : la pratique littéraire comme une écriture-pensée, non seulement touchant l’invention d’un lieu en constant devenir et traversé par des imaginaires divers, mais aussi pour le travail d’invention et de reconfigurations conceptuelles – liant souvent les approches épistémologiques et esthétiques à celles de la philosophie politique – que cette production toujours renouvelée de pratiques littéraires exige du lecteur et du critique. C’est également dans le sillon de la pensée de Giorgio Agamben que ces travaux se situent, puisque l’expérience poétique du langage met en lumière, selon le philosophe italien, sa puissance pragmatique et, partant, sa fonction législative2. C’est ce qui 1
Cf. Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique éditions, 2000. Et, sur la pensée du sensible chez Jacques Rancière, cf. Jacques-David Ebguy, « Reconfigurer le sensible : la fiction politique selon Jacques Rancière », in RaisonPublique.fr, dimanche 4 mai 2014. Et, également, l’entretien de Christine Palmiéri, « Jacques Rancière : “Le partage du sensible” », ETC, n° 59, 2002, p. 34-40. 2 Cf. Giorgio Agamben, Homo sacer I, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997 ; Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo sacer III, Paris, Payot
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Les Amériques au fil du devenir
se passe actuellement dans le roman, répercuté par la géographie dans le dessin et une nouvelle vision des confins américains : la Terre de Feu, l’Amazonie ou les terres du Nord canadien ont été décimées puis poussées dans l’oubli, cependant certains auteurs contemporains les récupèrent comme objet d’étude et de réflexion et, ce faisant, transforment la notion de frontière – visible ou invisible – qui sépare les centres de ces extrêmes périphéries. Interroger ainsi ce qu’on pourrait appeler « les littératures des Amériques » comme ensemble soumis conjointement aux regards critiques de spécialistes des Nords et des Suds américains ne va pas de soi, et n’est pas du tout chose commune dans le domaine de la recherche en sciences humaines. L’étude de cette vaste production est souvent compartimentée car les catégories de la critique tendent à se calquer sur des impératifs de marchés et autres contraintes étrangères à toute logique ou démarche proprement artistique ou esthétique (définition universitaire ou académique des domaines d’études, organisation des bibliothèques et des circuits commerciaux de distribution et vente de livres en librairie ou autrement). Or nous voulons nous situer ici, en quelque sorte, au cœur de la bibliothèque évoquée par Jorge Luis Borges dans ses Ficciones. Univers du Multiple dans l’Un, grande archive de la littérature, livre unique nourri par les traditions et les modèles les plus divers – souvent éloignés dans le temps et dans l’espace –, et les études qu’il suscite et qu’il englobe. Cette magistrale démonstration de l’arbitraire de tout ordre fondé sur la division des savoirs ne peut que nous inciter à nous affranchir des découpages en prés carrés. Trouver et emprunter les chemins de traverse nous permet de comprendre autrement la littérature, dans sa complexité et ses mouvements. Les travaux réunis dans cet ouvrage analysent pour la plupart des nouvelles pragmatiques discursives selon des paradigmes philosophiques actuels forgés en Europe et dans les Amériques, et sollicitant, outre les travaux des philosophes déjà mentionnés, ceux de Walter Benjamin, Deleuze, Stuart Hall, Bourdieu, Julia Kristeva, Darcy Ribeiro, Ángel Rama, Edward Saïd, Edouard Glissant, Gloria Anzaldúa. Ils permettent de découvrir de nouveaux modes d’agir de la littérature, tandis qu’ils donnent à lire une nouvelle conception des territoires américains, représentés en mutation, ce qui plaide également pour une modification du canon littéraire comme idée préconçue. Cette perspective d’analyse, fondée entre autre sur le poids des mémoires de diverses communautés qui cohabitent dans les Amériques, constamment interrogées et remodelées par les écrivains, réfracte aussi une idée de & Rivages, 1999 ; État d’exception, Homo sacer II, Paris, Seuil, 2003. Dans Ce qui reste d’Auschwitz, G. Agamben démontre la fonction du témoignage qui lui semble fonder le profil incertain de la nouvelle éthique post-Auschwitz et du sujet en tant que reste.
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Préface
l’Amérique comme entité immuable, construite dans le passé. Cette vision en miroir permet de souligner les rapprochements et les éloignements par rapport à un même phénomène, les variations d’interprétation sur un même fait, et les va-et-vient dans l’expression artistique américaine, en articulation avec les productions culturelles d’autres continents. La littérature peut être ce réservoir universel capable de représenter tout ce qui a été et peut être à nouveau, mais l’analyse d’autres types de discours permet également de mesurer les changements de point de vue en ce qui concerne la représentation du monde et, en particulier, des Amériques. La contribution de Grégory Wallerick sur l’invention de l’Amérique comme terre nouvelle, donne ainsi à lire différentes interprétations de l’homme américain à l’œuvre depuis le XVIe siècle, selon le point de vue de ceux de l’ancien monde qui la découvraient pour la première fois. Et quand on analyse ces interprétations au fil du temps, on s’aperçoit qu’elles ont pris la forme soit d’une controverse par rapport à une orthodoxie interprétative tendant à mythifier le passé comme le présent, soit de la corroboration d’une ancienne vision restée longtemps marginale – et pratiquement imperceptible. La littérature fait entendre la discorde et la discordance des voix aussi bien que les dialogues harmonieux, et ce dans l’infini de leurs variations permettant de remettre en question ce qui a été et a pu être dit, comme l’analyse Agamben à propos du sens à donner à la figure de Bartleby3 d’Herman Melville. Le passé pur n’existe pas, il est constamment remanié par les souvenirs et le questionnement de l’écriture et dans l’écriture, c’est-àdire par l’interprétation qui est vouée à le réinventer. L’écrit marque ce passage à l’acte4 en même temps que la vérification d’une contingence, d’un devenir constant dont les interprétations se font l’écho. C’est dans ce sens que Stéphanie Carrez fait dialoguer, à propos de la figure de l’époux disparu dans le Wakefield de Nathaniel Hawthorne, les écrits de deux auteurs argentins, Jorge Luis Borges et Eduardo Berti. Elle examine la relation intertextuelle entre, d’une part, les lectures que Borges fait de Hawthorne et les réflexions de Borges transcrites dans des conférences et, d’autre part, l’adaptation du court texte de Hawthorne qu’Eduardo Berti opère dans la traduction qu’il en donne en espagnol, sous le titre de La mujer de Wakefield. Cette série de « germinations », comme les appelle Stéphanie Carrez, met en lumière une histoire en constant devenir et évoque, par ce biais des « lectures croisées », les multiples relations entre les écrivains du Nord et du Sud des Amériques, illustrant ainsi cette rencontre atemporelle et indéfiniment renouvelée qu’est la littérature, dont la Bibliothèque de Babel de Borges est le symbole. 3
Giorgio Agamben, Bartleby ou la création, Circé, 2014, p. 77-78. Ibid., p. 83.
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Les Amériques au fil du devenir
Il s’agit aussi, pour des auteurs des articles de cet ouvrage, d’analyser, en tenant le plus grand compte de leur poids philosophique ou politique, un certain nombre de discours émanant de voix différentes, émis souvent à contre-courant des discours politiques. Ainsi le travail de Michel Imbert montre-t-il comment la scène nord-américaine s’est considérablement élargie, dès le XIXe siècle, non seulement aux Caraïbes mais à tout l’hémisphère sud-américain, grâce à l’œuvre d’auteurs comme Herman Melville. Dans sa nouvelle Benito Cereno, Melville met en scène sa réflexion sur les relations complexes entre les deux Amériques, du Nord et du Sud, donnant lieu à une interrogation d’ordre géopolitique sur les rapports entre les États-Unis et l’Amérique espagnole. Beatriz Vegh, quant à elle, analyse en quoi le système de réécriture de Benito Cereno de Melville, est mis en place comme exercice de réinterprétation d’un modèle par Tomás de Mattos dans La Frégate des masques. L’emploi qu’il fait du procédé poétique des « couches fictionnelles » révèle une nouvelle lecture de l’Histoire, déclenchée par le jeu d’inversion de rôles et de paradigmes et par le désir de la narratrice du roman de Tomás de Mattos de combler certaines « béances » narratives, censées être laissées ouvertes par Melville. Suivant une démarche similaire, Oscar Brando se penche sur les relations d’intertextualité tissées par Juan José Saer dans son œuvre de fiction. Il analyse les mécanismes qui permettent de lire une relation de filiation entre l’écriture saérienne et celle de Joyce. Le sentiment de mélancolie chez les deux écrivains qui ont émigré à Paris pour y écrire, associé à l’idée de deuil, surplombe certains de leurs récits et justifie le rapprochement proposé dans ce travail, de la nouvelle Les morts de l’écrivain irlandais et de différents récits de l’écrivain argentin, dont La Grande, son dernier roman. Cette intertextualité recherchée par certains auteurs peut être aussi perçue comme clé d’entrée dans des textes littéraires qui interrogent la notion de tradition. L’on sait bien que la tradition littéraire est une construction au même titre que les autres traditions inventées par les différentes cultures. Comme l’explique Eric Hobsbawm, les traditions dérivent essentiellement d’un procès de formalisation étroitement lié à la recherche d’une cohésion sociale. La littérature comme production culturelle fonctionne selon le même principe. Une littérature « nationale » s’organise en embrayant, avec sa logique propre, les mouvements et changements artistiques qui en sont constitutifs sur les moments de transformation de la société. Les traditions en général et celles que l’on revendique en littérature contribuent à l’établissement d’un système de valeurs. Dans la littérature américaine, la notion de tradition a souvent été débattue, articulant la relation entre ce qui est apport natif ou national et ce qui vient de l’étranger, de la littérature d’ailleurs, notamment européenne. La tradition se manifeste ainsi tant comme procédé metalittéraire que 16
Préface
comme motif de réécriture de certains textes célèbres (des épopées d’Homère à l’épopée du gaucho Martin Fierro). Emigré à Paris, Juan José Saer va reformuler plusieurs fois, depuis la France, ses relations avec la tradition. L’article de Veronica Bernabei propose une révision critique de l’œuvre de Saer en relation avec l’idée de tradition : forgée par d’autres écrivains argentins, comme Lugones, Martínez Estrada ou Borges, elle est débattue et contestée par Saer avant d’être remodelée par lui dans certains de ses essais. Zilá Bernd et Patrick Imbert se penchent sur la question d’une américanité en constant devenir. Dans leurs travaux, la circulation de modèles culturels au sein de la littérature américaine est très présente, mise en relation qu’elle est avec les modes de représentation de l’altérité dans différents types d’écritures permettant de percevoir autrement les frontières politiques et culturelles des Amériques et d’envisager l’Histoire comme une véritable construction en mouvement – à l’opposé d’une vision téléologique, idéaliste, suivant un parcours linéaire. Zilá Bernd met ainsi l’accent sur les apports multiples permettant de lire et comprendre les variations d’une identité indiscutablement métisse. Elle analyse aussi la poésie québécoise comme lieu d’invention et de discussion d’une esthétique nouvelle, résolument américaine, permettant de revendiquer une appartenance commune. L’« étrangeté familière » dont Pierre Nepveu se réclame a été maintes fois forgée et reprise depuis que le Cubain José Martí l’a formulée dans Nuestra América. Patrick Imbert quant à lui, s’intéresse dans son exploration du roman contemporain, aux modalités de gestion des rencontres et mélanges – souvent hasardeux – entre personnages d’origines diverses. Il en émerge une hétérogénéité qui donne naissance à un espace nouveau, « hors du champ » national, libéré du concept de nation comme unité pourvoyeuse d’identité. L’hétérogène devient la marque d’une nouvelle culture mondialisée, pensée sur le mode relationnel et du métissage, qui fait se déployer des jeux d’identités non plus indépendantes mais en rapport les unes avec les autres et en constante transition. Dans de telles conditions se justifie, pour l’analyse des textes, l’emploi de paradigmes nouveaux. Ceux-ci se façonnent en réponse au défi et au risque d’un monde actuel en constante reconstruction mais supposent néanmoins d’avoir présente à l’esprit l’existence des phases antérieures d’une mondialisation qui n’a jamais cessé. Certains articles, comme celui de Sophie Croisy, soulèvent la question de l’émergence de la littérature autochtone (ou native) dans l’actuel contexte de mondialisation, et s’interrogent sur des politiques et des lois internationales qui promeuvent et facilitent la défense des droits des minorités culturelles. Le processus à l’œuvre au sein des Western critical theories accompagne ou retraduit ce phénomène, introduisant une nouvelle relation dialectique et dialogique 17
Les Amériques au fil du devenir
à un objet d’étude ainsi constitué, que sa définition permet d’associer expérience autochtone et non autochtone aussi bien dans les discours culturels que dans les textes littéraires. Cette voie est aussi empruntée par Eurídice Figueiredo et Sarah Dufaure qui inscrivent leurs travaux dans le contexte créé par la multiplication des échanges de toutes sortes, caractéristique de l’actuel mouvement de globalisation qui n’est cependant que le dernier en date. Un trait définitoire des relations nouvelles qui en sont le fruit est une individualisation souvent exacerbée, dont elles rendent compte. De nouvelles catégories de division qui ont fait irruption dans ce monde globalisé modifient ou ébranlent la notion d’altérité et les rapports qu’elle entretient avec celle d’identité collective, fondée, souvent, sur une idée de discrimination politique ou culturelle. Ces deux auteures examinent l’émergence des nouvelles identités, au Brésil et aux ÉtatsUnis, au sein de cultures restées longtemps confinées face à une identité nationale dominante. Eurídice Figueiredo observe certains aspects de cette nouvelle tendance des productions littéraires qui donnent à lire une image du Brésil élaborée à partir des singularités de la région amazonienne, interrogeant au passage les origines amérindiennes de la nation au moyen d’un discours contre-hégémonique. Dans le cas de la renaissance appalachienne, présentée dans le travail de Sarah Dufaure sur l’œuvre de deux auteures, Jayne Anne Phillips et Meredith Sue Willis, il s’agit d’écrire pour réinventer des territoires, de récupérer et transmettre, sur la base de mémoires personnelles, des pans entiers d’une mémoire collective enfouie. C’est en quelque sorte de l’autre côté du miroir que se situe l’œuvre de l’ethnologue et écrivain cubain Miguel Barnet, étudiée par Françoise Léziart : depuis les années soixante, il utilise en pionnier le témoignage auquel il donne les couleurs de l’autobiographie et de la fiction indiscernablement mêlées. Barnet veut représenter la vie d’un « type idéal », le Cubain ou le Portoricain émigré aux États-Unis. Son écriture, qu’il souhaite « à la portée de tous », rend compte d’enquêtes réalisées sur des cas concrets pour mettre en évidence les différences de traitement et pratiques ségrégationnistes nord-américaines vis-à vis de la population de migrants et exilés d’origine hispano-américaine. S’interrogeant sur le devenir des arts et des écritures émergeant des cultures autochtones et de celles arrivées avec l’apport de différentes vagues de migrants, certains auteurs dont les travaux figurent dans le présent recueil abordent la problématique des passages et des formes de circulation culturelle et artistique dans les Amériques, et entre les Amériques et les autres continents. Ils proposent à cette occasion de nouvelles orientations épistémologiques permettant de mieux saisir les changements d’échelle qu’induisent, au plan des mentalités et des imaginaires collectifs, les migrations et tout particulièrement les exils politiques. 18
Préface
Ainsi, dans son travail portant sur les modes de réinscription et de résistance qui sont à l’œuvre dans Dictée de Theresa Ha Kyung Cha’s, Paule Levy démontre que les déplacements – en l’occurrence la migration asiatique récente en direction des États-Unis –, l’exil et des modes d’insertion différents jouent toujours un rôle important dans la construction de nouveaux imaginaires. María Carolina Blixen analyse Agua estancada, roman écrit en Suède par Carlos Liscano qui fut incarcéré et torturé sous la dernière dictature uruguayenne. Ce roman commencé en prison constitue selon l’analyse de María Carolina Blixen un cas exemplaire d’écriture de l’exil en tant qu’antidote et il répond au désir de l’écrivain, représenté dans la figure du narrateur de Agua estancada, de faire le deuil de son père, mort quelques années auparavant. Le roman décline des figures qui expriment le sentiment de la perte accru par l’éloignement du pays d’origine, le passage du Sud américain au Nord européen ainsi que la nécessité d’adopter les codes d’une nouvelle culture. D’autres types de passages entre deux mondes et entre deux langues, situant le sujet dans l’immersion ou à la lisière de plusieurs univers culturels, font partie du travail de l’auteur sur son vécu et sont évoqués comme tels dans son ouvrage. La matière fictionnelle reprend ainsi, dans les exemples ci-dessus, bien des traits et interrogations de l’auteur en exil. C’est également le cas chez Edgardo Cozarinsky, intellectuel et cinéaste argentin, dont l’œuvre littéraire écrite en Europe revient à la fois sur ses origines juives et sur la représentation de sa ville natale, Buenos Aires. Examinée par Teresa Orecchia Havas sous l’angle d’un constant va-et-vient entre « le retour » et « le fait d’être au-dehors », cette œuvre donne à lire une géographie culturelle cosmopolitique en mouvement. La représentation de personnages qui ont vécu des situations de déracinement violent, dans le cas d’exils politiques et de pogroms nécessitant des changements d’identité, se rapproche, dans l’œuvre de Cozarinsky, des situations de violence politique vécues en Europe et dans les Amériques. Le thème de la mémoire intéresse tout particulièrement les chercheurs qui abordent ces thématiques de passages et des retours sur le passé ; cela explique la révision que Fernando Aínsa, spécialiste de la question, en propose en ouverture de cet ouvrage. Fernando Aínsa réfléchit sur une pensée mémorielle, présente aujourd’hui dans toutes sortes de discours culturels, et revisite cette notion qui renvoie à la convocation que l’on adresse au passé afin de penser et d’agir dans le présent, tout en analysant ce que l’on en récupère pour l’avenir. La littérature est, avance Fernando Aínsa, la seule à pouvoir bâtir, grâce à l’écriture, un territoire immatériel fait de constants retours sur la mémoire « vive », active en ce qu’elle se renouvelle à chaque usage. Cette façon d’agir donne lieu à la production de connaissances nouvelles, d’un « logos avec mémoire », 19
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selon la formule forgée par Fernando Aínsa. Le devenir est ainsi compris comme la modalité permettant d’aller du passé au présent et au-delà, moyennant une pensée critique. Abril Trigo, pour sa part, déconstruit la notion de mémoire pour analyser le poids des « desmemorias » et « antimemorias ». Ses réflexions portent tant sur le rôle joué par la mémoire collective (construite à travers les siècles par le discours politique dominant) que sur l’apport d’une mémoire individuelle, celle du sujet qui se remémore et recueille des moments du passé restés souvent dans l’oubli – ou exhume des non-dits comme autant de phénomènes et de faits mis à l’écart de l’Histoire. Prenant appui sur les théories formulées par Nietzsche, Terdiman, Arendt, Halbwachs, Žižek, Martín Barbero et bien d’autres, Abril Trigo procède, dans un premier temps, à la déconstruction de la notion de « mémoire historique » pour, ensuite, analyser la crise de la mémoire postmoderne : instrumentalisée, « pop globale » au service de la nation, elle a sa part dans le refoulement des mémoires culturelles qui donnent à connaître d’autres réalités, loin de tout processus contraint d’homogénéisation. Les exilés, les réfugiés, la foule de ceux qui sont emportés dans le mouvement très vaste des migrations internationales, poussée, d’une part, par la nécessité de survivre et, d’autre part, par les appels à la main d’œuvre bon marché, contribuent eux aussi à la construction/déconstruction du passé et viennent modifier les cartographies en délocalisant les mémoires. Dans des cas plus individuels, et plus marginaux, la figure de l’exil et de l’exilé a été mise au service d’expériences qui relèvent davantage, c’est-à-dire de façon plus explicite, de l’entreprise esthétique. Francisco Rabasso propose, dans le présent ouvrage, une relecture, à la lumière des nouvelles théories sur le genre, de l’histoire de l’art mexicain à l’époque des avant-gardes, afin d’évaluer l’apport, souvent marginalisé du point de vue critique, des artistes mexicaines et européennes. Francisco Rabasso s’attache tout particulièrement à déchiffrer cet apport dans l’œuvre de Remedios Varo en relation avec sa vie et sa conception de l’« homo rodans » ; il la situe comme étant pionnière d’une conception de la culture des promeneurs-migrants, voyageant d’une contrée à une autre sans destination préétablie, qui a défini la culture beatnik des années cinquante, notamment aux États-Unis, ainsi que l’idéologie de l’« hombre nuevo », prônée par Che Guevara au sein de la Révolution cubaine. Se trouve ainsi accueillie et réinterprétée l’idée d’une littérature qui conçoit et pense l’Amérique dans ses diversités afin de faire ressortir sa nature composite, définie par des relations avec différentes traditions et avec d’autres parties du monde. Les Amériques sont alors envisagées comme un espace d’interrelations constantes. Au-delà des divisions politiques qu’engendrent ou entérinent les États-nations, s’ouvre, du côté de l’esthétique, la perspective d’une captation du sensible pour essayer 20
Préface
d’embrasser dans son vaste spectre les différentes catégories de la société et ses diverses représentations dans l’art. Démarche dont témoignent certains des travaux réunis dans ce volume, notamment l’article de JeanLuc Switalski consacré à Glenn Gould et à son imaginaire du Grand Nord canadien comme métaphore de la solitude créatrice. C’est également le cas du travail de Rita Olivieri-Godet qui s’attache à analyser dans leurs particularités étonnantes et paradigmatiques les confins du Nord canadien, du Sud patagonien et du cœur de l’Amazonie dans l’œuvre de trois auteurs américains d’origines différentes, le Canadien Jean Morisset, la Brésilienne Ana Miranda et l’Argentin Leopoldo Brizuela. Rita Olivieri-Godet démontre que ces régions « reculées », éloignées des grands centres de pouvoir, écartées des réseaux de domination culturelle et d’exercice du politique, occupent de nouveau une place importante dans la fiction et donnent lieu à des formes et des discours novateurs. Elle se penche également sur la signification de ces territoires peu explorés et désignés par le passé comme l’ailleurs américain, pour voir en quoi la littérature contribue à les réinventer tout en révisant leur statut presque utopique, et en construisant de nouveaux imaginaires. Envisagé dans la perspective de travail adoptée par les auteurs du présent ouvrage, le continent si souvent découpé au gabarit des régions, des langues et des types de cultures devient un assemblage dynamique où les cultures sont prises dans un flux permanent d’échanges et de dialogues. Le développement des déplacements en direction des Amériques, commencé dès la fin du XVe siècle, a crû de façon exponentielle, se répétant, à différents niveaux et pour différentes raisons, dans un vaet-vient constant entre différentes contrées américaines, mais également entre les Amériques, l’Europe, l’Afrique et l’Asie ; des transferts constants caractérisés par la circulation des hommes et des modèles se constatent non seulement sur le plan politique et économique, mais également dans la production artistique. L’idée doit s’imposer dès lors que cette dernière doit tout son intérêt à une pratique généralisée de l’interrelation qui étonne par la diversité et l’inventivité des formes d’art et des modalités d’écriture qu’elle développe, ainsi que par les contenus thématiques qu’elle embrasse, jusques et y compris celui des frontières mouvantes, qui peuvent être selon les cas, pénétrables parce que poreuses ou inabordables parce que coercitives. Ces frontières sont étudiées par Kristine Vanden Berghe dans le roman Te están buscando de l’écrivain mexicain Carlos Vadillo Buenfil qui se situe dans le contexte d’une littérature récente dans laquelle la thématique de la violence urbaine et l’univers des narcotrafiquants est au centre de l’objet artistique dont le souci est de transmettre une vision de cette société underground et bien organisée, qui a les moyens de se répandre au-delà des frontières nationales. Sous couvert d’une histoire d’amour, Te están buscando représente un personnage de mariachi qui 21
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va servir d’outil de passage à la mafia, entre le Mexique et la Colombie. Kristine Vanden Berghe démontre par quels mécanismes le roman révèle la relation existant entre les univers clandestins de la drogue dans ces deux pays et pourquoi les figures qui représentent les caïds peuvent être à la fois célébrées et mythifiées comme bienfaitrices par la chanson populaire (notamment dans les narcocorridos) ou montrées du doigt sous des traits humains très violents. Beate Kerpen, par contre, analyse dans l’écriture de trois auteures de la diaspora caribéenne, Edwidge Danticat d’origine haïtienne, Zoé Valdés d’origine cubaine, et Dionne Brand, originaire de Trinidad, ce qu’elle définit comme des patries flottantes dans des géographies rêvées, permettant la construction des nouveaux espaces de négociation et de nouvelles constructions territoriales où les sujets sont représentés dans un constant entre-deux. Et Valentina Litvan nous parle d’un autre type de frontières, elles aussi mouvantes, à l’intérieur des canons construits par la tradition littéraire. Elle propose de se pencher sur des écrivains considérés comme étant des « cas rares » ; Leonardo Cabrera et d’autres jeunes écrivains uruguayens appartenant à un groupe qui a décidé d’écrire depuis la périphérie, loin de Montevideo qui représente un centre de pouvoir et de promotion culturels. Ils mettent à l’épreuve l’existence d’un en dehors de la littérature, en l’expérimentant dans leurs œuvres et comme point de départ de leurs fictions, d’où la mise en question de la réalité et le sentiment d’étrangeté vis-à-vis du réel. C’est à semblable espace heuristique affranchi de l’obligation de redire un réel préalable que les travaux présentés ici renvoient constamment. Il est question dans ce recueil de transferts, de transcodages, de déplacements, de traductions et d’errances, autant de concepts dont les auteurs se sont servi pour cerner et décrire, dans leur labilité, les phénomènes de mobilisation et de précarité qui se rencontrent, s’entrecroisent et se chevauchent et inventent, par leur mouvement même, des espaces émergents, des territoires hors-sol, sans lendemains programmés. De tels « espaces » ne sont pas sans évoquer les non-lieux d’exil, notion forgée par Alexis Nouss pour signifier non pas le contraire d’exil, mais une façon d’être au monde échappant, dans l’intemporel du moment, aux contraintes de la temporalité et pour se rendre visible dans des territoires construits par le regard acéré des artistes. Ce recueil, avec la diversité de formes et de modes de représentation qu’il évoque, rend bien visible le processus infini des mutations de l’art et de la société. Ses auteurs, en empruntant différentes perspectives critiques, contribuent à la mise au point de concepts et de méthodologies susceptibles d’épouser, dans leur diversité et par leur souplesse, les contours fluctuants, à la fois conceptuels et historiques, de notre objet de recherche : les Amériques du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, leurs transformations et leurs échanges avec les cultures d’autres aires géographiques. 22
Partie I Les Amériques en question : origines et devenir
“El pasado que ha sido, sigue siendo” ; estrategias de la memoria y el olvido Fernando Aínsa, écrivain
Desde hace diez años largos vengo trabajando el tema de la memoria, auténtica constante (work in progress) de mis preocupaciones ensayísticas : en el CRICCAL de la Universidad de la Sorbona III ; en la Universidad de Rennes ; en la Academia de Ciencias de Buenos Aires ; en la Universidad de Montevideo ; en la Universidad Fernando Pessoa de Oporto, en Zaragoza – donde he publicado el libro Los guardianes de la memoria – he ido presentando mis textos progresivos sobre una problemática acuciante que la literatura latinoamericana actual refleja. La conferencia de hoy desarrolla esas preocupaciones e intenta hacerlo en el marco de vuestro tema central : Les Amériques au fil du devenir : écritures de l’altérité, frontières mouvantes. Después de los años en que lo recomendable era propiciar el olvido, la memoria como derecho ha irrumpido en el pensamiento contemporáneo y alterado el panorama de la historia, la política, la justicia y la filosofía. Esta profunda significación de su importancia – especialmente la llamada “memoria histórica” – ha desconcertado a sus detractores empeñados en “pasar página” o asociarla con el resentimiento, la sed de venganza o el victimismo. El significado de la memoria como categoría ha cambiado de una manera radical a partir de la reflexión filosófica sobre “el ser y el tiempo” (Heidegger), de una serie de acontecimientos históricos que han estremecido buena parte del siglo XX – la Guerra Civil española, el Holocausto, las dictaduras del Cono Sur, el fin de la guerra fría – y la comprobación de que el mundo actual es el resultado de una herencia cuya complejidad obliga a leer críticamente el pasado, ya que lo peor que se puede hacer es intentar borrarlo o ignorarlo, siguiendo – tal vez – la consigna de Noam Chomsky : “La amnesia histórica es un fenómeno peligroso, no sólo porque socava la integridad moral e intelectual, sino también porque echa los cimientos para crímenes por venir”. Lo que hay que hacer es “explicar” el pasado – recomienda Reyes Mate –. Un logos con memoria implica una relación interpelante que arranca del pasado para buscar respuestas en el presente y al mismo tiempo 25
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considera que recordar es aprender buscando y preguntando. Aprender es actualizar el caudal de experiencia y conocimiento acumulado en el lenguaje, por eso el conocimiento es recuerdo. Es más, aunque se pretenda construir un futuro diferente hay que tener en cuenta lo que existió, lo que realmente ha pasado, ya que “una comunidad cultural cimentada en una lengua que alberga experiencias históricas opuestas, está abocada a pensarse desde el conflicto y eso es lo que debería dar singularidad a nuestro pensamiento”1.
Una memoria presente La memoria está más presente que nunca, valga el juego palabras. Está en el orden del día de las ciencias sociales y en la preocupación de muchos grupos afectados por el devenir histórico reciente. Se debate en los parlamentos y se legisla, se polemiza en la prensa, se publican libros sobre el deber de memoria, se invoca el rechazo del olvido, la necesidad de rescatar todo pasado oprimido y el juicio moral que implica mantenerla viva, se la considera una forma de conocimiento – teoría que Walter Benjamín desarrolló en Tesis sobre el concepto de la historia y en uno de sus últimos escritos Tesis sobre filosofía de la historia (1940) – ese “rescate/redención del pasado”, a partir de la exigencia ínsita en el pasado “convocado a cada nueva generación”. Lejos de la filosofía decimonónica historicista y su idea rectora del progreso, Benjamín integra la memoria al presente, no como mera transición, sino como “tiempo lleno de la presencia del ahora”. No importa tanto descifrar “el modo en que fue el pasado”, sino apropiarse del sentido de sus “huellas” para proyectarlo al futuro como un rescate, lo que Benjamín llama “redención”, una forma de “redimir” la memoria de todas las formas de manipulación de que es objeto, reubicándola en los datos del presente (“el ahora”) con vistas al futuro. Por su parte, Adorno prefiere hablar de un nuevo imperativo categórico que consiste en repensar la verdad, la política y la moral a partir de la conciencia de la barbarie. En este afán reivindicatorio, se llega a decir que la memoria es “aliada del progreso” (Maurice Halbwachs), la restauración de los derechos de la memoria es un vehículo de liberación, “una de las más notables tareas del pensamiento” (Herbert Marcuse). En todo caso, el referente “memoria histórica” es un nuevo e innovador campo historiográfico y la “historia de la memoria” una disciplina que dispone de innumerables instrumentos de trabajo para recuperar, conocer e investigar las “trazas” – traces al decir de Paul Ricœur2 – de un pasado 1
Reyes Mate, La herencia del olvido, Madrid, Errata Natarae, 2008, p. 35. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
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por el que se tiene un renovado respeto, al punto de que se habla de un deber de memoria, una manera de administrar el pasado en el presente y para “orientarse” en el mundo. Este deber de memoria surge de una exigencia ética y política de la que no es posible sustraerse y aunque se funda en las ambiguas relaciones entre recuerdo y olvido hace primar su función reivindicativa. El deber de memoria se ha impuesto a la voluntad o al deseo del olvido, muchas veces justificado por la invocada necesidad de “pasar página”, de reconciliar la sociedad consigo misma, por la amnistía decretada o el silencio tácito. La memoria se reconstruye con parcelas siempre desiguales de ese olvido y de recuerdos fragmentados, de duelo no superado y hallazgos inesperados. Con este deber, surge un reclamo en el que el historiador cumple una función crítica y en el que asociaciones, jueces y medios de comunicación son “guardianes de la memoria”, muchas veces cuestionando la memoria aceptada y consagrada en la versión oficial de la historia. Estos conflictos entre diferentes versiones conducen a posibles “guerras entre memorias” – de que habla Eduardo Portella en Paradojas de la memoria3 – de imprevisibles efectos retroactivos, con indudables derivaciones ideológicas y psicológicas. En todo caso, si la confrontación entre memorias permite denunciar a los “asesinos de la memoria” y al silencio cómplice, los grados del olvido y el olvido selectivo, “no es posible vengarse del pasado” (Heidegger), por el peligroso efecto boomerang que esa venganza provocaría.
La ley de punto final cuestionada Lejos de la metáfora bíblica de la mujer de Lot que por mirar hacia atrás se convirtió en estatua de sal, todo invita ahora a sucumbir a la “imantación del pasado”4, a la relectura y cuestionamiento de la historia oficial, a la recuperación de toda memoria, incluso la memoria sofocada, silenciada o simplemente olvidada. Ahora se acepta, incluso, la existencia de un “pasado ausente” de la historia, al punto de que una injusticia ocultada u omitida, puede resurgir años después, porque estaba ahí, oculta o latente, esperando despertar, ausencia que también forma parte de la memoria colectiva. Como se ha subrayado recientemente en la Argentina : el punto final no se puede poner donde uno quiera, por muy legal que sea una Ley de punto final. Solo lo posibilita o lo impone 3
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Eduardo Portella, « Paradoxes de la mémoire », Diogène, n° 201, Paris, Unesco/Puf, 2003. Carlos Pacheco y Luz Marina Rivas, “Presentación”, Estudios. Revista de Investigaciones Literarias y Culturales, 18, Número especial consagrado a “Novelar contra el olvido”, Caracas, Universidad Simón Bolívar, Julio-Diciembre 2001, p. 5.
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la estructura del texto más profundo del “duelo” que se intenta superar, en todo caso, un duelo que no se decreta. Sin embargo, es bueno recordar también que hay pasados que no quieren pasar, que se empeñan en estar siempre presentes. Es el pasado que habiendo sido, sigue siendo. Decía Juan Rulfo que en México es imposible enterrar definitivamente a los difuntos. Están siempre ahí : es imposible olvidarlos, aunque se lo pretenda. Lo importante es abordar su memoria con la libertad que da la ficción para apropiarse del pasado y abandonarse al juego de la imaginación libremente consentida ; la libertad para ser el demiurgo de un territorio que se ha creado o para ser el paciente arqueólogo que escarba entre “las ruinas del pasado” – al decir metafórico de Norbert Elias5 – para recoger fragmentos testimoniales o documentales, unirlos con la argamasa textual esfuminando los límites entre realidad y ficción, para dar – finalmente – la ilusión de que “otra” memoria es posible. A la memoria se le exigen respuestas convincentes, pistas plausibles para conocer mejor el pasado, a partir de las parcelas desiguales del recuerdo y las carencias del olvido. Esta exigencia no es solo memorialista, sino que debe ser inventiva y capaz de superar las pesadillas que convoca, los excesos ideológicos que la amenazan y los efectos retroactivos imprevisibles. En este poderoso afán retrospectivo, en este deliberado “mirar hacia atrás”, la narrativa latinoamericana de estas últimas décadas ha desempeñado un papel esencial que pretendemos abordar en este ensayo desde varias perspectivas y que Luis Britto García ha resumido en una auténtica consigna : “Frente al escándalo del olvido, la escritura es la prótesis del recuerdo”.
Memoria individual y memoria colectiva En primer lugar nos interesa recordar la interacción y el diálogo que existe entre la memoria individual y la memoria colectiva, diálogo que se da con natural reciprocidad en la ficción literaria. Compenetración, interiorización de los marcos recíprocos de la memoria individual y colectiva, inscrita esta última en un “tiempo cultural” que desborda la noción restrictiva de pasado histórico – el que es campo privilegiado de la historiografía – para proyectar la cultura más allá de la época en que se crea. Porque si la cultura pertenece a una época es, al mismo tiempo, fuente inagotable para todas las épocas y su vigencia no se limita a un momento histórico determinado.
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Norbet Elias, Sobre el tiempo, México, Fondo de Cultura Económica, 1997.
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Por eso – como percibió con agudeza Maurice Halbwachs6 – la dependencia de la memoria individual del marco y entorno social es total, sin cuyas preguntas e imágenes no hay memoria. No hay memoria individual que no interiorice una pléyade de memorias colectivas aisladas de la que la cultural, en su sentido más amplio, es componente primordial y – por otra parte – la memoria colectiva es impensable sin una interacción con la memoria individual. Ningún individuo y menos aún un escritor, puede pretender estar en la exclusiva soledad de su yo interior. Vivimos todos en interdependencia con las múltiples memorias colectivas que integran y conforman nuestra cultura. El individuo, finalmente, es “una construcción social”7. El pasado es necesario, por no decir inevitable, para todos ; es parte constitutiva de la identidad. Parecería que de no remitirse a un pasado con el cual conectar el presente, éste sería incomprensible, gratuito, sin sentido. “Remitirnos a un pasado dota al presente de una razón de existir, explica el presente, ya que un hecho deja de ser gratuito al conectarse con sus antecedentes porque al hallar los antecedentes temporales de un proceso, se descubren también los fundamentos que lo explican”, ha precisado Luis Villoro8. Esta función que cumplía el mito en las sociedades primitivas es ahora de la historia, a partir del proceso de laicización de la memoria del pensamiento greco-latino iniciado por Herodoto, Jenofonte, Plutarco, Tucídides, Cicerón y que Salustio resumió en la máxima : “De todos los trabajos del ingenio, ninguno trae mayor fruto que la memoria de las cosas pasadas”. En esta perspectiva se inscribe la idea de que todo discurso narrativo, es, antes que nada, una recreación que intenta preservar la memoria. A través del proceso de interacción y diálogo entre el presente y el pasado, en el “va y ven” de un tiempo al otro que toda narración propicia, se establece una relación coherente entre ambos, se define un sentido histórico de pertenencia orgánica inscrito en un devenir colectivo, local, nacional o regional. Gracias a esta relación ínter temporal se preserva la memoria como hogar de la conciencia individual y colectiva y se crea el contexto objetivo donde se expresan modos de pensar, representaciones del mundo, creencias e ideologías.
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Maurice Halbwachs, Los marcos sociales de la memoria, Barcelona, Anthropos, 2004 ; Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, 1950 (1a ed.) ; ver también la edición crítica de Gérard Namer, Paris, Albin Michel, 1997. 7 Maurice Aymard, « Histoire et mémoire : construction, déconstruction, reconstruction », Diogène, Paris, Unesco, janvier-mars 2003, p. 11. 8 Luis Villoro, “El sentido de la historia”, en VV. AA., Historia ¿ para qué ?, México, Siglo XXI editores, 1980, p. 38.
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Esta dialéctica del tiempo ha sido esencial en la configuración de la identidad, aunque sea evidente que al retrasar un determinado momento histórico, toda narración, sea cual sea su intención (histórica o literaria), está marcada por su época. Basta pensar en las obras de historiadores y novelistas del siglo XIX, acompañadas de verdaderos “manifiestos de intención”, donde se definieron sucesiva y explícitamente los modelos romántico, realista y positivista9. Modelos que reflejaron, por otra parte, una asunción de la temporalidad y de su transcurso, un reflejo y una comprensión no sólo de la época que se describía, sino de la forma en que ese período influía y determinaba el presente en que estaban situados el autor (tiempo de la escritura) y los destinatarios del texto (tiempo de la lectura).
La memoria no es un mausoleo cerrado Sin embargo, “la naturaleza del pasado es tan movediza como el tiempo presente” – sostiene Ana Teresa Torres, autora de las novelas El exilio del tiempo (1990) y Doña Inés contra el olvido (1992) –. “La memoria no es un mausoleo cerrado que espera nuestra visita, sino algo que se mueve, con recuerdos cambiantes y articulaciones que se transforman a través de confrontaciones, interlocución con la propia subjetividad, archivo en permanente renovación que impide estar absolutamente seguros de lo recordado”. Al intentar recuperarlo lo hacemos con palabras, lenguaje cuyos matices lo hacen también movedizo y donde la verdad se pluraliza : ya no es una, ni pretendidamente única, sino fraccionada como tantas son las voces de los testigos que pretenden reconstruirla y donde la memoria se complace en mezclar, relativizar, intertextualizar y elaborar sus propios palimpsestos y recreaciones. En resumen : “No existe el pasado, sólo una escritura en verbos de tiempo pretérito”10, que convierte la realidad en texto, narra el recuerdo en un discurso no necesariamente verdadero, pero siempre actual. La visión del mundo no está formada únicamente por valores universales absolutos basados en una presunta universalidad de la razón. El pasado se rescribe siempre en un contexto nuevo, la relación viva entre presente y pasado obliga constantemente a cambiar la mirada. En realidad, las relaciones con el pasado no son nunca neutras y se inscriben inevitablemente en la más compleja dialéctica que hacen de su reconstrucción una forma de la memoria, cuando no de la nostalgia y de la fuga desencantada del presente hacia el pasado. Al mismo tiempo, 9
Alicia Chibán (ed.) El Archivo de la Independencia y la ficción contemporánea, Salta, Universidad Nacional de Salta, 2004. 10 Ana Teresa Torres, “La memoria móvil : entre el odio y la nostalgia”, in Estudios. Revista de Investigaciones Literarias y Culturales, 18, op. cit., 2001, p. 14.
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el pasado se capitaliza a nivel individual como parte de la estructura de la identidad. Por algo se afirma que “uno es lo que ha sido”. Son las experiencias, los recuerdos, incluso los acontecimientos traumáticos los que nutren una memoria que configura la historia personal, donde la representación del pasado individual y los recuerdos personales se idealizan a medida que van retrocediendo en el tiempo. Fotos, souvenirs, antigüedades, cartas, diarios íntimos, objetos personales, son los soportes necesarios de una memoria que no quiere perderse y que se embellece retroactivamente al registrarse en crónicas, testimonios, tradiciones y relatos orales o se revive en novelas históricas y en temas, motivos, cuando no tópicos literarios. La memoria es por naturaleza lo que se hace de ella ; es, por naturaleza, plástica, flexible y cede muchas veces a la imaginación o la fantasía. “Nada es como es, sino como se recuerda”, decía Ramón Valle Inclán. En Tijeras de plata (2003), Hugo Burel apuesta por hacer de la memoria la más completa herramienta de reconstrucción del pasado individual inserto en el devenir colectivo. Advierte al principio de la novela : En ciertas zonas de la memoria hay vivencias que permanecen afincadas como en uno de esos depósitos de las casas de subastas, llenos de muebles y objetos de variada procedencia y valor. Están allí como aguardando que venga alguien a interesarse, a sacudirles el polvo y a restituirlos al presente.11
A ese “depósito” de la memoria, lleno de recuerdos polvorientos, ingresa el narrador para “interesarse” en la vida de un peluquero a cuyo salón concurría de niño de la mano de su padre. Las “vivencias” recuperadas son borrosas y deshilachadas ; los testimonios de clientes y testigos ocasionales, esos seres que tienen más pasado que futuro, más recuerdos que proyectos, aún recogidos con pericia detectivesca, son contradictorios. El todo compone un puzle al que le faltan piezas y donde otras no encajan en el hueco que ha dejado el paso del tiempo, pieza central de la reconstrucción de una época con su farándula de personajes reales y ficticios, sus acontecimientos históricos de fechas que no siempre concuerdan con las evocadas. Como decía irónicamente Francisco Ayala al cumplir cien años de edad : “Ahora tengo una memoria traidora que inventa y miente. Tengo una memoria de segunda mano. Por ejemplo, usted empieza a contar, y yo me acuerdo en seguida de todo”12. ¿ Dónde está, entonces, el pasado de cada uno ? “La historia entra dentro de ti sin que tú se lo pidas, disfrazada de catástrofe o de pura eventualidad, una banalidad y estás desplazado, en otra dimensión, 11
Hugo Burel, Tijeras de plata, Madrid, Lengua de trapo, 2003, p. 9. Francisco Ayala, “Tengo una memoria de segunda mano”, Entrevista con Juan Cruz, El País, Madrid, 15 marzo 2009.
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viviendo otra vida paralela que no es la tuya…”, anuncia Dante Liano en El hijo de casa (2004) – novela basada en un hecho de sangre ocurrido en Guatemala a fines de 1952 – donde un colectivo y anónimo “nosotros” de reminiscencias onettianas13 va comentando en el café del barrio lo que sucede bajo el signo de la “catástrofe” y de la memoria. “Ruido de catástrofe encima de toda la inutilidad consumida”, comprueba luego14; “pequeñas catástrofes póstumas, naufragios definitivos e irreversibles, sin paraísos ni sueños, pura destrucción de la materia para siempre”, acepta con fatalismo15. El lacónico Doctor Zamora, médico forense, sabe en su melancolía que “la memoria esconde las cartas perdedoras, selecciona, tiene piedad”16 y que “la memoria nos cuenta lo que le conviene y al final no es verdad lo que recordamos. Olvidamos lo esencial, que es el dolor”17. Por eso se dice que el doctor sabía que la memoria era completamente inútil, “una basura que persistía en su mente, como si le fuera indicando que la mente acumula también lo que no quiere acumular, obsesiones persistentes…”18.
Estrategias de la memoria y del olvido Para entender bien el proceso por el cual la memoria individual y la colectiva se combinan en la representación del pasado, es importante precisar que la memoria no es una actividad espontánea, ni fácil. Hay que pensarla desde una estrategia, basada fundamentalmente en la palabra del testigo, sea este un presunto testigo imparcial o uno que ha experimentado lo que cuenta, un “superviviente”. La memoria se reduce al espacio temporal de las generaciones que integran nietos, hijos y abuelos y todos aquellos que pueden haber sido testigos presenciales. Hasta ese momento hay una continuidad entre la sociedad que lee la historia y los testigos que la vivieron. Cuando estos desaparecen – y nadie puede recordar – comienza realmente el dominio de la historia y se cierra el de la memoria. La historiografía empieza donde termina la memoria de las generaciones capaces de testimoniar en “vivo y en directo” sobre una época, lejos de los relatos de quienes pueden decir “yo lo vi, yo lo escuché decir” y evidencia las limitaciones de su discurso, cuyos recursos narrativos son 13
El uso de la primera persona del plural, encarnado en un anónimo “nosotros” caracteriza obras fundamentales de Onetti como Para una tumba sin nombre y Juntacadáveres, disolución en lo colectivo que convierte la posible certeza en rumor de una deliberada ambigüedad. 14 Dante Liano, El hijo de casa, Barcelona, Roca, 2004, p. 31. 15 Ibid., p. 35. 16 Ibid., p. 22. 17 Ibid., p. 39. 18 Ibid., p. 50.
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reducidos : tercera persona del singular, tiempo verbal pretérito y texto en que parece fijarse para siempre. A diferencia del discurso ficcional, el historiador no puede utilizar procedimientos de “puesta en situación” del pasado como si fuera parte del presente narrativo de sus protagonistas. En la ficción novelesca – por el contrario – el tiempo, por muy remoto que sea, se puede representar a través de vivencias, de diálogos y de la percepción de conciencias individuales, donde las experiencias de los personajes, tanto de actores como de testigos, se viven en un tiempo actualizado. La inserción de la conciencia individual en el seno del pasado colectivo es así un privilegio de la literatura, recurso narrativo que le otorga, paradójicamente, una mayor verosimilitud. Si el saber histórico tiene, en principio, el deber de liberarse de las tendencias apologéticas del pasado, la ficción literaria se complace en refugiarse en los arquetipos de la memoria, esas edades míticas recurrentes y escenificadas en los topos idealizados de la poesía y la narrativa. Mientras la función del historiador “no es ni amar el pasado ni emanciparse de él, sino dominarlo y comprenderlo, como clave para la comprensión del presente”19, la ficción tiende a descronologizar el relato. Al abolir la representación lineal del tiempo profundiza la temporalidad individual. Se reelabora de este modo – tal como propone Paul Ricœur en Temps et récit – el vínculo existente entre la afección y la intención a través de la dinamización progresiva de la metáfora que se refiere a la espera, la atención y el recuerdo. No es extraño entonces que en América Latina las relaciones con el pasado no hayan sido nunca neutras y se inscriban inevitablemente en la más compleja dialéctica entre las concepciones que lo idealizan y hacen de su reconstrucción una forma de la memoria, cuando no de la nostalgia y de la fuga desencantada del presente hacia el pasado o, como sucedió en el siglo XIX y principios del XX, una forma de imaginar un futuro cristalizado en nacionalidades de las que se rescataban los dispersos signos en una historia remodelada a esos efectos. Esta dialéctica del tiempo y la memoria ha sido esencial en la configuración de la identidad individual y nacional, aunque sea evidente que al retrasar un determinado momento histórico, toda narración, sea cual haya sido su intención (histórica o literaria), está marcada por la época de la escritura. Abordar, por lo tanto, la literatura que ha novelizado la historia de las últimas décadas es optar por cabalgar la frontera de dos géneros – el histórico y el ficcional – que han intercambiado en esas mismas décadas buena parte de sus roles disciplinarios20. 19
Carr, Edward H., ¿ Qué es la historia ?, Barcelona, Seix Barral, 1988, p. 34. En, Fernando Aínsa, Reescribir el pasado, Mérida, El Otro, El Mismo, 2003, desarrollamos ampliamente estas relaciones.
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El renovado interés por el destino individual en el seno de un devenir histórico común explica también el sentimiento de la existencia de un tiempo individual en la representación del tiempo colectivo compartido en un espacio común, cuyo componente esencial es la memoria cultural. De ahí el cambio cualitativo del subgénero histórico de la biografía que ha permitido introspecciones y consideraciones sicológicas variadas en lo que se denomina la psicohistoria, las “micro-historias” que retrazan, al modo de novelas costumbristas, la vida cotidiana del pasado o el esfuerzo por elaborar una historia de las mentalidades o de la sensibilidad, donde el sentido de la duración y del tiempo es más subjetivo que objetivo. Más recientemente, las aperturas psicoanalíticas de disciplinas cerradas, como la genealogía y los temas de filiación a que invita la búsqueda de raíces familiares en el conjunto de una historia colectiva, han abierto las puertas a una sugerente ficcionalización, situada entre la biografía, el “relato de vida” o la saga familiar del rastreo histórico de los orígenes. Entre muchos otros, los ejemplos de Santo oficio de la memoria (Premio Rómulo Gallegos, 1993) de Mempo Giardinelli y Finisterre (2007) de Rosa María Lojo son interesantes en la medida en que la filiación familiar se entronca con las raíces de la identidad argentina, oscilando en forma pendular entre Europa y América. Porque la memoria también emigra y se exilia. El emigrante y el exiliado intentan preservarla y reconstruirla lejos del solar nativo, no sólo actualizando sus propios recuerdos individuales, sino rescatando los colectivos en rituales de fiestas y conmemoraciones, en agrupaciones y asociaciones culturales donde el sentido de pertenencia se enfatiza. Bailes, música, representaciones artísticas, comidas, hermanan en la distancia fragmentos de una memoria social que se niega a disolverse en la comunidad donde se ha accedido, pudiendo llegar a ser anacrónica. Esta recuperación privilegia la “memoria viva” por considerarla más auténtica y verdadera que la historia que inevitablemente la manipula al “arreglar” el pasado, al acomodarlo en función del presente, al forzar en los límites de la estructura del relato que lo configura lo que es la materia prima de la memoria : la vivencia, el recuerdo o el testimonio. De ahí el auge de los relatos de vida, del género testimonial, donde el tiempo individual se integra en el colectivo. Una interdependencia de percepciones que incluso subyace en el renovado interés por la historia de acontecimientos recientes, inmediatismo favorecido por el desarrollo de los medios de comunicación que ha acercado los géneros de crónicas y reportajes periodísticos con el de la propia historia.
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Presencia de la memoria en las contiendas actuales Menos dueños del presente de lo que creemos, sentimos como el pasado entra en él como cosa viva, obra con fuerza semejante a lo contemporáneo y reactualiza con toda su carga emotiva la poderosa presencia de la memoria en las contiendas del mundo actual. Todas estas capas sedimentarias, tanto individuales como colectivas, son referentes de una historia personal que está en diálogo, cuando no en tensa confrontación, con la memoria oficial. Gracias a esa confrontación descubrimos que los recuerdos no son sólo personales, sino parte de un tiempo que nos impone los paradigmas de una memoria colectiva elaborada como un verdadero sistema de reconstrucción histórica y justificación del presente del que somos prisioneros, aunque no tengamos plena conciencia de ello. En efecto, vivimos todos inmersos, mal que nos pese, entre los signos de una memoria colectiva que ha institucionalizado la visión oficial de la historia a la que pertenecemos, forjada por actores dueños del poder que identifica y selecciona hechos, acontecimientos y personajes. Sistemas celebratorios con signos reconocibles en la nomenclatura urbana – nombres de plazas, avenidas, calles y pasajes ; placas recordatorias, la “memoria monumental” de palacios, catedrales y panteones – gracias a los cuales el espacio se significa y se proyecta en el tiempo ; edificios públicos – archivos, museos, hemerotecas y bibliotecas – donde se condensa el entramado de memoria que se protege y conserva ; sistemas sostenidos por el “texto/textura” de manuales escolares que inculcan una versión oficial de los orígenes, de poesía conmemorativa y relatos hagiográficos ; fiestas patrias que salpican el calendario con festejos y desfiles, aniversarios, centenarios, bicentenarios y sesquicentenarios que se encadenan para rememorar nacimientos, muertes, publicaciones y acontecimientos históricos ; himnos, banderas y escudos que encarnan símbolos nacionales y donde la retórica del discurso del poder vigente institucionaliza y penetra los medios de comunicación, la actividad política, cívica y militar para asegurar su hegemonía ideológica. Como legado representativo provisto de su propia retórica estos signos que Jurij M. Lotman define como signos conmemorativos21 tienen una intencionalidad y un designio, suerte de “religión civil” que se completa en la iconografía del dinero, la llamada “memoria metálica”, monedas acuñadas con efigies y perfiles en billetes, y en la de los sellos postales. Una memoria impuesta, más representativa que veraz. Los lugares en que se ha anclado la memoria colectiva y la vasta topología que Pierre Nora llama Les lieux de mémoire no son necesariamente 21
Jurij M. Lotman, Tipologia Della cultura, Milano, Bompiani, 1987.
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verbales y se imponen a los individuos con aparente naturalidad, como si fueran la expresión indiscutida de una interpretación canónica en vigor de la historia. A través de su clara función mnemotécnica la visión oficial de la historia se legitima, administra y condiciona la memoria individual con representaciones incesantemente reelaboradas como auténticos arquetipos de memoria colectiva que dejan sus marcas, “trazas” sobre la memoria individual. El conjunto de estos “monumentos” superponen las representaciones de lo visible con lo recordado, espacios que “rezuman temporalidad”22 , esos lugares que proyectan una secuencia de acontecimientos en los que mito e historia, memoria colectiva e individual se entrecruzan y donde se superponen no sólo las representaciones de lo visible, sino las de recuerdos, eventos, referentes connotativos no siempre vividos directamente, pero cuyas referentes conocemos. Temporalidad y espacialidad que también esconde acontecimientos de un pasado sofocado : el monumento a cuyo pie se inmoló el estudiante el día en que se instauró la dictadura, la encrucijada en que una manifestación obrera fue reprimida, la casa allanada de la que fue sacado una noche lluviosa el amigo que desapareció para siempre. Un espacio en el que también se insertan los recuerdos individuales, aunque estén siempre condicionados por los colectivos. Nuestros recuerdos personales se integran inevitablemente en la rejilla de su irradiación simbólica. Nuestra memoria no puede liberarse de la historia que la condiciona y contextualiza. La historia oficial, como expresión de un tiempo que pretende ser colectivo, se impone en la memoria individual de todos nosotros, aunque no lo queramos, aunque lo rechacemos. Un parentesco secreto se establece entre los lugares en que vivimos y donde acumulamos recuerdos de nuestra memoria individual y los objetos conservados en museos o archivos y, más sutilmente, con las instituciones que los representan. Los recuerdos personales forman parte de esa memoria históricamente consciente de ella misma con que Pierre Nora define a la tradición23, lo que necesita de una herencia que se asume y una mirada que subjetivice ese patrimonio. Como decía Renan, sin la ironía con que puede leerse ahora : “no hay nación que se precie que no invente su pasado”. En realidad, lo que se mide no son las cosas pasadas o futuras, sino lo que se recuerda o lo que se espera, es decir todas aquellas “afecciones” dinamizadas por la espera, la atención y el recuerdo y el tránsito de los acontecimientos a través del presente. El tiempo individual tiende a abolir la representación lineal del tiempo, descronoligización que profundiza la reconocida complejidad del tema donde tiempo y memoria se entrelazan 22 23
Ricardo Gullón, Espacio y novela, Barcelona, Antoni Bosch Editor, 1980, p. 75. Pierre Nora (ed.), Les lieux de mémoire, Paris, Quarto Gallimard. 1997, p. 3041.
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con ambigua atracción, donde la fragilidad de todo recuerdo se evidencia en la sutil interdependencia con el perdón, el olvido, el rencor, la amnesia, la venganza, la comprensión, la clemencia, el duelo y la melancolía y en los matices entre remembranza, rememoración o simple recuerdo.
¿Para qué recordar? Muchos se preguntan ¿para qué recordar? Según Michel Surya, autor de Libérer l’avenir du passé24, el pasado ocupa todo el espacio que se debería emplear en pensar el presente ; el pasado pesa más que nunca, rellenando la memoria humana hasta límites insoportables y provocando miedo al porvenir. Por ello, propone liberar el futuro del pasado y denuncia que cada día somos más historiadores y menos filósofos, olvidando, precisamente, que el olvido no es menos necesario que la memoria en favor del porvenir. Ya lo decía en forma tajante Nietzsche “Para ser feliz hay que olvidar”, aunque Martín Fierro precisaría : “Sepan que olvidar lo malo/ También es tener memoria/ No es para mal de ninguno/ Sino para bien de todos” (Martín Fierro 7203/04). Por su parte, Tzvetan Todorov se pregunta en Les abus de la mémoire25 si no hay un abuso del uso de la memoria a la que se ha convertida en “un culto” y cuyo fervor compulsivo la ha sacralizado en perjuicio del presente y el porvenir que deberían ser prioritarios. Al mismo tiempo, reivindica la historia como disciplina. En un reciente y polémico artículo sobre la lectura del pasado argentino hecha desde la memoria de las víctimas se pregunta si esta no atenta contra la verdad y la justicia ya que : “La Historia nos ayuda a salir de la ilusión maniquea en la que a menudo nos encierra la memoria : la división de la humanidad en dos compartimentos estancos, buenos y malos, víctimas y verdugos, inocentes y culpables”26. En otros casos, las versiones ritualizadas del pasado se satanizan como encarnación de lo arcaico, de lo viejo, de objetos que son antiguallas, démodés, tradiciones que hay que destruir. En el caso extremo de las revoluciones se derriban estatuas, queman palacios, iglesias y los símbolos que encarnan el viejo orden, como en la esfera individual se queman las cartas o las fotografías de un frustrado amor, cuando se quiere olvidarlo y borrar todo rastro de su memoria. Ya lo decía Karl Marx : “Las tradiciones de todas las generaciones pasadas pesan, como una pesadilla, sobre el cerebro de los vivos”27. 24
Michel Surya, Libérer l’avenir du passé, Respuesta al concurso Weimar 1999 sobre los temas más importantes para el nuevo milenio. 25 Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, París, Artea, 1998. 26 Tzvetan Todorov, Un viaje a la Argentina, Madrid, El País, 7 diciembre, 2010. 27 Karl Marx, El 18 Brumario de Luís Bonaparte, Obras escogidas en tres tomos, Editorial Progreso, Moscú 1981, Tomo I, páginas 404 a 498.
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También se olvidan selectivamente episodios de la historia, se borra lo que molesta, se oculta lo que no se quiere recordar. Por eso las calles y las avenidas, las ciudades y hasta los países cambian de nombre para acelerar el proceso del olvido decretado del pasado, como el individuo cambia la decoración y los muebles de su casa o se muda de su propio domicilio cuando pretende iniciar una vida nueva. El discurso narrativo también cuestiona la fe que se depositó en el pasado en la fuente textual, lo que se ha llamado el “fetichismo” del documento, por lo cual se considera que hoy es más importante descubrir lo falso que lo verdadero. Sin dejar de reconocer que la historia maneja una materialidad documentaria amplia que incluye tanto textos, narraciones, actas, reglamentos como objetos y costumbres, para “una puesta en obra” que no busca tanto “memorizar” el pasado como reagruparlo y formar “conjuntos”, Michel Foucault propone en La arqueología del saber rastrear lo que ha sido excluido, las omisiones deliberadas, lo prohibido que acompaña la “historia monumental”, porque en definitiva en toda sociedad, “la producción del discurso está a la vez controlada, seleccionada y redistribuida por un cierto número de procedimientos que tienen por función conjurar los poderes y peligros, dominar el acontecimiento aleatorio y esquivar su pesada y temible materialidad”28. En efecto, aún empeñados en definir el carácter científico de su disciplina, gracias al cual pretenden ser los únicos que pueden narrar lo que realmente ha sucedido, los historiadores reconocen que la falsedad, la mentira y el ejercicio deliberado del “asesinato de la memoria” – como desarrolla en parte la obra de Andrés Rivera29 – pueden ser más distorsionantes de la realidad que la ficción que busca una verdad ejemplar a través del símbolo o la alegoría. Las relaciones entre filología y falsificación han demostrado que la “crítica del documento” como fuente del saber histórico era fundada pero, sobre todo, que la relativización del saber histórico tradicional acerca aún más los territorios de dos disciplinas que han estado separadas. La historia silenciada (u ocultada) lleva a que – al modo sugerido en la obra de Rivera – se escriba “ficción sobre ficción”, un modo no sólo de transgredir los géneros, sino de “denunciar” la manipulación de la historiografía canónica. En realidad, “el espacio escriturario de La revolución es un sueño eterno (1992) asume el lugar de los silenciados por la historia oficial, generando una provocación a la memoria, una permanencia del recuerdo que es insistir en la ausencia del
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Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1973, p. 11. Andrés Rivera, La revolución es un sueño eterno, Buenos Aires, Seix-Barral, 2008.
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olvido”30. Su empatía con los vencidos le permite llenar algunos vacíos de la historia e intentar saber las razones de su fracaso.
La eliminación de la memoria por el aniquilamiento De ahí el énfasis del discurso histórico dominante por destruir toda forma de disidencia o erradicar la expresión de minorías. La eliminación de la memoria por el aniquilamiento, prohibición o censura de las fuentes acompaña la historia y América Latina abunda en ejemplos ilustrativos, al punto de que el escritor Héctor Tizón sostiene que la única verdadera historia de su tierra es la de “la oscuridad” y “la derrota”. De ahí los esfuerzos por salvar la memoria ocultada, deformada o ignorada que propone el discurso alternativo de la narrativa, donde el único recurso posible para el autor de ficciones es la apropiación del sistema de signos codificados, petrificados en la cristalización ideológica de la cultura, para subvertirlo o recuperarlo por la invención de la “verdad histórica” a través de la “mentira novelesca”. En otros casos, las omisiones de la historia – las “informaciones retenidas” – se descubren gracias al discurso ficcional que las revela. La narrativa testimonial del exilio sudamericano abunda en ejemplos de esta intención (voluntad) explícita de revelación de lo que estaba oculto. Walter Benjamín en esa especie de “teología filosófica del recuerdo” hecha de evocación y memoria que propone en Para una crítica de la violencia, afirma que la humanidad sólo pervivirá si ensancha permanentemente el espacio de sus recuerdos y le otorga un lugar prioritario a “los desechos de la historia”. En su alegato “en favor del pasado oprimido” recupera esos “desperdicios” que no son otros que los de una modernidad que ha preferido los valores de progreso a los del humanismo. Benjamín lamenta que el progreso se haya convertido en un fin en sí mismo, en un progreso a cualquier precio que ha olvidado que la humanidad debería ser su única meta. En el desarrollo de esa noción del progreso hecho de eficacia y de cálculo son muchos los “desperdiciados”, los arrojados a la “cuneta” del continuum histórico, los marginalizados, los excluidos. Nuestro presente está construido sobre los vencidos, esa herencia oculta del pasado. Por lo tanto recomienda “pasar a la historia el cepillo a contrapelo, valorando el progreso a partir del destino de los oprimidos”. Una cultura del recuerdo debe reivindicar su lugar en la memoria, un modo de reafirmar que “no nos ha sido dada la esperanza sino por los desesperados”. Se puede recordar entonces la frase atribuida a Aristóteles : “La historia tiene muchas madres, la derrota ninguna”. En realidad, la memoria decisiva no es la de los hechos felices sino la de los 30
Nilda Flawia Fernández, Polémicas por la patria, Tucumán, Facultad de Filosofía y Letras, 2004, p. 81.
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infelices y esa memoria negativa es la que puede constituir un elemento crítico importante para la construcción alternativa del presente31. Los problemas de la verdad histórica y la verosimilitud literaria planteados por Ricardo Piglia, la deliberada “novelización” de la historia de Tomás Eloy Martínez cuando se interroga en La novela de Perón (1985) : “¿ Por qué la historia tiene que ser un relato hecho por personas sensatas y no un desvarío de perdedores ?”, abordan progresivamente a través de un procedimiento más circular (una auténtica espiral) que lineal, como si ninguno de los textos admitiera una interpretación unívoca y necesitaran de la ambigua recurrencia de una mirada que se vuelve una y otra vez sobre sí misma. Algo parecido puede decirse de El desierto de Carlos Franz, aunque en este caso la memoria tiene una curiosa vuelta de tuerca : se pretende recordar algo que no se ha vivido. Claudia ha regresado a Pampa Hundida, en el norte de Chile. Hija de exiliada, ha nacido en Berlín, ciudad donde el pasado y la historia son carne viva y tiene “la despiadada impunidad ante el pasado que sólo tienen los que carecen de él”. Cree que en Chile, como en Berlín, no son los viejos sino los jóvenes quienes exigen recordar ese pasado que otros pretenden olvidar. Para Laura, su madre : Este “retorno” de Claudia al país en el que ni siquiera había nacido era su derrota, su quiebra en esa larga empresa de fugas y olvidos iniciada dos décadas antes. Su hija, de alguna inesperada forma, había desarrollado un instinto para el camino de vuelta. Un instinto, una intuición, una curiosidad invencible.32
Entonces comprende que “cuando se ha huido mucho de la memoria, el primer alivio es rendirse a su abrazo”33 y que su tiempo de esconderse llegaba a su fin. “La remota balanza que una vez, hacía veinte años, había quedado en suspenso – los platillos equilibrados precariamente en el fiel en un empate con el olvido – empezaba a inclinarse irresistiblemente hacia el pasado”. Es más : “No hay olvido verdadero que no comience por el recuerdo. Tarde o temprano, también los hijos, con los que vivíamos para el futuro, nos impiden olvidar, nos empujan a la memoria con sus preguntas temerarias sobre un pasado que no vivieron”34. En el debate actual en España sobre la memoria histórica, son los nietos que reivindican el derecho a recuperar los restos de sus abuelos 31
Reyes Mate, declaraciones El país, Madrid, 20 de febrero 2011, p. 31. Carlos Franz, El desierto, Mondadori, 2005, p. 19. 33 Ibid., p. 44. 34 Ibid., p. 44. 32
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fusilados o desaparecidos a raíz de la Guerra Civil. Mientras los hijos guardaron silencio durante años, son ahora los nietos que asumen esa misión incumplida y se niegan a “pasar página”. Fosas comunes reabiertas, monolitos recordatorios, estelas funerarias con los nombres de las víctimas de la guerra y del régimen franquista, van poblando un mapa donde quedan, desgraciadamente por la resistencia del gobierno, muchos puntos olvidados o sin identificar. En la generalización de “ideologías olvidadizas”, en los “grados del olvido”, en el olvido selectivo, en la cultura light del mundo actual que preconiza el olvido como medida saludable, en ese pasar rápidamente “a otra cosa” cuando alguien sucumbe derrotado, un exégeta de la obra de Benjamín, el brasileño Manuel Fraijó, se pregunta con inquietud si es posible que pueda alzarse “alguna voz que almacene tanto dolor y evoque con dignidad a los que son sacrificados indignamente”, como lo hizo con intensidad ejemplar el autor de Discursos interrumpidos. Por ello, más que combatir el miedo, hay que aprender a “dejar de olvidar” – esa desmemoria a la que hay que oponer un desolvidar – hay que saber recuperar y asumir la memoria individual y colectiva, conocer su propia historia sin avergonzarse de sus episodios más oscuros y sin temor de cuestionar los signos conmemorativos en que se apoya. “Memoria para armar” se podría parafrasear el título de Cortázar, porque la memoria también se construye y los recuerdos tienen sus guardianes como recuerda Lucette Valensi : En la medida en que las secuencias del pasado forman nuestra identidad narrativa, en la medida en que nos dicen lo que somos, la reinterpretación del pasado es un trabajo siempre por reelaborar, una labor de Penélope, que asegura la continuidad de la casa de Ulises deshaciendo cada día el trabajo realizado la víspera.35
La respuesta es una sola y parece clara : para permanecer, los recuerdos deben fijarse en la palabra escrita. El texto es su mejor guardián. De ahí la importancia de la escritura como gesto para conjurar el miedo, como arma para exorcizar temores y angustias y desterrar el silencio. O, como descubren los descendientes de los fundadores de Macondo en Cien años de soledad, que todos sus males provienen del pacto de olvido y la huida del pasado de sus orígenes. La destrucción llega por haber pretendido olvidar. Una lección que, al parecer, no hemos aprendido del todo.
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Lucette Valensi, “Autores de la memoria, guardianes del recuerdo, medios nemotécnicos. Cómo perdura el recuerdo de los grandes acontecimientos”, in Josefina Cuesta Bustillo (ed.), Memoria e historia, Madrid, Marcial Pons, 1998, p. 68.
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Causalité et temporalité, hasard et rencontres dans les littératures des Amériques Patrick Imbert Université d’Ottawa
Introduction Une causalité serrée dirige généralement la structure des narrativités qui visent pour la plupart à distinguer un bon d’un méchant, un original et de conformistes, etc. Toutefois, depuis quelques temps, de nombreux textes littéraires semblent se laisser guider par le fortuit, le surprenant, le hasard. Au lieu de se concentrer sur la résolution d’une intrigue, le lecteur de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière1, de Zen and The Art of Motorcycle Maintenance de Piersig2, de Sur la route de Kerouac3 ou de L’histoire de Pi de Yann Martel4 s’intéresse davantage aux rencontres entre des origines hétérogènes et à la façon dont celles-ci sont gérées. C’est en ce sens que ces textes s’insèrent dans le courant de la littérature mondialisée, des textes qui explorent les altérités ou formulent des théories sur des rencontres positives ou qui rejoignent des intérêts liés au multiculturalisme, à l’interculturalisme ou au transculturalisme5. Dans ces textes, le hasard peut être défini comme la rencontre de causes indépendantes, comme un métissage des lignes de causes à conséquences. Cette rencontre fonde des identités en gestation reposant plus sur l’image du caméléon que de la racine. Elle est prise en charge par des histoires qui, autrefois, empêchaient la rencontre notamment par l’imposition d’un grand 1
Dany Laferriere, Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, Montréal, VLB, 1985. 2 Robert Pirsig, Zen and The Art of Motorcycle Maintenance, New York Bantam, 1981. 3 Jack Kerouac, Sur la route, Paris, Folio, 1972. 4 Yann Martel, Life of Pi, Toronto, Vintage, 2001. 5 Afef Benessaieh et Patrick Imbert, « De Bouchard-Taylor à l’Unesco : ambivalences interculturelles et clarifications transculturelles », dans Canadian Studies : The State of the Art/Études canadiennes : questions de recherche (Klaus-Dieter Ertler, Stewart Gill, Susan Hodgett, Patrick James eds.), Canadiana 10, Frankfurt, Peter Lang, 2011, p. 393-413.
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récit de légitimation européo-colonial classifiant tout groupe ou toute personne selon le paradigme barbarie/civilisation6 mais qui, maintenant, s’ingénie à voir en elle des possibles multipliés en fonction d’altérités caméléonnes et de contextes bigarrés.
Temporalité et causalité Lili était intervenue avec un petit air ironique en disant que le défi du XXIème siècle serait de comprendre les liens de cause à effet.7
Dans Comparing Mythologies, Tomson Highway donne un raccourci saisissant de la distance qui sépare les narrativités autochtones d’Amérique de la narrativité propre à l’autochtonie chrétienne. Ces deux autochtonies expliquent l’origine, la cause première, celle indigène de la terre mère, et celle chrétienne d’Adam issu de la glaise modelée par Dieu le père, en la combinant à des temporalités très différentes. L’autochtonie indigène est un vagin, un cercle générant les cycles de la vie ; l’autochtonie chrétienne est un vecteur allant, comme le souligne Teilhard de Chardin8, du point alfa au point oméga. Ce vecteur, s’il est détaché de la finalité religieuse, s’appelle progrès et il est très différent du vagin envisagé par les autochtones des Amériques : North America, quite on the other end, is the most spectacularly beautiful continent on Earth, as all who have seen it can attest. It is not a curse from an angry male. It is a gift from a benevolent female god… Christian mythology arrived here on the shores of North America in October of the year 1492. At which point God as man met God as woman – for that’s where she’d been kept hidden all this time, as it turns out – and thereby hangs a tale of what are probably the worst cases of rape, wife battery, and attempted wife murder in the history of the world as we know it. At that point in time, in other words, the circle of matriarchy was punctured by the straight line of patriarchy, the circle of the womb, was punctured, most brutally, by the straight line of the phallus. And the bleeding was profuse.9 6
Voir Domingo Faustino Sarmiento, Facundo, Barcelona, Planeta, [1845] 1986. Lynn Diamond, Leslie Muller ou le principe d’incertitude, Montréal, Tryptique, 2011, p. 200. 8 Teilhard De Chardin, L’avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959. 9 Tomson Highway, Comparing Mythologies, Ottawa, P.U.O., 2001, p. 46. Nous traduisons : « L’Amérique du Nord, d’un autre côté, est le continent le plus magnifiquement spectaculaire qui soit sur terre, comme tous ceux qui l’ont vu peuvent en attester. Ce n’est pas la malédiction d’un mâle en colère. C’est le cadeau d’une déesse bienfaitrice… La mythologie chrétienne arriva ici sur les rivages de l’Amérique du Nord en octobre de l’année 1492. À ce moment-là, l’homme-Dieu rencontra la femme-Dieu – car c’est là qu’elle se tint cachée pendant tout ce temps – et c’est ainsi que se tient un récit de ce qui fut probablement le pire cas de viol, de violence conjugale, et de tentative de meurtre de l’histoire du monde. À cette époque, 7
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Causalité, temporalité, tels sont les deux éléments de toute narrativité comme le rappelle Roland Barthes dans ses recherches sur l’analyse du récit10. Ces narrativités ont été vues l’une comme barbare et l’autre comme civilisée, par ceux qui détiennent le pouvoir de définir l’autre en fonction de leurs critères et d’imposer l’objet de désir comme le souligne René Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde11. L’objet de désir des Autochtones est la relation avec la nature et le cosmique où tous sont censés avoir une place. Pour les peuples d’origines européennes, l’objet de désir est la domination de la nature par l’humain. Cette domination s’effectue par le travail soit dans l’optique biblique, « tu travailleras à la sueur de ton front », soit dans l’optique rationaliste pratique pensée au XIXe siècle par Sarmiento en Argentine et exprimée de façon lapidaire par Étienne Parent au Canada français, « Le travail c’est la liberté »12 , en lien avec une remise en question de l’esclavage. Le problème, dans les Amériques, est que les Autochtones maintiennent leur objet de valeur concurrent et ne s’engagent pas dans le travail pour tenter au moins de prendre une parcelle de l’objet désirable des mains des nouveaux arrivés. On en conclura à l’obligation d’importer des esclaves d’Afrique. Toutefois, on ne leur a pas donné le choix de prendre l’objet de désir puisque la définition de l’esclavage est d’être obligé d’agir selon le système du possédant sans avoir accès à aucun des éléments du système. Autrement dit, tous ces gens sont des barbares car ils n’ont pas accès, par manque d’intérêt ou par interdiction13, à l’objet de désir des Européens chrétiens. Ainsi, les narrativités ne concordent pas au sujet du point essentiel, celui de l’objet à désirer. Dans le schéma actantiel14 qu’il élabore pour analyser les éléments de base des schémas narratifs, Greimas souligne bien que la relation sujet/objet de désir est fondamentale pour le récit, et donc pour toute culture. L’importance de cette non-concordance est encore plus évidente pour les Autochtones que pour les esclaves noirs. en d’autres mots, le cercle du matriarcat fut percé par la droite ligne du patriarcat, le cercle de l’utérus, fut percé, avec brutalité, par la droite ligne du phallus. Et le saignement fut abondant ». 10 Roland Barthes, Introduction à l’analyse structurale des récits, Communications, 8, Paris, Seuil, 1966, p. 1-27. 11 René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Livre de poche, 1978. 12 Étienne Parent, Du travail chez l’homme, 23 septembre 1847, microfiche, p. 75. 13 « Et les sauvages ne restent sauvages que parce qu’ils ne développent pas assez la loi de la propriété », Lamartine, Le conseiller du peuple, Paris, Gosselin, 1849-1851, vol. 1, p. 26. Voilà qui suppose qu’on les aurait laissé faire, alors que justement, on les a chassés de leurs territoires ! 14 Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966.
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En effet, pour les Autochtones, la concurrence avec les Européens ne porte pas sur un objet commun désiré, dominer la nature par l’industrie, mais sur la manière d’envisager la relation avec le cosmos construit comme nature à exploiter par les Européens ainsi qu’on le constate dans tous les romans de Carlos Castaneda15. Les deux systèmes de valeurs sont incommensurables. Pour les Noirs cependant, qui vivent dans le discontinu presque complet par rapport aux cultures qui les ont formés en Afrique, la question sera de leur permettre de s’insérer dans le grand récit de légitimation chrétien combiné au rationalisme pratique de domination de la nature. Pour eux, il s’agit d’une éthique politico-économique qu’ils pourraient partager si on leur en donnait l’occasion par l’abolition de l’esclavage. Il s’agit ainsi de donner aux Autochtones le désir d’un objet qui, dans leur grand récit de légitimation, n’a pas de signification importante puisqu’il s’agit d’assurer la vie collective en conservant un équilibre écologique avec l’espace. Or on peut penser que ce sont les récits, plus que la langue, qui sont complètement transportables et qui déterminent l’orientation culturelle. C’est la narrativité, les contextes culturels et sociaux définis par la causalité et la temporalité qui donnent signification à un groupe. Dans l’optique européenne, il faudra donc effacer les civilisations autochtones, ce que l’on voit partout dans les Amériques. Par exemple on constate à Lima que le couvent et l’Église des Dominicains, situés à côté de La Plaza de Armas, sont construits sur les fondations, récemment mises à jour, d’une immense pyramide précolombienne16. Dès lors, notamment chez Tomson Highway, on réfléchira à la manière de rendre les Autochtones biculturels et à maîtriser au moins deux récits, deux systèmes de significations. C’est ce que l’on constate, par exemple, dans le programme du Conseil scolaire du district de Toronto : « Ses mesures comprennent la création d’un programme de cours axés sur les modes de vie traditionnels comme défini par la First Nations School de Toronto, ainsi que l’ajout de cours sur l’histoire et les perspectives autochtones au sein du programme d’étude »17. Si cela a lieu c’est parce que les enseignants ont constaté qu’il y a un clivage entre ce que les enfants vivent à la maison et ce qu’on leur apprend et les buts qu’on leur assigne dans des écoles dont les perspectives sont basées, en totalité, sur 15
Carlos Castaneda, Voir : Les enseignements d’un sorcier Yaqui, Paris, Gallimard, 1976. 16 Sur les murs et la fondation de l’ancienne pyramide partiellement excavés, viennent d’être construits un parc pour se promener et quelques restaurants qui permettent de jouir de la vue. Le loisir touristique remplace le repos du Seigneur. 17 Wang Hongyan, « Incorporer un contenu autochtone dans l’enseignement public : une façon d’améliorer les relations entre les autochtones et les immigrants anciens et nouveaux au Canada », in Canadian Issues/Thèmes canadiens, Les relations autochtones immigrants aujourd’hui, été 2012, p. 55.
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le rationalisme pratique du modèle occidental. Il est toutefois significatif que ces programmes sur les cultures autochtones ne concernent que les enfants autochtones, ce qui signifie que les non-autochtones, selon le schéma évoqué par Homi Bhabha dans The Location of Culture18, peuvent encore se permettre de tout ignorer de ces cultures. Comme on le voit, les descendants des Européens, d’un bout du continent à l’autre, depuis les soldats en quête de l’or, les coureurs des bois en quête de la fourrure, les seringueros en quête du caoutchouc, les agriculteurs, les urbains, puis les techno-branchés, s’inscrivent dans la longue ligne vectorisée christiano-occidentale. Ils se trouvent en contact minimal avec une durée longue, mais cyclique autochtone, et une durée afro qui se perpétue dans la trace et le discontinu, comme le précise Édouard Glissant dans Pour une poétique du divers19. Dès lors, si les descendants des Européens sont beaucoup plus ouverts aux altérités au XXIe siècle, ils ne sentent pas toujours le besoin de saisir les bases culturelles profondes des autres groupes car ces autres groupes ne sont pas assez importants pour faire sentir leur poids culturel et économique. Mais la littérature cherche à leur en donner le goût car elle n’est plus un support de discours belliqueux au service de l’État-Nation comme le critiquaient Hermann Hesse en 1927 dans Le loup des steppes, ou, Julien Benda dans La trahison des clercs.
Hasard et causalité La conscience de la temporalité longue, par opposition à une certaine temporalité courte qui qualifierait les Amériques ou le Nouveau Monde, est déjà, en un certain sens, une recherche de causalité mais motivée par la coutume, la tradition, le canonique, l’évident. Toutefois, il faut saisir que la qualification de « longue », dans temporalité longue, dépend du contexte. En effet, il faut saisir que la culture démocratique qui n’est pas celle des monuments historiques grandioses liés à des systèmes aristocratiques ou dictatoriaux, a été développée depuis longtemps au Canada et aux ÉtatsUnis en particulier, et qu’il y a donc une durée longue de ce point de vue, contrairement aux démocraties souvent plus récentes en Europe ou encore quasi-inexistantes de bien des pays de la planète et leurs histoires autoritaires ou aristocratiques millénaires. C’est d’ailleurs pour cela que l’exploration du hasard et de la coïncidence, comme lieux surprenants de rencontres démocratiques, liée à la reconnaissance des altérités, est intéressante pour la compréhension des cultures des Amériques et de leurs métissages génétiques, culturels et linguistiques dans le contexte 18
London, Routledge, 1993. Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
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de la mondialisation. Il reste à voir malgré tout comment la temporalité se combine à la causalité dans les œuvres littéraires. Souvent, dans le discours social comme dans les médias, le causaltemporel laisse la place au monde des tactiques désinformatives visant à faire prendre une cause pour une autre dans la tête des gens, entraînant donc une lecture de l’histoire qui sert une idéologie particulière. C’est ce que montre Éric Dupont dans La logeuse20. On se souvient que dans ce roman situé à Notre-Dame-du-Cachalot, à l’époque de la postrévolution tranquille, les bureaucrates de la pensée marxiste nationale tentent de créer un paradis socialiste et communautaire national protégé par une culture de la désinformation. Elle nous révèle un rituel primaire. À chaque fois qu’un villageois se manifeste dans sa singularité, par exemple par le biais d’un cactus de Noël fleurissant et annonçant les tempêtes hivernales, il est lapidé de manière expéditive par la foule en délire confondant causalité et coïncidence21. En effet, le propriétaire du cactus est compris comme celui qui fait arriver l’hiver selon la même culture où, dans un monde religieux traditionnel, prononcer le nom de Satan le faisait apparaître. Le propriétaire disparait alors sous un tumulus présenté comme une tombe autochtone. Le 1er novembre 1987 : camarade Madeleine Barachois, 55 ans, Balance, fut à son tour poursuivie et sauvagement assassinée en hurlant : « Non ! Non ! Non ! ». Fière propriétaire d’un cactus de Noël qui, comme par magie, fleurissait toujours un jour avant les tempêtes de neige de décembre, elle avait pris l’habitude de prophétiser les pires blizzards. En ce matin du 1er novembre, Madeleine s’était vantée que son cactus allait fleurir tôt cette année-là. Les habitants, excédés par l’idée d’un blizzard hâtif, finirent pas conclure que la pauvre femme désirait et provoquait ces tempêtes et, confondant causalité et coïncidence, donnèrent naissance à la deuxième sœur sous une pluie de pierre22.
Ainsi, l’idéologie orthodoxe impose toujours un monde de causalité dirigée dans le but d’éliminer ceux qui sont considérés comme menaçant l’ordre communautaire. Le cactus qui fleurit est interprété comme une volonté de nuire à la communauté de la part de la propriétaire dudit cactus qui aurait des pouvoirs antagoniques au bien souhaité par les bureaucrates du paradis socialiste. Cette causalité est d’autant plus contraignante qu’elle est comprise comme maléfique et qu’elle mène à la mort par lapidation. L’individu ne s’appartient pas, il doit s’intégrer dans le régime d’une causalité orthodoxe communautaire et, comme il dévie, il est qualifié de traître et se transforme en bouc émissaire pour tout ce 20
Éric Dupont, La logeuse, Montréal, Marchand de feuilles, 2006. Ibid., p. 15. 22 Ibid., p. 15. 21
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qui ne va pas. Un grand récit de légitimation est en place et maîtrisé par les lyncheurs dont parle René Girard. Ils vont ainsi ressouder la communauté face à l’adversité du blizzard et en attendant d’avoir totalement perdu le vent. C’est là qu’on saisit la double démarche des institutions. Certaines tentent de justifier leurs crimes, comme Créon dans Antigone, en affirmant que l’un est un héros et l’autre un traître et qu’il y a des cellules cancérigènes à éliminer et d’autres qui sont bienfaitrices, comme le rappelait Golbery durant la dictature brésilienne. D’autres reposent sur la version désinformatrice stalinienne ou latino-américaine où l’on affirme, non pas que des gens sont disparus, les desaparecidos, mais qu’il n’y avait personne. L’absence de sépulture, comme c’est le cas chez Éric Dupont, les plonge dans l’inexistence et l’oubli puisque les tumulus sont censés être les vestiges des restes des autochtones. C’est bien pourquoi Werner Heisenberg, dans Le manuscrit de 1942, affirme que « nous devons nous rappeler avant tout que la puissance politique s’est fondée encore et toujours sur le crime »23. La dramaturge canadienne Laurena Gale dénonce cet état de fait en remettant en question la culpabilité de l’esclave montréalaise noire Angélique. Selon les rumeurs, celle-ci aurait volontairement causé l’incendie de Montréal qui a détruit quantité de maisons et l’Hôtel Dieu. Dans sa pièce intitulée Angélique, Laurena Gale réécrit la phrase suivante en supprimant un mot à chaque ligne jusqu’à ce qu’il ne reste que « hanged », soit, le fait criminel indéniable, mais probablement erroné : « And in seventeen thirty-four a Negro slave set fire to the City of Montreal and was hanged »24. Le dernier mot déconstruit le discours historique-causal qui affirme qu’elle était coupable alors qu’elle n’a été condamnée que sur la foi de rumeurs. Par contre, le passage de vie à trépas reste indéniable, même s’il a été longtemps oublié. Cette orthodoxie des causalités et de leur temporalité inventée sous forme d’un passé reconstruit, permet de faire des boucs émissaires contemporains, de complets disparus comme dans La logeuse, de Éric Dupont, dont le personnage principal, Rosa Ost, constate que « tous les signes sont faux »25. Voilà qui correspond aux postulats de Elena Botchorichvili, dans Seulement attendre et regarder26, et dévoile les monstruosités de la désinformation soviétique.
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Werner Heisenberg, Le manuscrit de 1942, Paris, Allia, 2003, p. 170. Lorena Gale, Angélique, Toronto, Playwrights Canada Press, 1999, p. 3. Nous traduisons : « Et en mille sept cent trente quatre une esclave nègre embrasa la ville de Montréal et a été pendue ». 25 Éric Dupont, La logeuse, p. 218. 26 Elena Botchorichvili, Seulement attendre et regarder, Montréal, Boréal, 2012. 24
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Coïncidences et hasards Face à ces pesanteurs institutionnelles, gérées par la causalité, des espaces issus de coïncidences mènent à des surprises ou à des collaborations efficaces, quoique souvent temporaires, si les partenaires y trouvent leur lieu de survie, d’expansion ou de rêve. On le voit chez Éric Dupont ou chez Botchorichvili, mais cela est encore mieux illustré par la relation entre Piscine et le tigre dans Life of Pi de Yann Martel27, deux migrants en route vers un nouveau monde. Life of Pi de Yann Martel est l’histoire de Piscine Patel, un jeune homme dont les parents possèdent un zoo en Inde et qui désirent émigrer au Canada. Tandis que Piscine rêve d’être à la fois bouddhiste, chrétien et musulman, il observe l’instinct territorial des animaux qui sont confinés à leurs petits territoires et qui, comme les humains, sont séparés par des frontières nationales symbolisées par des espaces de couleurs différentes et bordés de lignes noires dans les atlas. La famille de Piscine Patel émigre au Canada en emportant quelques animaux sur un bateau qui coule en plein océan. Sur le radeau se retrouvent Piscine Patel et le tigre ainsi qu’une hyène, un singe et un zèbre bientôt dévorés. Voilà qui nous rappelle Margaret Atwoof, dans Survival, écrivant, dans le contexte d’une modernité canadienne, les années 1960, inquiétée par les altérités peuplant le pays et ne parvenant pas encore à échapper aux angoisses d’un « Where is here ? », décrivait ainsi la situation : « [t]here may be other people ‘here’ already, natives who are cooperative, indifferent or hostile. There may be animals to be tamed, killed and eaten, or avoided. If however, there is too large a gap between our hero’s expectations and his environment he may develop culture shock or commit suicide »28. Dans le XXIe siècle de Piscine, il n’y a pas de peur des altérités quasi radicales, ou des différences : Pi est maître de l’immensité et de la mouvance océanique, il attend de s’insérer dans les Amériques. Voilà qui est donc très différent de ce que suggérait Margaret Atwood : « Canada is an unknown territory for the people who live in it […] I’m talking about Canada as a state of mind »29. Pour Piscine, le Canada sera apprivoisé, et saisi aussi, quand il s’installera dans le Toronto multiculturel car il sait gérer les rapports avec les altérités. La cartographie de l’esprit intègre donc les différentes 27
Yann Martel, op. cit., 2001. Margaret Atwood, Survival, Toronto, Anansi, 1972, p. 17. Nous traduisons : « Il peut y avoir d’autres personnes ‘ici’, des Autochtones coopératifs, indifférents ou hostiles. Il peut y avoir des animaux à apprivoiser, à tuer et à manger, ou à éviter. Si, toutefois, l’écart entre les attentes d’un héros et son environnement est trop grand, il peut développer un choc culturel ou se suicider ». 29 Ibid., p. 18. Nous traduisons : « Le Canada est un territoire inconnu pour ceux qui l’habitent […] je parle du Canada comme un état d’esprit ». 28
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réalités et l’exploratoire est ce à quoi Yann Martel nous convie, tandis que Margaret Atwood nous a, fort stratégiquement, demandé de faire un effort pour nous reconnaître comme Canadiens dans un monde qui était en train d’évoluer rapidement vers un postcolonialisme lié à la mondialisation. Que doit donc faire Piscine s’il veut survivre au tigre et à l’océan ? Doit-il activer ses savoirs transdisciplinaires en combinant différents niveaux de réalité liés à l’éthologie, à l’anthropologie et à l’histoire ? En effet, il fait face à des niveaux de réalité différents : du côté du tigre, il y a les conduites de dominance qui font que le dominant mange le premier et possède les femelles tandis que les autres se contentent des restes lorsqu’ils ne sont pas dévorés, comme cela arrive au zèbre temporairement installé sur le radeau (c’est ainsi que les étudie Henri Laborit30). Pour Piscine, la question est donc d’être considéré par le tigre comme « plus dominant » et de fonctionner efficacement, selon le niveau de réalité A du tigre qui gère sa territorialité. Mais Piscine connait aussi un autre niveau de réalité, celui de la mimésis « d’appropriation »31, qui fait que l’hominisation, l’affirmation de soi comme sujet individuel, mène de la violence hiérarchique établie par la dominance à celle de la capacité à mettre en compétition tous contre tous, pour obtenir l’objet de désir montré par celui qui est en position de modèle. Celui-ci montre aux autres ce que les autres doivent désirer, l’argent ou la spiritualité par exemple, et surtout la capacité d’indiquer ce qui est désirable, donc ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, autrement dit un ordre social. Cet autre niveau de réalité Non-A, repose sur une lutte démocratisée, sur une dynamique pour contrôler un territoire, une richesse finie comme l’est d’ailleurs la richesse dans le niveau A, celui de la dominance. Toutefois, Piscine vise aussi un autre niveau de réalité, T, celui où la violence de la dominance comme celle de la mimésis d’appropriation fondée sur la territorialité où soi/les autres est synonyme d’intérieur/extérieur et de civilisé/barbare, et reposant sur les exclusions, la production de boucs émissaires, de guerres et de génocides, sont domestiquées par une logique qui n’est plus dualiste mais ternaire. C’est le niveau de la logique des savoirs culturels et scientifiques où il est possible de créer des richesses non-finies dégagées des logiques territoriales où la richesse est toujours finie. Cette logique des savoirs opère simultanément avec les autres niveaux A et Non-A sur le radeau, espace exigu d’une rencontre fondée sur la coïncidence puisque c’est le hasard du naufrage qui a fait que Piscine et le tigre se trouvent à bord du radeau. Ces niveaux reposent sur la Réalité, c’est-à-dire sur ce qui résiste à nos expériences et à nos représentations comme le dit 30 31
Henri Laborit, Éloge de la fuite, Paris, Gallimard, 1976. Ainsi que la décrit René Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, Livre de poche, Paris, 1978.
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Nicolescu32. Ces expériences, comme le souligne René Girard, sont celles du sacré, du sacrificiel et de la violence, elles sont liées à l’idée que les autres représenteraient une altérité radicale qui mène à la mort. Ce point indéniable résiste à toute représentation mais demande à être constaté comme tel au-delà des désinformations et des mensonges des institutions autoritaires et des médias à leur service. Tout le talent de Piscine sera, d’une part, de convaincre le tigre qu’il est dominant car il n’a pas immédiatement les moyens de le tuer. D’autre part, il s’agira de combiner ce niveau de réalité A marqué par la dominance avec celui du niveau de réalité Non-A qui serait celui de la violence mimétique appropriative fondée sur le dualisme soi/les autres et qui devrait mener Piscine à tuer le tigre à la première occasion ou à l’abandonner sur l’île flottante. Mais Piscine passe à l’autre niveau T car, observer le zoo dans son enfance ainsi que les réactions des orthodoxes religieux vivant selon la mimésis appropriative d’exclusion et par rapport auxquels il affirmait vouloir être musulman, chrétien et bouddhiste, lui a enseigné à vivre à la fois dans la logique des savoirs et dans la logique territoriale. Il modifie la logique de dominance en nourrissant le tigre, ce que ne fait pas un dominant qui ne fait que laisser des restes. Il partage l’espace restreint du radeau en deux espaces car le tigre garde sa logique et vit donc selon A. Il ne cherche pas à tuer le tigre ou à l’oublier sur l’île flottante, donc il modifie la logique mimétique appropriative Non-A qui demande de se débarrasser du modèle-rival. L’une des raisons invoquées est que pour survivre pendant des centaines de jour sur l’océan, sans perdre la carte, il lui est nécessaire d’avoir un interlocuteur, même s’il s’agit d’une altérité qui peut le détruire, soit comme dominant (dans la lecture éthologique du texte) soit comme symbole des nationalismes appropriatifs meurtriers illustrés par le zoo et son découpage en territoires homogènes (dans la lecture anthropologicohistorique girardienne du texte33). Il combine A et Non-A dans le niveau de réalité T qui se fonde sur le rejet du statisme A, du dualisme opposant A et Non-A pour vivre un hyper-dynamisme de l’espace ouvert symbolisé par l’océan, nouvelle frontier34 qui recycle dans le liquide la frontier des Amériques, paradoxe historique d’un territoire qui serait ouvert sur une richesse non-finie domestiquant la compétition. Piscine est donc engagé 32
Basarab Nicolescu, “In vitro and in vivo Knowledge-Methodology of Trans disciplinarity”, in Basarab Nicolescu (ed.), Transdisciplinarity : Theory and Practice Cresskill, New Jersey, Hampton Press, 2008. 33 Aidée en cela par la référence intertextuelle à l’auteur brésilien Moacyr Scliar qui a aussi raconté, dans Max and the Cats (New York, Ballantine, 1990), l’histoire d’un naufragé avec un fauve dans sa fuite de Berlin aux mains des nazis pour atteindre les côtes du Brésil. 34 Le terme frontier a une acception opposée à frontière en français ; frontier renvoie à un espace ouvert, non-fini où l’expansion est valorisée.
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dans le niveau de réalité transdisciplinaire éthologique/anthropologique/ sémio-pragmatique de la société des savoirs et non dans la logique dualiste à richesse finie basée sur le territorial et sur la fascination d’une culture rationnelle et intellectuelle liée à l’Europe qui cherche des définitions claires et des solutions tranchées fondées sur la rationalité causale et ramenant à l’ordre et à l’homogène. Piscine est un Canadien avant même d’arriver au Canada. Comme le dit Robert Fulford, « Canada, because of its size and diversity, is not a country of either/or but a country of maybe and I hope perhaps »35 ; cette attitude permet donc de s’insérer efficacement dans des rencontres mondialisées où les consensus se forment et se défont dans le temporaire des hasards, dans des intentions suivies et dans des improvisations.
Les Amériques des coïncidences : des récits qui excluent à la rencontre de causes indépendantes Avec cette parabole, le roman Life of Pi lie glocalisation, légitimité des déplacements et appel des Amériques. Piscine nous conduit à la diversité planétaire qui ne peut plus être vécue comme des espaces disciplinaires (éthologique, anthropologique historique, sémiotique ou culturels) séparés mais un réseau complexe visant à domestiquer la violence grâce à une réflexivité fondée sur la possibilité de vivre à la fois l’un et l’autre dans l’adaptation aux contextes différents36. Ces différents niveaux A, Non-A et T, bouleversent les rapports entre fiction et réalité puisque la réalité des uns peut être la fiction des autres comme l’a montré l’écrivain du réalisme magique, Gabriel García Márquez. Dans Cent ans de solitude, celui-ci souligne l’absurde et le délire des réalités des dictatures qui mène aux meurtres, à la torture et aux génocides pour des raisons folles comme celle de ne pas se soumettre à la dominance totale du dictateur. La Réalité est ce qui résiste à nos représentations qui sont en partie construites par le groupe où nous sommes éduqués. Dans le cas des écrivains du réalisme magique, comme dans le cas de Yann Martel, ce qui résiste est le fait indéniable qu’il y avait des gens vivants et que maintenant ils sont morts. Les causes du naufrage restent floues, tout comme celles de la rencontre entre Piscine, le 35
Robert Fulford, « Foreword », in Janis A. Kraulis (ed.), Canada : A Landscape Portrait, Edmonton, Hurtig, 1982, p. 8. Nous traduisons : « Le Canada, du fait de sa taille et de sa diversité n’est pas un pays du ou bien/ou bien mais un pays du peut-être et du j’espère peut-être ». 36 C’est ce qu’on voit dans nombre de publicités des Amériques qui entrainent les populations à interpréter images et textes de diverses manières ou à inventer de multiples scénarios : Patrick Imbert, Trajectoires culturelles transaméricaines, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2004, p. 233-250.
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zèbre, le singe, la hyène et le tigre sur le radeau, résultat de circonstances indépendantes, c’est-à-dire du hasard. Ce sont les causes indépendantes qui font que les gens, dans les Amériques, se retrouvent à occuper des espaces en contiguïté non cautionnés par une histoire longue comme en Europe. Dès lors, puisqu’il n’y a pas de rapport de cause à conséquence clair, la base même de la structure du récit, selon les spécialistes de la narrativité comme Greimas37, reste à inventer. Il manque un récit qui donnerait un sens à cette rencontre. Piscine en propose deux : l’histoire d’une rencontre de deux niveaux de réalités réussie et l’histoire d’un meurtre fondateur (lorsque les assureurs japonais vont le voir au Mexique à l’hôpital pour savoir ce qu’il s’est passé). Il raconte son histoire avec le tigre mais elle ne peut être comprise par les représentants de la compagnie d’assurance, habitués au discours de la bureaucratie factuelle et au vraisemblable. Il raconte une autre histoire avec des acteurs humains, plus acceptables selon l’horizon d’attente des employés. Il sait s’adapter à un niveau de perception lié à une culture japonaise combinée à une civilisation bureaucratique qui demande un récit véridique. Piscine demande : « You want words that reflect reality ?… Words that do not contradict reality ?… That will confirm that you already know »38. Il renvoie à un lieu rhétorique/ national/positiviste privilégié de prise en charge des significations par le stéréotype de la mimésis d’appropriation, d’une lecture victimaire du texte, autrement dit, selon Girard, d’une lecture vétéro-testamentaire où n’est pas compris le message de Jésus et le nouveau qu’il apporte, et qui fait que l’originel, contrairement aux croyances établies tournées sur l’historicité et la recherche de la pureté de départ, vient après la violence fondatrice. Alors, Piscine raconte son histoire, celle de sa mère, du cuisinier sur le radeau et la façon dont ils se sont tués selon une logique fondée sur la mimésis d’appropriation. Il parle de l’objet de désir pris des mains du modèle fournisseur de nourriture, le couteau avec lequel Piscine le tue : « The knife was all along in plain view on the bench »39. Néanmoins, après que les Japonais ont avoué ne pas pouvoir discerner entre les deux histoires laquelle est vraie et laquelle est une fiction, la romanesque animale ou la plus historique officielle, ils affirment préférer celle avec les animaux : « The story with animals is the better story ». Ce à quoi Piscine répond : « Thank you. And so it goes with God »40. 37
Algirdas Julien Greimas, op. cit., 1966. Yann Martel, op. cit., 2001, p. 356. Nous traduisons : « Vous voulez des mots qui reflètent la réalité ?… Des mots qui ne contredisent pas la réalité ?… qui vont confirmer ce que vous savez déjà ». 39 Ibid., p. 357. Nous traduisons : « Le couteau était tout le temps en plein dans la vue sur le banc ». 40 Ibid., p. 352. Nous traduisons : « Merci. Et c’est ainsi avec Dieu ». 38
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Les bureaucrates japonais n’ont pas les capacités réflexives nécessaires pour se dégager du dualisme et parvenir à un niveau T comprenant A et Non-A. Ils sont « a-T » contrairement à Piscine, conscient du sacré et de la force du nouveau dans le Nouveau-Monde qui est toujours combiné à une promesse de nouvelle vie meilleure. Celle-ci se mêle souvent à un imaginaire bien loin du positivisme et ouvert sur un après la vie potentiel dans le rêve d’une nouvelle naissance qui se nourrit souvent de visées ésotériques ou spiritualistes hors-orthodoxies comme on peut le constater dans les best-sellers du brésilien Paulo Coelho incluant ceux qui se fondent sur des réalités économiques difficiles comme dans Once minutos41. Cette spiritualité se vit la plupart du temps dans des syncrétismes inédits, donc dans des hybridations culturelles intenses et imprévues sans oublier les espoirs de réincarnations comme ils se manifestent dans les romans The Law of Love de Laura Esquivel42 ou Self de Yann Martel43. Tous contestent simultanément les discours établis, les canons en place, les identités crues transparentes et homogènes et les causalités supposées objectives. Ainsi, dans la rencontre entre Piscine et le tigre, il y a d’une part, le niveau de réalité non-A de la mimésis d’appropriation, puisque les employés d’assurance japonais trouvent dans la première histoire plus une forme de délire qu’une histoire acceptable qui, pour eux, reste celle de la violence excluante et mimétique appropriative correspondant à tous les canons historiques des États-Nations de la planète et de leur diffusion pédagogique dans les livres d’histoire. D’autre part, il y a le niveau de réalité T de la rencontre réussie de Pi avec le tigre qui rejoint des perspectives multi et transculturelles tenant compte d’un donné mais jouant du bonheur de changer et de créer du nouveau, de devenir, donc, autre en reconnaissant l’autre en soi.
Conclusion The future will belong to the mestiza. Because the future depends on the breaking down of paradigms, it depends on the straddling of two or more cultures44.
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Paulo Coelho, Once minutos, Barcelona, Planeta, 2011. Laura Esquivel, The Law of Love, New York, Crown, 1996. 43 Yann Martel, Self, Toronto, Knopf, 1996. 44 Gloria Anzaldúa, Borderland/La frontera, San Francisco, Aunt Lute Books, 1999, p. 80. Nous traduisons : « Le futur appartiendra à la mestiza (la métis, en espagnol). Car le futur dépend de la déconstruction des paradigmes. Il dépend du chevauchement de deux ou plusieurs cultures ». 42
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Les Amériques au fil du devenir
Antonio […] dijo que realmente no importaba dónde estuviera uno : una persona se podía adaptar a cualquier país45.
Il faut souligner que cette coïncidence dans la contiguïté, symbole de l’invention des Amériques parsemant les territoires de gens venus des lieux les plus divers de la planète, rejoint la dynamique de la glocalisation, de ses transformations permanentes et rapides. En effet, dans le contexte contemporain qui n’est plus celui de l’invention des nations dans les Amériques où dominait, au XIXe siècle, le dualisme barbarie/civilisation, mais celui d’un réseautage et de l’invention progressive d’un cerveau planétaire, comme le suggère Pierre Lévy46, l’historicisme, base de la perspective de l’État-Nation et de ses représentants traditionnels sur les recherches, est en partie inefficace pour produire du sens car il est lié à des lieux restreints qu’il invente comme homogènes. Autrement dit, la transdisciplinarité/la transculturalité produite par Life of Pi, relie dans une fiction, qui est parabole, l’invention des Amériques à son influence planétaire. Le consul japonais dans The Global Soul de Pico Iyer le précise : « America’s great and lasting significance is its existence in the mind »47. Les Amériques sont un rêve de mieux-être pour la planète, surtout en ce qui concerne l’Amérique du Nord, mais d’un mieux-être qui, selon Yann Martel, ne peut se passer de la croyance en Dieu même si cette croyance échappe aux orthodoxies qui ne peuvent que se métisser dans une forme de polyculture spiritualiste. Ces innovations, ces transformations et ces rêves ne signifient pas qu’il y a perte de soi. Bien au contraire. La perte de soi avait lieu lorsqu’il s’agissait de se protéger pour faire face à la dominance exclusive de l’autre contrôlant les lieux de pouvoir et jouant de dynamiques exclusives fondées sur les grands récits de légitimation qui plongent les exclus dans l’invisibilité alors même qu’ils étaient marqués par leur différence. Désormais, les possibilités de réussite se multiplient et favorisent la réalisation de soi dans la prise d’expansion sans que celle-ci ne nuise aux autres en une croyance que la vie est un jeu à somme nulle, c’est-àdire que si quelqu’un gagne, quelqu’un d’autre perd ou encore que tout 45
Bridget Hayden, Salvadoreños en Costa Rica : vidas desplazadas, San José, Universidad de Costa Rica, 2005, p. 173. Nous traduisons : « Antonio […] a dit que cela n’importait pas réellement où se trouvait quelqu’un : une personne pouvait s’adapter à n’importe quel pays ». 46 Pierre Lévy, « Société du savoir et développement humain », in Patrick Imbert (dir.), Le Canada et la société des savoirs : Le Canada et les Amériques, Éditions Chaire de l’université d’Ottawa : « Canada : Enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir », 2007, p. 115-175. 47 Pico Iyer, The Global Soul : jet lag, shopping malls, and the search for home, New York, Vintage, 2001, p. 229. Nous traduisons : « La plus grande et plus durable signification de l’Amérique est son existence dans l’esprit ».
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Causalité et temporalité, hasard et rencontres dans les littératures des Amériques
repose sur « ou bien… ou bien », lui aussi remis en question48. En effet, dans la logique de la société des savoirs, les rencontres sont multiples et laissent aux autres et au soi des traces positives. Arturo Islas, cité par Iain Chambers, le souligne : « [t]o live elsewhere, means to continually find yourself involved in a conversation in which different identities are recognised, exchanged and mixed, but do not vanish »49. Cette remarque rejoint la conception de nombreux penseurs déjà cités auxquels on peut ajouter Kim Butler : « Narratives of diaspora once focused on oppression and displacement ; today they focus on diaspora as a potential strategy of empowerment »50. Nous visons désormais tous et toutes à être des gestionnaires privilégiés et efficaces de nos savoirs et de nos vies. L’espace transnational, en particulier l’espace littéraire et artistique transnational, n’est pas déterritorialisé car il ne s’agit pas de faire face à une perte, comme le souligne Pico Iyer dans son roman humoristique The Global Soul51. Le transnational est plutôt marqué par la multiplication des accès culturels et technologiques mondiaux dans le local et la diffusion des localités dans le mondial, à l’instar des bonnets péruviens vendus sur les marchés d’artisans de Séoul, d’Ottawa ou de Berlin. Les espaces, comme les identités, sont de plus en plus relationnels et ne peuvent plus se penser comme des entités indépendantes les unes des autres mais comme des rencontres en transitions permanentes fondées sur le hasard.
48
Patrick Imbert, Les Amériques transculturelles : les stéréotypes du jeu à somme nulle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013. 49 Iain Chambers, Migrancy, Culture, Identity, London-New York, Routledge, 1993, p. 18-19. Nous traduisons : « Vivre ailleurs signifie être continuellement pris dans un dialogue où les différentes identités sont reconnues, échangées et mélangées mais sans disparaître ». 50 Kim D. Butler, « Multilayered Politics in the African Diaspora : the Metadiaspora Concept and Minidiaspora Realities », in Gloria P. Totoricagüena (ed.), Opportunity Structures in Diaspora Relations : Comparisons in Contemporary Multilevel Politics of Diaspora and Transnational Identities, Reno, University of Nevada, 2007, p. 19. Nous traduisons : « Les récits de diaspora ont été concentrés sur l’oppression et le déplacement ; aujourd’hui, ils se concentrent plutôt sur la diaspora comme une stratégie potentielle d’habilitation ». 51 Pico Iyer, op. cit., 2001.
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Résidus mémoriels et construction de l’imaginaire américain dans la poésie québécoise Zilá Bernd Université Fédérale du Rio Grande do Sul1
Il faudrait commencer par rappeler que le Québec fut d’abord connu comme l’Amérique française, nomination européocentrique qui surdéterminait cette région comme une France d’outre-mer, comme une extension du territoire français de l’autre côté de l’Atlantique. Des géographes, tels que Jean Morisset et Éric Waddel, proposent une autre appellation, celle de Franco-Amérique métisse, dans la tentative d’élargir les perspectives et d’envisager le Québec dans son rapport non plus avec la France mais avec « la grande mouvance des Amériques ». Cette proposition d’aller chercher des éléments pour bâtir une mémoire longue du côté de l’Amérique et non plus du côté de la France, coïncide à mon avis avec l’intuition des quelques poètes qui ont dépassé dans leur imaginaire les limites territoriales du Québec pour revendiquer leur appartenance aux espaces (inventés ?) des Amériques.
L’américanité chez trois poètes québécois En 1957, Michel Van Schendel (1929-2005), l’un des noms les plus significatifs de la poésie québécoise, publie un recueil intitulé Poèmes de l’Amérique étrangère. Nous sommes à la veille de la Révolution tranquille quand tous les efforts se concentrent dans la construction de l’identité nationale, voire de l’autonomisation du Québec par rapport au Canada. Quelles seront les raisons du poète pour évoquer l’Amérique et dans quelle mesure cette Amérique se révèle-t-elle « étrangère » au poète ?
1
Professeure au Programme de Post-Graduation en Lettres de l´Université Fédérale du Rio Grande do Sul (Porto Alegre, Brésil) et du Centre Universitaire La Salle. Chercheur du Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico (CNPq, Conseil national de développement scientifique et technologique du Brésil).
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Le poète s’adresse à cette Amérique étrangère qu’il essaie de déchiffrer : Terre de futur vague et de rencontre Amérique.2
Il y a nettement une grande ambivalence du poète envers cette terre étrangère, cette Amérique « à peau neuve » qui est en même temps « [son] cancer, [son] double et [sa] drogue »3. La réitération du mot Amérique, répété 10 fois dans le poème, est une manière de convoquer ce vaste continent à l’existence pour les Québécois isolés dans les limites territoriales de la province et déterminés à bâtir une nation québécoise. L’Amérique est étrangère pour le poète qui – comme tous les Québécois – la méconnait, préoccupés qu’ils étaient à regarder au loin, vers une France nourricière qui leur avait donné en héritage la langue française, les légendes et tous les éléments culturels à partir desquels le Québec a pu se constituer comme société distincte. Regarder plus près – vers l’Amérique peuplée d’aborigènes, de métis et d’immigrants – est un geste tardif au Québec. La voix poétique de Michel van Schendel est une invitation à envisager le Québec comme faisant partie de l’Amérique et peut-être une invitation au voyage vers « cette confluence nommée Amérique » pour reprendre l’heureuse expression de Jean Morisset 4. Dans cette terre de « futur vague » et de « rencontre » qu’est l’Amérique, il est temps de sortir de la solitude, de promouvoir les rencontres et ce qui en découle : les passages transculturels et la dévoration réciproque des multiples cultures présentes sur ce vaste continent. Pour pouvoir le faire, le poète, qui avoue « être un homme de [ses] terres », reconnait qu’il « devrait [se] jeter flèche sur les cris de [son] passé et sur [ses] reniements » pour se retrouver « à nouveau créé »5. On peut se demander si se créer à nouveau ne serait pas l’équivalent d’aller à la recherche d’une nouvelle esthétique, d’une esthétique américaine ? Selon Pierre Nepveu, l’américanité correspond, pour un certain nombre de poètes, à « la recherche d’une façon de dire et surtout de penser intégralement l’ici-maintenant américain »6. Peut-être que Van Schendel était en quête de cette diction américaine, en prenant ses distances vis-à-vis des « modèles » français et en introduisant des éléments du « parler québécois » pour pouvoir pénétrer les « intérieurs du Nouveau Monde », pour emprunter le beau titre du livre de Pierre Nepveu. 2
3
4 5
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Michel Van Schendel, « Amérique étrangère », in De l’œil et de l’écoute – poèmes 1956-1976, Montréal, L’Hexagone, Collection Rétrospectives ; 16, 1980, p. 21. Idem, p. 22. Jean Morisset & Éric Waddel, Amériques. Deux parcours au départ de la Grande Rivière de Canada, Montréal, L’Hexagone, 2000, p. 32. Michel Van Schendel, op. cit., 1980. Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 1998, p. 121.
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Résidus mémoriels et construction de l’imaginaire américain
Gaston Miron fera l’éloge de ce poème de Van Schendel qui venait à peine de débarquer de France en 1952. Miron dira : « Enfin, voici un poète qui se mesure à l’Amérique »7. On pourrait se demander si l’Amérique de Van Schendel correspond au continent américain ou s’il s’agit seulement de l’Amérique de langue française ; il est vraiment difficile de répondre à cette question dans la mesure où le syntagme Amérique est ambigu : pour les États-Uniens, l’Amérique correspond aux États-Unis d’Amérique. Les Latino-américains, pendant longtemps, n’ont pas revendiqué leur appartenance à l’Amérique, car ils étaient depuis le début du XIXème préoccupés par l’affirmation des identités nationales : colombienne, argentine, brésilienne, etc. Quelques années plus tard, en 1963, Gaston Miron (1928-1996), icône de la construction identitaire au Québec, écrit un magnifique poème intitulé « Compagnon des Amériques »8. Ici, à la différence de Van Schendel, on constate l’emploi de « Amériques » au pluriel. La voix indépendantiste par excellence de Miron qui voulait fonder le Québec comme nation francophone d’Amérique, invite les compagnons des Amériques à participer de ce moment d’effervescence politique où la parole poétique fonctionne comme élément de rassemblement des Québécois : Je parle avec les mots noueux de nos endurances
Nous avons soif de toutes les eaux du monde Nous avons faim de toutes les terres du monde.9
Le poète – pareillement à la convocation faite par Van Schendel – veut donner « la main à toutes les rencontres »10. Malgré la grande conviction indépendantiste de Miron, l’ambigüité est présente dans le poème et s’exprime dans ces vers devenus anthologiques : Québec ma terre amère ma terre amande.11
Cette terre amère, et douce à la fois, a besoin de quitter son état « agonique » (expression de Miron lui-même) pour marcher vers la proclamation de son autonomie. Selon Pierre Nepveu12 , on parle plus souvent de la québécité de Miron et beaucoup moins de son 7
Cité par Pierre Nepveu, op. cit., 1998, p. 179. Gastón Miron, O homem restolhado, Flavio Aguiar (trad.), São Paulo : Brasiliense, 1994, p. 86-87. 9 Gaston Miron, L’homme rapaillé (poèmes 1953-1975). Montréal, L’Hexagone, 1994, p. 86. 10 Ibid., p. 87. 11 Ibid., p. 86. 12 Ibid., p. 10 (préface de Pierre Nepveu).
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américanité : « Miron est américain par son extrême désir de naissance, de commencement, sur fond de mémoire européenne ». Le verbe « rapailler », utilisé de façon métaphorique par Miron, renvoie à l’acte de se reconstruire par l’ajout de petits fragments/résidus, à l’image du paysan qui ramasse ce qui reste de la paille après la récolte du blé pour former des ensembles de paille qui auront une autre utilisation. C’est l’homme « rapaillé » par l’ajout des restes/traces mémoriels qui pourra changer l’image « agonique » du Québec, ce pays « chauve d’ancêtres »13, c’est-à-dire sans mémoire, vers lequel le poète veut voyager pour y « retrouver l’avenir »14. Le pays sera donc (re)construit par des hommes rapaillés qui, ayant (re)construit leur conscience par la récupération des résidus mémoriels, seront capables de participer à la fondation de la nation et de (re)dessiner l’imaginaire américain. L’appropriation de la mémoire aura comme conséquence la réappropriation du pays nommé Québec et non plus Canada français. Une conscience d’américanité, soit d’appartenance à un continent nommé Amérique, commence à germiner. L’américanité, qui correspond à un élargissement de la conscience d’appartenance non seulement à une nation mais à un continent, commence à se dessiner dans ces poèmes inauguraux de Van Schendel et Miron. Selon Gérard Bouchard15, le concept d’américanité surgit de la confluence de trois perspectives : (1) la rupture avec les pratiques culturelles européennes ; (2) l’appropriation du nouveau territoire, qui donne origine aux démarches identitaires ; (3) la volonté de recommencement, de recréation collective, de nouveaux projets de société. Le concept d’américanité désigne donc « toutes les formes culturelles issues des trois processus qui viennent d’être évoqués et qui en sont comme les composantes »16. Le même auteur dans Genèse des nations et cultures du nouveau monde17, emploie souvent le concept d’américanité au sens de résistance à la tendance d’aller chercher des références en Europe. Pour lui, le concept est parallèle à celui d’africanité ou antillanité, désignant « la somme des actes et des transactions par lesquels les membres d’une population ont aménagé, nommé et rêvé leur habitat »18. Il est intéressant 13
Ibid., p. 75. Ibid., p. 68. 15 Gérard Bouchard et Yvan Lamonde, Québécois et Américains : la culture québécoise aux XIXe et XXe siècles, Québec, Éditions Fides, 1995, p. 20. 16 Idem. 17 Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, essai d’histoire comparée, Montréal, Boréal, 2000. 18 Ibid., p. 23. 14
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de noter aussi que l’américanité désigne, selon lui, les marques que la culture et le parler populaires acquièrent en prenant leurs distances visà-vis des normes de la langue cultivée et dictée par la France. Ainsi, le chercheur québécois affirme que « les réticences entretenues à l’égard de la culture populaire les éloignaient (les élites) d’une américanité vivante et robuste qui, ailleurs, a fourni un riche matériau aux pratiques discursives »19. L’utilisation qu’il fait de ce concept est donc très positive, à tel point que, selon lui, une littérature québécoise, nommée d’après la nation – qui deviendra le Québec – n’émergera que quand la culture deviendra véritablement américaine, c’est-à-dire, quand elle se laissera imprégner des néologismes, impuretés, anglicismes et transgressions associés à la redécouverte de l’Amérique. Les métissages seraient les figures de l’américanité : dans le contexte latino-américain, le créole, dans un premier temps, et le métis seraient les figures authentiques de l’américanité. Pour l’auteur, l’américanité en Amérique latine et au Québec reste inachevée car les processus de continuité et rupture (par rapport aux modèles européens) sont en alternance et les mécanismes d’appropriation symbolique ne sont pas encore complètement conclus. En fait, comme le souligne également Gaston Miron 20, les processus de construction identitaire que l’on nomme américanité passent par la décolonisation de la langue : il faut assumer « la contribution millionnaire de toutes les fautes », comme le disait le poète brésilien Oswald de Andrade21, pour parler des détours de la langue portugaise parlée au Brésil par rapport à celle parlée par les colonisateurs portugais. En 1968, Michelle Lalonde (1939-) publie un poème qui fait un immense succès au Québec : il s’agit de « Speak White » (« Parlez blanc »), en référence à l’insulte adressée par les Anglais aux francophones qui ont du mal à s’exprimer en anglais. Speak white est aussi « une injonction raciste permettant d’agresser ceux qui appartiennent à un groupe minoritaire, et qui se permettent de parler une autre langue que l’anglais dans un lieu 22 public » . Ce poème correspond à une réponse aux anglophones qui avaient par rapport aux francophones une attitude nettement colonialiste et ethnocentrique, en discriminant les locuteurs francophones : Speak White Il est si beau de vous entendre Parler de Paradise Lost Ou du profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare 19
Ibid., p. 149. Gaston Miron, « Décoloniser la langue », Maintenant, numéro 125, avril 1973. 21 Oswald de Andrade, Manifesto da Poesia Pau-Brasil, 1924. 22 . 20
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Nous sommes un peuple inculte et bègue Mais nous ne sommes pas sourds au génie d’une langue Parlez l’accent de Milton et Byron et Shelley et Keats Speak white Et pardonnez-nous de n’avoir pour réponse Que les chants rauques de nos ancêtres Et le chagrin de Nelligan.23
La stratégie de Lalonde consiste à effectuer une rotation des signes : elle utilise l’expression speak white, conçue pour discriminer les francophones avec ironie et renvoie la pierre aux anglophones en les incitant à parler « blanc et fort » (« Speak white and loud ! »), geste semblable aux poètes de la Négritude qui se sont appropriés avec fierté le mot Nègre, utilisé par les Blancs de façon offensive et discriminatoire.
Dernières remarques En ce qui concerne les tentatives de définir le devenir du concept américanité au fil des années, nous ne pouvons pas oublier l’inestimable contribution de Pierre Nepveu dans le livre Intérieurs du Nouveau Monde déjà cité : Ce que nous appelons l’américanité, c’est le plus souvent cela, cette étrangeté familière, cette altérité qui peut nous servir d’identité d’emprunt, ce rêve d’un au-delà de l’Histoire, cette eschatologie où notre destin acquérait une grandeur qu’il croit n’avoir jamais eue.24
Dans les poèmes des trois poètes du Québec que nous venons d’évoquer, le fil conducteur est l’acceptation de la diversité des Amériques et le désir de donner aux « rencontres » que les poètes souhaitent établir avec le Divers, un caractère relationnel. Cette proposition a des caractéristiques presque prémonitoires : les poètes/prophètes constituent une avant-garde de tout ce qui sera théorisé plusieurs années plus tard. Si les poèmes datent des années 1960, les théories sur l’américanité et l’américanisation ne seront conçues que vers les années 1980. Il faut rappeler que la fascination des poètes pour les Amériques étrangères passe par l’euphorie mais aussi par la dysphorie : « ma terre amère ma terre amande » écrivait Miron, tandis que Van Schendel parlait 23
Michelle Lalonde, « Speak White » (1968), in Laurent Mailhot & Pierre Nepveu (dir.), La poésie québécoise des origines à nos jours, Montréal, L’Hexagone, 1981, p. 452. 24 Pierre Nepveu, op. cit., 1998, p. 185.
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des « cris de mon passé ». Nicolás Guillén, poète cubain, écrivait en 1960 : « América malherida »25, c’est-à-dire, gravement blessée. Les poètes font donc référence à ces Amériques blessées par les traumatismes de l’esclavage africain et du génocide amérindien, par les régimes de la ségrégation aux États-Unis, par les inégalités sociales et les exclusions qui ont contribué à la formation de la « mémoire honteuse » dont parle Gérard Bouchard. La poésie peut contribuer à défaire les nœuds de la mémoire honteuse, passage obligatoire vers une meilleure connaissance des Amériques. Parler des Amériques ou d’américanité aujourd’hui passe nécessai rement, d’abord, par la reconnaissance de cette mémoire honteuse, faite de traumatismes et d’exclusions, puis, par l’acceptation de l’hétérogène représenté par la présence et la coexistence des Blancs, Noirs, Indigènes, femmes, (im)migrants ou écrivains transnationaux ; de ceux qui étaient là avant l’arrivée des Conquistadores ou de ceux à peine arrivés ; de ceux qui font partie des élites mais aussi de ceux en situation périphérique ou marginale. C’est à partir du brassage de ces multiples cultures, des passages multi, inter et transculturels qu’une nouvelle esthétique va se configurer. L’invitation que nous fait Patrick Imbert26 de reconnaître les Amériques comme le lieu où des esthétiques transculturelles sont en gestation peut nous aider à mieux envisager les avatars de « nos » Amériques. Si dans la période de la Renaissance de Harlem (années 1920) aux États-Unis, Langston Hughes parlait d’inclusion (« I, too, sing America/ I, too am America »27), le plus reconnu des poètes afro-brésiliens, Solano Trindade, faisait écho à ce poème aux années 1960, lors de l’émergence d’une littérature dite Noire ou Afro-brésilienne : América Eu também sou teu amigo Há na minh’alma de poeta Um grande amor por ti.28
25
Nicolás Guillén, « Coplas americanas », Summa poética, Madrid, Cátedra, 1990, p. 208. 26 Brigitte Fontille et Patrick Imbert, Trans, multi, interculturalité, trans, multi, interdisciplinarité, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012. 27 Langston Hughes, I, too, . 28 Solano Trindade, « Cantares a meu povo », Cantares da América (1961), in Zilà Bernd (dir.), Antologia de poesia afro-brasileira, Belo Horizonte, Mazza, 2011, p. 72-73. Nous traduisons : « Moi aussi je suis ton ami / Il y a dans mon âme / Un grand amour pour toi ».
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La voix des poètes pratique depuis longtemps la traversée des territoires dont parle notre colloque, en s’inventant de nouveaux espaces d’inclusion, de travail de la mémoire et de partage, en dessinant les nouveaux contours de l’imaginaire américain.
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Inventer l’image de l’Amérindien : entre création indianisée et réalité européanisée à la fin du XVIe siècle Grégory Wallerick Université Lille 3
Dès la mise au jour de l’Amérique, l’Europe découvre un nouveau peuple par l’apport de spécimens in situ. Colomb, le premier, fait défiler des Amérindiens dans Barcelone le 20 avril 1493, après avoir traversé depuis Palos la péninsule ibérique à pied avec ses trophées, permettant à certains privilégiés de les apercevoir avant les majestés catholiques. La différence avec les peuples connus, d’Europe, d’Asie et d’Afrique, est remarquée par les spectateurs1. Peu de descriptions existaient concernant les populations autochtones d’Amérique, hormis le commentaire, datant du début du XVIe siècle, de Pierre Martyr, dans la huitième décade de son œuvre, De Orbe Novo, qui n’établit toutefois pas de différenciation entre les tribus. De surcroît, un certain nombre d’éléments restent flous. À la fin de ce siècle, l’œuvre des Grands Voyages diffuse les images des Amérindiens, sans pour autant que les auteurs, le graveur Théodore de Bry et ses fils, se soient rendus au Nouveau Monde. Une image permet de regrouper les stéréotypes liés à la représentation de l’Amérindien type des De Bry : celle de la page de titre de l’ouvrage consacré à Oliver de Noort, extraite de l’Additamentum au neuvième volume des Grands Voyages (1602). L’Amérindien de droite porte, de bas en haut, des grelots, une jupe et un panache occipital. Celui de gauche, quant à lui, a le corps entièrement recouvert de dessins, il porte un pagne et des bijoux incrustés dans le visage, au niveau des oreilles. Enfin, ces deux personnages sont armés d’un arc et d’une flèche. De
1
D’après Bernadette Bucher, La Sauvage aux seins pendants, Paris, Hermann, collection Savoir, 1977, p. 39.
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manière similaire, le volume suivant, pourtant distant de dix-sept années, consacré à Amerigo Vespucci2 , reprend le même modèle.
IX, page de titre, 1602
Les Indiens d’Amérique sont alors représentés avec des éléments considérés comme caractéristiques des populations exotiques. En réalité, ce modèle, usité et développé par Théodore de Bry, correspond à un mélange de différents éléments de tribus indigènes rencontrées par les voyageurs, menant de fait le lecteur à une homogénéisation de l’image des peuples d’Amérique, excluant, par définition, toute différence interne à l’individu3. Quelle action Théodore de Bry a-t-il entrepris en compilant ces stéréotypes dans la représentation des populations d’Amérique au sein de sa collection ? Dans ce cadre, quels éléments du décor et du sujet principal permettent la création d’un modèle récurrent qui perdure durant plusieurs décennies et qui apparaît pour les Européens comme le reflet d’une certaine réalité ? Nous verrons d’abord la manière dont le 2
Françoise Mari, « Les Indiens entre Sodome et les Scythes », Histoire, Economie et Société, vol. 5, 1986, p. 7. Le navigateur florentin avait d’ailleurs laissé une description des « festins cannibaliques des Tupi-Guarani ». 3 Amaryll Chanady, « L’ouverture à l’Autre. Immigration, interpénétration culturelle et mondialisation des perspectives », in Jocelyn Létourneau (dir.), La question identitaire au Canada francophone, Récits, parcours, enjeux, hors-lieux, PUL, collection Culture française d’Amérique, Québec, 1994, p. 167.
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Inventer l’image de l’Amérindien
graveur intègre des données préexistantes, pour ensuite appréhender les améliorations qu’il apporte, notamment pour combler les vides, et enfin percevoir les transformations qui excluent la diversité.
L’intégration de données indigènes préexistantes Le début du siècle de l’appropriation du Nouveau Monde est marqué par l’arrivée de témoignages relatifs à ces nouvelles terres4. La première illustration des peuples d’Amérique consiste en une gravure sur bois de 1505, préparée depuis une description de Vespucci5. Il faut toutefois attendre le milieu du siècle pour voir des images des Amérindiens. Pour représenter les populations indigènes et leur territoire dans ses différents ouvrages, le graveur liégeois Théodore de Bry se heurte donc à deux principales difficultés. D’une part, ce dernier ne semble pas avoir rencontré directement les indigènes qu’il grave dans les livres des Grands Voyages ou le récit de Las Casas, relatifs aux Indiens. Le second obstacle majeur que rencontre De Bry est le manque de sources illustrées sur cette partie du monde et sur ses habitants. Les illustrateurs de la fin de ce siècle ne connaissent donc de ce territoire et de ses habitants que les quelques rares descriptions qui leur sont parvenues, de manière parcellaire et indirecte. La rareté des images pousse alors l’imaginaire à se créer une représentation de ces peuples et de ses particularités décrites, parfois, de manière assez sommaire. Cette création intellectuelle d’un portrait indigène s’appuie prioritairement sur ce que les illustrateurs utilisaient pour combler les lacunes dans les descriptions. Le graveur tente alors d’établir une vision relativement fidèle pour son époque. Il est parvenu à obtenir des documents de première main, comme les aquarelles de John White sur la Virginie, les peintures de Jacques Le Moyne de Morgues sur la Floride. Toutefois, pour les voyageurs du XVIe siècle, « ni l’homme ni la société ne sont des thèmes significatifs »6. Quand il lui faut mettre en images l’Amérique dite aujourd’hui latine (par opposition à l’Amérique anglo-saxonne), trois ouvrages illustrés donnent à De Bry les bases pour ses propres gravures : d’abord, l’œuvre de Thevet (1557), qui a servi de modèle pour les Tupinamba ; ensuite, le récit de Staden (1557), dont les gravures sur bois manquent de finesse et de détail ; 4
Daniel Defert, « Collections et nations au XVIe siècle », in Michèle Duchet, L’Amérique de Théodore de Bry. Une collection de voyages protestante du XVIe siècle, Paris, C.N.R.S., 1987, p. 56. 5 William C. Sturtevant, « La Tupinambisation des Indiens d’Amérique », in Gilles Thérien, Les figures de l’Indien, Montréal, chez l’auteur, 1988, p. 347. 6 Daniel Defert, op. cit., 1987.
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enfin, celui de Léry (1578), qui s’est en partie inspiré du premier. Dès lors que De Bry relate les événements du Brésil, ces sources lui permettent de réaliser des planches tout du moins en partie respectueuses du point de vue ethnologique, car les voyageurs ont ramené de leurs pérégrinations des documents de principale importance.
J. Sadler, 1581
Une des sources probables de De Bry serait Jan Sadler. Originaire de Bruxelles, son activité de graveur flamand le mène d’Anvers à Vérone, dans la seconde moitié du XVIe siècle, via Cologne, Mayence et Francfort, lieu d’édition de Théodore de Bry, qui a aussi vécu dix années à Anvers, entre 1578 et 15887. Les deux artistes se sont probablement côtoyés, car les dates de présence dans la cité anversoise coïncident : Sadler y vit entre 1570, date à laquelle il entre dans la Guilde de Saint-Luc, et le milieu des années 1580. Dès 1581, Sadler représente une allégorie de l’Amérique à partir des éléments indigènes caractéristiques : le personnage, féminin, 7
Michiel van Groesen, « De Bry and Antwerp : A Formative Period, 1577-1585 », in Susanna Burghartz (dir.), Inszenierte Welten. Die West-und Ostindischen Reisen der Verleger De Bry, 1590-1630 / Staging New Worlds. De Bry’s Illustrated Travel Reports, 1590-1630, Basel, 2004, p. 19-45.
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est illustré presque nu, arborant une couronne de plumes. Il tient une flèche dans la main bien que l’arc ne soit pas visible. La légende qui accompagne la planche précise toutefois que l’Amérique est associée au Brésil. Durant la première moitié du siècle, l’association du nouveau continent avec les populations tupinamba se crée progressivement dans l’esprit des Européens par l’intermédiaire des Atlas, notamment ceux de Miller (1519) ou de Jean Rotz (1542)8. Au fur et à mesure des gravures, l’imagination dépasse de loin la réalité évoquée par le texte original et des « paysages et animaux fantastiques apparaissent, des motifs issus de la tradition grécolatine se combinent avec d’autres, venus de l’héritage biblique »9. Le Moyen-âge avait transmis des mythes relatifs à des terres lointaines et à des créatures fabuleuses longs à estomper. Ils furent relayés à la fin de cette période par les récits merveilleux de voyageurs comme Marco Polo ou Jean de Mandeville. Les cartes qui permettent aux lecteurs des Grands Voyages de localiser les espaces mis en images dans le volume reprennent sans crainte les chimères telles que l’acéphale, l’amazone et une version particulière du cynocéphale. La découverte de l’Amérique par l’intermédiaire du corpus huguenot, parmi lequel figurent les gravures de De Bry, achève d’amener des mythes nouveaux10, qu’ils concernent la beauté innocente des Indiens ou alors la cruauté des Espagnols pire que celle des Tupinamba cannibales11. Ces mythes d’un nouveau genre perdurent et opposent ouvertement, d’un point de vue de l’esthétique et de l’illustration, le sauvage au monde civilisé. Les populations amérindiennes se retrouvent ainsi présentées aux antipodes des Européens, considérés comme civilisés. Les critères d’opposition sont suffisamment nombreux pour permettre aux De Bry de dresser une représentation antagoniste, tant sur le plan physique que sur les plans de l’occupation et des relations entre individus d’une même tribu. Les Européens passent ainsi pour détenir le summum de la civilisation, cherchant à se différencier par le port de vêtements et de bijoux ouvragés, mais aussi par un métier qui permet de les classifier sociologiquement. De leurs côtés, les populations d’Amérique, évoluant nues dans leur quasi-totalité, s’appuient plus facilement sur la notion de plaisir, le travail n’étant pour eux qu’une nécessité de survie, et non 8
W. Sturtevant, op. cit., 1988, p. 349. « Le texte gravé de Théodore de Bry », in Michèle Duchet (dir.), op. cit., 1987, p. 39. 10 Charles Illouz, « La rencontre de l’Autre : l’Indien dans les textes des découvreurs », Historiens et Géographes n° 371, p. 184. 11 Les textes de Las Casas et de Benzoni, illustrés par De Bry, rejoignent cette idée (la présentation que le graveur a réalisée de la trilogie du Milanais établit ce parallèle entre l’anthropophagie rituelle et la cruauté des conquérants ibériques).
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la volonté d’exister aux yeux des autres membres du groupe. Elément difficilement compréhensible pour les Européens présentés en fonction de leur activité12. Les visages des peuples d’Amérique rejoignent ceux des Tupinamba qui apparaissent reconnaissables : le crâne est en partie rasé, hormis sur les côtés, sans dessin corporel contrairement aux habitants de Floride (comme dans le premier volume de la collection, 1590), mais souvent avec un ornement visible sur le visage. Ces faciès et les coiffures se retrouvent dans les différentes parties de l’Amérique, qu’ils concernent les habitants d’Haïti, de la Havane, de Cibagua, de Carthagène, du Pérou, du Mexique ou du Brésil13. Les visages vus de près, que nous laisse Théodore de Bry, isolés de leur contexte, peuvent s’intégrer dans toute partie de l’Amérique latine : ce procédé a été qualifié de tupinambisation des Amérindiens, par William Sturtevant14. Il s’agit de généraliser les pratiques indigènes depuis un peuple ou des cas isolés15.
Las Casas, 05
Théodore de Bry ne cherche pas à établir une œuvre ethnographique, et fabrique ses planches sans veiller à leur degré d’authenticité16. Un 12
L’exemple de la classification des sociétés urbaines en corps de métiers, comme à Liège, atteste de cette importance de la reconnaissance sociale. 13 « Les costumes et les ornements serv[e]nt indifféremment aux Brésiliens, aux Floridiens ou aux Patagons » (Michèle Duchet, op. cit., 1987, p. 19). 14 W. Sturtevant, op. cit., 1988. 15 Françoise Mari, op. cit., 1986, p. 13. 16 B. de Las Casas, Tyrannies et cruautés des Espagnols perpétrées ès Indes occidentales qu’on dit le Nouveau monde, 1995, p. 196.
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exemple permet d’étayer cette thèse, à partir de l’œuvre de Bartholomé de Las Casas mise en images par De Bry17 en 1598. Le visage et l’allure générale du cacique Hatuey (LC, 05)18, originaire de l’île d’Hispaniola, premier territoire décrit par le découvreur génois, ne permet pas de le différencier des Amérindiens bryens. Les caractéristiques du chef de tribu rappellent celles des Tupinamba : la nudité, peut-être spécifique pour l’exécution, mais c’est surtout la coiffure arborée (le crâne rasé sur le dessus, alors qu’une couronne de cheveux encadre la « tonsure ») par le supplicié qui le rapproche des autres peuples d’Amérique. Alors que les populations tupi voyagent, par le biais de ses planches, dans toute l’aire hispanique, voilà que des objets, telles des coiffes ou même des armes, traversent ce même territoire. Aux yeux d’un néophyte, les peuples du Nouveau Monde paraissent donc homogènes, se vêtant, ou se dévêtant, de la même manière, ou vivant tous nus, portant divers objets pareillement incrustés dans la face, utilisant presque tous cette massue dite de Thevet19, l’iwera pemme, alors qu’elle avait, au départ, pour le peuple Tupinamba, une vocation sacrificielle. Cet objet apparaît à plusieurs reprises sur les planches relatives aux peuples du Brésil, notamment au moment de l’exécution du supplicié. La massue est ajoutée sur certaines planches, en tant qu’arme usitée par des Amérindiens, même s’ils ne sont pas Brésiliens (par exemple IV, 16). Elle apparaît alors, de même que les animaux exotiques que sont les perroquets et les singes, comme symbole des indigènes, et non plus spécifiquement des Tupinamba.
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Publiée sous le titre de Narratio Regionum Indicarum per Hispanos quosdam devastatarum verissima. 18 G. Wallerick, « La représentation du Brésil et de ses habitants dans l’Europe de la fin du XVIème s. », Confins n° 8, mis en ligne le 11 mars 2010. 19 Lestringant, p. 215, pour l’illustration.
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IV, 16 ; Thevet, Les singularitez de la France antarctique, 1558, p. 72
Pour la mise en place de son œuvre, De Bry cherche à produire des planches complètes, contrairement par exemple aux images de Staden ou de White qui laissent dans le flou de nombreux détails20, notamment en ce qui concerne le décor. Des arbres et des villages lointains inventent l’espace de l’arrière-plan de nombreuses planches. Des habitats identiques à ceux des populations du Brésil, les maloca, se retrouvent régulièrement intégrés au sein du décor de l’illustration des Grands Voyages21. Apparaissant dès le troisième volume (1592), ces bâtiments de forme longitudinale, construits de matériaux naturels, permettent de loger plusieurs générations sous le même toit. Ils semblent, par le biais des graveurs de Francfort, fleurir dans tous les espaces illustrés d’Amérique. Ils peuplent ainsi un certain nombre de planches, servant tantôt de demeures, tantôt de simples éléments intégrés dans un décor exotique.
20
« Les scènes d’extérieur donnent aux lointains un aspect plein, fini, contrastant avec les vides de ses modèles » (Michèle Duchet, op. cit., 1987, p. 31). 21 Cf. G. Wallerick, op. cit., 2010.
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Sans souci de vérité biologique, les arbres floridiens et virginiens se ressemblent, et certains arbres du Brésil, les palmiers principalement, se retrouvent sur de nombreuses planches des volumes suivants, jusqu’au Pérou (sur le plateau de Cajamarca). La présence des palmiers illustrés s’appuie sur l’ouvrage de Thevet, Les singularitez de la France antarctique (page 72, 1558). Cet arbre apparaît alors typique des régions exotiques de l’Amérique du Sud, et par extension, de l’Amérique amérindienne. Bien que quelques essences arborées différentes soient visibles, il est assez fréquent d’utiliser, pour matérialiser un décor exotique, les palmiers. Toutefois, ces régions ne connaissent pas un climat adapté à cette essence. Aussi, Théodore de Bry meuble-t-il ses gravures en choisissant des outils aussi divers qu’inadaptés mais surtout inexacts. Le topos sauvage récurrent dans les Grands Voyages intègre prioritairement des éléments indigènes, opposant de facto les modes de vie des autochtones à ceux des habitants de l’ancien monde. La nudité, hormis quelques éléments souvent d’origine animale (plumes, queue…), un décor exotique, l’anthropophagie rituelle 22 en constituent la redondance dans cette collection, menant à l’établissement d’un modèle qui peut être caractérisé d’Homo Amerindianus23. Toutefois, cette homogénéisation des éléments indigènes se double de l’intégration d’objets sans lien direct avec ces populations.
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Au milieu du XVIe siècle, Ramusio publie un texte qui précise que tous les Indiens consomment de la chair humaine et beaucoup d’alcool, de la même manière qu’ils sont tous sodomites (in Françoise Mari, op. cit., 1986, p. 4). 23 Le terme de Homo Amerindianus, construit suivant le modèle de l’Homo Americanus (Cf. Ph. H. Burch, B. Russett (dir.), « Homo Americanus », Society 15, n° 5, 1978, p. 100-112, ou, plus récemment, T. Sunic, Homo Americanus : child of the Postmodern age, 2007), est utilisé par Jean Ziegler dans un de ses derniers ouvrages, La Haine de l’Occident (2008), dans le cadre d’une comparaison entre l’Homo catholicus, dans le sens d’homme universel, et l’homme amérindien des missionnaires jésuites en Amérique du Sud (la cinquième partie de son ouvrage, consacrée à la Bolivie, développe ce thème).
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Memorias, desmemorias y antimemorias Abril Trigo Ohio University
La identidad es una paradoja. Aun cuando individual, se realiza solamente en lo social, en la interrelación subjetiva, mediada por el lenguaje y la cotidianidad, entre el individuo y el grupo, lo que implica que es un artificio discursivo de efecto retroactivo. Viscoso enmadejamiento de libido y política, este sentimiento de estar aparte de los otros y ser parte de los otros es el incierto desenlace de un proceso que comienza cuando el niño elabora su imagen de sí mismo en lo que podría ser el primer acto de socialización. La psicología, desde Freud en adelante, ha distinguido dos instancias, sucesivas y complementarias, en la formación de la identidad : la identificación constitutiva, también llamada proyectiva o primitiva, y la identificación constituida, o introyectiva, ya madura. La identificación constitutiva, en la cual los objetos aún no se diferencian del sujeto, corresponde a la simbiosis masiva del infante con la imagen materna que desearía ser : constituye el yo ideal del Imaginario lacaniano. La identificación constituida, por su parte, corresponde a la identificación del individuo con el punto de vista desde el cual se siente observado pero que adopta como propio : constituye el ideal del yo de lo Simbólico lacaniano. Es entonces cuando la imagen del yo rebota en un punto simbólico puramente virtual, que coincide no con lo que el individuo ve, ni con la manera en que los otros lo ven, sino con la manera en que el individuo ve a los otros mirarlo. De este modo la identidad, que carece de existencia real, resulta de una operación psico-social, una imagen que el individuo proyecta en un punto virtual y recibe de vuelta convertida en realidad : es el tejido simbólico por el cual accedemos a lo real. Teniendo en cuenta esta sobredeterminación psico-social, León y Rebeca Grinberg proponen un modelo teórico según el cual la identidad se forja en una intrincada trabazón de vínculos espaciales, temporales y sociales1. Mientras la integración espacial comprende la relación de 1
Ver : León y Rebeca Grinberg, Identidad y cambio, Buenos Aires, Ediciones Kargieman, 1971 ; y : Psicoanálisis de la migración y del exilio, Madrid, Alianza Editorial, 1984.
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Les Amériques au fil du devenir
las distintas partes del cuerpo con el sentimiento de individualidad, y la integración temporal une las distintas representaciones del yo en el tiempo, otorgándole continuidad y sentimiento de mismidad, la integración social hace posible el sentimiento de pertenencia. Esta triple integración registra la recíproca sobredeterminación entre sujeto y sociedad, pero también la conformación dialéctica de la identidad entre permanencia y cambio, rigidez y plasticidad, estabilidad y transitoriedad, mismidad y alteridad. Porque si la identidad permite permanecer el mismo a través de los avatares de la vida, esa permanencia es sólo posible en la asimilación de los cambios y la incorporación del diferir. El sujeto, inmerso en lo social, está sometido a un campo de fuerzas centrífugas y de resistencias centrípetas que lo hacen girar, y mientras gira, va desplegando su identidad.
Sujeto, Estado e Imaginario Social El carácter tautológico de la identidad es captado con candor en la repuesta telefónica : “soy yo”. Ya Heidegger observaba cómo la fórmula identitaria por excelencia (A es A) produce y escamotea la repetición de lo mismo (A = A)2. Claro, la tautología se viene al suelo al ponerla al trasluz de la materialidad histórico-social, lo cual comprueba, según Benjamin, que esta concepción de la identidad, núcleo duro del pensamiento occidental, es simplemente un truismo. De acuerdo a Žižek, esta idea de la identidad como la identidad-de-lomismo revela la coincidencia del yo con el lugar vacío de su significación, lo que explica que siempre recurramos a la noción de identidad cada vez que el objeto no puede ser nombrado. Žižek proporciona el estupendo ejemplo “la Ley es la ley”. Buen ejemplo de ideología en estado puro, claro, pero también de cómo la economía tautológica de la identidad revela que esta, en última instancia, carece de sustancia, es puro valor de cambio escamoteado como valor de uso. Siguiendo la misma lógica del capital y la mercancía, el valor de la identidad es una pura relación de intercambio, un signo vacío cuyo significado depende de las contingencias del mercado de capital simbólico. La clave de esta paradoja podría encontrarse en el proceso de identificación mismo, cuya especularidad se hace inteligible si recurrimos al concepto de interpelación de Althusser3, que cumple una doble función : reproducir la hegemonía ideológica y transformar al individuo interpelado en sujeto, un sujeto subalterno y heterónomo 2
Martin Heidegger, Identity and Difference, New York, Harper & Row, 1969. Louis Althusser, “Ideology and Ideological State Apparatuses” in Lenin and Philosophy, Ben Brewster (trad.), New York, Monthly Review Press, 1971.
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Memorias, desmemorias y antimemorias
que se identifica con la formación discursiva que al de-nominarlo lo constituye como tal. En esencia, la interpelación althusseriana designa un proceso de reconocimiento ideológico basado en el desconocimiento de que se trata de un acto : para sentirse interpelado y devenir sujeto, el individuo debe sentirse “elegido” por el “llamado” de la ideología, sin advertir que en realidad es él mismo quien instaura, en el acto de identificación, la primacía de la ideología en forma retroactiva. Todo con el indeliberado, inconsciente propósito de ocultar la pavorosa verdad de que su identidad es apenas un gesto, el acto arbitrario y contingente de la identificación. Es el mismo sujeto quien autoriza, al comportarse como súbdito, la autoridad del imaginario social. Sujeción deseada, por supuesto, porque el sentimiento de pertenencia produce placer y el sujeto sólo es en plenitud en y por el placer, la jouissance donde encuentra su siempre imposible Dasein. Alusiva y elusiva, la jouissance constituye, de este modo, la sustancia de toda ideología, que no es, en última instancia, sino una perversa fuente de placer. Este es el campo de lucha del imaginario social, que no suministra una imagen de la realidad, sino la realidad misma. Repositorio de imaginemas – significantes vacíos y flotantes que suturan al individuo a la institucionalidad social – el imaginario social, así como su contraparte, la imaginación radical, no es una creación indeterminada y ex-nihilo, sino una fabricación retroactiva que se vive como si fuera más real que lo real, aunque esto no se sepa y precisamente porque no se lo sabe. Ni estrictamente simbólico – aún cuando requiere de lo simbólico para materializarse – ni exiguamente real, y menos aún racional, el imaginario social dispone las redes simbólicas que confieren sentido a cada formación cultural. Interpelado como sujeto, el individuo va identificándose con el imaginario social, cuya función primordial es moldearlo y adaptarlo a un “nosotros” colectivo y vacío. Interpelación que no puede operar exclusivamente en el plano simbólico, ya que tiene que estimular un más oscuro mecanismo libidinal para generar el placer que liga a los individuos en torno a una fantasía colectiva. En esto consiste la identidad nacional, que como cualquier otra forma de la identidad, es una estructura relacional que marca la diferencia con lo otro, lo foráneo, lo ajeno, y coincide con el acto de su enunciación, pues no es en el nombre, sino en el acto de la nominación – que debe ser necesariamente olvidado – donde reside la identidad nacional. Necesariamente olvidable, por supuesto, porque los cimientos del Estadonación, como los de la Ley, descansan en la amnesia intencional de un acto de violencia y usurpación originario. De un acto de barbarie. Y he ahí la paradoja de toda identidad, pues si la comunidad se identifica con sus tradiciones inventándolas en forma retroactiva, y si de preservarse se trata, ha de borrar en el mismo gesto toda huella del acto de invención. 79
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La Memoria Histórica y las Memorias Culturales Concentrémonos en la memoria construida por agentes sociales concretos bajo circunstancias históricas concretas, que por lo mismo ha de ser entendida como un campo cognitivo, intersubjetivamente construido, socialmente instituido y emocionalmente encarnado, de lucha social, política y cultural. Sería útil distinguir la clásica distinción de Halbwachs4 entre la memoria social o colectiva, una trama oral y cotidiana producida por y productora de una comunidad, cuya sustancia son las tradiciones, y la memoria histórica, de hecho un oxímoron, puesto que la historia no comenzaría hasta el momento que la tradición termina y la memoria colectiva comienza a descomponerse. La transición de la memoria colectiva a la memoria histórica debería registrar, de acuerdo a Toennies5, el pasaje de la vida comunitaria tradicional (Gemeinschaft) a la sociedad contractual moderna (Gessellschaft). Richard Terdiman está en lo cierto al señalar que la dicotomía Gemeinschaft y Gessellschaft capta incomparablemente la crisis de la memoria en la época moderna. La crisis de la memoria premoderna, entonces, se habría resuelto con la invención de una memoria instrumental, histórica y literaria, erigida sobre las ruinas de la memoria colectiva y con el explícito propósito de borrar sus trazas, vaciar la historia de la Jetztzeit, la presencia del ahora, y sustituirla por una temporalidad acumulativa, homogénea y vacía cuyo corolario vendría a ser el Estado-nación moderno. Con el desarrollo del capitalismo industrial y la sociedad de consumo se iría superponiendo a esa memoria histórica y literaria, manufacturada por equipos letrados, una nueva memoria instrumental, mediática, consumista y pop que guarda relación con lo que Renato Ortiz ha llamado “memoria internacional popular”6. La memoria histórica es un montaje literario y pedagógico que se apoya en la moderna disciplina de la Historia para llevar a cabo el más brutal disciplinamiento de las siempre plurales memorias culturales, y con el fin de reconstruir orígenes, oblitera su génesis y las deshistoriza. De modo similar, la memoria pop global que hoy día todo devora, es una máquina deseante, mercantil y mediática, de reproducción simbólica y material del consumo social. Indudablemente, tanto la memoria histórica como la memoria pop global son necesariamente, ambas, producto de la cultura, como toda memoria. La diferencia consiste en que cobran 4
Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1950. 5 Ferdinand Toennies, On Sociology : Pure, Applied, and Empirical. Selected Writings, Chicago, The University of Chicago Press, 1971. 6 Renato Ortiz, Mundialização e cultura, São Paulo, Editora Brasiliense, 1994.
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materialidad bajo diversos regímenes de producción, circulación y consumo. Mientras la memoria histórica es reproducida por los aparatos ideológicos del estado y promueve, en consecuencia, un imaginario nacional, la memoria pop global es producida y distribuida por los medios masivos de comunicación vinculados al gran capital transnacional y difunden un imaginario global. Las memorias culturales, en cambio, se urden en la experiencia vivida y la vida cotidiana de la gente, como dice Martín Barbero7, y a diferencia de la memoria histórica y la memoria pop global, no son memorias para usar, sino la sustancia de la que estamos hechos, y ponen en escena la diaria representación de los residuos, muchas veces reprimidos, de memorias soterradas cuya irrupción intermitente e intersticial desestabiliza la homogeneidad instrumental tanto de la memoria histórica nacional como de la memoria pop global. La pregunta es ¿ cuándo y cómo salen a la luz estas memorias culturales sumergidas ? Aquí es donde entra el olvido. Nietzsche8, a quien es imprescindible volver siempre que se discute este tema, distingue entre el olvido humano, que implica una actividad consciente, y el olvido animal. Abrumado por un exceso de memoria histórica que obsede y obnubila su capacidad para actuar, el hombre moderno habría inventado el tradicionalismo para evitar el permanente olvido de las tradiciones ; el animal, en cambio, rumia su indiferencia en la duración pura. La distinción importa, pues de acuerdo a ella la felicidad no se obtendría en el olvido, sino en el poder olvidar : en el acto voluntario de olvidar, lo que excluye indudablemente toda forma socialmente inducida de la amnesia. De los tres modelos historiográficos que Nietzsche reconoce – historia monumental, historia de anticuario e historia crítica – interesa aquí fundamentalmente la primera, porque coincide con la historiografía fundacional al servicio de los imaginarios nacionales. Es a esta historiografía a la Carlyle (un pasado heroico, grandes hombres, acontecimientos gloriosos: el capital simbólico de la nación) a la que apela Renan en su clásico ensayo9, destacando la función que adquiere en ella el olvido selectivo de acontecimientos traumáticos. Esta amnesia, que para Renan es necesaria con el fin de dar legitimidad a dicha historia, para Nietzsche constituye un crimen. Si el olvido voluntario es
7
Martín Barbero, De los medios a las mediaciones. Comunicación, cultura y hegemonía, México, G. Gili, 1987. 8 Fredrich Nietzsche, The Use and Abuse of History, Indianapolis-New York, BobbsMerrill Co., 1957. 9 Ernest Renan, “What is a nation?”, in Homi K. Bhabha, Nation and Narration, London, Routledge, 1990.
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imprescindible para la vida, para la acción, para la libertad, la amnesia inherente a toda historia monumental es un olvido compulsivo, una “amnesia de la génesis”, dijera Bourdieu10. El sentido político y la función social del olvido, entonces, se definen en relación a las circunstancias históricas. Si la pedagogía de la memoria histórica se sustenta en la amnesia de su génesis, el olvido voluntario pone en funcionamiento una memoria proactiva que suprime la monumentalidad de la Historia en la práctica cotidiana de las memorias culturales. Dicho de otro modo, la amnesia compulsiva es al imaginario social lo que el olvido voluntario es a la imaginación radical. Saber olvidar es también una forma de afirmar la vida día a día. A diferencia de la amnesia social, que implementa la tachadura selectiva y pedagógica de acontecimientos históricos, el olvido voluntario promueve una historización de la historia, poniendo de relieve su materialidad discursiva y permitiendo así recuperar las huellas de lo diferente en la trama del discurso. Por ello, nos advierte Nietzsche, es importante saber cuándo es tiempo de olvidar y cuándo de recordar. La terapéutica del olvido es un componente básico en el equilibrio psicológico del sujeto y una especie de bisagra entre el individuo y la sociedad. Lo que en el plano social puede ser razonable adquiere en la psiquis individual una terrible materialidad, como esa carta, hallada por acaso entre papeles viejos, o esa foto casi velada, fragmentos de lo Real que parecían enterrados pero irrumpen de pronto y destrozan la realidad en pedazos ; huellas del pasado que quizá no queremos recordar, que escogemos olvidar simplemente porque es demasiado doloroso, y que cuando emergen nos obligan a racionalizar su imposible racionalización para poder olvidarlas y seguir adelante. Lo mismo ocurre en el plano social. La anamnesia exigida por las organizaciones de derechos humanos y de familiares de desaparecidos demanda tanto el olvido voluntario como rechaza la amnesia compulsiva impuesta oficialmente : sólo el ritual del duelo hará posible el necesario olvido terapéutico. El recuerdo de los desaparecidos nos acosa porque se nos ha bloqueado la posibilidad de recordarlos, porque no se les ha enterrado como dios manda, y su retorno indica que el trauma de su desaparición no ha sido adecuadamente integrado en la memoria cultural. Su retorno es síntoma de una úlcera abierta en el tejido social y en la memoria cultural. Es la angustia de Antígona frente a los restos insepultos de Polinices.
10
Pierre Bourdieu, Outline of a Theory of Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1977.
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El neofascismo y la crisis de la memoria El propósito fundamental de las dictaduras neofascistas era imponer la estabilidad social y política necesaria para llevar a cabo la modernización neoliberal, aun cuando esgrimieran una retórica ultra-nacionalista de corte falangista y se ampararan en la Doctrina de la Seguridad Nacional pergeñada por el Pentágono. Las políticas neoliberales abrieron un proceso de privatización y desnacionalización aún inconcluso, debido a la solidez de muchas empresas estatales pero también a la pervivencia de ciertos núcleos duros de los imaginarios nacionalistas liberales que entraron en crisis. Pero el fascismo primero, y el neoliberalismo después, desataron una crisis cultural mucho más profunda que la mera ruptura del orden institucional, una crisis que alimentó la nostalgia por los decrépitos imaginarios nacionales liberales, en los cuales nadie creía ya aunque todos quisieran creer, y la añoranza por los fracasados contra-imaginarios de los 60. Anonadada por una realidad que no podía explicar con las fórmulas de antaño y carente de un proyecto alternativo frente a “la nueva derecha”, la izquierda vio erosionar su legitimidad frente al proyecto neoliberal, en tanto protagonizaba una doble crisis de representación, en sentido político y simbólico, que traspuso la lucha hegemónica, una vez más, del terreno político al cultural. Como resultado, se desató una triple crisis de hegemonía : crisis institucional, del imaginario social y de agencias culturales que abrió las puertas a una suerte de hegemonía negativa del imaginario neoliberal. En el caso uruguayo, al menos, la debacle del imaginario nacional facilitó la emergencia, en la vida cotidiana, de actores sociales y prácticas culturales que desterritorializaban la cultura hegemónica, al tiempo que se consolidaba el modelo neoliberal. En este clima de modernización exasperada, el derrumbe del imaginario nacional propició la proliferación de voces subalternas hasta entonces inaudibles y la constitución de nuevas articulaciones sociales y culturales, para escándalo de nacionalistas nostálgicos y yuppies criollos. Los primeros, sobrevivientes de una cultura residual, presenciaban atribulados la descomposición de su mundo ; de derecha o izquierda, conservadores o liberales, tradicionalistas o (neo/pos/para) marxistas, se mostraron incapaces de ir más allá del caduco imaginario nacional. Los segundos, embriagados en una subcultura neoliberal, dinámica y feroz, se entregaron con ardor al consumo de la cultura pop global. En esa coyuntura, fueron primordialmente sectores juveniles y grupos marginados, amputados del pasado, excluidos del presente y privados de futuro, quienes comenzaron a recobrar, en un salto mortal en el olvido, los vestigios de reprimidas memorias culturales. 83
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Si algo hemos de agradecer a las dictaduras neofascistas y las posteriores restauraciones democráticas, entonces, es haber colocado la cuestión de la memoria precisamente en el centro de la problemática social. Con el fin de instalar el modelo neoliberal, ambos regímenes implementaron políticas del olvido, reconociendo implícitamente que la memoria es un campo de lucha política, cuyo control es vital para el ejercicio efectivo del poder. Si tanto el neofascismo como las neodemocracias implementaron políticas del olvido orientadas a desmovilizar la sociedad, la recuperación de la memoria se tornaría un objetivo político central. Pero, ¿ de qué memoria o memorias se trata ? Si la memoria histórica nacional había sido forjada sobre el olvido de su propia historia, de sus propios crímenes, de su propia construcción mito-poética, la política de la amnesia impuesta por el neofascismo intentó restaurar la monumentalidad de la memoria histórica, amenazada por entonces por el revisionismo histórico de izquierda. La memoria histórica neofascista fue impuesta doctrinariamente, pero también apuntalada en el olvido compulsivo de todo cuestionamiento a la memoria histórica. Esta campaña ideológica constituye quizás el acontecimiento más traumático en la historia uruguaya moderna, no por lo que pretendía hacer olvidar, sino por lo que obligó a recordar, en la medida que puso al desnudo, contra todo pronóstico, los soterrados orígenes históricos de la memoria histórica. Pues para silenciar toda crítica de la misma, el neofascismo se vio obligado a transgredir valores centrales del imaginario liberal nacional al incurrir en la tortura, la desaparición, el exilio. Esta violencia produjo fracturas irreversibles en el imaginario social, demostrando que el neofascismo y su política del terror no era un fenómeno extrínseco a la cultura uruguaya, sino su lado oscuro, manifestación de la barbarie largamente embozada bajo formas civiles, civilizadas, democráticas. En una palabra, al pretender restaurar coactivamente la menguada monumentalidad de la memoria histórica, el neofascismo expuso hasta la médula la historicidad de sus fundamentos imaginarios, es decir, que la nación no es más que una fabricación narrativa instituida a posteriori sobre la imposición de la amnesia de sus crímenes y la borradura de su artificiosidad. Más tarde, y ya bajo la democracia restaurada, este proceso se profundizaría aún más. El consenso en la amnesia y la coartada del silencio lastimarían la sociedad de mala conciencia. Esta amputación de las memorias culturales condujo a una desconstrucción de los mecanismos de producción identitaria. En forma similar a la disociación psico-social experimentada por exiliados y migrantes, embarcados en una aventura traumática y privados del halo protector del imaginario nacional, los inxiliados también se sintieron suspendidos entre un pasado perdido y un presente alienado, desarraigados y enajenados de una sociedad que no podían reconocer como propia. Dos 84
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veces huérfanos, enfrentaban a diario lo siniestro. Algunos, sobre todo los mayores, se refugiaron en la melancólica evocación del imaginario nacional ; otros, mayormente los jóvenes, para quienes ese imaginario significaba poco, radicalizaron su extrañamiento, adoptando una posición escéptica, nihilista, tomando distancia tanto de la nacionalidad como de la ideología neoliberal. Oprimidos por la pedagogía de la memoria histórica neofascista y destituidos de la memoria cultural, los jóvenes inxiliados estuvieron en condiciones de elaborar una antimemoria montada a contrapelo del sentido común desde la praxis cotidiana. Una memoria crítica erigida no sobre el recuerdo de la memoria histórica, ni tampoco sobre el recuerdo de su amnesia fundacional, sino sobre la actuación del recuerdo y la coacción del olvido. Sólo quienes comprendieron que no había manera de escapar a las trampas de la memoria estuvieron en condiciones de liberarse de la instrumentalidad de toda memoria. Desde esa posición de alteridad radical, levantaron sus antimemorias contra las políticas de la amnesia y contra toda mistificación de la memoria. Forjaron así una memoria negativa, tangencial, que permitió recordar no lo olvidado, sino el proceso mismo y la instancia de la amnesia. Una memoria crítica que exigió recordar que toda memoria también es, antes que nada, documento de un olvido.
El Imaginario Global y la lucha por la memoria Hoy, bajo la globalización, estamos experimentando otra brutal borradura de memorias, muy particularmente de las memorias históricas nacionales, que son literalmente arrumbadas en el basurero de la historia, para ser sustituidas a la rápida por la memoria pop global, cuyo propósito es promover el consumo, principalmente el consumo simbólico, que por su misma lógica se consuma al instante. Subsumido a la lógica de la mercancía, el consumo de memorias, como la historia misma, va siendo relegado a formas banales de la nostalgia. Estamos ante un nuevo régimen de administración de la memoria que revela el pasaje de las políticas de la memoria implementadas por los estados en la época moderna a una economía política de la memoria, de modo que las memorias, convertidas en mercancías, resultan reguladas por la lógica del capital. Todo esto ha acicateado la lucha por la memoria, así como el resurgimiento de memorias culturales largo tiempo soterradas. Pero esto ha llevado, asimismo, a diversas reificaciones de la memoria, mistificada a menudo como reducto incontaminado de lo auténtico, alimentando nacionalismos, fundamentalismos y xenofobias de variado pelaje. La globalización constituye un nuevo régimen de acumulación de capital, flexible y combinado, que articula la explotación del trabajo 85
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(sobre todo en la periferia pero también en los centros) con la explotación del consumo (sobre todo en los centros pero también en las periferias), y la producción a escala de bienes materiales con la producción segmentada de bienes simbólicos. Esta reconversión del régimen fordista determina un sistema en el que economía, política, sociedad y cultura parecen integrarse en una totalidad que vuelve inoperante la distinción entre lo material y lo simbólico, base y superestructura, realidad e ideología, puesto que la ideología se ha enquistado a la forma de la mercancía-signo que satura y regula el sistema. La cultura, ya sea como información, know-how, software, patentes u otras formas de propiedad intelectual, pero también como memoria, experiencia y saber colectivo, deviene una de las fuentes principales de capital variable y un medio decisivo de producción. Hoy, si el trabajo sigue siendo la fuente principal de creación de valor, extraído a escala global en la forma de plusvalía, el consumo, y particularmente el consumo de bienes simbólicos, ocupa un lugar fundamental como fuente indirecta de creación de valor y como fuente directa de creación de jouissance, apropiado como plus-de-jouir. Y esto me trae al punto que me interesa destacar. Existe cierto consenso en cuanto a que la globalización lleva a cabo un etnocidio mundial, aniquilando culturas subalternas y memorias locales. Esto ocurre, a mi entender, debido a la mercantilización de la subjetividad, el tiempo y la experiencia, el cuerpo y los afectos, la salud y la felicidad a la lógica de la mercancía-signo, proceso sólo posible gracias a la incorporación de países, pueblos y culturas a un mercado de trabajo y de consumo global. Y las mercancías no tienen memoria, o son, en todo caso, portadoras de una memoria ersatz. Las mercancías ocupan un presente absoluto, aun cuando ofrezcan la satisfacción de deseos a futuro. En ese sentido, tanto las memorias culturales, como las nacionales incluso, obstaculizan la libre circulación de imágenes, deseos, valores y memorias promovidos por el imaginario global, en cuanto religan al individuo a una trama simbólica y afectiva que hace irrelevante o, subsidiario al menos, el consumo. El capital precisa individuos absorbidos por el presente, obsesionados con la satisfacción inmediata del deseo. El consumidor ideal carece de pasado. Engarzada entonces a la cultura pop global, se despliega e instala en forma progresiva una memoria amnésica – hedonista, inmediatista, nihilista y cínica – que arrasa tanto con las memorias culturales como con las memorias históricas, sustituyéndolas por un difuso sentimiento de nostalgia de orden vicario que se manifiesta en las modas retro, el gusto por los oldies y la disneyficación de la historia. Afianzada mediante el olvido selectivo de memorias anteriores, como toda memoria, la memoria pop global instrumentaliza un nuevo orden social cuyo núcleo duro, irreductible, es la forma abstracta y vacía de la mercancía y el signo. Así como la memoria histórica realizó en su momento el disciplinamiento de 86
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las siempre plurales memorias culturales con el fin de homogeneizar una población heterogénea, la memoria pop global lleva a cabo una mayor y más profunda supresión de las memorias locales, regionales y nacionales, y con el fin de horadar la densidad de la historia borra sus pliegues y sus contradicciones, achatándola en un presente eterno, inmutable, final, donde sólo subsiste el placer del consumo y la seducción del significante. Esta memoria pop global está al servicio de un imaginario globocéntrico que condensa las fantasías cosmopolitas de la utopía realizada, una utopía sin topos, dice Bauman, que garantiza la felicidad al instante.
La migrancia transnacional y la deslocalización de la memoria Promovida por la necesidad de mano de obra barata del nuevo régimen de acumulación flexible y combinado, la erosión de las fronteras y las soberanías nacionales y la revolución tecnológica en las comunicaciones y el transporte, la migrancia y la diáspora transnacionales – que invierten las rutas migratorias modernas y generan nuevos modos y experiencias del migrar – desterritorializan individuos que quedan así expuestos a una aún mayor erosión de sus memorias culturales. Sin perder de vista las notables diferencias entre exiliados, refugiados y migrantes, toda migración implica un doloroso proceso de transculturación de culminación incierta ; una experiencia traumática cuyos efectos, no siempre visibles, promueven una profunda crisis de la identidad. Los migrantes de hoy, provenientes de regiones periféricas, neocoloniales o poscoloniales, están dispuestos a arrostrar los riesgos más atroces con el fin de vivir en el primer mundo, aunque sea en forma ilegal, en un limbo afectivo e imaginario donde prima la experiencia cotidiana de la marginalidad y la incertidumbre de la permanencia. Esa es la marca fundamental de la migrancia y la diáspora transnacionales. Mientras los inmigrantes de antaño, una vez procesado el duelo por la pérdida, se adaptaban y asimilaban a su nueva condición, los migrantes transnacionales parecen habitar una tierra de nadie. Acosados por ambiguos sentimientos de éxito y fracaso, experimentan su transitoria, transitiva condición, desde una encrucijada sin retorno. ¿ Qué efectos tiene sobre la identidad la diáspora transnacional ? ¿ Qué papel juegan los millones de migrantes en esta discusión sobre la memoria ? Indudablemente, el pasado resulta de una operación retrospectiva ; su sentido y su veracidad son formulados desde el ahora, lo cual confiere a la memoria su índole simultáneamente analéptica y proléptica : mira al atrás soñando hacia adelante, como el ángel de Klee. Del mismo modo, las memorias culturales, como toda memoria, son efecto de prácticas intersubjetivas de significación, un compuesto entre la conciencia 87
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del presente y la experiencia del pasado. La subjetividad, por ende, se constituye en la intersección del tiempo y el espacio, no en tanto categorías abstractas, sino como materialización de la praxis social aquíahora y el ejercicio de la memoria sobre el entonces-allá. Saturados de elementos imaginarios y simbólicos, los espacios amarrados a las memorias culturales abrevan de la historia, individual y colectiva. Están vivos, nos hablan, porque tienen un cogollo afectivo, ya sea la cama, el cuarto, la casa, la plaza, la iglesia o el camposanto. En ellos se localiza la pasión, la acción, la vida. El tiempo. La casa en la memoria y la memoria como casa de que habla Bachelard11, nuestro rincón del mundo, nuestro primer universo, esa región lejana donde la memoria y la imaginación permanecen asociadas y donde prima el espacio. Esta es la paradoja de la memoria, cuya forma es el tiempo, pero un tiempo desmaterializado, despojado de densidad y de textura, carente de duración en el sentido bergsoniano, por lo cual es sólo aprehensible mediante su anclaje en lo espacial. Donde el inconsciente reside. Puede ser una casa, una calle o un barrio, un rostro o un objeto, un sabor o un aroma, sin duda una voz, donde descanse el verdadero sentido del lugar, del hogar, de la patria, del pago. Ese es el objeto nostálgico del migrante, siempre cerca y tan lejos, suspendido en la memoria como puro deseo. No es el país que fue, tampoco al que van a volver. Es todo eso pero mucho más. Es la tierra que pobló la infancia, el pasado que pasó, pero también el pasado que no fue, las fantasías que soñaron, que los soñaron y que siguen soñándolos. Es esta interpelación de la memoria por las circunstancias concretas del aquí-ahora lo que activa las experiencias del entonces-allá, generando lo que Benjamin denomina imágenes dialécticas12 , cuando lo que ha sido se funde de improviso con el ahora en un destello del cual se desprende una constelación de imágenes. Es en la confluencia del presente del ahora (Jetztzeit) con el pasado de la experiencia acumulada (Erfahrung) donde se produce la experiencia vivida como duración (Erlebnis) : como presente concreto. La experiencia vivida es la duración de la memoria en el presente del ahora : es la confluencia del ser con el devenir. En esa encrucijada se ubican las memorias culturales, lo primero que pierden y que buscan recuperar los migrantes, refugiados y exiliados en la diáspora. Sensación de extrañamiento y disociación psicológica que hace que el 11
Gaston Bachelard, La poética del espacio, México, Fondo de Cultura Económica, 1983. 12 Ver : Walter Benjamin, Illuminations. Essays and Reflections, Hannah Arendt (ed.), Harry Zohn (trad.), New York, Schocken Books, 1969 ; y The Arcades Project, Howard Eiland y Kevin McLaughlin (trad.), Cambridge, MA-London, England, The Belknap Press of Harvard University Press, 1999.
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migrante se sienta siempre en tránsito, suspendido entre dos mundos. Esto se debe a la incertidumbre social y la inestabilidad económica, sin duda, acrecentadas por la arbitrariedad de las leyes, las mil formas de la discriminación y la explotación laboral, pero también a la creencia de que el regreso a casa está siempre al alcance de la mano. El sentimiento de desarraigo, de vivir en una tierra de nadie, entre un pasado perdido y un presente aún no plenamente asumido, se vuelve su segunda piel. Perdido en la temporalidad abstracta del capital global, y alienado en un espacio social que le es siempre ajeno, el migrante desarrolla poco a poco una suerte de bifocalidad, necesaria para negociar cada acto, diseñar estrategias cotidianas y dar sentido a prácticas en las cuales convergen el aquí-ahora de las experiencias vividas con el entonces-allá de las memorias culturales. Esta tensión genera una id/entidad dividida y esquiza ; una id/ entidad flexible pobremente ajustada al régimen de acumulación flexible del capital transnacional ; una id/entidad de sobreviviente. Esta id/entidad está obligada a funcionar siempre en subjuntivo, como si fuera completa e indivisible, a sabiendas de que una identidad plena es sólo una ficción para seguir adelante día a día ; una sutura estratégica sin la cual el sujeto, fragmentándose, sucumbiría al autismo social o a la esquizofrenia. En esta experiencia de la transitoriedad y la transitividad, la promesa del regreso a casa se vuelve imposible, ante la progresiva certidumbre de que la migración es sólo un viaje de ida, pues ya no hay adonde regresar, a no ser que sea a las tierras de la memoria.
Ciudadanía global cosmopolita ¿ Cuál sería el papel de la migrancia transnacional en la emergencia de nuevas formas de ciudadanía ? Pues el migrante es, por definición, un meteco, un extranjero que carece de los derechos, los privilegios, las garantías y las obligaciones de un ciudadano, y a pesar de haber perdido gran parte de su soberanía económica y política bajo la globalización neoliberal, los estados nacionales siguen monopolizando, junto al ejercicio legal de la violencia, la capacidad de otorgar y denegar ciudadanía. Si es un lugar común de la tradición liberal asociar la libertad de mercado al sistema democrático, probado está, pese a la cantinela neoliberal, que la democracia y el neoliberalismo son, de hecho, inconciliables (como el mismo Samuel Huntington admite, la democracia no es sólo compatible con la desigualdad económica, sino que depende de ella13). La falacia reside en confundir las formas de la democracia liberal, no importa cuan vacías, con los elusivos valores democráticos, y la pluralidad con el multiculturalismo, que en sentido 13
Samuel Huntington, “The Modest Meaning of Democracy”, in Robert A. Pastor (ed.), Democracy in The Americas : Stopping the Pendulum, New York, Holmes and Meier, 1989, p. 13.
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estricto busca regular la coexistencia de minorías étnicas y comunidades migrantes al interior de un estado nacional. El multiculturalismo, a diferencia de las ideologías asimilacionistas de los estados nacionales modernos, sirve para señalar una postura tolerante y flexible respecto a la diversidad cultural. No obstante, al igual que la asimilación, impone una identidad trascendente y un determinado modelo de ciudadanía, con el fin de integrar distintos grupos étnicos a una sociedad y un mercado nacionales. No busca disolver las identidades etnoculturales, sino amoldarlas a nuevo tipo de ciudadanía multicultural que las subsuma en las instituciones del Estado14. De este modo, pese a la furibunda oposición que ha sufrido desde sectores nacionalistas de derecha, el multiculturalismo se ha constituido en un mecanismo político de administración de las diferencias, un dispositivo de contención de las tensiones sociales y los antagonismos políticos desviados hacia – o reducidos a – una manifestación predominantemente discursiva de lo cultural. Implementa, en otras palabras, una nueva cultura política, un nuevo modelo cívico que reduce la política de la lucha de clases a las políticas identitarias y de la diferencia, contribuyendo a la larga a encubrir desigualdades más profundas y alteridades más radicales bajo el velo ideológico de la multiculturalidad. Constituiría, de este modo, una suerte de racismo vergonzante enmascarado detrás de las formalidades políticamente correctas de la tolerancia liberal15,16. O, en otras palabras, un nuevo modo de la hegemonía17. Sin espacio aquí para elaborar sobre la relación entre multiculturalismo, liberalismo, sociedad civil y ciudadanía18, vale recordar que convertida en bisagra entre el neoliberalismo y el multiculturalismo, la sociedad civil vuelve a ser lo que fuera bajo el liberalismo de principios del siglo 14
Will Kymlicka y Wayne Norman (ed.), Citizenship in Diverse Societies, Oxford, Oxford University Press, 2000. 15 Fredric Jameson, Postmodernism or, The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991, p. 341. 16 Slavoj Žižek, “Multiculturalism, Or, the Cultural Logic of Multinacional Capitalism”, New Left Review, n° 225, 1997, p. 37. 17 Debido al marcado carácter instrumental, en última instancia ideológico, del concepto de “cultura política”, tal cual fuera formalizado por Almond y Verba (Gabriel Almond y Sidney Verba, The Civic Culture, Political Attitudes, and Democracy in Five Nations. An Analytic Study, Boston, Little Brow, 1965), prefiero atenerme al concepto de hegemonía gramsciano, adaptado a la realidad global posmoderna por Laclau y Mouffe (Ernesto Laclau y Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy. Towards a Radical Democratic Politics, London, Verso, 1985). Su índole funcionalista, conductista y behaviorista, puesta originalmente al servicio de la teoría de la modernización, sigue operando tácitamente en su concepción universalizante y acrítica de la gobernabilidad democrática liberal. 18 Abril Trigo, Crisis y transfiguración de los estudios culturales latinoamericanos, Santiago, Cuarto Propio, 2012.
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XIX, cuando los derechos del ciudadano “no entraban en conflicto con las desigualdades de la sociedad capitalista, pues eran, por el contrario, necesarios para el mantenimiento de dicha desigualdad, porque en aquel entonces la ciudadanía garantizaba solamente derechos civiles, indispensables para una economía de mercado competitiva. Los derechos civiles otorgaban a cada individuo, en su condición de individuo, el poder de lanzarse a la lucha económica como entidad independiente, pero permitían también negarle protección social sobre la base de que estaba capacitado para protegerse a sí mismo”, según dice T. H. Marshall en su seminal ensayo de 195019. Los derechos políticos y sociales del ciudadano moderno vendrían después. Lo que observamos hoy bajo el régimen de acumulación global, flexible y combinado es una reconversión de la sociedad civil al modelo neoliberal, de modo que esta deviene un instrumento de regulación social y difusión ideológica, dispensador de ciudadanía y administrador de diferencias, articulador de antagonismos y garante del consenso multicultural que, como demuestra Kymlicka20, se ajusta a la más rancia tradición liberal, contrapartida política de la economía neoclásica actualmente en boga. Al diluirse las fronteras entre lo público y lo privado, lo político y lo cultural, se impone entonces desde el imaginario global un modelo de ciudadanía multicultural y cosmopolita basado en un individualismo hedonista, consumista, competitivo y empresarial que promete a los sectores subalternos y los migrantes transnacionales la posibilidad de acceder al festín de la globalización 21. Por un lado, este modelo de ciudadanía, que coquetea con el multiculturalismo, la interculturalidad y los derechos humanos22 , estaría postulando quizás un nuevo principio de jus mundi que vendría a remplazar los tradicionales jus solis y jus sanguinis todavía vigentes. Por el otro, a pesar de las muchas, puntuales y novedosas formas de praxis 19
T. H. Marshall, “Citizenship and Social Class”, in Jeff Manza y Michael Sauder (ed.), Inequality and Society, New York, W.W. Norton, 2009, p. 150. 20 Will Kymlicka, Multicultural citizenship, Oxford, Oxford University Press, 1995. 21 Esto es particularmente importante en América Latina, donde amplios sectores de la población, aun cuando ideológicamente integrados al imaginario global, permanecen excluidos de los beneficios materiales de la globalización (Martín Hopenhayn, Ni apocalípticos ni integrados. Aventuras de la modernidad en América Latina, Santiago, Fondo de Cultura Económica, 1994). Esto explica su desconfianza en las instituciones del estado (30%) y los partidos políticos (20%), así como su baja estima de los derechos y obligaciones del ciudadano (31%). Si a esto agregamos los altos índices de percepción de discriminación (45%), los altos porcentajes de la población juvenil ni-ni (21%) y el temor a perder el empleo (35%), tenemos un cuadro ilustrativo de disponibilidad migratoria en América Latina (Corporación Latinobarómetro, Informe 2011, ). 22 UNESCO, Declaración universal de la UNESCO sobre la diversidad cultural, Montevideo, UNESCO-Ediciones Trilce, 2005, p. 4-5.
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social e intervención política de los innumerables grupos comunitarios, asociaciones barriales y movimientos sociales e indígenas, que ejercen y demandan una nueva forma de ciudadanía comunitaria y solidaria, las ilusiones de los migrantes continúan haciéndose trizas contra las políticas migratorias de los Estados nacionales, cuyo fin es preservar aquello de que, en esencia, el capital es global pero el trabajo es siempre local23. Se calcula que 11 millones de migrantes indocumentados, en su mayoría latinos, siguen con ansiedad el debate sobre la ley migratoria en los Estados Unidos, cuyo punto más polémico es precisamente el relativo a la ciudadanía. En un breve artículo publicado en 1993, e inspirándose en otro breve texto de Hannah Arendt en la que esta dijera “los refugiados empujados de un país a otro representan la vanguardia de sus pueblos”24, Giorgio Agamben reflexiona sobre como la figura del refugiado constituye algo así como el grado cero de la ciudadanía, y de qué manera el transmigrante actual, al igual que un refugiado, constituye una suerte de ciudadano de segunda (denizen). Escribe : “Considerando el por ahora imparable declive de la nación-Estado y la corrosión generalizada de las categorías político-jurídicas tradicionales, la figura del refugiado constituye quizás en el momento actual la única donde vislumbrar las formas y los límites de una comunidad política futura”25. Y luego agrega : “Los países industrializados enfrentan hoy una masa permanente de residentes no-ciudadanos que no quieren ni pueden ser ya sea naturalizados o repatriados. Estos no-ciudadanos tienen a menudo una nacionalidad de origen, pero en la medida que optan por no ejercer esos derechos, se encuentran de facto, como los refugiados, en una situación de apátridas. Tomas Hammar creó el neologismo de “denizens” para estos residentes sin ciudadanía, neologismo cuyo mérito es mostrar como el concepto de “ciudadano” no resulta ya adecuado para describir la realidad sociopolítica de los Estados modernos”26,27. Como sintetiza el clásico corrido de Los Tigres del Norte : Aquí estoy establecido en los Estados Unidos, Diez años pasaron ya que me vine de mojado, Papeles no he arreglado, sigo siendo un ilegal. 23
Manuel Castells, “The Information Age: Economy, Society and Culture”, Volume I: The Rise of the Network Society, Oxford, Blackwell, 1996, p. 475. 24 Hannah Arendt, “We Refugees”, Menorah Journal, n° 1, 1943, p. 77. 25 Giorgio Agamben, “Beyond Human Rights”, Open, n° 15, 2008, p. 90. 26 Ibid., p. 94. 27 Tomas Hammar, Democracy and the Nation State: Aliens, Denizens, and Citizens in a World of International Migration, Brookfield, Vt., Gower, 1990.
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Tengo a mi esposa y mis hijos, que me los traje muy chicos, Y se han olvidado ya de mi México querido, Del que yo nunca me olvido, y no puedo regresar. ¿ De qué me sirve el dinero si estoy como prisionero dentro de esta gran nación ? Cuando me acuerdo hasta lloro y aunque la jaula sea de oro no deja de ser prisión.28
Ni quiere quedarse ni puede irse. Y por detrás, acompañándolo como su sombra, la memoria.
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Los Tigres del Norte, “La jaula de oro”, 1986. .
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Théories transculturelles en devenir : les communautés autochtones nord-américaines face à la pensée altermondialiste Sophie Croisy Université de Versailles Saint-Quentin
La littérature dite autochtone ou native est née et a grandi dans un contexte transculturel forcé, un contexte de globalisation subie dont l’expression première fut la colonisation, processus tentaculaire de coercition des corps, des systèmes de pensée et des institutions culturelles et politiques des communautés autochtones à travers le monde. Malgré l’éradication de nombreuses communautés autochtones et la phagocytose culturelle que bon nombre d’autres populations autochtones ont subi, notamment dans les Amériques depuis leur « découverte » par les Européens, celles qui ont survécu à la colonisation des territoires ont su mettre en place des technologies de résistance aux pratiques coloniales, technologies qui ont conduit à la palingenèse1 des cultures colonisées acculturées, parfois même déculturées2 , alors que les prédictions sur leur avenir étaient largement pessimistes. Ces processus de résistance, eux aussi faits de violence et de rejet de l’autre colonial et de ses apports culturels, ont cependant participé au développement de nouvelles formes de transculturalité marquées par des procédés d’imbrication, d’échange, parfois même de collusion entre cultures « ennemies » et dont nous pouvons dire qu’ils redéfinissent la relation entre peuples autochtones et peuples colonisateurs, au-delà du concept de choc des
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Reconstitution, retour à la vie. François Laplantine, L’ethnopsychiatrie, Paris, Presses Universitaires de France, Collection Que sais-je ?, 1998, p. 81. Dans ce texte, Françoise Laplantine appelle « acculturation » le phénomène de remplacement d’une culture par une autre qui cherche à la supplanter, comme lors des conquêtes colonisatrices. La déculturation fait référence à la perte totale des repères culturels et à la sortie d’un individu de sa culture : la déportation des Africains vers les Amériques est l’exemple qu’il donne pour illustrer ce concept.
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cultures ou des civilisations définie par Huntington en 19963. Cette relation est aujourd’hui perçue comme un phénomène dialectique ou dialogique à travers lequel les oppositions identitaires définies comme binaires se diluent, se reforment, se diluent de nouveau. Ce phénomène, connu aujourd’hui sous le nom d’interculturation4, se caractérise par une multitude de phénomènes d’échange (osmoses, greffes, hybridations5) à travers lesquels « les cultures se produisent ensemble alors même qu’elles s’isolent ou se combattent »6. Ces procédés d’imbrication et d’échange entre nations colonisatrices et nations colonisées (une dichotomie qui se déconstruit et se reconstruit sans cesse) ont fait évoluer de nombreux champs théoriques et des champs de réflexion critique fondamentaux pour nos sociétés modernes7. De ce conflit sont également nées de nouvelles formes de littératures et de théories de la pensée, de nouvelles perspectives hétérologiques empruntes de controverses, qui mettent en lumière le rôle de la dissension8 dans le processus de gestion, de compréhension de l’altérité et de production de nouvelles formes de culture issues de la collision/collusion entre communautés. La valeur morale et humaine de la pensée légale internationale s’est amoindrie au fur et à mesure que le processus de colonisation se développait et que l’émergence du système des États, après le traité de Westphalie en 1648, a mis à mal les perspectives naturalistes sur le statut des peuples colonisés. À partir de cette période, et notamment à 3
Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations and the remaking of world order, New York, Touchstone, 1996. Ce texte défend l’idée que les identités culturelles et religieuses seront la source première de conflits en remplacement des conflits d’ordre idéologique qui ont marqué la première moitié du 20e siècle. Cette théorie est réductrice et erronée dans ce sens qu’elle définit des aires culturelles homogènes (ou blocs) et ne prend pas en compte les contentieux entre peuples à l’intérieur de ces blocs ou l’existence de liens culturels entre les peuples de blocs différents. Elle est réductrice du fait qu’elle explique le conflit uniquement en termes de tensions entre cultures et appartenances religieuses et ne tient pas compte des aspects territorial, économique, politique de ces conflits. 4 Terme avancé et défini par Jacques Demorgon dans son livre L’interculturation du monde, Paris, Anthropos, 2000. 5 Jacques Demorgon, op. cit., 2000, p. 35. 6 Ibid., p. 39. 7 Comme la législation internationale qui prend racine dans la relation conflictuelle historique entre peuples autochtones et peuples coloniaux dans les Amériques. 8 Klaus Eder met en avant l’importance de la dissension pour une communication interculturelle constructive dans son article : « Conséquences “polémogènes” et conséquences “irénogènes” de la communication interculturelle. Réflexions pour une politique de la rencontre en Europe », in Pascal Dibie et Chrsitoph Wulf (ed.), Ethnosociologie des échanges interculturels, Paris, Anthropos, 1998, p. 65-70.
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travers des écrits philosophiques tels le Léviathan de Hobbes (1651), cette pensée naturaliste9 a été remplacée par une tension entre droits humains et droit des États. Toute une littérature légale que nous connaissons sous le terme parapluie de « laws of nations » s’est alors développée, en lien avec la pensée philosophique de l’époque. Ces « laws of nations » ont défini les droits naturels des nouveaux États-nations et ont déclaré leur souveraineté, notamment leur droit à une juridiction exclusive des territoires nationaux, ce qui a évidemment remis en question le droit des populations autochtones à la gestion de leurs propres ressources. Ces lois perdurent aujourd’hui, même si elles sont combattues depuis les années 1960 au sein des civil rights movements aux États-Unis et grâce au développement des human right laws qui mettent en avant le fait que les États ne sont pas les seuls à pouvoir bénéficier de la protection des lois internationales mais que d’autres types de nations, telles que les nations autochtones, peuvent également profiter de ce système de protection légale pour protéger leur autonomie, leur souveraineté, leur droit au territoire et à une gouvernance propre. Aujourd’hui, nous revenons vers le concept de souveraineté des peuples autochtones, un concept mis en avant aux débuts de l’ère coloniale, face à des systèmes économiques et politiques contemporains qui privent les communautés autochtones de leurs autonomies et de leurs libertés. Les caractéristiques de la loi internationale ont donc beaucoup changé ces dernières décennies. La législation internationale qui, à partir de la fin du 17e siècle, avait favorisé la construction d’empires coloniaux et économiques s’est vue activement influencée, et donc modifiée, par le travail de résistance des peuples autochtones et des traités, protocoles, et accords conclus au niveau international qui ont légalisé cette résistance. Ces accords ont demandé des États-nations qu’ils respectent le droit des peuples autochtones à l’autonomie et à une gouvernance propre et, plus largement, que les droits humains soient respectés pour tous les citoyens d’une nation10. Cette lutte pour les droits humains a été validée par des textes à portée internationale telle que la Declaration on the Rights of Indigenous Rights11. La législation internationale, domaine théorique crucial qui régit les relations humaines entre, et à l’intérieur, des nations, est aujourd’hui plus que jamais la sphère d’influence des populations autochtones, en Amérique et ailleurs. Celles-ci mènent campagne pour la reconnaissance 9
C’est-à-dire l’idée que l’humanité d’une personne était basée ou régie par la loi divine. 10 Voir le site du Permanent Forum on Indigenous Issues aux Nations Unies : . 11 , déclaration signée le 13 septembre 2007.
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des droits des peuples minorisés et, par extension, des droits humains, pour le retour à des systèmes de vie en commun basés sur des valeurs autres que celles proposées par les politiques culturelles, économiques, sociales de gouvernements nationaux obnubilés par des enjeux économiques difficilement réconciliables avec les enjeux humains et environnementaux mis en avant par les populations autochtones à travers le monde, et plus globalement par les organisations altermondialistes. Dans son livre Indigenous Peoples in International Law, S. James Anaya, professeur de droit à l’Université d’Arizona, retrace l’histoire des nombreux mouvements pour les droits des autochtones. Il soutient qu’avant l’ère moderne, le droit international, façonné par les Étatsnations, a favorisé les forces colonisatrices à travers le monde : pour lui, même si cela a changé assez récemment, le droit international, dont le point focal reste l’État-nation, est « now pulled at by a discourse directly concerned with individuals and even groups »12. Il est donc infléchi par un discours qui prend en compte les besoins et les intérêts des individus, des citoyens, des groupes et communautés culturelles locales. Au cours des 40 dernières années, le droit international a été progressivement influencé par les exigences des groupes culturels minoritaires, des groupes qui participent au dialogue transnational sur le droit à l’autodétermination. Cette préoccupation est partagée par les citoyens du monde qui, face à une crise multimodale et mondiale, subissent de plein fouet les conséquences sociales désastreuses de la dépendance économique des États sur les institutions financières internationales. Les groupes culturels minorisés ont donc produit des changements majeurs en établissant une forte présence dans le système international à travers un langage des droits des peuples et des droits humains13 qui a attiré l’attention des institutions internationales et des médias transnationaux sur les inégalités régionales. L’espace très normatif représenté par la loi et ses institutions est donc en pleine mutation, il se transforme progressivement en un espace de développement démocratique transculturel qui permet aux populations culturelles minoritaires d’être visibles légalement, même si l’évolution est lente et toujours imparfaite. Le progrès de la législation internationale, un domaine théorique qui régit le lien entre les peuples et les communautés, est aujourd’hui de plus en plus dialectique, dialogique, il procède du dialogue transculturel toujours en évolution. Cette évolution est soutenue depuis les années 1960 par nombre d’organisations non-gouvernementales à travers les Amériques et le monde, mais aussi par les littératures populaires et académiques 12
S. James Anaya, Indigenous Peoples in International Law, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 53. 13 Cette expression sera préférée à « droits de l’homme » dans cet article.
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qui ont proliféré et participé à établir la légitimité des demandes légales et politiques des peuples autochtones, notamment dans le domaine des sciences humaines et sociales. En effet, les littératures développées par des auteurs autochtones depuis les années 1960 qui traitent de la relation complexe entre colonisé et colonisateur, entre États-nations et communautés culturelles minorisées, comporte un volet « théorie de la pensée » qui remet en question les valeurs philosophiques, économiques, politiques qui ont participé à l’élaboration de l’ordre mondial sous lequel nous vivons aujourd’hui : la mondialisation, un ordre néo-impérialiste qui prend ses racines dans le processus colonial. Nombre de ces textes critiques renforcent le positionnement philosophique démocratique mis en avant par les législations internationales en défense des droits des autochtones, et donc des droits humains, et, cherchent à trouver des alternatives théoriques et pratiques à cet ordre mondial qui ne fonctionne pas car il est basé sur des valeurs philosophiques qui ont justifié la naissance des empires et la conquête des espaces physiques, des communautés culturelles et de leurs savoirs. Lorsque nous lisons des textes théoriques en sciences humaines et sociales sur l’organisation du monde (the world order) aujourd’hui, ses origines ou son histoire, nous réalisons que ces textes sont plus diversifiés que jamais en termes de perspective analytique, car ils incluent de nouveaux positionnements critiques (critiques féministes, postcoloniales, postmodernes, etc.) pour analyser les causes, les caractéristiques et les conséquences de la colonisation dans ses formes impérialistes et néoimpérialistes. Cependant, l’approche autochtone destinée à expliquer les processus économiques et politiques de la mondialisation, de ses effets, de son avenir, n’a pas encore pleinement intégré cette littérature critique. Duane Champagne écrit, dans la préface du texte Indigenous Peoples and Globalization: Resistance and Revitalization: Most contemporary theory does not conceptualize the existence or presence of indigenous peoples, let alone offer a theory or conceptualization of the cultural, political, social and territorial continuity of contemporary indigenous peoples and nations.14
Il met en avant l’idée que toute théorie du changement social doit inclure les perspectives indigènes15 afin de représenter la diversité des expériences et sociétés humaines et les possibilités à venir en termes de développement humain. Cette diversité permettrait l’étude de 14
Thomas D. Hall et James V. Fenelon, Indigenous Peoples and Globalization: Resistance and Revitalization, Boulder, Paradigm Publishers, 2009, ix. 15 J’ajouterais qu’elles doivent inclure plus globalement les perspectives des populations minorisées qui vivent au sein des États-nations modernes.
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multiples “patterns of change”16, des modèles de changement élaborés et vécus par les populations autochtones, et potentiellement porteurs d’inspiration pour une transformation des systèmes de pensée dominants qui soutiennent des modes de développement basés sur l’exploitation des masses, la non-distribution des ressources, le non-respect des territoires et de l’environnement et le non-respect des diversités culturelles. Actuellement, les références aux peuples autochtones dans le processus de réflexion sur la crise politique, économique et culturelle qui touche la planète sont loin d’être suffisantes car elles ne mettent pas assez en avant les techniques ou technologies de résistance aux aspects néfastes de la mondialisation mises en place par les peuples autochtones dans les Amériques et à travers le monde. Ce manque de représentation limite la possibilité d’une large conceptualisation ou théorisation de la continuité sociale, culturelle, politique et territoriale des peuples autochtones et du rôle qu’ils ont à jouer dans le processus de remise en question des valeurs et pratiques de la mondialisation. L’une des raisons qui explique ce manque de perspective autochtone dans la littérature qui traite des problèmes liés à la mondialisation est explicitée par Thomas D. Hall et James V. Fenelon17 dans leur ouvrage Indigenous Peoples and Globalization : Resistance and Revitalization. Selon ces auteurs, les points de vue théoriques et historiques sur l’évolution politique et économique du monde ont toujours considéré que les peuples autochtones avaient une position périphérique, et donc moindre, dans ce processus d’évolution. De plus, selon eux et jusqu’à récemment, les cultures dominantes/ colonisatrices ont considéré que les peuples autochtones étaient voués à la destruction ou à la disparition par intégration dans le moule moderne des identités dominantes nationales et globales. Pourquoi donc les intégrer dans une réflexion sur l’évolution des pratiques politiques, économiques, culturelles contemporaines ? Cependant, depuis la deuxième moitié du 20e siècle, des théoriciens et analystes culturels autochtones ouvrent la réflexion en sciences humaines et sociales sur cette relation entre peuples autochtones et mondialisation pour combler l’absence de perspective autochtone. Pour ces auteurs, toute théorie du changement (politique, économique, social), et donc de la mondialisation, qui n’inclue pas les problèmes fondamentaux des peuples autochtones doit être tout simplement considérée comme incomplète parce qu’elle ne prend pas en compte l’expérience d’une large portion de la 16
Thomas D. Hall et James V. Fenelon, op. cit., 2009, ix. Respectivement professeurs en anthropologie et sociologie, Thomas Hall est spécialiste de la culture Navajo aux États-Unis et James Fenelon, membre de la nation Lakota, est spécialiste des questions relatives à l’impact de la mondialisation sur les peuples indigènes en Amérique.
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population mondiale (avec approximativement 400 millions d’individus dits autochtones à travers le monde aujourd’hui). Ces auteurs mettent en avant le vide théorique et défendent l’idée que l’histoire moderne des peuples autochtones a été, en réalité, l’histoire d’une résistance à une mondialisation qui a tout d’abord pris l’apparence d’une colonisation physique et qui, aujourd’hui, se présente sous la forme de ce qu’on appelle le nouvel empire politique et économique global. Pour Hall et Fenelon, comprendre les processus de la mondialisation, ses caractéristiques et ses conséquences sur les sociétés et les individus, suppose la prise en compte des perspectives qui offrent une plus grande appréciation de la diversité des sociétés humaines. Inclure l’expérience des peuples autochtones est, pour ces deux chercheurs, une question de bonne pratique scientifique, de diversification et de collusion des méthodologies, un procédé interculturel nécessaire à l’évolution de la réflexion sur l’avenir des sociétés modernes. Aujourd’hui, les États sont écrasés par la mondialisation de l’économie qui rend les nations, de même que les régions au sein de ces nations, globalement fragiles : les peuples autochtones vivent depuis fort longtemps cette fragilité. Ils ont une plus grande expérience de la mondialisation, de la résistance à la mondialisation ou de l’utilisation de ses ressources18 que le reste du monde qui cherche, lui aussi aujourd’hui, à défendre les droits et les libertés dont il est privé. Cette résistance aux conséquences délétères de la mondialisation est une piste, une proposition de réponse que les théoriciens et analystes en sciences humaines et sociales qui s’intéressent à l’expérience autochtone, veulent aborder pour remettre en question les valeurs, les présupposés théoriques de la mondialisation. Il ne s’agit ni de tomber dans l’idéalisme ou la glorification de l’expérience autochtone, ni dans l’essentialisme, ni de remettre totalement en question la valeur des théories, des réflexions existantes sur la mondialisation ; pour eux, il est nécessaire de partir du principe qu’il existe des alternatives au système économique et politique mondial qui ne fonctionne plus aujourd’hui et que ces alternatives peuvent être en partie inspirées par les enseignements tirés des expériences locales autochtones qui offrent, comme le mettent en avant de nombreux théoriciens de ces expériences, une nouvelle vision politique de l’ordre mondial. Depuis les années 1960, on assiste aux États-Unis au développement d’une littérature autochtone qui promeut les pratiques de résistance à un système national et global de domination capitaliste (globalement soutenu par la législation nationale) et à des systèmes de valeurs basées sur le profit et l’accumulation. Au milieu de cette littérature de la 18
Des médias internationaux, entre autres.
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Les Amériques au fil du devenir
résistance, une théorie de la pensée amérindienne se développe et met en cause les bases théoriques de ces structures politiques et économiques contemporaines qui prônent le profit et la capitalisation à outrance de tout ce qui nous entoure19. Il s’agit à présent d’étudier le développement de cette théorie de la résistance et le rôle que peuvent avoir l’expérience et la littérature amérindiennes dans le processus de révision de la façon dont les sociétés contemporaines sont organisées, et de certaines de leurs perspectives philosophiques. De toute évidence, l’existence des peuples autochtones représente un challenge à la fois politique et idéologique pour nos sociétés contemporaines ; en effet, certaines pratiques communautaires locales peuvent offrir des modèles un peu plus « moraux » de la façon dont des groupes de personnes peuvent participer au « world system » et, en même temps, garder une identité propre, une humanité et une différence dans un système qui cherche l’homogénéité idéologique, politique et économique. Nombre de pratiques communautaires (mais pas communautaristes) culturelles, économiques, gouvernementales des peuples autochtones peuvent aider à la remise en cause et à la réévaluation de l’ontologie de la mondialisation et de la vision anti-humaniste, pour ne pas dire inhumaine, du monde qu’elle définit. L’une des réponses à la mondialisation, en tant que processus qui prône l’homogénéisation de la pensée, est le développement, aux ÉtatsUnis, des Native American critical theories, à la fois sociales et littéraires. Celles-ci participent à l’élaboration d’une vision du monde qui remet en question l’héritage philosophique et politique qui a conduit au désastre politique et économique que nous connaissons aujourd’hui. Cette nouvelle culture philosophique, les Native American critical theories, incorpore des stratégies que les auteurs qui participent à son évolution définissent comme « médiationelles », connectant différentes perspectives, des points de vue autochtones et non autochtones, des réalités historiques, dans un effort de transculturation 20. Les théoriciens qui participent à l’évolution de ce domaine de réflexion tentent d’accomplir ce qu’ils appellent des actes de traduction cross-culturelle en portant à l’attention de la culture dominante des alter-discours qui cherchent à déstabiliser les oppositions binaires (centre/marge, écrit/oral, théorie/pratique, économie/ 19
Y compris de la connaissance, un phénomène connu en anglais sous le nom de cultural homogenization. 20 La transculturation est définie par David Laporte dans Voyage au pays des « vrais hommes » : l’utopie transculturelle dans la saga des Béothuks de Bernard Assiniwi, comme « une certaine logique de l’échange structure les rapports interculturels, lesquels requièrent une reconnaissance bilatérale entre cultures confrontées et des rapports horizontaux basés sur l’intégration réciproque de l’Autre », temps zéro, nº 7, 2013. Disponible sur la page : .
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environnement, etc.) encore omniprésents dans nos manières de penser l’autre et notre environnement. Pour ce faire, ces auteurs enracinent leur réflexion dans des problèmes concrets liés au territoire, à la culture, aux besoins de leurs communautés et s’engagent explicitement dans des analyses des réalités politiques, économiques, culturelles, sociales des communautés autochtones et des sociétés qui les englobent. Ces analyses nous aident à concevoir différemment l’organisation de nos sociétés et les bases théoriques, politiques et économiques sur lesquelles ces sociétés reposent21. Les chercheurs et auteurs Hall et Fenelon comptent parmi ces théoriciens critiques qui ont mis en avant nombre de problématiques philosophiques et politiques importantes, développées dans les textes d’auteurs critiques amérindiens : ils mettent en exergue le développement d’une théorie de la pensée antisystématique, d’une réflexion sur les méthodes de résistance à la domination capitaliste, de modèles de gouvernance non-hiérarchisés, d’organisation de l’économie locale et de la gestion du territoire qui vont à l’encontre des concepts mondialistes de privatisation des ressources. En termes de gouvernance, ils insistent sur la nécessité d’une restauration et dissémination de certaines valeurs communautaires, notamment celle du consensus réfléchi (reflected consensus) que l’on trouve par exemple dans la culture Lakota et qui participe à construire une méthode de gouvernance basée non pas sur l’autorité d’une personne, mais sur la prise de décision participative. Ils insistent sur l’importance du développement d’institutions locales culturellement sensibles comme les Navajo et leurs « peacemaker courts » qui évitent les techniques oppositionnelles (adversarial techniques) des cours de justice américaines en tentant une résolution des problèmes en accord avec le concept d’harmonie qui est un concept important dans la culture Navajo22. Ils font également référence aux principes anticapitalistes qui redéfinissent la notion de ressource comme bien public, et non privé, et qui définissent les relations économiques entre individus comme devant être distributives. Ils analysent la bataille que mènent les populations autochtones aux États-Unis, notamment contre le capitalisme culturel, à travers la mise en place de systèmes de préservation des cultures autochtones, empreintes de tradition et de modernité, et donc évolutives, 21
Selon Joëlle Papillon, « Plusieurs auteurs d’aujourd’hui – pensons à Georges E. Sioui, Naomi Fontaine ou Thomas King – revalorisent les traditions des Premières Nations, voyant en elles « une éthique sociale » (Giroux, 2008, xx) qui non seulement fait contraste avec les pratiques nord-américaines destructrices pour l’environnement et le tissu social, mais est aussi proposée comme un remède, voire comme un nouveau point de départ pour imaginer un vivre-ensemble », dans « Imaginaires autochtones contemporains », temps zéro, nº 7, 2013. Disponible sur la page : . 22 Thomas D. Hall et James V. Fenelon, op. cit., p. 7.
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car produits du contact avec d’autres cultures. Cette multidimensionalité affirmée des cultures autochtones défie l’hégémonie d’une idéologie, d’une histoire, d’un modèle culturel unique. Tant de perspectives de pensée et d’organisation de la vie en commun qui pourraient profiter aux politiques culturelles et sociales officielles de la nation américaine, des États-nations et des institutions internationales qui définissent les modalités des politiques nationales en termes d’éducation, d’orientation économique, etc. Dans le domaine spécifique de la théorie littéraire, une réflexion s’est développée sur la relation dialectique, dialogique entre expérience autochtone et non-autochtone, et notamment sur la façon dont les instruments de l’analyse littéraire/culturelle en tant que méthodologie mondialisée dans l’approche des textes (outils méthodologiques qui se regroupent sous le nom de Western critical theories) peuvent profiter de/ et s’articuler avec la rhétorique autochtone pour donner naissance à de nouvelles formes de théories, de nouvelles méthodologies de lecture des textes, de lecture de l’autre. Nul ne peut ignorer l’approche séparatiste de certains auteurs et activistes autochtones qui cherchent à conserver une posture cloisonnante entre les cultures dans un souci de préservation d’une culture retrouvée, souvent empreinte de nostalgie, mais il semble que l’approche médiationelle, l’idée de médiation entre différents discours, différentes épistémologies, soit dominante aujourd’hui. En effet, les critiques littéraires amérindiens cherchent de plus en plus à mettre en avant leur position culturelle et intellectuelle liminale puisqu’ils travaillent à la jonction des cultures, des discours en tant qu’individus faisant partie de communautés qui sont les produits de diverses sphères culturelles. Le développement de ce type de théorie dans le traitement des textes/productions culturelles a pour but le mûrissement d’une théorie de la pensée interculturelle ou « interfusionelle »23, pour citer l’auteur amérindien Thomas King, qui suggère l’action de traverser des territoires culturels existants, et donc le développement d’une théorie de la pensée contre-hégémonique, altermondialiste, qui s’élève contre le capitalisme culturel, l’homogénéisation et la hiérarchisation de la connaissance et des discours. Cette nouvelle philosophie mêle des formes de discours « ennemis » et crée des moments de dissension qui permettent la formulation d’outils d’interprétation hybrides, hybridized interpretative tools24, propres au phénomène de transculturation explicité plus haut dans cet article et ancré dans l’inter-fertilisation des idées.
23
Thomas King, Green Grass, Running Water, Toronto, HarperCollins, 1993, xii. Elvira Pulitano, Towards a Native American Critical Theory. (Lincoln: University of Nebraska Press), 2003, p. 188.
24
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Pour conclure, il est évident que la littérature théorique amérindienne états-unienne et, plus globalement, les théories de la pensée et du vivreensemble issus de la collision/collusion entre pratiques culturelles minorisées et dominantes (une dichotomie sans cesse remise en question), cherchent à reformuler la relation entre peuples autochtones et mondialisation sur de nouvelles bases. Elle cherche à s’appuyer sur les possibilités offertes par l’échange transculturel entre théories/ praxies autochtones et théories/praxies mondialistes. Il en résulte un développement de nouvelles théories de la pensée transculturelles dans nombre de domaines – dont la législation internationale et les théories de la pensée sociale, culturelle et littéraire. Le bénéfice d’un tel travail d’imbrication, de circulation des idées et des pratiques est la production d’espaces d’intérité25 (in-betweenness) sans cesse en mouvement, en évolution, comme des lieux virtuels et réels de collaboration des champs de connaissance et de remise en question des systèmes de pensée et des pratiques monolithiques, et hégémoniques, que la mondialisation et ses acteurs nationaux et internationaux répandent et font perdurer. L’ultime étape de cette remise en question sera l’élaboration de stratégies méthodologiques et organisationnelles nouvelles, interculturelles, et conscientes des multiples enjeux du monde contemporain, tant dans le domaine philosophique que politique, économique ou environnemental – tous ces domaines sont, en effet, étroitement imbriqués, pour ne pas dire co-dépendants et attendent les choix stratégiques des communautés humaines présentes et à venir en quête de changement.
25
Jacques Demorgon, op. cit., 2000, p. 39.
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Topologie imaginaire des Amériques : les confins Rita Olivieri-Godet Université Rennes 2
Ce travail se propose d’interroger les figurations des rapports humains aux confins du continent américain au sein de textes littéraires qui mettent en scène des « territoires lointains » : les territoires nordiques du Canada, dans Chants polaires de Jean Morisset1 ; la forêt amazonienne, dans Yuxin-Alma de Ana Miranda2 ; la Terre de Feu, dans Luna Roja de Leopoldo Brizuela3. De l’extrême-Nord à l’extrême-Sud du continent américain, en passant par la forêt amazonienne, c’est la construction imaginaire de la conception de « confins » – appellation souvent utilisée pour désigner des terres « inexplorées », des terra incognita, renvoyant à la dichotomie entre civilisation et terres sauvages – qu’il nous intéresse d’examiner tout en soulignant les modalités spécifiques d’appropriation des éléments d’une mythologie de l’espace américain mises en place par les différents textes littéraires : la façon dont ils « inventent » le paysage ; leur « potentiel d’évocation iconique »4 ; le statut métatextuel du paysage seront au centre de notre analyse. La construction de l’espace littéraire est ici envisagée dans le sens de représentation (espace perçu) et de production de sens. Du topos au logos5, comment les poèmes de l’écrivain-géographe-voyageur québécois, le roman de l’écrivaine brésilienne et le récit de l’écrivain argentin fondent-ils des rapports à ces lieux emblématiques de l’espace ?
1
Jean Morisset, Chants Polaires, liminaire de Nancy Huston, Montréal, Leméac, et Arles, Actes Sud, 2002. 2 Ana Miranda, Yuxin-Alma, São Paulo, Companhia das Letras, 2009. 3 Leopoldo Brizuela, « Luna Roja », in Los que llegamos más lejos, Buenos Aires, Alfaguara, 2002, p. 245-307. 4 Cf. Philippe Descola, L’écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Versailles, Éditions Quae, 2011. 5 Fernando Ainsa, Del topos al logos : Propuestas de géopoética, Madrid, Iberoamericana et Frankfurt, Vervuert, 2006.
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L’imaginaire des « confins » et les Amérindiens L’imaginaire qui s’est élaboré au fil du temps sur ces territoires considérés comme des « confins » met l’accent sur leur éloignement et sur leur isolement. Caractérisés comme des régions sauvages, ces territoires ne peuvent pas être dissociés de la représentation des peuples premiers qui les habitent en tant qu’instances d’altérité6 : les Indiens de l’Amazonie, les Inuit du Grand Nord canadien, les Onas et les Yaganes de la Terre de Feu, ces deux derniers ayant aujourd’hui disparu. Au mot « confins » est associée l’idée de limite extrême d’un territoire. Du point de vue de l’histoire du continent américain, l’imaginaire des confins est en rapport avec le processus de démarcation territoriale qui débute avec la colonisation et s’étend jusqu’à la période de la formation des nations. Ainsi, tout au long des siècles, on voit s’ériger un espace rationnel, limité, habité, « civilisé », l’espace de la ville, qui est aussi celui où siège le pouvoir institutionnel, en opposition à un espace périphérique, marginal, immense, désert, sauvage, qu’il faudra dompter, ainsi que les peuples qui y habitent, au nom de l’intérêt de la nation. Comme le fait remarquer Claude Bourguignon7, la construction des espaces nationaux dans les Amériques s’est réalisée par rapport au projet d’urbanisation. La vision que les premiers Européens ont projetée sur le « Nouveau Monde », opposant le « monde civilisé » au « monde sauvage », qu’elle soit euphorique ou dysphorique, est transplantée à l’intérieur des territoires qui se sont constitués en tant que nations. Tout l’enjeu actuel consiste non seulement à démasquer les bases sur lesquelles ces nations se sont formées mais aussi à interroger le processus de construction de leurs frontières internes et externes et, ce faisant, à s’ouvrir à une pensée sur le continent américain. Les cultures autochtones se trouvent ainsi au centre de ce questionnement sur l’identité continentale américaine du fait même de leur caractère transnational et de leur inscription dans la préhistoire des Amériques. Les ouvrages qui nous occupent s’inscrivent dans cette mouvance. Ils se livrent à l’édification d’un imaginaire qui se réapproprie les références culturelles des peuples premiers et leurs formes de rapport au monde pour inaugurer de nouveaux questionnements identitaires. Au-delà du présent historique, dans lequel les peuples premiers essayent de survivre malgré l’Occident qui les rattrape, Chants polaires, de Jean Morisset, 6
Janet M. Paterson, Figures de l’autre dans le roman québécois, Québec, Éditions Nota Bene, 2004. 7 Claude Bourguignon, Stratégies romanesques et construction des identités nationales : essai sur l’imaginaire post-colonial dans quatre fictions de la forêt, Thèse de doctorat, Université Stendhal Grenoble III, novembre 2010. Disponible sur la page : .
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Yuxin, de Ana Miranda, Luna roja de Leopoldo Brizuela instaurent un ordre symbolique basé sur la représentation d’un espace lointain et illimité en phase avec une dimension temporelle de très longue durée qui recule jusqu’aux temps immémoriaux. Dans leur effort de s’approprier la vision du monde des Inuit du Grand Nord canadien, d’un peuple indien de l’Amazonie ou celle des peuples indigènes de la Terre de Feu, ces auteurs témoignent de la résistance des peuples premiers, éveillent leur mémoire ancestrale, font appel à une étendue in illo tempore et suscitent une interrogation métaphysique sur l’être humain et son rapport au monde.
La mémoire invincible : Chants polaires de Jean Morisset Du recueil de poèmes intitulé Chants polaires de Jean Morisset émerge une voix poétique qui cherche à fusionner avec la nature physique et humaine pour évoquer l’expérience unique de ce territoire. La voix du sujet poétique, dans la poésie de Morisset, surgit de l’interaction du vivre et de l’écrire. Sa poésie est nourrie de l’expérience acquise dans le parcours nomade du poète à travers le continent américain – lui qui a navigué d’Arctique en tropique « sans perdre ni sa coque ni son sillage », comme le vieux glacier de son poème (p. 76-77). La puissance créatrice de ses chants vient d’une parole poétique en quête ontologique qui inaugure une vision de l’intérieur tout en promouvant une sorte de « lecture cosmopoétique du monde »8. D’un certain point de vue, les poèmes de Jean Morisset sont une invitation à l’expérience du divers, pour reprendre l’expression de Victor Segalen9 : ils imposent un déplacement spatial en évoquant l’espace lointain, méconnu et emblématique du Grand Nord canadien ; ils célèbrent l’altérité anthropologique ; ils suggèrent, par l’hybridisme du langage qui incorpore au français des mots anglais et des mots inuktitut/inoutitout, des passages entre les mondes inuit et occidental. La parole poétique de Jean Morisset pousse cette expérience du divers encore plus loin, lorsqu’à travers les chants que le poète exécute, à l’unisson avec les éléments de la nature, il investit l’expérience ancestrale des Inughuit – les Inuit, les Esquimaux polaires : des décombres de l’utérus glaciaire sous la transpiration transie de la grande primevère polaire 8
9
Kenneth White, L’esprit nomade, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1987, p. 357. Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Le Livre de Poche, 1986.
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survient au moment le plus inattendu le grand tambour palpitant à la peau tendue et voilà qu’une vieille mémoire turgescente surgie de la glace maronne décrépie s’empare de l’aïeule à moitié assoupie pour faire émerger le chant réfringent des chasses ancestrales emportées par la débâcle des millénaires et déposées aux quatre coins émoussés de la banquise cardinale aya aya aya aya aya aya ah-ha aya aya ha10
Dans ce poème, le choix du champ sémantique oppose des images d’un monde en voie de disparition à l’irruption d’un chant, qui puise sa force dans la nature, pour évoquer la mémoire ancestrale de la chasse, activité structurante du mode de vie de tout un peuple. La figure de l’aïeule renvoie au savoir transmis de génération en génération par les personnes âgées qui jouent, au sein des communautés des peuples premiers, le rôle de gardien de leur mémoire. Le symbolisme du renouvellement suggère des liens secrets qui s’établissent entre la résurgence du printemps et l’émergence de ce chant de résistance qui nous transporte vers un passé où les Esquimaux étaient les maîtres de leur environnement. Le chant s’élève contre la déchéance de ce peuple et la perte de ses références culturelles. L’art accomplit ainsi la fonction de maintenir éveillée la mémoire d’une communauté dont la vie s’est radicalement transformée, dans un intervalle de temps très court. Cette dimension mémorielle qui traverse les poèmes des Chants polaires est ancrée dans une « faim archaïque » qui s’ouvre à la mémoire d’un héritage millénaire, à une forme de connaissance élaborée et partagée par la communauté qui donnait sens à son existence et qui fait défaut dans le présent. La transformation accélérée que l’Occident a imposée aux Esquimaux polaires, a été dénoncée par Jean Malaurie, ethno-historien et écrivain, spécialiste renommé de la géographie polaire. Dans un livre sur les Inuit de Thulé, au Nord du Groenland, l’auteur, qui les a fréquentés lors de ses expéditions, a pu témoigner de la transformation subie par cette 10
Jean Morrisset, op. cit., 2002, p. 66.
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population dans la deuxième moitié du XXe siècle : « De l’âge du harpon et du phoque à l’âge du cosmos, en quarante-cinq ans : quel destin et quel défi ! »11. Dans un autre ouvrage consacré aux chasseurs de morses et de caribous de l’Arctique central canadien, Malaurie témoigne de la situation des Netsilingmiut (Péninsule de Boothia), en 1961 : pauvreté, famine, manque de caribou dans ce territoire victime de la politique « indigène » avec sa mission « civilisatrice » implantée dans le Nord canadien12. Le projet de Morisset fait écho, dans la poésie, au travail de Malaurie, dans la mesure où le poète cherche à éveiller une mémoire géographique de dimension archéologique, en fouillant les éléments d’un paysage archéen, précambrien, de cette terre première, pour évoquer l’aube de l’histoire, comme en témoignent les innombrables métaphores, auxquelles il a recours, renvoyant à l’enfance du monde. Assise sur une symbolique spatio-temporelle archéologique, la transposition de l’écriture géographique sur le terrain de la poésie, réalisée par cette parole poétique, dénote le désir de reterritorialiser l’imaginaire sur le « Nouveau Monde ». Face à l’ampleur de la tâche à laquelle le sujet poétique est confronté, celui-ci, en « chasseur-poète » 13, hésite mais il ne renonce pas à « rescaper » ses « mots mouillés », au cours du voyage erratique que sa poésie inaugure. Le symbolisme cosmique explore l’opacité des signes. Malgré l’éternel retour des cycles temporels, l’être humain n’est pas à même de les comprendre, incapable qu’il est de percer le secret de la vie. Les photographies qui interagissent avec le texte poétique rendent encore plus intense l’impuissance de l’espèce humaine à dévoiler les mystères de la vie. Face à l’extrême beauté de ces immenses blocs de glaciers, 11
Jean Malaurie, Hummocks. De la pierre à l’homme, avec les Inuit de Thulé, Tome 1, Livre 1, Paris, Plon, 1999, p. 292. 12 Dans Jean Malaurie, Hummocks. Avec les chasseurs de morses et des caribous de l’Arctique central canadien, Tome 1, Livre 2, Paris, Plon, 1999, p. 82-83, l’auteur s’interroge sur la capacité de survie de certains groupes Inuit du Nord du Canada (Péninsule de Melville) qui doivent faire face au manque du caribou dans leurs territoires. Il dénonce également la mainmise occidentale sur ce territoire, comme c’est le cas pour l’usage belliqueux qui en est fait dans la période de la guerre froide : « Mais la vie est absente. Je ne vois aucune de ces bandes de caribous ou de bœufs musqués qui, il y a trente ans, étaient encore si nombreuses. Comment les Inuit – les Esquimaux Caribous, les plus archaïsants des Inuit –, liés exclusivement à la chasse continentale, survivent-ils ? Des groupes entiers de Naskapis, Indiens du Québec, disparurent en 1910 quand les hardes de caribous manquèrent. Nous survolons une base-relais de la Dew Line. Travail babylonien, entrepris en pleine guerre froide (1951), pour se prémunir contre une attaque surprise de Moscou et pouvoir riposter nucléairement à partir de Thulé ou des sous-marins lance-missiles en station secrète sous la glace de l’Océan glacial. ». 13 Jean Morrisset, op. cit., 2002, p. 64.
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témoins muets de la continuité de la vie, l’énigme demeure entière pour celui qui contemple les nuances de blanc reproduites à l’infini.
L’espace-temps amazonien dans Yuxin d’Ana Miranda La perspective temporelle adoptée par le récit d’Yuxin d’Ana Miranda est également celle de l’inscription dans un temps de longue durée qui se construit à partir d’une superposition de temporalités. Le roman s’applique à sonder les enjeux du présent en le mettant en rapport avec le temps immémorial projetant une visée de la trajectoire ancestrale et mythique de l’espace-temps amazonien. Dans Yuxin, le temps présent est celui du début du XXe siècle lorsque les peuples amérindiens se voient confrontés à un flux migratoire important de travailleurs brésiliens attirés par la première explosion de la production du latex dans la région amazonienne. Le récit élabore une sorte d’ethnographie poétique du quotidien des Indiens, principalement inspirée de la culture des Kaxinawa. L’espace référent est celui de la frontière de l’actuel État de l’Acre avec le Pérou, région de grands fleuves et de frontières poreuses, habitée par des peuples d’une même ethnie qui se retrouvent des deux côtés de la ligne frontalière. Le choix fait par le roman pour appréhender cet espace physique et humain est délibérément poétique, laissant au lecteur la tâche de reconstituer les données historiques, sociologiques, anthropologiques à partir des indices éparpillés dans le récit. De même que pour les poèmes de Jean Morisset, avec lesquels l’auteur partage la perspective géo-poétique de l’espace, les rapports au temps et au lieu sont investis par les sensations, pour faire éclore une dimension affective de l’espace. Par la voix de la narratrice-protagoniste Yuxin, dont le nom en langue kaxinawa signifie (approximativement) « âme », le lecteur pénètre dans un mystérieux univers orienté par son regard. Dès lors, il est submergé par une sensation d’étrangeté face à l’opacité des référents culturels, sensation que le rythme incantatoire du langage et la langue hybride auxquels le récit a recours – le portugais parsemé de mots kaxinawa et des onomatopées qui font écho aux éléments de la forêt – ne font que renforcer. Une lecture des premières lignes du chapitre qui ouvre le roman, intitulé « kene, bordado », nous transporte d’emblée dans cet univers lyrique que le langage poétique inaugure : A pata da onça e aqui olho de periquito… bordar, bordar… Xumani está demorando tanto, quando ele voltar, amanhã, não vou contar nada, se eu contar, Xumani ciumento vai querer flechar as almas, matar as almas, quem pode as almas matar ? Bordar bordar… hutu, hutu, hutu hutu…aprendi o bordado kene em dia de lua nova… bordar…bordar… achei aquele couro de cobra atrás do tear, minha avó me levou mata dentro para eu saudar 112
Topologie imaginaire des Amériques : les confins
Yube e aprender o bordado kene, minha avó ensinou as cantigas, aregrate mariasonte, mariasonte bonitito… ela sabia essas cantigas, a avó da avó sabia, a avó da avó da avó, minha mãe sabe… bonitito bonitito yare… tiriri tiriri tiriri tiriri wê… hutu, hutu, hutu, hutu…14
L’intrigue, très simple par ailleurs, met en scène la souffrance de la narratrice-personnage qui doit faire face à l’absence de son mari, Xumani. Celui-ci s’est vu obligé de quitter son village pour ne pas se faire tuer par ses ennemis appartenant à une autre tribu indienne. Tout comme Pénélope, Yuxin passe son temps à broder dans l’attente du retour de son aimé. Cette référence intertextuelle au récit d’Homère permet de mettre en parallèle l’acte de broder et le tissage du fil du discours discontinu du personnage sur sa vie. Au-delà d’une simple référence intertextuelle au récit d’Homère, voire même d’une allusion auto-référentielle à la façon dont le récit se construit, en entrelaçant des éléments hérités des cultures amérindiennes et de la tradition littéraire brésilienne (dont Macunaíma15 et Maíra sont les exemples les plus évidents), l’activité du tissage fait partie de la tradition culturelle des Kaxinawa16. La prise en compte de cette donnée du réel met en relief le rôle de la mémoire généalogique dans la transmission de l’expérience cumulée au fil du temps. Tout comme dans le poème de Morisset, c’est la figure de l’aïeule qui est la gardienne de la mémoire ancestrale. C’est par l’intermédiaire de Mananan, son aïeule, que Yuxin hérite de l’histoire, des mythes et du savoir-faire de son peuple. La mémoire de longue durée est inscrite dans le récit qui ne cesse de renvoyer à cette forme de transmission de connaissance qui s’étale dans le temps, par le biais d’un refrain construit sur le principe de la répétition des mots pour simuler le recul dans le temps : « os avós dos avós dos avós dos avós nos contaram »17. Ce procédé renvoie également à la dimension mythique du temps qui évoque les légendes et les croyances sur l’origine du monde. Celles-ci structurent la pensée animiste de ce peuple ainsi que sa vie sociale. La mémoire de longue durée instaure des liens pérennes entre la population et son territoire. Elle nous parle du désir de réinvestir cet espace, bouleversé par la dispute pour sa possession après le boom du latex. Ces éléments du contexte historique, que le récit explore à travers la reprise de l’opposition 14
Ana Miranda, op. cit., 2009. Mário Andrade, Macunaíma : o herói sem nenhum caráter, Edição crítica de Telê Porto Ancona Lopez (dir.), 2ª ed, Madrid, Paris, México, Buenos Aires, São Paulo, Rio de Janeiro, Lima, ALLCA XX, 1996. 16 Philippe Erikson, « Uma singular pluralidade : a etno-história Pano », in Maria Manuela Carneiro da Cunha (dir.), História dos índios do Brasil, São Paulo, Companhia das Letras/FAPESP, 1992, p. 245. 17 Ana Miranda, op. cit., 2009, p. 126. 15
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des marques temporelles « antes » (avant) versus « agora » (maintenant), justifient une construction imaginaire basée sur l’opposition temporelle entre un temps de plénitude révolu et un présent associé au manque. Le présent est celui de la déterritorialisation, de la soumission à un ordre institutionnel religieux, de l’élargissement des conflits interethniques à des tribus qui se trouvent du côté du Pérou – les Takanawa –, de l’exposition à la violence des seringueiros et à celle de Brésiliens qui veulent tirer profit de la situation de fragilité dans laquelle se trouve la tribu de Yuxin. Le roman met en scène les modifications importantes de leur milieu de vie. Il fait allusion aux relations interethniques entre les tribus amérindiennes ainsi qu’aux relations qui caractérisent les groupes locaux vis-à-vis du monde occidental, dans ce territoire frontalier entre le Brésil et le Pérou. Il tire profit de cet espace frontalier dans lequel on assiste à l’exacerbation de la confrontation d’intérêts, en même temps que les différences culturelles semblent vouées à se confondre au fur et à mesure que les contacts et les échanges deviennent plus intenses. Par la représentation de l’immensité de la forêt amazonienne, le roman rappelle que l’Amazonie dépasse les frontières nationales qui ont séparé des peuples appartenant à la même ethnie et à la même famille linguistique Pano (les Kaxinawa du Brésil et les Takanawa du Pérou). La mémoire de la forêt amazonienne est constituée par des affinités identitaires et culturelles que les peuples premiers de cette région frontalière, située entre les fleuves Purus et Juruá, se sont partagées tout au long des millénaires, malgré les différences et les conflits qui les ont opposés. Le contact avec l’Occident projette ces peuples dans un avenir incertain oscillant entre menace d’extinction de leurs références mémorielles ou culturelles et transformation de ces références par des passages interculturels ou transculturels. L’espace frontalier est aussi bien celui de la barrière qui circonscrit une limite que celui du passage, caractéristique de la fluidité des contacts. La représentation de l’infini spatial d’un territoire qui est aussi perçu comme labyrinthique (« emaranhado de mata e cipós »18) liée à la temporalité est propice au questionnement des rapports de l’être humain au monde. À partir des singularités de son vécu spatio-temporel, Yuxin s’interroge sur l’énigme et les mystères de l’existence. Le rapport que le personnage établit au lieu et au temps s’ouvre à une approche ontologique que l’on peut rapprocher de celle des poèmes de Morisset.
18
Ibid., p. 77.
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La flamme de la mémoire : Luna roja de Leopoldo Brizuela L’élaboration du récit de Luna roja, centré sur la figure du foguista, explore la métaphore du gardien du feu. Au sein de la communauté des Yaganes, le foguista avait pour tâche de transporter le feu dans le canoë, de l’alimenter et de le maintenir allumé, lors de la navigation dans les canaux, dans un milieu climatique extrême : « El mar de la Tierra del Fuego es el más peligroso de este mundo. En las tormentas, sólo el foguista parecía conservar la esperanza »19. On peut lire Luna roja comme une allégorie du travail de l’écrivain, celui qui cherche à appréhender et à maintenir vivante la flamme de l’existence, celui qui garde la flamme qui illumine la mémoire, l’écriture étant, comme le feu, investie du symbole de la renaissance et de la permanence. Selon la signification que le texte confère au mot foguista, dans la langue yagana, celui-ci signifierait « gardien de la lune de la mer », la petite lumière du feu qui résiste aux tempêtes et qui signale le canoë qui transporte les survivants. Par le recours à la métaphore du feu, il s’agit également, pour Brizuela, d’inscrire la temporalité dans une très longue durée, procédé qu’il partage avec les textes de Morisset et de Miranda. Le sous-titre du récit Luna Roja – « Apuntes sobre el oficio del foguista en las tribus canoeras de la Tierra del Fuego » – laisse supposer que le lecteur aura affaire à une étude ethnographique sur les anciens habitants, aujourd’hui disparus, des confins sud du continent américain : les Yaganes (ou Yámanas et Alacufes) peuples de la mer, pêcheurs ; les Onas (ou Selk’nam) peuples de la montagne, chasseurs. Néanmoins, ce que l’auteur élabore, en effet, c’est une parodie d’études ethnographiques, de récits de voyage et de témoignages de missionnaires, navigateurs, voyageurs, explorateurs, colons et indigènes. Le croisement de tous ces discours constituera son tissu narratif qui interrogera la construction mythique sur cette région. Le principe de construction du récit est basé sur une figuration qui explore le potentiel d’évocation iconique (Philippe Descola) de la Terre de Feu et de ses habitants, en sondant des indices qui produisent l’image et qui demeurent actifs en celle-ci. C’est par des signes, des pistes, des indices que l’on pénètre dans la complexité de cet univers : réécriture de l’histoire ; inscriptions de mythes, de chansons, de rituels, de poèmes ; reprise, détournement, invention de témoignages. L’écrivain s’engage ainsi dans une construction imaginaire labyrinthique pour évoquer le quotidien du « foguista » dans un paysage inhospitalier, marqué par l’océan déchaîné et l’infini maritime, qu’il traverse en solitaire, au seuil des limites extrêmes de l’existence. Imitant la configuration de l’espace 19
Brizuela, op. cit., 2002, p. 257.
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du prototype réel (Philippe Descola) qu’il évoque – « labyrinthe d’îles et de canaux »20 –, solitude d’un décor du bout de monde, le récit fait appel à des motifs qui confèrent au paysage un statut métatextuel. À l’instar des Inuits, les Onas et les Yaganes de la Terre de Feu ont vu leur habitat et leurs cultures se transformer radicalement et abruptement dans un temps très court, l’espace de deux décennies à peine. Selon l’anthropologue Carlos Martínez Sarasola21, entre l’arrivée des premiers colons, en 1880, et la première décennie du XXe siècle, ces peuples indigènes de l’extrême Sud du continent ont été victimes de massacres, épidémies, empoisonnements qui ont conduit à leur extermination. Pourtant, ces Indigènes avaient développé tout un savoir sur leur milieu qui leur ont permis de survivre dans des conditions climatiques extrêmes, pendant des milliers d’années : les Onas, dans les montagnes de la grande île de la Terre de Feu, se consacraient à la chasse tandis que les Yaganes, installés dans les zones du littoral, au sud et dans les Canales Fueguinos, s’adonnaient à la pêche et à la chasse maritime. Ces deux peuples étaient considérés par des missionnaires et des scientifiques comme des représentants de cultures antithétiques. Néanmoins, tous deux s’autodésignaient dans leurs langues respectives par le même nom : los que llegamos más lejos (nous qui sommes arrivés le plus loin). Cette forme d’identification commune renvoie, dans la logique singulière de perception de ces peuples, à une projection d’eux-mêmes comme un ensemble unitaire, malgré leurs différences, contrairement à la logique classificatoire adoptée par les occidentaux qui établit des frontières rigides. Le récit de Luna roja semble adhérer à une représentation relationnelle de l’altérité de ces peuples, comme on peut le lire dans la scène initiale reproduite ci-dessous : Los onas, gente de las montañas de Tierra del Fuego, son cazadores y guerreros. Los yaganes, gente de las playas, son navegantes y pescadores. Cada amanecer, desde las cumbres más altas, los onas ven poblarse los canales de una infinidad de canoas, colmadas com los frutos de la pesca nocturna. A proa de cada una hay un remero, a popa otro, y ambos reman con la recia mansedumbre del deber cumplido. En medio de los dos, apenas se distingue la silueta del foguista. Encorvado, sopla y apantalla la última brasa en su brasero.22
C’est par l’observation des signes de l’altérité des Yaganes que les Onas prennent conscience de leurs différences ; leur regard vers l’autre 20
Ibid., p. 253. Carlos Martínez Sarasola, La Argentina de los caciques, Editorial Del Nuevo Extremo, Buenos Aires, 1992, p. 311-313. 22 Brizuela, op. cit., 2002, p. 249. 21
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construit un point de vue sur eux-mêmes. À travers cette projection miroir, le récit renforce l’idée d’une altérité complémentaire, d’une identification possible entre les deux peuples en renouant les liens qui les unissent de par leur origine (« hijos de una misma prehistoria »23) et leur destin commun (« ya ambos pueblos se hallaban virtualmente extinguidos »24). En se reportant aux cérémonies rituelles et aux mythes des Onas et de Yaganes, le récit suggère une affinité relationnelle entre les deux peuples, en les faisant momentanément partager le territoire et l’élément sacré de l’autre. La figuration interactive des échanges culturels entre les Onas et les Yaganes, élaborée par le texte, est en phase avec une interprétation anthropologique de certaines sociétés amérindiennes qui voit, dans leur façon de penser leur rapport à l’autre, les signes d’une relation immanente avec l’altérité25. Des sociétés dont le fondement même est le rapport à l’autre, qui se constituent à partir des échanges avec l’autre, au lieu de s’enfermer dans une identité substantielle. C’est ainsi que le récit de Luna Roja multiplie les indices d’une expérience relationnelle de l’altérité entre les Onas et les Yaganes, dont la transformation des délimitations spatiales en frontières fluides, par l’interchangeabilité de la place que chacun des peuples occupe habituellement, est une des illustrations les plus expressives. Cet endroit « le plus éloigné », auquel les deux cultures font allusion, au-delà de la référence à l’expérience historique et mémorielle partagée, fait écho également à l’expérience de l’extrême que le récit élabore en mimant la cartographie du territoire : Onas y yaganes, ¿ no recordarían de pronto, con la certeza deslumbrada de quien se mira por vez primera en un espejo, a aquellos remotísimos ancestros comunes que según se dice alguna vez partieron de Asia huyendo de alguna otra Tormenta Madre y que siguiendo a las golondrinas habían llegado a Alaska y cruzado Norteamérica, Centroamérica y Sudamérica hasta llegar aquí, sólo ansiosos de salvar su fuego, sólo deseosos de encontrar la isla en donde ninguna tormenta lo arriesgara ? ¿ No sería ese lugar más lejano, a la vez, aquel umbral de ambas memorias colectivas y este eterno final al borde de la tierra y de toda civilización, donde ya no se podía ir más allá ? « Tierra del Fuego », concluye Isáieva, « el lugar más lejano, tan al sur como puede irse en este mundo ; allí donde el misterio se volvía, en sí mismo, una respuesta, allí donde el silencio nos regala, como un árbol o una ballena, la poesía para siempre ».26 23
Ibid., p. 293. Ibid., p. 290. 25 Eduardo Viveiros de Castro, A inconstância da alma selvagem (e outros ensaios de antropologia), São Paulo, Cosac & Naify, 2002, p. 220. 26 Brizuela, op. cit., 2002, p. 294. 24
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Ainsi, la configuration géographique des confins renvoie à la frontière extrême entre la vie et la mort que le récit de Luna roja travaille dans deux directions : finitude et passage. À la première correspond le contexte de confrontation dans lequel s’inscrivent les rapports d’altérité entre les Amérindiens de la Terre de Feu et les Occidentaux. Le récit active la mémoire de l’histoire, celle de l’imposition de la logique de la conquête qui instaure l’invisibilité de l’autre et conduit à son anéantissement. L’autre façon de convoquer la frontière extrême est celle à laquelle la poésie adhère en faisant appel à des figures qui réactivent l’imaginaire de la perméabilité des extrêmes. D’un geste éthique et utopique, évoquant un rituel qui se perd dans la nuit des temps, l’écrivain-foguista renouvelle l’expérience-limite de l’écriture, en s’appropriant la réalité pour la réinvestir d’un sens, à la fois révélateur et énigmatique « para morir y renacer, morir y renacer, para salvarnos a nosotros todos »27.
Parcours poétiques à travers les Amériques Le choix d’une représentation esthétique qui intègre la dimension ontologique de l’espace à sa dimension topologique enracine l’histoire et la mémoire dans un temps de très longue durée – la « pré-histoire » des Amériques – pour rompre avec une figuration qui fait coïncider l’origine du continent américain avec l’arrivée des Occidentaux. Le « Nouveau Monde » n’a jamais été un territoire vierge, sans histoire et sans mémoire. Il s’agit partant, pour nos écrivains, de faire interagir passé et présent en faisant appel à la mémoire du passé sans oublier les problèmes actuels suscités par une cohabitation qui s’accélère et qui est en train de se dérouler sous nos yeux. Nous sommes tous concernés par ce présent, que nous soyons Inuit, Indiens de l’Amazonie, ou habitants des villes du continent américain. Les frontières sont en train de changer, où que nous nous situions : « Nous sommes tous contemporains »28. Ainsi, la représentation de ces territoires comme des confins est en train d’évoluer. Il n’y a plus de terres inconnues. Les « confins » ne sont plus isolés, mais se seraient-ils pour autant transformés en des « lieux de rencontre » ? Ce n’est pas la lecture que les ouvrages qui nous occupent font du présent, plutôt marqué par des signes de déchéance, mais c’est ce que la dimension utopique de leurs œuvres projette. La question qui se pose est celle d’examiner dans quel sens bougent les frontières, devenues poreuses, de ces « confins » ? Sur quelles bases pouvons-nous retracer le sens des Amériques ? Comment agir pour favoriser l’entrecroisement et 27
Ibid., p. 299. Fernando Ainsa, Palabras nómadas : Nueva cartografía de la pertenencia, Madrid, Iberoamericana, et Frankfurt, Vervuert, 2012, p. 75.
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le dialogue entre les cultures, dans un espace américain qui est toujours en train de se (re)construire ? Pour nos auteurs, l’ouverture à l’altérité des peuples premiers peut être une des réponses à ces questions. Leurs œuvres sont porteuses d’un espoir utopique, celui d’inclure l’héritage ancestral des peuples autochtones des Amériques dans l’expérience contemporaine du monde. Ils adoptent une perception poétique et sensorielle mettant en lumière une manière singulière d’habiter le lieu et le temps qui nous incite à « penser avec les sens »29. Ce faisant, ils réintroduisent une dimension utopique profonde dans un présent qui souffre énormément du désenchantement du monde. Comme l’écrit Gérard Bouchard, « la tâche présente appelle à réenchanter le monde, à inventer une transcendance ou son équivalent, à réconcilier mythe et raison, […] à réhabiliter le mythe comme ressort de la pensée »30.
29
Michel Maffesoli, Homo eroticus : Des communions émotionnelles, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 32. 30 Gérard Bouchard, Raison et contradiction : le mythe au secours de la pensée, Québec, Éditions Nota Bene/Cefan, 2003, p. 117.
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Nouvelles cartographies dans la littérature brésilienne : textualités amérindiennes Eurídice Figueiredo Universidade Federal Fluminense
Politiques de la mémoire Andreas Huyssen remarque que nous vivons sous le signe de la mémoire1. En effet, on peut constater qu’il y a une prolifération de discours sur la mémoire, soit de caractère politique, dans la lutte pour contrôler la mémoire collective, soit de caractère plus individuel, à travers les « écritures de soi ». Dans les grandes métropoles, on assiste à une monumentalisation et à une muséification de la mémoire et, paradoxalement, en même temps, on se rend compte que le monde oublie plus qu’il ne se souvient. Régine Robin, dans un livre intitulé La mémoire saturée, affirme : « Cet excès de mémoire qui nous envahit aujourd’hui pourrait bien n’être qu’une figure de l’oubli. Car le nouvel âge du passé est celui de la saturation »2. Jacques Le Goff signale l’importance de la mémoire collective dans le jeu de forces du pouvoir, affirmant que les oublis et les silences de l’histoire sont révélateurs de ces mécanismes de manipulation de la mémoire collective3. Walter Benjamin avait déjà dénoncé le fait que les historiens positivistes ont de l’empathie pour les vainqueurs, écrivant, ainsi, leur histoire et non pas celles des vaincus. Il faudrait donc à chaque époque arracher la tradition au conformisme qui cherche à s’en accaparer4. 1
Andreas Huyssen, Seduzidos pela memória, Sergio Alcides (trad.), Selection de textes de Heloísa Buarque de Hollanda, Rio de Janeiro, Aeroplano Editora/UCAM/ MAM, 2000. 2 Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2003, p. 19. 3 Jacques Le Goff, História e memória, Irene Ferreira, Bernardo Leitão, Suzana Ferreira Borges (trad.), Campinas, Editions UNICAMP, 2003, p. 422. 4 Walter Benjamin, “Sobre o conceito de história”, in Obras escolhidas : Magia e técnica, arte e política (Vol. 1), Sergio Paulo Rouanet (trad.), São Paulo, Brasiliense, 1993, p. 224.
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Comme remarque Régine Robin, le passé est à chaque fois reconfiguré parce qu’il n’y a pas de pays qui n’ait pas manipulé et falsifié son histoire. « Mais où y a-t-il une société constituée qui soit « en paix » avec son ou ses passés ? Où trouver une société qui, consciemment ou inconsciemment, ne manipule, falsifie, réoriente, reconfigure son passé, n’occulte certains de ses épisodes ? »5. On assiste au Brésil depuis les années 1980 à la reconfiguration de l’identité nationale qui devient d’ores et déjà plus problématique et plus complexe. L’éclosion de manifestations littéraires des minorités acquièrent par là un sens politique dans la mesure où de nouvelles versions pour le discours sur la nation entrent en concurrence sur la scène publique. D’un côté, les Noirs et les Amérindiens, qui ont été dominés et infériorisés au long de l’Histoire, mais qui sont entrés dans le discours de la nation métisse ; de l’autre côté, les descendants des immigrants, qui, quoique partie intégrante du pays, sont restés un peu en marge des discours des grands interprètes du pays. Le Brésil, comme d’autres pays de l’Amérique, a reçu des vagues d’immigrants : des Allemands et des Italiens, à partir du XIXe siècle, ensuite des Européens d’Europe Centrale et Orientale – parmi lesquels des Juifs – puis, des Japonais, des Syriens et des Libanais au début du XXe. Les descendants de ces peuples essaient de raconter des histoires qui refont le parcours des parents et des grands-parents qui ont été amenés à quitter leurs pays, soit pour des raisons économiques soit pour des raisons politiques. En outre, il y a une production littéraire venue des espaces périphériques, la poésie marginale, les récits qui émanent de la favela, bref, des écrivains qui se définissent plutôt par l’espace qu’ils occupent dans les métropoles que par une ethnie quelconque. Rétablir « la » vérité sur le passé s’avère être une impossibilité épistémologique mais il faut interroger le passé, questionner les mythes et légendes qui ont servi à la manipulation de l’Histoire par les groupes hégémoniques ; ce débat s’insère dans « une éthique de l’action présente »6 qui vise à révéler les non-dits et éclaircir certains malentendus de l’Histoire. Pour Régine Robin le passé reste un enjeu fondamental du présent. Le passé n’est pas libre. Aucune société ne le laisse à lui-même. Il est régi, géré, conservé, expliqué, raconté, commémoré ou haï. Qu’il soit célébré ou occulté, il reste un enjeu fondamental du présent. Pour ce passé souvent lointain, plus ou moins imaginaire, on est prêt à se battre, à étriper son voisin au nom de l’ancienneté de ses ancêtres. Que survienne une nouvelle conjoncture, un nouvel horizon d’attente, une nouvelle soif de fondation, et on l’efface, on oublie, on remet en avant d’autres épisodes, on retrouve, 5
Régine Robin, op. cit., 2003, p. 169. Jeanne Marie Gagnebin, Lembrar escrever esquecer, São Paulo, Editora 34, 2006, p. 39. Nous traduisons tous les textes cités à partir des livres publiés en portugais.
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on réécrit l’histoire, on invente, en fonction des exigences du moment, d’anciennes légendes7.
Hugo Achugar considère que « l’émergence de nouveaux acteurs sociaux nous permet de supposer le besoin […] de reconstruire une Histoire propre oubliée par le discours de la communauté hégémonique »8. Ainsi, en ce début de siècle, le principe directeur de la mémoire collective ne serait plus emblématisé par l’image de la racine, mais plutôt par celle du rhizome, à savoir, au lieu d’un mythe fondateur, il y aurait une prolifération de racines en forme de contre-mémoires9. L’émergence de « contre-mémoires », selon les termes de Hugo Achugar, appartiendrait au domaine du rhizomatique, puisqu’elles émanent des populations qui furent silenciées ; ces contre-mémoires ont un effet multiplicateur et suscitent des réactions chez d’autres groupes qui se considèrent eux aussi exclus ou effacés par l’ordre hégémonique. Si la mémoire rhizomatique consiste en un tissage d’histoires qui se croisent et appartiennent au domaine du multiple et du non-linéaire, elle se rapproche aussi de la notion de transversalité, utilisée par Edouard Glissant10 en 1981, afin de comprendre l’Histoire de l’Afro-Amérique. Dans une image poétique, il évoque les corps des Africains jetés au fond de la mer, pour figurer la mémoire qui aurait des racines sous-marines. Nicolas Bourriaud considère que le XXIe siècle a besoin de dépasser la simple coexistence de cultures différentes réifiées selon le modèle du multiculturalisme – perçu par lui comme une persistance de l’ethnocentrisme universaliste occidental – au profit d’une véritable coopération entre les cultures. Pour désigner ce phénomène il préfère parler d’altermodernité, qui se caractériserait par la présence de récits pluriels afin de réécrire l’Histoire, rendant ainsi compte des différentes versions11. Il emploie la métaphore du radicant, type de racine qui croît et se répand en fonction de l’espace qu’elle parcourt. Différent du rhizome de Deleuze et Guattari, qui se définit par la multiplicité, le radicant de Bourriaud assume la forme d’une trajectoire, d’un parcours, d’une marche effectuée par un sujet singulier12 qui se présente non comme une identité stable et fermée mais plutôt dans la forme de son errance. 7
Régine Robin, op. cit., 2003, p. 27. Hugo Achugar, Planetas sem boca : Escritos efêmeros sobre Arte, Cultura e Literatura, Lyslei Nascimento (trad.), Belo Horizonte, Ed. UFMG, 2006, p. 162. 9 Ibid., p. 175. 10 Edouard Glissant, Introdução a uma poética da diversidade, Enilce Albergaria Rocha (trad.), Juiz de Fora, Editora UFJF, 1996. 11 Nicolas Bourriaud, Radicante : Por uma estética da globalização, Dorothée de Bruchard (trad.), San Paulo, Martins Fontes, 2011, p. 26. 12 Ibid., p. 53. 8
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Nouvelles politiques d’affirmation Les groupes ethniques des Noirs et des Amérindiens qui cherchent à se faire une place plus centrale sur le marché des biens culturels n’ont jamais été tout à fait éloignés de la « ciudad letrada », selon Rama, au contraire, la littérature brésilienne la plus canonique a aussi bien des représentants d’ascendance africaine (Machado de Assis, Lima Barreto, Cruz e Souza) que d’origine amérindienne (Gonçalves Dias). Le phénomène actuel, qui se distingue, donc, de la simple existence d’écrivains noirs ou amérindiens, c’est que les écrivains veulent se déclarer « afro-brésiliens » ou « amérindiens », luttant, ainsi, contre l’idéologie de l’effacement des différences. En effet, l’affirmationisme noir/amérindien veut rendre leur présence plus visible dans la mesure où ils considèrent que le discours national a toujours « oublié » leur existence au profit d’un discours homogénéisant. La littérature qui surgit à partir de cette prise de position aurait un trait d’union (afro-brésilienne, amérindienne-brésilienne), comme on dit aux États-Unis, hyphenized literature or hyphenized identities. D’un point de vue éditorial il faut signaler que, bien que des auteurs noirs et amérindiens réussissent à publier plus facilement de nos jours, leurs livres sont édités en général par de petites maisons d’édition dont la distribution est assez précaire. L’étude faite par une équipe de l’Université de Brasilia, sous la direction de Regina Dalcastagnè, concernant les romans/récits publiés par trois grandes maisons d’édition (Record, Companhia das Letras et Rocco) entre 1990 et 2004, a démontré que 79,8% des personnages, masculins et féminins, étaient blancs. Du total des personnages analysés, 6% sont des femmes non-blanches et une seule femme noire joue le rôle de narratrice. L’absence ou le peu de représentativité des personnages féminins noirs et amérindiens ne correspond pas à la réalité sociale du pays, mais est compatible avec le fait que la plupart des auteurs publiés par ces trois maisons d’édition sont des hommes blancs. « Les recherches indiquent que les personnages des livres se déplacent sur une surface littéraire tout à fait semblable à celle de la réalité brésilienne actuelle. L’effet de réel engendré par la familiarité avec laquelle le lecteur reconnaît l’espace de l’œuvre finit par naturaliser l’absence ou la figuration stéréotypée des femmes, ou des différents groupes ethniques »13. Si les écrivains noirs et amérindiens publient dans de petites maisons d’édition, ils continuent en marge du marché éditorial, bien que les 13
Regina Dalcastagnè, “Imagens da mulher na narrativa brasileira”, in O eixo e a roda, n° 8, Programa de Pós-Graduação em Estudos Literários, UFMG, 2002.
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Nouvelles cartographies dans la littérature brésilienne
marges commencent à trouver des voies de légitimation, surtout par le biais des réseaux de recherche des universités. Quand on écrit l’Histoire « à rebrousse-poil » (Benjamin), l’effort pour le faire est beaucoup plus grand. La question identitaire des Afro-descendants et des Amérindiens s’exprime par la quête d’affirmation dans l’espace public. Malgré la critique des modèles de pensée fondés sur l’essentialisme, malgré la déconstruction des catégories basées sur l’opposition binaire prônée par Jacques Derrida, les Noirs et les Amérindiens, aussi bien au Brésil que dans les autres pays du continent américain, revendiquent une identité héritière de la spécificité de leurs histoires marquées par l’ethnicité. Le poète Aimé Césaire, créateur de la négritude, affirma jusqu’à la fin de sa vie qu’il se reconnaissait dans les Noirs du monde entier, malgré des différences éventuelles. De manière semblable, l’identification continentale des Amérindiens et des Afro-descendants a un double aspect : elle se présente à la fois comme appartenance à la communauté et comme stratégie politique. La lutte affirmationiste se fait d’abord par la récupération des écrits du passé. Au Brésil cela a été fait en grande partie pour la production littéraire des Afro-descendants14 mais, en ce qui concerne les Amérindiens, cela ne fait que commencer.
Les textualités amérindiennes Il faut d’emblée évoquer le génocide des Amérindiens : on estime qu’il y avait 4 millions d’Amérindiens en 1500 lors de la découverte du Brésil, et aujourd’hui, il en reste 900 000, qui parlent environ 180 langues. Cependant, malgré les pronostics qui insistaient sur leur disparation, justifiant ainsi une politique d’assimilation, les Amérindiens résistent. De nos jours les Amérindiens jouent la carte de la non-contemporanéité, que ce soit dans leurs manifestations politiques, culturelles et, plus spécifiquement, littéraires. Cette idée, développée par Jérôme Baschet dans son étude sur les révoltés du Chiapas, révèle que leurs discours politiques se situent dans différentes temporalités : 1. Le temps indigène du passé ; 2. Le temps fragile et incertain de la modernité ; 3. Le temps post-moderne de la domination globalisante qu’ils rejettent ; 4. Le temps 14
Eduardo de Assis Duarte et Maria Nazareth Soares Fonseca (dir.), Literatura e afrodescendência no Brasil : antologia crítica, UFMG, 2011, est un projet ambitieux de rassembler en une anthologie en 3 volumes tous les écrivains afro-descendants, accompagnés d’études critiques. Une autre anthologie de poésie afro-brésilienne, recouvrant une période de 150 ans, fut dirigée par Zilá Bernd : la première édition de 1992 fut suivie d’une seconde, déjà augmentée (Belo Horizonte, Mazza Edições, 2011).
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de l’espérance d’une nouvelle société qui traverse les trois premiers. « Utiliser à des fins de luttes les temporalités désaccordées de l’histoire, faire se rejoindre ces temps déjointés sans tenter de nouvelles synthèses, penser l’articulation du tout sans totalisation, telle serait cette improbable rencontre, une illustration en acte de la non-contemporanéité »15. Cette idée de non-contemporanéité me paraît fondamentale car, sans perdre le contact avec la tradition, ils s’insèrent dans la modernité, revendiquant leur participation dans tous les aspects de la vie sociale y compris dans la vie littéraire. Ainsi, à partir des années 1970-1980, apparaissent des productions écrites ainsi que des films, des documentaires, des enregistrements, faits par les Amérindiens en Amérique du Nord et du Sud. Ces nouvelles textualités vont de la transcription des traditions orales jusqu’aux livres « littéraires » au sens occidental. Un peu partout en Amérique les enregistrements de chants et les films documentaires ont connu une croissance significative ; les publications de livres augmentent bien que la visibilité et la répercussion de cette production soient encore très limitées. Outre les anthologies de textes oraux, en général organisées par des médiateurs, surgissent des auteurs amérindiens qui, ayant fait des études formelles, publient des livres qui se trouvent à la fois dans la tradition occidentale et amérindienne. Au Brésil, l’éclosion de la production amérindienne est récente. Elle a surtout été favorisée par deux actions gouvernementales et/ou d’ONG. Tout d’abord, par la création des Ecoles de la Forêt (Escolas da Floresta) au début des années 1980, dont les professeurs ont fonctionné très souvent comme médiateurs dans la transcription et la traduction des poèmes et/ou chants ; ensuite surgit une génération de professeurs amérindiens bilingues qui se chargent de l’éducation des enfants et des jeunes et créent des livres spécialement pour leur travail. Quelques-uns de ces livres ont été adoptés par le Ministère de l’Éducation et distribués dans toutes les écoles du pays à la suite de l’adoption de la loi 11.645/2008, qui établit l’enseignement obligatoire de la culture amérindienne dans les écoles brésiliennes, ce qui a provoqué une demande de livres écrits par des auteurs amérindiens. La plupart des auteurs amérindiens écrivent pour les enfants et adolescents, s’inspirant de leurs contes et mythes. En général ils jouent le rôle d’éducateurs, de militants et d’écologistes, visant à expliquer la philosophie amérindienne basée sur un rapport harmonieux avec la nature. Dans tous les discours des Amérindiens, du nord au sud du continent, il y a la référence à la Mère-Terre et la critique des pratiques prédatoires de la civilisation occidentale. Ironiquement, ce qu’ils disent et pratiquent depuis des siècles, est entré dans l’ordre du jour à l’ère de la mondialisation. 15
Régine Robin, op. cit., 2003, p. 50-51.
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Anthologie de la forêt16 Cette anthologie datant de 1997, qui réunit des textes d’auteurs amérindiens et d’auteurs non-amérindiens, est le premier livre de littérature créé pour les écoles amérindiennes de l’Acre (État de la région amazonienne). Il a été conçu par l’ensemble des professeurs amérindiens et Blancs de la Comissão Pró-Índio do Acre (CPI/AC), équipe qui travaillait depuis 1983 dans le projet de préparation du matériel didactique pour les écoles. Il s’agit donc d’un livre de création collective dans lequel les dessins jouent un rôle très important car ils sont en parfait dialogue avec les textes écrits. Parmi les textes d’auteurs non-amérindiens, il y a des classiques de la littérature brésilienne ainsi que des mythes ou légendes parfois réécrits ou adaptés par les professeurs blancs. Depuis, beaucoup d’autres ont été publiés surtout parce que la demande a augmenté en raison de la création d’écoles, de cours universitaires destinés à la formation des Amérindiens dans le système d’éducation publique, ainsi que grâce à la loi 11.645/2008.
Le livre des arbres Selon Maria Inês de Almeida, spécialiste de l’éducation amérindienne17, O livro das árvores est le livre amérindien destiné aux enfants et adolescents qui a eu le plus grand succès éditorial au Brésil. En 1999, il a été indiqué par le Ministère pour composer la bibliothèque de base du professeur. C’est le fruit d’un travail sur l’environnement chez les Ticunas commencé en 1987. Jussara Gomes Gruber, organisatrice du livre, explique qu’il ne s’agit pas d’un livre de Botanique mais plutôt d’un livre sur la mémoire des arbres, avec un langage dans lequel « s’entremêlent des connaissances pratiques, des valeurs symboliques et de l’inspiration poétique »18. Elle explique que les textes sont des créations collectives alors que les dessins sont pour la plupart le résultat d’un travail individuel. On peut se demander quels sont les effets de l’école dans la vie des Amérindiens. Maria Inês de Almeida considère que l’école instaure la contradiction, le détour, le déplacement, et finit par défaire des réseaux du su et du connu ; elle travaille à la revitalisation des traditions par la voie de la traduction, mettant en crise la mémoire elle-même19. 16
Antologia da floresta : literatura selecionada e ilustrada pelos professores indígenas do Acre, Rio Branco, Comissão Pro-Índio do Acre, Rio de Janeiro, Multiletra, 1997. 17 Maria Inês de Almeida, Desocidentada, Experiência literária em terra indígena, Belo Horizonte, Editora UFMG, 2009. 18 Jussara Gomes Gruber Ticuna (dir.), O livro das árvores, Benjamin Constant (AM), Organização Geral dos Professores Ticuna Bilingues, São Paulo, Global Editora, 2008, p. 7. 19 Maria Inês de Almeida, op. cit., 2009, p. 75.
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Daniel Munduruku L’écrivain le plus important est sans doute Daniel Munduruku 20, né en 1964 à Belém do Pará, qui a publié 43 livres. Son œuvre commence à être traduite, signe de légitimation et de reconnaissance de sa qualité et de son importance. Il a publié en 2001 un récit autobiographique dans une collection jeunesse intitulé Meu vô Apolinário. Um mergulho no rio da (minha) memória21, qui rend hommage et révérence à son grand-père Apolinário, qui lui a appris la sagesse et le respect de la nature et de l’héritage. Le premier chapitre de ce petit récit de formation s’appelle A raiva de ser índio22 dans lequel le narrateur, identifié à l’auteur, avoue qu’il détestait être appelé « Indien », ce qui était une marque de mépris car le mot était synonyme de sauvage. Subissant les brimades des autres enfants et ne sachant comment s’y opposer, il était malheureux. Dans la tribu, son grand-père, guérisseur et homme sage, s’est aperçu que l’enfant avait besoin de son aide et c’est cette histoire d’amitié et de complicité entre un vieillard et un enfant qui est racontée dans ce livre. Dans Todas as coisas são pequenas23, Munduruku reprend cet apprentissage au sein des peuples de la forêt mais le transpose dans un roman destiné aux lecteurs adultes. Il raconte l’histoire de Carlos, un entrepreneur de succès dont l’avion tombe en panne en pleine forêt amazonienne et est secouru par un Amérindien. Il découvre une autre culture et, à la fin, retourne au monde des Blancs déjà transformé par l’acquisition du savoir ancestral des Amérindiens. Le livre transmet une vision polarisée : les gens du monde civilisé ont des objectifs excessivement matérialistes tandis que le monde amérindien est intégré aux forces de la nature. Le roman, qui s’affilie à la tradition du roman baroque, a un personnage qui doit passer par une série d’épreuves. Comme le démontre Bakhtine, le roman d’épreuves le plus ancien avait un héros « achevé et immuable »24, mais, dans son processus de transformation, il aboutit au roman baroque dans lequel s’associe une idée de formation. On peut trouver ici quelques caractéristiques du roman baroque selon l’analyse de Bakhtine : 1. L’intrigue se constitue de détours au flux normal de la vie des personnages, à savoir il raconte des événements exceptionnels et des 20
Cf. . Daniel Munduruku, Meu vô Apolinário: Um mergulho no rio da (minha) memoria, São Paulo, Studio Nobel, 2009. Nous traduisons : « Mon grand-père Apolinário. Une plongée dans la rivière de (ma) mémoire ». 22 Nous traduisons : « La rage d’être indien ». 23 Daniel Munduruku, Todas as coisas são pequenas, São Paulo, Arx, 2008. Nous traduisons : « Toutes les choses sont petites ». 24 Mikhaïl Bakhtine, Estética da criação verbal, Paulo Bezerra (trad.), São Paulo, Martins Fontes, 2003, p. 207. 21
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situations qui n’existent pas dans la biographie commune de l’homme25 ; 2. Le temps de l’aventure ne correspond pas au temps chronologique car ce qui semble durer des jours et des mois peut ne correspondre qu’à des heures dans le temps réel ; 3. La représentation du monde se concentre sur le personnage central, qui peut se transformer alors que le monde social ne bouge pas. Il y aurait en outre un certain exotisme géographique. Le roman se rapproche de ce modèle du roman baroque : il arrive au personnage, Carlos, une série d’événements extraordinaires, à commencer par la chute de son avion en pleine forêt amazonienne. Le temps de l’aventure, qui dure presque le livre entier et qui paraît correspondre à des mois, ne correspond dans le temps réel qu’à sept jours. Il y a, donc, deux niveaux de récit : celui du rêve (ou d’une supra-réalité) passé parmi les Amérindiens, et celui du temps réel, 7 jours, passé dans l’avion. Le livre tourne autour d’un seul personnage qui, après son aventure auprès des Amérindiens, se transforme, mais le monde ne change pas. L’exotisme géographique réside dans la vie en pleine forêt. Au premier niveau du récit il est secouru par un Amérindien peint de rouge et de noir26 et le premier cliché qui lui vient à l’esprit est s’il est cannibale. Cet homme, Aximã, va être son guide et son mentor. Il y a un parallélisme entre les péripéties des deux : Aximã a la mission de transformer Carlos pour que lui-même se transforme. Comme Aximã avait eu une mauvaise expérience en ville, il lui fallait guérir de sa blessure afin de pouvoir se réintégrer à la vie de la communauté. À la fin, leur destin commun est lié : lors de la dernière épreuve, Carlos doit réussir à sortir de la grotte – le ventre de la terre-mère –, pour qu’Aximã en sorte aussi. Carlos découvre petit à petit la sagesse des Amérindiens : la manière dont ils détiennent le langage des rêves et peuvent entrer dans l’esprit des gens ; la maîtrise du langage de la forêt, le rapport égalitaire avec les animaux et les plantes. Le pajé lui dit : « Tout ce dont on a besoin est présent dans la forêt. Les hommes blancs ont oublié cela parce que toutes les choses leur sont données ou sont achetées avec le papier qu’ils appellent argent »27. À partir de la scène de la sortie de la grotte, symbole d’une nouvelle naissance, commence la conversion de Carlos aux valeurs plus pures, grâce à l’apprentissage entrepris auprès des peuples de la forêt. Une des choses fondamentales apprises consiste dans la non-séparation entre les morts et les vivants, les hommes et les animaux : les frontières étant poreuses, tout communique dans une vision cosmique. 25
Ibid., p. 210. Daniel Munduruku, op. cit., 2008, p. 45. 27 Ibid., p. 52. 26
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Le roman fonctionne comme un contre-récit qui affirme qu’il est possible de vivre selon une autre logique ou, comme dirait Walter Mignolo, de pratiquer une décolonisation épistémologique28. Dans cette vision contre-hégémonique, le personnage Carlos apprend que les Amérindiens « ne dissociaient pas la vie et la pensée ; l’apprentissage et le jeu ; la vie et les croyances »29. Lorsqu’il réfléchit aux bruits de la ville, au manque de communication entre les hommes, Carlos se rend compte que les civilisés vivent de manière plus sauvage que les Amérindiens. Ceuxci, de leur côté, croient que, vivant loin de la civilisation occidentale, ils peuvent préserver les traditions transmises par leurs ancêtres, et, dans une union cosmique, être plus heureux. Dans une réécriture révisionniste de l’Histoire, le livre évoque, sans le mentionner directement, le roman Iracema, de José de Alencar, roman fondateur de la nation qui racontait l’histoire d’une Amérindienne qui tombe amoureuse d’un Blanc, trahit sa tribu, et engendre le premier métis, ancêtre des Brésiliens30. Selon le livre, les métis sont devenus les propriétaires des terres alors que les Amérindiens furent refoulés vers l’arrière-pays. La partie qui décrit le monde amérindien – sa philosophie de vie, parfaitement imbriquée avec ses mythes cosmogoniques et sa médecine – est très convaincante et poétique. Le sens du titre du roman est donné par le pajé : « Il n’y a que deux choses que nous devons comprendre pour être heureux : on ne doit pas se faire de souci pour de petites choses ; et ne pas oublier que toutes les choses sont petites »31. Cette phrase est reprise de son livre-jeunesse Meu vô Apolinário : c’est ce que lui dit le grand-père. Si toutes les choses sont petites, la vie acquiert une autre dimension, voilà l’apprentissage que le lecteur partage avec le personnage Carlos. Daniel Munduruku fait une révision de l’Histoire et de la philosophie occidentale pour signaler que les Amérindiens ne sont ni primitifs ni sauvages, qu’il y a par conséquent une pluralité de vérités. Lorsqu’il relativise la culture, critiquant le prétendu universalisme de la civilisation occidentale, l’auteur se rapproche de Montaigne qui disait que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage »32.
28
Walter D. Mignolo, “Desobediência epistêmica : a opção descolonial e o significado de identidade em política”, Lopes Norte (trad.), Caderno de Letras, n° 34, Niterói, Instituto de Letras, 1º semestre 2008, p. 287-324. 29 Daniel Munduruku, op. cit., 2008, p. 78. 30 Ibid., p. 108. 31 Ibid., p. 129. 32 Michel de Montaigne, Des cannibales, traduit en français moderne par Séverine Auffret, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 20.
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Le personnage se demande à un certain moment si son père n’avait pas d’ascendance amérindienne car son mode de vie se rapprochait de celui qu’il venait de voir33. Ainsi, il se rend compte que la population brésilienne oublie ou méconnaît ses origines alors que les traces des cultures amérindiennes sont enracinées dans le mode de vie des populations métissées de l’intérieur du pays. À travers son personnage, Munduruku nous rappelle que souvent nous oublions notre ancestralité, nous oublions les enseignements de nos parents et grands-parents qui étaient beaucoup plus proches du monde rural, vivant plus en accord avec la nature.
Eliane Potiguara Metade cara metade máscara34 d’Eliane Potiguara articule genre et ethnicité de manière à déconstruire la représentation de la femme amérindienne dans la société brésilienne qui la traita, selon Graça Graúna, avec « malice, discrimination, brutalité, préjugés », la considérant comme « l’incarnation du mal »35. La voix narrative est presque toujours celle d’une femme, identifiée soit avec l’auteure, soit métamorphosée dans la voix de son alter ego mythique, Cunhataí. Il s’agit d’un livre hybride qui mélange des récits et des poèmes plus ou moins autobiographiques. Quelques fragments constituent des témoignages autobiographiques : on apprend que l’auteure est née dans l’État de Paraíba, au sein d’une famille d’Amérindiens desaldeados, c’est-à-dire, qui vivaient dans la ville et non dans les terres/réserves. La situation précaire de ses ancêtres découle d’un crime, le meurtre de l’arrière grand-père ; la veuve et leurs quatre filles ont été obligées de quitter leur aldeia et partir vers l’État de Pernambuco. La grand-mère, Maria de Lourdes, violée à l’âge de 12 ans, a accouché d’une fille, Elza, la mère d’Eliane ; par la suite, les trois sont parties vivre à Rio de Janeiro. Ces femmes subalternes, qui subissent la discrimination en raison de l’ethnie, de la classe sociale, du genre, sont l’objet de toute sorte de préjugés, mais elles résistent et s’occupent toutes seules des enfants car leurs partenaires sont morts ou disparus. Forcées à vivre dans une société qui les ignore, elles ne réussissent pas à s’insérer de manière adéquate dans la société, deviennent migrantes, essayant de survivre dans des conditions misérables. 33
Daniel Munduruku, op. cit., 2008, p. 107. Eliane Potiguara, Metade cara, metade máscara, São Paulo, Editora Global, collection Visões indígenas, 2004. Nous traduisons : « Moitié face/visage ?, moitié masque ». 35 Graça Graúna, “Identidade indígena : uma leitura das diferenças”, in Eliane Potiguara, ibid., p. 20. 34
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Eliane Potiguara, née en 1950, a fait des études pour devenir institutrice. Comme d’autres écrivains et leaders amérindiens, elle a adopté le nom de son ethnie comme nom propre. Elle voyage un peu partout afin de participer aux forums internationaux, en défense des droits des Amérindiens et des femmes. Cette expérience lui a rendu une vision internationaliste et cosmopolite, comme cela arrive, d’ailleurs, à la plupart des mouvements populaires contemporains, articulés dans des réseaux transnationaux, réels et virtuels. Eliane Potiguara commença à écrire de la poésie encore jeune. Son poème « Identidade indígena » le premier écrit par une femme amérindienne en portugais, est de 197536. Dans les textes plus poétiques, elle fait appel au couple mythique formé par Cunhataí et Jurupiranga comme dans le poème Ato de amor entre povos. Dans ce texte de 1982, elle démontre une vision latino-américaniste, puisqu’elle se réfère à l’empire Inca, à Potosí, à la Zamacueca andine, au lama et au charango. D’un autre côté, elle évoque spécifiquement son ethnie, les Potiguaras, et leurs voisins, les Tabajaras, qui, dans le roman Iracema de José de Alencar, étaient ennemis, mais qui sont en fait des frères37. La perspective latino-américaniste n’exclut pas son adhésion à la patrie Brésil. Le poème Brasil est rythmé par le refrain « O que faço com a minha cara de índia ? »38 , ce qui signale la survivance des Amérindiens. L’image de leur vie présente s’oppose à la vision mythique des Amérindiens du passé, vision idyllique et fausse propagée par le romantisme, reprise par des auteurs blancs qui présentent, dans des versions néo-romantiques, les Amérindiens dans un passé immémorial. Dans le poème Invasão, elle questionne les effets pervers de la colonisation qui viola les autochtones, métaphore de la Terre-Mère39. Lorsqu’elle visite des endroits comme les ruines des Missions à Santo Ângelo, Rio Grande do Sul, ou encore le cimetière amérindien en terres potiguaras, à Paraíba, la narratrice a l’impression que « l’on pouvait entendre les échos des cris de douleur dans l’air et les murs semblaient être imprégnés de la sueur de l’esclavage et du racisme ». Elle évoque la voix des opprimés en pensant aux millions d’Amérindiens qui sont morts au long des siècles de colonisation. Ces spectres continuent à hanter nos mémoires car, comme le remarque Régine Robin, le passé est « une force qui nous habite et nous structure involontairement, inconsciemment, l’étoffe de laquelle nous sommes faits »40. Cette construction de la mémoire va à l’encontre de l’oubli promu par le discours national dominant. 36
Ibid., p. 18. Eliane Potiguara, op. cit., 2004, p. 31-34. 38 Nous traduisons : « Qu’est-ce que je fais de ma tête d’Indienne ? ». 39 Eliane Potiguara, op. cit., 2004, p. 35. 40 Régine Robin, op. cit., 2003, p. 219. 37
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Le livre est dédié à la grand-mère, symbole de la résistance et de la lutte des peuples amérindiens, une femme qui a su préserver partiellement le savoir ancestral même dans des conditions défavorables. Guérisseuse, conteuse, c’est elle qui a transmis à sa petite-fille « les liens avec les ancêtres, la cosmologie et l’héritage spirituel »41.
En guise de conclusion Mônica Velloso démontre que la République au Brésil n’a pas réussi à offrir les bases intégratives capables d’unifier la société. « Des immigrants originaires du Nord-Est, des Amérindiens, des Gitans et des Noirs sont perçus comme des indésirables, incapables d’être assimilés par la ‘ville moderne’ »42. Le livre d’Eliane Potiguara retrace l’itinérance de la famille, toujours déplacée et mal logée : au nom du progrès et de la modernisation, des familles amérindiennes ont été fustigées. La migrance provoquée par des conflits de terre aboutit à l’occupation d’espaces périphériques, où elles doivent refaire leurs vies, tout en créant de nouvelles territorialités. Milton Santos souligne que pour les migrants la mémoire devient inutile, puisqu’ils ont besoin de « créer une troisième voie de compréhension de la ville »43, ce qui exige un effort supplémentaire pour dépasser les difficultés. Par ailleurs, la tension finit par engendrer un dynamisme qui les pousse à chercher de nouvelles formes de savoir. Malgré les obstacles, les migrants pauvres s’unissent dans des réseaux, constituant ce que Boaventura de Souza Santos a appelé le « cosmopolitisme subalterne » et Silviano Santiago le « cosmopolitisme des pauvres ». L’éclosion des voix amérindiennes au Brésil, quoiqu’embryonnaire, est une promesse de changement. Pour saisir les premiers pas d’un processus de transformation sociale, il faut réaliser une « sociologie des émergences », qui, selon Boaventura de Souza Santos, « consiste dans l’amplification symbolique des signes, pistes et tendances latents qui, bien que dispersés, embryonnaires et fragmentés, pointent vers de nouvelles constellations de sens en ce qui concerne la compréhension et la transformation du monde »44. Dans une attitude contre-hégémonique, les personnes appartenant à des groupes qui ont été infériorisés au long de l’Histoire s’organisent dans des réseaux transnationaux dont la lutte primordiale vise à l’inclusion et 41
Eliane Potiguara, op. cit., 2004, p. 26. Mônica Velloso, “As tias baianas tomam conta do pedaço : espaço e identidade cultural no Rio de Janeiro”, in Flora Süssekind (dir.), Vozes femininas – gêneros, mediações e práticas de escrita, Rio de Janeiro, 7 Letras, Casa Rui Barbosa, 2003, p. 94. 43 Milton Santos, “O lugar e o cotidiano”, in Boaventura de Sousa Santos (dir.), Epistemologias do Sul, São Paulo, Cortez, 2010, p. 598. 44 Boaventura de Sousa Santos (dir.), ibid., 2010, p. 50. 42
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à l’établissement de nouvelles attaches institutionnelles dans et en dehors du pays. À l’encontre de la pensée abyssale de l’Occident, Boaventura de Souza Santos – suivant l’exemple d’autres penseurs tels qu’Edouard Glissant, Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Walter Mignolo – postule la critique épistémologique afin de mettre en relief la pluralité et la variété des cultures, affirmant de nouvelles possibilités de concevoir le monde. Pour Boaventura Santos, la pensée post-abyssale part de l’idée que la diversité du monde est inépuisable et qu’elle n’a pas encore trouvé une épistémologie adéquate, elle reste encore à faire45. L’affirmation d’autres épistémologies s’insère dans ce que Boaventura appelle « l’écologie de savoirs », qui suppose la co-présence de cultures différentes dans un monde où sont privilégiées la multiplicité et la diversité. Il est donc urgent de devenir sensible à l’émergence des voix qui racontent d’autres histoires, à l’encontre de la pensée unique imposée par l’Occident.
45
Ibid., p. 51.
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Partie II Écritures de l’altérité
« Benito Cereno » d’Herman Melville : le spectre de la domination espagnole Michel Imbert Université Paris Diderot
La fragata de las máscaras de Tomás de Mattos1 s’inspire librement d’un récit d’Herman Melville, « Benito Cereno », lui aussi composé à partir du témoignage autobiographique d’Amasa Delano2 qui incluait les minutes du procès qui avait opposé le capitaine américain à son confrère espagnol auquel il avait porté secours. À l’instar de Tomás de Mattos, Melville se livrait déjà à un travail de réécriture et suppléait au silence des sources. La nouvelle de Melville est un palimpseste et c’est ce processus d’élaboration à partir du canevas fourni par des textes antérieurs que nous tâcherons de mettre en lumière. Par ailleurs, il y a tout lieu de comparer ces deux auteurs, malgré leur éloignement dans l’espace et le temps, car si Hawthorne dans The Scarlet Letter ne dépassait guère les limites du poste de douane, en revanche, Melville, dès 1855, s’aventurait loin des frontières nationales et hors des eaux territoriales nord-américaines, non seulement du côté de Haïti (l’ancienne Hispaniola) puisque la révolte des esclaves à bord du San Dominick évoque la révolution de Saint Domingue, mais jusqu’en Amérique du Sud, aux confins de la Terre de feu. Dans Benito Cereno3, au fil de la traversée, une translation s’opère des Antilles à l’île de Santa Maria au large du Chili, puis au Pérou, à Lima. La scène nord-américaine s’est considérablement élargie et elle s’étend désormais 1
Cf. article de Beatriz Vegh dans ce présent volume : « Béances narratives et roman contemporain : Melville et les mers du sud américaines dans la fiction de Tomás de Mattos ». 2 Le facsimilé du chapitre XVIII d’Amasa Delano, “Narrative of Voyages and Travels in the Northern and Southern Hemispheres”, Boston, 1817, est inclus en annexe dans Harrison Hayford, Alma A. MacDougall, G. Thomas Tanselle (ed.), The Writings of Herman Melville: The Piazza Tales and Other Prose Pieces, 1839-1860, Northwestern University Press, 1996. 3 Herman Melville, « Benito Cereno », in Harrison Hayford, Alma A. MacDougall, G. Thomas Tanselle (ed.), The Writings of Herman Melville: The Piazza Tales and Other Prose Pieces, 1839-1860, Northwestern University Press, 1996.
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non seulement aux Caraïbes mais à tout l’hémisphère sud-américain. Peu d’auteurs contemporains sont aussi conscients que Melville de l’axe NordSud et des relations complexes entre les deux Amériques. Nous voudrions suggérer que la révolte des esclaves qui est survenue au large du Chili est non seulement la réplique de la révolution de Saint Domingue ou de la révolte d’un Nat Turner en Virginie en 1831, mais qu’elle donne lieu à une interrogation d’ordre géopolitique sur les rapports entre les États-Unis et l’Amérique espagnole. L’action du récit se situe en 1799, au tournant du siècle et, à travers ses deux protagonistes, le capitaine Delano et le commandant espagnol qu’il juge à la fois décadent et despotique, Melville prend acte d’une mutation historique : le déclin de l’empire espagnol et l’émergence de l’impérialisme nord-américain au nom de l’idéal républicain prédestiné à servir de modèle d’émancipation aux jeunes nations sud-américaines. Ou, plus exactement, il met en scène la mutation d’un type de domination (par la force, voire la cruauté) à un autre, une nouvelle forme d’emprise, toute en douceur, soi-disant pour le bien de l’humanité. Tocqueville déjà ironisait sur l’apparent contraste et l’identité profonde de ces deux manières de coloniser. Nous tâcherons de montrer comment l’empire espagnol qui n’est plus que l’ombre de lui-même continue à faire planer une menace sur l’hégémonie nord-américaine qui en prend la relève mais qui s’expose à subir un destin aussi funeste même si elle en conjure le spectre au nom de la Destinée Manifeste. Puis, nous aborderons la question même de la langue dans cette nouvelle : bien qu’écrit en anglais, le texte de Melville est émaillé de quelques expressions espagnoles. Certes, elles sont rares et dans un espagnol parfois approximatif, mais elles semblent témoigner de la présence latente, quasi fantomatique, d’une autre langue, mineure, qui affleure sous l’anglais en passe de devenir la langue dominante, et qui, tel un revenant, fait retour par instants.
La décadence de l’Amérique espagnole et l’essor du nouvel empire nord-américain (« empire for liberty ») Melville campe son récit en 1799, au large de l’île de Santa Maria. La date et le lieu sont significatifs : In the year 1799, Captain Amasa Delano, of Duxbury, in Massachusetts, commanding a large sealer and general trader, lay at anchor with a valuable cargo, in the harbor of St. Maria – a small, desert, uninhabited island toward the southern extremity of the long coast of Chili. There he had touched for water. (46/17)4 4
L’édition anglaise utilisée est l’édition Newberry Northwestern. Le premier chiffre entre parenthèses renvoie à la pagination de cette édition. Le second à celui de la pagination de la traduction française de « Benito Cereno » par Suzanne Chambon, Le livre de poche, édition bilingue, 1992.
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« Benito Cereno » d’Herman Melville : le spectre de la domination espagnole
Outre le fait que la Santa Maria était l’une des trois caravelles qui avaient permis à Christophe Colomb de traverser l’Atlantique et de découvrir l’Amérique en 1492, le nom même de cette île au large du Chili, orthographié tantôt Santa Maria (108/283), tantôt St Maria (46), évoquait irrésistiblement la tragédie de l’Essex pour l’auteur de MobyDick. En effet, le capitaine Pollard, survivant du naufrage de l’Essex, coulé par Mocha Dick le 20 novembre 1820, avait été séparé de la baleinière d’Owen Chase et il avait été repêché au large de Santa Maria par le baleinier Dolphin de Zimri Coffin de Nantucket le 23 février 1821. Notons que dans le récit de Melville, les circonstances exactes de cet évènement ont été modifiées à dessein. Dans le récit original, le Tryal (espagnol) et le Perseverance (américain) s’étaient croisés au sud de St Maria le 20 février 18075 et non pas en 1799. La date choisie par Melville fait non seulement penser à une fin de siècle mais, plus précisément, à la révolution noire de St Domingue. Elle se situe entre l’abolition de l’esclavage sous la Révolution en 1794 et son rétablissement par le premier consul Bonaparte en 1802. Melville reste relativement fidèle à ses sources pour ce qui est du périple du navire espagnol, mais s’il retient Babo et Atufal, contrairement à Tomás de Mattos, il omet certains protagonistes comme Muri, également nommé Mure, le fils de Babo. Dans les minutes du procès incluses dans le récit d’Amasa Delano, la déposition de « Don Benito Cereno » (333) fait mention de « seventytwo negroes of both sexes, and of all ages, belonging to Don Alexandro Aranda, inhabitant of the city of Mendoza », parmi lesquels : […] twelve full-grown negroes, aged from twenty-five to fifty years, all raw and born on the coast of Senegal – whose name are as follow, – the first was named Babo, and he was killed – the second, who is his son is named Muri, – the third Matuliqui – the fourth, Yola – the fifth, Yau – the sixth Atufal, the seventh, Diamelo, also killed, – the eighth Lecbe, likewise killed […] (334) […] none wore fetters because the owner, Aranda told him that they were all tractable […] (334) […] the twenty-seventh of December, at three o’clock in the morning […] the negroes revolted suddenly […] (334) […] the negro Babo […] being the ringleader. (335)
Le navire vogue au large de Nasca (334) et fait relâche à Santa Maria « where they might water and victual easily, it being a desert island » (335) et : 5
Herman Melville, Narrative of Voyages and Travels in the Northern and Southern Hemispheres, Boston, 1817, p. 318.
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[…] that eight days after parting from the coast of Nasca, the deponent being on watch a little after day-break, and soon after the negroes had their meeting, the negro Mure came to the place where the deponent was, and told him, that his comrades had determined to kill his master, Don Alexandro Aranda, because they said they could not otherwise obtain their liberty. (336)
Les lieux mentionnés dans la nouvelle de Melville sont pour la plupart exacts mais il n’est fait nulle part allusion au Monastère du Mont Agonia et à l’Hopital de Sacerdotes (114/309) dans le récit de Delano ; il est logique que les deux navires mouillent à Conception avant de faire route vers Lima (58/69) mais il est possible que Melville se soit souvenu du chapitre du Voyage of the Beagle de Darwin qui évoque le tremblement de terre qui dévasta cette ville. En un sens, l’escale à Conception est la suite des séismes survenus en pleine mer. The deponent, as well as he could force himself, acting then the part of principal owner, and a free captain of the ship, told Captain Amasa Delano, when called upon, that he came from Buenos Ayres, bound to Lima, with three hundred negroes; that off Cape Horn, and in a subsequent fever, many negroes had died; that also, by similar casualties, all the sea officers and the greatest part of the crew had died. (110/289)
Pour ce qui est des principaux acteurs de l’histoire, notamment Benito Cereno et Alexandro Aranda, Melville suit d’assez près le récit d’Amasa Delano. Mais, contrairement au texte-source, leur nom n’est pas systématiquement précédé de leur titre, comme s’ils en étaient dépossédés au fil de l’histoire ou comme s’ils étaient condamnés à être dépouillés des honneurs dont ils étaient parés à l’origine : Melville joue peut-être sur le sens du verbe to don en anglais (revêtir un costume) en suggérant que ces titres honorifiques n’étaient qu’un déguisement trompeur. Don Alexandro Aranda, gentleman, of the city of Mendoza. (103/261) A short time after killing Aranda, they brought upon deck, his germancousin of middle-age, Don Francisco Masa, of Mendoza, and the young Don Joaquin, Marques de Aramboalaza, then lately from Spain, with his Spanish servant Ponce, and the three young clerks of Aranda, José Mozairi Lorenzo Bargas, and Hermenegildo Gandix, all of Cadiz. (107/275)
Ces noms apparaissaient dans le récit autobiographique d’Amasa Delano qui, déjà, se décrivait lui-même comme « the generous captain Amasa Delano » (337, 338) et mentionnait Don Francisco Masa et Hermenegildo Gandix, « his german-cousin Francisco Masa and his other clerk, called Don Hermenegildo, a native of Spain » (336). Il est également fait mention du pacte signé par Don Benito : « as also by the negroes, Babo and Atufal, who could do it in their language, though they were new in which he obliged himself to carry them to Senegal ». (337) 140
« Benito Cereno » d’Herman Melville : le spectre de la domination espagnole
Melville désigne Benito Cereno comme « l’Espagnol » alors qu’il est manifestement originaire d’une colonie espagnole d’Amérique du Sud (Mendoza, actuellement en Argentine et qui faisait alors partie du Chili), contrairement à d’autres membres de l’équipage originaires de la métropole. Melville oppose l’obséquiosité et l’autoritarisme légendaires de « l’Espagnol », symptomatiques d’un empire sur le déclin, au caractère fraternel et profondément démocrate du capitaine américain qui s’attache au contraire à faire preuve d’un sens de la justice typiquement « républicain ». Il se présente comme le représentant autoproclamé de « la démocratie en Amérique » dans les parages désolés du Chili : Struggling through the throng, the American advanced to the Spaniard, assuring him of his sympathies, and offering to render whatever assistance might be in his power. To which the Spaniard returned for the present but grave and ceremonious acknowledgments, his national formality dusked by the saturnine mood of ill-health. (51/39). The casks being on deck, Captain Delano was handed a number of jars and cups by one of the steward’s aids, who, in the name of his captain, entreated him to do as he had proposed – dole out the water. He complied, with republican impartiality as to this republican element, which always seeks one level, serving the oldest white no better than the youngest black; excepting, indeed, poor Don Benito, whose condition, if not rank, demanded an extra allowance. (80/161).
La nouvelle de Melville prend acte de la décadence de l’empire espagnol et de l’expansion croissante de la jeune république nordaméricaine. L’ambition proclamée de la doctrine Monroe (1823) n’étaitelle pas d’étendre sa zone d’influence à toute l’Amérique latine et à l’océan Pacifique sous couvert d’une mission supranationale ? Le délabrement du navire espagnol observé par le capitaine américain devient le signe révélateur du déclin de l’empire espagnol comparé à celui d’autres empires maritimes comme Venise (48-49/27). Upon a still nigher approach, this appearance was modified, and the true character of the vessel was plain – a Spanish merchantman of the first class, carrying negro slaves, amongst other valuable freight, from one colonial port to another. A very large, and, in its time, a very fine vessel, such as in those days were at intervals encountered along that main; sometimes superseded Acapulco treasure-ships, or retired frigates of the Spanish king’s navy, which, like superannuated Italian palaces, still, under a decline of masters, preserved signs of former state. (48/25)
Lorsqu’il prête secours au capitaine espagnol, Amasa Delano se comporte non seulement comme un confrère mais comme un ami : « A brother captain to counsel and befriend » (52/41). Il se pose en sauveur providentiel (ses initiales n’évoquent-elles pas Anno Domini ?). Il lui 141
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prodigue des conseils fraternels, en toute bienveillance, même s’il trouve un intérêt personnel à lui porter secours. En cas de sauvetage, une partie non négligeable de la cargaison (jusqu’à la moitié) revenait de droit au capitaine qui avait ramené à bon port le navire à la dérive. Le procès intenté par Delano à Benito Cereno était dû au fait qu’il n’avait pas perçu la récompense qu’il escomptait 6. Le récit à la première personne trahit l’ambiguïté du geste généreux d’Amasa Delano qui était loin d’être désintéressé : […] plucking up courage, he at last accosted Don Benito, renewing the expression of his benevolent interest, adding, that did he [Captain Delano] but know the particulars of the ship’s misfortunes, he would, perhaps, be better able in the end to relieve them. Would Don Benito favor him with the whole story? (54/53).
Au fond, il ne s’agit rien moins que de s’emparer du commandement, de se substituer au capitaine espagnol, de le relever de ses fonctions sous quelque obligeant prétexte : On some benevolent plea withdrawing the command from him, Captain Delano would yet have to send her to Conception, in charge of his second mate, a worthy person and good navigator – a plan not more convenient for the San Dominick than for Don Benito; for, relieved from all anxiety, keeping wholly to his cabin, the sick man, under the good nursing of his servant, would, probably, by the end of the passage, be in a measure restored to health, and with that he should also be restored to authority. (69/117)
Notons au passage que le nom du navire du Capitaine Delano, le Perseverance a été modifié dans la nouvelle de Melville ; il a été rebaptisé le Bachelor’s Delight qui se trouve être le nom du navire du plus célèbre pirate des mers du sud, Ambrose Cowley. Sous prétexte de sauver son prochain, l’opération de « sauvetage » s’apparente en fait à un acte de piraterie puisque l’enjeu de la capture du négrier tombé aux mains des esclaves est de s’emparer du précieux butin qu’ils constituent. On assiste donc à une sorte d’arraisonnement, à l’appropriation des derniers vestiges de l’empire espagnol en pleine déliquescence, sous couvert de philanthropie. Le premier volet du récit de Melville qui épouse le point de vue partisan d’Amasa Delano oppose la cruauté légendaire de l’espagnol et la bienveillance de l’ami nord-américain ; il rappelle de ce point de vue une page célèbre de Tocqueville qui dénonce non sans faire montre d’une ironie acerbe, l’expansion des États-Unis, en douceur, au nom des vertus républicaines qu’il oppose aux horreurs de la colonisation espagnole condamnées jadis par Las Casas : 6
Amasa Delano, op. cit., 1817, p. 327.
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« Benito Cereno » d’Herman Melville : le spectre de la domination espagnole
Les Espagnols lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes farouches. Ils pillent le Nouveau Monde ainsi qu’une ville prise d’assaut, sans discernement et sans pitié. Mais on peut tout détruire. La fureur a un terme. Le reste des populations indiennes échappées au massacre finit par se mêler aux vainqueurs et par adopter leur religion et leurs mœurs. La conduite des États-Unis envers les Indiens respire au contraire le plus pur amour des formes et de la légalité. Pourvu que les Indiens demeurent à l’état sauvage, les Américains ne se mêlent nullement de leurs affaires et les traitent en peuple indépendant. Ils ne se permettent point d’occuper leurs terres sans les avoir dûment acquises au moyen d’un contrat, et si par hasard une nation indienne ne peut plus vivre sur son territoire, ils la prennent fraternellement par la main et la conduisent eux-mêmes mourir hors du pays de leurs pères. Les Espagnols, à l’aide de monstruosités sans exemple, en se couvrant d’une honte ineffaçable, n’ont pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l’empêcher de partager leurs droits. Les Américains des États-Unis ont atteint ce double résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropiquement, sans répandre le sang, sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l’humanité.7
Peu d’écrivains contemporains auront été aussi lucides que Melville au sujet de la situation géopolitique des États-Unis dans les années 1850. Ce récit de capture et de prédation, au nom de la fraternité, prend tout son sens si l’on garde présent à l’esprit son arrière-plan historique : le rattachement du Texas et de la Californie à la suite de la guerre menée contre le Mexique, sans parler des projets d’annexion de Cuba restés sans lendemain. Le récit relate une révolte d’esclaves au large du Chili mais il est hanté par le spectre de la révolution noire de St Domingue, double honni de la révolution américaine, comme l’a souligné Eric Sundquist dans divers articles. Sundquist rappelle à quel point l’empire espagnol déclinant était décrié aux États-Unis et il cite notamment la presse contemporaine qui n’hésitait pas à comparer les exactions des esclaves révoltés de St Domingue aux pires atrocités commises à une autre époque par l’Inquisition. From its discovery by Columbus to the present reign of Solouque, the olive branch has withered under its pestilential breath; and when the atheistical philosophy of revolutionary France added fuel to the volcano of hellish passions which raged in its bosom, the horrors of the island became a narrative which frightened our childhood, and still curdles our blood to read. The triumphant negroes refined upon the tortures of the Inquisition in their treatment of prisoners taken in battle. They tore them with red-hot pincers – sawed them
7
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Deuxième partie, ch. X, Garnier-Flammarion, 1981, p. 452-453.
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asunder between planks – roasted them by a slow fire – or tore out their eyes with red-hot corkscrews.8
La scène contemporaine perçue comme un théâtre d’ombres où se rejoue l’inquisition espagnole D’emblée, le récit s’ouvre sur de sombres présages, bien avant que la cabine du capitaine espagnol ne se mue en un théâtre d’ombres où se rejoue le carnage qui a eu lieu, préfigurant ainsi l’apocalypse à venir et le royaume des ombres : The sky seemed a gray surtout. Flights of gray fowl, kith and kin, with flights of troubled gray vapours among which they were mixed, skimmed low and fitfully over the waters, as swallows over meadows before storms. Shadows present, foreshadowing deeper shadows to come. (46/18)
En évoquant ces ombres, prodromes d’autres ombres à venir, et en jouant sur la paronomase shadows/foreshadowing, Melville s’est souvenu d’un détail du récit d’Amasa Delano : « I saw the man in the situation that I have seen others, frightened at his own shadow »9. S’il prend soin également de comparer le soleil voilé au saya-y-manto, ce châle enveloppant qui masquait le visage des dames de Lima et ne laissait apparaître qu’un seul œil, c’est autant par souci du pittoresque et de la couleur locale que parce que cette coutume, décrite par maint voyageur et notamment par Flora Tristan10, est un sombre présage comme le mauvais œil11 : With no small interest, Captain Delano continued to watch her – a proceeding not much facilitated by the vapors partly mantling the hull, through which the far matin light from her cabin streamed equivocally enough; much like the sun – by this time hemisphered on the rim of the horizon, and, apparently, in company with the strange ship entering the harbor – which, wimpled by the same low, creeping clouds, showed not unlike a Lima intriguante’s one sinister eye peering across the Plaza from the Indian loop-hole of her dusk saya-y-manta. (47/21) Le manto est toujours noir, enveloppant le buste en entier : il ne laisse apercevoir qu’un œil. […] Qu’ils sont gracieux leurs mouvements d’épaules, 8
De Bow’s Review (1854), in Sundquist, Eric, “Benito Cereno and New World Slavery”, Reconstructing American Literary History, Sacvan Bercovitch (ed.), Harvard UP, 1986, p. 107. 9 Amasa Delano, op. cit., 1817, p. 326. 10 Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria, Actes Sud-Babel, [1844] 2004. 11 On peut se demander si Melville connaissait la gravure représentant ce voile qui figurait dans le récit de voyage de W. B. Stevenson paru en 1825 (et reproduit en fig. 31 dans l’ouvrage de Mary Louise Pratt, Imperial Eyes, Travel Writing and Transculturation, New York, Routledge, 1992).
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lorsqu’elles attirent le manto pour se cacher entièrement la figure, que par instants elles laissent voir à la dérobée.12
D’entrée de jeu, avant même que le capitaine espagnol affublé d’un costume d’opérette ne fasse l’effet à Amasa Delano d’être un simple figurant, la scène du navire lui apparaît comme un tableau vivant, tant le spectacle lui semble irréel et éphémère : « The ship seems unreal ; these strange costumes, gestures, and faces, but a shadowy tableau just emerged from the deep, which directly must receive back what it gave » (50/32). Le navire fait l’effet d’un théâtre d’ombres surgi à l’instant des profondeurs avant de sombrer à nouveau. Amasa Delano s’inquiète du caractère ombrageux de Benito Cereno en proie à la mélancolie la plus noire, sans soupçonner que ce personnage ténébreux (« the dark Spaniard », 69) est en fait devenu l’esclave de ses esclaves lesquels, faisant mine de le servir fidèlement et de rester dans l’ombre, le suivent comme son ombre et font planer sur lui la menace du châtiment qu’ils ont infligé pour l’exemple à son ami, Alexandro Aranda. Il a beau observer le manège d’Atufal qui feint de comparaître enchaîné à intervalles réguliers, il a beau se demander : « What did all these phantoms amount to? » (68/110), il cherche malgré tout à se rasséréner et à dissiper les doutes qui fugitivement l’assaillent. From no train of thought did these fancies come; not from within, but from without; suddenly, too, and in one throng, like hoar frost; yet as soon to vanish as the mild sun of Captain Delano’s good-nature regained its meridian. (65/97) Once again he smiled at the phantoms which had mocked him, and felt something like a tinge of remorse, that, by harboring them even for a moment, he should, by implication, have betrayed an atheist doubt of the ever-watchful Providence above. (97/231)
Ce qui se rejoue en fait, en particulier dans la cabine du capitaine (sa cabin reconvertie en cabine de l’esclave blanc), est la reproduction d’une scène de torture sous l’inquisition et cette mascarade est religieusement orchestrée par Babo qui feint de servir fidèlement son maître. Le navire est comparé à un monastère espagnol blanchi à la chaux mais qui n’est pas sans évoquer ces « sépulcres blanchis » qui dans la bible recèlent des ossements13. Victime de cette mise en scène, Amasa Delano croit voir les capuchons noirs des moines dominicains ou les teintes brunes de la bure des franciscains : Upon gaining a less remote view, the ship, when made signally visible on the verge of the leaden-hued swells, with the shreds of fog here and there raggedly 12
Flora Tristan, op. cit., 2004, p. 598-599. Cf. Ezéchiel, 37.
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furring her, appeared like a white-washed monastery after a thunder-storm, seen perched upon some dun cliff among the Pyrenees. But it was no purely fanciful resemblance which now, for a moment, almost led Captain Delano to think that nothing less than a ship-load of monks was before him. Peering over the bulwarks were what really seemed, in the hazy distance, throngs of dark cowls; while, fitfully revealed through the open port-holes, other dark moving figures were dimly descried, as of Black Friars pacing the cloisters. (48/23-25)
Comme l’a montré Bruce H. Franklin14, Melville se souvient de l’abdication de Charles Quint, de sa retraite dans un monastère, telles qu’elles sont évoquées par William Stirling dans The Cloister Life of the Emperor Charles the Fifth (1851). His manner upon such occasions was, in its degree, not unlike that which might be supposed to have been his imperial countryman’s, Charles V, just previous to the anchoritish retirement of that monarch from the throne. (53/47)
Melville semble avoir été frappé par le souci qu’avait l’ex-Empereur de procéder de son vivant à la répétition générale de son propre enterrement : « The Emperor performed his own funeral rites before his death, followed his coffin, and perhaps even lay down in it. After his death, his body was guarded by four monks »15. Ainsi, on pouvait voir une galère lors de cette procession funéraire : Its principal feature was a huge galley, large enough for marine service, placed on a cunningly devised sea, which answered the double purpose of supporting some isles, emblematic of the Indies, and of concealing the power which rolled the huge structure along. Faith, Hope, and Charity were the crew of this enchanted bark.16
Charles Quint, à la tête du Saint Empire Romain Germanique (Holy Roman Empire), à l’instigation de Bartholomé de Las Casas, dominicain, avait autorisé la traite négrière à Saint Domingue en 1517, l’année même où il avait fait libérer les esclaves chrétiens à Tunis. L’inquisition, dont les dominicains avaient été le fer de lance, se répète à bord du négrier mais, comme à Saint Domingue, les anciens esclaves sont passés maîtres dans l’art de la torture. Les allusions d’un Théodore Parker à l’Inquisition espagnole au sujet de la révolution de St Domingue, sont révélatrices à cet égard : [Spanish colonies are] the children of a decomposing State, time-worn and debauched. 14
H. Bruce Franklin, The Wake of the Gods, Stanford UP, 1963, p. 136-152. Ibid., p. 142. 16 William Stirling, “The Cloister Life of the Emperor Charles the Fifth”, in H. Bruce Franklin, op. cit., 1963, p. 141. 15
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[Spain] rolled the Inquisition as a sweet morsel under the tongue […] butchered the Moors and banished the plundered Jews. [In San Domingo Spain] reinvented negro Slavery [and] therewith stained the soil of America. I never knew a Catholic priest who favored freedom in America. A Slave himself, the medieval theocracy eats the heart out from the celibate Monk.17
C’est désormais au tour des maîtres blancs d’être tourmentés par leurs esclaves désignés comme des « caffres », autrement dit, comme des « infidèles », suivant l’étymologie du mort d’origine arabe (kafir). Et lorsque se présente la menace de mort que faisait planer son esclave Babo, Benito Cereno se retrouve sous l’emprise d’un autre gardien, d’un autre moine, bien réel cette fois, dont le nom connote à la fois l’infélicité et l’infidélité (infeliz : malheureux ; infiel : infidèle) : « Benito Cereno […] attended by the monk Infelez » (103/261). On notera du reste que, comblant les lacunes du texte de Melville, Tomás de Mattos choisit justement la parole dans son récit à ce simple figurant, de même qu’il se place du point de vue de Benito Cereno plutôt que de celui d’Amasa Delano ; l’histoire est réécrite sous un angle nouveau par le romancier latino-américain. Jusqu’à ce qu’enfin il ouvre les yeux, le capitaine américain ne cesse de se demander s’il a affaire à un authentique hidalgo bizarrement accoutré (57-58/67) ou bien à un imposteur déguisé en grand d’Espagne et qui, sous ce masque, trame un sombre complot (79/157) : The man was an impostor. Some low-born adventurer, masquerading as an ocean grandee; yet so ignorant of the first requisites of mere gentlemanhood as to be betrayed into the present remarkable indecorum. That strange ceremoniousness, too, at other times evinced, seemed not uncharacteristic of one playing a part above his real level. (64/97)
Il s’avèrera après coup qu’il a été obligé de se travestir, de revêtir cette tenue d’apparat et de porter une épée purement factice. The dress, so precise and costly, worn by him on the day whose events have been narrated, had not willingly been put on. And that silver-mounted sword, apparent symbol of despotic command, was not, indeed, a sword, but the ghost of one. The scabbard, artificially stiffened, was empty. (116/317)
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Theodore Parker, The Nebraska Question, 1854, cité par Eric Sundquist, To Wake the Nations, Harvard, Harvard University Press, 1993, p. 147-148.
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Le rite du rasage ou la répétition générale d’une scène de torture Amasa Delano assiste à une scène qui se répète de jour en jour : la cérémonie du rasage dont Babo a la charge. Il est loin de comprendre sur le moment ce qui se joue sous cette apparence anodine. Elle n’est pas sans évoquer une scène enjouée de minstrel show. C’est en fait une scène de blackface inversé puisque le maître blanc, au lieu d’être grimé en noir, est barbouillé de mousse blanche. There is something in the negro which, in a peculiar way, fits him for avocations about one’s person. Most negroes are natural valets and hair-dressers; taking to the comb and brush congenially as to the castinets, and flourishing them apparently with almost equal satisfaction. There is, too, a smooth tact about them in this employment, with a marvelous, noiseless, gliding briskness, not ungraceful in its way, singularly pleasing to behold, and still more so to be the manipulated subject of. And above all is the great gift of good-humor. Not the mere grin or laugh is here meant. Those were unsuitable. But a certain easy cheerfulness, harmonious in every glance and gesture; as though God had set the whole negro to some pleasant tune. (83/177)
Le fait que Babo se serve du drapeau espagnol en guise de serviette ne manque pas de le surprendre mais pas au point d’éveiller ses soupçons. Il ne devine jamais que Babo rappelle ainsi à l’otage qu’il écorche à un moment, involontairement ou peut-être à dessein, pour qu’il sache qu’il le tient à sa merci ; peut-être lui rappelle-t-il ainsi qu’il peut subir un sort analogue à celui enduré par Alexandro Aranda, dépecé et dont le cadavre excorié a été substitué à la figure de proue du navire. Amasa Delano remarque seulement que Benito Cereno est décharné, « almost worn to a skeleton » (52/43), et qu’il s’exprime d’une voix sépulcrale : « His voice was like that of one with lungs half gone, hoarsely suppressed » (52/43). Il ne se rend pas compte du fait que le rituel du rasage est le prélude de la toilette mortuaire, la répétition générale d’un carnage et que ce sacrifice sanglant simulé sous ses yeux le ramène aux rites cruels de l’Amérique pré-hispanique des Aztèques et des Incas autant qu’aux cérémonies funéraires des Asantes (Ashantees) décrites par Sterling Stuckey18 . The floor of the cuddy was matted. Overhead, four or five old muskets were stuck into horizontal holes along the beams. On one side was a claw-footed old table lashed to the deck; a thumbed missal on it, and over it a small, meagre crucifix attached to the bulk-head. Under the table lay a dented cutlass or two, with a hacked harpoon, among some; melancholy old rigging, like a heap of poor friars’ girdles. There were also two long, sharp-ribbed settees of Malacca cane, black with age, and uncomfortable to look at as inquisitors’ racks, with 18
Sterling Stuckey, Going through the Storm, Oxford UP, 1994, p. 178-179.
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a large, misshapen arm-chair, which, furnished with a rude barber’s crotch at the back, working with a screw, seemed some grotesque engine of torment. (82-83/173)
Ce curieux manège lui paraît suspect mais, faute d’en percer le mobile, il observe cette mise en scène sans subodorer ses relents barbares. « But then, what could be the object of enacting this play of the barber before him? » (87/190). L’expression « this play of the barber » fait peut-être allusion au Barbier de Séville. Melville joue en outre sur la quasi homophonie entre barber et barbarous, comme dans le chapitre de White Jacket où l’ordre de couper les barbes des matelots donné par le commandement est perçu comme un abus d’autorité. À un moment, Amasa Delano croit assister à l’exécution d’une sculpture mais il ne va pas jusqu’à se douter que Benito Cereno, telle une figurine de cire, est l’empreinte en surmodelé du cadavre d’Alexandro Aranda et que son destin est de subir le même sort à plus ou moins long terme. De répétition en répétition, la mise à mort se rejoue interminablement à la faveur de cette mise en scène : « The negro seemed a Nubian sculptor finishing off a white statue-head » (87/193). Sundquist a mis en évidence les risques encourus par les maîtres lorsqu’ils se faisaient raser par leurs esclaves : The slave holder, kind or cruel [is] every hour, whetting the knife of vengeance for his own throat. He never lisps a syllable in commendation of the fathers of this republic, nor denounces any attempted oppression of himself, without inviting the knife to his own throat, and asserting the rights of the rebellion for his slaves.19 I have wondered in times past, when I have been so weak as to submit my chin to the razor of a coloured brother, as his sharp steel grazed my skin, at the patience of the negro shaving the white man for many years, yet [keeping] the razor outside of the throat.20
« Incomunicado » : l’inavouable secret de Benito Cereno et le sombre passé d’Amasa Delano Harriet Jacobs disait des noirs secrets de l’esclavage qu’ils étaient aussi bien gardés que les arcanes de l’Inquisition : « The secrets of slavery 19
Frederick Douglass, My Bondage and My Freedom, 1855, cité par Eric Sundquist, “Slavery, Revolution and the American Renaissance”, in Walter Benn Michaels and Donald E. Pease (ed.), The American Renaissance Reconsidered, Johns Hopkins UP, 1985, p. 25. 20 Thomas Wentworth Higginson, 1858, cité par Eric Sundquist, “Benito Cereno and New World Slavery”, in Sacvan Bercovitch (ed.), Reconstructing American Literary History, Harvard UP, 1986, p. 112.
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are concealed like those of the Inquisition »21. Dans « Benito Cereno », Babo s’est mué en tortionnaire, retournant l’Inquisition contre l’ancien maître espagnol. Des signes ésotériques s’échangent entre le maître et l’esclave « as if silent signs of some Freemason sort had that instant been interchanged » (66/104). Le capitaine américain les perçoit sans parvenir à en percer à jour le sens. Il voit bien que les mains de Benito Cereno sont jaunes et son teint cireux – « Eyeing Don Benito’s small yellow hands » (58/68) –, mais jamais il ne lui vient à l’esprit de rapprocher son prénom Benito du san benito, la chasuble jaune dont étaient affublées les victimes de l’Inquisition (cette scène d’humiliation publique est représentée dans un tableau de Goya). Si le nom de Benito Cereno évoque pour lui une sorte de Rothschild d’origine castillane et s’il le soupçonne d’être un traître comme Judas, jamais il ne se doute qu’il pourrait effectivement être le descendant d’un juif marrane, réfugié en Amérique du Sud, et en butte aux persécutions des nouveaux inquisiteurs africains. Benito Cereno – Don Benito Cereno – a sounding name. One, too, at that period, not unknown, in the surname, to super-cargoes and sea captains trading along the Spanish Main, as belonging to one of the most enterprising and extensive mercantile families in all those provinces; several members of it having titles; a sort of Castilian Rothschild, with a noble brother, or cousin, in every great trading town of South America. (64/95) Why decline the invitation to visit the sealer that evening? Or was the Spaniard less hardened than the Jew, who refrained not from supping at the board of him whom the same night he meant to betray? (96/228)
Il ne peut s’empêcher de penser que la remontrance adressée par Benito Cereno à Babo qui vient de le blesser en le rasant est à mettre sur le compte du dépit amoureux – « But a sort of love-quarrel, after all, thought Captain Delano. » (88/197). Mais, malgré son faible pour les Noirs – « Captain Delano took to negroes, not philanthropically, but genially, just as other men to Newfoundland dogs » (84/179) –, il ne va pas jusqu’à s’avouer que le maître et l’esclave auraient pu être amants et par là même coupable d’un péché passible de mort sous l’Inquisition. On peut se demander si Melville connaissait ces gravures de Théodore de Bry montrant les conquistadors jetant en pâture à leurs chiens – « like scraps to the dogs ? » (61/81) – des Indiens accusés de sodomie. De même qu’Amasa Delano ne devine jamais ce qui a pu advenir du corps d’Alexandro, dépecé puis excorié, il ne soupçonne pas les scènes de cannibalisme qui ont peut-être eu lieu en secret et dont Benito refuse de parler. Sterling Stuckey a bien mis en lumière ce point aveugle dans 21
Harriet Jacobs, Incidents in the Life of a Slave Girl, 1862, in Eric Sundquist, op. cit., 1993, p. 155.
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« Benito Cereno » d’Herman Melville : le spectre de la domination espagnole
son esprit et la sombre histoire de son oncle tué en représailles parce qu’il avait dévoré un enfant indien. Amasa Delano relate cette ténébreuse affaire dans un chapitre précédent de son autobiographie : His father, Samuel Delano, was, with his brother Amasa, in the military service, under George II. Amasa was an officer in Roger’s Rangers, a corps well known in those days. Though very young, he was much esteemed for his bravery and good conduct, and at the age of twenty was honored with a lieutenant. He was with a party of rangers on an expedition near the Canada lines, which being led astray their guide was lost in the wilderness. They were obliged to separate and hunt for food; and they were compelled to eat an Indian child which they met in the woods. They soon came to an Indian settlement, and they were massacred in a most horrid manner. The writer of this journal was named for this unfortunate uncle.22
Comment soupçonner le cannibalisme des autres lorsqu’on se dissimule l’anthropophagie dont ses proches parents se sont rendu coupables ? Le récit suggère que les Blancs comme les Noirs sont tous cannibales et tous autant qu’ils sont des esclaves sans maîtres, suivant le titre d’un essai de George Fitzhugh, Cannibals All or Slaves Without Masters (1857). Si Amasa Delano avoue être un âne – « What a donkey I was » (77/151), ce n’est pas au point de se formuler qu’il est un âne bâté comme son nom le suggère doublement. Amasa Delano peut se lire en effet : Am-as(s)-a Del-ano. Or, « ano » en espagnol, comme « ass » en anglais, signifie « âne ». Si Amasa dans la bible est le nom d’un chef de guerre (« Absalom made Amasa captain of the host », 2, Samuel, 17-25), il est à noter qu’ano en espagnol a le double-sens d’âne et d’anus. Serait-ce un indice de plus des penchants homosexuels inavoués du capitaine américain, son attirance pour les boys noirs (« his old weakness for negroes returned » 84/178), pourtant projetée sur l’espagnol décadent qui lui sert de faire-valoir ? Et le soupçon réprimé de cannibalisme n’auraitil pas quelque rapport avec la liaison coupable et interdite qu’il devine entre maître et esclave ? Selon Eric Partrige, l’expression man-eater était un euphémisme pour designer l’homosexualité (et la fellation) vers 1850.
Les échos de l’espagnol dans le texte anglais. La langue dominante et son spectre La question de la langue utilisée lors du procès est expressément soulevée à la fois par Amasa Delano et par Melville. Dans l’un et l’autre cas, le texte anglais rapporte des témoignages traduits de l’espagnol ou, 22
Amasa Delano, Narrative of Voyages and Travels, p. 580, cité par Sterling Stuckey, op. cit., 1994, p. 182.
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comme le précise Amasa Delano, traduits de l’anglais en espagnol par l’intermédiaire d’un interprète incompétent qui, par conséquent, travestit les faits. Melville souligne qu’il ne livre au lecteur qu’une traduction partielle des déclarations de Benito Cereno. Les propos de ce dernier, jugés aberrants, ne sont rapportés qu’indirectement par le truchement d’une langue qui en déforme nécessairement la teneur. The following Documents were officially translated, and were inserted without alteration, from the original papers. This I thought to be the most correct course, as it would give the reader a better view of the subject than any other method that could be adopted. My deposition and that of Mr Luther, were communicated through a bad linguist, who could not speak the English language so well as I could the Spanish, Mr Luther not having any knowledge of the Spanish language. The Spanish captain’s deposition, together with Mr Luther’s and my own, were translated into English again, as now inserted; having thus undergone two translations.23 The document selected, from among many others, for partial translation, contains the deposition of Benito Cereno, the first taken in the case. Some disclosures therein were, at the time, held dubious for both learned and natural reasons. The tribunal inclined to the opinion that the deponent, not undisturbed in his mind by recent events, raved of some things which could never have happened. (BC 103/259)
À bord du San Dominick, les échanges entre les deux capitaines ont lieu en espagnol, mais le récit qui les rapporte ne laisse subsister que quelques mots isolés en espagnol (« Señor », « Don ») ou des formes hybrides qui forment un alliage impur des deux langues (« Alexandro Aranda », « San Dominick », « Christopher Colon » par exemple, à moins que « Colon » n’amalgame Colomb, la colonisation et les luttes intestines qu’elles amorcent). Upon this, the servant looked up with a good-natured grin, but the master started as from a venomous bite. It was a moment or two before the Spaniard sufficiently recovered himself to reply; which he did, at last, with cold constraint: “Yes, Señor, I have trust in Babo.” […] the negro Babo showed him a skeleton, which had been substituted for the ship’s proper figure-head – the image of Christopher Colon, the discoverer of the New World. (107/277)
Melville et Amasa Delano s’accordent sur le fait que les paroles sont échangées en espagnol mais rapportées en anglais : Captain Delano sought, with good hopes, to cheer up the strangers, feeling no small satisfaction that, with persons in their condition, he could – thanks to 23
Amasa Delano, op. cit., 1817, p. 331.
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his frequent voyages along the Spanish main – converse with some freedom in their native tongue. (51/39) Captain Delano advanced to the forward edge of the poop, issuing his orders in his best Spanish. (92/213) For the negro Babo understands well the Spanish. (110/291)
Dans le témoignage d’Amasa Delano, c’est Mure et non Babo qui le suit comme son ombre et sert de truchement : The negro Mure, who is a man of capacity and talents, performing the office of an officious servant, with all the appearance of the humble slave, did not leave the deponent one moment, in order to observe his action and words; for he understands well the Spanish, and besides there were thereabout some others who were constantly on the watch and understood it also. (338)
L’espagnol fait donc office de lingua franca, mais dans cet univers plurilingue, cette langue commune ne manque pas de produire une impression de cacophonie. Delano note le brouhaha ambient – « the hubbub of voices » (50-51/37) –, bien que les esclaves ne parlent que d’une voix et que leurs témoignages apparemment concordent : « […] in one language, and as with one voice, all poured out a common tale of suffering » (49/31). Rien n’est plus révélateur de la confusion des langues (déjà perceptible dans le récit fait en chœur par les esclaves) que les références à la devise inscrite sous la figure de proue. Elle est transcrite dans les deux langues : en espagnol en partie fautif (« Seguid vuestro jefe »), puisque la formule devrait être en toute rigueur « Seguid a vuestro jefe » ; puis, entre parenthèses, en anglais (« Follow your leader ») et enfin, uniquement en anglais. L’injonction fait penser au commandement du Christ, « Qui m’aime me suive » : « Follow me and I will make you fishers of men » (Matthew, 4, 19). La citation biblique est doublement détournée et le passage d’une langue à l’autre porte à son paroxysme le trafic de devises. On a bien affaire à un double langage, dans tous les sens du terme. Rudely painted or chalked, as in a sailor freak, along the forward side of a sort of pedestal below the canvas, was the sentence, “Seguid vuestro jefe” (follow your leader); while upon the tarnished headboards, near by, appeared, in stately capitals, once gilt, the ship’s name, “SAN DOMINICK”, each letter streakingly corroded with tricklings of copper-spike rust; while, like mourning weeds, dark festoons of sea-grass slimily swept to and fro over the name, with every hearse-like roll of the hull. (49/29)
À l’image de l’univers plurilingue qu’il décrit, le récit polyphonique de Melville recèle de jeux de mots translinguistiques, tout en sensibilisant le lecteur au carcan de la langue car chaque langue bien qu’habitée par les autres, les occulte. Il joue sur les résonances de l’espagnol et même 153
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des dialectes africains. Babo en Hausa signifie « non » qui se dit « no » tant en anglais qu’en espagnol, – mine de rien, n’avoue-t-il pas lui-même : « Babo is nothing » (57/65) – et le néant crypté en creux dans son nom est également inscrit dans celui des deux capitaines. Le trait d’union des trois protagonistes est bien cette rime intérieure du « non » (du non-être) qui résonne dans leurs noms – Benito Cereno, Amasa Delano, Babo –, presque aussi répétitive que le « nada » de « A Clean, Well-Lighted Place » d’Hemingway. Dans le récit de Melville, le nom de famille de Benito Cereno, parfois orthographié Bonito Sereno dans le témoignage d’Amasa Delano, est un autre exemple d’alliage de l’anglais et de l’espagnol. Cere en anglais signifie « cire » et on le trouve également dans la première syllabe de cerements qui désigne le linceul. Les connotations macabres du nom en anglais (il pointe à la fois vers la cire anatomique et vers le drap mortuaire) se doublent du sens espagnol de cero qui signifie : « zéro ». On peut relever les échos du néant en sourdine qui percent de façon lancinante sous ces noms ou d’autres mots comportant comme préfixe ou suffixe la syllabe « no » ou qui, par homophonie, rappellent la dette originelle à la mort (par exemple « owe » sonne comme « o », autrement dit, comme zéro) : But it is Babo to whom, under God, I owe, not only my own preservation, but likewise to him, chiefly the merit is due, of pacifying his more ignorant brethren when at intervals tempted to murmurings. (57/63) “Ah, master”, sighed the black, bowing his face, “don’t speak of me; Babo is nothing; what Babo has done was but duty”. (57/65) Upon gaining that vicinity, might not the San Dominick, like a slumbering volcano, suddenly let loose energies now hid? (68/113) “They [the oakum pickers] accompanied the task with a continuous, low, monotonous, chant; droning and drilling away like so many gray-headed bagpipers playing a funeral march. (50/35).
Cette remarque pourrait s’appliquer à d’autres contes des Piazza Tales comme le montre ce passage tiré de The Encantadas où l’on entend aussi la rime monotone du rien : As to poor Crusoe in the self-same sea, no saint’s bell pealed forth the lapse of week or month; each day went by unchallenged; no chanticleer announced those sultry dawns, no lowing herds those poisonous nights. All wonted and steadily recurring sounds, human, or humanized by sweet fellowship with man, but one stirred that torrid trance – the cry of dogs; save which naught but the rolling sea invaded it, an all-pervading monotone; and to the widow that was the least loved voice she could have heard.24
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“The Encantadas”, in Harrison Hayford, Alma A. MacDougall, G. Thomas Tanselle (ed.), op. cit., 1996, p. 155-156.
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L’entrelacs des deux langues et leurs sous-entendus sinistres est particulièrement sensible lorsque Babo force les otages survivants à lui faire allégeance en leur dévoilant le squelette d’Alexandro Aranda : During the three days which followed, the deponent, uncertain what fate had befallen the remains of Don Alexandro, frequently asked the negro Babo where they were, and, if still on board, whether they were to be preserved for interment ashore, entreating him so to order it; that the negro Babo answered nothing till the fourth day, when at sunrise, the deponent coming on deck, the negro Babo showed him a skeleton, which had been substituted for the ship’s proper figure-head – the image of Christopher Colon, the discoverer of the New World; that the negro Babo asked him whose skeleton that was, and whether, from its whiteness, he should not think it a white’s; that, upon discovering his face, the negro Babo, coming close, said words to this effect: “Keep faith with the blacks from here to Senegal, or you shall in spirit, as now in body, follow your leader”, pointing to the prow * * * that the same morning the negro Babo took by succession each Spaniard forward, and asked him whose skeleton that was, and whether, from its whiteness, he should not think it a white’s; that each Spaniard covered his face; that then to each the negro Babo repeated the words in the first place said to the deponent. (107/277)
Cette scène où la langue tangue, tant s’y entrecroisent l’anglais, l’espagnol et des harmoniques de langues africaines, pourrait être comparée à un passage d’un roman de Victor Hugo qui a trait à la révolution de St Domingue, Burg-Jargal, où s’entremêlent confusément le français, le créole et l’espagnol : La cérémonie terminée, l’obi se retourna vers Biassou avec une référence respectueuse. Alors le chef se leva, et, s’adressant à moi, me dit en français : – On nous accuse de n’avoir pas de religion, tu vois que c’est une calomnie, et que nous sommes bons catholiques. Je ne sais s’il parlait ironiquement ou de bonne foi. Un moment après, il se fit apporter un vase de verre plein de grains de maïs noir, il y jeta quelques grains de maïs blanc ; puis, élevant le vase au-dessus de sa tête, pour qu’il fût mieux vu de toute son armée : – Frères, vous êtes le maïs noir ; les Blancs vos ennemis sont le maïs blanc. À ces paroles, il remua le vase, et quand presque tous les grains blancs eurent disparu sous les noirs, il s’écria d’un air d’inspiration et de triomphe : « Guetté blan si la la* ». Une nouvelle acclamation, répétée par tous les échos des montagnes, accueillit la parabole du chef. Biassou continua, en mêlant fréquemment son méchant français de phrases créoles et espagnoles : – El tiempo de la mansuetud es pasado**. Nous avons été longtemps patients comme les moutons, dont les blancs comparent la laine à nos cheveux ; soyons maintenant implacables comme les panthères et les jaguars des 155
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pays d’où ils nous ont arrachés. La force peut seule acquérir les droits ; tout appartient à qui se montre fort et sans pitié.25
Les paroles de Babo en anglais sont ambiguës et lourdes de menace car l’ordre qu’il intime à Atufal en signe de soumission peut signifier tout au contraire qu’il doit faire mine de se prosterner devant le maître pour mieux l’emporter sur ce dernier (« bend to master » signifie à la fois s’incliner devant le maître et s’incliner pour avoir la maîtrise). La duplicité des signes à bord du San Dominick est symptomatique d’une sorte de double jeu généralisé et d’une ruse instinctive que Thoreau désigne en ayant précisément recours à un mot emprunté à la langue espagnole : There are other letters for the child to learn than those which Cadmus invented. The Spaniards have a good term to express this wild and dusky knowledge, – Gramatica parda, tawny grammar – a kind of mother wit derived from the same leopard to which I have referred.26.
Dans « Benito Cereno », l’ordre donné à Atufal d’implorer grâce (pardon) pourrait bien être également une ruse de félin qui relève de cette « gramática parda » : “Atufal, will you ask my pardon, now?” The black was silent. “Again, master”, murmured the servant, with bitter upbraiding eyeing his countryman, “Again, master, he will bend to master yet” “Answer”, said Don Benito, still averting his glance, “say but the one word, pardon, and your chains shall be off.” (62/85)
Comme l’a bien montré Dominique Marçais27, un passage de la nouvelle particulièrement étrange relate en anglais une conversation en espagnol, soudain entrecoupée d’un ordre donné directement en anglais. Un vieux marin espagnol fait un nœud particulièrement inextricable sous les yeux du capitaine Delano qui l’observe médusé. Peut-être cherche-t-il à l’avertir ainsi de l’intrigue qui se noue à ses dépens et du complot qui se trame dans son dos ; Babo projette en effet de capturer le navire américain après s’être emparé du négrier. Ce rébus laisse le capitaine américain perplexe, car il est incapable de dénouer le nœud de l’énigme. A fortiori, il n’est pas conscient de l’homophonie knot/not qui est un écho de plus de ce « no » 25
Victor Hugo, Bug-Jargal, chap. XIX, Romans I, Laffont, [1826] 1985, p. 331. Traduction : * Voyez ce que sont les Blancs relativement à vous. ** Le temps de la mansuétude est passé. 26 Henry D. Thoreau, “Walking”, in William Rossi (ed.), Walden, Civil Disobedience and other writings, Norton Critical Edition, 2008, p. 282. 27 Dominique Marçais, « The Spanish Language: Its Significance in Melville’s “Benito Cereno” », Letterature d’America, n° 44, 1992, p. 47-56.
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obsédant compris dans le nom des personnages principaux. Lorsque Delano l’interroge, le vieux marin lui répond par des formules apparemment tautologiques – « What are you knotting there, my man ? « The knot, » was the brief reply » –. Puis, soudain, le marin espagnol lui glisse quelques mots en anglais : « Undo it, cut it, quick ». Ces monosyllabes en mauvais anglais (« in broken English ») tranchent sur les gestes silencieux ou les formules creuses qu’il vient de prononcer en espagnol – « as covers to the brief English between » (76/145). L’esclave chargé de le surveiller inspectera en vain le nœud car il ne contient rien hormis le message dont il est la traduction figurée ; mais on apprendra par la suite que le vieux marin aura finalement payé de sa vie sa tentative d’alerter le capitaine américain directement dans sa propre langue. À l’image du nœud gordien (un nœud qui baîllonne l’ami d’Alexandro Aranda à la gorge nouée et qu’il ne saurait trancher contrairement à l’Alexandre de la légende), le récit tresse l’anglais, l’espagnol, des bribes de langue africaine, sur fond de silence innommable, de noirs secrets inavouables : « There was something so hollow in the Spaniard’s with reciprocal hollowness in the servant’s dusky comment of silence » (87/190). Le texte anglais rapporte donc une scène en partie muette bien qu’entrecoupée de quelques paroles en espagnol retranscrites en anglais, et soudain interrompue par des éclats de voix brisée. Dans ce contexte, l’ordre donné brutalement en anglais contraste avec l’espagnol qui précède et, du même coup, sonne bizarrement comme une langue étrangère au sein même du texte anglais. Lost in their mazes, Captain Delano, who had now regained the deck, was uneasily advancing along it, when he observed a new face; an aged sailor seated cross-legged near the main hatchway. His skin was shrunk up with wrinkles like a pelican’s empty pouch; his hair frosted; his countenance grave and composed. His hands were full of ropes, which he was working into a large knot. Some blacks were about him obligingly dipping the strands for him, here and there, as the exigencies of the operation demanded. Captain Delano crossed over to him, and stood in silence surveying the knot; his mind, by a not uncongenial transition, passing from its own entanglements to those of the hemp. For intricacy, such a knot he had never seen in an American ship, nor indeed any other. The old man looked like an Egyptian priest, making Gordian knots for the temple of Ammon. The knot seemed a combination of double-bowline-knot, treble-crown-knot, back-handed-wellknot, knot-in-and-out-knot, and jamming-knot. At last, puzzled to comprehend the meaning of such a knot, Captain Delano addressed the knotter: “What are you knotting there, my man?” “The knot”, was the brief reply, without looking up. “So it seems; but what is it for?” “For some one else to undo”, muttered back the old man, plying his fingers harder than ever, the knot being now nearly completed. 157
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While Captain Delano stood watching him, suddenly the old man threw the knot towards him, saying in broken English – the first heard in the ship – something to this effect: “Undo it, cut it, quick.” It was said lowly, but with such condensation of rapidity, that the long, slow words in Spanish, which had preceded and followed, almost operated as covers to the brief English between. For a moment, knot in hand, and knot in head, Captain Delano stood mute; while, without further heeding him, the old man was now intent upon other ropes. Presently there was a slight stir behind Captain Delano. Turning, he saw the chained negro, Atufal, standing quietly there. The next moment the old sailor rose, muttering, and, followed by his subordinate negroes, removed to the forward part of the ship, where in the crowd he disappeared. An elderly negro, in a clout like an infant’s, and with a pepper and salt head, and a kind of attorney air, now approached Captain Delano. In tolerable Spanish, and with a good-natured, knowing wink, he informed him that the old knotter was simple-witted, but harmless; often playing his odd tricks. The negro concluded by begging the knot, for of course the stranger would not care to be troubled with it. Unconsciously, it was handed to him. With a sort of congé, the negro received it, and, turning his back, ferreted into it like a detective custom-house officer after smuggled laces. Soon, with some African word, equivalent to pshaw, he tossed the knot overboard. (75-76/143-145) […] his hand shook, his face became hueless, broken words escaped. (90 /203)
Si cette scène, comme celle où Benito Cereno saute précipitamment dans la chaloupe d’Amasa Delano tout en hurlant à ses hommes de suivre son exemple dans un sabir inintelligible (98/237), attire notre attention sur le passage brusque d’une langue à l’autre (de l’espagnol à l’anglais ou de l’espagnol à l’anglais), n’est-ce pas une façon de nous sensibiliser aux malentendus suscités par ce va-et-vient entre deux langues également hermétiques ? L’incompréhension est portée à son comble paradoxalement par l’usage ambigu de mots communs aux deux langues comme « negro ». Dans l’épilogue, faut-il entendre ce mot en anglais ou en espagnol ou bien encore comme la superposition des deux langues en surimpression ? Signifie-t-il le noir ou la noirceur « the blackness of darkness » si caractéristique des contes de Hawthorne selon Melville, comme le suggère à juste titre Philippe Jaworski28 ? Ce simple mot qui revient de façon obsédante, aussi réversible que la révolution noire (« revuelta » en espagnol est à la fois la révolte et le retour au point de départ) sonne de façon ambiguë et suffit à jeter un froid et à mettre fin à leur conversation. Il fait l’effet d’une malédiction et enténèbre la scène instantanément et à jamais. 28
Philippe Jaworski, « Notes de Benito Cereno », in Bartleby, Billy Budd et autres romans, Paris, La Pléiade, 2010, p. 1090.
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“[…] the past is passed; why moralize upon it? Forget it. See yon bright sun has forgotten it all, and the blue sea, and the blue sky; these have turned over new leaves […]” “You are saved”, cried Captain Delano, more and more astonished and pained; “you are saved: what has cast such a shadow upon you?” “The negro.” There was silence, while the moody man sat, slowly and unconsciously gathering his mantle about him, as if it were a pall. There was no more conversation that day. (116/315-317)
On sait que l’optimisme béat du capitaine Delano fait allusion de façon ironique aux discours lénifiants de Daniel Webster ou de Hawthorne : A long and violent conclusion of the elements has just passed away […] and the heavens, the skies smile upon us.29 [A wise man] looks upon slavery as one of those evils which divine Providence does not leave to be remedied by human contrivances, but which, in its own good time, by some means impossible to be anticipated, but of the simplest and easiest operation, when all its uses shall have been fulfilled, it causes to vanish like a dream.30
Une langue peut en masquer ou en manger une autre. Benito Cereno revient sans cesse sur ce qu’il vient de dire et fait l’effet à Delano de ravaler ses mots, comme s’il était rongé par la mélancolie (« this eating of his own words », 81/167). « Negro », mi-espagnol mi-anglais, est peutêtre le mot de la fin car il en dit long sur la lutte sourde que se mènent l’empire espagnol de plus en plus spectral et le nouvel empire américain sur qui déjà plane l’ombre menaçante de luttres fratricides. Il condense à lui seul le spectre des deux langues qui coexistent déjà dans les récits de Delano et de Melville, qui se recouvrent et se réduisent l’une l’autre au silence, avant même que Tomás de Mattos à son tour n’entreprenne de les réécrire, autrement dit de les transcrire tout en les effaçant.
29
Daniel Webster, au sujet du Compromis de 1850, cité par Eric Sundquist, op. cit., 1993, p. 149. 30 N. Hawthorne, Life of Franklin Pierce, 1852.
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Béances narratives et roman contemporain : Melville et les mers du sud américaines dans la fiction de Tomás de Mattos Beatriz Vegh Universidad de la República
Mientras mis ojos devanaban el texto inglés, mi memoria me hacía oír un castellano aparaguayado, pronunciado casi a la perfección, pero cuyas frases se hilvanaban con un agradabilísimo dejo francés.
Tomás de Mattos, La fragata de las máscaras
Lorsqu’en 1996 l’écrivain uruguayen Tomás de Mattos publie la première version de son roman La fragata de las máscaras1, il est en train de revendiquer cette ancienne pratique du lecteur menant à la reconfiguration d’un texte lu, dans son cas, la nouvelle Benito Cereno de Melville, publiée en 18552. Une reconfiguration qu’il entend dans le sens que donne Paul Ricœur à cette notion dans ses études sur le récit, et qui serait marquée dans ce roman par la présence des mers du sud américaines rendues textuelles tant par la filiation de son auteur que par les dispositifs du récit lui-même. On voudrait surtout signaler ici dans La Frégate des masques certains traits qui répondent à la caractérisation d’un roman contemporain tout à la fois réaliste et répondant à des stratégies de composition postmodernes dans un espace-temps élargi, transitionnel et mobile. Ainsi conçu et construit, La Frégate des masques se propose à la lecture comme un roman dont les élargissements par rapport à la fiction melvillienne de départ permettraient de le lire comme « une anthropologie spéculative »,
1
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Tomás De Mattos, La fragata de las máscaras, Montevideo, Santillana, [1996] 2008. Herman Melville, Benito Cereno, New York, Dover, [1855] 1990.
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Les Amériques au fil du devenir
d’après le terme de Juan José Saer, repris récemment en théorie littéraire par Jean Bessière pour caractériser le roman contemporain 3. La frégate des masques revisite alors la nouvelle de Melville où il est question, comme on le sait, d’une émeute d’esclaves à bord d’un bateau négrier espagnol dans le Pacifique Sud, suivi du sauvetage de ce bateau entrepris par le capitaine états-unien Amasa Delano dont le point de vue sera suivi par un narrateur anonyme racontant à la troisième personne dans un style indirect plus ou moins libre. Les faits racontés dans la nouvelle auraient historiquement eu lieu en février 1805, suivant les témoignages du capitaine Delano au chapitre XVIII de ses Mémoires, imprimées à Boston en 1817, dont Melville tient compte dans sa nouvelle4. Dans la fiction de de Mattos, la première version de son roman (1996), interroge, problématise et élargit la nouvelle Benito Cereno de Melville. La deuxième version (2008) reprend ce jeu d’écriture mais double sa mise puisque, entre autres amplifications, l’éditeur du roman dans la fiction va inclure également ses commentaires et ses propres interrogations à propos du chapitre XVIII des Mémoires de Delano. De sorte que, dans cette deuxième version, d’autres couches fictionnelles viennent complexifier cette mobilité des imaginaires et des savoirs que le roman comme genre est censé accueillir.
Le mode d’emploi romanesque d’une interrogativité Disons tout d’abord que la narratrice première, Josefina Péguy, épouse Narbondo, uruguayenne, latino-américaine de l’hémisphère sud, se déclare lectrice passionnée des récits de Melville, tout particulièrement de son Benito Cereno qu’elle va interroger et médiatiser en tenant compte de ses contingences temporelles et spatiales à elle. Sa ferveur pour cette nouvelle melvillienne ne va pas l’empêcher de choisir pour épigraphe, dans la première version du roman, la réflexion d’Achab dans Moby Dick sur la notion de masque, un mot-présence aux métaphoricités aussi incontournables tout le long du roman uruguayen qu’il l’était dans le roman d’Ismael ou la nouvelle de Cereno5. Et puis, toujours dans la 3
Voir : Juan José Saer, El concepto de ficción, Buenos Aires, Seix Barral, [1989] 2004, p. 9-16. Et : “Propositions premières sur le roman, à partir de Juan José Saer et de Jorge Luis Borges”, in Jean Bessière, Questionner le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p. 76-86. 4 Amasa Delano, A Narrative of Voyages and Travels, in the Northern and Southern Hemispheres : Comprising Three Voyages Round the World; Together with a Voyage of Survey and Discovery, in the Pacific Ocean and Oriental Islands, Boston, E.G. House, 1817. 5 Herman Melville, Moby Dick, XXXV, Londres, Dent, [1851] 1963, p. 143. Cité en épigraphe dans La fragata de las máscaras, Montevideo, Santillana, 1996, p. 11 : “Todos los objetos visibles, amigo, no son sino máscaras de cartón. Pero en cada acontecimiento, en el acto vivo, en la acción resuelta, algo desconocido pero siempre
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Béances narratives et roman contemporain
fiction, une fois son opus fini en 1891, du Montevideo où elle habite, Josefina envoie une copie en anglais de son roman à Herman Melville qui vit, lui, ses derniers jours dans le Massachusetts. Le colis est accompagné d’une longue lettre où Joséphine appelle Melville Ismael, comme le célèbre narrateur de son Moby Dick. Dans un passage de sa lettre, elle lui écrit : « Y al fin, instalados con ánimo de dueños en los sugestivos socavones de su novela, hilvanamos un bosquejo de peripecia que nos pareció razonablemente válido, escapándonos del único día que ocupa su novela. »6. Ce passage fait part, à Melville-Ismael et à son lecteur, de sa conduite, de son ethos en tant que lectrice-écrivaine dans le contemporain : il s’agira de repérer ces socavones, ces trous textuels dans le récit de Melville qui s’ouvrent à ses interrogations, à ses spéculations, dans le contexte espace-temps élargi de sa contemporanéité. Le mot « socavones » (« béances ») fait signe, il signale à Josefina un tao, une voie à sa praxis narrative7. Ces lieux textuels appelant à un élargissement et à une traduction serviront de repères à son roman pour mieux s’aventurer et se reconstruire dans le Sud et dans le Nord américains, en Amérique et en Europe, dans le local et dans le global. Ils permettront également à la fiction ainsi conçue, tant à son empirie qu’à son imaginaire, de se nourrir et de grandir dans une interrogation qui ouvrirait le roman aux mobilités indissociables de toute spéculation dans le domaine de l’anthropologique.
Élargissements de l’anthropologique : Muri, le babalocha Dans ses Mémoires, le capitaine Amasa Delano nous dit que le sénégalais Muri, fils de Babo, est non seulement servant personnel de Don Benito Cereno, mais l’un des chefs des émeutiers, au même titre que son père, lors de la révolte des esclaves à bord du Tryal. Chez Melville, Muri, devenu Mure, est à peine un nom. Il est l’un des quatre Noirs nés en Afrique signalés comme étant de bons calfateurs, ce qui permet de penser qu’il se trouve dans le groupe des quatre vieux Noirs aux cheveux poivre et sel qui font de l’étoupe. Parmi eux, ce serait razonable, proyecta sus rasgos tras la máscara que no razona. ¡Y si el hombre quiere golpear, ha de golpear sobre la máscara! ¿ Cómo puede salir el prisionero, si no atraviesa el muro ?” 6 Nous traduisons en français tous les passages de La fragata de las máscaras cités dans cet article à partir de la deuxième version du roman : La fragata de las máscaras, Montevideo, Santillana, 2008. Ici : « Finalement, installés en maîtres dans les suggestives béances de votre roman, nous avons faufilé une ébauche de péripétie qui nous a semblé raisonnablement valable, tout en échappant à l’unique journée qu’occupe votre roman » (p. 32). 7 Au tout début de La barque silencieuse de Pascal Quignard (Paris, Gallimard, collection Folio, p. 9), on lit « Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui pour qui les mots […] ne disent ni ne cachent : ils font signe sans repos. » Paris, Gallimard, collection Folio, p. 9.
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Mure qui intervient lorsque le matelot espagnol remet symboliquement à Delano les cordages enchevêtrés dans un nœud – censé représenter la situation pour le moins confuse régnant sur le bateau – que celui-ci devrait savoir dénouer. Dans la nouvelle il a donc perdu son statut de chef émeutier ainsi que sa filiation avec Babo. Il sera tué, de même que son fils Danielo, au cours du sauvetage du San Dominick entrepris par Delano. La construction du personnage est tout autre dans La Frégate des masques. Muri reprend son statut de chef de l’émeute. Surtout, c’est lui qui apporte aux Noirs un message d’espoir pour ainsi dire spirituel puisque l’un des aspects le mieux dessiné de ce personnage chez de Mattos est celui de babalocha, c’est-à-dire, de prêtre des divinités orixas dans la religion candomble de certaines ethnies africaines et afro-américaines. Ce nouveau trait va désidentifier en partie le Muri-Mure des récits précédents – Delano, Melville – pour le réidentifier suivant un nouveau regard. Il fait partie d’une triade d’émeutiers noirs dont les lumières et les ombres de leurs différentes subjectivités font l’objet de spéculations diverses au cours du roman : le mandinga Babo, le politicien du groupe ; le dogon Dago, le scientiste ; l’arara Muri, le prêtre des orixas. Tous trois échangent leurs vues entre eux ou avec les Blancs « cherchant à donner des sens très différents au même destin qui les emmêle » – « procurando dar muy distinto sentido al destino común que los enreda » (16). Chez de Mattos, Muri échappe aux procès en réussissant à atteindre l’Île Mocha, au large du Chili, d’où il raconte à Ismael et au lecteur sa version des événements. C’est une présence majeure dans le récit, une voix toujours écoutée dans les nombreux longs passages du roman où les différents points de vue autour de l’émeute sont passés en revue, examinés, discutés par les Noirs, par les Blancs, sur le bateau, aux îles, dans les cafés ou le long des promenades dans les ports du Pacifique Sud. Le roman explore longuement la pensée et le vécu du vieux Muri à travers son discours et celui des autres personnages tissés dans un savant dispositif de voix : « une sorte de poupées russes de narrateurs » explicite le texte du roman (p. 115). Au cours de l’un de ces passages Muri s’adresse à Melville-Ismael dans ces termes : « Sí, Ismael, yo soy Muri, el Excluido, el eliminado para adelgazar su ficción. […] No lo culpo de haber leído tan sólo papeles de vencedores […] » (311) – « Me voilà, Ismael, je suis Muri, l’Exclu, l’éliminé pour amincir votre fiction. […] Je ne vous en veux pas de n’avoir lu que des papiers de vainqueurs […] ». Cette « variation » – au sens musical de thème et variations – de l’esclave Muri, signée de Mattos, émerge donc d’une béance textuelle dans la lecture que fait Josefina de ce personnage dans Benito Cereno. Pour y répondre, son roman va doter Muri d’une nouvelle identité fictionnelle, avec un dosage d’empirie et d’imaginaire 164
Béances narratives et roman contemporain
qui donnera au personnage un nouveau statut anthropologique. Entre autres passages amplificateurs de sa configuration humaine il lui sera consacré tout un chapitre, intitulé précisément « L’Exclu », au long duquel l’Africain arara va se confier à un Melville-Ismael personnage qui écoute, attentif, tout ce que ce nouveau Muri éprouve le désir et le besoin de lui dire. Chez de Mattos, les émeutiers noirs, on l’a dit, sont loin de tous partager les mêmes visées. Ainsi, dans le chapitre « La terre promise », le dogon Dago polémique avec le Mandingue Babo et l’Arara Muri sur la voie à prendre – aux sens littéral et figuré – dans leur conflit avec les Blancs. Où aller ? Au Sénégal comme le veut absolument Babo ? Ou plus raisonnablement, parce que plus près, en Auracanie chez les Indiens mapuches au sud du Chili, comme le suggère Dago ? Mais les Indiens ne sont pas noirs et dans l’esprit des esclaves noirs libérés, une collectivité mapuche-sénégalaise ne va pas de soi et serait plutôt à éviter. La diversité de perspectives au sein du groupe d’émeutiers noirs s’offre au lecteur comme composante majeur de la construction du roman et amplifie la donnée cognitive humaine présente dans Benito Cereno. Des objectifs et des sentiments différents habitent l’esprit des esclaves noirs au moment de faire face à la nouvelle situation de liberté après l’émeute. De son côté, le lecteur s’exerce à naviguer dans ces vues changeantes, à spéculer avec les personnages melvilliens ainsi revisités dans La frégate des masques. Une hétérogénéité nouvelle est donc inscrite par de Mattos dans sa fiction autour de l’émeute de 1805. Cette hétérogénéité – distinction, différence, variation – que le roman accueille se veut doublement spéculative : elle donne à voir (spéculer = observer) différentes mentalités et sensibilités parmi les Noirs à bord du bateau de Cereno ; elle donne à penser (spéculer = réfléchir) le réel des diversités ethniques. Par là, elle appelle à une compréhension de cette hétérogénéité et de ces diversités chez le lecteur, à une réponse active, éthique, de sa part. La variation sur le personnage de Muri chez de Mattos mobilise également les rapports géographiques en tant que territoires de fiction. Elle contribue à ce qu’on puisse lire la fable de La frégate des masques comme une histoire éminemment chilienne, ainsi que le propose Narbondo, le mari de Josefina et l’un des narrateurs seconds : « Y chilena, sólo chilena, es esta historia. » (67) – « Chilienne, elle n’est que chilienne cette histoire ». Pour l’Arara Muri, tout se joue dans les mers du tiers sud du Pacifique, aux Îles de Santa María et de Mocha. Le port chilien de Talcahuano (signifiant Ciel Tonnant en mapudungún, langue des Amérindiens mapuches) est le siège du procès et le lieu d’emprisonnement et d’exécution des émeutiers selon les documents 165
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officiels dans les Mémoires de Delano. Talcahuano sert également de port à la ville voisine de Concepción où séjournent Delano et Cereno pendant le procès et où, peu d’années après ces événements, va être déclarée l’émancipation nationale du Chili vis-à-vis de l’Espagne. Après l’émeute, Muri s’enfuit de l’Île de Santa Maria vers l’île voisine Mocha, lieu d’un exil qui pour lui s’annonce définitif. En tant que narrateur second Narbondo va également s’attarder sur l’importance du rôle de Juan Manuel de Rozas dans la guerre d’indépendance du Chili, pendant et après l’époque où ce dernier a fait partie du tribunal inquisitorial qui va juger les émeutiers. Autant d’amplifications fictionnelles qui composent une structure romanesque amplifiée à partir des profondeurs béantes de la nouvelle melvillienne.8 Par ailleurs, la critique de de Mattos est unanime à reconnaître l’efficacité de son écriture narrative lorsqu’elle met en récit les perspectives éminemment mobiles d’un fait donné, qu’il s’agisse d’un fait quotidien (c’est le cas de quelques uns de ses meilleurs contes ou nouvelles, Pères du peuple, entre autres) ou d’un fait marquant dans l’histoire nationale de son pays comme le génocide des Indiens charrúas en Uruguay, raconté dans le roman qui lui a valu le plus de lecteurs : Bernabé, Bernabé ! (en deux versions comme La frégate des masques). Ce sera encore le cas pour une vie de Jésus intitulé La porte de la miséricorde (2000), qui renvoie à sa lecture du Clarel melvillien. Si empirie et imaginaire s’entremêlent dans toute fiction, varier ou diversifier l’une ou l’autre équivaut à élargir les frontières pragmatiques de l’opérativité romanesque.
Contingences et mobilités temporelles du roman : Aimé Bonpland, le Charentais sud-américain Cette amplification romanesque élaborée par de Mattos lors de sa réidentification du personnage de Muri joue également dans la construction du rôle majeur accordé dans son roman au personnage historique – absent chez Delano et Melville – du français Aimé Jacques Alexander Goujaud, dit Bonpland9. Bonpland, charentais de La Rochelle, médecin, botaniste renommé, compagnon d’expéditions d’Alexander von Humboldt dans les Amériques, se rend à Montevideo en visites historiquement attestées dont l’une – celle 8
Voir Juan José Saer, “La novela”, in Concepto de ficción, op. cit., 125 : “Simple estadio histórico de la narración, que es una forma inherente al espíritu humano, la novela debe abrirle paso a formas imprevisibles, que carecen todavía de nombre, pero que aspiran a ser el hogar de lo infinito”. 9 Né en 1773 à La Rochelle, France ; mort en 1858 à Paso de los Libres, Corrientes, Argentine.
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de 1855 – figure dans la fiction élaborée par Josefina. Dans son roman, Bonpland, ami de Maximo Péguy – le père de Josefina, né lui aussi à La Rochelle –, s’installe chez eux chaque fois qu’il se rend à Montevideo pour toucher la pension viagère que Napoléon lui a accordée. Pour Josefina, Bonpland est un ami de la famille, le parrain bienaimé, celui qui lui raconte, le 27 novembre 1855, dans le jardin de leur villa, l’histoire de la révolte des Noirs à bord du Tryal que lui, Bonpland, en compagnie de von Humboldt, aurait entendu de la bouche même de Delano, un soir d’octobre 1802, dans une taverne du port péruvien de Huanchaco10. L’épigraphe de cet article revit l’étrange et fondatrice expérience de Josefina quand, des années après le récit de l’émeute par le Charentais, elle lit pour la première fois Benito Cereno. Aux pages de la nouvelle vient s’incorporer alors pour elle la voix de Bonpland, parlant « un castillan à l’accent paraguayen » et au « je-ne-sais-quoi français » (122). Les pages imprimées du texte de Melville garderont ainsi pour Josefina la saveur du discours sonore coloré d’Amado Bonpland auquel le roman doit beaucoup de sa propre plurivocité11. Dans son roman, Josefina lui donne souvent et longuement la parole, de sorte que, par la médiation du Charentais, sont mises en fiction des couches de géo-historicités établissant des rapports entre monde colonial et post-colonial, entre les Amériques et l’Europe, entre la France et le Rio de la Plata, et enfin, entre les nouveaux pays indépendants du Cône Sud américain – le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay, l’Argentine – où Bonpland a vécu les quarante dernières années de sa vie12. 10
C’est en octobre 1802 que Humboldt et Bonpland se retrouvent au Pérou, à Huanchaco, pour mesurer la température du Pacifique et corroborer l’existence du courant océanique qui porte aujourd’hui le nom du savant allemand. Après cette date Bonpland ne retournera plus au Pérou ; c’est pourquoi Josefina va antidater les événements historiquement attestés dans les Mémoires de Delano. 11 Dans un cadre théorique de réflexion sur le transpolitique et le transfrontalier, signalons Éric Courthès, Le Voyage sans retour d’Aimé Bonpland, explorateur rochelais, Paris, l’Harmattan, collection L’autre Amérique, 2010. Pour un rapide mais éloquent portrait de Bonpland au Paraguay, voir « Se despide el caraí arandú », in Ana Ribeiro, El caudillo y el dictador, Montevideo, Planeta, 2003, p. 349-352. 12 Carol Colatrella dirige actuellement un projet – traduction, édition critique et site web – autour de The Frigate of Masks de de Mattos à la Georgia Tech University. Ce projet souligne la façon interactive dont La Frégate des masques reconfigure Benito Cereno de Melville dans un contexte élargi transaméricain, ce qui répond au tournant transnational des études universitaires aux États-Unis visant à accueillir la littérature latino-américaine au sein du canon littéraire états-unien. De cette ligne de réflexion transnationale, on pourrait rapprocher l’initiative de Norah Giraldi Dei Cas d’incorporer certaines œuvres de l’espagnol Félix de Azara ou de l’anglais Darwin au canon sudaméricain : « Darwin, ¿ escritor uruguayo ? Reflexiones sobre territorios literarios en devenir », Nuestra América. Revista de Estudios sobre la Cultura latinoamericana, n° 6, Porto, agosto-dezembro 2008, p. 115-139.
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Ainsi apparaît, par exemple, dans la chronologie du roman, la date du 27 novembre 1855, à Montevideo. C’est le lendemain d’une grave crise politique en Uruguay : au centre ville le siège du gouvernement a été pris d’assaut. Pas très loin de là, Bonpland préside un banquet officiel réunissant des représentants des colonies française, anglaise et piémontaise – 1600 convives, précise le roman – pour célébrer la prise de Sébastopol par les troupes alliées. Étant donné qu’au cours de ce banquet – auquel assistent Josefina et son père – il n’est pas question des affaires politiques locales, le roman va faire de ce dîner montévidéen un moment révélateur d’un monde cosmopolite mais à la fois étanche, fondé sur des notions de civilisation et d’américanisme que Josefina et Bonpland trouvent particulièrement discutables. Rappelons maintenant le premier titre du roman : El jardín y la fragata (Le jardin et la frégate). Le mot titulaire « jardin » renvoie d’abord au jardin fictionnel de la villa montévidéenne où Josefina écoute Bonpland lui raconter l’histoire de l’émeute de 1805. Par ailleurs, il renvoie aux jardins de Malmaison de son homonyme Josefina de Beauharnais, épouse Bonaparte, modèle de jardin, de serre et de musée botanique européen créé pour l’impératrice par le botaniste français. Encore une façon pour de Mattos d’élargir les savoirs et les imaginaires de son roman, d’accueillir et de médier un pluriel d’historicités pour faire de cette ampleur spatio-temporelle un terrain d’essai apte à mieux « spéculer » sur ce tout représentationnel auquel le genre romanesque renvoie. Pareillement, au cours des procès reliés à l’émeute – à Concepción, à Talcahuano, à Lima – dans le cadre d’une Inquisition toujours en place en Espagne et dans ses colonies dans ces débuts du XIXe siècle, nombre de configurations humaines dans La frégate des masques correspondent au personnel judiciaire dans la réalité hors texte de ces procès : le greffier José de Abós y Padilla, le frère Tobías Infelez, le juge Juan Martínez de Rosas. Leurs voix transmettent, traduisent et problématisent, en variations et en contrepoints, les réalités géopolitiques, historiques et culturelles des textes de départ – ceux de Melville et de Delano. Comme prévu par Josefina dans sa lettre à Melville au début du roman citée plus haut, la péripétie qu’elle « faufile » dans le sillage de sa lecture de Benito Cereno « échappe à l’unique journée qu’occupe » le récit de l’écrivain états-unien. Comme prévu également par la romancière dans la fiction, c’est dans un jeu d’interrogations et de tentatives de réponses aux « béances » fictionnelles de Benito Cereno que la fiction de de Mattos met en mots un espace-temps amplifié et plurivoque, représentatif de l’éthique que propose le roman contemporain, émancipé de toute assertivité.
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En lisant en écrivant Wakefield, Nathaniel Hawthorne, Jorge Luis Borges et Eduardo Berti Stéphanie Carrez Université François Rabelais, Tours
Selon Jorge Luis Borges, l’enseignement de l’histoire des lettres américaines doit commencer par l’étude de Nathaniel Hawthorne ; en 1949, il lui consacre donc un cours au Colegio Libre de Estudios Superiores de Buenos Aires qui sera repris en 1952 sous la forme d’un essai d’une vingtaine de pages dans Autres Inquisitions. Parmi les textes qu’il choisit de commenter, une nouvelle l’a particulièrement « bouleversé » : il s’agit de « La singulière histoire de Wakefield »1. Cette nouvelle que Nathaniel Hawthorne a publiée au début de sa carrière d’écrivain, en 1835, avant de l’inclure dans son premier recueil de nouvelles, Twice-Told Tales, en 1837, Borges la résume en quelques lignes : Un Anglais qui sans le moindre motif abandonna sa femme pour se loger derrière chez lui, et là sans que quiconque le soupçonne, resta caché vingt ans. Durant cette longue période, il passa chaque jour devant sa maison, ou la regarda du coin de la rue, et il aperçut souvent sa femme. Quand on le donna pour mort, quand depuis longtemps sa femme s’était résignée au veuvage, l’homme, un jour, ouvrit la porte et entra. Simplement, comme s’il s’était absenté quelques heures. (Il fut, jusqu’à sa mort, un époux exemplaire.)2
La nouvelle a également inspiré Eduardo Berti, écrivain né en Argentine en 1964, traducteur des œuvres de Nathaniel Hawthorne qui a publié en 1999 un court roman intitulé La Mujer de Wakefield, traduit en français par Jean-Marie Saint-Lu sous le titre Madame Wakefield3. 1
2
3
Nathaniel Hawthorne, « Wakefield », Twice-Told Tales, in William Charvat et al. (ed.), The Centenary Edition of the Works of Nathaniel Hawthorne, vol. 9, Columbus, Ohio State University Press, 1974, p. 130-140. Jorge Luis Borges, « Nathaniel Hawthorne », Autres Inquisitions, vol. 1 de Borges, Œuvres complètes, Jean Pierre Bernès (dir.), Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 716. Eduardo Berti, Madame Wakefield, Arles, Actes Sud, collection Babel, 2007.
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En choisissant pour titre le nom de l’épouse du personnage principal de la nouvelle de Hawthorne, Eduardo Berti suggère d’abord un mode d’analyse fondé sur la comparaison entre deux mondes bien distincts, celui du texte d’origine et celui du texte réécrit, ou, pour reprendre les catégories élaborées par Gérard Genette dans Palimpsestes, entre un « hypotexte » et un « hypertexte ». Ces deux termes eux-mêmes consacrent un fonctionnement en miroir des deux textes tout en introduisant entre eux une forme de hiérarchie implicite qui résulte simplement de l’ordre chronologique de rédaction des textes. Le point de départ de Madame Wakefield confirme les liens étroits qui unissent le texte d’origine et sa réécriture. Dans Wakefield, le personnage éponyme est ramené devant chez lui par la force de l’habitude et il a le temps, avant de s’enfuir, d’apercevoir la silhouette de sa femme, non sans se demander si celle-ci l’a entrevu : Before leaving the spot, he catches a far and momentary glimpse of his wife, passing athwart the front window, with her face turned towards the head of the street. The crafty nincompoop takes to his heels, scared with the idea, that, among a thousand such atoms of mortality, her eye must have detected him.4
Ce détail préside à la mise en place du dispositif de réécriture : la même scène est décrite dans le cinquième chapitre du roman d’Eduardo Berti, mais narrateur et lecteurs se trouvent cette fois de l’autre côté de la fenêtre. Elizabeth Wakefield, alors qu’elle vient de « se coiffe[r] devant son miroir », se dirige vers la fenêtre, jette un coup d’œil dans la rue et se demande si l’homme qu’elle pense avoir aperçu par la fenêtre est bien son mari : Sa vue n’a jamais été bonne, si bien qu’elle retourne à la fenêtre et, dans un effort, ferme à demi les yeux… oui, l’homme ressemble à Charles mais il a également l’air plus petit, moins âgé ; pourtant, si ce n’est pas lui, se dit Mme Wakefield, pourquoi regarde-t-il avec tant d’insistance en direction de la fenêtre.5
Dans la nouvelle de Hawthorne comme dans la réécriture, la fenêtre joue le rôle de frontière entre deux mondes, mais elle sert également de pivot lors du passage d’un texte à l’autre. La fenêtre figure l’espace de la rencontre avortée des regards qui renvoie chacun à son propre monde fictionnel mais permet également l’intrusion d’un regard extérieur qui fait apparaître des lignes de fuite. À partir du dialogue qui s’instaure entre ces textes, leur lecture croisée invite à penser une articulation complexe de la lecture et de l’écriture ; autrement dit « rencontre [de] deux regards qui 4
5
N. Hawthorne, op. cit., 1974, p. 135. Eduardo Berti, op. cit., 2007, p. 20.
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se croisent et s’unissent en un point incandescent »6, selon la définition qu’en donne Octavio Paz dans le prologue d’une pièce de théâtre de 1956 intitulé La Hija de Rappaccini, un récit lui aussi inspiré d’une nouvelle de Nathaniel Hawthorne.
Histoires d’origines Le texte de Nathaniel Hawthorne qu’Eduardo Berti a choisi de réécrire est d’abord ce que l’on pourrait appeler un texte voyageur. Arlin Turner le rappelle, la trame du récit de cette nouvelle ainsi que la plupart des détails figurent dans un ouvrage de William King intitulé Political and Literary Anecdotes of His Own Times, ouvrage posthume publié en 1818 par Philip Bury Duncan. Il y raconte l’histoire de Mr. et Mrs. Howe. Le mari, prétextant un voyage en Hollande, indique à sa femme qu’il compte s’absenter un mois, mais son absence dure finalement dix-sept ans et il n’est pas allé plus loin qu’à Westminster. Ces faits ont beaucoup intrigué la sœur de Mrs. Howe et son mari le Dr. Rose, qui s’est à de nombreuses reprises entretenu avec William King à ce sujet7 ; l’énigme reste entière car à aucun moment après son retour Mr. Howe n’a justifié son geste, qui pourrait bien d’après William King ne pas avoir de « motif réel »8. Dès la première phrase de la nouvelle de Hawthorne, le narrateur revendique pour lui un statut de simple passeur et pour son récit le statut d’histoire « deux fois contée » : In some old magazine or newspaper, I recollect a story, told as truth, of a man – let us call him Wakefield – who absented himself for a long time, from his wife.9
Le narrateur fait ensuite le résumé de cette histoire dans un paragraphe introductif qui ne laisse place à aucun suspense et qui lui permet d’introduire sa propre nouvelle non pas comme le récit d’une série de faits, mais comme ce que Borges appelle une « histoire conjecturale »10 : il s’agit en fait de tenter de construire une interprétation de l’énigme que constitue le comportement du personnage. La nouvelle se présente comme une méditation, un voyage, dans l’espace dessiné par l’histoire initiale de Wakefield :
6
Octavio Paz, La Fille de Rappaccini, Œuvres, NRF, La Pléiade, 2008, p. 166. William King, Political and Literary Anecdotes of His Own Times, Philip Bury Duncan (ed.), 1818, p. 238. 8 Ibid., p. 244. 9 N. Hawthorne, op. cit., 1974, p. 130. 10 Jorge Luis Borges, op. cit., 1993, p. 716. 7
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If the reader choose, let him do his own meditation; or if he prefer to ramble with me through the twenty years of Wakefield’s vagary, I bid him welcome.11
Si la trame narrative est fournie par l’histoire lue et remémorée, le geste créateur revendiqué par le narrateur est celui de nommer le personnage et de donner forme à une éthique elle aussi conjecturale qui soit susceptible d’expliquer un comportement singulier qui dans l’ordre du réel supposé de l’histoire originale reste incompréhensible : What sort of a man was Wakefield? We are free to shape out our own idea, and call it by his name.12
Ce geste créateur insère également le texte au sein d’un réseau de résonances intertextuelles, à commencer par la référence évidente au roman d’Oliver Goldsmith, The Vicar of Wakefield. Le schéma de la disparition inexpliquée et du retour du personnage n’est pas sans rappeler la trame narrative de la nouvelle de Washington Irving, Rip van Winkle, publiée en 1819. La durée de l’errance du personnage est également légèrement modifiée et fait écho dans la nouvelle de Nathaniel Hawthorne aux vingt années d’absence d’Ulysse. C’est d’ailleurs bien d’un voyage qu’il s’agit pour le personnage principal, même s’il est paradoxal puisqu’il aboutit à la fois dans une rue voisine : « He is in the next street to his own, and at his journey’s end »13. Mais si le voyage physique est achevé, le voyage intérieur, lui, ne fait que commencer : une nuit a suffi pour que Wakefield se retrouve prisonnier de lui-même, à l’écart du monde de ses semblables, représentant paradigmatique d’un type de personnages que le narrateur baptise dans la dernière phrase de la nouvelle « the Outcast of the Universe »14. Mais cette conclusion ne propose pas d’explication au geste de Wakefield et le voyage proposé par le narrateur à son lecteur s’est transformé en errance. C’est également le point de départ d’un autre voyage de la nouvelle, à la fois vers le continent sud-américain et vers le XXe siècle. Arnold Weinstein le rappelle, il faut en effet attendre la lecture novatrice qu’en fait Jorge Luis Borges pour que la critique nord-américaine se penche à nouveau sur cette nouvelle qu’elle a longtemps négligée15. En proposant de lire dans cette fin la préfiguration des mondes de Melville et de Kafka, « un monde de châtiments énigmatiques et de fautes indéchiffrables »16, 11
N. Hawthorne, op. cit., 1974, p. 131. Idem. Ibid., p. 133. N. Hawthorne, op. cit., 1974, p. 140. Arnold Weinstein, Nobody’s Home : Speech, Self and Place in American Fiction from Hawthorne to DeLillo, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 13. 16 J. L. Borges, op. cit., 1993, p. 718. 13 14 15 12
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il donne un sens moderniste à l’absence qui constitue le cœur de la nouvelle et place l’interrogation ontologique au centre du processus d’interprétation. Arnold Weinstein le rappelle également, une grande majorité des critiques littéraires qui se sont intéressés depuis à la nouvelle l’ont fait en tentant de remplir ce vide et de donner un sens à la raison qui pousse Wakefield à agir comme il le fait17, dupliquant ainsi le geste inaugural du narrateur hawthornien pour entraîner le lecteur vers d’autres voyages et interrogeant au passage la limite entre critique et fiction.
Germinations En insistant sur l’aspect « conjectural » de l’histoire de Wakefield, Borges ouvre également la porte à une réflexion d’ordre esthétique centrée sur la mise en scène du processus de création d’une histoire. C’est avant tout en tant que matériau fictionnel, voire linguistique, qu’Eduardo Berti s’intéresse lui aussi à Wakefield. Son geste d’écrivain ressemble à celui de Nathaniel Hawthorne avant même le début de récit. Si Madame Wakefield est un roman, Eduardo Berti adopte certains codes traditionnellement associés au théâtre et propose en effet une liste de personnages. Il reprend le nom de Wakefield et y adjoint pour les deux personnages principaux les prénoms d’Elizabeth et de Charles18. Contrairement à Hawthorne, il utilise ainsi la lettre du nom, dans un mouvement qu’il semble commenter lorsque le narrateur raconte qu’Elizabeth a l’habitude, lorsqu’elle lit un livre, d’y repérer sur la page les deux mots courants que sont « wake » et « field », mots dont la combinaison forme le nom de son mari19, comme Madame Wakefield est composé du titre de la nouvelle de Nathaniel Hawthorne auquel s’ajoute un autre mot, « Madame ». Ce commentaire attire ainsi l’attention du lecteur sur l’artificialité et l’arbitraire du geste de l’écrivain et souligne l’intérêt que porte Eduardo Berti à « Wakefield » en tant qu’interrogation sur le processus de création littéraire. Un lecteur attentif de la liste des personnages ne peut que s’intéresser également à celui de « Georgiana, sœur d’Elizabeth » – comme Mrs. Howe avait une sœur dans l’histoire racontée par William King –, dans la mesure où Eduardo Berti convoque déjà ainsi l’image de l’héroïne d’une autre nouvelle de Hawthorne, The Birthmark, dans laquelle Aylmer tente d’effacer la tache de naissance qui orne la joue de sa femme et, selon lui, la défigure. Par la suite, le lecteur fait la connaissance de ce personnage et de son mari lorsque madame Wakefield leur rend visite. Elle décrit en particulier la manière dont ce mari a pour habitude de saluer tout le 17
A. Weinstein, op. cit., 1993, p. 15. E. Berti, op. cit., 2007, p. 9. 19 Ibid., p. 167. 18
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monde d’une « tape décidée et vulgaire qu’il a copiée sur ses tisserands et qu’il distribue avec rudesse ou douceur, selon l’occasion, sur le dos, l’épaule ou la nuque de ceux qu’il rencontre »20. Sa femme reçoit, quant à elle, « une tape légère sur les joues qui est presque une caresse », geste que la référence intertextuelle à The Birthmark colore pour le lecteur averti d’une teinte particulière. On trouve ici un jeu de complicité avec le lecteur typique du pastiche qui lui impose, à la manière du roman policier, de traquer dans le texte du roman les traces de la nouvelle antérieure. Le narrateur attire l’attention du lecteur sur ce fonctionnement dans un chapitre consacré au trajet effectué par Elizabeth pour aller rejoindre sa sœur à Nottingham, à travers une apostrophe au lecteur, procédé qu’il utilise fréquemment dans ce texte et qui, par son style, n’est pas sans rappeler le narrateur de Don Quichotte : « le lecteur a-t-il jamais pensé que deux personnages de deux livres différents peuvent se rencontrer sans qu’aucun d’eux ne remarque l’autre ? »21. Eduardo Berti s’amuse tout particulièrement des possibilités de jeux métatextuels ouvertes par la position à la fois extérieure et postérieure de celui qui réécrit un texte et en profite également pour tisser des liens entre son roman et la vie de Nathaniel Hawthorne. Par exemple, le beau-frère d’Elizabeth Wakefield se nomme Ashley Allen Royce et son nom évoque pour Mme Wakefield le « pseudonyme pompeux d’un artiste médiocre »22 ; or, il s’agit là de l’un des pseudonymes utilisés par Nathaniel Hawthorne pour publier ses premières nouvelles. Autre détail significatif : Mme Wakefield tient un journal intime sur la couverture duquel le lecteur découvre au début du roman son nom de jeune fille, Elizabeth Peabody23, le nom de la belle-sœur de Nathaniel Hawthorne. Le mariage des deux personnages principaux dans Madame Wakefield se présente aussi comme celui du réel et du fictionnel ; le changement de nom du personnage principal lorsqu’elle se marie devient alors la figuration de la fiction d’un recouvrement du réel par la fiction. La réécriture, consacrant l’intrusion de l’autre et autorisant l’altérité de son regard, déstabilise les catégories du réel et de la fiction comme celles de la pensée sérieuse et de la remarque ludique. La métaphore de la greffe choisie par Gérard Genette dans Palimspsestes24 semble particulièrement adaptée pour décrire les phénomènes à l’œuvre dans le roman d’Eduardo Berti. Chaque détail de la nouvelle de Nathaniel Hawthorne, longue d’à peine dix pages, semble 20
Ibid., p. 81. Ibid., p. 74. 22 Ibid., p. 71. 23 Ibid., p. 19. 24 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 13. 21
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donner naissance à une intrigue secondaire dans les quelques 250 pages du roman d’Eduardo Berti. La plus importante d’entre elles concerne le jeune valet des Wakefield : à peine décrit dans la nouvelle, il est désigné une fois par l’expression « the dirty little footboy »25 et n’apparaît plus par la suite. En revanche, Eduardo Berti le dote d’un nom propre, Franklin, et fait de lui le héros malheureux d’une intrigue à forte connotation historique et sociale puisqu’il est impliqué dans le mouvement luddiste26. Accusé d’avoir détruit des machines, il échappe de peu à la peine de mort pour finalement être condamné à vingt ans d’exil en Australie, sentence qui fait écho à l’exil volontaire de Charles Wakefield. Mais inversement, la référence à l’univers de Hawthorne construit parfois des embranchements possibles pour le roman d’Eduardo Berti. Par exemple, Elizabeth Wakefield, qui s’est présentée comme veuve à son entourage, reçoit une proposition de mariage de la part d’un révérend, proposition qu’elle décide de refuser car elle imagine le scandale si Charles réapparaissait : « Le pauvre révérend serait publiquement accusé d’adultère et destitué de son poste à la paroisse »27. L’utilisation du conditionnel et le parallélisme entre cette situation et celle qui sert de trame à The Scarlet Letter ouvre l’espace d’une histoire alternative qui pourrait être celle déjà racontée par Hawthorne.
Textes en devenir Au fil des allers et retours d’un texte à l’autre, la relation chronologique entre un texte antérieur et sa réécriture, postérieure, est finalement déstabilisée. L’histoire de Wakefield telle qu’elle a été publiée initialement est racontée par le narrateur hawthornien dans le premier paragraphe de la nouvelle et constitue « le germe » à partir duquel se déploie la nouvelle de Nathaniel Hawthorne ; d’une certaine manière, cette histoire est racontée une deuxième fois dans le reste de la nouvelle. En revanche, c’est dans le dernier chapitre du roman d’Eduardo Berti qu’apparaît l’histoire telle qu’elle est racontée dans la nouvelle de Hawthorne, sous la forme paradoxale d’un résumé au futur qui reprend parfois même mot pour mot le texte hawthornien : Quelqu’un écrira de nouveau cette histoire, d’une façon différente. Quelqu’un (et le lecteur, qui connaît l’avenir, sait peut-être qui) réécrira tout cela comme un conte, regrettera de ne pas avoir davantage de place pour s’étendre à loisir et exposera chacun des faits selon le point de vue de Wakefield parce que « c’est le mari qui nous occupe ». Quelqu’un dira qu’il a trouvé le germe de cette 25
N. Hawthorne, op. cit., 1974, p. 135. Les Luddistes : c’est par ce nom que les ouvriers brisant les machines dans les comtés industriels anglais se désignent au début du XIXe siècle. 27 E. Berti, op. cit., 2007, p. 227-228. 26
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histoire dans un journal quelconque, un de ces journaux que Mme Wakefield détestait lire. Quelqu’un dira qu’elle n’a jamais rien su, qu’elle a passé vingt ans comme veuve jusqu’au retour tardif de son mari. Quelqu’un escortera Wakefield sur son chemin de retour, mais préfèrera ne pas franchir le seuil, dans un geste de pudeur désuet. Quelqu’un dira autant de choses, presque les mêmes, mais différentes, parce que si toute histoire – y compris celle qui est écrite – reste encore à écrire, celle qui vient d’occuper ce livre deviendra très vite – si ce n’est déjà fait – une histoire deux fois racontée.28
Le roman d’Eduardo Berti devient alors préfiguration d’une œuvre à venir, rappelant le paradoxe exposé par le narrateur et ami de Pierre Ménard, cet écrivain qui, dans la nouvelle éponyme de Borges, se propose d’écrire Don Quichotte, ou plutôt de le reconstituer à partir d’un « souvenir général du Quichotte, simplifié par l’oubli et l’indifférence, [qui] peut très bien être équivalent à la vague image antérieure d’un livre non écrit »29. D’après le narrateur, il parvient dans une certaine mesure à le faire : À la réflexion je pense qu’il est légitime de voir dans le Quichotte « final » une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces – ténues mais non indéchiffrables – de l’écriture « préalable » de notre ami.30
Sur ce point, le discours fictionnel de Borges entre en résonance avec son discours critique sur Nathaniel Hawthorne, dont il fait un précurseur de Kafka avant de préciser : Wakefield préfigure Franz Kafka, mais celui-ci modifie et affine la lecture de Wakefield. La dette est mutuelle. Un grand écrivain crée ses précurseurs.31
D’une certaine façon, Borges lui aussi se crée un ancêtre nordaméricain mais également toute une généalogie à travers son discours sur Nathaniel Hawthorne. Il explique que l’imagination de celui qu’il appelle « Hawthorne le rêveur »32 fait une grande place à ces « confluences momentanées entre le monde imaginaire et le monde réel – entre le monde que dans le cours de la lecture nous feignons de prendre pour tel », ce qui le place dans la lignée d’une tradition qu’il fait remonter à l’Iliade, avant de conclure que ces contacts sont « des reflets et des duplications de l’art »33. En cela, Hawthorne inaugure un mode caractéristique des 28
30 31 32 33 29
Ibid., p. 248. J. L. Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1999, p. 48. Ibid., p. 51. J. L. Borges, op. cit., 1993, p. 719. Ibid., p. 710. Ibid., p. 714-715.
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« lettres de l’Amérique du Nord », qui sont d’après Borges « plus aptes à inventer qu’à transcrire, plus aptes à créer qu’à observer ». La « curieuse vénération que les Nord-Américains portent aux œuvres réalistes » semble les empêcher d’accorder à Nathaniel Hawthorne le statut qu’il mérite34 ; Borges, au travers d’un discours qui pourrait caractériser sa propre œuvre fictionnelle tout autant que celle de Nathaniel Hawthorne, s’invente, en réécrivant Hawthorne, un précurseur digne de lui. À propos de la mort de Nathaniel Hawthorne, Borges précise qu’elle survint durant son sommeil avant d’ajouter : Rien ne nous interdit d’imaginer qu’il mourut en rêvant et nous pouvons même inventer l’histoire qu’il rêvait – la dernière d’une série infinie – et de quelle manière la couronna ou l’effaça la mort. Un jour, peut-être, je l’écrirai et je tenterai de racheter par un conte acceptable cette leçon déficiente et tellement digressive.35
À son tour, Eduardo Berti s’inscrit dans un processus de filiation. Madame Wakefield est un texte placé sous le signe d’une double dette, à Hawthorne et à Borges pour la lecture qu’il fait de Hawthorne. La réécriture d’Eduardo Berti met en abyme à la fois l’écriture hawthornienne, le discours critique de Borges qui l’identifie et l’univers fictionnel borgésien, brouillant plus encore les limites entre analyse et œuvre littéraire et transformant l’espace de lecture en un monde labyrinthique aux embranchements multiples qui permettent la circulation d’un texte à l’autre et les glissements d’un niveau de lecture à l’autre. Ainsi le général Bennett intervient-il dans la conversion, apparemment « sans logique apparente », pour présenter à ses interlocutrices la théorie suivante : Peter Mainhardt, cet écrivain allemand qui visita Londres jadis, disait que les hommes se répartissent entre les Hamlet et les don Quichotte. Comprenezvous ? D’un côté les Hamlet, les introspectifs, qui doutent mais n’agissent pas ; de l’autre, les don Quichotte, hardis et pleins de tempérament, qui ne vivent que pour l’action. À l’époque, j’ai écouté cette théorie d’un air béat, mais maintenant, si vous voulez la vérité, je ne supporte plus cette manie de partager le monde entre le blanc et le noir…36.
Le roman d’Eduardo Berti se présente comme une variation palimpseste de la nouvelle de Nathaniel Hawthorne sur un mode à la fois ludique et sérieux, dans une conception très borgésienne de la littérature comme une chambre d’écho où l’écriture et la lecture résonnent, se répondent, se combinent et se répètent à l’infini, toujours semblables mais jamais exactement les mêmes, à l’instar d’un Pierre Ménard réécrivant 34
Ibid., p. 727. Idem. 36 E. Berti, op. cit., 2007, p. 134. 35
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Don Quichotte à l’identique. Don Quichotte, le seul livre que justement, Madame Wakefield en a soudainement l’intuition, Charles Wakefield a emporté avec lui lorsqu’il a quitté son domicile : Madame Wakefield repose sa tête au creux de son oreiller. Aussitôt, sans aucune raison, deux mots lui viennent à l’esprit : Don Quichotte. Oui, quelque chose lui dit que c’est le livre qui manque, mais cette information ne lui révèle rien et le sommeil s’abat sur elle, sec comme une guillotine.37
La lecture croisée de ces textes ne débouche pas sur la révélation d’un sens mais dessine plutôt une vision de la lecture comme la rencontre atemporelle et indéfiniment renouvelée de deux regards singuliers qui sont, eux, ancrés dans un espace-temps défini. Leur dialogue permet d’approcher l’universel d’un questionnement ontologique et esthétique auquel chaque nouveau lecteur, à son tour, devra se confronter.
37
Ibid., p. 33.
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La réinvention du territoire appalachien dans l’œuvre de Jayne Anne Phillips et Meredith Sue Willis Sarah Dufaure Université Bordeaux 3, Michel de Montaigne
La région états-unienne des Appalaches, Frontière1 originelle protégeant à l’est les treize colonies britanniques des étendues mystérieuses de l’ouest, s’est toujours posée dans l’imaginaire collectif américain comme un espace simplement « traversé », une nation singulière refoulée à l’intérieur de la République, une zone de transit vers des étendues sauvages offrant de bien plus belles promesses et opportunités. C’est une région mythique sans définition géographique réelle (elle aurait été « inventée » de toutes pièces selon les historiens et anthropologues Allen W. Batteau et David Shapiro2), une zone de non-lieu peuplée de montagnards violents, intégristes et ignorants (les fameux rednecks et hillbillies de la culture populaire), un territoire de l’exil hermétique à tout progrès. Les Appalaches ont pourtant tenté de réaffirmer leur identité ces vingt ou trente dernières années à travers un phénomène à la fois politique, esthétique et culturel que les universitaires locaux ont appelé « Appalachian Renaissance ». De nouvelles formes esthétiques, de nouvelles pratiques, des actions politiques et sociales communautaires sont alors apparues pour tenter de dénoncer la stérilité d’étiquettes ne faisant qu’opacifier et réduire le réel, des étiquettes reposant non sur une définition de l’espace comme territoire intellectuel mouvant et dialogique mais plutôt sur une conception de l’espace en tant qu’écart, de mise à distance et de dissonance 1
La Frontière renvoie au concept américain de Frontier dans le sens d’une ligne mouvante vers l’Ouest du continent, suivie par les pionniers américains et immigrants jusqu’à la fin du XIXe siècle. 2 Henry David Shapiro, Appalachia on Our Mind: The Southern Mountains and Mountaineers in the American Consciousness 1870-1920, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1986.
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identitaire. Ces nouvelles formes ont peu à peu contribué à façonner un nouveau champ intellectuel transdisciplinaire (regroupant des domaines comme l’histoire, l’économie, la géologie, la physique, les arts visuels et la littérature) désormais connu sous le nom d’« Appalachian Studies ». Une communauté d’écrivains régionaux s’est formée et consolidée pour tenter de redéfinir l’identité appalachienne, de manière concurrente ou encore plus rivale à l’identité nationale, en façonnant un territoire littéraire à même de redonner une image plus positive de la région et de restaurer des échanges entre le centre et la marge intellectuels du pays. Si le champ des « Appalachian Studies » a contribué à faire tomber un certain nombre de frontières intellectuelles, il a en outre permis de rendre poreuses certaines frontières géographiques, s’étant récemment exporté en Europe, au Pays de Galles et en Irlande plus précisément, dans un retour aux origines, vers un paysage minier vert et vallonné permettant aux immigrés américains de redécouvrir la mémoire et les pratiques de leurs ancêtres du Vieux Continent. Née d’une conjecture socio-économique exceptionnelle, la « Renaissance appalachienne », bien qu’en plein essor depuis quelque temps, ne sera peut-être d’ici quelques années qu’un phénomène intellectuel et culturel appartenant au passé. Cet essai se propose d’étudier l’investissement par la littérature régionale de ces dynamiques de réinvention du territoire appalachien dans l’imaginaire américain. Il s’agit d’explorer la cartographie mouvante de l’espace appalachien déployée dans la littérature ayant émergé dans le contexte de la Renaissance appalachienne, un espace à la fois soumis à une forme de déterminisme régional convoquant les images figées et les stéréotypes partagés par l’ensemble de la nation et à une stratégie de « déterritorialisation » (dans une acception deleuzienne à la fois abstraite et concrète) où la littérature permet de restaurer des connexions et des formes de circulation intellectuelle, de redéfinir un espace bien plus dynamique et mouvant qu’on ne veut le croire a priori, de cartographier les Appalaches non plus comme simple espace traversé mais comme destination intellectuelle et esthétique à part entière. Après avoir défini historiquement et culturellement la région des Appalaches et la position marginale qu’elle occupe dans l’imaginaire américain, je retracerai les contours de la Renaissance appalachienne puis j’esquisserai quelques stratégies de déterritorialisation et de réinvention du territoire régional à l’œuvre dans la littérature régionale contemporaine. Mes réflexions seront générales mais prendront principalement appui sur les œuvres de Meredith Sue Willis et Jayne Anne Phillips, deux auteures originaires de Virginie Occidentale, toutes deux issues de familles de mineurs gallois immigrés. 180
Jayne Anne Phillips et Meredith Sue Willis
Une définition problématique de l’espace appalachien Le champ des « études appalachiennes » se trouve au carrefour de l’interculturalité (les études appalachiennes formant des ponts avec d’autres régions dans d’autres pays comme le Mexique ou le Pays de Galles et les Appalachiens étant assimilés par certains à une sous-culture, à une marge culturelle des États-Unis ou, tout du moins, à une culture différente de celle partagée par le reste du pays) et de l’intraculturalité (les Appalaches étant une région à part entière à l’intérieur des ÉtatsUnis, les Appalachiens étant des Américains, les pionniers mêmes du pays). La région fait ainsi face à un paradoxe : on considère comme « Autre » une partie intégrante de Soi tant le statut originel de la région comme Frontière semble être resté intact dans l’imaginaire américain. S’il fallait proposer une définition de la région, on devrait commencer par souligner que son appellation repose sur un toponyme ayant pour origine la chaîne géologique des Appalaches qui compte parmi les doyennes des montagnes du globe, puisqu’elle s’est formée voilà 250 à 480 millions d’années ; elle traverse les États-Unis du nord de la Nouvelle-Angleterre au nord de la Géorgie3. La région est d’ailleurs mondialement connue pour le sentier de randonnée en montagne qui la traverse (« The Appalachian Trail »). Dès le départ, donc, la région est bâtie sur une contradiction : malgré la solidité conférée par son épine dorsale géologique, son existence fait avant tout figure de mythe vaporeux que les historiens ont bien du mal à cerner et à définir. Nous pouvons à ce titre citer les constats établis par James Still, l’un des écrivains appalachiens du XXe siècle les plus reconnus, et Allen W. Batteau qui prend soin ici d’étayer le concept d’invention de la région qui donne son titre à son ouvrage phare The Invention of Appalachia : Appalachia is that somewhat mythical region with no recognized boundaries. If such an area exists in terms of geography, such a domain as has shaped the lives and endeavors of men and women from pioneer days to the present and given them an independence and an outlook and a vision such as is often attributed to them, I trust to be understood for imagining the heart of it to be in the hills of eastern Kentucky where I have lived and called my home and where I have exercised as much freedom and peace as the world allows4. Appalachia is a creature of the urban imagination. The folk culture, the depressed area, the romantic wilderness, the Appalachia of fiction, journalism, and public policy, have for more than a century been created, forgotten, and rediscovered, primarily by the economic opportunism, political creativity, or 3
Source : National Geographic, carte « Histoire de la Terre : les États-Unis ». Robert J. Higgs, Ambrose N. Manning, Jim Wayne Miller (ed.), Appalachia Inside Out: A Sequel to Voices from the Hills – Vol. 2: Culture and Custom, Knoxville, University of Tennessee Press, 1995, p. 693.
4
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passing fancy of urban elites. […] The making of Appalachia was a literary and a political invention rather than a geographical discovery. […] Appalachia is really more a concept than a region.5
Remontant encore plus loin dans le passé, la chaîne montagneuse des Appalaches emprunte étymologiquement son nom à la tribu indienne des Apalachee (différente, bien évidemment, de celle des Apaches située au sud-ouest des États-Unis actuels) qui peuplait le nord de la Floride avant que les colons européens ne débarquent dans le Nouveau Monde. Un dérivé géographique éponyme aurait été employé pour la première fois en 1527 par le navigateur espagnol Cabeza de Vaca et fut ensuite utilisé par les colons britanniques pour désigner la frontière naturelle limitant à l’est les treize colonies, englobant les Alléghénies au nord de la chaîne ainsi que le Plateau de Cumberland et les montagnes Blue Ridge plus au sud. Il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour que le terme désigne enfin une entité régionale, à savoir un groupement de terres partageant une identité politique, sociale et culturelle distincte dépassant son acception géologique. Le premier emploi du terme « Appalaches » comme région est en effet attribuable selon Batteau à William G. Frost, Président de Berea College de 1892 à 1920, dans son adresse « Our Contemporary Ancestors » (« Nos ancêtres contemporains ») de 1899 désormais passée à la postérité : More than any other person, [Frost] invented Appalachia as a named social entity, and in so doing secured an acceptance of its place in an increasingly pluralistic America. […] It was Frost who first proposed that the southern mountains qua social entity [sic], designated as distinctive by Murfree, Fox, and Roosevelt, be given a singular name.6
William G. Frost « invente » ainsi à la fin du XIXe siècle les Appalaches en tant que région et institution dont le centre névralgique devient le Berea College dans l’État du Kentucky. Cette institutionnalisation s’intensifia progressivement pour culminer dans les années 1960 avec la création inédite d’une commission fédérale consacrée à la région dont l’acronyme est ARC – Appalachian Regional Commission – et qui fut 5
Allen W. Batteau, The Invention of Appalachia, Tucson, The University of Arizona Press, 1990, p. 1 et 163. 6 Ibid., p. 74. Batteau cite juste après le texte source pour étayer son argument : « The vastness of the mountain region which has enveloped this portion of our fellow countrymen has been concealed by the fact that it was parcelled out among so many different commonwealths. The mountainous backyards of nine states [contain] some two hundred mountain counties, covering a territory much larger than New England. This is one of God’s grand divisions, and in default of any other name we shall call it Appalachian America », p. 74. Cf. William G. Frost, « Our Contemporary Ancestors in the Southern Mountains », Atlantic Monthly 83, March 1899, p. 311.
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accompagnée d’un déploiement d’organes fédéraux, dont des agences ayant pour mission première d’appliquer le programme de Kennedy contre la pauvreté endémique – The War on Poverty –, plus tard repris par Johnson. C’est à cette commission que l’on doit la seule définition officielle et politiquement reconnue des Appalaches, justifiée alors par la nécessité de délimiter les contours géographiques d’une région à laquelle le pouvoir fédéral allait attribuer des aides financières : The Appalachian Region, as defined in ARC’s authorizing legislation, is a 205,000-square-mile region that follows the spine of the Appalachian Mountains from southern New York to northern Mississippi. It includes all of West Virginia and parts of 12 other states: Alabama, Georgia, Kentucky, Maryland, Mississippi, New York, North Carolina, Ohio, Pennsylvania, South Carolina, Tennessee, and Virginia.7
La création d’ARC en 1965 a vite été suivie d’une récupération et d’une consolidation de l’étiquette appalachienne par les Américains et les Appalachiens eux-mêmes alors que le concept en lui-même répond à une création politique. La région fut en effet la vitrine du programme présidentiel de Kennedy qui avait notamment gagné les primaires du parti démocrate grâce aux votes décisifs de certains comtés appalachiens. Il décida de faire de l’éradication de la pauvreté l’une des priorités de son mandat après avoir lu l’ouvrage militant de Harry M. Caudill, Night Comes to the Cumberlands: A Biography of a Depressed Area (1962), un livre brossant un portrait à la fois réaliste et sentimentaliste des conditions de vie dans la région, illustré de photos de maisons en ruine, d’hommes au chômage ne pouvant nourrir leur famille et d’enfants pieds nus, vêtus de loques en plein hiver. Ce livre contribua à véhiculer une image pour le moins stigmatisante de la région au reste du pays mais attira l’attention des autorités, si bien que Kennedy est perçu comme un héros dans la région. L’espace appalachien a toujours été marginalisé, infantilisé et colonisé et la création d’ARC en 1965 en est certainement très symptomatique. En effet, la région appalachienne est la seule région américaine à posséder sa propre commission (par rapport au Sud, au Midwest, ou encore au Nord-Ouest, par exemple), « victime » de l’idée que face à tant de problèmes socioéconomiques le niveau fédéral a dû intervenir en dépit de l’importance que le pays accorde traditionnellement aux droits des États et des individus. Pour tout Américain, le terme « Appalaches » est lourdement connoté, évoquant historiquement le théâtre des conflits de la Guerre de Sécession et ses idées associées de violence, de stase et d’hermétisme au progrès. C’est une région largement synonyme de 7
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misère, de dégénérescence, d’intégrisme religieux et politique, ou même encore d’inceste. Nous pouvons évoquer le roman de James Dickey, Délivrance (1970), porté à l’écran par John Boorman en 1972, ou encore la série X-Files dont de nombreux épisodes ont été tournés en Virginie Occidentale, les denses forêts de l’État offrant une atmosphère d’étrangeté et de mystère propice au genre fantastique et un terrain de jeu privilégié pour les tueurs en série, extra-terrestres et monstres en tous genres. Le lieu appalachien est donc avant tout un non-lieu, une dystopie ou même une atopie si l’on considère que c’est un espace qui a été inventé et créé de toutes pièces pour servir les intérêts politiques du pouvoir en place.
La « Renaissance appalachienne » Si les spécialistes ne sont pas forcément d’accord sur les facteurs ayant déclenché dans les années 1970 et 1980 ce qui est désormais connu sous le nom de « Renaissance appalachienne » (expression calquée sur American Renaissance, Southern Renaissance ou encore Harlem Renaissance), ils concordent tous sur son importance. Influencés par la contreculture des années 1960 et 1970, un certain nombre d’universitaires locaux nés après les années 1930 ont ressenti le besoin non seulement de retrouver une forme de stabilité régionale face au chaos ambiant et l’éclatement des valeurs du mainstream mais aussi de prendre une revanche intellectuelle sur le reste du pays en démontrant que l’identité appalachienne avait depuis trop longtemps été étouffée par des stéréotypes totalement mensongers8. Le mouvement de la Renaissance appalachienne, à la fois poétique et politique, s’est donc accompagné d’une critique antimatérialiste et anti-technologique dans un souci de renouer avec un mode de vie plus en harmonie avec la nature9. S’unissant pour écrire la 8
Batteau définit le mouvement dans les termes politiques suivants : « [This Renaissance is] the final making of Appalachia, that of an indigenous movement attempting to reclaim an authentic Appalachian identity. In the context of disputes over land and lives, the politics of identity may seem to be a self-indulgent diversion from more serious goals. […] If, however, the people in the mountain region are more than objects for description, possibly being political subjects with interests of their own, then the discovery of a regional identity is the first step in political mobilization » (186) ; « There are two facets to this mobilization. Facing inward is the dialogue of those who are part of the movement. Drawing heavily on references to shared experience, little given to simple formulations, and unembarrassed by its inconsistencies, it attempts to discover the boundaries between what is felt and what is truly Appalachian. This definition is driven both by the discovery of shared experiences, and by the second face of the mobilization: facing outward, it attempts to affirm and defend before national audiences the worth and dignity of all that is Appalachian » (The Invention of Appalachia, 186-187). 9 Les années 1970 ont en effet vu aux États-Unis l’émergence d’un mouvement écologique connu sous le nom de « Retour à la Nature » (Back to the Land Movement).
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contre-histoire de leur région, les universitaires appalachiens ont donc contribué, par le biais d’actions et d’écrits engagés, à transformer les Appalaches en véritable locus littéraire et mythique aux allures de jardin d’Eden pouvant pallier les dérives de la civilisation. Concrètement, le mouvement s’est solidifié grâce au déploiement de plusieurs outils : associations et revues universitaires (Appalachian Journal, Journal of Appalachian Studies, Appalachian Heritage), création de départements et de cursus consacrés à l’étude de la région dans de nombreuses universités10. L’émergence d’une communauté académique typiquement appalachienne a aussi été favorisée par l’organisation régulière d’ateliers d’écriture et de festivals littéraires (l’Annual Emory & Henry College Literary Festival à Emory en Virginie, par exemple, ainsi que l’Appalachian Writers’ Workshop et le congrès annuel consacré aux écrivains de Virginie Occidentale). L’une des finalités du mouvement aura été de dépeindre et de promouvoir le reflet dans la littérature de la vie traditionnelle et ancestrale des Appalaches, mettant l’accent sur l’histoire, les coutumes, le folklore et le rapport à la terre et à l’environnement unissant les habitants de la région. Il s’est donc agi de redorer l’image de la région, de porter à la connaissance du grand public une activité artistique déjà présente malgré l’image de la région comme arriérée intellectuellement. La Renaissance appalachienne a visé à transformer le statut de la région comme sousculture à culture à part entière pouvant reconquérir l’intérêt du centre dans une entreprise de redéfinition et de revalorisation de la marge. Le « mineur » accède ainsi à une puissance qui lui était jusqu’alors refusée, la configuration de l’espace appalachien se redessine, la région passant d’une position statique de périphérie culturelle à celle de zone dynamique d’échange interculturel entre le centre et la marge. La dialectique centre/ marge est alors dépassée, transcendée avec l’émergence d’une zone tierce où des échanges plus dynamiques, dialogiques et égalitaires se produisent dans une politique de « puissance du mode mineur »11. Si le mineur a souvent été envisagé par la recherche universitaire sous l’angle des minorités (les chercheurs ayant surtout tenté de définir et de circonscrire diverses minorités littéraires, politiques ou sociales en les étudiant à travers le prisme des discriminations dont elles ont été victimes et des revendications qu’elles ont portées au titre d’une spécificité identitaire), la Renaissance appalachienne et la question générale du régionalisme en littérature se sont quant à elles attachées à questionner ce rabattement du 10 11
et . Tel est le nouvel axe de recherche 2013-2015 de l’EA CLIMAS de l’Université Bordeaux Montaigne, porté par sa directrice, Nathalie Jaëck, à qui je dois en large partie les réflexions de cet article sur le mode mineur.
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mineur vers la minorité, en arrêtant d’envisager le mineur comme un lieu de relégation ou de péjoration, comme un espace inférieur ou manquant. Elles ont œuvré à l’extirper de la structure binaire hiérarchique centre/ marge, à rendre compte de ce qu’il peut être en lui-même une alternative puissante, efficace, voire nécessaire au mode majeur. Dans le cadre de la Renaissance appalachienne, nous sommes cependant en droit d’émettre quelques réserves : le mineur peut aussi de toute évidence faire figure de créneau ou de niche universitaire et commerciale pouvant générer des produits marketing, attirer les touristes, vendre des livres ou des artefacts traditionnels et folkloriques, la région appalachienne faisant partie des plus visitées d’Amérique du Nord, notamment grâce au Parc National des Great Smoky Mountains, et au marché des quilts qui est très lucratif. Le mouvement de la Renaissance appalachienne, véritable bouleversement culturel et intellectuel sur la scène américaine, a donc aussi contribué à relativiser la capacité du mineur à s’affranchir totalement du majeur. Le pouvoir de résistance de la région à la dynamique de domination et d’expansion du centre mérite d’être nuancé dès lors qu’on s’aperçoit que le mineur reste tributaire des codes du majeur dans son désir de réhabilitation et de revalorisation. La littérature régionale contemporaine s’inscrit exactement dans la même logique puisqu’elle doit paradoxalement explorer une certaine continuité avec les modèles établis pour espérer créer des lignes de fuite et de rupture.
De l’espace mourant à l’espace mouvant : quelques stratégies littéraires de déterritorialisation et de réinvention du territoire régional La littérature appalachienne a longtemps épousé les stéréotypes liés à l’image négative de la région ; dans une certaine mesure, elle les a même générés. On peut à ce titre évoquer le genre de la couleur locale qui a émergé au sortir de la Guerre de Sécession. Des écrivains comme Mary Noailles Murfree (In the Tennessee Mountains, 1884 ; In “The Stranger People’s” Country, 1891) ou John Fox (The Kentuckians, 1898 ; The Trail of the Lonesome Pine, 1908) ont transformé les Appalaches aux yeux du public en une zone de non-lieu anarchique en marge totale de l’expansion industrielle et commerciale des États-Unis. Ces écrits avaient pour thèmes de prédilection la violence et les rivalités entre clans familiaux, la dimension dépravée des montagnards, l’inceste, la dégénérescence génétique ou encore le moonshining (distillation illégale de whisky au fin fond des forêts de la région). La création du mythe d’une région à part dans ces textes produisait une saveur pittoresque à même de répondre aux demandes de dépaysement et de sensationnalisme du lectorat de l’est 186
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et d’ailleurs, un lectorat de plus en plus important grâce à la diffusion de la presse écrite permise par l’expansion du chemin de fer en cette fin de XXe siècle12. Dans un tel contexte, la force d’écrivains contemporains comme Jayne Anne Phillips et Meredith Sue Willis, toutes deux originaires du Sud des Appalaches, est de résister à l’idée d’un modèle établi auquel il faudrait être conforme, comme celui de la couleur locale, à l’existence d’une structure de pouvoir générée par un centre intellectuellement colonisateur, et de se situer délibérément hors de ce modèle, s’efforçant de défaire la structure dominante, de la mettre en tension avec la possibilité d’une contradiction interne. Leurs œuvres témoignent d’une écriture active, toujours « en puissance », ne visant aucunement à accéder au majeur et à s’y stabiliser dans un statut, mais au contraire à explorer la puissance active de la marge, de l’à-côté, du retrait. Leurs écrits participent à ce mouvement de revendication identitaire qu’est la Renaissance appalachienne en se positionnant par rapport aux images et aux stéréotypes imposés de l’extérieur tout en essayant parallèlement de redéfinir l’identité appalachienne de l’intérieur. Toute l’ironie de la Renaissance appalachienne, en effet, c’est qu’elle doit faire « renaître » la région de ses cendres non pas parce que celle-ci est morte comme l’ont affirmé ses détracteurs mais bien parce que les discours extérieurs l’ont présentée en tant que telle. Pour réaffirmer et redéfinir son identité elle doit venir à bout d’images qu’elle n’a elle-même pas fabriquées. Elle doit consentir à des portraits qui ont contribué à ériger une fausse image d’elle et à la marginaliser. En un mot, elle doit construire une identité en défaisant une contre-identité. Les écrits appalachiens ont donc ceci d’ironique qu’ils sont obligés de jouer sur les stéréotypes communément associés à la région pour être jugés crédibles et réalistes par des lecteurs extérieurs, espérer retenir leur attention et les faire changer d’avis sur la région. Les textes de Phillips et Willis se positionnent résolument à contrecourant du discours hégémonique qui tend à cristalliser les identités et à ôter au local sa puissance poétique et politique. Ils démontrent de manière active qu’ils méritent d’occuper « un espace à part »13 et que cet espace transcende la logique dialectique du centre et de la marge : les textes naviguent sans cesse entre les deux pôles, ne se laissant confiner ni dans l’un ni dans l’autre. Ils explorent ainsi constamment une esthétique 12
Voir Batteau, op. cit., 1990, p. 39 et Robert J. Higgs, Ambrose N. Manning (ed.), Voices from the Hills: Selected Readings of Southern Appalachia, New York, Ungar Publishing Co., 1975, p. 131-132, pour une description complète des facteurs ayant contribué à la popularisation et à la diffusion du genre de la couleur locale consacré aux Appalaches. 13 Pour gloser le titre d’un des romans de Meredith Sue Willis, A Space Apart, New York, Charles Scribner’s Sons, 1979.
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du seuil, du carrefour, du lieu de traverse. L’écriture du lieu se fait toujours écriture du milieu, constamment tiraillée entre l’identité idem (qui est basée sur le retour du même, de l’identique) et l’identité ipse (motivée par la rupture, la déliaison et la rébellion) théorisées par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. Les écrits affichent une identité idem sous forme de constantes, de correspondances, d’équivalences et de caractéristiques communes reliables à l’expérience régionale (on y trouve par exemple une récurrence de matrices structurantes, comme la géométrie centre/marge ou l’opposition nature/culture, ainsi qu’un retour constant de symboles régionaux tels le charbon, la neige, le déluge, le tunnel ou le serpent) tout en mettant en œuvre le principe actif de résistance et d’émancipation inhérent à l’ipse. Willis et Phillips déploient en réalité dans leurs œuvres une phénoménologie double de l’espace : d’un côté, le paysage appalachien s’imprègne d’une mythographie collective d’ordre social, culturel et folklorique (des mythes et archétypes régionaux absorbés dès l’enfance ont façonné la vision de l’espace et nourri l’écriture des deux auteurs), d’un autre, il est infléchi par une mythographie d’ordre plus personnel (l’héritage de mythes familiaux ou de rêves individuels ayant aussi contribué à modeler de manière tout à fait spécifique la relation des écrivains avec l’espace). Dans une perspective politique brillamment conceptualisée par Judith Fetterley et Marjorie Pryse dans leur ouvrage Writing out of Place: Regionalism, Women, and American Literary Culture14, les écrits explorent en outre des stratégies de recentrage du point de vue et du discours, loin des grilles de lecture appliquées de l’extérieur pour le dépaysement et la gratification d’un lectorat étranger selon le mode voyeur typique de la couleur locale. Leurs romans et nouvelles donnent voix à ces figures de l’abject appalachien que les lecteurs étrangers à la région ont nommées rednecks et hillbillies, en démontrant que la pureté et la puissance créatrices se trouvent bel et bien dans la marge. L’abject devient étrangement familier, voire supérieur. Les recueils de Jayne Anne Phillips Black Tickets15 (1979) et Fast Lanes16 (1988) ou la trilogie Blair Ellen Morgan de Meredith Sue Willis en sont très représentatifs. Black Tickets s’ouvre même sur une citation de Van Morrison extraite du poème « Streets of Arklow », « Our souls were clean, but the grass didn’t grow », dénonçant la pureté illusoire et la stérilité artistique du mode conformiste.
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Judith Fetterley, Marjorie Pryse, Writing out of Place: Regionalism, Women, and American Literary Culture, Urbana, University of Illinois Press, 2003. 15 Jayne Anne Phillips, Black Tickets, London and Boston, Faber, [1979] 1993. 16 Jayne Anne Phillips, Fast Lanes, London and Boston, Faber, 1988.
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En littérature, Gilles Deleuze a ouvert la voie en publiant en 1975 une étude sur Kafka17, où il définit le concept de littérature mineure comme une tension au sein même de la langue majeure, une étrangeté intime. En effet, la dissonance identitaire (l’écart de soi à soi, l’écart de soi à la littérature régionale, à l’étiquette restrictive du régionalisme, mais aussi l’écart de soi vis-à-vis d’un quelconque déterminisme bio- ou sociohistorique) se trouve en germe dans l’idem et enclenche le mécanisme de l’ipse par moteur de rébellion, identité active, rejetant la définition réductrice de la nation tout en cherchant sans cesse sa propre définition. Appliquée au lieu appalachien et à la question du régionalisme, la notion d’ipse apparaît attenante au concept deleuzien de la déterritorialisation établi principalement dans L’Anti-Œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980). Ce concept décrit en réalité un processus de déconstruction, de décontextualisation d’un ensemble de données et de rapports afin de permettre leur recontextualisation, leur réactualisation sur d’autres terrains. Chez des auteurs comme Jayne Anne Phillips ou Meredith Sue Willis, finalement, c’est toute l’écriture qui est déterritorialisée, participant à une entreprise constante de renaissance phénoménologique. Les textes défamiliarisent sans cesse le lecteur par le biais d’une écriture rebelle et expérimentale, mystiquement et fantastiquement associative comme celle du réalisme magique, où l’espace régional est constamment réinventé pour apparaître sous forme sibylline, subissant une déterritorialisation du réel à la fois poétique et politique.
17
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka : Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
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Modes of reinscription and resistance in Theresa Ha Kyung Cha’s Dictée Paule Lévy Université de Versailles Saint-Quentin
Theresa Ha Kyung Cha was born in Korea in 1951 to parents who had left Seoul and sought refuge in the southernmost tip of Korea to escape the advance of the Chinese and North Korean troops. In 1963 her family migrated again, to the United States this time, to escape the repressive military rule imposed on South Korea after the 1961 anti-government demonstrations. They settled in Hawai’i first, then in San Francisco where Theresa Ha Kyung Cha first attended an all-girls Catholic school (where she and her sister were the only students of Asian origin); then she graduated in comparative literature and arts at Berkeley where she developed a strong interest in semiotics, psychoanalysis and French film theory and eventually started to work as a writer, performance artist and video or film producer. Theresa Ha Kyung Cha was naturalized in 1977; she returned to her native country three times between 1978 and 1980, that is to say during a period of deep political turmoil1. She was murdered in New York City just a few days before the original publication of Dictée. These biographical elements would be of little interest if they didn’t highlight the incredible heterogeneity of Dictée. The book is an intensely personal, hybrid, and multilayered piece of work, whose fragmented form and poetry evoke subjective dislocations and uncertain boundaries. At once an Asian American, a postcolonial and a woman’s narrative, Dictée defies the conventions of each and resists all attempts at generic categorizations.
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After the assassination of dictator Park Chang Hee, who had ruled over South Korea since 1962, there were massive demonstrations for popular elections and constitutional reforms, which eventually led to a military coup d’État in 1980 and to the Kwangju Uprising against military rule.
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As a critic aptly observes, “it proposes questions that engage and disturb desires: critical desire, disciplinary desire, incorporative desire”2. The book, an experimental mosaic of fragments, mobilizes an amazing variety of materials in a contrapuntal combination of traditions and cultures, both Western and Eastern. It consists of a disconcerting collage, juxtaposing both visual and textual elements in an intricate, discontinuous interweaving. Thus it combines photos, stills of films or diagrams with biographical or autobiographical fragments, poems, letters, documents of all sorts (even grammar exercises!). It is heterogeneous from a linguistic point of view as well since it includes long passages in French and at times proposes Chinese and Korean calligraphy. The book also contains allusions to Greek mythology: each of the nine chapters of the book is named after one of the nine Muses3, thus highlighting its generic instability as well as its jarring registers, modes and moods: “Clio History”, “Calliope Epic Poetry”, “Urania Astronomy”, “Melpomene Tragedy”, “Erato Love Petry”, “Elitere Lyric Poetry”, “Thalia Comedy”, “Terpsichore Choral Dance” and “Polymnia Sacred Poetry”. The style is extremely eclectic as it juxtaposes haunted incantatory passages, somewhat reminiscent of Marguerite Duras’ prose, and poignant, syncopated sequences, almost Dickensonian in their compressed lyricism. The narrative alternately evokes a young girl’s education in French Catholicism, episodes of the narrator’s displaced adulthood as a Korean American and of her various returns to military-ruled South Korea. Despite the recurrence of these biographemes (to borrow Roland Barthes’ term4), Dictée is not an autobiography in the traditional sense of the term: “All along you see her without actually seeing, actually having seen her” (1005). Fraught with temporal disjunctions and shifts in point of view, it is a plurivocal narrative which keeps oscillating between the first, the second and the third person singular, while it is often difficult to identify the voice of the speaker. Whenever it appears, the pronoun “I” remains 2
Lisa Lowe, “Unfaithful to the Original: The Subject of Dictée”, in Elaine H. Kim and Norma Alarcon (ed.), Writing Self, Writing Nation: Essays on Theresa Ha Kyung Cha’s Dictée, Berkeley, Third Woman Press, 1994, p. 35. 3 Many critics were struck by the recurrence of the number 9 in Dictée. It may refer not only to the nine Muses, born from the union of Zeus and Mnemosyne, Goddess of memory, during nine succeeding nights, but also to the legend of Demeter who, during nine days and nine nights, remained in search of her daughter Persephona, kidnapped by Zeus: “Let the one […] who is mother who waits nine days and nine nights be found. Restore memory. Let the one who is daughter restore spring with her each appearance from beneath the earth (p. 133). Both references point to memory as one of the book’s leading concerns. 4 Roland Barthes, Sade, Fourrier, Loyola. Œuvres complètes, tome 3, Paris, Seuil, 1994. 5 All page numbers provided in this paper refer to: Theresa Hak Kyung Cha, Dictée, Berkeley, University of California Press, [1982] 2001.
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deliberately unnamed, while personal experience is systematically related to the collective and the historical. Cha often claimed that she disliked “the individualization” of the autobiographical genre and instead viewed identity and personality as deeply rooted in the lives and histories of others (“Her own is, in, of, through all others”, 3). Neither can Dictée be compared to an Asian American Bildungsroman such as Monica Sone’s Nisei Daughter6 or Maxine Hong Kingston’s The Woman Warrior7, which depict in a more or less linear way a subject’s progress from youth to maturity. As a refugee and an immigrant, caught between community affiliations of origin and the social and cultural space of the host country, Theresa Ha Kyung Cha views things from an extra-territorial, insider/ outsider, “plural and partial”8 perspective which tends to substitute all-compassing systems of interpretation by a quasi-“stereoscopic”9 perception of phenomena and events. She posits her fragmented narrative on the boundaries between different geographies and cultures and across distinct historical periods so as to explore the connections between past and present, self and other, language and subjectivity, colonialism and nationalism, minority and dominant discourse. She explores these connections, however, “in terms of a terrain on which each connection makes sense only within the context of the other”10 and she endeavors to foreground the arbitrariness and fissures in all discourses of hegemony. Because she links her own status as a Korean immigrant to the Japanese colonization of Korea, to the Korean War and to the ensuing partition. Cha feels that she must rewrite these episodes and reclaim the legacy of a people whose stories, in her opinion, have been misappropriated or altogether elided. This essay purports to analyze her strategies of reinscription and resistance as she engages a consistent questioning of official historiography and seeks new paths for self expression. What territory does she eventually propose for the migrant and the exile? *** Cha revises the history of Korea by highlighting the violence of the political system that legitimized its distortion. In an attempt to recover 6
Monica Sone, Nisei Daughter, Seattle, University of Whashington Press, 1953. Maxine Hong Kingston, The Woman Warrior: Memoirs of a Girlhood among Ghosts, Vintage, [1975] 1989. 8 Salman Rushdie, Imaginary Homelands: Essays and Criticism 1981-1991, London, Penguin, 1991, p. 15. 9 Ibid., p. 19. 10 L. Lowe, op. cit., 1994, p. 36.
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the missing narratives of her own people (“Face to face with the memory, it misses. It’s missing”, 37), she revisits historiography and artfully proposes alternatives to all official versions of American history tending to ignore Korea or to occult the US participation in that country’s painful history11: “From another epic another history […] For another telling for other recitations” (81). In this attempt at symbolic retrieval she recalls key events of contemporary Korean history (“To name it so as not to repeat history in oblivion”, 33) and points out the Western world’s indifference to a nation merely viewed as a remote other: “(one more) distant land, like (any other) distant land, without any discernable features in the narrative (all the same) distant like any other”, 32-33). Thus she inserts in the book a moving letter of appeal to President Roosevelt by Korean residents in Hawaii in 1905 (34-36)12, pictures of crucified Korean patriots as well as a map of the divided peninsula (“Imaginary borders. Un imaginary boundaries/SHE opposes her. SHE against Her”, 87). She describes at length the predatory brutality of the Japanese colonizers, their determination to eradicate all traces of Korean culture and language (“Japan has become the sign. The alphabet. The vocabulary”13, 32) as well as their ferocious repression of all attempts at rebellion (“Break. Break, by all means”, 79). She multiplies examples of heroic Korean uprisings against their various oppressors: the first revolt against Japanese rule on March 1st 1919, the student-led movement of April 19th 1960 which toppled U.S.-installed President Syngman Rhee, the Kwangju insurrection against military power in 1980. Historical events are at times intertwined with moving personal recollections, when for example Cha refers with extreme sobriety and economy of means to her own brother’s death in a student demonstration. As the disjointed narrative unfolds, past and present, self and other seem to merge; all the tragedies that befell Korea, and all the ensuing exiles, seem to reflect or expand into one another, as if in a constant repetition of the same cruelty and violence: 11
Ten years after the publication of Dictée, critic Elaine Kim, herself a Korean immigrant, evokes the Americans’ complete ignorance of Korean history or geography: “It is almost as if Korea had never existed or as if its existence made no difference”. Elaine H. Kim, and Alarcon, Norma, Writing Self, Writing Nation: Essays on Theresa Ha Kyung Cha’s Dictée, Berkeley, Third Woman Press, 1994, p. 9. 12 In the secret Taft-Katusura Pact (1905) the US in fact gave the Japanese free rein in Korea, in exchange for their promise to allow the US to dominate the Philippines, recently acquired in the Spanish-American war. 13 For example, the Korean flag was banned, Koreans were forced to translate their own names into Japanese, the men were forced to cut their hair (symbol of their virility and pride, according to Korean customs), while the educational system was meant to turn all Korean children into loyal subjects of the emperor.
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Time that delivers not. Not you, not from its expanse, without dimension, defined not by its limits. Airless, thin, not a thought rising even that there are things to be forgotten. Effortless. It should be effortless. Effortlessly The closer it is the closer to it. Away and against Time in. A step forward from back.
While it highlights mutilation and trauma, the effacement of logic and of chronology allows for the drawing of new connections, new formulations, however unpredictable, and for the survival of memory, however tenuous (“airless, thin”) or cryptic. A striking example is the frontispiece of Dictée: a picture showing a Korean inscription on the wall of a tunnel in Japan, presumably written by a Korean migrant worker during the Japanese occupation of Korea14, that is to say at a time when Japanese was the mandatory tongue. According to critics, the graffiti, a raw expression of desire and loss, means: “Mother/I miss you. I am hungry/I want to go home to my native place”. The absence of translation recalls the erasure of the native tongue and paradoxically increases the visibility of the anonymous inscription. Instead of facilitating entry into the text, the enigmatic frontispiece disrupts all narrative conventions and discourses of wholeness, making it clear from the start that what follows is not going to be an uncomplicated story of progress. It becomes emblematic of all the painful migrations, separations and exiles generated by Korea’s turbulent history: “Parallels other durations” (28). What place can a transplanted being occupy in the world when his ties to family, nation and language have been impaired by colonization or exile? Such interrogations also apply to the Korean American experience. From a Far What nationality […] What blood relation […] What ancestry […] What lineage extraction What breed sect gender denomination caste. What stray ejection misplaced […] Tombe des nues, de naturalized What transplant to dispel upon. (20) 14
Elaine Kim recalls that “hundreds of thousands of Korean peasants were pressed into forced labor in Japanese mines and factories in the 1930s and 1940s” (E. Kim, op. cit., 1994, p. 10).
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Cha tries to solve her own sense of displacement by recalling and partly reinventing her genealogy. For example she compares her mother’s story to that of Hyung Soon Huo, a historic figure who, like her mother, was exiled to Manchuria during the Japanese occupation of Korea. She tries to establish bonds with mythical or historic figures: the Greek muses, as previously mentioned, but also Joan of Arc, Ste Thérèse de Lisieux or Carl Dreyer’s Gertrud, thus creating new symbolic affiliations: She calls the name of Joan of Arc three times. She calls the name of Ahn Joong Kun five times. (28)
Another telling example of the author’s revisionist strategies are the pages devoted to Yu Guan Soon, a young Korean revolutionary who was a martyr of the March 1st 1919 revolt. The book proposes a photograph of the young girl with a somewhat puzzling caption, immediately contradicted on the following page. On the first page (25), Yu is said to be “born of one mother and one father,” therefore apparently inserted into a fixed identity and history of origins. A critic points out that on the following page, however, Cha deliberately resorts to the Chinese characters for “man” and “woman” instead of the Korean ones, thus alluding to the colonization of Korea by China, which preceded that of the Japanese15. Another critic observes that Chinese writing was a language “off-limits” to women16. Thus what is evoked is both the violence of multiple layers of colonization and the inscription of the Korean woman within a patriarchal discourse. Cha’s evocation of Yu, a figure of nationalist pride, challenges the Western stereotype of the Asian woman as “a male-identified, passive, self-sacrificing Madame Butterfly”17. The depiction of her extraordinary leadership and of her determination not to be pushed aside because of her gender, also serves to recast in terms of women’s agency and resistance the grand narrative of Korean nationalism, which is perceived as a manwritten version of history18. Cha keeps denouncing the androcentrism of Korean culture and drawing parallels between the subaltern status of the colonial subject
15
Sunn Shelley Wong, “Unaming the Same: Theresa Hak Kyung Cha’s Dictée, in Elaine H. Kim and Norma Alarcon, op. cit., 1994, p. 126. 16 E. H. Kim, op. cit., 1994, p. 14. 17 Ibid., p. 16. 18 Elaine Kim observes that female devotion to the nation is generally treated with ambivalence in Korean culture: “The most patriotic thing a woman can do is to give birth or be the wife of a great patriot” (Idem).
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(“Calliope/Epic”) and that of the Korean woman/wife whose life is described as follows in “Errato/Love Poetry”: You find her for the first time as he enters the room calling her. You only hear him taunting and humiliating her. She kneels beside him putting on his clothes for him. She takes her place. It is given. (102) She cannot disturb the atmosphere. The space where she might sit. When she might. She moves in its pauses. She yields space and in her speech, the same. Hardly speaks. Hardly at all. The slowness of her speech when she does. Her tears her speech. (104)
As she first situates Yu within her family context, then relates her to a larger family of women martyrs and exiles, which makes her story all the more remarkable in a patriarchal culture, Cha links family to other themes: nation, time and, of course, language. *** Owing to her own situation as a Korean immigrant Theresa Ha Kyung Cha developed a strong sensitivity to linguistic issues: The main body of my work is with language, ‘looking for the roots of language before it is born on the tip of the tongue’. Since having been forced to learn languages more ‘consciously’ at a later age, there has existed a different perception and orientation toward language. Certain areas that continue to hold interest for me are: grammatical structures of a language, syntax. How words and meaning are constructed in the language itself by function or usage and how transformation is brought about through manipulation, process as changing the syntax, isolation, removing from context, repetition and reduction to minimal units.19
Numerous passages in Dictée portray an agonized struggle for utterance, underscored throughout the text by painful physical details or even vivid anatomical diagrams. She mimicks the speaking. That might resemble speech […] Bred noise, groan, bits torn from words. Since she hesitates to measure the accuracy, she resorts to mimicking the gestures with the mouth. The entire lower lip would lift upwards then sink back to its original place. She would then gather both lips and protrude them in a pout taking in the breath that might utter some thing. One thing, just one. But the breath falls away. With a slight tilting of her head backwards she would gather the strength in her shoulders and remain in this position. (3) 19
T. H. K. Cha quoted by Lawrence R. Rinder, “The Plurality of Entrances, the Opening of Networks, the Infinity of Languages”, in Constance Lewallen (ed.), The Dream of an Audience, University of California Press, 2001, p. 20.
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Whenever there is indeed a voice coming out, it is not the subject’s voice but, instead, that of others, which she feels have literally invaded her, leaving no room for personal expression: “She allows others. In place of her. Admits others. To make full. Make swarm. All barren cavities to make swollen. The others each occupying her. Tumorous layers, expel all excesses until in all cavities she is flesh.” (3) Cha is fully aware of the “hierarchic and imperative system of language”20, of its capacity to censor, to polarize and to express or reflect structures of power. Thus the language of historical records neutralizes the emotional impact of events whose only true measure is in fact the amount of blood that has been spilled: “Not physical enough. Not to the very flesh and bone, to the core, to the mark, to the point […]” (32). As for the discourse of politicians, it is based on deliberate ideological manipulation: “We are severed in Two by an abstract enemy an invisible enemy under the title of liberators who have conveniently named the severance Civil War. Cold War” (81). Hence Cha’s search for strategies to unsay, for subtextual means to resist colonizing voices and dominant narratives. *** At the core of such resistance are the two central motives of dictation (as shown by the very title of book) and translation, which coexist on the very first page of Dictée: Aller à la ligne C’était le premier jour point Elle venait de loin point ce soir au dîner virgule les familles demanderaient virgule ouvre les guillemets Ça c’est bien passé le premier jour point d’interrogation ferme les guillemets au moins virgule dire le moins possible virgule la réponse serait virgule ouvre les guillemets Il n’y a q’une chose point ferme les guillemets ouvre les guillemets Il y a quelqu’une point loin point ferme les guillemets Open paragraph It was the first day period She had come from a far period tonight at dinner comma the families would ask comma open quotation marks How was the first day interrogation mark close quotation marks at least to say the least of it possible comma the answer would be open quotation marks there is but one thing period There is someone period From a far period close quotation marks (1)
A “dictée” implies a denial of originality and ownership, a passive, faithful passage from speech to writing while a translation supposedly aims at perfect congruence between the original and the translated text. Here, however, the message is ironically distorted by the insertion of a written transcription of the punctuation. The translation proves just as 20
Gilles Deleuze and Felix Guattari, “What is a Minor Literature?”, in Ferguson, Gever, Trinh and West (ed.), Out There, p. 65.
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inadequate, as shown by the preposterous literal transcription of “dire le moins possible” (“at least to say the least of it possible”) and by the loss of the feminine as one passes from “quelqu’une”, in itself a faulty pronoun, to the neutral “someone”. As George Steiner observes, the very act of translation highlights the purely arbitrary relation between linguistic signs and their referents: In translation, the dialectic of unison and plurality is dramatically at work […] In a very specific way the translator ‘re-experiences’ the evolution of language itself, the ambivalence of the relations between language and world, between ‘languages’ and ‘worlds’. In every translation, the creative, possibly fictive nature of those relations is tested. Thus translation is […] the […] exemplification of the dialectical, at once welding and divisive nature of speech.21
And yet, just as martyrdom implies choice rather than passive resignation, possibilities of resistance exist within the straightjacket of language. Throughout Dictée one senses the presence of a growing murmur: “It murmurs inside. It murmurs. Inside is the pain of speech the pain to say. Larger still. Greater than is the pain not to say. To not say.” (3) Later in the book, Cha remembers that her mother, when an exile in Manchuria (“by law tongue-tied forbidden of tongue”, 46) would secretly resort to Korean: “You speak in the dark. In the secret. The one that is yours. Your own […] Mother tongue is your refuge […] To utter each word is a privilege you risk by death” (45-46). Cha’s desire to resist all forms of political or linguistic hegemony is also enacted by the troubled relation her text tends to establish with the reader. This is in fact a central concern throughout her artistic production, especially in a performance entitled “Audience distant relative”, which ends as follows: You are the audience You are my distant relative i address you As i would a distant relative Seen only heard only thru someone else’s description Neither you nor i Are visible to each other i can only assume that you can hear me i can only hope that you can hear me.22 21
George Steiner, After Babel, New York, Oxford, 1977, p. 235. T. H. K. Cha, “Audience Distant Relative”, in The Little Word Machine Publication, West Yorkshire, England, 1978, p. 11.
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The stress is laid on the political or cultural position from which the text is written and read. In the United States, Dictée gave rise to a variety of approaches and interpretations. Early mainstream criticism preferred to disregard Cha’s reflection on Korea and Korean American identity. Conversely, Korean nationalists tended to focus exclusively on those themes while ignoring the feminist aspects of the book. Later critics viewed the text from a strictly poststructuralist or postmodern perspective which tended to depoliticize it, thus practicing what Elaine Kim aptly denounced as a reinforcement of what was at the time the dominant cultural view of Asian-Americans either as fully integrated “model minority” or as invisible subjects (32). Yet Kim also recalls that the book, when it first came out, elicited a violent reaction from many Korean Americans who couldn’t bear Cha’s ironic skepticism as regards a homogeneous Korean-American identity. As she subverts the reader’s expectations, Cha occupies deliberately disjunctive sites of enunciation, alternately addressing the audience as a scribe, a story-teller, a historian, a school student and translator, or even a subversive, ironic Catholic penitent (“I am making up the sins. For the guarantee of absolution”, 16), thus never allowing us to forget that gender, identity and language are cultural constructs. Her frontispiece, decipherable only for Korean or bilingual speakers, as we have seen, creates illegibility for the others, it precludes all passive reception of the text and conveys for American readers a sense of linguistic displacement akin to that experienced by all new immigrants upon their arrival in the host country. Cha, however, often expresses anxiety about her audience’s capacity to understand her message, she doubts her own accessibility and capacity to elicit adequate response. Hence, the abundance in the volume of unanswered (“uni-directional”) letters. The message of appeal to President Roosevelt requiring US intervention in Korea, for instance, proves ineffective: “To the other nations who are not witnesses, who are not subject to the same oppression, they cannot know. Unfathomable the words, the terminology” (32). This gap between intention, expression and reception, these doubts about the representational faculties of language and its capacity to render complex, multi-faceted political and psychological realities are highlighted by Cha’s massive insertion of visual (that is to say non-verbal) material in her narrative and by her simultaneous turn to the impermanence of performance arts. All this is of course related to the central motives, evoked above, of failed or feigned dictation and translation, and to the author’s full awareness of the reactionary potential of all fixed assumptions of authenticity. The various subjectivities struggling for self-expression in 200
Modes of reinscription and resistance in Theresa Ha Kyung Cha’s Dictée
Dictée are but unstable configurations dictated by multiple and competing conceptual apparatuses. *** Cha, however does not propose any new master narrative or any “essentializing” version of nation or identity. Neither does she yearn for that “pure”, unadulterated Ursprache capable to transcend all linguistic differences which – according to Walter Benjamin23 – it is “the task of the translator” to capture echoes from. She shows no longing for that pre-Babel tongue, so to speak, which Eva Hoffman, another troubled immigrant, wishfully imagined as “a calm and simple language that will subsume the clangor of specialized jargons and partial visions, a language old enough to plow under the differences between signs to the deeper strata of significance” (212). In the same vein, Cha expresses no vain nostalgia for her native country. To her, resumption of the past is impossible. Just as her own naturalization as a US citizen is perceived as pure masquerade (“Somewhere someone has taken my identity and replaced with their photograph […] Their signature their seals”, 52), the experience of nostos is fraught with disillusions and translates into images of brutal exclusion. When, in the eighties, she returns to Korea with an American passport, the narrator is constantly harassed by the police (“They say you look other than your are […] They search you. They, the anonymous variety of uniforms […] uni formed”, 57). When caught in a student demonstration, Cha finds herself confronted with exactly the same violence and chaos the parents had chosen to escape many years before: “you see the color the hue the same […] you see the unchangeable and the unchanged you smell filtered edited through progress and westernization the same” (57). As she strives to fashion a voice for her plural stories and to carve for herself a territory and a tongue she can fully inhabit, Cha converts disjuncture and loss into the very energy at the heart of her writing. She turns her narrative into “a site of memory”, re-centering the marginalized and conferring presence and visibility to the oppressed, the repressed and the forgotten. And she eventually chooses to dwell in the interstitial spaces between cultures and languages: a “metacultural” space that is nowhere and everywhere at the same time”24, a locus of active struggle and resistance, where diversity and solidarity may coexist, at last: 23
Walter Benjamin, “The Task of the Translator”, in Illuminations, New York, Schocken, 1969, p. 69-82. 24 William Boelhower, Through a Glass Darkly: Ethnic Semiosis in American Literature, Oxford University Press, 1987, p. 142.
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This space is not a territory staked out by exclusionary practices. Rather it functions as a sheltering site, one that can nurture our differences without encouraging us to withdraw into new dead ends, without enclosing us within facile oppositional practices of sterile denunciations and disavowals.25
In that fertile ground, speech, however stammering and fractured, can free itself from structures of authority and control so as to turn into moving and, at times, almost evanescent poetry. For, as other immigrants have noted, multilingualism is an endless reservoir of linguistic resources: Each language modifies the other, crossbreeds it, fertilizes it. Each language makes the other relative.26 […] there’s so much rubbing and friction, a fire always threatens to blow up between the tongues. Friction, affliction.27
With her dazzling tale of existential disarray and fractured loyalties, Theresa Ha Kyung Cha reminds us that origins are always plural and fissured, that we will forever remain “strangers to ourselves”28, “false speaker[s] of the language”29, ghost writers of our own stories, “lost in translation”30. That “[o]ur destination is fixed on the perpetual motion of search. Fixed in its perpetual exile” (81).
25
Françoise Lionnet, Autobiographical Voices: Race, Gender, Self Portraiture, Ithaca, Cornell University Press, 1989, p. 5. 26 Eva Hoffman, Lost in Translation: A Life in a New Language, New York, Penguin, 1989, p. 272-273. 27 Chang-Rae Lee, Native Speaker, London, Granta Books, [1995] 1998, p. 218. 28 Julia Kristeva, Etrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1988. 29 C.-R. Lee, op. cit., 1998, p. 5. 30 E. Hoffman, op. cit., 1989.
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Inhabiting Transnational Temporalities and Histories: Yan Geling’s Fusang (The Lost Daughter of Happiness) Nicoleta Alexoae-Zagni ISTOM / Université Paris Ouest Nanterre
Fusang1, a narrative originally written in Chinese (published in 1996) was considered even before its first English translation (2001) as challenging the canon of American literature which has traditionally comprised only works written in English. The late 20th century witnessed a heightened awareness of the importance and quality of ethnic American literature, whether written in English or in “Languages of What Is Now the United States”2. From this perspective, works created in the mother tongues of Asian immigrant authors should be regarded as not only part of Asian American literature but of American literature tout court. According to Bharati Mukherjee, the academic world has yet to develop “the grid and the grammar to explore […] works that are not quite ‘American’ in a canonical sense”3. This particular challenge has a high relevance in the field of Asian American Studies, where the very designation itself is seen as marked 1
Fusang is the original Chinese title, whereas the English edition, translated by Cathy Silber, bears the title The Lost Daughter of Happiness. All page numbers provided in this paper refer to the UK edition: London, Faber and Faber, 2001. 2 LOWINUS, the acronym of “Languages of What Is Now the United States”, is a project aimed at the transnational expansion of the field of American literature and American studies by advocating a multilingual approach to American literature. Promoted by Werner Sollors and Marc Shell, it led to the foundation of the Longfellow Institute at Harvard University in 1994. Several volumes have been published under its aegis, most notably the well-known collection of critical articles Multilingual America: Transnationalism, Ethnicity, and the Languages of American Literature (1998) and The Multilingual Anthology of American Literature (2000). 3 Bharati Mukherjee, “Immigrant Writing: Changing the Contours of a National Literature”, American Literary History 23.3, 2011, p. 16.
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by a “constant instability”, “open to continued critical negotiation”4, not simply an “ontological category [but] a type of hermeneutic as well as an epistemology – a way of interpreting and a way of making knowledge”5. If we agree with Susan Koshy that “unlike African American, Native American or Chicano literature, Asian American literature inhabits the highly unstable temporality of the about-to-be, its meanings continuously reinvented after the arrival of new groups of immigrants and the enactment of legislative changes […]”6, then the term itself eschews any conceptualization based on a unique valence and finds its meanings by challenging categories and redrawing borders. Yet, the particularity of “Asian American studies” resides in the fact that as a field of study under the ethnic studies umbrella, it has been shaped from its early days by an activist commitment to “local” and “American national”. In an era when, in Elaine H. Kim’s eloquent phrasing, “the lines between Asian and Asian American […] are increasingly being blurred”7, the importance of establishing the presence of this ethnic minority in the US national and cultural contemporary context is still reiterated by those who question the “denationalization” of the field8. One direct consequence of this is the fact that the body of works commanding “mainstream” status has mainly been the English-language one. The few Chinese-language texts to have been systematically included into the Asian American canon in translation – such as Island9 and Songs of Gold Mountain10 – have been so as a direct result of this project of “cultural reclamation,” as expressions of personal historical experience, pieces of textual historical record of the different early waves of Chinese immigration to the United States. 4
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Stephen Hong Sohn, Paul Lai, and Donald C. Goellnicht, “Theorizing Asian American Fiction”, MFS: Modern Fiction Studies 56.1, Spring 2010, p. 2. Jennifer Ann Ho, “The Place of Transgressive Texts in Asian American Epistemology”, MFS: Modern Fiction Studies 56.1, Spring 2010, p. 208. Susan Koshy, “The Fiction of Asian American Literature”, The Yale Journal of Criticism 9, 1996, p. 315. Elaine Kim, “Foreword”, xiii, in Amy Ling and Shirley Geok-lin Lim (ed.), Reading the Literatures of Asian America, Philadelphia, Temple UP, 1992, xi-xii. I refer here to Sau-ling Wong’s now canonical intervention “Denationalization Reconsidered: Asian American Cultural Criticism at a Theoretical Crossroads,” initially published in 1995 in Amerasia Journal. An updated enlarged version, taking different divergent views into account was included in Postcolonial Theory and the United States: Race, Ethnicity and Literature (2000). Him Mark Lai, Jenny Lim, and Judy Yung, Island: Poetry and History of Chinese Immigrants on Angel Island, 1910-1940, Seattle, University of Washington Press, 1980. Marion K. Hom, Songs of Gold Mountain: Cantonese Rhymes from San Francisco Chinatown, Berkeley, University of California Press, 1987.
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Inhabiting Transnational Temporalities and Histories
Yan Geling’s novel has been discussed as “Chinese American literature” by influential critics such as Te-hsing Shan11 and Ning Wang12, to name just two examples of scholarship embracing this stance13. These considerations of what Tseen Khoo calls “a work’s multivalenced existence” referring not only to the cultural and national moment from which the text originated, but also to a “transnational literary economy” pointing to its “engagements with, and audiences in [different] sociocultural contexts”14 will not be complete without a mention of the fact that Yan Geling’s writings have been seen by the Chinese reading public as, not surprisingly, “Overseas Chinese”, a strong Chinese nationalist recuperation dimension underlying this appropriation15. However, “Overseas Chinese” is in itself a category that challenges the canon of Chinese modern literature and has only recently acquired visibility16, as the Chinese literary canon is “mostly characterized by the works of the male intelligentsia of the Han people”, excluding “other ethnic and linguistic groups and classes”, as well as “female writers”17. Given the above-limned considerations delineating the cultural locations of Yan Geling’s work and keeping in mind David Perkins’s analysis of literary taxonomies, whereby “a classification is also an orientation, an act of criticism”18, each designation conjuring a horizon of expectation of contexts and intertexts, this article aims at exploring 11
Te-hsing Shan, “Redefining Chinese American Literature. Two Recent Examples”, in Werner Sollors (ed.), Multilingual America: Transnationalism, Ethnicity and the Languages of American Literature, New York and London, New York UP, 1998, p. 112-123. 12 Ning Wang, “(Re)Considering Chinese American Literature: Toward Rewriting Literary History in a Global Age”, Amerasia Journal 38.2, 2012, xv-xxii. 13 Generally, this has been done under different overlapping categorizations such as “immigrant Chinese American,” “global Chinese diasporic” or “Chinese overseas” writing – to name just three most common ones. 14 Tseen Khoo, “Introduction. Culture, Identity, Commodity: Testing Diasporic Literary Boundaries”, in Tseen Khoo and Louie Kam (ed.), Culture, Identity, Commodity: Diasporic Chinese Literatures in English, Hong Kong, Hong Kong UP, 2005, p. 2-3. 15 My formulation echoes deliberately and is to be understood in the light of Sau-ling Wong’s discussion of “Asian nationalist recuperation” (“When Asian American Literature Leaves ‘Home’”: On Internationalizing Asian American Literary Studies”, in Noelle Brada-Williams and Karen Chow (ed.), Crossing Oceans: Reconfiguring American Literary Studies in the Pacific Rim, Hong Kong, Hong Kong UP, 2004, p. 33). 16 This is corroborated as late as 2005 by the remarks of the founding editors of the Journal of Chinese Overseas (cf. for details: Chin-Keong Ng, and Chee Beng Tan, Journal of Chinese Overseas 1.1, “Editors’Note”, May 2005, v-vi). 17 Te-hsing Shan, op. cit., 1998, p. 123. 18 David Perkins, Is Literary History Possible?, Baltimore and London, The Johns Hopkins UP, 1992, p. 62.
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how Fusang provides a thought-provoking insight into the problematics of Asian and Asian American configurations and crossings. Yan Geling, born in Shanghai and already an established writer in China before entering Columbia College Chicago to study for a Master’s in fiction writing, belongs to the category of intellectuals who chose to stay in the US after the 1989 events. She has mainly written in Chinese and strong recognition of her early writing came especially from Taiwan, where she received numerous prestigious awards and prizes19. As of 2000, she has also been acknowledged in mainland China, both as a writer and as a screenwriter. A member of both the Writers’ Association of the People’s Republic of China and of the Writers’ Guild of America, Yan collaborated as scriptwriter or co-scriptwriter to the adaptation of her books into internationally successful movies, such as Coming Home (2014), based on her short novel The Criminal Lu Yanshi (2011), directed by Zhang Yimou and starring Chen Daoming and Gong Li or The Flowers of War (2012), adapted from her novel The Thirteen Women of Nanjing20 (2011), also directed by Zhang Yimou. Concerning the latter, centered on the “Rape of Nanking (Nanjing)” by Japanese forces in 1937, Yan admits that it is easier to bring to the forefront these historical subjects – as “they don’t touch on contemporary subjects and so don’t have any problems with censorship”. Censorship is something that the writer has had to seriously consider, to the point of strategically writing The Banquet Bug (2006), a satirical novel about social ills and hypocrisy plaguing modern China, directly in English. Referring to censorship at that period, the novelist expressed how “painful [it is] to have to compromise, to hurt your own work, in order to get published”. Admitting that writing in English gives her greater freedom, Yan has formulated the dream to become an accomplished writer in English, “to reach the level of Nabokov and Conrad”, two novelists whose native language was not English. Turning our attention now to Fusang, one could say, in the synoptic convention favored by book reviewers, that it concerns two Chinese women, living in the late 20th century and 19th century, respectively. The contemporary woman is an unnamed immigrant writer who endeavors to unveil and narrate the untold story of Fusang, a well-known Chinese prostitute abducted from South China and brought to San Francisco. As part of a broader tapestry marked by escalating acts of violence between the Chinese and the white population, Fusang’s existence is mainly 19
This happened as early as 1991 with a first prize from Central Daily News for her novella “Siao Yu”. She subsequently received numerous other distinctions here, awarded by the United Daily News, the Taiwan Academy of Motion Pictures or within the framework of the National Students and Scholars Literary Contest. 20 The English edition bears the same title as the movie, i.e. The Flowers of War.
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represented as determined by her relations with two men: her pimp, the gangster Da Yong and Chris, a middle-class white boy obsessed with her since adolescence. The narrator’s personal story into which glimpses are afforded along the way, conveys a fifth-generation lack of faith, despondency and loss of direction in the urban landscape of contemporary multiethnic America. Since the protagonists’ journeys originate in China and continue in the United States, the novel could be understood as spanning the Chinese and the Chinese American, the Asian and the Asian American according to the criterion of “physical setting”. Yet it is Chinatown itself that appears as a space encapsulating overlapping temporalities and histories, synchronic and diachronic narratives of history. We intend to sketch here how Fusang offers intriguing (counter) versions to existing representations of Chinatown. It does so by choosing to evoke the formative period of the Chinese settlement in the United States through the very character of the prostitute, a figure generally and until very recently at worst elided, at best distorted even in historical and sociological studies21. In this respect, Yan’s account goes beyond a mere attempt at realistically depicting and documenting this aspect of female sojourning. Most significantly, the focus on Chinatown not only as an ethnic but also as a gendered space implies a critical engagement with the issues of heritage and culture, as well as a negotiation of different discourses, an undertaking replete with intertextual resonances. In this respect, our decision to use the original Chinese title is justified by an important paratextual allusion that is lost in the English one, i.e. The Lost Daughter of Happiness. It points to the “the kingdom of Fusang”, an authentic account recorded in ancient Chinese chronicles depicting a territory east of China where “several Buddhist missionaries” landed in the 6th century A.D.22, a territory believed by Chinese as well as by Western historians to be either the Pacific coast of North America or an island off Japan23. We interpret this element as gesturing not only to the moving frontiers between history and myth, to problematizing the establishment of a linear, accurate version of history, but also – if we keep in mind that Fusang is the name of the main female character – to an allegory of the founding days of Chinese America under scrutiny here. If for immigrant authors figuring out “where” they are is sometimes prior to an understanding of “who” they are, one would imagine that 21
See Benson Tong’s monograph Unsubmissive Women: Chinese Prostitutes in Nineteenth-Century San Francisco (1994). 22 Stan Steiner, Fusang: The Chinese who Built America, New York, Harper & Row, 1979, p. 3. 23 See Charles G. Leland, Fusang: The Discovery of America by Chinese Buddhist Priests in the Fifth Century, New York, Barnes & Noble, [1875] 1973. Or Stan Steiner, op. cit., 1979.
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the spatial consciousness of a contemporary writer will go “beyond Chinatown”. Yet, this would mean to ignore the still influential symbolism of this urban space in Asian American imagination, its legacies buried under the weight of a myriad of contradictory representations; heavily laden with cultural and political significations, it remains a contested territory for, as Sau-ling Wong put it, “the same reality found within its bounds may be coded in vastly divergent ways depending on who is looking and speaking”24. Representations of Chinatown started in 1943 with Pardee Lowe’s Father and Glorious Descendant, followed two years later by Jade Snow Wong’s Fifth Chinese Daughter, both inaugurating a long-living tradition of “Chinatown guide tours”, upholding many of the popular stereotypes of that period feeding in the “model minority” label; they were to be followed by the “goodwill ambassadors”, China-born aristocratic scholars like Lin Yutang (Chinatown Family, 1948) and Chin Yang Lee (Flower Drum Song, 1957), who had never lived in this area yet felt obliged to present a sympathetic portrait of its inhabitants. These portrayals are in a way justified if we take into account the fact these writers have to insert themselves but also to subvert a tradition of Anglo-American depictions. Different types of earlier accounts, ranging from popular California gold-rush songs, newspaper or magazine reports, or more sophisticated representations claiming a certain literariness, delineate this ethnic enclave as encapsulating the alien within the modern American society. “John Chinaman” embodies the “yellow peril” – a coolie with no civic or working – class consciousness, morally and biologically degraded, effeminate and incapable of respectable domesticity: “his language, food, dress and labor, his very body polluted the Eden that California represented”25; the female immigrant comes through as either “passive, and silent”26, victim of “male exploitation”27 or otherwise as “saturated with disease” and “infusing a poison into the Anglo-Saxon blood” – to quote the editor of a 19th century local California advice journal included in Nayan Shah’s study Contagious Divides. Epidemics and Race in San Francisco’s Chinatown28. The Chinese 24
Sau-ling Cynthia Wong, “Ethnic Subject, Ethnic Sign, and the Difficulty of Rehabilitative Representation: Chinatown in Some Works of Chinese American Fiction”, in The Yearbook of English Studies 24, 1994, p. 252. 25 Robert G. Lee, Orientals. Asian Americans in Popular Culture, Philadelphia, Temple UP, 1999, p. 50. 26 Ibid., p. 21. 27 Benson Tong, Unsubmissive Women: Chinese Prostitutes in Nineteenth-Century San Francisco, Norman and London, University of Oklahoma Press, 1994, xvii. 28 Nayan Shah, Contagious Divides: Epidemics and Race in San Francisco’s Chinatown, Berkeley, University of California Press, 2001 p. 107.
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immigrant woman’s voicelessness and invisibility have transformed her into a projection screen onto which different types of discourses, overdetermined by parameters linked to nationality, race, sex, and class collude in defining her. Yan takes up this neglected subject of female sojourning and accentuates from the incipit of her novel the interconnected issues of fictionality and metafictionality linked to the textualisation of this type of historical realities. Its multi-layered opening scene deserves careful perusal, as it anticipates and foregrounds topics crucial to the unfolding narrative and its interpretation: THIS WHO YOU ARE. The one dressed in red, slowly rising from a creaking bamboo bed, is you. The embroidery on your satin-padded jacket must weigh ten catties. […]. Let me raise your chin a bit here and bring your lips into the dim light. That’s it, just right. Now I can see your whole face clearly. Don’t worry – others will just find exotic the face you consider too square. […]. Now turn around, just like all those times on the auction block. You’re used to the auction; that’s where pretty whores like you come to know their worth. I found pictures of those auctions in some books about Chinatown – dozens of female bodies, totally naked, their beauty in sharp relief against the surrounding gloom. […]. Don’t be so eager to show off your feet. I know they’re less than four inches long: two mummified magnolia buds. I’ll let you show them later. After all, you’re not like that woman who lived at 129 Clay Street from 1890 to 1940 and made her living putting her four-inch golden lotuses on display. Several thousands tourists a day would shuffle reverently past her door looking at the way her dead toes had been broken clean under and now curled into the soles of her feet.[…]. In the deformity and decay of those feet they could read the Orient. I know who you were: a twenty-year-old prostitute, one of a succession of three thousand prostitutes from China. On a summer day in the late 1860s, there’s a rather large girl standing in a barred window on a narrow lane in San Francisco’s Chinatown, and that’s you. […]. You’re wondering why I singled you out. You don’t know that foreign historians wrote about you. […]. These writers are totally serious when they say things like: “When the famous, or perhaps we should say infamous, Chinese prostitute Fusang appeared in all her finery, gentlemen were so stirred they could not help but doff their hats to her”. And: “The consensus on this Chinese prostitute, considered such an anomaly, confirmed that she was essentially the same as her Western counterparts and showed no anatomical abnormalities”. You know I too am auctioning you. (1-4) 209
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This beginning points to a simultaneously real, imaginary and symbolic location: San Francisco’s Chinatown – North America’s oldest and biggest one, during the gold rush years, “late 1860s” (3) – a setting not yet bearing the marks of the enactment of the strict legal barriers directed at Chinese immigrants. Part of the interpretative background called forth by the novel are the specific apparatus of racialization and gendering corresponding to the material conditions of the historical setting, these restrictive measures taking place indeed most effectively beginning with the 1875 Page Law, that forbade the importation of women “suspected of coming for ‘immoral’ or other ‘lewd’ purposes”29. The popular and legal rhetoric and practices against the Celestial’s immigration culminated in the Exclusion Act of 1882. It is a racially marked topography, the process of becoming “Orientalized”, the lived experience of being inscribed as an exotic “Oriental” emerging here as more than abstractions, hinting at a history of restrictive immigration and settlement laws, discrimination, violence, imprisonment, as well as social, political and cultural subordination. Chinatown serves as a locus of the unassimilable and the alien, ultimately reduced to its foreignness. Its legibility, gesturing to a specific hic et nunc and resonating with historical and cultural allusions is filtered, from the onset, through East/West, same/other, familiar/unfamiliar, ethnic/ American dichotomies, its “spectacularity” residing in its gendered facet. This urban space appears indeed as a site where the ethnic woman’s body and experience are not only commodified – subject to containments emanating from both traditional patriarchal Chinese structures and mainstream Western ones – but also displayed. Showcased as fascinatingly exotic, reduced to loci of difference (Fusang’s face and especially her feet), the discourses and practices magnifying these physical particularities encompass what is exposed as well as what is concealed, the rhetorics of both the seen and the unseen verging on racist assumptions. These passages also convey a heightened awareness on the part of the narrator of the epistemological configurations underwriting the official versions that must be acknowledged before being challenged. The narrator is presented as knowing what she is doing, apparently in perfect control of her material, her sources as well as the pitfalls; she seems to give preference to dialogue and communication not only with the subject of her scrutiny of whom she makes her direct addressee, but equally with existing cultural, historical and political codes and discourses. Narrative
29
George Anthony Peffer, If They Don’t Bring Their Women Here. Chinese Female Immigration Before Exclusion, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1999, p. 8.
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authority is asserted through the direct reiteration of everything she knows: “I know [your feet] are less than four inches long” (2), “I know who you were” (idem) or obliquely through statements as “THIS WHO YOU ARE” (1), “You’re nothing like the other girls on auction” (2) or “[…] you were a born prostitute (3). One can imagine that this narrator will know how to bring forward meaning and thematic coherence – “I’ll let you show [your feet] later” (2); moreover, a prolepsis provides a glimpse, from the incipit, of a “romance” between the Chinese prostitute and “Chris, that white boy” (4) before deciding to consider the female character “from the very beginning” (idem). Subjecting Fusang to yet another assessment through a detailed external description and focusing on her as a central character may become (the narrator concedes to it) just another way of marketing her as a piece of Oriental curio and not as a gaze into the depths of her experience, her gestures and thoughts. Consequently, her dealing with the participation of Chinese women in the historical development of the community bears from the onset the risk of staging, objectifying and exoticizing the protagonist. For all the control, awareness and double-consciousness displayed, the introductory scene also bespeaks the narrator’s own intellectual confinements and difficulty to escape conceptual cages imposed by official ideology as well as the illusion of textual accuracy and reconstruction; this reveals her own internalizing of the same symbolic codes that she denounces, like her own complicity in discourses of sexism and racism by presenting Fusang as a “born prostitute”, used to being auctioned around; through her mentioning the desirability of the Chinese-white interracial romance – an all too common existing cultural script, and none the less through her failing to see female agency where it is – the woman on Clay Street who not only survived but made money in a hostile environment, by setting the stage herself and capitalizing on the American fascination with the most exotic – and erotic – part of her body. This points to the difficulty of articulating a rehabilitative, ideologically neutral, representation of Chinatown as gendered space, one that would not fall into the familiar pitfalls of homogenizing and essentializing tendencies. Interestingly, in Yan’s narrator’s case, the aesthetic project and the engagement, through the act of writing, with spaces and identities marked by the gendered experience of immigration, take on a vital meta-literary aspect: a short auto-referential note towards the end of the incipit discloses them as meaningful to her coming to terms with her own sense of identity and her own place in America: “I’ve never known what made me take that stride across the Pacific. We’ve all got ready answers – that we came for freedom, knowledge, wealth – but really we have no idea what we’re after” (4). The narrator not only acknowledges her disorientedness, the displacement of her own positioning, but also implies that the shaping 211
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and grounding of her own identity are dependent on the narrativization of the new location – a process illustrating Stuart Hall’s observation that diasporic identity is “formed at the unstable point where the […] stories of subjectivity meet the narratives of history, of a culture”30. In Fusang, this encounter is deployed by an increasing overlapping of two different spatiotemporal imaginaries, those of the main character and of the narrator; much of the complexity, ambiguity and narrative tension of the text results from an alternation between the secondperson and the third-person narration, occasionally interspersed with first-person addresses. A narrative strategy consisting of passages, of interlacing episodic entries of varying lengths intensifies the idea of interaction and connection as well as that of constructedness and deferral of meaning. In this textual composition, Chinatown comes through as a sedimented site of ethnic memory and as an intersection of discourses, while the body of the prostitute is invested as the ground on which both Chinese America and immigrant China are defined and appropriated. Indeed, readings in a Mainland China context have tended to emphasize Fusang’s Chineseness, femininity, maternity and humanity, her story an allegory of “the hard, bloody and tragic history of the Chinese immigrants”31 whereas American and European critics have discussed her against a backdrop rich with “sensational ingredients” and highlighted her inscrutability and passivity32. As intimated in the incipit, these definitions and readings are mirrored within the novel itself, where not only the narrator but also different characters compete to possess Fusang in both epistemological and sexual terms. Engaged while still in the cradle to a “master from Guangdong”, a Gold Mountain sojourner whom she wedded in a ceremony where a rooster performed the part of the far-away groom, Fusang first lived, according to the customs, with her in-laws, who used her “to farm, to cook, to chop pig feed”33. She is kidnapped, brought to the U.S. on a cargo ship, and sold into a Chinatown brothel, where she serves Asian as well as Anglo-American customers. 30
Stuart Hall, “Minimal Selves”, in Lisa Appignanesi and Homi Bhaba (ed.), Identity: the Real Me, ICA Documents No. 6, London, Institute of Contemporary Arts, 1987, p. 44. 31 Ju Zhang, “Ignoble Fate and Noble Sentiment: On Yan Geling’s Feminine Mentality and Her Immortal ‘Fusang’”, English Language and Literature Studies 1.1, June 2011, p. 14. 32 Bertrand Miallaret, “Yan Geling, entre cinéma et littérature”, Rue 89, 1er September 2011. 33 Geling Yan, The Lost Daughter of Happiness, Cathy Silber (trad.), London, Faber and Faber, 2001, p. 46.
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The body of the Chinese woman, the unmentioned casualty of a migratory system of labor is thus presented as a site invested with conflicting nationalistic demands: on the one hand, it provides to the needs of Chinese men, sustaining not only the Chinese sojourning abroad but also the patriarchal structure of Chinese marriage, which required that the wives of sojourners remain with their husband’s family in China but equally that immigrants stay bound to the Mainland by ties of kinship; on the other hand, this gendered body ensures that Chinese men do not form families in the United States – the instability of the Chinese settlement being thus preserved and with it, the potential economic advantages of low-cost labor that West Coast politicians were seeking. It is not only the fear that the Chinese might become a permanent fixture of California society that was kept in check by this transpacific network of prostitution, but also the other danger of the Celestials’ forming families with European American women, families which would “taint” the purported “purity” of the national bloodstock. The construction of a geography or geographies of gender is defined here by an interconnection of histories and cultures, issues of sexuality being linked to “those of nationality, imperialism, migration and diaspora”34. While the Chinese bachelor society (procurers, gangsters and sojourner workers) tries to keep Fusang within the social and domestic space of Chinatown, the young American “john” desires her as an exotically racialized and sexualized object. Ironically again, the male characters’ competing interpretations of Fusang’s body perfectly mirror those of the novel’s readers. The sex-trafficked female character not only makes visible these interlocking systems of containment and possession, but it also undermines the limits of different types of discourses representing her. One of these, the interracial romance that the narrator probes from different angles, becomes the primary ground for articulating and mediating anxieties generated by the Asian presence in the American national space and allows glimpses of the divisions behind the confident facades, testing the American dream and the melting-pot. Indeed, as already suggested above, throughout the novel the position of narrative authority progressively disintegrates and clarifies the main motivations underlying her interest in history: by fathoming its crevices to comprehend the connections between the past and the present, the narrator can only hope to understand the “Asian woman-white man” dyad that she herself is caught into: 34
Linda Mcdowell, Gender, Identity and Place: Understanding Feminist Geographies, Cambridge, Polity Press, 1999, p. 12.
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To tell you the truth, I’m often wrong about white people. […]. Even with the white man I married I end up in ridiculous conversations because I assume I know what he’s thinking.35
This is followed by a further disclosure poignantly pointing to this relationship as experienced in the context of immigration: We flock to Chinatown too to limit our culture shock. We too crowd into cramped, shabby apartments, a group of us splitting the rent, a sense of safety a matter of everyone feeling equally unsafe, a sense of good luck a matter of everyone feeling equally unlucky. And then […] we begin, step by cautious step, to break out into non-Chinese territory. […] I just want to look for my roots, in stories about working and studying and getting along with nonChinese, stories about whether the moon over a foreign land is rounder than the moon back home.36
By bringing to the forefront contemporary experiences and conditions of selfhood marked by isolation and displacement, the text undermines the vision of America as the land of freedom and fulfillment. In examining the challenges that confront different generations of Chinese immigrant women and the invisible threads that bind them together, the fifth-wave newcomer effectively opens up questions about Asian subjectivity, the politics of immigrant, gendered, and sexual identities, and the cultural and social economies within which they circulate. De facto, the white boy’s infatuation with Fusang stems from a convergence of racial and sexual fantasies, paradigmatic of early and deeply ingrained exoticist beliefs and practices. When Chris first visits her he is a twelve-year-old and carries with him all the “fairy tales and adventure stories” he has consumed and the conviction that the “Orient” is “the origin of all mysteries”37. In a conflation of exoticism and eroticism, he envisions Fusang with a set of Orientalist assumptions that dismember and reduce her to a set of physical characteristics. Two different gazes are evoked in the first scene uniting the two: Fusang looks at herself in her wall mirror and sees Chris reflected in it. What she does not know is the “countless times this boy had hidden in the shadows of walls and trees to watch her […]. She didn’t know that he used a little round mirror to savor every part of her […] to capture any scene in the world as his own, however momentary, private possession”38. In contrast to the woman’s mirror that reflects Chris as he is, as an entity, a human being, the latter’s mirror breaks down Fusang’s bodily image into exoticized 35
Geling Yan, op. cit., 2001, p. 65. Ibid., p. 153-156 passim. 37 Ibid., p. 15. 38 Ibid., p. 10. 36
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parts to be visually feasted upon: her “deformed yet beautiful feet”39 impress him as “fishtails”, belonging to “a stage of evolution no one had ever imagined”40, her black hair is as “impenetrable as the sky before time began”41, her cooling the tea by breathing over it part of “a new and different temptation”42, whereas “her cracking melon seeds with her front teeth is attractive and enticing”43. These and other similar reductions of Fusang’s subjectivity to elemental, archetypal features, sensations and appetites correspond to her equation with a primitive foreign and eccentric/ex-centric womanhood, imaginatively envisioned as “other” and “alien” in Western time and space. In Chris’s gaze the reader sees an interest in Chinese femininity bared down to its exoticist underpinnings. The sexual encounter is driven by difference, which becomes a disturbing, yet fascinating, part of the exchange. This serves as an appropriate illustration of Lisa Lowe’s observations on the imbrications between exoticism and eroticism: […] masculine romantic desire is often introduced as an oriental motif [and] such associations of Orientalism with romanticism are not coincidental, for the two situations of desire – the occidental fascination with the Orient and the male lover’s passion for his female beloved – are structurally similar. Both depend on a structure that locates the Other – as woman or oriental scene – as inaccessible, different.44
By means of symbolic conceptualizations such as those illustrated above, gender and ethnicity are fused and meanings are modified by the specificities of the early Chinese immigrant context. Unsurprisingly, Chris’s various conjectures about Fusang converge into a sexualized fantasy of rescue: In his dreams, he is much taller, brandishing a long sword. A knight of courage and passion. An Oriental princess imprisoned in a dark cell waits for him to rescue her. […]. She sticks blood-soaked watermelon seeds one by one between her lips and makes steps of pained grace on the mutilated points of her feet.45
Seeing Fusang as his “private possession”, Chris envisages his role as a chivalric white savior, riding to the rescue of the woman forced into 39
Ibid., p. 12. Ibid., p. 14. Idem. Ibid., p. 13. Ibid., p. 17. Lisa Lowe, Critical Terrains: French and British Orientalisms, Ithaca and London, Cornell University Press, 1991, p. 2. 45 Ibid., p. 19. 41 42 43 44 40
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prostitution and immorality at the hands of the physically and morally degenerated “yellow men” of her community. Self-fashioning himself as an embodiment of an idealist yet pragmatic manhood, Chris accompanies an increasingly strong desire for Fusang by a soaringly fierce commitment to anti-Chinese acts. Not only the rescuer of abused Oriental women, he thus invents himself as the savior of a purified nation: “He wasn’t here to take part in such evil, he was here to wipe it out” (60), the “here” referring to Chinatown. Gender and sexuality are more than physical facts; rather, they constitute primary terms through which one’s ethnic identity is understood, experienced, and envisioned. Consequently, gender roles become a locus for sounding out and (re)codifying cultural meanings. As the different characters’ actions are imbued with varying shades of “Chineseness” or “Americanness” to indicate the extent of their “normalcy” and appropriateness in the adopted land, Yan’s narrative deals with the ever fundamental contradiction within the American collective imagery between the liberal ideology of multiculturalism and the conservative promotion of a homogeneous white American identity. It is in this heterosexual landscape of desire precisely that Chris and Fusang’s interactions and relations point toward the intersection of sexual and racial differences defining 19th century America. In the context of white-defined Anglo-American values versus virulent anti-Asian actions, there is no alternative left to the interracial romance than to turn into rape. Chris’s gaze of objectification does not only serve his own purposes, but becomes lethal: engaged in a violent raid, the youth, intoxicated with hatred and alcohol, joins a group of rioters in gang-raping a Chinese prostitute, a metonymy for the contamination, decay and degeneracy of the yellow race. This prostitute is Fusang. Conjuring up Stuart Hall’s remark that diasporic identity takes its contours where the “unspeakable stories of subjectivity meet the narratives of history, of a culture”46, it is worth noticing how Yan’s novel displays elastic, adaptable and porous temporalities that subvert the normative system of spatiotemporal imaginaries. It is in one of these unique moments of mediation between “here/now” and “there/then” that the narrator pleads with her 19th century female counterpart to turn her eyes away from the violence heading towards her and become instead aware of the ever-presence and persistence of xenophobia in American society. Referring to a TV talk show she has just watched, the narrator imparts with Fusang a scene where an Asian American woman caller is presented with the idea of tolerance as a form of control. The skinhead interviewee explains: 46
S. Hall, op. cit., 1987, p. 44.
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[…] If we didn’t put up with you, we wouldn’t be able to control our hatred and that would be worse for you. If we had some land completely separate from you, we wouldn’t have to tolerate you anymore. […] We fully believe that one day we won’t have to tolerate you. We have some important work ahead of us.47
Alluding to realities of multiethnic societies where conventional associations linked to the idea of “tolerance” are reversed and become “heavily loaded,” (in a literal and figurative sense), the narrator highlights the present-day vulnerability of her community, “extremely uneasy” and “hanging under […] threat”48. It is thus not surprising that both within and without the borders of history and time, trans-historical correlations are shaped here by a complex desire to proceed to a bidirectional and dialogical juxtaposition of narratives. It is only within this framework that the narrator can turn the lens back onto the earlier concrete expression of this hatred, a hatred that “feeds on itself, simply for its own sake”49, culminating in the scene where Fusang is represented as the victim of a gang rape during the 1870s race riots. In this vein, meaning can no longer be attained by tapping into ready-made prevalent theories, concepts, paradigms, or historical documents. “Looking for one’s roots” means border-crossing time and space and also cross-relating histories and cultures so as to excavate cultural memories and inscribe them into the American literary canon; this archeological enterprise is seen as a means to overcome the sense of displacement and insecurity produced by the immigrant experience. The narrative depicts how this extremely violent manifestation and imposition of white masculinized heterosexual power does not reduce Fusang to a meaningless commodity. Instead, by having her bite a button off the jacket of the only rapist who kissed her and present it to Chris several years later, when the young man returns to Chinatown hoping that she did not know he had been one of her rapers, Fusang is provided with agency. When disrobing for him, the button rolls from Fusang’s bun; on seeing it, Chris comprehends that “she had even taken away his chance to tell her what he had done”, the woman being thus the one in control over how the experience will be narrated. This narrative agency invests the character’s final gesture of refusal of control over her body and sexuality with new and more complex meaning. Indeed, Fusang turns down the young man’s proposal of marriage even as she is preparing her own wedding with her former owner Da Yong, the gangster soon to be executed. Fusang’s apparent submission to the 47
Geling Yan, op. cit., 2001, p. 208. Idem. 49 Ibid., p. 205. 48
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institution of marriage signifies just the opposite: her marriage to a dead man becomes liberation from intersecting patriarchal structures and configurations. The narrator seems befuddled by Fusang’s actions: You should know that I can’t stand a mystery. Even if I write you off as one, I still have to have some basic grasp of what’s behind it. But your smile and the look in your eyes now don’t even give me that. […] This is the way you’ve always looked at people in distress or in a fistfight, for that matter: smiling as if you weren’t quite there, with just a trace of surprise and a trace of pity. (261)
While in the opening section, the character is presented as the object of various defining gazes, Fusang’s final posture positions her as subject, rather than object of the gaze. Fusang’s looking back signifies survival through agency-claiming. Her refusal to be mastered and contained in and by any discursive attempt that resorts to essential and definitive identifications comes out of her ability to undermine matrixes of race, ethnicity, gender, and sexual associations and assignations, to inhabit multiple locations – “not quite being there”. Therefore, the narrator acknowledges Fusang as a transgressive figure undoing normative representations. She realizes that her task is much more complicated than just laying bare or denouncing the official discourses that either erase or distort the ethnic female other and its location – “It turns out that there can be so many versions of the same historical event” (274) and that despite their working on the same documents, the narrator husband’s version of history and her own “will never be the same” (274). The discursive space of the novel will have to accommodate subjectivities that transgress acts of dichotomization or assimilation. Consequently, Yan’s use of the interracial romance in an attempt to grasp the ideological continuities and shifts in representing the “Asian woman-white man” dyad may be read as positing interracial romance as a solution to differences, while also demonstrating the impossibility of such a romance if it involves Oriental objects rather than Oriental subjects. The narrative presents us with embodiments of Chinese American immigrant identity that do away with “either/or” choices, but at the same time find it hard to adopt the “both/and” positions of an integrated subjectivity or to testify to an itinerary of progress (from “Chinese” to “Chinese American”), not in the least because the question of belonging, for people of color in America, has to be understood not as simply a matter of choice but as an ongoing battle against being labeled as enduringly Other. Yan posits a discontinuous and problematic identity while redefining the idea of belonging and displacement throughout the narrative: in the face of the impossibility of achieving present time identification with America, she displays a mode of interpretation based on multiple origins, sources, spaces and times. Permeability and the creation of new 218
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modes of relation emerge from dislocation and disidentification. Along these lines, “fifth-generation immigrant” authorship appears to question the processes of writing and representation; writing Chinatown as a gendered space becomes an experience of vision-sharpening attuned to questioning aspects of identity, assimilation/adaptation, ethnic formulation, subjectivity, and belonging. Yan seems to echo Mieke Bal’s understanding of cultural memory as problematizing assumptions “in order to come to an understanding of the past that is different”; not an attempt to isolate and enshrine it in an objectivist “reconstruction”, or an effort to project it on an evolutionist line, but simply “an understanding of it as an active part of the present”50. To conclude, the appropriation of a territory for the gendered self is performed in a process of dialogical relation to a heterogeneous and fragmentary inheritance and to contemporary discourses. Side by side, they translate various historical, cultural and psychological presences into a process that demands reimagining. Within this framework, differences themselves are deployed as a form of survival of the spirit, as the claiming of self and creation of agency: on a (meta)discursive level, the writing performs acts of resistance, memory and survival, claiming participation in the discursive time of (the) nation(s). Defying conventions of both North-American and Chinese-centered epistemic practices, the writer expands and takes to greater depths the questions that inhabit her, in a permanent intersection of familial, communal, national, textual and inter-textual memories and realities, bespeaking both Asianness and Asian Americanness. This reaffirms Yan Geling’s engagement with the excavation, production and preservation of cultural memory – “a nation that does not remember […] can never be strong”51 –, as well as a conception of writing as a historical, cultural as well as personal process of recovery – “the origin of literature as an art form lies in our need to understand humanity and ourselves”52.
50
Lily Cho, “The Turn to Diaspora”, Topia 17, Spring 2007, p. 27. Judith Bruhn, “The vital presence of the past”, Débat sur la Liberté d’Expression, May 7, 2012. See: . 52 Lili Ge, “Author draws on family ties”, Global Times, June 6, 2011. See: . 51
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‘Memory is whatever you find in it’ Family Photographs and Remembrance in Rudy Wiebe’s of this earth: A Mennonite Boyhood in the Boreal Forest (2006) Sandrine Ferré-Rode Université de Versailles Saint-Quentin
The last child in a family of seven, Canadian author Rudy Wiebe was born in 1934 in northern Saskatchewan, one of Canada’s western provinces. From his birth to age twelve, his homesteading family lived in Speedwell1, a small rural community of about 250 people. Almost all were Mennonite exiles2 from Russia who, like Wiebe’s own parents, had come to Canada in the 1920s, having fled the steppes of Ukraine in the wake of the Bolshevik Revolution. The Wiebes actually left Communist Russia in 1929 with their first five children. They lived in a refugee camp 1
2
The settlement no longer exists, and the closest hamlet today is Fairholme. Incidentally, the Speedwell was the name of a 60-ton ship which, along with the Mayflower, transported the Pilgrim Fathers from Holland to the New World in 1620. The Mennonites derive their name from Menno Simons (1496-1561), the theological leader of a group of reformers who, in early sixteenth-century Germanic countries like Switzerland, Austria, Germany and the Netherlands initially left the Roman Catholic Church to follow Martin Luther and Ulrich Zwingli but then split from the mainline Reformation movement for more radical change. Known as the Anabaptists (because they rejected infant baptism), they adhered strictly to the principles of believers’ baptism, a life of discipleship, separation of church and state, and non-participation in war or government. Perceived as heretics by both Catholics and Protestants, thus as a threat to established order in the societies in which they lived, they were extremely vulnerable to persecution and martyrdom. By the end of the sixteenth century, those who now called themselves “Mennonites” had formed two distinctive communities, the Swiss/South German Mennonites who spoke Upper-German dialects and the Dutch-Prussian Mennonites who spoke Low-German dialects, including Wiebe’s own Plautdietsch. Without a country of their own (heimatlos), those two groups migrated to various parts of Europe and the Russian Empire but also to North America, where they could find land to develop their farming skills. See Harry Loewen, “Mennonites”, in Paul R. Magocsi, (ed.), Encyclopedia of Canada’s Peoples, Toronto, University of Toronto Press, 1999, p. 958-959.
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in Germany for several months, until passport substitutes and tickets bought on credit from the Canadian Pacific Railway allowed them to cross the Atlantic and land in Canada in 1930 (189-193)3. After a few downand-out years in Manitoba and one more child to feed, the family decided to settle in a remote corner of Saskatchewan, where Canadian Pacific Railway homesteads were available. It was there that Rudy was born4; and it was there that he spent the first twelve years of his life, in the “boreal forest” that provides the background for his memoir, of this earth. Rudy Wiebe is above all a fiction writer: he has published nine novels and four collections of short stories5. His first novel, Peace Shall Destroy Many, was published in 1962, when Wiebe was 28. Set in a secluded Mennonite community during the Second World War, it focuses on a young man’s struggle with his community’s principles of strict adherence to pacifism and separation from the world. The publication of that book literally inaugurated Mennonite literature in English in Canada, though it sparked controversy among the Mennonites6, who accused its author of betrayal, as his story portrayed a community perverted by religious intolerance, racism and violence. In 1973, Wiebe caused another sensation on the Canadian literary scene with the publication of The Temptations of Big Bear, which recounts the story of Canada’s westward expansion and the subjugation of Indian tribes from the Native point of view. Ever since, Wiebe’s production has tended to focus on historical fiction that reexamines and contests the master narratives of Western culture, 3
Rudy Wiebe, of this earth: A Mennonite Boyhood in the Boreal Forest, Intercourse, PA, Good Books, [2006] 2007, p. 249. All references are to this edition. 4 After the Second World War, the whole family settled in Coaldale, Alberta. Wiebe attended high school and then the University of Alberta, where he graduated in English in 1956. He also studied theology at the Mennonite Brethren Bible College in Winnipeg, Manitoba, and later travelled to Germany to study at the University of Tübingen (see: Abe J. Dueck, Mennonite Brethren Bible College (Winnipeg, Manitoba, Canada)”, in Global Anabaptist Mennonite Encyclopedia Online, July 2011. .). Until his early retirement in 1990, Wiebe taught Canadian literature and creative writing at the University of Alberta. He still lives in Edmonton and is now 80. “Rudy Wiebe – Author Spotlight”, Random House Canada, . 5 Novels include Peace Shall Destroy Many (1962), First and Vital Candle (1966), The Blue Mountains of China (1970), The Temptations of Big Bear (1973, winner of the Governor General’s Award for fiction), The Scorched-Wood People (1977), The Mad Trapper (1980), My Lovely Enemy (1983), A Discovery of Strangers (1994, winner of the Governor General’s Award for fiction), Sweeter Than All the World (2001). Short story collections include Where Is the Voice Coming From? (1974), The Angel of the Tar Sands (1982), River of Stone: Fictions and Memories (1995) and Collected Stories (2010). 6 See: Hildi Froese Tiessen, “Mennonite/s Writing: State of the Art?”, Conrad Grebel Review, 26. 1, Winter 2008, p. 42-45.
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debunking New World myths and challenging Eurocentric assumptions, especially when dealing with the interaction between Mennonite – or more broadly White – relationships with Aboriginal people in Canada’s West and North. The novelist’s forays into life writing started later in his career, beginning in 1989 with Playing Dead: A Contemplation Concerning the Arctic, a book of essays on Canada’s Far North and the Inuit people, in which Wiebe blends personal experience with real and fictive stories of Arctic explorations. In 1998, he teamed up with Yvonne Johnson, a Cree woman who committed first-degree murder and served 25 years in prison, to produce a collaborative autobiography entitled Stolen Life: The Journey of a Cree Woman. Of this earth: A Mennonite Boyhood in the Boreal Forest, Wiebe’s latest publication7 interestingly echoes his first novel8. In this circle of creation, the writer’s autobiography stands out as the vibrant literary testament of an elderly but still vigorously inventive man who looks back on his life, from his birth to his twelfth birthday among a Mennonite family in the Saskatchewan bush but also on his early apprenticeship as a writer. Indeed, of this earth gives Wiebe an opportunity to employ a whole range of innovative strategies, textual as well as visual, to work through questions of identity and self-representation, exile and belonging, memory and forgetting. Of special interest are the visual elements that are incorporated into the text: of this earth contains forty-six black and white photographs distributed throughout the memoir and belonging to what Wiebe refers to as “our meager photo collection from various times on two continents” (27). Though a few are recent photographs doubtlessly taken around the time of writing the book by Wiebe himself, most are withered family snapshots, some brought over from Russia and others – the majority – taken in Saskatchewan by a photographer who remains unknown, though it was most likely one of Wiebe’s older siblings. Indeed Wiebe notes, as he describes the first series of pictures in which he appears: “It must have been an important event – someone’s first box camera? – because we have four photos taken on the same spot on the same day” (27). All the photographs were taken outdoors, a restriction due to technology because “a 1939 box camera could take no pictures inside” (84). Almost all the photographs are described within the narrative (no caption is used), although occasionally some are described but not reproduced, either 7
Collected Stories, published in 2010, is actually a compilation of Wiebe’s best short stories. 8 The novel’s textual interplay with Wiebe’s memoir is thoroughly examined in Paul Thiessen, “Memoir and the Re-reading of Fiction: Rudy Wiebe’s of this earth and Peace Shall Destroy Many”, Text Matters 1.1, 2011, p. 199-213.
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because they were lost or because they are too similar to other reproduced pictures9. In Light Writing & Life Writing: Photography in Autobiography (2000), Timothy Dow Adams points out that there is more to the relationship between photography and autobiography than the “commonsense view […] that photography operates as a visual supplement (illustration) and a corroboration (verification) of the text – that photographs may help to establish, or at least reinforce, autobiography’s referential dimension”10. Taking as a prompt Adams’s suggestion that photographs fully participate in the self-writing process, as “text and image complement, rather than supplement, each other”11, this article explores the interaction between family photographs and the self-writing process in Wiebe’s memoir. Special attention is devoted to the author’s use of pictures – their selection, display and commentary – as it highlights the impact of the family’ displacement on the making of the autobiographical subject, while it also contributes to consecrating (in its literal sense of “making sacred”) Wiebe’s native land. Photographs also make the self-writing act a visibly complex process, not only because of the intricate workings of memory but also because the writer’s storied self, fashioned by his relation with his family is, to use Eakin’s words, an inherently “relational self”12.
Photographs and displacement, or the impossible lineage In Camera Lucida, Roland Barthes posits to the importance of one’s quest for lineage in that it allows for a stronger sense of identity to emerge: “lineage reveals an identity stronger, more interesting than legal status; more reassuring as well, for the thought of origins soothes us, whereas that of the future disturbs us, agonizes us”13. Wiebe’s 9
Memories can be described in terms that suggest the photographic process. As he remembers a traditional family activity, i.e. digging Seneca roots, Wiebe connects visually the flower and his mother: “Seneca plants grow best at the moist edges of aspen groves, and by the time I was big enough to dig them out, my brother Dan had made us diggers from the cut, sharpened leaf of a car spring bolted to the broken spoke of a wagon wheel. I have one still, though I have never found a Seneca plant in the aspen forests I wander west of Edmonton. I know I would instantly recognize that ring of flowers, delicate white and low against the earth; it is an image painted in my memory like the face of my mother bent down, smiling, her broad fingers sifting the earth for every gram of root that will buy her one more handful of flour to feed her family” (13-14). 10 Timothy Dow Adams, Light Writing, Life Writing: Photography in Autobiography, Chapel Hill, NC: U of North Carolina Press, 2000, xxi. 11 Idem. 12 John Paul Eakin, How our Lives Become Stories: Making Selves, Ithaca, NY: Cornell University Press, 1999. 13 Roland Barthes, Camera Lucida: Reflections on Photography, New York, Wang & Hill, 1981, p. 105.
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experience, however, proves to be slightly different. Prominent among the young boy’s relatives are, naturally, his mother and father, whose personal story encompasses two continents and is a source of fascination but also dismay for the writer. There are two sets of weathered pictures of his parents taken before their immigration to Canada. In the first set, one full-length picture shows Wiebe’s mother with her first-born daughter, and another is a close-up portrait of Wiebe’s father as a young man.
Photo 1: Wiebe’s mother and sister in Russia
The second couple of pictures appears on the official documents needed to immigrate to Canada from Russia via Germany, the Wiebes’ temporary refuge before crossing the Atlantic. The author’s comments on these pictures reveal the failed efforts of a son to match the faces of the photographed man and woman with his parents: he asserts that the young 225
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woman pictured in Russia with his sister is “someone I would never recognize as my careworn mother” (31), while his father’s official picture on his passport substitute “seems barely possible” (191).
Photo 2: “Pah” Wiebe
Rather than suggesting the familiar and singular, those pictures of quasi strangers defy recognition and self-identification; above all they convey the trauma of persecution and exile, which Wiebe sees in the sadness and fear that his parents’ faces belie. His father’s stamped picture shows “a man in a high black turtleneck, trimmed moustache and tight cropped hair staring straight ahead so wide-eyed and frozen he appears on the verge of terror. Even in Germany, well beyond Stalin’s clutches” (191). As for his mother’s picture, Wiebe remarks that his “mother, thirty-four years old, is gaunt and large-eyed; it may be she has never known how to smile” (189). In his study of the use of photography in Maxine Hong Kingston’s The Woman Warrior, Timothy Dow Adams notes that the faraway focus of Chinese immigrants and the fact that they never smile 226
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in pictures create “a further confusion of the differences between Chinese and Chinese-Americans”14. One can argue that Wiebe’s bewilderment as he looks at those pictures proceeds from the effect of the distance between his alienated immigrant parents and the “native son”, i.e. born in Canada, that he was. Other photographs that partake in Wiebe’s effort to reconstruct at least part of his family tree also create disturbance and unease in the young boy. As the family’s origins go back to another continent, with many relatives left behind, Wiebe’s attempt to put together a family album can be seen as an alleviating endeavor. Photographs create links, imaginary bridges between the past and the present, between one space and another: “Those ghostly traces, photographs, supply the token presence of the dispersed relatives. A family’s photograph album is generally about the extended family – and, often, is all that remains of it”15. Early in the book, Wiebe mentions the existence of two uncles on his mother’s side, both lost to the family. Distance and separation explain the child’s inability to connect with them, especially with “Onkel Heinrich”, whose picture can only evoke an imagined Russia, reduced to a grotesque shape on a school map, while the uncle’s portrait as a soldier challenges Wiebe’s imagination for lack of recognition: In our cardboard box of family pictures was a portrait of Heinrich Knelsen in a Red Army uniform, complete with the Red Star on his pointed military cap. He had a handsome fringe of moustache over his full lip. I thought of him somewhere in the Russia that spread across half the school’s world map like a long bloated monster, a soldier certainly bravest of the brave with a big rifle fighting Germans, though I could not visualize how. (183)
14
Timothy Dow Adams, op. cit., 2000, p. 50. Susan Sontag, On Photography, New York, Rosettabooks, [1973] 2005, p. 6.
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Photo 3: “Onkle Heinrich”
Mennonites are pacifists, and joining the army was Uncle Heinrich’s unforgivable sin, even more so as he joined the Red Army, Communist Russia being the Mennonites’ oppressor. The reaction of Wiebe’s mother, who refuses to explain the full meaning of the picture’s dedication, is a clear sign of the uncle’s literal “excommunication”: Onkel Heinrich had written on the back with a very fine pen, in perfectly shaped German, “As Red Army officer… with artelistic greetings, your brother, brother-in-law and uncle, Romanovka, x, xi, 1931. “What’s that, ‘artelistic’?” “A Communist word, Mam will never say”. (183-184)
Wiebe’s experience as he recalls peering through family photographs thus shows neither recognition nor identification, resulting rather in a heightened feeling of disconnection and fragmentation. In the end, only the materiality of the pictures themselves, the touch of their flat surface, the reality of the wrinkled paper, contribute to making the existence of 228
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the family real. As Susan Sontag argues, “[t]hrough photographs, each family constructs a portrait-chronicle of itself – a portable kit of images that bears witness to its connectedness”16. In Annette Kuhn’s opinion, “family photographs are quite often deployed – shown, talked about – in series: pictures get displayed one after another, their selection and ordering as meaningful as the pictures themselves… In the process of using – producing, selecting, ordering, displaying – photographs, the family is actually in process of making itself”17. Pictures were the source of much care and reverence, as evidenced by Wiebe’s memory of how ceremoniously some of them were examined and exhibited: Sometimes on a winter Sunday afternoon my father would take de Papiere as he called them, the papers, out of the box on the short shelf above the clothes hanging in a corner of the bedroom and bring them to the kitchen table. I would kneel on the bench so I could lean into the lamplight beside him and look at, even touch the strange heavy documents long as foolscap in school but thicker, so yellow, doubled with broken edges and incomprehensible words. The names were clear enough, delicate pen-and-ink names that were certainly my parents and sisters and brothers, but with so many stamps pounded blue everywhere in the spaces and the long blank pages […]. (190-191)
Wiebe’s own experience of the relationship between the family and its photographs is captured in a sentence in the opening chapter of the book: “The click of a box camera exposed my slightly unfocused family in a place and position no memory could retain so absolutely. An image to fit in your palm, several aged cracks across its surface” (26). Impossible to recall, unite and reconstruct fully, the “unfocused family” becomes a somewhat palpable object whose reality is made more tangible through the preciousness and intimacy conveyed by the smallness of the pictures themselves that “fit in your palm”. Meanwhile, the image of the “aged cracks across its surface” insists on the fragile materiality of photographs, their smooth flatness contested by the incidents of time and life. The instability of the photograph and that of the family itself can both be offset by the relief – in its literal, geographical as well as its psychological meaning – created by the self-writing process. Indeed, the autobiographical subject must resort to imagination and fiction to fill the gaps that are obstacles to making his immigrant family and his own self whole.
16
S. Sontag, op. cit., 2005, p. 5 (our emphasis). Annette Kuhn, “Remembrance: The Child I Never Was,” in Liz Wells (ed.), The Photography Reader, London, Routledge, 2003, p. 399.
17
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Representing belonging, or the consecration of native space In her discussion of how the development of photography enabled the growth of tourism, Susan Sontag argues that photographs “help people to take possession of space in which they are insecure”18 and she explains that the “very activity of taking pictures is soothing, and assuages general feelings of disorientation that are likely to be exacerbated by travel”19. This interplay between space, possession (rootedness) and pictures is particularly visible in Wiebe’s memoir. The writer’s description of his birthplace and home in Canada conveys feelings of intimacy, warmth and joy, contrasting with the feeling of alienation created by a Russian past he cannot associate with. At the very beginning of the book are reproduced two maps, one of which not only locates the four different homesteads on which the Wiebes lived in Speedwell, but also specifies the names of the other homesteading families in the community. As the only Wiebe child born in Speedwell, the writer insists that he “was born in a place that was nameless but profusely numbered, the southwest quarter of Section 31, Township 52, Range 17, west of the third meridian in Saskatchewan, Canada” (30). The description clearly reminds the reader of the typically nineteenth-century model of the American western homestead that was adapted to the Canadian northwestern landscape. But what is more interesting is the fact that the maps themselves, in their intricate details, challenge the namelessness of not-so-insignificant Speedwell by inscribing in black and white and onto printed paper its exact size, precise layout, strict numbering and limited connection with the rest of the world thanks to dirt roads. Wiebe’s personal cartography is suggestive of a photographic act and such excessive identification of the birthplace at the beginning of the memoir echoes the young boy’s epiphany in the last chapter of the book: “Standing barefoot in the turned soil behind our house, I know: of this earth my cells are made” (367). Wiebe thus creates a powerful and intimate bond between his native land and his own self by way of the infinitesimal and the bodily, a compelling feature that is possibly reflected in the voluntary use of small letters for the title of his memoir. The osmosis with the Canadian land where he was born and raised allows for a personal rootedness that also connects him with the aspen trees that grow in the surrounding forest. Aspen are an essential component of Wiebe’s spiritual and material world: the young boy hears God’s breathing in the sound of the wind in the trembling aspen, and trees were essential in providing the logs used to build houses and make fire. Throughout the book are reproduced several pictures of Wiebe’s successive houses, but also barns, yards, and the animals that fed 18
S. Sontag, op. cit., 2005, p. 6. Idem.
19
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the family (cows and chicken) or provided essential company (dogs and horses).
Photo 4: Rudy with his dog Carlo
Roland Barthes notes that landscape photography must create a wish to inhabit, not just visit, the photographed landscape, and he uses the German word heimlich to explain that in the desire to inhabit such landscapes a movement back to the mother occurs20. As he grows up, Wiebe however slowly comes out of his mother’s space (“for her, everything seemed to be ent’wäda ooda, either or, black or white” (364)) to more fully begin to comprehend the many possibilities for reading and interpreting the world of creation. Throughout the book, Wiebe becomes an initiate in the landscape of Canada as the forest, muskeg and eskers are essential parts of his cosmos, while his mother fails, both literally and symbolically, to find her bearings in it: She had lived the first thirty-five years of her life in a Mennonite row village on the immense steppes sloping up to the wide Romanovka hills; she often could 20
R. Barthes, op. cit., 1981, p. 40.
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not recognize the features of this Canadian boreal landscape: it was empty in a way, yes, but also wildly endless and crowded, you see nothing for bush! (61)
Meanwhile, only two snapshots (including one not reproduced) that “seem typical homestead work pictures” (350) allow the author to make his plain microcosm partake of the world at large and of the universality of the Christian faith. Indeed, in front of one picture which shows his father and brother Dan standing on a pile of logs, Wiebe feels “something strange, a perception that refuses to focus” (351) until “a gradual recognition begins to emerge” (351).
Photo 5: Aspen logs Wiebe comments: But now looking, it is the thick, knobbly logs with their axed ends thrust at me, each of them moments before living trees, chopped down by my father and brother as they stood with their sap frozen in their veins waiting for the spring sun, it is the long poplars with their tips dragging in snow behind the sleigh that quiver in my mind. This is more than simply the endless human labor of survival in the Canadian boreal forest: poplar forests grow from Canada to Russia to England to Israel (Populus Alba, or libneh in Hebrew), and ancient legend has it that aspens around the circle of the earth have been trembling ever since that moment when the hands and feet of Jesus were nailed to a poplar cross, when his flesh was smashed against its wood. (352-353)
In his quest for roots, Wiebe also “connects subjectivity and the broader culture, one that foregrounds his Mennonite culture”21. In the 21
Paul Tiessen, op. cit., 2011, p. 212.
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process, he becomes, to use Eakin’s concept, the “auto-ethnographer […] [i.e.] the insider who explains to the uninitiated the customs, the way of life”22 of Speedwell’s Mennonites. There are various group pictures that help convey a strong sense of unity among Speedwellers, whose faith imposes life away from the rest of the world, a retreat that the remote and inhospitable Saskatchewan bush could only enhance, even when increasingly invaded by the chaos of World War II. Wiebe chronicles social activities, such as the annual Turtle Lake picnic (141) and church events like Sunday services, weddings and funerals. No picture however can transcribe how cohesion and socialization emerged from the vernacular Plautdietsch, a Low German dialect spoken by all in everyday life23, as opposed to the High German of prayers and the Bible, and the compulsory English learnt at school24. The memoir is filled with the sounds, proverbs and hymns of the Mennonites’ mother tongue, a language Wiebe reflects was instinctive and, until he wrote his memoir, restricted to orality, hence his need to use a dictionary to transcribe familiar Low German expressions (391)25.
“Childhood memory is always a family affair”26 According to Annette Kuhn, “the photograph is a prop, a prompt, a pretext; it sets the scene for recollection”27. And indeed, as he reconstructs his childhood, Wiebe uses photographs to jog his uncertain memory. But questions, doubts, multiple interpretations make the writing self 22
J. P. Eakin, op. cit., 1999, p. 77. In a 1990 interview with Rudy Wiebe, Linda Hutcheon said: “[…] language is central to Mennonite identity, both as a defining mark of difference and as the willed inscription of community”. See: Linda Hutcheon and Marion Richmond (ed.), “Interview with Rudy Wiebe”, in Other Solitudes: Canadian Multicultural Fictions, Toronto, Oxford UP, 1990, p. 82. On the use of Plautdietsch in Mennonite literature. See Hilda Froese Tiessen, “Mother Tongue as Shibboleth in the Literature of Canadian Mennonites”, in Studies in Canadian Literature 13.2, 1988. . 24 Beyond the need to consign to posterity such practices and the feeling of nostalgia that it allows to create, there is Wiebe’s assertion of himself as part of that community, physically and spiritually, regardless of occasional trials on his faith as he grows up. 25 Consecration of the native ground also means that Wiebe becomes gradually more aware of the land’s aboriginal inhabitants. Indian and Metis neighbors appear throughout the book by touches, always as shadows or outcasts. They are clearly the “other” with whom interaction is beyond Mennonite propriety. Thus only when Wiebe temporarily leaves Speedwell for Vancouver after his sister Helen’s death is he ready to actually meet Indians in the flesh and make the most of that experience (see chapter entitled “Chief”, p. 284-325). 26 This quote is the first line of Wiebe’s acknowledgments at the end of the book (p. 389). 27 A. Kuhn, op. cit., 2003, p. 396. 23
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insecure, confirming Kuhn’s remarks that “a photograph can be material for interpretation – evidence, in that sense: to be solved, like a riddle; read and decoded, like clues left behind at the scene of a crime”28. In the end, the autobiographer, as he struggles with the distortion incurred by the passing of time and the flat stillness of the pictures, becomes as much an unstable writer as an inquisitive reader of his own past: Is there a yeast in memory that grows, knits our past into the timeless shapes we desire? Or do I now know events and times only from what I see in accidentally retained pictures, the exact Kodak instant focused on crimped paper, and I gradually remember […]. (333)
With Wiebe’s incorporation of his siblings’ comments and reactions on the photographs, the writing also becomes cooperative, a “family affair” (389), all the more so in an immigrant family. John Paul Eakin’s groundbreaking study of the “relational self”, i.e. a “self that is defined by – and lives in terms of – its relations to others”29 offers interesting leads to consider Wiebe’s work not only as the story of his own developing self but also as the (auto)biography of other family members, and beyond, that of a whole community. A singular partner in the collaborative writing task is Wiebe’s sister Helen. Helen was the last Wiebe child to have been born in Russia. She was six years older than Rudy, always sickly and sometimes gravely ill, which, as Wiebe learns from the school register (an important informant as well), made her regular attendance at school impossible. She died abruptly in March of 1945, at age 17, and was buried in the Mennonite community’s churchyard. There are several pictures of Helen (alive and dead) throughout the book, and as he comments on the first picture of the family which appears in the first chapter, Wiebe foretells his sister’s death in hindsight as it were, thus echoing Barthes’s definition of the very essence of photography as what may be called the spectral conjuring of death-in-life30: The heavy shadow of the photographer – someone who seems wrapped in a heavy cloak – is thicker than any of us; the shadow reaches across the bare foreground and up the right side of the picture, it cuts a black angle through Helen’s legs just above her ankles and the shapeless bump of its head blots the corner of her skirt. Helen will be the first of us to die, in late March when 28
Ibid., p. 395. J. P. Eakin, op. cit., 1999, p. 58. 30 Barthes writes: “[…] the Photograph (the one I intend) represents that very subtle moment when, to tell the truth, I am neither subject nor object but a subject who feels he is becoming an object: I then experience a micro-version of death (of parenthesis): I am truly becoming a specter” (p. 14). 29
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World War II in Europe is at last coming to an end, and thirty years before our father seated right beside her, who will be next. (26)
Helen’s spectral presence is strongly felt throughout the book, most conspicuously in the photographs which feature her. In one of them, she looks outside the window of the Wiebes’ home and the author’s comment that “the outside world, where she could not walk, reflected in the glass that protected her” (88), seems to foreshadow her premature separation from the world of the living. In a group picture where Helen is a baby in Russia, everyone’s image is perfectly distinct, except for Helen’s face, a dim shadow “already blurring before life’s iron reality” (192).
Photo 6: Helen’s blurred face
Her sudden death is described with sad melancholy mixed with, in Wiebe’s own words, a “kind of peasant Christian fatalism” (262). But the traumatic image of Helen’s dead body in her coffin confronts Wiebe with the inconsistency of his memory, as he fails to remember exactly where and how the body was stored while waiting to be buried: The barn granary had no cats and no window; only the open door let in the grey winter light. Helen was here. In motionless cold. Covered by a sheet that reached almost to the earth floor. The low bin with oats was behind her, the wheat and barley sacks, the white dust if chop swept into the corners. 235
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She was cold, hard, as rock. I seem to be alone in the granary, touching her shoulder perhaps. Not holding our barn lantern, that’s impossible, I couldn’t have opened that door alone in the dark; her body must have been inside the lumber box to protect it from the mice until they finished the coffin. (265)
If common sense or practicality contradicts the writer’s memories, the sharp, physical experience of the cold corpse has undoubtedly left an indelible imprint: “It is impossible that her body lay on bare boards covered by a sheet. But that is what I remember in the granary. Cold like frozen steel, it skins you with a touch” (268). There is perhaps a cathartic act31 prompting the inclusion in the book of three pictures showing Helen’s white-dressed body lying in her upholstered casket, Helen’s grave with the white marble marker that Wiebe recollects was ordered from Eaton’s mail-order catalogue (perhaps the punctum that “pierces” the young boy, according to Barthes’s theory32), and again Helen’s grave being passed by members of the community on the occasion of another burial. Echoing Susan Sontag’s assertion that a “photograph is both a pseudo-presence and a token of absence”33, this visual inscription of a loved one’s dead body (its painful absence) may represent Wiebe’s will to emphasize his sister’s inclusion (her pseudo-presence) in the native space of the young boy that he once was and, naturally, in the older man’s written work. Helen’s specter is in fact part and parcel of Wiebe’s self-writing experience, a silenced amanuensis, a shadowy diarist who confronts the writer’s unfocused memories with printed evidence. As Wiebe confesses that Plautdietsch could not be written down and thus left no imprint, he adds: nothing to be found years later, to hold in your hand and see, […] so unlike the wonder of Helen’s neat English still here on the paper of her tiny notebook with its delicate circles over every ‘i’, coverless now on my desk and string binding lost, outlining our sequence of family sickness in a revelation beyond memory. (141)
Helen’s diary becomes Wiebe’s counter-memory that offsets his own improvisations: “Dates, times, contradictions. Visible words that fix memory despite decades of forgetting and impossible recall” (248). There are two photographs representing Helen’s notebook shows the degradation of her handwriting as her health declined while her obstinate 31
As she discusses the capacity of photography to record what is fast disappearing, Susan Sontag says of dead relatives preserved in family albums that their “[…] presence in photographs exorcises some of the anxiety and remorse prompted by their disappearance […]” (p. 11). 32 R. Barthes, op. cit., 1981, p. 96. 33 S. Sontag, op. cit., 2005, p. 12.
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record of exact hours, days, months, years of family events seems to effect her resistance to disappearance. Eventually, as Wiebe’s work achieves the storied resurrection of the child he once was, integrating his defunct sister into his personal and familial story may be seen as a way to symbolically bring her back to life.
Photo 7: Helen’s notebook
To conclude, the interweaving of Wiebe’s text with family photographs testifies to the intrinsically many-handed art of the autobiographer, as well as to the unreliability of both images and the storied self. But rather than deplore such setbacks, the writer has come to terms with them and achieved an original piece of self-writing. It was Helen’s death and the emotional chaos that it created in the young Wiebe that inspired him to write his very first short story, whose “first fumbled draft” (250) is reproduced in the book. While Wiebe fails to remember exactly how he “tried to order it” (250), acknowledging that “memory is whatever you find in it, a rhythm, a wisp” (249), he successfully copes with the elusiveness of memory, with its inaccuracies and its gaps, because even “lifelong doubts” (249) allow to create stories.
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El relato en la obra de Carlos Liscano : una forma de “extrañar” María Carolina Blixen Biblioteca Nacional del Uruguay
Carlos Liscano (Montevideo, 1949) fue integrante del MLNTupamaros, un grupo armado surgido en los años sesenta en Uruguay. Cayó preso en 1972, un poco antes de que se instalara la dictadura (19731985). Desde antes del golpe de Estado, el trato habitual a los que se consideraba prisioneros de guerra fue la tortura. Liscano permaneció en prisión 12 años y 9 meses : leyó intensa y selectivamente, estudió matemáticas, dejó de ser un militante de la organización armada a la que había pertenecido y se hizo escritor. Escribió mucho : en principio transcribió fragmentos de los libros que leía y con lo que estaba sedimentando una formación ; después de una experiencia límite de castigo, en 1981, decidió que iba a ser escritor y concibió la narración primera : La mansión del tirano ; siguieron un diario, otras narraciones (“La edad de la prosa”, “El método y otros juguetes carcelarios”) y un libro de poesías. La carcelaria es una escritura delirada que establece como eje la enunciación y no tiene como tema la cárcel o la tortura, aunque se puedan encontrar dichas en diferentes niveles del texto. Liscano fue de los últimos presos políticos en ser liberado. Salió de la cárcel en marzo de 1985, con el comienzo de la democracia. La llegada al mundo del escritor está pautada por una doble escena de iniciación : la que cuenta el rescate de los papeles escritos gracias a la solidaridad y la habilidad de otro preso : Heber Esquivo, que escondió en una guitarra, desarmada y vuelta a componer, cientos de papelitos con la escritura de Liscano1. Y una segunda que narra la confirmación de la voluntad de ser escritor en el momento de atravesar el umbral hacia la nueva vida. Salí el 14 de marzo de 1985. El 15 me preguntaron qué necesitaba. Yo necesitaba todo, ropa, zapatos, trabajo, afecto. Por sobre todo necesitaba 1
La historia está contada en el epílogo de La mansión del tirano, Montevideo, Arca, 1992.
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afecto, pero pedí una máquina de escribir. El 16 apareció la máquina. El 17 me levanté a las cinco de la mañana, como todos los días en la cárcel. Prendí la radio y me hice el desayuno (las dos cosas por primera vez en trece años) y me puse a pasar en limpio mis papeles. En ese momento el otro se instaló en el mundo.2
Son dos escenas de confirmación del escritor, en las que podemos leer el trabajo de los años siguientes : la reescritura de lo hecho en la cárcel y la creación de una obra distinta a esa que conservaba en los papeles sacados en la guitarra de Esquivo.
Mundos paralelos A fines de 1985, Liscano se fue a vivir a Suecia en donde creó una modalidad diferente de narración al elaborar relatos : no me refiero a los cuentos sino a las novelas que, con diversa extensión, desarrollan historias con una trama, un mundo y personajes. No lo había hecho en la cárcel y no lo hará después de que vuelva a Uruguay en 1996. Aunque muy diferentes entre sí, Memorias de la guerra reciente3, Agua estancada4 y El camino a Ítaca5 admiten ser consideradas como ficciones levantadas con el andamiaje tradicional de la novelística. Mi hipótesis en este trabajo es que la construcción de relatos se desarrolla junto a una concepción de la narración que se sostiene en la dualidad y el doblez. Memorias de la guerra reciente se lee como una alegoría que no remite a un significado exterior al texto sino a la ausencia de sentido. La voz del narrador-protagonista de El camino a Ítaca está minada por la ironía que hace que al afirmar algo, esté al mismo tiempo, negándolo. Me voy a detener en el análisis de Agua estancada, relato en el que la duplicidad se da en el encuentro de lo familiar y lo extraño en un mismo personaje o situación. Según el Diccionario de uso del español de María Moliner, la primera acepción del término “extrañar” es : “Desterrar o apartar de sí una comunidad a alguien perteneciente a ella”; la quinta : “Sorprender. Producir extrañeza”. Utilizo el término en los sentidos de “apartar de sí”, “producir extrañeza” y queda en suspenso otro más habitual que no está
2
Carlos Liscano, « Del caos a la literatura », in Trazas y Ficciones. Literatura y Psicoanálisis, Asociación Psicoanalítica del Uruguay, Biblioteca Uruguaya de Psicoanálisis, Volumen VII, Montevideo, noviembre 2007, p. 236. 3 Carlos Liscano, Memorias de la guerra reciente, Estocolmo, Salto Mortal/Författares Bokmaskin, 1988. 4 Carlos Liscano, Agua estancada y otras historias, Montevideo, Arca, 1990. 5 Carlos Liscano, El camino a Ítaca, Montevideo, Cal y Canto, 1994.
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El relato en la obra de Carlos Liscano : una forma de “extrañar”
en María Moliner y sí en el de la Real Academia, en la cuarta acepción : “Echar de menos a alguien o algo, sentir su falta”. Freud considera entre las distintas formas de lo angustioso una que puede definirse como “algo reprimido que retorna”. Lo llama “lo siniestro” y dice que “sería algo que, debiendo haber quedado oculto, se ha manifestado”6. De distinta manera Agua estancada y El camino a Ítaca representan un mundo, presente, distinto y ajeno al que Liscano vivió, en el pasado, en Uruguay. Esa diferencia se vuelve turbia extrañeza cuando la narración deja entrever que algo, nunca bien definido, de la historia anterior no contada está interfiriendo en el presente, presionando para aflorar. La literatura carcelaria no nombraba la cárcel ni la tortura aunque decía el encierro y la violencia en la división de la voz enunciativa y en el tono de los discursos que las voces intercambiaban. Es posible suponer que la vida fuera de la cárcel implicó un aflojamiento de la represión interior vivida entre rejas y una vivencia del tiempo totalmente diferente. Si el tiempo carcelario estaba absolutamente reglado y se circunscribía a lo inmediato, el tiempo fuera se abre hacia el futuro y, a partir de esa ampliación hacia delante, comienza una lenta y cautelosa recuperación de lo dejado atrás. El encuentro con la posibilidad de construir un relato, es decir, de sostener una historia con personajes en una continuidad es una manera de experimentar el tiempo nuevo de la libertad. Al mismo tiempo, la trama genera una estructura y un movimiento en el que puede anidar eso reprimido que retorna.
En el nombre del padre Liscano declaró que partía a Suecia a « reconstruirse »7. Una vez en Estocolmo, empezó a estudiar sueco y se dispuso a arreglarse los dientes8. Esta experiencia trivial para cualquiera que no hubiera estado encarcelado trece años está en la base del relato Agua estancada que escribió durante 1987 y 1988. El relato narra la llegada del narrador protagonista a un país del que no conoce nada y en el que accede, acompañado de una amiga que sabe español, a un dentista. Después de algunas sesiones, dado el 6
Sigmund Freud, “Lo siniestro”, in Obras completas, Vol. 13, Buenos Aires, Ed. Orbis, 1988, p. 2498. 7 Diane Cardoso, « Carlos Liscano : de l’ombre à la lumière », Mémoire de Master Recherche 2ème année sous la direction de Thomas Gomez, Paris Ouest Nanterre, 2010, consultado en el archivo Carlos Liscano. 8 En una carta a Juanjo Noueched, el 25.3.87, desde Estocolmo a la vuelta de un viaje a Cuba, cuenta que está buscando trabajo : “Lo único que me detiene un poco por ahora es que aún no terminé de arreglarme los dientes y, como pagan ellos, si me pongo a trabajar me pasan el fardo a mí. Pero antes del verano se terminará el asunto […]”.
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trato que recibe, el paciente decide abandonar a su dentista, que se llama Per, pero no lo hace. Dice el narrador : No mantuve la decisión de cambiar a Per por otro dentista. Durante años había aguardado la oportunidad de hacerme curar la boca. Pequeños inconvenientes y una larga inenarrable historia personal habían hecho imposible todo contacto con un profesional.9 (Subrayado mío)
En Estocolmo, Liscano tuvo, en principio, que afrontar la íntima dificultad y extrañeza de tener que vivir en una lengua desconocida. Alguien que tiene que sobrevivir en una lengua ajena debe realizar el ejercicio de escuchar y escucharse todos los días, para llevar adelante las tareas más elementales. Es inevitable pensar que eso aguzó una situación de fragilidad interior, de testigo de sí, de puesta entre paréntesis de los impulsos inmediatos. En Agua estancada esa situación de indefensión del adulto que no domina la lengua está equiparada visualmente a la del recién nacido : en el consultorio del dentista, el narrador-paciente debe colocarse un “babero”10. Se suman dos minusvalías : el que está sometido a la ayuda que otro le pueda brindar y la de no manejar la lengua de ese otro que tiene el poder de reparar11. Escribió Liscano en el epílogo de la edición de Agua estancada y otras historias firmado en Skanstull en 1990 : “Agua estancada” comenzó como el relato de esa desesperante situación que es enfrentarse a un semejante con el idioma como insalvable muro de por medio. De a poco fui ingresando en la historia hasta descubrir que no es el idioma, o no lo es fundamentalmente, lo que separa a la gente.12
Narrada por el protagonista, Agua estancada es una historia cargada de una mirada irónica y extrema. El lector ve siempre a través de los ojos de un narrador que, por momentos, parece entrar en el frenesí de la locura. Esa atmósfera de irritación y desmesura que está instalada desde el comienzo de la historia se apoya en algunos datos que provienen del mundo real. Gracias al diario que llevó en Suecia sabemos que Liscano fue al dentista, pero, además, la narración incorpora otra información “objetiva” del mundo circundante, de escala diferente : el 28 de febrero de 1986 un desconocido asesinó en Estocolmo a Olof Palme, el Primer 9
Cito por la última reedición de « Agua estancada », in Oficio de ventriloquia 2, Montevideo, Planeta, 2011, p. 252. 10 En C. Liscano, op. cit., 2011, p. 248. “Una enfermera me invitó a sentarme y luego me puso un babero de papel. Se abrió la puerta y entró el dentista, sonriendo, sentado en una silla con rueditas ». 11 En la carta, citada en nota, a Juanjo Noueched, el 25.3.87, desde Estocolmo, escribe : “Te cuento que el sueco me da como para llamar al dentista por teléfono y decirle que no puedo ir, que me cancele la hora y me dé otra”. 12 C. Liscano, op. cit., 1990, p. 97.
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El relato en la obra de Carlos Liscano : una forma de “extrañar”
Ministro. Hacía dos meses que Liscano había llegado a Suecia. El narrador-protagonista de Agua estancada se entera de lo sucedido y el saberlo desata su delirio. Como extranjero, se siente perseguido y se vuelve perseguidor. Como un iluminado, descubre que el magnicida no puede ser otro que su dentista, Per, y crea un plan para matarlo. El dato de la realidad no es simplemente una referencia temporal, histórica, social, un marco en el que la historia se desarrolla, sino que incide activamente en la intriga pues el acontecimiento perturba la conciencia y la acción de quien narra. El delirio es un exceso de interpretación, el cierre perfecto de todos los datos, el pensamiento circular. A partir del miedo, la sospecha sobre Per hace que todo lo que haga “fundamente” la idea de que es el magnicida. El relato coloca al lector en la situación ambigua de ver desde los ojos de alguien que delira. En la narración, la identificación entre el narrador y el dentista se produce enseguida y está más allá de las palabras : Había en el dolor que me infligía una fuerza que no pertenecía solamente a la índole agresiva de su profesión. También había en mí una pasividad ante el sufrimiento que yo me desconocía, y que él comprendió enseguida, no era solo resignación de enfermo. El no me era ajeno y yo tampoco a él, eso era muy claro.13
Mientras espera la próxima sesión con la molestia de una prótesis que le encajó a la fuerza, entiende que Per le hizo saber que era el asesino : No podía leer, no podía pensar, no podía hacer más nada que soportar a Per en el cerebro, pasarme la lengua por el objeto extraño y mirarme al espejo. Per era como un objeto extraño en mi cerebro por el que yo pasaba la lengua. Lo odié por haberme dejado la piedra en la boca, por haberme hecho sufrir cada sesión y por haberme dejado saber que él era el asesino. Porque él había tenido interés en que yo lo supiera, obligándome a compartir su culpa. Pero no todo era tan simple como el odio, él tenía algo, o los dos teníamos algo para comunicarnos. Una oscura fuerza nos mantenía unidos después que el azar nos había vinculado.14
No hay límites en la relación del protagonista con el mundo : Per es un “objeto extraño” en su cerebro y es el magnicida. Esa superposición crea una complicidad íntima con el asesinato de Olof Palme que se potencia con las sospechas hacia los extranjeros. La boca sufriente es una caja de resonancia en la que todo se hila y cobra un sentido : la indiferencia profesional del dentista y el magnicidio. La “extrañeza” está dentro del personaje, ha sido instalada por Per y el narrador la percibe como una “fuerza oscura” que los une. Esa aparición íntima de la extrañeza hace que 13 14
C. Liscano, op. cit., 2011, p. 255. Ibid., p. 276.
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el lector vaya atisbando en la figura del dentista algo más, algo diferente, tal vez, reprimido que no logra decirse en la claridad de la conciencia. En la sesión siguiente Per le saca el aparato de la boca. Luego de una semana de insomnio, el narrador siente la división interior : Creo que las ideas de aquel período fueron como de otra persona, o por lo menos éramos dos personas que vivíamos la experiencia con Per : yo, el de siempre, y otro que también era yo, mi yo de los peores momentos. Este insistía en mostrarme cómo yo siempre había optado por la maldad, la maldad de la gente, de las cosas, por la maldad en la historia, por la mía propia. Porque, ¿ qué otra cosa podía decirse de esta tendencia a lo oscuro, esta perpetua fuga que siempre intentaba ? Pero mi maldad era pasiva, la resistencia, resistir en silencio y en secreto, doblegándome aparentemente a cualquiera y a todas las influencias, pero nunca sometiéndome.15
Sin el objeto extraño dentro suyo, el narrador-protagonista se escinde. Tal vez el riesgo de la comprensión, del alejamiento, de la toma de distancia con respecto a sí mismo sea el quiebre de identidad que la división supone. Al duplicarse puede pensar a Per como un doble interior : hay una zona de su subjetividad ocupada por ese otro terrible. La situación puede leerse como metáfora del mundo interior gestado en la cárcel, donde la primera necesidad era resistir, y hacerlo en esa situación de castigo prolongado y terrible tiene que ver con la capacidad de adaptación que cada individuo descubre en la situación límite que atraviesa. Adaptarse y no entregarse exige un balance continuo de fuerzas, una conciencia alerta e inclemente. Hacia el final de la narración, después de una escena en que Per, a través de un traductor, le hace saber al protagonista que quiere abandonar el tratamiento, se produce un intercambio de cartas entre ambos16. Esta situación refuerza el juego de identificación del dentista/torturador con su paciente/torturado. El personaje que se manda cartas a sí mismo crea una escena de soledad y desdoblamiento que atraviesa la obra de Liscano : está en el cuento El método17, escrito en la cárcel y El trabajo de contar18, un texto de la última etapa. Per es un nombre con sentido. El Diccionario etimológico comparado de nombres propios de persona19 dice de “Pedro”:
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Ibid., p. 278. Ibid., p. 298. 17 Recogido en Carlos Liscano, Oficio de ventriloquia 1, Montevideo, Planeta, 2011, p. 76-93. 18 Carlos Liscano, Oficio de ventriloquia 2, op. cit., p. 188. 19 Gutierre Tibón, Diccionario etimológico comparado de nombres propios de persona, México, Fondo de Cultura Económica, 1996. 16
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El relato en la obra de Carlos Liscano : una forma de “extrañar”
Latìn, Petrus, femenino de petra, “piedra, roca”. […] Jesús forjó para su discípulo predilecto una admirable metáfora : la roca, símbolo de firmeza y duración ; y le dijo la razón por la cual lo había llamado Pedro : “sobre esta piedra edificaré mi Iglesia”.
“Pedro” sintetiza los sentidos de “fortaleza” y “legado”, “línea genealógica” y “origen” que llevan a la figura del “padre”. El nombre, entonces, aporta otra pista sobre el carácter ambiguo del personaje y su manera de encarnar otra posibilidad de comprensión de lo “siniestro”. En la narración está señalada una contigüidad entre el padre del protagonista y el dentista : Mi experiencia con dentistas eran pocas. Una vez mi padre me había llevado en su bicicleta a un dentista bizco de mi barrio. Recuerdo a los miembros de la numerosa familia del dentista, todos extranjeros, por su pronunciación defectuosa y por tener todos el mismo defecto en un ojo. Aquel día había ido para que me sacara una muela de leche. Después de ese encuentro mis recuerdos guardaban alguna revisación rutinaria y superficial para cumplir con trámites burocráticos. Ahora Per.20
El mirar atravesado (la bizquera) se duplica en el habla (pronunciación defectuosa). La palabra y el cuerpo confunden su carencia. La situación en cierto sentido es inversa a la que vive en el presente en que recuerda : el niño, de la mano del padre, percibe al dentista como extranjero a través de la lectura de los “síntomas” (en los ojos y el lenguaje) que delatan esa condición percibida como un defecto o una enfermedad. En el presente de la narración el protagonista es adulto pero está indefenso como un niño porque no conoce la lengua y necesita reparar su boca. La narración produce un solapamiento de fragilidades entre la infancia y la extranjería. El padre no está para protegerlo y señalar la pertenencia ; en su lugar está Per. Un poco antes del final del relato, Per convoca al protagonista a hablar a través de un intérprete porque ha decidido que es mejor abandonar el tratamiento. Al narrador, la figura del intérprete le hace recordar un interrogatorio policial. La situación de poder es desigual : el intérprete es de Per y el narrador-protagonista no le tiene confianza. Contra lo que podría esperarse después de la narración de tan intensos sufrimientos, el narrador-protagonista insiste en continuar, el intérprete argumenta que a Per lo había ganado el “susidio” durante las vacaciones. Liscano ha contado que su abuela utilizaba la palabra “susidio” y que su familia no la entendía porque su uso decayó. Quiere decir : “inquietud, zozobra”21. 20
C. Liscano, op. cit., 2011, p. 253. Tenía el recuerdo de una conversación. Quise confirmar la información y en una comunicación electrónica del 4.5.2013 me contestó : “Mi abuela decía : Andá con
21
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La palabra que llega a través del intérprete de Per pone, al final de la narración, del mismo lado a la autoridad terrible y la familiar y acentúa la sensación del protagonista de ser abandonado. Lo siniestro surge al ir al dentista, es decir, en contacto con el mundo, con la recuperación de un sentimiento mundano y de familiaridad con los sucesos de una vida cotidiana exterior a la cárcel. Que la imagen del dentista se “estanque” en la del torturador puede explicarse por algo reprimido que retorna de manera incontrolable. La presencia del dentista es más perturbadora aún cuando percibimos que está contaminada por figuras familiares. La contigüidad creada por el nombre “Per” y el padre, o por la atribución a ese personaje de palabras del registro más íntimo, superpone el fantasma del torturador a lo familiar. Uno de los sentidos de “extrañar” señalado al comienzo de este trabajo : “echar de menos” se adhiere al de la extrañeza y el rechazo. La imagen final de Agua estancada, la del llanto del protagonista-narrador, tal vez pueda leerse como el comienzo del duelo por la muerte del padre22. El diario que Liscano llevó en Suecia puede ayudar a entender este proceso de duelo. Antes de empezar a escribir Agua estancada, el 2.11.86, Liscano anotó en su diario una escena en la que irrumpe imprevistamente la emoción y la conciencia de no haber realizado el duelo por la muerte de sus padres : En el jardín de la iglesia al que entré, donde están aquí los cementerios, había unas cien tumbas, casi todas con velas. Diez o doce personas, niños en cochecitos. Atravesé el espacio aquel casi con curiosidad de turista. Pero de pronto me di cuenta, sentí, que nunca había estado en la tumba de mis padres, que ya ni siquiera tienen tumba allá en Uruguay, y deseé con todas mis fuerzas poder tenerlos aquí, poder tenerlos en algún lugar del mundo bajo tierra, y poder llegar a ella. Que me fuera posible a veces ir allí, pensar un poco en ellos, saber que están, que seguramente están en el lugar donde se debe estar. No sé cómo ocurrió, pero de pronto estuve llorando. Lentas lágrimas me caían y no era ni siquiera dolor, era nada más deseos de que ellos tuvieran una tumba. Miré los árboles y caminé en silencio. A. fue comprensiva y no me habló. Seguimos caminando, yo miraba hacia arriba. No sé qué miraba. Duró cinco, seis minutos. (Cuaderno 1).
El 19.10.87, cuando está casi terminada Agua estancada, se refiere a los personajes de esta historia : Son dos fuerzas enfrentadas, dentista y paciente, dos fuerzas mudas pero no incomunicables. Su comunicación es física, el contacto de los cuerpos media hora por semana, el dolor que el dentista ocasiona al paciente en su boca. cuidado que yo me quedo con susidio”. A lo que los hijos le respondían : “Bueno, me voy tranquilo que no se queda sola”. 22 El padre se mató en 1978 mientras Liscano estaba en la cárcel. Dos años antes había muerto la madre.
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El relato en la obra de Carlos Liscano : una forma de “extrañar”
Ambos entienden, sin decírselo porque no tienen una lengua común, entienden que en esa relación hay algo más, hay mucho más en juego para sus respectivas vidas. Es como un encuentro que se hubiera estado esperando desde siempre, para una sola realización. El dentista debe someter al paciente, doblegarlo por el dolor. Pero no cualquier dolor ni el dolor ininterrumpido, sino ese dolor a término en la boca durante treinta minutos cada semana. El paciente entiende que ha de soportar ese dolor, resistir para ser. No son enemigos uno para el otro sino que significan la ordalía personal. Pero si se lleva al extremo alguien debería vencer, alguien debería morir. Eso significaría el fracaso de ambos. (Cuaderno 2)23
La visita al dentista se transforma en un rito violento que dice sin decir la historia “inenarrable” con la que carga el narrador-protagonista. Puede entenderse que el llanto final anuda la experiencia latente del abuso sufrido antes, en un pasado no narrado pero igualmente presente, al inicio del duelo por la pérdida de los padres que será cerrado narrativamente más de diez años más tarde en El furgón de los locos (2001). El único libro de testimonio en que el narrador-autor dirá la tortura y contará la búsqueda y el encuentro de las urnas de los suyos y la realización del ritual de despedida. La operación narrativa que realiza en Agua estancada, el diario y El furgón de los locos elabora los pasos de un trabajo de extrañamiento de sí, encuentro perturbado y siniestro con lo íntimo vuelto fantasma, para llegar a la posibilidad del desprendimiento y al acto límpido de añoranza. La narración de la ida al dentista una vez llegado a Suecia es la de otro umbral que debe atravesar el narrador en el nuevo mundo en el que el escritor desea “reconstruirse”.
23
Si buscamos “ordalía” en el diccionario María Moliner, leemos : “Juicio de Dios”. “En la Edad Media, pruebas a que eran sometidos judicialmente los reos para demostrar su inocencia”. En el Diccionario RAE : “Prueba ritual usada en la antigüedad para establecer la certeza, principalmente con fines jurídicos, y una de cuyas formas es el juicio de Dios”.
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Nuevas formas de lo raro en Leonardo Cabrera Valentina Litvan Université de Lorraine
Aclaración Este trabajo surge de la necesidad de continuar la reflexión sobre la noción de los raros que se inicia con Rubén Darío (Los raros, 1896) y que Ángel Rama, con Aquí. Cien años de raros (1966), plantea medio siglo más tarde específicamente para la literatura uruguaya. Se trata de una reflexión que personalmente inicié en 2007, junto a Javier Uriarte, con el primer volumen de la revista LI. RI. CO.1 dedicado a la literatura uruguaya. En aquel momento nos pareció que abordar esta noción era una buena introducción para pensar la literatura de ese país, dado que habíamos constatado que en distintos contextos, los críticos aludían a lo raro como calificativo para referirse a obras y autores uruguayos difíciles de clasificar en generaciones o tendencias estéticas. Como si la rareza constituyera una posibilidad en sí misma, otra categoría al fin, para una literatura que tal vez funciona menos por núcleos tutelares fuertes, por generaciones o grupos en torno a figuras faro, que por movimientos centrífugos que permiten la proliferación de figuras aisladas, fuera de una generación, revista o proclama estética determinada. La pregunta de partida era precisamente hasta qué punto era legítimo explicar el funcionamiento del sistema literario uruguayo a través de sus “raros” y, ante todo, nuestro objetivo era comprender por qué fenómenos el calificativo prolifera hasta convertirse en una categoría paradójicamente central. Queríamos cuestionar, en definitiva, si lo raro funcionaba como categoría para pensar el sistema cultural uruguayo y la construcción de un canon literario, tanto dentro como fuera de las fronteras del país. Como resultado de la publicación colectiva de LI. RI. CO., la noción de lo raro parecía salir fortalecida al articular un diálogo entre los 1
Valentina Litvan y Javier Uriarte (ed.), Raros uruguayos. Nuevas miradas, Cuadernos LI. RI. CO., número 5, Université de Paris 8 Vincennes Saint-Denis, 2010. En línea : .
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distintos artículos, que problematizaban y enriquecían el sentido de una categoría que lejos de agotarse en sí misma por la mera sistematización o definición, exigía esa puesta en paralelo con los modos de construcción de una tradición determinada. En ese mismo sentido retomo aquí el término para explorar el lugar de un joven escritor uruguayo, Leonardo Cabrera, autor de un solo libro de cuentos publicado hasta ahora (Mecanismos sensibles, 2008), pero quien generosamente me ha permitido acceder a la lectura de otros textos inéditos suyos. La noción de raro o extraño prolifera en múltiples variantes y sintagmas en sus cuentos : un silencio algo raro, un sueño raro, un hombre extraño, una extraña ansiedad, una extraña manera de pensar, un lugar medio raro, un fervor del todo inusual, una habitación extraña o simplemente, lo extraño, entre otros muchos ejemplos. Lo extraño, lo raro, lo insólito, términos que asumiré aquí como sinónimos, sirve para describir situaciones, espacios o personajes, hasta constituir no sólo un tema en sí mismo, sino también un mecanismo narrativo y, ante todo, una poética indisociable de su trabajo de escritura. Pero, además, lo raro parece estar vinculado en Cabrera a una pertenencia ; una pertenencia que yo entiendo ligada por supuesto a una geografía, pero sobre todo a una sensibilidad de escritor que no deja de ser un modo de mirar y de entender la realidad. En una entrevista publicada en Internet, cuando se le pregunta en qué se diferencia un buen escritor de un escritor mediocre, Cabrera responde que la diferencia está en la mirada : “No creo que haya nada tan decisivo como la mirada, ni el talento, la inspiración o el oficio pueden sustituir la originalidad en la forma de mirar, esa forma en que la personalidad se proyecta al mundo”2.
La pertenencia La mirada de Leonardo Cabrera (San José, 1978) no puede disociarse de su afinidad estética y personal con un grupo de jóvenes escritores amigos, todos ellos menores de 40 años, entre los cuales los más conocidos son Pedro Peña, Valentín Trujillo y Damián González Bertolino. Son escritores que desde el interior uruguayo en el que viven y al que dan voz han compartido espacios de publicación, como las revistas Iscariote (revista de mitologías), de Maldonado, y La Letra Breve de San José o el suplemento Talón de Ulises en forma de blog3. Estos autores recuperan un espacio que había quedado fuera de la tradición uruguaya más visible ; reclaman atención a la cultura producida desde el interior en un país que desde la publicación de El pozo de Juan Carlos Onetti en 2
Entrevista de Juan Manuel Candal, publicada el 14 de septiembre de 2012. . 3 .
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Nuevas formas de lo raro en Leonardo Cabrera
1939 se ha interesado por la literatura urbana hasta la exacerbación. Son conscientes de la gran responsabilidad que su proyecto tiene en el sentido de recuperar el otro Uruguay, el menos visible y de por sí raro en el sentido etimológico del término, del latín rarus, esto es escaso, poco frecuente o disperso, significado que el adjetivo español – a diferencia del francés – ha desplazado hacia el de extraño, insólito, inusual o extravagante. Si estos escritores dan voz al Uruguay del interior, en el que se reconocen, es simplemente porque en él han nacido y crecido, de modo que la pertenencia corresponde con la experiencia vital de cada uno de ellos y con una sensibilidad que se deriva de ella. Ahora bien, tanto Cabrera como los demás autores que acabo de citar frecuentan Montevideo y allí es donde publican sus libros, en la prestigiosa editorial montevideana Banda Oriental, después de haber ganado el Premio Nacional de Narrativa de la Fundación Lolita Rubial (Narradores de la Banda Oriental). Están en Montevideo sin formar parte de ella, o la integran desde su pertenencia otra del exterior, que es en realidad el interior, como llaman allí al campo y en un sentido amplio a todo departamento que no sea el de la capital. Frente a la literatura regionalista del siglo pasado, estos jóvenes no se inscriben en la oposición entre campo y ciudad, excluyendo cualquier tipo de identificación con una literatura nostálgica o regionalista, provinciana. Desde el interior, forman parte de la literatura uruguaya y universal. Se trata de una nueva literatura del interior precisamente porque integran la experiencia urbana y porque asumen las influencias europeas y americanas más modernas. La pertenencia no es sólo geográfica y circunstancial, entonces, es también la conciencia a la que hacía referencia al principio y que se manifiesta en una voluntad de renovar la literatura nacional desde el interior. El interior es tema, espacio de sus ficciones, pero sobre todo está en el origen de un nuevo lenguaje para la tradición uruguaya, que tiene que ver con ese lugar desde el que escriben, con una pertenencia que reclaman y con la mirada en el sentido al que aludía el propio Cabrera de personalidad que se proyecta al mundo. En esta responsabilidad común, no solamente son amigos y comparten espacios de publicación, sino que además ejercen como críticos de sí mismos, conscientes de constituir un grupo al que Pedro Peña califica de generación “lúdica”4. Como el escritor y crítico explica, no se trata de un juego vacío con el lenguaje, sino de un juego sagrado. La pertenencia, concluyo, es indisociable a la responsabilidad que asumen de buscar la renovación del lenguaje del interior, devolviéndole un sentido dentro del canon.
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Pedro Peña, “Principio del juego”, prólogo a Leonardo Cabrera, in Mecanismos sensibles, Montevideo, Banda Oriental, 2008, p. 10.
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Lo raro es también, entonces, esa parte ausente (título provisorio del segundo libro, inédito de Cabrera) de la tradición en la que estos escritores tienen la conciencia de inscribirse. Se trata, al fin, de una responsabilidad no solo con el interior al que representan, sino con la literatura nacional. En el prólogo esta vez a un libro de Damián González Bertolino, Soledad Platero termina la presentación del autor evocando la sentencia popular según la cual hay que pintar la propia aldea para pintar el mundo5.
De lo insólito accidental a la mentira fundadora Lo raro sitúa la obra de Cabrera entre lo local y lo universal. Sus textos han absorbido la influencia de lo fantástico europeo, subgénero que mejor encarna lo extraño, la expresión del unheimlich en narrativa, para apropiarse de él hasta el punto de convertirlo en el sostén de su poética. Se trata no tanto de la duda provocada en el lector por la intrusión del elemento extraño que Tzvetan Todorov convertía en rasgo definidor de lo fantástico6 como, por el contario, de una certeza. La incorporación de lo extraño en los cuentos de Leonardo Cabrera tiene más que ver con una capacidad para mirar y comprender el mundo a partir de lo que no se ve, de lo que está oculto, y que está vinculado también a la inocencia primera, el paraíso perdido, la infancia7. El narrador suele ser un personaje que se ha visto desengañado ya sea por una ruptura amorosa, por el descubrimiento de una verdad insospechada, o simplemente por el hecho de perder la inocencia de la infancia. Son niños que dejan de serlo, jóvenes que entran en la edad adulta. Lo raro aparece desde el principio en situaciones insólitas e inexplicables en las que de pronto estos narradores se encuentran y protagonizan desde la primera persona o desde su lugar de testigos. Así, por ejemplo, una revisión médica de rutina para renovar un carnet obliga de manera inexplicable al personaje a permanecer internado en el hospital (“Ausencia del lobo”) ; un tío del que el narrador no conocía su existencia, regresa a la casa familiar tras una larga desaparición (“Historia de familia”) ; o el incomprensible intento de suicidio de un amigo (“En el borde difuso”)8. Por otra parte, el hecho insólito desencadenante de 5
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Soledad Platero, prólogo a Damián González Bertolino, in El increíble Springer, Montevideo, Banda Oriental, 2009, p. 12. Ver Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970. No profundizaré sobre este aspecto porque escapa al objetivo primero de mi artículo ; me limito a señalar la importancia de esta temática en el autor. En sus cuentos inéditos se produce un desplazamiento hacia el vínculo familiar entre los personajes, que funciona en gran parte como eje de las extrañas relaciones entre los personajes. Y si en su primer libro la situación insólita se presenta al principio, en los cuentos más recientes que he podido leer la situación insólita parece corresponderse más bien con un final absurdo, sin salida, en el que suelen desembocar las historias.
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estas situaciones a menudo se debe a un gesto mínimo, una distracción, un descuido, una fragilidad. Es el caso del niño que desaparece en el río por un momento de distracción de su madre y que el narrador, otro niño, comprende que el primero ha ocupado su lugar como víctima (“Mi primera tarde en el río”). En otro cuento, una insignificancia, el mero descuido de haberse dejado un botón de la camisa abierto, se convierte para el protagonista en una tragedia al perder el brazo : “Qué fragilidad, pensó, una distracción, un error de cálculo, un botón faltante que deja la manga suelta para que se enganche en la máquina y arrastre el brazo hacia adentro y a él hasta esa desgracia”9. El joven manco tendrá que aprender a vivir con su brazo ausente, aceptar su imperfección y reconstruir una realidad a partir de esa falta : Es un efecto mariposa. Cambia una cosa, cambia todo, y el mundo se reagrupa en un orden distinto. Durante el tiempo que le tomó entender el nuevo orden de las cosas fue para sí mismo un extraño, un idiota que estiraba el brazo equivocado para tomar una taza y que se resistía a aceptar la torpeza de su otra mano, la sobreviviente, ante tareas para las que no había sido preparada. A cada momento, mil efectos mariposa, invisibles, indetectables, modificando la trayectoria de una vida, hasta que llega el gran viraje, la boca abierta de la máquina cerrándose para siempre sobre una buena cantidad de esperanzas todavía vivas.10
En el caso de otro cuento, “Historias de familia”, la llegada de un tío de quien el sobrino, narrador de la historia, ni siquiera conocía hasta entonces la existencia, obliga a reestructurar el universo familiar. La vida cotidiana se adapta para conservar la aparente armonía en el hogar, como si nada hubiera ocurrido. Sin embargo, este nuevo orden de la realidad dentro del que tienen que actuar los personajes, en el que falta o sobra algo (una mano, un tío), revela la gran mentira en la que viven. Porque, en realidad, la mentira era fundadora de sus vidas y el hecho inexplicable, el secreto, lo desconocido, no hace más que seguir las reglas del juego dentro del gran tablero que es el mundo. La aparente ruptura del orden, originada por la irrupción de lo extraño, no hace más que revelar, en realidad, la mentira inicial en la que se fundaban sus vidas. Pero los personajes comprenden que no hay escapatoria a la mentira : He rehusado la costosa prótesis que me ofrecieron en la clínica. Casi es real, dijeron, casi parece, casi. Los muchachos de la fábrica querían comprármela (ah, culposa solidaridad), pero logré convencerlos de que no la quería. Prefiero vivir sin mano a vivir con una mano falsa, les dije. Es una extraña 9
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“Pozo de brea”, in L. Cabrera, Mecanismos sensibles, op. cit., 2008, p. 67. Idem.
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manera de pensar, dijeron. Cómo van a entenderme. Ni siquiera pretendo que lo intenten. Y sin embargo, Alejandro no es coherente en eso. Quiere ser capaz de aceptarse, pero oculta su mano faltante en un bolsillo y camina por la calle siempre así, fingiendo no fingir, eso es lo que parece querer, simular una normalidad que la prótesis impediría. […] Prefiere el muñón, el brazo truncado en un vendaje que ya es inútil, que ahora sólo sirve para cubrir la herida.11
Al intentar reconfigurar sus vidas para adaptarse a su nueva realidad, la situación insólita desencadena otra y así sucesivamente, multiplicándose los distintos niveles de mentira hasta el absurdo. En “Huésped”, una conversación trivial entre amigos hace pensar a la protagonista que algo no se está diciendo, que hay un secreto, convenciéndose, de pronto, de que todo reposa en la mentira : La conversación es trivial, por lo que no es difícil sobrevolarla con calma. Laura cuenta algunas cosas de su vida, esas que forman parte del currículum social que puede ser compartido con extraños sin riesgo. […] Laura no tarda en entender que la charla es demasiado artificial, demasiado diplomática, como si todos (también ella, en cierto modo), pero en especial Felipe y Eliza, se esforzaran por hacer que cada frase fuese inocua. Ocultan algo.
En la farsa todos somos extraños a nosotros mismos, los personajes se vuelven extraños unos para otros ; la desconfianza se vuelve absoluta, provocando un cambio en las relaciones, incluso con los más cercanos, las personas con las que se estaba en intimidad, aquellos con quienes en principio se debería contar, se convierten, de pronto, en desconocidos, en una amenaza. Laura sigue la evolución de su pensamiento en este sentido : De todos modos eso no tiene nada de raro, todos tenemos cosas que preferimos que los demás no sepan, al menos no cuando todavía no nos conocen bien y pueden malinterpretarnos, todos en el fondo somos monstruos, para qué negarlo. Ese pensamiento tranquiliza a Laura, pero no mucho porque, en fin, ¿ quién es Gabriel ? No lo sabe. Quizá también un monstruo.12
En el cuento “El borde difuso”, el gesto incomprensible del amigo al querer suicidarse revela la incomprensión de sus amigos más próximos, que al no entender el motivo, se convierten, como en el caso anterior, de pronto, en desconocidos. En el desconcierto y la incomprensión de un hecho que se presenta como algo insólito, la extrañeza entre los personajes es la propia extrañeza de uno consigo mismo. Es lo que 11
Ibid., p. 68. “Huésped”, in L. Cabrera, Mecanismos sensibles, op. cit., p. 59.
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ocurría con el personaje manco, que ya no se reconocía en su nuevo cuerpo, pero también es lo que le ocurre a este joven que ha intentado suicidarse cuando el lector comprende, al final, que lo que originó su gesto fue precisamente haber perdido su identidad al enterarse de que era un hijo robado de la dictadura y descubrirse otro. En esta confusión de personas, o sea de máscaras – para evocar el sentido etimológico de ‘persona’ –, la narración se sucede con el pasaje indistinto de la primera a la tercera persona, como si uno pudiera verse pensar y actuar desde fuera. Lo extraño deja de ser únicamente tema del cuento (la situación, el personaje), y contamina al propio lenguaje de la narración. Del descuido original que desencadenaba lo extraño nos encontramos ahora en la mentira fundadora y sin salida de la vida de los personajes, que es la propia mentira de la que se hace eco el lenguaje. Tal vez porque la mentira es la única manera de decir las cosas, de hablar de ellas, y no hay una verdad como no hay una perspectiva absoluta, única.
La construcción de una certeza “Todo se reduce a dos cosas – escribe Kafka –: la verdad y la mentira. La verdad es indivisible, no puede conocerse a sí misma ; quien desea conocerla ha de pertenecer a la mentira”13. Leonardo Cabrera, sin duda lector de Kafka, asume que toda ficción es una construcción consciente, un artificio. También el lenguaje – la palabra para el escritor – no deja de ser máscara, la grafía visible, pero a la vez la única posibilidad de apresar el mundo y expresarlo, sin reproducirlo. Por eso, la mentira a la que llegan los personajes de estos cuentos, a la que amoldan sus vidas tratando de resolver el hecho extraño es, ante todo, mecanismo narrativo y metaliterario, como reconoce uno de sus narradores : Ya es verano. ¿ Cómo explico lo que es para mí el verano ? A ver, voy a tratar de acordarme de lo que me dice el tío Julio, cuando quiero contarle algo que no es nada visible o concreto, nada que le haya pasado a nadie, sino algo que más bien es una sensación, una cosa que me pasa a mí por dentro. Él dice que en esos casos hay que mentir, hay que inventar una historia que le pueda provocar al otro lo mismo que a nosotros nos provocó la verdad.14
Tal vez la mentira es la alternativa al silencio ante una experiencia intransferible que siempre sonará falsa o perderá densidad al intentar transmitirla al otro como una verdad. Cito ahora “El borde difuso”, el cuento del amigo que ha intentado inexplicablemente suicidarse : 13
Franz Kafka, Aforismos, visiones y sueños, Aforismo número 80, Madrid, Valdemar/ El Club Diógenes, [1917] 1998. 14 “Mi primera tarde en el río”, in L. Cabrera, Mecanismos sensibles, op. cit., p. 44.
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¿ Cómo entender a alguien sin ponerse efectivamente en su lugar ? ¿ Cómo entenderlo más allá de las palabras, siempre símbolos de símbolos, siempre insuficientes para encerrar lo que pasa afuera o adentro, en un territorio inabarcable ? Quizá haya que construir una mentira, porque la verdad suena tan falsa a veces, cuando se usan las palabras más fieles todo pierde peso y uno comprende que no es así como hay que decir las cosas, si es que hay que decirlas […]15
Y sin embargo, como el propio narrador reconoce luego, toda mentira existe gracias a la verdad que esconde. Es en “El borde difuso”, el cuento más metaliterario del libro, donde se pone en evidencia este proceso que lleva a los personajes desde el desasosiego primero provocado por el elemento insólito o extraño, la ruptura de sentido que la mentira genera, hasta la convicción íntima de que, al final, esta mentira es una de las muchas construcciones posibles de la realidad. Desde el inicio, el cuento presenta una mise en abyme del proceso de escritura y la historia narrada es, de hecho, la materia con la que cuenta el personaje narrador para escribir su propio relato. A diferencia de los otros dos amigos de Alan, Sam y David, el narrador, de quien no sabemos el nombre, confunde la búsqueda de una explicación para el intento de suicidio de su amigo con quien los cuatro compartían un vínculo especial, una insólita afinidad, con la búsqueda de una verdad para la literatura : Yo comencé buscando a tientas una explicación con la misma curiosidad con la que un lector de verano avanza por una novela de misterio, acercándome a la vida por caminos secundarios, por meras representaciones, olfateando la vida (el intento desesperado de un amigo por quitársela), con la esperanza de captar lo suficientemente bien el aroma como para volcarlo luego en una página, creyendo que eso es perseguir la verdad : apresarla en la literatura.
Pero, puesto que, como se dijo, la verdad de uno es intransferible, solamente comprenderá a su amigo en el momento en que sus historias e identidades se confundan y pueda apropiarse, en cierto modo, de ellas. Por eso sólo bajo la presión de un editor que le exige prisa se soñará y se leerá a sí mismo antes de que la realidad se le presente como una evidencia, a modo de revelación. Primero, en el encuentro con Sam, quien le reprocha no entender ciertas cosas y le cita algo que él mismo ha escrito pero que ha olvidado : “No duraríamos un día en una isla desierta, uno solo, si tuviéramos la certeza de que nunca podremos ser salvados y devueltos al mundo, si así fuera, nuestra estancia en esa isla duraría el tiempo que tardáramos en trenzar hojas para hacer una cuerda y colgarnos del árbol más alto”16. Después, por la noche, tiene una pesadilla en la que su madre 15 16
“En el borde difuso”, in L. Cabrera, Mecanismos sensibles, op. cit., p. 98. Ibid., p. 105.
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se refiere a su amigo Alan como Lucas, en una permutación de nombres que cobra toda su relevancia en el momento que le dice : “Vos no sos mi hijo”17. Finalmente, Alan, el amigo custodiado por sus padres tras el intento de suicidio y con quien en esa situación no se puede “hablar con él de verdad”18, cita unas notas que había escrito precariamente en unas servilletas el narrador y de las que dice no ser capaz de descifrarlo del todo : Muerto no seré ya este hombre hecho de mentiras, muerto habrá en mí más verdad de la que ha habido en vida, un saco de piel rellenado con ternura abominable por deliciosos enemigos, asesinos de manos de miel. Pertenezco a esta vida tanto como me pertenece mi nombre. Eso decían las servilletas. Las leí nueve, diez, quince veces. ¿ De dónde venían esas palabras ? Era como si una verdad poderosa se abriese paso imparable, sin dejar tiempo al escepticismo o a la duda. […]19
Entonces el narrador resuelve dejar de buscar explicaciones y ponerse a escribir. Las circunstancias de un recorrido vital, sus interpretaciones, su búsqueda de una verdad, quedan vacías ante la rotunda verdad de la muerte. Por eso mismo, mientras vivimos, no se distingue la verdad de la mentira, todo es una construcción. Antes de irse, el narrador se acerca a Alan para despedirse, le da un abrazo y le dice, afirmando esa construcción, “vos te llamás Lucas”20. Y en ese abrazo al que el amigo responde “con una fuerza imprevisible”, hasta hacerle sentir sus latidos como propios, una verdad se transmite. La vida se afirma en el reconocimiento del otro y de sí mismo en el otro, entonces irrumpe como una certeza, en un torrente que nada puede ya poner en duda. Ahora sí, el narrador, Lucas, puede reconducir su relato y terminarlo. Y con la escritura, por fin, el narrador, alter ego imposible de Leonardo Cabrera, recobra su verdadero yo : Inclinado hacia delante, abalanzado sobre las teclas, golpeándolas con un fervor del todo inusual, escribí lo que sigue, como en un solo torrente, sin puntos ni comas, sin haches, sin nada que no fuera una especie de ansia incontenible, y detrás de todo, la voz aullando de locura ‘eso es, eso es, eso es’. […]. Ese yo ya no era otro, de alguna forma era yo de verdad, como si el que me dictaba ya no estuviera afuera.21
En definitiva, estas experiencias fragmentarias que pertenecían al propio narrador y protagonista del cuento (las dos citas en las que se lee 17
19 20 21 18
Ibid., p. 106. Ibid., p. 96. Ibid., p. 108. Ibid., p. 110. Ibid., p. 100-101.
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a sí mismo, la pesadilla en la que se sueña otro), alcanzan su sentido en el momento en el que él toma conciencia de ellas. Pero para que esto ocurra han tenido que presentársela otros, desde fuera, y mediante el discurso diferido que suponen el sueño o el texto escrito. Sólo después, el narrador posee la certeza que le permite escribir. Para concluir, comprendemos que lo raro en Leonardo Cabrera es tema, pero también, necesariamente, mecanismo narrativo que permite la fisura por la que paradójicamente irrumpe la certeza. Pero esta certeza es una conciencia de lenguaje. Para terminar de ilustrarlo con el cuento “El borde difuso”, la verdad del protagonista se presenta no como algo dado y unívoco sino como una posibilidad de construcción, la libertad de construir – a través de la literatura – la propia realidad. Se alcanza así, también a través del lenguaje, una pertenencia en el reconocimiento del otro, a quien al devolverle una identidad (“Vos te llamás Lucas”), deja de ser un extraño.
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Partie III Frontières mouvantes
Entre México y Colombia : representaciones nacionales en Te están buscando, de Carlos Vadillo Buenfil Kristine Vanden Berghe Université de Liège
Cuando Pablo Escobar murió a manos del ejército colombiano tras una persecución memorable, ya se había visto homenajeado por un mexicano, José Alberto Sepúlveda, quien dedicó al jefe de jefes la primera estrofa de su corrido “Cartel de Medellín”: El jefe del Cartel de Medellín es Pablo Escobar Gaviria ; el narco más pesado del país, rey de la goma y la heroína ; por Cali y Bogotá a él lo respetan los narcos, soldados y policías.
Tan sólo pocos meses después de la muerte del narcotraficante, otro mexicano, Teodoro Bello, le compuso el primer corrido obituario, “Muerte anunciada”, que fue grabado por el grupo más famoso de la música norteña, Los Tigres del Norte. Como afirma Carlos Valbuena en un estudio que dedicó al corrido en Colombia, “Muerte anunciada” llegó rápidamente al país por los caminos de la cocaína y causó un impacto considerable en las calles de Medellín1. Por su parte, el conocido cantante colombiano Uriel Henao y los hermanos Ariza no tardaron en incorporar el corrido en su repertorio de Corridos prohibidos, expresión bajo la cual los narcocorridos se conocen en el país sudamericano. Según registró Jacques Gilard, los habitantes de las comunas acogieron con entusiasmo los corridos mexicanos dedicados al tema de la droga porque en ellos encontraban una moral y una verdad que los medios nacionales le negaban 1
Carlos Valbuena, « Sobre héroes, monstruos y tumbas. Los capos del narcocorrido colombiano », Caravelle, n° 88, 2007, p. 234.
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al pueblo colombiano2. Por lo tanto, acompañando al tráfico de drogas, a los narcotraficantes y a los mulas, el género del corrido llegó a tener un público importante y entusiasta en el país de América del Sur3. Este entusiasmo de los colombianos por una expresión musical mexicana y la importación subsiguiente de la misma en Colombia es solo una cara de la moneda, pues entre los mexicanos, particularmente en el norte del país, se ha llegado a apreciar el vallenato, una de las expresiones populares por excelencia de la cultura musical colombiana. De esta acogida atestigua, por ejemplo, la existencia de un Festival Internacional de Vallenato en Monterrey, o el éxito del grupo de vallenato mexicano (y en parte colombiano) Kombo Kolombia4 . De forma general, es la globalización la que hace que estas y otras muchas formas de cultura popular se hayan estado difundiendo en las últimas décadas con una rapidez particular en regiones latinoamericanas muy alejadas entre sí. De manera más específica, el comentario de Gilard sugiere que las migraciones de las expresiones culturales nacionales en algunos casos se explican por las relaciones transnacionales estimuladas por el tráfico de drogas. El hecho de que estos nuevos contactos generen intercambios y migraciones en las artes y en la cultura, se está convirtiendo poco a poco en un tema narrativo, especialmente en algunas novelas sobre el narcotráfico publicadas en las últimas décadas. En la novela mexicana Mi nombre es Casablanca5 aparece un narco llamado don Genaro Barreto. En su sala de estar en Mazatlán, Sinaloa, cuelga una reproducción de un cuadro del pintor colombiano Fernando Botero, adquirida en su primer viaje a Colombia6. En la boda del narco colombiano Nando 2
Jacques Gilard, “Les ‘corridos de Pablo’: des témoignages venus d’ailleurs”, in François-Charles Gaudard, y Modesta Suárez, (ed.), Formes discursives du témoignage, Toulouse, Presses universitaires du Sud, Collection Champ du Signe, 2003, p. 109. 3 Esto llama tanto más la atención por cuanto el arraigo del corrido en la cultura local mexicana norteña es de sobra conocido, los corridos siendo “sorprendentemente localistas en cuanto a tono y estilo”. Ver Hermann Herlinghaus, Narco-epics. A Global Aesthetics of Sobriety, New York/London/New Delhi/Sidney, Bloomsbury, 2013, p. 31. 4 En el marco de la presente contribución cabe destacar una diferencia entre ambos géneros musicales : contrariamente al narcocorrido, el vallenato en principio no es oriundo de una región especialmente afectada por el narcotráfico, sus músicos no están particularmente coludidos con los capos y la letra del vallenato no suele tratar del tema. Sin embargo, incluso en el vallenato puede haber entrecruzamientos con el narco. Esto quedó claro, precisamente, cuando diecisiete músicos y empleados del grupo Kombo Kolombia fueron secuestrados y muertos a principios de 2013 en el norte de México. La hipótesis más difundida hasta hoy en día es que los mató el cartel de los Zetas porque de una u otra forma los músicos andaban allegados al cartel rival del Golfo. 5 Juan José Rodríguez, Mi nombre es Casablanca, México, Mondadori, [2003] 2005. 6 Ibid., p. 51.
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Barragán en Leopardo al sol, de Laura Restrepo, su hermano Narciso se roba el show al aparecer con muchos mariachis que interpretan con entusiasmo la serenata “Las mañanitas”7. También en estos casos, pues, lo extranjero – lo colombiano en México, lo mexicano en Colombia – es valorado como algo bello que merece atención y admiración. Sin embargo, no siempre es así y en otras o incluso en las mismas novelas, al contrario, lo latinoamericano no nacional se presenta también o de manera alternativa como lo feo o lo malo. Así, en los últimos años se ha publicado en México una serie de novelas en las que el personaje colombiano suele ser el sospechoso o el criminal. Es el caso de la novela que leeremos en lo que sigue, publicada en 2004 y titulada Te andan buscando8. Su autor, Carlos Vadillo Buenfil (1966, Campeche) es mexicano y publicó dos libros de cuentos9 antes de sacar a la luz esta novela con la que ganó el Premio Novela Corta Diario Sur. La diégesis es sencilla : Aspirino, el trompetista de un mariachi mexicano se enamora locamente de una bailarina colombiana llamada Shirley cuyo ballet está haciendo un tour en México. Por los mismos días, los demás miembros de su mariachi son asesinados. Aunque Aspirino no sabe a ciencia cierta cómo explicarlo, cree que este hecho podría relacionarse con un asunto de drogas, ya que sus compañeros músicos siempre traían alguna mercancía en los estuches de sus instrumentos. Después de lo ocurrido, el trompetista comienza a sentir que alguien lo anda buscando ; decide entonces huir de México y viajar a Colombia aprovechando la posibilidad de volver a encontrar a la bailarina Shirley. Una vez llegado a Cali encuentra trabajo como músico en un mariachi colombiano y durante su tiempo libre no ahorra iniciativas y creatividad para buscar a su gran amor. Después de muchos intentos y correos, ésta le contesta, tienen un encuentro amoroso que, en realidad, es una trampa, porque después de salir del hotel de cita, desde una moto un par de sicarios lo matan primero a él y luego a ella. La novela incluye y entreteje al menos tres hilos conductores : relata una historia de amor ; como un leit-motiv aparecen referencias musicales, citas de letras de canciones y alusiones a cantantes famosos ; tercero y de manera bastante vaga, se incluye un trasfondo social de narcotráfico. En cuanto a la narración, diferentes voces se alternan para contar la historia : comienza en primera persona, que luego se convierte
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Laura Restrepo, Leopardo al sol (1993), Barcelona, Anagrama, Narrativas Hispánicas, 2001, p. 117-118. 8 Carlos Vadillo Buenfil, Te están buscando, Málaga, Arguval, 2004. 9 Carlos Vadillo Buenfil, Donde se fragmenta el oleaje, México, Consejo Nacional para la Cultura y las Artes, 1996 ; Los que callan y otros silencios, México, Ficticia, 2004.
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en una segunda persona, antes de que hable una tercera persona y así continúa10. En las tres voces también varían las valoraciones acerca de lo mexicano y de lo colombiano y acerca de los contactos entre ambas naciones que oscilan en una escala axiológica entre juicios muy positivos y otros bastante peyorativos.
1. En la novela, la realidad mexicana se representa principalmente con palabras y bajo perspectivas que denotan un gran amor por la patria. En los retratos de los personajes mexicanos resaltan su cariño y su solidaridad : cuando Aspirino se desespera después de ser traicionado por su novia, los demás músicos del mariachi cuidan de él e incluso le apoyan económicamente. Por otra parte, si bien él intuye que están involucrados en el narcotráfico lo cual reprueba, le importa más su amistad ; el hermano y la nuera de Aspirino se preocupan por él cuando empieza a sentirse perseguido y lo llevan al aeropuerto cuando decide abandonar el país. Pero el ejemplo más destacado de estos retratos, lo ofrecen los habitantes de la Ciudad de México : se dirigen a Aspirino y se comunican entre sí de una manera que demuestra respeto, cordialidad e interés por los demás, lo cual desdice la idea que el lector podría tener acerca de una megalópolis peligrosa, inhumana y anónima11. Asimismo por el uso de la lengua la novela reivindica y celebra la mexicanidad ya que, sobre todo en los diálogos, se usa sin complejos y de un modo opuesto al asumir totalmente una serie de mexicanismos. Palabras y expresiones como minibusero, vochero, pinche naquete puto, cuate, chingadazo, traer pedo, carnal y partir la madre, arraigan la identidad de los personajes fuertemente en el territorio nacional y crean una comunidad entre ellos ya que todos comparten una idiosincrasia lingüística. Esta valoración positiva de lo nacional mexicano se desprende especialmente de dos temas algo recurrentes : la comida y la geografía urbana. Aunque la gastronomía no sea tan prominente como en otras novelas mexicanas (pensemos en La venganza de Sor Juana o en Como agua para chocolate), Aspirino se refiere con cierta regularidad a productos e ingredientes típicos de la cocina nacional, referencias que expresan invariablemente su gusto por ella. Así lo vemos comiendo un pozole estilo Jalisco12 , cochinita y pollo pibiles, salbutitos y papadzules 10
De esta manera la novela parece aludir a La muerte de Artemio Cruz. Es extraño que el narrador en primera persona sea Aspirino, muerto al final del relato, lo cual hace pensar a su vez en Pedro Páramo. 11 Carlos Vadillo Buenfil, op. cit., 2004, p. 20, 21, 29. 12 Ibid., p. 18.
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del sureste13, tacos14 y tamal oaxaqueño15, por lo tanto platos y tradiciones culinarias que permiten así que el lector recorra mentalmente distintas partes del país muy alejadas entre sí. El sentimiento patriótico se formula de una manera aún más explícita cuando la voz en tercera persona se refiere al amor que siente el trompetista por la ciudad de México, su historia y sus calles : Aparte de Shirley y de tocar en un buen grupo de salsa (creo que esto ya lo ha confesado él), Aspirino tiene otro delirio cultivado hace años : la ciudad de México : la primera, por las largas caminatas y excursiones que hacía por los parajes más bellos e históricos de la urbe ; la otra, derivada del gozo que le daban las novelas y cuentos que tenían como protagonista a la capital : el defe literario.16
Durante la primera parte de la novela, antes de que Aspirino abandone el país, el lector lo acompaña en sus andanzas por distintas zonas, calles y plazas de la ciudad y admira sus encantos a través de los ojos del músico : “la mole iluminada del Palacio de Bellas Artes, los contornos de los jardines y árboles de la Alameda”17. Estos profundos sentimientos pro mexicanos no quitan que también Colombia aparezca bajo luces positivas. Aspirino se refiere con simpatía a los primeros colombianos a los que conoce, los cuales le ayudan a entrar en el país y a integrarse – desde el empleado de migración18 hasta su casera19. Ocasionalmente él mismo utiliza colombianismos pero sobre todo los pone en boca de sus amigos y conocidos sin que con ello parezca denigrarlos : todo lo contrario, palabras como el man, la pelada, el sardino, bacano, chévere, cucha, paisa, momentico y parche son delegadas con simpatía en las voces reportadas de los colombianos. La atracción que el narrador siente por su país adoptivo también se desprende de cómo se refiere a los platos colombianos o a la geografía caribeña o de Cali : “Al bajar de las escalinatas se me ofrece un soplo gratificante, mezcla dulzona pero con un dejo a yodo, una brisa que mitiga el clima de las cinco de la tarde. La ciudad me otorga ese primer presente. Yo quisiera en gratitud, postrarme para besar su suelo, como se lo he visto hacer al papa”20. 13
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Ibid., p. 43. Ibid., p. 59. Ibid., p. 75. Ibid., p. 64. Ibid., p. 70. Ibid., p. 102. Ibid., p. 122. Ibid., p. 101.
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La admiración hacia lo colombiano se expresa principalmente de dos maneras. Por una parte se manifiesta en la atracción que el trompetista siempre ha sentido hacia la música salsera que prefiere a la mexicana ranchera21 e incluso a la que toca en el mariachi. De hecho, el propio título de la novela – que incluye un homenaje evidente a Rubén Blades cuya canción con el mismo título es sobreconocida – ilustra su preferencia por la música caribeña22. Segundo, la atracción hacia Colombia incluye un fuerte factor erótico ya que el trompetista identifica al país ante todo con Shirley con lo cual la geografía se erotiza. Música y amor están preñados de promesas de intercambio entre las dos culturas y los dos pueblos o, incluso, de fusión, como se desprende de las citas siguientes. Aspirino sueña con inventar “un nuevo ritmo que sorprendería a los musicólogos por la hibridez perfecta de dos ritmos distintos : el salsiachi, mezcla dosificada de música salsa y ranchera”23 y cuando muere abrazado a Shirley, “La sangre de ambos se confundió”24. También el hecho de que Shirley viniera a México en el marco de un proyecto de danza sugiere que la cultura y las artes se intercambian y traspasan las fronteras con las personas y el amor. Esta valoración positiva de los intercambios de personas y de culturas parece relacionarse con una experiencia vital del autor, al menos esto es lo que sugieren algunas informaciones peritextuales que preceden la novela. Primero leemos que Vadillo Buenfil pudo escribir la novela gracias a un apoyo tanto de las autoridades mexicanas como de las colombianas y gracias a una estancia en Colombia : “Esta novela fue escrita gracias a una residencia artística que el autor realizó en Cali, en el 2002, auspiciada por el Fondo Nacional para la Cultura y las Artes de México y el Ministerio de Cultura de Colombia” (s.p.). Luego sigue la primera dedicatoria, que incluye a un grupo de compañeras de la Universidad del Valle donde presumiblemente estudió el autor. A esta dedicatoria sigue otra : “Para el bacano, chévere parche de poetas y amigos caleños” (s.p.). La abundancia de colombianismos en esta frase hace pensar que el escritor mexicano 21
Ibid., p. 23. El tema de la música está omnipresente por la profesión de Aspirino, trompetista que se considera a sí mismo como “la imagen del antimariachi” (Ibid., p. 35) y que mira la vida y sus propias experiencias a través de las canciones de otros. La letra de canciones o las alusiones a Ismael Rivera (Ibid., p. 139-140, 180), Rubén Blades, Willie Colón (Ibid., p. 70, 150), Los tigres del norte (Ibid., p. 39), La Banda Machos (Ibid., p. 39, 89), los boleros (Ibid., p. 45, 103), la trova yucateca (Ibid., p. 47), Carlos Gardel (Ibid., p. 103), se entretejen en toda la novela y constituyen un largo intertexto. El trompetista no concibe estas formas musicales como excluyentes sino que las fusiona en una gran enciclopedia musical latinoamericana donde conviven lo argentino, lo yucateco, lo norteño y lo caribeño. 23 Ibid., p. 182. 24 Ibid., p. 186. 22
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dedica su primera novela a un amigo colombiano. De esta forma, desde antes de iniciar la trama, la novela rezuma cierta euforia transnacional, un genuino entusiasmo por los intercambios de culturas y personas.
2. Con esos juicios positivos de lo mexicano, lo colombiano y los procesos de intercambio entre ambos países se entreteje una serie de otras evaluaciones que los desdicen. En cuanto a México, la situación inicial hecha de amor, amistad y solidaridad se degrada con el asesinato de los músicos y con otros asesinatos subsiguientes25. Por lo tanto, el país se presenta gradualmente apresado en una espiral de violencia ligada al tráfico de la droga. Por lo que toca a Colombia, aunque Aspirino la vea como el lugar de la salsa y del amor, también comienza a asociarla con las falsas apariencias, la traición y la violencia gratuita : al final de la novela resulta que Shirley no es ninguna bailarina sino una guerrillera de las FARC que fue a México para negociar un intercambio armas/ cocaína. Además, aunque sabe que el trompetista está loco por ella, no tiene ningún problema a la hora de acostarse primero con él para después darles a sus compañeros sicarios la posibilidad de matarlo, traicionando de esta manera la confianza y el amor que el mexicano le demuestra. Por último, los dos sicarios que aparecen de repente, conduciendo la moto, también matan a Shirley, traicionándola a su vez a ella. Asesinan igualmente a don Arnulfo, un anciano mexicano lavacoches y lo hacen sin motivo claro o necesario, por lo cual este asesinato parece gratuito y por lo tanto doblemente cruel y violento. De lo que precede podemos deducir que en el curso de la historia los dos países sufren un proceso de degradación y que la benevolencia del narrador hacia ellos es en parte defraudada. No obstante, a la hora de comparar la evaluación implícita de ambos países en la novela, es forzoso concluir que Colombia aparece bajo luces más sombrías que México. Esta impresión resulta en primer lugar de la diégesis en la medida en que es la aparición de una colombiana la que genera la ola de violencia en México y después en Colombia, violencia que determinará el decurso de la novela y que desembocará en la muerte de los protagonistas. Por lo tanto, aunque las cartas que recibe Aspirino desde México sugieren que el cartel mexicano de Tepito puede estar involucrado en los asesinatos, el lector tiende a asociarlos en primer lugar con Colombia. En segundo lugar, las evaluaciones se desprenden de los retratos de los protagonistas. En este marco, es significativo que 25
La traición de Aspirino por su novia mexicana al principio de la novela forma una excepción pero permite resaltar el apoyo de todos los demás personajes mexicanos y abre el camino a la relación amorosa con la colombiana.
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los personajes de Aspirino y Shirley que, por ser amantes, deberían ser complementarios, más bien son contrarios e incompatibles : el primero es un amante sincero, una persona transparente y directa y a tal punto es ingenuo que casi parece ser un narrador no fiable. Por ejemplo, en ningún momento de la novela relaciona la visita de Shirley a México con la muerte de sus compañeros, aunque son casi simultáneas y a pesar de que los indicios apuntan cada vez más en esa dirección. En cambio, Shirley es una mujer de muchas máscaras, se presenta como lo que no es, está involucrada en un proyecto violento y, sobre todo, es cínica porque traiciona al que la adora. Por último, la comparación entre un país más acogedor – México – y otro más peligroso – Colombia – se hace explícita al final de la novela. Entonces reaparece un narrador en primera persona que ya no es Aspirino sino su mejor amigo, el aspirante a novelista : Julián, un mexicano que vive en Cali. Teme que a él también lo estén buscando y concluye : Tengo que partir de estas tierras donde se incuban en igualdad de circunstancias los amores más feroces y los odios más tenaces. Empezaba a amar estas geografías ; un mandato virulento, dictado desde la demencia, me obliga a desertar de ellas.26
3. A modo de conclusión y de hipótesis quisiéramos profundizar en los patrones estructurales que subyacen en estas representaciones a partir de las reflexiones sobre los imaginarios nacionales propuestas por Joep Leerssen (2000). Leerssen propone reemplazar lo que llama el vocabulario de los imaginarios nacionales según lo intentaba reconstruir la imagología tradicional por su gramática, un análisis más estructural de esos imaginarios. En su investigación argumenta que las imágenes nacionales, incluso si suelen estar hechas de contrastes, no obstante pueden ser resumidas en lo que llama imagemas, patrones que subyacen a las variadas actualizaciones específicas y a menudo contradictorias que pueden encontrarse en los textos27: las características muy variadas pueden ser extrapoladas en una serie de factores invariantes estructurales. Entre estos invariantes se encuentran las oposiciones entre Norte y Sur, fuerte y débil, central y periférico. A su vez, estas oposiciones ilustran una tercera idea de la gramática de Leerssen, es decir que la caracterización nacional siempre se construye en una dinámica entre auto-imágenes y hetero-imágenes. En Te andan buscando, la imagen de los colombianos es diversa y múltiple : sus mujeres son extraordinariamente bellas, su música 26
Carlos Vadillo Buenfil, op. cit., 2004, p. 187. Joep Leersen, “The Rhetoric of National Character: A Programmatic Survey”, in Poetics Today, 21: 2, 2000, p. 279.
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es en extremo atractiva y su violencia es brutal. Pero si seguimos la argumentación de Leerssen, a pesar de sus manifestaciones contradictorias, estas imágenes nacionales diversas deberían de poder integrarse en un imagema28. Cuando se intenta identificar el imagema de Colombia en la novela de Vadillo Buenfil, llama la atención el final de la novela – que volvemos a citar por su relevancia – y donde el alter ego del autor y de Aspirino dice : Tengo que partir de estas tierras donde se incuban en igualdad de circunstancias los amores más feroces y los odios más tenaces. Empezaba a amar estas geografías ; un mandato virulento, dictado desde la demencia, me obliga a desertar de ellas.29
En esta cita, la repetición del adverbio más es significativa en la medida en que acaba por completar la imagen de un país hecho de superlativos, de extremos. Al principio, los distintos narradores hacen hincapié en la extrema belleza de las colombianas y Aspirino siente una atracción irresistible hacia su música. Cuando la realidad hace bascular estas imágenes, el país se convierte en el lugar donde la violencia es también extrema. Por lo tanto, el imagema de lo colombiano en la novela es lo que sale de las normas, de la normalidad. En segundo lugar y para volver a la idea de Leerssen de que los imaginarios nacionales se basan en oposiciones recurrentes, en cuanto a la primera oposición – Norte/Sur – que suele determinar las representaciones nacionales30, la novela retrata a los mexicanos en función de rasgos que generalmente se asocian con el Sur : los personajes son amables, calurosos y amistosos. Al contrario, Colombia, aunque geográficamente más al sur, se representa en función de características generalmente asociadas con el Norte, como un país más frío y eficaz, al menos en cuanto a los personajes principales, Shirley y los sicarios31. Con esta diferencia corre pareja otra entre un país débil y otro fuerte : la nación fuerte es la que se asocia con la crueldad y con el poder efectivo, mientras que la nación débil suscita la simpatía porque es la víctima desvalida incapaz de competir, el underdog, como la llama Leerssen. Es claro que Shirley y sus compañeros representan el poder : son ellos quienes deciden lo que pasa con el mariachi mexicano y con Aspirino, son 28
“An imageme is the band-with of discursively established caracter attributes concerning a given nationality and will take the form of the ultimate cliché, which is current for virtually all nations : nation X is a nation of contrasts” (Idem.). 29 Carlos Vadillo Buenfil, op. cit., 2004, p. 187. 30 La investigación de Leerssen trata de Europa, pero nada parece impedir que apliquemos sus ideas a América, como lo hacemos en la presente contribución. 31 Los demás personajes colombianos no corresponden a este retrato, como ya hemos dicho.
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los sujetos de la acción mientras que México es asociado a la debilidad sobre todo por el músico Aspirino cuya ingenuidad es casi infantil. Las dicotomías ilustran que las caracterizaciones nacionales se construyen de forma invariable en una dinámica compleja entre heteroimágenes y auto-imágenes32 , lo cual nos lleva a terminar profundizando un momento en el retrato de los mexicanos y de México. En las lecturas que se han hecho de la literatura del crimen, de la novela negra y de la narco-novela mexicanas, los críticos se han fijado a menudo en un rasgo sobresaliente de México que es la ausencia o la corrupción del Estado, que no cumple y que estimula la impunidad 33. Esta característica ha llamado tanto la atención que ha hecho perder de vista otro rasgo de México que estas mismas novelas resaltan de igual manera y que consiste en la buena salud de la nación, entendida como pueblo y cultura mexicanos. Las novelas mexicanas del crimen, como la que acabamos de presentar, rebosan de relaciones interpersonales cálidas y solidarias, sus narradores o sus personajes gustan de la cultura nacional, y la presencia de temas como la buena comida y bebida mexicanas suele ilustrarlo34. El contraste entre la nación y el Estado es enorme y éste parece bascular fuera de la mexicanidad. El amor por la nación que se encuentra en las novelas mexicanas más críticas hacia el Estado también llama la atención porque contrasta con una tendencia que Josefina Ludmer ha identificado en la reciente narrativa latinoamericana y que consiste en la presencia de narradores cuyo discurso se caracteriza por los tonos antinacionales. En Aquí América latina35, Ludmer señala que una de las tendencias que se perfilan en la novela latinoamericana contemporánea es la presencia de personajes que 32
J. Leersen, op. cit., 2000, p. 271. Estas novelas dan una forma novelesca y ficcional a la idea de Ludmer de que “La velocidad del neoliberalismo aplasta el estado latinoamericano y lo reformula. En adelante, será otra la relación entre nación y Estado […]. El tiempo neoliberal transforma el Estado en América latina : el presente eterno y a la vez la máxima aceleración hacen estallar la temporalidad estatal e impiden proyectos políticos. El efecto es la abolición de la política”. Ver : Josefina Ludmer, Aquí América latina. Una especulación, Eterna Cadencia, Buenos Aires, 2010, p. 29. 34 ¿ Podemos interpretar la representación de los mexicanos como una manifestación de inconformidad por parte de Juan José Rodríguez con los recientes imaginarios que circulan sobre México ? Si fuera así, se distanciaría de la imagen de México que, según ha demostrado Ignacio Sánchez Prado en su análisis de Amores perros, domina en los imaginarios contemporáneos, la del lugar por excelencia de la violencia, violencia que “ha pasado de ser una manifestación marginal a convertirse en el centro mismo de una nueva identidad emergente que comienza a definir ciudadanías e imaginarios en la transición” (ver : Ignacio Sánchez Prado, “Amores Perros : violencia exótica y miedo neoliberal”, in Casa de las Américas n° 240, 2005, p. 140). 35 Josefina Ludmer, op. cit., 2010. 33
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“se dedican interminablemente a perorar contra sus respectivos países”36 y cuya voz “concentra su asco en esa palabra de adentro”37, es decir que estos personajes consideran que en sus países respectivos la gente se somete a una constante degradación verbal. Aunque Ludmer hable de la literatura latinoamericana como un conjunto, es verdad que identifica dicha tendencia ante todo en los países donde en los años setenta y ochenta hubo políticas de la muerte (El Salvador, Brasil, Colombia). Ahora bien, aunque no se pueda decir que no hubiera violencia política en México en esas décadas, la literatura mexicana no parece conformarse a esa especulación de Josefina Ludmer, al menos no la novela del crimen cuyos narradores y personajes siguen amando a su patria a pesar de haber sido abandonados por el Estado o quizás, por este motivo38. Debería verse si y hasta qué punto la literatura mexicana se aparta en este sentido de otras. El texto de Vadillo Buenfil estimula la pregunta si, cómo y en qué medida la globalización acelerada y la transnacionalización ligada al narcotráfico estará cambiando los imaginarios nacionales tales y como son construidos dentro de América Latina sobre los otros latinoamericanos. En principio, el propio hecho de que estos imaginarios estén cambiando no debería sorprender, ya que, como ha demostrado Leerssen, las distintas caracterizaciones nacionales son altamente variables según el contexto, el momento histórico o la configuración discursiva39. Lo que es más sorprendente, es que la caracterización negativa afecte a latinoamericanos, ya que tradicionalmente se les percibe como hermanos dentro de Nuestra América. Si queremos saber si las caracterizaciones nacionales a las que nos referimos son más bien esporádicas, si afectan sólo a la literatura mexicana o si es un fenómeno más continental, si han llegado a ser difundidas tanto que se están convirtiendo en estereotipos, son cuestiones cuya elucidación requiere un vasto análisis del discurso social40, proyecto dentro del cual la lectura siguiente puede considerarse un muy modesto inicio.
36
Ibid., p. 157. Ibid., p. 164. 38 En el caso que nos ocupa, el hecho de que el personaje mexicano que ama su patria se retrate en primer lugar como un desesperado por una mujer, aleja su figura aún más de los personajes estudiados por Ludmer que combinan el tono antipatriótico con una decidida misoginia (Ibid., p. 158). 39 J. Leerssen, op. cit., 2000, p. 278. 40 Como también dice Leerssen : “When contextualizing a literary text in its ‘social discourse’ and in the tradition from which it derives its national imagery, we should cast the net far and wide, reaching from history writing to political discourse and from cultural criticism to entertainment ‘pulp’” (Ibid., p. 287). 37
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Patrias flotantes, geografías del sueño y mapas que se borran La negociación del espacio en la escritura femenina de la diáspora caribeña Beate Kerpen Friedrich-Schiller-Universität Jena
1. Espacio, cartografía y globalización : una aproximación teórica “L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace.” Michel Foucault
Con su famoso tratado sobre las “heterotopías” de 19671, Michel Foucault describió un cambio de enfoque desde lo histórico hacia lo espacial que en las décadas subsiguientes se establecería como una de las principales características de la posmodernidad, y que desembocaría, en los años 90, en el llamado giro espacial2. Mientras que Henri Lefebvre 1
2
Michel Foucault, « Des espaces autres », 1967. Según Döring y Thielman (“Einleitung: Was lesen wir im Raume ? Der Spatial Turn und das geheime Wissen der Geographen”, in Jörg Döring y Tristan Thielmann, Spatial Turn. Das Raumparadigma in den Kultur- und Sozialwissenschaften, Bielefeld, Transcript, 2008, p. 7-9), la historia del término del spatial turn remonta hasta 1989, cuando apareció por primera vez en el estudio Postmodern Geographies del geógrafo humano Edward Soja (Edward Soja, Postmodern Geographies. The Reassertion of Space in Critical Social Theory, London, Verso, 1989). Volvió a ser utilizado en 1991 por el filólogo Fredric Jameson quien lo empleó como “one of the more productive ways of distinguishing postmodernism from modernism” (Fredric Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991, p. 154), argumentando en conformidad con Foucault que la posmodernidad se caracterizaba por una “spatialization of the temporal” (Ibid., p. 156) mientras que la modernidad privilegiaba la categoría de lo temporal. No obstante, como señalan Döring y Thielmann (op. cit., 2008, p. 8), el término del
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en su estudio sobre La production de l’espace3 había expresado su escepticismo ante la supuesta objetividad o naturalidad del espacio, el teórico poscolonial Edward Said dirigió su mirada crítica sobre las cartografías culturales. En Orientalism de 1978, Said problematizó el llamado “Oriente” como una “geografía imaginada”4 fruto de una serie de discursos y mecanismos político-culturales de la Europa colonizadora, la que producía el Oriente como un espacio coherente y cerrado, y cuyas fronteras delimitaban y contenían lo radicalmente otro, lo abyecto, de la imaginaria occidental. Es en esta vena en que el análisis célebre del Estado-nación presentado en 1983 por Benedict Anderson teoriza la nación como el producto de determinadas prácticas y tecnologías culturales, como una “comunidad imaginada” que se afirma “limitada” y “soberana” frente a lo otro5, y que se constituye en el espacio a través de lo que Thongchai Winichakul ha llamado el “geo-cuerpo” de la nación6. Desde entonces ha habido muchos estudios revelando la intrincada relación entre territorio, geografía y nacionalidad, los que indagan acerca del constructivismo de las fronteras y cartografías, y los que analizan las relaciones de poder que éstas últimas no solamente describen, sino que a su vez inscriben en el espacio. Con los avances tecnológicos y la movilización de las masas que caracterizan la “cuarta fase de globalización acelerada”7, se ha iniciado un riguroso proceso de reconfiguración espacial. Mientras que el geógrafo humano David Harvey constató ya en 1989 una “compresión espacio-temporal” como característica de la experiencia posmoderna8, spatial turn no alcanzó su peso paradigmático en el sentido de Kuhn (Thomas Kuhn, “Neue Überlegungen zum Begriff des Paradigmas”, in Die Entstehung des Neuen. Studien zur Struktur der Wissenschaftsgeschichte. Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1977, p. 389-420) hasta la aparición de Thirdspace (Edward Soja, Thirdspace. Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, Cambridge, Blackwell, 1996), en el que Soja constata “un giro espacial significante”, afirmando en la portada del estudio : “In what may be seen as one of the most important intellectual and political developments in the late twentieth century, scholars have begun to interpret space and the spatiality of human life with the same critical insight and emphasis that has traditionally been given to time and history on the one hand, and to social relations and society on the other” (sin página). 3 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Éditions Anthropos, 1974. 4 Edward Said, Orientalism, London, Penguin, [1978] 2003, p. 49-73. 5 Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London/New York, Verso, [1983] 2006, p. 6. 6 Thongchai Winichakul, Siam Mapped. A History of the Geo-Body of a Nation, Honolulu, University of Hawai Press, 1994. 7 Ottmar Ette, Weltbewußtsein. Alexander von Humboldt und das unvollendete Projekt einer anderen Moderne, Weilerswist, Velbrück Wissenschaft, 2002, p. 25-27. 8 Ver capitulo 3 en : David Harvey, The Condition of Postmodernity. An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Blackwell, 1989.
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el sociólogo Anthony Giddens describió en 1990 un “desanclaje” (disembedding) entre las relaciones sociales y sus respectivos contextos locales9 resultando, según él, en una profunda separación y reorganización del tiempo y del espacio. En el actual mundo desbocado10, la circulación transnacional de personas, datos, mercancías y productos culturales a través del globo han socavado las fronteras (lo que no quiere decir que éstas estén desapareciendo) y dejan emerger nuevas comunidades y espacios imaginados que se extienden por encima y más allá de las territorialidades nacionales. Mi intervención parte de dos presupuestos : uno, que es en el ámbito cultural y artístico, y dentro de él sobre todo en las llamadas “literaturas sin domicilio fijo”11 donde se condensan los procesos de renegociación espacial ; en segundo lugar, se presupone que las escritoras de la diáspora caribeña a causa de su particular posición epistemológica como sujetos fronterizos – no solamente en su condición de migrantes, sino también por ser mujeres, étnicamente “otras”, procedentes del llamado “Tercer Mundo” y/o “queer” – son unas actoras particularmente involucradas e interesadas en la renegociación del espacio y de las cartografías culturales, que son las mismas que las mantienen al margen del poder. A continuación, se estudiarán a partir de tres escritoras de la diáspora caribeña – Edwidge Danticat, Zoé Valdés y Dionne Brand – algunas estrategias (meta-)literarias con las que estas autoras renegocian las cartografías y territorialidades tradicionales a favor de nuevas configuraciones espaciales capaces de acomodar los sujetos en movimiento y fronterizos.
2. Edwidge Danticat : la diáspora como patria flotante Nacida en 1969 en Puerto Príncipe, la escritora Edwidge Danticat, hoy una de las voces más prominentes de la diáspora haitiana, emigró con sus padres a EE.UU. cuando tenía doce años. Aunque ha pasado la mayor parte de su vida en EE.UU, habla perfectamente el inglés y posee la nacionalidad estadounidense, Danticat no se identifica – o más bien no 9
Anthony Giddens, The Consequences of Modernity, Stanford, Stanford University Press, 1990, p. 21. 10 Anthony Giddens, Un mundo desbocado. Los efectos de la globalización en nuestras vidas (título original : Runaway World), Madrid, Taurus, [1999] 2000. 11 Según Ottmar Ette, las “literaturas sin domicilio fijo” son aquellas literaturas que se escriben e inscriben en la oscilación entre diferentes culturas, sociedades y países, y que por lo tanto son capaces de “imaginar configuraciones espacio-temporales móviles y dinámicas” las que desafían las limitaciones o fronteras del Estado o de la filología nacional (cf. Ottmar Ette, ZwischenWeltenSchreiben. Literaturen ohne festen Wohnsitz, Berlin, Kadmos, 2005, p. 14 ; traducción B.K.).
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se identifica solamente – como ciudadana de EE.UU., sino que destaca sus múltiples pertenencias y relaciones en el mundo. Es sobre todo en sus entrevistas y escritos ensayísticos y periodísticos en los que se posiciona explícitamente entre EE.UU. y Haití, entre el Primer Mundo y el Tercero, llamándose a sí misma una “Immigrant Artist”12. En otra ocasión, se ha identificado como una “AHA – African-Haitian-American”13, una etiqueta que refleja no solamente la multiplicidad e hibridez de sus afiliaciones culturales, sino que performa también – a través de los guiones que funcionan como una especie de puentes simbólico-gráficos entre África, el Caribe y Norteamérica – un transnacionalismo, una mise en relation como la reivindicó Édouard Glissant en el marco de su Poétique de la relation14 o su teoría del Tout-monde15. Danticat crea un discurso meta-literario en el que se posiciona – o quizás incluso posa – conscientemente como transmigrante que oscila física y psíquicamente entre diferentes sistemas, sin asentarse en ninguno de ellos, cultivando una identité-relation que explota los conceptos monolíticos, esencialistas y territorializados de país, patria y ciudadanía. Así, en su colección de ensayos Create Dangerously: The Immigrant Artist at Work proyecta para sí un “floating homeland”, una patria flotante en la que se acomoda, y que da cabida a la experiencia diaspórica : My country […] is one of uncertainty. When I say ‘my country’ to some Haitians, they think I mean the United States. When I say ‘my country’ to some Americans, they think of Haiti. My country, I felt, both as an immigrant and as an artist, was something that was then being called the tenth department. Haiti then had nine geographic departments and the tenth was the floating homeland, the ideological one, which joined all Haitians living outside of Haiti, in the dyaspora.16
Con su figuración de la diáspora como el décimo departamento haitiano que en los mapas no existe, Danticat resemantiza la terminología del Estado nacional para inventar una comunidad imaginada fundamentalmente desterritorializada que se extiende a través de las fronteras y da cabida a los sujetos nómadas, transmigrantes y culturalmente híbridos. Además, con sus fronteras movedizas, la “patria flotante” resiste cualquier propósito cartográfico, ya que suspende el 12
Edwidge Danticat, Create Dangerously. The Immigrant Artist at Work, New York, Vintage, 2010. 13 Edwidge Danticat, “AHA!”, in Meri Nana-Ama Danquah (ed.), On Becoming American: Personal Essays by First Generation Immigrant Women, New York, Hyperion, 2001, p. 39-45. 14 Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990. 15 Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997. 16 E. Danticat, op. cit., 2010, p. 49.
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mismo funcionamiento de la frontera, que según Bachelard, es definir, dividir y oponer17. En suma, la “patria flotante” simboliza un modelo alternativo al criterio territorial para concebir pertenencia cultural e identidad en un mundo en movimiento.
3. Zoé Valdés : geografías del sueño y espacios (inter)textuales Nacida en 1959 en La Habana, la escritora, poetisa y guionista cinematográfica Zoé Valdés se crió y formó en Cuba. Tras realizar una carrera comunista en la que llegó a representar Cuba en los años 80 como delegada cultural ante la UNESCO en París, se intensificaron, en los 90, las tensiones con el régimen castrista culminando en el auto-exilio de la autora a París en 1995. La trama de la novela Café Nostalgia, aparecida en 1997, se desarrolla precisamente en el ámbito del exilio cubano, en París, desde donde la protagonista Marcela invoca con melancolía “Aquella Isla”, Cuba, cuya pérdida siente como una amputación corporal, una herida abierta que no deja de doler : [Los aquellos-isleños] No nos desembarazaremos jamás del peso agónico de la isla, ni aunque vivamos en París, en Nueva York, en México, en Argentina, en Ecuador, en Miami, no nos libraremos ni así volvamos a vivir en La Habana. Algún día.18
Si bien la novela tematiza la dispersión de los cubanos en el mundo, no figura la experiencia de desterritorialización en términos de multirelacionalidad o policentrismo afirmados por Danticat, sino que la somete a la teleología unidireccional del retorno, cuyo punto de fuga es Cuba, esa “isla, en el centro del océano, a la deriva total”19. Desde su mismo título, la novela gira en torno a este centro ausente que sólo emerge en el acto creativo y conmemorativo de la escritura. Café Nostalgia escenifica la búsqueda de identidad en el exilio cubano como un ejercicio de la memoria, una continua mirada atrás al añorado país de la infancia20. Así, en la novela prevalece el “allá” sobre el “aquí”21, 17
Gaston Bachelard, “Poetik des Raumes” [1957], in Jörg Dünne, y Stephan Günzel (ed.), Raumtheorie. Grundlagentexte aus Philosophie und Kulturwissenschaften, Frankfurt/M., Suhrkamp, 2006, p. 170. 18 Zoé Valdés, Café Nostalgia, Barcelona, Planeta, 1997, p. 346. 19 Ibid., p. 338. 20 Si bien Cuba es figurada como el anhelado paraíso perdido, también es problematizado como un lugar claustrofóbico, represivo y a-islante. Véase por ejemplo Valdés, op. cit., 1997, p. 164 y 177. 21 Ibid., p. 19.
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el pasado sobre el presente “Ayer”22: es la palabra con la que comienza la novela, y después : “Ayer se me olvidó mi nombre”23. El pasado y el olvido establecen el marco mnemótico-temporal que circunscribe la existencia de Marcela, cuyo nombre con su doble alusión al mar, por un lado, y a su autor favorito, Marcel Proust, hacen de Café Nostalgia una parodia cubana de À la recherche du temps perdu. Para Marcela, la búsqueda de identidad se convierte en un ejercicio arqueológico del recuerdo, un eterno viaje atrás a la isla, la que constituye el inconmovible, aunque irrecuperable, referente geográfico en su mapa mundis. Bajo la mirada nostálgica de los “aquellos-isleños”, el espacio urbano de París se convierte en una “geografía del sueño”, un simulacro de La Habana, donde el pasado se cuela en el presente. Cada vez [los cubanos] sumamos más en esta ciudad. Cada vez somos más numerosos los desperdigados por el mundo. Estamos invadiendo los continentes ; nosotros, típicos isleños que, una vez fuera, a lo único que podemos aspirar es al recuerdo. Aferrados al nombre de las calles apostamos a una geografía del sueño. Dormir es regresar un poco.24
Esta transposición mnemónica de diferentes horizontes temporales y espaciales es efectuada también a nivel de la escritura. Si bien Café Nostalgia resucita Cuba como el centro de gravedad de la imaginaria del exilio cubano, no obstante también performa una deambulación (inter) textual que deconstruye e ironiza el mismo centro que parece establecer. En su novela, Valdés deambula por las más diversas textualidades – sean literarias, fílmicas, artísticas, musicales, periodísticas, folclóricas o culinarias ; sean cubanas, latinoamericanas, estadounidenses o europeas ; sean novelísticas, dramáticas o poéticas – trazando así una geografía literaria, una especie de textografía, cuyo carácter híbrido, movedizo e inestable no solamente llama la atención sobre su propio constructivismo, sino que finalmente desmiente el mismo centro que a primera vista inscribe.
4. Dionne Brand : mapas que se borran, o una crítica ontológica de la frontera Nacida en 1953 en Trinidad, Dionne Brand emigró a Canadá en 1970 para emprender estudios de Filología y Filosofía en la Universidad de Toronto. Ha publicado numerosos poemas, novelas, ensayos y trabajos investigativos además de rodar películas. Aparte de escribir, Brand 22
Ibid., p. 9. Idem. 24 Ibid., p. 126. 23
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es profesora universitaria y activista social, siendo sus principales preocupaciones el racismo, el sexismo y la homofobia así como el imperialismo y la difícil herencia cultural característica de la diáspora africana. En el poemario Land to Light On del año 1997, Brand tematiza desde el mismo título el “land” – lo que en inglés recoge las dos ideas de territorio y nacionalidad, paisaje y país –, como el tema central de su reflexión. El poemario consiste de siete apartados de los que el tercero reúne, bajo el título de Land to Light On, seis poemas, del que el quinto es el más explícito en deconstruir el “land” aludido : I’m giving up on land to light on, slowly, it isn’t land, it is the same as fog and mist and figures and lines and erasable thoughts, it is buildings and governments and toilets and front door mats and typewriter shops, […] It’s paper, paper, maps. Maps that get wet and rinse out, in my hand anyway. I’m giving up what was always shifting, mutable […] Look. What I know is this. I’m giving up. No offence. I was never committed. Not ever, to offices or islands, continents, graphs, whole cloth, these sequences or even footsteps.25
El poema comienza con un acto de agencia, una toma de voz por parte de un sujeto que en el contexto del poemario es identificado como una mujer afro-caribeña, inmigrante y lesbiana en Canadá. “I’m giving up” formula un abandono, un rechazo de ese “land” que en el momento de su enunciación ya es deconstruido (“it isn’t land”) para ser redefinido por el yo lírico como nada más que una construcción social mantenida de pie por simples “figuras y líneas”, las que intentan imponen un orden a una realidad – representada por la niebla y el humo – que de por sí desconoce las fronteras y desafía los ordenamientos. De acuerdo con la teoría del “geo-cuerpo” de Winichakul, Brand revela el constructivismo de la relación – fijada y abstraída en mapas – entre el territorio y el Estado nacional. Contestando las reparticiones de poder establecidas y legitimizadas por los proyectos cartográficos, Brand critica la misma noción del “land”, ya que para ella sólo son “pensamientos” cambiantes y borrables, discursos que crean coherencia donde a priori no la hay. Es a través de la acumulación polisindética 25
Dionne Brand, Land to Light On, Toronto, McClelland & Stewart, 1997, p. 47.
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(“and… and… and…”) de una serie de objetos y términos tan heterogéneas como profanas (hasta nombra una alfombrilla y un wáter) como Brand revoca – de forma sumamente posmoderna – el “gran relato” abarcador de la nación así como el proyecto cartográfico en sí. Con sus mapas mojados y dotados de una vida propia que de forma surreal se emancipan de la política y comienzan a desplazarse sobre el papel para construir geografías alternativas, Brand no solamente desmiente radicalmente la supuesta legitimidad de la cartografía de estructurar el espacio, sino que también formula una crítica ontológica del mapa, desvelándolo como no más que un simple papel con líneas carentes de cualquier substancia o importancia, que con un poco de agua se vuelven borrosas y desaparecen. Así, Land to light on constituye un proyecto fundamentalmente antitopográfico que formula una crítica ontológica de la frontera. Pues ésta, según Gaston Bachelard, siempre establece órdenes binarios, traduciendo la oposición geométrica entre el aquí y el allá, el dentro y el fuera, la patria y el exilio en una oposición ideológica de mismidad y otredad. Con su rechazo repetido de la nación imaginada – “I’m giving up” – Brand finalmente no sólo aboga por un mapa diferente del mundo en la era poscolonial y multicultural, sino que cuestiona el automatismo con el que se atribuyen a las personas sus pertenencias estatales, imposibles de revocar o retirar.
Resumen conclusivo En este estudio, he querido demostrar a partir de tres ejemplos distintos cómo la literatura femenina de la diáspora caribeña renegocia el espacio, inventando territorialidades alternativas a aquellas de los Estados, las que permitan la formación de comunidades e identidades transnacionales y transculturales, y las que cuestionen las reparticiones de poder asociados con las configuraciones establecidas. Mientras que Danticat desarrolla en su discurso meta-literario una especie de poética de la diáspora que resemantiza el lenguaje del Estado, Zoé Valdés desarrolla más bien una poética del exilio que gira en torno a un centro ausente que es deconstruido (inter)textualmente en el mismo esfuerzo de recuperarlo. Por último, Dionne Brand afronta en su poema el problema ontológico de la frontera, imaginando no solamente una cartografía alternativa sino también formulando un rotundo rechazo de la práctica cartográfica en sí.
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« Cartes échographiques d’un “je” archipel » : réflexions autour de “Stories My Mother Never Told Me” de María De Los Angeles Lemus Celia Doussin Université de Versailles Saint Quentin
Dans son essai From “Stories My Mother Never Told Me”1, qui figure dans l’anthologie éditée par Andrea O’Reilly Herrera, ReMembering Cuba : Legacy of a Diaspora, María De Los Angeles Lemus décline son identité à géographie variable, une carte mémorielle tracée à partir d’innombrables récits maternels. Son « je » s’est en effet, dessiné au cœur de cette omniprésence sonore de l’absence visuelle d’une réalité devenue inaccessible. Elle s’est façonnée à travers les échos d’un passé révolu, celui de la plus grande île de la Caraïbe : Cuba. Fruit d’une deuxième génération de colons espagnols, l’histoire familiale de María De Los Angeles Lemus reflète les multiples trajectoires migratoires transatlantiques. Lorsqu’en 1967, ses parents furent forcés de quitter Cuba, leur départ vers Porto Rico, autre maillon de l’archipel caribéen, eut le goût amer de l’exil. Déracinement traumatique que l’auteur de cet essai vécut in-utéro, déjà sensible aux échos d’un monde discordant filtrés par sa mère, véritable récepteur-transmetteur sensoriel de cette rupture. Ainsi, María De Los Angeles Lemus vit le jour à Porto Rico, « île-étape », trait d’union entre îles et continent ; son « je » interstitiel devient d’emblée l’écho d’une dynamique intrinsèque à la Caraïbe « Tout-Monde », qui selon Edouard Glissant est un espace d’effervescences plurielles, précieux creuset d’identités chorales diasporiques. Dans l’introduction de Cuba : Idea of a Nation Displaced, autre anthologie éditée par Andrea O’Reilly Herrera, celle-ci rappelle que l’île de Cuba de par sa position géographique et son histoire sociopolitique inhérente, a toujours été transnationale et multiculturelle. 1
María De Los Angeles Lemus, « From “Stories my mother never told me” », in Andrea O’Reilly Herrera (ed.), ReMembering Cuba. Legacy of a Diaspora, University of Texas Press, 2001.
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Ainsi, les Cubains, à l’instar de la plupart des peuples caribéens fusionnent diverses traditions culturelles, souvent contradictoires et évoluent à travers différents brassages culturels variables2. En 1940, l’anthropologue cubain Fernando Ortiz fut l’un des premiers à souligner la dimension transnationale et la nature transculturelle de l’identité cubaine3. Cette identité hybride doit être envisagée dans son contexte de formation rythmée de migrations successives. En effet, au fil des siècles, l’intégration d’influences culturelles aux racines multiples, a forgé un « troisième espace » émergent, producteur d’adaptations et de pollinisations interculturelles4. Damián J. Fernandez, anthropologue cubain-américain peut ainsi affirmer que malgré son insularité, l’île de Cuba fut et continue d’être profondément marquée par divers mouvements transnationaux, mais en retour que son influence culturelle rayonne bien au-delà de ses frontières côtières et de sa diaspora5. L’existence même de nombreuses anthologies autour de ces thèmes atteste de cette influence transnationale. Ces collections de textes à voix et genres multiples sont des espaces privilégiés d’expressions transculturelles. En combinant analyses théoriques à des récits personnels et des réflexions auto-ethnographiques, ces mosaïques de textes se jouent des myriades de contradictions et variations qui remettent en question les catégorisations traditionnelles. À travers leurs similitudes et leurs différences, ces textes dialoguent entre eux, se complètent, s’entrelacent et créent ainsi une « cohérence prismatique » qui selon Andrea O’Reilly Herrera absorbe et reflète à la fois les concepts de fragmentation, dispersion et déconvergence, communion communs à la diaspora cubaine-américaine. C’est de cette foisonnante intertextualité dont María De Los Angeles Lemus nous fait part dans son essai. Sa position interstitielle et donc son point de vue pluriel reflètent parfaitement la « nature poly-rythmique » de son héritage culturel
2
« […] Evelyn O’Callaghan continues, “access to multiple cultures and language varieties and traditions can be seen as liberating, and (can provide) the creative possibility for forging a new kind of Caribbeanness”. Loss and survival, “migration”, “cleavage” and “in-betweenity” are inextricably woven into the story of Cuba and its variousmigrations; this nomadic, migratory dimension of the island’s history not only shares in the social imaginary of the Caribbean, […] ». (Voir “Chapter 11: The Politics of Mis-ReMembering: History, Imagination, and the Recovery of the Lost Generation”, in Andrea O’Reilly Herrera (ed.), Cuba: Idea of a Nation Displaced, 2007, p. 187). 3 Le concept “transnational” fut introduit par Fernando Ortiz, Cuban Counterpoint, Tobacco and Sugar, 1940, p. 4. 4 Le terme « third space identity » est utilisé par les spécialistes de la diaspora irlandaise contemporaine, cf. Andrea O’Reilly Herrera, op. cit., 2007, p. 4. 5 Damián J. Fernandez, Cuba Transnational, UP of Florida, 2005.
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cubain6. Elle se situe à la fois partiellement au cœur de la culture mainstream américaine, elle se sent en effet, plus américaine que cubaine, et partiellement en marge de Miami, capitale de la diaspora cubaine-américaine, elle ne s’identifie pas aux revendications des premiers réfugiés politiques cubains. Elle s’inscrit donc dans cette pluri-appartenance, ce que Homi Bhabha nomme cet « entre-deux » constant, ambivalence propre à la génération « un-et-demi » et aux héritiers de l’exil cubain7. De plus, son essai positionné au cœur d’une anthologie dont la perspective ouverte englobe à la fois les émanations culturelles de l’île et celles de son archipel diasporique, privilégie l’instabilité sur la fixité et offre un espace de définition plus complexe et nuancée de l’identité cubaine-américaine en perpétuelle réinvention. En effet, Andrea O’Reilly Herrera envisage chacune de ses publications comme des mailles narratives s’ajoutant à une grande tapisserie en contre-point tissée de récits de Cubains et de « Cubands ». Cette métaphore fait écho au concept de Claude Lévi-Strauss, à cet « ensemble » de « versions de nous-mêmes » sans cesse réécrit qui forme une « transnation » délocalisée sans cesse mobile, ce que O’Reilly Herrera appelle cette Idea of a Nation Displaced8. Les théoriciens James Clifford et William Safran, parmi d’autres, considèrent que tous les discours diasporiques partagent certains thèmes phares, le plus marquant d’entre eux résonne de l’expérience traumatique du déracinement, du besoin de reconstruire un foyer à la fois physique et psychique loin du foyer originel 9. Cependant, Andrea O’Reilly Herrera et María De Los Angeles Lemus, n’ayant pas directement vécu cette déchirure de l’exil, ont dû se forger l’idée d’un foyer ancestral à jamais perdu au sein de cette brèche entre histoire, mémoire et rêverie collectives. L’île de Cuba a toujours été pour elles une projection muable reflétant de multiples fantasmes. Leur identité culturelle fut influencée par cette chimère narrative sans cesse relatée par leur communauté diasporique. Andrea O’Reilly Herrera évoque son imagined community comme source intarissable d’anecdotes embellies sur un passé ainsi mythifié, cette éternelle course nostalgique contre dilution du temps et oubli. « The Cuba they constructed for us, in other words, was part of a larger imaginary – a displaced nation of words 6
7 8
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“Poly-rhythmic nature of the Cuban identity”, terme emprunté à Antonio Benítez-Rojo. La génération « un-et-demi », terme développé dans Gustavo Pérez-Firmat, Life on the Hyphen. The Cuban American Way, Austin, University of Texas Press, 1994. “Chapter 11: The Politics of Mis-ReMembering: History, Imagination, and the Recovery of the Lost Generation”, in Andrea O’Reilly Herrera, op. cit., 2007, p. 186-188. Ibid., p. 176.
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and memory »10. Consciente de cet héritage culturel lourd de sens, elle considère cette mémoire collective transmise à travers légendes familiales, recettes de cuisine, musique, danse et photographies comme autant de parois protectrices face à une réalité environnante trop douloureuse et étrange pour ces milliers d’exilés cubains du début des années soixante. Certains cubains-américains issus de ces générations intermédiaires ressentent leur cubanité, terme emprunté à Fernando Ortiz, comme un phénomène acquis au cours de leur enfance bercée par les voix de leur communauté imaginaire. D’autres pensent avoir hérité dans leurs gênes d’une certaine cubanitude, véritable résurgence mémorielle de l’île. Cette mémoire ancestrale innée, rémanence de Cuba signifie qu’ils connaissent ce lieu sans jamais l’avoir vu de leurs propres yeux. Cette reconnaissance immédiate, ou remembrance invoqué par José Lezama Lima, fait appel au concept de l’inconscient collectif11. Ainsi, Cuba demeure un site onirique, un paradis perdu, un mythe à la fois prisonnier et libéré de l’Histoire et de sa réalité géographique. En d’autres termes, Cuba et leur cubanité s’apparentent plus à un état d’esprit12. Cette conception fluide d’appartenance à une île sans frontières, décrit une identité conçue autour d’un lien spirituel indépendant d’un point d’origine, d’un territoire fixe et délimité, hors du temps. Héritiers de l’exil, ces générations de cubains-américains entretiennent divergentes relations avec ce passé qu’ils ne connaissent que par procuration, leur seul point commun. Qu’ils évoluent au cœur, en marge ou en dehors de leur communauté diasporique, leur héritage multiculturel les imprègne souvent d’un sens profond et perpétuel d’errance identitaire, et ce malgré le fait d’être né ou d’avoir grandi et fondé leur famille aux États-Unis. Certains « je » de cette seconde-génération se perçoivent ainsi comme d’éternels étrangers dans leur pays natal, toujours à la recherche d’un foyer, d’un berceau culturel. Et pour la plupart d’entre eux, comme le souligne Evelyn O’Callaghan, ce qui prime n’est pas le fait de localiser ce foyer mais bien l’itinéraire, le trajet sinueux entre ces différentes sphères culturelles, autrement dit : « the journey is home »13. Autre explorateur des dilemmes liés à cet exil existentiel, Gustavo Pérez-Firmat décrit souvent son « je » à la dérive dans un pays et une 10
Ibid., p. 178. Ibid., p. 179. L’inconscient collectif, théorie développée par Carl Jung. 12 “La cubanidad es una condición del alma”, citation de Fernando Ortiz lors de sa conférence “Los factores humanos de la cubanidad”, 1939, rapportée par Adriana Méndez Rodenas, “Chapter 9: Identity and Diaspora: Cuban Culture at the Crossroads” in Andrea O’Reilly Herrera (ed.), op. cit., 2007, p. 150. 13 Andrea O’Reilly Herrera (ed.), op. cit., 2007, p. 179. 11
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langue qui ne sont pas les siens. Il reprend la notion de cubanité et affirme que cette patrie culturelle ne peut être ni quittée ni perdue14. Cet espace intériorisé se révèle l’ultime rempart contre les discours politiques divergents et l’accessibilité très restreinte de Cuba pour les citoyens américains. Cette « méta-île » est devenue la source d’inspiration des auteurs et artistes de la diaspora cubaine-américaine, qui sans cesse rivalisent d’imagination créative pour redéfinir leur point d’origine, leur « mythe-île ». En effet, les productions pluriculturelles cubainesaméricaines contemporaines réécrivent les tropismes fondateurs qui ont saturé les théories sur la conscience collective diasporique et inventent de nouveaux symboles, tels que l’attente interminable, cette vie en suspens des premiers exilés cubains, la promesse d’un retour imminent, le traumatisme de la perte, la compensation de l’absence par reconstitution et transmission, la fondation de ponts intergénérationnels et internationaux15. Ces fragiles ponts d’échanges culturels ont permis à certains de retourner à Cuba. Ce mythe du retour est un thème omniprésent dans les écrits autobiographiques cubains-américains. Il relève du désir de recouvrir un certain degré de plénitude, de compléter le puzzle éparpillé de leurs identités hybrides. Pablo Medina le décrit comme un pèlerinage, une quête de sens. Cependant ce voyage à la source, ou viaje a la semilla si l’on reprend l’expression de Alejo Carpentier, s’accompagne souvent d’un désenchantement brutal lors de la prise de conscience de l’impossibilité d’accéder à ce jardin d’Eden. En parfait contrepoint à de nombreuses mailles narratives, l’expérience de retour au point d’origine de María De Los Angeles Lemus lui laisse une toute autre impression. Tout d’abord, son voyage initiatique ne l’amène pas à Cuba mais à Porto Rico, son lieu de naissance, refuge temporaire avant de passer par l’Espagne pour finalement s’installer à Miami. “I knew home wasn’t in San Juan or Cuba or Miami, but everywhere and anywhere…”16. Consciente dès le départ de la complexité de sa carte identitaire, elle recherche une trace de Cuba en dehors de son territoire. I understand now why I couldn’t find Cuba until I could see the Caribbean as a whole – as a living, breathing woman who gave birth to me. Little does 14
“I continue to take solace and solidarity in the Cuba of cubanía, a homeland one cannot leave or lose”. Gustavo Peréz Firmat, A Willingness of the Heart: Cubanidad, Cubaneo, Cubanía, The Cuba Paper Series, n° 18, The Endowment for American Studies, 1998, p. 12. 15 Adriana Méndez Rodenas, “Chapter 9: Identity and Diaspora: Cuban Culture at the Crossroads” in Andrea O’Reilly Herrera, op. cit., 2007, p. 147-148. 16 María De Los Angeles Lemus, “From ‘Stories My Mother Never Told me’”, in A. O’Reilly Herrera (ed.), ReMembering Cuba: Legacy of a Diaspora, University of Texas Press, 2001, p. 288.
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it matter that I’ve found Cuba and that it still doesn’t exist for me […]. I’ve learned to be a product of exile in exile from exile.17
Loin d’être source de désillusion, ce retour dans l’archipel de la Caraïbe lui permet de comprendre son lien spirituel avec ce lieu matriciel en perpétuelle mutation. À travers ce voyage, elle accepte ses différents masques et confirme son identité caméléon. Sans cesse en décalage, son apparence physique de gringa empêche une reconnaissance immédiate de la part de sa propre communauté cubaine-américaine18. Cette vie hors cadre devient sa principale source d’inspiration. N’ayant vécu Cuba qu’à travers les récits maternels, elle ressent à son tour le besoin de laisser une trace physique de son nomadisme identitaire. Elle perpétue et translate ainsi dans son écriture cet héritage et témoignage d’une vie passée et d’une vie en devenir : I know my mother’s story well; and her manifest nostalgia – her storytelling – is the only textual map where I can locate her house. I am perhaps still nowhere, between the house my mother knew and a house somewhere, from where I will tell my own story. […] If Cuba exists at all for me, it’s in the movement of words and sounds of words on the vast, open territories of unexplored, uninvented texts – a world of invisible houses, of photographs that have never come to life.19
En l’absence de photographie, María De Los Angeles Lemus ne connaît la maison d’enfance de sa mère qu’à travers ce tableau d’images sensorielles devenu au cours des années, un véritable écrin de liberté créatrice. Cette carte mentale tracée de mots où le souvenir d’une réalité et son interprétation fictionnelle se confondent, devient un espace privilégié d’expression. Ce palimpseste d’échos lointains réfléchit d’infinis reflets du Cuba des années cinquante. L’évanescence et la sélection des souvenirs ont créé une pure fiction. Le Cuba maternel est la projection fictionnelle de ces ondulations narratives20. C’est aussi dans l’optique de ne pas réitérer cette lacune de preuve tangible de la réalité de son lieu de naissance, qu’elle ponctue ses visites de photographies21. Ainsi, 17
Ibid., p. 289. “Sometimes Cubans mistake me for a gringa, and that jostles the leaves of this hybrid I’ve become. But I’ve seen other trees like me, even with roots beyond Cuba, on other islands.” Ibid., p. 287. 19 Ibid., p. 285. 20 “When I hear my mother’s stories, I peer into a narcissistic mirror that distorts my mother’s memories, as well as my own sense of Cuban history. These memory-waters reflect only what her eyes want to see or remember; this vision evolves into a process of storytelling, of turning historical events into an urgent, nostalgic repetition.” Idem. 21 Lemus explique : “Taking notes, taking photographs – the sort of photographs my would-be daughters might see to clearly witness their mother’s past; photographs not 18
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dans une perspective plus large, ces versions polyphoniques d’un Cuba saturé de couleurs édulcorées, « cette galerie des glaces » comme elle le surnomme, a offert une certaine continuité malgré la séparation. C’est donc dans cet éternel cycle de passation qu’elle s’inscrit, en s’identifiant à une pellicule photosensible se développant à l’infini : Dar a luz, to give birth: when you soak a printed negative in a chemical solution, the image begins to appear, painfully, slowly, out of its invisible emulsion. To find myself written into my family’s exile history is to undergo a similar, laborious process. I live in between two worlds, like a photograph that is always developing, never finishing, always in transition or perhaps translation, between past and present, English and Spanish, Cuba and the United States, the invisible and the visible, truths and lies.22
Cette image fait écho au poème intitulé « 35MM » dans lequel Sheila Ortiz inverse la métaphore habituelle de l’auteur comme objectif de l’appareil et se transpose comme film photosensible23. Dans cette analogie, María De Los Angeles Lemus se situe littéralement entre deux émulsions révélatrices. Et c’est au cœur de ce mouvement, de cette identité en perpétuelle écriture qu’elle trouve son sens24. Ce travail d’appropriation et d’adaptation, lui permet de se positionner par rapport aux discours conservateurs des Cubains de Miami. En effet, de par son lieu de naissance, apparence et génération, elle se trouve plurimarginalisée, ce qui explique sans doute sa vision de la Caraïbe, qu’elle apparente à un corps de femme morcelé et arcbouté entre îles et continents, s’efforçant d’embrasser chaque bout de terre à la dérive. Elle envisage nearly as meaningful as the one no one ever took of my mother’s childhood house.” (Ibid., p. 288). En 2000, dans la préface de Light Writing and Life Writing. Photography in Autobiography (p. xiv-xv), Timothy Dow Adams avance que : “Paul John Eakin argues in his influential Touching the World (Reference in Autobiography Princeton: Princeton University Press, 1992) […] Because photographs are in a sense physical traces of actual objects, they somehow seem more referential than words, and as Eakin asserts, ‘autobiography is nothing if not a referential art.’ […] Similarly, Susan Sontag refers to photographs as ‘something directly stenciled off the real, like a footprint or a death mask’ (On Photography, p. 154)”. 22 María De Los Angeles Lemus, op. cit., 2001, p. 285-286. 23 Sheila Ortiz Taylor, Slow Dancing at Miss Polly’s, Tallahassee, Naiad Press, 1989, in Timothy Dow Adams, Light Writing and Life Writing: Photography in Autobiography, Preface, The University of North Carolina Press, 2000, p. 77. 24 “In this respect photographs might be compared to images stored in the memory. Yet there is a fundamental difference: whereas remembered images are the residue of continuous experience, a photograph isolates the appearances of a disconnected instant. And in life, meaning is not instantaneous. Meaning is discovered in what connects, and cannot exist without development. Without a story, without an unfolding, there is no meaning.” (John Berger and Jean Mohr, Another Way of Telling, New York, Pantheon, 1982, p. 89).
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Miami comme étant son cœur dont les battements résonnent au-delà des décalages générationnels et des frontières idéologiques25. Considérée comme un autre maillon de l’archipel, une branche maîtresse de l’arbre Caraïbe, Miami s’est vue transformée sous l’influence de la diaspora cubaine-américaine. C’est au sein de cette mégalopole plurielle, de cette multitude chaotique que María De Los Angeles Lemus apprit à naviguer sur les eaux troubles de son identité hybride. Adolescente, elle rêvait de l’insouciance identitaire de ses camarades anglo-américains, de l’absence de choix entre deux cultures, deux langues, deux foyers. Dès son plus jeune âge, elle fut en effet, sensibilisée au devoir de mémoire, au poids de l’exil26. Seul le temps l’a aidée à trouver un certain équilibre entre ce passé artificiel omniprésent, parfois étouffant et un avenir tout tracé par son cercle familial. À la fois source de stabilité, d’intimité avec Cuba – point d’ancrage, de filiation, mais aussi de multiples contradictions – Miami est devenue un microcosme de créolisation. C’est en évoluant au cœur de cette ville d’emprunts culturels, que paradoxalement ou en toute logique, María De Los Angeles Lemus dans un premier temps de sa carrière s’éloigna de ce lourd héritage. Elle ironise même à propos de son indifférence à la cause, el tema, si chère aux premiers exilés. Mais malgré cette distance, elle reconnaît l’infinie richesse de son acuité ethnographique forgée au rythme de ce vacillement identitaire constant27. Ce n’est que plus tard dans sa vie, qu’elle se décida à faire vivre son Cuba, devenu prétexte à s’écrire. Ses essais forment ainsi un terreau identitaire, focal de son « je » anglophone, où chaque nouvelle variante devient marge d’imagination, chaque non-dit – Stories My Mother Never Told Me – devient un interstice de création. Ces nouvelles pages racontent sa carte échographique aux contours fluides, développent sa pellicule sensible où son « je » archipel se révèle et se masque indéfiniment à la lumière et dans l’ombre de l’écriture de soi. 25
“Miami is, therefore, more than Cuba – a Cuba that can vanish when I put on my gringa face […]. If you look at a map, Cuba seems to be an arm carved off Florida’s limestone […]. Miami falls somewhere around the heart of this maimed creature, […]. I live in the heart of this woman; Miami is, without a doubt, a part of the twisted and amputated limb of an archipelago known as the Caribbean.” María De Los Angeles Lemus, op. cit., 2001, p. 287. 26 Phénomène appelé auto-insilio par certains spécialistes. 27 “This testimonial represents every effort on my part to resist writing about Cuba, perhaps because my mother’s stories have saturated my store of ancestral longings, or perhaps because my sense of Cuba is, and always have been, fictional. […] Cuban Miami: a shipwreck ninety miles off the Florida Straits and miracle of a syncretic history – so much a part of me and yet, like the appendix, a vestigial organ without which I might easily survive in a psychological sense, but also like an amputation. Occasionally, I still feel a twitch, a slight pain in my ghost limb.” María De Los Angeles Lemus, op. cit., 2001, p. 286.
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Syncretic Identity and Nepantla Spaces in Gloria Anzaldúa’s, Borderlands/La Frontera, the New Mestiza Alina Sufaru Université de Versailles-Saint-Quentin
By providing “an analogy between contemporary women and the Aztec mythic story of Cotalicue’s daughter Coyolxauhqui”, Gloria Anzaldúa claims that writing has the ability to forge a new female identity and agency: [To me Coyolxauhqui’s story] is a symbol not only of violence and hatred against women but also how we’re split body and mind, spirit and soul. We’re separated. […] When you take a person and divide her up, you disempower her. She’s no longer a threat. My whole struggle in writing, in this anticolonial struggle, has been to put us back together again. To connect up the body with the soul and the mind with the spirit. That’s why for me there’s such a link between the text and the body, between textuality and sexuality, between the body and the spirit.1
According to Anzaldúa, writers, and female writers in particular, have the power and the responsibility to mold more tolerant societies by deconstructing the patriarchal discourse and re/constructing concepts and definitions which should enable women to depict more veracious representations themselves. Published in 1987, her groundbreaking work Borderlands/La Frontera: The New Mestiza2 maps a theory of “the plurality of self”, of a migrating identity, which she defines as mestiza or border consciousness. The latter is intrinsically connected to a space as fluctuating as the self, the nepantla, a Nahuatl word that means middle land, or the land in the middle. Anzaldúa herself defines the nepantla space as “an in-between 1
Gloria Anzaldúa, “Doing Gigs: Speaking, Writing, and Change”, an interview with Debbie Blake and Carmen Abrego [1994], in Anna Louise Keating (ed.), Gloria E. Anzaldúa Interviews/Entrevistas, New York, Routledge, 2000, p. 220. 2 Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera, the New Mestiza, San Francisco, Aunt Lute Books, 1987.
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space… always-in-transition space lacking clear boundaries”, a tierra desconocida3. That space perdures unknown, and strange – desconocido – not only because it is in a perpetual state of transition, oscillation, loss, and in-betweeness, but also because its history remains highly obscure, and unexplored. The concept has equally come to be synonymous with opposition to conquest, marginalization and forced acculturation for people who engage in resistance strategies of survival, by setting the foundation of a new middle ground/space4. Anzaldúa divided her book into two main sections – the first is a collection of essays and the second a collection of poems, both shaping the new mestiza identity. The first section is made up of seven chapters, which oscillate between community and self identities that are intertwined and can only exist in a state of constant interdependence. Beyond the storyline itself, Anzaldúa constantly plays at disrupting the poetic/narrative, linguistic, and visual codes, and even more so in the second part of the book. The scope of her autobiographical essays is fairly large. The point of departure is a discussion of Aztlán, the mythical place of origins of the Mexican people. She then argues that the Spanish conquest was possible because the Aztecs betrayed their egalitarian society by placing women on an inferior social, cultural, sexual, and psychological scale. She explains that due to their ancestors’ treachery, Mexican women are perceived as the Other, the Alien within their own culture and family nucleus. She promotes the revival of ancient Aztec myths which preceded the existence of the Aztec Empire, particularly the myth of the Goddess Coatlicue, with the aim of overturning the Patriarchy and restoring the male-female balance. She also deals with the notion of language and creativity as a means of female empowerment. Throughout the book, Anzaldúa provides definitions for the two main concepts announced in the title – borderlands and mestiza, which can only be achieved through the process of mixing, e.g. blood, races, cultures, concepts, theories, etc.: At the confluence of two or more genetic streams, with chromosomes constantly “crossing over”, this mixture of races, rather than resulting in an inferior being, provides hybrid progeny, a mutable, more malleable species with a rich gene pool. From this racial, ideological, cultural, and biological cross-pollinization, an “alien” consciousness is presently in the making – a new mestiza consciousness, una consciencia de mujer. It is a consciousness of the Borderlands.5 3
“(Un)natural Bridges, (Un)safe Spaces”, in Gloria Anzaldúa, This Bridge We Call Home: Radical Visions for Transformation, New York, Routledge, 2002, p. 1-3. 4 For more information on Nepantla as a form of resistance, please consult: . 5 Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 99.
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Syncretic Identity and Nepantla Spaces in Gloria Anzaldúa’s
The deeper the reader moves into the narrative, the more Anzaldúa’s borderlands shift from a physical place to a mental space. In order to construct both a syncretic identity – a mestiza consciousness – and its corresponding psychological homeland, the nepantla space, Anzaldúa deconstructs the existing History, myths and mythologies of male dominance within the Mexican/“Chican@”, and American patriarchal cultures and traditions only to reconstruct them as symbols of female empowerment. This article deals with the element of intertextuality within the theory developed by Gloria Anzaldúa’s Borderlands/La Frontera and the concepts coined by French feminist and poststructuralist scholars, Hélène Cixous, Luce Irigaray and Julia Kristeva. By focusing on the core communality of the ideas advanced by these four feminist scholars, I will discuss the process through which Anzaldúa breaks all conventions of patriarchal society in order to create new conventions that de-marginalize the feminine, the ethnic, the queer, etc. by taking pride in the aforementioned marginality, and, therefore, centralizing it. By drawing on both Irigaray’s an Anzaldúa’s views on language formation, I will discuss the place of language within the consciousness of the mestiza; I will then analyze the relation between Kristeva’s theory of the Semiotic and Symbolic and Anzaldúa’s Coatlicue state as a source of semiotic expression; finally, I will argue that Borderlands/La Frontera is a quintessential example of écriture féminine, as coined and defined by Hélène Cixous, and ThirdWave Feminism. Throughout her work, Luce Irigaray examines the difference between male and female by arguing that in all Western Christian cultures and societies there is one subject, the male subject, and language is by definition male dominion. Her first argument is that Western Society is ruled by the Law of the Father. God the Father is language since in “the beginning was the Word, and the Word was with God, and the word was God. […] The Word became flesh and made his dwelling among us”6. As such, women live outside language. Within a patriarchal society, women can only define themselves by using male language, and by doing so, they can only exist as objects. In order for women to become agents, they need to create a new language, a female language, and challenge, thus, the onesubject culture: We need to reinterpret everything concerning the relations between subject and discourse, the subject and the world, the subject and the cosmic, the microcosmic, the macrocosmic.7 6
7
John 1:1, John 1:14. Luce Irigaray, An Ethics of Sexual Difference, in Carolyn Brurke and Gillian C. Gill (trad.), Ithaca, Cornell University Press, 1993, p. 6.
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And this is precisely what Anzaldúa is committed to: formulating a theory that addresses the complexity of belonging and the identity of the ethnic female in general and the ethnic queer female in particular, by decentralizing the male subject and his discourse. Many thinkers and scholars have pondered upon the indissolubility between language and identity. Bernard Spolky argues that: [l]anguage is a central feature of human identity. When we hear someone speak, we immediately make guesses about gender, education level, age, profession, and place of origin. Beyond this individual matter, a language is a powerful symbol of national and ethnic identity.8
The work of Erving Goffman has been essential in understanding the paramount importance of language choices in our identity construction. Goffman argues that when it comes to constructing our identity, we are essentially the building and the construction workers, not the architect9, because society will use our language patterns (accent, speed, etc.) to label our identity. Our discourse may be the only tool we can use to manipulate how Others/society define(s) us. Language and identity are therefore fused: “Ethnic identity is twin skin to linguistic identity”10. The language used by the ethnic woman writer, therefore, can only be a mestiza language. For a people who are neither Spanish nor live in a country in which Spanish is the first language; for a people who live in a country in which English is the reigning tongue but who are not Anglo; for a people who cannot entirely identify with either standard (formal, Castillian) Spanish nor standard English, what recourse is left to them but to create their own language?11
In the context of racial and ethnic oppression, the ethnic male loses his position as subject/agent, as the discourse of society discards him. As such he needs to regain and reaffirm his agency by creating a new language – “a language with terms that are neither español ni inglés, but both”12 – by using a lingua mestiza, the Chicanos become agents in the voicing of their own identity. The language they use is no longer pure English, symbol of a society that excludes them and only allows them to exist as objects,
8
Bernard Spolsky, “Second-language learning”, in J. Fishman (ed.), Handbook of Language and Ethnic Identity, Oxford, Oxford University Press, 1999. p. 181. 9 Erving Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor Books, Doubleday, 1959. 10 Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 113. 11 Ibid., p. 77. 12 Idem.
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nor Spanish, the language of the Conquistadores, of defeat. The mestiza language provides for agency, for assertion of identity. Anzaldúa first asserts her identity as member of the Chicano community – la Raza – and it is only afterward that she has gained her identity as Chicana, as a woman within la Raza. “But I identified as ‘Raza’ before I identified as ‘mexicana’ or ‘Chicana’”13. Group identity comes first, and at this point language still belongs to men: “Yo Soy Joaquin”14 is the proof that the Chicano movement relied first and foremost on male activism. The identity shift was made from “I” as member of the community to “I” as a woman, member of the community: “Mexicana,” “Chicana.” The first time I heard two women, a Puerto Rican and a Cuban, say the word “nosotras”, I was shocked. I had not known the word existed. Chicanas used nosotros whether we’re male or female.15
The contact with other languages, or variations of the same language, generates the prospect of identity across communities, across cultures, across borders. Seeking to give voice to the diverse experiences of women of color, Anzaldúa, together with Chicana theorist Cherríe Moraga, edited a collection of essays, poems, and tales entitled This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color16. This collection attests, thus, to her belief that it is solely through unity across communities that women will develop agency. In order to become agents, Chicanas have to deconstruct male discourse and re-construct a Chicana discourse – one that can provide for the newly found mestiza identity: I am my language. Until I can take pride in my language, I cannot take pride in myself. […] I will no longer be made to feel ashamed of existing. I will have my voice: Indian, Spanish, white. I will have my serpent’s tongue – my woman’s voice, my sexual voice, my poet’s voice. I will overcome the tradition of silence.17
13
Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 84. Rodolfo Corky Gonzales, “I Am Joaquin”, in Nicolás Kanellos (ed.), Herencia: The Anthology of Hispanic Literature of the United States, New York, Oxford University Press, 2002, is a manifesto of the Chicano movement, defining the identity of the Chicano as neither Indian, nor European, neither Mexican, nor American, but a combination of all conflicting identities. 15 Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 76. 16 Cherríe Moraga, and Gloria Anzaldúa (ed.), This Bridge Called My Back: Writing By Radical Women of Color, New York, Kitchen Table: Women of Color Press, 1981. 17 Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 81. 14
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This is Gloria Anzaldúa’s, and by extension Chicana’s, “Yo Soy Joaquina” – her identity pertains both to la Raza and to the feminist movement. Now she can identify with women regardless of their social background, religious creed, or race, because they all fight a common battle – becoming subject in a world where language is male discourse. Language is also the channel of Anzaldúa’s definition of gender identity. Mestiza identity means accepting the repressed, the one whose existence has been denied by tradition – the serpent goddess – but also the one that does the repressing – the white man. The Mestiza voice is a hybrid voice – Indian, Spanish, and Anglo – characterized mainly by code-switching. Code-switching (a passage within the same discourse, sentence, from one language to another) constitutes on its own a nepantla space, where two or more languages are always intruding upon each other’s space, only on the margins. The concepts Semiotic and Symbolic were first employed by Julia Kristeva in her 1969 book Semeiotiké : Recherches pour une sémanalyse18. She further developed them in La révolution du langage poétique : L’avant-garde à la fin du XIXème siècle, published in 197419. She defines the Semiotic as that aspect of communication that originates in the body, in the unconscious. It is that part of communication that is “lost, absent, or impassible in language” which manages “to make its way into language”20. It is made up of sounds, vibrations of the language, it is the pre-linguistic state of language, in opposition to grammar-abiding speech, which is the realm of the Symbolic. In writing, the Semiotic is expressed through poetic language, ambiguity, non-respect of the rules of syntax and grammar, lack of punctuation, stream-of-consciousness, etc. In opposition to the Semiotic, the Symbolic is logical language, where rules of grammar and syntax are upheld at their highest. Kristeva associates the Semiotic with a child’s language, which is made up of “babble, incoherence, rhythm and sound, elements that carry meaning, while resisting functional systemic analysis”, as “a child’s babble cannot be paraphrased”21. Unlike the Symbolic, which is based on the correspondence between words and concepts, there is no clear, transparent relationship between world and words within the Semiotic, and the aim of learning to speak is to eradicate the Semiotic and to immerse the subject in the Symbolic. Furthermore, Ruth Robbins argues that for Kristeva: 18
Julia Kristeva, Semeiotiké: Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969. Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique : L’avant-Garde à la fin du XIXe siècle, Paris, Seuil, 1985. 20 “Introduction”, in Kelly Oliver (ed.), The Portable Kristeva, New York, Columbia University Press, 1997, p. XX. 21 Ruth Robbins, Literary Feminisms, New York, St. Martin’s Press, 2000, p. 128. 19
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[The Symbolic] is the language of transparency, power and conformity, and, as such, is aligned with patriarchal functions in culture – le non/nom du père – which signals the father’s name and the father’s prohibitions in social and psychic formations. […] [The] developing child comes to subjectivity in relation to the Symbolic functions in language. The child inserts him/herself into culture by submitting to the father’s ‘no’, by conforming to the linguistic rules of grammar, syntax and propriety in vocabulary, and in this process is related to the child’s insertion into social rules. Since the social world is the patriarchal world, to learn the language of that world is necessarily to learn the language of the father. The process is instigated by the child’s separation from the mother, his/her recognition that s/he is separate and different from the mother. The learning of symbolic language, therefore, necessitates a submission to masculine functions and a farewell to the feminized preOedipal space of the mother-child bond.”22
For Anzaldúa, the equivalent of the Semiotic phase would be the Coatlicue state. The Aztec deity Coatlicue which translates to “She of the skirt of serpents”, was the Earth goddess of life and death, worshiped during the pre-Aztec empire, with its pre-Patriarchal society and language. Coatlicue is the symbol of the earth, and by extension the feminine, as both creator and destroyer, womb and tomb, as life emerges from and submerges into her. According to the Encyclopaedia Britannica: The dualism that she embodies is powerfully rendered by her image: her face is of two fanged serpents and her skirt is of interwoven snakes (snakes symbolize fertility); her breasts are flabby (she nourished many); her necklace is of hands, hearts, and a skull (she feeds on corpses, as the earth consumes all that dies); and her fingers and toes are claws.23
The monolith that represents the goddess was first discovered in 1790, but was immediately reburied because of its monstrous shape and appearance. It was not excavated until after the Mexican Independence, but it was much later that the monolith was placed in the central position it occupies today in the hall dedicated to Aztec/Mexica culture at the Museo Nacional de Antropologia in Mexico City. The legend of the Coatlicue and the story of the monolith are both symbolic of Mexican people’s history, as fruit of military conquest, and cultural rape. According to Octavio Paz, the consequence of this rape is that the Mexican is Other to himself because within him lie both rapist and rapee, aggressor and victim. I want to point out that the most extraordinary fact of our situation is that we are enigmatic not only to strangers but also to ourselves. […] Slaves, servants 22
Idem. For more information on the monolith of the Goddess Coatlicue, see Encyclopaedia Britannica.
23
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and submerged arces always wear a mask, whether smiling or sullen. Only when they are alone, during the great moments of life, do they dare to show themselves as they really are.24
Image of the stone sculpture of the Goddess Coatlicue, in the National Museum of Anthropology, Mexico City. Encyclopaedia Britannica, .
The Mexican/Chicano man can only define himself as the Other; but for women and, moreover, for the queer, this otherness is ingrained and deeply felt. The queer are the mirror reflecting the heterosexual tribe’s fear: being different, being other and therefore lesser, therefore sub-human, in-human, non-human.25
Hence, in order to regain agency within the dominant Anglo society and culture, the Mexicano/Chicano will exert his authority and power over the woman, allowing her to exist only as a reflection of his own identity. According to Anzaldúa, Chicanas can regain their identity by returning to pre-Columbian cultural practices, exhuming, like an archaeologist, the vestiges of their past, and rewriting their history accordingly. For Anzaldúa, this means accepting the Other whose existence has been denied, whom society has tried to eradicate in vain, by actually burying the proof of its existence for half a century, and who still lurks in the dark, waiting to be freed such a repressed memory.
24
Octavio Paz, The Labyrinth of Solitude and Other Essays, Kemp, Lysander; Milos, Yara and Phillips Belash, Rachel (trad.), New York, Grove Weidenfeld, 1985, p. 70. 25 Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 41.
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All female figures present in Mexican mythology are deprived of sexuality – La Virgen de Guadalupe, La Malinche/La Chingada, and La Llorona26. They were robbed of their serpent, which needed to be acknowledged in order for Chicanas to gain agency. The Other can be accepted by entering a mirror stage and finding it buried within the depths of the unconscious: “There is another quality to the mirror and that is the act of being; being and being seen, subject and object, I and she”27. The “She” in question is the serpent goddess Coatlicue, the archetype of duality, she is the I and the Other concomitantly. By accepting the Other as part of oneself and returning, thus, to a pre-Symbolic and pre-Oedipal time and space, she writes the first lines of her story: “Not the heterosexual white man’s or the colored man’s or the state’s or the culture’s or the religion’s or the parents’ – just ours, mine”28. She makes a passage from acknowledging the existence of the Other and accepting the Other as self, from “ours” – mine and Other’s – to “mine”: me + the other = I. It is solely through this acceptance that the Chicanas can fight and demand to be accepted as agents, to be recognized as agents within both society and community: Though we “understand” the root causes of male hatred and fear, and the subsequent wounding of women, we do not excuse, we do not condone, and we will no longer put up with it. […] We say to them: We will develop equal power with you and those who have shamed us.29
In an interview with Debbie Blake and Carmen Abrego, Anzaldúa reinforces the necessity of reviving and rewriting the ancient myths and legends, of re-appropriating female representations that were distorted by patriarchal discourse, as a means of regaining pride and authority: Yes I have to understand racism because I have to survive it. But I also have to look at my own psychology as an oppressed woman, take that psychology of oppression and add the liberation and the empowerment to it. […] This is why I keep going back to the cultural terms such as conocimiento and the goddess like Coyolxauhqui, the moon goddess, Coatlicue, and others. […] I can take these symbols and myths that have been defined by the patriarchy and Mexican culture, see where these figures have been misinterpreted, and correct what’s going on in my day-to-day life with what went on during the time periods when
26
28 29 27
Ibid., p. 52. Ibid., p. 64. Ibid., p. 73. Ibid., p. 106.
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those figures were worshiped. There’s a correlation between how women were oppressed back then and how they’re oppressed now.30
In written discourse, the use of the Semiotic – exemplified by the olay on syntactical disruptions – is the trait of the transgressive text, or a génotexte (as defined by Kristeva in La révolution du laguage poétique), which offers the readers an entire gamut of signifying processes. In Anzaldúa, these disruptions can be noticed in the very shape of the narrative, and more particularly, of the poems, such as, for example, “Canción de la Diosa de la Noche” and “Creature of Darkness”31. Beyond the words which symbolize the return to the Coatlicue state, a reunification with the Mother Goddess and an acknowledgment of one’s duality, the disposition of the lines and stanzas on the page hint at the shape of a vine that creeps up a wall (here the page, embodiment of the patriarchy, of the literary canon) and seeps its stem into its foundation, making it strong, while weakening it as, in time, the wall would crumble without the support of the vine’s roots. The poem “Creature of Darkness” has only two punctuation marks – two full stops symbolically placed to highlight the triple marginalization of the queer ethnic woman: […] We’re a creature of darkness. … creature of night creature afraid of the light. … a creature afraid of the dark a creature at home in the dark.
The rest of the poem lacks any markers for breathing or stopping as if, when spoken, the words were meant to flow into each other, like the rambling of a child where meaning is suffused by rhythm and breathlessness. Like Anzaldúa, Hélène Cixous believes that patriarchy and male domination were constructed through men’s appropriating women’s images, self-representation, and sexuality and that in challenging rigid sexual definitions, women will destroy this patriarchal domination. That challenge to the traditional models of thought relies on both linguistic structures and thematic content, and in particular on the relationship between écriture féminine and the body. Language is not solely a mental and social reality, but an engrained element in the bodily realm, meaning 30 31
Anna Louise Keating (ed.), op. cit., 2000, p. 218. Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, respectively p. 218 and 208.
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that women’s writing is necessarily writing of and through the body/the flesh. According to Cixous “writing is [also] a physical effort”32. For Anzaldúa the body becomes the very instrument of writing, of creation: I look at my fingers, see plumes growing there. From the fingers, my feathers, black and red ink drips across the page. Escribo con la tinta de mi sangre. I write in red. Ink. Intimately knowing the smooth touch of paper, its speechlessness before I spill myself on the inside of trees.33
The body is both the place where writing originates from and onto which it is engraved; it is the blank page – “the inside of trees” – on which the words are written in blood: “[…] red. Ink.”. Writing, akin to identity creation not only demands sacrifice, but also triggers physical illness: Because writing invokes images from my unconscious, and because some of the images are residues of trauma which I then have to reconstruct, I sometimes get sick when I do write. […]34
Her sacrifice, her offerings to the Serpent Goddess are the actual creation, the process of writing, the blood made of ink on the blank paper. The blank page, her body, becomes the ultimate nepantla space: I am a wind-swayed bridge, a crossroads inhabited by whirlwinds. Gloria, the facilitator, Gloria the mediator, straddling the walls between abysses. ‘Your allegiance is to La Raza, the Chicano movement,’ say the members of my race. ‘Your allegiance is to the Third World,’ say my Black and Asian friends. ‘Your allegiance is to your gender, to women,’ say the feminists. Then there’s my allegiance to the Gay movement, to the socialist revolution, to the New Age, to magic and the occult. And there’s my affinity to literature, to the world of the artist. What am I? A third world lesbian feminist with Marxist and mystic leanings. […] Who, me confused? Ambivalent? Not so. Only your labels split me.35
Although rooted in Second Wave feminism, through this rejection of rigid labels and categorization, Anzaldúa stands as one of the pioneers of Third-Wave feminism. The term was officially coined by Rebecca Walker in her 1992 article entitled “Becoming the Third Wave”36, which 32
Hélène Cixous and Mireille Calle-Gruber, Rootprints: Memory and Life Writing, New York, Routledge, 1997, p. 18. This idea is also rather predominant in Barthes’ work. 33 Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 93. 34 Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 92. 35 Gloria Anzaldúa, “La Prieta”, in Cherríe Moraga and Gloria Anzaldúa (ed.), op. cit., 1981, p. 228. 36 Rebecca Walker, “Becoming the Third Wave”, in Ms. Magazine, January/Febrary 1992, p. 39.
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conceptualizes a movement originating in the early 1990s which focuses on achieving an egalitarian society through the deconstruction of male discourse and reclaiming each woman’s/individual’s right to shape their identity and define their own image. According to Rebecca Walker SecondWave feminism was very much characterized by stringent definitions that did not allow for difference or individuality: For many of us it seems that to be a feminist in the way that we have seen or understood feminism is to conform to an identity and way of living that doesn’t allow for individuality, complexity, or less than perfect personal histories. We fear that the identity will dictate and regulate our lives, instantaneously pitting us against someone, forcing us to choose inflexible and unchanging sides, female against male, black against white, oppressed against oppressor, good against bad. This way of ordering the world is especially difficult for a generation that has grown up transgender, bisexual, interracial, and knowing and loving people who are racist, sexist, and otherwise afflicted.37
On the contrary, concepts such as nepantla and mestiza consciousness, which signify inclusiveness, flexibility, and rejection of unyielding classification, are symbols of the Third Wave agenda. By providing both a history of the origins of Western society’s dichotomy-driven discourse and by stepping beyond its binaries, Anzaldúa draws a spiritual, social, and psychological map of the mestiza consciousness: The new mestiza copes by developing a tolerance for contradictions, a tolerance for ambiguity. She learns to be an Indian in Mexican culture, to be Mexican from an Anglo point of view. She learns to juggle cultures. She has a plural personality, she operates in a pluralistic mode – nothing is thrust out, the good, the bad and the ugly, nothing rejected, nothing abandoned. […] The work of mestiza consciousness is to break down the subject-object duality that keeps her a prisoner and to show in the flesh and through the images in her work how duality is transcended. The answer to the problem between the white race and the colored, between males and females, lies in healing the split that originates in the very foundation of our lives, our culture, our language, our thoughts.38
The processes of creating, and affirming a new identity, other than the one ascribed by society, is not a linear and easy one: the title of the last chapter – “Towards a New Consciousness” – implies that her acquiring the mestiza consciousness, the mestiza identity, is just a small step forward, not an accomplishment in itself. This identity is reached through securing 37
“Being Real: An Introduction”, in Rebecca Walker (ed.), To Be Real: Telling the Truth and Changing the Face of Feminism, quoted in R. Claire Snyder, “What Is Third-Wave Feminism? A New Directions Essay”, Signs, Vol. 34, No. 1, Chicago, The University of Chicago Press, Autumn 2008, p. 176. 38 Gloria Anzaldúa, op. cit., 1987, p. 101-102.
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one’s home, the nepantla space, which is one’s body and ultimately, the body of writing, “this thin edge of barbwire”, as Anzaldúa so aptly named it. Multiplicity of identities, acceptance, inclusiveness come, however, at a high price, as a dwelling of barbwire will ultimately cut into the flesh and remove the dweller’s skin off her body.
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Ficciones de ida y vuelta en la obra de Edgardo Cozarinsky Teresa Orecchia Havas Université de Caen
Hace varios años que paso más tiempo en Buenos Aires que en París. No sé qué efecto tiene esta transhumancia en lo que escribo, pero alguna huella ha de dejar, no lo dudo. E. Cozarinsky
Entre el cine y la literatura A principios del 2001 aparecieron casi simultáneamente en Buenos Aires La novia de Odessa y El pase del testigo1, dos libros de un autor conocido hasta entonces sobre todo como un intelectual y un cineasta viajero, Edgardo Cozarinsky. De manera consecuente, la prensa porteña llegó a presentar al escritor, que acababa de regresar a Buenos Aires, como uno de los secretos mejor guardados de las letras argentinas2. Cozarinsky había publicado en efecto su primer trabajo, un estudio sobre Henry James3, treinta y cinco años antes, y habiendo dejado el país a principios de los setenta, se había dedicado desde el extranjero (Francia y Alemania) a la construcción de una obra cinematográfica que prevaleció sobre la creación literaria durante largo tiempo4. Así su libro 1
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La novia de Odessa, Buenos Aires, Emecé, 2001 ; El pase del testigo, Buenos Aires, Sudamericana, 2001. Ver, entre otros, la entrevista a cargo de José María Brindisi, « Detesto la pureza », en 3 Puntos, 3 de mayo de 2001, p. 58. El laberinto de la apariencia, Buenos Aires, Editorial Losada, 1964. En esta primera época Cozarinsky había publicado también un trabajo antológico y erudito sobre la relación de Borges con el cine así como un ensayo sobre las afinidades entre la novela y el chisme. El primero, Borges y el cine, data de 1974 (versión definitiva : Borges en/y/sobre cine, Madrid, Fundamentos, colección Espiral, 1981). En cuanto al segundo, su primera versión, titulada El relato indefendible, se conoció en 1973 al obtener el primer premio ex-aequo (compartido con José Bianco) en el
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de crónicas ficcionalizadas Vudú urbano, hoy casi un objeto de culto, celebrado en su momento por algunos influyentes escritores entre los que se contaban Susan Sontag y Guillermo Cabrera Infante, que escribieron sendos prólogos al volumen, databa sólo de 1985, un momento de pleno desarrollo de su producción fílmica. Pero confirmando la promesa del 2001, la escritura de plena invención cobró importancia autónoma a partir de entonces, en coincidencia con un ritmo mucho más esporádico de la obra para cine5, y en franca alternancia del registro ficcional6 con el ensayístico7. Tal cronología permite pensar que la escritura y la creación visual operan para este autor como dos aspectos de una misma poética y que son etapas de un proyecto coherente más allá de su diversidad instrumental. Aunque el lenguaje del cine poco tenga que ver en la práctica con el de la literatura, cuestión que el mismo Cozarinsky ha señalado claramente8, es evidente por ejemplo que tanto en sus películas como en su obra escrita la marca distintiva de su trabajo es el uso del desplazamiento discursivo, la combinación de ficción y de datos documentales, la invención unida a la inscripción memorial o archivística de los hechos, la imagen en contrapunto con la palabra.9 Sus relatos reminiscentes, por otra parte, comentan, como algunos de sus films, la dispersión social e identitaria de nuestro siglo, acercando sus textos a los de otros autores contemporáneos que buscan reunir la tensión autobiográfica, la evocación memorialista y la ficción (por ejemplo Georg Sebald, Claudio Magris, o algunos escritores de la ex-Yugoeslavia, como Danilo Kis). Como ellos, Cozarinsky inscribe en sus ficciones un ir y concurso de ensayo de La Nación de ese mismo año (versión definitiva en su libro Museo del chisme, Buenos Aires, Emecé, colección Cruz del Sur, 2005, p. 11-44). 5 Cozarinsky ha realizado, mayoritariamente en Europa, pero también en Argentina, más de veinte películas, entre retratos de artistas e intelectuales, ficciones con inclusión de elementos documentales, documentales a secas y ficciones puras. 6 La serie de ficciones se abre con los relatos de La novia de Odessa (2001), a los que siguen la recopilación de cuentos Tres fronteras (2006) y las novelas El rufián moldavo (2004), Maniobras nocturnas (2007), Lejos de dónde (2009), La tercera mañana (2011), Dinero para fantasmas (2013). 7 Este registro comporta libros de ensayo y de crónica urbana que suelen entrecruzar diversas fronteras genéricas : El pase del testigo (2001), Palacios plebeyos (2006), Museo del Chisme (2005), Milongas (2007), Blues (2010), Nuevo Museo del chisme (2013). 8 Ver Teresa Orecchia, “Entrevista a Edgardo Cozarinsky”, in Cuadernos hispanoamericanos, n° 621, marzo 2002, p. 100. 9 Ya en su primera película, rodada en 1971 (Puntos suspensivos, serie de 17 secuencias que mezclan arbitrariamente todo tipo de discursos), Cozarinsky superponía la descripción de una ciudad leída en voz off y las imágenes de otra (Buenos Aires/ Calcuta) en un montaje que subrayaba los constantes desplazamientos entre la imagen y el discurso.
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venir entre geografías distantes, enuncia lugares intermitentes habitados por sujetos nómades y explora territorios cosmopolitas, distancias, sitios olvidados reinventados por la imaginación. Sus cuentos, crónicas y novelas, caracterizados por la hibridez y el fragmentarismo, y tratados con técnicas de montaje que privilegian la escansión discursiva de la forma breve, proponen un universo real-fantasmático del aquí inseparable del allá/en otra parte, en el cual reverdecen los cruces culturales y se exhiben las paradojas de la Historia. Una mirada contaminada de extranjería enfoca a los sujetos desplazados o ex-centrados que protagonizan todas estas aventuras, la de un narrador-cronista que si bien parece verlo todo desde un espacio propio y aparte, no deja de exhibir una posición tangencial, ni demasiado cercana ni demasiado lejana de los datos que maneja, ni completamente determinada por un gesto auto-reflejo ni ajena del todo a la empatía. En sentido estricto parece entonces oportuno separar las narraciones de este autor de las ficciones de exilio, o de exiliados, y aproximarlas provisoriamente a los así llamados relatos “del regreso”, o aún mejor, del “afuera”, según la expresión de Sylvia Molloy, en los que se exaltan el descentramiento de los sujetos y el viaje10, y se especula sobre la extranjería, la ausencia, la pertenencia geográfica, cultural y lingüística. Memoriosas y cosmopolitas, esas narraciones son numerosas en el último cuarto de siglo de la literatura argentina, y proceden de escritores (o escritoras) que viviendo o habiendo vivido fuera de su país, trazan caminos de ida y vuelta hacia él en textos con rasgos autoficcionales, o bien al contrario, alejan completamente el marco referencial situándolo en territorios lejanos o exóticos, o incluso “inventa[n] lo familiar desconfiando de las raíces”11, pero trabajan, en todos los casos, con temáticas, posiciones subjetivas y marcas lingüísticas que apelan a la extraterritorialidad del escritor, real o imaginaria. Es el caso por ejemplo de Luisa Futoransky, de Luisa Valenzuela, de Alicia Borinsky, de la misma Molloy, de Sergio Chejfec, de Alberto Manguel, entre los que escriben en español y han residido o residen afuera, de Copi entre los que han escrito en otras lenguas. Cito a Molloy : Prefiero hablar de la escritura del afuera y no de la escritura del exilio porque la carga a menudo dramática de esta última palabra de algún modo oblitera la noción – engañosamente más simple – de desplazamiento. Si digo “afuera” 10
Sobre el tema del viaje, ver David Oubiña, “Impropios laberintos de un rostro (Construcción de una identidad nómade en la literatura y el cine de Edgardo Cozarinsky)”, in Filología, XXXI, 1-2, Buenos Aires, 1998, p. 35-42. 11 “A modo de introducción”, in Sylvia Molloy y Mariano Siskind (ed.), Poéticas de la distancia. Adentro y afuera de la literatura argentina, Buenos Aires, Norma, 2006, p. 20.
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presupongo un “adentro” al que, en teoría, puedo volver ; si digo “exilio”, la posibilidad de la vuelta es menos clara. Lo que me interesa principalmente es la escritura que resulta del traslado, la escritura como traslado, como traducción ; la escritura desde un lugar que no es del todo propio y sin duda no lo será nunca, un lugar donde subsiste siempre un resto de extranjería y de extrañeza, donde se aprende a hablar una lengua nueva pero se escribe en la lengua que se trajo […].12
Es indudable que esa extraterritorialidad no se mide simplemente en términos de lugar o de condiciones de residencia del escritor, sino que está inscripta en la relación que sus textos mantienen con una ficción de origen y en la manera como actualizan una “poética de la distancia”, es decir, una mirada crítica o reminiscente sobre la autoctonía y sobre la tradición. Cozarinsky mismo ha opinado a menudo sobre las vías secretas que marcan la pertenencia de una obra a una cultura, insistiendo en el ejemplo de grandes artistas que han escrito en otras lenguas, o transformado de manera absoluta su propia lengua ; entre los nombres que cita se encuentran Canetti, Celan, Kafka, Roth, Nabokov, Cioran, y por supuesto, la “altiva, espléndida arrogancia transnacional” del inglés políglota de Joyce. En cuanto a sí mismo, sin embargo, Cozarinsky no olvida de reclamar una morada imaginaria que tiene su modelo real : [S]i intentase reconocer en lo que he escrito una pertenencia territorial, por lo tanto imaginaria, […], creo que la reconocería solamente en la ciudad de Buenos Aires. La ciudad donde yo nací, esa ciudad que siempre ha sido acusada, con justicia, de “dar la espalda al resto del país” es mi patria […].13
Ahora bien, si el escritor reivindica a la vez las ciudades cosmopolitas que crecen con la mirada vuelta hacia el “prestigio de lo lejano” y su propio nomadismo, su literatura articula la condición extraterritorial (su “casa imaginaria”) en torno a tres instancias : la tensión entre la crónica y la ficción, que es en mi opinión la característica distintiva de su estética, la condición desterritorializada de los sujetos (las máscaras del escritor, la mayor parte de los personajes, algunos de los narradores) ; y la representación de un tiempo repetitivo, que hace reaparecer los mismos sentidos reiterados en nuevos hechos, en nuevas generaciones de hombres, en nuevas geografías. Evocaré brevemente estos aspectos a fin de investigar qué relatos de origen encierran esas ficciones de la extraterritorialidad.
12
Sylvia Molloy, “Literatura, una patria sin fronteras”, in La Nación, ADN Cultura, 20 de septiembre de 2013. 13 “Tarjeta postal”, in Sylvia Molloy y Mariano Siskind (ed.), op. cit., 2006, p. 70.
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Proliferación del relato. Nomadismos temáticos y genéricos La amplitud de la tensión ficcional en la literatura ensayística de este autor y, de modo general, el poderoso impulso a relatar pueden observarse en todos sus libros de ensayo o de crónicas, desde El pase del testigo (2001) hasta Blues (2010). E incluso en una obra menor de antólogo, miscelánea y heteróclita como Museo del chisme14, recopilación de sesenta y nueve historias breves y curiosas, entresacadas o reescritas a partir de las fuentes más diversas, eruditas o populares, escritas o conversacionales15. Esos minúsculos relatos, cuya materia siempre paradójica o extraña puede ser sumamente seria y hasta dramática, o bien frívola y mundana, están recorridos por una preocupación de la historia europea (y sus conexiones con la argentina) que es una constante en toda la obra de Cozarinsky. El chisme surge precisamente como una manera libre de asomarse a la Historia, evitando el peso del relato total en el que ya no creemos, y abordándola de costado, como lo hacen los sketches del cronista, que no dejan de dar a la colección el aire de un memorial, aunque se trate de un memorialismo de registro familiar, de trazo rápido y de corte irónico, agudo, y a veces amargo. Asociaciones y complicidades erradas (judíos y austro-húngaros), relaciones de riesgo (judíos y alemanes), cercanías peligrosas (poder de los autócratas), recuperaciones póstumas, sobrevivientes, ajusticiados y suicidas se suceden en esas páginas, dando prueba de que el curioso y terrible entramado que deja la estela de la Historia puede también contarse con ese registro familiar y en apariencia modesto que hace resaltar sus impasses y sus paradojas. También en El pase del testigo aparecen esos grandes dramas de nuestro siglo acompañados ahora por la problemática de la fecundación mutua de tradiciones culturales diferentes (la música rusa y la judía) y por una serie de temas que conciernen el misterio de la creación artística. Sujeto de experiencia y de escritura, el autor se piensa aquí como un testigo ubicuo y como un passeur para quien la tarea está cumplida sólo cuando se ha logrado transmitir un legado. Esa figura del passeur, fundamental para la comprensión de la tradición cultural en términos de traducción, surge en una crónica autobiográfica (Mitteleuropa-amPlata) cuyo espacio referencial es Buenos Aires. Texto sobre la pérdida del pasado, en él se combinan los recuerdos de un cinéfilo precoz con la 14
Edgardo Cozarinsky, op. cit., 2005, reeditado en versión aumentada como Nuevo museo del chisme, 2013. 15 Sobre este libro, ver mi artículo : « Edgardo Cozarinsky, escritor y cineasta. Una poética del desplazamiento », in Pierre Civil y Francoise Crémoux (ed.), Actas del XVI Congreso de la AIH-Asociación Internacional de Hispanistas : Nuevos caminos del hispanismo, (Paris, julio de 2007), Madrid /Frankfurt, Iberoamericana-Vervuert, 2010. Consultable en CD.
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pertenencia fantasmática o mítica a ciudades soñadas y la evocación de una Buenos Aires añorada, de espacios superpuestos e itinerarios que se cruzan, en donde los emigrados de Europa central, de Odessa o de Kiev, reconstruían en interminables conversaciones y altercados la fisonomía de ciudades legendarias como Berlín o Viena, que ellos mismos no habían podido visitar nunca. De manera semejante, los libros de ficción, desde La novia de Odessa hasta Lejos de dónde, evocan vidas atrapadas en el movimiento de la Historia, definidas por la mezcla de culturas y los exilios, la sustitución de identidades y los viajes que inventan destinos inesperados. Los personajes de estos relatos son siempre, de un modo u otro, los humildes protagonistas de los grandes dramas colectivos, testigos a pesar suyo, víctimas de los hechos, hombres y mujeres desplazados, transplantados o marginalizados, que han sobrevivido a los pogroms, a los campos de exterminio, a las guerras con sus secuelas de destrucción y de pérdida, o bien que se han quedado anclados en un sitio de paso, inseparables de su propia melancolía, esperando inútilmente el acceso a un futuro mejor. Si esas narraciones cuestionan a menudo la historia trágica del siglo XX europeo, lo hacen entonces desde perspectivas centradas siempre en el desarraigo, que realzan las incógnitas planteadas por vidas y mundos a punto de extinguirse, ángulos de visión en donde el errar de los sujetos encuentra su contrapartida en la mirada fluida y oblicua, a un tiempo aguda y púdica, del narrador.
El tema judío La presencia de lo judío europeo como cultura de asimilación y a la vez como piedra de toque de los salvajismos del siglo es frecuente en estos textos, tanto en los ensayos como en la obra narrativa. No se trata sin embargo en general de ficciones autobiográficas ou autofigurativas en relación directa con la identidad judía del escritor. Lo judío aparece aquí más bien como un lugar genealógico, tanto histórico como simbólico o imaginario, a partir del cual se recrean historias verídicas o verosímiles o se inventan leyendas y versiones. Un lugar propicio al traspaso de las experiencias de un hombre a otro o de una generación a otra, que brinda ejemplos mayores de la fragilidad de las identidades – personajes de judíos que deben disimular su nombre o su origen, intercambios de identidad, robos de señas personales, enmascaramientos salvadores, etc. –, así como de la dificultad de conocer el pasado. Si bien en los ensayos, que evocan una brillante galería de hombres solos y de intelectuales atrapados en las crueldades del siglo, se pueden encontrar notables figuras de judíos europeos visionarios, como por ejemplo la de Karl Kraus, objeto del brillante artículo titulado “Otro 308
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pudor de la historia” (El pase del testigo)16, son sobre todo dos novelas recientes, El rufián moldavo (2004) y Lejos de dónde (2009)17, las que muestran la importancia creciente del tema judío en la obra de Cozarinsky, a la vez como caso modelo de la cuestión de la identidad migrante y como reflexión sobre las vías misteriosas de la transmisión. Las novelas proponen intrigas que entrelazan territorios y seres entre los polos de lo judío y lo no judío – europeo o argentino –, y exhiben la hipotética reconstrucción de un pasado que parece inalcanzable. El rufián moldavo acude al esquema narrativo de la investigación realizada por un detective improvisado para presentar una historia compleja, que toma su impulso inicial en torno a los papeles que un viejo actor deja al morir. A partir de allí la encuesta se abre en realidad sobre dos líneas bien diversas que se enlazarán en la ficción, tratadas como de costumbre sobre bases documentales y, en el caso de la primera, archivísticas : la prostitución de muchachas polacas en la Argentina de principios de siglo y la actividad teatral que las compañías de aficionados judíos desarrollaron en idisch en la Buenos Aires de esos mismos años. Las dos intrigas se cruzan en las aventuras de algunos personajes y sus cruces sacan a luz con datos precisos no solamente la historia de la Zwi Migdal, poderosa asociación de proxenetas judíos polacos que operó en la ciudad en las décadas del veinte y del treinta, sino también las características del teatro popular de la época, judío y no judío, el auge de las revistas musicales, y una buena parte de la historia del tango. La vida de los judíos en la Rusia zarista, el mundo de los rufianes polacos, el de las muchachas sacadas de la vida campesina del stetl para terminar como pupilas en las casas de citas de la provincia o de la capital argentina, las complicidades en los círculos del crimen, de la policía y del medio pelo en las ciudades del Plata, las ideas laicas de los judíos avanzados : poco a poco la narración informa sobre todos esos puntos y algunos otros, va desarrollando sistemáticamente una vista panorámica de época, desde las actividades secretas de la “poderosa organización” hasta las acciones de los grupos nacionalistas porteños, y elige el universo del teatro y de la música popular (cantores de tango, músicos de provincia, revistas musicales) como paradigma de la mezcla de lenguas y orígenes. Por su parte, los desplazamientos de la acción en el espacio o en el tiempo 16
Intelectual austríaco que creó y escribió el periódico Die Fackel (La Antorcha), “empresa de crítica cultural exigente, antidogmática, única” (El pase del testigo, op. cit., 2001, p. 40), Kraus es para Cozarinsky una suerte de paradigma supremo del hombre “de la responsabilidad absoluta”, polemista de excepción en lucha abierta por sus ideas, que en tanto judío se opone al sionismo, y en tanto europeo y austríaco se constituye en crítico infatigable de todos los aspectos de la vida social de su tiempo. 17 E. Cozarinsky, El rufián moldavo, Buenos Aires, Emecé, Colección Cruz del Sur, 2004 ; Lejos de dónde, Barcelona, Tusquets, 2009.
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aportan siempre la confirmación de la importancia de la base archivística, del ‘saber’ que el escritor ha acumulado con fines documentales, de la tensión, particularmente bien resuelta en el caso de esta novela, entre el material de la crónica y la imaginación.18 Pero en El rufián moldavo la mirada que busca comparar los pliegues y las vueltas y revueltas de la Historia no se limita a los trayectos de hace un siglo, sino que llega a abarcar incluso a la Europa actual y, promediado el relato, acerca simbólicamente aquellos rufianes del novecientos a los proxenetas del Este europeo de hoy, proponiendo las siluetas de las muchachas albanesas, rumanas, polacas y moldavas que se prostituyen en los accesos de la cintura parisina como nuevos avatares de aquellas jóvenes arrancadas de las aldeas judías o rusas hace cien años. La aventura en espejo sintetiza así la recurrencia de los hechos, une espacios y tiempos diferentes, generaciones sucesivas, indicando una vez más hasta qué punto los paralelismos entre situaciones en apariencia lejanas entre sí, las ironías de la Historia, las coincidencias extrañas, dolorosas o fantasiosas, la convergencia inesperada de los hechos, pequeños y grandes, son temas predilectos de este escritor. Sin embargo, la imbricación de conflictos y episodios en esta obra cede en importancia arquitectónica al verdadero motor del discurso narrativo, el uso constante del desplazamiento del foco. La técnica de evocar un lugar o un personaje y de allí hacer surgir un nudo textual, o pasar de un dato o detalle a un objeto, y de éste a un nuevo desarrollo que inflexiona la acción, creando así una intriga compleja y nuevos subtemas, recuerda sobre todo la pauta organizadora de las narraciones de G. Sebald, que alcanzó con él un brillo excepcional – sin que la construcción de la frase en Cozarinsky le sea comparable ni en su capacidad de albergar la digresión ni en la práctica de fracturar y expandir la sintaxis –19. El momento que condensa la reminiscencia temática a la obra de Sebald se encuentra en cambio al final de la novela y parece reapropiarse un fragmento de Les Émigrants20. En el “Epílogo” de El rufián moldavo la visita al asilo de ancianos y la mención 18
También las características de los dos narradores que se alternan en diferentes capítulos confirman esa tensión : a un narrador en tercera, que parece saberlo todo sobre las sucesivas épocas que enfoca como un cronista minucioso, se le opone la voz en primera persona del estudiante investigador, que es un argentino de apellido italiano y madre judía. 19 La prosa de Cozarinsky es también pródiga, como la de Sebald, en nombres propios (calles, lugares, personas, obras) que anclan firmemente el relato en el presente de la lectura y a la vez en un pasado que se recupera con nostalgia a través de ellos : así se recobran teatros desaparecidos en el centro de la ciudad – el Soleil, el Ombú, el Marconi, el Excelsior –, viejos bares, viejos films, viejos tangos, y una buena parte de la geografía urbana de las antiguas casas de placer bonaerenses. 20 W.G. Sebald, Les Émigrants, Paris, Actes Sud, 1999, p. 261-265.
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del terreno baldío y del cementerio judío detrás de una tapia recuerdan el episodio de la visita al cementerio del narrador de Sebald. Coinciden la ubicación de la secuencia en el capítulo final de ambos libros, el carácter del personaje que ha venido siendo objeto de la investigación (un anciano judío europeo), la actitud de asombro y de reconocimiento del narrador, el abandono en que se encuentra el sitio, el recurso a la enumeración o al recuento de los nombres de personas y de lugares grabados en las estelas, aunque difieren la focalización directa sobre el punto de vista del narrador en Sebald, pero mediada por el relato de otro personaje (el dueño del bar) en El rufián moldavo. Ese espacio de mediación que instala la voz de otro es sin embargo revelador del sentido pedagógico de la aventura que inspira la versión de Cozarinsky. Cuando el narrador de su novela comprende que los judíos han tenido su cementerio de los réprobos y que lo han vaciado para instalar en él a los muertos que ellos consideran intachables, cuando encuentra los nombres y los lugares de origen de los impíos en viejas lápidas de mármol arrancadas y convertidas en mesas de un bar polvoriento, entonces comprende que ninguna época nueva puede comenzar sin que se transformen los códigos que han regido siempre la vida de los hombres. Sólo cuando los restos de los muertos respetables y los de los que han cometido crímenes de honor se mezclen podrá cambiar el curso de la Historia. Así, a la fluidez lírica y melancólica que crea la sintaxis de la frase en el texto de Sebald, a su deriva hacia nuevos episodios y significados, a su referencia al judío alemán como a un hermano sacrificado por su hermano, a su constante interrogación de las raíces alemanas y de las ruinas dejadas por el tiempo, Cozarinsky les sustituye una conclusión donde las identidades se leen en el revés de la trama (en el anverso de las lápidas), un gesto que aspira a borrar fronteras, tanto físicas como sobre todo morales y religiosas. Por eso la reflexión final de su narrador contiene una interpelación nítida al lector en favor de la llegada de nuevos tiempos sin culpa, sin venganzas, sin agravios. Ese final es una oración a la fuerza de la vida y de la tolerancia : Pensé que esa lluvia anegaría también la sección abandonada del cementerio de Avellaneda, su tierra ya removida cuando se arrancaron las lápidas para permitir enterrar allí a nuevos muertos, muertos decentes cuyos nombres podrían ser exhibidos sin vergüenza en flamantes lápidas costosas, muertos que no sabrían que en esa tierra fresca y renovada se reunirían con los restos sin nombre de quienes lo tenían escondido bajo las mesas de un bar, sus rostros lacerados en fotografías de esmalte, si es que éstas no habían sido llanamente arrancadas del mármol reciclado. […] Y me pregunté cuánta lluvia, cuánta tierra removida, cuántos gusanos serán necesarios para que de su descomposición surja algo rico y extraño, algo libre de afectos y agravios impagos, que ninguna culpa enturbie, que ningún memorial celebre.21 21
E. Cozarinsky, op. cit., 2004, p. 156-158.
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Lejos de dónde (2009), una novela posterior a El rufián moldavo, ofrece en cambio una presentación paradójica de la cuestión de los orígenes, tema que es esencial a toda especulación (sea ficcional, histórica, religiosa o filosófica) sobre la identidad judía. Este relato trabaja una vez más sobre la confusión de datos y las casualidades de la Historia, con una selección de episodios que revelan caminos de ida y vuelta en las vidas de los personajes y en la sucesión de las generaciones. La protagonista es una muchacha alemana cuya existencia está cruzada de trayectos que rehacen, en sentido inverso, su propio camino. Comprometida en los campos de concentración, huye en los últimos días de la guerra de una localidad fronteriza con Polonia (Oswiecim/Auschwitz), y logra escapar hacia la Argentina haciéndose pasar por una refugiada judía. Sus documentos están fraguados, pero su doble pertenencia le da la posibilidad de sobrevivir en una Buenos Aires donde florecen las microsociedades, ciudad anfitriona de lenguas, hábitos y culturas inmigrantes. El hijo de ese personaje, nacido sin padre, rehace a su vez, años más tarde, provisto de un pasaporte falso porque se ha comprometido en un atentado, el camino hacia Europa, sin haber logrado saber nunca cuál era el verdadero nombre de su madre ni cuál el misterio de su nacimiento y de su propia identidad. La problemática de los orígenes entendidos a la vez como una determinación de la Historia y como un azar absoluto está ligada entonces más que nunca en este libro a la expresión del traslado, de lo descolocado, y a la reiteración, invertida, pervertida o exacta, de los signos y de los hechos. El título enuncia casi aforísticamente esa problemática con una doble cita solapada que remite por un lado a un chiste o cuento judío, y por otro al libro homónimo de Claudio Magris sobre Joseph Roth 22. Cozarinsky retoma dentro de la novela una versión de ese cuento breve, que en su ficción es relatada por un negociante en diamantes de Amberes : -¿ Conoces la réplica del muchacho judío que decide emigrar a América a principios del siglo XX ? En el mísero stetl de Galitzia o Besarabia donde nació, su madre llora sin consuelo. “Hijo mío, ¿ por qué te vas tan lejos ?”, se lamenta una y otra vez. El hijo, ya lejos de allí en el pensamiento, tal vez con un sentido innato de la relatividad, responde : “¿ Lejos ? ¿ Lejos de dónde ?”23
22
Claudio Magris, Loin d’où, Paris, Seuil, 2009. Original italiano : Lontano da dove. Joseph Roth e la tradizione ebraico-orientale, Torino, Giulio Einaudi, 1971. Magris cita ese chiste como epígrafe a su ensayo sobre Roth usando una transcripción de Saint-Exupéry, lo que comporta por anticipado una interpretación de su sentido en términos de dolor y de ausencia. Saint Éxupéry (y Magris) escribe(n) : « L’absence est le mot terrible de cette histoire juive : “-Tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin! – Loin d’où ?” » (p. 9). 23 E. Cozarinsky, op. cit., 2009, p. 149.
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Al cuestionar el sentido de la relación de distancia (cercanía/lejanía), lo que esas palabras presuponen es la falta de un centro y la ubicuidad de los sujetos, la ausencia de un punto de referencia inmóvil y la posible traslación del lugar originario. Construyen un escenario donde el sitio del hombre es impreciso y está definido por el nomadismo y el extrañamiento, y donde el origen se formula como algo inseparable del relativismo de la palabra, es decir, inseparable de una versión de origen. La novela insiste así en una de las verdades existenciales que profesan los judíos de la diáspora centro-europea, a la cual el autor pertenece precisamente por sus orígenes familiares, la idea de que ser judío es una condición a la vez marginal y central a todas las culturas y que serlo significa, de algún modo, no reconocerse en fronteras absolutas o únicas (puras) de nación, ni de patria, ni de lengua24. Los versos de Paul Celan que sirven de epígrafe al último capítulo de Lejos de dónde (p. 157), y que proceden de un magnífico poema donde Celan interroga a la madre y al alemán, la lengua materna, evocan justamente las sombras de la duda que se ciernen sobre el hombre encerrado en una lengua única – que en su caso es también la del enemigo -. O bien encerrado en la unicidad de la lengua, que nos ha sido impuesta y que siempre es, por lo tanto, (originariamente) lengua de otro.25
Epifanías de la ciudad Acabaré estas reflexiones haciendo referencia a Vudú urbano26, el primero de los libros de ficción de Cozarinsky, porque es el que plantea, a diferencia de los posteriores, un origen de la escritura, y ese origen está imaginariamente situado en la ciudad natal del escritor. Acompañado hoy por el prestigio de los libros iniciáticos, Vudú urbano cuenta una serie de viajes en tierras exóticas que son también tierras de la memoria. Un uso consumado de la narración breve y del croquis de tipo cronístico se une en sus páginas a un arte admirable del montaje (arte de la elipsis y de la metonimia) en la doble empresa de construcción de un lugar nómade del sujeto y de una cartografía inducida por el recuerdo. Las ficciones ensayísticas, denominadas “tarjetas postales”, que componen el libro están precedidas por un cuento por medio del cual se instaura la tensión de la ficción como marco general de la serie de textos cortos que lo suceden. Ese primer relato narra un regreso imaginario, un “Viaje sentimental” onírico escrito en 1978-1980, casi un viaje de moralista, que – sin evitar la huella cortazariana – vuelve a transportar al narrador – un traductor – desde París, donde vive, a una Buenos Aires de la 24
Ver también « Judío por hablar castellano », en Blues, Buenos Aires, Adriana Hidalgo, 2010, p. 61-63. 25 Ver Oubiña, D., op. cit., p. 38. 26 Cozarinsky, E., Vudú urbano, Barcelona, Anagrama, 1985.
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que partió, deseada y ahora sin embargo decepcionante, poblada por seres ávidos, superficiales, y en el fondo, indiferentes. Tal operación de rescate del pasado, aunque fallida, porque el narrador se siente como un extraño en su propio país, permite en cambio sugerir un tono nostálgico que juega con la referencia autoficcional : “Él mismo reconoce que lo único que realmente querría recuperar es su despreocupada, desprolija, dilapidada juventud” (p. 43). Las “tarjetas postales” que vienen a continuación no corresponden evidentemente a ese regreso ; son las marcas que va dejando un narrador anónimo que realiza un imaginario viaje de ida(s) y vuelta(s) connotado con pautas autobiográficas (se lo puede pensar también como una nueva autofiguración de autor construida con datos más secretos o más alusivos que la primera narración) en donde alternan la pasión del presente y la mirada melancólica dirigida a los paisajes de la experiencia personal y del pasado. “El álbum de tarjetas postales del viaje” contiene así trece episodios que se sitúan en Buenos Aires o en Europa, según un encadenamiento semejante al movimiento de vaivén del recuerdo, que hace pensar por otra parte en que la escritura detenta cierta cualidad refleja, y que no sólo habla del que escribe, sino que se dirige en primer lugar a éste mismo. La tarjeta postal es una carta cuyo emisor y cuyo destinatario, de algún modo, coinciden, una carta que alguien se escribe a sí mismo, para afirmar a la vez su presencia y su ausencia, su estar lejos, pero sólo estando (en alguna medida) en el mismo sitio. El texto-tarjeta postal se constituye con un discurso mixto. La narrativización del sujeto y la atribución de carácter autoficcional a algunos episodios se combina con la forma del relato de viajes dentro de un registro híbrido que reúne los tonos del diario personal y de la relación de hechos curiosos o notables que informan sobre una cultura. Tal relación es ostensiblemente discontinua, como lo son las huellas de la experiencia que la memoria recupera y anota : los relatos forman una serie de episodios relativamente independientes entre sí, pero precedidos todos por citas librescas y encabezados por títulos en inglés que remedan (o corresponden a) títulos de canciones, a la manera de una puesta en escena para uso privado del texto fragmentario del recuerdo. Los más de entre ellos desarrollan historias que podrían resumirse en un aforismo, y que sin embargo nunca omiten desprender un paisaje íntimo del friso de la vida social. En el plano simbólico, son una suerte de cordón umbilical que liga al viajero a su ciudad natal y a la figura de la madre, y si convocan a menudo la infancia, la familia, “el exilio […] del hijo”, es porque buscan incesantemente una sutura entre el presente y el pasado del sujeto. Es así como en Vudú urbano, que contiene los ejercicios reflexivos de un narrador nómade transformado en cronista de sí mismo – alternan en el texto la primera, la segunda y la tercera persona –, el arte del montaje, creador de contextos, se convierte en un arte del desplazamiento, del 314
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ajuste del foco y de la construcción de la distancia, es decir, de la determinación de un espacio y de la elaboración de un punto de vista, cuyo sentido final es el de configurar un lugar propio para el escritor que nace, atravesando memoriosamente las geografías vividas o soñadas, las ciudades deseadas, los libros, la Historia, la magia sexuada del cine. Ese lugar es inestable, es un entre-deux que se forma en el paso de un recuerdo a otro, de una lengua a otra, en “ciertos giros hallados al traducir” (p. 139) – el inglés, como una marca específica de la toma de distancia, y de la búsqueda de una perspectiva personal, es la primera lengua en la que se escribieron algunas de las postales –, o bien en el paso, incesante, de una ciudad invocada a otra. Lugares imaginarios y a la vez territorios de la experiencia, las ciudades del conjuro, Alejandría, Macao, Berlín, Roma, Trieste, París, pero también Manaus o Punta Arenas, todos esos sitios que no son Buenos Aires, pero que provocan la nostalgia de lo que fue, remiten a ella, la ciudad por antonomasia, la del nombre que encierra la promesa del duelo del pasado y la esperanza del tiempo recuperado. La más persistentemente autobiográfica de las postales se llama por cierto “Shangai Blues”, con un título de alusión cinefílica27 que en realidad remite, en un desplazamiento más, al recuerdo melancólico de la ciudad porteña. El texto está precedido por una cita de Andrei Bieli referida a San Petersburgo, que expresa tanto una afirmación del lugar originario como una metaforización del lugar no geográfico desde el cual se escribe. Esas líneas, que convocan la silueta ausente de la Ciudad, sintetizan alegóricamente el trabajo de constitución de un espacio múltiple, de un lugar de enfoque móvil y de una toma de distancia que se ha realizado en Vudú urbano, a partir del cual quedará abierto el camino a la futura escritura ficcional de Cozarinsky. Citémoslas una vez más : Sea como fuere, Petersburgo no es sólo una ilusión : figura en los mapas, en forma de dos círculos concéntricos con un punto negro en el medio, y desde ese punto matemático que no tiene dimensiones proclama enérgicamente su propia existencia. De allí, de ese punto se derrama impetuosamente el torrente de palabras de este libro…28
Tal es entonces la suma de los territorios inventados por Edgardo Cozarinsky, en torno a los cuales giran toda su ficción y buena parte de sus textos ensayísticos. Lo judío y lo argentino, Paris y Buenos Aires, la Europa de las fronteras raciales, lingüísticas y políticas, pero también la de los tráficos de mercancías y de personas que ignoran todas las fronteras en el mundo del capitalismo avanzado, los espacios de refugio y los de intemperie en el seno de las grandes ciudades. Y precisamente, 27
Alude a The Shangai Gesture, la película de aventuras exóticas de Joseph Von Sternberg (1941), objeto de culto cinefílico. 28 E. Cozarinsky, op. cit., 1985, p. 77.
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las ciudades : todas las ciudades reales, soñadas o dignas de ser soñadas, con su música, sus lenguas, sus retazos de pasado. En medio de ellas, irradiante, territorio ensoñado del que brota la ficción, única depositaria de alguna forma misteriosa o entrañable de origen, está Buenos Aires, la ciudad de la infancia y de la añoranza de la madre.
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The Idea of North comme métaphore de la solitude créative chez Glenn Gould Jean-Luc Switalski Université de Lille 3
1967 est une année spéciale au Canada : on y célèbre le centenaire de la Confédération canadienne, et la Radio-télévision canadienne, la CBC (Canadian Broadcasting Corporation/Société Radio-Canada) participe au foisonnement de projets, classiques ou expérimentaux, qui voient le jour dans de nombreux domaines. L’idée est proposée de commander à cet illustre pianiste virtuose canadien – associé depuis de longues années au développement de la radio puis de la télévision au Canada mais officiellement en retraite depuis 1964 –, un documentaire s’inscrivant dans le cadre des festivités nationales. Le hasard veut que Gould ait déjà à l’esprit un documentaire au sujet d’un prospecteur du nord du Manitoba. Dans cette atmosphère de liesse nationale, ce projet est accepté avec enthousiasme. Mais la CBC aurait dû se méfier : un documentaire sur le grand Nord canadien réalisé par un musicien ? Il y avait, soit une erreur manifeste de casting, soit une espièglerie dont le pianiste-réalisateur était coutumier, soit – et ce n’est pas incompatible –, un projet ambitieux répondant à des interrogations esthétiques et profondément personnelles de Gould à ce moment clé de sa carrière.
The Idea of North1, Objet Radiophonique Non Identifié Pourquoi Gould veut-il réaliser un documentaire, et qui plus est, sur le Nord canadien ? Tout d’abord, comme tout Canadien né dans les années trente, il se souvient des « dramatiques » historiques diffusées pendant et après la Seconde Guerre mondiale retraçant la carrière ou le destin d’un personnage réel ou de fiction. Il décide donc de « créer un documentaire 1
Assez bizarrement, la traduction donnée par les Canadiens aux titres d’œuvres de Gould est souvent erronée… « L’idée du Nord », traduction omniprésente, ne rend pas correctement le sens du documentaire. La meilleure traduction est donc « l’idée de Nord », ou « concept de Nord », voire « la raison d’être/ l’intérêt du Nord ».
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qui se croit une émission dramatique » dont les intervenants seront les personnages. Il se souvient aussi des écoles de son enfance, dont les salles de classe étaient décorées de reproductions de tableaux réalisés par A. Y. Jackson et par les peintres du Groupe des Sept2: le grand Nord canadien esthétisé par une école de peinture a donc nourri l’imaginaire de Gould dès son plus jeune âge. Plus tard, il a examiné des photographies et relevés topographiques réalisés dans le Nord : il s’est ainsi trouvé « intrigué » au point de voir le Nord s’insinuer dans ses jugements esthétiques, et servir de pierre de touche ou de repoussoir dans des considérations plutôt tournées vers les phénomènes urbains. Lorsque je me rendis dans le Nord, je n’avais aucune intention d’en parler ni d’y faire allusion, même en passant, dans aucun de mes écrits. Et pourtant, presque malgré moi, je me mis à en extraire toutes sortes d’allusions métaphoriques sur la foi de ce qui n’était qu’une connaissance très limitée et une fréquentation très occasionnelle de cette contrée. Je me surpris en train d’écrire des critiques musicales, par exemple, dans lesquelles le Nord – l’idée de Nord –, commençait à jouer le rôle de repoussoir pour d’autres idées et valeurs qui me paraissaient d’orientation tristement urbaine et, par voie de conséquence, d’une portée spirituelle très limitée.3
À ce sujet, il est bon de se rappeler que Gould lui-même vit à Toronto, et non pas dans le grand Nord. Tel qu’il figure sur les photographies et dans les séquences de cinéma qu’il a tournées, il porte manteau, gants et casquette même en été, et semble afficher une prédilection pour les clichés pris dans la neige. L’individu lui-même semble venu du froid, vêtu comme s’il faisait constamment face à des conditions météorologiques extrêmes, comme s’il vivait perpétuellement dans le Nord mais, si l’on regarde les images de plus près, on s’aperçoit qu’il porte des chaussures de ville ! Gould est un citadin du sud qui affiche sa « septentrionalité ».4 On aura donc compris que la CBC a recruté Gould sur un malentendu. Certes, il y a dans The Idea of North une enquête de terrain réalisée 2
Le Groupe des Sept (The Group of Seven) est créé par de jeunes peintres canadiens qui se rassemblent dès 1913 à Toronto. Ils affirment très tôt représenter l’École nationale du Canada en rejetant la tradition européenne. 3 Tim Page (dir.), The Glenn Gould Reader, New York, Alfred A. Knopf, Inc, 1984, p. 391. Les principaux écrits de Glenn Gould ont été réunis dans cet ouvrage dirigé par Tim Page. Une grande partie de ces textes ont été publiés en français par Bruno Monsaingeon, ce « passeur » infatigable, celui qui, depuis maintenant quarante ans, fait connaître Gould par ses écrits et ses documentaires. Je suis néanmoins l’auteur des traductions proposées dans cet article. 4 Gould aime bien jouer avec son image de solitaire, comme dans l’article qu’il écrit pour High Fidelity Magazine en 1970, intitulé « L’ermite le plus expérimenté de son pays choisit sa discographie d’île déserte », repris par Bruno Monsaingeon, Contrepoint à la ligne, Paris, librairie Arthème Fayard, 1985.
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en partie par Gould, magnétophone en bandoulière, auprès de personnes très différentes tant par leur métier que par leur réaction au Nord, pouvant laisser espérer une démarche d’anthropologue, de sociologue ou de reporter. C’était d’ailleurs son propos initial, mais il doit réduire les 8 ou 9 heures d’enregistrement rapportées à une émission de 50 minutes ! Faute de pouvoir faire entendre les intervenants les uns après les autres de manière linéaire, le pianiste-réalisateur va élaborer une nouvelle forme d’émission reposant, comme pour les enregistrements musicaux, sur les coupures, les collures et le montage5. Gould va utiliser les moyens technologiques dont il dispose pour se livrer à un travail sur la voix de chacun des cinq participants comme si cette voix était un instrument de musique. Chaque instrument va interagir avec les autres. Tantôt une seule voix joue en solo, tantôt plusieurs voix s’entremêlent, créant ainsi une densité sonore qui rend impossible toute compréhension littérale des propos, exactement comme dans un opéra. C’est le bruit du Muskegg Express, ce train reliant Winnipeg (Manitoba) à Fort Churchill dans la Baie d’Hudson, qui sert de continuo au documentaire, comme s’il s’agissait d’un concerto baroque. C’est la cinquième symphonie de Sibelius qui signale l’arrivée du train, la fin du voyage et celle de l’émission. Chacun des personnages représente une réaction particulière au Nord. Il y a une infirmière enthousiaste, Marianne Schroeder, un écrivain cynique, Frank Vallee, un fonctionnaire gestionnaire, Robert Phillips, et James Lotz, géographe-anthropologue, qui a connu la désillusion après avoir placé dans le Nord l’espoir d’une vie future. Un cinquième 5
En 1964, Gould proclame solennellement la mort du concert comme mode de propagation de la musique et annonce qu’il va dorénavant se consacrer exclusivement à la création en studio par le biais de l’enregistrement. C’est ainsi qu’il en vient à formuler une esthétique de l’enregistrement comme « tricherie créative » (creative cheating). Pour Gould, la fin artistique justifie les moyens techniques employés par l’interprète, qui devient monteur et réalisateur. Mais la technologie permet aussi à l’auditeur d’écouter la musique d’une autre façon. Il n’a plus besoin de se rendre physiquement à la salle de concert pour avoir accès à la musique. Le nouvel auditeur que Gould appelle de ses vœux n’est plus l’individu passif qui revient recevoir (ou subir) la musique dans la salle de concert, mais il est lui aussi monteur, réalisateur, et donc créateur. La tricherie créative que Gould pratique dans son studio d’enregistrement va donc lui permettre d’atteindre chaque auditeur individuellement et chez lui, avec pour effets une démocratisation de la musique et une transformation de la société en agissant sur chaque auditeur individuellement. Ce créateur qu’est Gould peut donc toucher individuellement chaque auditeur où qu’il se trouve et, ainsi, le transformer. Paradoxalement, en se retirant du monde pour se consacrer à l’enregistrement, en se plongeant volontairement dans le Nord, c’est-à-dire dans l’impossibilité physique d’entrer massivement en contact avec ses auditeurs par le biais du concert, Glenn Gould a réussi à les toucher individuellement en nombre infiniment plus élevé par le biais de la technique. Ainsi l’enregistrement a-t-il des vertus morales et politiques.
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personnage, le géomètre Wally Maclean, idéaliste pragmatique et enthousiaste déçu, sert de narrateur : il n’est jamais confronté aux quatre autres, même si ses propos reprennent et incluent les positions des quatre autres. Si les cinq personnages ont été enregistrés séparément, le dialogue dans lequel le documentaire les engage est créé artificiellement par la magie du montage6. On le voit, Gould utilise la technique qu’il a mise au point dans ses enregistrements musicaux. Mais il va plus loin en recomposant les propos de ses intervenants selon les techniques employées dans l’esthétique musicale baroque et par Jean-Sébastien Bach. […] Le Nord repose sur un certain nombre de techniques dont je dirais volontiers qu’elles ont une origine musicale. Effectivement, le prologue est une sorte de sonate en trio (l’infirmière Schroeder, le sociologue Vallee et le fonctionnaire Phillips interagissent au sein d’une des premières occurrences d’une technique que j’aime de plus en plus appeler « contrepoint radiophonique »). Il y a d’autres occasions, peut-être plus complexes, qui imitent également des techniques musicales. L’une d’entre elles est la scène consacrée aux Esquimaux : elle se déroule, apparemment, dans la voiturerestaurant d’un train (le train est notre basso continuo pendant toute l’émission) voiture dans laquelle Mlle Schroeder, M. Vallee, M. Lotz et M. Phillips sont plus ou moins engagés simultanément dans une conversation : les sources de distraction ainsi produites donnent à l’auditeur un rôle assez comparable à celui du serveur de la voiture-restaurant qui essaie d’apporter la même qualité de service à chacun.7
L’Idée de Nord est donc avant tout un exercice de contrepoint radiophonique dans lequel les voix humaines représentent des lignes musicales (des destins) que Gould fait s’énoncer, se répondre, s’opposer, s’entremêler, pour arriver à une résolution qui ne sera pas, dans ce cas précis, une fugue, mais un aboutissement, l’arrivée du train sur fond de Cinquième Symphonie de Sibelius. Sur le plan formel, on ne peut qu’admirer la maîtrise de Gould et sa grande adresse dans le maniement du contrepoint. Mais, du point de vue de la réception, après 52 minutes d’une écoute extrêmement fastidieuse et agaçante pour de nombreux auditeurs, que reste-t-il de tout cela ? Que retire-t-on de l’émission de Glenn Gould ? Quelle est la pertinence de ce Nord, qu’ont dû perdre en route un nombre considérable d’auditeurs ?
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Certains des participants aux documentaires de Gould se sont plaints que leurs propos aient été déformés par la trituration des enregistrements au montage. 7 Tim Page (dir.), op. cit., 1984, p. 393.
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Le Nord comme moyen de création En fait, bon nombre d’auditeurs, agacés, irrités – enfin, ceux qui ont écouté jusqu’au bout –, ou persuadés que des interférences radiophoniques étaient venues perturber la réception, n’ont pas compris sur le moment ce que Gould voulait dire. Ils attendaient un documentaire factuel et linéaire, et ils ont eu droit à un document d’une texture épaisse et dense allant jusqu’à la saturation, l’une des œuvres les plus personnelles du musicien. Si la démarche adoptée consiste à partir de faits et d’individus bien réels, le résultat est une œuvre d’art (au sens d’artifice) qui ne se laisse pas pénétrer facilement. Quelle est donc la signification de The Idea of North ? Selon Lorne Tulk, son technicien : L’Idée de Nord est une tapisserie de la vie canadienne au-dessus du 60ème parallèle. Elle représente les effets tant réels que fantasmés de l’isolement géographique, et elle a servi de tremplin à l’exploration que Gould a faite de la solitude au moyen de documentaires radiophoniques. Glenn croyait que l’isolement – bien sûr synonyme de Nord sans pour autant que ce soit systématique –, alimente l’esprit créateur. Le Nord contraint à la solitude quiconque s’y aventure : c’est en ces termes, du moins en partie, que Glenn m’a décrit L’Idée de Nord.8
The Idea of North est donc un prétexte à étudier le voyage qu’ont fait ceux qui ont décidé d’aller dans le Nord, les effets du Nord sur chacun d’entre eux, et l’impact qu’a eu la solitude sur leur existence : une sorte de purification après avoir quitté un environnement urbain perçu comme invasif et imposant une uniformité de vie et de pensée. The Idea of North examine les différents effets de la solitude et, en ce qui concerne Gould plus particulièrement, la signification de la solitude dans le processus créatif. Ce que j’ai effectivement dit, c’est que la plupart des gens que j’ai rencontrés et qui avaient fait une véritable plongée dans le Nord, avaient finalement semblé devenir des philosophes, même s’ils ne s’y étaient pas appliqués. Ces gens étaient des fonctionnaires, des professeurs d’université, etc, des gens qui avaient subi une exposition intense à une sorte d’atmosphère uniformisante. Aucun d’entre eux n’était né dans le Nord ; ils avaient tous choisi d’y vivre, pour une raison ou pour une autre. Quelle qu’ait pu être leur raison de partir dans le Nord – et cette raison variait d’une personne à l’autre –, tous sans exception semblaient avoir subi un processus particulier qui avait considérablement changé leur vie.9
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9
Lorne Tulk, in CBC Records, Solitude Trilogy, livret d’accompagnement, Toronto, CBC/SRC, 1992, p. 2. Tim Page (dir.), op. cit., 1984, p. 456.
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Faut-il pour autant avoir fait le voyage dans le grand Nord canadien pour devenir philosophe et voir sa vie enrichie par la solitude ? Non, nous dit-il car, d’une part, le Nord n’est plus aussi isolé qu’autrefois et l’on peut y être malgré tout en contact avec les dernières nouvelles de New York parce que les transports modernes permettent une distribution des journaux et revues aussi rapide que dans les rues de New York ; mais aussi parce qu’il existe à Manhattan des gens qui parviennent à mener une vie d’ermite aussi isolée que celle d’un prospecteur du Manitoba. Il n’est donc pas indispensable de se rendre physiquement dans le Nord pour y trouver la solitude et en tirer les avantages créatifs, mais il faut s’inspirer du Nord, où que l’on vive. De la solitude recherchée par ceux qui vivent dans le Nord, Gould retient la solitude comme condition assumée de la création artistique. Le Nord n’est donc qu’une métaphore lui permettant de poser (rationaliser a posteriori ?) sa différence dans un monde dont il fait partie, mais dont il ne partage pas l’évolution. Il est dans ce monde, mais pas de ce monde.
Nord et non-conformisme Cette dernière idée, Gould va la développer dans deux autres documentaires radiophoniques, The Latecomers (Les Derniers Venus), et The Quiet in The Land (Les Silencieux du Pays), diffusés respectivement en 1969 et 1977, et l’ensemble prendra le nom de Solitude Trilogy (Trilogie de la Solitude)10. Commandé en 1969 pour marquer l’avènement de la stéréophonie sur les antennes de la CBC à Ottawa, Les Derniers Venus a pour sujet Terre-Neuve et son entrée tardive dans la confédération canadienne en 1949. Terre-Neuve présente la particularité d’être isolée historiquement mais aussi géographiquement du reste du Canada continental. Sur sa côte se situent de nombreux petits ports de pêche au charme bien particulier, isolés les uns des autres et du reste du Canada, et… farouchement indépendants, d’où l’intérêt de Gould. Mais le pianistedocumentariste a une autre raison de s’intéresser à Terre-Neuve : à l’époque de ce documentaire, le gouvernement terre-neuvien essaie de rassembler les populations dans de grands centres où elles pourraient plus facilement accéder aux soins médicaux et aux écoles. De quel droit un gouvernement pouvait-il donc aller à l’encontre d’un choix formulé par les populations elles-mêmes ? De quel droit le politique pouvait-il s’immiscer dans une destinée assumée par les peuples ? Le 10
Une fois de plus, les traductions canadiennes laissent à désirer, proposant respectivement « Les Retardataires » et « Le Calme du Pays » en regard de « The Late Comers » et de « The Quiet in the Land ». On se demande si les traducteurs ont écouté les documentaires…
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The Idea of North comme métaphore de la solitude créative chez Glenn Gould
thème gouldien de la solitude s’enrichit ici d’une revendication de nonconformisme. Gould se rend donc à Terre-Neuve, où il recueille non plus 5 témoignages (North), mais 13, assisté par le technicien Howard Moore, terre-neuvien lui-même, pour enregistrer d’innombrables atmosphères sonores. Le basso continuo est cette fois-ci constitué par le bruit des vagues, et Gould va faire se confronter les récits de différents intervenants reflétant leur attitude face à l’éloignement, au rapprochement avec le continent, et à la disparition éventuelle de leur originalité dans un milieu culturel de plus en plus coercitif dans sa volonté de gommer les particularismes. Mais la réalité de la vie à Terre-Neuve […] réside dans sa singularité. Le fait même qu’il y ait éloignement (c’est aussi un inconvénient) constitue son grand avantage naturel. Grâce à cela, les Terre-Neuviens ont reçu quelques années supplémentaires de répit – quelques années supplémentaires pour leur permettre de calculer les chances de préserver leur individualité dans un milieu culturel de plus en plus coercitif. Et ce sujet, plus que tout autre, est implicite dans leurs discussions. Ce n’est peut-être pas le nom qu’ils lui donnent, mais ce qui sous-tend leurs conversations incessantes à propos de cette île, ses traditions et son avenir, tel un thème de passacaille constamment embelli, c’est, de manière omni-présente, le coût du non-conformisme.11
Le coût du non-conformisme constitue en effet un thème récurrent chez Gould. The Quiet in The Land, documentaire diffusé en 1977, revisite le thème de la solitude, mais il est le seul élément de la trilogie qui soit empreint de religiosité. Gould s’est rendu dans le Manitoba pour y étudier une communauté de Mennonites conservateurs de Red River, dans le sud de la province, des personnes qui ont choisi délibérément une vie de solitude, d’isolement et de retrait par rapport au « mainstream », c’est-à-dire au courant dominant, au cœur même du Canada12. On voit tout l’intérêt que cette communauté pouvait revêtir pour Gould. Au moment où il compose cette œuvre, il vient de perdre sa mère, vit en reclus, et sa santé se détériore. En 5 scènes, reliées par un office religieux, grâce à une texture encore plus complexe que celle des deux précédents documentaires, il fait intervenir 9 personnages dont les propos s’entremêlent aux interventions de chanteurs, de bruits ambiants, d’un chœur et d’une chanteuse de rock (Janis Joplin). Gould semble se fixer comme objectif de montrer la difficulté que représente pour cette communauté le fait de vivre dans une société sans y être intégrée et, plus précisément, le fait de vivre en refusant les avantages technologiques 11
Tim Page (dir.), op. cit., 1984, p. 395. Voir ‘Memory is whatever you find in it’: Family Photographs and Remembrance in Rudy Wiebe’s of this earth: A Mennonite Boyhood in the Boreal Forest (2006), article de Sandrine Ferré-Rode sur l’écrivain mennonite Rudy Wiebe dans cet ouvrage.
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dont bénéficie la société canadienne en général : les extraits de la chanson Mercedes Benz de Janis Joplin retentissent en un contrepoint avec des extraits de suites pour violoncelle de Bach. La technique utilisée est la même que dans les deux précédents opus de la trilogie avec, peutêtre, ici, une pointe d’ironie, car les interventions d’un chœur de jeunes Mennonites s’insinuent dans une discussion sur la dissonance dans l’oeuvre de William Walton, Belshazzar’s Feast. Le Nord gouldien ne vaut donc pas tellement comme espace traversé mais comme espace métaphorique. Cette « idée de Nord » trouve ses origines (sa justification ?) dans le Canada vécu et perçu par Gould depuis les années trente, c’est-à-dire que ce Canada, et a fortiori le grand Nord, lui apparaissent comme un monde peuplé d’Anglo-saxons blancs dont les références culturelles sont tournées vers le passé et vers l’Europe. Mais la démarche de Gould, contrairement à ce que l’on aurait pu croire à l’époque de son premier documentaire, n’est pas l’oeuvre d’un ethnologue ni d’un sociologue soucieux d’étudier la réalité canadienne à l’occasion du centenaire. Le Nord est ce qui révèle à Gould – et à tout un chacun s’il cherche bien –, sa nature profonde, sa liberté fondamentale. De nombreux auditeurs ont vu dans ces documentaires des caprices d’excentrique, des délires d’artiste marginal. En fait, la démarche gouldienne est avant tout artistique : le Nord est une sorte de miroir des interrogations esthétiques et des préoccupations les plus intimes de Gould. Quel est le rôle de l’artiste prodigieusement doué dans un monde principalement urbain, marchand et déshumanisé ? Quels doivent être ses rapports avec les autres êtres humains ? Gould s’est reconnu dans la distanciation que le Nord induit chez ceux qui le fréquentent : une singularité créatrice, une prise de champ, un retrait ; un droit à ne pas être forcé d’adhérer à un « mainstream » ; un refus de la proximité des autres pour la remplacer par une « visitation » par médias interposés13 ; enfin, une invitation – destinée à lui-même et aux autres –, à réaliser ce qui est pour lui la finalité de l’art : « […] l’édification progressive, à l’échelle de toute une vie, d’un état d’émerveillement et de sérénité »14.
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Bruno Monsaingeon parle de l’effet quasi christique de la présence de Gould en chacun de ses auditeurs. 14 Glenn Gould, “A State of Wonder”, The Complete Goldberg Variations 1955 & 1981, Sony SM3K 87703, première de couverture, 2002.
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Del “homo rodans” de Remedios Varo a la vanguardia artística femenina en tránsito identitario en el México de la 1ª mitad del siglo XX Francisco Javier R abassó Université de Rouen
El célebre artículo de Linda Nochlin publicado en ARTnews en 1971, titulado “Why Have There Been No Great Woman Artists?”1, propone que la historia del arte sea reescrita tomando en cuenta la contribución de miles de mujeres que han sido excluidas de la historiografía o relegadas a un segundo plano en relación a un arte masculino producido por hombres pero consumido también por las mujeres, es cierto que cuando se trata de situar en el contexto del arte contemporáneo lo aportado por las mujeres artistas, el estudio de las vanguardias artísticas en Latinoamérica sigue el camino de la discriminación o del olvido. La visión mecánica, etnocéntrica, patriarcal y falócrata del arte no es más que la reproducción de un sistema cultural que otorga, desde la enseñanza universitaria, la prioridad a un conocimiento masculinizante especializado, catalogado, expuesto a una hermenéutica logocentrista capaz de extraer interpretaciones que satisfagan los implícitos imperativos del canon. Frente al arte de los museos, las mujeres artistas han sido más proclives a llevar a la plaza pública sus producciones artísticas como ocurre con las construcciones oníricas de Louise Bourgeois (homenajeada en 2011 por Pedro Almodóvar en La piel que habito, justo unos meses después de su desaparición), las esculturas de Leonora Carrington expuestas en los espacios abiertos del bosque de Chapultepec, o las propuestas del Public Art en la década de los ochenta con los “truismos” o Living Series de la americana Jenny Holzer en Nueva York, los montajes hipermediáticos de la canadiense Betty Goodwin o las esculturas rupestres y siluetas santeras de la cubana Ana Mendieta.
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Linda Nochlin, “Why Have There Been No Great Women Artists?”, ARTnews, January 1971, p. 22-39, 67-71.
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Les Amériques au fil du devenir
Esta reflexión a partir de un grupo reducido de mujeres artistas en México DF es una humilde propuesta para el estudio de una realidad evidente negada todavía por los poderes fácticos : la feminización de la vida social y de la cultura a partir de la configuración de una nueva historia contemporánea que tome en cuenta el mundo concreto del arte femenino en producciones mayoritariamente realizadas por mujeres, aunque también por hombres, incluso transexuales (grupo especialmente olvidado tanto en el mundo de la cultura como en el de la economía y de los negocios, a pesar del éxito discreto de Youcef Nabi, director general de Lancôme). Las fotografías de Nahui Ollin como algunos retratos de Frida Khalo dialogan intermediamente con las garçonnes parisinas de la Belle Époque y con los mitos emergentes del cine de Hollywood de la década de los treinta : Greta Garbo o Marlene Deitrich son mujeres fatales por ser independientes, figuras andróginas híbridas que oscilan entre la masculinización de su apariencia externa y la invención de una nueva feminidad que las reivindique como sujetos del arte y del mundo de la cultura (libres de una heterosexualidad que las reprime y las excluye al relegarlas al papel de musa, de objeto reverenciado). Con más de medio siglo de anticipación, muchas artistas de la diáspora mexicana anticipan la necesidad de ir más allá del falocentrismo y de lo identitario femenino (asumido en el pensamiento de Simone de Beauvoir y de Luce Irigaray), como lo expondrá Judith Butler en Gender Trouble2 , para prestar atención a las producciones culturales, que desde una perspectiva poscolonial, están condicionadas por el contexto de un “globalitarianismo”3 excluyente y proteccionista del sistema de valores occidental por medio de las tecnologías digitales. En No Logo4, ensayo denunciador de la cultura de marcas que sienta las bases de la antiglobalización o el alter mundialismo Naomi Klein habla de “New Branded World”. La objetualización de la mujer como musa llevará a muchas artistas a abandonar voluntariamente la Europa de las vanguardias para recluirse en las torres de marfil de un México DF que ve a este grupo disidente del arte y de la cultura patriarcal con recelo y desconfianza. Algunas de ellas llegarán a establecerse en Nueva York donde pudieron pasar más fácilmente desapercibidas mientras construían las bases de una “antivanguardia” crítica e interdisciplinaria. 2
Gender Trouble fue publicado en 1990 y traducido, años más tarde, al castellano : Judith Butler, El género en disputa. El feminismo y la subversión de la identidad, Barcelona, Paidós, 2007. 3 Término empleado por Paul Virilio en la obra crítica en inglés de John Armitage, Paul Virilio. From Modernism to Hypermodernism, London, SAGE Publications, 2000. 4 Naomi Klein, No Logo, Toronto, Canada, Knopf, 1999.
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Del “homo rodans” de Remedios Varo a la vanguardia
De modo que este trabajo toma como punto de partida una generación “mexicana” de adopción de artistas transculturales que conviven en un espacio simbólico y real como el del México DF, siendo un intento alternativo de reflexión y de estudio del arte femenino latinoamericano durante la 1ª mitad del siglo XX. También se inspira de los estudios sobre historia del arte en un mundo, el universitario, que vive un momento de crisis ante el impacto de las realidades hipermediáticas, del pensamiento sistémico e integral, de la transversalidad interdisciplinaria, del conocimiento intuitivo, del pensamiento confuso (“fuzzy thinking”), del desorden y del caos. La presencia de lo femenino en la historia de la cultura y del conocimiento aparece como una necesidad en centros de investigación que impulsan el desarrollo y estudio del arte desde una perspectiva global que incluye las producciones de culturas emergentes y alternativas a los modelos dominantes desde las colonizaciones culturales al inicio de la Edad Moderna. El “homo rodans” de Remedios Varo, escultura orgánica creada en 1959 más antropológica que artística5, puede ayudarnos a vislumbrar en este Tercer Milenio un sujeto en movimiento, híbrido y desterritorializado, como bien lo subrayó Nestor García Canclini en sus estudios de antropología cultural sobre las identidades híbridas en América Latina6. Un sujeto acorde a este nuevo episteme de una globalización cultural que incita a las identidades locales y urbanas a reivindicar nuevas pertenencias frente al totalitarismo de lo global y al Estado-nación obsoleto, agonizante, enfermo terminal, que ve cómo los pilares básicos de su sistema de dominación – la lengua y el territorio por ejemplo – se descomponen en mil pedazos frente al impacto de las culturas de la diáspora, la aparición de un pensamiento poscolonial alternativo y a la creación de instrumentos de comunicación híbridos como pueden ser las nuevas lenguas al uso (el Chinglish, el Globish o el Spanglish) o las tecnologías digitales7. La aparición de otros discursos, como el de lo femenino en el arte y en el mundo de la cultura, viene al mismo tiempo que las nuevas generaciones que configuran, desde la oralidad hipermediática una nueva ortografía reivindicativa de una barbarie oralizante y feminizada, “calibanesca”8, y que sugiere, en su práctica comunicacional, la modificación de reglas ortográficas9. 5
Estrella De Diego, Remedios Varo, Madrid, Fundación Mapre, 2007. Néstor García Canclini, Culturas híbridas, Barcelona, Ediciones Paidós, 2001. De hecho, éstas sirven al productor del acto de comunicación para transmitir un mensaje con una escritura disidente e irrespetuosa. 8 Roberto Fernández Retamar, Algunos usos de Civilización y Barbarie y otros ensayos, Buenos Aires, Editorial Contrapunto, 1989. 9 Así lo propuso, en 1997, Gabriel García Márquez frente al entonces presidente mexicano Ernesto Zedillo y a los Reyes de España, durante el I Congreso Internacional de la Lengua Española en Zacatecas, en un discurso titulado “Botella 7 6
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Remedios Varo, Nahui Ollin, Tina Modotti, Alice Rahon, Lola Cueto, Olga Costa, Frida Kahlo, Kati Horna, Leonora Carrington, María Izquierdo y muchas otras artistas que desarrollaron su actividad en Mexico DF durante la 1ª mitad del siglo XX, anticipan, con sus propuestas, desde las artes visuales, muchos de los postulados presentes en el pensamiento feminista, posmoderno y postcolonial surgido a partir de la década de los setenta en las universidades norteamericanas en los departamentos de “Cultural Studies”. Son las reflexiones sobre el “female gaze” de la “Feminist Film Theory” que emergen a partir de la década de los 80, con trabajos pioneros de Teresa de Lauretis10, Kaja Silverman11, Annette Kuhn12 y Jill Dollan13 entre teoría feminista, psicoanálisis y semiótica sobre los “Female Spectators”14. Las ideas provocantes de la disidente feminista y crítica social Camille Paglia en su famoso ensayo Sexual Personae : Art and Decadence from Nefertiti to Emily Dickinson15 apenas prestan atención a las artistas latinoamericanas. Su visión eurocentrista y occidentalizante respecto a las creaciones de los países emergentes encontrará ecos en los trabajos sobre posmodernidad y parodia de Linda Hutcheon16 durante estos últimos 20 años en la Universidad de Toronto. La aportación del nuevo feminismo francés encabezado por Hélène Cixous, Julia Kristeva y Luce Irigaray tampoco creará escuela acerca del interés sobre las producciones artísticas femeninas y el pensamiento feminista en América Latina. El concepto de la “chora sémiotique” identificado con lo femenino y desarrollado por Kristeva en La Révolution du language poétique17 nos sirve para comprender el interés por la iconografía y los signos visuales, de este grupo de mujeres artistas enfrentadas al lenguaje masculinizante
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al mar para el Dios de las palabras” (Gabriel García Márquez, “Botella al mar para el dios de las palabras”, El País, n° 10.000, Lunes 18 de octubre, 2004, p. 173) donde sugiere la “jubilación de la ortografía, terror del ser humano desde la cuna”. Teresa De Lauretis, Alice Doesn’t. Feminism, Semiotics, Cinema, Bloomington, Indiana University Press, 1984. Kaja Silverman, The Acoustic Mirror. The Female Voice in Psychoanalysis and Cinema, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1988. Annette Kuhn, The Power of the Image. Essays on Representation and Sexuality, New York, NY, Routledge & Kegan Paul Ltd., 1985. Jill Dolan, The Feminist Spectator as Critic, Michigan, The University of Michigan Press, 1988. Deidre E. Pribram, Female Spectators. Looking at Film and Television, London, Verso, 1988. Camille Paglia, Sexual Personae : Art and Decadence from Nefertiti to Emily Dickinson, New Haven, Yale University Press, 1990. Linda Hutcheon, A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Art Forms, New York, Methuen, 1985. Julia Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Éditions du Seuil, 1974.
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de lo simbólico18. Entre las grandes conocedoras de las artes visuales y de su relación con lo femenino y con las mujeres de esta corriente de artistas en México, y que han sido muy poco estudiadas, figuran los trabajos de Whitney Chadwick, sobre el arte femenino, el surrealismo y las vanguardias, la teórica posmoderna feminista de la historia del arte, y los de Griselda Pollock, sobre el “female gaze” y la “diferencia” entre feminismo y feminidad19. La obra de Chadwick, publicada en inglés en 1985 y en francés en 200220, incluye a la italo-argentina Leonor Fini, a la franco-mexicana Alice Rahon (Paalen), a la catalana Remedios Varo, a la inglesa-mexicana Leonor Carrington y a Frida Kahlo, entre sus notas biográficas. Dedica a estas artistas el segundo capítulo de su libro, que titula “La Femme. Muse et Artiste”. En otro trabajo, más extenso sobre las mujeres de Chadwick, Women, Art, and Society, editado por 1ª vez en 1990 y con ya más de 5 ediciones21 se alude a algunas de las artistas mexicanas y en el capítulo 10, titulado “Modernist Representation : the Female Body”, menciona a María Izquierdo y la compara con Frida Kahlo después de tratar, con más detalle, a las artistas citadas de origen europeo. Es como si para los críticos de arte, el hecho de nacer en América Latina, como puede ocurrir con el continente asiático o africano, fuera sinónimo de indiferencia, olvido, desinterés. Los estudios más recientes tampoco miran hacia el Sur o el Oriente, es el caso de Woman Artists and the Millenium22, editado por Carol Armstrong y Catherine de Zegher, que publica ensayos dirigidos de las pioneras en las artes escénicas y visuales feministas, Yvonne Rainer, asi como contribuciones de Linda Notchlin, Griselda Pollock, Lisa Tickner y Molly Nesbit. La crítica feminista occidental peca también, cuando se trata de efectuar una revisión de la historia del arte, de eurocentrista.
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Dicho concepto en movimiento se identifica con el, derridiano, de la “trace” (1976 : En la bibliografía nos referimos a la traducción al inglés del texto de Jacques Derrida donde aparece dicho concepto realizada por la feminista poscolonial Chakravorty Spivak a que hacemos también alusión en este ensayo (Jacques Derrida, Of Grammatology, Gayatri Chakravorty Spivak (trad.), Baltimore & London, Johns Hopkins University Press, 1976). Y el, cortazariano, de los “takes” (Julio Cortázar, Rayuela, Buenos Aires, Sudamericana, 1963), construcciones efímeras que adquieren sentido en interdependencia fenomenológica al margen de los referentes fijos y de las hermenéuticas reduccionistas del logos. 19 Griselda Pollock, Vision and Difference: Femininity, Feminism and Histories of Art, London, Routledge, 1987. 20 Whitney Chadwick, Les Femmes dans le mouvement surréaliste, Paris, Éditions Thames & Hudson Sarl, 2002. 21 Whitney Chadwick, Women, Art, and Society, Fourth Edition, London, Thames & Hudson Ltd., 2007. 22 Carol Armstrong y Catherine de Zegher (ed.), Women Artists and the Millennium, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2006.
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Los estudios de la mexicana Lourdes Andrade son pioneros en el tema del estudio del arte y las mujeres en México durante la última década del siglo XX ; ella trata con rigor científico la aportación de artistas como Remedios Varo al surrealismo. Las biografías noveladas de Elena Poniatowska sobre Tina Modotti, Tinísima23, y Leonor Carrington, Leonora24, también introducirán al lector en este universo fantástico y comprometido del arte femenino en el pensamiento y la producción visual latinoamericanos. Si miramos del lado de la crítica española sobre el feminismo, lo femenino y las mujeres, apenas se ha estudiado esta generación de artistas precursoras de la vanguardia. El trabajo de Susana Carro Fernández, Mujeres de ojos rojos. Del arte feminista al arte femenino25, no menciona a prácticamente ninguna de las artistas de la diáspora mexicana ; el de María Teresa Alario Trigueros, Arte y feminismo26, a pesar de que la editorial que lo publicó, Nerea, también había editado monografías sobre cuestiones de género27 y sobre la obra de Ana Mendieta28. En un capítulo dedicado a las vanguardias de la 1ª mitad del siglo XX, Alario Trigueros sólo hace referencia a Frida Khalo y a Remedios Varo, pero sin tomar en cuenta a la generación de mujeres que durante ese mismo período estaba cambiando el curso de la historia del arte en Latinoamérica. De modo que es en los estudios realizados sobre feminismo y pensamiento poscolonial estas últimas décadas, tanto en las universidades americanas como en los centros académicos de países emergentes, donde encontramos ecos de las reivindicaciones éticas y estéticas de las artistas establecidas en México DF del período citado. La obsesión por el retrato, tema central en las fotografías de Nahui Ollin, Tina Modotti, Kati Horna y Gerda Taro (que se encontrará con Tina en Barcelona durante el estallido de la Guerra Civil), así como en la pintura de Leonor Fini y de Frida Khalo, anticipa las preocupaciones de las pensadoras feministas poscoloniales acerca de la representación de la mujer en una historia del arte y de la cultura problemáticos al no haber cambiado las estructuras mentales de origen patriarcal en las sociedades emergentes. Los trabajos de Chandra Talpade Mohanty, Rajeswari Sunder Rajan, Nawal El Saadawi, Kumari
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Elena Poniatowska, Tinísima, México, Ediciones Era, 1992. Elena Poniatowska, Leonora, Barcelona, Seix Barral, 2011. 25 Susana Carro Fernández, Mujeres de ojos rojos. Del arte feminista al arte femenino, Gijón, Asturias, Ediciones Trea, 2010. 26 María Teresa Alario Trigueros, Arte y feminismo, Donostia, San Sebastián, Nerea, 2008. 27 Juan Vicente Aliaga, Arte y cuestiones de género, San Sebastián, Nerea, 2004. 28 María Ruido, Ana Mendieta, San Sebastián, Nerea, 2002. 24
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Jayawardena y Chakravorty Spivak reflexionan, desde los “Subaltern Studies”29, sobre la manera de articular las voces y sus diferentes formas de representación en las culturas opresoras de lo femenino en el Tercer Mundo. El tema de la “otredad”, determinante en el pensamiento de Edward Said y su obra Orientalism30, pionera de los estudios poscoloniales, es uno de los ejes centrales que vinculan la obra de las artistas mexicanas mencionadas, y su reivindicación, implícita, de una feminidad y un feminismo alternativo desarrollado desde Occidente. El Grupo Latinoamericano de Estudios Subalternos fundado en la Universidad de Pittsburg en 1992 por Ileana Rodríguez, John Beverley, Robert Carr, María Milagros López, Michael Clark, Javier Sanjinés, Patricia Seed, Norma Alarcón y Walter Mignolo apenas ha tomado en cuenta la importancia de esta generación de artistas como precursoras del pensamiento poscolonial desarrollado desde las artes escénicas, visuales y cinematográficas en los años sesenta en el mundo hispano (Tercer Cine, teatro campesino y música de las culturas populares en particular). Walter Mignolo, en La idea de América Latina31, no hace referencia a esta vanguardia artística a pesar del “boom del subalterno”32 , que durante esos años se ha producido en algunas universidades americanas33. El cine poscolonial producido en América Latina desde los años 70 toma el relevo de esta generación de artistas mujeres que desde las artes visuales reivindicaban el protagonismo de esa “otredad” marginada a un segundo plano por el mundo oficial de la cultura (editoriales, museos e universidades). Tomás Gutiérrez Alea, tras la realización de Hasta cierto
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Concepto propuesto por G. Chakravorty Spivak en su famoso ensayo “Can the Subaltern Speak”, traducidoal castellano : “Estudios de la Subalternidad”, in Estudios Poscoloniales. Ensayos fundamentales, Marta Malo (trad.), Madrid, Traficantes de sueños, 2008, p. 33-67. 30 Edward Said, Orientalism, New York, Vintage Books, 1978. 31 Walter D. Mignolo, La idea de América Latina. La herida colonial y la opción decolonial, Barcelona, Gedisa editorial, 2007. 32 Mabel Moraña, “El boom del subalterno”, in Teorías sin disciplina (latinoamericanismo, poscolonialidad y globalización en debate), Santiago Castro-Gómez y Eduardo Mendieta (ed.), México, Miguel Angel Porrúa, 1998, p. 175-184. 33 La especificidad de las situaciones coloniales en América Latina obliga a los estudiosos a reconstruir un pensamiento poscolonial hispano partiendo de la tradición del ensayo (José Martí, Frantz Fanon, Guaman Poma, Ottabah Cugoano, Fernández Retamar) y de las diferentes expresiones artísticas producidas por la “otredad” (las minorías visibles). El “cosmopolitismo subalterno” al que hace referencia Boaventura de Sousa Santos cuando se refiere a las prácticas contra-hegemónicas de la globalización neoliberal podría también aplicarse a las propuestas implícitamente gramscianas de esta corriente de artistas mexicanas (Boaventura de Sousa Santos, The Rise of the Global Left: The World Social Forum and Beyond, London, Zed Books, 2006).
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punto (1983)34, habla de “machismo-leninismo” mientras otras críticas también aparecen en la adaptación al cine del ensayo de Octavio Paz sobre Sor Juana Inés de la Cruz, Sor Juana o las trampas de la fe35, por María Luisa Bemberg, en Yo, la peor de todas (1990) que focaliza sus críticas en la Iglesia, máxima expresión del modelo patriarcal. La reciente película de Claudia Llosa, La teta asustada (2009), que dialoga intermedialmente con la novela de su tío, Mario Vargas Llosa, El Sueño del celta36 y vuelve a tratar el tema de la crueldad ejercida contra las comunidades indígenas y contra la mujer, doblemente “chingada” por ser india y por mujer. La actitud de Fausta obstruyendo su vagina con un féculo traduce las inquietudes de gran parte de las mujeres artistas mexicanas acerca de la negación del cuerpo como instrumento reproductor y del placer en una producción artística que supone la rebelión de una subjetividad femenina enfrentada al poder falocrático del arte masculino (representante del sistema represor colonial) ; pero también de la toma de conciencia de otra identidad, diferente a la original (la de la Gran Madre en particular, virgen e independiente del hombre para fertilizar por medio de la partenogénesis37). Pensamiento poscolonial y feminismos indígenas en Latinoamérica se encuentran en una película que dialoga con el arte femenino comprometido. Fausta, al negar el acto sexual para evitar la violación nos recuerda “Can the Subaltern Speak?”, de Chakrabarty Spivak, un ensayo fundador de la literatura poscolonial, que hace referencia al suicidio de una joven indú después de ser violada. La acción de Fausta negando su sexualidad e incluso la vida es un acto de renuncia que “se inscribe en una tradición de escritura que forma todo un palimpsesto : aquel en el que la mujer escribe sobre el propio cuerpo en el trance de su desaparición”38. La desterritorialización identitaria39 es la continuación del debate iniciado desde esta 1ª corriente de artistas mujeres de la diáspora en 34
Es una película homenaje al largometraje de la feminista afrocubana Sara Gómez, De cierta manera (1974) y una obra clave para comprender, por un lado, los postulados del “Cine Imperfecto” expuestos previamente por Julio García Espinosa (Por un cine imperfecto, Caracas, Rocinante, 1970), y por otro, la reivindicación de una cinematografía denunciadora de un sistema de dominación, el del modelo patriarcal, que no ha dejado de funcionar durante la Revolución Cubana. 35 Octavio Paz, Sor Juana Inés de la Cruz o Las trampas de la fe, México, Fondo de Cultura Económica, 1983. 36 Mario Vargas Llosa, El Sueño del Celta, Madrid, Santillana, 2011. 37 Camille Paglia, op. cit., 1990, p. 43. 38 Manuel Asensi Pérez, “La subalternidad borrosa. Un poco más de debate en torno a los subalternos”, in Gayatri Chakravorty Spivak, ¿ Pueden hablar los subalternos ?, Barcelona, MACBA, 2009, p. 17. 39 Diáspora interior que viven tanto Roger Casament, homosexual independentista irlandés en El sueño del celta, como la joven indígena de La teta asustada en un
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México DF como consecuencia de la falta de identificación y proyección con los valores imperantes en las sociedades modernas. Refleja los intereses de las clases dominantes de origen europeo sobre los que se apoyan, hoy también, las bases de la cultura global. Lo producido por este grupo de mujeres artistas desde la fotografía, la pintura, el cine y las artes gráficas, tiene por lo tanto tremenda actualidad. Si el “homo rodans” de Remedios Varo marca no el camino sino la actitud de estas artistas, pre beatniks en su cosmovisión y concepción de la cultura viajants sin rumbo, la aparición en 1959 de este “objeto surrealista femenino” se percibe como un anticipo en su versión femenina del “hombre nuevo” propuesto por Che Guevara en la Revolución Cubana. La escultura orgánica ha sido construida con huesos de pollo y pavo, raspas de pescado, alambre, con aspecto humanoide de cintura para arriba. Se trata de una figura antropomórfica, como las concebidas por el cubano Wifredo Lam en su pintura, que sugiere la de un viajero subido encima de una rueda. Más que una obra de arte se trata de una reflexión antropológica, plastificada, en diálogo con la tradición del nuevo pensamiento emergente en el mundo hispano y que remite al concepto de transculturación de Fernando Ortiz40. Frente a las propuestas categorías anteriores del “homo sapiens” (surgidas con la Ilustración), del “homo ludens” de Johan Huizinga concebido (1938), del “homo faber” de Max Frisch y de Hannah Arendt (década de los cincuenta), del “homo ridens” de Milner de finales de los sesenta y del “homo videns” de Giovanni Sartori (1997) que anticipa a una gran parte de la humanidad consumidora insaciable de imágenes durante la última década, como el “homo interneticus” (Aleksandra Krotoski) ; el “homo rodans” de Remedios Varo aparece como un “work in progress”. Es una figura transhistórica, desterritorializada, liberada del tiempo y del espacio como de las lenguas y de las identidades nacionales ; está en permanente búsqueda posidentitaria, es una viajera que dialoga con la transversalidad y las periferias culturales. La obra de Varo hace referencia a un manuscrito apócrifo escrito por una antropóloga alemana, Hildegarda de Bingen, que remite a las ciencias ocultas, a la magia, a la mitología y a las ciencias naturales (las trata como disciplinas abiertas a la hibridez, al intercambio lúdico de conceptos, de categorías, de identidades). El referente literario de Varo, Hildegarda de Bingen, es una espacio entre tiempos, intermediario (Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Françoise Bouillot (trad.), Paris, Editions Payot, 2007, p. 38) entre culturas centrales y periféricas (Ella Shohat, “Notas sobre lo ‘poscolonial’”, in Estudios Poscoloniales. Ensayos fundamentales, Marta Mallo (trad.), Madrid, Traficantes de sueños, 2008, p. 115). 40 Fernando Ortiz, Contrapunteo cubano del Tabaco y el Azúcar, Madrid, Cátedra, Ed. Enrico Mario Santí, 2002.
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humanista científica, erudita medieval del siglo XII que inspirará, con sus prácticas esotéricas, los tiempos circulares, simultáneos, sagrados e introspectivos presentes en las creaciones de la artista catalana. Como Remedios Varo, la obra de la mayoría de las mujeres artistas mencionadas abre el debate sobre la necesidad de reescribir la historia de la cultura y del arte latinoamericanos desde un realismo mágico anterior al de los hombres en la literatura de los años sesenta. En muchos de los cuadros y fotografías de estas artistas de la diáspora, las categorías de lo femenino (desde la mujer-niña, la mujer-esfinge, la mujer-naturaleza, la mujer-sabia, la mujer-bruja a la mujer-sacerdotisa), se abren al mundo de lo irracional y del arte fantástico desde la perspectiva del compromiso con una realidad en conflicto permanente con su mundo. Así lo mostraron durante la 1ª mitad del siglo XX en México DF las cuevas oníricas en las pinturas líricas de la franco-mexicana Alice Rahon, las fotografías de la húngaro-mexicana Kati Hornasobre la Guerra Civil Española, cargadas de humanidad e intensidad emocional, los autorretratos “naifs” repletos de sensualidad en las fotografías y las pinturas de una de las primeras vampiresas de México, Nahui Ollin (Carmen Mondragón), las fotografías revolucionarias, los autorretratos y la propia vida de la italomexicana Tina Modotti, los guiñoles y títeres fantásticos en los grabados y tapices de la mexicana Lola Cueto, los óleos de colores tropicales, que reucerdan el arte oriental de Asia, de la germano-mexicana Olga Costa y la mirada intrigante desde el otro lado del dolor en los retratos y relatos autobiográficos de la pintura de Frida Kahlo. También se puede agregar las esculturas y pinturas de la inglesa-mexicana Leonora Carrington repletas de desdoblamientos, historias legendarias, inverosímiles y transgresoras sugieren o el intenso colorismo de las pinturas oníricometafísicas sobre paisajes desolados mexicanos de María Izquierdo, que dialogan con la fotografía existencialista de Juan Rulfo y Manuel Alvarez Bravo. Para concluir, las adelitas y soldaderas del arte mexicano de vanguardia son las pioneras de una segunda vanguardia de mujeres y de hombres que reivindican una feminidad que lanza una mirada crítica al modelo patriarcal latinoamericano, reproducción del sistema dominante burgués del mundo occidental y no sólo desde la pintura sino desde la cinematografía. En efecto, el cine de los cubanos Humberto Solás, Tomás Gutiérrez Alea y Sara Gómez, de la argentina María Luisa Bemberg, del español Pedro Almodóvar, de la peruana Claudia Llosa o de la venezolana Mariana Rondón son fieles testimonios de ello.
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La vida real de Miguel Barnet : l’avatar d’un processus novateur ? Réflexion sur la littérature de témoignage cubaine Françoise Léziart Université de Rennes
En 1986, Miguel Barnet a publié aux éditions Letras Cubanas (La Havane) un ouvrage intitulé : La vida real1. Comme le titre l’indique, il s’agit de la vie réelle, du « vécu » d’une personne même si le déterminant « la » semble contredire l’affirmation du titre en suggérant qu’il s’agit de l’histoire d’une vie en général plutôt que d’une histoire particulière : ceci met en relief l’une des particularités même de ce type d’écriture focalisée sur la vie d’un individu mais qui comporte toujours une dimension collective à la différence de l’autobiographie classique. Dans l’ouvrage qui nous intéresse, Julián Mesa est né en 1920 dans la campagne cubaine et a choisi d’émigrer aux États-Unis pour y vivre dans de meilleures conditions. Il arrive à New York en 1940. L’ouvrage se termine donc par l’évocation de son premier voyage vers son île natale après plus de vingt ans d’absence. Il s’agit donc, comme dans le récit de vie, d’un témoignage qui suit la chronologie d’une existence en commençant, comme souvent, par la référence à une enfance misérable. La deuxième étape de la vie de cet homme le conduit vers la capitale cubaine d’où il part, quelques années, plus tard, pour les ÉtatsUnis comme de nombreux Cubains de sa génération. Le but de ce travail consiste à analyser l’utilisation de la littérature de témoignage par Miguel Barnet, alors qu’il s’agissait d’un genre mouvant et novateur à l’époque afin de montrer de quelle façon évolue ce genre dans l’ensemble de ses ouvrages. Il s’agit ainsi de comprendre de quelle manière le genre est détourné puisque La vida real est le dernier acte d’un cycle narratif de quatre ouvrages qui a commencé en 1966 même si l’auteur cubain avait publié en 2006 le conte intitulé : Fátima o el Parque de la Fraternidad2. 1
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Miguel Barnet, La vida real, La Habana, Ed. Letras cubanas, 1986. Miguel Barnet, Fátima o el Parque de la Fraternidad, Ateneo, n° 495, Universidad de Concepción, Chile, 2006. C’est l’histoire d’un travesti de La Havane.
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Spécificité et continuité de La vida real Dans ce livre dont le rayonnement n’a sans doute pas correspondu à ce qu’en attendait son auteur, le témoin-personnage se nomme Julián Mesa, comme dans les ouvrages du même type publiés à partir des années 60 et qui reprennent l’expérience de l’anthropologue nord-américain Oscar Lewis. Y domine donc, une narration à la première personne et un « je » rétrospectif qui retrace un parcours vital qui englobe, dans ce cas, quelques soixante ans de « un ir y venir »3 plutôt chaotique comme le suggèrent les premières lignes du texte. On y trouve l’évocation chronologique des faits marquants correspondant aux différentes étapes d’une vie : l’enfance, l’adolescence, la maturité qui contribuent à l’édification et au développement d’une personnalité. Circonstances et rencontres fortuites ont donc conduit Julián Mesa de son village de la province d’Oriente vers la capitale nord-américaine. L’absence de père et la pauvreté avaient fait naître en lui le désir de partir qui se concrétise dans un premier temps, par son arrivée à La Havane. De cette vie racontée se dégage une sorte de morale diffuse soulignant que l’opiniâtreté peut triompher de la malchance et du mauvais sort. Julián Mesa, et à travers lui son auteur, veut montrer que l’on doit répondre « au défi lancé par la vie »4 même le plus dur. Cette forme de témoignage rend accessible au lecteur l’expérience humaine sans lui ôter son rayonnement et son pouvoir de séduction. Le récit de vie présente les caractéristiques de l’autobiographie qui suppose une identité parfaite entre auteur, narrateur et personnage. Cependant, il suppose également l’intervention d’un médiateur chargé de retranscrire la confession du personnage. Cette phase est la plus risquée vis-à-vis de l’authenticité du témoignage, elle contribue également à enfreindre les règles du pacte autobiographique. Dans La vida real, le témoin est un homme peu cultivé et donc incapable d’écrire l’histoire de sa vie. La nouveauté de ce type d’ouvrage dans les années 60, consistait à permettre à « Monsieur Tout-le-Monde » de faire connaître sa propre expérience : c’était une manière de démocratiser l’autobiographie souvent réservée aux intellectuels et aux notables. Écrire sur soi représentait souvent pour une élite une sorte de justification ou d’auto-libération, le témoignage anonyme a plutôt pour vocation à informer et renseigner. Ainsi, les références à la vie amoureuse du personnage, par exemple, ne sont pas présentées dans le but de décrire ou d’insister sur ses états d’âme, l’auto-complaisance, si souvent pratiquée dans la confession personnelle, n’a pas lieu d’être dans ce cas, mais sert à souligner le fait 3
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Miguel Barnet, op. cit., 1986, p. 9. L’expression est de Richard Hoggart dans : R. Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Éditions De Minuit, 1957, p. 65.
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que les erreurs sont porteuses de leçon pour l’avenir (comme dans la rencontre amoureuse de Julián Mesa avec Palmira, une danseuse de cirque). Cette morale est ainsi résumée dans le texte : « Las piedras con las que yo choqué harían una montaña tan grande como el Turquino »5. Les obstacles étant métaphorisés par cette montagne de pierres accumulées en hyperbole, le récit de vie tend ainsi à élargir, d’une certaine manière, le champ de l’écriture sur soi. La littérature de témoignage actuelle dont les histoires de vie sont la forme la plus pratiquée à l’époque donnée – comme si l’individualisme croissant avait engendré la nécessité de revenir à des valeurs simples – prend aussi le contrepied de la complication narrative de certaines tentatives poussant l’expérimentation un peu trop loin. Ainsi, comme le souligne Claude Abastado, le témoin-personnage du récit de vie appartient à la catégorie des « héros de la banalité »6 ; curieusement, son expérience est souvent plus riche que celle d’un héros tout court. C’est la dureté de la vie qui lui confère une aura d’exemplarité, c’est cette accumulation de revers et de fortunes diverses qui le rend intéressant aux yeux de tous. Ainsi, après avoir exercé mille métiers, parmi les plus rudes, pour gagner sa vie, Julián Mesa deviendra concierge d’un immeuble dans le quartier hispanique de Chelsea à New York. Il déclare à ce propos : « El sótano es mi verdadera casa »7 en allusion à la cave où il s’isole pour éviter d’être importuné, comme un havre de paix en quelque sorte. Il éprouve d’ailleurs une sorte de satisfaction en pensant qu’on le cherche et qu’on a besoin de lui (un sentiment de revanche finalement assez commun aux êtres humains…). Il n’y a pas dans ce témoignage direct d’auto censure ou, pour le moins, elle s’exprime de manière plus implicite que dans l’autobiographie classique. À travers l’histoire de Julián Mesa, Miguel Barnet traite le problème de la territorialité, ou plutôt de son absence. En effet, le roman explore la thématique de la douleur de l’exil plus ou moins forcé comme d’autres textes publiés à cette période et jusqu’aux années 90 mais l’écrit de témoignage permet de transmettre les doutes et interrogations (intérieurs et extérieurs) de l’écrivain, grâce au filtre du personnage : le récit de vie vient substituer le collectif à l’individuel. Comme le souligne Barnet luimême dans la préface de l’ouvrage, Julián Mesa est : « Un personaje vivo entre muchos ». Il représente une catégorie sociale bien déterminée : celle des Cubains ayant émigré aux États-Unis avant la Révolution menée par Fidel Castro en 1959 ainsi que les difficultés qu’ils ont rencontrées pour 5
Miguel Barnet, op. cit., 1986, p. 83. Claude Abastado, « Raconte, raconte… », Revue des Sciences Humaines, n° 191, Université Lille 3, 1983, p. 8. 7 Miguel Barnet, op. cit., 1986, p. 343. 6
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s’intégrer à la vie newyorkaise, pour parler correctement la langue anglaise ou pour échapper à la misère comme à la marginalité. Julián Mesa, par le bilan rétrospectif de sa vie, résume toute sa désillusion : « En este país no voy a ser nadie »8. L’écriture de la réalité particulière du peuple ne perd pas de vue que la vie des couches les moins favorisées de la société est, le plus souvent, exempte de poésie et de fantaisie. D’ailleurs, l’ouvrage de Barnet est suivi d’une courte bibliographie qui contient des références à des ouvrages sur l’immigration cubaine, et également portoricaine, aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle, La vida real retraçant un séjour d’une année aux États-Unis. Cette forme d’ethno-témoignage oscille entre narrativisation et investigation : elle essaie de dépasser ses doubles frontières dans le but de s’affirmer comme un genre à part entière, sans y parvenir véritablement. C’est dans la recherche et l’intérêt suscité par l’autre qu’il remplit le mieux son rôle ; ainsi, les éléments d’information sur la vie à Cuba à cette période ne manquent pas dans cet ouvrage. Il peut s’agir d’événements historiques comme la mention des rébellions paysannes contre le régime de Batista qui ont eu lieu dans les années 1930 témoignant de l’ingérence des États-Unis dans la pseudo-république de l’époque comme ici : « Eramos el patio con palmas de la Casa Blanca »9. La primauté est cependant donnée à la vie quotidienne, aux conditions des émigrés cubains vivant aux États-Unis. Julián Mesa évoque par exemple combien il est difficile de franchir la frontière de ce pays : il faut se garder de tomber entre les mains de la migra, des agents de la douane signale-t-il. Il fournit des détails précis concernant la vie dans les quartiers (ou ghettos) de New-York où vivent les immigrés d’origine hispanique et explique que certaines rues de la capitale américaine, comme « la parte East de la 96 a la 125 », sont occupées, alternativement, par des hispaniques, pour ensuite devenir une zone à forte population juive ou d’une autre origine – « Es un flotar constante de extranjeros esta ciudad »10 – comme pour donner à connaître les aspects, rarement positifs, de ce brassage ethnique. Il y a du roman réaliste dans ce type d’ouvrage : Balzac, qui se considérait « secrétaire de l’histoire », a écrit des romans qui constituent une mine de renseignements sur la vie en France à la fin du XIXe siècle et le texte de Barnet semble partager cette même ambition. La parole « en direct » du témoignage a donc une fonction documentaire mais elle reflète également (comme on peut l’observer dans le discours des médias omniprésent aujourd’hui) la parole dominante et les orientations idéologiques du moment. C’est une autre caractéristique de ce « genre », 8
Ibid., p. 338. Ibid., p. 203. 10 Ibid., p. 255.
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toujours connoté d’une manière ou d’une autre malgré des présupposés d’objectivité. Et, dans La vida real, l’éloge du régime cubain et de Fidel Castro sont, en permanence, implicites et même parfois explicites, comme le montre ce commentaire de Julián Mesa : « Le sigo la pista a la revolución »11. Il y mentionne son engagement en tant que militant de base du castrisme et son regret d’avoir dû quitter Cuba avant la révolution menée par les « Barbudos ». Son destin n’a rien à voir, non plus, avec celui des Cubains qui ont fui leur île pour se réfugier aux États-Unis au début des années 1960 et on peut également penser que la critique sous-jacente des pratiques ségrégationnistes nord-américaines, résultat d’une juxtaposition entre problématiques portoricaine et cubaine, est une manière pour Barnet, de souligner les disparités entre Cubains engendrées par la politique du puissant voisin anglo-saxon. Toutefois, les inégalités sociales sont moins criantes dans la Cuba Révolutionnaire qu’au pays du capitalisme triomphant comme l’indique Julián Mesa lorsqu’il laisse entendre qu’il aurait aimé revenir vivre dans son île natale à l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro. La ville de New York est ainsi comparée à un pandémonium de bruit et de fureur où le sentiment de solitude est grand. Le fameux « melting pot » cache en réalité l’organisation de ghettos séparateurs qui compartimentent la société nord-américaine au lieu de la rendre plus solidaire. Le discours du personnage-narrateur est donc plutôt anti-américain : il prône d’autres valeurs que celles de la société libérale de consommation dont le modèle a gagné presque tout le reste de la planète… Cependant, le récit de vie, comme la chronique moderne, met en œuvre certaines techniques de mise en relief de la réalité utilisées par les écrivains-journalistes nord-américains du « New Journalism » désireux d’élever le journalisme à la hauteur de la littérature. Truman Capote, le plus connu de tous, ou encore Tom Wolfe ont ainsi contribué à gommer les frontières entre le réel et la fiction. Dans La vida real, le jeu de la persuasion se double donc d’un jeu de séduction : il s’agit de transmettre l’information au lecteur, mais également de susciter son intérêt, sa curiosité et son plaisir. Le texte étudié présente, ainsi, des effets de mise en scène de la vie du personnage. Comme c’est le cas pour le motif récurrent du feu et de l’incendie et lorsque Julián Mesa déclare, à la première page du livre, « El fuego me ha seguido las huellas siempre »12 , pour évoquer la destruction du « bohío » familial trois mois après sa naissance (une catastrophe à laquelle il a survécu comme par miracle). La référence au feu ponctue ensuite toutes les étapes de sa vie jusqu’à la commenter de cette manière : « Ésta es una ciudad de muchos 11
Ibid., p. 315. Ibid., p. 9.
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fuegos »13. New York est une ville exposée en permanence au danger, à l’instar de sa propre existence ! Symboliquement, le feu est un élément naturel qui renvoie à l’idée de destruction mais il rend également possible la régénérescence. Ce leitmotiv en forme de métaphore assez simpliste fait ressortir la capacité de résistance du personnage face à une adversité toujours réitérée. Le recours à l’anecdote ponctue l’histoire de la vie de Julián Mesa et contribue, de la même façon, à la rendre moins banale et monotone. Ainsi, dans la première partie de l’ouvrage, consacrée à l’enfance et à l’adolescence, la grand-mère maternelle du personnage, « Juana la Callá » éloigne de la normalité. Elle parle peu, comme l’indique son surnom, mais elle est capable de prévoir et de deviner l’avenir : « Mi abuela casi no hablaba pero entre lo que guagueaba y lo que decía por señas se podía haber hecho un libro de cuentos »14. Les auteurs du « boom » ont révolutionné l’écriture du conte et du roman en y introduisant la langue de tous les jours et un vocabulaire parfois prosaïque voire même vulgaire ou grossier. Une autre tendance s’est développée et était déjà perceptible dans la textuelle indigéniste ; elle consistait à introduire bon nombre de néologismes ou d’expressions vernaculaires dans un récit dans le but de ne pas ignorer, et même de réhabiliter, le patrimoine linguistique des minorités. La littérature de témoignage a accompagné et accentué le mouvement de libération de l’écriture par le recours à la langue orale comme un juste retour des choses. La vida real est aussi l’histoire d’un homme simple qui se raconte et dont le discours ne peut être que direct et accessible. Julián Mesa s’exprime, le plus souvent, de manière fort suggestive mais sans aucun artifice rhétorique : entre humour et expression proverbiale, il dresse par exemple une sorte de bilan de sa vie en déclarant : « Me gusta cuando pongo la cabeza en la almohada estar en paz conmigo mismo »15. Le recours à la formule stéréotypée et l’absence de langage poétique introduit une originalité qui résulte d’un amalgame réussi entre langue parlée et « cubanismes ». Cette expression met ainsi en relief l’instabilité du personnage qui déclare : « Es como si una mano me pusiera ají guaguao en la sentadera »16 ; la référence culinaire fait sourire et renforce l’humour et la familiarité de la déclaration tandis que l’usage simultané de l’espagnol et de l’anglais donne également de la saveur à son discours. On retrouve le même processus dans la réflexion suivante : « Yo soy un 13
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Ibid., p. 352. Ibid., p. 25. Ibid., p. 245. Ibid., p. 144.
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super full time »17. Il faut ajouter à ce qui vient d’être souligné, le recours constant, dans le texte, aux diminutifs (comme ici : « Tenía mi gallinita echada para el viaje »18), ingrédients d’un discours non « élitaire ».
Bilan et perspectives Comme nous venons de le démontrer le témoignage personnelbiographique emprunte ses caractéristiques à plusieurs genres comme l’autobiographie, la biographie, le témoignage et la narration (conte ou roman). Il a suivi, et même parfois, anticipé l’évolution de l’écriture contemporaine correspondant aux années 1960-70 à 1990 ; son hybridité constitutive se retrouve dans la fiction la plus moderne. Son langage vernaculaire, familier et toujours accessible est également représentatif d’une écriture de moins en moins académique, quant à sa thématique, elle est collective et centrée sur l’humain comme beaucoup de publications actuelles. Cependant, ce qui en fait la différence et en marque les limites, c’est un certain élan vers la transcendance, une unicité presque immatérielle qui caractérise la bonne fiction et qui lui manque. À ce propos, les quatre ouvrages de témoignages publiés par Barnet sur une période de 20 ans (entre 1966 et 1986), comportent des différences dans leur conception. Seul, le premier ouvrage : Biografía de un cimarrón19 correspond au schéma classique du récit de vie ou « novela testimonio »20. Le deuxième ouvrage, paru en 1969 et intitulé Canción de Rachel21 ne connaîtra qu’une publication locale. E. Sklodowska définit cet ouvrage comme « una novela autorial de intención testimonial »22. Le témoignage pseudo-autobiographique présenté dans ce second roman est accompagné d’un contre-témoignage (sous forme de notes de bas de page) qui met en doute, ou raille, les déclarations et comportements du personnage. On voit que, dans ce cas, le témoignage réel qui a été 17
Ibid., p. 346. Ibid., p. 204. Il s’agit d’une sorte de tirelire contenant les économies du personnage. Miguel Barnet, Biografía de un cimarrón, Barcelona, ed. Ariel, 1968. Esteban Montejo, le témoin-narrateur de ce récit, est un ancien esclave qui travaillait (comme beaucoup) dans une plantation de canne à sucre. Il s’est ensuite engagé dans les troupes révolutionnaires des batailles pour l’Indépendance. Il aura fallu presque trois ans de longs entretiens pour que le jeune ethnologue Barnet connaisse la vie de ce personnage hors-norme. Ce roman donne lieu à un témoignage direct (retranscrit) à la première personne doté d’une forte authenticité. 21 Miguel Barnet, Canción de Rachel, La Habana, ed. Instituto del libro, 1969. 22 Définition donnée par Elzbieta Sklodowska dans : Miguel Barnet y la novela testimonio, Revista Iberoamericana, n° 152-153, 1990, p. 1078. En effet, la Rachel du titre est une ex-vedette du théâtre populaire de l’Alhambra à La Havane qui n’a pas véritablement existé mais incarne la synthèse de plusieurs « cocottes » (comme on les appelait) de la Belle Époque. 19 20 18
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retranscrit et dont l’authenticité a été soulignée cède le pas à une forme de témoignage romancé. Après une pause de plus de dix ans, Barnet publie son troisième roman au début des années 1980. Celui-ci porte un titre bref qui ne fait aucune référence au mécanisme du témoignage, Gallego, et qui, comme l’indique le para-texte, est l’histoire de Manuel Ruiz, « el immigrante gallego que abandonó su aldea en busca de bienestar y aventura »23. Le héros-témoin est un personnage de fiction, inventé et composé à partir de diverses sources d’information. Barnet aurait croisé deux témoignages écrits pour construire ce personnage, celui d’un Cubain qui n’a pas pu mener à bien son rêve de départ et, à l’opposé, celui d’un Galicien émigré à Cuba qui n’est jamais revenu au pays. Il a également consulté les archives du Centre Galicien de La Havane concernant l’immigration galicienne au début du XXe siècle24. C’est donc, sans doute, parce qu’il a été séduit par la démarche fictionnelle utilisée dans les deux textes précédents (il affirme avoir eu recours aux « trucos trucosos del creador » pour réaliser ces ouvrages) que Barnet écrit La vida real. Publié en 1986, ce roman présente à nouveau un témoin unique, un prototype à l’image des émigrés cubains ou portoricains. La recherche identitaire et la problématique de la minorité sont au cœur des quatre ouvrages de l’auteur cubain. En cela, il rejoint les préoccupations de bon nombre d’écrivains et d’essayistes hispano-américains de l’époque. Ses deux derniers textes traitent du même thème, l’émigration ; d’un côté celle des Galiciens vers Cuba à la fin du XIXème et début du XXe siècle ; de l’autre, celle des Cubains vers les États-Unis, à l’époque des dictatures de la première moitié du XXe siècle. Dans les deux cas, il s’agit d’un départ forcé et motivé par la misère et le désespoir. On peut observer une différence toutefois : l’intégration de Manuel Ruiz, le Galicien, est réussie. Celui-ci se sent Cubain même si l’Espagne est toujours présente au fond de son âme alors que dans l’autre cas, Julián Mesa, ne se sent pas intégré à la société nord-américaine où il n’a jamais réussi à s’affirmer socialement. De manière sous-jacente, l’idée que le modèle anglo-saxon n’est pas fiable semble suggérée par Barnet. Son personnage, Mesa, reprend souvent à son compte le slogan du Héros de l’Indépendance, José Martí : on n’est jamais heureux loin de sa terre natale. Barnet adopte une approche sentimentale, affective du problème, à l’instar des chansons latino-américaines de l’exil qui ont acquis une résonnance importante à la fin des années 1970 et qui 23
Miguel Barnet, Gallego, Madrid, ed. Alfaguara, 1981. Tout au long de cette histoire, le supposé transcripteur de l’histoire de Manuel Ruiz joue avec l’ambiguïté constitutive de son personnage et fait en sorte de garder un juste équilibre entre réalité et fiction.
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exaltaient les thèmes de la mémoire et de la nostalgie du pays perdu. C’est une démarche qui est en accord avec la simplicité du récit de vie destiné au peuple et écrit par lui ou en son nom. Ce qui caractérise la littérature de témoignage hispano-américaine, par rapport à l’européenne, c’est qu’elle tend souvent vers la dénonciation des injustices et autres mauvais traitements infligés aux plus faibles. On pense notamment à l’ouvrage d’Ana Gutiérrez intitulé Se necesita muchacha25, aux témoignages de Domitila Barrios de Chungara sur le travail dans les mines de Bolivie ou encore à celui de Rigoberta Menchú (controversé depuis) sur les phénomènes de guérilla au Guatemala dans les années 1980. Alors que ce même témoignage, dans d’autres contrées, a plutôt pour but de conserver la mémoire d’un passé révolu ou de mettre en valeur la « majorité silencieuse » dont la voix ne se fait pas entendre, cette tendance contestataire en Amérique latine est due, certes, à un contexte de liberté d’information trop restrictif. Le récit agit alors comme une contre voix, un discours qui va à l’encontre des proclamations officielles. Sous une autre forme, la fiction et, en particulier, le roman historique, ont eu aussi la même faculté de contourner les réalités frelatées de l’historiographie de ce continent : On pense notamment aux textes de Gabriel García Márquez ou de Mario Vargas LLosa. Dans le cas de Miguel Barnet, les choses sont un peu différentes du fait de la parfaite adéquation entre l’auteur et le contexte politique de l’époque, comme dans certaines formes du « réalisme socialiste » de la Russie soviétique du début du XXe siècle où le langage devint matériau de construction de l’idéologie révolutionnaire. Dans l’édification de « l’homme nouveau » préconisée par Fidel Castro, l’une des priorités était de valoriser le syncrétisme ethnique et culturel de l’île de Cuba. Biografía de un cimarrón ne peut donc pas ne pas être perçu comme un ouvrage visant à réhabiliter l’image de la population noire victime de l’esclavage à Cuba26. Dans les deux ouvrages écrits et publiés dans les années 1980, le régime castriste est déjà bien ancré dans le temps et il est parvenu à une phase de consolidation nationale. Le choix des deux témoins n’est donc pas anodin, Manuel Ruiz le Galicien et Julián Mesa l’émigré cubain vivant aux États-Unis sont, en fait, le revers de la même médaille, une manière de montrer aussi la supériorité 25
Ana Gutiérrez, Se necesita muchacha, México, Ed. Fondo de Cultura económica, 1983. 26 Esteban Montejo incarne (comme le suggère le titre du texte) le fugitif, celui qui refuse toute forme de domination. Il est le modèle même du révolutionnaire, rebelle et charismatique, à l’image des héros de la libération. Rachel, quant à elle, est présentée comme une victime des deux formes de « colonialisme » (le terme est de Barnet) qui se sont succédées à Cuba : l’imposition de la norme européenne et plus récemment, celle du capitalisme nord-américain.
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de l’intégration à Cuba par rapport au puissant voisin. On peut donc dire que les quatre ouvrages combinent témoignage et propagande de façon implicite et explicite. Comme si la circonstance historique l’emportait au détriment de l’inventivité et comme si la persuasion avait raison de la suggestion. Il en résulte un certain déficit de qualité qui s’accentue au fil des publications au rythme de l’engagement idéologique de l’auteur. D’un autre côté, on peut observer que la démarche de Barnet, au fil de ses publications successives, tend à s’éloigner chaque fois un peu plus du modèle initial : un « enquêteur » qui fait parler, à l’aide de questionnaires préétablis, un témoin anonyme et de condition sociale défavorisée. Biografía de un cimarrón est le premier (le plus abouti également) des quatre mais le seul conforme à ce schéma autobiographique par médiation. Pour les autres, le témoin n’est ni direct ni unique mais double ou triple. Dans la préface de La vida real, comme le fait remarquer Barnet lui-même, Julián Mesa : « Es un cubano más dentro de esa masa infinita de emigrantes que abandonaron su isla en busca de un medio de vida mejor »27. Il s’agit, par conséquent, d’un archétype plus général, où peuvent se retrouver tous les émigrés quels qu’ils soient ; des actes et des pensées lui sont attribués comme à un être de fiction selon la trame et le ton du récit de vie personnelle, il est à la fois moins retenu moins authentique et peu crédible28. Les héros anonymes et les hommes du peuple qui envahissent les pages des témoignages de Barnet ont souvent été comparés aux personnages de la littérature picaresque espagnole pour leur exemplarité et leur opiniâtré dans une lutte incessante contre l’adversité. Il est vrai que leur vie est pleine de rebondissements, qu’ils ont été contraints d’exercer de nombreux métiers parmi les plus difficiles. Leur expérience de la vie est riche et diverse : ainsi, Esteban Montejo aime à parler de ses nombreuses conquêtes féminines tandis que Manuel Ruiz est doté de la même lucidité (teintée de fatalisme) que les héros du genre picaresque29. On ne retrouve cependant pas dans les ouvrages de Barnet, l’humour qui caractérise la littérature espagnole. C’est que les personnages du récit de vie sont trop humains pour pouvoir prendre une 27
Miguel Barnet, op. cit., 1986, p. 6-7. À cela, il convient d’ajouter un curieux découpage en scènes successives de l’ouvrage puisque chaque chapitre fonctionne comme une sorte de tableau déroulant un pan de la supposée vie de Julián Mesa. L’ensemble fait penser à un montage cinématographique ou télévisé. D’ailleurs, il est fait allusion aux « case-histories » de la télévision nord-américaine. On pourrait dire que La vida real est assez proche du docu-fiction ou même du feuilleton à thématique social résultant du développement de la culture de masse. Tout se passe comme si l’auteur cubain avait exploité, jusqu’au bout, le filon du récit de vie en se conformant, chaque fois un peu plus, à une certaine forme d’écriture populaire et même prolétaire. 29 Comme lorsqu’il constate que la réussite sociale n’est pas uniquement liée à la volonté personnelle. 28
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La vida real de Miguel Barnet : l’avatar d’un processus novateur ?
distance suffisante avec la réalité quotidienne. La caricature à laquelle se livre Lazarillo (dans l’ouvrage du même nom) en évoquant les travers de ses maîtres successifs cède la place à la rancœur et l’amertume. En réalité, « le vécu » peut être plus intense et plus dense que la fiction mais en contrepartie, le roman conserve une part de mystère et d’irréalité qui disparaît dans le récit de vie. La littérature de témoignage n’entre à l’évidence pas dans les catégories de la culture savante et écrite, l’oralité la caractérisant. Biografía de un cimarrón, résulte de la retranscription d’entretiens réalisés par Barnet (l’ethnologue)30, Ce qui a fait le succès de ce premier livre, c’est l’effet de symbiose entre l’enquêteur et le témoin comme si Barnet se fondait dans la personnalité de son personnage, en biographe attentif et mimétique. Esteban Montejo s’exprime, de ce fait, avec naturel et simplicité, sa personnalité est charismatique et mise en relief : c’est un véritable personnage romanesque qui remplit, en outre, une deuxième fonction, celle de fournir des informations hautement intéressantes sur sa vie à l’époque de l’esclavage à Cuba. La présence de l’ordonnateur du récit n’est pas sensible et ne vient pas briser l’harmonie du double témoignage (initial et final). Dans les autres textes, le témoin unique et direct a disparu, ce qui a pour conséquence de rendre le discours plus vague et plus contraint. Ainsi, Esteban Montejo donne des détails sur sa naissance et sur le prénom qu’on lui a attribué – « Fue el 26 de diciembre de 1860, el día de San Esteban… Por eso me llamo Esteban »31 – alors que Manuel Ruiz n’évoque pas précisément sa naissance et se limite à des considérations générales sur son enfance : « No fui un niño travieso, no. Fui más bien callado y observador »32. Dans le dernier ouvrage, le même processus s’accentue et s’accompagne d’un recours au sensationnel pour tenter de donner de l’ampleur au discours de Julián Mesa. Sa vie entière est, ainsi, liée à des faits ou à des événements dramatiques qui ont valeur de symbole car ils renvoient à la misère et à son exploitation permanente. Comme dans cet exemple, « Cuando llegaba a casa después del trabajo, yo era un bulto de tierra. Y como era regordete, con aquella cara terrosa, parecía una papa »33, où la comparaison entre le jeune garçon qu’il était et une pomme de terre permet d’insister sur la dureté des travaux des champs, là même où travaillait l’enfant. La représentation de la pauvreté dans la littérature du début du XXe siècle aurait pu émouvoir et toucher le lecteur 30
Comme l’a indiqué Barnet dans des interviews, il a fallu décanter le matériel brut représenté par les « entretiens ». C’est le fruit d’une collaboration de longue haleine. 31 Miguel Barnet, op.cit., 1968, p. 14-15. 32 Ibid., p. 9. 33 Ibid., p. 26-27.
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mais ce n’est pas vraiment le cas dans ce roman souvent plat et répétitif par la manière de dénoncer le mal de vivre34. En ce qui concerne la littérature de témoignage cubaine incarnée dans les années 1960 à 199035 par Barnet (en priorité), son développement est consécutif au mouvement révolutionnaire de la fin des années 1950. Le régime instauré par Fidel Castro souhaitait donner une voix à ceux qui n’en avaient pas et forger une identité cubaine plurielle. Barnet a toujours déclaré que cette recherche était : « El superobjetivo de su obra »36. Et, il est certain que sa plus grande réussite (en tant qu’auteur) aura été de donner ses lettres de noblesse à une écriture à la portée de tous, accessible à la plus grande majorité. Cependant, en 1989, Barnet va publier un autre ouvrage intitulé : Oficio de ángel37, une sorte de parcours initiatique, celle d’un jeune bourgeois cubain à la découverte du socialisme ; un personnage-narrateur fort ressemblant à l’auteur lui-même, mais anonyme. Entre autobiographie déguisée et autofiction, on voit qu’une fois de plus, Barnet brouille les pistes et « surfe » sur les limites d’un genre pour occuper son propre espace narratif.
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Il faut également prendre en considération le fait que le discours de Julián Mesa (sans doute perverti par la vie américaine…) est familier, à l’instar des ouvrages précédents. Il tend également, et à plusieurs reprises, vers une certaine vulgarité. Il s’agit d’une langue parlée mêlant expressions proverbiales, « spanglish » et images peu poétiques comme celle-ci : « Era como si una mano me pusiera ají guaguao en la sentadera » (p. 144). La métaphore culinaire et un peu crue traduit l’instabilité du personnage, jamais maître de son sort. Il ne fait pas de doute que dans ce témoignage, Barnet rencontre quelques difficultés à apporter quelque chose de nouveau à un modèle un peu usé. 35 Si le récit de vie était une forme d’expression écrite déjà existante, à Cuba par exemple, par les témoignages de la période de l’Indépendance, ce genre est resté tout à fait éphémère. Ce phénomène s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs : la résurgence de l’oral, due au développement des médias et une plus grande porosité entre le domaine de la fiction et celui de la réalité. D’autre part, l’essor de la société de consommation et du libéralisme économique a également eu pour conséquence d’accentuer l’individualisme. Ceci a été compensé par une certaine forme de « retour au sujet » comme le soulignait Armand Mattelart. Il s’agissait de redécouvrir l’autre, de sauver de l’oubli certaines pratiques menacées par la modernité, de démocratiser la parole écrite. Les processus actuels de télé réalité, même dévoyés, ont quelque chose à voir avec les nouveaux modes de communication (établis le plus souvent par médiation). Voir Armand Mattelart, Penser les médias, Paris, Ed. La Découverte, 1986. 36 Miguel Barnet, La fuente viva, La Habana, Ed. Letras cubanas, 1983, p. 47. 37 Miguel Barnet, Oficio de ángel, Madrid, Ed. Alfaguara, 1989.
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Misterio y melancolía de una fiesta : exilio y muerte en Joyce y Saer Oscar Brando Instituto Profesores Artigas
“No madre. Déjame ser y déjame vivir”. Dedalus en Ulises
Una fugaz intuición puso en contacto un cuento de Joyce con el capítulo sexto de la novela La grande de Saer1. Los títulos no pueden ser más diversos en su amplitud : el del cuento de Joyce, The dead, se traduce generalmente como “Los muertos” (aunque podría ser “El muerto”), abarcadura mayor de sentido al borde de lo abstracto ; el capítulo de la novela de Saer se titula “El colibrí”, restricción a lo minúsculo material, casi invisible a los sentidos. Un muerto, en singular, y el colibrí son, en cada relato, dos irrupciones inesperadas (para todos los presentes menos para uno). En el relato de Joyce hay un muerto que trae a su memoria uno de los personajes, Greta Conroy : pero muertos pasados y futuros son invitados invisibles a esa fiesta de Navidad en la que transcurre el cuento. En el capítulo de Saer, el colibrí (Gutiérrez sabe que vendrá) corta antes de tiempo la última tarde calurosa del otoño, anticipándose a la tormenta o, para decirlo más patéticamente, adelantando la inminencia del final. Otros aspectos trazan puentes entre las dos historias. Las dos están construidas sobre ruinas : incluso, en el caso de Joyce, inspirado, según su
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Este trabajo responde, en términos generales, al método comparatista, que proviene de la filología : observa la similitud entre dos escenas y presume los préstamos, la influencia de una sobre otra. Los únicos, vagos, indicios de contacto entre estos textos son : la importancia que la lectura de Joyce tuvo sobre Saer, deducida de sus ensayos, y la mención, en alguna entrevista, de la presencia de Dublineses entre los integrantes de su generación (ver : Mempo Giardinelli, Puro Cuento n° 11, Buenos Aires, julio-agosto de 1988). Se utilizarán las siguientes ediciones : Dublineses, Guillermo Cabrera Infante (trad.), Barcelona, Seix Barral, 1983 ; La grande, Buenos Aires, Seix Barral, 2005.
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biógrafo Richard Ellmann 2 , por las ruinas reales de Roma que dieron, en 1906, el último envión a un cuento que hacía tiempo estaba madurando. Hay, entonces, en el cuento de Joyce ruinas que despiertan recuerdos o alimentan la vida de las nuevas generaciones. Hay, también, ruinas de varios textos que Joyce fue aprovechando para construir su relato y que ocupan lugares protagónicos en distintos aspectos. De las dos canciones que acudieron a la confección del cuento una, que no aparece, es central en el tema : se trata de una balada de Thomas Moore, “¡Ah, los muertos!” que Stanislaus Joyce había escuchado y comentado en carta a su hermano y que éste pidió con letra y música para poder cantar. En ella hay un contrapunto entre vivos y muertos en que unos echan en cara a los otros su suerte. Celos entre vivos y muertos serán la columna vertebral del cuento de Joyce, aunque la aparición del asunto en el nivel argumental no haga ninguna mención a la canción de Moore. Sí aparece explícita otra canción, “La joven de Aughrim”, canturreada por el tenor mientras se viste para irse, que Greta escucha y recuerda entonada por su amante muerto y cuyo argumento remite, remotamente, a su juvenil y trágica historia de amor. Otros textos son posibles de rastrear en el cuento de Joyce. Ellmann señala el final tomado de un cuento de G. Moore, Vana fortuna, la influencia tal vez de un cuento de Anatole France El procurador de Judea, en el que un diálogo en el que participa Poncio Pilato crea la expectativa por la suerte de Cristo ; sin embargo recién al final Pilato es interrogado sobre Cristo y dice no recordarlo. El personaje latente que está movilizando el subsuelo de la trama, pero no aparece, pudo inspirar más de un relato de Joyce. Por otra parte la relación, la convivencia entre vivos y muertos, la retomaría en Ulises, sobre todo en la sombra de la madre de Dedalus. Ellmann sugiere que la imagen final del cuento, con la nieve cayendo sobre toda Irlanda, sobre los vivos y sobre los muertos, pudo tener su inspiración en la imagen homérica del canto XII de la Ilíada. Finalmente el crítico y biógrafo advierte que con la escritura de Los muertos Joyce hizo posible su desprendimiento de Irlanda, asumió su salida y se vio a sí mismo como lejano de su patria : es, dice Ellmann, la canción del exilio. Estos ejemplos abrirían – para este o cualquier caso similar – la discusión sobre la categoría de intertextualidad y las clasificaciones de endogénesis y exogénesis que introduce la crítica genética. Un criterio a discutir sería el de hablar de intertextualidad cuando el proceso es endogenético (caso de la canción “La joven de Aughrim”, integrada al
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Todos los datos sobre Joyce son tomados de la biografía de Richard Ellmann, James Joyce, Barcelona, Anagrama, 1991.
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texto de Joyce) y no cuando es exogenético, la canción de Moore, ya que no hay rastros visibles de ella en el cuento3. Creo que el capítulo de La grande, que también reproduce una fiesta, tiene entretelones de otra índole. Hay muertos – ¿dónde no los hay?4 – y algunos fueron citados en capítulos anteriores y sobrevuelan la fiesta sin darle a esta un carácter de funeral. En este sentido el cuento de Joyce sí es un cuento de entierro : hay un pasado – sugerido por el anacronismo de la fiesta, la cultura del canto, la figura de las tías – que queda atrás y quiere ser enterrado junto a la tía que Gabriel imagina muerta al final del cuento. El capítulo de Saer es una despedida involuntaria. Allí también 3
En un artículo sobre Virginia Woolf y Saer, (“Juan José Saer-Virginia Woolf. Encuentros en Saturno”, Brecha, Montevideo, 18/11/2011, p. 24-25) Beatriz Vegh se detiene en una anotación que aparece en los papeles preparatorios de Glosa : se trata de tres citas de distintas obras de Virginia Woolf. Vegh razona que como las citas no son luego reproducidas o retomadas en el texto de la novela de Saer no se puede hablar de intertextualidad. Sin embargo hace sugerentes reflexiones sobre la influencia que esas citas pudieron tener o la coincidencia que ellas muestran con un tono, un aspecto más temático que argumental de la obra de Saer. Como la canción de Moore en el caso de Joyce, esas citas estarían fagocitadas como materia temática, serían parte del contenido en la profundidad del relato (para el caso de Saer se trata de la melancolía, presente de distintas formas en los fragmentos de Woolf copiados por Saer y tema central en la obra de este, estudiado de manera exhaustiva por Premat en su libro La dicha de Saturno, Rosario, Beatriz Viterbo, 2002) y estarían encubiertas en el desarrollo argumental. Es singular que una vez descubiertas, iluminen entonces zonas del mismo argumento. El diálogo entre vivos y muertos que la canción de Moore dramatiza, se revela no solo como cuestión temática en el cuento de Joyce sino también, en un sentido amplio, como parte del argumento. De la misma manera, si bien la melancolía que contienen los fragmentos de Woolf atiende a una relación temática con la obra de Saer, también podría decirse que echan luz sobre ciertas escenas que serían las causantes de ese clima melancólico y que se producen en los textos de los dos autores. La melancolía en la obra de una y otro está generada obviamente por las muertes y los suicidios. En el caso de Glosa, en el que se detiene Vegh, combaten, desde el principio, las ganas de caminar de Leto por la mañana primaveral y el recuerdo del suicidio de su padre ; asimismo, la fiesta de la que hablan Leto y el Matemático, el cumpleaños de Washington, que pertenece al aura de “comedia”, anticipa la tragedia que irrumpirá brutalmente, a mitad de la novela, cuando se revele el futuro : la depresión de Tomatis, el suicidio de Leto, la desaparición de Elisa y el Gato, el exilio del Matemático. 4 En “Hojas sueltas” de preparación de La grande Saer escribe : “En la fiesta del domingo y en la novela en general : los muertos, el Gato, Rey, Elisa, Washington, etc.”, Papeles de trabajo II. Borradores inéditos, Buenos Aires, Seix Barral, 2013, p. 408. La revisión de las anotaciones preparatorias para la novela nos indica que la fiesta del domingo formaba parte del plan original, diseñado antes de la enfermedad final de Saer. Varios detalles de lo que luego escribirá, figuraban en sus borradores, lo que no es óbice para que, en la redacción final del capítulo, hecha ya enfermo, y única que no realizó a mano sino directamente en la computadora, no puedan encontrarse trazas de la escritura de una despedida. Ver Papeles de trabajo II. Borradores inéditos, p. 395 y ss.
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las nuevas generaciones parecen apropiarse del legado de sus mayores, de una manera armoniosa y natural : los principales observadores de la fiesta son Nula, Gabriela Barco (¿ el nombre será una evocación del Gabriel Conroy de Joyce, con su rescate del pasado ?) y Soldi, los más jóvenes que sustituirán a la generación de Tomatis (que todavía tiene un cierto protagonismo en el intercambio de puntos de vista), Marcos, Clara y Gutiérrez. Gutiérrez regresa con el mismo secreto con que se marchó. Aquí aparece la virtud saeriana por excelencia : desde el cuento “Tango del viudo”, treinta años antes, la figura de Gutiérrez está abierta a un futuro, sobre todo porque no sabemos bien qué pasó en aquel momento, por qué se fue Gutiérrez de la ciudad. Ahora, en La grande, Saer está más dispuesto a hacer concesiones argumentales y aproximar algunos detalles de las antiguas relaciones de Gutiérrez, pero insólitamente no despejará el misterio que envuelve al personaje5. El joven Joyce escribe su cuento como funeral de un momento de su vida : la aceptación de su alejamiento de Irlanda y los conflictos interiores que mantiene con su patria. Saer, al final de su vida, y lo sabe, organiza una fiesta con gran parte de su elenco, en la que, inevitablemente, algo quedará atrás. Incluso, no solo los muertos sino también los años serán irrecuperables, e irreparables los daños producidos por la violencia de la dictadura, las humillaciones, los exilios. El cuento de Joyce es más individual, el punto de vista es el de Gabriel y el estilo indirecto libre lo confirma en varias oportunidades. El de Saer es más coral, aunque los puntos de vista que se privilegien en la revelación sean interiores : los de los jóvenes que interpretan alguna 5
Gutiérrez no era, en los papeles preparatorios más antiguos de La grande, protagonista de la novela que durante mucho tiempo se llamó “El intrigante”. El personaje llevaba el nombre de Toublanc y mutó en Gutiérrez en el proceso de escritura (Saer tacha el nombre primitivo y escribe encima el de Gutiérrez), antes del comienzo de la redacción definitiva (Cuaderno 41, “Alrededor del 20/10/2001”). Sería interesante, aunque no tengo indicios a la vista, resolver cuándo se produjo el cambio de nombre y por qué, pregunta esta última respondida en parte por Premat en un comentario de Papeles de trabajo II : “En el primer borrador del comienzo (1995-1997), Gutiérrez todavía se llama Toublanc, por lo tanto la relación con “Tango del viudo” (cuento de 1960 publicado en En la zona, del cual Gutiérrez es protagonista y La grande la continuación) no está decidida. “[…] Vemos un procedimiento de escritura típico de Saer y que atañe a la construcción de la coherencia del conjunto de su obra : […] lo que se piensa escribir y ya está delineado desde hace años, encuentra en un texto muy anterior un “precedente”. La novedad debe inscribirse como prolongación de lo ya escrito, aunque en este caso la idea de una prolongación sea posterior a la idea en sí de lo “nuevo”: Toublanc se transforma en Gutiérrez después de años de trabajo sobre La grande” (p. 341-342). De todas maneras, como fantasma de escritura (ver la idea en Roland Barthes La preparación de la novela, Buenos Aires, Siglo XXI, 2005), sobrevive la ilusión de encontrar el momento, la fisura por la que apareció la misteriosa e inconclusa historia de “Tango del viudo” y con ella su protagonista.
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escena o el de Tomatis que recuerda algo. En Joyce estamos más pegados a las incertidumbres de Gabriel, su llegada, la preparación de su discurso, su mirada sobre Greta, la reacción frente a la revelación del secreto, su sentimiento final de fracaso. En el caso de Saer todo parece discurrir en la superficie, con miradas que impactan contra cuerpos refractarios y van rebotando de uno a otro6. Hay historias contenidas en todos que no parecen fisurar la paz del día ; los antecedentes de Gutiérrez y Leonor, los de Marcos y Clara, y las más recientes y perversas relaciones de Nula, Lucía y Riera no se sienten como amenazas de un futuro que se emblematiza en el embarazo de Gabriela Barco y en la figura de Diana, la belleza manca, todo un símbolo de lo que (no) puede ser aprehendido. El cuento de Joyce se centra en una familia y un mundo que desaparecen ; en los conflictos entre los nuevos valores y los viejos hábitos irlandeses que se pierden : la hospitalidad, el gusto por el canto ; en la elección entre la rústica, campesina Irlanda del Oeste – la tradición de las islas Aran – y el continente que imanta a los más cosmopolitas. El capítulo de Saer ya no tiene una familia como emblema de una unidad que se parte. Se trata del elenco de actores de su obra, con agregados y ausencias, en el que reaparece el momento original, el asado del cuento “Algo se aproxima”, y el transcurrir del tiempo. Pero en los dos casos hay un instante en que el tiempo se detiene : la escena de la escalera en el cuento de Joyce, el vuelo del colibrí en el capítulo de Saer. Ya al final de la fiesta de “Los muertos”, y cuando los invitados se están retirando, el tenor que se había resistido a cantar con la excusa de su ronquera comienza a entonar “La joven de Aughrim”. Greta, que está subiendo la escalera, queda quieta escuchando la canción y Gabriel la mira como a una pintura, sin saber qué pasa por dentro de ella. La cadena aquí es perfecta : en el centro Greta esconde, como lo haría una pintura, el dato crucial del relato, su recuerdo del joven de su pueblo del oeste, que cantaba esa canción y que, enfermo, la fue a despedir bajo la lluvia cuando Greta viajaba hacia Dublín. Eso Gabriel no lo sabe y tendrá que esperar que Greta se lo confiese. La escena central del capítulo de Saer es la que le da título : el colibrí. La dispersión de los personajes, su diletancia algo cansina tendrán su punto de concentración en el colibrí que Gutiérrez muestra. Todos atenderán los movimientos permanentes del pájaro que va libando mientras consume las energías que extrae de cada flor, una tarea que no le permite descansar anulando pasado y futuro en puro presente, el de su sobrevivencia. Creo que éste es 6
Rafael Arce en su estudio “El ciclo de las novelas sobre el tiempo : Saer y RobbeGrillet” rehace la relación superficie/profundidad, viendo en Saer y Robbe-Grillet la impugnación del prestigio del mito de la profundidad. En un narrador para el que la apariencia no revela ninguna esencia el trabajo cuidadoso sobre los detalles de la superficie constituye una metafísica. Ver Juan José Saer. La construcción de una obra, Ilse Logie (coord.), Sevilla, Universidad de Sevilla, 2013.
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el sentimiento de los mayores, tal vez no de los jóvenes : éstos tienen planes que incluyen el pasado y se proyectan al futuro, frente a la generación anterior que siente que ha consumido, como el colibrí, su destreza para sobrevivir a cada instante. De todas formas el “renunciamiento azul” con que Diana pinta a Gutiérrez en la fiesta saeriana es en cierta medida el de uno de los jóvenes, Nula, con la constancia de que Nula es el personaje más señaladamente autobiográfico del conjunto. El cuento de Joyce, con un Gabriel también sesgadamente autobiográfico, dramatiza la relación entre vivos y muertos, insinuando la paradoja entre lo inevitable de esa convivencia y el imprescindible desprendimiento. Ellmann, al comentar el cuento, rememora en el comienzo de Ulises la escena notable en que Dedalus le habla a su madre muerta : “No, madre. Déjame estar y déjame vivir”7. El tiempo detenido del ritual navideño (el baile que se realizaba desde hacía treinta años siempre había salido bien, dice el cuento), el paréntesis del tiempo histórico marcado por la fiesta, se va a romper con la irrupción del muerto en escena. El relato de Saer es también un relato de tiempos muertos, de anacronismos : toda la fiesta es tiempo muerto, suspensión del tiempo, es domingo de descanso, sin dios que ya hizo lo suyo o con un dios que no oye, como dice un personaje, para no hacerse cargo de lo que le salió. En ese día se restituyen los mitos, se producen los saltos de tiempo o su suspensión. Gutiérrez recuerda, al comenzar el día, un momento pasado con Leonor ; la visita que el día anterior le hizo Escalante para avisarle que no iría a la fiesta del domingo revive la figura del personaje en Cicatrices atada al círculo inquebrantable del juego ; la alusión rápida a Marcos y Clara, la fuga de esta con César Rey hasta la muerte o el suicidio (no se sabe) del Chiche Rey en Buenos Aires, el regreso de Clara, que se cuenta también en Cicatrices, y la reconstrucción de la pareja. Todas son remisiones a la obra anterior, regresos a lo Mismo ; todo se produce en el tiempo muerto del domingo en el que, si alguna memoria queda será la de los relatos de la dictadura, que ya son pasatiempo desdramatizado, anecdótico, o la fotografía de la filmación o la filmación de la fotografía, círculo cerrado entre Violeta-Tomatis-Gutiérrez, realidad aherrojada por imágenes que aunque sean móviles quedarán fijadas como nuevos mitos. Finalmente, la nieve en el cierre del cuento de Joyce sugiere algunos comentarios de Ellmann : la nieve no es la muerte sino lo que reúne a vivos y muertos porque cae sobre unos y otros. En Saer trabaja la premonición de la tormenta, del final lluvioso, que no es una novedad 7
En el capítulo XV, cuando se encuentra con su madre muerta, Esteban pronuncia la frase luciferina : Non serviam. Tal vez no solo sea el desprendimiento y la desobediencia frente a la figura materna, sino también el grito liberador del intelectual que Dedalus encarna desde el Retrato del artista adolescente hasta Ulises.
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en sus relatos pues ya estaba anunciado al final de La pesquisa y en el cuento “Recepción en Baker Street”8. Un punto de contacto entre los dos relatos puede dibujarse a partir de movimientos musicales que actúan en ambos. Para el caso del cuento de Joyce, a las referencias ya señaladas arriba : la presencia sorda o sonora de dos canciones que definen tema y argumento del relato, se podría agregar una lectura de la primera parte del cuento como partitura, como un desarrollo narrativo que está segmentado por momentos musicales. Las danzas, la interpretación de Mary Jane, el canto de una de las tías sirven de cañamazo a la arquitectura del cuento que se va desarrollando como una pieza musical. Luego, la canción “La joven de Aughrim” va a reponer la música en el centro del relato, con una construcción sinestésica que cruza el sonido con la plasticidad de la figura de Greta en la escalera : la visualidad de la silueta en la penumbra se rodea del canto del tenor que se oye atenuado por la distancia y construye el símbolo impreciso, necesario, para producir el movimiento de anagnórisis final. Julio Premat estudió La grande a partir de una visión musical de la obra de Saer, en el artículo “Saer, nota y sinfonía”9. Además de relaciones relativamente explícitas del título de la novela con la novena sinfonía de Schubert10, Premat sondeó con sutileza la construcción de La grande como el último movimiento de una serie de amplificaciones, repeticiones, expansiones que la obra de Saer fue haciendo en su desarrollo. Ese aspecto tan recurrido en la crítica sobre Saer, Premat lo vio como formulación, también, de una partitura en la que pequeños fragmentos, como notas, formarían un flujo ; anotaciones de lectura o acordes de un hablar argentino, epifanías, brevísimos instantes se expandirían, se retraerían, sufrirían leves modificaciones para volver a ejecutarse. Tomados del material genético de la novela, Premat leyó todos estos indicios como algo del orden de la inspiración, surgidos sin premeditación y que fueron encontrando forma al derramarse dentro de un sistema mayor. Premat arriesga el trazo de una relación entre las dos obras más antitéticas que llevan sugerencias musicales en sus títulos : La grande y La mayor. Si éste, el más saeriano de sus libros, juzga Premat, es quien revela con mayor visibilidad los mecanismos de producción de la partitura (el “la” mayor sería la nota de afinación), es en La grande donde Saer alcanza 8
Premat advierte que la materia de este cuento publicado en Lugar (2000), en el que por primera vez aparece Nula, fue, hasta bastante avanzado el proceso, parte de la novela. Papeles de trabajo II, p. 341-342. 9 Pandora : revue d’études hispaniques 7, 2007, p. 265-78 ; Critica Cultural, Brasil, Unisul, Vol. 5 No. 2 jul./dec. 2010, p. 387-398. 10 En un momento de la novela Tomatis y Violeta escuchan La Gran Fuga de Beethoven. Violeta comenta : “No se parece a nada conocido” (p. 353). Podría entenderse como una definición y una aspiración saeriana de la obra de arte.
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una melodía más clásica a partir de los recursos musicales inventados. Así se crearía lo que Premat juzga un repertorio. La experimentación extrema que Saer realiza en La mayor : tonalidades poéticas, variaciones asintácticas para provocar (o anular) el movimiento, reducción del relato a un argumento mínimo, potencialidad de casi todos los desarrollos futuros (la depresión de Tomatis, la ausencia del Gato Garay, el exilio de Pichón, la importancia de la figura de Washington, el destino de Ángel Leto, las incertidumbres de Barco) ; toda esa experimentación, decíamos, conseguirá un tejido invisible en la novela final. Por una parte, como señala Premat, La grande junta principio y fin, rescatando de un cuento del primer libro (el nerudiano y onettiano “Tango del viudo”) al personaje de Gutiérrez, exiliado de la obra durante treinta años, para reunirlo, como dúo protagónico, con la más nueva de sus criaturas, Nula, que había aparecido en un relato de Lugar, el último libro de cuentos. Al unir los extremos, una vez más el repertorio saeriano apela a la circularidad. En La grande se llegará a un narrar tradicional, de tempos lentos, desarrollos iniciados en obras anteriores, con un final casi allegro y hasta con tramas que prometían expandirse en el futuro.
Coda No sé si el nombre del cuadro de Giorgio de Chirico, “Misterio y melancolía de una calle”, es el más acertado para inspirar el título de lo que escribí. Misterio sería justo : lo hay en el cuento de Joyce, revelado al final pero perpetuado por el sentimiento de fracaso de Gabriel ; también hay misterio en Saer, en el deslizarse por la superficie de la escena, en el apenas entrar en observaciones menores de algunos personajes y dejar afuera lo que ya se dijo y lo que no se puede decir. El relato de Saer está lleno de intersticios, no solamente por la personalidad de Gutiérrez sino porque el mundo pone en duda el suceder de las cosas. Joyce cree recuperar, desde el exilio, el sentido del mundo en una densa red que ha quedado tejida por sus antepasados, sus muertos, las desgracias familiares, el discurso de su padre en la fiesta de Navidad y las alegrías en casa de sus tías donde se celebraba. Al mismo tiempo no puede evitar la otra red, la de los relatos que dan sentido a esa realidad y que fueron contados por otros : una leyenda popular, una canción tradicional, un cuento histórico o un mito clásico contienen los rasgos de una experiencia que se va modelando a lo largo de los siglos. Tal vez la melancolía deba entenderse en un sentido común y no en el sentido que Freud le dio en oposición al duelo. Creo que Joyce elabora el duelo, si bien no es claro que sus personajes lo hagan (¿ podría la obra, como contraste de lo que le sucede a los personajes, elaborar el duelo ?) y propone la superación de las ataduras de los vivos a los muertos. En Saer se podría pensar que la escritura y la vuelta a lo Mismo, en sentido contrario del esperado, 354
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actuarían como duelo, como desprendimiento de lo ausente y repliegue sobre sí mismo para seguir existiendo, buscando en toda instancia, para no extraviarse, elaborar una fábula y un sentido que ayuden a inteligir en qué mundo vivimos. La imagen del colibrí que parece suspendido en un eterno presente no da la impresión de melancolía en cuanto conserva sin cesar energías para libar y seguir volando. Así podría ser vista la tarea del artista : un movimiento continuo, descompuesto en otros momentos iguales que hacen posible la persistencia. En ese sentido, tanto en Joyce como en Saer lo que parece melancolía, por su adherencia al presente, resulta, sin embargo, duelo, posibilidad de seguir viviendo, capacidad de desprenderse y de dejar atrás lo agotado para acometer otra acción. Gabriel, en el cuento de Joyce, se perturba, sabe que es desigual su lucha contra el muerto pero no parece vencido por el dolor sino presto a aprovecharlo para dejar atrás su inocencia. Los personajes de Saer tienen historias pasadas que en parte han muerto y en parte se continuarán en las nuevas generaciones. Todo indica que puede ser el final de un ciclo pero no el fin de esas historias. La tormenta de Saer, como la nieve de Joyce, no es signo del cataclismo sino del cambio de tiempo, de renovación. El cuadro de Chirico muestra, entre esos edificios tópicos de su imaginación, una niña con un aro, ilusión de movimiento circular y confluencia de juego y arte en pureza e inutilidad.
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Orillas desbordadas : la tradición literaria en Juan José Saer Veronica Bernabei Université de Poitiers
El autor no es un concepto unívoco, una función estable ni, por supuesto, un individuo en el sentido biográfico, sino un espacio conceptual, desde el cual es posible pensar la práctica literaria en todos sus aspectos – y, en particular, la practica literaria en un momento dado de la evolución de una cultura –.1
Reflexionar sobre la tradición literaria de un país a partir de las selecciones, recortes, adiciones de un autor como Juan José Saer no parece caprichoso o inútil si partimos del consenso sobre la figura de autor propuesta más arriba por Julio Premat. Desgajar la figura de autor, quitándole toda su carga biográfica aunque no individual, permite abordar su obra, su contingencia en el mundo, como experiencia interna a la vez que como traducción de un colectivo. Por lo tanto, la representación de las tradiciones literarias en las que se irá inscribiendo, nos interesa por un lado, en función de su proyecto literario y por el otro, como producto de necesidades, recortes y emergencias del campo cultural argentino ya que Saer ha formado parte de la historia literaria de ese país durante 40 años y su posición ha ido cambiando progresivamente junto con algunas de sus ideas. En la misma línea que Lugones, Martínez Estrada, Borges, Saer forma parte de la saga de escritores argentinos que retoma la noción de tradición para reformularla. De manera casi paradójica, formar parte de esta saga, lo inscribe en una de las tradiciones literarias argentinas que reivindicará y de la cual querrá a su vez, separarse : aquella de los parricidas sutiles.
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Julio Premat, “El autor : la orientación teórica y bibliográfica”, Cahiers de LI.RI.CO, n° 1, 2006, p. 311.
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En el caso de Saer, la necesidad de reformulación estaría ligada a la situación del escritor en relación con el campo cultural del momento, con lo cual las problematizaciones, discusiones, imaginerías alrededor del concepto de tradición variarían en función de su lugar en el canon literario. Su reposicionamiento, su trayecto del “silencio al consenso”, acompañaría otro trayecto : su acuerdo con respecto a la idea de una tradición literaria argentina. Tal recorrido implicaría la constante re definición del canon literario que irá legitimando su concepto de tradición, para luego precisar su propio lugar en función de tal distribución. De la misma manera que tal movimiento se repetirá a lo largo de su obra, sus componentes cambiarán : pasaremos de un canon literario heterogéneo e íntimo a un canon consensuado y público, de una negación del concepto de tradición nacional a una aceptación completa. Este trabajo intentará demostrar que si por un lado, la repetición se debe a una coherencia con respecto a las exigencias internas del yo escritural, el cambio responde a una adaptación a las condiciones impuestas por el campo cultural a lo largo de los años, a lo largo de su trayectoria del “silencio al consenso”2. Para dar cuenta de esto, trabajaremos fundamentalmente con 3 de sus ensayos (1) escritos en momentos diferentes : Literatura y crisis argentina (1982)3, Tradición y cambio en el Rio de La Plata (1996)4 y El escritor argentino en su tradición (2002)5. El hilo conductor de la lectura y análisis serán sus intervenciones alrededor del concepto de tradición ya que nos permitirá observar las permanencias y los cambios, los vaivenes del parricida.
Periférico : la autonomía del escritor parricida En este apartado trabajaremos sobre lo que consideramos una primera etapa saeriana alrededor del concepto de tradición y más específicamente sobre la tradición nacional. Para hacerlo abordaremos algunos artículos publicados en El concepto de ficción, en particular Literatura y crisis argentina, escrito en 1982 pero publicado 15 años después. Desde el título, Saer propondrá uno de los ejes de análisis que funcionará en los
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Miguel Dalmaroni, “El largo camino del “silencio” al “consenso”. La recepción de Saer en la Argentina (1964-1987)”, in Julio Premat (coord.), Glosa – El entenado, Ed. Crítica, Córdoba, Alción, 2010, p. 607-663. Juan José Saer, El concepto de ficción, Buenos Aires, Ed. Espasa Calpe Argentina, 1998, p. 99-126. Juan José Saer, La narración objeto, Buenos Aires, Ed. Planeta Argentina S.A.I.C./ Seix Barral, 1999, p. 95-112. Juan José Saer, Trabajos, Buenos Aires, Ed. Planeta Argentina S.A.I.C./Seix Barral, 2006, p. 61-67.
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tres artículos que trabajaremos : literatura y crisis sociopolítica argentina. Primero será la dictadura militar del ‘76, luego el neoliberalismo menemista de los ‘90 y finalmente la crisis económica del 2001. Para la época, Saer era no solo un escritor joven y de izquierda, sino un provinciano viviendo en Francia. “Desplazado” no solo simbólicamente del centro del canon institucionalizado argentino decide aceptar su lugar periférico como confirmación de autonomía. En el proceso de legitimación del lugar que ocupaba en el mapa literario, Saer propone revisar los conceptos que sustentan el deber ser de una literatura nacional y los componentes de su tradición. De esta manera, búsqueda y desmantelamiento van de la mano. Una de las primeras separaciones que ejercerá será alrededor de los conceptos de literatura y de nación : Definir la literatura en relación con el término “nación” o con algunos de sus derivados no corresponde a ninguna realidad y en cambio presenta el inconveniente de crear toda una serie de confusiones. Una, y no la menor, es la transformación del concepto puramente informativo y clasificatorio de “literatura nacional” en categoría normativa y en modelo. De la serie de individuos concretos que ha chapaleado, en el pasado, como cualquier hijo de vecino, en el barro histórico, se deduce una “tradición”. Esta tradición se presenta como única, lineal, necesaria.6
Arrancar el concepto de tradición de las manos del totalitarismo reinante en Argentina en esos años, fue una decisión política, una toma de posición. Saer pretendía quedar en la vereda de enfrente de aquellos escritores que respondían satisfactoriamente a la estructura de poder, los escritores oficiales7, alejarse de un “centro” que fue definido por estos y que responde, por consiguiente, a sus intereses. Para Saer entonces, la tradición literaria estaría definida por aquello que corresponde al orden de lo estético. Por lo tanto, las filiaciones lingüísticas, territoriales o culturales pasarían a un segundo lugar. De este modo, y como podemos ver en entrevistas y artículos de la época, la literatura argentina no es aquella escrita por Argentinos sino por aquellos que han contribuido a forjar estéticamente un territorio, aquellos que han podido encontrar en Argentina una originalidad temática y estética.
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Juan José Saer, op. cit., 1998, p. 106-107. Recordemos que la primera vez que se habló de Saer en los diarios de Buenos Aires fue en relación a sus polémicas intervenciones contra Silvina Bullrich y otros consagrados de la literatura del país en el V Congreso de escritores argentinos de 1964 en Entre Ríos.
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Buena parte de nuestra literatura – desde sus orígenes, pero sobre todo en el siglo XIX y a principios del actual – ha sido escrita por extranjeros en idiomas extranjeros.8
En esta noción de tradición podemos encontrar los ecos adornianos en Saer. Lo identitario del país no estaría definido de antemano, lo que daría una literatura pobre, alienada al Estado, sino que se construye desde sus partes de origen heterogéneo. Si se observa con atención puede comprobarse que, toda literatura está constituida por tradiciones múltiples, que esas tradiciones no son inmutables […] sino que se modifican continuamente.9
El movimiento que intentamos recuperar en esta primer etapa es el que corresponde a su mayor radicalidad teórico-literaria, posición que definirá sus búsquedas posteriores. Movimiento de auto marginación que, si bien por un lado rechaza, por el otro reivindica. La relación entre las periferias y el centro no existe en tanto que aquello que ha sido “expulsado” lo ha sido según criterios de oferta y demanda y no según criterios estéticos. Atacar los preconceptos que sustentan el panteón de escritores o artistas conformes con “la tradición del país”, era deslegitimar el centro dominante de la literatura oficial y con ello el poder políticoeconómico que alimentaba tendiente a borrar toda diferencia. Por este mismo motivo, tanto la noción de marginal como la de centro son puestas en duda porque ambas son productos de intereses que no responden a criterios estéticos, sino políticos. Las periferias existen, en tanto hecho social, como desplazamiento de una cultura oficialista, pero también existen, en tanto hecho estético, como centros autónomos y es en este orden de lo periférico que se inscribe Saer. De esta manera, reivindica su posición como una elección y no como una imposición porque un artista desplazado es síntoma de autonomía aunque no reconoce el centro que lo eyecta porque asume que dentro de la esfera de la estética, no hay una tradición sino diversas tradiciones que pueden asumirse, complementarse, reinventarse. Aquí logra el último movimiento que dota de completa autonomía a la figura del artista y es la de reivindicar una tradición propia, producto de recortes, adiciones, selecciones de lo diverso. Así, y siempre siguiendo a Adorno, la autonomía es reflejo de la diferencia aceptada y reivindicada con respecto a una tendencia del totalitarismo a ajustar lo diverso a lo idéntico. Saer invierte el movimiento reivindica por los grandes pensadores de la tradición de un país : no es el individuo el que se amolda a la tradición 8
“La perspectiva exterior : Gombrowicz en Argentina”, in Juan José Saer, op. cit., 1998, p. 21. 9 “Literatura y crisis argentina”, in Juan José Saer, op. cit., 1998, p. 107.
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sino la tradición la que se va amoldando a las lecturas del individuo. De esta manera, se separa de una tradición definida de antemano y del centro ideológico que la inventó y la reivindica. Si bien Saer habla de literatura nacional, toma distancia con respecto a su “tradición” desde : en primer lugar, la puesta en duda del término nación y su relación con el arte en general, en segundo lugar, al desequilibrar los límites impuestos por una lógica nacionalista, expande la tradición a las tradiciones y en tercer lugar, adscribe tales tradiciones en el orden de lo individual, para evitar su apropiación por parte del estado y asegurar su autonomía. Literatura y crisis argentina, producto de un desplazamiento voluntario, del rechazo de una tradición literaria de escritorio, es la afirmación de un espacio de autonomía, espacio que como “una sólida ciudad en medio del desierto es mucho más real que una sólida tradición”10.
Yendo para el centro : la tradición del Río de la Plata 14 años después escribe Tradición y cambio en el Río de La Plata11. Este artículo resulta relevante ya que desde el título Saer propone un recorte del objeto que difiere tanto de las clasificaciones históricamente aceptadas como de su concepto de tradición, pasando del ámbito de lo individual a lo colectivo. Tal enfoque se distanciará entonces, tanto del reduccionismo de las etiquetas de “literatura nacional” o “literatura latinoamericana” como del determinismo de sus primeros años literarios por el cual el escritor tenía que estar vacío de toda pertenencia, tanto temporal como espacial, renunciando a la inscripción a las tradiciones colectivas y por lo tanto a todo deber frente a un pasado o un lugar. De esta manera, llegamos a esta nueva forma de leer el mapa literario : Saer reconoce que la región del Río de la Plata, como muchas otras regiones, tiene características propias que determinan el carácter de sus búsquedas artísticas. Así, sin abandonar la autonomía del escritor, reconoce algunos rasgos de su búsqueda como pertenecientes a una tradición literaria que hasta ese momento no aparecía como tal. En este reconocimiento Saer se permite construirla como espacio posible. La sitúa geográficamente en el Río de la Plata ; le adjudica una lista de escritores : Bartolomé Hidalgo, Macedonio Fernández, Borges, Armonía Somers, Augusto Roa Bastos (entre otros) y la distingue de otras tradiciones a partir de dos características que considera propias de esta región : el gusto por lo universal y la hibridez de géneros. 10
“Algo se aproxima”, in Juan José Saer por Juan José Saer, Buenos Aires, Ed. Celtia, 1986, p. 233. 11 Lección inaugural en el Quinto Congreso Internacional del CELCIRP, Paris, Sorbona, 1996.
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Al hablar de “gusto por lo universal” partirá del texto de Jorge Luis Borges, “El escritor argentino y la tradición”12 , donde este escritor aborda el tema del nacionalismo en la literatura y la falacia de la existencia de una tradición argentina para concluir que nuestra tradición es la tradición del Occidente. Saer agrega que “nosotros también aportamos algo” y que en el producto de esa retroalimentación está la originalidad literaria del Río de La Plata. Las dos características destacadas por el autor funcionan dialécticamente ya que el primero “les ha dado a “nuestros artistas/ intelectuales” una mirada exterior”13, herramientas para trabajar el material local provocando a su vez en este trabajo, una apropiación de tales instrumentos y un cambio consecuente : la hibridez genérica. Tal hibridez no es buscada, pero es una constante que Saer reconoce en los escritos de esta región. En este artículo pondrá el ejemplo de la literatura fantástica y el tango, aunque vendrá recurrentemente sobre esta idea en otros escritos, llevándola de la literatura, hasta la historia de la región misma. De esta manera, si tuviésemos que articular las diferentes partes de su argumentación a favor de una tradición del Rio de la Plata podríamos decir que es el resultado de : una circunscripción territorial, lingüística y cultural, una especificación del tipo de literatura que este territorio puede generar y que lo diferencia de otros, una inscripción de Saer en este tipo de literatura aun después de casi 30 años de vivir en el extranjero. Para profundizar en este último punto deberíamos acercarnos al contexto histórico y político que resuena en su interior. ¿ Contra qué o quién escribe esta vez ? Podríamos afirmar que contra el tradicionalismo de los 90 que “pretende confiscar las representaciones posibles de nuestra realidad y reducirlas a una única tradición que ellos mismos llaman “nacional y popular”14. Clara alusión al gobierno menemista del momento y su política neoliberal con halo nacionalista. De esta manera, el hincapié y la necesidad de definir qué es una tradición para luego intentar inscribirse en ella, es tanto una elección estética como política. Política porque con su crítica decide, nuevamente, instalarse lejos de los intereses estatales de cohesión nacional ya que “es la repetición incesante del tradicionalismo, lo que gira en redondo sin progresar, que organiza y orienta el modo de representación”15. Estética porque es la lucha contra estos reduccionismos 12
Clase que dictó el 7 de diciembre de 1951 en el Colegio Libre de Estudios Superiores. Fue luego corregida por el autor y publicada en la revista Sur (enero-febrero 1955) con su título definitivo : “El escritor argentino y la tradición”. 13 “Literatura y crisis argentina”, in Juan José Saer, op. cit., 1998, p. 106. 14 Ibid., p. 103. 15 Ibid., p. 109.
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del tradicionalismo que va a atribuirle a la tradición rioplatense y que, al compartir como fundamento de su escritura, lo inscribe de inmediato en tal tradición. Sin embargo, pertenecer no es una decisión personal sino colectiva y en este punto quizás sea interesante recordar que en 1984 Saer conoce a Alberto Díaz, su editor desde entonces. Díaz, una de las piezas clave en el reconocimiento de la obra saeriana y de su publicación, promueve desde entonces una política editorial que lleva al escritor a ser conocido por “el gran público”: Una política editorial que fue capaz de instalar el nombre de Saer en un nivel de expectativas que la resistencia de su escritura no hubiese permitido prever.16
Lo curioso es que Saer, aun viviendo en el extranjero desde hacía muchos años, comienza a instalarse en el campo literario y cultural rioplatense, no desde su extranjería, sino desde su “mirada exterior”, es decir desde una cierta identificación con el objeto. De esta manera, su futura legitimación, no será solo como escritor sino también como figura de opinión pública. Salto conceptual entre esa tradición individual y autónoma que planteaba en una primera etapa y su integración a un grupo de escritores, a una tradición colectiva. Para el primer caso, la lucha por la autonomía del arte es una de las características que va a atribuirle a la tradición rioplatense y que comparte como fundamento de su escritura : en momento de crisis, el escritor debe seguir trabajando, porque en su trabajo puede cifrarse el cambio. Para el segundo, creará un espacio nuevo, la tradición del Rio de la Plata. Sin embargo, ¿ por qué esta redefinición de la tradición ? ¿ Qué estrategia encubre ? Parece haber una relación entre una mayor circunscripción del termino tradición y su progresiva legitimación como escritor en Argentina. Podríamos decir que este salto identificatorio, de un rechazo total por la tradición local a reconocer que “esa tradición existe y que tiene, además, características muy propias” se debe a, por un lado, la distancia física de la Argentina que le permite explotar su “mirada exterior” desde la cual comienza a construir el objeto “tradición del Río de La plata” con características propias. Y por el otro, al reconocimiento de la crítica y del público lector que cambia poco a poco su posición en el campo literario. Sin formar parte del centro consagrado, abandona la periferia en el camino del “silencio al consenso”.
En el centro de la periferia : la tradición argentina Como tercer y último texto abordaremos El escritor argentino en su tradición, publicado en los diarios La Nación y El país en 2002, en 16
Miguel Dalmaroni, “El largo camino del “silencio” al “consenso”. La recepción de Saer en la Argentina (1964-1987)”, in Julio Premat (dir.), op. cit., 2010, p. 662.
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Argentina y España respectivamente y reeditado en su libro Trabajos (2005). Desde el título Saer abordará, al igual que en los textos anteriores, el ensayo de Borges El escritor argentino y su tradición como puntapié inicial a la discusión sobre la tradición literaria. Aunque podríamos decir que su conclusión es fundamentalmente la misma (nosotros también hemos aportado algo a la cultura de Occidente), el cambio de la conjunción “y” por la preposición “en” del título “El escritor argentino en su tradición” implicaría un cambio de perspectiva : ya no se trata de definir cuál es la tradición del país, sino explicar el papel que el escritor cumple en la misma. Teniendo en cuenta que para ese entonces ya hacía 35 años que no vivía en el país, la necesidad de definir lo que es ser un escritor argentino, no solo le permite construir su propia imagen como escritor sino también un espacio desde donde sus textos puedan ser leídos. De esta manera, al acotar la lista de escritores (“Sarmiento, Hernández, Lugones, Macedonio Fernández, Roberto Arlt, Ezequiel Martínez Estrada, Borges y Bioy Casares, Cortázar y Silvina Ocampo, Juan L. Ortiz, Oliverio Girondo o Antonio Di Benedetto”17) y definir una tradición argentina, tácticamente desplaza, reubicándolos, los términos del debate. Por un lado, rechaza la discusión sobre la nacionalidad que considera agotada y por el otro, enfatiza la figura del escritor argentino, otorgándole estatuto de realidad. Resaltamos este aspecto porque años antes Saer insistía en separar la praxis de la escritura de cualquier otro elemento. Así, la figura del escritor se construía al margen de la nacionalidad, la orientación política o la elección estética. En tanto que artista solo cuentan sus búsquedas individuales. Creo que esta actitud es esencial para conservar la experiencia poética en tanto posibilidad de una libertad radical.18
Percibimos una diferencia clave para la construcción del concepto de tradición en Saer entre esta figura de escritor, que debía vaciarse de todo a priori para comenzar su búsqueda artística desde la más absoluta individualidad y la de sus últimos años, cada vez más subordinada al contexto histórico, político y cultural de su lugar de origen. De esta manera, la figura del escritor se irá definiendo a partir de características comunes con sus compatriotas. Esto permitirá reunirlos en una tradición específica, la tradición literaria argentina. 17
Juan José Saer, op. cit., 2006, p. 61. Gérard de Cortanze, “Entrevista a Juan José Saer”, in El concepto de ficción, Buenos Aires, Ed. Espasa Calpe Argentina, 1998, p. 291.
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¿ A qué podrá deberse esta circunscripción territorial cada vez más precisa en la definición de la figura del escritor ? Hemos pasado de una negación de pertenencia a una regionalización, el Río de la Plata, a algo mucho más específico y contra lo cual se ha postulado numerosas veces en contra : definir una tradición literaria en función de una pertenencia territorial, escribía : Ser polaco. Ser francés. Ser argentino. Aparte de la elección del idioma, ¿ en qué otro sentido se le puede pedir semejante autodefinición a un escritor ? […] Para el escritor, asumir esas etiquetas, no es más esencial, en lo referente a lo especifico de su trabajo, que hacerse socio de un club de futbol […].19
No estamos asumiendo que Saer evitara hablar de escritores argentinos, sino que, aquí se refiere a ellos en tanto grupo con características específicas y a diferencia de otros momentos, excluye de la lista a escritores extranjeros como Ebelot, Gombrowicz o, incluso, el alemán Schmidt que hasta entonces formaban parte del catálogo de la literatura de nuestro país. De esta manera, y volviendo a la pregunta de más arriba, ¿ a qué podrá deberse esta circunscripción territorial cada vez más precisa en la definición de la figura del escritor ? Podríamos pensar que existen varias estrategias que, como en los textos anteriores, están relacionadas con su propio posicionamiento en tanto escritor. Por un lado, si bien siempre ha colaborado con la prensa, desde los años 2000 comienza a hacerlo de manera sostenida en dos diarios de tirada masiva, uno en Argentina y otro en España. Traducción de un reposicionamiento de su figura de escritor dentro del campo literario tanto argentino como europeo que comienza a operarse años antes, pero que se manifiesta definitivamente en el mercado masivo a través de sus columnas de opinión no solo literarias, sino también, políticas y sociales. Esta legitimación se logra, como lo especifica Miguel Dalmaroni en el artículo varias veces citado en esta presentación, desde los círculos académicos en un principio, para completarse más tarde desde una estrategia editorial que “le ganó a Saer un importante segmento del público de los no lectores […]”. Saer se convirtió en un autor que en términos de mercado funciona de modo semejante al de algunos clásicos contemporáneos : desde mediado de los noventa, su venta se sostiene en gran medida por lectores de reseñas o, sobre todo, de entrevistas, que pueden no haber leído uno solo de sus libros pero saben o creen que se trata de un gran escritor”20. 19
“La perspectiva exterior : Gombrowicz en Argentina”, in Juan José Saer, op. cit., 1998, p. 18. 20 Miguel Dalmaroni, op. cit., 2010, p. 662.
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Por lo tanto, la estrategia editorial que termina de lanzar a Saer al mercado masivo podría pensarse como una de las condiciones de esta necesidad de reevaluar la tradición argentina en consonancia con la occidental, como escritor legitimado. Movimiento que indirectamente le permite reubicarse en el mapa literario de su país y a su vez, en el mismo movimiento, en el occidental. Podríamos decir que hizo la vuelta completa : partió de la periferia, para instalarse en el centro de otra periferia : la literatura argentina.
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Les Amériques au fil du devenir
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Collection Trans-Atlántico Littératures
Dans le panorama de la recherche et, plus particulièrement, de l’hispanisme, un nouveau paradigme privilégiant la prise en considération des échanges et de la circulation de modèles s’affirme. Cette nouvelle perspective permet l’émergence d’un nouveau champ d’études centré sur les relations transatlantiques, transnationales et intercontinentales ; elle met l’accent sur les échanges, les migrations et les passages qui se déclinent de différentes façons entre les cultures des deux côtés de l’Atlantique, depuis plus de cinq siècles. Plus que le paquebot de ligne destiné à la traversée régulière entre l’Europe et l’Amérique, le titre de cette nouvelle Collection Trans-Atlántico / Trans-Atlantique évoque le roman homonyme de Witold Gombrowicz – où apparait justement le trait d’union –, les déambulations du protagoniste entre deux mondes, ainsi que les rapprochements entre des lieux bien différents d’une même réalité (la Pologne, où Gombrowicz est né, et l’Argentine, lieu de son séjour prolongé). La collection “Trans-Atlántico / Trans-Atlantique” se veut un espace d’édition ouvert aux travaux qui privilégient cette approche de la littérature comme lieu transculturel par excellence, lieu de dialogue et de controverse entre différents types de discours, lieu, enfin, de tous les possibles, où s’élaborent de nouvelles pratiques de pensée et de création pour donner du sens à l’en-dehors qui l’entoure. Directrice de collection Norah DEI CAS-GIRALDI Catedrática – Université de Lille Nord de France
Comité scientifique Fernando AÍNSA, Escritor y crítico literario Carina BLIXEN, Biblioteca Nacional – Montevideo Manuel BOÏS, Traductor Cécile Braillon-Chantraine, Université de Valenciennes, Lille Nord de France
Patrick COLLART, Universiteit Gent Ana DEL SARTO, Ohio State University Carmen DE MORA, Universidad de Sevilla Geneviève FABRY, Université catholique de Louvain-la-Neuve Rosa Maria GRILLO, Università di Salerno Fatiha IDMHAND, Université du Littoral, Lille Nord de France Lucía MELGAR, Universidad Nacional Autónoma de México Teresa MOZEJKO, Universidad Nacional de Córdoba Francisca NOGUEROL, Universidad de Salamanca Lucila PAGLIAI, Universidad de Buenos Aires Ada Savin, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines Kristine VANDEN BERGHE, Université de Liège Bénédicte VAUTHIER, Université de Berne
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