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French Pages [308] Year 2015
L’ECHEC CULTUREL
Avant-Propos ...................................................................................4 1
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4
Nature, culture et vie quotidienne ....................................... 12 1.1
Du propre de l’espèce humaine ................................... 13
1.2
Evolution et vie sociale ................................................. 24
1.3
Instabilité et polymorphisme définitionnels................. 35
D’une sémiotique discursive au culturalisme ....................... 46 2.1
Une reconstruction sémiotique de la vie quotidienne . 47
2.2
La culture comme discours et ses limites pragmatiques 57
2.3
Le relativisme culturel à l’épreuve de la raison critique67
Confusions culturelles : l’hypothèse du joker....................... 80 3.1
Culture et nation : un couple imaginaire ...................... 81
3.2
Culture et identité : les faux jumeaux .......................... 92
3.3
Le masque de la carte culturelle ................................. 103
3.4
La culture comme instrument de pouvoir .................. 114
3.5
Le grand marché de la culture .................................... 127
De la politique de la discrimination acceptable.................. 139 4.1
L’institution culturaliste .............................................. 140
4.2
De l’exploration féministe des territoires interdits .... 151
4.3
Un nouveau racisme postcolonial .............................. 162
4.4
L’erreur du multiculturalisme ..................................... 173
4.5
De l’instrumentalisation politique de la division ........ 185 1
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6
Des interactions humaines comme fin de la culture .......... 197 5.1
Du repérage des discours stratégiques ...................... 198
5.2
Le seuil comme atome de la vie sociale ..................... 209
5.3
La structure des harmonies sociétales ....................... 220
5.4
Des prédiscours aux nœuds sémantiques .................. 233
Vers un humanisme postculturaliste .................................. 244 6.1
Au-delà des obsessions diversitaires et identitaires... 245
6.2
Le poids oublié du récit............................................... 256
6.3
Les systèmes d’existence ............................................ 269
6.4
L’intersubjectivité rationnelle..................................... 280
Épilogue ...................................................................................... 292 Bibliographie ............................................................................... 298
MOTS-CLES : Analyse de discours critique (CDA), pragmatique, prédiscours, STA, SPA, traitement superficiel, nœuds sémantiques, systémique connexionniste, belonging, agency, culture, stéréotypes, représentations, discours, sémiotique, sémantique, nation, identité, minorité, langage, communauté, institution, système, pouvoir, relativisme, culturalisme, multiculturalisme, interculturalité
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L’Echec Culturel Vie et Mort d’un Concept en Sciences Sociales
Éditions ?
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Avant-Propos L’homme n’est pas un animal culturel. L’homme est un animal rationnel, c’est-à-dire capable d’utiliser sa capacité de raisonnement afin de mettre en rythme sa vie quotidienne et de faire sens de son rapport au monde et aux autres. L’homme est aussi un animal discursif, au sens pleinement sémiotique et pragmatique du terme, dans la mesure où il anime et se trouve animé par des discours qui lui permettent de s’orienter, créer de la prévisibilité et s’inspirer de son réel et de sa vie en groupe pour créer du sens nouveau, sur la base de son expérience, de ses besoins environnementaux et de ses désirs. L’homme, enfin, est un animal sociétal plus que social, dans la mesure où il a besoin d’appartenir à divers groupes ou aspects de sa vie sociale humaine, de sentir qu’il peut y trouver une forme de reconnaissance et qu’il peut y animer, à sa manière et à sa mesure, des projets qui le motivent. L’homme n’est pas un animal culturel et pourtant, depuis maintenant un certain nombre d’années (au moins vingt-cinq ans pour le grand public), l’accent est mis sur le concept de culture de manière si appuyée qu’il serait inconcevable, voire douloureux, de s’y soustraire. Et pourtant, l’objet de cet ouvrage est justement de préciser que, si le concept de culture est devenu si normal, voire normé, dans notre vie quotidienne, il devient plus que dangereux de ne pas l’interroger, de ne pas en saisir le sens caché, et de le prendre comme une donnée a priori qui permettrait d’expliquer les comportements humains quels qu’ils soient. Car la culture, dans son acception la plus répandue, est quasiment devenue le point Godwin des sciences humaines et sociales ; il est devenu la variable explicative qui fixe l’abscisse et l’ordonnée de la relation à l’autre, tout en semblant apporter l’alpha et l’oméga de la connaissance à propos de l’humain. En d’autres termes, il est devenu absolument impossible de pouvoir converser, interroger, questionner et critiquer des comportements, qu’ils s’agissent des miens ou de ceux des autres, sans passer par ce totem quasi-conclusif : c’est ma/notre/sa/votre culture. Comment faire alors, dans un monde où règne la suspicion coupable de l’allophobie, pour ne pas tomber dans le piège tendu
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par la clôture de ce concept et aller au-delà de ce que la culture semble ériger comme vérités infranchissables ? Comment faire pour, en somme, ramener le dialogue au cœur du rapport à l’autre, au-delà précisément des discours homogènes sur la diversité et sur la différence ? Comment aller, très simplement, à la rencontre de nos congénères, en ne nous arrêtant à aucun présupposé conceptuel qui aurait la prétention de prédéfinir cette rencontre ? Le but de cet ouvrage est très simple et en même temps très précis : il faut maintenant cesser d’utiliser le concept de culture, pour des raisons à la fois épistémologiques, sociales et pragmatiques que nous exposerons tout au long des chapitres suivants. D’aucuns nous reprocheront de sans doute jeter le bébé avec l’eau du bain, en spécifiant qu’il vaut mieux, pour la millième fois de l’histoire de ce concept, redéfinir la culture pour en faire un objet plus adapté aux problématiques que nous voulons étudier. Cet argument, qui se retrouve bien plus du côté de la foi que de la science, consisterait à dire que, si la culture ne nous convient pas, c’est que la définition seule est la responsable ; il suffirait donc d’un coup de baguette magique de changer ce qu’on veut bien mettre derrière le mot, afin de faire changer la chose. En tant que linguiste, nous ne partageons pas cette définition naïve du langage, et nous estimons au contraire que le terme de culture a vécu, et même plutôt bien vécu. D’ailleurs, si l’on veut reprendre la métaphore du bébé et de l’eau du bain, nous pourrions dire la chose suivante : le bébé en question a bien grandi et mène désormais sa propre vie, et l’eau du bain a lentement croupi, sans que les responsables de ce délitement conceptuel en prennent acte. Il est donc simplement temps d’acter d’une inopérabilité de facto du concept de culture, ce qui ne signifie pas qu’il faille mettre de côté tout un pan de la littérature scientifique sur le sujet, mais plutôt clore la vie d’un concept couronné de succès qui a largement fait plus que son temps, et qui ne nous parait plus du tout adapté aux enjeux sociétaux et politiques que nous décrirons dans cet ouvrage. Afin de constater la fin de la culture comme concept, il ne s’agira pas nécessairement ici de faire un retour épistémologique historique et exhaustif sur les différentes acceptions du concept de culture et les utilisations qui en sont faites dans la diversité des 5
sciences humaines et sociales, mais plutôt de faire le point sur la thèse ici défendue: l’inapplicabilité du concept de culture à la complexité des interactions humaines et à la réalité des institutions sociales et des fonctionnements sociétaux. Pour ce faire, nous nous appuierons sur des travaux qui mêlent à la fois anthropologie, sociologie, philosophie, pragmatique, analyse discursive et psychologie afin de pouvoir conjuguer des faisceaux interdisciplinaires qui permettront de poser d’utiles questions sur ce qui se cache derrière le concept de culture. En d’autres termes, il s’agira donc ici de lever le voile sur ce qui est devenu à la fois un instrument de pouvoir, et plus généralement une arme politique redoutable. L’arme culturelle s’est en effet bâtie sur un certain nombre de confusions fondamentales, qui lui ont permis non seulement d’entrer dans un remarquable processus d’inflation discursive, mais également de devenir, plus qu’un outil de discernement, un véritable et habile masque utilisé soit par ceux qui ne veulent pas voir, soit par ceux qui refusent de montrer. Tout d’abord, comme nous le verrons, le concept de culture est utilisé de manière quasiment interchangeable avec une variété de termes (et donc de discours) qui signifient pourtant des éléments très différents, et soulèvent des problématiques bien distinctes. En effet, la culture va souvent être confondue avec des aspects purement nationaux ; la tristement célèbre littérature en management interculturel nous invite à gérer la diversité des approches en apprenant, par exemple, à faire des « affaires » avec « les Chinois », allant même parfois à nous expliquer comment fonctionnent « le Chinois », « l’Allemand » ou « l’Américain », sans jamais se poser la question de cette outrageuse généralisation d’un peuple à un individu prototypique, ni de la définition du sujet qu’ils s’évertuent à vouloir analyser : parle-t-on ici de culture, d’appartenance nationale, ou bien d’une sorte d’hybride que l’on pourrait nommer « culture nationale », si tant ait que cette chose puisse exister ? Malheureusement, que le lecteur soit ici rassuré : le management interculturel n’est pas le seul domaine où règne cette confusion. Dans le domaine peut-être plus désintéressé de l’éducation interculturelle, les confusions sont là aussi légion ; ici, il s’agira de faire respecter « la diversité » au sein de « nations » qui accueillent en leur sein des migrants de « culture différente ». 6
S’agit-il ici d’une ethnicisation de la culture ? Confond-on habilement culture et religion ou pire, culture et race, afin de tenter une approche pourtant bien intentionnée de la gestion de la diversité ? Que dire également lorsque Lévi-Strauss utilisait, dans son anthropologie structuraliste, une définition de culture qui confinait parfois plus au romantisme du mythe du bon sauvage, appliqué à de lointaines peuplades « authentiques », mais qui n’avait pas nécessairement pour but de dépeindre une approche compréhensive des aspects de la vie en société et de leur variété ? Il faut en effet avoir l’honnêteté de la clarté : dans ces différents discours, la culture concerne d’abord l’autre, celui qui est différent – et par différent, n’ayons pas peur de le dire, la littérature pléthorique à propos de la culture entendait au fond « celui qui n’est pas occidental ». Nous reviendrons plus tard sur le piège postcolonialiste tendu par le concept de culture, mais nous tenons immédiatement à préciser ceci : la grande majorité de la littérature qui utilise ou définit le concept de culture va d’abord parler de « ceux qui ne sont pas nous », ou plus prosaïquement se pencher sur « le groupe auquel l’auteur n’appartient pas ». En effet, la commode insolence du concept de culture a été, pour les chercheurs et intellectuels qui l’ont employé jusqu’ici, de pouvoir décrire ce qui paraissait étranger ou différent, tout en s’abstenant souverainement de pouvoir appliquer les mêmes procédés descriptifs ou interrogatifs à propos des pratiques du groupe auquel l’auteur appartient. Un accès de doute sain et légitime pourrait ici permettre de poser la question suivante : à quel groupe appartient l’auteur de ces lignes, et appliquera-t-il à lui-même ce qu’il reproche à d’autres ? Nous ne pouvons bien sûr pas avoir la prétention d’entreprendre une action scientifique exempte de tout reproche, mais nous souhaitons néanmoins qu’elle soit la moins imparfaite possible. Quant aux groupes en question, disons simplement ceci : l’auteur de ces lignes est né au Luxembourg d’une mère franco-canadienne et d’un père luxembourgeois, avant de déménager en France dans son jeune âge, et se permet donc de partager avec une part importante de la population mondiale cette caractéristique finalement assez répandue ; si nous avons forcément des préférences de sens et de lien avec certains aspects de tel ou tel 7
pays, il est évident que a) nous ne les embrassons pas tous et b) nous ne serions pas en mesure de faire un choix entre les trois pays délivrant les nationalités citées. Si cela n’excuse rien, cela explique en revanche le point de vue d’où nous parlons, non seulement d’un point de vue épistémologique, mais également d’un point de vue tout simplement humain : lorsque l’on tente de placer les individus dans des boîtes culturelles, il est impossible d’effectuer pleinement cette opération sans tordre, déformer, sectionner, tronquer, briser ou torturer ce qui ne rentre pas dans ces boîtes. Mais pourquoi donc ce besoin d’interroger ou de remettre en question ce concept de culture ? Est-ce tout simplement un impératif de notre temps, à une époque où les lieux communs à propos d’une « mondialisation galopante » n’en finissent plus de pleuvoir ? Nous estimons que la « mondialisation » est devenue une tarte à la crème qu’il ne faudrait pas non plus employer à tort et à travers, surtout lorsqu’il s’agit de justifier des études à propos de la diversité des pratiques et des institutions ; en effet, utiliser la mondialisation comme marchepied vers tout travail d’exploration dénote au mieux d’une soumission à un discours extrêmement répandu, au pire d’une méconnaissance vertigineuse de l’histoire de l’humanité. Les échanges ont toujours eu lieu entre les peuples, et ce pour des raisons principalement économiques et marchandes d’ailleurs, plus que guerrières. Depuis que l’homme est homme, il doit faire face à la question de la diversité ; combien de civilisations, d’empires ou de royaumes ont en effet eu à aborder la gestion de la diversité sur leurs propres terres, ou en commerçant, pactisant ou guerroyant avec d’autres puissances ? Affirmer que la mondialisation a déclenché toute une série de questions et de problèmes à propos de la diversité des pratiques et des habitudes est un véritable non-sens ; la question des minorités sur un territoire national donné n’est ni nouvelle, ni plus urgente maintenant qu’elle ne l’a été alors. Nous partons en revanche du principe que la question de la gestion de la différence ou de la diversité est rendue plus visible actuellement par la prolifération de technologies numériques de l’immédiateté, dans une société de l’instant : l’accessibilité quasi-pornographique à une variété écrasante d’informations permet évidemment une conscience plus affirmée ou aiguë des questions liées à la gestion de la diversité. La 8
mondialisation n’a rien enfanté de tout cela, et les nouvelles technologies de communication et d’information ont simplement rendu ces éléments plus visibles. De surcroît, il serait sans doute plus juste de parler de « mondialisation totale » que de mondialisation tout court, tant les échanges tendent depuis plusieurs siècles à couvrir tous les espaces du globe, c’est-à-dire au moins tous les endroits où est présent l’être humain. Ces différentes considérations nous invitent à penser que, bien malheureusement, le concept de culture a en fait permis à ceux qui sont détenteurs d’une certaine forme de pouvoir de pouvoir continuer de découper le monde suivant des catégorisations tout à fait commodes. En bref, la culture permettrait donc de qualifier les personnes « différentes », dans un monde dont l’intense circulation d’informations modifie considérablement la nature et la forme des échanges économiques et politiques. Le terme même de « gestion de la diversité » invite donc à penser que la différence est quelque chose qu’il faut gérer, car elle ne semble pas se gérer toute seule. Il faudrait donc donner à des groupes ou populations différents des gages de reconnaissance, afin que ceux-ci puissent s’en satisfaire et rester actifs dans la vivacité des échanges économiques et politiques. En somme, le concept de culture devient parfaitement utile lorsque l’on est un mâle hétérosexuel blanc, mais devient systématiquement plus problématique pour les autres. Plusieurs travaux féministes très utiles pointent d’ailleurs dans ce sens, et permettent d’apporter un regard critique fort intéressant sur le concept de culture ; nous le verrons tout au long de cet ouvrage. Pis encore, ces travaux soutiennent la thèse suivante : le concept de culture est un masque qui permet à des groupes de fonctionner en vase clos, rendant ainsi vulnérables ceux qui ne possèdent pas le pouvoir dans ces groupes, à savoir les femmes et les enfants. Dans ce cas de figure très précis, est-ce que la culture remplit sa mission éthique de dialogue des diversités ? Il nous paraît en effet évident que, derrière la réalité fragmentée et manipulable du concept de culture, se pose la question éthique du vivre ensemble dans son acception la plus large et la plus simple. De surcroît, cette question fait écho à une autre problématique liée différemment au concept de culture : il est souvent associé à des problèmes d’incompréhension, de désaccord ou de conflit, en oubliant que 9
pourtant, dans la plupart des cas, mis à part de notables exceptions très médiatisées, les individus semblent s’accommoder de ces différences en trouvant le moyen de vivre ensemble, bon an mal an. Nous affirmons en effet que la culture met l’accent sur les différences, là où la vie quotidienne nous montre qu’il y a bien plus de sources de commonalité que de diversité. Nous estimons en outre que les différentes sociétés humaines ont finalement plus à voir avec des « variations sur le même thème » qu’avec de profondes divergences de fait et de pratique ; en effet, les femmes et les hommes de ces sociétés répondent par la variable culturelle à des questions finalement assez communes : comment vivre ensemble ? Comment organiser le fonctionnement du groupe ? Comment déléguer le pouvoir, et à qui ? Comment faire sens du rapport au monde et du rapport aux autres ? Comment organiser l’économie des échanges au sein du groupe, ainsi que le partage des tâches qui permettent la survie du groupe ? Ces nombreuses questions ont bien sûr des réponses très diverses en fonction de l’environnement immédiat (historique, politique, écologique, social) des groupes interrogés, mais l’être humain doué de raison se pose à chaque fois les mêmes questions. En d’autres termes, nous avons bien plus de choses en commun que ce que l’on souhaiterait nous faire croire, et la culture permet parfois une exoticisation commode de la différence, à des fins d’abord politiques et économiques. Mais dans notre vie quotidienne, cette différence est déjà accessible partout, et sans poser de fondamentaux problèmes éthiques par ailleurs : il suffit par exemple pour cela d’observer la diversité de cuisines à notre disposition lors du choix d’un restaurant pour s’en convaincre. Certes, cet exemple seul ne suffit pas à étayer notre point de vue, qui sera développé au cours des pages suivantes, mais il a cependant le mérite d’illustrer notre propos de façon très concrète. Le présent ouvrage se veut donc compréhensif, en tentant d’englober les aspects du concept de culture qui posent résolument problème et qui invitent à abandonner le concept, pour des raisons qui, nous l’espérons, deviendront de plus en plus évidentes au fur et à mesure de l’évolution de notre propos. Quelques intellectuels, et notamment des anthropologues, ont déjà proposé d’abandonner 10
l’usage de ce concept ou d’en faire une utilisation radicalement différente – il ne s’agirait donc pas ici d’inventer l’eau tiède ; cependant, une grande majorité d’auteurs, bien qu’ils reconnaissent que le concept de culture pose problème, prennent peur face au précipice épistémologique qui se forme alors, et préfèrent finalement redéfinir encore et encore le concept pour le rendre moins sulfureux. Le problème est que cette création a depuis longtemps échappé à l’anthropologie et que les discours qui y sont liés continuent de proliférer, le plus souvent à des fins exclusivement politiques et économiques ; plutôt que de minimiser l’impact de ces discours, il nous semble plus opportun de simplement admettre que le concept de culture a servi de justes causes, mais qu’il ne répond plus ni aux véritables enjeux qu’il était censé explorer, ni aux dynamiques complexes qui agitent nos sociétés. Qui plus est, le concept de culture continue d’enkyster les Etats dans des choix politiques difficiles et des problématiques qui, à défaut d’être fondées, agitent de façon exagérée les sphères médiatiques et politiques, utilisés qu’ils sont par des groupes ou des hommes qui soit tombe dans des pièges grossiers par naïve et conformiste bonté et manque de vision, soit qui savent tirer grossièrement profit de situations détournées de leurs questions originelles. Nos sociétés sont actuellement truffées de ce type de champs de mines, et si l’abandon du concept de culture ne pourra bien évidemment pas permettre de les faire disparaître, gageons qu’il permettra néanmoins d’y voir plus clair et de permettre un déminage précis, méthodique et fondamentalement plus utile. Nous pensons donc qu’un monde sans culture anthropologique est possible – bien sûr, notre étude ne porte pas sur la culture lettrée ou la culture savante. Nous pensons qu’il est possible de décrire autrement les comportements humains et sociétaux, et nous pensons qu’une autre forme de gestion politique de la diversité est également possible, si tant est que les Etats se posent la question de leurs missions fondamentales et de leur ontologique nécessité. Le pari d’un monde sans culture, c’est d’abord le pari d’un monde où les Etats peuvent, philosophiquement et pragmatiquement, reprendre sereinement leurs droits, tout comme les citoyens d’ailleurs, et où les sirènes médiatiques, à défaut d’être purement et simplement dématérialisées, seraient a minima moins bruyantes. 11
1 Nature, culture et vie quotidienne Comprendre l’utilisation du concept de culture et les problématiques qu’il enferme, afin de pouvoir en dresser une étude critique approfondie, mérite tout d’abord de s’attarder sur les besoins auxquels tente de répondre le concept. De façon assez classique, dans la vie quotidienne, les éléments dits culturels sont censés décrire l’organisation de la vie sociale, les rapports à autrui et les us et coutumes spécifiques que l’on attribue à certains types de population ou communautés. Cette utilisation vernaculaire du concept répond à un besoin descriptif des différences entre sociétés, jusque dans les détails les plus triviaux des rapports interindividuels, que ceux-ci aient lieu au sein de la famille, dans les rapports amicaux ou les relations professionnelles. Cependant, il est nécessaire de prendre en considération le fait que ces besoins descriptifs émanent pour une large partie de l’anthropologie structuraliste classiquement représentée sous l’égide de Claude Lévi-Strauss 1 , et qu’ils se retrouvent également héritiers d’une discussion philosophique très ancienne à propos de la différence entre nature et culture, soit entre l’environnement écologique et biologique et la vie sociale et individuelle proprement humaine. Durant cette première partie, nous souhaitons ainsi démarrer notre étude critique en explorant la manière dont le concept de culture peut être utilisé à la fois pour justement donner du sens à la manière dont les groupes humains organisent leur vie quotidienne, mais également pour différencier l’espèce humaine de son environnement d’émergence et d’évolution. Il nous semble en effet que déjà, au moment de ces questions cruciales et proprement ontologiques, la manière de définir, de discuter et d’utiliser le concept de culture pose de façon évidente de sérieuses questions quant à sa pertinence pragmatique, ce qui nous permettra par la suite de mieux comprendre les confusions sociales et politiques qui découlent de son utilisation. Nous estimons ainsi qu’à partir de ces problématiques importantes, le concept de culture est d’ores et déjà utilisé en superposition assez visible avec le concept d’humanité,
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Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné. Paris : Plon, 1983.
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dont il tente d’expliciter un certain nombre de règles, de processus et de spécificités.
1.1 Du propre de l’espèce humaine S’il nous parait ici inutile de revenir sur des siècles de discussions philosophiques et métaphysiques passionnantes à propos de ce qui différencie la nature de la culture, il nous semble cependant capital de resituer la délimitation du concept de culture, en ce qu’il se trouve au croisement d’un certain nombre de questions fondamentales à propos de l’Homme, de son organisation sociétale et de son rapport au monde, au sens large. L’anthropologue britannique Adam Kuper résume de façon claire les différents univers problématiques liés aux définitions et redéfinitions du concept de culture : « Culture is always defined in opposition to something else. It is the authentic, local way of being different that resists its implacable enemy, a globalizing, material civilization. Or it is the realm of the spirit, embattled against materialism. Or it is the human capacity for spiritual growth that overcomes our animal nature. Within the social sciences, culture appeared in yet another set of contrasts: it was the collective consciousness, as opposed to the individual psyche. At the same time, it stood for the ideological dimension of social life as against the mundane organization of government, factory, or family. »2 2
Adam Kuper, Culture : the Anthropologists’ Account. Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 14-15 ; « La culture est toujours définie en opposition à quelque chose d’autre. Elle peut être la façon authentique et locale d’être différent, qui permet de résister à un implacable ennemi, à savoir une civilisation mondialisée et matérielle. Elle peut aussi être le royaume de l’esprit, en guerre contre le matérialisme. Elle peut également être la capacité humaine d’évolution spirituelle qui transcende notre nature animale. Au sein des sciences sociales, la culture a encore été positionnée dans d’innombrables ensembles de contrastes : elle a été la conscience collective opposée à la psyché de l’individu. Dans le même temps, elle a été l’instrument de la
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Il est ici aisé de deviner à quel point le concept de culture a pu être utilisé tout au long de l’histoire des sciences humaines et sociales, et ce dans des contextes fort différents ; qu’il s’agisse de considérations philosophiques, de métaphores sociales ou encore d’engagements politiques, le concept de culture est un porte-voix qui peut être commode, mais dont les finalités peuvent encourager au réductionnisme. En effet, si les recherches de Kuper permettent de retracer de façon claire l’histoire du concept 3 , elles semblent néanmoins indiquer une certaine usure épistémologique qui ne favorise pas la compréhension des phénomènes explorés par la culture. Si Kuper s’érige de manière virulente contre la popularisation académique souvent creuse des fameuses études culturelles, c’est également parce qu’il y fois un risque aigu de détournement du concept à des fins politiques, qui charrie également une incompréhension profonde des questions cruciales initialement liées au concept. Cet appauvrissement est d’autant plus facile à constater lorsqu’un chercheur aussi renommé que Hans-Jürgen Lüsebrink, spécialiste de ces questions, ne consacre que trois pages à un ouvrage de deux-cent pages à propos de la communication multiculturelle, en proposant de surcroît une définition programmatique du concept, réduisant par là-même les individus à de simples exécutants d’univers qui les dépassent et les régissent4, en s’inspirant largement des travaux réputés de Geert Hofstede5. Nous reviendrons plus tard sur les différentes critiques qu’il est possible d’émettre à propos de ces modèles, mais il nous paraît en premier lieu capital de revenir sur les questions et problématiques que le concept de culture tente de rassembler, en postulant d’abord un point de départ évident : lorsque l’on parle de culture, on essaie de parler de l’organisation de la vie humaine dans ses processus non biologiques.
dimension idéologique de la vie sociale contre l’organisation ordinaire des gouvernements, des usines et des familles », notre traduction. 3 Nous renvoyons pour cela à l’ouvrage précédemment cité. 4 Hans-Jürgen Lüsebrink, Interkulturelle Kommunikation. Stuttgart, Metzler, 2005, p. 10. 5 Geert Hofstede, Culture’s consequences. Thousand Oaks, Sage, 2001.
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C’est dans cette optique que se situe le projet francophone des sciences de la culture, qui tend à s’inspire (entre autres) des sciences cognitives pour proposer une version adaptée du modèle des sciences du langage, afin de suggérer une étude du concept qui se distinguerait nettement du paradigme anthropologique. En d’autres termes, nous pouvons imaginer que les sciences de la culture ont pour vocation non pas d’étudier la façon dont les sociétés s’organisent de manière spécifique (ce qui paraît plutôt dévolu à l’anthropologie), mais plutôt le fonctionnement des schèmes culturels dans leurs aspects cognitifs. Pour ce faire, l’accent est donc mis sur la séparation entre l’hominisation, comme évolution biologique de l’espèce humaine, et l’anthropisation, comme réinvention culturelle de l’espèce et différenciation nette du reste du monde animal 6. Outre le fait qu’il est de plus en plus complexe de préciser la différence nette entre la socialisation animale et la socialisation des hommes 7 , la posture clairement sémiotique des sciences de la culture postule la singularité de la construction des significations comme propre de l’espèce humaine. Le monde sémiotique serait donc le propre de l’homme, et semblerait pratiquement entériner une séparation entre sciences de la nature et sciences de la culture, alors même que l’espèce humaine ne saurait être comprise qu’en étant une synthèse des deux. Ainsi, selon François Rastier, « l’innovation et sa transmission ne suffisent pas à définir la spécificité des cultures humaines ; c’est la diversification et l’autoréflexion des pratiques techniques et sémiotiques qui les distingue »8. Une telle affirmation semble oublier le rôle extrêmement important du développement cérébral dans le développement de l’espèce, et n’explique pas les liens entre l’évolution de cette capacité sémiotique et celle de notre organe. C’est ici l’une des premières limites de la théorie des sciences de la culture : comment 6
François Rastier, « Avant-propos ». In : François Rastier & Simon Bouquet, Une introduction aux sciences de la culture : 1-10. Paris : Presses Universitaires de France, 2002, p. 2. 7 Roy F. Baumeister, The culturel animal : human nature, meaning, and social life. New York : Oxford University Press, 2005. 8 François Rastier, op. cit., p. 5.
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prétendre isoler l’anthropisation sans mettre en lien la compréhension de l’évolution biologique et neurologique de l’homme ? Du point de vue de François Rastier, le projet est essentiellement considéré comme comparatiste, et embrasse également les langues : « Comparer les cultures, comparer les langues, c’est passer de l’universel au général, c’est aussi passer de l’identité postulée à l’équivalence conquise, du droit au fait, de l’universel au mondial. Poursuivant un objectif de caractérisation, les sciences de la culture doivent être différentielles et comparées, car une culture ne peut être comprise que d’un point de vue cosmopolitique ou interculturel : pour chacune, c’est l’ensemble des autres cultures contemporaines et passées qui joue le rôle de corpus. En effet, une culture n’est pas une totalité : elle se forme, évolue et disparaît dans les échanges et les conflits avec les autres. »9 Malheureusement, la mise en perspective résolument interculturelle du projet des sciences de la culture ne parvient pas à dépasser le défaut également constaté dans les travaux de Lüsebrink : pour pouvoir comparer de façon précise, il faut d’abord définir ce que l’on compare. Ainsi, il est impossible de faire l’économie d’une définition de la culture, ainsi que d’une définition de l’implication des individus dans l’exercice de ces fameuses particularités culturelles. Si les cultures ne doivent pas être considérées comme des totalités, elles sont ici pourtant bel et bien présentées comme telles, malgré l’incursion de la notion de corpus. Alors même que Rastier précise que « les cultures embrassent la totalité des faits humains, jusqu’à la formation des sujets »10, il ne parvient pourtant pas à éviter l’écueil idéaliste de l’intercompréhension de ces mêmes sujets et de leurs univers sémiotiques :
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François Rastier, op. cit., p. 5. François Rastier, op. cit., p. 8.
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« La diversité qui, par contraste avec l’uniformité fondamentale du monde physique, fait la richesse des ‘mondes’ sémiotiques, suppose pour être comprise un décentrage critique, et, plutôt qu’un relativisme, un cosmopolitisme méthodologique nécessaire pour éviter l’ethnocentrisme, voire le nationalisme et le racisme. »11 Ainsi donc, les sciences de la culture poursuivent l’objectif politique naïf déjà malheureusement trop embrassé par d’autres travaux disciplinaires que nous exposerons tout au long du présent ouvrage ; outre le fait qu’un tel discours laisse malheureusement transparaître une méconnaissance des problématiques et enjeux liés au relativisme culturel (ou culturalisme) et au cosmopolitisme, les sciences de la culture se trouvent ici prises au piège d’un véritable paradoxe paradigmatique : si la culture embrasse la formation des sujets, comment permettre à ces mêmes sujets un décentrage critique, si eux-mêmes baignent dans une culture qui préconiserait justement le nationalisme, l’ethnocentrisme ou le racisme ? Comment ignorer que les phénomènes liés aux trois excès ici nommés sont d’abord profondément enracinés dans des questions à la fois sociales, historiques et économiques ? Et comment ne pas imaginer que le décentrage tant souhaité, bien que théoriquement louable, puisse ne pas conduire précisément à une hiérarchisation des prétendues cultures, et donc in fine à une sorte de racisme évolutionniste ? Bien évidemment, il semble pour le moins louable de permettre une étude sémiotique du concept de la culture, en revenant ainsi aux fondamentaux de l’exploration de ce qui fait la spécificité de la vie humaine : mais faut-il pour autant en passer par la culture, dans la mesure où ce concept et les idéologies qu’ils charrient risquent nécessairement de travestir l’étude ici entreprise ? Outre cette difficulté inhérente au projet des sciences de la culture, Rastier semble également égarer son entreprise scientifique dans un autre paradoxe, à savoir celui bien connu (et intrinsèquement relativiste) de la science comme produit culturel. Ainsi, Rastier demande de « reconnaître le caractère culturellement situé de toute activité de 11
François Rastier, op. cit., p. 6.
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connaissance, l’activité scientifique comprise »12, fragilisant par là même les fondations des sciences de la culture, qui en se situant elles-mêmes comme une simple activité culturelle parmi d’autres, se privent mécaniquement de l’ambition universelle et cosmopolite précédemment affirmée. Ce piège paradoxal, propre au relativisme culturel, est en soi un véritable classique des disciplines qui abordent les questions liées à la culture par le biais de ce que l’on appelle le relativisme culturel ; ici, c’est le projet sémiotique en luimême qui se trouve relativisé à l’extrême, réduisant ainsi sa portée non pas à ses limites scientifiques, mais à son simple milieu d’émergence, à savoir une certaine version de la culture francophone et de ses inclinaisons paradigmatiques en sciences humaines et sociales. Au sein du même ouvrage, coordonné par François Rastier et Simon Bouquet, plusieurs auteurs se trouvent mobilisés autour du même projet et apportent des regards pluridisciplinaires à propos des questions soulevées à la lumière du paradigme sémiotique. Cette diversité scientifique imposante à tous points de vue ne parvient malgré tout pas à résoudre l’équation posée dès le départ par Rastier, et se heurte en premier lieu à un certain nombre d’essais de définition du concept de culture, comme celui esquissé par Rachel Caspari : « La culture est à la fois biologique et sociale – elle fait partie de notre héritage évolutif et condense l’ensemble de nos créations, des systèmes sociaux aux significations que nous attribuons au monde. »13 Commenter cette définition invite à se poser la question de la façon dont la culture peut fonctionner dans les faits : ici, pour Caspari, la culture s’apparenterait à la manière dont l’homme fait sens de son environnement et se construit en différenciation avec les hommes et la nature qui l’entoure. Caspari explicite cette 12
François Rastier, op. cit., p. 9. Rachel Caspari, « Race, ethnogenèse et signification de la modernité », In : François Rastier & Simon Bouquet, Une introduction aux sciences de la culture : 49-80. Paris : Presses Universitaires de France, 2002, p. 49. 13
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définition en se penchant plus précisément sur les processus humains que l’on peut incorporer au sein du concept de culture de la manière suivante : « L’exceptionnelle capacité humaine de stockage et de transmission de l’information, la faculté de créer et d’entretenir des relations sociales complexes et abstraites sont autant de facteurs décisifs ayant permis aux populations humaines d’occuper les niches les plus diverses. La culture a bien d’autres effets sur les processus évolutifs ; elle a une influence sur le choix du partenaire et la démographie des populations et joue un rôle considérable dans l’histoire évolutive des populations humaines. »14 Les recherches de Caspari, qui se situent en paléoanthropologie, semblent ici pratiquement confondre la définition de culture et celle d’humanité. Plus prosaïquement, s’il est d’ailleurs ici question d’humanité, pourquoi se sentir obligé d’utiliser le concept de culture ? Si le but est de définir ce qui fait finalement le propre de l’espèce humaine, doit on absolument utiliser un terme qui recouvre tout simplement les capacités organisationnelles et interactionnelles de notre espèce, dans ses aspects à la fois synchroniques et diachroniques ? Si Caspari a raison de mettre l’accent sur les liens complexes et décisifs entre facteurs socioorganisationnels et évolution de l’espèce dans le temps et l’espace, elle ne parvient cependant pas à donner du relief à une définition de la culture qui ne semble ajouter qu’un second terme descriptif à celui d’espèce humaine, en analysant les mêmes phénomènes. Qui plus est, elle omet totalement la variable individuelle et interindividuelle, notamment dans la question du choix du partenaire, qui semble ainsi réglé de façon quasi-automatique, sans influence psychologique ni contingences socio-écologiques ; ainsi, bien qu’il puisse sans doute exister des régularités à dégager pour ces questions, elles sont souvent avant tout sociales et lourdement influencées par les trajectoires individuelles et les épisodes des vies personnelles : si cela n’était pas le cas, nous n’aurions pour ainsi dire aucun mal à trouver un partenaire et fonder une famille – à 14
Rachel Caspari, op. cit., p. 77.
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supposer que nous en ayons d’ailleurs le désir. Ainsi, si le projet des sciences de la culture semble ici pris au piège d’un certain nombre de considérations conceptuelles et paradigmatiques, et ce malgré la transdisciplinarité louable de son approche sémiotique caractéristique, il souligne finalement la terrible difficulté précédemment mise en lumière par Kuper, à savoir le caractère pratiquement « savonneux » du concept de culture, en ce qu’il glisse de notion paradigmatique en phénomène social sans jamais pouvoir être clairement stabilisé. Alors même que le projet des sciences de la culture souhaite à raison confronter le concept de culture à l’évolution de l’espèce humaine, celui-ci semble se battre contre une entité sur laquelle il ne parvient pas à avoir de prise scientifique. Cette difficulté est une nouvelle fois mise en relief par la contribution de Jérôme Bruner, qui se retrouve également pris au piège du caractère polymorphe du concept central de l’ouvrage, alors qu’il tente d’isoler ce qui distingue les individus humains dans leur évolution psychologique : « Une culture forme les esprits des individus, leur fournit ces prétendues réalités qui conditionnent leur prise commune de connaissance du monde, mais aussi leur permet de se connaître et de s’interpréter réciproquement, non sans y réussir remarquablement (…). Nous fabriquons nos réalités en commun, nous les institutionnalisons, nous en automatisons la manipulation et donnons à leur perception un caractère d’immédiateté. »15 Bruner met l’accent sur les perceptions de la réalité proposées par les modèles culturels (sans doute à raison), mais formule ainsi de façon incomplète la question du relativisme, et de l’impossibilité de comparaison qu’il semble renfermer. Effectivement, les processus de socialité ici mis en relief peuvent être expliqués, pour certains, par les conditionnements culturels ; cela étant, Bruner ne 15
Jérôme Bruner, « La culture, le soi et l’autre », In : François Rastier & Simon Bouquet, Une introduction aux sciences de la culture : 91-104. Paris : Presses Universitaires de France, 2002, p. 98.
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parvient pas non plus à mettre au centre de ces actions le rôle des individus et les interactions que ceux-ci entretiennent avec leur semblables et leur environnement au moins social. Certes, l’institutionnalisation permet d’offrir à la culture un caractère de disponibilité immédiate pour la fluidité de la vie quotidienne et des opérations sociales, mais pourquoi alors utiliser le concept de culture lorsque l’on parle, encore une fois, tout simplement d’humanité – soit de ce qui fait que notre espèce peut s’organiser en tant que telle, à travers les différents groupes qui la représentent ? En d’autres termes, si le caractère propre de l’humanité permet tout ce que décrit Bruner, pourquoi le formuler à travers le biais de cultures certes diverses, mais nécessairement divisées ? De surcroît, ici, si Bruner tente de mettre en exergue le rôle des individus, ceux-ci se retrouvent réduits à l’état de « produits culturels conditionnés », comme si le propre de l’espèce humaine (au contraire des autres espèces de la planète, encore une fois) était de pouvoir à la fois être le produit et le producteur d’une sorte de programme qui permettrait de rendre plus aisée et automatique les rites et rituels de la vie quotidienne. Selon nous, même si Bruner met l’accent sur l’aspect médiatisant de la culture et sur les processus qui permettent à l’individu d’y accéder, la question de l’opérationnalité de la culture nous semble par trop vite réduite à la reproduction automatique de codes qui laisse peu de place aux transformations et aux items humains communs à plusieurs cultures – voire aux questions auxquels chaque communauté humaine tente de répondre à travers la médiatisation de la culture. Afin de terminer cette étude partielle sur le projet des sciences de la culture, il nous paraît utile de rapporter également les propos du psychologue Jean-Paul Bronckart, qui apporte une étude éclairante à propos des activités collectives de l’espèce humaine et de ce qu’elles ont de complexe et de divers – même s’il semble les rapporter directement à l’environnement humain, alors même que beaucoup de choix prétendument culturels sont en réalité la conséquence de pressions écologiques et historiques, comme nous le verrons plus loin (notamment les fameuses cuisines locales, par exemple, qui sont nécessairement soumises à la disponibilité de produits cultivables sur place). L’analyse de Bronckart a l’avantage 21
de mettre l’accent sur la construction de la personne consciente, toujours à travers le filtre culturel : « La culture donne bien ainsi ‘forme à l’esprit’ (…), mais elle donne forme à l’’esprit’ d’une personne. Or cette dernière ne cesse de se développer, et, au cours de ce processus, sa pensée consciente en vient nécessairement à s’abstraire d’une part au moins de ses déterminations sémantiques initiales. Et il semble bien que ce soit au prix de cet autre ‘détour’ qu’elle devient apte à participer pleinement à la reproduction et à la transformation des connaissances… et des cultures. »16 Effectivement, nous ne pouvons qu’abonder dans le sens de Bronckart, dans le sens où, selon nous, une personne se développe effectivement en rapport avec les autres, les interprétations qu’il fait des interactions avec autrui et avec les organisations sociales dans lesquelles il s’inscrit ; en revanche, si une personne peut participer à la transformation des cultures, elle peut également en adopter d’autres, en fonction de sa trajectoire biographique et de son profil psychologique. En d’autres termes : ce n’est pas parce que l’on naît dans un environnement culturel donné que l’on est condamné soit à y appliquer les pressions qu’il exerce sur nous, soit à tenter de les faire évoluer. De surcroît, il nous semble que, si nous ôtons le terme de « culture » dans la citation de Bronckart et que nous le remplaçons par « habitudes sociales, familiales ou psychologiques » par exemple, le sens de la pensée de l’auteur n’est pas différent. Dans ce cas, l’interchangeabilité d’un concept avec un autre nous paraît caractéristique des difficultés de définition et de clarification qu’il pose. Comme nous le voyons, le projet des sciences de la culture, bien que louable dans sa tentative de revenir à des questions ontologiques propres à l’espèce humaine, ne parvient pas 16
Jean-Paul Bronckart, « La culture, sémantique du social formatrice de la personne », In : François Rastier & Simon Bouquet, Une introduction aux sciences de la culture : 175-202. Paris : Presses Universitaires de France, 2002, p. 201.
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nécessairement à convaincre à travers les questions qu’il prétend aborder de façon holistique et complexe. Bien sûr, si notre regard critique s’exerce ici à propos de ce projet, ce n’est pas tant au sujet de la méthode ou de la pertinence des raisonnements fort justement exposés par les auteurs, mais plutôt à cause du caractère instable, polymorphe, mouvant et, au fond, assez brumeux du concept de culture et des définitions sur lesquelles il s’appuie ; en outre, les auteurs de ce projet – comme d’autres dans des disciplines variées – semblent piégés par l’omniprésence populaire du terme de « culture » dans les sciences humaines et sociales, rendant le concept à la fois incontournable et difficile à questionner. Alors même que les sciences humaines et sociales devraient pouvoir interroger le terme, son emploi et sa pertinence même, celles-ci semblent être prises dans une avalanche épistémologique qu’euxmêmes ne parviennent pas à arrêter. Au lieu de prendre du recul et d’interroger le concept en lui-même, l’inflation vertigineuse de la culture provoque une sorte de ruée vers les dépôts de plus en plus importants qu’elle semble laisser dans son sillage. Pourtant, une telle remise en question est depuis plusieurs années déjà souhaitée par un certain courant anthropologique ; ainsi, outre Adam Kuper, Philippe Descola rappelle de manière magistrale les liens ontologiques entre nature et culture et invite à aller au-delà de cette distinction duale pour mieux comprendre la façon dont l’espèce humaine s’organise : « Si l’on reconnaît que la plus grande partie de l’humanité n’a pas, jusqu’à une date très récente, opéré des distinctions tranchées entre le naturel et le social, ni pensé que le traitement des humains et celui des non-humains relevaient de dispositifs entièrement séparés, alors il faut envisager les divers modes d’organisation sociale et cosmique comme une question de distribution des existants dans des collectifs : qui est rangé avec qui, de quelle façon, et pour faire quoi ? »17 Nous souhaitons poursuivre dans le sens des questions essentiellement pragmatiques posées par Philippe Descola afin d’observer ce que le concept de culture tente de décrire depuis 17
Philippe Descola, Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard, 2005.
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plusieurs décennies maintenant, à savoir la façon dont les êtres humains interagissent, se structurent et s’organisent afin de répondre à des questions qui, au fond, sont communes à toutes les communautés sur la surface du globe, et qui n’ont jamais pour vocation à être séparées de l’environnement biologique ou écologique immédiat, contrairement à ce que le projet des sciences de la culture tente d’esquisser à travers son inclinaison programmatique. Nous proposons donc plutôt de revenir de manière simplement pragmatique aux réponses apportées aux questions fondamentales formulées par Descola, à travers l’étude des composantes de la vie quotidienne.
1.2 Evolution et vie sociale Si le projet des sciences de la culture a pour but de spécifier les éléments de l’anthropisation, et donc de séparer ce qui fait l’humain de ce qui constitue la nature environnante, d’autres recherches ont pointé le fait que la culture a permis à notre espèce d’évoluer de façon considérable. C’est notamment le cas de Peter Richerson et Robert Boyd, qui estiment que les items culturels s’apparentent aux items génétiques, dans le sens où ceux-ci permettent de déterminer un certain nombre de traits caractéristiques de nos fonctionnements individuels et sociaux : « We are largely what our genes and our culture make us. In the same way that evolutionary theory explains why some genes persist and spread, a sensible theory of cultural evolution will have to explain why some beliefs and attitudes spread and persist while others disappear. (…) Culture is taught by motivated human teachers, acquired by motivated learners, and stored and manipulated in human brains. Culture is an evolving product of populations of human brains, brains that have been shaped by natural selection to learn and manage culture. »18 18
Peter Richerson & Robert Boyd, Not by genes alones. Chicago : Chicago University Press, 2005, p. 6-7 ; “Nous sommes largement ce que
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Outre l’évidente dérive d’une analogie qui peut tout de même présenter certaines limites, les suggestions de Richerson et Boyd tentent d’appliquer une méthodologie typique des sciences du vivant (voire de ce qu’on pourrait appeler les « sciences dure ») à l’aspect diachronique des organisations sociétales et des rapports entre individus. Si l’on peut saluer l’introduction de l’aspect évolutif des pratiques culturelles et sociales et le fait que ces pratiques sont bien passées d’individu en individu, Richerson et Boyd ne laissent absolument aucune place à la créativité des individus, qui peuvent soit sélectionner certains traits culturels, soit même les transformer. De surcroît, l’analogie génétique et évolutionniste internalise la culture et la prive de tout contexte d’émergence, d’évolution et d’application – alors même que l’évolution de l’espèce humaine, comme celle de toutes les espèces, se fait bien en lien avec un environnement donné. La définition qu’ils proposent de la culture, de surcroît, met en avant la mise en relief et en partage de la gestion de la vie quotidienne en société, que l’on retrouve d’ailleurs par exemple dans les travaux anthropologiques de chercheurs comme Edward T. Hall 19 . Pour Richerson et Boyd, l’environnement social n’est qu’une variation culturelle parmi d’autres, ce qui les conduit à postuler le primat des cultures sur les organisations sociales : « Cultures can persist even when the chain of behavior linking the past to the present is broken, and institutional
nos gènes et notre culture font de nous. Tout comme la théorie de l’évolution permet d’expliquer pourquoi certains gènes persistent et se diffusent, une théorie raisonnable de l’évolution culturelle devra expliquer pourquoi certaines croyances et attitudes se diffusent et persistent alors que d’autres disparaissent. (…) La culture est enseignée par des enseignants humains motivés, acquise par des apprenants motivés, et stockée et manipulée dans les cerveaux humains. La culture est le produit évolutif de populations de cerveaux humains, qui ont eux-mêmes été façonnés par la sélection naturelle afin de pouvoir apprendre et manier la culture”, notre traduction. 19 Edward T. Hall, Le langage silencieux. Paris : Seuil, 1978.
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variation has difficulty accounting for persistent variation within cultures. »20 En formulant cette hypothèse qui devrait permettre aux items culturels de simplement réapparaître après avoir disparu – suivant ainsi la théorie des gènes récessifs -, Richerson et Boyd semblent tirer un trait sur des éléments pourtant capitaux pour comprendre la façon dont les sociétés humaines évoluent : a) le poids de l’Histoire, qui permet à la fois de faire disparaître des pratiques culturelles, mais également de les transformer, par le biais notamment des interactions entre individus et groupes sociaux, et des désirs de ces derniers ; b) les éléments contextuels, quels qu’ils soient, qui peut malgré les différences environnementales aboutir parfois à des choix identiques (dans la mesure où un même contexte peut produire des conséquences différentes, deux contextes différents peuvent produire des conséquences semblables) ; c) l’inconscient collectif, ou plus prosaïquement la mémoire qui peut être véhiculée dans les symboles, les récits ou toute autre forme de narration sémiotique transmissible et partageable et d) les contextes politiques, qui peuvent réactiver, transformer ou faire disparaître un certain nombre d’items ou de pratiques culturels, tout simplement sur la base d’enjeux de pouvoir social ou économique, par exemple. En réduisant la question de l’évolution des sociétés à l’hypothèse de « gènes culturels récessifs », Richerson et Boyd tendent à basculer dans un dangereux déterminisme qui peut alimenter une forme d’essentialisme à propos de certaines pratiques culturelles, et donc de certains peuples – avec les dérives que l’on peut imaginer. De surcroît, en sous-estimant l’importance et le pouvoir des institutions sociales, qui pourraient selon eux être tentés de supprimer des traits culturels, Richerson et Boyd donnent 20
Peter Richerson & Robert Boyd, Not by genes alones. Chicago : Chicago University Press, 2005, p. 31 ; “Les cultures peuvent persister même lorsque la chaîne de comportement qui relie le passé au présent est brisée et que la variation institutionnelles éprouve des difficultés à expliquer les variations persistantes qui existent au sein des cultures”, notre traduction.
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l’impression d’écarter ces mêmes institutions de leur théorie de l’évolution culturelle – comme si ces institutions étaient des créations qui n’avaient absolument aucun lien avec l’histoire des organisations sociales et des pratiques de la vie quotidienne – et donc des cultures. En d’autres termes, la théorie de Richerson et Boyd postule selon nous le fait que les interactions humaines sont des faits observables avec leurs régularités et leurs mécanismes lisibles, au même titre que le fonctionnement génétique ; alors que l’on a décodé le code génétique humain, Richerson et Boyd souhaiteraient décoder le code culturel, sans tenir compte des forces politiques et économiques qui meuvent les sociétés, ni des accidents que constituent les rencontres et les interactions. De surcroît, cette théorie élude totalement la question des choix individuels, surtout lorsque leurs auteurs affirment avec conviction que « culture is useful and adaptive because populations of human minds store the best efforts of previous generations of minds »21 ; ainsi donc, les individus seraient simplement les émanations de cerveaux qui fonctionneraient de manière automatique, par le biais d’une sorte d’histoire partagée de l’espèce, en dehors de tout aspect contextuel. Selon nous, le simple fait que ce type de théorie existe montre que le concept de culture est si polymorphe qu’il est possible de répondre aux questions qu’il pose d’une grande variété de manière ; si l’allégorie génétique a tout de l’analogie séduisante, il est pourtant aisé de constater que l’histoire de l’humanité n’est pas aussi simple et mécanique que l’on voudrait le croire – même si nous comprenons le désir de simplification des auteurs, sans doute pour une meilleure maîtrise de la compréhension des phénomènes sociaux de notre espèce. Richerson et Boyd, de par leur utilisation de la théorie de l’évolution, estiment de plus que toute élément qui interviendrait dans l’évolution culturelle humaine aurait un but, au moins d’adaptation ; mais quid des activités humaines qui n’auraient pas de but immédiat d’adaptabilité, 21
Peter Richerson & Robert Boyd, Not by genes alones. Chicago : Chicago University Press, 2005, p. 49 ; “La culture est utile et adaptable parce que les populations d’esprits humains gardent en mémoire les meilleurs efforts des générations d’esprits précédentes”, notre traduction.
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comme par exemple l’expression artistique ou le besoin d’esthétique dans certaines pratiques sociales ? En présentant ainsi la culture comme un mécanisme utile qui remplit une fonction identifiée, Richerson et Boyd franchissent une limite dangereuse : « Our culture is a lot like our lungs. They both work great for their evolved functions, but they also make us susceptible to infection by pathogens (…). Culture gives us the ability to imitate things essential to human life, but it also makes us take up bits that cripple and kill – not unlike the air we breathe. »22 A travers cette définition de la culture, il est aisé de cerner les dangereuses limites d’une telle assertion ; cela signifierait-il que deux cultures peuvent se « contaminer » l’une l’autre, et que la transmission d’items « non purs » (si l’on poursuit la métaphore de l’air) serait dangereuse pour la vie humaine ? Accordons aux auteurs le bénéfice du doute quant à la maladresse de la formulation, mais gardons à l’esprit que c’est bien pour et par le contexte que les pratiques sociales ou culturelles émergent et se développent, que celles-ci peuvent se rencontrer et créer de nouvelles formes hybrides – conformément à la théorie de l’évolution que Richerson et Boyd semblent avoir oublié à ce stade de leurs travaux. Si nous avons choisi ici d’exposer les travaux de Peter Richerson et Robert Boyd, c’est pour illustrer clairement le fait que même lorsque l’on se penche sur la culture comme concept permettant d’expliquer la vie quotidienne, il est aisé d’obtenir une variété pour le moins surprenante d’hypothèses à ce sujet. Dans ce 22
Peter Richerson & Robert Boyd, Not by genes alones. Chicago : Chicago University Press, 2005, p. 188 ; “Notre culture ressemble beaucoup à nos poumons ; ils remplissent avec brio leurs fonctions évolutives, mais ils nous soumettent également au risque d’une infection par des pathogènes (…). La culture nous offre la capacité d’imiter des choses qui sont essentielles à la vie humaine, mais nous fait également ingérer des éléments qui peuvent handicaper ou tuer, tout comme l’air que nous respirons”, notre traduction.
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type de théorie, la culture devient le véhicule aveugle de traits transmissibles dont la pureté doit être préservée, alors même que l’intérêt de sa présence pour l’espèce humaine n’est même pas abordé. A ce sujet, le pourquoi de la culture dans l’organisation de notre vie quotidienne est présenté par Heiner Mühlmann comme un avantage permettant de réduire l’incertitude et le stress et donc d’augmenter une certaine forme de confort cognitif et social. Il parle de « maximal stress cooperation », soit d’une coopération qui serait d’abord générée par un niveau de stress élevé dans notre environnement 23 . En d’autres termes, la culture serait non seulement une réponse à des dangers environnementaux auxquels nous sommes soumis, mais permettrait également d’assurer une forme d’évolution de l’espèce par le biais de la répétition : « Repeated actions generate growth of the neurons and reinforcement of synapses involved, e.g. through increased production of the relevant neuro transmitters (…). The phenomenon of neuronal synapse reinforcement is important because it builds a bridge from the rule adjustment to the brain’s power of memory (…). The successful application of rules leads to them being stored as input in the body memory of a large number of individuals in a cultural population. »24 Pour Mühlmann, au fond, le terme même de « culture » pourrait être remplacé par celui de « société », dans la mesure où ses travaux se concentrent avant tout sur ce qui peut être partagé au sein d’un groupe d’individus, les raisons de ce partage et les avantages que ce partage procure, lorsqu’il s’agit d’une réponse 23
Heiner Mühlmann, Maximal stress cooperation. The driving force of cultures. Vienne : Springer, 2005. 24 Heinr Mühlmann, op. cit., p. 16-17 ; “Les actions répétées génèrent une croissance des neurones et renforcement des synapses impliquées, par exemple à travers la production accrue de neurotransmetteurs pertinents (…). Le phénomène de renforcement de synapses neuronaux est important car il permet de relier l’ajustement de la règle au pouvoir de mémorisation du cerveau (…). L’application réussie d’une règle lui permet d’être stockée comme input dans la mémoire corporelle d’un grand nombre d’individus au sein d’une population culturelle”, notre traduction.
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réussie à une contrainte environnementale donnée. Ainsi, le stress externe renforcerait la régularité de certaines réponses à notre environnement, et inviterait à une évolution et un renforcement des différents groupes sociaux de notre espèce, par le biais du partage de ces réponses et de leur mémorisation, voire parfois de leur automatisation. Pour Mühlmann, ce partage peut se faire via des relations diachroniques ou synchroniques, afin qu’un ensemble large d’individus puissent en bénéficier ; cependant, ses recherches n’évoquent malheureusement pas les cas où des individus pourraient volontairement décider de ne pas exercer telle action, précisément pour des raisons sociales de changement, de créativité, de protestation ou de modification de l’environnement. Cela étant, Mühlmann met également l’accent sur le fait que cette transmission culturelle est un phénomène d’une grande lenteur qui ne peut se structurer que sur plusieurs générations. L’originalité de sa théorie est qu’il considère notamment les lieux de la vie quotidienne (villes, musées, monuments) comme des symboles de l’enculturation générationnelle et du lien diachronique (qu’il nomme « vertical ») entre les populations : « The transgenerational memory of culture works with spatially external storage sites of the vertical MSC [maximal stress cooperation] constructs. We can talk of a locating of the latent stimuli in this context (…). The transgenerational space-time is called enculturational dynamics. This contains transgenerational physical topographies serving as depots for memories »25 La nouveauté de cette théorie de la dynamique enculturationnelle est qu’elle remet les créations architecturales et physiques en lien 25
Heinr Mühlmann, op. cit., p. 44 ; “La mémoire transgénérationelle de la culture fonctionne à l’aide de sites de stockage spatial extérieur appartenant aux construits du MSC vertical [coopération de stress maximal]. Dans ce contexte, nous pouvons parler d’une localisation de stimuli latents (…). L’espace-temps transgénérationnel est appelé dynamique enculturationnelle. Elle contient des topographies transgénérationnelles physiques qui servent de dépôts de mémoires”, notre traduction.
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avec la transmission qui opère au sein des groupes humains, donnant une fonction quasiment neurologique aux monuments et autres bâtiments présents dans nos lieux de vie quotidienne. En revanche, si nous remplaçons le terme de culture par celui d’humanité au sein de la citation de Mühlmann, nous gardons la même pertinence du message pour les mêmes effets. En d’autres termes, nous pensons ici que Mühlmann, malgré l’originalité de sa théorie, a utilisé le terme de culture en tentant de relier des aspects symboliques et sémiotiques à des aspects de socialisation ; cependant, alors que la dynamique enculturationnelle permet de sémantiser les lieux publics d’une nouvelle manière, elle n’explique absolument pas le fait que certains lieux puissent disparaître, être détruits ou réappropriés d’une nouvelle manière, au mépris d’une homogénéisation du partage entre les générations et entre les individus d’une même génération. Car c’est bien là l’erreur que commettent Mühlmann ou Richerson et Boyd : les items culturels sont considérés comme des éléments transmissibles, quelle que soit l’analogie (génétique ou neuronale), sans prendre en considération le fait que cette transmission n’existe que pour et par les individus que nous sommes et les intérêts que nous avons à transmettre, modifier ou ne pas transmettre les éléments d’ordre « culturel » qui nous entourent. Qu’il s’agisse d’une théorie liée à l’évolution de l’espèce humaine à une théorie de réponse à des contraintes environnementales stressantes, la problématique reste la même : nous autres représentants de l’espèce humaine restons souverainement absents de ce jeu de reproduction et de transmissibilité, comme si nous n’étions que de simples véhicules passifs qui regardaient se dérouler l’inexorable destinée de l’humanité sans jamais pouvoir agir sur les événements dont nous sommes témoins – alors même que l’Histoire même du progrès de l’humanité et des développements des différents ensembles politiques prouvent le contraire. La richesse créative de ces théories est selon nous conditionnée à un constat pour le moins intrigant : la présence sur la planète d’une grande variété de modes de vie et d’habitudes quotidiennes pratiques pour une seule et même espèce. Le but des théories que nous avons exposées est ainsi de tenter d’expliquer la manière dont l’humanité peut 31
transmettre des éléments de régularité dans son organisation sociale, tout en échouant à propos de l’évolution de ces mêmes éléments (partiellement pour Mühlmann, totalement pour Richerson et Boyd). Le problème serait en effet, selon Paul Castella, la difficulté à expliquer le delta entre la variété des habitudes comportementales sociales d’une part, et le sentiment d’évidence des habitudes comportementales d’un individu et d’un groupe d’autre part : « Nous pouvons tous fournir après coup des explications à propos de nos conduites lorsqu’on nous demande de les justifier. Mais lorsqu’il s’agit d’actes que nous n’avons pas appris de manière formelle, comme la manière de nous distribuer dans l’espace, et qu’on nous demande de justifier notre conduite, nous ne l’expliquons pas, mais nous faisons intervenir l’émotion, l’esthétique, la morale, la philosophie, dans des formulations qui n’ont rien à voir avec le phénomène. »26 Cette difficulté avait déjà été soulignée par Edward Hall, qui mentionnait le fait que ce sentiment d’évidence à propos de ses propres habitudes comportementales pouvait mener « à une cécité perpétuelle qui [nous] rend pour ainsi dire incapable d’attention vis-à-vis des autres types de communication, sur d’autres longueurs d’onde »27. A cette cécité à propos des autres types de communication, nous proposons d’ajouter une cécité sur nos propres opérations de communication, que nous risquons de suivre ou d’appliquer aveuglément si celles-ci nous paraissent évidentes – notamment, pour reprendre l’exemple de Castella, dans le cas de la distribution dans l’espace et du respect de la distance interpersonnelle. Certains travaux de recherche ont tenté de répondre à cette double cécité par une forme de dualisme que l’on peut qualifier au moins de naïf, sinon d’inexact, tant il semble faire fi du contexte situationnel dans lequel sont plongés les interactants :
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Paul Castella, La différence en plus. Paris : L’Harmattan, 2005, p. 63. Edward T. Hall, Le langage silencieux. Paris : Seuil, 1978, p. 122.
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« Découvrant douloureusement l’inaliénable incertitude de toute adaptation et l’anxiété qui en résulte, les humains vont osciller entre deux orientations. Les uns préféreront se fier aux réponses acquises et valoriser la culture qui conserve ces réponses et les transmet : ils défendront la tradition. Les autres vont préférer se défier des réponses acquises et cultiver plutôt les capacités physiques et mentales d’inventer, à chaque instant, la réponse nouvelle adaptée. »28 Selon nous, cette catégorisation binaire ne semble pas tenir compte du fait que les individus ont besoin des deux à la fois : d’abord un confort cognitif qui permet de stabiliser le rapport aux autres et à la vie quotidienne en général, mais également une ontologique nécessité de transformer et créer de nouveaux éléments et comportements, ce qui témoigne précisément de l’évolution des organisations sociales et des progrès technologiques et scientifiques. Il n’y a pas ainsi deux sortes d’êtres qui seraient voués à s’opposer pour défendre qui la tradition ou qui l’innovation, mais plutôt des individus aux influences, besoins et désirs variables, qui répondront à des situations en fonction de leur sensibilité au contexte et des représentations qu’ils s’en font. Ainsi, plongés dans le bain de la vie quotidienne, nous assistons à une variété importante de colorations, de représentations et de sémantisations de gestes, d’attitudes, d’organisations sociales ou de rapports aux autres. C’est dans l’immédiateté de la vie quotidienne et des partages que nous y avons investis que nous constatons, par comparaison du moins, la variété d’interprétations possibles. Serait-ce pour cette raison que les sciences humaines, notamment par le biais de l’anthropologie, auraient choisi de regrouper un certain nombre de régularités et d’habitudes de vie sous le terme de « culture » et de le populariser afin de rendre plus acceptable et explicite la variété des organisations sociales et des rapports interindividuels ? Quelle que soit la réponse à cette question, la prise en considération des différences entre les habitudes de vie de « notre » groupe et des « autres » est notamment à l’étude au sein
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Jacques Demorgon, Complexité des cultures et de l’interculturel. Paris : Anthropos, 2004, p. 11.
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des recherches qui portent sur l’interculturalité, comme le rappelle Paul Castella : « Face à un comportement que nous n’expliquons pas, nous réagissons. Si nous ne l’expliquons pas, c’est souvent parce que nous ne le distinguons même pas comme comportement. Nous réagissons spontanément. Car nous ne possédons aucune référence dans notre système de règles, c’est-à-dire de paroles liées à des comportements, concernant ce qui nous arrive (…). Rien n’est moins universel que les gestes. Tous les humains sourient ou rient, mais ils ne sourient pas ou ne rient pas de la même façon et surtout pas dans les mêmes circonstances. Le non verbal appartient presque en totalité au domaine de la culture informelle, c’est pourquoi son utilisation pour expliciter des sentiments ou des émotions conduit très souvent à des quiproquos. »29 Ainsi donc, après la réaction émotionnelle (qui peut également arriver au sein de rencontres que l’on pourrait qualifier d’intraculturelles, par exemple), il y aurait le besoin d’expliquer les différences en les regroupant dans des ensembles cohérents et observables, témoins visibles d’une organisation sociale spécifique, et que l’on pourrait abriter sous le terme de « culture ». Si bon nombre d’études anthropologiques, sociologiques ou linguistiques se sont penchées sur l’analyse des différences entre ces grands ensembles « culturels », notamment par le biais des célèbres travaux de Hall à propos de l’espace et du temps 30 , le besoin d’expliquer la variété des différences entre les dimensions de la vie quotidienne telles que vécues par différents groupes sociaux a donné lieu à une grande variété de définitions. Nous proposons dès à présent d’en exposer quelques-unes, et de présenter une approche critique des différents éléments qu’elles tendent à vouloir englober, tout en exposant les limites mêmes d’une définition du concept de culture et du danger qu’elle représente, dans la mesure où elle ne permet pas de répondre à plusieurs problèmes centraux.
29 30
Paul Castella, op. cit., p. 70-71. Edward T. Hall, op. cit.
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1.3 Instabilité et polymorphisme définitionnels31 Distinguer la nature de la culture et isoler les éléments ayant trait à la vie sociale humaine ne suffit pas à résoudre l’équation culturelle, en ce qu’elle fonctionne avec des inconnues multiples qui tentent toutes de répondre aux mêmes questions sociétales, quels que soient les contextes. En fonction des disciplines et des objets de recherche, qu’il s’agisse d’anthropologie, de sociologie, de sciences du langage ou de sciences politiques, il semblerait que pratiquement chaque chercheur possède et applique sa propre définition du concept de culture. Toutefois, si plusieurs grandes définitions semblent faire relativement consensus, aucune n’englobe de manière adéquate l’ensemble des problématiques que le concept est censé embrasser, notamment dans la mesure où celui-ci, tout en s’opposant à la nature (soit l’environnement écologique des êtres humains), a pour ambition de décrire de façon quasi intégrale ce qui fait la spécificité de la vie des sociétés humaines. Au cours de recherches précédentes, nous avons posé le problème en examinant le postulat de l’interculturalité, soit les rapports qui existent entre des ensembles culturels différents, dans la mesure où ces rapports sont, dans la littérature actuelle, souvent présentés comme problématiques à plusieurs égards. Cette question a notamment été examinée par Lin Ma, qui estime que les différences ontologiques entre cultures constituent une hypothèse pour le moins fragile : « People who grow up in different political, geographical and social environment, use different languages, and adhere to different living habits are often said to have different 31
La présente sous-partie s’appuie en grande partie sur des travaux réalisés au cours des années précédentes, à travers différentes publications dans des ouvrages collectifs ou des revues spécialisées ; son but est de pouvoir ainsi resituer les recherches citées afin de mettre en lien à la fois l’instabilité théorique et pragmatique du concept de culture, et les explorations envisagées tout au long de cet ouvrage.
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cultures. These cultures tend to be conceived as homogeneous and static totalities enclosed on their own and isolated from each other. Consequently, an individual is seen as more or less determined in terms of ways of cognition, values, verbal and nonverbal behaviour, and so on, by the cultural community he is said to belong. These characterizations, however, are highly idealistic. It is true that languages, customs, and habits can be very different, but there will always be a degree of similarity or analogy between them. Both differences and similarities are not absolute, but occur or should be seen in terms of concrete manifestations of certain aspects. Moreover, these difference and similarities are always open to more concrete determinations or substantial revisions. Therefore, it is misleading to think of them in terms of differences and similarities between hypostatized ‘cultures’. »32 En mettant en lumière l’évidence d’un degré de similarité et d’analogie, Ma déstabilise le postulat déterministe qui permet à la 32
Lin Ma, « Is there an essential difference between Intercultural and Intracultural communication ? », In : Journal of Intercultural Communication, 6. 2004 ; « Les individus qui grandissent dans des environnements politiques, géographiques et sociaux différents, utilisent des langues différentes et adhèrent à des habitudes de vie différentes sont souvent perçus comme étant issus de cultures différentes. Ces cultures tendent à être conçues comme des totalités homogènes et statiques fermées sur elles-mêmes et isolées les unes des autres. En conséquence, un individu est vu comme étant plus ou moins déterminé par la communauté culturelle à laquelle il semble appartenir, en termes de cognition, de valeurs, de comportements verbaux et non verbaux, entre autres. Cependant, ces caractérisations sont extrêmement idéalistes. Il est vrai que les langues, les coutumes et les habitudes peuvent être très différentes, mais entre elles, il existera toujours un degré de similarité et d’analogie. Les différences comme les similitudes ne sont pas absolues, mais se produisent en termes de manifestations concrètes d’aspects divers, ou devraient être vues comme telles. De surcroît, ces différences et ces similitudes sont toujours ouvertes à des déterminations encore plus concrètes ou à des révisions substantielles. Il est ainsi erroné de les concevoir en termes de différences et de similitudes entre des ‘cultures’ hypostasiées », notre traduction.
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fois de rendre homogènes et isolées les ensembles culturels, tout en rendant difficiles les opérations de transferts, de contacts et de partages – alors même que ceux-ci sont pourtant à l’œuvre depuis les premiers balbutiements de l’espèce humaine, au moins par le biais du commerce et des guerres, malgré les différences de langues et de coutumes. De surcroît, la souplesse des différences et des similitudes, ainsi que leur relativité contextuelle, permet de repenser non seulement les rapports entre cultures différentes, mais également entre individus et groupes opérant au sein d’une même culture ; en d’autres termes, il devient possible de constater que les différences interculturelles peuvent parfois être aussi importantes que les différences intraculturelles. En effet, dans les cas de rencontres entre deux individus ou groupes d’individus, la variable interculturelle risque parfois de prendre une importance disproportionnée eu égard au contexte d’émergence de la situation de communication ou à la disposition des individus ou groupes d’individus eux-mêmes. Ainsi, nous avons montré que le raisonnement en cas de situation interculturelle, lorsque celle-ci laisse émerger un malentendu, aboutit bien souvent au raisonnement logique suivant33 : a) lorsque des malentendus (M) impliquent des individus d’origines culturelles différentes (par exemple C1 et C2), ces malentendus auront tendance à être qualifiés d’interculturels (M(IC)), devenant par là-même quasi exclusivement des phénomènes interculturels ; b) dans cette optique, le malentendu interculturel (M(IC)) sera étudié en explorant avant tout les différences culturelles (C1 et C2) ; c) en conséquence, afin d’éviter tout malentendu ultérieur, il conviendrait de connaître en profondeur les éléments culturels distincts (C1 et C2). En suivant ces trois étapes logiques, nous serions alors en mesure de réduire le problème jusqu’à l’équation suivante : - si M (C1 + C2), alors M = M(IC) - pour comprendre M(IC), apprenons C1 et C2 - connaître C1 et C2 permettra d’éviter M(IC) 33
Albin Wagener, « Deconstructing culture : towards an interactional triad ». In : Journal of Intercultural Communication, 29. 2012.
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La simplicité de cette équation laisse bien évidemment de côté tous les éléments contextuels ou environnementaux autres (situations écologiques, sociales, économiques, interactionnelles, psychologiques, etc.) et risque de faire succomber les chercheurs et acteurs sociaux à une sorte de réductionnisme pragmatique des interactions humaines. Si la limite entre relations interculturelles et intraculturelles est si ténue et fragile, qu’en est-il alors du concept de culture luimême ? En partant d’une remise en question radicale d’un cheminement déterministe logique classique, comment embrasser ce qui est censé dire ce qui différencie l’humanité de son environnement naturel, et également la façon dont les sociétés humaines sont organisées ? Comme nous l’avons précisé plus haut, les définitions qui tentent d’apporter une réponse à ces questions sont légion, et nous proposons ici d’en explorer quelques-unes, afin d’en suggérer une étude critique. Ainsi, dans la seconde moitié du vingtième siècle, c’est Ward Goodenough qui tente d’abord de proposer une définition sociale du concept : « A society’s culture consists of whatever it is one has to know or believe in order to operate in a manner acceptable to its members, and to do so in any role that they accept for any one of themselves. »34 Une telle définition de la culture est encore souvent à l’œuvre de nos jours : elle reste élémentaire et ne pose pas nécessairement la base d’espaces politiques ou géographiques précis. Pour Goodenough, la culture constituerait une opération quasiment consciente d’ajustement aux comportements des autres et à l’image que l’on souhaite renvoyer des rôles à tenir en société ; ici, il 34
Ward Goodenough, « Cultural anthropology and linguistics », In : Dell Hymes, Language in culture and society. A reader in linguistics and anthropology : 36-53. New York : Harper & Row. 1964, p. 36 ; « la culture d’une société représente tout ce qu’un individu doit savoir ou croire afin d’opérer de façon acceptable pour les membres de cette société, et afin de le faire pour tout rôle que chacun accepte pour soimême », notre traduction.
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s’agirait ainsi de la mise en place d’un véritable jeu de rôles à grande échelle. Pourtant, les individus et groupes n’ont pas tous nécessairement conscience de tous ces éléments, dans la mesure où ceux-ci s’expriment parfois à travers eux sans qu’une opération de contrôle consciente soit à l’œuvre. De surcroît, l’acceptabilité partagée de comportements culturels ne peut être acceptée que si l’on postule une relative uniformisation des rôles et comportements attenants au sein d’une même culture, sans distinction de milieu socio-professionnel, de génération ou autre spécificité de groupe. Cette définition peut alors être nuancée par celle de Karlfried Knapp et Annelie Knapp-Potthoff, qui postulent la culture comme « einen mehr oder weniger gemeinsamen Kern an Weltbildern, Wertvorstellungen, Denkweisen, Normen und Konventionen » 35 . Cet aspect nucléaire plus ou moins stable permet certes d’introduire un certain nombre d’items centraux dans le développement des sociétés humaines, tout en sortant de la notion de jeu de rôle mise en lumière par Goodenough. En revanche, la proposition de Knapp et Knapp-Potthoff installent la culture dans une conception déterministe et mettent en péril le libre arbitre de l’interactant, qui seraient alors soumis à des ensembles à la fois instables et totalisants – un déterminisme à la fois coercitif et mou, en quelque sorte. En d’autres termes, la culture serait alors installée comme une sorte de prison dorée qui disposerait certes de capacités organisatrices élémentaires, tout en mettant en péril les capacités créatrices et réflexives des individus et groupes d’individus. D’autres définitions permettent de mettre plutôt l’accent sur l’aspect cognitif et sémantique de la culture, et d’analyser la manière dont les significations peuvent être véhiculées par ce concept central. C’est précisément le projet proposé par la définition de Carmel Camilleri :
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Karlfried Knapp & Annelie Knapp-Potthoff, “Interkulturelle Kommunikation. In : Zeitschrift für Fremdsprachenforschung, 1, 62-93. 1990 ; “un noyau plus ou moins partagé constitué d’images du monde, de représentations des valeurs, de manières de penser, de normes et de conventions”, notre traduction.
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« La culture est l’ensemble plus ou moins fortement lié des significations acquises les plus persistantes et les plus partagées que les membres d’un groupe, de par leur affiliation à ce groupe, sont amenés à distribuer de façon prévalente sur les stimuli provenant de leur environnement et d’eux-mêmes, induisant vis-à-vis de ces stimuli des attitudes, des représentations et des comportements communs valorisés, dont ils tendent à assurer la reproduction par des voies non génétiques. »36 Ainsi, ces significations partagées, assignées à des stimuli environnementaux et sociaux, induiraient l’émergence de représentations et de comportements préférablement reproduits. Malheureusement, une telle définition reproduit les limites d’une certaine forme de cognitivisme, qui fonctionnerait par l’opération opaque d’une sorte de boîte noire, sans nécessairement laisser la place aux changements et aux évolutions qui traversent les sociétés, les groupes d’individus et les individus eux-mêmes. La culture serait alors présentée comme un mécanisme filtrant, fixe et délimité, qui embrasserait à la fois des fonctions de signification et de reproduction, mais sans expliquer l’origine du besoin de ces fonctions, ni même l’intérêt même de ces fonctions dans la vie sociale et sociétale. En d’autres termes, Camilleri incorporerait au concept de culture deux fonctions élémentaires également propres au langage humain, tout en oubliant de mettre en exergue les besoins des individus et groupes d’individus. Le problème ici est donc la limite de la dyade stimuli / signification, qui reprend le schéma cognitiviste de la dyade entrée / sortie, sans mettre ce processus binaire en lien avec les contextes d’expressions situationnels ou encore les besoins des individus et groupes d’individus, ainsi que leurs trajectoires biographiques et les récits qu’ils peuvent en faire. Au fur et à mesure de l’incursion des problématiques interculturelles dans un certain nombre d’objets scientifiques, en 36
Carmel Camilleri, « La culture et l’identité culturelle : champ notionnel en devenir ». In : Carmel Camilleri & Margalit Cohen-Emerique, Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel : 21-76. Paris : L’Harmattan. 1989, p. 27.
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fonction notamment de l’évolution de certains sujets de société, la psychologie a également participé à la multiplication des définitions du concept de culture, en prenant notamment appui sur la dimension individuelle et la mise en perspective d’une certaine forme de souffrance (ou au moins de difficulté) vis-à-vis du sentiment de décalage culture. A la lumière de ce paradigme le psychologue André Sirota suggère les précisions suivantes : « La culture, au sens anthropologique, désigne ce qui équipe les individus de capacités de vivre, de penser et d’agir de façon adaptée au monde qui les environne et qui leur donne des capacités de transformation créatrice d’eux-mêmes et du monde. Par la culture, l'individu est doté d’un appareil à penser et se représenter la société, sa place et son rapport à celle-ci, ainsi que les relations des individus entre eux. La culture donne à l’individu la capacité de communication avec son environnement, et, par un travail et des techniques partagés avec d'autres, elle lui permet une intégration sociale. L’être humain cherche l’autre, le groupe, la société pour réaliser, par construction culturelle, ce qu’il ne peut produire seul étant donné son incomplétude, fondatrice de l’humanité. »37 Si nous pouvons ici nous féliciter de la prise en compte de la dimension individuelle de l’expression culturelle, la définition de Sirota souffre d’un autre défaut, en ce que la culture semble représentée comme une entité stable qui déterminerait de façon quasi intégrale le fonctionnement de notre vie quotidienne – y compris les relations avec autrui. Cette définition permet certes d’expliquer alors la façon dont les individus peuvent symboliser un certain nombre de problématiques personnelles, mais présente le défaut de simplifier de façon importante la complexité situationnelle de l’être humaine ; de surcroît, de façon paradoxale, le lien même entre le concept de culture et l’individu semble ici absent.
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André Sirota, « Des espaces culturels intermédiaires ». In : Revue internationale de psychosociologie, 9, 91-107. 1998, p. 92.
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Ainsi donc, alors même que le concept de culture est censé pouvoir permettre d’étudier et d’analyser les processus complexes qui sont à l’œuvre dans la vie sociale de notre espèce, les différentes définitions qui ont ici été proposées, même si elles parviennent souvent à isoler entre les lignes l’ontologique complexité des phénomènes problématisés, ne parviennent pas à répondre à ce qu’elles sont censées embrasser. Et pour cause : nous pourrions passer en revue les différentes définitions du concept de culture à l’œuvre dans toutes sortes de littératures, nous ne parviendrons pas à échapper à trois écueils majeurs que nous avions déjà signalés38 : a) une relégation au second plan des individus et de leurs liens avec leur univers « culturel » ; b) une relégation au second plan de l’explication des besoins sociaux, notamment de signification ; c) une relégation au second plan des contextes d’expressions et de transformations culturelles. Toutefois, les définitions que nous avons choisi d’exposer – et bien d’autres encore – nous indiquent, grâce à une étude critique, que le concept de culture, bien qu’instable, flou, labile et en manque de cohérence, tente de manière imparfaite de souligner les points suivants39 : a) la culture permet de rassembler les membres d’un groupe grâce à des éléments, croyances, comportements et habitudes signifiants, et se retrouve dans la littérature parfois confondue avec des ensembles nationaux ou subnationaux ; b) la culture permet de définir les relations entre les individus, organisant ainsi un système social dans son ensemble ; c) la culture doit être partagée afin de fonctionner correctement ;
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Albin Wagener, « Entre interculturalité et intraculturalité : pour une redéfinition du concept de culture ». In : Philippe Blanchet & Daniel Coste, Regards critiques sur la notion d’interculturalité : 29-58. Paris, L’Harmattan. 2010, p. 46. 39 Albin Wagener, « Le concept de culture : une nécessité absolue en sciences sociales ? ». In : Signes, Discours et Sociétés, 12. 2014.
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d) la culture permet à ses membres d’adapter leurs comportements à travers l’interprétation de certains stimuli, afin de produire des réactions ou actions appropriées. A partir du moment où nous avons rassemblé ces définitions et où nous en constatons les limites, que faire ? Est-ce suffisant pour simplement laisser de côté le concept de culture, sous prétexte qu’une variété pourtant importante d’approches disciplinaires ne permet pas d’en délimiter clairement les contours ? Bien évidemment, à ce stade du présent ouvrage, il semblerait pour le moins léger d’opérer ce qui pourrait passer pour un véritable assassinat épistémologique, qui plus est sans réel motif. Au cours de précédents travaux, nous avons d’ailleurs essayé nous-mêmes de proposer une redéfinition du concept de culture, en nous basant sur le modèle contextique mis en valeur par les travaux de Paul Castella : « [La contextique] regarde les complexités comme des systèmes en équilibre relativement aux interactions des éléments qui le composent. Il correspond à des structures sociales de type coopératif, sans hiérarchie, puisque, de ce point de vue, il n’y a pas d’instance première. Ce modèle n’est pas causaliste. Il explique ce qui se passe par les interactions entre les éléments du système, sans leur attribuer de cause. »40 Forts de ce modèle qui permettait de faire émerger les interactions comme éléments centraux d’une putative définition du concept de culture, nous avions postulé les éléments suivants sur lesquels nous souhaiterions maintenant revenir : - « une culture peut être groupale ou individuelle : rien n’interdit à un individu d’avoir un ensemble de traits comportementaux qui lui sont propres, dans la mesure où il exerce de façon singulière l’expression de ses influences personnelles, aussi variées qu’elles soient ; - une culture groupale ne nécessite pas forcément de découpage ethnique, régional, ethnique, politique ou linguistique : il convient plutôt de définir la culture 40
Paul Castella, La différence en plus. Paris : L’Harmattan. 2005, p. 193.
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groupale comme un ensemble de comportements partagés par des individus appartenant à un groupe, quel que soit ce groupe (famille, lieu de travail, groupe de parole, groupe d’amis, couple, etc.) ; une culture doit être rapprochée de sa métaphore plus agricole et représenter précisément les expressions qui émergent d’un terreau interindividuel, puisque c’est dans l’interaction que se forment les objets communs : une culture se rapporte à différentes racines qui peuvent être aussi bien éducatives, psychologiques, sociologiques ou sociétales (nous préférons substituer la société au groupe culturel) ; ainsi, chaque être humain dispose à la fois d’une culture propre, elle-même consolidée par un ensemble de réservoirs stochastiques culturels variés (hérités de l’expérience éducative, sociale, relationnelle, sociétale ou politique), tout en se réclamant d’autres cultures plus groupale, faisant ainsi de tout individu un être résolument pluriculturel. »41
En essayant d’isoler les différents éléments qui pouvaient former le concept de culture, et en mettant à la fois l’accent sur les aspects individuel, comportemental, interactionnel et expérientiel, nous estimions alors pouvoir développer une définition complexe du concept de culture. Force est de constater que, si ces éléments ne nous semblent pas aujourd’hui datés, eu égard au cheminement de nos travaux, il nous aurait été tout autant possible de remplacer « culture » par un autre mot, comme « identité » ou « humanité », et nous aurions pu pourtant parler des mêmes réalités. A ce stade de notre raisonnement, admettons maintenant quelque chose : un travail critique de la culture peut être entrepris quelle que soit la discipline, il n’en reste pas moins que l’entrée notionnelle ellemême constitue un piège sémantique et pragmatique important, en ce que les phénomènes que le concept tente de décrire pourraient 41
Albin Wagener, « Entre interculturalité et intraculturalité : pour une redéfinition du concept de culture ». In : Philippe Blanchet & Daniel Coste, Regards critiques sur la notion d’interculturalité : 29-58. Paris, L’Harmattan. 2010, p. 53.
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fort bien être décrits par d’autres. Il nous semble alors important, afin de comprendre ce qui ne fonctionne pas dans les définitions du concept de culture, d’observer de plus près les phénomènes que le concept essaie de rassembler. A ce stade de la réflexion, rien ne sert de redéfinir le concept par une triade situationnelle ou contextique, comme nous avons tenté de le faire 42 ; il devient urgent d’examiner les piliers qui ont jusque-là permis au concept de culture d’émerger comme une évidence descriptive de phénomènes distincts. Ainsi, le concept même de la culture ne serait que l’occurrence discursive d’un certain nombre d’éléments qui, mis en rapport les uns avec les autres, partagent une sémiotique à géométrie variable, qui tente de construire un sens à partager de façon commune au sein d’ensembles poreux, évolutifs mais supposément cohérents.
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Albin Wagener, « Deconstructing culture : towards an interactional triad ». In : Journal of Intercultural Communication, 29. 2012 ; nous avions alors proposé un schéma triadique qui tentait de rendre compte de la culture comme réservoir stochastique (bathyculture), de la culture comme expression (dramaculture) et de la culture comme représentation interprétative contextualisée (osmoculture), via une figure sémantique géométrique.
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2 D’une sémiotique discursive au culturalisme Qu’avons-nous, jusqu’à présent, tenter de mettre en lumière ? Nous avons exploré les racines conceptuelles de la culture et la façon dont elle a été différenciée de la nature ; nous avons également constaté qu’elle tentait de rassembler des comportements et significations qui étaient le propre de l’homme en tant qu’espèce. Ainsi, la culture servirait à différencier les comportements sociaux humains des comportements sociaux animaux et, plus largement, d’isoler la place de l’espèce humaine au sein de l’ensemble plus vaste que constitue sommairement la nature, au sens large. A travers ces déductions, nous avons alors tenté d’observer ce que la culture pouvait plus précisément renfermer, au travers des dimensions de la vie sociale qu’elle tentait d’embrasser, mais également au travers des nombreuses définitions proposées par les chercheurs. Pour le moment, nous pouvons ainsi postuler le fait que bien souvent, le terme même de culture pourrait être synonyme d’espèce humaine, sans que le sens de son emploi en soit profondément bouleversé ; de surcroît, nous sommes également obligés de constater que les diverses définitions et implications fondamentales du concept de culture disposent de fondations pour le moins fragiles, en ce qu’il paraît intellectuellement risqué de séparer ainsi des phénomènes qui, au fond, sont tous des expressions du vivant, qu’il soit représenté sous forme naturelle, animale, humaine ou culturelle. Admettons pourtant que la culture soit nécessaire à la compréhension de ces spécificités de notre espèce, et admettons également que son emploi soit incontournable pour expliquer la façon dont notre vie sociale est construite, mise en scène et interprétée ; après avoir regardé d’où provenait le besoin de l’emploi du concept de culture, le but serait alors d’étudier son fonctionnement, ainsi que la manière dont les items dits « culturels » sont mis en relation les uns avec les autres pour former un tout cohérent. Pour cela, il nous paraît essentiel de nous pencher sur le sens que peut donner la culture dans la vie quotidienne, en prenant notamment appui sur le niveau élémentaire de toute vie sociale, à savoir les interactions interindividuelles, pour comprendre ensuite la manière dont la culture opère au sein 46
de nos représentations et de nos discours, ainsi qu’au sein du mécanisme de partage des comportements et significations.
2.1 Une reconstruction sémiotique de la vie quotidienne Si le projet des sciences de la culture exploré plus tôt ne nous semble pas convaincant, malgré le travail de grande ampleur coordonné par François Rastier et Simon Bouquet, il n’en reste pas moins que leur projet part d’une intuition relativement claire, qui est celle de la persistante existence d’un monde sémiotique propre de l’humain. Pour Rastier, « même promus au rang d’observables, les faits humains et sociaux restent le produit de constructions interprétatives »43 ; ainsi les propres articulations de la vie quotidienne mises en scène et en discours par les êtres humains seraient bien des inventions créatives, des comportements qui ne font pas sens en eux-mêmes mais pour nous-mêmes, soit des réinterprétations et refondations constantes qui n’ont pas pour objet la production d’une culture réifiée, mais la simple expression de significations dont le partage est une qualité non négociable et essentielle à notre survie. Dans cette optique, la culture telle qu’elle est conçue à l’heure actuelle ne serait qu’un effet secondaire accidentel dont nous semblons faire bien trop grand cas : « La distinction des formes symboliques, la diversification des langues, celle des pratiques sociales, celle des arts, tous ces processus poursuivent l’hominisation par l’humanisation, mais s’autonomisent à l’égard du temps de l’espèce et conditionnent la formation du temps historique sans pourtant se laisser rapporter à ses rapides scansions. »44
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François Rastier, « Avant-propos ». In : François Rastier & Simon Bouquet, Une introduction aux sciences de la culture : 1-10. Paris : Presses Universitaires de France, 2002, p. 4. 44 François Rastier, op. cit., p. 9.
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Sans pour autant soutenir le besoin de dualisation que semble postuler Rastier en séparant l’hominisation (soit l’évolution de notre espèce au sens purement biologique) et l’humanisation (l’évolution de notre espèce au sens de ses capacités sociales et ses répercussions sur notre fonctionnement neurologique, par exemple), nous devons ici reconnaître que son intuition semble parfaitement pertinente : effectivement, ce dont il est finalement question n’est qu’un rassemblement d’un certain nombre de pratiques qui, in fine, ne font sens que parce que les êtres humains essaient de les relier entre elles au fur et à mesure de l’Histoire par des liens sémantiques, des éléments esthétiques et un ancrage sémiotique de ces occurrences sociales variées et variables. Il s’agit ici d’ailleurs d’un projet qui sera formalisé par Simon Bouquet, dans le même ouvrage, sous le terme de sémiotique de l’interprétation45, ou encore formulé sous une égide cognitive par Carol Fleisher Feldman, qui évoque quant à elle une structure mentale nommée cognition interprétative46. Ainsi donc, la vie quotidienne profondément socialisée des êtres humains serait tenue par des ensembles cognitivo-interprétatifs appelés cultures, qui permettraient un certain nombre d’opérations mentales et sémiotiques à la fois rapides et complexes, ellesmêmes capitales pour le maintien des sociétés. Mais dans cette vie quotidienne, si certains éléments nous sont de facto donnés d’avance, comme les rituels des salutations, comment ignorer le fait que certains individus ou groupes d’individus s’emploient à les faire évoluer, à les transformer radicalement ou à en créer d’autres ? Pourquoi ne parler que d’ensembles sémantiques gigantesques et rigides, alors que la réalité témoigne d’une souplesse bien plus évidente ? Pour en revenir à l’exemple des 45
Simon Bouquet, « De l’hexagramme cognitiviste à une sémiotique de l’interprétation ». In : François Rastier & Simon Bouquet, Une introduction aux sciences de la culture : 11-38. Paris : Presses Universitaires de France, 2002. 46 Carol Fleisher Feldman, « Les genres du discours comme modèles mentaux et culturels : l’interprétation dans une communauté culturelle ». In : François Rastier & Simon Bouquet, Une introduction aux sciences de la culture : 215-228. Paris : Presses Universitaires de France, 2002.
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salutations, comment défendre d’un côté l’existence d’un rituel qui traverse les générations, comme la poignée de mains, sans essayer d’en expliquer la naissance et les conditions d’expression, tout en laissant volontairement de côté toutes les formes de nouvelles salutations qui émergent de façon successives, comme par exemple les fameux « checks » largement partagés par une bonne partie de la jeunesse des années 2010 ? Constater l’existence d’un besoin de sens et de réseaux sémiotiques est bien évidemment une opération incontournable, mais elle ne suffit pas quand il s’agit de comprendre la manière dont ces opérations sémantiques complexes et partagées naissent, se développent et meurent, quelle que soit leur durée de vie. De surcroît, comme le rappelle assez justement Paul Kay, le mythe du grand programme culturel commun ne résiste pas à l’épreuve du grand bazar de la vie quotidienne et de notre capacité à réagir de façon inventive à des situations données, soit parce que ces dernières sont neuves, soit parce que nous sommes nous-mêmes fatigués de nos propres comportements et rongés par le désir de changer les choses : « A culture does not provide its holders with a unified theory of the world – a ‘world-view’ – any more than a language does. Rather, a culture consists in a large array of schemata for representing events and states in the world. Some of these conflict with others. Yet the conflict causes no problem to the culture’s users because people do not believe the items of their culture, they use them as occasions permit and require. Accordingly, a culture is like a conceptual tool box, containing tools for making sense of the world. It is not the sort of thing that is itself supposed to make sense, any more than all the contents of a tool box need to be usable on each job (...). Cultures do not have to comprise globally consistent world-views, because people never have to employ all of their culture at once. (...) If anthropologists had not assumed that the peoples they went out to study had ‘world-views’, would they have found them? »47 47
Paul Kay, « Intra-speaker Relativity ». In : John J. Gumperz et Stephen C. Levinson (Eds.), Rethinking linguistic relativity : 97-114. Cambridge : Cambridge University Press. 1999, p. 110 ; « Une culture ne fournit pas
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De façon surprenante et presque dérangeante, Kay nous rappelle à la réalité de la vie quotidienne en utilisant l’image de la boîte à outils ; nous pensons précisément que cette idée cadre bien mieux avec l’expérience de chacun dans son quotidien que les ensembles réguliers et stables présentés par les auteurs que nous avons évoqués jusqu’ici. Mais nous proposons d’aller encore un peu plus loin : les outils dont parle Paul Kay sont d’une grande labilité, et peuvent être transformés à n’importe quel moment, pour peu que leur usage puisse être valable et partagé, y compris momentanément. Ainsi, la vie sociétale serait tout simplement faite de grands mouvements, qui certes s’exercent au sein de groupes humains plus ou moins définis et dont les frontières peuvent sans arrêt être soumises à des reconfigurations, mais qui peuvent traverser ces frontières et être soumis à de nouvelles formes d’expressions sémiotiques. En suivant l’hypothèse de Paul Kay et en acceptant de la pousser plus loin, nous sommes en mesure d’affirmer que ce que l’on appelle la culture n’est rien d’autre que le résultat d’une adaptabilité partagée au sens littéralement bricolé, et qui n’a pour autre but que de répondre de façon très imparfaite et donc forcément séduisante au grand bazar contextuel que représente la vie quotidienne, avec ses hauts et ses bas.
de théorie unifiée du monde – ou vision du monde – à ses détenteurs, pas plus que ne le fait une langue. La culture consiste bien plus en une vaste batterie de schémas qui représentent des événements et des états du monde. Certains de ces schémas entrent en conflits avec d’autres. Cependant, le conflit ne pose aucun problème aux utilisateurs de cette culture parce que les individus ne croient pas en leurs items culturels, ils les utilisent en fonction de ce que les occasions permettent et exigent. En conséquence, une culture est comme une boîte à outils conceptuelle qui contient des outils pour faire du sens avec le monde. Ce n’est pas le genre d’élément qui est lui-même supposé faire sens, pas plus que tous les outils contenus dans la boîte dussent être utilisables pour chaque activité (…). Les cultures n’ont pas besoin de comprendre une vision du monde généralement consistante, parce que les individus n’ont jamais besoin d’employer toute leur culture d’un seul tenant. (…) Si les anthropologues n’avaient pas assumés que les individus qu’ils étudiaient avaient des visions du monde, les auraient-ils trouvées ?», notre traduction.
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D’une certaine façon, cette hypothèse est relativement partagée par Eve Danziger, qui tente de remettre l’interaction au cœur des problématiques soulevées par l’emploi du concept de culture et des idéologies qu’il charrie : « Cultural ideologies (…) have little to do with the conduct of most interaction. (…) Local beliefs and philosophies about language are not always mere linguistic epiphenomena but may at times play a crucial role in determining the types of meaning making that can successfully take place in a given society. »48 En acceptant de souligner le lien ontologique existant entre les interactions, les croyances et les discours dans la construction du sens dans les sociétés, Danziger dépasse de façon profonde les simples limites du concept de culture et des discours scientifiques qu’il peut produire chez les chercheurs, tout en essayant de comprendre la façon dont l’intuition sémiotique présentée par Rastier se réalise au sein des groupes d’individus et entre les individus eux-mêmes. En d’autres termes, s’il est toujours commode de parler de culture afin de donner du sens à des comportements, il n’en reste pas moins que ceux-ci naissent dans une écologie sociale qui favorise leur émergence, et dont les individus s’évertuent à redessiner sans arrêt les contours et les limites. Mais à partir du moment où l’on estime que ce constat peut être valable, comment expliquer le fait que ces comportements, sémantisés grâce à la présence de discours créateurs, recréateurs et créatifs, puissent tout simplement rapprocher les individus ? Quel est le lien qui permet à ces ensembles sémiotiques mouvants 48
Eve Danziger, « The thought that counts : understanding variation ». In : Stephen Levinson & Nicholas Enfield, The roots of human sociality : culture, cognition and human interaction : 259-278. New York : Berg. 2006, p. 263 ; « les idéologies culturelles (…) n’ont pas grand-chose à voir avec la conduite de la plupart des interactions. (…) Les croyances et philosophies locales à propos du langage ne sont pas toujours de simples phénomènes épilinguistiques, mais peuvent parfois jouer un rôle crucial dans la détermination des types de sémantisation qui peuvent réussir à s’implanter dans une société donnée », notre traduction.
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d’exister, même temporairement ? Pour Herbert Clark, l’explication centrale s’enracine dans la notion d’engagement, dans la mesure où « whatever the means and settings, people cannot take social actions – they cannot carry out joint activities – without making commitments to each other » 49 . Ainsi donc, la simple existence de l’engagement comme lien moteur des interactions sociales permet à la fois la création, l’existence et l’évolution d’univers sémantiques partageables, dans lesquels les individus peuvent ensuite puiser pour bricoler leur vie quotidienne, rassurés qu’ils sont alors de l’ontologique partage des inconvénients et avantages de leur condition humaine. Ce désir d’engagement et cette peur de l’isolement permettrait alors un certain nombre d’opérations cognitives plus commodes et plus immédiatement pertinentes, comme le soulignent Nicholas Enfield et Stephen Levinson : « This mode of cooperative, mentally mediated interaction enables the accumulation of cultural capital and historical emergence of cultures. By inheriting a world of social organizations and values, individuals are released from reinventing the wheel. In turn, cultural capital shapes the style of interaction in local social groups, hiding shared commonalities behind the veil of distinct languages, cultural styles, and forms of social organization. »50 49
Herbert H. Clark, « Social actions, social commitments ». In : Stephen Levinson & Nicholas Enfield, The roots of human sociality : culture, cognition and human interaction : 126-150. New York : Berg. 2006, p. 147 ; “quels que soient les moyens et les paramètres, les individus ne peuvent pas accomplir d’actions sociales ni ne peuvent exercer d’activités communes sans s’engager les uns envers les autres”, notre traduction. 50 Nicholas Enfield and Stephen Levinson, « Introduction : human sociality as a new interdisciplinary field ». In : Stephen Levinson & Nicholas Enfield, The roots of human sociality : culture, cognition and human interaction : 1-38. New York : Berg. 2006, p. 1 ; “ce mode d’interaction coopérative et mentalement transmise permet l’accumulation d’un capital culturel et l’émergence historique des cultures. En héritant d’un monde d’organisations sociales et de valeurs, les individus n’ont plus à réinventer la roue. En retour, le capital culturel donne forme aux styles d’interaction dans les groupes sociaux locaux,
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Si Enfield et Levinson à notre avis raison d’insister sur les bénéfices cognitifs et sociaux du partage et de la transmission d’éléments qu’ils appellent culturels, il n’en reste pas moins que l’histoire n’est pas simplement un héritage que l’on applique, mais aussi un ensemble d’interprétations factuelles réinterprétées et réutilisées ou non, en fonction des situations, des contextes et des rapports politiques entre les individus et les groupes d’individus. De surcroît, il n’est pas nécessaire d’évoquer les partages et histoires des groupes sociaux, quelle que soit leur taille, en utilisant le concept de culture : la simple variété des ensembles sociaux humains suffit à comprendre que des spécificités contextuelles existent nécessairement, sans pour autant les abriter sous le terme fort commode de « culture ». De surcroît, la limite de l’hypothèse formulée par Enfield et Levinson réside également dans le fait que l’histoire des groupes sociaux semble être une sorte de totem immuable qui rendrait plus facile les interactions et les opérations cognitives. Certes, il n’est nul besoin de réinventer la roue, tout simplement parce qu’elle a déjà été inventée ; mais faut-il pour autant s’arrêter là et ne pas inventer d’autres dispositifs et échanges comportementaux dans les interactions ? En explicitant ainsi la culture comme outil cognitif commode ancré dans l’histoire, les auteurs font semblant d’oublier que l’histoire n’est pas un temple référentiel arrêté et immuable, mais qu’elle n’a ni début ni fin, en ce qu’elle s’écrit continuellement par le biais d’individus et de groupes d’individus qui, précisément, ont envie d’inventer et de réinventer autre chose que la roue, pour reprendre leur exemple. En revanche, les travaux d’Enfield et Levinson, malgré ces limites, mettent en exergue un point important, qui est trop souvent évacué des discussions à propos des items culturels, à savoir le fait que toutes ces variations sont le fruit d’une seule et même espèce et que des points communs doivent nécessairement exister : « Less attention, certainly by anthropologists, has been paid to understanding the commonalities, the shared foundations cachant ainsi les points communs derrière le voile de langages, de styles culturels et de formes d’organisation sociale distincts”, notre traduction.
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in human cognition, motivation, instinct and social interaction that make these variations possible. Here, we know much less because standard social inquiry trades on these commonalities (…) without examining them, being prompted mostly by the discovery of difference. But there is a hidden raft of commonality that makes the expression of difference possible in the first place. »51 Précisément, à l’image d’un arbre qui n’en finit pas de grandir, l’espèce humaine multiplie la variété de branches et de fruits, précisément parce qu’un tronc commun permet de nourrir chaque nouveau bourgeon, en faisant circuler la sève de notre commune humanité. A ce stade des discussions, il nous semble évident qu’Enfield et Levinson ont raison de rappeler que si cette reconstruction sémiotique de la vie quotidienne est permise à travers le prisme de la variété des discours, interprétations et déclinaisons sociales et sociétales, c’est avant tout parce que les êtres humains, précisément à travers le besoin d’engagement qui les rassemble, partagent tous cette ontologique capacité de pouvoir donner, partager et construire du sens à partir de la manière dont ils peuvent s’adapter à leur environnement et agir sur, pour et par les situations d’interactions dans lesquelles ils se retrouvent. En effet, comment ne pas voir qu’au fond, les sociétés humaines tentent toutes de répondre aux mêmes questions ? Si les réponses sont variables, il n’en reste pas moins que les questions fondamentales qui taraudent les individus ont plus à voir avec la condition 51
Nicholas Enfield and Stephen Levinson, « Introduction : human sociality as a new interdisciplinary field ». In : Stephen Levinson & Nicholas Enfield, The roots of human sociality : culture, cognition and human interaction : 1-38. New York : Berg. 2006, p. 3 ; “Les anthropologues figurent parmi ceux qui ne se sont pas assez intéressés à la compréhension des points communs, des fondements partagés de la cognition, de la motivation, de l’instinct et de l’interaction sociale humains qui rendent possible cette variété. Nous sommes ici en manque de connaissances, parce que les études sociales habituelles exploitent ces points communs (…) sans les examiner, en ce qu’elles sont d’abord focalisées sur la découverte des différences. Il existe pourtant un tronc de points communs caché, qui rend justement possible l’expression des différences”, notre traduction.
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humaine qu’avec la diversité des sociétés : après tout, il s’agit bien ici d’une seule et même espèce dont les groupes d’individus, disséminés sur la surface d’une planète partagée, tentent de s’approprier une importante variété d’environnements, tout en étant animés par des questions et des problématiques communes : comment faire sens de la vie et de la mort ? Comment s’organiser en société ? Comment distribuer le travail et les ressources ? Comment organiser l’éducation des enfants et les faire passer à l’âge adulte ? Comment organiser les rôles des uns et des autres afin de garantir la survie du groupe ? Comment s’approprier notre environnement immédiat afin d’assurer la survie du groupe ? Comment protéger le groupe, etc. ? La sémiotique, en tant que théorie de la signification et méthodologie qui permet d’étudier la façon dont les significations évoluent et tissent des liens entre elles, doit permettre de rendre compte de la complexité et de la variété des sociétés humaines, et des questions ontologiques qui les animent. En ce sens, le concept de culture ne permet pas véritablement, selon nous, de répondre à ce défi ; jusqu’ici en tout cas, les chercheurs ayant travaillé à travers le prisme de la culture ont en effet produit une littérature dense et touffue à propos des différences et des variations, sans jamais se poser la question de ce qui permettait ces variations, ni de s’interroger sur leur contexte d’émergence, leurs évolutions ou encore la capacité de création individuelle. En effet, en marge de la question de la culture se pose également la question du rôle de l’individu « culturel » et de sa marge manœuvre – en bref, de sa liberté ou tout du moins de sa capacité d’exercer une certaine forme de libre-arbitre. Nous estimons que le point de départ de cette étude complexe doit d’abord se baser sur la réalité de l’environnement social des individus, en ce que nous ne sommes pas en interaction, mais que nous constituons nous-mêmes de l’interaction52. En d’autres termes, nous sommes de l’interaction. A 52
Albin Wagener, « On intercultural disagreement : interaction and inertia ». In : Reyes Gomez Moron, Manuel Padilla Cruz, Lucia Fernandez Amaya & Maria de la O Hernandez Lopez, Pragmatics applied to language teaching and learning : 256-279. Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing. 2009, p. 274.
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partir du moment où l’on part de cet état de fait, et où nous acceptons que nous constituons nous-mêmes autant de terrains de jeux d’influences diverses et variées, il devient alors difficile de soutenir l’idée de grands ensembles culturels figés et déterminants. Certes, sous la plume de plusieurs chercheurs, les cultures pourraient être définis comme des mondes sémiotiques qui déterminent notre environnement social, ainsi qu’un certain nombre d’opérations et de comportements, sur la base de l’engagement mutuel et dans un souci de confort cognitif ; mais à partir du moment où nous souhaitons analyser les comportements sociaux, leurs ancrages cognitifs et les processus de sémiotisation, doit-on pour autant regrouper tous ces éléments sous l’égide du concept de culture ? Est-il nécessaire de dire que quelque chose est culturel comment il peut être tout simplement à la fois, émotionnel, cognitif ou sémiotique ? Ne peut-on pas tout simplement dire que nous étudions la façon dont les êtres humains font sens en société – et à partir de là, a-t-on vraiment besoin du concept de culture pour ce faire ? Nous avions estimé dans de récents travaux qu’au fond, il serait tout à fait envisageable de dire que chaque individu dispose d’une culture propre53, dans la mesure où chacun dispose de traits comportementaux propres, conséquences transformées et créatrices d’influences diverses et variées, qui peuvent être sociales, éducatives ou encore psychologiques. Ainsi, chaque expression individuelle au sein de la vie sociale serait propre, certes partageable et agissant dans un contexte sociétal qui hérite d’une histoire définie, en ce que l’individu éprouve ce désir d’engagement commun qui permet justement d’éviter le fait que chacun n’agisse pas comme il l’entend ; de surcroît, le simple regroupement en sociétés permet d’optimiser un certain nombre d’opérations élémentaires à la survie de l’espèce et du groupe. Même si nous souhaitions garder le terme de « culture » dans son imperfection, nous serions forcés d’admettre que c’est bel et bien au niveau des interactions interindividuelles, en ce qu’ils constituent les atomes de la vie sociale, qu’émergent et 53
Albin Wagener, « Entre interculturalité et intraculturalité : pour une redéfinition du concept de culture ». In : Philippe Blanchet & Daniel Coste, Regards critiques sur la notion d’interculturalité : 29-58. Paris, L’Harmattan. 2010, p. 53.
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bourgeonnent les problématiques qui sont à la fois soulevées et compressées par le concept de culture. La vérité est que la culture elle-même constitue un discours qui obéit à des principes précis, et qui, comme tout discours, dispose d’un certain nombre de limites et d’implications à la fois sociales et politiques.
2.2 La culture comme discours et ses limites pragmatiques Nous souhaitons l’affirmer une nouvelle fois : l’homme est un animal discursif, et non un animal culturel. En énonçant cela, notre but est double : a) l’homme vit, évolue et se développe à travers des discours présents en et autour de lui, et ces discours forgent son environnement social et lui permettent de se réinventer lorsque les conditions sont réunies ; b) en conséquence, les discours à propos de la culture ou de l’interculturalité ne constituent que des discours parmi d’autres, et doivent être analysés comme tels en fonction de leurs impacts relatifs et de leur environnement contextuel. Bien sûr, le but de cet ouvrage ne serait pas d’entreprendre maintenant l’étude d’un corpus étendu des différents usages du concept de culture et des différents termes qui peuvent y être liés ; nous souhaitons simplement expliquer en quoi la culture est avant tout un discours, avec ses forces et ses faiblesses, et en quoi les éléments discursifs qu’elle porte doivent être jugés à l’aune de leurs contextes d’énonciation. En d’autres termes, puisque nous avons suggéré que l’utilisation du concept de culture ne visait qu’à envisager une reconstruction sémiotique de la vie quotidienne, dans la mesure où il s’agissait de regrouper différents univers sémantiques afin de leur donner un équilibre plus holistique, alors la culture comme discours doit également être soupesée en ce qu’elle participe de cette reconstruction sémiotique de la vie quotidienne. Ainsi, si le concept de culture existe et exerce une influence en sciences sociales et, plus généralement, dans les discours 57
médiatiques par exemple, c’est parce que les individus et groupes d’individus, quels que soient leurs buts, utilisent le concept et en parlent. Cette inflation du concept de culture comme descriptif anthropologique a bien sûr été initiée par les travaux de recherche qui l’ont utilisé, mais d’autres types de discours ont, souvent à des fins sociales, économiques ou politiques que nous explorerons plus loin dans le présent ouvrage, participé à la diffusion rapide et sémantiquement facile du concept. Et bien sûr, si les individus parlent, si des discours circulent, c’est parce cela nous permet de dire des choses à propos de ce que nous sommes, comme le précise Olga Galatanu : « La parole a (…) non seulement le statut de voie d’accès privilégiée aux identités des sujets parlants et à leurs représentations, mais également et surtout celui d’une force agissante sur les pratiques sociales par les images qu’elle construit et propose de ces pratiques, notamment à travers les significations des mots qui les désignent et que les discours (re)construisent. »54 En rappelant les éléments permettant de comprendre le contexte de production discursive via la parole, Galatanu met en lumière le fait que tout discours permet de comprendre la manière dont le sujet énonciateur se situe dans un contexte donné, ainsi que la manière dont une société se regarde et regarde les autres. En d’autres termes, en utilisant le concept de culture comme discours influent, nous livrons énormément d’indices concernant notre manière d’observer autrui et nous-mêmes. De surcroît, en postulant le fait que le discours possède une forte base argumentative, Galatanu nous permet de renforcer ce que nous souhaitons développer ici : le discours culturel n’est pas seulement une affaire de mots, mais bel 54
Olga Galatanu, « L’analyse du discours dans la perspective de la sémantique des possibles argumentatifs : les mécanismes sémanticodiscursifs de construction du sens et de reconstruction de la signification lexicale ». In : Nathalie Garric & Julien Longhi, L’analyse linguistique des corpus discursifs. Des théories aux pratiques, des pratiques aux théories : 49-68. Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal. 2009, p. 51.
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et bien une affaire de construction sémantique diffuse et multiple, qui permet justement les opérations argumentatives et permet à la culture une présence solide et tentaculaire dans les représentations sociales et sociétales. Cependant, ces travaux sur le noyau sémantique argumentatif du discours peuvent être complétés par d’autres travaux, notamment ceux de Marie-Anne Paveau, qui présente la notion de prédiscours pour expliquer la manière dont la mémoire (individuelle ou collective) permet de conserver, dans des réservoirs stochastiques appropriés et dans des perspectives cognitives, un sens qui permet une pré-interprétation du monde afin d’en assurer la prévisibilité et la stabilité sémantique : « Les prédiscours sont en effet des opérateurs dans la négociation du partage, de la transmission et de la circulation du sens dans les groupes sociaux. Je les définis comme un ensemble de cadres prédiscursifs collectifs qui ont un rôle instructionnel pour la production et l’interprétation du sens en discours. J’entends par prédiscours des contenus sémantiques (au sens large de culturel, idéologique, encyclopédique), c’est-à-dire des savoirs, des croyances et des pratiques. (…) Ces cadres ne gisent pas seulement dans la tête des individus et dans la culture des groupes, mais sont distribués dans les contextes matériels de la production discursive, ce qui explique pourquoi j’y intègre les pratiques, à côté des savoirs et des croyances qui sont d’ordre représentationnel. »55 Ainsi, si nous mettons en lien les travaux de Galatanu avec ceux de Paveau et que nous les appliquons au concept de culture, nous pouvons en déduire les éléments suivants : a) la culture (ou tout du moins son environnement notionnel et sémantique) peut se retrouver dans les discours, mais également dans les prédiscours ;
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Marie-Anne Paveau, Les prédiscours : sens, mémoire, cognition. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle. 2006, p. 14.
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b) en ce sens, elle constitue un cadre qui permet d’avance d’interpréter et de décoder un certain nombre d’informations en provenance de notre environnement direct ; c) ce cadre est matérialisé dans des contextes à la fois linguistiques et sémiotiques, ce qui permet aux individus de retrouver aisément des éléments du discours autour d’eux et ainsi d’en justifier l’emploi ; d) cet emploi est renforcé d’autant par le caractère ontologiquement argumentatif de tout discours, dans la mesure où son noyau sémantique (plus ou moins stable) permet au discours de la culture de se positionner sur une base claire, et d’être argumenté sur la base d’éléments préinterprétatifs déjà présents dans l’environnement. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie précisément ? En quoi l’analyse du discours nous permet de mettre en lumière les limites de l’emploi du concept de culture ? Nous pouvons tout d’abord affirmer que ces nouveaux travaux ici exposés confirment l’intuition de Paul Kay que nous avons déjà exposée précédemment56, à savoir que nous finissons toujours par trouver ce que nous voulons trouver sous couvert de « recherche objective ». En d’autres termes, si nous voulons voir du culturel, nous finirons toujours par le trouver, dans la mesure où le sens que nous produisons et que nous souhaitons valider est déjà prédistribué dans notre environnement discursif, sémiotique et matériel direct. En effet, comme nous l’avons déjà signalé par ailleurs 57 , un tel développement explique largement le besoin d’expliquer toute situation d’interaction par la variable culturelle, dans la mesure où les individus en interaction sont catégorisés comme étant d’origines culturelles différentes. Rappelons-le : si un conflit se manifeste entre deux individus, et que ces deux individus proviennent de pays ou de communautés différentes, nous aurons plus facilement tendance à attribuer l’origine de ce conflit aux différences culturelles. Avouons que la situation est commode : nous disposons d’informations que nous pouvons aisément 56 57
Voir p. 52. Voir p. 40.
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catégoriser et classifier, garantissant ainsi un confort cognitif, et l’emploi rassurant et stable d’un noyau argumentatif prédiscursifs concernant le concept de culture : oui, des cultures différentes existent et oui, les personnes se différencient en vertu de leur culture d’appartenance, ce qui conduit nécessairement à des divergences dans la communication et les situations d’interaction. L’analyse du discours nous permet ainsi de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la production et le maintien du discours culturel, et de comprendre son influence dans les discussions socio-économiques et politiques actuelles. Cependant, une question reste posée : à partir du moment où l’on constate ces limites pragmatiques du discours de la culture, que dire de plus ? Si tout est discours, alors la culture n’est qu’un discours parmi d’autres, et en quoi son environnement discursif immédiat peut être problématique ? En d’autres termes : en quoi le fait de connaître les limites des discours va permettre de mieux cerner les emplois du concept de culture, et en quoi cela est-il d’ailleurs si important, voire grave ? Le problème est tout simplement le contexte de production et de réception du discours, dans la mesure où le discours culturel est également largement employé à des fins politiques, que nous nous efforcerons de détailler plus loin dans le présent ouvrage. En effet, d’après Nathalie Garric et Julien Longhi, il est important d’avoir une vision claire des instances d’énonciation des discours, qui peuvent être des individus, des institutions ou encore des groupes politiques, et d’être également conscient des éventuels buts et enjeux qui les animent : « Les discours n’appartiennent pas à des zones de pratiques délimitées. Situés dans l’interdiscours, considéré comme espace de circulation dynamique et conflictuel, ils sont traversés et investis par des objets sociaux qui prennent sens dans la pluralité des trajets interprétatifs auxquels participe le sujet en assumant différents rôles sociodiscursifs
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successifs. Il est tantôt consommateur potentiel, tantôt électeur potentiel, tantôt citoyen actif ou retraité. »58 Ainsi, les discours ne sont pas uniquement à trouver dans un certain nombre de cadres prédiscursifs et dans la mémoire cognitive qui construit le sens pour et par les individus et groupes d’individus, mais sont également présents dans une zone interdiscursive, véritable espace d’échange économique commun qui permettent à la fois aux discours de se rencontrer, mais également d’opérer des fusions, synthèses ou évolutions sémantiques en fonction des contextes d’application et de situations énonciatives des locuteurs ou institutions qui s’emploient à les utiliser. Cela rend bien plus complexe encore le cas du concept de culture, dans la mesure où il se retrouve diffusé et dilué au sein d’espaces multiples qui permettent son évolution. En effet, l’utilisation politique, par exemple, du discours de culture, pourra avoir des effets sur les autres acceptations du concept ; ainsi, dans le cas de difficultés d’intégration supposées de communautés locales, ou dans le cas de faits divers attribués à des individus qui sortent du cadre prédiscursif appliqué traditionnellement à ce que l’on pourrait trivialement appeler les « locaux », les raccourcis peuvent être nombreux, dans la zone interdiscursive dévolue au concept de culture est large, fragmentée et feuilletée. Si l’on imagine en effet qu’un individu ayant commis un quelconque larcin est d’origine culturelle différente, et que les prédiscours culturels portent en eux la problématique interculturelle comme lieu de confrontation de variations interindividuelles, comment la situation va-t-elle être perçue ou véhiculée par les médias et les individus la commentant ? Il est important d’imaginer la portée politique potentielle de ce type de discours, dans la mesure où, si tout discours a nécessairement un impact et un environnement prédiscursifs et interdiscursifs, le discours politique, de par son poids dans l’organisation sociale et les influences sémantiques qu’il propose et diffuse à grande échelle, peut disposer d’effets encore plus importants, comme le rappelle Hervé Le Bart : 58
Nathalie Garric et Julien Longhi, « Atteindre l’interdiscours par la circulation des discours et du sens ». In : Langage et Société, 144 (2), 6583. 2013, p. 65.
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« Le discours politique ne reflète que superficiellement le vouloir-dire ponctuel d’un locuteur politique ; encore moins reflète-t-il la vérité du monde social (même s’il arrive qu’un locuteur soucieux de paraître dire vrai mobilise une rhétorique de la vraisemblance) : le discours politique reflète l’état du champ politique au moment où il est produit ainsi que la position occupée, dans ce champ, par celui qui parle. »59 S’il importe de préciser que pour Hervé Le Bart, le discours politique est défini notamment comme produit par les acteurs politiques ou du monde politique, il n’en reste pas moins que la parole politique, au sens où Galatanu entend la parole comme lieu de circulation des représentations, est bien véhiculée dans un certain nombre d’environnements qui permettent au politique d’avoir une zone de diffusion et d’action relativement vaste. Ceci est notamment confirmé par les travaux de Virginie Delmas, qui entend comme politique « tout discours dont le contenu aborde des problèmes de politique, peu importe la source de ce discours : qu’il émane d’un homme politique, d’un journaliste ou d’un citoyen lambda »60. Ainsi, l’utilisation politique (ou l’impact sur la zone sémantique et discursive politique) du concept de culture a nécessairement des effets importants dans la façon dont les représentations vont circuler, malgré les limites pragmatiques et le relativisme sémantique des discours. Ce sont précisément les conditionnements cognitifs et le poids des institutions sociales, ainsi que la relative stabilité argumentative discursive, qui vont alors assurer à un certain type de discours culturel une diffusion qui peut avoir des impacts politiques importants, et donc in fine, des répercussions très pratiques sur la vie d’individus et de groupes d’individus. En d’autres termes, peu importe la véracité du discours culturel : nous sommes obligés de constater que ces 59
Hervé Le Bart, « L’analyse du discours politique : de la théorie des champs à la sociologie de la grandeur ». In : Mots. Les langages du politique, 72, 97-109. 2003, p. 98. 60 Virginie Delmas, « Pour une analyse pluridimensionnelle du discours : le discours politique ». In : La linguistique, 48 (1), 103-122. 2012, p. 105.
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discours ont des effets, et que ces effets ne sont pas toujours nécessairement positifs, comme nous l’arguerons plus loin. A partir du moment où nous avons délimité les cadres d’impact, d’évolution et de circulation des discours, dans la mesure où nous considérons le concept de culture comme un discours et l’homme comme un animal discursif, quels sont les outils qui restent à notre disposition pour suivre et décrypter les usages du concept de culture, dans les zones d’interdiscours et notamment à travers les possibles impacts politiques ? Pour Norman Fairclough et Ruth Wodak, cette question doit notamment permettre l’apport de réponses, dans la mesure où le discours est considéré, comme nous l’avons laissé entendre en filigrane, comme un outil de pouvoir important, ce qui implique de facto le besoin d’une analyse de discours critique (ou CDA pour critical discourse analysis) : « CDA sees discourse – language use in speech and writing – as a form of ‘social practice’. Describing discourse as social practice implies a dialectical relationship between a particular discursive event and the situation(s), institution(s) and social structure(s), which frame it: the discursive event is shaped by them, but it also shapes them. That is, discourse is socially constitutive as well as socially conditioned – it constitutes situations, objects of knowledge, and the social identities of and relationships between people and groups of people. It is constitutive both in the sense that it helps to sustain and reproduce the social status quo, and in the sense that it contributes to transforming it. Since discourse is so socially consequential, it gives rise to important issues of power. Discursive practices may have major ideological effects – that is, they can help produce and reproduce unequal power relations between (for instance) social classes, women and men, and ethnic/cultural majorities and minorities through the ways in which they represent things and position people. »61 61
Norman Fairclough & Ruth Wodak, « Critical discourse analysis ». In : Teun Adrianus Van Dijk, Discourse as social interaction : 258-284. London, Sage. 1997, p. 258 ; « l’analyse de discours critique voit le
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Ainsi, si les travaux de Galatanu, Garric et Longhi ou Paveau nous ont permis de comprendre la manière dont le discours est structuré et fonctionne dans son évolution et sa circulation, ceux de Fairclough et Wodak, dans la lignée de l’analyse de discours critique anglo-saxonne, précisent les effets et impacts politiques des discours sur la vie sociale. A travers la définition qu’ils proposent du discours, il devient d’autant plus aisé de constater à quel point le concept de culture peut avoir des impacts extrêmement importants et durables sur la manière dont vont être perçus les rapports à autrui, la définition des politiques de gestion de la diversité, le traitement médiatique de certains faits divers ou encore la distribution du pouvoir politique, économique et social dans la société. Ainsi mis en scène, le concept de culture devient bel et bien un instrument dont le poids devient pour le moins palpable, en ce qu’il n’est plus ce simple concept permettant de distinguer l’humanité de la nature et de préciser ce qui fait la spécificité de la vie sociale de l’homme, mais également parce qu’il est positionné comme un terme qui, par sa simple diffusion, permet précisément d’organiser et de structurer la vie social des êtres humains et de distribuer le pouvoir entre individus et communautés d’individus. En d’autres termes, l’approche discours, en tant qu’utilisation orale ou écrite de la parole, comme une forme de ‘pratique sociale’. Décrire le discours comme une pratique sociale implique une relation dialectique entre un événement discursif spécifique et les situations, institutions et structures sociales qui le cadrent : elles forment l’événement discursif, mais il les forme également en retour. Ainsi, le discours et socialement constitutif et socialement conditionné ; il constitue les situations, les objets de savoir, ainsi que les identités sociales et les relations des individus et groupes d’individus. Le discours est constitutif en ce qu’il permet de maintenir et de reproduire un statu quo social, mais également en ce qu’il contribue à le transformer. Comme le discours a des conséquences sociales, il dévoile d’importants enjeux de pouvoir. Par la manière dont elles représentent les objets et positionnent les individus, les pratiques discursives peuvent avoir d’importants effets idéologiques, en ce qu’elles permettent la production et la reproduction de relations de pouvoir inégales, par exemple entre les classes sociales, les femmes et les hommes, et les majorités et minorités ethniques ou culturelles, », notre traduction.
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discursive et l’analyse de discours critique en particulier achèvent de transformer le concept de culture qui passe du simple outil intellectuel descriptif à un acteur social et politique de grande ampleur. D’un point de vue plus linguistique et pragmatique, le besoin impérieux d’une analyse critique du discours est également soutenu par les recherches théoriques denses de Georges-Elia Sarfati, qui indique que la pragmatique, en tant que science de l’interaction, « devient une discipline sémiotique ayant pour objet l’analyse des ensembles normatifs effectivement mobilisés » 62 . En d’autres termes, c’est bien dans les espaces interdiscursifs (donc les zones d’interaction entre pratiques discursives) que va se construire et se déconstruire le sens ou les mondes sémantiques, ainsi que leurs impacts sociaux et politiques. Ainsi, « du point de vue discursif, il n’y a donc pas ‘un’ sens commun, mais des communautés de savoir et de sens susceptibles de modes d’instanciations sémanticopragmatiques distincts » 63 . Précisément, le concept de culture permet d’isoler des communautés de savoir et de sens, en ce qu’il a jusqu’ici permis d’identifier des groupes d’individus, communautés et sociétés regroupés en « cultures » distinctes, avec toutes les conséquences sociales, économiques et politiques que cela présuppose. Cela signifierait donc que chaque culture disposerait de son univers de référence singulier, et que chaque univers de référence se déploie et évolue dans un cadre sociétal qui lui est propre. Cette impression est notamment souvent renforcée par le fait qu’une culture peut être véhiculée par une langue qui lui est propre, ce qui a notamment permis l’émergence du concept de langue-culture développé par les travaux de Michael Agar 64 . A partir de là, si des communautés d’individus sont désignés par leurs pratiques linguistiques et culturelles, et que les discours véhiculés par le concept de culture les isolent les unes des autres, notamment 62
Georges-Elia Sarfati, « Pragmatique linguistique et normativité : remarques sur les modalités discursives du sens commun ». In : Langages, 170 (2), 92-108. 2008, p. 95. 63 Georges-Elia Sarfati, op. cit., p. 103. 64 Michael Agar, Language shock : understanding the culture of conversation. New York, Harper Collins. 2002.
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à travers le postulat de la source nécessairement culturelle de la situation d’interaction dite « interculturelle », comment réussit-on à les mettre en relation ? Comment permettre le dialogue entre ces ensembles clôturés par le concept de culture et sa manière de pouvoir classer « les » cultures, à savoir les ensembles d’individus et leurs pratiques ? Pour aller plus loin : quelles sont les conséquences directes du discours culturel, des prédiscours qui le constituent et l’influencent, des interdiscours dans lesquels il est produit et échangé, et des conséquences sociales, politiques et économiques qu’il induit ? En d’autres termes : quels sont les autres discours qui découlent des discours mis en scène par le concept de culture ?
2.3 Le relativisme culturel à l’épreuve de la raison critique Parmi les discours qui découlent du concept de culture, celui du relativisme culturel est probablement l’un des plus populaires et des plus ancrés dans les sociétés et les politiques et les recherches qui les animent, en ce qu’il affirme que chaque culture, en tant qu’ensemble isolé composé de pratiques pragmatiques et sémiotiques propres, postule une vision du monde qui lui est propre et qui ne peut pas être comparé en l’état avec une autre vision du monde culturelle, dans la mesure où les outils de comparaison eux-mêmes sont culturellement situés et inscrits dans une vision du monde prédéfinie. L’une des origines du relativisme culturel est bien évidemment une réaction forte et justifiée à l’ethnocentrisme classique de sociétés occidentales coloniales, réaction notamment nourrie par les travaux hérités de l’anthropologie structurale. Si l’objectif du relativisme culturel est louable et se fonde sur un besoin d’humanisme plus ouvert, il n’en reste pas moins que le relativisme culturel tend à nous faire basculer faire une sorte d’extrême inverse. L’un des premiers problèmes posés par le relativisme culturel, en tant que discours à propos de la culture comme ensemble aux capacités communicationnelles limitées, est moral et philosophique, comme le précise Jérôme Ravat : 67
« L’anthropologue, dans la perspective relativiste, doit étudier chaque configuration culturelle comme si elle possédait une identité propre, sans y projeter les présupposés inhérents à sa propre appartenance culturelle et aux référents normatifs qui l’accompagnent. C’est donc l’existence de significations morales transculturelles qui est remise en question par le relativisme égalitariste. Pour les partisans du relativisme culturel, la morale fait partie intégrante d’une culture donnée, et ne saurait être détachée de cette inscription culturelle. Dans cette optique, l’existence et surtout la persistance des désaccords moraux entre cultures seraient la preuve que les significations transculturelles n’existent pas. (…) Selon cette conception, les vérités morales ne sont pas universelles, mais au contraire relatives à un milieu socioculturel donné : ce qui est moralement vrai dans une certaine culture devient moralement faux dans une autre, en vertu des modes de vie associés aux valeurs morales. Le relativisme culturel a des répercussions majeures sur le plan normatif : il conteste en effet fortement la possibilité d’adopter un point de vue surplombant pour juger une culture, apprécier ses valeurs, et formuler des récriminations à son encontre. Autrement dit, il remet en cause l’universalisme moral. »65 Pour le relativisme culturel, ainsi, il deviendrait impossible de trouver des explications transculturelles (ou trans-sociétales) de phénomènes humains. Mais comment alors expliquer le fait que les sociétés, dans leur infinie variété, tentent toutes de répondre aux mêmes questions – celles auxquelles l’espèce humaine est ontologiquement confrontée ? Comment expliquer le fait que chaque « culture », si l’on ose encore employer le terme, partage bien avec toute autre le besoin de s’organiser pour la distribution des ressources et du travail, ou encore le besoin de faire sens du monde qui l’entoure ? Comment expliquer, de surcroît, le fait que, si des différences existent bel et bien, un nombre important de 65
Jérôme Ravat, « Identités culturelles et désaccords moraux. De l’altérité à l’analogie ». In : Signes, Discours et Sociétés, 12. 2014
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sociétés partagent pourtant un certain nombre de valeurs morales proches, malgré les différences ? Comment expliquer par exemple qu’il existe assez peu de sociétés ou le vol ou l’usurpation soient valorisés, malgré les frontières relativistes censées exister entre les univers moraux qui agitent ces différentes « cultures » ? Et comment, enfin, expliquer également les évolutions morales des sociétés, qui peuvent également se faire par contamination ou par influence politique66 ? Le discours du relativisme culturel a essaimé au sein des organisations internationales, en postulant notamment le fait que la diversité culturelle est en soi une bonne chose, dans la mesure où elle permet la reconnaissance de la diversité des formes d’humanité. Ainsi, des organisations comme l’UNESCO ont, à travers notamment la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, mis en place la diffusion d’un discours qui lie toute expression culturelle quelle qu’elle soit à des droits humains fondamentaux. Patrice Meyer-Bisch défend cette valorisation des droits culturels à travers un discours qui met sur un pied d’égalité humanité et diversité culturelle, ce qui permet ainsi une pirouette intellectuelle que nous estimons ne pas faire honneur à ceux qui la formulent : « Les droits culturels protègent la diversité des facteurs de lien social et politique qui permettent aux personnes de se relier librement entre elles en se référant à d’autres personnes et à des œuvres. La violation des droits de quelques-uns signifie une atteinte à leur dignité et une privation de ressources, un appauvrissement des ensembles sociaux auxquels ils participent. Le lien personne / société est particulièrement sensible, car il révèle des faiblesses dont la gravité est insoupçonnée : les faiblesses culturelles qui assèchent toutes les capacités. »67 66
Nous pensons ici, par exemple, aux Droits de l’Homme qui, malgré leur origine politique propre, ont réussi à se propager et à gagner (au moins partiellement) l’adhésion d’un nombre important de pays. 67 Patrice Meyer-Bisch, « La valorisation de la diversité et des droits culturels ». In : Hermès, 51 (2), 59-64. 2008, p. 60.
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Le problème est que ce discours, qui reste à la fois simple d’accès et de formulation tout en étant contradictoire dans les prémisses qu’il énumère, est un discours « intellectuel » plus que répandu, avec des conséquences qui ne prennent pas nécessairement en compte la variété des situations sociales, économiques et politiques. Qu’est-ce qu’en effet un droit culturel ? Comment se fait-il que la remise en question d’un droit culturel (si tant est que nous puissions le définir) atteigne la dignité d’une personne ? Et de surcroît, comment imaginer une seule seconde, comme feint de le faire Meyer-Bisch, que la « culture » ou les droits qui la constituent puisse être une seule seconde être protégée de facteurs sociaux ou politiques – alors même que les institutions qui soutiennent ces discours, comme l’UNESCO, sont elles-mêmes des produits sociaux et politiques hérités d’univers « culturels » délimités et historiquement situés ? Certes, il est hors de question de priver les individus ou groupes d’individus d’expressions « culturelles » auxquelles ils tiennent – encore faut-il comprendre la nature et l’histoire de ces expressions « culturelles » qui, rappelons-le, appartiendraient à des univers moraux clos et impossibles à commenter, d’après les tenants du relativisme culturel. Pour Meyer-Bisch, il s’agit avant tout de respecter la dignité des personnes, à travers la reconnaissance de leurs droits culturels : « la dignité est individuelle et ne peut en aucun cas être relativisée à quoi que ce soit qui la dépasserait, mais elle est inconcevable sans ses modes de filiation et de transmission »68. Notons ici que si la culture doit être relativisée afin de respecter la dignité humaine, la dignité elle-même ne saurait être, quant à elle, relativisée – alors même qu’il s’agit bien d’une valeur morale qui, en tant que telle, est pourtant toujours relative à chaque culture, si l’on suit le raisonnement relativiste ! Il est aisé ici de constater qu’un tel raisonnement tient bien plus lieu de la malhonnêteté intellectuelle ou, a minima, de l’erreur logique, que d’une construction capable de résoudre la reconnaissance de la diversité des sociétés humaines. De surcroît, une autre interrogation surgit alors, si l’on suit le raisonnement de Meyer-Bisch : comment la filiation et la transmission peut-elle expliquer la dignité, et surtout, que se passe68
Patrice Meyer-Bisch, op. cit., p. 61.
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t-il lorsque certains éléments, comportements ou traditions ne sont pas transmises, soit par contestation sociale ou politique, ou soit par critique morale ? Si Meyer-Bisch indique volontiers que, malgré tout, il s’agit bien d’exposer chacun à un respect critique, il parvient tout de même à dépasser sa position originellement idéaliste en admettant les limites du relativisme culturel qu’il semble pourtant soutenir à travers la justification de discours officiels : « Pourtant, sans recherche d’une vérité commune – celle du respect mutuel et celle du respect commun de la discipline partagée – les libertés des individus perdent leur sens et ne peuvent communiquer : elles sont abandonnées à l’arbitraire et à l’anarchie du relativisme culturel. »69 Ainsi donc, pour permettre le dialogue entre les cultures, encore faut-il bien admettre un principe moral plus ou moins universel de respect de la dignité – qui reste malgré tout historiquement et socialement situé. Pour Paul Valadier, précisément, il est des principes moraux qui n’ont rien à voir avec une quelconque localisation culturelle, mais qui s’en émancipent précisément pour toucher ce qu’il appelle la « commune humanité », et ouvrir ainsi les dialogues et les relations entre des sociétés qui n’ont, au départ, pas forcément beaucoup d’éléments en commun : « Car il n’est pas vrai que chaque culture soit close sur ellemême, repliée sur ses valeurs propres, celles qui lui ont réussi et à nulles autres semblables. Cette approche superficielle oublie qu’aucune culture humaine ne peut se bâtir sans honorer certains interdits fondamentaux, grâce auxquels elle tente de repousser hors de soi la mort, la violence et le chaos. (…) Ces universels fondamentaux sont justement ce qui permet le dialogue et l’interrogation mutuelle. Loin d’enfermer chacun dans ses propres particularités culturelles et la relativité de ses valeurs, ou de le laisser indifférent aux pratiques et aux mœurs d’autrui, ces 69
Patrice Meyer-Bisch, op. cit., p. 62.
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universels sont la base de l’interrogation : pourquoi ces pratiques, quelle est leur justification, s’il en est une ? Une telle référence ne signifie pas que l’on impose à autrui ses propres valeurs, ni qu’on rêve d’une fausse universalisation niveleuse ; elle permet d’interroger des pratiques d’abord estimées bizarres, ou apparemment iniques, comme on accepte aussi qu’autrui interroge nos propres façons de faire. (…) La référence à l’universel est alors ce travail permanent et exigeant grâce auquel se tisse le fragile réseau de la compréhension mutuelle. »70 Valadier souligne le fait que justement, les tenants du relativisme culturel qui appellent pourtant de leurs vœux le dialogue entre les cultures tombent dans un piège qu’ils ont eux-mêmes tendu : si tout est relatif, comment même réunir les conditions d’un dialogue dont un nombre minimum de principes pourrait être partagé par des personnes issues de sociétés incommensurablement différentes ? Si les dialogues, tractations et négociations entre sociétés sont possibles depuis la nuit des temps, sur la base du commerce, de l’éducation ou des arts, sans même compter les situations de guerres ou de conquêtes qui ont parfois forcé ces rapports, c’est précisément parce que nous appartenons tous à la même espèce et que nous partageons tous un minimum de similarités pragmatiques qui nous permettent d’échanger, malgré les différences linguistiques, sociales ou politiques, dans la mesure où un but commun est installé au centre de l’interaction71. Dans cette optique, il devient nécessaire de se poser une autre question : si les dialogues sont possibles, si les particularités culturelles ne sont pas si hermétiques que cela les unes aux autres, alors peut-on juger ou évaluer de faits ou de comportements dits « culturels », ou au moins distincts d’une société à une autre, tout 70
Paul Valadier, « La fausse innocence du relativisme culturel ». In : Etudes, 387 (1/2), 47-56. 1997, p. 55. 71 Nous y reviendrons plus loin dans le présent ouvrage, dans la mesure où in fine, c’est bien l’interaction en tant que notion (plus particulièrement l’interaction interindividuelle) qui se retrouve au centre de ces échanges « interculturels » ou plutôt inter-sociétaux.
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en respectant l’origine historique, politique ou sociale de ces faits ou comportements ? Pour Roland Quilliot, cela ne fait aucun doute, dans la mesure où cela touche directement au seuil de tolérance auquel nous pouvons être soumis, face à des comportements qui peuvent certes avoir des origines culturelles, mais qui n’en constituent pas moins, pour le coup, des atteintes claires à la dignité de la personne humaine (le cas de l’excision reste par exemple emblématique dans ce sens) : « D’abord une tolérance absolue n’est concevable ni d’un point de vue éthique puisqu’elle implique la tolérance à l’égard de l’intolérance, et qu’elle se rend du coup coupable de complicité passive avec l’oppression, ni d’un point de vue logique, puisqu’elle semble légitimer, de façon contradictoire et suicidaire, sa propre négation. (…) Il est en fait impossible de vivre sans poser des valeurs, sans tracer des limites et fixer des hiérarchiques, sans distinguer, dans le domaine éthique comme dans le domaine intellectuel et même dans le domaine esthétique, le préférable du moins valable. »72 Le paradoxe de la tolérance mis en perspective par Quilliot est précisément l’un des écueils les plus importants de la culture comme entité totalisante, dans la mesure où il ne permet pas de poser ce qui est socialement ou politiquement acceptable de ce qui ne l’est tout simplement pas. Et même si l’on pourra bien évidemment répondre que les principes moraux varient bel et bien en fonction des trajectoires historiques des sociétés, de leurs environnements directe et des pressions sociopolitiques qui s’exercent en son sein, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre d’éléments fondamentaux peuvent être partagés ou au moins discutés, malgré les frontières sociétales. Il nous paraît alors évident que le problème du relativisme culturel et de la tolérance comme processus de respect de la dignité n’est pas nécessairement ce qui permet le dialogue, ni une définition du concept de culture qui nous satisfasse. A partir du moment où la culture est ce qui 72
Roland Quilliot, « Culture et relativisme ». In : Hermes, 20 (2), 239250. 1996, p. 244.
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différencie l’humain de l’animal, et où elle tente de mettre en musique une reconstruction sémiotique de la vie quotidienne sur des bases qui sont, au fond, communes à chaque société, puisque bel et bien conditionnées par le simple fait qu’il s’agisse d’une propriété typiquement humaine, comment défendre le relativisme culturel en partant de ce postulat ? Cela nous paraît éthiquement compliqué et logiquement impossible. Pour Vincent Citot, qui critique à la fois universalisme et relativisme, l’universalisme dispose également de défauts importants, et notamment le risque d’absolutisme aveugle. Il tente alors d’exemplifier cette hypothèse en utilisant maladroitement l’exemple de la science (entre autres exemples), dans la mesure où « les connaissances et les ‘vérités’ scientifiques ne sont pas davantage universelles »73 . Cette erreur classique est précisément ce qui rend la défense du relativisme culturel si fragile, voire impossible ; en situant socialement et historiquement les vérités scientifiques, Citot, comme d’autres avant et après lui, feint d’oublier que le principe de gravité, les découvertes que nous faisons à propos du fonctionnement du corps humain ou les théories sur l’origine de l’univers ont justement pour vocation d’être universellement transmissibles, ce qui nous permet par exemple de développer des techniques chirurgicales de plus en plus efficaces et sophistiquées, ou encore de comprendre qu’en vertu de la loi de la gravité, nous jeter du quatrième étage d’un immeuble va irrémédiablement précipiter notre corps dans le vide – que nous résidions en Chine, en Allemagne, au Nicaragua ou en Angola. Fort heureusement, Citot rattrape cette erreur à la fois naïve et emblématique des limites du relativisme culturel, notamment lorsque celui-ci est utilisé comme bouclier contre l’universalisme idéaliste, en développant une critique précise et construite du relativisme : « Pour ce qui est des valeurs, il n’y a aucune valeur absolue, mais il y a du plus ou moins barbare. J’appelle barbare un 73
Vincent Citot, « L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique et le relativisme nihiliste ». In : Le philosophoire, 31 (1), 89-112. 2009, p. 97.
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système de valeurs qui se fonde plus sur les basses passions, l’intérêt de courte vue, la superstition grotesque, la crédulité, que sur des sentiments plus distanciés, un esprit d’ouverture et de réflexion, une connaissance éclairée (…). Toutes les valeurs sont relatives, mais toutes ne se valent pas. Aucune valeur ne peut se fonder sur des connaissances, des raisons, des vérités, mais il y a peut-être une hiérarchie immanente des valeurs. Le principe de cette hiérarchie est ce que j’appellerai (…) l’idée d’humanité. »74 Nous nous garderons bien de commenter l’utilisation du terme « barbare » que semble faire Citot (ce qui impliquerait d’ailleurs que chaque société ou « culture » dispose en elle-même, au fond, d’une certaine forme de barbarité nécessaire), mais nous retenons avec intérêt le fait qu’il corrèle l’idée d’humanité à une hiérarchisation des valeurs, indépendamment de leurs origines sociétales. Citot poursuit ensuite en expliquant que toutes les cultures ne se valent pas, et que la hiérarchisation est un principe rationnel et critique qui témoigne en fait d’une santé humaniste affirmée : « C’est parce que tout ne se vaut pas que le progrès est possible et que l’on peut s’y engager. (…) Il doit être vrai qu’il y ait du ‘plus vrai’ et du ‘moins vrai’, sans quoi aucune pensée n’aurait de sens, et toutes seraient découragées. Quand je raisonne, je suppose toujours et nécessairement que la raison vaut plus que la déraison. Ce n’est pas une preuve en faveur de la raison, mais cela rend stérile l’irrationalisme dogmatique ».75 En remettant la raison critique au cœur de l’humanisme, et en délimitant ainsi non seulement les frontières du relativisme culturel, mais également celles des origines culturelles de toute chose – et donc de la culture en tant que concept unique et explicatif -, Citot rejoint notamment les travaux éclairants de Nader
74 75
Vincent Citot, op. cit., p. 102. Vincent Citot, op. cit., p. 109.
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Chokr, qui ose la hiérarchisation des cultures afin de montrer précisément les limites du relativisme culturel. Nader Chokr part du contexte de la mondialisation et de la présence de communautés en totale autonomie culturelle au sein de nations plus vastes pour élaborer une critique intellectuellement lumineuse non seulement du relativisme culturel, mais également du concept de culture comme facteur explicatif et sémantique d’éléments qui, selon lui, ont sans doute plus à voir avec des conditionnements sociaux et des pressions et stratégies politiques, qu’avec des modes d’organisation spontanés qui seraient maintenus par les individus eux-mêmes, dans la mesure où chacun serait intrinsèquement respectueux de sa propre culture, dans un esprit conservateur et traditionnel. Ainsi, il va jusqu’à remettre en question le réflexe de protection des cultures : « Nous ne devrions pas oublier que les différences culturelles sont souvent une excuse dissimulatrice parfaite pour l’imposition continue de pratiques traditionnelles injustes et oppressives. »76 En mettant en exergue une évidence sociale, économique et politique parfaitement valable, Chokr ose l’entaille qui entraîne un affaiblissement durable du concept de culture. En effet, alors que les recherches anthropologiques, sociales ou plus largement interculturelles ont pendant longtemps utilisé le concept de culture non pas comme un objet à analyser, mais comme une entité déjà donnée comme intrinsèquement positive dans son existence même, les pratiques et les pressions auxquelles sont soumis les individus peuvent parfois militer pour la disparition de certaines pratiques culturelles, voire de certaines cultures. En ce sens, il fait d’ailleurs écho à Martha Nussbaum, qui remet en perspective les cultures comme ensembles d’organisation sociales capables de violence, notamment envers les femmes :
76
Nader Chokr, « Qui (n’) a (pas) peur du relativisme (culturel) ? ». In : Tracés. Revue de Sciences humaines, 12 (1), 25-59. 2007, p. 40.
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« Cultures are not museum pieces, to be preserved intact at all costs. There would appear, indeed, to be something condescending in preserving for contemplation a way of life that causes real pain to real people. »77 Chokr s’inscrit dans la mouvance animée par les travaux de Martha Nussbaum et en appelle à la fin de la cécité autour du concept de culture, notamment de la part des acteurs politiques et sociaux qui l’utilisent en la postulant comme un élément fondamental de la vie en société, qui serait un trésor de l’humanité en soi, et qu’il faudrait donc préserver et ne pas nécessairement remettre en question : « Plus souvent qu’à son tour, une conception problématique de la ‘culture’ est au travail implicitement ou explicitement dans les points de vue des divers protagonistes impliqués dans les débats contemporains autour de la culture. (…) Ils écrivent ou parlent comme si la ‘culture’ était une entité homogène, cohérente, délimitée, finement tissée, incontestée, unifiée ou unitaire, avec une nature distincte, dont le rôle déterminant et constitutif de l’identité sur les individus et les groupes est uniforme, continu et stable. Je soutiens qu’une telle conception de la culture sous-tendant ou soutenant bien des controverses qui font rage aujourd’hui constitue en fait une erreur fondamentale, aux implications politiques comme philosophiques profondes et parfois dérangeantes. »78 En mettant en lumière les implications directement politiques et philosophiques de la définition commune du concept de culture, Chokr nous invite à adopter une perspective critique à propos non seulement du concept lui-même, mais également à propos des cas 77
Martha Nussbaum, Sex and Social Justice. New York, Oxford University Press. 1999, p. 37 ; « les cultures ne sont pas des pièces de musée qu’il faut à tout prix conserver intactes. Il y aurait en effet quelque chose de condescendant dans le fait de préserver, par contemplation, un mode de vie qui engendre une souffrance réelle pour de réelles personnes », notre traduction. 78 Nader Chokr, op. cit., p. 42.
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où la culture peut être utilisée comme excuse, comme masque, comme facteur explicatif ou encore tout simplement comme joker pour éviter une situation compliquée. En outre, le problème serait peut-être lié également au contexte social et politique de l’émergence du concept de culture, ou tout du moins de sa définition, comme le suppose Alain Finkielkraut : « Par altruisme, on fait de l’Autre un bloc homogène et on immole à cette entité les autres dans leur réalité individuelle. Une telle xénophilie conduit à priver les anciennes possessions de l’Europe de l’expérience démocratique européenne. »79 En resituant ainsi l’impact de la culture (et notamment du relativisme ou de la tolérance comme altruisme), Finkielkraut n’hésite pas à souligner le fait qu’en partant de bons sentiments, il reste tout à fait possible d’arriver à des conséquences qui, in fine, peuvent être potentiellement néfastes pour les individus. Mais en se penchant sur le cas des peuples bousculés par l’Histoire, notamment ceux dits des anciennes colonies, Finkielkraut va encore plus loin : « De peur de faire violence aux immigrés, on les confond avec la livrée que leur a taillée l’histoire. Pour leur permettre de vivre comme cela leur convient, on se refuse à les protéger contre les méfaits ou les abus éventuels de la tradition dont ils relèvent. Afin d’atténuer la brutalité du déracinement, on les remet, pieds et poings liés, à la discrétion de leur communauté, et l’on en arrive ainsi à limiter aux hommes d’Occident la sphère d’application des droits de l’homme, tout en croyant élargir ces droits, jusqu’à y insérer la faculté laissée à chacun de vivre dans sa culture. Né du combat pour l’émancipation des peuples, le relativisme débouche sur l’éloge de la servitude. »80 79
Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée. Paris, Gallimard. 1987, p. 94. 80 Alain Finkielkraut, op. cit., p. 130/131.
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Souvent critiqué pour ces prises de position récentes, la pensée de Finkielkraut se développe pourtant ici comme un humanisme radical, qui n’oublie pas que le souhait du dialogue ou du respect interindividuels ne suffisent pas lorsque les conditions ne sont pas réunies, et qui situe socialement et politiquement le poids du relativisme et les conséquences que celui-ci peut entraîner pour les individus. Il rejoint en ce sens les travaux de Martha Nussbaum et demande à ce que les individus puissent précisément s’émanciper de leur histoire, sans se livrer aux projets politiques que la variété des situations leur soumet ; en effet, se protéger contre les abus d’une tradition ne vaut bien sûr pas uniquement pour les personnes en situation de migration, mais également pour chaque ressortissant de chaque pays. A partir de ce constat, et en mettant en lumière la nécessité de mesurer l’impact du concept de culture (ou du moins de ses usages et mésusages) sur la réalité de la vie quotidienne des individus, les travaux critiques à propos du relativisme culturel nous invitent à nous pencher plus en détail sur la façon dont la culture est façonnée, réécrite, manipulée et vendue en fonction de ses contextes situationnels d’émergence et de réémergence. Dans ce cadre, la culture comme discours devient un outil, un instrument ou une arme qui permet d’agir ou de ne pas agir, bien loin du trésor humaniste qu’elle est censée représenter. Ainsi, derrière le mirage commode du relativisme culturel se dessinent des situations qui confinent parfois au tragique et qui ont bel et bien pour toile de fond le respect de la dignité culturelle, dans une variété de contextes que nous allons dès à présent aborder dans une perspective critique.
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3 Confusions culturelles : l’hypothèse du joker Remettre en question le concept de culture n’est pas chose aisée, dans la mesure où critiquer son emploi ou sa définition risque de laisser penser que nous critiquons la diversité des sociétés et leurs riches spécificités. En d’autre terme, en envisageant une critique constructive du contenant, nous risquons d’être accusés de vouloir nous débarrasser du contenu, alors qu’il n’en est rien. Comme nous l’avons soutenu, la culture n’est qu’un discours parmi d’autres qui a pour but d’embrasser ce que nous avons appelé la reconstruction sémiotique de la vie quotidienne. Seulement voilà, cette reconstruction sémiotique renferme un nombre important de paramètres divers et qui ont pour habitude de se superposer relativement souvent en sciences humaines et sociales, et dans les discours politiques en général : identités, religions, communautés, modes de vie ou autre nations sont autant d’avatars plus ou moins maladroits et assumés du concept de culture. Mais ce n’est pas tout : en nous attaquant au relativisme culturel sans toutefois sombrer dans l’universalisme absolutiste, nous postulons une hypothèse qui n’a rien d’évident en ces temps de tolérance aveugle et naïve : oui, il serait possible tout simplement de comparer certains items qui appartiennent à une même culture, ou bien qui appartiennent à des cultures différentes, en partant du principe que l’étiquette « culture » ne les rend pas instantanément tous égaux en termes de valeur. C’est justement le véritable problème du concept de culture : en nous laissant aller à ce raccourci intellectuel qui voudrait qu’au problème de la diversité, la seule réponse qui vaille soit une tolérance sourde et fainéante, le relativisme culturel tombe finalement dans le même piège que celui qui est tendu à l’universalisme absolutiste, à savoir une radicalité qui écrase les différences sous le poids de l’absence de mise en perspective intelligente et donc, in fine, de dialogue productif entre les sociétés ou les communautés. Toutefois, l’affirmer ne suffit pas : c’est pour cela que nous souhaitons, dans cette partie, examiner les confusions culturelles à travers des cas concrets et pratiques, qui montrent précisément non seulement que le relativisme culturel ne peut pas réellement fonctionner, mais encore que le concept de 80
culture lui-même est inopérant d’un point de vue pragmatique, avec pour seul atout celui de constituer un joker commode.
3.1 Culture et nation : un couple imaginaire Regrouper ces grands concepts dans une seule partie paraît relever de la gageure, mais nous tenons à rassurer ici notre lecteur : notre but n’est pas de faire un descriptif exhaustif de la façon dont ces trois concepts sont développés, mais plutôt de mettre en perspective les terrains communs qu’ils partagent avec le concept de culture, afin d’en saisir les limites. Nous souhaitons cependant, de façon finalement assez classique, débuter avec les liens de confusion qui existent entre l’utilisation du concept de culture et celui de nation, dans la mesure où, dans les rapports professionnels par exemple, il est de coutume d’utiliser la réduction ad culturam sur la simple base de la nationalité, en opposant par exemple les habitudes de travail des Allemands, des Chinois ou des Américains, avec pour point de vue celui des différences culturelles, précisément. Premier problème : le concept de nation dispose d’une limite structurelle, à savoir son aspect fictionnel, comme le précise justement Anne-Marie Thiesse : « [La] nation naît d’un postulat et d’une invention. Mais elle ne vit que par l’adhésion collective à cette fiction. Les tentatives avortées sont légion. Les succès sont les fruits d’un prosélytisme soutenu qui enseigne aux individus ce qu’ils sont, leur fait devoir s’y conformer et les incite à propager à leur tour ce savoir collectif. Le sentiment national n’est spontané que lorsqu’il a été parfaitement intériorisé ; il faut préalablement l’avoir enseigné. »81 A partir du moment où nous partons de ce constat des nations, qui certes en font une réalité institutionnalisée mais néanmoins continuellement reconstruite par les générations et les politiques 81
Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Paris, Seuil. 2001, p. 14.
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impliquées, il devient alors difficile de ne pas penser que, dans la superposition entre culture et nation, la culture elle-même pourrait passer pour une fiction. Certes, cette fiction permettrait de donner sens aux gestes et comportements qui animent une société dans sa vie quotidienne, mais n’en resterait pas moins un construit socialement accepté et maintenu par le simple fait que les individus « acculturés » à une certaine culture croient en sa pertinence. C’est d’ailleurs précisément ce qu’affirme Thiesse : il suffirait d’ailleurs de remplacer le terme « nation » par celui de « culture » dans sa citation, pour constater que l’hypothèse fonctionnerait de la même manière, et de façon tout aussi recevable. Ceci étant, admettre le point de vue postulé par Thiesse et l’appliquer à la culture impliquerait que toute culture est bien apprise au sein d’un groupe. Le problème est que ces cultures, si elles sont souvent confondues avec le concept de nation qui leur est accolé en fonction de la provenance des individus, est lui-même si protéiforme qu’une simple superposition des frontières nationales aux frontières culturelles ne semble plus fonctionner, comme le suppose Wolfgang Welsch : « Die heutigen Kulturen entsprechen nicht mehr den alten Vorstellungen geschlossener und einheitlicher Nationalkulturen. Sie sind durch eine Vielfalt möglicher Identitäten gekennzeichnet und haben grenzüberschreitende Konturen. »82 Ici déjà, dans les propos de Welsch, l’épineuse question de l’identité tend à se faire jour – mais nous l’aborderons un peu plus loin dans cet ouvrage. En revanche, Welsch nous propose de considérer non seulement le fait que les cultures ne sont pas uniquement nationales, mais peuvent constituer un millefeuille de territoires différend (certes national, mais également régional, 82
Wolfgang Welsch, « Transkulturalität. Zur veränderten Verfasstheit heutiger Kulturen ». In : Zeitschrift für Kulturaustausch, 45/1, 39-44. 1995, p. 39 ; « Les cultures contemporaines ne correspondent plus à nos anciennes représentations de cultures nationales, fermées et unitaires. Elles sont caractérisées par une multiplicité d’identités possibles et leurs contours dépassent les frontières », notre traduction.
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familial, professionnel, religieux, etc.), mais également le fait qu’une nation peut renfermer en son sein une multiplicité d’orientations culturelles différentes. Cela ne résout bien évidemment pas notre problème conceptuel à propos de la culture, mais cela permet au moins de tenter de séparer culture et nation, même si tous les deux peuvent correspondre aux hypothèses formulées par Thiesse. Une fois que nous avons formulé cette hypothèse et que nous amorçons un essai de séparation plus formelle entre culture et nation, une question subsiste cependant : comment se fait-il que les individus ou groupes d’individus puissent adhérer aux arcs narratifs et comportementaux contenus dans les concepts de nation et de culture ? Comment se fait-il que les fictions de Thiesse puissent être aussi réelles ? Et comment cela se traduit-il dans la vie quotidienne ? Pour Benedict Anderson, c’est précisément l’un des paradoxes de la nation comme communauté imaginaire : elle est postulée de telle sorte à ce que les individus croient en une relative similarité des ressortissants, du point de vue de l’adhésion aux symboles et des comportements : « It is an imagined political community – and imagined as both inherently limited and sovereign. It is imagined because the members of even the smallest nation will never know most of their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in the minds of each lives the image of their communion. »83 A travers une étude historique captivante, Anderson explique notamment la façon dont les nations philippine, mexicaine ou indonésienne ont été construites en réécrivant des mythes et en 83
Benedict Anderson, Imagined communities. London, Verso. 2006, p. 6 ; “il s’agit d’une communauté politique imaginée à la fois comme une entité fondamentalement limitée et souveraine. Elle est imaginée parce que même les membres de la plus petite nation ne connaîtront jamais la plupart de leurs concitoyens, ni ne les rencontreront ou en entendront parler ; pourtant, l’image de leur communion vit dans l’image de chacun d’entre eux”, notre traduction.
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utilisant des enjeux de pouvoir politiques pour permettre leur émergence ; selon lui, il est assez aisé, notamment avec les états les plus récents (notamment certaines anciennes colonies), d’observer la manière dont une nation se construit et crée des symboles ou des mythes collectifs capables de susciter l’adhésion et d’induire un certain nombre de réflexes communs, à destination ou à partir d’une sorte de creuser de comportements communs – que l’on pourrait appeler « culturels ». Plusieurs fois, Anderson formule l’hypothèse selon laquelle que les nations se sont développées sur les modèles de la communauté religieuse (avec ce même besoin d’images symboliques fortes et de rites), tout en séparant radicalement le racisme de l’appartenance nationale, dans la mesure où, selon lui, « the dreams of racism actually have their origin in ideologies of class, rather than in those of nation »84. D’autres auteurs, comme Stephanie Lawson, ont quant à eux pris le parti d’explorer l’inflation du concept de culture dans les tractations politiques entre les nations. En effet, au sein des relations internationales, le concept de culture a pris une importance croissante au fur et à mesure de son développement en anthropologie notamment. Pour Lawson, le problème n’est pas tant la confusion entre culture et nation que l’utilisation du concept de culture à des fins exclusivement politiques, à l’heure où le concept de nation lui-même semble fragilisé par les mutations profondes apportées par la mondialisation et l’économie libérale depuis plusieurs décennies. En d’autres termes, puisque les idéaux et mécanismes nationaux se sont affaiblis, la tendance a été de les remplacer par une approche résolument culturaliste : « Many alternative approaches to world politics adopt an explicitly culturalist line which, instead of interrogating the extent to which culture may serve power, invest in a rather uncritical conception of culture that ignores how it may be used to justify certain configurations of power and interest.
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Benedict Anderson, op. cit., p. 149 ; “les origines des rêves racistes se trouvent en fait dans les idéologies de classe, et non dans celles des nations”, notre traduction
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In the hands of some, culture becomes self-legitimating and almost beyond criticism. »85 En soulignant l’utilisation trop légère du concept de culture en politique internationale, Lawson met en lumière le paradoxe de la culture, qui serait selon elle à la fois le plus utilisé en sciences sociales, tout en étant celui qui aurait eu le plus faible développement analytique et critique. Pour elle, la racine de la confusion entre nature et culture viendrait précisément de l’utilisation de la culture comme outil de contextualisation relatif à l’heure de la faillite des politiques nationales héritées des Lumières : « The conceptualization of nations linked them to the possession of both cultures and histories which, along with claims to a particular geographic space, formed the essential context within which their needs, interests, rights and destinies could be articulated in a statist form. Thus the culture concept became incorporated into a powerful species of anti-Enlightenment nationalism, underpinning the ‘authentic state’ as the ultimate, natural, context for human fulfilment. »86
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Stephanie Lawson, Culture and context in world politics. New York, Palgrave MacMillan. 2006, p. 7/8 ; “Plusieurs approches alternatives en politique internationale adoptent une approche explicitement culturaliste, au lieu d’interroger la manière dont la culture peut servir le pouvoir, et investissent dans une conception de la culture dénuée de toute critique et qui ignore la façon dont elle peut être utilisée afin de justifier certaines opérations de pouvoir et d’intérêt. Chez certains, la culture devient un instrument auto-légitimé qui se situe pratiquement au-delà de toute critique”, notre traduction 86 Stephanie Lawson, Culture and context in world politics. New York, Palgrave MacMillan. 2006, p. 124 ; “La conceptualisation des nations les a reliées à la possession de la culture et de l’histoire, ce qui, additionné à la revendication d’un espace géographique spécifique, a formé le contexte essentiel qui leur permettait d’articuler leurs besoins, intérêts, droits et destinées de façon statique. Le concept de culture a alors été incorporé à une puissante espèce de nationalisme qui s’érige contre les principes des
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D’après les travaux de Lawson, le problème est que le concept de culture a alors pu amputer le concept de nation de ses ambitions philosophiques et parfois universalistes pour finalement l’attirer dans les filets de l’authenticité recréée, ce qui a non seulement introduit une confusion notionnelle entre culture et nation, tout en affaiblissant le second concept, en ce que la fiction dont il se réclamait pouvait initialement fortifier un projet de creuset commun pour des populations différentes, au lieu que de succomber aux mirages de la tradition réinventée. Lawson poursuit d’ailleurs cette approche critique en appliquant sa théorie au cas du confucianisme, par exemple : « ‘Culture’ therefore represents less a context that shapes politics, than a politics that exploits ideas about culture. (…) ‘Culture-as-context’ itself serves as a highly political construction and therefore needs to be contextualized. »87 Ainsi, pour Lawson, l’excuse confucianiste qui devrait permettre de comprendre les comportements ou choix politiques dans certaines parties de l’Asie serait un instrument politique commode qui utiliserait le contexte culture comme excuse ou comme outil. Comme nous l’avons déjà mentionné, c’est ici la culture comme discours qui semble se déployer, tout en prenant appui sur la fameuse « boîte à outils » développée par Paul Kay : il est toujours commode et relativement facile de voir du culture là où l’on en a besoin pour rendre plus aisée une explication ou une action et servir ainsi des intérêts avant tout politiques.
Lumières, renforçant ainsi l’’état authentique’ comme contexte ultime et naturel de l’accomplissement humain”, notre traduction 87 Stephanie Lawson, Culture and context in world politics. New York, Palgrave MacMillan. 2006, p. 163 ; “La ‘culture’ représente moins un contexte qui forme les politiques qu’une politique qui exploite les idées à propos de la culture. (…) La ‘culture comme contexte’ elle-même sert avant tout de construction politique, et c’est pourquoi elle doit être contextualisée”, notre traduction.
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Au fond, cette critique du concept de culture comme instrument politique au cœur des politiques internationales (et donc des politiques nationales) est renforcée par les travaux d’Immanuel Wallerstein, qui met en perspective le paradoxe des différences culturelles et celui des similarités entre les nations, et notamment les appareils étatiques : « Over time, the particular nation-states have come to resemble each other more and more in their cultural forms. Which state today does not have certain standard political forms: a legislature, a constitution, a bureaucracy, trade unions, a national currency, a school system? Few indeed!»88 En rappelant une évidence qui mérite néanmoins d’être soulignée, Wallerstein indique que les fameuses différences culturelles qui devraient poser les bases des spécificités des états-nations sont finalement bien plus difficile à tracer que cela, pour peu que l’on adopte une démarche analytique comparatiste quant à l’organisation et aux fonctionnements des nations. En cela, il rejoint la critique de Lawson formulée à propos de l’utilisation trop aisée de la « culture comme contexte », alors que les faits peuvent montrer qu’il y a parfois plus de similarités que de différences entre les nations, notamment au niveau des mécanismes qui leur permettent de se construire et de subsister. Il serait cela dit possible de dire que chaque nation est liée directement à un creuset culturel qui l’a fait émerger : mais comment expliquer alors que les modèles de fonctionnement des nations puissent être aussi proches ? Serait-ce le fruit d’un hasard de l’évolution culturelle, ou bien y aurait-il contamination ou transmission entre des cultures ou 88
Immanuel Wallerstein, « The national and the universal : can there be such a thing as world culture ». In : Anthony D. King, Culture, globalization and the world-system : 91-106. Minneapolis, University of Minnesota Press. 1997, p. 93 ; “Avec le temps, les états-nations dans leurs spécificités ont fini par se ressembler de plus en plus dans leurs formes culturelles. De nos jours, quel état ne dispose pas de certaines formes politiques standard : un corps législatif, une constitution, une bureaucratie, des syndicats, une monnaie nationale ou encore un système scolaire ? Très peu, en effet ! ”, notre traduction.
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nations différentes ? Et dans ce cas, comment différencier l’emprunt de l’authentique ? Faut-il d’ailleurs s’obstiner à se focaliser sur cette différence ? Si nous voulons véritablement traiter de manière sérieuse les liens qui existent entre les concepts de nation et de culture, il nous faut impérativement explorer la manière dont les nations traitent les différences culturelles qui existent en leur sein. En effet, lors que l’on effectue la commune réduction ad culturam en parlant des différentes nations, notamment en tentant de prédire les comportement des individus allemands, chinois ou américains, nous oublions souvent que les nations elles-mêmes abritent une variété d’individus et de groupes d’individus qui, outre le fait d’être peut-être originaires de cultures ou de communautés différentes, ne partagent ni les mêmes buts, ni la même éducation, ni le même environnement social, ni les mêmes conditions économiques. Il devient alors impossible de sérieusement confondre appartenance nationale et appartenance culturelle face à une telle complexité – d’autant que les nations elles-mêmes ont des histoires extrêmement variées en ce qui concerne la gestion de la diversité en leur sein. Daniel Sabbagh attire justement l’attention sur cet état de fait en apportant une analyse critique du multiculturalisme, ce choix politique de gestion des cultures différentes au sein d’une même nation : « En réalité, les revendications politiques généralement avancées sous cette appellation soit visent à promouvoir l’intégration des minorités ethno-culturelles au sein des institutions nationales du pays englobant, soit revêtent ellesmêmes un caractère nationaliste, donc concurrent. »89 Encore une fois, ici, la culture est présentée comme un instrument utilisé afin d’atteindre des objectifs à visée politique, y compris au sein des nations. Cela nous amène à une observation double : alors même que certaines nations vont être assimilées à des entités culturelles unitaires pour se construire au sein de la communauté 89
Daniel Sabbagh, « Nationalisme et multiculturalisme ». In : Critique internationale, 23 (2), 113-124. 2004, p. 114.
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internationale, ou bien pour être expliquées dans un contexte économique ou politique, la lutte entre cultures ou ethnies différentes se joue également au sein même de ces nations qui vont pourtant mettre en scène une fiction symbolique unitaire. Ainsi, le discours culturel fonctionnerait de manière janusienne, dans son rapport confus avec le concept de nation : d’un côté, il serait utilisé comme un parasite hébergé par le corps notionnel du concept de nation pour pouvoir le justifier non seulement vis-à-vis de la scène internationale, mais également à l’égard de ses propres ressortissants ; de l’autre, il serait utilisé au sein même des nations par des groupes qui l’utiliseraient comme joker afin de pouvoir atteindre des buts qui n’auraient rien à voir avec la justification « ethno-raciale », comme le précise Sabbagh, mais qui sont plus facile à mettre en œuvre par le truchement de l’argument culturel. Ainsi, dans un certain sens, réduire une personne à une appartenance nationale et culturelle ne constitue pas seulement un évident risque de discrimination, mais également un outil permettant de lutter, de se défendre ou de s’imposer au cours de joutes de pouvoir. C’est précisément ce que défend Ingrid Piller, qui explique que les discours culturels permettent de cacher assez facilement les enjeux de pouvoirs et les différences sociales et matérielles. Si elle critique entre autres l’utilisation du discours multiculturaliste et les liens trop rapidement construits entre culture et langage, ses critiques portent avant tout sur les ouvrages de communication interculturelle, qui sont notamment censés permettre la fluidification des échanges économiques et commerciaux pour les entreprises ou les individus qui veulent « faire des affaires » dans des contextes nationaux différents : « Intercultural communication advice premised on monolithic and essentialist views of the nation as the foundation of culture are not useful to understanding and appreciating difference and diversity, but are little more than instances of banal nationalism . »90 90
Ingrid Piller, Intercultural communication. A critical introduction. Edinburgh, Edinburgh University Press. 2011, p. 68 ; “Les conseils en
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Voici donc le risque central produit par la confusion entre le concept de culture et celui de nation : le nationalisme banal présenté par Piller peut même être étendu au concept de culture, en ce qu’il est parfaitement possible de parler de culturalisme banal. Or, c’est précisément le problème également soulevé par le relativisme culturel et ses écueils : comment apprécier la complexité quand tout se vaut et quand, paradoxalement, les comportements et les individus peuvent devenir prévisibles par une connaissance apparemment simple des spécificités culturelles ? Quand en plus, les cultures sont conceptuellement accrochées aux nations par souci de commodité intellectuelle, il devient impossible de prendre au sérieux la simple réduction à l’équation qui équivaudrait au fait qu’une nation corresponde à une culture. C’est pour cela, d’ailleurs, que Piller propose de revenir tout simplement aux bases pragmatiques de la rencontre interindividuelle : « So, national identity is obviously real and powerful. However, it works in ways that are quite different from those imagined in the intercultural communication advice literature, where national identity is made to rest not in institutional practices but in an individual’s speech styles, behaviours, values and communicative preferences. As a matter of fact, those speech styles, behaviours, values and communicative preferences which are the locus of intercultural communication advice are increasingly decoupled from the nation in the context of globalization and transnationalism. »91 communication interculturelle, basés sur des visions monolithiques et essentialistes de la nation comme base de la culture, ne sont d’aucune utilité dans la compréhension et l’appréciation des différences et de la diversité, et ne sont rien de plus que des instances du nationalisme banal”, notre traduction. 91 Ingrid Piller, op. cit., p. 69 ; “Ainsi, l’identité nationale est évidemment réelle et puissante. Cependant, elle ne fonctionne pas comme ce qui est imaginé dans la littérature de conseil en communication interculturelle, où l’identité nationale n’est pas faite pour résider dans des pratiques institutionnelles, mais dans les styles discursifs, les comportements, les valeurs et les préférences communicationnelles des individus. De fait, ces
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Si nous ne sommes pas nécessairement d’accord avec Piller à propos de la réalité et de la puissance de l’identité nationale – ou de l’identité tout court, comme nous allons le préciser plus loin -, il n’en reste pas moins qu’effectivement, les individus ne sont pas nécessairement soumis à un logiciel national dans le cas d’interactions sociales ou économiques. Il ne s’agit pas d’ailleurs de formuler cette hypothèse en tenant simplement compte du contexte de la mondialisation, comme semble le soutenir Piller, mais il suffit de constater le fait qu’il existe aussi, si l’on veut, une certaine « culture » des échanges d’affaires dans le cadre du commerce international, qui est tout à fait en capacité de constituer un creuset de références communes qui sont surtout liées au contexte interactionnel (à savoir, le besoin de faire du business ensemble, par exemple) qu’à l’appartenance nationale. Evidemment, les enjeux de la communication interculturelle vont par ailleurs fortement varier dans le cas où les individus concernés sont en situation de demande sociale, et non dans une interaction économique soutenue. Pour le dire autrement, c’est bien le contexte qui va conditionner, au moins partiellement, la manière dont les individus vont pouvoir interagir ; qu’il s’agisse de culture ou de nation, toute excuse est bonne pour permettre d’excuser ou de comprendre des situations communicationnelles où priment des intérêts qui n’ont parfois absolument rien à voir avec l’origine géographique des individus, mais plutôt avec leurs besoins, leurs désirs ou leurs stratégies politiques. Ainsi, les individus n’agissent pas d’une certaine manière parce qu’ils partagent la même nationalité ou la même culture : si cela était le cas, il vous suffirait de croiser vos voisins de palier pour constater avec effroi que tous vos comportements, vos réflexes et vos styles de communication se ressemblent. Fort heureusement, il n’en est rien, et nous pouvons compter sur la spécificité individuelle pour garantir un peu de variation sociale, même si évidemment, les sociétés disposent de zones de prévisibilité permettant de partager des univers de styles discursifs, comportements, valeurs et préférences communicationnelles qui forment le noyau du conseil en communication interculturelle, sont de plus en plus séparées de la nation dans le contexte de la mondialisation et de l’internationalisation”, notre traduction
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signification susceptibles de préserver des espaces de confort cognitif partagés. Les limites du concept de culture sont ici atteintes en ce qu’il ajoute de la confusion au concept de nation, déjà fragile dans son espace fictionnel, tout en piégeant les individus dans un espace de prévisibilité où le libre-arbitre, même rare, ne serait qu’une chimère. Mais comme le rappelle JeanFrançois Bayart, « l’homme est un animal suspendu dans les toiles des significations qu’il a lui-même tissées » 92 , et il importe de tenter justement de détricoter l’inextricable en étudiant l’autre grande confusion sur laquelle est basée l’utilisation du concept de culture, à savoir sa superposition avec le concept d’identité, et plus particulièrement le besoin d’identification qui en découle.
3.2 Culture et identité : les faux jumeaux Outre la superposition notionnelle qui accompagne les concepts de culture et de nation, ils sont tous deux liés à ce que l’on pourrait appeler le besoin ou sentiment d’identification. C’est notamment sur ce processus que peuvent jouer les discours individuels, groupaux ou politiques, lorsqu’ils brandissent l’étendard culturel, communautaire ou ethnique comme un élément indissociable de leur identité. Les célèbres travaux de Rogers Brubaker et Frederick Cooper ont d’ailleurs largement permis de déconstruire ce qui se cachait derrière une utilisation souvent abusive du concept d’identité, et il nous paraît ici important d’en effectuer une présentation critique, toujours en lien avec la façon dont le concept de culture peut être utilisé. En effet, Rogers Brubaker et Frederick Cooper postulent une hypothèse relativement radicale : les sciences humaines et sociales se seraient littéralement abandonnées au terme même d’identité, ce qui aurait engendré de dangereux coûts à la fois intellectuels et politiques. Cette hypothèse, nous la partageons avec Brubaker et Cooper, et nous la faisons nôtre en l’appliquant au concept de culture ; mais ce n’est pas ici le seul lien que nous pouvons percevoir entre les problématiques qui lient culture et identité : 92
Jean-François Bayart, L’illusion identitaire. Paris, Fayard. 1996, p. 25.
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« The prevailing constructivist stance on identity – the attempt to ‘soften’ the term, to acquit it of the charge of ‘essentialism’ by stipulating that identities are constructed, fluid, and multiple – leaves us without a rationale for talking about ‘identities’ at all and ill-equipped to examine the ‘hard’ dynamics and essentialist claims of contemporary identity politics. »93 En d’autres termes, Brubaker et Cooper ne proposent rien de moins qu’un choc frontal avec les définitions postmodernes en vogue à propos de l’identité, comme celles justement bien connues de Martine Abdallah-Pretceille, qui propose une perspective extrêmement floue et labile de l’identité : « L’identité, individuelle ou groupale, s’exprime à travers des comportements, des actions, des discours, des productions, des silences. Elle est assimilable à ‘une mise en scène’ de soi et des autres. Elle n’est en ce sens que successions de métamorphoses voire d’anamorphoses. Mouvante, fuyante, tigrée, alvéolaire, elle n’est pas le reflet d’une réalité sui generis mais le résultat d’une activité de communication et donc marquée par son contexte d’émergence, contexte nécessairement pluridimensionnel. Elle est, en ce sens, ancrée dans l’histoire, dans le social, dans l’économique, dans le politique, dans le psychologique, etc. »94 93
Rogers Brubaker & Frederick Cooper, « Beyond ‚identity‘ ». In : Theory and society, 29, 1-47. 2000, p. 1 ; “La posture constructiviste prédominante à propos de l’identité, qui consiste à tenter d’‘adoucir’ le terme et de l’acquitter de sa charge ‘essentialiste’ en stipulant que les identités sont construites, fluides et multiples, nous prive de raisonnement pour simplement parler des ‘identités’, ainsi que d’outils pour examiner les dynamiques ‘dures’ et les revendications essentialistes des politiques identitaires contemporaines”, notre traduction. 94 Martine Abdallah-Pretceille, « Le labyrinthe des identités et des langues ». In : Martine Abdallah-Pretceille (Ed.), Les métamorphoses de l’identité : 38-51. Paris, Economica. 2006, p.42/43.
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Pour Brubaker et Cooper, c’est précisément ce type de définition qui pose problème, en ce que les sciences humaines et sociales se sont échinées depuis quelques décennies déjà à déconstruire tous les outils hérités de différentes disciplines, pour en faire des ensembles à la fois mous, friables et incapables d’être utilisés de manière pertinente pour comprendre la complexité et la précision des phénomènes qu’elles prétendent étudier. En ce sens, nous rejoignons la critique de Brubaker et Cooper à propos de l’opérationnalité du concept de l’identité, et l’appliquons d’ailleurs bien volontiers au concept de culture, ce qui nous amène à une autre question : quelle est la différence réelle entre identité et culture, au fond, au moins au niveau du sentiment d’appartenance que les deux concepts peuvent générer pour les individus ou groupes d’individus, dans des cas politiques ou non ? Si nous emboîtons le pas aux travaux de Brubaker et Cooper, force est de constater que le problème est d’ailleurs bien là : si l’identité et la culture ne sont considérés que comme une galaxie multiforme et mouvante de points éloignés les uns des autres, comment expliquer que pour l’individu ou les groupes d’individus, le sentiment d’identité ou d’identité culturelle soit ressenti comme quelque chose d’aussi fixe, d’aussi stable et d’aussi enracinant – notamment dans des contextes politiques ? Pour Brubaker et Cooper, la clé résiderait dans l’analyse des processus et des mécanismes qui permettent à des individus ou groupes d’individus d’adhérer de façon stable, solide et parfois inconditionnelle à des identités culturelles ou nationales, et à être persuadés du fait que leur culture fait partie d’eux, les construit et les représente, par exemple : « We should seek to explain the processes and mechanisms through which what has been called the ‘political fiction’ of the ‘nation’ – or of the ‘ethnic group’, ‘race’, or other putative ‘identity’ – can crystallize, at certain moments, as a powerful, compelling reality. But we should avoid unintentionally reproducing or reinforcing such reification
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by uncritically adopting categories of practice as categories of analysis. » 95 Ainsi donc, la fiction politique évoquée par Brubaker et Cooper peut également être appliquée au concept de culture, qui deviendrait dont une autre façon de parler de son identité, tout comme il est possible d’utiliser le concept de groupe ethnique pour ce faire, ce qui pose d’ailleurs la question de la confusion entre tous ces concepts de culture, d’ethnicité, de race ou de communauté. En d’autres termes, il s’agit ici d’individus ou de groupes d’individus qui, à des fins politiques ou non d’ailleurs, ont besoin de se sentir accrochés à quelque chose qui les dépasse et à travers lequel ils s’expriment. Et c’est précisément là que ce situe la confusion méthodologique soulignée par Brubaker et Cooper : il s’agit là d’une catégorie de pratique, alors que les catégories d’analyse du chercheur doivent se situer à un autre niveau. Ainsi, si nous voulons séparer les faux jumeaux que peuvent parfois constituer les concepts de culture et d’identité, il faut d’abord comprendre pourquoi ceux-ci fonctionnent parfois conjointement, sans qu’il soit possible de discerner leurs implications respectives dans les situations d’interaction. Pourquoi parler d’ailleurs de faux jumeaux ? Nous estimons en effet que ces deux concepts sont souvent confondus dans le terme d’identité culturelle, utilisée dans les discours des chercheurs comme de ceux des locuteurs, alors même que les deux concepts eux-mêmes souffrent des mêmes défauts – à savoir précisément des définitions floues, incertaines, instables et proprement inopérantes du point de vue analytique. Pour Paul Gilbert, il s’agit
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Rogers Brubaker & Frederick Cooper, op. cit., p. 5 ; “Nous devrions chercher à expliquer les processus et mécanismes à travers lesquels ce qui a été appelé la ‘fiction politique’ de la ‘nation’ (ou bien du ‘groupe ethnique’, de la ‘race’ ou de toute autre ‘identité’ putative) peut à certains moments se cristalliser comme une réalité puissante et irréfutable. Mais il nous faut éviter de reproduire ou de renforcer involontairement cette réification en prenant naïvement des catégories de pratique pour des catégories d’analyse”, notre traduction.
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donc d’abord de regarder ce qui se cache derrière la notion même d’identité culturelle et son utilisation vernaculaire : « In today’s world people’s cultural identities are increasingly invoked in support of their political claims. Claims to some form of political recognition for a group on the basis of its members’ supposed cultural identity are commonplace, ranging from demands for separate statehood for putatively national groups to an insistence that differences in a multicultural society are acknowledged, and even celebrated, in its political arrangements and processes. »96 Pour Gilbert, cela ne fait aucun doute : l’identité culturelle est avant tout un instrument politique, au moins potentiellement, et n’a pas nécessairement de base ou de racine réellement observable dans la vie quotidienne. En d’autres termes, l’identité culturelle serait plutôt utilisée à des fins de reconnaissance ou de revendication, plutôt que dans les méandres interactionnels et contextuels d’une vie quotidienne riche et complexe. Nous nous trouvons donc ici d’ores et déjà dans ce que Brubaker et Cooper appellent de leurs vœux, à savoir l’étude des mécanismes et des processus à la place des définitions vaseuse en vogue en sciences humaines et sociales. En effet, ces définitions postmodernes d’identité ou de culture ne parviennent pas à rendre compte des questions politiques que ces concepts soulèvent, plus particulièrement dans un monde contemporain ou les échanges accrus entre individus font monter la pression concernant le besoin d’identifications stables et solides dans un monde qui, lui, ne l’est 96
Paul Gilbert, Cultural identity and political ethics. Edinburgh, Edinburgh University Press. 2010, p. 1 ; “Dans le monde contemporain, les identités culturelles des personnes sont de plus en plus invoquées afin de soutenir des revendications politiques. Ces revendications fréquentes, qui ont pour but une forme de reconnaissance politique de groupes, sur la base de l’identité culturelle supposée de leurs membres, vont des demandes d’état séparatiste pour des groupes nationaux putatifs à une insistance concernant la reconnaissance, voire la célébration des différences dans une société multiculturelle, à travers des arrangements et des processus politiques”, notre traduction.
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absolument pas. Malgré cela, Gilbert lui-même tente une définition de la culture qui reste vague, totalitaire et chancelante, mais souligne par là-même les difficultés à saisir l’insaisissable dans un contexte résolument politique. Ainsi, il met notamment en garde contre le statisme inconditionnel de l’identité culturelle, dans sa définition commune du moins : « Cultural identity should not be thought of as communal identity, therefore, in the sense of some identity I have in virtue of my relationships to other members of a group leading a common life. » 97 Le problème serait alors que trop souvent, les groupes sont imaginés ou définis comme des communautés qui partagent une vie absolument identique, alors même que les individus nourrissent des relations aux enjeux et tensions variables, non seulement avec les membres d’un groupe, mais également avec des membres de groupes différents, tout en étant exposés à un environnement social, médiatique et politique qui va également influencer les pratiques de la vie quotidienne, tout comme sa reconstruction sémiotique et les discours qui vont l’animer. Par ailleurs, pour Gilbert, identité nationale et identité culturelle sont devenus des items politiques similaires. Il va même plus loin, en affirmant que l’identité culturelle est un substrat politique avant toute chose : « What cultural content an identity has – values, language, history or whatever – is determined by purely political considerations and these are those that weigh with prospective group members. » 98 97
Paul Gilbert, op. cit., p. 5 ; “L’identité culturelle ne devrait pas être pensée comme une identité commune, au sens notamment où il s’agirait d’une identité que j’aurais en vertu de mes relations avec d’autres membres d’un groupe qui mène une vie commune”, notre traduction. 98 Paul Gilbert, op. cit., p. 64 ; “Tout contenu culturel d’une identité, qu’il s’agisse des valeurs, du langage, de l’histoire ou de tout autre élément, est déterminé par des considérations purement politiques, qui sont celles qui pèsent avant tout pour les potentiels membres d’un groupe”, notre traduction.
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Selon Gilbert, c’est donc le politique qui serait la clé qui permettrait de sortir de la confusion créée par l’association des faux jumeaux que constituent les concepts de culture et d’identité. Tout comme dans le cas de la confusion entre culture et nation, c’est ici l’instrumentalisation politique sous couvert de besoin de reconnaissance ou de sentiment d’identification qui va faire basculer les usages et mésusages des concepts de culture et d’identité, plus particulièrement lorsque ceux-ci sont réunis sous le terme d’identité culturelle. Il devient alors bien plus aisé de percevoir pourquoi les définitions molles et fluides critiquées par Brubaker et Cooper sont dangereuses : pendant que les débats se poursuivent à propos de telle ou telle dimension alvéolaire du concept de culture ou de celui d’identité, c’est au niveau du théâtre politique que se jouent les véritables enjeux, alors même que ceuxci sont instrumentalisés jusque dans la reconstruction sémiotique de la vie quotidienne, précisément parce que celle-ci se fait à travers des discours dont les fluctuations économiques ne doivent jamais être négligées. D’autre part, le fait de postuler des identités culturelles, si ce postulat est couplé avec celui du relativisme culturel, ne fait que renforcer les différences et empêcher les éventuels dialogues, avec les conséquences politiques qui peuvent en résulter, comme le postule AnaLouise Keating : « If identity is always relational, then it’s never selfcontained. However, by focusing almost entirely on the differences between cultural identities and literatures, we often overlook their commonalities. »99
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AnaLouise Keating, Transformation now. Chicago, University of Illinois Press. 2013, p. 66 ; “Si l’identité est toujours relationnelle, alors elle ne peut jamais être indépendante. Pourtant, en nous concentrant quasi exclusivement sur les différences entre les identités et littératures culturelles, nous oublions souvent leurs points communs”, notre traduction.
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A partir du moment où l’identité se construit en effet en relation avec autrui, sans nécessairement tomber d’ailleurs dans une définition par trop labile, l’indépendance même de l’identité ne peut pas être postulée. Dans un contexte complexe et riche où toute vie humaine est faite de rencontre, ne serait-ce qu’en commençant par l’environnement familial immédiat, l’identité d’un individu se construit dans un rapport ou une relation avec d’autres individus, et ne peut être ainsi que située. A partir de cette définition, toute récupération réifiante de l’identité, et a priori de l’identité culturelle, vise nécessairement des objectifs qui n’ont plus rien à voir avec la réalité pragmatique de la vie quotidienne. JeanFrançois Bayart va plus loin concernant l’identité, postulant que celle-ci reste une illusion, notamment dans la manière dont elle est utilisée dans ses rapports avec le concept de culture et avec les enjeux politiques. Pour lui, identité et culture sont d’abord reliées parce que leur couplage permet d’atteindre des objectifs politiques forts : « De telles définitions régressives de la modernité rendent les stratégies identitaires potentiellement totalitaires. D’abord parce que la culture imaginée comme authentique se définit par opposition à des cultures voisines mais qui sont appréhendées comme radicalement différentes, et parce que cette altérité supposée entraîne un principe d’exclusion dont la conclusion logique devient vite l’opération de purification ethnique : l’échange interculturel est alors vécu comme une aliénation, une perte de substance, voire une pollution. Ensuite parce que la culture imaginée prescrit aux individus censés relever de celle-ci une identité simplifiée, on serait tenté de dire un kit identitaire, qu’ils sont sommés d’endosser, le cas échéant sous la coercition. » 100 Plus nous avançons dans notre voyage intellectuel sur les liens qui unissent culture et identité, et sur la manière dont le concept de culture est utilisé dans les discours environnants et dans sa façon de proposer une reconstruction sémiotique de la vie quotidienne, plus nous sommes ainsi frappés du poids politique crucial exercé 100
Jean-François Bayart, L’illusion identitaire. Paris, Fayard. 1996, p. 51.
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par les usages de ces concepts. Pour Bayart, l’utilisation de la culture peut potentiellement nourrir ce qu’il appelle des stratégies identitaires : le simple fait que le concept de culture soit postulé dans un rapport d’authenticité le rend potentiellement dangereux dans les évolutions politiques des sociétés auxquelles nous appartenons. Il ne s’agirait plus alors de simplement tenter de décrire et limiter les emplois et usages du concept de culture, mais de véritablement découvrir les armes secrètes qu’il permet d’utiliser. Nous sommes ici bien loin des innocents essais de définition de la culture comme ce qui différencie l’homme de l’animal ou de l’environnement naturel ; ou plutôt, précisément, nous sommes dans ce qui différencie l’homme de l’animal, parce que l’une des caractéristiques ontologiques de l’être humain consiste à concevoir, penser et mener des stratégies politiques ! En postulant l’idée d’un kit identitaire stable et utilisable immédiatement afin de pouvoir répondre au besoin d’authenticité, les travaux de Bayart entrent parfaitement en résonnance avec ceux de Brubaker et Cooper, en mettant en exergue les jeux politiques que nous risquons en employant naïvement les concepts d’identité, de culture ou d’identité culturelle. Pour Bayart, le coupable de ce risque politique est précisément le culturalisme ou le relativisme culturel, en ce que c’est précisément cette théorie qui postule l’existence d’identités culturelles incomparables mais qu’il s’agirait pourtant d’accepter en bloc, tout simplement parce qu’elles existent : « Car le culturaliste croit en l’existence de divinités identitaires, les identités primordiales, qui traverseraient impavidement les siècles, chacune nantie de son noyau d’authenticité. » 101 Bayart soutient notamment son argumentation par l’étude de nombreux exemples, qui vont de la reconstruction soi-disant authentique de la country music jusqu’à l’étude de l’histoire de la Vendée, en nous montrant à chaque fois que l’authenticité ne peut être qu’une construction ou une reconstruction qui permettent de 101
Jean-François Bayart, op. cit., p. 92.
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servir passivement un discours politique à propos de la société, de son état et de la trajectoire qu’elle doit poursuivre. Ainsi, tout élément identitaire ou culturel est avant tout un discours sémiotique construit à partir d’éléments qui peuvent ou non être disparates du point de vue sémantique, mais qui peuvent toujours être noués ensemble par des liens qui n’auraient pour autre objectif que de servir des desseins stratégiques qui ne sont pas toujours clairement affichés. Selon nous, c’est d’ailleurs bien le problème de ces faux jumeaux que sont l’identité et la culture : ils ne disent pas le réel, mais en propose une interprétation, ou plutôt une reconstruction plus ou moins commode. Personne n’a d’identité culturelle à proprement parler, mais choisit ou non d’adhérer à un discours qui permet de raconter une histoire à propos d’une identité culturelle, une fiction qui permet certes de fournir des tuteurs intéressants pour certaines de nos activités individuelles ou sociales, mais qui peuvent être utilisées contre nous sans même que nous en soyons conscients. Il ne s’agit donc pas ici de nier les réalités que se proposent d’embrasser les concepts de culture et d’identité, mais plutôt de critiquer l’utilisation que les concepts font de ces réalités, sous couvert de description commode et naïve. Encore une fois, pour Bayart, c’est l’utilisation de ces concepts par l’hypothèse du relativisme culturel, ou culturalisme, qu’il nous faut déconstruire : « D’une certaine façon, les identités primordiales ‘existent’, mais en tant que faits de conscience et comme régimes de subjectivité, non en tant que structures. Au lieu d’être des facteurs explicatifs, elles demandent elles-mêmes à être expliquées. (…) Nous nous identifions moins par rapport à la positivité d’une communauté d’appartenance ou d’une culture que par rapport aux communautés et aux cultures avec lesquelles nous sommes en relation. » 102 Ici, Bayart rejoint les travaux critiques de Brubaker et Cooper, en ce que les identités, notamment culturelles, ne peuvent ellesmêmes être prises pour des éléments stables et structurants. C’est précisément le piège dans lequel nous risquons à chaque fois de 102
Jean-François Bayart, op. cit., p. 101.
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nous enfoncer un peu plus : imaginer une identité culturelle française, américaine ou belge, par exemple, confondre ensuite le fait que cette identité nous corresponde ou nous plaise intellectuellement avec le fait qu’elle soit réelle ou applicable à tous les membres de ce que nous définissons comme groupe culturel ou identitaire, pour finalement sombrer dans un militantisme politique malgré nous, qui transformerait les adhérents à un discours identitaire ou culturel en des soldats croisés et convaincus, dont la mission consisterait à défendre cette identité culturelle et à montrer du doigt ceux qui s’en écartent. A partir du moment où cette séduction intellectuelle opère, il n’est plus même nécessaire d’élaborer de complexes et retorses opérations stratégiques et politiques, en ce que les individus qui adhèrent aux discours identitaires et culturels deviennent à la fois des ambassadeurs et des bras armés d’une cause dont ils n’ont même pas conscience, confondant passé et reconstruction du passé, réalité et discours, besoin d’identification et vérité. Il s’agit donc de rester vigilant, comme le précise Bayart : « Là où le raisonnement culturaliste postule l’existence d’un noyau dur propre à chaque culture, qui conférerait à celle-ci sa véridicité et qui conditionnerait le présent, l’analyse dégage un processus d’élaboration culturelle, dans les domaines de l’idéologie et de la sensibilité, qui nous parle du présent en fabriquant du passé. » 103 Cette perspective est d’ailleurs partagée par Peter Burke et Jan Stets qui estiment, malgré les limites parfois trop structuralistes et figées de leurs travaux à propos du concept d’identité, émettent l’hypothèse que « people act to protect and verify their conceptions of who they are » 104 . Cette intuition fondamentale nous permet justement de comprendre pourquoi nous sommes si enclins à succomber aux douces sirènes de l’identité culturelle, précisément parce que nous ne pouvons pas ne pas faire sens de nous-mêmes, 103
Jean-François Bayart, op. cit., p. 90. Peter Burke & Jan Stets, Identity theory. Oxford, Oxford University Press. 2009, p. 5 ; “les individus agissent afin de protéger et de vérifier leurs conceptions de qui ils sont”, notre traduction. 104
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des autres et de notre environnement. C’est précisément pour cela que nous risquons de devenir les véhicules politiques de discours qui nous dépassent, mais dont nous devenons complices par ignorance, que celle-ci soit subie ou choisie. De surcroît, postuler une identité culturelle propre, c’est également postuler l’existence d’identités culturelles distinctes que nous pourrions retrouver chez autrui, ce qui peut alors, le cas échéant, provoquer en nous le réflexe de ce que Hanna Malewska-Peyre appelle les processus de défense, et qui doivent nous permettre précisément de maintenir identité et culture dans le cercle infernal de leur stabilité circulaire : « [Il s’agit d’]un ensemble de manœuvres pour éviter l’angoisse ou la dévalorisation. On pourrait parfois utiliser un autre terme comme ‘mécanismes défensifs’, mais il s’agit parfois non seulement de réactions inconscientes de défense, mais également de réponses conscientes actives. »105 Ces processus de défense sont précisément utilisés dans un certain nombre d’opérations stratégiques ou politiques ou la culture va justement trouver sa plus pertinente expression de joker des relations sociales et sociétales, en ce qu’elle va devenir un instrument capable de révéler ou de dissimuler, en fonction des intérêts stratégiques et politiques, un certain nombre d’éléments capitaux pour comprendre la situation d’interaction et le contexte d’émergence.
3.3 Le masque de la carte culturelle Il nous paraît très important, à ce stade, de mettre en exergue le fait que le concept de culture lui-même, avec tous ses manques et ses pièges, ne saurait être simplement séparé de l’utilisation qui en est faite en fonction des contextes discursifs et interactionnels ; 105
Hanna Malewska-Peyre, « Problèmes d’identité des adolescents enfants de migrants et travail social ». In : Carmel Camilleri & Margalit Cohen-Emerique (Ed.), Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel : 117-134. Paris, L’Harmattan. 1989, p. 123.
103
imaginer en effet qu’une simple redéfinition du concept ou description de ses mésusages suffirait à limiter les dégâts et à réhabiliter un concept alors auréolé d’innocence intellectuelle nous semble au mieux une belle erreur de débutant, au pire une véritable faute intellectuelle et politique, tout simplement parce que la création d’un outil ou d’un concept est justement systématiquement lié à son emploi. Srikant Sarangi est l’un des premiers, sinon le premier à introduire, définir et utiliser la notion de carte culturelle, pour décrire la manière dont les individus ou groupes d’individus utilisent l’argument culturel en fonction de leurs intérêts et de leurs objectifs : « The notion of ‘culture’ is a very much contested one in many modern societies, as both dominant and dominated groups often resort to the culture card in managing their power-maintaining and power-acquiring purposes. So, in analyzing encounters between the dominant and dominated groups in a multicultural society, we need to subscribe to a dynamic view of culture. »106 Malgré le fait que Sarangi semble ignorer les liens qui existent entre l’utilisation de la culture comme « carte à jouer » et le concept lui-même, il met néanmoins le doigt sur un élément capital : la culture est un élément qui est utilisé de manière dynamique par les interactants, quels que soient leurs buts, et permet d’atteindre un certain nombre d’objectifs en fonction de la situation. De surcroît, Sarangi note un élément capital : l’utilisation de la culture comme joker permet de garder ou de conquérir le pouvoir, en fonction du contexte. Il convient donc effectivement de 106
Srikant Sarangi, « Intercultural or not ? Beyond celebration of cultural differences in miscommunication analysis ». In : Pragmatics, 4 (3), 409427. 1994, p. 416 ; “La notion de ‘culture’ est très souvent contestée dans de nombreuses sociétés modernes, dans la mesure où les groupes dominants et dominés font souvent appel à la ‘carte culturelle’ afin d’atteindre des buts de conservation et de conquête du pouvoir. Ainsi, pour analyser les interactions entre groupes dominants et dominés dans une société multiculturelle, il est nécessaire d’avoir une vision dynamique de la culture”, notre traduction
104
pouvoir garder en tête l’analyse dynamique de la manière dont la culture est utilisée, afin de comprendre les enjeux qui sont réellement à l’œuvre dans la situation d’interaction. Cependant, cette hypothèse souligne un fait important : la culture, en tant que discours, empêche d’accéder aux mécanismes et enjeux qui la sous-tendent, et c’est précisément en cela qu’elle peut devenir un instrument dangereux. Elle devient dangereuse à partir du moment où elle est réifiée et donc ensuite utilisée comme une carte à jouer, un joker à révéler dans les moments où plus rien d’autre ne peut réellement justifier des situations, des comportements ou des sentiments de besoin d’authenticité. Il s’agit donc d’étudier les processus de réification de la culture, afin de comprendre la façon dont elle peut être utilisée comme une carte qui va temporairement ou définitivement masquer des enjeux qui n’ont absolument rien de culturel. C’est notamment ce que rappelle l’anthropologue Thomas Eriksen : « The anthropological concept of culture is, in other words, shown to have the same origin as the concept of nationhood, and suffers from the same analytical shortcomings : ‘cultures’ are, at bottom, neither clearly bounded, essentially unchanging nor traditionally conceptualized as ‘cultures’ in ‘native’ representations. Today, however, reifying notions of culture are increasingly common among the world’s peoples, and this fact (like analogous facts concerning nationhood and ethnicity) has doubtless contributed to the present anthropological impasse concerning the concept of culture. »107 107
Thomas Eriksen, « The nation as a human being : a metaphor in midlife crisis? ». In : Karen Fog Olwig & Kirsten Hastrup, Siting culture : 103-122. London, Routledge. 1997, p. 104 ; “En d’autres termes, il a été montré que le concept anthropologique de culture partage son origine avec celui de nationalité et souffre des mêmes défauts analytiques : au fond, les ‘cultures’ ne sont jamais clairement délimitées, essentiellement immuables ou traditionnellement conceptualisées comme des ‘cultures’ dans les représentations ‘natives’. De nos jours cependant, les notions réifiées de la culture sont de plus en plus répandues chez les individus de par le monde, et cet élément (tout comme d’autres éléments analogues concernant la nationalité et l’ethnicité) a indubitablement contribué à
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Eriksen nous rappelle de façon claire que le problème réside en fait dans la tension entre le concept de culture lui-même, tel qu’il est défini en anthropologie, et les usages qui en sont fait. Il s’agit en fait d’un décalage assez traditionnel entre l’instrument tel que décrit, développé et conceptualisé en sciences, et l’usage qui peut en être fait à des fins politiques. Ce schisme entre l’usage et la lettre nous amène à penser que le concept de culture, tout comme d’autres découvertes scientifiques, peut tout simplement devenir une arme considérable lorsqu’elle tombe entre de mauvaises mains. En d’autres termes, le décalage serait le suivant : a) les anthropologues et sociologues seraient plus ou moins d’accord 108 sur le fait que la culture serait un ensemble souple, changeant et adaptable dont les ressortissants n’utiliseraient qu’une partie, comme pour une boîte à outils ; b) l’usage politique ou vernaculaire qui en est fait est pourtant celui d’un mécanisme fixe, non distancié du réel et des représentations, qui organise la vie en société et doit être défendu ou étendu, suivant les contextes. Comment faire alors lorsque la carte culturelle, dans sa réification, n’est finalement qu’une récupération pratique et opérante d’un concept qui, lui, n’était utilisé qu’à des fins descriptives et non directement structurantes ? Et comment sortir de l’impasse décrite par Eriksen ? Peut-être la clé réside-t-elle justement dans la manière dont l’individu lui-même se construit et utilise, en fonction de ses intérêts, des référents relativement divers, comme le suggère Eriksen : « There are good reasons for believing that the ongoing implosion of cultural differences and the concomitant explosion of new communication technologies, to mention but two of the most important features of this era, have l’impasse anthropologique actuelle à propos du concept de culture”, notre traduction. 108 Nous avons étudié certaines définitions plus en amont dans le présent ouvrage, en mettant en lumière que celles-ci présentaient néanmoins des défauts non négligeables.
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profound and lasting effects on the concept of the individual. It is here, in the cultural construction of the person, rather than in the ‘objective’ changes of cultural boundaries and content, that the battle over political identifications is being fought. »109 Ainsi donc, c’est l’individu lui-même qui constituerait le terrain de lutte politique ultime, et nous serions en train de passer d’un enjeu groupal ou communautaire à des enjeux purement individuels. Si cette photographie contemporaine proposée par Eriksen, mérite bien sûr que l’on s’y attarde dans ses détails, il n’en reste pas moins que la culture n’est alors plus du tout un réel univers traditionnel et authentique que l’on souhaite conserver ou protéger, mais plutôt une sorte de référent commode vers lequel on peut se tourner en fonction des enjeux de la situation dans laquelle on se trouve. En d’autres termes, les individus auraient devant eux un tableau de bord, avec un certain nombre d’options à active en fonction des situations de communication ou de progression stratégique, et la culture ne devient qu’un référent sémiotique parmi d’autres qui permet de faire sens ou d’atteindre des objectifs. Ainsi, la carte culturelle – et c’était bien là l’intuition de Sarangi – n’est qu’une carte parmi d’autres dans le grand jeu de cartes des identifiants et des masques sociaux. Cependant, une telle proposition ne fonctionne que si l’individu est véritablement libre et est en capacité de choisir la carte culturelle en fonction des situations d’interaction. Si les intérêts de plusieurs individus ou groupes d’individus sont en concurrence, la carte culturelle devient un masque commode, qui non seulement empêche de voir ce qui se cache derrière le concept de culture, 109
Thomas Eriksen, op. cit., p. 118 ; “il y a de bonnes raisons de penser que l’implosion actuelle des différences culturelles, ainsi que l’explosion concomitante de nouvelles technologies de communication, pour ne citer que deux des plus importantes particularités de notre époque, ont toutes deux des effets profonds et durables sur le concept d’individu. C’est ici, dans la construction culturelle de la personne plutôt que dans les changements ‘objectifs’ des frontières et contenus culturels, que se joue la bataille de l’identification politique”, notre traduction.
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mais qui permet également une rassurante cécité quand on refuse précisément de voir quelles agressions sont commises au nom de la culture. Pour Unni Wikan, qui a formulé une critique argumentée et extrêmement pertinente de la situation de populations migrantes dans certaines sociétés occidentales, et plus particulièrement en Norvège, la culture peut devenir un instrument politique de discrimination et de couverture pour certains traitements inhumains : « In practical life, problems arise that open the way for power abuse and cultural fundamentalism. The concept of ‘culture’ at the base of these policies was hollow: it rested on the assumption that to each culture there is a single people that speaks with a common voice; ordinary human contention, not to speak of oppression and power abuse, were absent from this rosy notion of culture. Hence any spokesman could speak on behalf of ‘the culture’; and many did. »110 Les travaux de Wikan nous amènent à réfléchir de façon très sérieuse sur les implications pratiques et politiques du concept de culture, et ont pour avantage de nous permettre de rentrer dans des enjeux extrêmement importants. Car si la culture est un discours utilisé pour mettre en place une reconstruction sémiotique de la vie quotidienne, nous pouvons maintenant cerner à quel point son utilisation confuse dans un certain nombre de cas, sur la base notamment de l’optique culturaliste qui constitue précisément son achèvement le plus logique, peut avoir un impact extrêmement grave sur des vies humaines. Ce que Wikan rappelle ici, c’est que 110
Unni Wikan, Generous betrayal. Chicago, The University of Chicago Press. 2002, p. 63 ; “dans la vie de tous les jours, des problèmes surviennent et ouvrent la voie à l’abus de pouvoir et au fondamentalisme culturel. Le concept de ‘culture’ à la base de ces politiques était creux : il reposait sur la supposition qui veut que pour chaque culture, il y a une seule personne qui parle d’une voix commune ; la discorde humaine ordinaire, sans même parler d’oppression ou d’abus de pouvoir, était absente de cette notion naïve de culture. Ainsi, n’importe quel porteparole pouvait s’exprimer au nom de ‘la culture’, et plusieurs l’ont fait”, notre traduction.
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n’importe qui peut toujours parler au nom de la culture, et que l’utilisation de cette carte sert souvent des desseins qui sont autres. Mais l’anthropologue norvégienne va plus loin, notamment en expliquant que ce sont les sociétés elles-mêmes, et occidentales en particulier, qui ont développé une conceptualisation si relativiste du concept de culture qu’elles se refusent dorénavant, sur la base de cette tolérance sourde et aveugle, d’intervenir auprès ou de dialoguer avec certains migrants ou certaines communautés de migrants, par peur d’être considérées comme non respectueuses d’une culture différente. Dans un tel contexte, utiliser la carte culturelle devient le réflexe le plus simple et le plus percutant, en ce qu’il permet de ne pas avoir à justifier d’une attitude questionnable, ou de mettre en lumière des problèmes d’éducation ou de maltraitance qui n’ont plus rien à voir avec le concept de culture. Pour Wikan, qui plus est, la culture empêche le dialogue et la compréhension : « ‘Culture’ had become an obstacle to understanding, a stumbling block; and the more people struggled to avoid it, the more likely they were to get caught. It was as if ‘culture’ unmercifully trapped well-meaning, caring individuals who wanted nothing more than to do the right thing and live by high principles; but in their efforts to do precisely that, they were hooked by the very concept to which they looked for guidance. And so many felt not just lost but let down and bewildered. » 111 Ici, Wikan fait écho à Nussbaum, qui précise que ce n’est pas parce qu’un comportement est labellisé comme « culturel » qu’il faut 111
Unni Wikan, op. cit., p. 75 ; “la ‘culture’ était devenue un obstacle pour la compréhension, une pierre d’achoppement, et plus les personnes luttaient pour l’éviter, plus elles avaient de chance d’être prises. C’était comme si la ‘culture’ piégeait sans aucune pitié les individus bien intentionnés qui ne souhaitaient rien d’autre que de faire de bonnes actions et de vivre sur la base de principes estimables ; mais elles furent justement attrapées par le concept vers lequel elles se tournaient, précisément en raison des efforts fournis pour l’atteindre. Et beaucoup s’en trouvèrent non seulement abandonnés, mais également confus”, notre traduction.
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nécessairement le conserver, sous prétexte de préserver la richesse des comportements humains : quand un comportement produit de la souffrance, il n’y a aucune raison intellectuelle suffisante qui en permette la reproduction. Car c’est bien là le problème de la carte culturelle : si elle permet parfois de masquer ou de dissimuler, elle peut aussi devenir un véritable appât, une lumière aveuglante qui va attirer jusqu’aux personnes les plus naïves et les plus respectables, en oubliant que ce qui se cache derrière la culture peut être potentiellement destructeur. Prenons par exemple l’excision, qui est une pratique que d’aucuns pourraient qualifier de résolument culturelle : doit-on pour autant la préserver et la reproduire, sous prétexte que celle-ci appartient à des coutumes qui témoignent de la diversité d’adaptabilité et d’invention sociétale humaine ? Les questions éthiques fondamentales doivent-elles nécessairement être sacrifiées sur l’autel sanguinolent du supermarché de la richesse des comportements humains ? La quantité du divers est-il nécessairement un gage de qualité et de pertinence ? C’est précisément ce que questionne également Alain Finkielkraut : « La tolérance contre l’humanisme : ainsi pourrait-on résumer le paradoxe d’une critique de l’ethnocentrisme qui aboutit à centrer tout individu sur son ethnie. Ne parler de culture qu’au pluriel, en effet, c’est refuser aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi. » 112 C’est précisément l’un des nombreux désavantages de la carte culturelle comme masque : elle postule une incommensurable différence des êtres humains en fonction de leurs modes de vie et de leur lieu d’origine, incapables qu’ils seraient alors de communiquer, converser, échanger ou même commercer. Avec un tel raisonnement, des projets ambitieux (mais non dénués de failles !) comme le rassemblement de nations différentes pour 112
Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée. Paris, Gallimard. 1987, p. 123.
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poursuivre des intérêts communs, comme cela est le cas pour l’Union Européenne, serait purement impossible ; et la mondialisation elle-même ne pourrait être que pure science-fiction. Or, comme nous pouvons le constater quotidiennement, il n’en est absolument rien : la réalité pragmatique de la vie quotidienne nous indique que malgré les différences, une grande majorité d’individus parviennent à échanger, à interagir et à dialoguer de manière constructive sans avoir à s’arrêter au sas de la culture et de ses éléments dissemblables. Tout simplement parce que, précisément, comme nous l’avons vu au tout début de cet ouvrage, nous constituons une seule et même espèce, dont les individus et groupes d’individus tentent tous peu ou prou d’apporter des réponses signifiantes à des questions qui nous sont communes. L’un des nombreux autres problèmes de la carte culturelle est qu’elle produit de la discrimination, et qu’elle fait donc le distinguo entre différents types d’êtres humains en fonction de leur ethnie, de leur mode de vie, de leurs habitudes comportementales ou de ce qui est perçu comme d’authentiques traditions à préserver. C’est aussi le cas dans le traitement des populations migrantes dans nos sociétés occidentales, comme le souligne assez justement Unni Wikan : « Immigrants are largely perceived as products of culture. They are perceived as caught in the grip of culture and therefore unable to exercise independent judgment. But they are thereby deprived of motivation and intention, yes, even of folly and stupidity – basic human traits. It is disrespectful and really quite degrading. Unfortunately, immigrants themselves often contribute to such degradation. By constantly invoking ‘culture’ as explanation (and excuse) for their behavior, they belittle themselves as acting, thinking, willful human beings; and they run down the very qualities that have brought them here: initiative, courage, perseverance. » 113 113
Unni Wikan, op. cit., p. 81 ; “Les immigrants sont largement perçus comme des produits de culture. Ils sont vus comme pris dans la toile de la culture et donc incapables d’exercer un jugement indépendant. Mais ce
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Ainsi donc, la culture comme joker deviendrait un handicap pour tout être humain, qu’il soit en situation de migration ou ressortissant d’un pays d’accueil : le discours culturel permettrait bel et bien d’empêcher les dialogues, alors même que, particulièrement dans la situation de migration et d’installation dans un pays d’accueil, ceux-ci sont nécessaires, voire cruciaux. Si nous estimons que le discours de Wikan, qui peut avoir tendance à généraliser les populations immigrantes en oubliant les jeux de pouvoir qui sont également à l’œuvre au sein des populations et communautés migrantes, pour faire écho aux travaux d’Eriksen, il n’en reste pas moins que les problèmes soulevés sont épineux. Car dans une situation aussi complexe que celle des migrations et de l’accueil dans des pays d’installation, la tension va nécessairement engendrer un certain nombre de réflexes de repli identitaire, d’un côté comme de l’autre de la situation d’accueil. Le problème est précisément que la carte culturelle nous rend littéralement paranoïaques : à partir du moment où le culturalisme est le discours dominant, tout devient culturel – y compris d’ailleurs les théories à propos de la culture, ce qui peut provoquer une mise en abyme aussi ridicule qu’inopérante. Pour Joana Breidenbach et Pal Nyiri, nous vivons dans une période d’hallucination collective, où la mondialisation et l’attrait des discours à propos de la culture nous conduisent à voir d’abord du culturel là où il peut y avoir de l’injustice, de la souffrance ou toute autre chose qui n’aurait aucun lien avec les enjeux à analyser : « The idea of culture as a straitjacket of values that make people act in a certain way – as opposed to viewing it as a faisant, ils se retrouvent dépourvus de motivation et d’intention et même, disons-le, de folie et de stupidité, soit de traits humains basiques. C’est irrespectueux et plutôt dégradant, à vrai dire. Malheureusement, les immigrants eux-mêmes contribuent souvent à cette dégradation. En invoquant constamment la ‘culture’ comme une explication (et une excuse) pour leurs comportements, ils se rabaissent eux-mêmes en tant qu’êtres humains agissants, pensants et dotés de volonté, et dénigrent précisément les qualités qui les ont amenés ici, à savoir l’initiative, le courage et la persévérance”, notre traduction.
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changing system of meaning, which individuals deploy selectively to make sense of the world and justify their choices – persists, despite obvious evidence to the contrary. In fact, the global proliferation of cultural revival movements as a tool for the empowerment of marginalized populations has added to the appeal of this discourse. » 114 Breidenbach et Nyiri mettent en lumière le fait qu’in fine, c’est bien l’aspect du discours de la culture et des autres discours qu’il charrie qui permettent d’en faire un joker qu’il est utile et intéressant de jouer, en fonction des contextes. En se penchant sur un certain nombre d’exemples très complexes, comme celui de la cause tibétaine ou la construction de barrages en Chine ou au Zimbabwe par exemple, pour ne citer que ces cas, Breidenbach et Nyiri montrent à quel point la culture est en embuscade partout, dans tous les faits divers, les projets de développement ou les rapports économiques du monde actuel. Malgré son goût amer derrière une douceur apparente, la sauce culturelle s’accommode à peu près avec tout et permet de rehausser la saveur de n’importe quelle situation d’interaction. Le problème est que ce super condiment des sciences humaines et sociales devient d’autant plus complexe à utiliser quand deux jokers s’entrechoquent et que la situation invite à devoir trancher entre deux « cultures » : « Whose culture are we, in the end, supposed to protect ? That of the village, the ethnic group, the province, or the nation ? How much change can occur before tradition ends ? What is the price of maintaining tradition to locals, prevented from having flushing toilets, and outsiders, if they 114
Joana Breidenbach & Pal Nyiri, Seeing culture everywhere. Seattle, University of Washington Press. 2009, p. 76 ; “L’idée d’une culture pensée comme une camisole de valeurs qui ferait agir les personnes d’une certaine manière persiste, malgré les évidentes preuves du contraire, en opposition avec une culture vue comme un système de signification changeant que les individus déploient de manière sélective afin de faire sens du monde et de justifier leurs choix. En fait, la prolifération mondiale de mouvements de renouveau culturel, utilisés comme outil d’émancipation par des populations marginalisées, a ajouté à l’attrait de ce discours”, notre traduction.
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are hindered in their freedom to move where they can make a better living ? But can higher incomes, better health, and more education be achieved in situations where a traditional lifestyle with the social networks that sustain it is suddenly disrupted ? » 115 Breidenbach et Nyri rappellent douloureusement ce que les travaux d’Eriksen, de Wikan et de Finkielkraut mettent également en exergue : à plusieurs égards, la carte culturelle peut avoir des effets néfastes, voire criminels, et ne permet absolument pas de répondre de manière opérante et pertinente aux défis complexes qui sont en jeu dans un contexte de mondialisation où, effectivement, des sociétés diverses et des modes de vie en concurrence sont invités à cohabiter dans des situations de tension extrême, avec pour toutes les populations concernées, des enjeux de développement économique, d’éducation et d’accès aux ressources. En oubliant que la culture est avant tout irrémédiablement liée à ces questions, et que son utilisation peut en devenir toxique à plusieurs égards, nous feignant de ne pas voir ce qui devient alors une évidence, à savoir le fait que la culture est un instrument de pouvoir.
3.4 La culture comme instrument de pouvoir Choisir d’utiliser le joker culturel, par passivité complice ou par stratégie d’intérêt, c’est reconnaître le fait que le concept de culture peut servir des desseins qui créent des situations de pouvoir, avec ceux qui l’exercent et ceux qui y sont soumis. Accepter d’adopter 115
Joana Breidenbach & Pal Nyiri, op. cit., p. 90 ; “Pour finir, quelle culture s’agit-il de protéger ? Celle du village, du groupe ethnique, de la province ou de la nation ? Combien de changements peuvent survenir avant que la tradition s’éteigne ? Quel est le prix du maintien de la tradition pour des locaux, que l’on protège des toilettes à chasse d’eau, ainsi que pour les marginaux, s’ils sont empêchés dans leur liberté de voyager là où ils peuvent vivre une vie meilleure ? Mais des revenus plus élevés, une santé meilleure et une éducation accrue peuvent-ils être atteints dans des situations où un mode de vie traditionnel et les réseaux sociaux qui le soutiennent sont soudainement détruits ?”, notre traduction.
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un regard critique sur le concept de culture, comme nous le faisons, c’est avant tout accepter le fait que les discours angéliques à propos de la diversité culturelle et de l’interculturalité dissimulent peut-être, même sans le savoir, un certain nombre de mécanismes qui n’ont pour autre effet que de confier à certains groupes dominants un pouvoir considérable, tout en privant d’autres groupes de ce même pouvoir – au moins dans un certain nombre de situations sociales ou politiques. Ces situations sont d’autant plus reconnaissables que nos sociétés contemporaines sont soumises à une véritable économie de marché identitaire, qui se traduit par une multiplication de groupes qui revendiquent tous, pour des raisons différentes, une appartenance culturelle vécue et/ou mise en scène comme authentique, et qui invitent les Etats à la surenchère concernant la gestion de la diversité, et les manières variées de s’ey prendre. Pour Rogers Brubaker, le problème vient du fait que les individus s’organisent légitimement en groupes afin de faire entendre un certain nombre de revendications, et que les Etats se retrouvent à devoir gérer ces groupes de manière éthiquement discutable, tout simplement parce qu’ils reconnaissent ces groupes comme des entités légitimes : « This is what I call groupism : the tendency to take discrete, sharply differentiated, internally homogneneous and externally bounded groups as basic constituents of social life, chief protagonists of social conflicts, and fundamental units of social analysis. In the domain of ethnicity, nationalism and race, I mean by ‘groupism’ the tendency to treat ethnic groups, nations and races as substantial entities to which interests and agency can be attributed. »116 116
Rogers Brubaker, « Ethnicity without groups ». In : Archives européennes de sociologie, XLIII (2), 163-189. 2002, p. 164 ; “C’est ce que j’appelle le groupisme, à savoir la tendance à considérer des groupes discrets, précisément différenciés, homogènes de l’intérieur et délimités à l’extérieur, comme les composantes de base de la vie sociale, les protagonistes principaux des conflits sociaux, et les unités fondamentales de l’analyse sociale. Dans les domaines de l’ethnicité, du nationalisme et de la race, j’entends par ‘groupisme’ la tendance de traiter les groupes ethniques, les nations et les races comme des entités substantielles à qui l’on peut attribuer des intérêts et une capacité d’action”, notre traduction.
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Nous rejoignons Brubaker dans sa critique de cette tendance au groupisme, dans la mesure où cette perspective met totalement de côté le libre-arbitre possible des individus et leur capacité à changer ces fameux groupes, ou même à n’adhérer qu’à une partie des valeurs qui pourraient être véhiculées par un groupe – ou pour les représentations que ses membres ou non-membres peuvent en avoir. Pour Brubaker, cela va plus loin, car ce sont les sciences humaines et sociales dans leur ensemble qui seraient contaminées par ce véritable virus épistémologique, ce qui alors aurait entraîné l’évolution et le développement d’un certain nombre de théories et de concepts. Encore une fois, Brubaker précise qu’il s’agit, dans tout travail d’enquête ou de recherche, ou même dans toute tentative de curiosité citoyenne, d’adopter un point de vue critique qui doit permettre de saisir les enjeux de ce que nous voulons dire lorsque nous employons une catégorie sociale pour décrire le monde dans lequel nous vivons. Comme les mots ont un sens (voire plusieurs, justement) et que les discours ont un impact considérable sur la conduite de la vie sociale ; pis encore, c’est précisément par l’intermédiaire de ces discours que le pouvoir s’introduit assez naturellement dans les jeux culturels ou ethniques : « Coding and framing practices are heavily influenced by prevailing interpretive frames. Today, ethnic and national frames are accessible and legitimate, suggesting themselves to actors and analysts alike. This generates a ‘coding bias’ in the ethnic direction. And this, in turn, may lead us to overestimate the incidence of ethnic conflict and violence by unjustifiably seeing ethnicity everywhere at work (…). Actors may take advantage of this coding bias and of the generalized legitimacy of ethnic and national frames, by strategically using ethnic framing to mask the pursuit of clan, clique or class interests. The point here is not to suggest that clans, cliques or classes are somehow more real
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than ethnic groups, but simply to note the existence of structural and cultural incentives for strategic framing. » 117 Brubaker fustige en definitive ce que Breidenbach et Nyiri relèvent pour la culture : en voyant de l’ethnicité, de la culture, de la race ou de la nation partout, nous finissons par appliquer, reproduire et laisser agir des cadres qui servent des enjeux de pouvoir qu’il peut devenir difficile de définir dans le cadre de situations complexes. Au moment où nous écrivons cet ouvrage, par exemple, l’Europe est secouée par le spectre d’une guerre civile en Ukraine, et qui opposerait dans les discours des médias des séparatistes pro-russes soutenus par la Russie, désireux de renverser un gouvernement qui s’était pourtant établi sur la base d’un mouvement de révolte soutenu par les Etats-Unis et l’Union Européenne, avec déjà une différence note au niveaux de la distribution des bons et des mauvais rôles. Pourtant, il y a fort à parier que dans cette situation également, ce sont les catégories (russophones contre nonrussophones) qui sont agitées afin de regrouper les populations dans des ensembles discursivement manipulables, sans tenir compte des éventuelles nuances et différences internes à ces groupes, et en masquant de façon délibérée les similitudes entre ces groupes. L’enjeu, dans ce cas précis, est évidemment politique ; mais dans de cas apparemment plus anecdotiques, cela reste la même chose. Breidenbach et Nyiri interrogent justement 117
Rogers Brubaker, op. cit., p. 174 ; “Les pratiques de codage et de catégorisation sont profondément influencées par des cadres interprétatifs prédominants. De nos jours, les cadres ethniques et nationaux sont accessibles et légitimes et s’insinuent chez les acteurs tout comme chez et les analystes. Ceci génère un ‘biais de codage’ en faveur de l’ethnicité et risque en retour de nous encourager à surestimer l’incidence du conflit et de la violence ethnique en voyant de l’ethnicité en action partout et sans justification (…). Les acteurs peuvent tirer parti de ce biais de codage, ainsi que de la légitimité généralisée des cadres ethniques et nationaux, en utilisant de manière stratégique les cadres ethniques pour masquer la poursuite d’intérêts de clan, de clique ou de classe. Le but ici n’est pas de suggérer que les clans, les cliques et les classes sont d’une certaine manière plus réels que les groupes ethniques, mais simplement de noter l’existence d’incitations structurelles et culturelles au cadrage stratégique”, notre traduction.
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l’utilisation de ces catégories, et appellent leurs lecteurs à faire de même : « Most of the time cultural characteristics become the center of discussions, it is claims by spokespeople of particular ‘communities’ or ‘experts’ we rely on. Question their authority! Are they self-appointed, democratically elected by a majority of those they speak for, or do they have some other source of real legitimacy ? Can they credibly represent nondominant members of the group – for example, women, children, homosexuals, or the disabled ? » 118 En posant la question de cette façon, Breidenbach et Nyiri transforment l’essai proposé par Brubaker et posent les bases opérationnelles d’une remise en question de cette fâcheuse tendance au groupisme. Ils attirent notamment l’attention sur le fait qu’au sein de soi-disant « groupes culturels » ou « groupes qui se battent pour des droits culturels » (si tant est que ce genre de chose puisse avoir d’ailleurs une quelconque légitimité intellectuelle, politique ou éthique), il peut exister d’autres types de catégories sociales ou sociétales qui, elles, peuvent être soumises malgré elles à une voix soi-disant représentative, sans pour autant participer aux enjeux politiques dont ils risquent plus tard de faire les frais. Malheureusement, c’est souvent sous couvert de bonne volonté et de gestion éthique de la diversité que certains discours vont continuer d’ignorer les autres représentants de groupes soi-disant culturels, tout simplement parce que le focus est mis quasi exclusivement sur l’aspect culturel, et qu’alors, plus rien d’autre ne 118
Joana Breidenbach & Pal Nyiri, Seeing culture everywhere. Seattle, University of Washington Press. 2009, p. 344 ; “La plupart du temps, les caractéristiques culturelles deviennent le centre des discussions et constituent les revendications de porte-paroles de ‘communautés’ ou d’’experts’ particuliers sur lesquels nous nous reposons. Remettez en question leur autorité ! Sont-ils auto-désignés, élus démocratiquement par une majorité de ceux qu’ils représentent, ou ont-ils une autre quelconque autre source de légitimité ? Peuvent-ils représenter de manière crédible les membres non-dominants du groupe, comme par exemple les femmes, les enfants, les homosexuels ou les handicapés ?”, notre traduction.
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peut réellement compter à partir du moment où l’on se plie à la logique culturaliste. C’est le cas par exemple chez Bhikhu Parekh, théoricien politique indien réputé et abondamment cité dans la littérature interculturelle, dans la mesure où ses travaux semblent inviter à la tolérance, au respect de la diversité et à tous les poncifs optimistes traditionnellement attribués à la culture comme richesse et comme expression essentielle de l’humanité de l’homme. Ainsi, pour Parekh, ce qui compte est l’acceptation de la spécificité des groupes à travers ce qu’il appelle la politique de la reconnaissance. Si la position par trop universaliste de la France est largement critiquée dans ses travaux (comme dans ceux de nombreux théoriciens politiques qui ont pensé la question de la gestion de la diversité), Parekh s’inscrit exactement dans la mouvance critiquée notamment par Chokr, à savoir le fait qu’il ne puisse y avoir de hiérarchisation et de comparaison possible entre différents modes de vie culturels : « The idea that different ways of life can be grade dis equally untenable. It presupposes that a way of life can be reduced to a single value or principle, that all such values or principles can in turn be reduced to, and measured in terms of, a single master value or principle, and that the good can be defined and determined independently of the agents involved. » 119 Les travaux de Parekh sont éloquents, dans la mesure où ils montrent non seulement que la culture peut devenir un instrument de pouvoir au sein des groupes culturels ou entre eux, mais également que le culturalisme suppose un totalitarisme relativiste quasiment aveugle. Parekh semble confondre hiérarchisation et 119
Bhikhu Parekh, Rehinking multiculturalism. Cambridge, Harvard University Press. 2000, p. 48 ; “L’idée que différents modes de vie puissent être classés est tout autant intenable. Elle présuppose qu’un mode de vie peut être réduit à une seule valeur ou un seul principe, que tous ces valeurs et principes peuvent être en retour être réduits et mesurés à l’aune d’une seule valeur ou d’un seul principe de référence, et que le bien peut être défini et déterminé indépendamment des acteurs impliqués”, notre traduction.
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réductionnisme, et refuse la comparaison dans la mesure où chaque système culturel ne pourrait être comparé qu’avec lui-même. Postulant l’identique comme seul discours possible, tout en postulant dans le même temps l’irréfutable diversité des groupes humains, Parekh ouvrent un paradoxe en forme de plaie béante dans la gestion politique de la diversité et refuse de la refermer. Par ailleurs, il écarte du champ politique la notion éthique du bien et de la manière dont il peut et doit être pensé au sein des sociétés, laissant par là-même le champ libre au culturalisme comme théorie de pouvoir de fait. En d’autres termes, si j’estime qu’un viol est par exemple absolument inexcusable et ne correspond pas à la représentation éthique que je me fais du bien, et qu’un viol est commis dans un groupe culturel différent du mien (si tant est que des groupes culturels délimités existent, par ailleurs), et qu’une élite de ce groupe, pour reprendre les soupçons de Breidenbach et Nyiri me dit que le viol n’est pas considéré comme une mauvaise chose dans ce groupe, je n’aurai aucun moyen d’évaluer ou de juger la situation, et encore moins de secourir la victime, dans la mesure où cette victime ne sera même pas considérée comme telle dans ce groupe. Cet exemple peut être assorti d’éléments plus réalistes, comme par exemple le mariage de fillettes dans un certain nombre de sociétés ; dans l’équation de Parekh, la souffrance n’existe pas au sein des groupes culturels, et le bien est équitablement réparti dans chaque société, comme si ces sociétés étaient d’ailleurs gérées de façon représentative et démocratique. A partir du moment où Parekh part de cette base, malgré évidemment des écrits qui ont bien pour but de pouvoir encourager et structurer la tolérance et le respect de la diversité, il commet d’autres erreurs. Bien sûr, Bhikhu Parekh n’est pas un monstre qui souhaite étouffer les individus au sein de leurs groupes culturels, mais il s’agit ici de montrer que même les plus grands penseurs de la diversité, piégés qu’ils sont par la culture comme catégorie sociale parmi d’autres, peuvent en fait sans le vouloir ou le savoir encourager à établir des systèmes d’oppression culturaliste. L’un des problèmes de Parekh, notamment, est qu’en postulant le culturalisme comme point de départ de toute vie humaine, il amoindrit considérablement le socle humain commun et les possibles similarités qui rassemblent les divers groupes : 120
« Cultures are not superstructures built upon identical and unchanging foundations, or manifestations of a common human essence, but unique human creations that reconstitute and give different meaning and orientation to those properties that all human beings share in common, add new ones of their own, and give rise to different kinds of human beings. Since human beings are culture-creating and capable of creative self-transformation, they cannot passively inherit a shared nature in the same way that animals do. »120 Plusieurs éléments méritent d’être commentés dans cette citation de Parekh, notamment le principe élémentaire qui voudrait que les cultures semblent se substituer à la nature humaine en déterminant et en créant des facultés, au fur et à mesure de leurs évolutions. Certes, il est évident que l’être humain est doté de capacités créatrice puissantes, ne serait-ce qu’au niveau des techniques ou des manières de reconstruire du sens, mais c’est ici la culture qui semble être l’agent principal des êtres humains, dans la mesure où elle déterminerait leur vie, le sens qu’ils donnent au monde et leurs relations aux autres. Malgré le fait que Parekh définisse les êtres humains comme des êtres capables de créer de la culture, sans d’ailleurs en détailler le processus complexe, ces cultures ellesmêmes semblent en retour créer différentes sortes d’êtres humains ; de surcroît, Parekh refuse d’admettre précisément que ces cultures ne sont que des réponses diverses à des questions similaires. Comment ne pas voir, dans les rites et rituels autour de la fin de vie, la question métaphysique de la fin et du sens de la vie, partagée par absolument tous les êtres humains sur cette planète, 120
Bhikhu Parekh, op. cit., p. 122 ; “Les cultures ne sont pas des superstructures construites sur des fondations identiques et inchangées, ou bien encore des manifestations d’une essence humaine commune, mais des créations humines uniques qui reconstituent et donnent du sens et des orientations différents aux propriétés partagées par l’ensemble des êtres humains, tout en ajoutant de nouvelles propriétés propres et en faisant émerger différents types d’êtres humains. Dans la mesure où les êtres humains sont des créateurs de culture capables d’auto-transformation créative, ils ne peuvent pas hériter passivement d’une nature commune comme le feraient les animaux”, notre traduction.
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depuis que l’homme existe ? Comment affirmer le fait que les êtres humains n’héritent pas passivent d’une nature commune, alors même que nos capacités biologiques ne varient absolument pas d’une société à une autre ? En partant de ce culturalisme pour le moins extrémiste, Parekh ne peut donc admettre le fait qu’il existe des valeurs de bien qui puissent être transmissibles d’une culture à une autre, éliminant par là-même les questions cruciales de justice sociale, politique et économique : « Respect or human dignity requires that we should not humiliate or degrade others or treat them in a cruel and demeaning manner. What constitutes humiliation or cruelty, however, varies with cultures and cannot be universally legislated. » 121 En allant aussi loin, Parekh tombe dans le piège le plus sombre du relativisme culturel, et transforme la culture en une prison dont les êtres humains seraient incapables de sortir, ignorant par là-même les différents transferts culturels qui ont cours entre société, où la façon qu’ont certains individus de se déraciner d’une culture à une autre. Pis encore, il met son lecteur face à un insoutenable paradoxe : si le respect et la dignité humaine doivent être érigés en principes fondamentaux, au-dessus des différences culturelles, les traitements cruels ou dégradants peuvent eux, en revanche, bénéficier de l’excuse culturelle. Ce faisant, Parekh est pris au piège de la toile qu’il a lui-même tissée : en effet, si toute valeur est culturelle, le respect et la dignité sont elles-mêmes des valeurs culturelles qui ne peuvent être transposées d’une société à une autre – et la culture elle-même est bien un contexte qui est historiquement et « culturellement » situé, et donc qui ne saurait même pas être utilisée pour décrire des pratiques de sociétés autres que celles qui ont permis d’enfanter le concept lui-même !
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Bhikhu Parekh, op. cit., p. 135 ; “Le respect et la dignité humaines demandent de ne pas humilier ou dévaloriser les autres, ou encore de les traiter de façon cruelle et dégradante. En revanche, ce qui constitue l’humiliation ou la cruauté varie suivant les cultures et ne saurait être soumis à une législation universelle”, notre traduction.
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Comme nous pouvons le voir, le relativisme culturel transforme la culture en une arme d’oppression massive, capable sur le papier de vanter les capacités créatrices des individus, tout en interdisant l’intervention de tiers extra-culturels dans des cas de violence et d’atteinte à la personne humaine, tout simplement parce que l’étrangéité aux coutumes culturelles ne permet ni de juger, ni d’apprécier la situation. Pour Parekh, le respect et la célébration de la diversité constituent une valeur cardinale si incontournable qu’il devient alors impossible de ne pas considérer la culture comme la source de politiques littéralement totalitaires. Certes le but de Parekh est bien de proposer la création d’une politique multiculturaliste qui serait selon lui la seule carte à jouer dans la gestion de la diversité, et les travaux qu’il a produits jusqu’alors permettent de donner au multiculuralisme un certain nombre d’atouts majeurs ; cependant, en partant d’une définition de la culture aussi absolutiste, Parekh rend le projet politique du multiculturalisme littéralement insoluble, dans la mesure où les Etats qui hébergent des sociétés ou groupes culturels différents sont eux-mêmes le fruits d’histoires riches ou se sont jouées précisément des tensions entre communautés – et les systèmes politiques et législatifs qui en résultent sont précisément le fruit de ces tension, et souvent le fruit de victoires de certaines communautés sur d’autres. L’un des problèmes vient particulièrement du fait que Parekh ignore de manière assez éclatante les problématiques liées au pouvoir, ainsi que la façon dont ce dernier peut se loger dans les recoins les plus insoupçonnables de la culture. Car, afin de mieux comprendre la manière dont la culture opère comme instrument de pouvoir, c’est ici le fonctionnement structurel du pouvoir qu’il convient d’étudier, comme le rappelle Luc Boltanski : « Le pouvoir tend ainsi (…) à être rationalisé, quelles qu’en soient les modalités, au sens où ses structures et on exercice sont soumis, au moins formellement, à des exigences de justification qui leur confèrent une certaine robustesse. C’est en effet en invoquant ces exigences que les détenteurs d’un pouvoir peuvent le revendiquer comme ‘légitime’, en contraignant par là ceux qui le contestent à monter en
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généralité de façon à soumettre à la critique les principes mêmes dont ils se réclament. » 122 En mettant en exergue le fonctionnement du pouvoir, Boltanski nous montre qu’il est fort aisé de considérer la culture comme un principe de justification en soi. C’est précisément ce que l’on pourrait opposer à Parekh : à partir du moment où la culture est perçue et construite comme seul élément de légitimation dans l’organisation sociale ou politique des sociétés, alors il devient impossible de le remettre en question, quels que soient les abus, à moins d’être un ressortissant de la culture en question. Fort heureusement, pour Boltanski, il existe des méthodes, notamment la montée en généralité, qui permet progressivement d’opérer des contestations ou des transformations du pouvoir en place. Mais en analysant le pouvoir comme processus spécifique, grâce aux travaux de Boltanski, nous pouvons isoler le culture comme instrument de pouvoir parmi d’autres, dans la mesure où elle peut être utilisée pour justifier des comportements de domination, dans la mesure où la domination est une forme oppressive du pouvoir. Cette conséquence relègue la culture au rang de « catégorie sociale parmi d’autres », et permet de se concentrer sur le fait que les jeux de pouvoirs sont, quant à eux, parfaitement transculturels, dans la mesure où ils prennent appui sur les diverses réponses des sociétés à des questions qui sont communes à toutes : « La capacité des êtres humains à vivre en société sera associée à l’existence chez tous les êtres humains de propriétés et de capacités qui pourront être spécifiées différemment selon l’anthropologie considérée (la rationalité ; la capacité à échanger des biens ; la capacité à communiquer en se soumettant à des exigences de pertinence ; la sympathie pour la souffrance d’autrui, la reconnaissance, etc.). La critique consistera alors à montrer en quoi l’ordre social existant ne permet pas aux membres, ou à certains d’entre eux, de réaliser pleinement les potentialités constitutives de leur humanité. Ces constructions doivent une grande part de leur force critique 122
Luc Boltanski, De la critique. Paris, Gallimard. 2009, p. 16.
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au fait de tabler sur une commune humanité et, par là, d’enfermer des exigences d’égalité de traitement entre les membres d’une même société. » 123 Ici, c’est bien l’idée de commune humanité, pour citer directement Boltanski, qui permet de sortir les individus de situations d’injustice potentielle dues au piège du relativisme culturel tel que défendu par Parekh. Ainsi, selon nous, la culture elle-même ne deviendrait plus nécessaire, dans la mesure où les propriétés de base permettraient de traiter un certain nombre de sujets, tout en tenant compte des particularités sociétales, des histoires transformatives et des variations individuelles ou locales. Si la culture est utilisable comme instrument de pouvoir, c’est d’abord parce que sa définition elle-même (ou plutôt ses essais de définition) la postule comme un ensemble de significations partagées par un groupe d’individus. A partir de cette base, tout est possible, dans la mesure où ces définitions pourraient ne jamais être transmissibles ou modifiables, tout en ne se suffisant qu’à ellemême et en étant soumise à l’incommensurable possibilité d’être comparées à d’autres. C’est précisément contre ce raisonnement toxique qu’il nous faut lutter, comme le précisent les travaux de Liah Greenfeld : « The definition of an identity as ethnic presupposes a belief that a person’s inclinations, attitudes and behavior are determined ascriptively, by the group to which one is born – which, in effect, means genetically – they are given, so to speak, in the blood. (…) Cultural perspectives which emphasize ethnic identity discount the individual as an independent social actor and the bearer of rights (…) and subordinate him or her to the group to which he or she objectively (namely in terms of one’s ascriptive characteristics and irrespective of one’s will) belongs. Such a celebration of ascriptive characteristics denies the individual the freedom of choice and the right of self-
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Luc Boltanski, op. cit., p. 28.
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determination, and makes an accident of birth, if not a census category, destiny. » 124 Les travaux de Greenfeld nous permettent d’attirer l’attention sur la façon dont le concept de culture, dans son acception résolument relativiste, peut être utilisé pour justifier de l’exercice d’un pouvoir ou d’une domination sur les individus ou sur certaines catégories d’individus. Comme le souligne Greenfeld, la culture devient alors le bourreau des individus, dans la mesure où ceux-ci se retrouvent dès la naissance emprisonnés dans une catégorie de classification qu’ils n’ont pas choisi, et qui risquent de les transformer en victimes d’un système qui pourrait être très bien les opprimer de façon durable. En acceptant d’utiliser le concept de culture avec ces limites, les acteurs comme les chercheurs reproduisent de façon dangereuse des risques avec lesquels ils seraient probablement tous en désaccord, mais qui sont pourtant bel et bien présents au niveau politique. Pour ces raisons, entre autres, force est de constater que la culture, loin d’ouvrir les perspectives sur la richesse et la diversité, devient un joker nuisible susceptible de masquer, de produire ou de reproduire des situations de violence. De surcroît, comme nous l’avons vu précédemment, les confusions notionnelles qui permettent la superposition des concepts de culture, de nation, d’identité ou même d’ethnie (au sens anthropologique du terme) donnent à la culture un pouvoir considérable : celui d’un change124
Liah Greenfeld, « Democracy, ethnic diversity and nationalism ». In : Kjell Goldman, Ulf Hannerz & Charles Westin, Nationalism and internationalism in the post cold-war era : 25-36. London, Routledge. 2000, p. 26 ; “La définition d’une identité comme ethnique présuppose la croyance d’une détermination attributive des inclinaisons, attitudes et comportements d’une personne par le groupe dans laquelle elle est née, dont en fait une détermination génétique ; elles sont données par le sang, pour ainsi dire. (…) Les perspectives culturelles qui accentuent l’identité ethnique ignorent l’individu comme un acteur social indépendant et un possesseur de droits (…) et le subordonnent au groupe auquel il appartient objectivement, c’est-à-dire à travers ses caractéristiques attributives, sans tenir compte de sa volonté. Une telle célébration des caractéristiques attributives prive l’individu de la liberté de choix et du droit à l’autodétermination, et fait une destinée d’un accident de naissance, voire d’une catégorie de recensement”, notre traduction.
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forme dont l’adaptabilité n’a d’égale que la profondeur de ses racines épistémologiques et de l’impact de ses possibles conséquences. Toutefois, en sciences humaines et sociales, il n’est pas usuel de laisser un change-forme perturber les études des sociétés ou des fonctionnements qui les animent, dans la mesure où nous avons besoin de discours précis pour observer les mécanismes à l’œuvre et leurs enjeux au sein des interactions sociales. En outre, il est du devoir de chacun, qu’il soit scientifique, acteur politique ou simple citoyen, de prendre garde aux discours qu’il véhicule et aux termes qu’il emploie, afin de ne pas prendre le risque de transmettre des comportements qui, tels des virus, pourraient permettre la reproduction de formes de domination ou de discrimination. Cependant, ces considérations par ailleurs déjà suffisamment complexes se retrouvent enrichies par une autre composante, dont l’impact est loin d’être négligeable dans l’inflation du concept de culture, à savoir les sciences économiques, et plus particulièrement le marketing.
3.5 Le grand marché de la culture La culture n’est pas simplement un concept en sciences humaines et sociales ; à plusieurs égards, elle est également un phénomène de mode, et donc de facto un phénomène économique à étudier comme tel. C’est un fait, la culture fait vendre : qu’il s’agisse de pâtes italiennes traditionnelles, de fajitas à faire soimême selon une authentique recette mexicaine ou de produits charcutiers du terroir, la provenance des produits que nous retrouvons sur les marchés ou dans les supermarchés devient un argument de vente qu’il ne faut pas négliger. Car en tant qu’acteur social et en tant que citoyen, le consommateur fait dans les grandes surfaces ce qu’il fait chez lui ou sur son lieu de travail : il reconstruit une sémiotique de la vie quotidienne à l’aide des ressources signifiantes à sa disposition. Partant de cela, faire vendre un produit demande des ressources sémiotiques qu’il s’agit de mettre à disposition du client potentiel, afin que celui-ci sente que ce produit lui correspond, parce qu’il fait sens, au sens strict du terme. Pour Gilles Lugrin, la sémiotique permet justement à toute 127
communication de marché d’orienter le sens que le consommateur ciblé sera tenté de faire face au produit qui lui est présenté : « Parce que la sémiotique est capable de simuler les effets de signification, elle permet la sélection des outils de communication les mieux adaptés aux objectifs que l’entreprise s’est fixés ; des connaissances sémiotiques permettent de sélectionner les outils de communication répondant le mieux aux objectifs et conditions de réussite d’une communication (notamment au contrat de communication). De même, au cœur des outils de communication, la sémiotique permet de sélectionner les messages véritablement porteurs et d’écarter les messages stériles, voire parasitaires. Elle permet ainsi d’épurer les messages ; par cette purification, elle optimise les effets de sens. » 125 Ainsi donc, les recherches effectuées dans le domaine du marketing le montrent bien : rien n’est laissé au hasard dans les effets de sens suggérés au consommateur, dans la mesure où le but ultime est bien de vendre. La culture, en tant que concept et en tant qu’instrument de reconstruction sémiotique de la vie quotidienne, peut alors devenir une carte fort intéressante à jouer pour vanter les mérites de tel ou tel produit, ou bien même l’identité d’un style de vie que l’on souhaiterait proposer au consommateur. Lugrin poursuit d’ailleurs à cet effet : « (…) Le consommateur a besoin de repères fiables, rassurants et facilement identifiables. Par exemple, dans un linéaire de supermarché, il peut certes avoir envie de folâtrer, mais il peut également souhaiter aller vite, cherchant des yeux la marque, le produit, qui lui sont familiers et qui lui ont toujours donnés satisfaction. » 126
125
Gilles Lugrin, « Instrumentalisation de la sémiotique au service de la publicité et du marketing : état des lieux ». In : Market management, 6 (4), 5-36. 2006, p. 14. 126 Gilles Lugrin, op. cit., p. 22.
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Dans ce sens, d’ailleurs, les représentations liées à la culture peuvent rassurer. Les exemples sont légion : de la voiture allemande dont la nationalité est censée à elle seule légitimer un gage de qualité, au simple riz basmati dont la simple provenance suffit à déclencher un certain nombre d’images et de vertus nourricières, nous sommes entourés d’arguments de vente culturels, qui sont d’autant plus pertinents que nos villes et nos galeries marchandes sont devenues de véritables marchés de significations culturelles à ciel ouvert. Ainsi, pour s’immerger dans une authenticité reconstituée, il peut suffire de sélectionner un restaurant chinois ou un restaurant indien. Quoi de mieux alors, lorsque l’on élabore une stratégie de communication, que de tenter de jouer le joker proposé par la culture, dans la mesure où celui-ci fait écho à des notions de racines, de sentiment d’appartenance ou d’identité qui sont d’autant plus rassurants, dans un contexte de mondialisation complexe et labile, qu’ils font partie des référentiels signifiants de base dont a besoin un individu pour pouvoir s’ancrer dans la vie quotidienne et dans son rapport à autrui ? Ici encore, c’est bien la démarche culturaliste qui permet de figer des identités et de proposer des produits, qui identifient les cultures à des objets palpables et physiquement délimités, dont l’accessibilité peut être immédiate. C’est précisément ce que critique de façon argumentée Fred Dervin, notamment à travers son analyse des études interculturelles : « (…) La culture et l’identité sont souvent conceptualisées comme étant des entités solides, enfermées, qui ne changent pas. Dans le cas de la culture par exemple, elle joue le rôle d’agent social (…) et sert à expliquer attitudes, croyances, ‘valeurs’ de chacun et des ‘communautés’ afférentes. En outre, la culture est abordée comme une ‘île’ ou une ‘péninsule’, vierge de contacts et de mélanges provenant en dehors de ses propres frontières. » 127
127
Fred Dervin, Impostures interculturelles. Paris, L’Harmattan. 2011, p. 105.
129
C’est précisément ce qui est proposé aux individus, en ce que des ‘bouts’ de culture leur sont vendus dans les rayons ; il s’agit ni plus ni moins que de la culture en pièce détachées, que le consommateur pourra reconstruire à loisir, étant même autorisé à recoller un patchwork de bouts de culture et donc de croiser les impressions d’authenticité. Les travaux de Miriam Halter sont particulièrement éclairants lors qu’il s’agit d’aborder la question du comportement du citoyen consommateur face à ces éléments d’identité et de culture qui lui sont proposés. Pour elle, l’inflation des appartenances culturelles serait un reflet de la fragmentation des marques en économie. Elle précise ainsi : « People most often construct their own identities and define others through the commodities they purchase. With the rise of individualism and the evolution of mass consumerism objects become an extension of the self, and this has come to include one’s ethnic identification as well, a new brand of cultural baggage. Through the consumption of ethnic goods and services, immigrants and their descendants modify and signal ethnic identities in social settings no longer sharply organized around ethnic group boundaries and the migration experience. » 128 Ainsi donc, selon les travaux de Halter, c’est bien l’ethnicité des items culturels qui permet de favoriser l’identification du consommateur au bien ou au service acheté. Car il s’agit en définitive bien de cela : comme le précise Lugrin, pour être compétitif sur un marché donné, un produit doit pouvoir fournir 128
Miriam Halter, Shopping for identity. New York, Schocken. 2000, p. 7 ; « les individus construisent leurs propres identities et définissent les autres le plus souvent à travers les marchandises qu’ils achètent. Avec la montée de l’individualisme et l’évolution du consumérisme de masse, les objets deviennent des extensions du soi ; ceci a également fini par inclure l’identification ethnique, une nouvelle sorte de bagage culturel. A travers la consommation de biens et de services ethniques, les migrants et leurs descendants modifient et signalent leurs identités ethniques dans des contextes sociaux qui ne sont plus du tout organisés seulement autour des frontières des groupes ethniques ou de l’expérience de migration », notre traduction
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des référentiels significatifs rassurants et confortables. En ce sens, l’identité marquée des produits à connotation ethnique forte, par le biais du postulat culturaliste, permet de toucher une cible qui a soit besoin de retrouver des racines traditionnelles fortes, soit souhaite s’aventurer dans une forme d’exotisme dépaysant. Dans les deux cas de figure, nous sommes bien dans les fameuses « péninsules » de Dervin. Précisément, c’est d’ailleurs pour cela que Halter précise que l’identification ethnique ou culturelle différente devient importante, car elle permet de construire une identité individuelle propre : « The requirement of optional or part-time ethnicity is a prior sense of belonging enough to be able to freely distinguish oneself from mass society on the basis of cultural difference. » 129 Tout en précisant que l’identification ethnique ou culturelle persiste même dans les milieux socio-économiques les plus élevés, et chez les individus ayant bénéficié d’une éducation poussée, Halter nous montre que les individus sont littéralement happés dans une spirale de shopping identitaire, une sorte d’opération qui, avec la bénédiction de l’économie de marché capitaliste, permet donc la réalisation de la personne à travers les biens et les services qu’elle acquiert moyennant finances. Si ce constat n’est pas nouveau en soi, il devient particulièrement percutant lorsque l’on se penche, comme le fait Halter, sur l’identification ou l’appartenance culturelle ou ethnique comme bien de consommation et donc de réalisation de soi. Plus qu’une simple question politique ou sociale, la problématique culturelle est un important marqueur sur les différents marchés qui animent notre économie. Elle permet d’inventer de nouvelles stratégies de communication, de développer des produits qui trouveront des segments de marché adéquats, et de modifier 129
Miriam Halter, op. cit., p. 10 ; « Le besoin d’ethnicité optionnelle ou à temps partiel est un sentiment d’appartenance qui crée un précédent suffisant pour pouvoir se distinguer librement d’une société de masse, sur la base de la différence culturelle », notre traduction
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l’image de certaines marques. Dans un univers social où le sens semble se diluer de façon inexorable, Halter note que les individus sont forcés à se tourner vers le marché pour pouvoir trouver le sens et les repères qu’ils ne parviennent plus à trouver ailleurs : « Although the impetus to reclaim roots often stems from disdain for commercial interests, paradoxically, consumers look to the marketplace to revive and reidentify with ethnic values. (…) In effect, the market serves to foster greater awareness of ethnic identity, offers immediate possibilities for cultural participation, and can even act as an agent of change in that process. Thus consumerism simultaneously disrupts and promotes ethnic community and can be both subversive and hegemonic. » 130 Mais en définitive, pourquoi cette recherché effrénée des racines ethniques ou culturelles ? Pourquoi ce besoin se retrouve-t-il imprimé en filigrane dans les habitudes des consommateurs ? Comment se fait-il que les accroches culturelles puissent avoir un écho aussi grand dans les comportements des uns et des autres ? Pour Charles Lindholm, c’est avant tout parce que l’argument culturaliste répond à un irrépressible besoin d’authenticité qui invite les individus et groupes d’individus à retrouver et célébrer des racines, ou plutôt des représentations de ce que ces racines pourraient signifier au présent. Ainsi, les individus peuvent symboliquement entrer en communion avec un collectif imaginaire qui traverse les âges et les frontières, et entrer en résonnance avec une culture qui les dépasse, une sorte de nouvelle transcendance 130
Miriam Halter, op. cit., p. 14 ; « Même si l’impulsion à se réclamer de racines vient souvent du mépris pour les intérêts commerciaux, c’est de façon paradoxale que les consommateurs lorgnent du côté du marché pour revivifier et se réidentifier avec des valeurs ethniques. (…) Dans les faits, le marché sert à nourrir une plus grande sensibilisation à l’identité ethnique, offre des possibilités immédiates de participation culturelle, et peut même agir comme un agent de changement au cours de ce processus. Ainsi, le consumérisme bouleverse autant qu’il promeut les communautés ethniques et peut être à la fois subversif et hégémonique », notre traduction
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sacrée qui peut se retrouver jusque sur les étals de nos supermarchés : « Authenticity gathers people together in collectives that are felt to be real, essential, and vital, providing participants with meaning, unity, and a surpassing sense of belonging. Authenticity can also be sought internally, through transformative ecstatic experiences, or externally, in the consumption of goods that symbolize the really real. »131 Ainsi, le besoin de réellement réel de Lindholm se retrouverait dans la manière dont les individus font s’approprier et faire sens d’une consommation de biens ou de services culturellement labellisés. Qu’importe, ensuite, si cette authenticité ne correspond pas au sens de l’histoire, comme le montre l’exemple classique de la tomate : aliment authentique de la cuisine italienne, représentant la tradition culinaire et l’authenticité du terroir, ce fruit n’a été introduit en Europe qu’il y a à peine quelques siècles, importé d’Amérique du Sud avec la pomme de terre, par exemple, autre aliment authentique emblématique d’un certain type de cuisine. Les exemples de ce type sont légion et nécessiteraient une étude à eux seuls, tant ils représentent de façon matérielle ce que Dervin appelle les « impostures interculturelles ». Pour Lindholm, le marché ne fait que reprendre le flambeau abandonné par les Etats-Nations modernes, en fournissant aux individus un espace d’authenticité réconfortant qui, à défaut d’être réel ou véritable, a au moins le mérite de fournir les sensations rassurantes que la vie sociale et politique contemporaine ne parvient plus à donner : 131
Charles Lindholm, Culture and authenticity. Owford, Blackwell. 2008, p. 1 ; « L’authenticité rassemble les personnes dans des collectifs qui doivent être ressentis comme réels, essentiels et vitaux, fournissant aux participants du sens, de l’unité et un sentiment d’appartenance transcendant. L’authenticité peut également être recherchée en soi, à travers des expériences extatiques de transformation, ou à l’extérieur de soi, dans la consommation de biens qui symbolisent le réellement réel », notre traduction
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« In every case, ingesting food and drink that is certified as authentic is, quite literally, a direct way for citizens to taste their immediate communion with that most potent of modern secular religions : the nation. »132 Ainsi donc, qu’il s’agisse d’ethnicité, de culture ou de nation, les travaux des auteurs cités rejoignent tous une hypothèse clairement mise en exergue : les individus ont besoin de trouver des référents signifiants délimités pour laisser libre cours à leur sentiment d’appartenance. La communion suggérée par Lindholm montre que dans un monde où les flux migratoires et marchands ont bouleversé les rapports aux frontières géographiques et aux étapes historiques, les individus sont abandonnés à tout culte qui sera en mesure de leur fournir l’opium dont ils ont besoin. Si cela doit passer par la consécration du marché comme lieu capital d’identification culturelle, alors les individus risquent de s’y plonger de façon à la fois gourmande et frénétique, avec in fine l’émergence d’un sentiment commode de réalité à travers l’aspect palpable, c’est-àdire sonnant et trébuchant, du bien ou du service acheté. Cependant, cette recherche d’authenticité ne saurait être séparée de la manière dont les individus, les groupes d’individus, les médias et le monde politique reconstruisent des images et des représentations qui n’ont bien sûr que peu de lien avec des réalités historiques, mais qui ont le mérite de proposer des mondes parallèles qui sont à la fois attachants et convaincants. C’est aussi ce que postule Halter à travers ses travaux : « The search for authenticity is very much related to nostalgia for an idealized and fixed point in time when folk culture was supposedly untouched by the corruption that is automatically associated with commercial development. Hence, the more artificiality, anonymity, and uncertainty 132
Charles Lindholm, op. cit., p. 87 ; « Dans tous les cas, ingérer de la nourriture ou des boissons certifiées authentiques est littéralement la façon la plus directe pour les citoyens de savourer l’immédiate communion entretenue avec la plus puissante des religions profanes modernes : la nation », notre traduction
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apparent in a postmodern world, the more driven are the quests for authentic experiences and the more people long to feel connected to localized traditions seeking out the timeless and true. » 133 Cette tendance soulignée par Halter nous permet également de comprendre les phénomènes que l’on retrouve par exemple en France actuellement, où les individus que l’on appelle les « locavores » vont avoir à cœur de ne consommer que des produits du terroir extrêmement localisés dans l’espace mais également dans le temps, en ce qu’ils doivent avant tout être de saison. Le but ici n’est pas d’encenser ou de critiquer cette pratique, mais d’en décrypter la complexité des sources, dans la mesure où même ce type de comportement de consommateur écologique, responsable et solidaire (pour reprendre des termes dont l’inflation a également plus à voir avec des représentations conceptuelles valorisantes qu’avec des notions clairement délimitées) est également causé par ce qui pousse des consommateurs à n’acheter, par exemple, que des pâtes italiennes. De surcroît, cette recherche effrénée d’authenticité pourrait expliquer les attitudes de la gestion politique de la diversité, et plus particulièrement du modèle multiculturaliste : comment interdire à des migrants de rechercher cette authenticité, au sein même d’une économie mondialisée qui multiplies les références signifiantes que nous consommons nousmêmes ? Comment demander à des migrants de renier en d’autres termes une culture d’origine qui leur est propre, quand les ressortissants du pays d’accueil sont eux-mêmes en recherche frénétique d’authenticité et de terroir, égarés qu’ils sont dans le grand cirque de l’économie mondialisée et des politiques de 133
Miriam Halter, op. cit., p. 17 ; « La recherche d’authenticité est fortement reliée à la nostalgie d’un moment idéalisé et ancré dans le temps, où la culture populaire était supposément vierge de toute corruption automatiquement associée au développement du commerce. Ainsi, plus l’artificialité, l’anonymat et l’incertitude sont apparents dans notre monde postmoderne, plus frénétiques seront les quêtes d’expériences authentiques, et plus les individus auront besoin de se sentir connectés à des traditions localisées, afin de rechercher l’atemporel et le vrai », notre traduction
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façade ? Comment gérer le dialogue entre migrants et pays d’accueil quand le culturalisme et le relativisme aveugle qui l’accompagne a fini par gangréner à la fois le monde politique et le marché interne au pays, et que les vérités et les réalités ne sont plus que relatives à ceux qui y trouvent du sens, sans que des instruments de dialogue et de rationalité transculturels ou tout simplement humains ne puissent émerger sereinement ? L’attrait du culturalisme dans l’économie de marché est emblématique de ce que le rapport entre les cultures a pu devenir : dans des sociétés de plus en plus mixtes du fait de la grande dynamique des flux migratoires, le problème est bien dans l’absence de dialogue et la tolérance sourde imposée politiquement comme seule solution possible à la cohabitation de modes de vie différents, au sein de communautés différentes, et au nom de bons sentiments qui ne parviennent malheureusement pas à se rendre concrètement opérationnels. C’est exactement ce que constate également Raymond Boudon : « En effet, à partir du moment où toute valeur est conçue comme d’origine exclusivement culturelle et où tout sousgroupe a vocation à constituer une culture, on n’échappe pas à la conclusion que ‘tout se vaut’. A la limite, chaque individu pouvant prétendre à constituer une sous-culture, pourquoi toute opinion ne serait-elle pas bonne ? Le relativisme absolu, le ‘tout est bon’ à la mode aujourd’hui est la conséquence inéluctable du culturalisme. » 134 Si nous partageons ce constat un peu amer, force est de constater que nous retrouvons dans nos supermarchés ce que nous voyons dans nos sociétés contemporaines, à savoir une succession d’objets, d’items ou de référents dits « culturels », qui ont tous leur attrait et leur signification, et que nous avons tous la possibilité de choisir ou d’ignorer en fonction de nos envies, de notre parcours de vie ou de notre pression environnementale et sociale. En d’autres termes, les marqueurs symboliques d’identité culturelle seraient rendus visibles et fragmentés comme autant de produits qui, sur le marché 134
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Paris, Fayard. 1995, p. 441.
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de la sémiotique sociale, permettent à l’individu de se réaliser en tant que personne – ou au moins d’en avoir l’impression palpable. Pour Halter, l’économie de marché mondialisée participerait alors paradoxalement à la fragmentation de segments de marchés culturels ou de cibles marketing culturelles : « The way the dynamics of commerce and culture play themselves out can actually tell us quite a bit about the construction of modern identities more generally. If modernization is seen as an enormous movement from destiny to choice, the change from ‘being’ to ‘becoming’ ethnic perfectly exemplifies this shift. (…) Individuals can decide for themselves not only the degree to which they identify with their cultural group but whether they want to identify at all. Most do. They pick and choose the when and how of ethnic expression, creating highly individualized and multidimensional variations of cultural formations » 135 Dans ce cas précis, l’exigence d’authenticité ne devient qu’une stratégie de plus permettant de vendre des produits et de favoriser le développement de structures économiques qui doivent se positionner sur des segments de marché afin de survivre et de garantir la pérennité d’emplois et de revenus ; le joker culturel permet alors de donner à l’individu l’illusion que son berceau sociopolitique ne parvient plus à lui assurer. Une fois de plus, y compris au niveau économique et commercial, sans même parler du management, la culture masque des enjeux qui n’ont rien à voir 135
Miriam Halter, op. cit., p. 194 ; « La façon dont les dynamiques du commerce et de la culture s’expriment peut être plutôt révélatrice de la manière dont les identités modernes se construisent d’un point de vue plus général. Si la modernisation est perçue comme un énorme mouvement de la destinée au choix, la transformation de l’’être’ au ‘devenir’ ethnique en fournit un exemple parfait. (…) Les individus peuvent non seulement décider pour eux-mêmes de leur degré d’identification à un groupe culturel, mais également tout simplement de leur désir d’identification. La plupart le font. Ils choisissent et décident du quand et du comment de l’expression ethnique, en créant des variations extrêmement individualisées et pluridimensionnelles de formations culturelles », notre traduction.
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avec la manière dont le concept est utilisé. En maintenant l’illusion d’une authenticité cohésive et aux racines légitimes et apparemment claires, le concept de culture risque, par le biais du culturalisme, de nourrir la confortable ignorance de ceux qui n’ont pas forcément les moyens éducatifs, économiques, sociaux ou politiques pour prendre un recul rationnel et critique sur leurs pratiques, leurs représentations et leurs visions de ce qui est traditionnel, réel ou évident. Le problème réside notamment dans le fait que le concept de culture divise plus qu’il ne rassemble, entretient des illusions commodes plus qu’il n’encourage la prise de recul critique, et réécrit le passé à travers la plume du présent au lieu de séduire par la connaissance curieuse des trajectoires historiques, narratives et biographiques. Positionné de la sorte, le filtre culturel est intériorisé ; pire encore, il est institutionnalisé.
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4 De la politique de la discrimination acceptable L’hypothèse du joker culturel, comme nous venons de le voir, sème la confusion dans un certain nombre de domaines : en devenant interchangeable avec les concepts de nation, d’identité ou d’ethnicité, tout en investissant de manière inflationniste les sphères marchandes et communautaristes, le concept de culture devient bien plus qu’un simple instrument descriptif susceptible de reconstituer une sémiotique de la vie quotidienne ou de nous distinguer d’un environnement naturel ou animalier. Alors même que le concept de culture est censé pouvoir fournir des outils capables de nous renseigner sur la façon dont les sociétés et groupes humains fonctionnent et sont organisés, il pêche notamment en raison des limites du relativisme culturel, que nous ne considérons pas comme un simple accident épistémologique, mais comme une suite tout à fait logique de l’utilisation du concept lui-même. Observer les limites de l’utilisation du concept de culture, au-delà de son objectif premier, ce n’est pas simplement affirmer qu’il existe des mésusages du concept de culture, mais oser postuler le fait que ces mésusages sont inhérents au concept lui-même. En d’autres termes, nous souhaitons souligner ici le fait que distinguer le concept de ses utilisations pragmatiques brouille selon nous une nouvelle fois les cartes : en séparant l’essence épistémologique du concept de son opérationnalité immédiate, nous risquons de tomber dans le piège de la conservation coûte que coûte d’un concept dont les impacts réels vont au-delà de la simple erreur d’appréciation. Nous souhaitons ici mettre en exergue le fait qu’en jouant sur les confusions qui l’animent, le concept de culture peut très vite être transformé en un outil politique aux effets profonds concernant la gestion de la diversité et des sociétés ou communautés en général ; utilisé par les uns comme un bouclier, ou par les autres comme un sésame de bien-pensance, le concept de culture montre un visage totalement à inverse à sa mission épistémologique première. Ainsi, il devient le cheval de Troie de la discrimination acceptable, véritable sous-marin politique capable d’encourager des décisions politiques néfastes, sous couvert de valeurs théoriques positives ou humanistes. En exposant les 139
ultimes dangers politiques semés par le concept de culture et ses défenseurs, nous plaidons ici pour son abandon définitif.
4.1 L’institution culturaliste Nombre de travaux que nous avons cités depuis les premières pages du présent ouvrage ont apporté une analyse critique de la façon dont le concept de culture peut être utilisé, mise en scène ou manipulé afin d’aboutir à un certain nombre d’effets, que ceux-ci soient ou non recherchés. Pourtant, malgré ces défauts, la plupart des chercheurs qui produisent ce type de travail critique restent prudents et sont souvent réticents à l’idée d’abandonner le concept de culture en tant que tel ; il s’agit ici d’un véritable tabou épistémologique qu’il est difficile d’aborder. En effet, la culture, via le piège du culturalisme, fonctionne pratiquement comme une institution en sciences humaines et sociales, ce qui peut avoir pour effet une forme d’omerta intellectuelle quant à la question même de l’existence ou de la présence du concept. A ce titre, il nous semble utile de définir ce que serait une institution en tant que telle, à travers les travaux de Luc Boltanski : « Une institution est un être sans corps à qui est déléguée la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est. C’est donc (…) dans ses fonctions sémantiques qu’il faut envisager l’institution. » 136 D’une certaine façon, le discours de la culture, et plus particulièrement celui du culturalisme, peut alors être considéré comme une institution à part entière. Critiqué et remis en question sans jamais être abandonné, érigé en temple descriptif des sciences humaines et sociales, il est censé apporter du sens et chargé de dire ce qu’il en est à la fois des spécificités des groupes d’individus, mais également des différences qui existent entre les sociétés humaines. Un concept ou un discours peut parfaitement agir comme une institution, ou être considéré comme tel par une société 136
Luc Boltanski, De la critique. Paris, Gallimard. 2009, p. 117.
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ou un groupe d’individus. Par ailleurs, la culture peut d’autant mieux être cataloguée comme telle qu’elle permet de dépasser le discours pour s’étendre jusqu’à la reconstruction sémiotique de la vie quotidienne, comme nous l’avons vu plus avant. Ceci cadre par ailleurs avec les fonctions sémantiques des institutions proposées par Boltanski : « Les fonctions sémantiques des institutions dépassent largement les formes proprement linguistiques, puisqu’elles prennent en charge l’encadrement de cette gamme très large d’expressions symboliques qu’étudie la sémiotique (allant de la gestuelle à l’icône ou à la musique, comme on le voit bien dans le cas des rituels où ces différents mediums sont plus ou moins coordonnés et, dans certains cas, étroitement définis par des règles explicites. » 137 La culture se retrouve donc liée à la définition et au fonctionnement de l’institution, dans la mesure même où, pour aller plus loin, les comportements dits « culturels » peuvent euxmêmes fonctionner comme des institutions. Et c’est précisément là qu’intervient la limite du culturalisme : si chaque culture peut être considérée comme institution à part entière pour un peuple ou une communauté, et que le discours de la culture lui-même est considéré comme une institution dans le monde scientifique et intellectuel, nous nous retrouvons face à une double entrave qui rend particulièrement ardue la tâche critique qui nous incombe. Cette situation est d’autant moins amovible que les institutions procurent de la sécurité sémantique, comme le précise Boltanski138. Pourtant, malgré cela, il reste évident qu’une institution doit précisément être critiquée afin d’évoluer, ou afin de laisser sa place à une nouvelle forme d’institution : « Le problème avec les institutions, c’est qu’elles sont à la fois nécessaires et fragiles, bénéfiques et abusives. En tant qu’elles sont nécessaires et bénéfiques, il faut bien croire en leur existence. Mais leur fragilité tient d’abord au fait que la 137 138
Luc Boltanski, op. cit., p. 118. Luc Boltanski, op. cit., p. 122.
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réalité de cette existence est quand même difficile à ne pas mettre en doute et que le doute à leur égard devient particulièrement envahissant quand leur caractère abusif se fait sentir de manière plus évidente. » 139 Selon nous, c’est précisément le problème principal rencontré avec le culturalisme en particulière : il possède un caractère abusif en ce qu’il empêche les dialogues, masque les enjeux de pouvoir et permet finalement une sorte de discrimination à l’intérieur des groupes concernés, tout en évitant la hiérarchisation et la comparaison entre les groupes culturels eux-mêmes. Comme nous le verrons plus loin, l’institution culturaliste se défend cependant afin de survivre, et ce à travers des occurrences violentes, dans la mesure où ces occurrences sont les seules façons pour une institution de lutter contre ce que Boltanski appelle la contradiction herméneutique140. Mais pour qu’une institution fonctionne, avant qu’elle se défende contre d’éventuelles remises en question, elle doit être reconnue comme légitime. De fait, dans le monde scientifique comme dans le monde politique, l’institution culturaliste est légitimée par l’économie des discours qui la portent et qui lui assurent une diffusion relativement importante. En tant que discours, l’institution culturaliste est solidement ancrée dans les échanges ambiants à travers ce que Piotr Cap appelle le processus de légitimation pragmatique : « The most salient pragmatic force of assertion (though clearly not the only one) resides in its capacity for linguistic enforcement of credibility of the speaker, which constitutes a natural prerequisite for successful legitimation. Most commonly, assertions express ideological principles which are in line with psychological, social, political or religious predispositions of the addressee. » 141 139
Luc Boltanski, op. cit., p. 130. Luc Boltanski, op. cit., p. 145. 141 Piotr Cap, Legitimisaion in political discourse. Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing. 2010, p. 132 ; « La force pragmatique 140
142
Cap nous permet ainsi de constater qu’en tant que discours institutionnalisé, le culturalisme fonctionne simplement parce qu’il est considéré comme légitime en vertu de l’environnement ambiant dans lequel baignent les récepteurs du discours. Ainsi, qu’il s’agisse de communautés revendicatives, de scientifiques ou de politiques, tous se retrouvent ciblés par le culturalisme, en ce que celui-ci parvient à délimiter, séparer et préciser les modes de vie jusque dans leurs détails, au risque de brasser stéréotypes, idées reçues et poncifs à propos d’autrui, à propos de soi-même ou à propos de la communauté comme représentation cohérente et totalisante. Les travaux d’Adrian Holliday n’échappent malheureusement pas à cet écueil, malgré la portée critique qu’ils réussissent à atteindre : « Within the multiculturalist approach ‘other cultures’ are presented to schoolchildren around the themes of food, ceremonies, religious festivals, clothing and so on. The critics of the approach have accused this attempted celebration of difference as ‘bland’, ‘indulgent’, ‘spectacle’, ‘the exotica of difference’ and ‘ethnic cheerleading’ to express how they are demeaned and alienated by such policy-driven intrusions into their personal identities. » 142
assertive la plus saillante (bien qu’elle ne soit pas la seule) réside dans sa capacité de renforcement linguistique de la crédibilité du locuteur, ce qui constitue un prérequis naturel pour une légitimation réussie. Plus communément, les assertions expriment des principes idéologiques qui font écho aux prédispositions psychologiques, sociales, politiques ou religieuses du récepteur », notre traduction. 142 Adrian Holliday, Intercultural communication and ideology. London, Sage. 2011, p. 82 ; « Au sein de l’approche multiculturelle, ‘les autres cultures’ sont présentées aux écoliers autour des thématiques de la nourriture, des cérémonies, des festivités religieuses, de l’habillement et ainsi de suite. Les critiques de cette approche ont accusé cette tentative de célébration de la différence de ‘fade’, ‘indulgente’, ou encore d’être un ‘spectacle’, ‘l’exotique de la différence’ ou de ‘militantisme ethnique’, exprimant ainsi la façon dont ils étaient rabaissés et aliénés par ce type d’intrusion politique dans leurs identités presonnelles », notre traduction.
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Bien évidemment, il est essential de souligner le fait qu’Holliday marque ici un point en critiquant la manière dont la présentation d’autrui, y compris sous couvert de bonnes intentions, peut rabaisser les sociétés différentes à de folkloriques images d’Epinal. Mais précisément, nous nous retrouvons ici face à l’un des nombreux écueils du culturalisme, qui peut être également utilisé afin de célébrer la différence et d’en faire un spectacle exotique. Le problème de Holliday est que, bien souvent, il accuse l’Occident des maux du culturalisme, imaginant ainsi les suites néfastes du postcolonialisme et de la domination économique et politique des pays occidentaux : « The ethos of helping the Other is an ingredient in the liberal multiculturalist response to the ‘foreign’ within Western societies. What appears to be an inclusive, celebratory recognition of cultural diversity through a presentation and sharing of artefacts, festivals, ceremonies, dress, food and customs has now been widely criticized as hiding a deeper racism. Its superficiality has resulted in a commodified packaging which has been far from faithful to the complexity of lived cultural experience. » 143 S’il est évident que la portée de la critique de Holliday peut paraître pertinente, elle se laisse pourtant aller à accuser l’Occident, dans un réductionnisme effarant, d’être la source des maux qui agitent le culturalisme. C’est sans doute l’erreur de Holliday : s’il se penche beaucoup trop sur la façon dont l’Occident dépeint l’étranger, il oublie de regarder la manière dont les sociétés non occidentales peuvent elles aussi, pour des raisons 143
Adrian Holliday, op. cit., p. 81 ; « L’ethos de l’aide à autrui est un ingrédient de la réponse multiculturaliste libérale à la présence de l’’étranger’ dans les sociétés occidentales. Ce qui ressemble à une reconnaissance inclusive et festive de la diversité culturelle à travers la présentation et le partage d’artefacts, de festivités, de cérémonies, d’habits, de nourriture et de coutumes a été largement critiqué, en ce qu’elle cacherait un racisme plus profond. Sa superficialité a produit un packaging marchandisé loin d’être fidèle à la complexité de l’expérience culturelle vécue. », notre traduction.
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tout aussi politiques, accueillir l’Autre dans ce qu’il représente. Holliday semble alors sous-entendre que les sociétés nonoccidentales seraient plus tolérantes et auraient une manière plus humaniste et accueillante de considérer l’autre dans son étrangeté. A travers cette auto-dépréciation occidentale, Holliday oublie que les échanges culturels qu’il critique nécessitent la présence de tous afin de pouvoir simplement être réalisés – Occidentaux comme non-Occidentaux. Ainsi, malgré une analyse critique de la communication interculturelle, les travaux de Holliday nourrissent sans le vouloir l’institution culturaliste et ses pièges épistémologiques. En rejetant les abus interculturels sur l’essentialisme nationaliste ou sur l’occidentalisme postcolonial, Holliday parvient à dévier son étude critique de son objectif originel et de sauvegarder la culture comme concept. En critiquant à juste titre la marchandisation de la culture, faisant ainsi écho aux travaux de Halter, Holliday ne fait qu’aiguiser une culpabilisation des politiques occidentales qui pourraient fort bien, à terme, avoir des effets inverses de ceux escomptés par le chercheur. De surcroît, les travaux de Holliday, comme ceux d’autres anthropologues, prennent souvent un positionnement à la fois idéologique et politique, en oubliant le bien-être économique comme révélateur potentiel des choix individuels et idéologiques. Malgré cela, Holliday poursuit en liant ce qu’il appelle le néoessentialisme à une forme de résurgence du colonialisme occidental, tout en critiquant à juste titre l’obsession de la différence : « The sustained focus on categories of difference within the dominant neo-essentialist paradigm has the effect of superimposing on all intercultural interactions a sense of there being a ‘problem’ for the Self which is based on difference with the Other. Because the categories continue to be associated with particular parts of the world, the sense of ‘problem’ cannot avoid taking on an ‘us’-‘them’ tenor which is one small step from a cultural chauvinism in which a somehow more efficient ‘West’ looks out over a less efficient, and indeed less civil, non-‘Western’ Other. The
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neo-essentialist discourse thus becomes the modernist successor of the colonialist paradigm. » 144 S’il serait assez malvenu de critiquer Holliday à propos de l’idée d’efficacité liée à la recherche de l’anticipation du désaccord interculturel, dans la mesure interviendrait entre occidentaux et non-occidentaux, le discours semble ici réducteur et relativement biaisé. Le fond de la critique formulée par Holliday, que nous retrouvons ici, implique un paradoxe dans lequel l’auteur semble s’enfermer : a) d’un côté, il reconnaît que la « mise en culture » de l’Autre est une sorte de poursuite du colonialisme du côté occidental (un terme qui reste d’ailleurs très largement à définir, tant il renferme de notions fantasmées sur les pays qu’il est censé réunir), et que le concept de culture semble poser problème dans ce sens ; b) de l’autre, il fait comme si seul l’Occident (qu’il personnalise d’ailleurs de manière à la fois réductionniste et dangereuse) construisait l’altérité de manière négative, supposant ainsi à la fois que les pays non-occidentaux n’ont pas ce rapport biaisé à autrui, et que tous les individus et politiques occidentaux ont nécessairement une vision néfaste de l’Autre, sans exception et sous couvert de bonnes intentions. Ce paradoxe confine à l’angélisme du côté des pays nonoccidentaux, reconstruisant ainsi un mythe risqué du bon sauvage et d’une sorte d’idéalisation de la représentation des rapports à 144
Adrian Holliday, op. cit., p. 162 ; « Le focus appuyé sur les catégories différentielles produit au sein du paradigme néo-essentialiste dominant a pour effet de superposer sur toutes les interactions interculturelles le sentiment de l’existence d’un ‘problème’ pour le Soi, qui serait basé sur des différences avec l’Autre. Dans le mesure où de telles catégories continuent d’être associées à certains endroits du monde, le sentiment d’un ‘problème’ ne peut éviter l’écueil d’une focalisation ‘nous’-‘autres’ qui ne serait qu’à un pas d’un chauvinisme culturel, à travers duquel un ‘Occident’ apparemment plus efficace scruterait avec attention un non‘Occident’ moins efficace et donc moins civil. Le discours néoessentialiste devient ainsi le successeur moderne du paradigme colonialiste », notre traduction.
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l’étranger dans des pays non-occidentaux, mais également à la diabolisation intégrale de la région d’origine de l’auteur. Ce faisant, alors même qu’il met en garder contre ce piège dans ses travaux, Holliday effectue des constructions idéalisées de grands ensembles « culturels » ou sociétaux, dans sa course effrénée de la recherche d’un coupable unique des mésusages du concept de culture. Holliday poursuit d’ailleurs plus loin en effectuant un terrible raccourci conceptuel et politiquement fort maladroit : « As argued throughout, it is not national culture per se that is a problem – simply the way in which it is characterized in the established Centre-Western world. » 145 Ce raccourci, qui dessert totalement la pertinence intellectuelle des travaux de Holliday, ignore tout simplement la manière dont les cultures nationales sont gérées dans les pays occidentaux et les pays non-occidentaux, ignorant par là les réalités locales et historiques ; nous retombons alors dans une idéalisation exotique d’un non-individualisme qui serait dénué de toute idéologie, ce qui trahit une véritable naïveté intellectuelle de l’auteur. Pourquoi avons-nous précisément exposé une étude critique des travaux de Holliday, eux-mêmes critiques à propos de la manière dont les différences culturelles peuvent être instrumentalisées ? Nous pensons que les travaux de Holliday sont emblématiques de la manière dont le culturalisme peut être remis en question de manière partielle, souvent occidentalo-centrée, sans jamais mettre en péril le concept de culture lui-même ou le relativisme qu’il engendre ; bien au contraire, les critiques de ce type encouragent au relativisme culturel, et plus particulièrement vis-à-vis d’une représentation relativement viciée et négative d’une sorte de grand Occident dont la suprématie et la mainmise sur le reste du monde serait encore totale. En confondant critique des usages de la culture et critique d’une certaine forme de colonialisme, les auteurs 145
Adrian Holliday, op. cit., p. 192/193 ; « Comme nous l’avons continuellement souligné, ce n’est pas la culture nationale en elle-même qui pose problème, mais simplement la manière dont elle est caractérisée dans le monde occidental établi comme central », notre traduction.
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comme Holliday retournent contre eux-mêmes l’arme du culturalisme, dans la mesure où, in fine, ils refusent de s’attaquer au relativisme culturel lui-même. C’est précisément le problème : critiquer la manière dont la culture est utilisée tout en protégeant le culturalisme ou le concept de culture lui-même de toute attaque, c’est à la fois faire preuve d’une naïveté intellectuelle relativement limitante, et prendre le risque de reproduire ce que l’on souhaite précisément critiquer. Même Anne Phillips, qui critique de façon argumentée et intéressante l’utilisation du concept de culture, estime quant à elle qu’il faut malgré tout garder le concept de multiculturalisme, tout en évitant celui de culture – sans toutefois s’en débarrasser définitivement : « Culture is a stereotype, just like gender or class, a rough generalization that can be a useful way of condensing information, but should never be mistaken for the truth. »146 En soulignant cela, Phillips invite donc à une certaine forme de distance critique vis-à-vis du concept de culture, et notamment du culturalisme qui peut en découler. Mais pour autant, elle reconnaît de manière intelligente que le terme existe, et que sa simple présence nous impose simplement d’y faire attention de façon raisonnée. Pour elle, il y a tout simplement des risques à se débarrasser du concept de culture. Pourtant comment conserver un concept qui, pour Mohammed ElHajji, est justement devenu plus une institution, un discours, voire une idéologie à laquelle est voué un véritable culte ? De ce point de vue, sa critique est relativement éloquente : « Recours rhétorique, argument idéologique et postulat philosophique qui, avant d’expliquer le réel, le construit discursivement et symboliquement ; à l’instar des récits
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Anne Phillips, Multiculturalism without culture. Woodstock, Princeton University Press. 2009, p. 82 ; « La culture est un stéréotype, tout comme le genre ou la classe, une généralisation grossière qui peut être utile afin de condenser de l’information, mais ne devrait jamais être prise pour la réalité », notre traduction.
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auto-référents et des prophéties auto-réalisatrices qui, une fois énoncés, ne peuvent plus être ignorés ou reniés. » 147 Pour ElHajji, c’est bien le réel problème de la culture, si nous la comprenons de surcroît à la fois comme une institution, d’après la définition de Boltanski, ou comme un discours, avec toute la complexité que cela suppose. Encore une fois, nous souhaitons souligner des éléments qui nous paraissent essentielles pour pouvoir envisager sereinement une sérieuse remise en question de l’utilisation même du concept de culture : a) le concept de culture est devenu tout simplement incontournable, et son influence dans la vie quotidienne, politique et scientifique est palpable de façon saillante ; b) toutefois, pour que le concept de culture puisse être défini comme une institution, il convient d’en cerner les différents usages, et de voir à quel point il est omniprésent (à la fois dans les questions de nation, d’identité et de marchandisation, mais également dans les questions politiques que nous allons aborder plus loin) ; c) nous postulons le fait que pour devenir une institution, c’est bel et bien le relativisme culturel (ou culturalisme), pour reprendre les travaux de Chokr, qui a permis d’implanter et d’enraciner durablement la culture au sein de la multiplicité de ses expressions discursives, dans la mesure où, grâce au relativisme, le concept de culture permet d’expliquer de façon fondamentale et non négociable l’ensemble de la vie quotidienne et les problématiques qu’elle présuppose. Ceci signifie donc que le relativisme culturel est en fait la suite logique du concept de culture, sorte d’instrumentalisation armée qui permet en fait au concept de devenir une variable explicative procédurale capable de s’implanter dans l’intégralité des domaines de la vie humaine :
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Mohammed ElHajji, « Le culte à la culture : évolution, révolution et régression ». In : Fred Dervin, Le concept de culture : 19-46. Paris, L’Harmattan. 2013, p. 19.
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« Le relativisme culturel, loin d’affaiblir la notion de culture (de par son inévitable fragmentation) a, au contraire, accéléré et renforcé le processus progressif de sa substantialisation et transformation en entité concrète, presque vivante – ou divine. » 148 Impossible alors de ne pas voir les conséquences de l’omniprésence de l’institution culturaliste et d’en saisir la profondeur, aussi bien dans les discours explicatifs du quidam que dans les décisions sociales et politiques prises afin soit d’utiliser le concept comme instrument gestionnaire, soit de l’inclure comme noyau dur de la vie pratique et intellectuelle, tant son omnipotence exige de l’inclure de façon significative et systématique dans les commentaires, études et décisions à prendre. Et si ElHajji adopte parfois un discours alarmiste sur le concept de culture et qu’il préfère recalibrer les définitions plutôt que d’abandonner les concepts, il souligne son impact idéologique fort, quasi religieux : « La substantialisation de la culture revient à sa perception en tant qu’entité vive et autonome, à laquelle les individus et groupes appartiennent comme les cellules appartiennent à un organisme. (…) L’un des motifs de sublimation de la culture et sa transformation en culte est, en effet, notre incapacité de discerner ‘de visu’ les changements qui y interviennent de façon progressive, lente, parfois imperceptible à l’échelle de la vie de l’individu, mais qui ne cessent de redessiner inlassablement les structures imaginaires et symboliques de notre environnement. » 149 Nous souhaitons ici compléter la critique formulée par ElHajji en précisant non seulement que le culte culturel, ou l’institution culturaliste, masque les changements qui interviennent dans le temps (et donc sa dimension diachronique), mais également les comportements qui sont justifiés par la culture elle-même au sein d’un groupe (soit sa dimension synchronique et qui, de par son statut sacré, deviennent irrémédiablement légitime et inattaquables, 148
Mohammed ElHajji, op. cit., p. 25. Mohammed ElHajji, op. cit., p. 38.
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rendant ainsi difficiles les comparaisons et les dialogues entre les actions et les valeurs des individus et groupes d’individus. Pour avancer dans notre propos, il est maintenant nécessaire d’observer plus précisément ce qui se passe au sein des groupes culturels, sous couvert de respect de l’institution culturaliste.
4.2 De l’exploration féministe des territoires interdits La critique de l’excuse culturelle ou de l’institution culturaliste a connu un développement extrêmement intéressant à travers les travaux reliés aux études féministes, ou études du genre, dans la mesure où il s’agit de débusquer les jokers culturels, tout en traversant les communautés ou sociétés, afin de pouvoir garantir une harmonisation progressiste des droits des femmes. A ce titre, nombre d’études fort éclairantes permettent de jeter une lumière révélatrice sur ce qui se passe à l’intérieur des groupes dits « culturels », et qui peut être excusé, expliqué, justifié ou légitimé grâce à la fameuse carte culturelle de Sarangi. Lila Abu-Lughod est l’une des premières à critiquer avec force le concept de culture, en le décrivant comme un instrument susceptible d’opérer comme une arme de discrimination envers les femmes au sein de groupes ou de sociétés : « ‘Culture’ operates in anthropological discourse to enforce separations that inevitably carry a sense of hierarchy. Therefore, anthropologists should now pursue, without exaggerated hopes for the power of their texts to change the world, a variety of strategies for writing against culture. » 150
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Lila Abu-Lughod, « Writing against culture ». In : Richard G. Fox, Recapturing anthropology : 137-162. Santa Fe, School of American Research Press. 1991, p. 137/138 ; « Dans le discours anthropologique, la ‘culture’ provoque le renforcement de séparations qui contiennent inévitablement une impression de hiérarchie. C’est pourquoi les anthropologues devraient maintenant s’essayer à une variété de stratégies
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Pour Abu-Lughod, écrire contre la culture, c’est précisément écrire contre le culturalisme discriminatoire qui est provoqué par les catégorisations commodes. Bien évidemment, l’impression de hiérarchie est inévitable si l’on veut comparer comportements et valeurs, mais cette comparaison doit pouvoir se faire en dehors du carcan intellectuel et sociétal imposé par le concept de culture. Ainsi, le concept de culture, permet de construire l’autre dans ce qu’il a de différent, encourageant à se focaliser sur les différences au lieu de mettre en lumière les similarités : « Culture is the essential tool for making other. As a professional discourse that elaborates on the meaning of culture in order to account for, explain, and understand cultural difference, anthropology also helps construct, produce, and maintain it. Anthropological discourse gives cultural difference (and the separation between groups of people it implies) the air of the self-evident. » 151 Abu-Lughod tient les travaux anthropologiques et les discours qu’ils véhiculent pour responsable de l’inflation du concept de culture pour justifier des modes discriminatoires au sein de groupes culturellement distincts. Qui plus est, si l’on cherche du culturel, il est très facile d’en trouver – voire d’en trouver absolument partout. C’est d’ailleurs le problème principal du chercher en sciences humaines et sociales, qui est de facto le co-constructeur de son propre objet et des catégorisations qu’il veut pouvoir détecter, et pire encore, comme auteur de l’expansion inflationniste de concepts dangereux dans le monde des sciences sociales et celui pour écrire contre la culture, sans exagérer leurs espoirs de voir le monde changé par le pouvoir de leurs écrits », notre traduction 151 Lila Abu-Lughod, op. cit., p. 143 ; « La culture est l’outil principal qui permet de créer de l’autre. En tant que discours professionnel qui élabore la signification de la culture afin de justifier, expliquer et comprendre la différence culturelle, l’anthropologie participe également à sa construction, sa production et son maintien. Le discours anthropologique donne à la différence culturelle (ainsi qu’à la séparation entre les groupes que cela implique) l’impression qu’elle est évidente en soi. », notre traduction
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des décisions politiques. Abu-Lughod se positionne en fait contre la catégorisation rigide, citant notamment la façon dont la société des Etats-Unis a progressivement traité les communautés noires ou féminines comme des minorités qui disposent de fonctionnements propre, tout en oubliant ce qui rassemble tous les membres de ces groupes – qui sont d’ailleurs des individus avant que d’être membres d’un groupe pour défendre une cause ! Abu-Lughod défend l’idée d’un humanisme tactique qui reprendrait à son compte une vision pragmatique de la vie quotidienne des personnes : « Others live as we perceive ourselves living, not as robots programmed with ‘cultural’ rules, but as people going through life agonizing over decisions, making mistakes, trying to make themselves look good, enduring tragedies and personal losses, enjoying others, and finding moments of happiness. » 152 En remettant les choix individuels des personnes au centre de ce qui doit être observé, Abu-Lughod invite à éviter le piège culturaliste et les discriminations qu’il peut provoquer. Il s’agit d’ailleurs d’une approche largement partagée également par Anne Phillips, qui se penche précisément sur la place des femmes dans le contexte dit culturel : « Culture is now widely employed in a discourse that denies human agency, defining individuals through their culture, and treating culture as the explanation for virtually everything they say or do. » 153 152
Lila Abu-Lughod, op. cit., p. 158 ; « Les autres vivent tout comme nous nous imaginons vivre, non comme des robots programmés par des règles ‘culturelles’, mais comme des personnes qui vivent leur vie comme suit : ils se tracassent à propos de décisions, font des erreurs, essaient de se faire beaux, traversent des tragédies et des pertes personnelles, apprécient la compagnie des autres et trouvent des moments de bonheur. », notre traduction 153 Anne Phillips, Multiculturalism without culture. Woodstock, Princeton University Press. 2009, p. 9 ; « La culture est maintenant largement utilisée comme un discours qui nie la capacité d’action humaine et définit
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Pour Phillips, le problème ne se joue pas tant dans la tension entre droits des femmes et droits des minorités culturelles, mais dans la définition de la culture elle-même comme base de réflexion et d’action politique. Elle fustige ainsi la dictature de l’authenticité qui se retrouve soutenue par l’institution culturaliste : « Multiculturalism then appears not as a cultural liberator but as a cultural straitjacket, forcing those described as members of a minority cultural group into a regime of authenticity, denying them the chance to cross cultural borders, borrow cultural influences, define and redefine themselves. » 154 Nous approfondirons la critique du multiculturalisme un peu plus loin dans cet ouvrage, mais il est important ici de signaler que la critique féministe de ce système de gestion politique de la diversité montre qu’au sein des groupes, les personnes les plus faibles (à savoir les femmes, les enfants, les personnes homosexuelles, les handicapés) qui ne jouissent pas nécessairement d’un véritable pouvoir de décision ou d’influence, ou au moins de consultation, au sein d’une communauté dite « culturelle », risqueront d’être les premières victimes de l’institution culturaliste. La critique anthropologique composée par Unni Wikan, que nous avons déjà citée plus en amont, est également extrêmement importante pour comprendre les impacts de l’analyse féministe du concept de culture. En exposant le cas d’Aisha, une fille d’immigrés habitant en Norvège et renvoyée dans le pays d’origine les individus à travers leur culture, traitant ainsi la culture comme l’explication virtuelle pour tout ce qu’ils disent ou font », notre traduction. 154 Anne Phillips, op. cit., p. 14 ; « Le multiculturalisme n’apparaît plus alors comme un libérateur culturel mais comme une camisole culturelle, forçant ceux qui sont décrits comme les membres d’un groupe cultural minoritaire à appliquer un régime d’authenticité, tout en leur interdisant la possibilité de pouvoir traverser les frontières culturelles, emprunter des influences culturelles, et se définir et se redéfinir », notre traduction.
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de ses parents pour y être mariée de force, alors même que l’administration norvégienne disposait de suffisamment d’informations pour empêcher cela d’arriver, Wikkan nous montre que le respect des particularités culturelles s’effectue dans la peur d’être taxé de raciste, et que ce respect peut entraîner des conséquences bien plus graves encore que le déplorable racisme ordinaire. Que choisir alors : préférer sauver la face en évitant de passer pour quelqu’un de raciste, ou bien passer outre le sésame insultant du monde moderne et montrer par l’action que ce qui nous anime n’est pas du racisme, mais bien de l’humanisme ? Pour Wikan, la question est éthique et concerne l’équité de traitement : « Equality, irrespective of race or ethnic background, is sacrificed on the altar of culture. Children’s rights and welfare are sacrificed on the altar of culture. Citizenship is sacrificed in all but a nominal sense. And the losers are primarily females. » 155 Le problème n’est donc pas ici, selon nous, une simple erreur de définition ou d’application du concept de culture, mais bel et bien le culturalisme institutionnalisé, incontournable et politiquement et socialement enraciné qu’il implique. En évoquant d’autres cas juridiques norvégiens similaires à celui d’Aisha, Wikan exemplifie sa démonstration par des histoires poignantes qui montrent que lorsque l’on débat de simples idées, ce sont bel et bien les personnes elles-mêmes, dans leur quotidien, leur chair et leur trajectoire, qui risquent d’en être directement victimes. A partir de ce postulat, il faut pouvoir en déduire les conséquences directement éthiques et politiques : « A society worth living in is not one in which a disproportionate number of immigrants fall way behind the 155
Unni Wikan, Generous betrayal. Chicago, The University of Chicago Press. 2002, p. 27 ; “L’égalité, sans distinction de race ou d’origine ethnique, est sacrifiée sur l’autel de la culture. Les droits des enfants et le bien-être sont sacrifiés sur l’autel de la culture. La citoyenneté est sacrifiée, et bien au sens propre du terme. Et les perdants sont d’abord de sexe féminin”, notre traduction.
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host population with regard to standard of living or quality of life, or both ; it is not one in which the rights of the child and gender equality apply mainly to the majority population ; nor is it one in which the emergence of an ethnic underclass is acceptable. » 156 A partir de ces éléments, le constat est sans appel ; la dérive culturaliste institutionnalisée soutenue par le concept de culture provoque en vérité le contraire de ce qu’elle est censée atteindre, à savoir une discrimination rendue acceptable par une cosmétique des bons sentiments, qui maintient les populations migrantes dans des conditions socio-économiques inférieures grâce à l’argument culturaliste, et qui étouffe à petit feu les velléités d’intégration au travers de valeurs et de droits communs. Au lieu de favoriser la reconnaissance de la différence, la discrimination silencieuse rendue possible par le concept de culture scinde les populations en groupe et maintient les enjeux de pouvoir, de violence ou de hiérarchisation au sein des groupes, par peur de les voir émerger entre les groupes eux-mêmes. Ainsi, les femmes vont nécessairement être parmi les premières catégories de la population à souffrir de cet enfermement culturel, véritable violence silencieuse qui préfèrera les laisser être soumises à des comportements qui ne peuvent être tolérées par une éthique humaniste, mais qui permettra au moins de sauver la face de pays occidentaux qui se sentent encore coupables d’un certain nombre de désastres historiques récents. Bien entendu, une telle argumentation ne signifie pas pour autant que les droits et valeurs d’une société qui accueille des migrants soient parfaits et aboutis, bien loin de là ; en revanche, nous souhaitons ici indiquer qu’avancer sur le terrain du progrès éthique humaniste demande à ce que chacun, migrant ou non, puisse participer au projet collectif 156
Unni Wikan, op. cit., p. 27 ; “Une société vivable n’est pas une société dans laquelle un nombre disproportionné d’immigrants se laissent largement distancier par la population hôte en termes de niveau de vie, de qualité de vie, ou des deux ; ni une société dans laquelle les droits des enfants et l’égalité entre les sexes sont appliqués uniquement à la population majoritaire ; ni même une société dans laquelle l’émergence d’un quart-monde ethnique est acceptable”, notre traduction.
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et démocratique d’une société. Un tel postulat mérite d’être également enrichi par le fait que la culture est souvent un argument qui permet donc d’exercer un pouvoir sur certaines catégories de la population. La critique féministe du concept de culture devient alors une critique dont le but est de pouvoir à la fois réinstaurer et réinventer les concepts d’éthique, de justice et de reconnaissance à la fois au sein des groupes dits « culturels », mais également entre ces groupes eux-mêmes. Seyla Benhabib se penche d’ailleurs sur le concept de culture en remettant l’accent sur les processus qui permettent aux groupes humains d’évoluer et d’échanger : « I believe that a generalized attitude of moral equality spreads in human history through conversations as well as confrontations across cultures, and through commerce as well as wars ; international agreements as well as international threats contribute to its emergence. This is a sociological and historical observation. I believe in moral learning through moral transformation, and I assume that it is not the deep structure of the mind or psyche that makes us believe in universalism, but rather such historical and moral experiences. Therefore, in addition to weak transcendentalism, I would defend a historically enlightened universalism. » 157 Limiter les effets néfastes de l’institution culturaliste et de ses discriminations acceptables doit donc se faire en réhabilitant l’Histoire comme repère essentiel de l’évolution des sociétés 157
Seyla Benhabib, The claims of culture. Princeton, Princeton University Press. 2002, p. 38/39 ; “Je crois qu’une attitude généralisée d’équité morale se diffuse dans l’histoire de l’humanité, à travers les conversations et les confrontations entre cultures, et à travers le commerce et les guerres ; les accords et menaces internationaux contribuent à son émergence. Il s’agit d’une observation sociologique et historique. Je crois que l’apprentissage moral peut se faire par la transformation morale, et j’estime que la croyance en l’universalisme ne vient pas de la structure complexe de l’esprit ou de la psyché, mais plutôt d’expériences historiques et morales de ce type. C’est pourquoi je souhaite défendre un universalisme éclairé par l’Histoire, en plus d’un transcendentalisme édulcoré”, notre traduction.
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humaines : en effet, l’histoire des nations et des sociétés n’a jamais été un processus monolithique délimité d’un peuple uni et ontologiquement pur ou authentique, mais au contraire l’histoire d’interrelations, d’interactions avec d’autres groupes (nationaux, ethniques, religieux, économiques, politiques) qui ont tous abouti aujourd’hui à ce que nous appelons la mondialisation : inutile donc de rechercher frénétiquement un passé vierge de toute corruption. Il ne peut exister, dans la mesure où les interactions sont à la base de toute forme de société, et tout simplement de toute forme de vie, y compris la vie humaine. Ainsi, l’universalisme n’est pas ethnographiquement limité ou simplement enfermé dans les frontières des sociétés qui l’ont inventé : il est le résultat de profondes interactions et de discussions entre des représentations narratives, ainsi que des trajectoires individuelles et sociales. Encore une fois, comme la critique de Benhabib se base sur un féminisme universaliste et éclairé, elle rappelle l’identité des victimes de l’institution culturaliste : « There is little doubt that women’s concerns and the status of the private sphere expose the vulnerability of multicultural arrangements and reveal the unjust moral and political compromises, achieved at the expense of women and children, upon which they often rest. » 158 Ce n’est pas un hasard si la critique de l’aveuglement culturaliste, particulièrement dans les politiques de gestion de la diversité défendues par le multiculturalisme, se focalise sur des catégories de population que l’on retrouvera dans chaque culture ; en effet, si l’on peut estimer qu’il existe des cultures différentes, ou des sociétés dont la vie quotidienne est signifiée et organisée de manière différente, il n’en reste pas moins que toutes ces sociétés abritent en leur sein des femmes, des enfants, des personnes homosexuelles, des handicapés – bref, un certain nombre de 158
Seyla Benhabib, op. cit., p. 101 ; “A n’en point douter, la question de la femme et le statut de la sphère privée trahissent la vulnérabilité des arrangements multiculturels et révèlent les compromis moraux et politiques injustes sur lesquels ils reposent, qui sont accomplis au détriment des femmes et des enfants”, notre traduction.
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catégories qui n’ont rien à voir avec le monde masculin, hétérosexuel largement dominant dans les sphères décisionnelles. Ces catégories de population n’ont pas toujours accès au pouvoir et n’ont donc pas nécessairement de place dans les reconstructions narratives symboliques chargées de donner une image authentique de leur culture d’appartenance. En d’autres termes, pour Benhabib, la culture ne serait qu’un horizon que l’on ne peut jamais atteindre : « Any view of cultures as clearly delineable wholes is a view from the outside that generates coherence for the purposes of understanding and control. (…) From within, a culture need not appear as a whole ; rather, it forms a horizon that recedes each time one approaches it. » 159 Qui plus est, il reste possible de compléter cette image en affirmant qu’il est tout à fait envisageable de se tourner vers des horizons différents, en fonction de la situation, de la direction dans laquelle on souhaite regarder et de la trajectoire de vie que l’on souhaite adopter, remettre en question ou laisser derrière soi. La critique d’auteurs féministes concernant le culturalisme est ainsi notamment centrée sur le fait que le paradigme du relativisme ne laisse pas de place à la diversité des voix et des représentations au sein même des groupes culturels. En d’autres termes, si le relativisme culturel permet à peu de frais d’assurer la coexistence sourde et aveugle de groupes culturels différents, il ne permet aucunement le dialogue entre les groupes, et certainement la compréhension des enjeux et interrelations au sein des groupes culturels, dans la mesure où le concept de culture n’est pas considéré comme un pont à traverser pour aller vers un ailleurs multiple et hétérogène, mais comme une frontière chargée de 159
Seyla Benhabib, op. cit., p. 5 ; “Toute représentation de la culture comme une entité clairement délimitée est une représentation de l’extérieur qui génère de la cohérence dans le but de comprendre et de contrôler. (…) De l’intérieur, une culture n’a pas besoin d’apparaître comme une entité ; elle forme plutôt un horizon qui s’éloigne à chaque fois que l’on s’en approche”, notre traduction.
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protéger des groupes uniformes les uns des autres. Pour Stephanie Lawson, encore une fois, le relativisme culturel ne fait que taire les voix qui auraient besoin d’un réel essor de justice et d’équité démocratiques pour s’exprimer : « Cultural relativist / communitarian claims tend to be inherently conservative, favoring the rights of established elites and denying any ‘right’ of internal minority dissent (…). It is clear, then, that the (cultural) practices of some members of the group may well entail the subordination or ill-treatment of other members in the name of ‘culture’. Further, if value is entirely self-referential, there are no grounds for external criticism. »160 Surgissent alors deux des plus importants problèmes du relativisme culturel, avec les conséquences dramatiques que l’on peut parfois observer : a) tout comportement existant au sein d’un groupe délimité comme « culturel » devient nécessairement, par raccourci logique, lui-même « culturel » ; b) comme ce comportement est « culturel », il est littéralement à l’abri de toute critique extérieure au groupe, en ce qu’il fait partie d’une vision du monde inaccessible en dehors dudit groupe « culturel ». Cependant, l’argument culturaliste et les revendications qu’il excite ne doit jamais être séparé de son contexte d’émergence, à savoir l’existence d’enjeux de pouvoir et de luttes politiques, mais également l’existence ou non d’un certain type de bien-être et de distribution socio-économiques. Pour Nancy Fraser, la 160
Stephanie Lawson, Culture and context in world politics. New York, Palgrave MacMillan. 2006, p. 46 ; “Les revendications culturalistes ou communautaristes ont tendance à être intrinsèquement conservatrices, favorisant les droits d’élites établies et refusant tout ‘droit’ au désaccord pour les minorités internes (…). Il est alors clair que les pratiques (culturelles) de certains membres d’un groupe peuvent entraîner la subordination ou le mauvais traitement d’autres membres au nom de la ‘culture’. De plus, à partir du moment où une valeur est intégralement autoréférentielle, la critique extérieure n’est plus justifiable”, notre traduction
160
discrimination, qu’elle soit silencieuse ou non, est systématiquement matérialisée, notamment dans des réalités économiques : « In my conception, injustices of misrecognition are just as material as injustices of maldistribution. To be sure, the first are rooted in social patterns of interpretation, evaluation, and communication, hence, if you like, in the symbolic order. But this does not mean they are ‘merely’ symbolic. On the contrary, the norms, significations, and constructions of personhood that impede women, racialized peoples, and/or gay and lesbians from parity of participation in social life are materially instantiated – in institutions and social practices, in social action and embodied habitus, and yes, in ideological state apparatuses. Far from occupying some wispy, ethereal realm, they are material in their existence and effects. » 161 Les mots de Fraser font bien malheureusement écho à l’histoire d’Aisha relatée par Unni Wikkan, et à de nombreuses autres histoires de ce type. En effet, la discrimination acceptable sauvegardée par le culturalisme place la frontière aux mauvais endroits : elle divise les peuples en fonction d’habitudes symboliques ou sociales sans tenir compte de la façon politique 161
Nancy Fraser, « Heterosexism, misrecognition and capitalism : a response to Judith Butler ». In : Social text, 15 (2/3), 279-289. 1997, p. 282 ; « Dans ma conception, les injustices de non-reconnaissance sont tout aussi matérielles que les injustices de mauvaise distribution. Pour être claire, les premières sont construites par des modèles sociaux d’interprétation, d’évaluation et de communication, et donc par l’ordre symbolique, si l’on veut. Mais cela ne veut pas dire qu’elles sont ‘simplement’ symboliques. Au contraire, les normes, significations et constructions de la personne qui entravent les femmes, les personnes racialisées, ou encore les gays et lesbiennes vers l’accession à la parité dans la participation à la vie sociale sont matériellement instanciées, dans les institutions et les pratiques sociales, dans l’action sociale et les habitus incorporés, et bien sûr dans les dispositifs idéologiques de l’Etat. Loin d’investir un royaume frêle et éthéré, elles sont matérielles dans leur existence et leurs effets », notre traduction
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dont celles-ci sont instanciées, et maintient les dévalorisations et injustices au sein des groupes, qui parfois n’ont pour autre expression qu’un assourdissant silence. La seule façon de plonger dans les profondeurs écologiques des groupes « culturels » et de leurs pratiques est de pouvoir avoir accès au contexte d’évolution historique de ces groupes, afin de comprendre leur complexité et d’agir afin d’assurer un minimum de droits humains fondamentaux. Il s’agit ici non seulement d’explorer alors l’histoire des soi-disant cultures, qui par ailleurs peuvent être fort différentes en fonction du groupe qui s’en réclame (qu’il s’agisse d’un groupe national, local ou migrant), mais également l’histoire des sociétés qui se réclament du multiculturalisme, ou tentent de l’appliquer, en utilisant la culture comme moyen de différenciation. Ceci nous heurte à un autre problème : celui de l’utilisation de la culture comme le prolongement d’une nouvelle forme de racisme postcolonial.
4.3 Un nouveau racisme postcolonial Si la question de la gestion de la diversité se pose, c’est avant tout parce que nombre de sociétés occidentales accueillent depuis déjà plusieurs décennies un nombre croissant de générations de migrants, aux origines et styles de vie fort divers, et que cela provoque l’émergence d’une urgence politique, à savoir celle de la façon dont des groupes aux styles de vie différents peuvent cohabiter de la manière la plus harmonieuse possible dans une démocratie respectueuse des droits de l’homme. Malheureusement, en se prenant les pieds dans le tapis d’une démocratie respectueuse de la différence, nombre de chercheurs et d’hommes politiques ont simplement contribué au fait de transformer la culture en un synonyme de « race », au sens entendu dans le terme « racisme ». Ajantha Subramanian est à ce titre l’une des chercheuses les plus affirmées sur la question, en portant notamment une critique nourrie à l’égard des politiques du multiculturalisme : « (…) Far from class-neutral, multiculturalism is a new hegemonic discourse (…). The post-Civil Rights shift from a 162
racial to a cultural model of citizenship has allowed for a rearticulation of minority identity in cultural terms that secures class privilege. When we consider that this adopted professional politics dovetails with the state’s own efforts at managing diversity, it appears that multiculturalism is a new kind of class politics, although one that is fragmented by multiple histories of migration and that is peculiarly blind to its own elitism. »162 Pour Subramanian, dont les travaux portent essentiellement sur les populations indiennes, en Inde et dans les pays d’accueil de migrants, le multiculturalisme comme politique de gestion de la diversité a purement et simplement permis d’effacer le très contesté concept de race, qui souffrait de surcroît d’une charge sémantique fort négative, par celui de culture. Selon elle, le résultat est le même, dans la mesure où l’on se focalise uniquement sur une sorte d’essentialisme comportementaliste et sémiotique de l’Autre, ce qui permet d’ignorer de façon assez commode les catégorisations des populations par milieu socio-économique. En évacuant ainsi les questions de place dans la société et d’accession au bien-être économique, la culture peut permettre d’essentialiser jusqu’à la pauvreté elle-même, en en faisant une valeur culturelle ou un style de vie. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre des histoires d’occidentaux partis dans des pays dits « en voie de développement » ou « émergents », qui peuvent ensuite être tentés 162
Ajantha Subramanian, « Indians in North Carolina : Race, class, and culture in the making of immigrant identity ». In : Comparative studies in South Asia, Africa, and the Middle East, 20 (1/2), 105-113. 2000, p. 113 ; « Loin d’être neutre vis-à-vis des classes sociales, le multiculturalisme est un nouveau discours hégémonique (…). Après la période des mouvements liés aux droits civiques, le glissement d’un modèle racial à un modèle culturel de la citoyenneté a permis la réarticulation des identités des minorités en des termes culturels, sécurisant ainsi les privilèges de classe. En considérant le fait que l’adoption de cette politique spécialisée concorde avec les efforts de l’Etat pour gérer la diversité, il apparaît que le multiculturalisme est une nouvelle forme de politique de classe, à la fois fragmentée par de multiples histoires de migration et qui souffre d’une étrange cécité vis-à-vis de son propre élitisme », notre traduction.
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de raconter à quel point les « locaux » ont tout compris en « vivant chichement » et en ne se drapant pas dans la marchandisation superficielle de l’économie libérale capitaliste. Si cet exemple peut sans doute relever de la caricature, d’intéressantes études sur l’exoticisation des pays étrangers permettent pourtant d’en cerner les enjeux. Le marketing touristique, par exemple, met parfaitement en lumière le fait que les destinations choisies par les individus désirant voyager, quel que soit le but de ce voyage (le débat existe d’ailleurs à propos des séjours dits « humanitaires »), sont soumises à une mise en produit ou en service qui va nécessairement participer d’un réductionnisme et d’une essentialisation des populations et du territoire de destination : « L’image du territoire est ensuite portée à l’extérieur par ses actifs matériels (patrimoine naturel, bâti) et immatériels (sa population) à la fois par des actions directes de l’administration territoriale et par un processus indirect c’est-à-dire par l’intermédiaire des autochtones. Les formules collaboratives impliquant la population locale sont alors préconisées (…) et ce, pour deux raisons. Les projets discutés localement sont tout d’abord mieux acceptés et plus cohérents avec les potentialités du territoire. Les habitants ne sont ensuite de bons ambassadeurs de la destination que s’ils sont convaincus de ses qualités et s’ils se reconnaissent dans le message qui est diffusé par les organisations officielles (…). » 163 Ainsi, les populations locales des territoires, quels qu’ils soient (des villes aux lieux de détente) deviennent des pourvoyeurs de service, en participant eux-mêmes, parfois malgré eux, à une marchandisation de leur mode de vie et de leur territoire. L’économie participe ainsi à l’essentialisation des communautés, dans la mesure où cette essentialisation permet la création d’un produit ou d’un service qu’il sera ainsi bien plus aisé de vendre.
163
Cécile Maunier, « Une approche triadique du marketing des destinations ». In : Market management, 7 (2), 41-64. 2007, p. 45.
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Ignorer cette réalité, c’est ignorer la manière dont les populations sont catégorisées, non seulement dans des pays lointains, mais également dans la simple ville moyenne voisine. Cette essentialisation fonctionne notamment par le fait de rapprocher de manière immédiate des populations ou des individus de biens matériels ou d’environnements physiques directement perceptibles, créant ainsi des situations qui sont plus proches de la vision politique que de la simple catégorisation cognitive, comme le précise Subramanian : « Space making has been an instrument of both rule and rights, with sovereigns and subalterns mobilizing geographic imaginaries and practices in their political projects. (…) However, it is equally the case that the meaning of space is not fixed. Indeed, the struggle over rights in the regions has been a battle over competing forms of space making. Understanding the dialectic of rule and opposition in terms of the production of space allows me to both denaturalize the link between culture and geography and see how space itself is an essential ingredient in struggles for rights. » 164 En axant ainsi ses recherches sur une anthropologie du géographique, Subramanian rappelle que le territoire, qui est pourtant le lieu par excellence de l’homogénéité distributive des population, d’autant plus s’il est gardé par des frontières, n’est en fait pas autre chose qu’une construction politique au sein de laquelle se jouent un certain nombre de luttes et d’oppositions pour 164
Ajantha Subramanian, Shorelines. Spaces and rights in South India. Bloomington, Stanford University Press. 2009, p. 252 ; “La construction de l’espace a toujours constitué un instrument de réglementation et de droit, dans la mesure où souverains et subalternes mobilisent des imaginaires et des pratiques géographiques dans leurs projets politiques. (…) Cependant, il est également vrai que la signification de l’espace n’est pas fixée. En effet, la lutte pour les droits au sein des régions a toujours été un combat entre des formes opposées de construction de l’espace. Comprendre la dialectique de la règle et de l’opposition à travers la construction de l’espace me permet à la fois de dénaturaliser le lien entre culture et géographie, tout en étudiant la manière dont l’espace lui-même est un élément capital dans les luttes pour les droits.”, notre traduction.
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le renversement et l’établissement de différents types de droits. Ce que nous voulons dire par là, c’est que l’essentialisme, qui a parfois pour objectif de se justifier à travers l’existence des nations ou au moins de territoires délimités, n’est pas autre chose qu’une véritable réinterprétation signifiante d’interrelations sociales et politiques entre des individus et des groupes d’individus. Mais à partir de là, comment ne pas imaginer les liens sournois qui existent entre race et culture, quand les grandes métropoles ellesmêmes rejouent la partition de la territorialisation en laissant les individus s’installer dans des quartiers qui s’ethnicisent ou se culturalisent en fonction des habitants ? Pour Lila Abu-Lughod, le concept de culture participe du même phénomène de catégorisation que celui que véhicule le concept de race, tout en permettant plus de souplesse : « The concept of culture operates much like its predecessor – race – even though in its twentieth-century form it has some important political advantages. (…) The culture concept retains some of the tendencies to freeze difference possessed by concepts like race. » 165 Le constat formulé par Abu-Lughod nous enjoint à penser que la culture n’est donc qu’une forme édulcorée du concept de race, une sorte de manière de rendre la discrimination acceptable en érigeant les différences en richesses et les modes de vie en essences incommensurables. Ainsi réduites, les populations quittent la racialisation pour une sorte d’authenticisme romantique, qui part de sentiments meilleurs pour aboutir toutefois aux mêmes effets. Mais pour Stephanie Lawson, les effets politiques restent tout aussi désastreux : 165
Lila Abu-Lughod, « Writing against culture ». In : Richard G. Fox, Recapturing anthropology : 137-162. Santa Fe, School of American Research Press. 1991, p. 143/144 ; « De façon générale, le concept de culture fonctionne comme son prédécesseur, la race, même si sa définition au vingtième siècle possède un certain nombre d’avantages politiques. (…) Le concept de culture conserve certaines des tendances à réifier les différences, que des concepts comme celui de race possèdent également », notre traduction.
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« The anthropological replacement of biological difference with cultural difference simply returns racism to its point of departure (…). On this view, cultural relativism joined with an insider/outsider dichotomy represents not the denial of racist categories of human difference, but rather their reaffirmation under a new banner. (…) Biological racism and cultural differentialism constitute not two separate (and opposed) systems but rather two registers of racism. (…) It should therefore come as no surprise that culture now serves as a politically correct euphemism for race in strong versions of multiculturalism. »166 Pour Lawson, l’affirmation est très forte : le culturalisme ne serait rien de plus qu’une suite logique et politiquement correcte du racisme, soit une sorte de justification de la discrimination soluble dans les modèles démocratiques contemporains. De fait, il serait intellectuellement et épistémologiquement difficile de différencier les concepts de culture et de race : tous deux séparent les populations, essentialisent leurs comportements et leurs régions d’origine et n’empêchent pas une hiérarchisation des populations. Certes, le relativisme culturel possède en lui ce totalitarisme de la pensée aveugle qui voudrait que rien ne puisse être comparable, puisque chaque culture ne possèderait qu’une version relative et parfaitement localisée de la vérité (ce qui impliquerait par ailleurs qu’une seule et unique vérité n’existe pas, ni même des trajectoires différentes vers une version humaine de la vérité). Comme nous 166
Stephanie Lawson, Culture and context in world politics. New York, Palgrave MacMillan. 2006, p. 175/176 ; “Le remplacement anthropologique de la différence biologique par la différence culturelle permet simplement au racisme de retourner à son point de départ (…). De ce point de vue, le relativisme culturel, assorti d’une dichotomie initié/étranger, ne signifie pas le refus des catégories racistes de la différence humaine, mais plutôt leur réaffirmation sous une nouvelle bannière. (…) Le racisme biologique et le différentialisme culturel ne constituent pas deux systèmes séparés (et opposés), mais plutôt deux registres de racisme. (…) Ce n’est alors pas une surprise que, dans les formes de multiculturalisme fort, la culture serve désormais d’euphémisme politiquement correct pour la race”, notre traduction.
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l’avons spécifié plus en amont, notamment grâce aux travaux de Chokr à propos des comparaisons entre les cultures, nous préférons les dialogues comparatistes intelligents entre les comportements, les valeurs et les sémiotiques, plutôt que la cécité forcée imposée par le totalitarisme de la tolérance dictatoriale. Comparer, c’est nécessairement produire des éléments qui risquent d’introduire des notions de classement ou de hiérarchisation ; comment faire alors pour que ces hiérarchisations ne débouchent pas sur une forme de discrimination ? Et de fait, pourquoi les hiérarchisations déboucheraient forcément sur de la discrimination, quand de simples catégorisations suffisent déjà à faire ce travail ? De fait, ce sont précisément les travaux anthropologiques qui ont eux-mêmes été parmi les premiers à signaler les abus produits par l’utilisation du concept de culture comme outil politique et comme prolongement du concept de race, comme Walter Benn Michaels : « The modern concept of culture is not (…) a critique of racism, it is a form of racism. And, in fact, as skepticism about the biology of race has increased, it has become – at least among intellectuals – the dominant form of racism. »167 De ce point de vue, il nous paraît difficile de ne pas emboîter le pas au constat effarant formulé par Michaels. En tant que chercheur, nous avons-nous même été maintes fois frappés, lors de colloques nationaux ou internationaux, par l’étonnement à la limite de la condescendance exprimé par des collègues pourtant coutumiers des voyages, et ce à propos de comportements ou d’habitudes différents de ceux de leur pays d’origine, qui étaient assez rapidement catalogués comme « culturels », non sans une certaine forme de condescendance à l’égard d’un comportement qui n’avait 167
Walter Benn Michaels, Our America : nativism, modernism, and pluralism. Durham, Duke University Press. 1995, p. 129 ; “Le concept de culture moderne n’est pas (…) une critique du racisme, mais une forme de racisme. En effet, alors que le scepticisme envers la biologie de la race s’est accentué, il est devenu la forme dominante du racisme, au moins parmi les intellectuels”, notre traduction.
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pas l’air de remporter ni adhésion, ni admiration particulière, ni même au moins un intérêt curieux, mais plutôt une gêne, voire une franche incompréhension à la limite de l’outrance. Nul n’est prophète en son pays, et de ce point de vue, les cordonniers mal chaussés pullulent chez les chercheurs spécialistes de l’interculturalité ou du culturel en général. Toutefois, le glissement silencieux de la race vers la culture n’a pas pour autant permis d’effacer ou de moduler les attitudes discriminatoires, tant le changement de paradigme ne modifie pas pour autant les réactions ou les façons de percevoir ce qui est différent de ce que nous avons l’habitude de vivre. Ainsi, un comportement résolument différent du nôtre, qui introduit une rupture dans la reconstruction sémiotique de notre vie quotidienne, voire une réelle tension, va toujours être cognitivement saillant, et risque tout simplement d’être interprété comme une forme de menace pour un confort établi, et susciter ainsi un arsenal potentiel de mécanismes de défense. Le problème de la culture, bien au-delà du relativisme culturel, devient alors le point de focalisation intellectuel qu’il fournit à propos de ce qui nous paraît différent de ce que nous avons l’habitude d’expérimenter, comme le reprécise Adam Kuper : « Finally, there is a moral objection to culture theory. It tends to draw attention away from what we have in common instead of encouraging us to communication across national, ethnic and religious boundaries, and to venture beyond them. » 168 En ce sens, quelle est donc la réelle différence qui séparerait la culture de la race, quand les deux encouragent plutôt à se focaliser sur les différences au lieu d’encourager le dialogue ? Et comment relever le défi présenté par l’hypercommunicabilité de la 168
Adam Kuper, Culture : the Anthropologists’ Account. Cambridge : Harvard University Press, 1999, p. 247 ; « Finalement, il existe une objection morale à la théorie de la culture. Elle tend à nous empêcher de voir ce que nous avons en commun, au lieu de nous encourager à communiquer en traversant les limites nationales, ethniques et religieuses, et de se risquer au-delà de celles-ci », notre traduction.
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mondialisation et la volatilité des flux migratoires, à l’heure où nos sociétés se doivent de garantir une harmonie politique capitale entre les populations hôtes et les populations accueillies ? Selon nous, la culture ne peut constituer une réponse raisonnable à ces questions, en ce que l’institution culturaliste étouffante qui rayonne de multiples façons à l’heure actuelle ne fait que garantir l’oppression de certaines catégories de population au sein de leur groupe d’appartenance soi-disant culturelle, comme le souligne également Unni Wikan : « We are about to make ‘culture’ into a new concept of race (…). What is racism ? It is to treat people condescendingly because of ethnic or biological attributes. ‘Culture’ functions in a racist manner if it is a model of humans we apply only to ‘them’ but not to ourselves and if this model implies a derogatory view of the Other. » 169 C’est bien pour cette raison qu’il est capital de tenter de trouver les usages discursifs, sémiotiques, politiques et stratégiques du concept de culture, afin de désamorcer les mines que celui-ci laisse sur le terrain du progrès social et économique, ainsi que sur celui de l’honnêteté intellectuelle. Si pour Wikan, la translation de race à culture est encore en cours de route et non achevée, il s’agit avant tout de mettre l’accent sur la manière dont la culture peut être opérationnalisée, en fonction des contextes. Le problème, encore une fois, est qu’il est extrêmement facile de voir du culturel chez l’Autre, et d’osciller entre tendre mépris et fascination postcoloniale pour ce qui nous semble typique d’une différence avec un autre groupe dit « culturel ». Difficile en effet de voir en ses propres comportements, habitudes, valeurs et rituels la patte 169
Unni Wikan, Generous betrayal. Chicago, The University of Chicago Press. 2002, p. 81 ; “Nous sommes en train de transformer la ‘culture’ en un nouveau concept de race (…). Qu’est-ce que le racisme ? C’est le fait de traiter les personnes avec condescendance en raison d’attributs ethniques ou biologiques. La ‘culture’ fonctionne de manière raciste si elle représente un modèle humain que nous appliquons uniquement à ‘eux’ et non à nous-mêmes et si ce modèle implique une vision péjorative de l’Autre”, notre traduction.
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d’une quelconque culture, et de succomber à la réduction ad culturam quand il s’agit de nous-mêmes. Quelle incohérence en effet, dans une société de l’illusion du libre-arbitre individualiste de consommation de masse, que d’imaginer que nous ne soyons que des produits d’ensembles homogènes, qui nous essentialisent et nous conditionnent ! Cela peut éventuellement fonctionner pour les autres, de préférence pour des minorités ou des communautés différentes de la nôtre (si tant est que notre groupe constitue une « majorité », ce qui ne le rend d’ailleurs pas plus légitime ou intelligent), mais certainement pas pour nous-mêmes, dans la mesure où nous chérissons l’illusion de ne pas faire partie d’un groupe donné, mais d’être joyeusement happés dans un processus de réalisation individuelle postmoderne où les choix sont révélateurs de la personne que nous souhaitons construire et montrer au monde. A travers un tel postulat, il devient impossible de ne pas considérer la culture comme une forme travestie et séduisante du racisme, compatible avec l’économie capitaliste susceptible de rendre vendable tout produit ou service justement labellisé comme culturel. Mais le véritable problème du concept de culture instrumentalisé comme une nouvelle forme de racisme acceptable, et donc de discrimination acceptable, et qu’il empêche à la fois de discerner les enjeux masqués derrière ces catégorisations, mais également de fournir aux individus les instruments d’émancipation sociale et de libération politique nécessaire au fonctionnement démocratique. C’est également ce que postule Anne Phillips : « Turning racial difference into cultural difference is, then, problematic. It can mean buying into racial stereotypes we would do better to challenge, substituting bland talk of cultural diversity for a more pointed analysis of racism, and obscuring what may be significant distinctions between those who live a chosen identity that enlarges and enhances their life and those who are discriminated against on the basis of their presumed identity. (…) When culture is treated (as in much popular usage) as something from which we can predict a whole swath of human behaviour, this edges disturbingly close to the racist treatment of skin colour or physiognomy as predictors of human behaviour. When 171
people speak of the dangers of their culture being swamped by the migration of too many people from another, or it being better to keep some distance between cultures because of a natural human preference for living with one’s own, this is not different from the fear of miscegenation. » 170 En exposant les enjeux impliqués par la confusion entre le concept de culture et celui de race, Phillips indique clairement qu’au fond, l’interchangeabilité de ces deux discours n’a pour seul effet que de permettre la continuité de la discrimination et l’impossibilité de dialogues constructifs exigés par la multiplicité de repères, de valeurs et de processus d’identification permise par les sociétés dans lesquelles nous vivons, notamment à l’heure d’un accroissement, en nombre et en vitesse, des échanges entre les différents coins du globe. En d’autres termes, le culturalisme n’a pas pour but d’empêcher le racisme, sur la base de critère d’abord socio-économiques (car les populations concernées n’ont pas nécessairement accès aux métiers, aux carrières ou aux produits et services consolidés par ce que l’on pourrait appeler « majorité culturelle »), mais plutôt d’en masquer les effets et les processus. 170
Anne Phillips, Multiculturalism without culture. Woodstock, Princeton University Press. 2009, p. 56 ; « Transformer la différence raciale en différence culturelle devient ainsi problématique. Cela peut signifier l’adhésion à des stéréotypes raciaux que nous ferions mieux de contester, le remplacement d’une analyse plus pointue du racisme par un discours creux sur la diversité culturelle, et la dissimulation de distinctions potentiellement significatives entre ceux qui expérimentent une identité choisie qui épanouit et émancipe leur vie, et ceux qui sont victimes de discrimination en raison de leur identité présumée. (…) Quand la culture est considérée (comme c’est le cas dans la plupart des usages populaires) comme quelque chose qui permet de prédire une majorité de comportements humains, il s’agit d’un flirt dangereux avec le traitement raciste de la couleur de peau ou de la physionomie comme prédicteurs de comportements humains. Lorsque les individus disent qu’il est dangereux que leur culture soit submergée par la migration trop importante d’individus d’une autre culture, ou qu’il vaut mieux conserver des distances entre les cultures, en raison de la préférence humaine naturelle de vivre avec les siens, cela n’est guère différent de la peur du croisement entre les races », notre traduction.
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En cachant ce sein que nous ne saurions voir, le concept de culture sauve la face d’une société qui voit dans son propre reflet la tolérance bienveillante et hypothétique d’une altérité qui reste avant tout considéré comme une menace surévaluée ou une source de fascination exagérée, avant que d’être d’abord regardée pour ce qu’elle est, à savoir l’expression d’une commune humanité qui tente d’apporter une palette de réponses différentes à des questions largement partagées. Et si toutes ces réponses ne se valent pas, le culturalisme empêche justement de les croiser, de les discuter et d’encourager le dialogue démocratique et intellectuel qui doit permettre aux individus de s’émanciper et aux sociétés de progresser vers un ordre éthique et politique basé sur la justice dans la pluralité. Et comme le précise Alain Finkielkraut, cet état de fait nuit in fine aux individus eux-mêmes, en les maintenant captifs dans des prisons parfois dorées, et parfois non : « Comme les chantres anciens de la race, les fanatiques actuels de l’identité culturelle consignent les individus dans leur appartenance. Comme eux, ils portent les différences à l’absolu, et détruisent, au nom de la multiplicité des causalités particulières, toute communauté de nature ou de culture entre les hommes. » 171 Les effets de l’institution de la discrimination acceptable sont notables et particulièrement néfastes, dans la mesure où leurs impacts sont avant tout politiques. Il s’agit maintenant de mettre en lumière ces conséquences et d’en délimiter les effets pervers, notamment à travers la critique d’un modèle qui a largement servi d’inspiration principale (qu’il s’agisse de l’appliquer ou de le contester) pour les systèmes politiques de gestion de la diversité dans nos sociétés démocratiques, à savoir le multiculturalisme.
4.4 L’erreur du multiculturalisme 171
Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée. Paris, Gallimard. 1987, p. 98.
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En partant de la reconnaissance comme donnée cardinale de l’organisation de la vie démocratique et du respect des différences au sein de la diversité, la théorie du multiculturalisme, telle qu’elle a notamment été développée par Charles Taylor et été appliquée dans des pays comme le Canada, a bénéficié d’un écho relativement large dans les sciences humaines et sociales et dans les décisions politiques à travers les Etats. Nous proposons ici de faire un examen attentif des propositions de Taylor dans son ouvrage phare, « Multiculturalism and ‘the politics of recognition », et d’en effectuer une critique argumentée afin de pouvoir comprendre en quoi les propositions et postulats de cette théorie politique pourtant inspirée par des intentions totalement louables, notamment le concept de reconnaissance développé par Axel Honneth 172 , peuvent in fine avoir des conséquences néfastes ou terriblement handicapantes pour le fonctionnement démocratique citoyen. C’est d’ailleurs cette même reconnaissance qui, pour Taylor, est en fait la problématique centrale des politiques de gestion de la diversité : « The thesis is that our identity is partly shaped by recognition or its absence, often by the misrecognition of others, and so a person or group of people can suffer real damage, real distortion, if the people or society around them mirror back to them a confining or demeaning or contemptible picture of themselves. » 173 Nous ne pouvons qu’emboîter le pas au postulat de base proposé par Taylor, dans la mesure où cette reconnaissance doit effectivement pouvoir guider des politiques de la gestion de la 172
Axel Honneth, Kampf um Anerkennung. Frankfurt am Main, Suhrkamp. 1994. 173 Charles Taylor, Multiculturalism and ‘the Politics of recognition’. Princeton, Princeton University Press. 1992, p. 25 ; « La thèse est que notre identité est en partie construite par la reconnaissance ou son absence, souvent par la reconnaissance erronée des autres ; ainsi, une personne ou un groupe de personnes peut souffrir de dommages et d’altérations réels, dans la mesure où les individus ou la société autour d’eux leur renvoient une image limitée, dévalorisante ou méprisable d’eux-mêmes », notre traduction.
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diversité respectueuse des principes démocratiques. Cependant, Taylor masque, par l’utilisation de la thématique de la reconnaissance comme instrument principal, la problématique rampante et bien présente de l’identité, qui nécessiterait ici un regard critique aigu dans sa mise en relation avec le concept de reconnaissance. En effet, nous sommes tentés de dire que si le besoin de reconnaissance est aussi aigu et aussi important pour la santé psychologique et sociale des individus, c’est d’abord parce que notre société laisse circuler en son sein l’exigence souvent non négociable du besoin de négocier une identité relativement stable avec les autres et la société, quand bien même le concept lui-même est évidemment considéré comme complexe, multipolaire, changeant et fuyant ; il n’empêche que la façon de vivre cette problématique au sein d’une société n’a pas forcément de rapport avec la définition scientifique théorique, et que l’ancrage identitaire, qu’il soit unique ou multiple, reste en lui-même une condition sine qua none pour l’inflation de la reconnaissance,
selon nous. En d’autres termes, si je veux être reconnu, c’est précisément à travers l’identité que je souhaite renvoyer aux autres ou que je souhaite mettre en scène, en discours ou en existence pour moi-même. Taylor poursuit alors : « Nonrecognition or misrecognition can inflict harm, can be a form of oppression, imprisoning someone in a false, distorted, and reduced mode of being. » 174 Encore une fois, il serait pour le moins téméraire, voire stupide, de remettre en question cet état de fait ; le problème est que Taylor utilise ce postulat comme une base pour la théorie politique du multiculturalisme, en mettant en lumière le fait qu’il s’agit donc de pouvoir reconnaître les groupes dans leur différence au sein des régimes démocratiques. Mais dans ce cas, quid de la reconnaissance au sein de ces groupes ? Il est en effet tout à fait 174
Charles Taylor, op. cit., p. 25 ; « La non-reconnaissance ou la reconnaissance erronée peuvent engendre de la souffrance, représenter une forme d’oppression et emprisonner quelqu’un dans un mode d’existence faux, déformé et réducteur », notre traduction.
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envisageable de ne pas être reconnu tout en faisant partie d’un groupe reconnu en tant qu’entité homogène par un Etat, et on en souffre alors tout autant, et ce doublement : d’un côté, le groupes auquel l’on est sommé d’appartenir est reconnu, et l’on doit alors se conformer à l’exigence du groupe pour être reconnu à son tour ; de l’autre, l’Etat ne nous reconnaît qu’à travers le groupe, et non en tant qu’individu pensant, capable de remettre en question en interne un certain nombre de valeurs assimilées à notre groupe. Cela peut par exemple le cas pour des individus homosexuels, qui se retrouvent assimilés malgré eux soit à des groupes religieux qui ne les tolèrent pas, mais dont ils restent prisonniers ; mais nous pouvons également retrouver la même tendance si l’individu homosexuel est reconnu uniquement comme homosexuel, par appartenance au groupe homosexuel, et non pour d’autres traits qualitatifs ou existentiels. Pour asseoir la qualité intellectuelle de ses travaux, Taylor effectue une anthologie des discours de la reconnaissance, en commençant bien sûr par Hegel, mais également en passant par Rousseau. Ce faisant, il entend démontrer à quel point la prise en charge éminemment politique du concept de reconnaissance est capitale afin de pouvoir mettre en œuvre des démocraties respectueuses de leurs citoyens. A ce titre, il estime notamment que la reconnaissance a gagné en importance à travers l’influence du concept d’identité individuelle, qui a notamment émergé vers la fin du dix-huitième siècle. Il en arrive alors à la conclusion que « each of our voices has something unique to say »175, tombant ainsi dans le piège classique de l’unicité ou de la singularité comme seul gage de reconnaissance. C’est précisément ce contre quoi s’élèvent des auteurs comme Nader Chokr ou Unni Wikan, que nous avons déjà cités abondamment, dans la mesure où ce n’est pas parce que quelque chose existe et présente une particularité unique ou nouvelle dans le riche paysage des comportements et valeurs humains, qu’il faut nécessairement le préserver sur la base seule de son existence. En d’autres termes, cela pose le problème de la pratique unique mais barbare, qui permettrait par exemple 175
Charles Taylor, op. cit., p. 30 ; « Chacune de nos voix a quelque chose d’unique à dire », notre traduction.
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l’excision des jeunes filles, le mariage forcé, ou l’instauration de salaires plus faibles pour les femmes, par exemple ; il s’agit bien à chaque fois de pratiques culturelles, typiques de groupes donnés, qui disent bien quelque chose d’unique à propos de la nature humaine et de la façon dont nous pouvons nous organiser en société. Estimer alors qu’à partir de ce postulat, ces pratiques nécessitent respect et préservation, voire conservation, sans avoir aucun espoir d’évolution alors même que des personnes peuvent en souffrir, c’est aller dans le sens inverse de la tolérance que semble impliquer la petite phrase de Charles Taylor : c’est dire qu’à partir du moment où je suis considéré comme un être humain ou que je peux inventer une pratique étiquetée comme « culturelle », même la plus cruelle des pratiques, j’ai le droit à la reconnaissance. Ceci étant, Taylor insiste bien sur le fait que l’identité, qu’il utilise de manière parfois instable en l’appliquant de façon indistincte aux groupes ou aux individus, est avant tout le fruit d’un processus ontologiquement dialogique et trajectoriel : « Thus, the contribution of significant others, even when it is provided at the beginning of our lives, continues indefinitely. (…) We need relationships to fulfill, but not to define, ourselves. (…) It is who we are, ‘where we’re coming from’ »176 Ce faisant, Taylor semble mettre en avant un paradoxe pour le moins troublant : nous aurions besoin des autres pour nous compléter, mais non pour nous définir. Mais dans ce cas, quid des premières définitions de nous-mêmes, et souvent les plus profondes psychologiquement, que nous fournit notre environnement parental et familial direct ? Et quid aussi de groupes aux liens communautaires forts, qui vont de facto avoir pour but de définir tout un arsenal sociétal, et donc in fine les individus euxmêmes ? Définir l’identité par un simple « ce que nous sommes » 176
Charles Taylor, op. cit., p. 33 ; « Ainsi, la contribution d’autres signifiants, même lorsqu’elle est fournie au début de notre vie, se poursuit indéfiniment. (…) Nous avons besoin de relations pour nous compléter, pas pour nous définir. (…) C’est ce que nous sommes, ‘d’où nous venons’ », notre traduction.
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est à la fois un peu court, et semble placer les relations à autrui sur un plan pour le moins secondaire qui peut surprendre, voire interroger, sans même parler de l’idée de « venir d’un endroit », qui ne va pas nécessairement de soir pour les individus qui disposent, par exemple, de plusieurs nationalités, qui sont réfugiés ou qui ont été chassés de leur groupe d’appartenance pour des raisons de discrimination. De surcroît, Taylor poursuit le développement à propos de l’identité en tombant dans un nouveau piège, celui de confiner l’identité aux groupes culturels, tout en ignorant la nature dialogique au sein même des groupes, tout en soumettant ces mêmes groupes à un universalisme naïf : « Through all the differences of interpretation, the principle of equal citizenship has come to be universally accepted. » 177
Mais comment affirmer de façon aussi unilatérale ce type de fait ? Que porte le discours de Taylor, derrière le terme d’universalité ? Qui exactement a reconnu ce principe de citoyenneté égalitaire, et quels pays notamment ? Avec quelles mesures applicatives ? Et comment faire quand ce principe n’est pas du tout accepté par tous, y compris dans un pays dans lequel le principe apparaît pourtant dans une quelconque charte des valeurs au moins théorique ? Comment défendre ce principe quand certains « détails » de cette citoyenneté égalitaire, comme la simple égalité entre hommes et femmes, n’est pas compris, appliqué ou accepté par tous, qu’il s’agisse de populations minoritaires ou majoritaires ? Charles Taylor poursuit en mettant la problématique de la citoyenneté égalitaire en parallèle avec ce qu’il va appeler les politiques de la dignité, notamment via la reconnaissance non négociable de l’Autre par son identité unique, pulvérisant par là même la possibilité des identités multiples ou des référentiels contextuels changeants. Ainsi, tout en permettant, sans en mesurer les conséquences, l’explosion d’un véritable hypermarché de l’identité figée, où chacun pourra défendre n’importe quelle revendication 177
Charles Taylor, op. cit., p. 38 ; « A travers toutes les différences d’interprétation, le principe de citoyenneté égalitaire a été accepté de façon universelle », notre traduction.
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sur la simple base de la reconnaissance d’une identité propre (et ce sans même que Taylor ne revienne sur la mise en scène discursive, psychologique ou sémiotique de ces revendications), il complète l’émergence de ces nouvelles politiques de la dignité par la mise en lumière des politiques de la différence : « In the case of the politics of difference, we might also say that a universal potential is at its basis, namely, the potential for forming and defining one’s own identity, as an individual, and also as a culture. » 178 Le fait que Taylor place la culture sur le plan de l’individuel pose évidemment un certain nombre de questions, et en premier lieu celle-ci : est-il à ce point nécessaire, précisément dans l’objectif de mettre en œuvre des politiques de la dignité et de la différence basées sur le principe de reconnaissance, de favoriser une confusion aussi grossière entre un individu et sa culture, tout en installant un concept d’identité qui parait définitivement comme statique et uniquement modifiable à la marge, tout en faisant fi des contextes d’expression de cette même identité et des stratégies qui y sont liées ? C’est ici ce que nous pourrions appeler l’erreur fondamentale de Taylor, mais que nous préfèrerons attribuer à la théorie du multiculturalisme, en ce que le projet ici est bel et bien de réduire l’identité d’un individu à son appartenance culturelle, ou au moins communautaire. Taylor poursuit ensuite son développement en prenant appui sur des exemples existants et en les critiquant. Il cite notamment les différences qui existent entre la province du Québec et l’Etat canadien, en critiquant notamment la position libérale de la citoyenneté et des droits qui y sont liés :
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Charles Taylor, op. cit., p. 42 ; « Dans le cas des politiques de la différence, nous pouvons également ajouter qu’un potentiel universel se retrouve à sa source, à savoir le potentiel de former et de définir sa propre identité, non seulement en tant qu’individu, mais également en tant que culture », notre traduction.
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« There is a form of the politics of equal respect, as enshrined in a liberalism of rights, that is inhospitable to difference, because (a) it insists on uniform application of the rules defining these rights, without exception, and (b) it is suspicious of collective goals. » 179 Nous ne comprenons pas ici le problème soulevé par Taylor, précisément parce que nous estimons qu’il est nécessaire d’avoir d’abord un modèle de commun de référence, précisément pour définir les droits pour tout citoyen, quelle que soit son origine ; en effet, cela permet de porter la notion de citoyenneté au-dessus des différences et des spécificités, montrant par là-même l’affiliation à un Etat comme condition première d’accès politique à la citoyenneté, avant que d’en faire une sorte de jeu de négociation en fonction des orientations des différents groupes qui composent cet Etat. De surcroît, permettre l’application de règles qui peuvent constituer les racines d’un modèle de respect mutuel entre les individus, sans distinction d’origine ou d’appartenance communautaire, afin que chacun puisse justement y contribuer dignement en vertu de ses différences, semble être plutôt un modèle intéressant à mettre en œuvre. Mais c’est précisément ici que s’enkyste l’erreur du multiculturalisme : chaque culture doit pouvoir, en creux, participer à la définition de règles à géométrie variable, qui s’appliqueront à chaque communauté en fonction de ses besoins, ce qui peut bien sûr être extrêmement dangereux, dans la mesure où l’on refuse d’entrevoir les enjeux de pouvoir qui existent au sein de ces communautés, mais également parce que l’on abandonne alors la citoyenneté à un état intermédiaire, dans lequel la communauté, en tant qu’entité organisée politiquement et donc traversée par des stratégies et des luttes nécessairement inégalitaires, devient le négociateur officiel du statut de citoyen auprès de l’Etat pour les individus. Mais comme nous pouvons le voir, si Taylor est aussi critique vis-à-vis du libéralisme nord179
Charles Taylor, op. cit., p. 60 ; « Il existe un aspect dans les politiques du respect mutuel, telles que portées par le libéralisme des droits, qui est inhospitalier à la différence, dans la mesure où (a) il insiste sur une application uniforme des règles qui définissent ces droits, sans exception et (b) il reste suspicieux vis-à-vis des buts collectifs », notre traduction.
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américain qu’il critique, c’est d’abord parce qu’il se focalise sur l’appartenance culturelle du modèle libéral, et succombe ainsi à l’institution du culturalisme, en ce que le modèle libéral est en luimême culturel et ne peut être imposé aux groupes culturels, puisque cela signifierait ainsi qu’un groupe culturel déciderait politiquement de l’organisation citoyenne et politique pour tous les autres : « All this is to say that liberalism can’t and shouldn’t claim complete cultural neutrality. Liberalism is also a fighting creed. » 180 En effectuant cette fameuse et déplorable réduction ad culturam, Taylor enferme le multiculturalisme dans le relativisme culturel et ses défauts : il fait du libéralisme une théorie parmi d’autres, qui ne vaut pas mieux que des théories moins élaborées ou plus cruelles, tout simplement parce que sa seule appartenance culturelle ne lui permet pas de prétendre à mieux que cela. En tombant dans ce piège et en rendant totalitaire sa politique de la reconnaissance, Taylor emprisonne toute production humaine dans son contexte d’appartenance culturelle et empêche de lui-même le dialogue entre les modèles, les environnements et les Histoires. Dans ce cas, nous serions tentés de dire qu’à ce titre, le progrès scientifique et médical est culturel lui aussi, et qu’il ne faudrait donc surtout pas envoyer des médicaments permettant de guérir de graves maladies infectieuses en Afrique, pour la simple et bonne raison que l’origine de ces médicaments est occidentale et qu’il vaut mieux laisser mourir des gens, plutôt que de leur imposer un mode de vie qui ne vient pas de « chez eux » ! Ceci nous amène d’ailleurs à nous dire que ce n’est pas parce que le libéralisme n’est pas culturellement neutre, ce que nous pouvons volontiers entendre, qu’il est nécessairement mauvais dans ses implications et applications politiques. Il ne faudrait pas non plus imaginer que tout ce qui vient d’un pays occidental, a priori lorsqu’il s’agit d’un principe politique appliqué de surcroît dans un pays occidental, est 180
Charles Taylor, op. cit., p. 62 ; « Tout cela pour dire que le libéralisme ne peut et ne devrait se réclamer d’une neutralité culturelle complète. Le libéralisme est aussi un principe de combat », notre traduction.
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forcément à prendre avec précaution ou à remettre en question avec plus d’exigence que n’importe quel autre principe dit « culturel ». C’est ici que le relativisme culturel tend finalement à se fourvoyer dans une auto-flagellation occidentale déjà visible dans les travaux de Holliday, tout en célébrant une forme d’exotisme culturel. Si nous voulons encourager les dialogues entre écoles de pensées et de pratiques, ce n’est pas sur la base culturelle qu’il faut le faire, mais sur celle de la raison comme vecteur de richesse de pensée et de dialogue humains. Charles Taylor poursuit de manière assez nette sa critique d’une forme d’imposition occidentale d’idées politiques, tout en oubliant que sa théorie du multiculturalisme est elle-même occidentale et devrait donc être soumise au même examen de conscience : « This brings us to the issue of multiculturalism as it is often debated today, which has a lot to do with the imposition of some cultures on others, and with the assumed superiority that powers this imposition. Western liberal societies are thought to be supremely guilty in this regard, partly because of their colonial past, and partly because of their marginalization of segments of their populations that stem from other cultures. It is in this context that the reply ‘this is how we do things here’ can seem crude and insensitive. » 181 Bien sûr, nous voyons parfaitement ce que Taylor veut faire comprendre en proposant cette critique justifiée de la discrimination à l’œuvre au sein des politiques occidentales. Nous tenons ici à l’écrire avec force : non, il n’y a pas de raison valable 181
Charles Taylor, op. cit., p. 63 ; « Ceci nous amène au problème du multicultalisme tel qu’il est souvent discuté de nos jours, et qui est fortement lié à l’imposition de certaines cultures sur d’autres, avec la supériorité présumée qui donne du pouvoir à cette imposition. Les sociétés occidentales libérales sont considérées comme particulièrement coupables à cet égard, d’abord en raison de leur passé colonial, mais aussi dans la mesure où elles marginalisent des segments de leurs populations originaires d’autres cultures. C’est dans ce contexte que la réponse ‘c’est comme ça qu’on fait ici’ peut paraître grossière et insensible », notre traduction.
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pour créer des catégories de population susceptibles d’engendrer des citoyens de seconde zone, que cela soit en raison de différences de culture, de sexe, de pratiques ou de comportements. Bien sûr, toute forme de discrimination organisée et tolérée au sein d’Etats démocratiques est insupportable à plus d’un titre. Bien sûr, le racisme ordinaire qui permet d’ostraciser une personne à partir du simple prétexte de la représentation d’une différence considérée comme inférieure est au moins dangereux, sinon condamnable. Mais pour autant faut-il faire une politique « juste » ou « équitable » du multiculturalisme en proposant une « vengeance historique » de groupes culturels non occidentaux sur le sol occidental, comme semble le proposer en creux Charles Taylor ? Faut-il pour autant sombrer dans une forme de culpabilité occidentale postcoloniale, sans distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, sur la simple base de l’origine prétendument culturelle de telle ou telle valeur ? Faut-il ainsi à ce point diminuer la pertinence ou la justesse de tel ou tel régime, sur simple base de son appartenance supposément culturelle ? En condamnant ainsi, et à raison, toute forme de discrimination pour délit de faciès, Taylor retourne les effets de la discrimination de façon unilatérale contre tous les systèmes politiques démocratiques occidentaux, alors même que ceux-ci continuent pourtant d’influencer, pour des raisons historiques et politiques diverses, nombre d’Etats de par le monde. Le problème est qu’il s’agit ici de résoudre une équation politique qui restera insoluble, tant que l’on y implémentera le concept de culture comme paramètre inamovible. Le relativisme culturel ne fait que nous attirer à chaque fois dans le piège de l’incommensurabilité des valeurs et des principes – et même le multiculturalisme de Charles Taylor, penseur politique occidental, n’échappe pas à la règle si l’on suite le principe du culturalisme que lui-même développe. Toutefois, de façon relativement paradoxale, Taylor tente de sortir de la pelote intellectuelle produite par le concept de culture en tendant d’aborder la question des standards qui permettent de juger et évaluer les cultures et les civilisations : « But merely on the human level, one could argue that it is reasonable to suppose that cultures that have providede the horizon of meaning for large numbers of human beings, of 183
diverse characters and temperaments, over a long period of time – that have, in other words, articulated their sense of the good, the holy, the admirable – are almost certain to have something that deserves our admiration and respect, even if it is accompanied by much that we have to abhor and reject. » 182 Ainsi, les cultures se vaudraient toutes, mais ne pourraient être évaluées que par leur Histoire. Nous pensons ici que Taylor paraît être pertinent, mais se contredit lui-même en proposant un programme qui risque de facto de permettre à des cultures dites « admirables » d’imposer à d’autres groupes, considérés comme minoritaires, des critiques qui pourraient être dignes d’être abhorrées ou rejetées. De surcroît, nous estimons une nouvelle fois que Taylor semble proposer un raccourci logique qu’il nous semble important de débusquer, et qui est trop souvent employé à plus d’un titre dans nombre de disciplines : ce n’est pas parce que quelque chose (une culture, une civilisation ou quoi que ce soit d’autre qui rende compte d’une organisation humaine) a eu le mérite de l’existence, de la longévité et du partage par le plus grand nombre que cela doit être admiré et respecté. Comment expliquer, dans ce cas, l’abolition progressive de la peine de mort dans plusieurs pays, ou encore de la chute de la croyance de la terre plate ? Quelle place accorder au progrès et à la science – ou tout simplement à l’évolution de l’espèce humaine ? Taylor se prend ici les pies dans un tapis à la fois cousu par le besoin de reconnaissance, une définition statique de l’identité, une dangereuse réduction ad culturam et une exigence politique de la dignité. En ayant le mérité de prendre en considération tous ces 182
Charles Taylor, op. cit., p. 72/73 ; « Mais du simple point de vue humain, nous pourrions dire qu’il est raisonnable de supposer que des cultures qui ont apporté à l’horizon de la signification un nombre important d’êtres humains, de caractère et de tempérament variés, et ce sur une longue période, et qui ont donc en d’autres termes articulé leur sens du bien, du sacré et de l’admirable, sont presque certaines de posséder quelque chose qui mérite notre admiration et notre respect, même si cela doit s’accompagner par nombre d’éléments que nous nous devons d’abhorrer et de rejeter », notre traduction.
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paramètres complexes, Taylor se fait happer par le véritable trou noir que représente le concept de culture en sciences humaines et sociales, et qui possède la fascinante propriété de pouvoir attirer vers lui une variété de concepts et de problématiques capitales pour la compréhension et l’évolution des sociétés humaines, tout en les faisant partir en lambeaux sous le poids écrasant du noyau dur que constitue le relativisme culturel. Taylor se retrouve lui aussi pris au piège par le concept de culture et ne peut alors que proposer, sur la base de ces sables mouvants épistémologiques, un modèle qui va en reproduire les défauts, les limites et les impacts néfastes. Un tel naufrage partiel est notamment dû à la myopie de Charles Taylor concernant un élément clair : le concept de culture constitue à lui seul un outil politique de discrimination et de division.
4.5 De l’instrumentalisation politique de la division Ainsi donc, en permettant la division des citoyens en communautés aux identités culturelles supposément homogènes, le multiculturalisme, en s’appuyant notamment sur le relativisme culturel, prend le risque d’aller au bout du discours tangent véhiculé par le concept de culture pour in fine recréer des zones de pouvoir tribalisées, où l’Etat ne serait qu’une ombre projetée sur la vie des individus. Pour Nancy Fraser, la question à poser est bien celle de l’impact résolument politique du concept de culture, par le biais du concept d’identité : « En ce moment, nous nous épuisons à propos de la question identitaire et nous avons succombé de ce fait à deux tentations malheureuses. D’une part, celle d’adopter une forme d’anti-essentialisme non discriminant qui considère toutes les identités et différences comme des fictions répressives et, de l’autre, la tendance inverse, favorable à l’adoption d’un multiculturalisme non discriminant prônant la reconnaissance de toutes les identités et différences, quelles qu’elles soient. Or, ces deux tendances ont un élément commun : elles s’avèrent incapables de lier la 185
question de l’identitaire et de la différence à une politique sociale de justice et d’égalité. » 183 Si nous sommes résolument en accord avec la critique proposée par Nancy Fraser, il nous paraît également important de souligner le fait que, corollairement à ce que nous avons développé concernant la confusion entre culture et identité, que la question identitaire ne permet justement pas, dans son essence même, de bâtir une politique sociale de justice et d’égalité digne de ce nom. En fait, à partir du moment où l’on base le principe de la reconnaissance sur l’identité, ou plutôt une forme d’identitarisme, alors on passe simplement des outrances du relativisme culturel à celles du relativisme identitaire. Or, selon nous, si un Etat doit permettre bien sûr à chacun de pouvoir exprimer sa personnalité dans un cadre juste et égalitaire, le simple fait de ramener la question de l’identité dans la sphère politique risque de nous faire glisser sur la pente de la revendication communautariste, et donc in fine l’éclatement du principe d’une citoyenneté juste, dialogique et partagée par tous. Quoiqu’il en soit, le multiculturalisme ne permet définitivement pas de pouvoir répondre à ces défis : « [Le multiculturalisme] est en effet fondé sur une appréhension unilatérale de la différence considérée comme intrinsèquement positive et culturelle. Cette perspective glorifie donc toute différence sans aucun esprit critique, et sans établir de lien avec le problème de l’inégalité. » 184 Selon nous, c’est précisément parce que la culture est considérée comme une richesse intrinsèque et essentielle à l’espèce humaine que le multiculturalisme ne peut que se définir de cette façon. A partir du moment où l’on retrouve le concept de culture dans un terme, a priori lorsque celui-ci implique une politique définie, alors il est évident que la gestion qui en découlera charriera de façon inévitable tous les défauts et les manques du concept en question. Pour rebondir sur ce que proposait Chokr, il ne faut pas avoir peur 183
Nancy Fraser, « Multiculturalisme, anti-essentialisme et démocratie radicale ». In : Cahiers du genre, 39 (2), 27-50. 2005, p. 30. 184 Nancy Fraser, op. cit., p. 45.
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de comparer et même hiérarchiser les pratiques et les valeurs, pas nécessairement en raison de leur culture d’appartenance, mais tout simplement en fonction de leur humanité propre et de leur contexte d’émergence. Mais avant toute chose, si une gestion culturelle de la question politique ne fonctionne pas, c’est parce qu’un tel processus ignore définitivement les questions et enjeux de pouvoir au sein même des groupes et des communautés, comme le reprécise Fraser : « Il en résulte une scission entre la question de la différence et celle de l’inégalité matérielle, des différentiels de pouvoir au sein des groupes et des rapports systémiques de domination et de subordination. (…) Le multiculturalisme pluraliste tend à substantialiser les identités, à les traiter comme des données objectives et non comme des rapports construits. Il a donc tendance à balkaniser la culture, à sousdiviser les groupes, à ignorer les recoupements, à empêcher les interactions et les identifications croisées. En perdant de vue le fait que les différences se croisent et se recoupent, il régresse au niveau d’un modèle qui se contente d’additionner les différences. » 185 Il nous paraît inutile ici de paraphraser ce que Fraser réussit brillamment à mettre en lumière, à savoir le fait que le multiculturalisme, précisément parce qu'il constitue une politique de gestion de la diversité uniquement basé sur l’appartenance ou l’identité culturelles, permet d’évacuer de manière relativement commode les questions socio-économiques et les questions de la distribution du pouvoir au sein d’autres types de catégories qui restent quant à elles résolument transculturelles, comme les femmes, les enfants, les personnes handicapées et les personnes homosexuelles, pour ne citer qu’elles. Pour Fraser d’ailleurs, le problème est de pouvoir identifier deux formes de luttes qui sont complémentaires, à savoir « les luttes pour la reconnaissance et les luttes pour la redistribution » 186 . Ainsi donc, le problème de la culture reste d’abord politique, et c’est d’ailleurs là toute sa 185 186
Nancy Fraser, op. cit., p. 45. Nancy Fraser, op. cit., p. 47.
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faiblesse, dans la mesure où ce concept est incapable de répondre à la fois à la question de la justice, de l’égalité citoyenne fondamentale, de la distribution des ressources et des voies de pouvoir, et ainsi de la simple reconnaissance de l’être humain et de son rôle ontologiquement fondateur au sein de l’Etat : « Les différences culturelles ne peuvent être librement développées et démocratiquement gérées que sur la base de l’égalité sociale. (…) Il faut ouvrir un nouveau débat, débat orienté sur l’intersection des multiples différences. En d’autres termes, il nous faut établir un nouveau lien entre la problématique de la différence culturelle et celle de l’égalité sociale. » 187 Mais après tout, et si nous pouvions établir ce lien tout simplement en prenant en compte la différence humaine, tout court, dans la mesure où chaque être humain, dans sa singularité, représente à lui seul une variation d’un certain nombre d’influences qui peuvent évoluer à travers le temps ? Pourquoi devoir traiter la question de l’égalité sociale en s’enfermant à nouveau dans le prisme de culture ? Nous souhaitons ici nous différencier de Nancy Fraser, mais également d’Anne Phillips par exemple, en affirmant ainsi la thèse centrale du présent travail, à savoir le fait que le concept de culture n’est plus nécessaire en sciences humaines et sociales, et qu’il faut trouver d’autres façons d’envisager les problématiques qu’il soulève, tend il a tendance à les empoisonner et les intoxiquer par des positions épistémologiques potentiellement dangereuses. Mohammed ElHajji précise d’ailleurs à ce titre que le problème des politiques basées sur le concept de culture est bien le concept luimême : « L’affirmation et consolidation du processus de culturalisation de la politique constituent, en vérité, la négation même du politique ; négation de la possibilité d’encadrement rationnel, ou en termes rationnels, des relations internationales et des heurts et conflits qui ne peuvent ne pas surgir entre peuples et nations aux histoires 187
Nancy Fraser, op. cit., p. 47/48.
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et intérêts distincts, de par le simple fait de coexister et diviser le même espace-monde. » 188 Ainsi, en culturalisant ou en ethnicisant des questions qui, à la base, sont souvent de nature sociale, économique ou tout simplement profondément politique (au sens de la reconnaissance et de la redistribution des ressource set du pouvoir), le concept de culture parvient à inoculer aux communautés le virus non pas du relativisme, mais précisément de sa face cachée, à savoir que si tout le monde a le droit à sa propre reconnaissance et que tout se vaut, alors je peux moi aussi proposer un groupe ou une communauté qui a elle aussi droit à sa propre forme de reconnaissance, sur la base de valeurs et de pratiques qui pourront nous être propres. Inutile de préciser qu’un certain nombre de conflits de la fin du vingtième siècle ont été justement initiés par cette mise en perspective extrêmement dangereuse, pour ne citer que les exemples tragiques du Rwanda ou des républiques de l’exYougoslavie. Mais alors, que faire lorsqu’un concept, à travers ses développements, son attelage épistémologiques et ses implications politiques, fait ainsi vaciller les Etats au moment où l’hypercommunication mondialisatrice tend à encourager chaque communauté, qu’elle soit ou non fictive ou tout du moins réinventée, à mettre en discours et en symboles une authenticité fantasmée et à demander ainsi une reconnaissance identitaire qui ne devrait être accordée que sur la base de l’existence même de cette communauté ? La question, profondément politique, est aussi philosophique : est-ce parce que quelque chose a le mérite d’exister qu’il faut lui accorder les mêmes prérogatives que quelque chose qui a fait les preuves d’un caractère relativement pertinent de son existence ? Et l’existence d’un modèle suffit-il à la reconnaissance, fusse-t-elle de principe, alors même que ce modèle peut ne pas remplir les critères évaluatifs nécessaires pour pouvoir être considéré juste, éthique et en phase avec un modèle politique qui 188
Mohammed ElHajji, « Le culte à la culture : évolution, révolution et régression ». In : Fred Dervin, Le concept de culture : 19-46. Paris, L’Harmattan. 2013, p. 43.
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permette l’épanouissement citoyen au sein d’un cadre qui permette à l’Etat de pouvoir jouer pleinement son rôle politique ? Comme le précisait Lila Abu-Lughod, il convient maintenant d’écrire contre la culture – ou même, comme y invite Adam Kuper, à tout simplement imaginer des sciences humaines, sociales et politiques désintoxiquées du concept de culture et de ses implications tentaculaires. Daniel Sabbagh va également dans ce sens, dans la mesure où la culture produit une inévitable ethnicisation ou racialisation de la vie politique – et par là même une sorte d’exutoire historique et vengeur de toutes sortes de griefs : « En réalité, bon nombre des revendications politiques associées au ‘multiculturalisme’ portent donc moins sur la culture en tant que telle que sur la correction de l’injustice faite aux membres des groupes dominés – généralement définis sur une base ethno-raciale. (…) Car aussi longtemps que l’identité nationale est la seule à pouvoir fournir un sentiment d’appartenance commune sur laquelle repose en définitive le projet antidiscriminatoire comme, plus généralement, la promotion de la justice sociale, les partisans du ‘multiculturalisme’ feraient sans doute mieux de s’abstenir de dénoncer le caractère uniformisateur et oppresseur du nationalisme, ne serait-ce que pour des raisons stratégiques. » 189 En posant ainsi la question du nationalisme comme rempart face à la multitude chaotique des revendications culturalistes, Sabbagh oublie cependant de définir l’appartenance commune comme avant tout politique : le principe de nation seule peut-il garantir l’appartenance politique, quand il est lui-même construit sur une fiction critiquable, et qui a parfois, dans son Histoire, justement foulé du pied la justice sociale dans certains endroits ou envers certaines catégories de la population ? Peut-on imaginer un choix politiques qui ne nous laisse pas comme une sorte d’âne de Buridan, condamné à la torture du choix impossible qui nous imposerait d’errer entre la culture et la nation ? Peut-on réimaginer 189
Daniel Sabbagh, « Nationalisme et multiculturalisme ». In : Critique internationale, 23 (2), 113-124. 2004, p. 124.
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le politique en lui donnant une dimension infiniment plus juste, à la fois dans ses dimensions sociales et économiques, en recréant des sens et du lien sur la base de valeurs ? Peut-on simplement définir le projet politique d’un Etat, certes délimité dans un espace géographique, par un certain nombre de valeurs permettant de définir un contrat citoyen autrement que par l’origine des citoyens, leur pays de naissance, la couleur de leur peau, leur sexe ou leurs préférences culinaires ? En d’autres termes, peut-on tout simplement élever un débat qui mérite singulièrement de l’être, notamment en raison de l’urgence de l’éclatement des références nationales, culturelles et identitaires dans le tourbillon de l’hypercommunication mondialisatrice ? Pour Anne Phillips, il semble tout à fait possible d’organiser la présence citoyenne autrement que par la question réductionniste de l’identité culturaliste : « The politics of presence is not about locking people into pre-given, essentialized identities ; nor is it just a new way of defining the interest groups that should jostle for attention. The point, rather, is to enable those now excluded from politics to engage more directly in political debate and political decision. » 190 Si Phillips critique relativement vivement les mésusages politiques du concept de culture, selon nous à raison, elle n’ose jamais aller plus loin en se séparant du concept, notamment dans la mesure où il pourrait suggérer la négation d’un certain nombre de différences et de minorités. Mais comme elle le précise parfaitement, permettre à chaque citoyen d’être présent dans le débat politique, c’est justement lui permettre de donner son avis et d’exercer son pouvoir 190
Anne Phillips, The Politics of presence. Oxford, Oxford University Press. 1995, p. 167 ; « Les politiques de la présence n’ont rien à voir avec le fait d’enfermer les gens dans des identités préconstruites et essentialisantes ; il ne s’agit pas non plus d’une nouvelle manière de définir des groupes d’intérêts qui devraient se bousculer pour attirer l’attention. Il s’agirait plutôt de permettre à ceux qui sont actuellement exclus de la politique de s’engager plus directement dans le débat politique et la décision politique », notre traduction.
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politique de façon pleine et humaniste, sans distinction des catégorisations diverses et variées que nous utilisons pour découper nos sociétés. La disparition du concept de culture en politique notamment, et même en sciences humaines et sociales, doit justement permettre de libérer les individus des carcans identitaires auxquels ils se conforment ou dans lesquels ils se réfugient pour de multiples raisons souvent légitimes, et qui les forcent, souvent à leur insu, à se soumettre à des ordres et des enjeux de pouvoir propre à des communautés particulières, aux représentations qu’ils ont d’eux-mêmes, ou tout simplement aux attentes identitaires qu’ils laissent peser sur eux-mêmes. Personne n’a le droit de demander à quelqu’un de se catégoriser comme blanc, noir, femme, homosexuel, conservateur, nationaliste, portoricain ou russophone, et ces catégorisations ne doivent pas par automatisme investir les groupes qui s’en réclament d’une mission revendicatrice qui n’aura pour autre effet que de fragiliser un peu plus la force politique déjà largement affaiblie par la financiarisation à outrance d’une économie de marché mondialisée, à laquelle participe d’ailleurs très largement le concept de culture et son ethnicisation des marchés et des activités, comme nous avons pu le voir à travers les travaux de Miriam Halter. Le problème est également que les groupes culturels ne jouissent pas tous du même bien-être économique et social, et que souvent, la revendication culturelle est la seule manière de pouvoir en fait répondre au mal-être diffus que représente le fait de se retrouver dans un milieu socio-économique défavorisé, ou tout du moins relativement peu considéré et reconnu dans la société, ce que reprécise également Anne Phillips : « Racism undoubtedly feeds on economic inequality, as when those forced to live in over-crowded and poorly maintained slums are said to have lower standards of personal hygiene, or when those exposed to higher rates of unemployment are said to be more irresponsible than the rest. A start difference in material conditions engenders disrespect (these people are not really like us) and fear (I do
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not understand these people, I cannot predict what they are likely to do). » 191 En retour, les personnes qui se retrouvent dans des situations de pauvreté économique et sociale ont également besoin de valeurs positives qui peuvent leur permettre de s’identifier à quelque chose qui leur permet d’être reconnus dans leur humanité, et cela peut aussi passer par la création de mouvement communautaires ou identitaires marqués, dans la mesure où les référents communautaires ou identitaires peuvent au moins faire du sens là où la place sociale et économique, et donc politique, n’en a plus aucun. En détournant le regard des enjeux économiques et sociaux qui agitent réellement les individus et leur manière de vivre leur citoyenneté, le concept de culture intoxique le débat public et les politiques des Etats en mettant l’accent sur des revendications qui n’ont en fait rien à voir avec les véritables enjeux, dans la mesure où ces revendications ont pour seul effet de permettre la constitution de groupes qui exercent un pouvoir en leur sein propre, avec parfois des situations de discrimination aiguë, sous couvert de revendication et de reconnaissance identitaire. C’est également dans ce sens que le concept de culture peut être utilisé à des fins criminelles, en ce qu’il permet la discrimination au sein des groupes, comme le rappelle Unni Wikan : « Culture and power go hand in hand, in every society, at all times. And in all societies, children and other weaker members of the group are more likely to be the losers. » 192 191
Anne Phillips, Which equalities matter ?. Oxford, Blackwell. 1999, p. 85/86 ; « Le racisme se nourrit indubitablement de l’inégalité économique, dans la mesure où l’on considère que ceux qui sont obligés de vivre dans des taudis surpeuplés et à peine entretenus ont une faible hygiène personnelle, ou que ceux qui sont exposés à de plus forts taux de chômage sont plus irresponsables que les autres. Toute différence de condition matérielle marquée provoque l’irrespect (ces gens ne sont vraiment pas comme nous) et la peur (je ne comprends pas ces gens, je ne peux pas prédire ce qu’ils sont capables de faire) », notre traduction. 192 Unni Wikan, Generous betrayal. Chicago, The University of Chicago Press. 2002, p. 84 ; “Culture et pouvoir fonctionnent main dans la main, dans chaque société, de tout temps. Et dans toutes les sociétés, les enfants
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Car c’est ici sans doute l’un des effets les plus pervers du concept de culture, à savoir sa grande puissance légitimatrice. Il permet ainsi de conserver à la fois (en vrac, et sans aucune distinction d’origine supposément « culturelle ») les différences de salaire entre homme et femme, le mariage forcé, le non-accès aux études pour les femmes ou certaines catégories de la population, l’excision, la peine de mort, l’interdiction de l’homosexualité, l’encouragement du fondamentalisme religieux et tout autre type de pratique dont il ne s’agit pas ici de faire une liste exhaustive. Il existe deux manières de regarder les pratiques que nous venons de citer : soit nous les considérons du point de vue culturel, et nous risquons alors d’être tentés de classer les cultures en fonction de leur caractère avancé ou barbare ; soit nous les considérons du point de vue humain, et nous pouvons alors juger de leur atteinte ou non à la dignité de la personne humaine et à la reconnaissance politique et sociale. Ainsi, comparer les valeurs et les pratiques, comme le propose Nader Chokr, ne repose alors plus sur un essentialisme culturel relativiste et dangereux, mais tout simplement sur le fait que nous avons affaire à des êtres humains et des pratiques qui certes proviennent de milieux, d’histoires et d’environnement qui les expliquent, mais que cela ne permet pas toujours de justification suffisante au regard de l’expérience dialogique de la raison. L’un des problèmes est qu’avec l’inflation du concept de culture, les individus ont tendance à définir leur identité à travers précisément leur appartenance culturelle. Ce qui peut alors être considéré comme un simple folklore humaniste peut alors devenir particulièrement dangereux : « Where identity politics are being played, everyone may be constrained and even disempowered, even those who appear to set the rules of the game. For it may be difficult to see who they are. The game becomes addictive, all-consuming. (…) Moreover, with identity politics, impersonal forces take
et d’autres membres plus faibles du groupe risquent plus que les autres d’en payer le prix”, notre traduction.
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the place of the referee, holding people in thrall so that they behave according to the script. » 193 Si la vision de Wikan peut paraître quelque peu exagérée, il faut bel et bien reconnaître que c’est précisément la soumission au culturalisme, et donc au fait que la culture, dans la vision du monde singulière qu’elle représente à travers ses valeurs, ses pratiques et ses discours, est nécessairement constitutive de l’identité, qui va priver les individus d’un pouvoir citoyen, social et économique sain, et d’un rapport direct à l’Etat et au fonctionnement démocratique d’un régime. En ne se sentant représentés que par le biais de leur carcan culturel, les individus se livrent eux-mêmes en pâture à l’essentialisation et à la réduction ad culturam de leur trajectoire biographique, oubliant par là même que le sens existentiel et politique de leur vie ne peut en aucun cas être résumé à ce seul paramètre. Serait-ce donc au fond l’obsession postmoderne de l’identité individuelle, et néanmoins reconnue par le groupe, qui nous forcerait à nous raccrocher de façon aussi désespérée à une identité culturelle, qui permet alors l’émergence de pouvoirs intermédiaires qui vont se jouer de nous pour pouvoir exister au sein d’une démocratie représentative ? Rappelons ici simplement ce que souligne Liah Greenfeld : « Cultural validation and empowerment of ethnic identity and ethnic diversity endangers liberal democracy. However heretical in the current political climate this may sound, the best way to assure that such democracy will thrive within ethnically diverse populations may be by rejecting the principles of ethnicity and ethnic diversity and, instead,
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Unni Wikan, op. cit., p. 150 ; “Lorsque les politiques identitaires sont en jeu, tout le monde peut être contraint et même privé de pouvoir, même ceux qui décident apparemment des règles du jeu. Car il peut être difficile de voir qui ils sont. Le jeu devient addictif et dévorant. (…) De surcroît, avec les politiques identitaires, des forces impersonnelles prennent la place de l’arbitre et soumettent les personnes en esclavage afin qu’ils se comportent conformément au script”, notre traduction.
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encouraging civic identities and commitment to pluralism, or diversity, of a civic nature. » 194 De ce point de vue, puisque Greenfeld estime que la disparition de la catégorisation ethnique doit permettre un meilleur fonctionnement de la démocratie et de la société dans laquelle nous évoluons, ce que nous soutenons intégralement, il nous semble évident d’affirmer à ce stade que le concept de culture est tout simplement insoluble dans la vie démocratique et dans le débat politique, dans la mesure où il réintroduit des zones de pouvoir intermédiaires qui créent de nouvelles formes de discrimination, soit entre les groupes, soit à l’intérieur des groupes eux-mêmes ; ce faisant, le concept de culture légitime une forme de politique de la discrimination acceptable, qui est tout simplement en désaccord total avec le principe d’une démocratie où chaque citoyen compte autant qu’un autre et doit permettre d’avoir toute sa place au sein du débat démocratique, si tant est qu’il souhaite bien sûr y participer – même si nous estimons précisément urgent que chaque citoyen s’en empare, étant donné les enjeux de nos sociétés contemporaines.
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Liah Greenfeld, « Democracy, ethnic diversity and nationalism ». In : Kjell Goldman, Ulf Hannerz & Charles Westin, Nationalism and internationalism in the post cold-war era : 25-36. London, Routledge. 2000, p. 29 ; “La validation culturelle et la prise de pouvoir de l’identité ethnique et de la diversité ethnique met en danger la démocratie libérale. Quand bien même cela puisse sembler hérétique compte tenu du climat politique actuel, la meilleure manière d’assurer que la démocratie libérale puisse prospérer au sein de populations ethniquement diverses serait de rejeter les principes d’ethnicité et de diversité ethnique, et d’encourager à la place les identités civiques et l’engagement d’un pluralisme ou d’une diversité de nature civique”, notre traduction.
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5 Des interactions humaines comme fin de la culture Tout au long des quatre premières parties de ce travail, nous avons tenté de circonscrire les racines, les usages et les effets du concept de culture en détaillant notamment les aspects fondamentalement humains qu’il tentait de décrire et de regrouper, ainsi que la manière dont la culture semblait pouvoir faire sens pour les individus et les groupes d’individus. Nous avons ensuite compris que le sens suggéré par le concept de culture, à divers égards, tendait à inclure de la confusion, de la dissimulation et de la division et qu’il représentait un certain type de discours qui avait de réels impacts politiques, sociaux et économiques. Ainsi, alors que le concept de culture avait d’abord pour objectif premier de pouvoir décrire ce qui faisait le propre de l’homme, il est progressivement devenu l’instrument d’une politique de la discrimination acceptable, qui permet à la fois de conférer le pouvoir, mais également d’en priver. A ce titre, l’outil anthropologique est devenu un véritable fourre-tout intellectuel qui par son évocation seule entraîne des conséquences potentiellement néfastes, dans la vie quotidienne comme dans la recherche ou les décisions sociales et économiques. C’est pour toutes ces raisons, entre autres, que nous souhaitons ici réaffirmer la thèse principale de cet ouvrage, à savoir l’abandon pur et simple du concept de culture, et ce pour une raison simple : la recherche, la vie quotidienne et la vie politique n’ont pas besoin de la culture pour pouvoir opérer correctement et observer et inventer des systèmes humains ; pire encore, elles seraient sans nul doute plus efficaces, plus rigoureuses et plus progressistes sans y faire référence. Si le concept de culture pollue toutes ces dimensions, c’est parce qu’il empêche de se focaliser sur les interactions, et plus particulièrement sur les interactions humaines, qui constituent les atomes ontologiques de la vie en société. Nous proposons ici de revenir sur les interactions à l’origine des représentations, des discours et des ordres sociaux, afin de les remettre au centre des préoccupations originellement masquées ou travesties par le concept de culture, pour proposer un modèle explicatif de ces interactions qui permettrait ensuite une opérationnalité à la fois 197
analytique, scientifique et politique qui permettrait de ne pas avoir recours au concept de culture.
5.1 Du repérage des discours stratégiques En toute bonne foi, décider d’abandonner définitivement le concept de culture pour parler de phénomènes humains, sociaux et individuels est une opération qui peut paraître risquée, et même décourageante ; il s’agit en effet d’une remise en question scientifique radicale, qui va à contre-courant de la force inflationniste du concept aussi bien en sciences humaines et sociales qu’en politique, sans même parler des discours quotidiens ou médiatiques. De surcroît, en allant jusqu’au bout de ce projet, nous créons une béance qu’il faut remplir ou au moins restructurer : critiquer est bien sûr une opération salutaire et intellectuellement saine, mais il faut également pouvoir être en mesure de proposer des pistes de solution qui permettraient de sortir de la spirale dans laquelle nous entraîne, comme nous avons pu le voir à travers différents cas politiques et épistémologiques, le concept de culture. Au fond, il s’agit finalement de parler de l’Autre, ou des autres, dans ce qu’ils ont de différent de nous ; il s’agit aussi de parler de nous-mêmes, en ce que nous pensons avoir de spécifique. Mais dans ce cas se pose également la question des frontières à géométrie variable : où s’arrête le « Nous » et où commencent les « Autres » ? Nous nous saisirons un peu plus loin de cette problématique, notamment à travers la théorie des seuils, mais pour le moment, il nous paraît capital de mettre à nu les discours stratégiques qui œuvrent derrière le rideau du concept de culture. Le premier, bien sûr, est celui de la sursimplification des représentations concernant l’Autre, comme le reprécise Alain Finkielkraut : « Nous : c’était le pronom de l’authenticité retrouvée, c’est désormais celui de l’homogénéité obligatoire ; c’était l’espace chaleureux de la fraternité combattante, c’est le glacis où la vie publique s’étiole et se fige ; c’était la naissance à elle-même d’une communauté, c’est la 198
disparition de tout intervalle et donc de toute possibilité de confrontation entre ses membres ; c’était un cri de révolte, c’est le soliloque du pouvoir. (…) Il n’y a pas, dans la logique identitaire, de place pour l’individu. » 195 Si nous sommes plus que dubitatifs sur l’attrait du discours de l’authenticité auquel semble succomber Finkielkraut, ce dernier met néanmoins en relief le fait qu’il est absolument capital qu’au sein des communautés, des voix discordantes puissent se faire entendre, précisément dans la mesure où un groupe ne fait que se réinventer au fur et à mesure des situations contextuelles et historiques dans lesquelles il se trouve. Mais plus loin que ça, c’est la notion même de groupe, donc de « Nous », que nous souhaitons interroger ici : qui parle lorsque l’on parle de « Nous », qui se met en scène, qui confisque le discours, qui représente qui, qui met en scène quoi ? Pour Ulrike Meinhof et Dariusz Galasinski, la question du « Nous » et des « Autre » rentre en collision avec la problématique identitaire, en mettant ainsi en lumière les discours stratégiques de l’appartenance que nous tâchons de construire afin de fournir un environnement cognitif et émotionnel rassurant pour nous et avec les autres : « Provisionality of identity, its continual negotiation in the local context, is just one dimension of identity construction. The other, operating at the level of the nation, society, social group, provides ready-made templates into which the locally negotiated identity can be placed or against which it struggles to articulate itself. The tension which this can create for individuals in their attempts to create cohesive life-stories for themselves is evident in the many instances of ambivalence and double-voicing, in the presence of internal opponents against which arguments have to be voiced even in their absence. » 196 195
Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée. Paris, Gallimard. 1987, p. 86. 196 Ulrike H. Meinhof & Dariusz Galasinski, The language of belonging. New York, Palgrave MacMillan. 2005, p. 10 ; « Le caractère provisoire de l’identité et sa négociation continue dans le contexte locale constituent
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Avec une identité individuelle provisoire et contextualisée, qui tente de se construire à travers des discours qui se basent sur l’existence d’instances et d’institutions discursives plus larges (soit en phase avec elles, soit en lutte avec elles), il est impossible d’envisager l’identité culturelle, et donc la culture, comme un ensemble au statisme rassurant. En d’autres termes, la culture révèle plus de problèmes qu’elle n’en règle, et se situe dans un cortège inflationniste de termes ou de locutions que nous souhaitons ici redéfinir, afin également d’expliquer pourquoi il semble nécessaire de cesser de les utiliser : a) la culture est donc ce concept qui tente de donner du corps et du sens à des institutions discursives, morales et comportementales qui structures des sociétés humaines diverses, et qui permet de distinguer l’organisation sociale de l’espèce humaine du reste de la nature : ce faisant, elle tente d’englober un certain nombre d’éléments en faisant le pari de leur cohérence intrinsèque, du simple fait que ces éléments sont censément institutionnalisés ou partagés par un groupe, soit d’après un certain nombre d’observations, soit d’après des témoignages de représentants de ces groupes ; b) le relativisme culturel (ou culturalisme) constitue la philosophie qui décrit la suite naturelle de la base fournie par le concept de culture, à savoir le fait que si chaque culture représente un système comportemental, moral et discursif propre, alors chaque culture représente un système propre : en ce sens, dans un but de tolérance et de respect de la diversité et de la richesse humaines, la simple simplement l’une des dimensions de la construction identitaire. L’autre dimension, qui opère au niveau de la nation, de la société et du groupe social, fournit des modèles préconstruits dans lesquels l’identité négociée localement peut se retrouver, où contre lesquels elle lutte pour s’exprimer. La tension à laquelle peuvent être soumis les individus, au cours de leurs tentatives de création d’histoires de vie cohérentes pour eux-mêmes, est visible dans les nombreuses instances d’ambivalence et de messages doubles, ce en présence des contradicteurs internes contre lesquels les arguments doivent être exprimés, même dans leur absence », notre traduction.
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existence singulière d’un système lui confère automatiquement un droit d’existence et de cité, non évaluable ni comparable avec d’autres systèmes, qui demande à être respecté sur la simple base de sa présence, voire d’être protégé ; c) le multiculturalisme est la mise en politique du concept de culture et de la perspective philosophique culturaliste, en ce qu’il propose une théorie qui doit permettre aux Etats et aux Nations qui hébergent des cultures différentes de faire cohabiter ces systèmes au sein de leur fonctionnement normal, en accord avec le principe du relativisme culturel, avec pour seule perspective de transcendance une certaine forme de justice ou d’éthique basée sur l’humanité fondamentale des cultures, mais néanmoins nuancée par leurs spécificités exprimées ou supposées ; d) d’autres termes que nous n’avons pas abordés, comme « interculturel » ou « transculturel », présentent pour l’un les échanges et tractations entre individus et groupes, sur la base de leur seule définition culturelle, et pour l’autre les éléments, items et pratiques qui sont communs d’une culture à l’autre, ou qui se déplacent d’une culture à l’autre. Ces discours à l’œuvre soutiennent et suivent le concept de culture comme une queue de comète, et il nous paraîtrait intellectuellement malhonnête de dire qu’il est totalement possible de conserver l’un ou l’autre de ces termes en fonction des besoins, alors même qu’ils sont tous animés par le noyau lexical de base constitué par la culture. C’est en ce sens que nous nous opposons à Anne Phillips, qui souhaite confisquer le concept de culture au multiculturalisme, sans toutefois l’éliminer, et tout en gardant malgré tout le terme de multiculturalisme pour échafauder des systèmes politiques basés sur l’équité et la justice. Nous suggérons une perspective certes plus radicale, mais aussi plu claire : si nous décidons de ne plus employer le concept de culture, nous ne pouvons pas faire l’économie de réfléchir à l’abandon des termes qui dérivent de ce concept. Notre postulat est le suivant : nous pensons que le concept de culture et ses dérivés nombreux, implantés dans divers domaines de la vie intellectuelle et sociopolitique, se focalisent en fait sur les 201
produits, ou tout du moins sur les représentations ou les cadres considérés comme des produits ou des formes déterminantes. Au contraire, nous estimons urgent et plus pragmatique de nous focaliser sur les processus, c’est-à-dire sur les dynamiques qui permettent la négociation constante, dans l’interaction et dans la multipolarisation, des discours, des représentations identitaires et des groupes sociaux ; en affirmant cela, nous partons du principe que la vie humaine et ses enjeux, qu’ils soient sociétaux ou individuels, se réalisent de manière interactionnelle et dialogique, et que la base de représentations préconstruites et données d’avance et certes un matériau susceptible d’influencer ces réalisations, sans pour autant les condamner à un conditionnement immuable. Bien sûr, d’aucuns argueront que ces représentations jouent un rôle non négligeable dans cette construction : toutefois, ce n’est pas parce qu’elles jouent un rôle fort à l’heure actuelle, tout en connaissant une réelle mise en concurrence référentielle, qu’on ne peut pas trouver des dispositifs qui permettraient de tenter de s’en dégager pour proposer une autre perspective à propos des enjeux sociaux et politiques, qui n’aurait pas nécessairement à s’inspirer exclusivement de représentations influentes ou de stéréotypes figés. En ce sens, nous actons un principe fondamental qui serait celui de libération, en écho aux propositions philosophiques et éthiques de Spinoza197 : pour le résumer de façon triviale, si l’être humain ne nait pas nécessairement libre, il possède en revanche un certain nombre de moyens rationnels et matériels qui lui permettent progressivement d’entrer dans un processus de libération. Bien évidemment, notre proposition est elle-même également un discours, et doit donc être soumis aux mêmes dispositions critiques que celles que nous appliquons au concept de culture et à sa cohorte de suivants ; toutefois, les bases épistémologiques et éthiques de ces deux types de discours sont fondamentalement distincts, en ce qu’il s’agit pour nous de permettre à la fois d’expliquer et de comprendre les processus qui produisent les simplifications contenues dans le concept de culture, de les mettre à nu, et de suggérer le fait que ces processus seuls suffisent à décrire et rendre opérationnels des actions, des comportements et des valeurs qui peuvent rendre compte de la vie 197
Baruch de Spinoza, L’Ethique. Paris, Gallimard. 1954.
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humaine, à la vois individuelle et sociale. Dans cette perspective, nous ne faisons que reprendre à notre compte la proposition déjà formulée par Nader Chokr : « La ‘justification’ d’un universalisme éthique, pluraliste et historiquement éclairé doit par conséquent se fonder sur des considérations normatives historiquement contingentes, qui peuvent être l’objet d’un ‘consensus par recoupement’ entre des membres de différentes traditions cutlurelles autour d’une ‘conception morale et politique indépendante’ de la justice sociale et culturelle, et du développement ou de la prospérité humaine. » 198 Si la proposition de Chokr fait écho à ce que nous souhaitons mettre en œuvre, et ce à plus d’un titre, nous tenons ici à proposer d’enlever toute référence à la culture dans sa citation, afin de mesurer l’impact de sa proposition si le concept venait à disparaître. Ainsi, il serait tout à fait envisageable d’évoquer les « différentes traditions » soulignées par Chokr, sans pour autant se référer à leur origine ou leur contexte culturels, ce qui n’enlève rien à la pertinence du propos et à la construction intellectuelle qui en découle. De surcroît, une nouvelle fois, si nous parlons simplement de « justice sociale », et non de « justice culturelle », le projet de Chokr, basé sur le pluralisme et la contingence historique, ne perd pas de sa superbe intellectuelle et reste cohérent par rapport à l’objectif qu’il se fixe, ainsi qu’au chemin qu’il souhaite emprunter. Et dans ce cas de figure, comme le souligne Elatiana Razafimandimbimanana, le concept de culture, dans la mesure où il reste indéfinissable selon elle, ne permet pas d’atteindre les objectifs sociaux, économiques et politiques intimés par les enjeux actuel de l’hypercommunication mondialisée : « La ‘culture’, mise en discours, peut représenter un moyen redoutable – car d’apparence inoffensive et même altruiste –
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Nader Chokr, « Qui (n’) a (pas) peur du relativisme (culturel) ? ». In : Tracés. Revue de Sciences humaines, 12 (1), 25-59. 2007, p. 31.
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pour justifier ce qui, dit autrement, serait moins acceptable par les autres. » 199 Comme nous l’avons vu précédemment, Razafimandimbimanana fait ici notamment référence au concept de culture comme héritier de la notion de race, dans une sphère politiquement correcte. Mais dans la mesure où la culture constitue un discours stratégique, cela met en lumière un certain nombre d’implications que Razafimandimbimanana évoque aussitôt : « La ‘culture’ serait le substitut idéal pour aseptiser les appellations officielles, elles-mêmes imbriquées aux catégorisations institutionnelles (démographiques, statistiques, politiques, etc.), mais ces actes attributifs ne sont pas sans incidences sociales. Ils donnent les clés terminologiques à des terreaux idéologiques. » 200 Pour elle, il s’agit donc d’une progression logique d’une clarté évidente : à partir du moment où la culture opère ou est utilisé comme un discours stratégique, elle permet de facto la mise en catégorisation et en classification des individus, non pas sur la base des processus qui les animent dans la vie quotidienne, dans la mesure où ceux-ci empêcheraient précisément toute catégorisation définitive, mais sur la base partielle et partiale d’éléments réifiants liés à des représentations dont les implications sociales, économiques et politiques sont in fine déterminantes pour la vie quotidienne des individus et groupes d’individus. Le problème est précisément que cette catégorisation culturaliste, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi, opère justement à la croisée des concepts de culture et de relativisme culturel, et rappelle que ces deux appellations sont ontologiquement liées et procèdent bien des mêmes dynamiques. Le problème réside alors dans le fait que le discours stratégique lié au concept de culture soit d’abord un discours d’essentialisation, et
199
Elatiana Razafimandimbimanana, « La ‘culture’ rationalisée ou la croyance en un monde culturalisé ». In : Fred Dervin, Le concept de culture : 67-94. Paris, L’Harmattan. 2013, p. 68. 200 Elatiana Razafimandimbimanana, op. cit., p. 82.
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donc de définition définitive et en partie déterminante des individus dont il est censé parler : « Fonder les différenciations sociales, même à visée égalitariste, sur des dimensions construites comme étant intrinsèques et, de ce fait, immuables, revient à une conception des autres qui les réduit finalement à leur altérité. » 201 Encore une fois, une telle conséquence a notamment pour origine le fait que le concept de culture tend à se focaliser sur les produits et les formes cadrantes, plutôt que sur les processus et les dynamiques. C’est bel et bien la question que soulève par ailleurs Razafimandimbimanana, en évoquant le fait que la culture est devenu un simple objet de croyance, et que la simple foi dans son existence et dans le pertinence des discours qu’elle charrie va fondamentalement influencer la manière dont nous pourrons, socialement et politiquement, vivre nos rapports à autrui. De surcroît, Razafimandimbimanana nous rappelle également que ce n’est pas parce qu’une fin est louable, à savoir la construction d’une société égalitaire, éthique et juste, que le moyen utilisé pour cette construction doit nécessairement bénéficier d’un blanc-seing lorsqu’il s’agit de le remettre en question ou d’en effectuer une critique constructive et argumentée. Mais pour mieux comprendre le fait que les discours stratégiques contenus au sein du concept de culture constituent un programme politique et social qui ne tient pas nécessairement compte de la réalité des faits, il semble judicieux de se pencher sur les expériences des individus qui peuvent voyager d’une culture à une autre, sans pour autant se retrouver radicalement déphasés. Car en effet, si les univers culturels étaient si différents, cela rendrait de facto tout type d’échange (commerce, tourisme, voyage, colloque universitaire) relativement difficile, voire foncièrement insurmontable : comment font donc des individus pour se rencontrer, lorsqu’ils disposent de valeurs et de comportements qui, d’après les discours contenus dans le concept de culture, sont 201
Elatiana Razafimandimbimanana, op. cit., p. 84.
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si différents qu’ils génèrent des visions du monde radicalement différentes ? Pour l’anthropologue Adam Kuper, les études qu’il a pu mener tout au long de sa carrière ne rendent pas convaincant le concept de culture dans son opérationnalité : « Good ethnographers, like successful immigrants, are often struck by the continuities between the most exotic field setting and their own home towns. At some point they may stop worrying that cross-cultural understanding is beyond their grasp, and begin to worry rather whether by some malign chance they have landed in a society hardly worth describing, since it is so disconcertingly familiar and prosaic. » 202 Nous retrouvons ainsi ici le fait qu’avant d’être des êtres culturels, nous sommes avant tout des êtres humains, mais aussi et par voie de conséquence des êtres discursifs qui avons pour passe-temps non négligeable de raconter des histoires, mettre en mots des trajectoires et des représentations afin de construire, déconstruire et reconstruire du sens de notre vie quotidienne, sociale et politique. A partir de là, la culture n’est qu’une manière de mettre en discours des éléments que nous avons besoin de comprendre de façon sémiotique, mais les impacts stratégique de ce concept doivent nous enjoindre à une posture critique d’une grande prudence, lorsque nous rencontrons ce terme dont nous souhaitons ici pouvoir nous débarrasser. En effet, liée à l’identité, la culture reste une hypothèse qui n’a rien d’opérationnel, comme le rappelle Kuper :
202
Adam Kuper, Culture : the Anthropologists’ Account. Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 244/245 ; « Les bons ethnographes, tout comme les migrants qui ont réussi, sont souvent frappés par les continuités entre le plus exotique des environnements et leurs propres villes d’origine. Puis ils peuvent cesser de s’inquiéter du fait que la compréhension interculturelle ne soit pas à leur portée, et commencer à s’inquiéter du fait que, par un obscur coup du sort, ils auraient peut-être atterri dans une société qui ne vaut pas la peine d’être décrite, tant elle est confondante de familiarité et de banalité », notre traduction.
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« Cultural identity can never provide an adequate guide for living. We all have multiple identities, and even if I accept that I have a primary cultural identity, I may not want to conform to it. Besides, it would not be very practical. I operate in the market, live through my body, struggle in the grip of others. If I am to regard myself only as a cultural being, I allow myself little room to maneuver, or to question the world in which I find myself. » 203 Ce que Kuper précise est ici capital : le discours culturel, et a fortiori le discours de l’identité culturel et le cadre qu’il propose, ne permet pas de répondre efficacement aux défis de l’interaction et à la réalité dialogique des dynamiques de construction des individus et des sociétés. Selon nous, c’est tout simplement parce que le but même de la culture, tout comme son origine anthropologique héritée d’une forme de postcolonialisme curieux, n’a jamais été d’étudier les processus, mais de dresser une typologie des formes d’humanité afin de les classer et d’en permettre une utilisation politique – ce que nous constatons déjà aujourd’hui, à plus d’un titre, notamment (mais pas uniquement) à l’aune des théories politiques du multiculturalisme. Ainsi, et de façon quasi inévitable, l’argument culturel, voire culturaliste, se retrouve directement lié à l’exigence d’une identité communautaire ou nationale à laquelle les individus seraient sommés de se conformer, au risque de voir leur zone de confort émotionnelle et cognitive restreinte, et leur santé psychologique mise en danger ; postuler le primat de la culture et son creuset originel, c’est provoquer l’exclusion de ceux qui refusent de s’y conformer, et engendrer des situations de discrimination et de souffrance qui 203
Adam Kuper, op. cit., p. 247 ; « L’identité culturelle ne peut en aucun cas fournir de dispositif de vie adéquat. Nous avons tous des identités multiples, et même si j’accepte d’avoir une identité culturelle première, je peux ne pas vouloir m’y conformer. De plus, ce ne serait pas très pratique. Je fonctionne dans un marché économique, je vis à travers mon corps et je lutte dans l’étreinte des autres. Si je dois me définir uniquement comme un être culturel, je ne m’accorde que peu de marge de manœuvre, ou de liberté pour questionner le monde dans lequel je me trouve », notre traduction.
207
n’ont plus rien de la simple fantaisie intellectuelle théorique, mais indiquent bel et bien que les discours ont des effets performatifs conséquents pour les individus, comme le reprécise Paul Gilbert : « Constructing cultural identity in terms of values is, I claim, morally and politically harmful. The key point is that if values are thought of as part of one’s identity then a failure to realize such values is necessarily conceived of as a failure to be oneself, a betrayal of who one is. The mechanism for realizing the supposedly shared values of a cultural group, then, is to inculcate this kind of sentiment to its members. The upshot of achieving this is, I suggest, necessarily an extremist politics in which the single-minded pursuit of political goals that realize the values of the group is dictated by the maintenance of its members’ identity. » 204 Cette stratégie politique et sociale mise en relief par les travaux de Gilbert, qui précise d’ailleurs que la culture permet de jouer sur les éléments psychologiques, émotionnels et cognitifs liés aux besoins et sentiments d’appartenance, nous met clairement en garde contre le concept et ses conséquences inhérentes. En effet, jusqu’à présent, nous n’avons pas discerné dans les propriétés du concept de culture, mise à part la capacité de construire du sens, un quelconque élément qui soit dénué de suite politique importante pour la vie des individus eux-mêmes. C’est précisément parce que le concept de culture induit un véritable programme social et 204
Paul Gilbert, Cultural identity and political ethics. Edinburgh, Edinburgh University Press. 2010, p. 190 ; “Construire l’identité culturelle à partir de valeurs est selon moi moralement et politiquement nuisible. En voici l’élément clé : si les valeurs sont conçues comme étant constitutives de l’identité de quelqu’un, alors l’échec de l’accomplissement de ces valeurs est nécessairement compris comme l’échec d’être soi-même, une trahison envers soi-même. Afin d’accomplir les valeurs supposément partagées par un groupe culturel, la solution est d’inculquer ce type de sentiment à ses membres. J’affirme que la conséquence de ce processus consiste nécessairement en une politique extrémiste au sein de laquelle la poursuite résolue de buts politiques qui accomplissent les valeurs dudit groupe est dictée par la conservation de l’identité de ses membres.”, notre traduction.
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politique, et donc économique, plus qu’il ne décrit des faits en leur apportant une analyse descriptive objective, qu’il nous faut abandonner ce concept : il n’a en effet rien d’une théorie intellectuelle séduisante, mais d’où de l’idéologie potentiellement dangereuse. Mais pour pouvoir abandonner ce concept sans nous retourner, et ainsi nous focaliser sur les processus, nous devons maintenant, derrière les stratégies discursives du concept de culture, nous intéresser à ce qui fait la base de la vie sociale, et donc de la vie humaine, à savoir : les interactions.
5.2 Le seuil comme atome de la vie sociale Le simple fait d’évoquer les interactions nous met en présence de la construction même du terme, qui se définit avant tous comme un terrain interstitiel qui permet et anime des actions entre des individus ou groupes d’individus. Dans la complexité de notre vie quotidienne, nous entretenons des relations plus ou moins profondes et plus ou moins longues avec tous types d’individus et d’instances sociales, ce qui permet à chaque fois de provoquer l’émergence d’un entre-deux sémantiquement chargé, qui va permettre d’organiser la transmission et la négociation de l’information échangée, comme l’évoque précisément Frédérique Lerbet-Séréni : « [Il y a] émergence de (…) la ‘création du couple’, espace tiers, interfaciel, investi par l’un et l’autre élément. Les frontières de ce système avec l’environnement sont variées dès lors que le couple s’emploie à développer un noyau commun en contact, lui aussi, avec l’extérieur. La création et l’enrichissement de ce troisième terme à partir des projets communs aux deux membres du couple orientent le système et contribuent à le finaliser. » 205
205
Frédérique Lerbet-Séréni, La relation duale. Paris, L’Harmattan. 1994, p. 46.
209
Le caractère parfois dense des propos de Lerbet-Séréni nous invite à commenter : en effet, à partir du moment où deux individus se rencontrent, intervient la création d’un couple communicationnel ou interactionnel. L’interaction en elle-même permet la production d’un élément tiers, que Lerbet-Séréni isole comme relation, et qui devient pratiquement un élément à part entière de la situation d’interaction. Mais dans ce cas, que se passe-t-il dans ce nouvel élément, dans ce nouvel espace interfaciel, nourri par les représentations des individus, tout comme par l’environnement dans lequel l’interaction se déroule ? Et comment mieux articuler le fait que, si interaction il y a, cela ne peut se faire que par l’émergence précise d’un terreau relationnel commun entre les individus, qui permet non seulement l’échange, mais également la transformation et la co-création d’éléments et de représentations sémiotiques ? Pour AnaLouise Keating, repenser l’inter de l’interaction ne peut se faire qu’en lien avec une théorie de la différence et de l’identité, dans la mesure où c’est précisément l’attente d’un certain nombre de normes et de codes préconstruits qui vont d’abord initier l’interaction. En d’autres termes, lorsque deux individus se rencontrent, ce sont deux mondes qui entrent en communication, mais qui ne pourront jamais totalement s’atteindre l’un comme l’autre, restant simplement au niveau du seuil : « Thresholds represent complex interconnections among a variety of sometimes contradictory worlds – points crossed by multiple intersecting possibilities, opportunities, and challenges. Like thresholds – that mark transitional, inbetween spaces where new beginnings, and unexpected combinations can occur – threshold theories facilitate and enact movements ‘betwixt and between’ divergent worlds, enabling us to establish fresh connections among distinct (and sometimes contradictory) perspectives, realities, peoples, theories, texts, and/or worldviews. » 206 206
AnaLouise Keating, Transformation now. Chicago, University of Illinois Press. 2013, p. 10 ; “Les seuils représentent des interconnexions complexes entre une variété de mondes parfois contradictoires, des lieux traversés par de multiples possibilités, opportunités et défis qui se croisent. Comme les seuils, qui marquent des espaces transitionnels et
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En inaugurant cette théorie, Keating initie un postulat de l’inter, du seuil, de l’aube ou de la lisière. Selon elle, c’est d’ailleurs aux confins de ces intersections variables, complexes et changeantes que se produit en fait la rencontre, et que les individus peuvent alors précisément se laisser porter par un certain nombre d’évolutions concernant leur identités, leurs représentations ou leurs sentiments et besoins d’appartenance à tel ou tel groupe, ou telle ou telle valeur. Ce faisant, Keating nous propose une posture systémique et écologique : systémique, parce qu’elle embrasse avec élégance la complexité pragmatique qui anime les interactions humaines, en prenant en compte le fait que les parties permettent au tout d’exister et de se transformer ; écologique, car elle donne une importance capitale au contexte d’émergence de l’interaction, et aux environnements qui permettent de nourrir les représentations des individus. En ce sens, la théorie de Keating fait écho aux travaux de Paul Castella, qui propose notamment la mise en œuvre d’études contextiques afin de pouvoir précisément se pencher sur les contextes d’émergence des interactions, et notamment les processus de contextualisation sémiotique auxquels nous sommes tous soumis : « Dans toute interaction humaine, il y a des gens qui sont en train de faire quelque chose ensemble, à un moment donné, dans un lieu donné. Pour comprendre de manière contextique comment fonctionne cette interaction, il importe d’observer, non tellement le contenu de ce qui est dit ou fait, mais la façon dont les gens opèrent pour agir. » 207 Si nous estimons toutefois que l’analyse du contenu doit permettre précisément d’accéder à la manière dont les personnes agissent, d’entre-deux où peuvent survenir de nouveaux commencements et des combinaisons inattendues, les théories du seuil facilitent et initient des mouvements à l’intersection de mondes divergents, ce qui nous permet d’établir de nouvelles connexions entre des perspectives, des réalités, des personnes, des théories, des textes et des visions du monde distincts et parfois contradictoires”, notre traduction. 207 Paul Castella, La différence en plus. Paris, L’Harmattan. 2005, p. 270.
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notamment dans le cas des processus de mise en scène discursive, nous pouvons toutefois suivre Castella dans ce besoin qu’il souligne de mettre l’accent sur les conditions de production des messages, des discours et des formes sémiotiques entre les individus au sein de groupes, dans la mesure où la pluralité de ces éléments déterminent de manière non négligeable les productions elles-mêmes. Ainsi, connaître les représentations qui influencent la personne qui parle, sa position en tant qu’instance discursive, sa légitimité dans tel ou tel groupe n’ont rien de neutre dans la compréhension du message délivré. Mais pour avoir accès à la façon dont tous ces éléments agissent entre eux pour donner corps à une nouvelle production, il faut précisément s’intéresser à ce qui se passe au niveau des seuils eux-mêmes, dans les espaces interstitiels qui permettent à tous ces ingrédients de se rencontrer, de fusionner puis, in fine, de produire un message qui ne restera jamais que la partie émergée de l’iceberg. Cette manière de faire est selon nous l’une des seules possibles pour garantir une connaissance plus étendue des enjeux interactionnels, et donc identitaires qui traversent les individus et groupes d’individus, comme nous l’avons déjà souligné dans un travail antérieur : « Connaître le contexte, ce n’est pas simplement obtenir une vision globale de l’évolution de l’organisme interactionnel : c’est également comprendre les points d’ancrage et de mouvement qui garantissent l’existence du système. Les tours de parole, les fines transitions que nous effectuons lorsque nous changeons de sujet, la façon dont les environnements influencent notre physiologie ou notre façon de comprendre les informations à notre disposition, tout cela fait partie d’une base essentielle du vivant. » 208 Ce n’est qu’en fouillant au sein de ces espaces interstitiels ou de ces seuils que nous serons en mesure de comprendre à quel point ces éléments invisibles ou imperceptibles a priori constituent en 208
Albin Wagener, « Connexions sémantiques et contextique relationnelle : pour une modélisation complexe des interactions humaines ». In : Nouvelles perspectives en sciences sociales, 7 (2), 67104. 2012, p. 78.
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fait les atomes véritables de la vie sociale, et de la construction des sociétés humaines dans leurs valeurs, leurs pratiques et leurs reconstructions sémiotiques et esthétiques de la vie quotidienne. Revenir à cette base atomique, c’est justement passer à l’échelle de l’infiniment petit, bien loin du concept de culture comme totalité hégémonique et englobante ; comprendre les mécanismes et les mouvements qui opèrent à cette échelle, c’est aussi accepter d’envisager la fusion ou la fission d’éléments sémiotiques et discursifs, et ainsi l’émergence, l’existence et la fin de relations longues, de concepts comme celui de culture, ou encore de formes politiques et sociales cohésives. Toutefois, une question pourrait se poser : en quoi les théories du seuil comme atome des interactions sociales permettent de répondre de façon sociale et politique aux défis jalousement gardés par le concept de culture et les problématiques identitaires ? En quoi une théorie affirmée de la complexité comme processus de contextualisation peut-elle être d’une quelconque aide dans la redéfinition de sociétés justes, égalitaires, et qui justement ne succombent pas aux sirènes du relativisme ? Et justement : la complexité n’enjoint-elle justement pas à plus de relativisme ? Pour Keating, le but n’est justement de livrer le monde social en pâture à une sorte de fragmentation chaotique, mais plutôt de remettre, aux travers des seuils, l’accent sur des éléments communs à toute forme de société humaine : « Threshold theories are premised on a shared commonality (not sameness) – a complex commonality so spacious that it embraces difference – even apparently mutually exclusive differences. By positing complex, contradictory commonalities, threshold theories – and the relational thinking that they produce and on which they rely – enable us to redefine and reconceive conflicts and fragmentation. » 209
209
AnaLouise Keating, op. cit., p. 11 ; “Les théories du seuil sont basées sur une communalité partagée (et non une uniformité), complexe et si étendue qu’elle embrasse la différence, tout en incluant les différences qui semblent mutuellement exclusives. En postulant l’existence de
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En d’autres termes, pour Keating, il s’agirait ainsi de redéfinir les frontières qui segmentent le réel, et ainsi de mettre en exergue le fait que lorsqu’un conflit émerge, ses limites ne se trouvent pas forcément là où nos représentations ont tendance à les positionner. Pour être plus précis, cela signifie par exemple qu’un conflit dit interculturel, comme nous l’avons déjà montré au cours de ce travail, n’est interculturel que parce qu’on le perçoit à travers le filtre de la culture uniquement ; il se pourrait pourtant que le conflit en question n’ait absolument rien de culturel, et que ces enjeux soit placés ailleurs (à la fois psychologiquement, socialement, politiquement ou économique, par exemple), sans même que le concept de culture n’en soit un facteur explicatif pertinent. Cependant, en posant la définition des théories du seuil, un élément doit attirer notre attention : qu’est-ce donc que ce commun dont parle Keating ? Pour elle, il s’agit d’éléments quasi moléculaires qui entrent dans la composition de toute vie sociale humaine, avec bien sûr des combinaisons différentes en fonction des contextes : « Commonalities represent an oscillation between what some might define as mutually exclusive categories. Commonalities are relational and nonbinary. The exploration of commonalities leads to unpredictable discoveries and potentially new modes of interactions with others. » 210 En postulant la communalité comme contenu des seuils, cela ne signifie par pour autant que les différences seraient noyées dans un chaos indéfinissable ; au contraire, à la manière de la physique élémentaire, les seuils sont alimentés et nourris par des bases communalités complexes et contradictoires, les théories du seuil, ainsi que la pensée relationnelle qu’elles produisent et sur lesquelles elles s’appuient, nous permettent de redéfinir et de concevoir à nouveau les conflits et la fragmentation”, notre traduction. 210 AnaLouise Keating, op. cit., p. 19 ; “Les communalités représentent une oscillation entre des catégories que certains pourraient considérer comme étant mutuellement exclusives. Les communalités sont relationnelles et non binaires. L’exploration de communalités provoque des découvertes imprévisibles et de nouveaux modes potentiels d’interaction avec les autres”, notre traduction.
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humaines communes, ce qui permet à ces fameuses molécules de communalité de circuler et de s’agencer les unes avec les autres. C’est précisément à partir de ce moment que les communalités permettent la redéfinition des frontières et l’émergence de nouvelles formes de seuils, de différences, de frontières ou de communalités qui deviendront à leur tour négociables. Ainsi par exemple, l’émergence des réseaux sociaux, qui sont identifiables comme émergents de technologies et d’inventions maîtrisées et diffusées par des sociétés occidentales par exemple, ont entraîné le développement de nouvelles formes d’interaction qui sont maintenant communes à plusieurs types de sociétés et d’individus, certes avec des degrés d’utilisation et d’investissement fort variables. Ainsi, une communalité peut être déclinée de façon extrêmement diverse en fonction des individus et des groupes d’individus, faisant ainsi écho à ce que Fred Dervin appelle les diverses diversités : « Il vaudrait mieux s’orienter vers l’étude de la négociation et de co-construction des diverses diversités des individus en présence plutôt que chercher des marques de la diversité 'culturelle’, ‘ethnique’, ‘linguistique’ à travers des artefacts ou des discours de vérité (…). En résumé, travailler sur les processus plutôt que sur les produits. » 211 Bien entendu, nous ne pouvons qu’emboîter le pas à Fred Dervin lorsque celui-ci nous invite à étudier les processus, plutôt que de s’arc-bouter sur les produits ; c’est également précisément ce que souhaite Keating. En effet, si nous implémentons les diverses diversités de Dervin aux communalités des seuils de Keating, nous pouvons obtenir une théorie intéressante. Avant cela, il convient de préciser ce que Dervin semble sous-entendre à travers l’expression « diverses diversités ». Selon nous, il s’agirait en effet de pouvoir voir en quoi l’individu adopte en fait, en fonction des contextes, de ses modes de représentation et de ses envies et volontés, des formes d’expression et d’existence variables et peut-être même apparemment contradictoires, qui n’ont finalement pour but ultime 211
Fred Dervin, Impostures interculturelles. Paris, L’Harmattan. 2011, p. 112.
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que de permettre l’expression d’une richesse d’actions et de réactions sémiotiques. En d’autres termes, nous ne sommes pas des individus purement culturels, ethniques ou linguistiques, mais plutôt des individus qui adoptons des formes diverses de représentation et d’appartenance culturelle, que nous combinons de manière ludique, esthétique ou rationnelle avec d’autres formes de représentation et d’appartenance, parfois de façon apparemment contradictoire, afin de faire sens du monde qui nous entoure et de la situation sociale dans laquelle nous nous trouvons. Ainsi, lorsqu’un individu invoque son identité culturelle, il ne faut pas y voir justement la partie émergée de l’iceberg représentée par la locution elle-même, mais plutôt une manière de mettre en exergue des processus infiniment plus complexes qui, tels des rivières souterraines, alimentent autant qu’ils fragilisent l’argument de l’identité culturelle, qui ne reste qu’un processus argumentatif avant que d’être une sorte de totem stable et central. Introduire les diverses diversités au sein des seuils de communalité, c’est aussi montrer que les individus jouent avec les frontières et les discours en fonction des contextes sociaux et politiques, en décalage total avec l’obligation de réification présentée par le culturalisme, comme le souligne à nouveau Dervin : « En continuant à avoir recours au concept [de culture], on homogénéise trop les groupes, on les isole – alors que les frontières (autres que légales) sont des imaginaires et des créations. » 212 Ainsi donc, le concept de culture n’est plus qu’une coquille vide, un contenant bien trop étroit et trop en décalage avec la façon dont la vie humaine dans ce qu’elle a d’ontologiquement divers, tente de fabriquer du sens à travers l’Histoire de l’espèce, les histoires des différents groupes en lien avec des environnements variables, avec toujours cette base commune, et cette tendance générale à tenter de trouver la forme la plus finement équilibrée de politique, afin de garantir l’adéquation entre la nature de l’humanité, les questions qui la traversent, le stade évolutif et technologique auquel elle se trouve et les contextes écologiques avec lesquels elle se retrouve en 212
Fred Dervin, op. cit., p. 28.
216
relation. Mais précisément, le souci est que les catégorisations censées représenter une réalité constituée de corpus stables ne sont absolument pas adaptées à la complexité systémique du vivant dont rend compte Keating : « Yet when we automatically label people by color, gender, sexuality, religion, nationality, or any other politically charged characteristics and/or presumed embodied, psychic, political differences, we build walls between ourselves and these others. We isolate ourselves from those whom we have labeled ‘different’. This automatic difference-based labeling process distorts our perceptions, creating arbitrary divisions and an oppositional ‘us-against-them’ mentality that prevents us from recognizing potential commonalities. » 213 Bien évidemment, l’esprit humain fonctionne ainsi qu’il a besoin de classifications cognitives afin de pouvoir évoluer dans son environnement avec un niveau de confort optimal, sans avoir sans arrêt besoin de réinventer les interprétations qu’il fait de cet environnement, ainsi que les représentations qui lui permettent de stocker de l’information prête à l’emploi. Il ne faut pas ignorer cet état de fait lorsque l’on critique les catégorisations que nous mettons en œuvre ou que nous reproduisons ; toutefois, il se pourrait parfaitement que ces frontières puissent être socialement reconfigurées et partagées d’une autre manière, tout en conservant le confort cognitif nécessaire à notre existence. En effet, comme le précise Keating, le problème est de ne pas tomber dans le piège de catégorisations qui ne font pas que trier des éléments 213
AnaLouise Keating, op. cit., p. 19 ; “Mais lorsque nous catégorisons automatiquement les gens en fonction de la couleur, du genre, de la sexualité, de la religion, de la nationalité ou de toute autre caractéristique politiquement chargée, ou encore de différences considérées comme corporelles, psychiques ou politiques, nous construisons des murs entre nous et les autres. Nous nous isolons de ceux que nous avons catégorisés comme ‘différents’. Ce processus de catégorisation automatique, effectué sur la base des différences, déforme nos perceptions en créant des divisions arbitraires et une mentalité oppositionnelle de type ‘nouscontre-les-autres’ qui nous empêche de reconnaître les communalités potentielles”, notre traduction.
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d’information, mais les opposent également. Et en mettant l’accent sur les oppositions engendrées par ce type de catégorisations, nous devenons aveugle aux éléments communs et résolument humains qui animent ces différences de catégorisations, ainsi qu’aux diverses diversités qui font que nous sommes nous-mêmes, sans exception et à des niveaux variables, soumis à d’infinies variations identitaires et sociales dans notre vie quotidienne, déconstruisant et reconstruisant du sens en fonction des situations dans lesquelles nous nous trouvons. Ainsi, en catégorisant une population humaine en fonction d’une seule caractéristique, comme le souligne Keating, je m’empêche d’avoir la possibilité d’avoir des rencontres apaisées et ouvertes avec des personnes qui pourraient peut-être, nonobstant les catégorisations que j’en effectue, m’apporter énormément sur le plan personnel, par exemple. De surcroît, en succombant moi-même à ces catégorisations, j’accepte alors de manière assez logique que l’on me catégorise également et qu’on puisse me définir en fonction d’un seul trait de ma personnalité, nécessairement circonstancié, et qui ne dit absolument rien de ma biographie ou de ma manière de faire du sens du monde qui m’entoure. Ainsi, Keating postule une position éthique qui serait l’interconnexion radicale, et qui indique que nous devons pouvoir envisager la rencontre à travers une forme d’ouverture d’esprit crue et nue à l’autre. Ce faisant, elle rappelle les limites politiques du système multiculturaliste, en vogue à l’heure actuelle, et qui constitue précisément un obstacle à la théorie des seuils et aux effets que celle-ci implique : « Separatist multiculturalism represents very limited forms of multicultural readings and scholarship that overemphasize dichotomous differences and focus almost exclusively on ethnicity/race (…). Separatist multiculturalists use a rhetoric of cultural authenticity that reinforces the belief in racial purity and self-contained ethnic/racial identities (collective versions of self-reliant individualism, as it were). Rather than develop new forms of identity or new frameworks for social change, this rhetoric of authenticity relies on alreadyexisting assumptions about ‘race’ that essentialize (and
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racialize) each text by equating it with an author’s culturalbiological ‘roots’. » 214 Malgré le fait que Keating applique cette théorie d’abord aux études littéraires et à l’éducation, il n’en reste pas moins que celleci reste valable dans tout type de production et d’interrelation sociale. En effet, le séparatisme politique qu’elle critique, et qui n’est qu’une conséquence de la catégorisation cognitive sur base de traits distinctifs réducteurs (voire réductionnistes), entraîne une simplification démesurée des rapports aux autres et des organisations politiques, essentialisant les êtres autant que les relations qu’ils ont les uns avec les autres, les obligeant à se penser comme des entités inamovibles et limitées, limitant leur potentiel créatif, et initiant ainsi des systèmes politiques qui risquent d’avoir pour objectif, ou pour effet secondaire, de gérer la diversité en maintenant les populations dans une sorte de connaissance grossière, partielle et partiale d’elles-mêmes, de leur histoire, de la multiplicité de leurs diverses diversités, et de la richesse des choix possibles. Bien évidemment, il convient de pouvoir, à partir de là, mettre en œuvre les conditions dialogiques qui doivent permettre aux individus de confronter de façon rationnelle les frontières et les choix qu’ils souhaitent opérer ; pour ce faire, c’est d’abord par une éducation appropriée que doivent pouvoir être garanties les conditions démocratiques d’un tel projet. Il s’agit in fine de rapprocher le politique de sa dimension résolument éthique, en permettant aux individus de vivre sans complexe l’espace fertile et 214
AnaLouise Keating, op. cit., p. 65 ; “Le multiculturalisme séparatiste représente des formes très limitées de lecture et de scolarité multiculturelles qui donnent une importance démesurée aux différences dichotomiques et se focalisent presque exclusivement sur l’ethnicité ou la race (…). Les multiculturalistes séparatistes utilisent une rhétorique de l’authenticité culturelle qui renforce la croyance en une pureté raciale et des identités ethniques et raciales indépendantes (soit des versions collectives d’un individualisme auto-suffisant). Plutôt que de développer de nouvelles formes d’identité ou de nouveaux cadres de changement social, cette rhétorique de l’authenticité repose sur des hypothèses déjà existantes à propos de la ‘race’ qui essentialisent (et racialisent) chaque texte en l’assimilant avec les ‘racines’ culturelles et biologiques d’un auteur”, notre traduction.
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structuré alimenté à la fois par les éléments de communalité humaine qu’ils partagent tous, tout en permettant l’éclosion des diverses diversités sur une base dialogique rationnelle et de confrontation de modèles complexes, non sur des catégorisations limitées et limitantes qui dissimulent bien plus qu’elles ne révèlent à propos de l’humanité. Comme nous pouvons ici le voir, à travers les propositions que nous développons, la culture n’est absolument plus nécessaire, et nous pouvons déjà entériner son abandon sans nous retourner.
5.3 La structure des harmonies sociétales Poursuivre l’ambition de laisser définitivement de côté le concept de culture ne peut cependant se faire simplement à travers la théorie des seuils comme atomes de l’interaction, où se jouent la rencontre entre communalités humaines moléculaires et leurs diverses diversités combinatoires ; il convient également de pouvoir dresser un portrait de la façon dont les sociétés se structures et tentent de trouver les moyens équilibrés pour garantir une harmonie relative, qui permettent à la fois d’héberger les principes du changement, tout en maintenant une certaine forme de régularité. En effet, si les sociétés parviennent à se structurer, c’est aussi en suivant un certain nombre de principes fondamentaux, tout en construisant du sens à la fois à travers le temps, notamment grâce à la narration d’histoires partagées et diffusables, mais également à travers l’espace, avec l’établissement de frontières géographiques. C’est d’une manière générale la façon dont les sociétés se racontent, construisant et déconstruisant le sens à travers les récits et les narrations, qui se tissent et se lient comme du lierre sur le mur de frontières spatio-temporelles qu’il faut sans cesse redéfinir. Nous proposons donc de prendre appui sur la théorie des grammaires sociétales développée par Cyril Lemieux, dans la mesure où ces grammaires permettent précisément de déterminer un certain nombre de règles communes, mais également de baser les évaluations et les approches dialogiques et comparatives sur des structures qui respectent à la fois le principe de communalité humaine, ainsi que celui des diverses diversités. 220
Ce faisant, Cyril Lemieux se positionne à l’encontre des écueils du relativisme, qu’il soit linguistique ou culturel, et postule ainsi ce qu’il appelle l’universalisme méthodologique : « Notre argument (…) est donc anti-relativiste et antisceptique : il consiste à poser les bases de ce qu’on peut appeler un ‘universalisme méthodologique’ qui n’admet ni l’idée de différences incommensurables entre les sociétés humaines, ni celle de vérités qui dépendraient du point de vue, du langage ou de la culture. » 215 Pour Lemieux, le postulat de cet universalisme méthodologique est notamment ancré dans le fait que les actions doivent être toujours resituées dans leur contexte, et que c’est bel et bien le processus de contextualisation qui doit permet de comprendre la manière dont l’action est portée aux niveaux individuel et groupal. Ce faisant, partant du principe qu’il faut pouvoir décrire précisément la manière dont le contexte organise l’expression de l’action et sa sémiotique propre dans un ensemble plus large, Lemieux indique qu’il faut pour cela comprendre ce qui permet déjà de structurer les sociétés, et par là-même les actions individuelles ou collectives qui s’inscrivent forcément dans un environnement social. Pour cela, il réutilise donc la notion de grammaire : « Une grammaire est ce qui permet aux membres d’une communauté de juger correctement, c’est-à-dire de lier correctement à des discontinuités survenant dans le monde (corps, objets, matériaux, gestes, paroles…) des descriptions et d’éprouver vis-à-vis de certaines descriptions un sentiment d’évidence. » 216 Ce que Lemieux ne précise cependant pas, c’est que ce sentiment d’évidence est notamment dû à deux éléments fondamentaux, qu’il nous appartient ici de repréciser : a) le besoin d’un certain degré de confort cognitif et émotionnel qui doit permettre aux individus d’inclure une 215 216
Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce. Paris, Economica. 2009, p. 7. Cyril Lemieux, op. cit., p. 23.
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forme de prévisibilité dans l’interprétation des contextes environnementaux qui sont les leurs ; b) le besoin de structurer ce confort par du sens, une sémiotique de la vie quotidienne qui lie aussi bien réactions émotionnelles et considérations esthétiques qu’aspects résolument pratiques. En ajoutant ces précisions à la grammaire proposée par Lemieux, nous souhaitons ici mettre l’accent sur le fait qu’un tel universalisme méthodologique ne peut se concevoir qu’en incluant une forme nécessaire d’humanisme sémiotique, qui tend à pouvoir inclure les dimensions de ce qui fait la vie humaine dans sa complexité, afin de pouvoir permettre au modèle grammatical un maximum d’opérations d’approfondissements et d’observations explicatives. Mais si Lemieux utilise le modèle grammatical pour rendre plus lisible les structures sociétales, c’est aussi parce que l’on se rend ainsi plus facilement compte des écarts de conduite, de comportement ou de discours qui peuvent survenir, et qui peuvent alors être considérés comme des fautes de grammaire, très justement. Il va même plus loin, en expliquant que les fautes en soi n’existent pas, mais qu’elles ne peuvent être interprétées comme telles qu’à partir du moment où l’on a un modèle grammatical pour les identifier comme écarts qui ne peuvent pas permettre à la structure de conserver son ordre. Ainsi, pour Lemieux, les fautes de grammaire ne doivent d’ailleurs jamais être envisagées comme des actions individuelles, mais comme la preuve d’un principe résolu de solidarité entre les membres d’un groupe : « Dans une situation où un individu commet tant de fautes grammaticales qu’il est sanctionné, voire exclu, faut-il dire que ce sont les règles d’une grammaire qui ont obligé à la sanction ? Ou plutôt que ce sont les individus qui ont fait preuve entre eux de solidarité, en se rappelant mutuellement que la grammaire de leurs jeux mérite respect ? » 217 En mettant en exergue ce problème, Lemieux nous plonge précisément dans les questions dites « interculturelles », où les conflits émergent sur la base d’interprétations ou de représentations 217
Cyril Lemieux, op. cit., p. 32.
222
différentes – ou, pourrait-on alors ajouter, de grammaires différentes. Mais y a-t-il autant de grammaires que de sociétés ? Si nous remplacer le terme de « culture » par celui de « grammaire », ne risque-t-on pas tout simplement de tomber dans un piège relativement déterministe et conditionnant, évacuant par là-même toute possibilité de contestation, de création et de transformation des grammaires ? Et comment alors mettre en lien cette théorie avec celles des seuils délivrée par Keating ? Pour Lemieux, l’existence d’une grammaire n’induit pas automatiquement son respect à la lettre, ce qui permet d’entrevoir une certaine forme de souplesse, voire de plasticité : « Si la dimension normative de l’agir est toujours à portée de la main, elle n’est pas non plus omniprésente. C’est un des paradoxes de la vie sociale : alors que la grammaire n’est pas une réalité écrasante, un minimum de correction grammaticale tend à être attendu des partenaires en chaque situation. (…) La grammaire apparaît d’abord comme ce qui n’est pas respecté – et seulement secondairement, comme ce qu’il aurait fallu respecter. » 218 Cette précision est capitale si l’on veut véritablement comprendre la manière dont Lemieux envisage sa théorie des grammaires sociétales : elle est une hypothèse structurante et souple tout à la fois, qui peut parfaitement tolérer les écarts en fonction des contextes d’expression, tout en fixant des limites de correction dont le dépassement entraîne nécessairement la conviction de fautes. Précisément, c’est grâce à cette théorie que Lemieux imagine que la compréhension de l’Autre est possible, même s’il est radicalement opposé à nous. Ce postulat permet justement d’envisager une compréhension du fonctionnement de l’humanité dans son ensemble, sans avoir besoin de se référer au concept de culture : « Il n’est guère justifié pour les individus d’ériger leurs difficultés, bien réelles, à se comprendre en un mythe de 218
Cyril Lemieux, op. cit., p. 37.
223
l’incommensurabilité : de ce qu’il nous arrive de ne pas comprendre les attitudes d’autrui, on ne saurait déduire en effet ni qu’elles sont dépourvues de sens, ni que seuls autrui et les siens sont en mesure de les comprendre. » 219 Comme nous pouvons le remarquer, lorsque Lemieux utilise justement cet « autrui », il ne fait pas explicitement référence à la culture, ce qui nous permet justement de garder à l’esprit le fait que toute forme d’altérité peut susciter de la compréhension, et que la frontière peut être parfaitement délimitée en fonction d’autres types de catégories – générationnelle, sexuelle, sociale, économique, etc. Ainsi, Lemieux avoue bien volontiers que son approche a pour but la recherche de la vérité, plutôt qu’une herméneutique de la pluralité qui empêcherait in fine le dialogue entre les êtres humains et les groupes qu’ils constituent. Ce faisant, il refuse de rentre ontologiquement exotique et incommensurables des comportements, des pratiques et des discours, en partant du principe que nous défendons nous aussi, à savoir celui de bases fondamentales propres à l’espèce humaine, ce qui doit justement encourager à une posture de correspondance entre la compréhension de nos actions et celle des actions des autres : « Mieux nous identifions quelles sont, entre leurs pratiques et les nôtres, les bonnes correspondances grammaticales à établir, plus s’accroissent nos sentiments d’évidence à l’égard de ce qu’ils font. Mieux nous les comprenons. Il nous devient possible, à la limite, d’anticiper ou de devenir ce que sera à leurs yeux, par rapport à leurs manières de faire qui ne sont en rien les nôtres, le fait de commettre une faute grammaticale. » 220 En mettant ainsi en exergue la capacité de pouvoir finalement se mettre à la place de quelqu’un d’autre, Lemieux exprime le fait que nous pouvons faire cette translation vectorielle précisément parce que nous avons des bases grammaticales communes et que c’est en partant de ce principe que nous pouvons comprendre des structures 219 220
Cyril Lemieux, op. cit., p. 41. Cyril Lemieux, op. cit., p. 55/56.
224
certes animées par une sémiotique différente, mais dont les matériaux sont identiques aux nôtres. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’une construction est différente de la nôtre que nous ne sommes pas en mesure qu’elle utilise pourtant des matériaux que nous retrouvons dans la nôtre, comme de la brique, du ciment ou du verre. Ce faisant, Lemieux fait alors la distinction entre les métarègles propres à l’espèce humaine et les règles dérivées, qui sont des formes d’expression sociétales. Nous souhaitons cependant aussitôt ajouter que les règles dérivées peuvent certes êtres sociétales, en ce qu’elles peuvent correspondre à une société, mais également être déclinées jusqu’à l’individu (qui continue d’agir en vertu de sa connaissance de l’environnement social et sociétal), ce qui permet ici de respecter l’idée des diverses diversités suggérée par Dervin. En effet, des règles dérivées fort diverses peuvent fort bien être simplement contingente à un contexte social éphémère, à portée limitée, sans pour autant constituer un élément purement sociétal – je pense par exemple à des groupes d’amis dans une soirée, qui peuvent fort bien se mettre à élaborer et respecter des règles dérivées qui pourront mourir à la fin de la soirée, mais qui auront permis de structurer une forme spontanée de vie en société. Cela étant, Lemieux propose trois métarègles suffisantes pour embrasser l’ensemble des bases de la vie humaine : « Trois métarègles (distanciation et appui sur des représentations collectives ; don et contre-don ; réalisation et autocontrainte) suffisent à rendre compte à elles seuls de l’ensemble des attitudes observables. (…) [Il s’agit d’un] universalisme de ce qu’il est possible à un humain de faire (se distancier, aimer, réaliser ses limites) (…). Ce sont des capacités anthropologiques élémentaires, des capacités qui entrent en jeu dans la définition de ce que c’est qu’être un humain ou plus exactement : qui entrent en jeu dans la faculté d’un être à se rendre descriptible comme étant un humain. » 221
221
Cyril Lemieux, op. cit., p. 69.
225
Ces métarègles engendrent alors, toujours selon Lemieux, trois structures grammaticales propres et articulées autour de pôles qui permettent à l’action d’être située à la fois individuellement et socialement : a) une grammaire publique, qui s’appuie sur la métarègle de la distanciation et de l’appui sur les représentations collectives (incarnée notamment à travers les instances et institutions qui doivent réguler la vie sociale, comme les tribunaux ou les jeux) ; b) une grammaire naturelle, qui ‘appuie sur la métarègle de l’engagement et de la restitution (faisant ainsi écho à la logique de don et de contre-don, et incarnée à travers les relations aux autres, dans l’amitié et l’amour par exemple) ; c) une grammaire du réalisme, qui s’appuie sur la métarègle de la réalisation et de l’autocontrainte (incarnée quant à elle par la prudence de la contextualisation de l’action ou du discours que l’on souhaite produire, en fonction de la connaissance de notre environnement). En proposant ces structures qui situent l’action individuelle et collective en rapport avec la vie en société, Lemieux apporte une triade intéressante à l’explication des normes sociales et à l’expression d’actions, de pratiques et de discours humains. Bien sûr, la simple description de ces grammaires ne suffit pas pour comprendre la manière dont les êtres humains les investissent, les expriment, les mettent en forme ou leurs attribuent des colorations différentes en fonction des situations, des contextes historiques, des trajectoires et des environnements. C’est ici alors que Lemieux rejoint assez naturellement la théorie des seuils développée par Keating : « De fait, ce sont des rapports, non des états psychiques, qu’il importe de décrire si l’on veut rendre compte proprement de la rationalité et de l’intentionnalité des actions humaines. On constatera alors que toute action engage un rapport, et est déjà engagée dans un certain rapport. Que toute action invite à une action en retour, et qu’elle est elle-même l’action en retour d’une précédente 226
action : ce qui soulève la question de la grammaticalité de l’enchaînement. » 222 Si le processus proposé par Lemieux est ici relativement séduisant sans sa mécanicité, il nous semble justement trop réducteur, dans la mesure où l’auteur semble oublier d’introduire le fait que si les individus produisent des actions ou des discours de façon intentionnelle, c’est plus sur la base des représentations qu’il se font des rapports que sur les rapports qui les animent de manière directe. Ainsi, il n’est pas aussi aisé de deviner la manière dont un rapport de supérieur à inférieur, par exemple, permettra de prévoir des actions ou des réactions : pour un même supérieur hiérarchique, la dynamique de la représentation du rapport pourra être nettement différente en fonction de l’employé, de ses enjeux personnels, de son humeur, de son rapport à l’autorité (défiance ou loyauté), ou encore tout simplement de la représentation qu’il se fait de sa propre trajectoire biographique, qui fait nécessairement écho à des rapports antérieurs au pouvoir, à l’autorité ou à la domination. Par ailleurs, cette suggestion met en lumière le fait qu’in fine, en reprenant à son compte les travaux de Raymond Boudon, il faut partir du principe qu’il existe des origines de l’action qu’il conviendrait de pouvoir isoler : « Il est possible d’agir ou de juger sans réaliser très clairement les raisons sur lesquelles on s’appuie. On peut aussi éprouver bien des difficultés à identifier les raisons qu’on a eues, en telle ou telle circonstance, d’agir ou de juger ainsi qu’on l’a fait. Que la raison d’une action ou d’un jugement n’apparaisse pas actuellement à l’observateur, ni même à l’acteur, ne signifie cependant pas que cette raison soit absence. Nous devons, au contraire, par principe de méthode, postuler qu’elle existe. » 223 De fait, en proposant cela, Lemieux précise également qu’il ne considère pas la raison comme une optimisation des intérêts ou l’application de moyens pour arriver à une fin déterminée, mais 222 223
Cyril Lemieux, op. cit., p. 98. Cyril Lemieux, op. cit., p. 106.
227
simplement un engagement qui prend appui sur la base du monde environnant, là où nous ajouterions d’ailleurs bien volontiers qu’il s’agit plutôt de représentations à propos du monde environnant que du monde lui-même. Il explique alors que les actions ne sont jamais isolées les unes des autres, qu’elles ne s’inscrivent pas dans un lien de causalité, mais qu’elles manifestent également une signification. Ce faisant, nous pourrions alors dire que la reconstruction sémiotique de la vie quotidienne est alors déjà présente dans la mise en action ou en discours : c’est l’expression même de l’action qui va révéler l’intentionnalité, dans une coconstruction avec le contexte social et l’environnement en règle générale. Ainsi, de manière absolue, les intentions seraient invérifiables et ne pourraient que faire l’objet d’un consensus à propos de ce qu’elles sont dans leur expression. Mais pour faire sens des productions individuelles, et pour comprendre l’intentionnalité et son sens contextualisé, Lemieux postule une certaine forme de rationalité de l’individu : « 1) La rationalité de l’individu n’est plus pensée comme unique mais comme plurielle et potentiellement conflictuelle. En d’autres termes, la conflictualité de l’agir intervient au niveau même de l’individu et non pas au plan des effets d’agrégation entre actions individuelles ; 2) aucune des rationalités en conflit ‘dans’ l’individu ne saurait être dite moins rationnelle que l’autre. Elle peut simplement être dite moins grammaticalement adéquate à la situation, c’est-à-dire rendant manifeste une intention plus fautive. » 224
En précisant cela, Lemieux postule les raisons comme n’ayant pas d’existence propre, autre que celle qu’elles incarnent en rapport avec le contexte, dont elles tirent d’ailleurs leur sens ou leur signification. Mais si l’intentionnalité rationnelle des individus invite à choisir telle action plutôt qu’une autre, c’est aussi par respect des métarègles grammaticales elles-mêmes, ce qui invite Lemieux à affirmer l’existence d’un principe de solidarité, qui permet de diviser ensuite les actions en retour (en fonction du 224
Cyril Lemieux, op. cit., p. 129.
228
contexte, donc) en deux catégories, à savoir les actions-en-retour contradictoires, ou devoirs, et les actions-en-retour confirmatrices, ou grâces. En mettant en lumière cette dynamique, il nous permet de comprendre à quel point les sociétés n’ont jamais rien de définitif, dans la mesure où la somme de ces actions et réactions réévaluent sans cesse la signification et l’expression des formes humaines dans des contextes sans cesse mouvants, ce qui invite à penser que toute réification des sociétés (à travers des concepts comme celui de culture, précisément) ne correspond à rien à ce qu’il se produit de façon pragmatique au niveau de la vie quotidienne des individus. Il introduit alors la notion d’incompossibilité, qu’il définit comme suit, et qui permet précisément de souligner le fait que si les diverses diversités s’expriment à travers nos différentes versions de communalité humaine, ou de commune humanité pour reprendre l’expression de Luc Boltanski et Laurent Thévenot225, il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit que de diverses diversités sélectionnées par les acteurs eux-mêmes, et qu’une grande variété de ces diversités existe encore, non exprimée, dormante et pourtant révélatrice de nos luttes internes : « Quoique les individus soient toujours capables d’une pluralité d’actions, la situation actuelle ne leur permet que d’en accomplir une. Ainsi, est-ce la possibilité, toujours offerte aux participants d’une situation, d’agir autrement qu’ils ne sont en train de le faire qui est à l’origine de la fragilité et de la réversibilité de cette situation. L’inconscient est la manifestation inquiétante de cette possibilité : sa première caractéristique est d’être subversif. » 226 Mais pour Lemieux, si cette notion d’incompossibilité existe, c’est précisément parce que l’action humaine est conditionnée par le respect des trois métarègles grammaticales énoncées plus haut, et qui peut parfois révéler une incompatibilité entre des principes grammaticaux concurrents. Ainsi, si une faute grammaticale peut 225
Luc Boltanski & Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur. Paris, Gallimard. 1991, p. 27. 226 Cyril Lemieux, op. cit., p. 155.
229
selon lui être commise, c’est parce que l’individu se retrouve pris dans une situation de confusion entre des grammaires concurrentes, qui commanderaient des actions différentes et peut-être même contradictoires dans leurs expressions ou dans leurs effets. Lemieux résume ces enjeux cardinaux dans une description de coexistence d’incompossibilités, qui parvient à résumer de façon brillante toute la complexité de sa théorie : « Ce qui en découle, c’est une coexistence, dans toute situation sociale, entre des éléments grammaticaux hétérogènes, dont certains relèvent de la dominante grammaticale et ont donc une actualité plus grande dans le cours de l’action (focalisant davantage l’attention des individus) et dont d’autres sont simplement tolérés, et perçus comme distractifs ou sans pertinence (formant ainsi une sorte de bruit de fond). » 227 En décrivant également une forme adverbiale et non substantive de l’inconscient, ainsi que le principe de réalité feuilletée, Lemieux fournit une théorie originale de l’action et de son expression en relation avec l’univers social qui nous entoure et qui participe à la construction sémiotique des significations que nous percevons des choses qui nous entourent et de nos rapports aux autres. Ce faisant, il exprime également de manière une optimiste une foi en l’évolution des sociétés humaines, en ce qu’elles sont constamment capables de réinventer leurs relations avec les métarègles grammaticales, ainsi que leurs velléités expressives. Selon nous, la théorie de Lemieux est capitale en ce qu’elle permet de montrer qu’il est totalement possible de penser une manière d’expliquer la construction du sens, l’action et les structures de sociétés données autrement que par le carcan culturel – même si le terme même de grammaire peut paraître parfois par trop rigide et ordonné, malgré la définition fort souple et référentielle qu’en fait Lemieux. Nous souhaitons garder, pour l’élaboration d’une théorie capable de rendre compte différemment des phénomènes emprisonnés par le concept de culture, la notion de grammaire, dans la mesure où elle permet de mettre en lumière la complexité systémique de la vie 227
Cyril Lemieux, op. cit., p. 166.
230
humaine. En effet, c’est bien ce type de construction structurante qui permet de comprendre pourquoi les cultures ne déterminent ni nos choix, ni nos productions, dans la mesure où les contextes pèsent de façon non négligeable dans la réalisation pratique de nos actions et de nos discours. Pour reprendre ainsi Luc Boltanski et Laurent Thévenot, la référence même à la culture ne permet absolument pas d’envisager sérieusement les variables contextuelles de la diversité des expressions individuelles et collectives : « La référence à une culture, qui rendrait compte de la communauté des rapprochements en terme de symbolisme partagé, ne permet pas de résoudre la question de l’accord. La reconnaissance d’une pluralité de cultures ou de systèmes de valeurs, partagés par des communautés ou groupes de personnes, ne lève pas pour autant la difficulté résultant de leur confrontation problématique. » 228 Ainsi, pour Boltanski et Thévenot, c’est plutôt la notion de commune humanité qui doit permettre ensuite, à travers les différentes expressions individuelles, d’ordonner les états et les pratiques en fonction d’échelles de valeur qui sont à mettre en relation, voire en tension, avec la commune humanité. Ainsi, le modèle de Boltanski et Thévenot, que nous pouvons parfaitement relier à la théorie grammaticale de Lemieux, nécessite l’établissement du bien commun comme objectif à atteindre et à construire au sein des sociétés, en fonction de valeurs et de principes éthiques : « La structure du modèle supporte deux exigences fondamentales fortement antagoniques : 1) une exigence de commune humanité qui suppose une forme d’identité partagée par toutes les personnes ; 2) une exigence d’ordre sur cette humanité. La définition du bien commun est la clé
228
Luc Boltanski & Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur. Paris, Gallimard. 1991, p. 57/58.
231
de voûte de la construction qui doit assurer la compatibilité entre ces deux exigences. » 229 Précisément, les travaux de Boltanski et Thévenot, tout comme ceux de Lemieux, parviennent à faire voler en éclat le concept de culture et sa queue de comète relativiste, dans la mesure où leur humanisme remet l’être humain au centre, sans distinction d’origine, de couleur de peau ou d’environnement socioprofessionnel, en tant que créature rationnelle capable de comprendre son contexte, d’agir en conséquence et d’opérer des choix en accord avec un principe de solidarité, en ce que les groupes auxquels il est lié lui apportent un certain nombre d’éléments, d’influences et de richesses, et lui permettent précisément d’exprimer ses diverses diversités : « Si les différentes personnes appartenaient à des mondes différents ou si aux différents mondes correspondaient des groupes différents, les gens seraient indifférents les uns aux autres (…) et alors ils ne formeraient pas une cité, ou bien ils ne parviendraient jamais à s’accorder sur le principe supérieur commun dont relève la situation, et chaque épreuve prendrait vite la tournure d’une dispute sans issue. » 230
Il n’est nul besoin de préciser ici que l’Histoire même de l’humanité et du monde que nous avons construit, malgré ses ruptures parfois violentes et ses tensions destructrices, ne contredit pas Boltanski et Thévenot, et montre bel et bien que des formes d’échanges sont possibles, tout comme la mise en commun d’objectifs à poursuivre pour progressivement construire des éthiques partagées. Et précisément, cette construction progressive ne peut se faire que parce que les individus permettent de diffuser un sens qui peut devenir collectif, et dont ils ont besoin pour patiemment organiser leurs propres trajectoires biographiques. Dans cette perspective, les opérations de significations seraient autant de piolets nécessaires à notre ascension de l’existence, afin 229 230
Luc Boltanski & Laurent Thévenot, op. cit., p. 101. Luc Boltanski & Laurent Thévenot, op. cit., p. 266.
232
que notre expérience individuelle nécessairement sociale ne nous fasse pas chuter dans le vide abyssal d’une crevasse où l’éthique faite de points d’ancrage sémantiques et discursifs ne serait plus qu’un spectre sans consistance.
5.4 Des prédiscours aux nœuds sémantiques Comme nous l’avons déjà vu dans le présent ouvrage231, nous nous situons dans une analyse du discours qui se veut comme élément de pratique sociale, et qui ne concerne pas uniquement les aspects purement linguistiques, mais langagiers en règle générale ; dans cette optique, les éléments sémiotiques extradiscursifs et symboliques (drapeaux, bâtiments officiels, éléments alimentaires typiques, etc.) participent également de la construction de discours à propos de quelque chose. Tout type d’élément de notre vie quotidienne ou de notre environnement peut donc devenir discursif, dans la mesure où l’homme est un animal discursif : il construit du sens, se raconte une histoire à propos de lui-même, de ses relations, de son pays d’origine ou de ses habitudes. En retour, les discours eux-mêmes pétrissent et donnent forme aux êtres humains ; l’approche est donc systémique, car si la nature humaine permet bel et bien la compétence discursive, celle-ci permet tout autant le maintien et l’évolution de cette commune humanité. Nous souhaitons ici affirmer à nouveau l’importance de cette approche discursive résolument sémiotique, en soulignant le fait que les hommes et les femmes ne peuvent pas faire autrement que d’interpréter le monde qui les entoure, s’en faire des représentations et les vérifier au fur et à mesure de leurs expériences quotidiennes. C’est sur cette base que nous avons utilisé la définition des prédiscours de Marie-Anne Paveau pour dire que, très précisément, le concept de culture lui-même ne devait être considéré que comme un discours (en l’occurrence, un véritable prédiscours), et qu’il devait en ce sens être soumis à une critique adaptée à sa nature et à son mode de fonctionnement. Maintenant que nous avons mis de côté le concept de culture, nous 231
Voir p. 60.
233
nous retrouvons précisément face aux prédiscours, et à la manière dont ceux-ci sont articulés afin de préconstruire et redéfinir le sens au sein des reconstructions sémiotiques de la vie quotidienne. Car si les métarègles grammaticales de Lemieux peuvent être utilisées, elles doivent nécessairement être associées à la façon dont les êtres humains les investissent de sens – et donc les habillent, les maquillent, les colorient et les épicent à travers les discours qui les animent et qu’ils animent. Comme nous l’avons vu 232 , selon Paveau, les prédiscours sont des cadres collectifs qui permettent d’orienter et de produire du sens, et qui sont matériellement présents dans l’environnement des êtres humains, dans la mesure où cet environnement conditionne et alimente la production discursive. Dans une telle mesure, le discours et le sens ne peuvent être séparés de leur contexte émergence et de l’environnement écologique dans lequel ils baignent. Marie-Anne-Paveau précise la localisation temporelle et spatiale des prédiscours : « Les prédiscours ne sont pas les discours tenus avant, mais plutôt les avants du discours. Ils relèvent en effet des cadres de savoir et de croyance qui informent directement les discours produits (informations de nature encyclopédique ou stéréotypique). (…) Les prédiscours sont postés dans une grande variété de lieux tant mentaux que sociaux, puisqu’ils relèvent d’une cognition distribuée dans l’espace discursif, en particulier via la mémoire. » 233 Une telle définition de la localisation spatiale et temporelle des prédiscours nous précise non seulement leur nature cognitive, tout en mettant en relief le fait que la cognition, en tant que processus constant, est nécessairement ancré dans le réel, incorporé et matérialisé à travers une variété de perceptions et de représentations. Ainsi, les discours de l’identité nationale française, ou supposée telle, ne seront pas simplement matérialisés par des textes officiels (constitution, discours du Président de la République), mais par un ensemble de lieux qui mettent déjà sur 232
Voir p.62. Marie-Anne Paveau, Les prédiscours : sens, mémoire, cognition. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle. 2006, p. 21/22. 233
234
des rails le discours à produite : palais de l’Elysée, élections nationales, drapeau tricolore, mélodie de la Marseillaise, etc. Ceci peut fonctionner pour tout type de recherche et de reconstruction sémiotique, dans la mesure où l’être humain a besoin de faire sens de son environnement, afin de s’y identifier et de pouvoir s’appuyer dessus pour construire sa propre existence. Ces opérations passent notamment par les émotions, dans la mesure où celles-ci organisent les opérations cognitives et nous encouragent plutôt à aller vers des situations agréables, ou desquelles nous pouvons tirer un bénéfice émotionnellement confortable, comme nous avons déjà pu le mettre en lumière : « Les émotions sont également liées à la mémoire et sont stockées afin de pouvoir faire face à un événement similaire dans de nouvelles situations, dans une perspective de prévisibilité et d’économie d’énergie. (…) D’un point de vue métacognitif, les contextes émergent pas un certain nombre d’associations internes qui utilisent les expériences précédemment acquises comme des ‘filets de sécurité’ dans notre rapport au monde » 234 Il nous faut étoffer ce processus de stockage d’émotions et d’associations cognitives et sémantiques en utilisant les travaux de Paveau, pour dire que les sociétés humaines stockent également des éléments sémiotiques importants de manière matérielle et partagée par tous. Ainsi, s’il est vrai que les opérations sociétales ont également pour vocation à faciliter les opérations cognitives individuelles et à provoquer des économies d’énergie, optimisant ainsi l’état et l’évolution de l’être humain, le « filet de sécurité » que nous évoquons est également représenté à travers un ensemble de symboles extérieurs, qui constituent autant de prédiscours qui vont permettre la production et l’organisation de discours sémiotiques précis. Ces éléments permettent, très simplement, l’existence de représentations, dans lesquelles les individus vont 234
Albin Wagener, « Connexions sémantiques et contextique relationnelle : pour une modélisation complexe des interactions humaines ». In : Nouvelles perspectives en sciences sociales, 7 (2), 67104. 2012, p. 81/82.
235
puiser, de façon consciente ou non, afin de pouvoir construire et exprimer du sens en fonction de la situation dans laquelle ils se retrouvent : « J’use donc de la notion de représentation dans un sens qui articule les composantes cognitive et discursive, mais également sociale car le discursif ne se conçoit selon moi que dans une dimension sociale. Je définis alors la représentation comme une entité cognitive (la représentation est un organisateur mental) qui fournit à l’individu un mode d’être en société (la représentation est une forme de connaissance du monde) construit ou activé en discours (la représentation est formulée discursivement, de manière implicite ou explicite). » 235 Mais quel est alors lien avec l’abandon du concept de culture ? A partir du moment où l’on essaie de comprendre ce qui se cache derrière les processus dissimulés par le concept de culture, il nous faut prendre en considération le fait que les individus ont besoin de représentations afin d’organiser leurs identifications et de construire du sens. La culture peut alors fournir une sorte de « pack » intéressant, une idéologie du « tout en un » dans la mesure où, de façon réductionniste, ses discours relativistes et homogénéisants proposent des formules toutes faites aux individus, des sortes de « plats préparés » de la sémiotique de la vie quotidienne, résolument mauvais pour la santé intellectuelle, mais commodes lorsque l’on n’a pas envie de prendre le temps de se pencher sur ce que cela implique, où que l’on n’y a pas été habitué à travers un certain nombre de processus psychologiques, sociaux et éducatifs. Si la culture fonctionne aussi bien, en tant que prédiscours spécifiquement, c’est parce qu’elle rassure et produit des préconstruits immédiatement applicables à la réalité, du moins en apparence, et même si cela provoque des situations de crises sémiotiques paradoxales ou des sensations de réduction ou de limitation des réalisations sociales et individuelles. En étant sensibles aux prédiscours, les êtres humains s’y confortent ou s’y conforment, finissent par s’y habituer sans les remettre en question, 235
Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 56.
236
alors même que le prédiscours (comme le discours d’ailleurs) est un processus qui doit souffrir des opérations de changement, de remise en question et de transformation continues. Toutefois, le fonctionnement des individus et des groupes sociaux ne doit pas non plus être séparé de la façon dont s’organise et s’articule le poids de la mémoire dans les instances et les productions discursives. En effet, la longévité et l’habitude d’utilisation de référents sémiotiques forts (ou d’un concept comme celui de culture) vont justifier leur emploi, dans la mesure où la mémoire n’est pas simplement un processus temporel, mais également un phénomène résolument spatial, comme le sousentend Paveau : « Il s’agit d’une mémoire étroitement liée aux conditions sociales, historiques et cognitives de production des discours, aux données extradiscursives et surtout prédiscursives qui participent pleinement à l’élaboration, la production, la diffusion et la circulation des productions verbales de sujets situés. Il s’agit d’une mémoire collective, qui s’organise selon des ‘cadres sociaux’ au sein desquels circule et se constitue tout à la fois l’identité individuelle des locuteurs. » 236 Bien entendu, dans notre définition du discours, nous pouvons imaginer que cette mémoire n’est pas simplement liée aux productions verbales, mais langagières et sémiotiques dans leur ensemble. D’autre part, la mémoire n’est pas simplement une simple accumulation de faits objectifs qui s’inscrivent dans une temporalité factuelle : tout comme l’Histoire est d’abord une narration et une mise en scène de faits, la mémoire raconte bien une histoire à propos d’elle-même. Ainsi, ce n’est pas parce que les individus auront été confrontés à des situations remettant en question une définition trop simple de leur identité ou de leur appartenance dite culturelle ou vécue comme telle qu’ils vont systématiquement en tenir compte. Le rôle ici des émotions est capital : ce n’est pas parce qu’un événement a lieu qu’il est 236
Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 86.
237
systématiquement considéré comme pertinent et intégré comme une donnée importante pour la construction et l’articulation des prédiscours et de la reconstruction sémiotique de la vie quotidienne. Paveau le précise de façon suivante : « La mémoire sémantique fixe des attributs sur des catégories sans forcément tenir compte des données historiques. » 237 Cet élément capital nous rappelle que la construction du sens est avant tout un besoin qui suit ses propres intérêts, en fonction des ancrages émotionnels de l’individu, et en fonction de la manière dont celui-ci va être tenté de narrer sa trajectoire biographique et de faire en sorte d’obtenir un confort cognitif et émotionnel en accord avec ses désirs. C’est d’ailleurs ce que Paveau appelle l’« illusion de la diachronie » 238, dans la mesure où les éléments objectifs seuls ne suffisent pas à construire la mémoire. La mémoire est un processus à la fois sémantique et émotionnel qui est chargé de rendre digestes et conformes aux besoins sémiotiques et cognitifs des événements, des symboles et des items qui n’ont pas forcément de sens en eux et ne constituent avant tout qu’une suite d’informations qu’il convient de relier. Par ailleurs, certains élément mémoriels vont être mobilisés par les individus et les groupes d’individus, alors que d’autres vont être savamment écartés ou tout simplement oubliés pour diverses raisons, aussi bien sémiotiques que profondément politiques. C’est ce que Cyril Lemieux appelle les discontinuités, soit les informations, items et éléments, langagiers et sémiotiques, qui sont mis à disposition des individus afin d’organiser, de transformer et de définir le sens de leur vie quotidienne et des organisations et institutions qu’ils souhaitent mettre en place, et qu’il définit comme suit : « Si a priori toute discontinuité présente dans l’environnement des individus est susceptible de leur servir de raison d’agir, toute discontinuité n’est pas en ce moment également mobilisable pour un tel usage. Sans même encore 237 238
Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 92. Marie-Anne Paveau, op. cit., p. 103.
238
parler du fait que toutes les raisons d’agir ne sont pas également bonnes dans une situation donnée, toutes les discontinuités ne sont tout simplement pas également disponibles. Certaines sont plus discontinues, plus saillantes que d’autres, c’est-à-dire aussi plus faciles à saisir et à utiliser comme appui. Le ‘choix’ par l’individu de ce sur quoi il peut s’appuyer est donc une œuvre qui engage en grande partie l’évolution des états de choses qui l’environnent (autrement dit : leurs tendances à se manifester). Mais c’est aussi une œuvre qui engage ses propres tendances corporelles à discriminer et à saisir. » 239 Mais à partir de ce constat, comment mesurer la manière dont l’individu sera capable de saisir ou non certaines de ces discontinuités, de les mettre en ordre au sein d’une mémoire émotionnellement conditionnée et d’en bâtir des prédiscours soit individuels, soit collectivement partagés ? Car si ces prédiscours et leur subtile constitution sont bien présents à la fois mentalement et physiquement, il n’en reste pas moins que ceux-ci sont forcément sélectionnés et articulés en fonction des contextes qui leur permettent d’émerger ou d’être matérialisés et réquisitionnés. Si la mémoire et les connaissances sont distribuées à la fois dans le monde matériel et dans les discours, comme le postule Paveau, comment fait l’individu pour envisager des transformations, des redéfinitions et de nouveaux types de partages collectifs ? Comme d’un point de vue purement pragmatique, l’individu n’est jamais « que » culturel, il évolue à travers des univers sémiotiques distincts, invoqués et expérimentés en fonction des situations contextuelles, des besoins et des désirs de l’individu en rapport avec son environnement social : le travail de tout un chacun est donc simplement de faire un numéro d’équilibriste sémantique en fonction de ces différents univers sémiotiques, en agissant et réagissant dans des contextes sociaux que nous nous représentons sur la base de prédiscours singuliers et/ou collectifs. Ainsi, ce n’est pas parce que je vis dans mon pays natal que je dois correspondre à une image d’Epinal réductrice ; je suis tout à fait en mesure d’adapter différents types de prédiscours pour mettre en discours et 239
Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce. Paris, Economica. 2009, p. 103.
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en sémiotisation mon rapport au monde, aux autres et à moi-même. Je peux également utiliser des éléments qui ne sont pas traditionnellement représentés comme sémantiquement liés à mon pays natal pour définir mes perspectives et processus d’identification : rien n’interdit par exemple une personne française sur plusieurs générations d’avoir une passion pour, par exemple, l’univers des anime et le Japon en règle générale. Cette passion va nécessairement entraîner une reconfiguration des univers sémiotiques et des pratiques, d’une façon ou d’une autre, avec des impacts variés en fonction des situations. Afin de proposer d’apporter un élément à cette équation complexe, nous postulons l’existence de nœuds sémantiques, qui permettent aux individus, de manière singulière ou collective, de s’ancrer dans le réel afin de créer des autoroutes de sens, à la manière de la métaphore connexionniste qui s’inspire des neurones et de leurs axiomes : nous avons tous plus ou moins des éléments symboliquement forts qui nous relient directement au réel et à notre façon d’y apporter du sens. Certains de ces nœuds sémantiques nous enracinent dans le réel et y apportent une valence plus « lourde », alors que d’autres nous, plus proches de ballons d’air que d’ancres, nous permettent de prendre un peu de légèreté par rapport aux pressions pragmatiques de la vie quotidienne. Cette différence entre ancres et ballons permet de placer l’hypothèse des nœuds sémantiques dans un rapport non-linéaire au réel, dans la mesure où il serait représenté comme une toile, à laquelle nous sommes tous reliés de façon singulière, en fonction de nos trajectoires biographiques, mais également en fonction des prédiscours collectifs et individuels disponibles et mobilisables dans notre environnement immédiat : « Ces nœuds de connexion fonctionnent comme autant de points de rencontre à partir desquels le sens se forme pour les interactants, afin que ceux-ci puissent interpréter et donner forme aux éléments à l’intérieur et à l’extérieur du système. Nous proposons d’appeler ‘nœuds sémantiques’ ces points de rencontre et de connexion, dans la mesure où ils constituent autant d’indices capables d’apporter une
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compréhension significative des systèmes interactionnels étudiés. » 240 En utilisant ce type de connexion nodale, le but est de pouvoir rendre compte de façon finalement assez simple et non causaliste de la reconstruction sémiotique de la vie quotidienne. Ainsi donc, en tant qu’individu, je suis relié au réel et à moi-même à travers une pluralité de nœuds sémantiques qui ont pour moi du sens, et qui peuvent à la fois m’enraciner concrètement dans la vie quotidienne, ou au contraire permettre d’en prendre de la distance. Ces deux tendances, qui nous font osciller entre enracinement et flottement en vol, rendent compte de la manière dont nous pouvons vivre les états émotionnels et cognitifs qui nous traversent, et qui sont forcément liés à ces nœuds sémantiques : si je vis par exemple le décès d’un proche, et que ce décès est vécu de manière compliquée en raison de la relation que j’avais avec ce proche, j’ai ici plutôt un nœud sémantique qui va alourdir mon rapport au réel, et qui va nécessairement déterminer, pendant un certain temps, un certain nombre de mes réactions. Si au contraire je décide de partir en vacances à Barcelone, je me mets déjà dans l’optique prédiscursive de la construction d’un nœud sémantique légèreté vis-à-vis de la ville d’un pays étranger, dont la représentation peut me faire penser aux vacances, dans la mesure où la ville se retrouve plus au sud de mon lieu initial de résidence, qui plus est en bord de mer, et ce d’autant plus si je décide de m’y rendre aux beaux jours. En d’autres termes, notre besoin d’identification, y compris à des modèles collectifs sémiotiquement plus complexes (comme la nation, la culture, la structure professionnelle, etc.), va mobiliser à la fois une interprétation d’éléments mémoriels afin de mettre en place des prédiscours qui vont permettre un conditionnement sensible de notre rapport au monde et de nos productions langagières et sémitiques. Nous estimons qu’à partir du moment où nous nous penchons sur ce type de théorie du complexe, le concept de culture, loin derrière nous, ne peut rendre 240
Albin Wagener, « Connexions sémantiques et contextique relationnelle : pour une modélisation complexe des interactions humaines ». In : Nouvelles perspectives en sciences sociales, 7 (2), 67104. 2012, p. 94.
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compte de la manière dont l’interaction (avec les autres, le monde, soi-même, ses représentations, ses mémoires et ses prédiscours) peut être considéré comme l’atome de la vie sociale. Car c’est précisément dans l’interaction que se révèlent ces prédiscours, ces représentations mémorielles et ces nœuds sémantiques qui nous montrent comment nous sommes reliés aux autres et à nous-mêmes via des seuils interstitiels, qui sont autant d’espace que nous investissons afin de pouvoir tisser, nouer et organiser une reconstruction sémiotique de la vie quotidienne, qui est bien plus riche et diverse que ce que le culturalisme voudrait nous faire croire. Plongés dans l’océan de la commune humanité, reliés au monde via les nœuds sémantiques qui expriment nos diverses diversités, nous sommes tantôt étudiant, tantôt responsable de magasin, tantôt père de famille, tantôt militant pour l’égalité des droits pour les femmes, tantôt fidèle musulman, tantôt fils de nos parents ; nous sommes engagés dans notre rapport à la société à travers une multitude de processus d’identification et de nœuds sémantiques qui nous permettent de faire sens de notre existence et de lui donner une coloration et une lumière toute particulière : « L’essentiel pour un modèle complexe des interactions humaines à vocation ontologique est ainsi de proposer une herméneutique basée sur les connexions et les relations entre les individus et la manière dont ceux-ci interprètent et articulent le sens selon un certain nombre de nœuds sémantiques : le tout s’opère en rapport étroit avec un contexte d’émergence. Il s’agit alors de cerner la dynamique de transmission d’information à travers ce modèle afin de rendre compte de l’infinie complexité des relations humaines et de leurs différentes déclinaisons, tout en tentant de définir un certain nombre de processus dynamiques récurrents. » 241 Pour autant, cette façon dont nous sommes reliés au réel ne doit pas occulter le fait que les sociétés, en tant que structures plus grandes, fonctionnent en fonction de grammaires au sein desquelles nous nous mouvons et en fonction desquelles nous prenons un certain nombre de décisions pragmatiques, et qui 241
Albin Wagener, op. cit., p. 96.
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doivent permettre à la fois la comparaison inter-sociétale tout comme la transformation intra-sociétale ; pour nous, le but de l’évolution de l’espèce humaine est aussi et surtout de pouvoir s’engager dans un rapport dialogique au savoir, aux formes d’organisation sociale et aux discussions éthiques, afin de pouvoir permettre à l’espèce humaine, à travers sa grande variété, de pouvoir aboutir à des formes sociétales qui se doivent de permettre la digne réalisation de chacun dans le respect des seuils qui nous séparent et nous relient aux autres. C’est précisément pour cette raison que nous estimons que les interactions constituent en fait la fin de la culture, en tant que concept à utiliser pour décrire les phénomènes sociaux et sociétaux qu’elle dissimule ; observer les interactions comme atomes de la vie sociale nous emportent audelà des considérations que développe le concept anthropologique de culture, et nous empêche d’enfermer les individus dans les prisons dorées culturalistes, quand bien même d’ailleurs ceux-ci choisiraient justement un militantisme radical ou extrémiste par rapport aux représentations qu’ils se font de leur « identité culturelle » ou de leur appartenance à telle ou telle valeur. En effet, même un militant nationaliste ou d’extrême droit et lui aussi soumis à l’articulation de nœuds sémantiques qui le relient à différents types de seuil, et qui lui permettent de mettre en scène des processus d’identification variables. A travers cela, il ne s’agit pas d’excuser des comportements qui peuvent apparaître comme dangereux ou à tout le moins comme dénués de perspective éthique, mais plutôt de montrer que le rapport à l’existence est infiniment plus complexe que ce que semblent charrier les idéologies fondamentalistes de tout poil, ou tout simplement les chantres de l’essentialisme culturaliste, nationaliste, régionaliste, religieux ou tout simplement identitaire. La fin de la culture, c’est tout simplement le début de la reconnaissance de l’élégance ontologique de la vie sociale, dans la délicatesse et la finesse des interactions qui nous permettent de créer et de développer un certain nombre de nœuds sémantiques, tout en nous permettant d’être inventifs et créatifs en fonction de nos besoin, de nos émotions, de nos repères cognitifs et de nos références biographiques. La fin de la culture, c’est tout simplement le début de la réalité de l’existence de l’espèce humaine, dans sa fragile et polymorphe profondeur de champ et d’action. 243
6 Vers un humanisme postculturaliste Revenir aux bases des interactions humaines et sociales, après avoir abandonné la proposition d’utilisation du concept de culture, c’est avant tout comprendre le fonctionnement résolument interstitiel de ce qui permet de construire les sociétés : du terreau de la commune humanité à l’expression fine des diverses diversités, nos trajectoires investissent des seuils en respectant un certain nombre de métarègles grammaticales, le tout étant rendu possible grâce aux capacités que nous avons de pouvoir nous accrocher aux éléments saillants du monde qui nous entoure, et desquels nous parvenons à faire sens, individuellement et collectivement. Mais revenir simplement à ces bases reste insuffisant, dans la mesure où il est capital de pouvoir, à partir de ces éléments, construire une hypothèse théorique capable d’embrasser les valeurs, comportements et discours cachés par le concept de culture, tout en reconfigurant les frontières paradigmatiques et en permettant d’expliquer clairement les enjeux et les constructions des interactions, de la rencontre la plus anodine aux structures politiques. Car comme nous l’avons vu, si le concept de culture dispose de nombreuses faiblesses, l’abandonner revient à tenter de remédier à ces faiblesses en proposant un modèle à la fois plus souple dans son approche des finesses de la vie quotidienne, publique et politique, mais également ontologiquement plus solide en ce qu’il se base non pas sur des catégories prédéfinies, à savoir des produits, mais plutôt sur des processus qui permettent aux individus et aux systèmes sociétaux d’évoluer et de se réaliser, à travers un certain nombre d’expressions variées. C’est en ce sens que nous proposons une forme d’humanisme postculturaliste, dans la mesure où il doit permettre de configurer un système de compréhension et d’analyse du monde sociétal qui puisse à la fois être le reflet de la complexité du monde contemporain, mais également revenir aux fondamentaux de l’espèce humaine, que l’on peut retrouver dans toutes les sociétés. Cet humanisme compréhensif et respectueux de toutes les formes d’expression, y compris des plus paradoxales, doit cependant être compatible avec une forme d’organisation sociale et politique qui puisse prendre à
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la fois appui sur des principes de reconnaissance et de respect mutuel, mais également d’ordre juste et éthique.
6.1 Au-delà des obsessions diversitaires et identitaires Accepter l’expression des diverses diversités n’est pas pour autant en reconnaître automatiquement la légitimité. Comme nous avons pu le voir, ces expressions sont plus ou moins pertinentes en fonction des métarègles grammaticales auxquelles elles se réfèrent, comme le précisait Cyril Lemieux, mais elles se retrouvent piégées dans un paradoxe qui pollue depuis plusieurs décennies déjà les sciences humaines et sociales dans leur ensemble ; les approches comparatistes, riches dans leurs enseignements, n’osent pas toujours aller jusque dans l’objectivité analytique et scientifique que le travail d’enquête exige, c’est-à-dire dans la classification ou la hiérarchisation d’un certain nombre de valeurs, de pratiques et de discours. Il ne s’agit pas d’y succomber pour le plaisir de rigidifier le monde ou de mettre de l’ordre dans le chaos, mais tout simplement d’envisager la vie humaine dans sa dimension résolument éthique, avec les problèmes qu’elle pose. Nous avons déjà cité la question de l’excision, par exemple, comme emblème du paradoxe culturaliste, mais cet exemple pour le moins extrême (et néanmoins réaliste) ne doit pas dissimuler d’autres reconstructions sémiotiques de la vie quotidienne qui ont peut-être du sens pour leurs acteurs, mais se doivent de répondre à une exigence éthique collectivement partageable. Si cette exigence éthique n’est pas collectivement partageable, ce sont des principes élémentaires de justice et d’équité démocratiques qui se retrouvent bafoués. Selon nous, c’est précisément le piège dans lequel nous a largement entraîné le relativisme culturel : il postule, comme nous le savons, le fait que chaque pratique humaine en vaut une autre, du fait de sa simple qualité humaine, et ne peut être comprise qu’à l’aune du système de valeur supposé, et souvent naïvement simplifié, qui la sous-tend. Le but est donc précisément de ne pas tomber trop facilement dans le piège de ce que nous nous proposons d’appeler l’obsession diversitaire (au sens où le divers et 245
la variété seraient ontologiquement et nécessairement synonyme de juste, de bon et d’équivalence de vérité) et identitaire (au sens où nous l’on nous commande, à travers cette explosion diversitaire, de nous identifier de façon inéluctable et difficilement amovible à des éléments et principes censés constituer de manière exclusive une architecture qui nous permettrait de nous construire individuellement et collectivement. Afin de pouvoir tenter de traverser le marais de ce problème à la fois épistémologique et moral, Vincent Citot propose un positionnement qui dépasserait un relativisme nihiliste et un universalisme par trop idéaliste : « L’humanité de l’homme, donc, consisterait dans ce pouvoir problématique et incertain de transcendance, qui est à l’origine de toutes nos idées, croyances, raisons, valeurs, ainsi que de nos sentiments de liberté, responsabilité et moralité. L’homme est celui qui fait usage de ce pouvoir : tous les hommes en effet ont un langage, des idées, des croyances. L’homme éclairé est celui qui prend conscience de ce pouvoir, qui le revendique et le cultive. L’humaniste est celui qui promeut explicitement cette puissance de liberté, et qui l’érige en valeur universelle. L’humanité ainsi définie n’est pas un fait constatable, mais une puissance d’une part, un pari d’autre part, et une tâche enfin. L’humanité est une puissance puisqu’elle consiste en une faculté de transcender ses conditions matérielles ; elle est un pari puisqu’une telle puissance n’est jamais assurée ; elle est une tâche parce qu’il faut être à la hauteur du pari. » 242 Être à la hauteur du pari, selon nous, c’est précisément pouvoir accepter de construire cette humanité à travers les grammaires de Lemieux, en ce qu’elles permettent justement de canaliser la puissance du fleuve qui nous emporte et nous permet d’irriguer une variété de territoires. Encore une fois, c’est en partant de l’idée du développement de cette humanité commune, et de ce qu’elle peut apporter comme sentiment d’identique et de confraternel, que nous 242
Vincent Citot, « L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique et le relativisme nihiliste ». In : Le philosophoire, 31 (1), 89-112. 2009, p. 106.
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pouvons tenter d’éviter les balles perdues de l’obsession diversitaire et identitaire. Il ne s’agit ainsi plus de décliner une identité propre, immuable et essentialiste, ni de s’ébrouer dans la béate illusion d’un désordre diversitaire qui n’encouragerait que la juxtaposition aveugle, en lieu et place du dialogue fécond entre les pratiques et les fondements éthiques et politiques ; il s’agit simplement d’assumer la commune humanité, et ce que nous partageons avec notre voisin autant de ce qui nous diffère, parce que nous constituons nous-mêmes les seuils dialogiques au sein desquels se jouent les nuances et les nœuds sémantiques entre similitudes et différences. Citot va d’ailleurs plus loin, dans la mesure où il définit la puissance de l’humanisme précisément comme trouvant sa source dans le partage : « L’universel n’est pas présenté comme un contenu, mais comme un acte. Cet acte est pourtant de nature à unifier les hommes car il est ce par quoi ils se reconnaissent. (…) L’humanité en chacun n’existe que sous la forme de la singularité, c’est-à-dire du pouvoir de se singulariser. Ce pouvoir mystérieux que l’on ne peut pas supposer en soimême et dans son prochain, c’est la liberté (…). La singularisation de l’existence est pour l’homme une caractéristique universelle. » 243 En posant l’humanisme ou l’humanité non pas comme un état catégoriel ou un simple idéal à atteindre, mais comme un acte posé dans le monde et vis-à-vis des autres, Citot relie la liberté à l’acte d’humanité, en soulignant le fait que l’humanité est viscéralement et ontologiquement universelle, et que c’est en cela que l’on peut reconnaître l’Autre comme son semblable, en dépit des différences de pratique et de discours. En introduisant également le concept de reconnaissance, que nous nous proposons d’étudier un peu plus loin au cours du présent ouvrage, Citot nous propulse au-delà du culturalisme et de toutes les formes de déterminismes catégoriels qui se chargent de définir le quotidien que tout être humain devrait avoir la liberté de pouvoir construire lui-même. De surcroît, cela signifie alors précisément que cette liberté, qui prend sa source 243
Vincent Citot, op. cit., p. 107.
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dans la commune humanité, peut justement s’exprimer à travers l’évaluation et la comparaison des différentes pratiques sociétales et individuelles, faisant ainsi voler en éclat les frontières dites « culturelles » érigées entre des peuples qui n’auraient rien en commun et n’auraient pour seul repère éthique, pragmatique et moral leur propre environnement de naissance ou d’évolution, empêchés qu’ils seraient de pouvoir faire évoluer leur société ou de pouvoir trouver ailleurs des sources d’inspirations capitales. Pour Citot, c’est donc le jugement qui se retrouve souligné comme caractéristique essentielle de l’exercice d’humanité : « Exercer son humanité, c’est au fond apprendre à bien juger. Le jugement serait l’acte humain par excellence, l’acte créateur à égale distance de l’idéalisme et du nihilisme. (…) Si rien n’était fondé et si tout se valait, il n’y aurait pas non plus de jugement, mais seulement des préjugés énoncés sans ordre. Tout jugement doit donc se faire en aveugle, sans fondement, avec pour seule boussole la confiance en son propre pouvoir (…). Faire preuve d’humanité, c’est poser l’humain comme une valeur et un horizon, sans aucun fondement, mais avec cette confiance à la fois téméraire et nécessaire que l’on nomme humanisme. » 244 Si nous estimons que le mythe du jugement aveugle est ici un peu radical, dans la mesure où les processus de contextualisation sont capitaux pour comprendre une situation et y apporter une analyse pragmatique et éthique pertinente, nous souhaitons garder en mémoire le fait que le jugement est un élément cardinal qui doit précisément encourager au dialogue, au débat, à l’enrichissement et à l’évolution des individus et des groupes d’individus. L’un des soucis, cependant, est précisément que le jugement se retrouve intrinsèquement emmêlé dans les questions d’identité et de processus d’identification, comme l’affirment Rogers Brubaker et Frederick Cooper. Ainsi donc, le concept de culture lui-même encouragerait à catégoriser les individus et à se catégoriser soimême, afin de sauvegarder une vision idéaliste de l’identification 244
Vincent Citot, op. cit., p. 109.
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et le pouvoir politique qui est maintenu par sa préservation. Inévitablement, ces fortes catégorisations ont des effets politiques particulièrement importants, et rendent alors difficile les processus de jugement basés sur l’humanisme souhaité par Citot. Pour Brubaker et Cooper, le problème est que l’identitarisme est nécessairement réducteur et ne permet ni d’embrasser la complexité réelle de nos trajectoires, ni d’encourager au partage et au dialogue : « Construing particularity in identitarian terms, moreover, constricts the political as well as the analytical imagination. It points away from a range of possibilities for political action other than those rooted in putatively shared identity. » 245
En effet, si nous poursuivons notre raisonnement, nous pourrions dire que la seule identité partagée ne peut-être que celle de l’humanité commune, en ce qu’elle proposer à tous les êtres humains des moyens de construire des sociétés, répondre à des questions communes, s’adapter aux contraintes matérielles et s’en émanciper, tout en fournissant une liberté créatrice et imaginative relativement importante. Utiliser cette liberté en créant des catégories qui, du fait de leur simple existence discursive, devraient non seulement représenter le réel mais encore susciter l’automaticité du respect, voire de l’admiration, est un vice de forme qui a malheureusement de nombreuses conséquences perverses. Le problème est que notre environnement social, médiatique et politique immédiat est rempli de références identitaires, et construit par et pour elles : le plus souvent, il s’agit de s’identifier à un groupe et de pouvoir en représenter un certain nombre de codes et de pratiques, que ce groupe soit national, régional, générationnel, sexuel, etc. Alors même que notre vie 245
Rogers Brubaker & Frederick Cooper, « Beyond ‚identity‘ ». In : Theory and society, 29, 1-47. 2000, p. 35 ; “De surcroît, construire la particularité en des termes identitaires contraint l’imagination politique et analytique, en nous éloignant d’un éventail de possibilités d’action politique différent de celles qui sont enracinés dans une identité soi-disant partagée ”, notre traduction.
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individuelle est infiniment plus riche et complexe que ce que cette position identitaire semblerait vouloir faire croire ou faire élaborer, ce sont précisément les discours et les reconstructions sémiotiques qui risquent de nous piéger dans une perception identitaire de nousmêmes et des autres. Cette perception identitaire du monde social et individuel, au lieu de mettre l’accent sur la pertinence pragmatique, ontologique et éthique de la commune humanité, se base sur l’idée du besoin d’identité, abusivement confondu avec le sentiment d’appartenance qui, lui, est bien légitime, entraînant ainsi une vision du monde humain social comme une superposition d’identités qui noient le sens, la justice politique et les grandes questions éthiques et métaphysiques dans un torrent diversitaire où absolument toute expression identitaire, de la plus élaborée à la plus triviale, de la plus naïve à la plus cruelle, se valent de façon indistincte, sans critère de comparaison possible. Pour Brubaker et Cooper, si les identités peuvent donner l’impression d’être réelles, c’est parce qu’il suffit de créer des discours et des éléments symboliques de manière répétée et approfondie pour créer des contextes d’identification qui permettra de rendre saillants et émotionnellement réconfortants certains éléments, et ainsi d’attirer les individus : « The state is thus a powerful ‘identifier’, not because it can create ‘identities’ in the strong sense – in general, it cannot – but because it has the material and symbolic resources to impose the categories, classificatory schemes, and modes of social counting and accounting with which bureaucrats, judges, teachers, and doctors must work and to which nonstate actors must refer. But the state is not the only ‘identifier’ that matters. (…) Categorization does crucial ‘organizational work’ in all kinds of social settings, including families, firms, schools, social movements, and bureaucracies of all kinds. » 246 246
Rogers Brubaker & Frederick Cooper, op. cit., p. 16 ; “Ainsi, l’Etat est un puissant ‘identifiant’, non parce qu’il peut créer des ‘identités’ au sens plein du terme (il en est en général incapable), mais parce qu’il dispose des ressources matérielles et symboliques pour imposer des catégories, des schémas classificatoires et des modes de comptabilisation et de
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Le travail organisationnel évoqué par Brubaker et Cooper permet alors précisément de découper le monde en unités sémiotiques, ce qui doit alors permettre de créer des contextes et des situations propices à l’identification ; de véritables kits d’identification prêts à l’emploi pour les individus. D’ailleurs, il est utile de compléter ici les travaux de Brubaker et Cooper en expliquant que, si l’Etat produit effectivement un certain nombre de dispositifs et d’items identifiants pour les individus, ceux qui souhaitent s’opposer à la doctrine de l’Etat restent malgré eux pris au piège des contextes d’identification de l’Etat, puisqu’ils doivent alors recréer des systèmes identifiants qui s’opposent à l’Etat – le prenant in fine comme référence ultime et cardinale à partir de laquelle ils bâtissent une opposition qui ‘ne doit pas être’ l’univers symbolique proposé par l’Etat. En soulignant l’aspect résolument politique des processus d’identification, Brubaker et Cooper rappelle que l’obsession identitaire est avant tout un programme politique qu’il est important de scruter avec circonspection critique, afin de pouvoir en isoler les processus et d’en définir leurs effets. C’est dans cette optique que la liberté humaniste de Citot peut précisément s’exercer, en tentant progressivement de s’émanciper des univers donnés pour allant de soi par les sociétés et les systèmes politiques dans lesquels nous évoluons tous, individuellement et collectivement. L’obsession identitaire ne permet pas la rencontre, elle favorise les cloisonnements ; elle n’encourage pas à la prise de recul à propos des évidences auxquelles nous tenons, mais favorise les réactions émotionnels autour de points discursivement mis en scène comme capitaux ; elle n’est pas un témoignage de richesse humaniste, mais la preuve d’une capacité à ignorer ce qui nous rassemble pour nous appauvrir en nous focalisant sur un univers réducteur et confortable, qui ne comptabilité sociales à partir desquels bureaucrates, juges, enseignants et médecins doivent travailler, et auxquels les acteurs qui ne relèvent pas de l’Etat doivent se référer. Mais l’Etat n’est pas le seul ‘identifiant’ qui compte. (…) La catégorisation abat un important ‘travail organisationnel’ dans un nombre varié de contextes, comme les familles, les entreprises, les écoles, les mouvements sociaux et les bureaucraties de toutes sortes”, notre traduction.
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fait d’ailleurs pas honneur à nos capacités d’évolution, d’évaluation et de jugement critique. Cependant, si l’obsession identitaire et diversitaire persiste, c’est précisément parce que les individus et les systèmes sociaux et sociétaux se construisent en succombant à l’illusion de l’authenticité, y retrouvant un simulacre de confort à la fois cognitif et émotionnel, afin de pouvoir alimenter une véritable reconstruction sémiotique de la vie quotidienne. Pour Charles Lindholm, c’est précisément le but politique des Etats-Nations, qui peuvent parfaitement utilisent l’apparente liberté démocratique comme leurre de représentativité, tout en poursuivant toujours l’idéal d’authenticité afin de créer les conditions de l’identification pour ses ressortissants : « To accomplish its mission of establishing a sacralized connection with its citizens, every emergent nation-state not only selects, codifies and publicizes indigenous aesthetic productions as concrete expressions of the national soul ; it also writes its own history books recalling its mythical origins, designs a distinctive flag-totem, composes an anthem praising itself, establishes holidays, pageants, and pilgrimages celebrating its glorious past, and constructs all the other standard symbols of the nation-state. In each school in every modern nation, children are taught from an early age to revere these symbols and celebrations and to love their nation as a surrogate family. » 247 247
Charles Lindholm, Culture and authenticity. Owford, Blackwell. 2008, p. 99 ; « Afin d’accomplir sa mission d’établissement d’une connexion sacralisée avec ses citoyens, chaque Etat-Nation sélectionne, codifie et fait la promotion de productions esthétiques indigènes en les présentant comme des expressions concrètes de l’âme nationale ; de surcroît, il écrit également ses propres livres d’Histoire en rappelant ses origines mythiques, conçoit un drapeau-totem distinctif, compose un hymne à sa propre gloire, établit des vacances, des spectacles et des pèlerinages pour célébrer son passé glorieux, et construit tous les autres symboles habituels de l’Etat-Nation. Dans chaque école de chaque nation moderne, c’est dès leur plus jeune âge que l’on apprend aux enfants de révérer ces symboles
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Bien que le constate de Lindholm puisse paraître un peu exagéré à plusieurs égards, dans la mesure où la réalité est plus nuancée et que certains systèmes politiques permettent justement la contestation et la remise en question d’un certain nombre d’éléments contextuels construits comme authentiques, nous pouvons toutefois constater que les processus de base qu’il décrit restent applicables à toute forme de groupe sociétal souhaitant susciter une adhésion dans un but précis. Le problème est que la mise en place de ces contextes favorables à l’identification n’est pas qu’un moteur de l’obsession diversitaire, qui noie sous couvert de relativisme chaque expression propre à une communauté dans un maelström où tout se vaut ; à l’inverse, elle crée également des situations favorables à la discrimination, dans la mesure où, si tout se vaut, il n’en reste pas moins que les individus ont naturellement tendance à préserver un univers qui leur fournit un confort cognitif et émotionnel certain, et qu’ils peuvent considérer comme mis en danger pour diverses raisons. Précisément, c’est d’ailleurs là le centre de la problématique de l’exclusion ou de la discrimination : elle ne peut opérer que s’il y a perception de mise en danger par les populations qui l’accomplissent. Evidemment, cela met en danger les populations qui en sont les victimes, ce qui est indéniable ; mais avant de condamner un phénomène, comme le racisme par exemple, qui est éthiquement impropre à la vie sociale, il convient d’en comprendre les racines. En effet, il paraît assez facile de constater que dans sa puissance discriminatoire, le racisme est pourtant un phénomène assez couramment répandu, puisque l’on peut le trouver dans toutes les sociétés, sans aucune distinction d’origine nationale, ethnique, religieuse ou sociale. Pour Riccardo Viale, la clé est de pouvoir justement échappé au relativisme, à l’explosion identitaire et diversitaire, mais également aux pièges de la discrimination en trouvant des raisons transcontextuelles révélatrices de notre commune humanité : « If we wish to avoid cultural relativism and ethnocentrism, we should be able to find trans-cultural and trans-contextual et ces célébrations, et d’aimer leur nation comme une famille de substitution », notre traduction
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reasons for beliefs and actions. If every reason that can justify a belief or an action is relative to a given local sociocultural context and cannot be judged by others living in different contexts, then rationality will shatter into a dispersed multitude of different and incommensurable reasons. If the reasons are relative to local sociocultural contexts but they can be judged by inhabitants of other ethnic niches, then we can speak of trans-cultural reasons. » 248
Ainsi, évoquer l’obsession diversitaire ne signifie pas que nous soyons contre la variété des référents symboliques, des univers sémiotiques ou des positions éthiques ; elle indique simplement que ces diverses diversités sont d’abord humanistes et trouvent bel et bien leur source dans une commune humanité. Tous les comportements humains, du jugement à l’acceptation, de la sanction à la discrimination en passant par l’évaluation comparative, l’accueil et la résolution de problème sont autant de composantes qui se retrouvent dans toutes les sociétés et chez tous les individus, et qui participent des mêmes problématiques et des mêmes désirs, angoisses, inquiétudes, conforts, peurs et ambitions. Tout comme Viale, nous pensons qu’il est parfaitement possible de trouver des raisons à tout type de comportement, quel que soit son contexte d’émergence et d’expression, tout simplement parce que nous appartenons tous à la même espèce et que la capacité de raisonnement et de rationalité est l’une des caractéristiques 248
Riccardo Viale, « Reasons and reasoning : what comes first ». In : Raymond Boudon, Pierre Demeulenaere & Riccardo Viale, L’explication des normes sociales : 215-236. Paris, PUF. 2001, p. 68 ; « Si nous voulons éviter le relativisme culturel et l’ethnocentrisme, nous devrions pouvoir être capables de trouver des raisons transculturelles et transcontextuelles pour les croyances et les actions. Si chaque raison susceptible de justifier une croyance ou une action est relative à un contexte socioculturel local et ne peut pas être jugée par des individus qui évolueraient dans des contextes différents, alors la rationalité explosera en une multitude dispersée de raisons différentes et incommensurables. Si les raisons sont relatives aux contextes locaux et socioculturels mais peuvent être jugées par des habitants d’autres niches ethniques, alors nous pouvons parler de raisons transculturelles », notre traduction.
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centrales de notre espèce, et qui la distingue de toutes les autres. C’est en ce sens qu’il nous semble utile de souligner, comme le suggère d’ailleurs Lindholm, que le principe permettant justement de dépasser le concept de culture comme outil de catégorisation, de description et de pouvoir politique est de pouvoir à chaque fois remonter à la source de chaque comportement, pratique ou discours, en articulant une connaissance du contexte d’émergence de ces productions avec les questions ontologiques qui traversent toutes les sociétés humaines : « My awareness of the personal, historical, and cultural conditioning of knowledge does not oblige me to drop my ambition to develop a theory of human desires, ideals, and dreams ; instead, it makes that goal all more imperative, since my own desire, ideal, and dream is to come as close as possible to a portrayal of the human experience that would be applicable, understandable, and acceptable to people in other cultures. (…) Although I recognize that that knowledge is always contingent and changing, nonetheless, I assume that by making relevant comparisons some relatively plausible truth(s) may be discovered and defended. (…) Culture (like every other collective identity) is an invention that serves to obscure both variation and similarity, and to sustain Western authority over exotic ‘others’ by visualizing them as different and inferior. » 249 249
Charles Lindholm, op. cit., p. 143 ; « Ma conscience du conditionnement personnel, historique et culturel de la connaissance ne m’oblige pas à abandonner mon ambition de développer une théorie des désirs, idéaux et rêves humains ; au contraire, cela rend cet objectif d’autant plus impératif, dans la mesure où mon propre désir, mon propre idéal et mon propre rêve sont de m’approcher aussi près que possible d’un portrait de l’expérience humaine qui serait applicable, compréhensible et acceptable à des personnes dans d’autres cultures. (…) Bien que je reconnaisse que cette connaissance est toujours contingente et changeante, je suppose malgré tout qu’à l’aide de comparaisons pertinentes, il est possible de découvrir et défendre une vérité ou des vérités relativement plausibles. (…) La culture (comme toute autre identité collective) est une invention qui sert à dissimuler les variations et les similarités, ainsi que de maintenir l’autorité occidentale sur les ‘autres’
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Sans revenir sur la position politique affirmée par Lindholm à propos de l’Occident, qui constitue malgré tout également une identité collective extrêmement réductrice et historiquement contestable en plusieurs points, il nous semble important de mettre en relief le fait qu’au fond, c’est bien l’expérience humaine dont il est ici question : pétrie par la commune humanité, cette expérience adopte des formes, des couleurs et des déclinaisons différentes en fonction des environnements d’émergence. C’est alors que se font jours les diverses diversités, qui ne sont que les multiples ramifications d’une seule et même plante, et qui pour l’instant ne se font jour qu’à travers les postulats trompeurs du concept de culture, en étant dilués dans les obsessions identitaires et diversitaires particulièrement mis en lumière dans le monde contemporain. Ces obsessions existent avant toute chose parce que nous avons tous besoin de nous raconter des histoires, de raconter une Histoire et de nous engager dans un processus narratif constant à propos de nous-mêmes, des autres et du monde qui nous entoure.
6.2 Le poids oublié du récit Expliquer que l’on ressent une identification à une culture, dire des choses sur la façon dont on se situe dans une société, vis-à-vis des autres et des communautés auxquelles on imagine appartenir, ce n’est rien de plus que raconter une histoire et proposer un discours. Plus qu’un simple discours, le fil de la narration présente une construction ou une reconstruction du passé, qui n’est jamais d’ailleurs qu’une vision interprétative du passé au présent. Comme nous avons pu le voir avec l’exemple de la tomate250, les sociétés, les groupes, les milieux et les nations sont tous des entités qui existent et se développent à travers le temps, avec des changements plus ou moins rapides et perceptibles, et dont la somme des récits permet l’émergence. En d’autres termes, mettre de côté le concept exotiques en les représentant comme différents et inférieurs », notre traduction 250 Voir p. 136.
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de culture tout en suggérant l’idée d’un humanisme postculturaliste qui pourrait s’extirper des dangers diversitaires et identitaires ne doit pas oublier le fait que si ces tentations existent, c’est parce que les individus ont besoin de faire sens du monde à travers des nœuds sémantiques importants pour eux, et qu’ils relient entre eux en tissant un récit, une narration à propos d’eux-mêmes, de leurs relations avec les autres et des communautés auxquelles ils imaginent appartenir. Bien sûr, ces récits peuvent changer en fonction du contexte, de l’interlocuteur, de l’humeur et de l’état psychologique des individus, et ne sont pas exempts de paradoxes : ils sont le reflet de l’état mouvant de l’univers sémiotique des individus et de la manière dont ils l’articulent dans leur environnement quotidien. C’est d’ailleurs précisément ce que précise clairement Seyla Benhabib, à propos du concept de culture : « Culture presents itself through narratively contested accounts for two principal reasons. First, human actions and relations are formed through a double hermeneutic : we identify what we do through an account of what we do ; words and deeds are equiprimordial, in the sense that almost all socially significant human action beyond scratching one’s nose is identified as a certain type of doing through the accounts the agents and others give of that doing. (…) The second reason (…) is that not only are human actions and interactions constituted through narrative that together form a ‘web of narratives’ (…), but they are also constituted through the actors’ evaluative stances toward their doings. (…) What we call ‘culture’ is the horizon formed by these evaluative stances, through which the infinite chain of spacetime sequences is demarcated into ‘good’ and ‘bad’, ‘holy’ and ‘profane’, ‘pure’ and ‘impure’. » 251 251
Seyla Benhabib, The claims of culture. Princeton, Princeton University Press. 2002, p. 6/7 ; “La culture se présente à travers des avis disputés au sein du récit, et ce pour deux raisons principales. Tout d’abord, les actions et relations humaines s’établissent à partir d’une double herméneutique : nous identifions ce que nous faisons à travers un avis à propos de ce que nous faisons ; les mots et les actes sont équi-primordiaux, dans la mesure où pratiquement toute action socialement signifiante, sans aller jusqu’aux
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En partant du principe que les êtres humains sont des créatures évaluatives, Benhabib remet le besoin de narration dans un contexte social et cognitif : ainsi, le besoin de s’identifier à des pratiques, des récits ou des discours communs ou individuels est d’abord lié à ces postures évaluatives. En couplant à la fois les postures évaluatives et les besoins d’identification, les acteurs sociaux créent alors le fameux sentiment d’appartenance qui devient la pierre angulaire de tout contrat social et sociétal, et qui va ensuite avoir des répercussions politiques massives sur la gestion de la diversité et des communautés en général. Le problème précisément est que les récits culturels, tombant dans le piège d’une authenticité racontée et non vérifiée, se retrouvent piégés dans une boucle discursive qui repose avant tout sur une sorte d’auto-évaluation qui ne fait que justifier le système politique qui la maintient, ce que souligne également Benhabib : « The boundaries of culture are always securely guarded, their narratives purified, their rituals carefully monitored. These boundaries circumscribe power in that they legitimize its use within the group. » 252
plus anodines, sont identifiées comme une certaine manière de faire à travers les avis que les acteurs et les autres formulent à propos de cette manière de faire. (…) La seconde raison (…) est que les actions et interactions humaines sont non seulement constituées à partir de récits qui forment ensemble un ‘réseau de récits’ (…), mais également à travers les postures évaluatives des acteurs vis-à-vis de leurs façons de faire. (…) Ce que nous appelons ‘culture’ est l’horizon formé par ces postures évaluatives, à travers lesquelles la chaîne infinie de séquences dans l’espace-temps est découpée entre le ‘bien’ et le ‘mal’, le ‘sacré’ et le ‘profane’, le ‘pur’ et l’‘impur’. Les cultures sont constituées sur la base d’éléments binaires, parce que les êtres humains vivent dans un univers évaluatif”, notre traduction. 252 Seyla Benhabib, op. cit., p. 7 ; “Les frontières de la culture sont toujours bien gardées, ses récits sont purifiés et ses rituels sont surveillés avec attention. Ces frontières circonscrivent le pouvoir en ce qu’elles légitiment son usage au sein du groupe”, notre traduction.
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Ainsi donc, le concept de culture, toujours précisément dans son extension culturaliste qui imprègne durablement les représentations sociales et politiques, impliquerait des frontières qui sont imposées à la fois dans les pratiques, les comportements, les décisions de justice et bien évidemment les discours qui circulent ; pour assurer une certaine stabilité, le concept de culture confond la narration et le besoin d’évaluation avec la rigidité de l’authenticité à conserver. Bien sûr, nous avons tous besoin de nous raconter des histoires sur la personne que nous sommes ou que nous sommes devenues, le pays dans lequel nous nous sentons bien, la ville dans laquelle nous souhaitons habiter, les gens avec qui nous aimons passer du temps, les valeurs qui rythment notre vie et les activités que nous estimons être importantes et capitales. Mais même si du sens émerge de toutes ces considérations, il ne s’agit avant tout que de représentations mises en récit, et qui émergent de surcroît au moment où elles sont mises en discours. Bien sûr, Benhabib conserve le terme de culture, mais à partir du moment où nous décidons de ne plus employer et de regarder ce qui se cache derrière, nous pouvons parfaitement acter le fait qu’il existe bel et bien des besoins de récits, de postures évaluatives, et donc de sentiments d’appartenance. Cela ne doit pas automatiquement passer par le gendarme filtrant que constitue le concept de culture, dans la mesure où il est totalement possible à l’individu de se raconter et de raconter le monde à travers des réseaux et des toiles souples, mouvants, configurables au fur et à mesure des situations sociales et des regards portés sur le passé. Mais si nous succombons également aux pièges narratifs qui constituent le monde, c’est parce que nous naissons déjà dans un univers qui nous précède et qui se livre à nous à travers un récit sémiotique, ce que partage également Benhabib : « We are born into webs of interlocution or narrative, from familial and gender narratives to linguistic ones and to the macronarratives of collective identity. We become aware of who we are by learning to become conversation partners in these narratives. Although we do not choose the webs in whose nets we are initially caught, or select those with whom we wish to converse, our agency consists in our
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capacity to weave out of those narratives our individual life stories, which make sense for us as unique selves. » 253 Nous sommes donc condamnés à évoluer à partir des toiles de récits dans lesquels nous sommes intégrés dès notre naissance : nous démarrons avec des récits familiaux, qui comprennent d’ailleurs eux-mêmes des notes de bas de page ou des récits dissimulés qui ne nous sont pas toujours accessibles (puisqu’il faut tout de même savoir lire entre les lignes), sans compter des récits éducatifs, scolaires, sociaux, sociétaux, générationnels ou encore nationaux. Comme le précise Benhabib, nous ne choisissons pas ces données de départ, mais nous pouvons faire en sorte d’en tirer le meilleur possible et de connecter ce réseau de récits à d’autres réseaux de récits qui peuvent ensuite nous permettre de nous déterminer en tant que personne, et d’enrichir notre propre récit. En bref, le concept de culture ne fait que simplifier et cacher l’infinie complexité de ces toiles de récits qui ne font que tisser et retisser entre elles les liens qui les unissent, en leur permettant d’être représentés à travers des interprétations qui sont tout à fait en mesure d’évoluer et de se transformer. Dans les faits, ces différents récits bougent avec nous, parce que nous évoluons de façon parfois imperceptible, et que les contextes et les situations qui s’offrent à nous nous invitent soit à nous engager dans des processus de conservation d’habitudes, soit dans des processus de changements, légers ou radicaux. Nous ne sommes pas toujours conscients de ces changements, mais nous les traversons nécessairement en tant qu’êtres humains. Ainsi, à travers le poids des récits et de la narration, c’est tout simplement 253
Seyla Benhabib, op. cit., p. 15 ; “Nous naissons au sein de réseaux d’interlocution et de récit, des récits familiaux et de genre aux récits linguistiques, en passant par les macro-récits d’identité collective. Nous devenons conscients de la personne que nous somme en apprenant à devenir des partenaires de conversation dans ces récits. Bien que nous ne choisissions pas les réseaux qui nous prennent initialement dans leurs filets, ou que nous ne sélectionnions pas ceux avec qui nous souhaiterions converser, notre faculté d’action consiste en notre capacité de tisser nos histoires de vie individuelles en dehors de ces récits, ce qui fait sens pour nous en tant que ‘soi’ unique”, notre traduction.
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le poids de l’Histoire, de ses représentations, de ses reconstructions et de ses interprétations qui joue un rôle sur les individus et les collectifs auxquels ils s’imaginent appartenir, comme l’affirme Cyril Lemieux : « Il ne peut jamais exister d’équilibre stable de nos tendances à agir. Autre façon de dire que nous ne cessons jamais de nous socialiser. L’impression d’équilibre ou de finitude que nous pouvons éprouver à ce propos est forcément incomplète : nous n’apercevons pas que quelque chose travaille actuellement à travers cet équilibre, que nos tendances insensiblement se déplacent (penser par exemple au vieillissement de notre corps) et que ce déplacement est en train de préparer la rupture d’équilibre à venir. » 254 Ainsi donc, le besoin que nous avons de raconter le monde afin de le mettre en discours, d’en faire une reconstruction sémiotique et donc d’en tirer le miel du sens changeant de notre vie quotidienne, est d’abord un élément qui permet de contenir l’apparence de l’équilibre. Toutefois, cet équilibre est plutôt une délicate et subtile négociation perpétuelle de sens, plutôt qu’une masse de granit réifiée qui serait par nature inamovible. Certes, nous ne changeons pas tous aux mêmes rythmes, et certaine valeurs ou habitudes sont cardinales et n’ont pas pour vocation à nécessairement se transformer – ou nous pouvons tout simplement ne pas en avoir envie. En revanche, il nous paraît essentiel d’avoir conscience de cela, et de voir que c’est aussi ce qui se cache derrière le concept de culture : ce dernier, en effet, ne permet pas précisément de révéler les récits. En revanche, il en dissimule des subtilités, il travestit certaines réécritures à des fins politiques et ne prend pas en compte la somme des diverses diversités de récits qui tissent les récits collectifs et partagés auxquels chaque individu participe nécessairement de manière active ou passive. En ce sens, le concept de culture ne permet pas d’embrasser la réalité complexe qui découle des récits qui s’articulent aux niveaux des seuils qui relient individus et collectifs. Comme nous avions précisé que la culture constituait un discours, nous pouvons ici postuler le fait que 254
Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce. Paris, Economica. 2009, p. 7.
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la culture représente un récit simplifié d’un ensemble symbolique non négligeable de pratiques, de comportements et de paroles. Néanmoins, le récit simplifié par le concept de culture, qui renferme dans les faits un nombre important de récits cachés, partiels ou détournés, parvient malgré tout à entrer en conversation avec bon nombre de récits individuels et collectifs. Car dans les faits, pour qu’un récit puisse fonctionner, faire sens et être relié aux nœuds sémantiques activés par nos émotions, il faut tout simplement qu’il soit considéré comme pertinent et que les acteurs sociaux puissent y croire. C’est également ce qu’écrit le sociologue Raymond Boudon, en insistant sur la contextualisation qui permet à ces croyances d’être animées ou mises en pertinence : « Les processus de formation des croyances sont largement indépendants de la nature et du contenu de ces croyances (…) : elles ‘prennent’ si et seulement si elles sont perçues par le sujet concerné comme faisant sens pour lui, c’est-àdire comme fondées sur des raisons solides. (…) Même quand elles sont fausses, elles apparaissent comme fondées sur des principes généralement valides. (…) Expliquer une croyance, c’est comprendre le sens de ladite croyance pour l’acteur, ce qui revient dans la plupart des cas à déterminer les raisons qu’il a de l’adopter. » 255 A partir de ce constat, le poids des récits à propos du passé, du présent et des tissus de valeurs n’est en fait compréhensible qu’à partir du moment où l’on est capable de dire de quoi est constitué le poids de ce récit. Nous revenons ici au principe des nœuds sémantiques, qui peuvent fonctionner à la manière d’ancres ou de ballons d’air ; dans le cas du récit également, le réseau d’arcs narratifs et sémantiques qu’il constitue nous apporte des éléments sur la façon dont un acteur pourra s’y identifier, en le raccrochant à des éléments de son propre récit personnel. Ainsi, il conviendrait de comprendre les raisons argumentées et les nœuds sémantiques pertinents qui permettent aux récits d’être adoptés et crus, ou considérés comme vrais ou adaptés à une situation réelle. Comme nous avons besoin d’entrer en conversation avec d’autres récits, 255
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Paris, Fayard. 1995, p. 63/64.
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nous devons également entrer en contact avec des récits collectifs ou tout du moins capables d’être partagés. Et comme le souligne Boudon, peu importe si cette croyance peut être vérifiée comme vraie ou fausse ; ce qui compte, c’est la façon dont les individus et les collectifs peuvent en faire sens à partir de nœuds sémantiques qui peuvent être considérés comme pertinents dans la grande reconstruction sémiotique de la vie quotidienne. Dans cette perspective, c’est la compréhension des raisons sémantiques de cette croyance qui peuvent permettre d’en expliquer le poids, et donc l’implication sociale et politique – ce que nous avons tenté de faire tout au long de cet ouvrage concernant le concept de culture. Dans tous les cas de figure, l’individu élabore une architecture de sens afin de pouvoir entrelacer les récits et produire un ensemble qui lui parait suffisamment cohérent, solide et pertinent pour pouvoir évoluer, interagir et agir dans sa vie quotidienne : « De façon générale, le sujet social se forme des opinions sur une multitude de sujets en mobilisant toutes sortes d’a priori, à savoir des principes, des théories, des procédures, des démarches mentales, des hypothèses, des conjectures respectables et éprouvées. Cette mobilisation le conduit en général à des solutions satisfaisantes, mais ces instruments peuvent aussi être à l’origine de croyances douteuses. Dans ce cas, on dira : il croit à des idées fausses, mais il a de bonnes raisons d’y croire. » 256 Pour Boudon, même le raisonnement le plus rationnellement objectif et structuré nécessite une opération de croyance pour pouvoir être considéré comme pertinent ; en d’autres termes, il faut que l’individu le considère comme valide – et pour ce qui est des récits à destination collective, il faut que cette validité soit partagée par un nombre plus important d’interlocuteurs, permettant ainsi son inscription dans une organisation politique qui permettra de structurer la vie sociétale. Les répercussions politiques de tels phénomènes n’ont rien d’anodin ou d’impertinent ; la croyance en la culture, notamment, est bien sûr parfaitement compréhensible dans la mesure où elle est reliée à un certain nombre d’éléments 256
Raymond Boudon, op. cit., p. 98/99.
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complexes que nous avons tenté d’analyser tout au long de cet ouvrage, mais cela ne nous empêche pas d’engager un dialogue pour remettre en question cette croyance et proposer peut-être d’autres formes de raisonnements valides, structurés différemment. Le problème, selon nous, est que le poids du récit du concept de culture paraît démesuré, dans la mesure où il postule l’existence d’un ordre relativement stable, tout en suggérant la cohabitation d’univers de sens clos, qui ne rendent absolument pas compte de la complexité des liens que nous exposons ici. Boudon rappelle d’ailleurs l’un des pièges d’évidence illusoire à propos de la façon que nous avons de faire sens de ce qui nous entoure : « On voit davantage d’ordre dans le monde qu’il n’y en a en réalité parce que les théories élaborées reposent sur un certain nombre de propositions implicites, en d’autres termes parce qu’elles introduisent ce que les spécialistes de l’intelligence artificielle appellent ‘l’hypothèse du monde clos’. » 257 C’est précisément dans cette mesure que le concept de culture, tout comme d’autres concepts réductionnistes, peuvent fonctionner : le postulat d’ordre élémentaire ou essentiel peut influencer nos croyances et nos représentations, dans la mesure où le réconfort cognitif et émotionnel qu’il procure est un élément implicite rassurant pour permettre la fixation de croyances que l’on préfèrera représenter comme stables ou réifiées, plutôt que comme changeantes ou transformables. Là encore, nous ne souhaitons pas verser dans une sorte de relativisme à l’extrême ou tout ne serait qu’une sorte de grande bouillie intellectuelle et représentationnelle informe et mouvante ; si l’ordre n’est pas essentialiste, il existe en revanche des processus qui permettent à l’individu et aux sociétés d’ordonner des éléments, des croyances et des pratiques afin de fluidifier les pratiques. La socialisation en elle-même est un processus d’ordonnancement constant, mais elle peut rapidement être basée sur des préconstruits donnés d’avance par les récits dans lesquels nous évoluons dès notre plus jeune âge. Il en va de même 257
Raymond Boudon, op. cit., p. 143.
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pour les récits culturels ou les récits biographiques : lorsqu’un individu parle de sa culture ou des cultures, de son lieu d’origine, de son lieu d’habitation ou des voyages qu’il a pu faire, il ne fait que livrer un récit qui permet de construire une architecture sémantique commode. Dire cela ne signifie bien sûr pas ce que récit n’est pas pertinent ou qu’il n’est pas vrai : il faut simplement alors acter le fait que ce récit n’est précisément qu’un récit, avec ses forces et ses faiblesses, et qu’il traduit et met en discours des représentations sur soi et sur le monde environnant, qui ne doivent jamais être considérées comme des certitudes ou des vérités, mais comme des histoires permettant d’apporter un certain confort cognitif et émotionnel. Toutefois, le caractère diffusable et partageable de ces histoires peut les rendre fortement impactantes dans les sphères sociale et politique ; plus un récit est partagé et présent dans la vie sociale, comme le met en lumière Boudon, plus il pourra séduire, au moins par contagion due au poids numérique de ses pertinences : « Car si l’on ne peut nier le phénomène de la socialisation, et si l’on doit admettre que les individus adoptent le plus souvent des croyances présentes sur le marché des idées plutôt qu’ils ne les forgent eux-mêmes, il faut voir aussi qu’ils ne les adoptent ou ne les préfèrent les unes aux autres que si cela fait sens pour eux. Mais, ou bien cette notion de sens est un simple flatus vocis, ou bien elle signifie que les croyances de l’acteur doivent être analysées comme fondées sur des systèmes de raisons. Même s’agissant de croyances largement répandues, on ne peut expliquer l’adhésion dont elles sont l’objet par on ne sait quel effet mécanique de ‘contagion’ : une croyance collective ne s’impose que si elle fait sens pour chaque acteur individuel. » 258 Nous estimons être en accord avec Raymond Boudon sur ce point, même si nous pensons que le fait qu’une croyance fasse sens n’est pas toujours conscientisé, et que ce sens peut parfois n’être que l’ombre d’une habitude qui peut également mobiliser un état de confort cognitif, plus qu’un état de rationalité à proprement parler, 258
Raymond Boudon, op. cit., p. 178.
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même au sens non conscient du terme. Il ne faut pas oublier, dans ce cas, que si une croyance en un concept ou une idéologie peut fonctionner, c’est peut-être aussi que les individus ont fini par transformer le raisonnement qui permet l’établissement de cette croyance, en une croyance à propos des raisonnements qui soustendent leur croyance. A notre avis, il s’agit ici d’un élément capital afin de comprendre pourquoi, précisément, des notions comme le culturalisme ont pu à ce point être diffusés et installés : si leurs limites peuvent être perçues, elles finissent par ne plus compter, parce que l’habitude de sens prévaut sur les raisons qui permettent de construire le sens en lui-même. Ce qui pose problème n’est pas ce qui peut être compris, entendu ou argumenté, mais ce qui semble aller de soi et ne souffre plus aucune autre analyse que celle de l’évidence béate. De surcroît, la diffusion de discours politiques et médiatiques, même si l’on ne peut pas parler de contagion en soi, va nécessairement jouer dans le poids des croyances en certains types de récit. Les travaux d’Ulrike Meinhof et Dariusz Galasinski pointent d’ailleurs dans cette direction, en indiquant le fait que les individus utilisent également des ressources discursives disponibles afin de pouvoir élaborer les récits à propos d’eux-mêmes et du monde : « The negotiation of such metanarratives in the local context of identity construction is also mediated by discursive resources provided by public or semi-public discourses such as media discourses, literacy materials, but also other sources such as oral tradition. » 259 En d’autres termes, les réseaux de récits dans lesquels nous sommes enchevêtrés dès notre naissance présentent également des ressources linguistiques et discursives précises qui peuvent nous 259
Ulrike H. Meinhof & Dariusz Galasinski, The language of belonging. New York, Palgrave MacMillan. 2005, p. 51 ; « La négociation de tels méta-récits dans le contexte local de la construction de l’identité est également articulée par des ressources discursives, qui sont fournies par des discours publics ou semi-publics comme les discours médiatiques, le matériau d’alphabétisation, mais également d’autres sources, comme la tradition orale », notre traduction.
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permettre de mettre en narration des éléments sémantiques et sémiotiques de notre vie quotidienne, en fonction déjà de notre maîtrise de la langue, des langues que nous parlons, des discours qui ont compté et comptent encore dans notre environnement relationnel. Pour Meinhof et Galasinski, la mise en narration de l’expérience personnelle est capitale pour comprendre les processus qui permettent de relier identification personnelle et inscription du sujet social dans un monde politique et public, où les souvenirs et la mémoire sont mis en scène d’une certaine manière dans des discours que nous pouvons alors identifier et étudier : « People’s stories provide the material for understanding how we make and re-make sense of ourselves through a narrativization of the continuities and changes in our public and private worlds (…). Hence in the successes and failures of constructing cohesive life stories we can find the continuities in people’s identity constructions, but we can also see the fissures and breaks which disrupt the attempts of a cohesive ‘storied self’ as a result of life experiences which disturb a smooth retelling. » 260 C’est précisément la tension dans laquelle se retrouvent les individus, condamnés à mettre en récit et en discours des éléments qui, pris séparément, n’ont de sens que parce que le besoin impérieux de cohérence cognitive nous le commande. Cependant, c’est précisément parce que nous avons besoin de mettre les éléments en récit qui nous semblent saillants, que nous avons la capacité d’organiser et de partager du sens, pour en faire à la fois 260
Ulrike H. Meinhof & Dariusz Galasinski, op. cit., p. 72 ; « Les histoires des personnes fournissent le matériel qui permet la compréhension de la façon dont nous faisons et refaisons du sens de nousmêmes, à travers la mise en narration des continuités et des changements de nos mondes publics et privés (…). Nous pouvons alors retrouver, dans les succès et les échecs de nos constructions d’histoires de vie cohérentes, les continuités présentes dans les constructions des identités des personnes, tout en remarquant également les fissures et les cassures qui perturbent les tentatives d’élaboration d’un ‘soi raconté’ cohérent, et qui constituent le résultat d’expériences de vie qui perturbent l’adaptation fluide du récit », notre traduction.
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des structures sociales et des architectures représentatives qui, toutes deux combinées, envoient un message qui permet par la suite aux êtres humains d’élaborer des fonctionnements et des décisions politiques qui impactent la vie de chacun. Mais le caractère infiniment riche et précieux de ces récits individuels, qui tentent de mettre en lien des éléments de seuils variables, tout en s’inspirant d’une commune humanité, montrent l’existence d’une énergie sémiotique qui crée une tension importante ; cette tension, nous allons pouvoir la retrouver à divers moments de l’activité humaine, ce qui est également renforcé par l’étude d’Elinor Ochs et de Lisa Capps à propos des récits personnels : « Examining the spectrum of narrative possibilities helps us to fathom the essence of personal narrative, namely the oscillation between narrators’ yearning for coherence of life experience and their yearning for authenticity. That is, narrators contending with life experiences struggle to formulate an account that both provides an interpretive frame and does justice to life’s complexities. This tension fuels narrative activity and accounts for much of the social life of narrative. » 261 Cette tension à la fois sémiotique, cognitive et tout simplement existentielle mise en lumière par les travaux d’Ochs et Capps nous invitent à penser un système qui permettrait d’expliquer la manière dont les éléments et principes élémentaires de la vie humaine peuvent être reliés par les individus et partagés afin de pouvoir créer des repères et des références communs, en ce qu’ils peuvent constituer des phares sémantiques autour desquels s’organise une 261
Elinor Ochs & Lisa Capps, Living narrative: creating lives in everyday storytelling. Harvard, Harvard University Press. 2001, p. 24 ; « Examiner le spectre des possibilités narratives nous aide à appréhender l’essence du récit personnel, c’est-à-dire l’oscillation pour les narrateurs entre le désir de la cohérence d’une expérience de vie et le désir d’authenticité. Ainsi, les narrateurs qui affrontent les expériences de vie luttent pour formuler un récit qui fournirait un cadre interprétatif, tout en rendant justice aux complexités de la vie. Cette tension alimente l’activité narrative et explique une grande partie de la vie sociale du récit », notre traduction.
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certaine forme de vie sociale et politique. Aller au-delà de ce que semblait avoir la prétention d’expliquer le concept de culture, c’est accepter la tâche ardue d’embrasser la complexité afin de pouvoir prendre en considération les récits des individus et des collectifs, d’expliquer pourquoi ceux-ci peuvent être pertinents et faire sens sur la base de croyance, et comment ils peuvent inviter à penser les structures sociales comme hébergeurs de sens et lieux de circulation de discours.
6.3 Les systèmes d’existence Abandonner le concept de culture, c’est accepter de pouvoir observer et prendre en considération l’ontologique complexité des interactions humaines, afin de pouvoir tenter de comprendre la manière dont les individus et les groupes d’individus font sens du monde qui les entoure. En d’autres termes, nous proposons une théorie des systèmes d’existence, que ceux-ci soient individuels ou collectifs (mais toujours socialement liés au monde social), qui est centré autour de l’interaction comme atome de la vie sociale, en ce qu’elle est nécessairement discursive (au sens large, comme nous l’avons défini auparavant), sémiotique et pragmatique. Ainsi, le but de la théorie des systèmes d’existence est de tenter de comprendre la manière dont les êtres humains font sens de leur environnement, au sens large du terme, et d’inclure les constructions et reconstructions des représentations qui en découlent, comme le rappelle justement Luc Boltanski : « Car il appartient au cours normal de la vie sociale de n’être que très partiellement cohérent et de rendre malgré tout possible la coexistence d’êtres dont les différences et les divergences sont toujours plus fortes que ce autour de quoi ils se rassemblent, ne serait-ce que parfois. Ce qui doit induire l’identification d’une situation pathologique c’est, au contraire, la recherche maniaque de la cohérence, comme
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s’il pouvait être donné aux êtres humains de vivre dans un seul monde et, tous ensemble, toujours dans le même. » 262 Dans le sillage de Boltanski, nous pouvons également suggérer le fait que l’individu lui-même est traversé de différences et de divergences en fonction des contextes dans lesquels il se retrouve plongé, et des récits au sein desquels il se tisse. Le problème n’est pas tant ainsi d’isoler la cohérence comme aboutissement du rapport au monde, mais bien plus la variété atomisée et néanmoins ontologiquement reliée des nœuds sémantiques qui relient les individus et les collectifs à la vie sociale. Comme nous pouvons ici le constater, le concept de culture devient alors inopérant, dans la mesure où il semble surharmoniser des sociétés qui ne le sont pas, en mettant davantage l’accent sur les différences, en les supposant là où elles ne sont peut-être pas (soit entre « cultures » différentes), tout en mettant également l’accent sur les similitudes, en les postulant là où elles sont peut-être absentes (soit au sein même des « cultures »). Ce faisant, il convient donc de réintroduire une forme de diversité apaisée, reconnue et nécessaire, qui n’empêche ni la comparaison entre les pratiques, les comportements et les discours, ni leur situation à partir d’une commune humanité : « On peut considérer que différentes personnes, figurant dans ce que l’on peut envisager comme étant un même contexte (…), ne sont pas pour autant plongées dans la même situation parce qu’elles interprètent différemment ce qui se passe et font des usages différents des ressources présentes. » 263 C’est précisément ce que nous souhaitons mettre en lumière, en reprenant la distinction élaborée par Boltanski : le contexte représente l’ensemble des données disponibles à interprétation pour les individus, alors que la situation est précisément la représentation contextuelle que l’individu aura pu construire. Bien sûr, les représentations qui nourrissent les situations ne sont pas dénuées de prédiscours et d’interprétations socialement partagées ; 262 263
Luc Boltanski, De la critique. Paris, Gallimard. 2009, p. 177. Luc Boltanski, op. cit., p. 96.
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en nous basant sur l’idée de commune humanité, nous pouvons à chaque fois trouver les questions fondamentales posées par les individus qui peuvent expliquer les réponses situationnelles apportées. En superposant alors la théorie des grammaires de Cyril Lemieux, ainsi que la théorie des seuils d’AnaLouise Keating, nous pouvons aisément comprendre la façon dont les individus partent d’une sorte de scan de leur environnement afin de pouvoir, en fonction des lois grammaticales et de la base atomique que représentent les seuils comme éléments zéro de l’interaction, construire du sens et donc précisément produire des actions et des discours qui eux-mêmes introduisent du sens à nouveau dans l’environnement social. Qu’elle soit continuité ou rupture, acte de langage ou pratique technique, l’action s’inscrit de facto dans un tissu à la fois Historique et quantique, dans la mesure où le champ des possibles n’est jamais intégralement couvert par les actions sélectionnées et produites. Les systèmes d’existence deviennent ainsi des dispositifs qui permettent aux individus de se mouvoir dans le monde social et d’y poser des actes constitutifs et sémantiquement pertinents pour eux-mêmes, et pour les sociétés dans lesquels ils se situent. Et comme le rappelle Boltanski, c’est bien l’action qui se retrouve elle-même au seuil des représentations sémiotiques individuelles et collectives, en ce qu’elle tente de répondre à des questions et lois fondamentales : « Bien qu’il n’y ait pas de plan ni de procédures prédéfinis, l’action n’est pas pour autant dénuée de contraintes. Elle peut s’orienter par référence à des points saillants ou à des repères, extérieurs et intérieurs, inégalement marqués selon les situations. Ces repères fournissent des prises pour coordonner plus ou moins les actions et les orienter vers quelque chose à faire ensemble, dont l’interprétation peut d’ailleurs être assez variable chez les différentes personnes engagées sans que cela trouble leurs relations, au moins tant que personne n’en fait la remarque. » 264 Ces points saillants ou repères constituent alors les nœuds sémantiques sur la base desquels les individus pourront coordonner 264
Luc Boltanski, op. cit., p. 101.
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un certain nombre de représentations et d’informations pour mettre en œuvre des actions qui pourront avoir des répercussions individuelles, relationnelles et collectives ou sociétales. Dans ce sens, toute décision discursive est pragmatique par nature et se situe dans un environnement social qui en sera nécessairement modifié, au moins dans la représentation qu’un ou plusieurs individus pourront en avoir. Ceci étant, afin de pouvoir plus précisément détailler l’architecture de ces systèmes d’existence, il nous parait essentiel de reprendre les éléments fondamentaux que nous souhaitons combiner et utiliser afin d’expliquer les actions de sens au sein des interactions sociales. Rappelons donc les ingrédients à utiliser afin de pouvoir constituer un système d’existence : a) au niveau anthropologique : la commune humanité, héritée des travaux de Boltanski et Thévenot, comme générateur ontologique de besoins et de questions partageables et diffusables à travers différents types de sociétés ; les diverses diversités, empruntées à Dervin, comme variétés d’expressions et de colorations des questions posées par la commune humanité, et qui sont autant de marqueurs de créativité de réponses apportées en fonction des situations ; les seuils comme atomes de l’interaction sociale, et qui permettent précisément l’échange de représentations, de discours et d’actions entre individus et entre sociétés, comme lieux interstitiels et seuls accès possibles à l’intégrité des individus et des sociétés ; b) au niveau sociétal, en nous basant sur la théorie de Lemieux et celle de la triade de la redéfinition de la culture que nous avions proposée dans une étude précédente, avant de remettre totalement en question le concept de culture265 : 265
Albin Wagener, « Entre interculturalité et intraculturalité : pour une redéfinition du concept de culture ». In : Philippe Blanchet & Daniel Coste, Regards critiques sur la notion d’interculturalité : 29-58. Paris, L’Harmattan. 2010, p. 54/55.
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la grammaire publique, basée sur la métarègle de la distanciation et celle de l’appui sur les représentations collectives, qui induit ce que nous appelons une bathypragmatique, soit une prise de décision et d’action basée sur des représentations en profondeur des éléments collectifs et partagés ; la grammaire naturelle, basée sur la métarègle de l’engagement et celle de la restitution, qui s’inspire nettement des représentations des relations entre les individus, et qui peut alors provoquer l’application d’une osmopragmatique, soit une prise de décision et d’action basée sur une interprétation plus affective et relationnelle d’actions qui ont des diffusions émotionnelles impactantes ; la grammaire du réalisme, basée sur la métarègle de la réalisation et de l’autocontrainte, qui s’oriente vers la réalisation de l’individu au sein de situations données, provoquant l’émergence d’une dramapragmatique, soit une prise de décision et d’action basée précisément sur une mise en scène actante de soi, comme posture et comme flux de discours et d’agir ; c) au niveau de l’individu : le besoin ontologique d’identification à un groupe, à d’autres individus ou à des discours, qui est constitué à la fois d’une posture de jugement évaluatif des situations, et du sentiment d’appartenance comme désir moteur du rapport aux autres et au monde – soit deux composantes qui, mises en dynamique, forment le besoin d’identification humain ; les nœuds sémantiques, qui permettent à l’individu à la fois de trouver des points d’ancrages de sens dans son environnement, mais également de construire les représentations, de faire circuler le sens et de faire évoluer le sens donné ou non donné aux choses : le contexte représentationnel et prédiscursif (également ancré dans l’espace et le temps), qui fournit déjà aux individus un confort cognitif et émotionnel relatif en ce qu’il contient un véritable réservoir d’éléments
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permettant déjà d’organiser et d’outiller des interprétations du monde considérées comme plus acceptables ou sécurisantes parce que partagées par d’autres ; la reconstruction sémiotique, processus qui permet précisément de transformer les contextes en situations et de conditionner les actions et discours en conséquence. Ces éléments doivent tous être pris en considération à partir du moment où les systèmes d’existence peuvent être modélisés. En définitive, nous proposons deux schémas qui peuvent être susceptibles de décrire de manière plus lisible la dynamique à laquelle sont confrontées les actions individuelles, quelles qu’elles soient. Bien sûr, cette représentation en deux dimensions dispose nécessairement de limites, dans la mesure où elle ne permet pas de rendre compte de façon fidèle de la profondeur et de la constante reconfiguration des paramètres précités. Nous espérons néanmoins que la modélisation de la théorie des systèmes d’existence peut permettre de décrire de façon claire ce que nous proposons pour remplacer le réductionnisme traître du concept de culture. Pour ce faire, nous proposons deux niveaux de schématisation, à savoir un niveau géographique, qui prend en compte l’étendue de l’action, et un niveau topographique, qui prend en compte le relief de l’action.
Contexte Action
Gaine Id. NS 274
Le schéma ci-dessus représente l’action comme inscrite dans un environnement donné, soit un contexte qui rassemble un certain nombre d’informations (historiques, émotionnelles, représentationnelles, physiques, etc.) à interpréter. Afin que l’action puisse être produite, un scan de l’environnement à lieu (représenté ici par les arcs courbés multiples), chargé de repérer ou de mobiliser des représentations et prédiscours disponibles et possiblement saillantes, auxquels peuvent s’accrocher les nœuds sémantiques. Les nœuds sémantiques sont reliés à l’action de l’individu, et à son inscription dans le monde social, grâce à la présence de gaines d’identification conductrices de sens, qui contiennent à la fois l’amarre du besoin d’appartenance et celle de la posture évaluative. Le nœud sémantique est relié à l’action et à l’individu par cette gaine d’identification, qui se construit et se formalise au moment du scan environnemental. L’ensemble de ces opérations aboutit à une reconstruction sémiotique, qui dispose également d’une dimension en relief, comme le précise le schéma suivant.
DD
Action
GP
CH
275
En modifiant notre vision de l’action sociale, et en passant d’une vision géographique d’étendue à une vision topographique, soit en relief, nous constatons que l’action peut être considérée comme une sorte d’éruption (ou d’émergence) qui représente elle-même un élément pragmatique, au sens où elle a des incidences dans le monde et sur ce monde, soumis à trois pressions ou lois, représentées ici par les grammaires naturelle, publique et du réalisme décrites par Lemieux, qui donneront respectivement lieu à des effets osmopragmatiques, bathtpragmatiques et dramapragmatiques. De surcroît, la commune humanité agit comme un terreau fertile qui abrite les métarègles grammaticales de la vie en société, alors que les diverses diversités sont en fait l’atmosphère dans laquelle va se réaliser l’action, qui peut d’ailleurs s’ancrer à travers des nœuds sémantiques situés à la fois dans l’atmosphère des diverses diversités, ou dans le terreau de la commune humanité. Ainsi, d’une façon générale, nous pouvons en déduire les formules suivantes : a) le contexte C est à la fois constitué de bases anthropologiques (commune humanité CH et diverses diversités DD) et de bases sociales (grammaire naturelle GN, grammaire publique GP et grammaire du réalisme GR), ce qui peut alors donner la formule suivante : C = (CH x DD) x (GN x GP x GR) b) de surcroît, le processus d’identification Id est à la fois constitué de la posture évaluative Ev et du sentiment d’appartenance Ap, conditionnés par les nœuds sémantiques NS, qui fonctionnent en étant reliés à la fois aux représentations R et aux prédiscours P, ce qui peut alors donner la formule suivante : Id = (Ev + Ap) x NS (R x P) c) ainsi, la formule finale qui permet d’expliquer de manière logique la dynamique des systèmes d’existence à travers l’émergence d’une action A est la suivante : A = Id x C Cette transposition logique, outre l’aspect purement expérimental et exploratoire qu’elle offre, tout en saisissant les effets pragmatiques de l’action, nous permet à la fois de saisir la reconstruction sémiotique à l’œuvre au sein du processus 276
d’identification et qui sous-tend l’ensemble de l’action (la reconstruction sémiotique étant représentée au sein de ces formules par la multiplication, précisément), tout en postulant l’action au sens très large comme réalisation de l’individu dans un monde social et écologique. Ainsi décrite, l’individu peut lui-même être considéré comme une instance actancielle, voire même une action lui-même qui se réalise et se nourrit au fur et à mesure de ses échanges avec le monde. Le problème de ces schémas et de ces formules et qu’ils ne permettent pas de formaliser le fait que les actions sont en réalité une suite infinie et en constante évolution de moments ancrés dans le monde, et qui aboutissent à une reconstruction et une alimentation permanentes des nœuds sémantiques et des gaines d’identification, dans la mesure où le scan de l’environnement, conscient ou non, cognitivement et émotionnellement chargé, est bien sûr toujours maintenu pour l’individu. Si cette théorie de l’action et de la reconstruction sémiotique est selon nous pertinente, c’est parce qu’elle met précisément en lumière le fait que chaque individu dispose d’un système d’existence, c’est-à-dire un ensemble complexe, dynamique et constitué d’éléments en dialogue perpétuel les uns avec les autres, qui lui permet de faire sens et de faire lien avec le monde, luimême, ses proches et les sociétés organisées dans lesquelles il évolue. Dans la mesure où nous existons au monde à travers le sens que nous percevons, que nous interprétons et que nous redistribuons autour de nous, il nous semble utile de nommer nos systèmes d’après cette notion d’existence. Ces systèmes d’existence fonctionnent de surcroît grâce à la métaphore dynamique et complexe du connexionnisme, qui est notamment mise en lumière par les travaux de Gary Marcus : « Any given network architecture can represent a variety of different relationships between the input and output nodes, depending on the weights of the connections between units. » 266 266
Gary Marcus, The algebraic mind. Integrating connectionism and cognitive science. Cambridge, MIT Press. 2001, p. 11 ; « Tout réseau
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C’est ainsi que se construit le sens et que s’articulent nos systèmes d’existence : nous évoluons dans le monde grâce à un dispositif construit et animé par une architecture dynamique et complexe, qui nous permet de prendre des décisions, de traiter des informations nécessaires à l’action, et d’élaborer des représentations émotionnellement ancrées. A partir du moment où l’on prend en considération la complexité de ces processus, le concept de culture devient lui-même inopérant, dans la mesure où il segmente les sociétés en les homogénéisant artificiellement en fonction d’éléments folkloriques, parfois eux-mêmes hérités de représentations et de stéréotypes communs, alors même que les individus au sein de ces sociétés se tissent, comme le suggère Benhabib, au travers de récits discursifs et sémiotiques qui les inscrivent dans le monde et dans leurs sociétés et groupes sociaux d’appartenance ou de présence. Dans cette optique, la théorie des réseaux de récits et de trajectoires de Benhabib peut tout à fait être combinée avec le connexionnisme, ainsi qu’avec les hypothèses cognitives de Stephen Levinson qui, malgré leur acclimatation au concept de culture, permettent d’entrevoir les structures dynamiques de la vie humaine en société : « The notion of a core interaction engine driving human social life makes eminently good sense (…). It is not easy to isolate the critical features of such ability, because they range from the abstract mental simulations of Schelling mirror worlds, to the concrete problems of binding across multimodal signals, or the processes generating striking cross-cultural parallels across procedures for person reference. But the effort has to be worth it. Progress promises the key to understanding human evolution, and it offers to shed light on human ontogeny, higher level social processes, and the limitations of a mentality forged in faceto-face contact in the present world of nation states,
d’architecture donné peut représenter une variété de relations différentes entre les nœuds d’entrée et de sortie, en fonction du poids des connexions entre les unités », notre traduction
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superhuman agglomerations endowed by us with personal attributes they mostly do not have. » 267 Comme nous pouvons le voir, l’intution de Levinson est bonne, mais se retrouve parasitée de façon évidente par le concept de culture et par sa capacité à masquer et à cacher des structures et des processus qui sont en fait sociétaux, humains dans leurs fondamentaux, et tissés entre individus et groupes d’individus sur la base de situations singulières et d’Histoires partagées. Nos systèmes d’existence nous permettent de faire sens, d’échanger du sens entre nous et de l’organiser afin de créer des ordres sociaux, de les maintenir via des institutions, d’en permettre la critique et la remise en question en fonction des situations, et de rassembler des sociétés au sein d’ensemble apparemment homogènes, mais qui se nourrissent simplement de prédiscours plus ou moins officiels dont les fines toiles permettent justement une diffusion polymorphe, fine et élégante du sens que les individus pourront interpréter, produire et transmettre. Cependant, cette compréhension des systèmes existence, qui peuvent évidemment opérer au niveau individuel et se combinent pour former des métasystèmes sociétaux, n’est pas suffisante pour embrasser la façon dont les individus vont pouvoir interagir entre eux et avec la société dans 267
Stephen Levinson, « On the human ‘interaction engine’». In : Stephen Levinson & Nicholas Enfield, The roots of human sociality : culture, cognition and human interaction : 39-69. New York : Berg. 2006, p. 62/63 ; “Le concept d’un mécanisme de base des interactions, qui guide la vie sociale humaine, parait éminemment pertinent (…). Il n’est pas facile d’isoler les composantes culturelles d’une telle capacité, dans la mesure où celles-ci vont de simulations mentales abstraites comme les ‘miroirs’ de Schelling, aux problèmes concrets de la reliance de signaux multimodaux, en passant par des processus générant d’impressionnants parallèles interculturels à travers des procédures de référence personnelle. Mais le jeu en vaut la chandelle. Le progrès promet les clés de la compréhension de l’évolution humaine et offre la possibilité de porter un nouveau regard sur l’ontogénétique humaine, les processus sociaux plus généraux, ainsi que les limitations des mentalités forgées en contact direct, dans un monde actuel d’Etats-Nations et d’agglomérations surhumaines, auxquels nous attribuons des qualités personnelles qu’ils n’ont, pour la plupart, jamais eu”, notre traduction.
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laquelle ils évoluent. En effet, les problèmes politiques profonds posés par le concept de culture nous enseignent qu’une théorie qui le remplace ne peut être envisagée en laissant volontairement de côté l’aspect politique d’organisation des sociétés qu’elle entraîne. Le systèmes d’existence doivent nous permettre de comprendre les questions politiques soulevées par la vie en société, de pousser la posture évaluative jusque dans la comparaison des pratiques et des discours, voire jusque dans leur hiérarchisation, afin que bien commun, justice et éthique pragmatique puissent devenir les principes fondamentaux de la vie en société, et rassembler des individus sur la base de contrats sociaux et de projets politiques.
6.4 L’intersubjectivité rationnelle Si les systèmes d’existence permettent de faire sens d’un certain nombre de questions posées tout au long de cet ouvrage, la question du dialogue entre ces systèmes et de leurs interrelations doit être posée afin de comprendre la construction des structures sociétales et politiques. Nous postulons le principe d’intersubjectivité rationnelle comme dynamique reliant les systèmes d’existence, précisément à travers les seuils qui les séparent. Cette intersubjectivité rationnelle a pour but de construire une éthique dialogique basée sur la reconnaissance, en tant que fondamental à la fois humaniste et sémiotique. Elle est dite rationnelle, dans la mesure où les individus et groupes d’individus élaborent des architectures de raisons, y compris émotionnelles, pour justifier de leurs comportements et de leurs représentations du monde, et que c’est sur la base de cette rationalité, propre à l’espèce humaine, que les échanges intersubjectifs doivent pouvoir se faire. En d’autres termes, pour que cette intersubjectivité rationnelle entre deux systèmes d’existence puisse avoir lieu, il faut d’abord pouvoir reconnaître l’autre comme un partenaire dialogique et interactionnel, et pour que la mise en commun des seuils, comme le postule Keating, puisse être favorisée. Mais avant le dialogue, comme l’affirme Axel Honneth, c’est le principe de reconnaissance comme éthique fondamentale de la vie sociale qui doit être actionné par les individus, en tant qu’actants sociétaux : 280
« Die Reproduktion des gesellschaftlichen Lebens vollzieht sich unter dem Imperativ einer reziproken Anerkennung, weil die Subjekte zu einem praktischen Selbstverhältnis nur gelangen können, wenn sie sich aus der normativen Perspektive ihrer Interaktionspartner als deren soziale Adressaten zu begreifen lernen. » 268 En ce sens, la reconnaissance est réellement contextuelle et inscrite dans le rapport à autrui, et doit être également reliée au processus d’individuation ; de surcroît, Honneth précise que l’institutionnalisation des pratiques participent d’un processus de reconnaissance qui transforme les sociétés sur des bases de valeurs morales, qu’il structure autour de l’amour, du droit (ou de la justice) et de la solidarité. A partir du moment où la reconnaissance est bien considérée comme un processus fondamental à toute vie sociale, du simple échange quotidien à la construction des institutions, alors il devient possible de faire de l’intersubjectivité rationnelle que nous proposons un principe politique fondamental. Pour Honneth, la question de la reconnaissance est donc intrinsèquement liée à la question du droit, et donc au question de la place politique de l’individu dans la société : « Denn nur unter Bedingungen, in denen individuelle Rechte nicht mehr disparitär den Angehörigen sozialer Statusgruppe, sondern im Prinzip egalitär allen Menschen als freien Wesen zuerkannt werden, wird die einzelne Rechtsperson in ihnen einen objektivierten Anhaltspunkt dafür erblicken können, dass an ihr die Fähigkeit der autonomen Urteilsbildung Anerkennung findet. » 269 268
Axel Honneth, Kampf um Anerkennung. Frankfurt am Main, Suhrkamp. 1994, p. 148 ; « la reproduction de la vie sociale est garantie par l’impératif d’une reconnaissance réciproque, dans la mesure où les sujets ne peuvent atteindre une relation pratique à soi uniquement s’ils apprennent à s’extraire de la perspective normative de leurs partenaires d’interaction en tant que destinataires sociaux », notre traduction 269 Axel Honneth, op. cit., p. 192 ; « Car la personne singulière juridiquement définie pourra voir dans certaines conditions un point
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C’est bien pour ces raisons notamment, sur la base de ces conditions, que l’appartenance culturelle n’a plus aucune prise sur les organisations sociales et la reconnaissance fondamentale de chaque individu, dans la mesure où elle ne fait que redistribuer des hiérarchies sociales au sein de groupes distincts qui sont censés être considérés comme sommes d’individus, non pas libres, mais déterminés par des conditionnements qui construisent à travers eux la vie sociale ; sur ce principe, le concept de culture que nous avons choisi d’abandonner empêche bien de reconnaître les individus eux-mêmes comme êtres autonomes et capables d’exercer des droits politiques sur base d’une reconnaissance équitable. Bien sûr, il convient ici de souligner le fait que Honneth n’abandonne pas lui non plus le concept de culture, dans la mesure où il l’inclut dans sa théorie de la reconnaissance comme un terrain permettant de construire des valeurs et une éthique partagées et partageables, mais nous estimons qu’à ce stade de notre développement, les griefs formulés contre le concept de culture, associés à l’intersubjectivité rationnelle comme processus dialogique fondamental, permettent toutefois à la reconnaissance d’animer de manière juste et pertinente la vie sociale dans son ensemble. Par ailleurs, cela nous paraît d’autant plus évident que Honneth précise qu’il est important de pouvoir mettre en place les conditions du dialogue, dans la mesure où celui-ci doit permettre d’articuler de manière intelligente la concurrence des valeurs et des expériences : « Daher auch können gesellschaftliche Verhältnisse, wie wir sie hier unter dem Begriff der ‘Solidarität’ ins Auge gefasst haben, überhaupt erst den Horizont eröffnen, in dem die individuelle Konkurrenz um soziale Wertschätzung eine
d’ancrage objectivé, qui reconnaît en elle la capacité de construction autonome du jugement ; pour ce faire, ces conditions doivent être basées non pas sur des droits individuels ne conférés de façon disparate, en fonction des membres d’un groupe délimité par son statut social, mais bien sur la base du principe égalitaire qui considère tous les hommes comme êtres libres », notre traduction
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schmerzfreie, nämlich von Erfahrungen der Missachtung ungetrübte Gestalt annimmt. » 270 Précisément, d’après nos critiques précédemment élaborées, il nous semble justement que le concept de culture ne permet pas, notamment à travers le relativisme qu’il sous-tend, d’assurer l’épanouissement de l’horizon de solidarité souhaité par Honneth. Cependant, Axel Honneth souligne également que c’est bien l’intersubjectivité qui peut permettre l’échange de sens, dans la mesure où c’est cette reconnaissance qui permet les ponts entre ce que nous avons appelés les systèmes d’existence, qui participent à la construction, au soutien et à la remise en question de la vie en société et de ses institutions : « Zur motivationalen Basis von kollektivem Widerstand können derartige Verletzungsgefühle aber nur dann werden, wenn das Subjekt sie in einem intersubjektiven Deutungsrahmen zu artikulieren vermag, der sie als typisch für eine ganze Gruppe ausweist ; insofern hängt die Entstehung von sozialen Bewegungen von der Existenz einer kollektiven Semantik ab, die die persönlichen Enttäuschungserfahrungen als etwas zu interpretieren erlaubt, wovon nicht nur das individuelle Ich, sondern ein Kreis von vielen anderen Subjekten ebenfalls betroffen ist. » 271 270
Axel Honneth, op. cit., p. 201 ; « C’est pour cela également que les rapports sociaux, que nous avons ici observés à travers le prisme du terme de ‘solidarité’, ne peuvent ouvrir l’horizon qu’à la condition où la concurrence individuelle pour l’estime sociale devient un processus dépourvu de souffrance, libéré de toute expérience de mépris », notre traduction 271 Axel Honneth, op. cit., p. 262 ; « De tels sentiments de blessure peuvent se transformer en base motivationnelle des résistances collectives, uniquement si le sujet parvient à les articuler au sein d’un cadre d’interprétation intersubjectif, qu’il peut considérer comme typique d’un groupe entier ; c’est dans cette mesure que l’émergence des mouvements sociaux dépendent de l’existence d’une sémantique collective qui permet d’interpréter les expériences de déception personnelles, et qui ne touche pas uniquement le ‘moi’ individuel, mais également un cercle de nombreux autres sujets », notre traduction
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En mettant ici en avant la sémantique et l’intersubjectivité comme moteur des mouvements collectifs, et plus largement des constructions sociétales, Honneth met précisément l’accent sur ce que nous essayons de mettre en relief à travers les systèmes d’existence ; cependant, il ne parvient pas à expliquer la manière dont peut fonctionner cette sémantique collective, et oublie même que celle-ci peut être créée ou recréée et partagée afin d’atteindre des objectifs exclusivement politiques ou stratégiques – ce qui est bien sûr le cas avec le concept de culture. En effet, au sein même des groupes sociaux, des individus ou des mouvements ou sousmouvements sont capables de mettent en œuvre, sur base d’une certaine forme de légitimité ou d’inspiration sémantique qui pourra être suffisamment diffusée au sein du groupe, des dynamiques stratégiques et politiques qui cachent bien souvent, derrière d’apparentes aspirations collectives et partagées, des enjeux de pouvoir plus localisés qu’il convient de débusquer. En tout état de cause, il nous semble malgré tout relativement évident que la reconnaissance est un préalable nécessaire à la mise en application de l’intersubjectivité rationnelle, dans la mesure où cette reconnaissance peut notamment se baser sur la présence des seuils comme atomes représentationnels et interactionnels de la vie en société. Plus que le terme de sémantique, que nous appliquons plus volontiers aux nœuds de sens, nous souhaitons mettre l’accent sur le fait que les individus et groupes d’individus peuvent tisser entre eux, pour reprendre les travaux de Seyla Benhabib, des récits de reconstruction sémiotiques qui, mis en action et en diffusion dans la vie sociale, deviennent de véritables actions discursives qui ont un impact sur le monde. C’est également ce que précise Jacques Fontanille, en resituant l’importance élémentaire du discours comme élément sémiotique : « Le discours invente sans cesse de nouvelles figures, contribue à infléchir ou à déformer le système, que d’autres discours avaient nourri auparavant. D’où l’intérêt de ne jamais perdre de vue la production des formes signifiantes, la manière dont le discours schématise nos expériences et nos représentations en vue de les rendre signifiantes et de les 284
faire partager par autrui. Mais cette perspective n’est pas sans conséquence : le discours s’inscrit dans le temps, celui de son déploiement matériel comme celui des productions dont il est un échantillon provisoire. » 272 En soulignant l’aspect temporel et donc historique du discours, tout en mettant en lumière ses productions comme diffusables et actionnelles au sein du monde, Fontanille insiste à la fois sur les dimensions synchronique et diachronique du discours et, par là, de ce que nous avons choisi d’appeler la reconstruction sémiotique de la vie quotidienne. Car en effet, il est important de repréciser ici qu’au niveau de l’intersubjectivité rationnelle, tout échange s’inscrit d’abord dans un environnement discursif, sémantique et sémiotique, mais également dans un processus historique qui permet d’expliquer les rituels symboliques et les habitudes pragmatiques et comportementales des individus et groupes d’individus, en ce qu’ils sont organisés en société et échangent afin d’animer une véritable vie sociale. Cependant, l’intersubjectivité rationnelle comme principe seul ne suffit pas, selon nous, à pouvoir expliquer le fait que les individus et leurs systèmes d’existence puissent être intéressés les uns par les autres et échanger un certain nombre d’éléments sémiotiques. Pour l’anthropologue Thomas Eriksen, une éthique qui se penche sur le fonctionnement de la vie sociale doit permettre une approche holistique : « All groups, no matter what they are based on, demarcate differences towards others. There is no final solution to this problem. The best alternative, provided what we desire is peace is cooperation, is to encourage many kinds of overlapping communities. Instead of regarding a country (…) as a kind of extended family (…), we might envision it as a mosaic where the inhabitants have something in common, but are also allowed to be different. In that case we shall have several points of entry into the imagined community, and the ticket cost will not be prohibitive (…). The good news is that the long cultural history of humanity shows us 272
Jacques Fontanille, Sémiotique du discours. Limoges, Presses Universitaires de Limoges. 2003, p. 85/86.
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that this is possible. And it remains a question of will, not biology. » 273 En proposant l’image de la mosaïque, Eriksen montre qu’il est parfaitement possible d’encourager une cohabitation de références multiples, dans la mesure où ces références vont nécessairement se chevaucher et se partager à certains endroits et moments afin de créer des institutions de sens commun qui, au cours de leur vie, pourront de facto rassembler et diffuser du sens afin de permettre l’organisation d’une société et son architecture évolutive. L’émergence des institutions, qui peuvent garantir traditionnellement la structure des sociétés, ne doit pas pour autant occulter la formidable homogénéité des univers sémiotiques des individus, et des discours qu’ils tissent entre eux, reliant à la fois l’Histoire de leur pays, celle de leur famille, celles des personnes qu’ils rencontrent, mais aussi les histoires qu’ils souhaitent écrire, réécrire et transformer. Ainsi posée, l’intersubjectivité rationnelle n’est pas qu’une simple théorie explicative qui permet aux systèmes d’existence de construire des liens dialogiques, de partager des nœuds sémantiques et de se relier par des gaines d’identifications partagées, mais devient de manière presque évidente un projet politique qui doit permettre de proposer des organisations sociétales basées sur une approche éthique de la théorie des seuils, 273
Thomas Eriksen, Engaging anthropology. The case for a public presence. Oxford, Berg. 2006, p. 66 ; « Tous les groupes, quels que soient leurs principes, élaborent des différences avec les autres. Il n’y a pas de solution ultime à ce problème. En supposant que nous désirions la paix et la coopération, la meilleure alternative est d’encourager à l’émergence de plusieurs sortes de communautés qui se chevaucheraient. Au lieu de considérer un pays (…) comme une sorte de famille étendue (…), nous pourrions le voir comme une mosaïque où les habitants auraient quelque chose en commun, mais seraient également autorisés à être différents. Dans ce cas, nous disposerions de plusieurs points d’entrée dans la communauté imaginaire, et le coût n’en serait nullement prohibitif (…). La bonne nouvelle est que la longue histoire culturelle de l’humanité nous montre que cela reste possible. Et qu’il s’agit d’une question de volonté, et non de biologie. », notre traduction.
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tout en formulant la liberté individuelle et le droit à l’équité et à la justice sociale comme élément fondamental qui doit être respecté en encourageant des dynamiques à la fois sociales, politiques et économiques basées sur le principe de reconnaissance. Cette approche politique, que l’intersubjectivité rationnelle invite à penser, est à porter au crédit d’une définition de l’individu non pas comme centre de la vie sociale, mais comme trajectoire de partage et de diffusion qui s’ancre également dans un véritable terroir sémiotique qui a pour base des architectures rationnelles qui permettent au sens de circuler et de servir comme matériau de construction : « L’individualisme suppose à l’inverse que le sens pour l’acteur de ses croyances, de ses actions, de ses comportements, constitue le cœur des phénomènes collectifs et que ce sens, loin de pouvoir être analysé comme privé, se fonde sur des raisons communicables et partageables. » 274 C’est justement dans cette perspective que l’intersubjectivité rationnelle peut avoir un sens. Au lieu de mettre l’individu au centre des concurrences d’influences sociales, en le bombardant de pressions diverses et variées provenant d’un marché devenu fou où la dictature du choix est devenue une condition sine qua non pour la construction de soi, qu’il s’agisse de l’appartenance ethnique ou culturelle, politique, des choix économiques et financiers ou des relations que nous nouons au fil du temps, l’hypothèse de l’intersubjectivité rationnelle fait écho aux travaux de Boudon en postulant tout sens comme fondamentalement ancré et construit dans un environnement social, et donc transmissible et partageable. C’est ici que l’intersubjectivité devient rationnelle : c’est bel et bien la capacité ontologiquement cognitive que l’être humain a de pouvoir construire des architectures de raisons et de justifications pour évaluer, expliquer ou produire telle action ou tel discours qui permet à la vie sociale de se maintenir, et aux sociétés à la fois de se construire, de conserver un équilibre ou de subir la critique. Boudon explique d’ailleurs que ces échanges rationnels et intersubjectifs permettent précisément l’existence ou la 274
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Paris, Fayard. 1995, p. 563.
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modification de croyances, de représentations et, pour aller plus loin, des institutions qui vont permettre de les incarner : « Bien des actions et des croyances de l’acteur social sont par vocation publiques. (…) Si je crois que ‘X est bon’, que ‘X est juste’, ou que ‘X est vrai’, je ne peux voir dans ces énoncés le produit de ma fantaisie personnelle. Je dois être convaincu que ma croyance est fondée dans le fait que X est effectivement bon, juste ou, selon les cas, vrai. (…) Ce caractère, qu’on peut qualifier de ‘transsubjectif’, des croyances normatives et des croyances positives – de celles qui me concernent ici du moins – implique que le sujet les perçoive comme fondées sur des raisons communicables et valides. (…) Bien entendu, cela ne veut dire ni que le sujet ne puisse se tromper, ni que l’installation de valeurs fausses ou d’erreurs soit un événement social impossible. » 275 L’interpénétration de toute action sociale et de tout discours est donc basée tout simplement sur la capacité ontologique de l’être humain à raisonner. En considérant les individus comme des êtres sociaux doués de raison, la circulation du sens, des représentations, le partage des interprétations et la diffusion de résistances devient parfaitement compréhensible, et rend totalement inopérant le concept de culture en tant qu’outil simplificateur, réductionniste et essentialisant. De surcroît, le concept de culture risque de produire l’utilisation de la tolérance comme seul agent de rapport à l’autre, dans la mesure où ce concept procède d’une reconnaissance a minima d’autrui en tant que simple représentant de l’espèce humaine, sans aucunement favoriser l’éthique de l’intersubjectivité rationnelle que la transmission de sens et l’approche dialogique des seuils doivent permettre. Pour Anne Phillips, précisément, il convient de ne pas confondre injustement tolérance et reconnaissance : « Those who have agreed to tolerate may feel themselves absolved from any further moves towards better understanding ; and since majority groups rarely conceive of 275
Raymond Boudon, op. cit., p. 560/561.
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themselves as requiring equal doses of tolerance from the minority, they may come to wear their toleration as an additional badge of superiority. The alternative strategy (…) has looked towards recognition rather than tolerance. » 276 Pour Phillips, cette définition de la tolérance comme simple achat de quiétude éthique à moindre frais doit impérativement être abandonnée, dans la mesure où elle ne permet pas la mise en place d’une réelle politique de la reconnaissance. De notre point de vue, précisément, le concept de tolérance est précisément le pendant relationnel du concept essentialiste de culture, dans la mesure où si tout se vaut et que rien ne peut être évalué à l’aune d’une culture différente, il ne reste plus que la tolérance comme outil minimal de juxtaposition des différences et d’ignorance des particularités, quand bien même celles-ci seraient intelligentes et riches ou, au contraire, ivres de cruauté et d’atteinte à la dignité humaine. Bien sûr, l’intersubjectivité rationnelle ne peut faire l’économie d’autres types de principes, comme par exemple la légitimité reconnue d’un acteur, dans une situation sociale donnée, à pouvoir produire certaines formes de discours ou d’actions, mais elle permet en tout état de cause l’ouverture des sens, de la cognition et des émotions au monde et aux autres. De surcroît, l’intersubjectivité rationnelle doit également permettre d’éviter les discriminations, ou au moins d’en extraire toutes les raisons cachées afin de pouvoir entamer un mouvement vers leur atténuation, puis vers leur disparition. En postulant en effet l’autre et son ancrage sociétal comme égal au nôtre, nous pouvons alors construire une éthique de la justice et de l’équité qui est basée sur la reconnaissance de la légitimité des expériences humaines, des émotions qui les animent, mais également de la capacité humaine à pouvoir raisonner et donner du 276
Anne Phillips, Which equalities matter ?. Oxford, Blackwell. 1999, p. 28 ; « Ceux qui acceptent de tolérer risquent de se sentir exempts de tout pas supplémentaire vers une meilleure compréhension ; et comme les groupes majoritaires s’imaginent rarement comme ayant besoin d’une dose de tolérance équivalente de la part des minorités, ils peuvent être tentés d’afficher leur tolérance comme un marqueur de supériorité supplémentaire. La stratégie alternative (…) se dirige plutôt vers la reconnaissance que vers la tolérance », notre traduction.
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sens au monde qui l’entoure et à la trajectoire biographique qu’il co-construit. Ce faisant, la rationalité comme capacité d’intersubjectivité, soit d’échanges entre des sujets égaux, permet de procéder à des échanges d’évaluations et de représentations à propos de comportements, de discours et de valeurs nécessaires à l’organisation éthique d’une société et à la manière dont ces éléments devront être ordonnés, en respectant le double principe de commune humanité et de diverses diversités. Cela ne signifiera jamais, par exemple, que tout se vaut, mais plutôt que l’expérience des individus et des groupes d’individus ne doit pas prévaloir à l’établissement d’un rapport intellectuel, sensible et esthétique entre individus, qui doivent leur permettre de dépasser ensemble les limites de leurs récits afin de tisser de nouveaux liens et d’écrire ensemble de nouvelles histoires. Un tel projet implique ce que Keating nomme l’ouverture crue : « Listening with raw openness begins with the belief in our interrelatedness and with the subsequent willingness to posit and seek commonalities – defined not as sameness but as intertwined differences and possible points of connection. » 277
Pour ce faire, il devient alors impératif de partager nos capacités d’évaluation et d’interprétation, et de pouvoir se mettre d’accord sur ce que nous considérons être la base de la dignité humaine dans son ontologique intégrité, sans simplement tolérer ou accepter un comportement qui y porterait atteinte, tout simplement parce que ce comportement relèverait d’une tradition particulière, ou que sa simple présence serait une preuve d’humanité qu’il faudrait conserver, voire encenser. Nous pensons que l’intelligence explosive et radieuse constituée par nos capacités à créer, nous 277
AnaLouise Keating, Transformation now. Chicago, University of Illinois Press. 2013, p. 52 ; “Ecouter dans un esprit d’ouverture crue commence avec la croyance dans notre inter-corrélation et, pas conséquent, dans l’enthousiasme de postuler et de rechercher des points communs, définis non pas comme une uniformité mais comme des différences entremêlées et des points possibles de connexion”, notre traduction.
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positionner, ordonner, remettre en question et reconstruire notre monde social doit nous permettre de considérer les différences non pas comme des entités incommensurables et d’égale valeur aveugle, mais comme des excroissances d’humanités sur la base desquelles il est possible de mettre en œuvre un dialogue sain et fructueux en vue de reconnaître la richesse des diverses diversités, dans la mesure où celles-ci ne portent pas atteinte précisément à la commune humanité – tout comme la commune humanité, dans le cas d’un universalisme par trop radical, porte elle aussi atteinte à l’expression des diverses diversités.
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Épilogue Le lecteur attentif du présent ouvrage aura compris que ce dernier n’a ni pour objectif de nier l’existence des différences et des particularités, ni de défendre la présence d’un ordre universel qui serait fondamentalement vrai et qui devrait prévaloir, voire s’imposer, par rapport aux façons de vivre des uns et des autres. Sans verser dans une sorte de radicalisme universaliste qui induirait un totalitarisme monolithique de la nature sociale de l’être humain, nous avons également voulu souligner les dangers d’une autre forme de totalitarisme, celui de la fragmentation multiple qui opposerait à l’infiniment grand l’infiniment petit, et qui n’aurait pour effet que de juxtaposer les diverses diversités de la commune humanité en les définissant comme des essences incommensurables, inatteignables et intransmissibles. Avec un tel extrémisme relativiste, on peut se demander comment font les individus qui auraient hérité de plusieurs origines et influences culturelles ; dans la mesure où celles-ci seraient vouées à échanger petitement sans jamais se comprendre, donc sans jamais dialoguer, cela donnerait des structures psychologiques pour le moins instables et torturées, et donc dangereuses pour les ensembles sociétaux en tant qu’entités distinctes. En s’érigeant contre un totalitarisme universaliste d’une pensée qui, sous couvert d’humanisme, a eu tendance à classer les sociétés entre elles et à provoquer une certaine forme de racisme, la culture n’a fait que consolider ce racisme d’un nouvel âge en lui apposant un contraire fondateur, une sorte d’acceptation totalitaire, radicale et aveugle de la différence comme donnée brute et essentielle, qui éclatent les sociétés en des univers si singuliers qu’ils n’ont ni équivalents, ni capacités de traduction dans d’autres univers. En explosant le réel en des multitudes données comme intrinsèquement homogènes et intransmissibles, le racisme du totalitarisme universaliste s’est déversé jusque dans les ridules du culturalisme essentialiste, intimant ainsi aux tenants d’une « culture » l’ordre de se conformer au tout homogène dont ils sont supposés être les ressortissants, sous peine de discrimination et d’exclusion, et sans même leur donner la possibilité de la remise en question ou de la critique. Pour nous, le projet est simple : réenchanter l’humanité en ce
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qu’elle a d’ontologiquement commun et d’ontologiquement divers, réenchanter le rapport au monde, aux autres, à notre environnement social, à nos institutions, à nos représentations, à nos discours, à nos émotions, à nos habitudes cognitives et à nos jugements, en acceptant que ces rapports puissent être à la fois générateurs de succès et d’erreurs, mais en les définissant comme capables de mettre en lumière toutes les formes de génies dont nous sommes capables, loin de nos contraintes originelles, afin que nous soyons tous en mesure de nous projeter au-delà de ce qui nous enchaîne au monde, pour pouvoir créer. L’être humain est toujours capable de créer, remettre en question, définir et redéfinir des esthétiques, enchanter du sens pour donner corps à un ensemble de faits objectifs arides, et laisser émerger, à travers toutes les relations affectives et professionnelles qu’il tisse, de nouveaux univers collectifs, partagés, susceptibles de donner naissance à des ordres, des organisations et des institutions qu’il faudra sans cesse réinventer, évaluer et critiquer. Les répercussions sociales et politiques sont nombreuses, dans la mesure où marier raison et reconnaissance permet de redonner de la saveur aux relations humaines, et à leur situation dans la société. Ceci permet également de jeter une lumière différente sur l’Histoire, dans la mesure où celle-ci, en tant que discipline dont nous ne sommes évidemment pas spécialistes, repose précisément sur un ensemble de faits historiques racontés, et donc de récits qui se croisent pour donner une représentation de la manière dont l’être humain n’a cessa de réinventer ses sociétés et ses univers en fonction non seulement de facteurs écologiques et économiques, mais également en fonction de sa capacité de création qui a permis la lente et persistante évolution de notre espèce vers le monde que nous connaissons aujourd’hui, et qui sera encore fort différent d’ici une centaine d’années. Quand bien même l’être humain ne naît pas libre et vient au monde en étant déjà relié à des toiles de récits qui lui permettent de reconstruire du sens de façon commode, il dispose de cette capacité ontologique de création, en tant que nouvel individu d’une même espèce, qui lui est conférée en vertu de sa singularité, de sa situation particulière dans toutes les toiles de récits proposés par le monde, et de ses désirs de pouvoir à tout moment répondre ou échapper aux impératifs qui lui sont donnés. 293
En ce sens, les grammaires naturelle, publique et du réalisme proposées par Lemieux sont autant de forces qui auront un poids plus ou moins percussif en fonction de la situation actancielle dans laquelle sera plongé l’individu ; en dernier ressort, c’est bien lui qui décide quel poids donner à chacune de ces grammaires, tout en habillant son action d’une coloration esthétique qui lui sera nécessairement singulière. La reconstruction sémiotique de la vie quotidienne qui nous ancre dans un monde dans lequel nous sommes jetés, avec d’autres semblables, est le véritable moteur d’une structure politique qui doit avoir pour seul but de répondre à cette complexité, permettre les changements, et bien sûr assurer à chaque individu une reconnaissance élémentaire, ainsi qu’une assurance de justice qui doit permettre de régir la vie en société. Héritière du dualisme, la culture ne nous laisse le choix qu’entre le chaos et l’ordre, le patriarcat et le féminisme, la civilisation et la barbarie, l’essentialisme et le relativisme, le racisme et la tolérance. En nous proposant un univers pauvre, mensonger et politiquement dangereux, le concept de culture et ses différentes dérives ne répond ni aux défis d’un monde où les échanges se font de manière de plus en plus rapide, immédiate et, osons-le dire, éjaculatoire, ni aux profondes disparités sociales provoquées par la privation d’accès à des structures de développement économique dignes, ni même tout simplement aux besoins des disciplines des sciences humaines et sociales pour décrire dans le détail la fine complexité des univers de références des individus et des groupes d’individus. Nous pensons qu’un monde sans culture doit pouvoir être possible, même si, inévitablement, nous imaginons fort bien que certains lecteurs préfèreront considérer cette proposition avec circonspection, voire avec mépris. Notre position est la suivante : ne laissons pas les habitudes pétrir nos façons de pensée, et ne laissons pas les catégories organiser pour nous le monde que nous souhaitons observer et étudier. Restons ouvert à tout type de théorie qui aurait au moins pour vertu de tenter de remettre en question des ordres établis, dans la mesure où, en sciences plus qu’ailleurs parfois, les ordres établis ont la vie dure et se soumettent rarement au regard attentif d’une critique bienveillante. Gardons en tête le fait que le simple but des sciences humaines et sociales est de se pencher sur la réalité vécue par les hommes, en 294
tant qu’acteurs sociaux, et que pour ce faire, une multitude d’outils et de perspectives peuvent être utilisées. Essayons également de nous extirper de nos habitudes scientifiques et de ne pas les considérer comme des territoires dont nous serions les propriétaires, et qui devraient être défendus coûte que coûte, sous peine que nous perdions une légitimité qu’il n’appartient qu’à nous de réinventer sans cesse. Restons inspirés par les travaux dont nous nous réclamons, mais ne devenons pas les esclaves de dogmes qui, comme le concept de culture, ont prouvé depuis des décennies leur incapacité à répondre à un certain nombre de problématiques capitales qui, pour certaines, ont des conséquences dramatiques réelles, bien loin des simples faits divers. Car en sciences humaines plus qu’ailleurs, penser la complexité doit faire partie de nos principes de base, dans la mesure où la vie humaine n’est jamais réductible à des lois figées, et que l’aléatoire en est une constituante certes peu rassurante (surtout lorsque l’on s’attèle à déceler des régularités ou des lois), mais viscéralement excitante. Un tel constat doit également évacuer les deux tentations qui s’offrent à nous, lorsque l’on se penche sur une évacuation du concept de culture : premièrement, celle d’une sorte de crispation intellectuelle concernant la différence dans ses déclinaisons variables ; deuxièmement, une fascination pour l’étrangeté et l’altérité, comme si tout ce qui était différent était forcément bon par nature. En finir avec le concept de culture, c’est aussi accepter que ce concept a été un leurre habile pour nous détourner des problématiques qu’il contenait, et qui sont directement héritées du concept de race et de ses répercussions pour le moins malheureuses. Abandonner le concept de culture, c’est simplement s’autoriser à repenser totalement les catégorisations en sciences humaines et sociales, et tenter de construire un modèle et une méthodologie d’observation qui répondent à la complexe réalité des interactions humaines, qui sont rendues plus saillantes encore par le monde contemporain. De plus, rendre possible l’évaluation comparative entre les formes sociales et sociétales, c’est aussi rendre enfin hommage à la raison comme capacité ontologique de notre espèce, et cesser de considérer la diversité culturelle avec cette sorte d’hystérie affective qui n’a pour impact politique que d’exciter 295
tous les extrêmes, quels qu’ils soient, sans réellement comprendre ce que cette diversité implique comme difficulté. Mais encore, rendre possible l’évaluation comparative, c’est aussi se permettre à tout moment de redéfinit les contrats sociaux qui nous lient, de rediscuter les valeurs des sociétés que nous voulons voir vivre et évoluer, et cesser de se priver d’hommes politiques visionnaires qui ne peuvent pas proposer des projets de société en étant constamment piégés par un paradoxe insoluble qui s’articulerait autour de deux pôles : le premier serait une sorte d’humanisme à outrance, un peu benêt, considérée comme la propriété exclusive d’une gauche qui aurait pour seule qualité celle d’aimer son prochain et d’en accepter même les défauts les plus répréhensibles ; le second serait une sorte de hiérarchisation des sociétés, dont le fondement serait une vision pauvre et centrée sur ses propres valeurs et habitudes, considérée comme la propriété exclusive d’une droite qui mettrait un accent nombriliste sur des romans nationaux dont elle ignorerait qu’ils ne font que mettre en scène une fiction considérée comme une vérité générale. Des hommes politiques aux simples et élémentaires citoyens, nous sommes totalement capables d’appréhender le monde et la variété sociale sans faire référence à ce concept de culture qui nous empêche de nous pencher précisément sur les valeurs, les pratiques et les discours que nous souhaitons partager, dans un esprit de dialogue et de transparence. Certes, cela implique un réel changement de paradigme, mais également l’acceptation d’ajouter une nouvelle dimension à la perception de la vie quotidienne. Abandonner le concept de culture, c’est aussi accepter sa propre propension à pouvoir être divers à tout moment, et admettre ses diversités comme des preuves de libération progressive de notre être et de création discursive et sémiotique. Constater l’échec culturel, ce n’est pas constater l’échec humaniste, ni même l’échec humain tout court, ni encore l’échec de la reconnaissance et de la justice ; c’est acter l’échec des catégories sociales réductrices, quand bien même elles seraient parfois habillées d’un apparent manteau de fluidité et de complexité qui n’aurait en retour pas les effets escomptés. Accepter l’échec culturel, c’est accepter que les sciences humaines et sociales ont nécessairement des répercussions politiques, non pas au sens de l’engagement aveugle ou du militantisme abêtissant,
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mais au sens où le politique a besoin à la fois de théories holistes et d’observations concrètes et pratiques pour produire des visions.
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