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French Pages 348 [352] Year 2000
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JEAN LACOUTURE
Le témoignage _est un combat Une biographie de Germaine Tillion
ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe
ISBN 2-02-040401-X © Éditions du Seuil, octobre 2000 Le Code de la propriété utilisation collective. Toute procédé que ce soit, sans le une contrefaçon sanctionnée
intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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A la mémoire de Georges Buis et de tous ceux qui ont refusé la capitulation et le recours et à la torture.
Ouvrages de Germaine Tillion Les titres de ces ouvrages seront mentionnés dans les notes sous leur forme abrégée (ici entre parenthèses).
Ravensbrück, ouvrage collectif, Suisse, Éd. de La Baconnière, 1946; nouvelle version augmentée et remaniée, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L'histoire immédiate », 1973;
nouvelle version avec les annexes d’A. Postel-Vinay et S.P. Choumoff, Éd. du Seuil, coll. « Points Histoire », n°236, 1988.
[Toute référence à cet ouvrage se rapporte à la dernière édition, sauf mention contraire.]
L'Algérie en 1957, Paris, Éd. de Minuit, 1957; repris, augmenté et remanié dans L'Afrique bascule vers l'avenir, (L'Afrique bascule.…….),
Éd. de Minuit, 1961.
[Toute référence à cet ouvrage se rapporte à la dernière édition, sauf mention contraire.]
« Première résistance en zone occupée. Du côté du réseau du musée de l’Homme » (Première résistance en zone occupée), in Revue d'histoire de la Seconde Guerre mondiale, n° 30, 1958.
Les Ennemis complémentaires, (Les Ennemis..….), Paris, Éd. de Minuit, 1960; repris et augmenté aux Éd. Tirésias, 1999; nouvelle édition à paraître aux Éd. Tirésias, sous le titre Deux Terrorismes face à face. [Toute référence à cet ouvrage se rapporte à la dernière édition, sauf mention contraire.] Le Harem et les Cousins, (Le Harem.…..), Paris, Éd. du Seuil, coll. « L'histoire immédiate », 1966; ; nouvelle version, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », n°141, 1982.
[Toute référence à cet ouvrage se rapporte à la dernière édition, sauf mention contraire.] La Traversée du mal, (La Traversée...), Entretiens avec Jean Lacouture, Éd. Arléa, 1997.
Il était une fois l’ethnographie, (Il était une fois), Paris, Éd. du Seuil, 2000.
Paris,
Chapitre 1
« .…. Vers un au-delà des frontières »
Au terme d’une déportation de dix-huit mois au bagne hitlérien de Ravensbrück à laquelle elle n’a survécu, dit-elle, que « par hasard et par colère », l’assassinat de sa mère dans une chambre à gaz toute proche de ce camp lui ayant ôté « jusqu’au désir viscéral de survivre », Germaine Tillion rentre à Paris en juillet 1945. De cette « colère », il n’y a rien à dire qui ne soit évident. Mais
le « hasard » ici évoqué est si extravagant qu’on ne peut tarder de l’expliciter. En avril 1945, alors que l’empire nazi s’effondre par pans entiers à l’est comme à l’ouest, Himmler, le maître-bourreau, l’Hadès de l’enfer concentrationnaire, s’avisant qu’il pourrait s’imposer aux Alliés pour succéder à Hitler enterré dans son bunker, choisit pour intermédiaire un responsable de la Croix-Rouge suédoise, le comte Bernadotte, lequel exige en échange de son entremise que lui soient remises 313 survivantes françaises du camp de Ravensbrück. Parmi elles, Germaine Tillion, exténuée mais déjà auréolée
d’un prestige sans égal, et qui sera élue par ses camarades pour les représenter lors des procès à venir. Priée en 1946 par le ministère compétent d'établir l’état des services du réseau qu’elle a, dès l’été 1940, contribué plus que personne à créer, elle choisit de l’intituler « réseau du musée de l’Homme ».
« Musée » ? Rien ne fait moins penser à une sage entreprise de conservation du passé que cette institution bouillonnante que l’on eût
mieux baptisée « maison de l’ Homme ». Surtout depuis qu’elle servait de pivot à une organisation combattante où se croisaient vieux militaires indomptables et jeunes savants progressistes, unis pour
lancer un défi apparemment déraisonnable à cet ordre nazi qui se proclamait « établi pour mille ans ». Si la fondatrice décide alors de donner ce nom collectif au groupe dont elle a coordonné les activités de 1940 à 1942 avant de tomber par traîtrise dans les filets de l’Abwehr (Police militaire allemande),
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EST UN COMBAT
c’est, dit-elle, « par fidélité à une certaine ouverture vers un au-delà
des frontières que symbolisaient des hommes comme Boris Vildé” et Anatole Lewitzky [...] nos premiers fusillés! ». «… Au-delà des frontières », ou bien plus loin : la soif de connaissances de l’espèce humaine en ses très diverses composantes qui, dès l’origine, motive Germaine Tillion ne cessera d’animer sa lucide énergie, son inlassable désir d’interroger, de comprendre, d’expliquer — sinon de justifier — les comportements, du singulier au collectif, du minutieux au planétaire, du préhistorique à l’immédiat, du structurel au turbulent. C’est la violence nue, frénétique, le déferlement nazi de 1940 qui la
projette au cœur de l’histoire cruelle : mais elle le fait en s’arrachant à une longue enquête sur une micro-société montagnarde et seminomade du Sud-Est algérien. Ainsi, avant d’avoir pu remplir la mission qu’elle s’était fixée en choisissant de se faire le témoin minutieux et amical du petit peuple de l’Ahmar Khaddou auprès de la communauté scientifique, Germaine Tillion, combattante par exigence vitale, par refus spontané de l’asservissement, sera aux yeux du monde l’auteur de Ravensbrück, ce livre écrit d’abord pour rendre justice à ses compagnes de captivité — tchèques ou polonaises aussi bien que françaises — qui l’ont, dit-elle, maintenue en vie et sauvée du désespoir, mais surtout pour démonter les rouages du mécanisme d’extermination agencé par les SS qui n’a laissé survivre que quelques-unes d’entre elles. Et enfin pour savoir, pour « comprendre » et faire Savoir. Ayant ainsi déchiffré les mobiles, en tout cas dévoilé les pro-
cédures de l’assassinat collectif, elle pourrait se consacrer enfin à l’enquête sociale et culturelle qui est sa raison d’être, quand la violence la happe à nouveau — en Algérie. Là où la « clochardisation » des masses rurales déchiquetées par la guerre envenime l’affrontement, elle s’interpose entre deux terrorismes qui se nourrissent l’un de l’autre, en forme de tragédie. Ainsi est-ce à travers les explosions de la violence, d’abord industrialisée, puis hagarde, que Germaine
Tillion aura accompli sa longue marche en quête de la connaissance. *k
* Boris Vildé était né en 1908 à Saint-Pétersbourg d’une famille d’origine partiellement balte — d’où l'installation, en 1917, de la famille en Estonie où le nom s’orthographie avec un « W » (tel le philosophe Édouard Wildé). 1. La Traversée..…., p. 56.
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« .… VERS UN AU-DELÀ
DES FRONTIÈRES »
Voici, à la fin des années vingt, une jeune fille impatiente de déchiffrer les énigmes du monde. Elle est issue d’une famille d’intellectuels provinciaux installés à Saint-Maur, 40, avenue du GrandChêne, dans le parc, famille dont la relative aisance matérielle lui
donne la possibilité de s’orienter sereinement. Elle cherche sa voie, qui passe, en tout état de cause, par l’université. La psychologie, qu’elle a étudiée d’abord ? L’égyptologie, qui la séduit toujours ? La préhistoire, qu’enseigne le pittoresque abbé Breuil ? L'histoire des religions ? Celle des Celtes ? C’est l’ethnographie qui lui paraît conduire à la plus intime connaissance de la société humaine. Nous verrons que ce choix doit beaucoup au rayonnement de maîtres exceptionnels. Mais il est d’abord le sien, celui qui consiste à passer par l’enquête spécifique pour déboucher sur la connaissance globale. Qui est-elle, pour se donner la mission de mesurer les contradictions
et de découvrir la complémentarité des groupes sociaux et des cultures, de découvrir ce par quoi elles se disloquent ou se perpétuent en s’alliant, se dissolvent pour renaître ou disparaître ? Et d’abord, d’où vient-elle ? Elle est née le 30 mai 1907 à Allègre“, chef-lieu du canton de la Haute-Loire, entre Le Puy et La Chaise-Dieu, sur une terre imbibée de spiritualité chrétienne. Érigé à 1 000 mètres d’altitude, au cœur du
plateau boisé que dominent les monts du Forez et du Velay, c’est un bourg que surplombent les ruines d’un château médiéval. Au centre, une belle place ceinturée de maisons-fortes du XV* siècle. Son père, Lucien Tillion, originaire du Charolais, y exerce le métier de magistrat, pas très loin du foyer originel de la famille maternelle,
Alleuze, dans le Cantal. Père bourguignon, mère auvergnate : elle a pu prendre conscience très vite de ce que répétera sans se lasser son ami Fernand Braudel : « la France se nomme diversité », et « jusqu’à
l’extravagance »!. Synthèse vivante des pays d’oc et d’oïl, d’un âpre midi escarpé et des grasses terres à pâturages du Charolaïs, elle abordera le monde antithétique — et d’abord l’Aurès algérien et les multiples langages qui changent d’une vallée à l’autre — avec une conscience très aiguë des vertus positives de la contradiction, ayant appris de * Les indigènes sont dits les « Allégras ». 1. Fernand Braudel, L'Identité française, Paris, Arthaud, 1986, p. 27-28.
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son maître Marcel Mauss la valeur créatrice du « don » et des réciprocités qu’il appelle. Très vite, elle saura que la vérité, fragment par fragment, lambeau après lambeau, se dégage de l’enquête, que celle-ci est par essence un échange, et que le différent est riche sur-
tout par ce qu’il a, ici et là, de semblable — coutume familiale ou rituel mortuaire. Bourguignonne d’Auvergne, elle trouvera sa voie vers la djemaa, la palabre institutionnalisée des confins sahariens, par un constant tricotage entre mythes et pratiques d’ici et de là, par les échos et les dissonances entre les livres sacrés qui inspirent les conduites de part et d’autre de la Méditerranée, de la mosquée de Batna à l’église d’Allègre. Dans les pratiques, parfois même les motivations et les calculs des paysans muletiers de l’Ahmar Khaddou, elle retrouvera souvent, de 1934 à 1939, des souvenirs d’enfance : habitats, troupeaux, rituels,
ruses, relations avec le « saint » local que l’on dit ailleurs « marabout », suppliques pour la pluie, malédictions diverses, joies communes et congratulations organisées.
Cussac est le patronyme de sa mère Émilie. Famille de bourgeois terriens où l’on met encore en pratique le droit d’aînesse. Si les aînés prennent en charge les champs et les troupeaux, les cadets — c’est le cas du grand-père de Germaine — se font volontiers notaires ;métier qui peut procurer, on le sait, une certaine aisance ou quelques avantages. L'un d’eux fait assez bien prospérer son étude pour acquérir plusieurs immeubles à Clermont-Ferrand — ce qui aura, nous le verrons, son importance. Ces terriens sont catholiques, avec ardeur, mais sans intolérance. Prescriptions, cérémonies, références venues de la sacristie vont scander l’enfance de Germaine et celle de sa sœur Françoise, née deux ans plus tard. Ce sont aussi des patriotes déclarés : M. Cussac
aime à rappeler qu’il a combattu les Prussiens en 1870, et donne à lire autour de lui les livres de Hansi, l’Alsacien qui s’est fait le chantre du retour de la province à la France. Le berceau de famille est Alleuze, sévère village cantalou proche de Saint-Flour et du viaduc de Garabit, surmonté d’un château farouche. Les Cussac sont exactement ce qu’on appelle des notables locaux. Ecoutons Germaine :
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JEAN LACOUTURE
Le témoignage est un combat Une biographie de Germaine Tillion
Parce que le siécle qui s’achève fut plus qu'aucun autre lardé de crimes collectifs, il lui faut des témoins. Et parce que l’imposture, soudée au crime, lui a survécu, il importe que ces témoins soient, par l'expérience, la culture, le désintéressement et le courage, dignes de foi. En voici un, qui étudie depuis bientôt quatre-vingt-treize ans les fureurs du temps, en éprouve sur elle les effets, et sait, de chaque épreuve affrontée, nourrir ses analyses du mal à venir. Des vices du régime colonial aux horreurs du système concentrationnaire, et de la pratique de la torture à l’usage du terrorisme ou de l’esclavage, elle a su éclairer l’une par l’autre les atteintes faites au genre humain, et créer une science de l’épreuve. C'est pourquoi Jean Lacouture, qui la connaît, l’interroge et l’admire depuis plus de quarante ans, a voulu écrire la vie de Germaine Tillion, ethnographe, résistante de 1940, déportée à Ravensbrück, sociologue du nazisme, interlocutrice des combattants algériens, ennemie de la torture, avocate de l'émancipation de la femme méditerranéenne — vie qui manifeste à grands périls courus que tout témoignage est un combat, avec l’autre et pour l'Autre.
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