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French Pages 384 [388] Year 2007
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LE SIÈCLE DE -GERMAINÉ TILLION
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Textes réunis par Tzvetan Todorov
Le siècle de Germaine Tillion
Éditions du Seuil 27, rue Jacob, Paris VIe
ISBN 978-2-02-095194-4 © Éditions du Seuil, octobre 2007 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Germaine Tillion a cent ans
Pour trouver son chemin dans la vie, on a besoin non seulement de grands principes ou de préceptes vertueux mais aussi de figures exemplaires que l’on puisse admirer et transformer en source d’inspiration. Le xx° siècle, qui aura vu la réalisation d’exploits technologiques insoupçonnables et d’actes de barbarie inimaginables, nous laisse aussi en héritage l’image de quelques individus dignès de jouer ce rôle. Parmi eux, en France, une place d’honneur est tenue par Germaine Tillion,
qui fête ses cent ans en 2007. Ce qui distingue d’abord cette grande dame est qu’elle se soit engagée avec autant de succès dans l’action publique que dans le travail de connaissance. Du côté de l’action : elle a été l’une des premières résistantes à l’occupation allemande en 1940, l’une des plus tenaces parmi les déportées de Ravensbrück, l’une des militantes les plus opiniâtres contre les camps toujours en activité après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’une des
responsables ayant su venir en aide à la population algérienne réduite à la misère, l’une des intervenantes les plus actives contre les effets désastreux de la guerre d’Algérie (attentats aveugles, torture, peine capitale). Du côté de la connaissance : elle fait partie des historiens les plus lucides de la déportation et des camps nazis, et des ethnologues les plus novateurs du siècle. Ces deux facettes de sa personnalité ne sont pas simplement juxtaposées,
TZVETAN
TODOROV
et en cela Tillion est tout à fait exceptionnelle : son travail de connaissance se nourrit directement de ses expériences vécues, et les résultats de ce travail la conduisent à de nouvelles interventions dans le monde. Elle-même transforme sa mémoire en histoire et ses rencontres sur le terrain en théories ethnologiques, avant de mettre le savoir ainsi acquis au service d’un combat pour la dignité de tous les hommes et de toutes les femmes de la Terre. Tillion aura placé sa vie sous le signe de la recherche du vrai et du juste. Le souci de la vérité vient en tête, dès les années
trente du xx° siècle, lorsqu'elle s’immerge dans l’univers des Berbères algériens de l’Aurès et tente d’en produire une «étude totale », portant aussi bien sur leur culture matérielle et leur système de parenté que sur ce qu’elle appelle «les lourdes chevelures d’idéologie ». Son exigence initiale est celle d’une scrupuleuse fidélité à ce qu’elle observe. «Je répète dans ce paragraphe ce qu’ils ont dit à ce sujet, mais je ne suis pas sûre que ce soit exact», écrit-elle de façon caractéristique dans son tout premier article, publié en 1938. Lorsque, en 1941, elle se trouve engagée dans la Résistance et qu’elle doit rédiger des tracts clandestins, c’est encore l’exigence de vérité qui guide son action : il faut combattre l’ennemi, certes, mais cela ne nous autorise pas, même en cette situation extrême, à proférer des mensonges. «Car notre patrie ne nous est chère qu’à la condition de ne pas devoir lui sacrifier la vérité. » Quelques années plus tard, Tillion fait un pas de plus : la recherche de la vérité doit être encadrée et orientée par celle de la justice. La raison en est la complexité du monde : une description peut être à la fois vraie (tel fait a réellement eu lieu) et injuste — si par exemple elle passe sous silence d’autres facettes des mêmes faits, ou d’autres faits proches mais pourvus d’une signification différente. Le monde humain est imprégné de valeurs, on ne peut le connaître sans aussi le juger. Le juste n’exige pas de renoncer au vrai, mais assigne à celui-ci une
place et lui donne un sens. L’engagement de Tillion pour la justice a ceci de particulier qu’il ne se réduit jamais à un intérêt
GERMAINE
TILLION
A CENT
ANS
partisan; elle milite non pour des partis mais pour des causes. «Je pense, de toutes mes forces, que la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique.» Ne serait-ce pas là le secret de ce trait frappant de sa biographie : au cours de son existence, elle semble n’avoir jamais fait un mauvais choix politique ? Savante et militante à la fois, Tillion se distingue cependant
de l’image que nous nous faisons habituellement de l’un ou l’autre rôle. La raison en est sans doute son goût du détail concret et son attachement aux personnes individuelles. Pendant que ses collègues historiens ou anthropologues élaborent de vastes synthèses, échafaudent des constructions théoriques brillantes qui séduisent leurs nombreux lecteurs, elle s’attache à décrire systématiquement (mais cela veut dire aussi : profondément) un camp de concentration particulier, Ravensbrück; à creuser une question liée au quotidien le plus prosaïque, celle de l’enfermement des femmes dans la zone méditerranéenne. Pendant que les intellectuels parisiens font des déclarations fracassantes sur la nécessaire libération des peuples, elle se contente de faciliter l’alphabétisatfon des musulmans adultes illettrés ou de les aider à se nourrir ; de sauver la vie de quelques centaines d'individus menacés de torture et d’exécution dans les casernes d’Alger ; plus tard, d’introduire dans les prisons françaises le droit des détenus à étudier. À Ravensbrück, déjà, elle intervient
de la façon la plus concrète qui soit, en faisant rire ses compagnes de détresse grâce au miroir déformant qu’elle offre à leurs mésaventures partagées : son incroyable «opérette-revue » Le Verfiügbar aux Enfers.
En s’engageant dans la profession d’ethnologue, Tillion fait sien le postulat de l’unité de l’espèce humaine : les actes accomplis peuvent mériter éloge ou blâme, mais les êtres humains, eux, ne sont ni inférieurs ni supérieurs les uns aux autres. Son destin illustre une autre unité, celle de ses interventions tout
au long de sa vie : malgré leur très grande variété, toutes participent d’une même idée de l’humanité. Si l’on ajoute à cela qu’elle n’a jamais voulu se donner en exemple aux autres ni leur
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faire la morale, qu’elle a su ne jamais prendre trop au sérieux les conventions de la vie publique, qu’elle a trouvé le moyen de faire face à l’adversité en plaisantant et même en chantant, on comprendra qu’elle est bien l’un des personnages les plus lumineux du sombre siècle qui vient de se terminer. C’est pour honorer Germaine Tillion, à l’occasion de son centième anniversaire, que nous avons voulu constituer le présent volume. Il comporte trois types de contributions. Le premier est celui des études et des hommages écrits par des auteurs divers, français et étrangers, et portant sur le destin et l’œuvre de la centenaire ; certains ont déjà été publiés, d’autres ont été écrits spécialement pour ce recueil. Le second est formé de textes de Tillion elle-même, qui n’avaient pas encore été repris en volume : ils vont des documents concernant sa thèse rédigée dans les années trente jusqu’aux entretiens accordés en 2002. Enfin, plusieurs contributions documentaires complètent le volume : une notice biographique, une bibliographie et une liste des films documentaires auxquels elle a participé. Le tout constituant un cadeau d’anniversaire offert à cette femme simple, à ce personnage hors normes, Germaine Tillion. Tzvetan Todorov
Notice biographique Nelly Forget et Nancy Wood
GERMAINE TILLION est née le 30 mai 1907 à Allègre, bourg de la Haute-Loire proche du Puy-en-Velay. Son père, Lucien Tillion, y est juge de paix. D'origine bourguignonne, il a vécu à Clermont-Ferrand où son père est magistrat. Émilie Cussac, la mère de Germaine, appartient à une famille de notables du Cantal et son père est établi notaire, à Clermont-Ferrand égale-
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Germaine et sa sœur Françoise (née en 1909) sont élevées
dans ce milieu de bourgeoisie provinciale épris de culture où se conjuguent deux traditions : le catholicisme et le républicanisme. La lecture et la musique tiennent une grande place au foyer d’Émilie et de Lucien Tillion, tous deux instrumentistes,
et qui entreprennent par ailleurs l’écriture de guides culturels. Le père est aussi passionné de photographie. Germaine commence sa scolarité à Allègre, la poursuit à Clermont-Ferrand, en internat, puis en fégion parisienne quand ses parents s’installent à Saint-Maur en 1922. Son père meurt d’une pneumorrie alors qu’elle n’a pas encore dix-huit ans. Sa mère, pour subvenir aux besoins de la famille, poursuit chez Hachette le travail entrepris en collaboration avec son mari : la 1. Les auteurs remercient Julien Blanc, Mathilde de Lataillaide et Anise
Postel-Vinay pour leurs précisions inestimables. 11
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publication, dans les Guides Bleus, d’une collection sur «Les Régions de France » et sur «Les Pays d'Europe». Elle incite ses deux filles à poursuivre leurs études tout en respectant leur choix : Françoise s’inscrira à Sciences Po ;Germaine commence par l’archéologie, la préhistoire et l’histoire de l’art à l’École du Louvre, en suivant parallèlement, en Sorbonne et à l’École pra-
tique des hautes études, les cours de Jean Marx sur les études celtiques et en lisant avec passion les ouvrages d’Arnold Van Gennep sur le folklore français. Elle aide sa mère aux Guides Bleus. Elle nage et pratique le canoë. Elle voyage : brèves incursions aux Pays-Bas et en Allemagne, en 1930 et 1931, avant de séjourner cinq mois en Prusse-Orientale au cours de l’hiver 1932-1933. Dans le milieu universitaire où elle est accueillie, ellé prend conscience de la
popularité grandissante d’Hitler et de la montée du nazisme. Au cours de ses études elle a découvert Marcel Mauss et suivi ses cours au Collège de France et à l’Institut d’ethnologie dont elle est diplômée en 1932. Elle est en particulier attirée par son enseignement sur l’histoire des religions, thème qui la conduira plus tard à entrer en relation avec Louis Massignon, lequel deviendra son directeur de thèse et un arhi proche pour la vie. En 1934, Mauss recommande Tillion à l’Institut international des langues et civilisations africaines, basé à Londres, pour une
mission de recherches ethnographiques dans les Aurès, région montagneuse à l’Est de l’ Algérie, où vivent des tribus berbères, les Chaouïas. L’autre chercheur recruté pour cette mission est aussi une femme : Thérèse Rivière, responsable du département «Afrique blanche et Levant» au Musée d’ethnographie du Trocadéro (MET), l’ancêtre du futur Musée de l’homme. Thérèse
est la sœur de Georges-Henri Rivière, sous-directeur de ce musée que dirige le D' Paul Rivet. Tillion et Rivière s’embarquent pour l’ Algérie en décembre 1934. Elles font étape à Alger — où les deux «exploratrices » ont droit aux honneurs de la presse — puis, avec un matériel imposant, s’acheminent vers les Aurès où, après les visites
d’usage et quelques parcours en commun, elles s’installent cha12
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cune de leur côté pour mener des recherches indépendantes et complémentaires : Rivière se consacrera à la culture matérielle chaouïa, Tillion au système de parenté, aux mythes et à la vie sociale d’une tribu, les Ah-Abderrahman. Tillion installe son campement à Kebach, hameau du massif de |’Ahmar Khaddou,
dans le douar de Tadjemout, le plus pauvre et le plus isolé de tous les douars de l’Aurès, à quatorze heures de cheval du premier centre, Arris. Tandis qu’elle recueille mythes et légendes, généalogies et structures de parenté, Tillion suit dans ses déplacements saisonniers ce peuple semi-nomade qui, en hiver (les années pluvieuses), met en culture les piémonts du Sahara, se retire en été sur les estives de haute montagne et, le reste de l’année, réside
au village près de sa guelaâ — grenier collectif fortifié. En compagnie de Rivière, elle assiste aux cérémonies de mariage et de circoncision et suit le pèlerinage qui, chaque été, sous la conduite des mçamda (hommes pieux reconnus pour arbitres et intercesseurs), chemine sur deux cents kilomètres jusqu’à la montagne du Djebel Bous. Les deux jeunes femntès rentrent à Paris au printemps 1937 — Rivière pour reprendre son poste au Musée d’ethnographie et
Tillion pour mettre en train mémoire et thèses à partir du matériel collecté, tout en perfectionnant son apprentissage du berbère auprès du linguiste Émile Destaing, professeur à l’École nationale des langues orientales (aujourd’hui INALLO). Ses travaux sont suivis par Marcel Mauss et par Louis Massignon, dont elle fait connaissance à cette période et dont elle suit les cours. Elle rédige un premier article qui sera publié en 1938 par la revue Africa et obtient en 1939 le diplôme des Hautes Études consacré à La Morphologie d’une république berbère : les Ah-Abderrah-
man transhumänts de l’Aurès méridional. L'étude exhaustive des institutions de cette tribu et de chacune des familles qui la composent est le sujet de la thèse principale qu’elle projette de présenter en Sorbonne, la thèse complémentaire étant consacrée à
l’étude analytique de l’ensemble des tribus du pays chaouïa. Elle réside toujours à Saint-Maur avec sa mère et sa grand-mère ; sa 13
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sœur Françoise s’est mariée et s’est installée en Indochine où naîtra sa première fille (surnommée Kouri) avant Émilie, la
seconde. C’est le pseudonyme de Kouri qu’adoptera Tillion pour elle-même quelques années plus tard, quand elle sera incarcérée à la prison de la Santé, à Paris, et jusqu’à présent elle reste Kouri pour ses camarades de captivité. Au début d’août 1939, elle repart dans les Aurès compléter sa documentation ; deux missions consécutives lui sont accordées, cette fois-ci, par le CNRS
où elle vient d’être admise. Elle quitte |’Aurès fin mai 1940, sans rien savoir des épisodes catastrophiques de la guerre en France; elle les découvre à chacune des étapes de son voyage de retour et arrive à Paris le 9 juin, cinq jours avant l’entrée des troupes allemandes à Paris. Elle est sur les routes de l’exode," fuyant avec sa famille l’avance de l’armée allemande, quand, le 17 juin, elle entend à la
radio le maréchal Pétain annoncer la demande d’armistice. Elle rejette immédiatement l’idée de capitulation. Lorsqu'elle retourne à Paris, fin juin, elle cherche le contact avec des personnes qui
partagent le même état d’esprit; très vite, elle entre en relation avec un colonel en retraite, Paul Hauet, qui est en train d’organiser des actions de résistance sous couvert d’une association d’aide aux prisonniers de guerre, l’Union nationale des combat-
tants coloniaux (UNCC). Avec le colonel Hauet, elle met en route une assistance (colis
et courrier) aux prisonniers de guerre originaires des colonies françaises, qu’ils soient détenus en France ou en Allemagne; elle aide aussi à organiser leur évasion et celle d’autres prisonniers de guerre. Le groupe Tillion-Hauet élargit le champ de ses activités de résistance et de ses contacts, notamment avec un spécialiste du renseignement, Maurice Dutheil de La Rochère, colonel en retraite lui aussi. C’est Tillion qui établit la liaison avec le groupe de résistance du Musée de l’homme, dont elle a appris l’existence par son amie, Yvonne Oddon, bibliothécaire du Musée. Boris Vildé en est le responsable. Ce personnage charismatique, Russe émigré naturalisé en 1936, est assisté par Anatole Lewitsky, lui aussi émigré de Russie et élève de Marcel 14
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Mauss. Paul Rivet leur assure un discret soutien matériel et moral. Oddon, Vildé et Lewitsky ont été rejoints par des écrivains et des conservateurs
de musée
Cassou, Marcel Abraham,
Claude Aveline et, plus tard, Jean
: Agnès Humbert, Jean
Paulhan. Fin 1940, ce groupe élargi se charge, entre autres activités, de rédiger, publier et diffuser un journal clandestin qu’ils intitulent Résistance. Cinq numéros sortiront, dont le dernier, publié après l’arrestation de la plupart de ses rédacteurs, sera préparé par Pierre Brossolette. Cétte publication est aujourd’hui considérée comme l’expression la plus authentique du refus à la fois viscéral et de principe qui a caractérisé les «résistants de la première heure ». En même temps que la liaison Hauet-Vildé-La Rochère donne naissance à un noyau dur opérationnel, un réseau plus large prend forme, à partir des contacts avec d’autres groupes opérant ailleurs en France dans le même esprit, selon un processus que plus tard Tillion comparera à une cristallisation. « Véritable “tête chercheuse” de cette première Résistance, bien introduite dans des milieux variés, Tillion joue un rôle essentiel d’interface et d’échangeur, mettant en retation les uns avec les autres, cherchant
toujours à venir en aide à ceux qui sont en danger», écrit Julien Blanc!. En 1946, Tillion sera nommée
«liquidatrice nationale »
chargée d’authentifier le statut de tous les résistants qui avaient fait partie de ce réseau auquel elle donnera le nom de «réseau du Musée de l’homme-Hauet-Vildé », en hommage aux premiers fusillés et aux valeurs humanistes que ce groupe incarne à ses
yeux, bien que, sur les plus de trois cents membres qu’il compte, seule une petite poignée ait appartenu au Musée de l’homme. Le réseau est démantelé très rapidement, avec des consé-
quences tragiques. En février 1941, la trahison de deux employés du Musée entraîne l’arrestation de Lewitsky et d’Oddon; une
descente de police chez les diffuseurs de Résistance révèle le
1. Julien Blanc, article «Germaine Tillion», in Dictionnaire Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 531-532.
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de la
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nom de plusieurs affiliés à Paris et en province. Mais, à lui seul, le traître Albert Gaveau, qui avait infiltré le réseau en devenant un des agents de liaison de Vildé, provoque les plus graves dégâts. En mars puis avril 1941, sont arrêtés Vildé, Humbert et d’autres agents du réseau, notamment le photographe Pierre Walter et, dans le groupe de Béthune, Sylvette Leleu et René Sénéchal. En février 1942, dix-neuf membres sont jugés pour propagande anti-allemande, espionnage et intelligence avec l’ennemi. Tillion, qui avait échappé à la vague d’arrestations, cherche le moyen d’obtenir la grâce des dix qui ont été condamnés à mort ;en vain. Sept d’entre eux sont fusillés au mont Valérien le 23 février 1942. Les six mois suivants, Tillion, une des rares responsables encore en liberté, maintient seule avec Paul
Hauet le pilotage des activités de l’'UNCC et élargit les contacts à d’autres groupes (Valmy, «Ceux de la Résistance », FranceLiberté et le réseau anglais Gloria-SMH). À son tour, elle est arrêtée, le 13 août 1942, vendue par un autre traître, un prêtre, l’abbé Robert Alesch, qui, au rendez-
vous fixé pour une remise de documents, la livre aux mains du contre-espionnage allemand, l’ Abwehr. Elle passe deux mois à la prison de la Santé, avant d’être transférée à Fresnes où elle restera un an. Arrêté en même
temps qu’elle, «Gilbert T. »,
terrorisé à la perspective d’être torturé, a livré spontanément un nom qu’ignorait Alesch bien qu’il s’agisse d’une résistante active — celui d’Émilie Tillion, la mère de Germaine. Elle est
arrêtée le même jour que sa fille; internée à la Santé, puis à Fresnes jusqu’au 18 août 1943, elle est alors envoyée au fort de Romainville, puis au camp de Compiègne, d’où elle partira en déportation pour Ravensbrück le 31 janvier 1944. Le 21 octobre 1943, Tillion est avertie par une gardienne de se préparer à partir de Fresnes. Dans ses quelques affaires personnelles, elle emporte le manuscrit de sa thèse (700 pages rédigées) et ses documents (ses fiches, son journal de mission) sur
lesquels, depuis plusieurs mois, elle a été autorisée à travailler en prison. Comme tout ce que chaque déportée a pris avec elle, ses documents lui seront confisqués à son arrivée à Ravens16
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brück. Ils seront enregistrés dans le «Trésor» (Geldverwaltung) du camp. Celui-ci sera déménagé en avril 1945, avant la libération du camp, sans laisser de trace. Thèse et documents sont
perdus à jamais. Dans le même temps, en France, les objets que Tillion et Thérèse Rivière ont rapportés de leurs missions sont présentés au Musée de l’homme dans une exposition, «Les Collections de l’Aurès», ouverte en mai 1943 à l'initiative de leur collègue Jacques Faublée. Le convoi qui la conduit vers l’ Allemagne compte vingtquatre autres prisonnières, au nombre desquelles Anise Girard
(qui, plus tard, épousera le résistant André Postel-Vinay), arrêtée à vingt ans pour ses activités au sein du réseau anglais GloriaSMH — une unité de renseignement dépendant de l’Intelligence Service. Elles se lient d’amitié et resteront très proches au camp et pour le reste de leur vie. À Ravensbrück, après la quarantaine, elles sont affectées au baraquement des NN (Nacht und Nebel,
«Nuit et brouillard»). Ce code est réservé aux prisonniers (-ières) qui doivent être soumis à la plus étroite surveillance,
officiellement pour être tenus à la disposition immédiate d’un tribunal, en fait pour qué nul ne sache ce qu’il était advenu d’eux. Ravensbrück est essentiellement un camp de femmes (bien qu’il y ait eu, à côté, un petit camp d’hommes). Le camp a été ouvert en 1939 pour interner des Allemandes et des Autrichiennes. Avec la guerre viennent aussi des Tchèques, des Polo-
naises et de jeunes Soviétiques. Les Françaises commencent à y arriver en nombre à partir d’avril 1943. À partir de l’automne 1944, de nombreuses juives survivantes d’Auschwitz sont éva-
cuées à Ravensbrück, ainsi que les juives hongroises dont le gouvernement a tardivement consenti à la «solution finale ». Tillion estime qu'environ 123000 femmes ont été détenues à Ravensbrück, nombre d’entre elles n’y ayant fait que passer pour être réparties dans des camps annexes, dans des commandos de travail ou vers d’autres destinations. Dans l’étude du camp qu’elle entreprendra dès son retour à Paris en juillet 1945 et qui sera publiée en 1946, Tillion décrit 17
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comme complémentaires, dans l’économie du camp, les rôles du travail et de l’extermination. Pour payer les frais de leur détention, les femmes devaient travailler soit au camp même, soit dans les usines des environs. Quand elles étaient trop épuisées pour continuer à être rentables, «il fallait périodiquement détruire le matériel humain que le camp avait usé», écrit Tillion. Au début, ces femmes considérées comme des rebuts étaient
envoyées en «transports noirs » vers des destinations imprécises dont elles ne revinrent jamais. Quand, en 1944, la population s’accrut massivement avec les nouvelles arrivées, il fut jugé nécessaire d’accélérer le rythme des exterminations. Le commandant du camp, Fritz Suhren, reçut d’Heinrich Himmler (chef de la SS et de toutes les polices du Reich, commandant suprême de tous les camps — et leur principal actionnaire —, relève Tillion) l’ordre de liquider 12000 femmes à Ravensbrück, effectif se référant au calcul rétrospectif des 2000 morts par mois qu'il aurait fallu atteindre le semestre précédent. Suhren ordonna immédiatement la construction d’une chambre à gaz. En attendant que celle-c1 soit opérationnelle et pour satisfaire aux exigences d’Himmiler, les prisonnières les plus âgées et les plus faibles sont transférées à proximité (dans l’ancien Jugendlager), où elles sont exterminées par le froid, la faim, la maladie, par
empoisonnement, par balles — ou par gaz toxique dans une petite chambre à gaz provisoire, proche des crématoires. Tillion estime que, de janvier à avril 1945, 5 000 à 6000 femmes ont été
assassinées sur ce site. Le 2 mars 1945, Émilie Tillion, la mère de Germaine, est raflée au cours d’une «sélection » et, selon
toute probabilité, assassinée par gaz toxique le soir même. La veille, Germaine, souffrant d’un abcès dentaire, avait été admise
par complicité au Revier, l’infirmerie du camp. Durant la sélection, elle avait été cachée et sauvée ainsi d’une mort certaine par son amie allemande Grete Buber-Neumann. Avec plusieurs centaines de Françaises, Tillion est libérée le 23 avril 1945, grâce à l’intervention vigoureuse du président de la Croix-Rouge suédoise, le comte Bernadotte, auprès d’Himmler, lequel était à la recherche d’un intermédiaire pour négocier 18
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une paix séparée avec les Alliés de l’Ouest. Dès les premiers jours de convalescence en Suède, Tillion entreprend l’étude des déportées de France, recherche qui se concrétisera dans un document retraçant l’histoire de près de la moitié des 8000 femmes concernées, et qui servira de base au ministère des Anciens Combattants pour établir les premières pensions. À partir de ses travaux et en suivant ses méthodes, ses camarades achèveront,
quelques décennies plus tard, l’identification de 7313 déportées de France. De retour à Paris en juillet, elle assiste au procès du
maréchal Pétain. En 1947, elle est l’unique déléguée des associations de déportées françaises acceptée comme observateur au procès, à Hambourg, des gardiens du camp de Ravensbrück. En 1949-1950, deux autres procès ont lieu à Rastatt, dans lesquels Fritz Suhren, le commandant de Ravensbrück, est jugé. Grâce à ses contacts avec des camarades polonaises, Tillion fait parvenir au tribunal un document d’avril 1945 qui, sous la signature de Suhren, fait état du transfert de 496 détenues de Ravensbrück, nommément désignées, au soi-disant camp de Mittwerda en Silésie.
Or Mittwerda n’existe ni en Silésie ni ailleurs en Alle-
magne et on n’a jamais r€trouvé trace des 496 femmes de cette liste. C’est en grande partie à cause de cette preuve que Suhren est condamné à mort.
La recherche que Tillion a consacrée au camp sous le titre de Ravensbrück
a connu trois éditions —
1946, 1973, 1988 —,
chaque version étant revue et corrigée en fonction des informations nouvelles que les procès des criminels de guerre ou la découverte d’archives apportent. Il faut relever en particulier les annexes de la seconde et de la troisième édition, où Pierre Serge Choumoff, déporté à Mauthausen, fournit les preuves de l’existence d’une chambre à gaz dans ce camp. Ce document, ainsi que le substantiel commentaire de Tillion sur la chambre à gaz de Ravensbrück, constitue une réplique ciblée à la thèse dans laquelle Olga Wormser-Migot avait jeté un doute sur l’existence de chambres à gaz dans les camps de l’Ouest de l’ Allemagne. La troisième édition comporte, en annexe, une recherche scrupuleuse d’Anise Postel-Vinay sur la localisation et le fonctionne19
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ment de la chambre à gaz provisoire de Ravensbrück et sur la
construction en dur d’une autre chambre à gaz qui, elle, n’a pas eu le temps de fonctionner. La troisième édition fait aussi davantage ressortir le rôle essentiel joué par Himmler dans la planification concentrationnaire et sa responsabilité personnelle dans la mise en œuvre à Ravensbrück de la «solution finale ». Dans l’immédiat après-guerre, Tillion est accaparée non seulement par ses recherches sur le camp, mais aussi, en tant que «liquidatrice nationale», par la constitution des dossiers administratifs de tous ses camarades de réseau. Elle est membre du conseil d’administration de l’ ADIR (association des Anciennes
déportées et internées de la Résistance) et elle écrit régulièrement dans son bulletin, Voix et visages. Le CNRS et le ministère
des Anciens Combattants la chargent dé réunir la documentation sur la déportation des femmes et des enfants français en vue de la publication d’un «Livre blanc » (projet qui n’aboutira pas). Elle assiste à un congrès d’ethnologie ; c’est apparemment la seule fois où elle revient à ses recherches d’avant-guerre. Elle quitte même la section de sociologie africaine du CNRS pour passer à celle d’histoire moderne. En novembre 1949, quand David Rousset lance un appel aux anciens déportés politiques de toute l’Europe, leur demandant d’apporter leur concours à des enquêtes sur l’existence présumée de camps de concentration dans un certain nombre de pays, l’ADIR répond positivement. Avec deux autres camarades, Tillion est élue déléguée de l’ ADIR à la section française de ce nouvel organisme, puis choisie pour être un de ses représentants à l’échelon international, la Commission internationale contre le
régime concentrationnaire (CICRC). En mai 1951, elle est un des sept délégués réunis à Bruxelles par la CICRC pour auditionner les témoignages sur les camps en URSS et elle coopère à l'élaboration du rapport final qui doit établir si l’existence avérée de ces camps permet de qualifier de concentrationnaire le régime soviétique. S’être engagée dans cette entreprise lui vaut les très vifs reproches de ses camarades communistes ou apparentés. Les années suivantes, Tillion participe à des recherches 20
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menées par la CICRC sur d’autres pays soupçonnés d’abriter des camps de concentration : Grèce, Yougoslavie, Espagne et Chine. Tillion passe l’été 1954 aux États-Unis en quête des archives allemandes saisies pendant la guerre, notamment en France, par le général Bradley. Elle espère y trouver un éclairage complémentaire aux témoignages des déportées françaises qu’elle continue de collecter, pour alimenter sa recherche sur la Résistance et la déportation. De retour en Europe et après une réunion
de la CICRC à Bruxelles, début novembre, elle reçoit des appels pressants de Louis Massignon lui demandant de l’accompagner au rendez-vous qu’il a obtenu du ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, pour évoquer le sort des populations civiles en Algérie où une grave crise a éclaté au début du mois, le 1% novembre 1954. Lors de cette rencontre, une mission d’observation lui
est proposée, à l’instigation de Louis Massignon : constater les répercussions qu'ont les opérations militaires en cours sur les populations civiles. «Je considérais les obligations de ma profession d’ethnologue comme comparables à celles des avocats,
avec la différence qu’elles me contraignaient à défendre une population au lieu d’une Personne. Il ne m’est donc pas venu à
l’esprit que je pouvais refuser la proposition qui m'était faite et, pétrie de civisme, je refis ma valise. » !
Elle s’embarque le 24 décembre, passe quelques jours à Alger où elle prend divers contacts, et se met en route pour l’ Aurès, le 29 décembre. Pendant près de deux mois, elle sillonne la région,
sans grand appui officiel ; elle visite d’abord ceux qu’elle a connus lors de ses missions ethnographiques une vingtaine d’années plus tôt et, au-delà de ce petit cercle, elle collecte son information auprès de ceux — Algériens et Français — qui vivent sur place. Sur le chemin du retour, elle a une entrevue, le 22 février,
avec le nouveatf gouverneur général installé à Alger depuis une semaine, Jacques Soustelle. Gaulliste de la première heure, puis membre influent du mouvement gaulliste, cet ethnologue spécia1. Germaine Tillion, L'Afrique bascule vers l’avenir, in Combat de guerre et de paix, Éd. du Seuil, coll. «Opus », p. 000.
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liste des Amérindiens avait été nommé à Alger par le radicalsocialiste Pierre Mendès France. Tillion et Soustelle s’étaient un peu connus en 1938, au Musée de l’homme, dont il fut un des
sous-directeurs, mais c’était la première fois depuis la guerre que les deux ethnologues et résistants se rencontraient. Tillion lui fait part de ses constats, de son analyse de la situation et des remèdes qu’elle entrevoit; Soustelle la persuade d’entrer dans son cabinet comme chargée de mission pour l’aider à concevoir et mettre en œuvre des projets de réforme. C’est effectivement à la conception et à la mise en œuvre d’un projet socio-éducatif qu’elle se consacre alors : les «Centres sociaux », qui seront officialisés et déjà opérationnels neuf mois plus tard, en octobre de cette même année 1955. L'objectif est d’aider les laissés-pour-compte de l’économie, en voie de «clochardisation » — ruraux appauvris, habitants des bidonvilles dans les périphéries urbaines —, à accéder aux savoirs qui les aideront à «franchir le gué» vers la modernité et à améliorer ainsi leur niveau de vie. Tillion estime que la situation exige une action intensive et des investissements massifs. Elle prévoit l'installation de 1000 Centres sociaux à l’horizon 1966. Le Service aura disparu avant cette échéance, mais en 1962, malgré les limitations imposées par la guerre, 120 Centres auront été construits et un millier d’agents formés seront en activité. Chaque Centre social, installé dans un village ou un bidonville, s’adresse à toute la collectivité : adultes, adolescents et enfants, de l’un et l’autre sexe («le Centre social doit être un
escalier bien large pour que toutes les générations puissent y monter ensemble » !). Une équipe polyvalente mène auprès d’eux une action concertée où le service (soins, secrétariat social,
organisation coopérative) se conjugue à la formation (préprofessionnelle, agricole, éducation sanitaire et alphabétisation). La pré-scolarisation des enfants s’insérera au fil des années dans un plan de scolarisation intégrale qui tentera tardivement de 1. Message pour l’inauguration de la Maison de quartier, à Valvert, au Puy-en-Velay, le 4 octobre 2003. 22
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s’attaquer à la non-scolarisation massive des enfants musulmans, dont un seul sur cinq est scolarisé dans l’ensemble du pays (un sur cinquante, dans les zones reculées). Les moniteurs et monitrices et les responsables des Centres sont des Européens d’Algérie ou de métropole, et pour plus de la moitié des Algériens musulmans. La présence féminine est importante dans le personnel comme parmi les usagers des Centres : «Ce furent les femmes, aussi bien celles qui y travaillaient que celles à qui elle était destinée, qui profitèrent peutêtre le plus de cette création novatrice. »! Tillion avait recruté elle-même en grande partie la première équipe du Service, à la tête duquel elle choisit de mettre Charles Aguesse qui, depuis 1945, dirigeait le Service de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse en Algérie. Ses fonctions ayant pris fin avec le départ de Soustelle, Tillion quitte l’ Algérie en avril 1956,
mais elle continuera à s’intéresser de près au développement du Service qu’elle avait créé et au sort du personnel qui poursuit son œuvre dans des conditions périlleuses marquées par des arrestations, des expulsions et des assassinats. Avant de quitter Alger, Tillion assiste, le 22 janvier, à la
réumion qu’y organise Albert Camus pour obtenir une trêve civile. De retour à Paris, elle entame la rédaction d’une brochure
destinée initialement à expliquer la crise algérienne à ses camarades de résistance et de déportation; parue dans le bulletin de l’ADIR, Voix et visages, elle est rééditée dans une version aug-
mentée, par les Éditions de Minuit, sous le titre L'Algérie en 1957, bien que son analyse soit centrée sur la situation qu’elle a trouvée en 1955 et au début de 1956. Dans ce livre, Tillion entreprend uné vaste analyse des raisons sous-jacentes à «la tragédie algérienne » ; tout débute par la révélation du fo$sé entre l’ Algérie qu’elle avait connue de 1934 à 1940 et celle qu’elle venait de découvrir. Si, à son premier séjour, la société algérienne lui était apparue garder un bon équi1. Isabelle-R. Deble, «Une exception éducative : les Centres sociaux en Algérie», Esprit, octobre 2004, p. 165. 23
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libre grâce aux solides structures familiales qui garantissaient une forte solidarité, elle constate actuellement un appauvrissement rapide et brutal, processus pour lequel elle invente un terme qui fera florès, celui de «clochardisation ». Les paysans de l’Aurès qui avaient joui autrefois d’un niveau de vie stable, même si c’était dans une grande pauvreté, en étaient maintenant réduits à une condition comparable à celle des clochards de la métropole. Pour Tillion, cette dégringolade s’explique principalement par la forte croissance démographique de la population musulmane s’accompagnant d’une diminution de ses ressources et par ses difficultés à s’insérer dans une économie moderne de marché. Les remèdes qu’elle préconise sont ceux que les Centres sociaux sont chargés de mettre en œuvre : élever rapidement le niveau d'éducation de la population, èn l’aidant à acquérir les compétences qui permettront à chacun de gagner sa vie. Elle doute que l’indépendance voulue par les nationalistes soit la solution à ces problèmes de fond, car les familles dépendent largement de l’argent envoyé par les travailleurs émigrés en France; elle ne croit pas davantage que ces travailleurs puissent être absorbés dans l’économie sinistrée qu "elle prévoit dans une Algérie indépendante.
L'Algérie en 1957 à ses Rise rs au nombre desquels Camus et Soustelle. Elle a aussi ses détracteurs, dont Jean Amrouche, écrivain francophone d’origine kabyle, est le plus véhément ; il dénonce «le malentendu tragique » entre Tillion et les Algériens qui mènent le combat nationaliste. Il suggère que Tillion est trop ardemment patriote pour reconnaître que la responsabilité de la situation décrite par elle incombe au premier chef à la politique coloniale de la France et à la résistance opiniâtre que les Européens d’ Algérie opposent à toute réforme de fond. L’année 1957 marque un tournant décisif dans l’ pion de Tillion en Algérie. En janvier 1957, la totalité des pouvoirs de police dans la zone du Grand Alger est remise au commandant militaire de la zone, le général Massu, chargé d’une mission de «pacification ». Pour démanteler les réseaux FLN et remonter 24
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par eux jusqu'aux chefs de la zone, Massu estime qu’il doit obtenir des renseignements par n’importe quel moyen, y compris la torture. Durant la «bataille d’ Alger», la torture devient une rou-
tine systématique, qui est connue des officiels, des soldats en opération et d’une partie de l’opinion publique française. Tillion commence à en recevoir des témoignages directs venant de gens qu’elle connaît. En juin 1957, la CICRC entreprend une enquête en Algérie, à laquelle Tillion est associée à titre d’observateur. Elle accompagne les enquêteurs de la CICRC dans les prisons et les camps d’internement à travers tout le pays, ce qui lui permet de s’entretenir avec un grand nombre de détenus, parmi lesquels des membres des Centres sociaux qui, eux aussi, ont été soumis à la torture par des militaires français. Durant son séjour à Alger, contactée par une amie musulmane, elle est conduite dans la Casbah assiégée où elle rencontre clandestinement Yacef Saadi, le chef FLN de la zone d’ Alger, à
l'initiative de ce dernier. De leurs longs et dramatiques entretiens sur la situation de l’ Algérie emportée dans une spirale de violence, il résulte que chacun s’engage à intervenir dans son propre camp en faveur d’une «trêve civile» ayant pour objectifs, d’un côté, de ne plus avoir recours aux attentats contre la
population civile, et de l’autre, de suspendre les exécutions capitales des condamnés à mort. De retour à Paris, Tillion use de toutes ses relations officielles — notamment auprès d’anciens résistants comme Louis Mangin et André Boulloche, tous deux
membres du cabinet du président du Conseil — pour obtenir l’adhésion des autorités françaises. Cependant, de nouvelles exécutions capitales ont lieu. Comme les attentats qui leur répliquent ne font pas de victimes civiles, Tillion accepte de repartir à Alger pour y rencontrer à nouveau Yacef Saadi et elle sort de leur entretien convaincue qu’il est déterminé à épargner la population civile. Quand Yacef Saadi est arrêté quelques semaines plus tard, Tillion adresse une déposition.à la Justice militaire et,
l’année suivante, témoigne à son procès pour attester la bonne foi dont il a fait preuve. Convaincue du caractère systématique de la torture et des graves répercussions politiques qu’entraînent 25
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les exécutions capitales, Tillion consacre toute son énergie à
rendre conscients de ces faits les responsables de la vie politique
en France et à intervenir inlassablement pour sauver des vies. La guerre s’intensifiant, elle met son espoir dans le retour au pouvoir du général de Gaulle pour trouver une issue au conflit. Avec un groupe de personnalités, elle signe, en mai 1958, un appel demandant au président de la République, René Coty, d'inviter de Gaulle à former le gouvernement et écrit personnellement dans ce sens au Général. Elle a tenu celui-ci informé de ses propres constats sur la situation algérienne dans les lettres qu’elle lui a adressées et qu’elle continuera de lui adresser tout au long de la guerre. Elle y souligne, en particulier, que c’est une ignominie — qui rejaillira sur l’avenir de la France — de tolérer que les Français responsables de torturès ou d’exécutions sommaires ne soient jamais inquiétés par la justice. En 1959, elle est appelée par André Boulloche, devenu ministre de l’Éducation nationale, à entrer dans son cabinet pour y suivre les affaires concernant l’Algérie. S’il lui est demandé à plusieurs reprises d'établir des contacts exploratoires en vue de négociations, elle consacre surtout cette année à développer un régime de bourses pour les étudiants algériens en France et à l’étranger, et, en liaison avec son ami Edmond Michelet, alors garde des Sceaux, et
les collaborateurs de ce dernier (parmi lesquels Simone Veil), à donner un important essor à l’enseignement dans les prisons. En 1960, Tillion publie Les Ennemis complémentaires. Maintenant que la voie de l’autodétermination est acquise et qu’elle en a reconnu le caractère inéluctable, elle traite, dans cet ouvrage, des dangers qui guettent l’ Algérie indépendante si elle ne tient pas compte de certaines exigences françaises et du sort des Européens d’Algérie. Ce livre provoque de vifs échanges avec Pierre Nora qui, dans son propre diagnostic de la crise algérienne Les Français d'Algérie (1961), traite L'Algérie en 1957
d’«opium des libéraux métropolitains » et le dernier livre de Tillion d’apologie des pieds-noirs. Tillion répond à Nora dans la recension qu’elle donne de son livre au magazine L'Express (18 mai 1961). Elle ne reconnaît pas, dit-elle, les pieds-noirs 26
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qu’elle a connus sous l’emprise de la terreur dans le portrait d’une population d’exploiteurs qu’en dresse Nora. Le rôle qu’elle se reconnaît est de sauver des personnes, de quelque côté qu’elles se trouvent. Elle adhère à l’étiquette libérale que Nora lui assigne, car cela signifie pour elle «le désir de réparer les crimes plutôt que de les faire expier ».! Tillion est bouleversée par l’assassinat, le 15 mars 1962, par des tueurs de l’OAS, de six inspecteurs des Centres sociaux, lors d’une réunion de service. L’un d’entre eux, Mouloud Feraoun,
écrivain kabyle de talent, instituteur à l’origine, était un ami personnel de Tillion. Le 18 mars 19672, trois jours après le massacre, Tillion rend hommage dans Le Monde aux inspecteurs assassinés qui avaient partagé avec elle la passion du «sauvetage de l'enfance algérienne ». Dans un appendice à cet article nécrologique, il est rappelé que ces assassinats s’inscrivent dans une suite de persécutions qui ont frappé le Service des Centres sociaux tout au long de sa brève existence, depuis les premières arrestations en 1957 jusqu'aux campagnes de presse montées contre lui. Dans un livre paru en 1971, La Vraie Bataille d'Alger,
le général Massu présenteTillion comme quelqu’un qui, par ses contacts avec le FLN, a trompé la justice française. Tillion lui réplique dans Le Monde, le 24 novembre 1972, que c’étaient les exactions commises sous son autorité qui avaient mis en danger les principes mêmes de la justice en France. Tillion ne s’est pas limitée, durant ces années chargées, à la
médiation et à l’analyse politiques. Élue directeur d’études en janvier 1958 à la VI® section de l’École pratique des hautes études (qui deviendra, en 1972, l’École des hautes études en sciences sociales, EHESS), elle y poursuivra jusqu’en 1980 son
enseignement consacré à l’ethnographie du Maghreb (intitulé par la suite «ethnologie arabo-berbère»). Ses cours attirent un public concerné à un titre ou à un autre par le Maghreb, dont plus de la moitié des étudiants sont originaires. «Sans complexe 1. Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, in Combats de guerre et de paix, Éd du Seuil, coll. «Opus», p. 000. 2%
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aucun, [elle] traite d’égal à égal avec ses étudiants comme avec
les plus hauts personnages de l’État : de chacun elle sent et extrait le meilleur, et c’est merveille de l’observer recevoir des
étudiants-chercheurs en quête de leur vocation. » ! L’exposé de leurs recherches, entreprises en vue d’un mémoire ou d’une thèse de troisième cycle, enrichit les cours qui, d’une année sur
l’autre, abordent des thèmes récurrents : les systèmes de parenté confrontant le vécu avec la représentation que s’en font les autochtones et celle des théories anthropologiques (l’accent est mis, au fur et à mesure des enquêtes de terrain, sur les oppositions, dans une même aire culturelle, entre le Nord et le Sud du
Sahara), la vie matérielle sous ses aspects les plus concrets — les contrats de travail, les systèmes paysans de mesure, la production et la gestion des ressources alimentaires —, les castes et
l'esclavage, les crimes d’honneur.…. et la vie imaginaire, notamment celle qui s’exprime à travers les contes. Ce dernier thème la conduit à créer en 1963 une équipe de «recherche coopérative sur programme », la RCP 43, qui deviendra en 1972 l’équipe de recherche associée 357, relevant du CNRS,
et dans laquelle des chercheurs confirmés, ethno-
logues et linguistes, se retrouvent autour de Germaine Tillion pour étudier la littérature orale arabo-berbère. Le bulletin du LOAB consigne les travaux de cette équipe. La publication en sera poursuivie par Camille Lacoste-Dujardin qui, en 1977,
succède à Germaine Tillion comme directeur de recherche. Elle reprend avec joie le travail de terrain. Entre 1960 et 1974, elle accomplit seize missions scientifiques, le plus souvent dans les zones sahariennes en Algérie, au Maroc, en Mauritanie,
au Niger, en Haute-Volta, en Libye, mais aussi au Moyen-Orient et en Inde. En 1966, elle publie Le Harem et les cousins, ouvrage de référence qui a eu les honneurs de la censure dans plusieurs pays, et qui n’a cessé d’être réédité et traduit (en six langues à ce jour). Elle y montre que le statut des femmes dans
1. Denise Vernay, Esprit, février 2000, p. 159. 28
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les sociétés méditerranéennes (aussi bien celles de la rive sud que dans certaines zones au nord) est à mettre en relation avec la
spécificité de structures matrimoniales qui privilégient le «vivre entre soi», faisant de l’endogamie une règle. La «république des cousins » qui en découle, aux antipodes de la «république des beaux-frères » qui prévaut là où s’appliquent les «structures élémentaires de la parenté», n’est pas la conséquence de choix religieux, notamment
de l’islam, mais de la révolution néo-
lithique qui a eu aussi pour corollaire la volonté d’une fécondité et d’une production maximales. Durant cette période, Tillion s’engage également dans des associations et mouvements défendant les minorités et les exclus en France et dans le monde : elle est membre du conseil d’administration du Service social d’aide aux émigrants (SSAE), du Service social familial nord-africain (SSENA,
devenu par la
suite ASSFAM). Elle fait partie du mouvement international Contre l’esclavage et pour la défense des minorités, dont elle préside la section française. En 1996, elle participe au Collectif de soutien aux sans-papiers de l’église Saint-Bernard. Elle ne cesse de portere souci de l’ Algérie passée, présente et future : dès la fin de la guerre d’Algérie, elle fonde, avec Edmond
Michelet notamment,
l’ Association France-Algérie,
dont elle sera la vice-présidente (juin 1963), avant d’en assurer la présidence par intérim (1986-1987). Elle suit de près l’évolution de l’Algérie indépendante et, au-delà des aléas politiques, le sort de la population. Consternée parfois par sa propre impuissance, elle s’exprime à de rares occasions sur ces points et sur les relations franco-algériennes. En novembre 2000, elle donne
son appui à l’appel lancé par L'Humanité pour que soit reconnue et condamnée officiellement la pratique de la torture dans la guerre d'Algérie. La même année, c’est aux Maghrébins de France qu’elle dédicace — en vers — un de ses derniers livres, Il était une fois l’ethnographie, les invitant, au nom de la longue histoire de l’humanité méditerranéenne, à réussir leur vie dans
leur pays d’accueil. Elle continue de témoigner des enjeux de l’histoire qu’elle a 29
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vécue en acteur : par ses livres et de nombreux articles dans la presse et des revues ; dans des colloques ;dans son enseignement à l'EHESS (largement ouvert aux étudiants venus d’ Afrique).
En 1992, elle est invitée à un colloque à Moscou par les survivants du Goulag qui se souviennent qu’elle a dénoncé les camps soviétiques quarante années plus tôt. Jusqu’à son autodissolution en 2005, elle est membre de l’ ADIR (association des Anciennes
déportées et internées de la Résistance), fidèle au souvenir de la déportation et à un idéal de justice. À la fin de la guerre d’ Algérie, Germaine Tillion a cinquantecinq ans. Elle a derrière elle une vie d'engagements ininterrompus qu’elle a vécus avec une grande intensité. Sa santé est ébranlée. A-t-elle eu le loisir d’avoir une vie personnelle ? En 1966, elle s’installe pour les vacances en Bretagne du Sud, à Plouhinec (Morbihan), d’abord dans une ancienne ferme du Gueldro par-
tagée avec des amis. Sept ans plus tard, elle fait construire sa propre maison au bord de la mer de Gâvres. Elle lui consacre beaucoup de temps et d’énergie, elle trouve aussi beaucoup de
plaisir à transformer cette lande isolée en un parc-jardin où s’expriment les talents qu’en d’autres temps elle avait appliqués à de plus vastes causes. Lieu d’accueil, chaque année, pour ses nombreux amis et étudiants, ce domaine a été aujourd’hui cédé au
Conservatoire du littoral. Dans les premières années de sa retraite, Tillion travaille à la
nouvelle édition de Ravensbrück (1988); elle réunit des docu-
ments et élabore des textes qu’elle publiera plus tard, au début du nouveau siècle. En 1997, Jean Lacouture édite La Traversée du mal où sont repris les entretiens radiodiffusés qu’il a menés avec elle. En 2000, il publie Le témoignage est un combat. Une bio-
graphie de Germaine Tillion. D’autres biographies et analyses de son œuvre suivront : Germaine Tillion, une ethnologue dans le siècle, par Christian Bromberger et Tzvetan Todorov (2002); Germaine Tillion, une femme-mémoire, par Nancy Wood (2003).
En 2000, Tillion publie 1! était une fois l’ethnographie à partir des notes et souvenirs de ses premières missions d’avant-guerre dans les Aurès, substitut à la thèse disparue à Ravensbrück un 30
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demi-siècle plus tôt. En 2001, elle révèle, avec l’aide de Nancy
Wood, les photos qu’elle avait prises en cette même période, «images oubliées » pendant soixante ans (L'Algérie aurésienne). La même
année est édité une collection de ses articles, réunis
par Tzvetan Todorov — les uns inédits, les autres déjà publiés — dans un ouvrage intitulé À La recherche du vrai et du juste. À propos rompus avec le siècle. En 2005, paraissent simultanément une nouvelle édition des Ennemis complémentaires, revue et enrichie de nombreux documents originaux, et Le Verfügbar
aux Enfers, opérette-revue écrite à Ravensbrück avec et pour ses camarades de déportation et dont le manuscrit, sorti du camp à grand risque, était resté soixante ans sous le boisseau. L'intérêt du public et des médias pour la vie, la pensée et la personnalité de Germaine Tillion a explosé ces dernières années. Sujet de plusieurs ouvrages et études de spécialistes, on l’a vu, mais également de travaux d’étudiants, elle est le héros d’un roman pour adolescents et d’une bande dessinée ; de très nombreux articles lui sont consacrés dans la presse écrite, ainsi que des émissions de radio et de télévision, des films, des conférences, des expositions, dés pièces-de théâtre et des événements. Une Association Germaine Tillion a été créée, qui, entre autres,
a ouvert un site Internet consacré à sa vie et à son œuvre. Elle est titulaire de prix pour l’ensemble de son œuvre (Cino Del Ducca, 1977 ; de l’Académie française, 1997 ; de la Ville de Paris, 2000) et de prestigieuses décorations : en 1999, elle reçoit
la Grand-Croix de la Légion d’honneur de la main de sa grande amie et camarade de déportation Geneviève de Gaulle-Anthonioz ; en 2001, elle est faite commandeur de l’Ordre des arts et des lettres, et, en 2005, elle reçoit la Grand-Croix du mérite de
l’ Allemagne (das grosse Bundesverdienst Kreuz).
Par l’intermédiaire de l’ Association Germaine Tillion, dont elle est la présidente d’honneur, Tillion a fait don de ses archives à la Bibliothèque nationale de France. Ses documents et travaux relatifs à la déportation ont été déposés au Musée de la Résistance et de la déportation de Besançon (Fonds Germaine Tillion).
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