Un grand patron: Une biographie de Donald Gordon 9780773593763


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French Pages [370] Year 1981

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Table of contents :
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Title
Copyright
Table des matieres
Illustrations
Preface
CHAPITRE 1 Un nouveau Canadien
CHAPITRE 2 «Pent-etre un peu fougueux»
CHAPITRE 3 Maisie s'en mele
CHAPITRE 4 La Banque du Canada
CHAPITRE 5 «Son role: celui d'un Churchill»
CHAPITRE 6 «Dieu benisse le plafond de papa»
CHAPITRE 7 La machine de guerre
CHAPITRE 8 «Les cotes brumeuses de la paix»
CHAPITRE 9 «Il peut partir maintenant»
CHAPITRE 10 «Donald Gordon, proprietaire terrien»
CHAPITRE 11 «La pire annee de ma vie»
CHAPITRE 12 Donald et le diesel
CHAPITRE 13 «Un souffle de printemps»
CHAPITRE 14 Une periode rentable
CHAPITRE 15 Le Canadien National
CHAPITRE 16 «Gordon doit partir»
CHAPITRE 17 La fin de la route
CHAPITRE 18 «Une histoire d'eau»
Liste des interviews
Notes
Index
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Un grand patron: Une biographie de Donald Gordon
 9780773593763

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Un Grand Patron

Un Grand Patron Une biographic de

DONALD GORDON

Joseph Schull Traduit de l'anglais par Luc Sicotte

McGill-queen's University Press Montreal

©McGill-Queen's University Press 1981 Ce livre est une traduction de The Great Scot: A Biography of Donald Gordon, © McGill-Queen's University Press 1979 ISBN 0-7735-0363-3 D@p8t legal, ler trimestre 1981 Bibliotheque nationale du Quebec Graphisme: Naoto Kondo Imprime au Canada

Table des maueres

CHAPITRE 1

Illustrations

vii

Preface

ix

Un nouveau Canadien «Pent-eire un peu fougueux»

CHAPITRE

1 13

CHAPITRE3

Maisie s'en mele

21

CHAPITRE4

La Banque du Canada

33

CHAPITRE

«Son role... celui d'un Churchill» 59

CHAPITRE6

«Dieu benisse le plafond de papa» 75 La machine de guerre

CHAPITRE7

93

CHAPITREU

«Les cotes brumeuses de la paix» 111

CHAPITRE ✓

«Il peut partir maintenant»

129

«Donald Gordon, proprietaire terrien»

145

«La pire annee de ma vie»

161

0

CHAPITRE 1

1 CHAPITRE12

CHAPITRE 1

Donald et le diesel

181

Vi TABLE DES MATIERES

CHAPITRE CHAPITRE

CHAPITRE

CHAPITRE

CHAPITRE

CHAPITRE

13 «Un souffle de printemps» 14 Une periode rentable 15 Le Canadien National 16 «Gordon doit partir» 17 La fin de la route 18 «Une histoire d'eau»

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Liste des interviews

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Notes

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Index

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Illustrations Frontispice Donald Gordon (Karsh, Ottawa) entre les pages 146 et 147 1. John Gordon, pere de Donald Gordon, å l'epoque de son mariage (archives de I'universite Queen's). 2. Margaret Watt Gordon, mere de Donald Gordon (archives de l'universite Queen's). 3. Donald Gordon avec ses parents et sa sur (archives de l'universite Queen's). 4. La familie Gordon en 1914, pen apres son arrieee au Canada; Donald est debout, å gauche de sa mere (M'a' Margaret Garbig). 5. Le jeune Donald Gordon avec ses Freres jack et Jim (M"" Margaret Garbig). 6. Donald Gordon, jeune homme (archives de l'universite Queen's). 7. Gordon, jeune banyuier (Mme Margaret Garbig). 8. Gordon en compagnie de ses fils Donnie et Michael (archives de l'universite Queen's). 9. La retraite des Gordon au lac Luster dans la Gatineau (CN). 10. Gordon avec sa premiere femme, Maisie, et ses deux tils, Michael et Donnie (CN). 11. Norma et Donald Gordon lors d'une fete de Noel å la Care centrale en 1959 (CN). 12. Norma et Donald Gordon avec leur fils Campbell, au jasper Park Lodge (CN).

viii ILLUSTRATIONS

entre les pages 260 et 261 13. Donald Gordon avec Leon Henderson, contröleur des prix aux Etats-Unis, en 1942 (Montreal Star — Canada Wide). 14. On joue de la cornemuse en l'honneur de Gordon a sa sortie du bureau du maire å l'Hötel de ville de Detroit (CN). 15. Gordon et les administrateurs du CN font l'inspection de 1'equipement servant aux telecommunications du CN (CN). 16. Gordon en compagnie de l'honorable C.D. Howe lors de l'ouverture de la chaussee de Canso en 1955 (CN). 17. Gordon et William Zeckendorf examinant la maquette de la place Ville-Marie (CN). 18. Gordon en compagnie de l'equipage du train lors d'une tournee d'inspection å Joffre en 1959 (CN). 19. Gordon aux contröles du premier train reliant Chibougamau å Saint-Felicien en 1959 (CN). 20. Le personnel du siege social du CN ovationne Gordon a son retour d'Ottawa oü il avait comparu devant le comite parlementaire en 1961 (CN). 21. Gordon lors d'une interview (CN). 22. Gordon prenant la parole lors du banquet annuel du Beaver Club a Montreal (Bureau de censure de la province de Quebec). 23. Gordon polissant l'appuie-pied de cuivre du Cercle des journalistes de Montreal (CN). 24. «Le rassemblement du troupeau», de Jack Boothe, Globe and Mail, 7 juillet 1945 (archives de l'universite Queen's). 25. «Le president du CN n'est pas pret å prendre sa retraite» (CN). 26. «Toujours sur le rail» par Ed McNally, Montreal Star, 23 juin 1961 (archives de l'universite Queen's). 27. «Je vous avais bien dit que la vie commencait a 65 ans ...» par Rusins, Ottawa Citizen (archives de l'universite Queen's).

Preface P

armi les nombreuses personnes qui meritent des remerciements pour m'avoir prete une assistance precieuse dans la preparation de cet ouvrage, je me dois de rendre un premier hommage a la memoire de W.R. Wright, associe de Gordon pendant de longues annees aux chemins de fer. Son enthousiasme pour cette histoire et pour son heros a joue beaucoup dans la canalisation des bonnes volontes sans lesquelles ce livre n'aurait pu voir le jour. Tous les interesses auront profondement regrette la mort prematuree de Dick Wright, survenue au moment oüje me mettais a 1'ceuvre et qui ne lui aura pas permis de mener a bonne fin la recherche et les interviews qu'il s'etait propose de faire pour enrichir la documentation de cette biographie. Mais les interviews qu'il avait eu le temps d'enregistrer avant sa mort ont ete mises a ma disposition grace a l'amabilite de Brian Philcox, executeur de ses volontes litteraires. J'offre aussi mes plus nifs remerciements aux membres du comite de redaction: Donald Sutherland, directeur des Presses universitaires McGill-Queen's; Dale Thompson de McGill; R.M. Fowler, directeur de l'Institut de recherche C.D. Howe; et le professeur F.W. Gibson de l'universite Queen's. Je les remercie non seulement de m'avoir soutenu, mais aussi d'avoir respect& mon opinion lorsqu'ils ne partageaient pas mes vues sur ma facon de traiter certains sujets ou de choisir certains episodes. J'en arriverai peut-gitre a regretter kur indulgence; mais si le livre peche par endroits, je ne peux m'en prenclre qu'å moi-meme. Je ruis reconnaissant a l'universite Queen's et a son archiviste de m'avoir donne libre acces aux documents Gordon qui se sont aver& la principale source de reference. La Banque de Nouvelle-Losse, la Banque du Canada et les Chemins de fer Nationaux du Canada ne m'ont pas menage leur aide dans la consultation de lours archives. Comme toujours, les Archives du Canada ont ete d'une aide inappre-

X PREFACE

ciable. La these de MOe Pauline Jewett: 'Historique d'un cas dans l'administration publique canadienne: la Commission des prix et du commerce en temps de guerre», m'a ete extre mement utile dans mos efforts pour comprendre le travail realise par la Commission des prix et du commerce en temps de guerre. Et dans la preparation du chapitre traitant du stage de Gordon chez Brinco, l'ouvrage de Philip Smith intitule Brinco: l'histoire des chutes Churchill s'est avere une source de documentation aussi riche que claire. On trouvera ces noms, ainsi que les autres sources de reference dans les notes en appendice. Mais ce qui ne pourra echapper å aucun lecteur, c'est que j'ai puise abondamment dans la memoire de plus de soixante personnes, parents ou amis de Gordon, qui ont eu la bonte de m'accorder des interviews et la patience de repondre å mes innombrables questions. Je suis redevable å Mme Gordon, en particulier, de s'etre pretee de bonne grace å de nombreuses interviews, d'avoir mis A ma disposition papiers et photos de famille; enfin, d'avoir fait preuve d'une amabilite et d'un sens de la collaboration qui ne se sont pas dementis un instant. D'autres membres de la famille se sont montres non seulement serviables, mais egalement d'une franchise sans complaisance ce qui nous a permis de reveler l'homme tel qu'il etait. Parmi les amis et associes de Gordon qui m'ont fait beneficier de leurs souvenirs, je garde un souvenir tres chaleureux de J. Ross Tolmie, C.R., d'Ottawa qui a bien voulu se donner la peine de reunir une demi-douzaine de membres eminents du club de peche des Cinq Lacs oü, sur les lieux mernes, s'est deroulee une interview collective qui a dure presque tout un week-end et qui s'est revele une source extraordinairement precieuse de renseignements. Plusieurs des interviews avaient combattu Gordon avec acharnement, cela en maintes occasions, et jugeaent ses defauts d'un seil bien plus severe que d'autres. Mais le resultat de ma recherche et des entretiens que j'ai eus å son sujet m'a revele un homme passionnement interessant, genial dans ses qualites comme dans beaucoup de ses defauts, et qui merite a coup sin- de rester dans les memoires comme une force agissante et influente dans revolution du pays. J'espere avoir reussi å faire partager ce sentiment å mes lecteurs. Le Canadien National a collabore a la publication dA ce livre; son contenu est le seul fruit du jugement de son auteur et de son editeur qui n'ont ete aucunement entraves dans leur travail. Joseph Schult

CHAPITRE

Un nouveau Canadien D

onald Gordon naquit le 11 decembre 1901 a Old Meldrum, Aberdeenshire, petite ville d'Ecosse sise entre les Highlands du centre et la cote de la mer du Nord. A cinquante I'oucst se trouve le golle de Moray et, ii dix-neuf milles au sud-est , omnipresente dans cette region, la ville d'Aberdeen. Old Me[drunm avait alors une population d'environ 1 500 personnes. On avail ajoute aux vieux immeubles du centre-ville, sans pour autant beaucoup l'ameliorer, quelques notes plus modernes: un boulingrin et un terrain de sports; mais il y avait toujours les maisons patinees par le temps qui s'entassaient le long de rues etroites. C'etait une petite agglomeration grise de l'interieur du pays mais le climat etait plutöt celui d'une ville totiere. Ses habitants eux-memes auraient ete un tant soit peu mystifies, si jamais ils s'y etaient arretes, par la statue qui s'elevait au milieu de la ville, celle d'un marin dont le regard petrilie ne pouvait apercevoir la mer et qui etait fixe sur un paysage constitue pour la plus grande partie de tourbe, de granit, de !andes, et de quelques terres de culture peniblement acquises. En 1960, un correspondant du Weekly Scotsman avail rendu visite a la ville natale de Donald Gordon. Sa description d'Old Meldrum, qu'il appelait le .Shangrila de l'Ecosse», etait dementie par ties photos montrant un square sinistre balaye par la pluie, et un hötel de ville dans la pire tradition du style fin d'epoque victorienne que l'on trouve a Glasgow. Il y decouvrait en meme temps les traces vivantes d'une race ancienne et rude. II y avait entre autres le vieux Jonathan Henderson, qui devait ettre dans la quarantaine a la naissance de Gordon. Encore actif malgre ses quatre-vingt-huit ans, il pelletait la dreche a la distillerie locale et rejetait fierement toute idee de retraite: «Je sals capable de pelleter deux fnis plus fort que mon Pils, disait-il. Moi prendre ma retraite? Quand le vieil homme a la faux passgira, et

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UN GRAND PATRON

encore ...» Ensuite Alexandre Pirie, 93 ans, maitre d'ecole du temps de Donald Gordon et qui le fut longtemps par la suite; il etait tombe tete premiere dans la riviere peu de temps avant cette visite et etait sorti de l'eau sain et sauf, agrippant toujours son equipement de peche et son saumon. Au moment de la rencontre, le correspondant le decouvrit lisant le De Senectute de Ciceron apres une longue randonnee en montagne. Il deposa son livre pour compter sur ses doigts une demi-douzaine de voisins nonagenaires depuis déjà un bon bout de temps'. Willie Gordon, cousin eloigne de Donald, lui envoya une coupure de l'article paru dans le Scotsman en disant qu'Old Meldrum lui rappelait une ville qu'il avait connue en Afrique du Sud «oil il fallait abattre quelqu'un pour pouvoir «lancer» le cimetiere2». Huitieme d'une famille de neuf enfants, Donald Gordon grandit dans une pauvrete honorable, travaillant fort, tres tot forme aux dures lecons de la vie et sachant ses perspectives d'avenir å peu pres inexistantes. Son pere, John Gordon, etait un homme aux talents multiples mais disperses et dont il ne sut rien faire. «Watchie» Gordon, comme on l'appelait dans sa boutique de bricolage d'Old Meldrum, etait issu d'une lignee d'horlogers, metier que lui-meme avait toujours deteste. Dans sa lointaine jeunesse, il avait gagne un concours de graphologie et il etait toujours fier du trophee. Sa probite, son energie et son adresse etaient attestees dans de multiples lettres de recommandation signees par les citoyens les plus eminents, mais aucune ne lui valut jamais l'un quelconque des postes auxquels il aspirait. II lisait beaucoup, ecrivait en vers et en prose, et suppleait aux minces revenus de sa boutique par son travail de correspondant attitre d'un journal d'Aberdeen; de plus il remplissait les fonctions de postier et de greffier de la ville. Il ne retira pas grand chose de ces activites, ni en argent, ni en satisfaction personnelle. Donald Gordon n'aura garde de son pere que le souvenir d'un homme aux cheveux ebouriffes et grisonnants, å la moustache grise en brousailles, et qui savait manier le sarcasme. Bien des annees plus tard, il evoquait ainsi son enfance au cours d'une allocution le jour de la Saint Andrews: «Un garcon qui courait pieds nus a travers monts et vallees «barbotant dans le ruisseau ou cueillant la bruyere», explorant le passage secret qui menait aux oubliettes de Barra Castle «dans lesquelles j'ai le souvenir terrifiant de m'etre egare un certain samedi apres-midi». Dans une meme veine de nostalgie, il evoquait encore a Tåge de soixante ans le grand square d'Old Meldrum oil «le garconnet que j'etais gagnait honneteinent quelques sous å garder les bestiaux, les moutons, et aussi les chevaux que les fermiers des environs menaient å la ville le jour du marche pour emporter une vente reussie d'arrache-pied». Puis vint le temps de l'ecole et six annees d'un enseignement puise aux sources les plus traditionnelles de l'Ecosse. Il lisait les livres qui se

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trouvaient a la maison et empruntait les autres. Plus tard au cours de sa vie, il aurait l'occasion de demontrer sa connaissance limitee mais exacte des textes des Ecritures qu'il citait avec aisance, et de montrer qu'il savait au moins citer les grands classiques. Sa vue avait toujours ete faible; il attribuait ce handicap au fait d'avoir trop lu, etant jeune, å la lumiere du foyer; pour s'empecher de somnoler sur un livre, il s'installait sur un tabouret du haut duquel il tombait en se reveillant quand sa tete commencait å branler. Avec sa forte carrure, et l'energie explosive qui ne le quitta pas de sa vie, il se lancait dans les jeux avec la meme passion que dans le travail. Dans cette famille pleine de vie où cinq garcons et quatre filles se partageaient les livres aux pages salies par les doigts, les discussions enjouees allaient bon train. Pour Donald, ce fut bientöt aussi le temps des petites besognes pour s'assurer un minimum d'argent de poche. Il se rendait å la gare å I'arrivee de Meldrum Meg, le train omnibus qui apportait de Inverurie les journaux quotidiens3. Il y etait en ce jour morne et fatidique d'avril 1912, au lendemain du naufrage du Titanic. Il se rappelait les visages angoisses des lecteurs des grosses manchettes qui s'arrachaient les journaux. Tout aussi presents å sa memoire, les visages de quelques-uns d'entre eux qui tournaient le dos au kiosque, apres avoir furtivement jete un coup d'æil sur ces memes manchettes, mais sans vouloir, ou peut-etre sans pouvoir payer le prix d'un journal'I. Un evenement qui avait cree un certain emoi dans la region s'etait sans doute ancre dans son souvenir. A l'automne de 1906 — l'enfant etait å peine age de cinq ans — l'universite d'Aberdeen celebrait l'anniversaire de sa fondation quatre siecles auparavant. Pour presider les ceremonies å titre de lord Chancelier, on avait invite Donald Alexander Smith. Ne å Forres d'oü on peut apercevoir le golfe de Moray, il etait devenu lord Strathcona, aureole de gloire et connu comme un prince de la Compagnie de la baie d'Hudson et un batisseur du chemin de fer Canadien Pacifique. Aberdeen n'avait å peu pres jamais ete le theatre de telles festivitas. Grace en partie au financement de Smith, celle ville habituellement austere etait toute pavoisee de drapeaux et de bannieres flottant au vent et envahie par une mer de toges academiques venues de toutes les parties de l'Europe, de l'Asie, de I'Afrique et de l'Amerique du Nord. Edouard VII etait lå, rendant hommage å son «onde Donald». Dans un vaste hall, construit pour l'occasion par lord Strathcona et grace å sa magnificence, avaient pris place pour le grand banquet marquant le clou de la fête non seulement les dignitaires, mais les quelque quinze cents etudiants de cette venerable institution. Sept cents sommeliers et garcons de table engages pour l'occasion servaient a profusion les vips et les mets les plus recherches. Comme animateur du banquet, on avait fait appel å celui-lå meme qui jouait ce role aupres du Lord-maire de

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Londres: «amene å prix d'or — son cachet aurait fait envie aux plus grands physiciens de l'epoque — et meme å ce prix-lå, c'etait une bonne affaire». Il orchestra un divertissement monstre d'oü disparut bien vite toute trace de ceremonial. Ce fils de commercant obscur qui avait quitte son Forres natal en godillots cloutes et vetu d'etoffe du pays, semblait pouvoir aussi commander au temps puisque pendant les trois jours de fete, un soleil eclatant rechauffa les vertes pelouses habituellement humides du campus. Meme une pleine lune radieuse y mit du sien5. Quant å notre Gordon, å dix-neuf milles de distance et avec l'ecart de quatre-vingt-un ans qui les separaient, rien n'indiquait qu'il eüt pu suivre l'exemple d'un tel maitre, ni meme qu'il en ait jamais eu l'intention. On peut relever dans la chronique de la familie Gordon quelques allusions indirectes et voilees qui pourraient laisser entendre que l'exemple de Smith n'etait pas absent des esprits quand vint le moment d'emigrer au Canada. Rien d'etonnant å cela, car l'idee trottait dans la tete de presque tous les Ecossais. Toutefois, quand Donald Gordon reviendra dans son pays natal soixante ans plus tard, son retour, memorable lui aussi, se fera dans des circonstances qui refleteront davantage son propre style. Banquier de reputation internationale, traitant d'egal å egal, å titre de president du Canadien National avec des membres du Cabinet et entretenant avec eux des relations intimes, son premier geste en debarquant å Aberdeen fut de Touer une Rolls Royce, de retenir les services d'un chauffeur en livree et de mertre å bord une caisse d'une douzaine de bouteilles de champagne. On se mit en marche, presque solennellement, en direction d'Old Meldrum. Bientöt, Gordon revivait les souvenirs de son enfance en passant dans Cowgate Street oil un cortege de curieux lui emboita le pas jusqu'A Meldrum House, le meilleur hotel de la ville. Il demanda d'y descendre et, escaladant les marches de pierre moussues, il penetra dans ('entree. Du haut de ses six pieds quatre pouces, ses deux cent quarante livres bien campees au milieu du salon de l'hötel, un large sourire aux levres, il dominait par sa presence imposante les consommateurs interdits. »Je suis Donald Gordon, annon4a-t-il å la ronde, et j'ai bien reussi. Qui vent prendre un verre avec moi?6» La migration du clan Gordon s'amorca au milieu de 1913, au moment oü les plus Ages des enfants avaient depasse depuis un bon moment le cap de la vingtaine. L'aine, Charles, et le troisieme fils, George, furent les premiers å se rendre au Canada. James les suivit bientot accompagne de sa femme et de son fils Age de trois mois, John Alexander; enfin Annie, la fille ainee et son marl James Smith. Au commencement

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de 1914, tous etaient etablis dans la ville de Toronto ou dans les environs et ecrivaient a ceux qui etaient restes des lettres optimistes sur l'avenir. A Old Meldrum, John Gordon qui voyait sa familie diminuer graduellement et son commerce pericliter, tombait lentement dans une humeur sombre qu'il devait decrire en ces termes quelques annees plus tard: «Quand je fais un retour sur moi-meme, je constate que j'ai plus ou moins rate ma vie. Mais, attention! il m'arrive quelquefois de me flatter d'avoir su exploiter les occasions au maximum ... je suis convaincu que bien des gens qui auraient dü etre plus perspicaces furent au contraire etroits d'esprit, pleins de prejuges ... ce n'est pas souvent qu'on m'a rendu justice7.» C'est a cette époque et dans cet etat d'åme qu'il fit appel a ses talents de pote et qu'il aiguisa sa plume acerbe pour ecrire cette complainte pleine d'allusions evocatrices: Pays de Cowgate Street! Vieille picouille a Webster Qui bloque la ruelle aux jurons du livreur Oil passe le gratin, oil s'effacent les p'tits Sur les paves d'antan aux teintes vert-de-gris Les antiques pietons deambulent lentement, Its sont vieux. Mais Jok Burr, encore presque un enfant Pousse peniblement sa charrette branlante Toituree de lambeaux sous la pluie aveuglante Ö route de misere oil condamne a vie Jamie Duguid languit, et Bell Fyf'e la chipie. Quant a Robbie Tweetie, il cherche a prendre femme .. .

Les sommites religieuses de l'endroit, les bourgeois cossus et toute la classe dirigeante d'Old Meldrum ne sont pas epargnes dans cette satire qui, il faut l'avouer, rate un peu sa cible : Saluons Crashie Doo, heros diminutif Qui baton a la main et lunettes sur le pif, Grimacant au soleil et pitance en poche, Va tout droit devant lui. Son but? Adams Hotel Oil l'attendent rasades, et celle qui fut pucelle

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Oui, Ellanbank fleurit dans la lande jolie. Lå se trouve, unique, et 1'envie du pays, La baignoire cernee Oil on trempe ses pieds Et pres du vieil hospice oil croupissent les gueux S'etalent les pelouses et les fleurs rouge feu Oi devant sa maison se prelasse le vieux Aux moult particules. Il a comme voisin Le sage, paroissial prelat au poil d'airain. Chaque jour vers Fochel il enfourche Albion. Je vous passe et ses noms et ses titres ronflants: A quoi bon ... des demain, il touchera sa pension!8 Le jeune Donald, qui atteignait alors ses quatorze ans, devait reentendre ce chef-d'oeuvre cinquante ans plus tard. Il fut alors envahi d'une vague de nostalgie en se rememorant l'image de son Pere travaillant laborieusement ce texte dans la cuisine familiale. Nostalgie depourvue d'ailleurs d'A peu pres toute chaleur affective car, sous le coup d'une vie entiere passee dans une pauvrete A laquelle on n'echappait pas, le chef de familie laissait A ses enfants un souvenir lointain et plutöt efface. Lisant, ecrivant, et bricolant les montres detestees qui etaient le symbole de son insucces, il se melait le moins possible des problemes des siens. D'ailleurs, les lettres en provenance du Canada etaient bien loin de secouer sa lethargie. Peut-eire, effectivement, demenagerait-il, mais pas plus loin qu'Aberdeen, lå oil il aspirait encore A un poste dans un journal ou å autre chose qui füt digne de son talent. C'est alors qu'intervient la mere, et de fawn decisive`. Margaret Watt avait ete une jeune fille au regard franc, aux levres souriantes ; lors des epousailles, sa delicatesse, sa minceur et son chic faisaient contraste avec la grande carrure du marl. Mere de neuf enfants, elle avait perdu sa sveltesse en mene temps que vingt-cinq annees d'espoirs de4us et de reves qui attendaient toujours leur realisation; mais le regard etait toujours aussi droit, l'expression des levres aussi douce qu'autrefois. Les petits avaient ete toute sa vie, comme elle-me me etait route la leur; pourtant, jamais elle ne s'etait dressee contre la volonte du marl. Cette fois-ci, elle s'affirma. On demenagerait, dit-elle, mais non pas A Aberdeen oil la ronde interminable des apprentissages qui ne menent A rien, des petits commences qui reussissent å peine A survivre, les entrainerait inexorablement A vegeter dans la pauvrete honorable sans doute, mais desesperante A laquelle les condamnait la vie en Ecosse. Les Gordon qui avaient émigré disaient dans leurs lettres beaucoup de bien du Canada; le temps etait arrive de suivre leurs traces.

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Des le printemps de 1914, le point de vue de Margaret prevalait et, faute de projet plus encourageant a poursuivre, John Gordon donnait son accord au grand deracinement. Au commencement d'avril de la meme annee, lui, sa femme et les cinq enfants qui leur restaient debarquerent å Halifax et prirent le train pour Toronto, laissant bien loin derriere eux Old Meldrum avec ses vieilles maisons et ses rues etroites, l'Ecosse enfin, avec ses landel et ses rudes montagnes, et aussi les riants vallons de ses terres de culture. Sans doute, jusqu'au moment de ce voyage en train et dans l'emotion du depart, Margaret Gordon etait-elle loin de saisir toute l'enormite du geste decisif deviant lequel s'etait incline son mani. Soudain, ses yeux s'ouvrirent et elle sembla deprimee å la vue des petites tours miteuses situees a l'arriere des mechantes maisons de bois des villages a travers lesquels le train poursuivait sa route. La campagne elle-meme, parsemee de champs morts et striee de barbeles ou de clotures en rudes pierres des champs qui disparaissaient dans les boises, les terres oü finissait de fondre sous les coniferes la derniere neige de l'hiver, tout cela n'avait rien qui puisse tirer la voyageuse de sa melancolie. Mais Donald se rappelait que la vue d'un enelos a peine entrevu par la fenetre lui apporta bientöt un moment de reconfort. «Eh bien! murmura-t-elle d'un air pensif, au moins, les vaches sont pareilles10.' Des mai 1914, trois mois avant le début de la premiere Grande Guerre, la familie Gordon se trouvait reunie de nouveau a Toronto. Parmi plusieurs adresses oü elle elm domicile pendant ces premieres annees, celle dont on se souvenait le mieux etait une maison deux etages dans la rue Markham. Les parents et les trois plus jeunes enfants couchaient au rez-de-chaussee et les autres au premier. On y vivait a l'etroit et ce logement transitoire, rendu necessaire par le manque d'argent, gut tot fait de disperser davantage la familie. James, qui s'etait fait boulanger, fut le premier a s'etablir ailleurs avec sa femme et son fils. Charles et George prirent l'uniforme de l'armee des le debut de la guerre. Ni l'un ni l'autre ne devaient revoir le Canada: George fut tue dans la Somme et apres la demobilisation, Charles s'etablit en Ecosse. John, le quatrieme fils et le moins enracine des enfants, aboutit aux Etats-Unis. Il devait revenir plus tard å titre de joyeux compagnon de son frere Donald, a qui il ne manquerait pas de causer quelques soucis. Toutefois, en ces premieres annees, il se contentait de vagabonder a travers les Etats-Unis. Les Gordon qui restaient au pays durent s'adapter å cette situation pleine de tensions provoquees par le commencement de la guerre. Cette ville nouvelle et etrangere cherchait elle-meme sa vocation. En 1913 le boom economique des dix dernieres annees semblait terming et des queues de chomeurs remplissaient les rues. Mais la mobilisation

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n'avait pas tarde A en eclaircir les rangs tandis que la panique s'emparait du commerce et de l'industrie dont la conversion A une economie de guerre etait A peine amorcee. Les immigrants ecossais avaient du mal A trouver du travail et, pendant une periode qui fut tres dure, la familie tout entiere dut se contenter pour vivre du salaire de Boulanger de James: douze dollars par semaine. Le chef de famille, dont l'enthousiasme etait encore plus mince que ses ressources pecuniaires mit du temps A relancer son commerce. Ses enfants, eux, se debrouillaient tant bien que mal et il semble que Donald, l'avant-dernier rejeton, ait ete le premier A donner l'exemple. Les semelles de ses souliers rapiecees avec des bouts de carton, il reussit A trouver un emploi dans une fabrique de boites, A six dollars la semaine. II suppleait A ce mince pecule en faisant des livraisons, se chargeant de tout autre commission qui pouvait rapporter quelques sous. Cela lui valut d'apprendre A connaitre les noms de rues, et A connaitre, petit A petit, la mentalite de ses concitoyens. D es qu'il eut mis de cote ses dix premiers dollars, il s'acheta une bicyclette d'occasion, devenant par IA torontois presque pure laine, et commercant en herbe. Cependant, il avait alors å peine quatorze ans et cette etape de sa premie re carriere fut breve. Un directeur d'etudes s'interessait au jeune Donald et, fort de l'appui de la mere, lui fit reprendre le chemin de l'ecole. Inscrit A l'ecole secondaire de l'avenue Manning, il se plongea de nouveau dans les livres et dans l'etude tout en continuant A se chercher du travail. La livraison quotidienne des journaux remplaca ses autres occupations, regla le probleme des heures d'oisivete et, detail interessant, donna lieu A une experience dans un secteur, reduit sans doute mais significatif, du domaine des transports. Gordon devait faire son approvisionnement en journaux A mi-chemin du point où commencait son itineraire de livraison. Pour se transporter lui-meme entre ces deux points, le coin du voyage par tramway aurait gruggi la moitie de ses benefices. I1 reussit A convaincre un conducteur de tram qui l'avait pris en amitie de transporter gratuitement les journaux A bord. Celui qui deviendrait plus tard president du CN chargeait donc ses journaux A bord du tram sous les matins, puis se lancait A bicyclette vers le point de rendez-vous oü il cueillait sa marchandise, et commencait son boulot de livreur. Pendant ce temps, James reussissait bien. Les filles avaient trouve du travail et les conditions de vie s'amelioraient. Margaret, presbyterienne consciencieuse, veillait A ce que le service religieux soit observe, mais sans instituer un regime dans lequel la religion devint oppressive. Donald passait ses soirées A etudier tandis que son Pere se perdait dans les livres. John les quittait momentanerent pour observer les petits chahuts familiaux et sympathiques, mais sans s'y joindre; il se melait plus volontiers aux discussions. Dans la familie, chacun donnait libre

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cours å ses idees et a ses opinions ; et il y avait un petit peu plus d'argent, ce qui rendait la vie plus facile. Les Gordon avaient des personnalites bien marquees; ils etaient sympathiques, cultives, affectueux quoique querelleurs; toujours aux prises avec des problemes d'argent, ils parvenaient tout de meme å joindre les deux bouts. Tout le long de 1915, il y eut d'autres separations quand les fines mariees et leurs epoux quitterent le foyer. En avril, John et Margaret Gordon emmenageaient avec leurs plus jeunes enfants dans une maisort de la rue Queen en face d'Osgoode Hall. Reminiscence d'Old Meldrum, l'immeuble abritait un logement et une boutique sous un meme toit; John Gordon ainsi recreait dans le Nouveau Monde son ancien mode de vie. Apres de longues journees en compagnie de ses montres, toujours aussi detestees, le soir venu, il lisait ou broyait du noir. Parfois, il se remettait å &ü- . La publication d'un de ses ecrits dans l'Evening Telegram de Toronto fut un encouragement, bien que ca ne «rapportait pas» comme d'ailleurs il l'a note; il s'etait laisse dire en effet qu'il pourrait avoir å debourser jusqu'å quinze dollars pour le privilege d'etre publie. «A l'epoque, je luttais avec acharnement contre bien des obstacles pour subsister, ecrira-t-il plus tard. On m'avait dit que si ma prose avait l'heur de plaire å l'editeur du Telegram — c'etait un Ecossais millionnaire — on m'aiderait vraiment l I.» Esperance peu fondee, si l'on en juge par l'article qui parut. «Watchie» Gordon repetait une vieille histoire, mille fois redite pour les lecteurs du quotidien: «J'ai trouve necessaire de traverser l'Atlantique et de me creer un emploi qui pat faire vivre ma familie, dans des conditions nouvelles, ici, a Toronto.» Il avait trouve ces conditions peu encourageantes mais, poursuivait-il, «apres une periode de repos forcedai ouvert une boutique dans une rue achalandee de la ville pour m'y livrer au commerce de la reparation des montres. Gråce a des principes de travail ardu et d'economie, principes ecossais s'il en filt, j'ai finalement reussi å gagner ma vie.» Dans la rue Queen de l'epoque, grouillante de vie avec ses echoppes, ses multiples boutiques, ses cinemas, ses restaurants et quelques etablissements plus ou moms Touches, il avait fait connaissance avec les Soakers, comme on appelait å l'epoque, les petits-maitres de l'abus de confiance. Un vieux monsieur d'allure fort respectable pretendait avoir perdu la clef de son logement et demandait qu'on lui prete trente-cinq cents afin d'envoyer un telegramme a sa femme. Un autre chevalier de la combine, plus modeste celui-lå, pretendait gitre un commercant egare et avait besoin de cinq cents pour prendre le train; enfin, un bonhomme å longue echine, tres presse de vendre au boutiquier, pour cinq dollars, une montre et autres bricoles, qui, de toute evidence, en valaient bien quatorze. A propos de ce dernier, Gordon faisait la reflexion suivante: «Il doit gitre au service de la reine, d'une facon ou

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d'une autre, dans un etablissement de la Don.»* Le vieux monsieur s'etait vu refuser les trente-cinq cents demandes, tandis que les cinq cents avaient ete accordes «car ce n'est pas ca qui va faire ma fortune, ni d'ailleurs me ruiner». «Il etait etonnant, de conclure le philosophe d'Old Meldrum, de constater le nombre de gens qui se tirent d'affaire sans travailler dans ce Nouveau Monde12.» Rien ne porte å croire d'ailleurs que cet article ait fait une bien forte impression sur le millionnaire ecossais, John Ross Robertson. John Gordon etait destine a suivre son petit bonhomme de chemin comme auparavant, commercant par la force des circonstances et jugeant son travail avec une ironie desabusee. II n'avait nullement les moyens d'aider son fils dans ses etudes et celui-ci, en realiste-ne, devenait un homme en brillant les etapes. Il absorbait tout l'enseignement que pouvait lui prodiguer Manning School; son fort accent ecossais commencait å s'adoucir; enfin il se «canadianisait» å grands pas. Mais il subissait la discipline scolaire avec impatience, tenu qu'il etait par la loi d'y rester jusqu'å ses quinze ans. Il n'avait rien contre l'instruction, c'etait excellent a condition d'en avoir les moyens; quant å lui, sa priorite, c'etait d'avancer dans la vie. Il etait trop jeune pour entrer sous les armes comme ses deux freres et sa mauvaise vue l'empecherait å jamais d'y aspirer. Cependant, en cette fin de printemps 1916, I'annee scolaire tirait å sa fin et lui approchait de la quinzaine; il aurait quinze ans bien comptes quand commencerait la nouvelle annee scolaire en septembre. Les autorites fermeraient sans doute les yeux sur une infraction mineure au reglement, surtout au moment oil il y avait carence de main-d'oeuvre. Les possibilites d'embauche etaient å la hausse; mais bien plus fascinante pour qui avait du sang ecossais dans les veines etait la perspective prochaine d'un poste au sein d'une banque. Son directeur d'ecole, du nom de Richardson, suivait le garcon d'un peil approbateur et il etait pret å lui faciliter les choses; la Banque de Nouvelle-Ecosse, privee de main-d'oeuvre comme ses rivales, semblait un terrain fertile. On interviews Donald Gordon qui profita de l'occasion pour faire prendre sa photo13. Le cliché, tres conventionnel, le montre debout avec l'arriere-plan habituel dans les photos de ce genre, la main appuyee sur l'accoudoir dans la pause traditionnelle, le sourire un peu guinde, les lunettes encerclant ses yeux myopes et en voilant la malice, un peu a la fawn des guichets d'autrefois qui masquaient les caissiers derriere leur cage. Avec ses cinq pieds dix pouces et ses 118 livres, il avait l'air malingre dans son costume bon marche un peu fripå. Cette apparence de fragilite etait formidablement dementie par un trait: des mains puissantes surgissant de * (NDLR: prison commune aupres de la riviere du meme nom å Toronto).

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manches trop longues, des mains enormes, comme impatientes d'empoigner la vie, et qui revelent déjà t'homme que sera Gordon. Ce jour de grand depart, il l'a note ainsi: «Fiche personnelle aupres de la Banque de Nouvelle-Ecosse — entré en fonctions comme commis junior å la succursale Ossington et Dundas, å un salaire de 300 $ par annee, le 5 juin 191614.» Lorsqu'il entra ce jour-låå la banque, alors qu'il passait devant les sombres cages des caisses et devant les comptoirs, son peil fut attire par les lettres gravees dans le verre depoli d'une porte oil on pouvait lire ce mot: GERANT. Plus tard, il n'oublierait pas cet instant decisif de sa carriere, ni d'ailleurs sa reaction du moment: «Voila ce qui un jour sera mon bureau» se dit-il å lui-meme.

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CHAPITRE

«peut-ytre un peu fougueux» C

e jeune homme fait un travail de premiere classe. Dien au-delsus de la movenne du travail de ses collegues du meine .igeI.» (:'est ce qu'en lit stu• Donald Gordon dans la premiere evaluation faire au service du personnel. Verilicateur au service des compensations, homme a tout faire et commissionnaire å tous vents, son travail etait juge plus que satisfaisant. On reconnut son merite des Noel 1919 en lui consentant une prime de vingt-cinq dollars. Des juin 1917, il etait juge ligne d'acceder aux livres. En aoiu, il rempla4ait un caissier durant les vacances et, å la fin d'octobre, bien qu'il soit retourne aux livres de comptes, il await cousiderableinent ameliore sa situation. Augmentation annuelle de 50 $ en avril, suivie d'une de 100 $ en juillet, dune aut•e encore en octobre. Si bien qu'en ajoutant la prime de 50 $ gagnee 't Noel 1917 et deux augmentations successives accompagnant une promotion au poste de caissiercomptable, ses revenus annuels avaient plus que double en nu >ins (le deux ans: ils atteignaient maintenant 750 $. «Malheureusement, lit-on dans un rapport interne (le banque date de fevrier 1919, il a recemment approuve l'encaissement d'un Faux cheque de 200 $, sans avgir consulte le geraut. Lette bevise l'inquiete serieusement, sue tout du fait qu'en le tiest responsable du rembourseinent2.» Dieu terei, ('inquietude chez Gordon tre survivait pas å ('etat passif. A l'instant meine oü l'on redigeait le rapport precite, le comptablecaissier (le 17 ans passait ses soirees it rAder dans les rues (le la ville ft la recherche de son faussaire. II se rappelait ses traits, devinait oit il devait passer son temps; et lui, Gordon, crovait dans les vertur du recouvrement direct. II etait tard le soir et la neige tombait lorsqu'il vit son homme surgir de l'ent•ee d'un cinema de la rue Queen. Le bras tourd de la justice instantanee s'abattit sur l'epaule du ntalheureux: on le lit

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virevolter au rythme de jurons bien sentis; et il fut mene d'une main ferme au poste de police le plus rapproche. C'est lå, ou chemin faisant peut-etre, qu'on le convainquit non seulement qu'il valait mieux se repentir sur-le-champ, mais qu'il fallait bien rembourser au moins une partie du montant. Le lendemain matin, Gordon arrivait a la banque muni de 180 $, å deduire sur le montant å decouvert; muni aussi, a titre de nantissement garantissant le paiement du solde, des norn et adresse d'un coupable sinon repenti du moins ebranle. Novembre 1919 fut le prelude d'une serie de changements. On l'envoya preter main-forte å une succursale coin Dundas et Brock, oü il devait demeler les erreurs dans les effets escomptes, balances remises, et balances d'epargne au Grand Livre. Des ce moment-lå, comme par la suite dans sa vie, un grand livre au bilan fautif constituait a ses yeux un defi å relever sur lequel il pouvait passer la nuit s'il le fallait. De temps a autre, effectivement, il travaillait toute la nuit, puis s'attaquait å la nouvelle journee frais et dispos. En moins de trois mois, il etait non seulement devenu comptable interimaire a Dundas et Brock mais il avait meme fait un stage de gerant dans une petite succursale cle campagne. Force de rentrer å Dundas et Brock, il avait des fourmis dans les jambes; et dep., on savait qu'il fallait compter avec lui, avec son ardeur acharnee au travail. «Il se plaint, note alors son directeur, qu'il n'a pas assez å faire3.» Ce probleme trouva sa solution, du moins provisoirement. Pendant I'ete de 1920, on transferait Gordon au siege social et on lui accordait une epoustouflante augmentation de 300 $. Au dernier etage de l'ancien immeuble qui abritait la Banque de Nouvelle-Ecosse, du cote sud de la rue King, il se trouvait loin non seulement du tohu-bohu de la succursale principale logee au rez-dechaussee, mais aussi du train-train fastidieux d'une succursale. Il fraya bien vite dans les hautes spheres des cadres superieurs å titre de commis interimaire du chef comptable, comme commis interimaire du directeur general, et enfin en 1921, comme secretaire de ce dernier. Des lors, il se trouvait au beau milieu d'un courant ascendant qui lui permettait d'aspirer aux plus hauts postes. En fait, il en etait encore fort eloigne, mais il se faisait remarquer au niveau strategique le plus important. En effet, pendant tette periode si delicate de 1'apprentissage, il avait la chance extraordinaire d'etre suivi de pres, non seulement par H.A. Richardson, le directeur general, mais egalement par J.A. McLeod, petit homme a barbiche et a la parole douce qui presidait aux destinees de l'institution et qui etait l'un des banquiers les plus en vue de son temps. Trapu, exuberant, fanatique du travail, le Gordon des annees 20 etait un homme qui faisait déjà sa marque. La legende voulait qu'il ne craignit «ni diable ni homme'». Selon un autre collegue, il avail le don de considerer sa Oche du moment comme le travail le plus important

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du monde. Ce grand bonhomme qui accordait peu d'attention aux formalites courantes etait pourtant, comme tout banquier, tres soigne de sa personne. Quarante ans plus tard, devenu president du CN, il se trouvait dans un ascenseur en compagnie de l'un de ses proches associes et observait un garcon de bureau dont les souliers auraient eu besoin d'un bon cirage. «Comment peut-on esperer faire quelque chose dans la vie avec des souliers comme 4a?'» de demander le president. Son propre probleme, dont il fut conscient presque tollte sa vie, c'etait le manque d'instruction; I'universite Queen's l'aida dans ce domaine et se gagna d'emblee un admirateur reconnaissant. A 1'epoque oil, en 1919, il se plaignait de ne pas avoir assez å faire a la succursale Dundas et Brock, il avait suivi des cours clonnes par l'Universite sur la banque et le commerce. En juin 19206, il notait fierement dans son cahier personnel: «Ai remporte les honneurs des examens de l'Association canadienne des banquiers.» En 1922, il devenait Fellow de la meme association, et obtenait un diplöme qui devait figurer å une place d'honneur sur les murs de ses futurs bureaux. Tandis que les cours du soir et son travail se disputaient son temps, d'autres horizons s'ouvraient. En 1919, en compagnie de collegues de son age, et avec l'appui de ses nines il creak avec eux ('Association bancaire pour l'education, destinee a devenir une importante institution où d'eminents conferenciers venaient dispenser leur savoir en matiere d'argent, de droit commercial et autres sujets touchant l'economie. Elle devait bientöt prencire de ('expansion et devenir la tribune recherchee que l'on connait encore de nos jours, sous le nom de Club des Trente et qui est toujours aussi active. Ces activites multiples eurent un effet stimulant sur Gordon; elles enrichirent son bagage de connaissances et d'idees tout en alimentant son energie inepuisable. En 1923, ses superieurs meduses parlaient de lui en termes dithyrambiques: «II a completement termine les travaux qui accusaient du retard ... fait la revision et modernise bien des fiches importantes ... il exige maintenant un travail plus avance. C'est un geant compare a ses collegues du meme Age et avec la meme anciennete ... il apprend tres vite ... doue pour le droit commercial ... une intelligence remarquable, du caractere, du jugement, il est energique ... mais sans doute un peu fougueux7.» Entre-temps, la familie avait demenage ses penates dans une autre maison, avenue Quebec celle-1å, oil Donald, Jessie et Elizabeth suivirent leurs parents. Jack, revenu des Etats-Unis pour prendre un emploi a la

Goodyear Tire and Rubber Company, s'y etait aussi installe et passait une bonne partie de son temps avec Donald. La boulangerie de James marchait si bien que ce jeune homme, (levenu le richard de la familie,

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etait le fier proprietaire d'une voiture d'occasion. C'est tette guimbarde qui les emmenait frequemment, lui, sa femme Mary et leurs enfants ainsi que les autres fines et leurs marls, partager les joyeux diners du dimanche de ('avenue Quebec. L'oncle James et la tante Mary etaient les grands favoris de Donald, qui lui-meme etait le tonton-gateau de leurs enfants. La plus jeune de tette branche de la familie, Margaret, se souvient de dimanches bien remplis et pleins d'imprevu. Les Gordon de tous formats et de tous genres «offraient un curieux mélange de chaleur, d'agressivite et d'esprit de competition. Pleins d'affection les uns pour les autres, mais individualistes enrages, ils pouvaient gitre cinglants ... et souvent pleins d'esprit.» John Gordon pere, etait loin de faire fortune avec sa boutique. Il se tenait souvent å l'ecart, remåchant sa rancceur. Et pourtant, de temps en temps il prenait plaisir å ces reunions familiales, laissant la gaiete et l'humour prendre le dessus. Au milieu de discussions enflammees il etait capable de se plonger dans un livre, habitude dont avaient d'ailleurs herite les enfants. Tous les Gordon aimåient lire et ne s'en privaient pas. A d'autres moments, la maison retentissait des ballades ecossaises bien-aimees chantees a pleine voix. La petite Margaret revoit encore l'oncle Donald totalement absorbe dans un savant traite de commerce bancaire ou faisant le gamin avec Jack dans la cour arriere. Elle fut terrifiee mais pas tenement etonnee, un certain samedi, de le volt suspendu par les pieds, a la fenetre du troisieme etage, la tete en bas, et reclamant å grands cris qu'on vienne prendre sa photo8. Quant å sa mere, «femme charmante, si douce, si tranquille», Donald lui demeurait tres attaché. Son affection se portait aussi sur la tante Mary, ce «papillon d'airain» comme il dit, au caractere plus energique, et qui encourageait les ambitions de son neveu. I1 lui cfemandait souvent conseil. Sa mere lui accordait un soutien indefectible dans toutes ses entreprises; quant a son pere, il puisait chez lui un encouragement d'un autre ordre, curieux mélange d'interet et de jalousie inavouee. Un peu fruste, certes, et ignorant presque tout des delicatesses et des coutumes du vieux monde si cheres a John Gordon, le fils semblait parti a la conquete d'un monde qui avait completement echappe aux ambitions du pere. Nous disons bien: «semblait», car le fait n'etait pas demontre. Le garcon revenait å la maison avec des histoires de promotions et d'augmentations de salaires plein la bouche, avec aussi une certaine complaisance, ce qui faisait dire au pere: «Vona le grand homme.» C'etait tout au plus l'echo d'une ironie subtile typique de la familie Gordon qui refusait de s'en laisser imposer. Mais il y avait la comme un soupcon de scepticisme qui agissait sur Donald comme un stimulant, creant en meme temps une certaine tension clans

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les relations entre pere et fils. Et ces relations, il faut I'avouer, n'avaient jamais ete tres etroites. Le fosse s'elargit. En octobre 1924, Donald Gordon est nomme inspecteur de la banque. Il commence a parcourir le pays. 11 n'etait qu'un membre inexperimente de l'equipe volante composee de deux inspecteurs, mais, au dire d'un de ses collegues, .dans les six mois, il avait commence å prendre l'affaire en main`.. 11 y avait plein de nouvelles idees et de nouvelles methodes dans sa tete; il rejetait la tradition et la routine; il avait le don de poser des questions embarrassantes, de celles qui vont au fond des choses. 11 devint vite la terreur du personnel des succursales oil on se laissait aller. 1l n'y avait rien de sacre pour le jeune inspecteur. Si le changement pouvait ameliorer les choses, pourquoi pas? On avait toujours procede comme ceci? Eh bien!, et s'il y avait une meilleure methode? Impudent, fonceur, il ne mettait pas de gants blancs pour arriver a ses fins, ni au jeu d'ailleurs ni au travail. Et pourtant, les cadres qui travaillaient a ses cötes se surpassaient. En effet, Gordon acquit tres jeune le talent de pousser les gens a la limite de leurs possibilites sans pour cela creer d'animosite. Et de plus il connaissait son affaire. Peru-eire fut-il stimule, dans un domaine précis, celui des affaires etrangeres, par un homme destine a devenir par la suite un ami tres proche. En octobre 1925, un jeune turc de la Banque Royale du nom de Graham Towers prononcait une allocution devant ('Association bancaire pour l'education, de Toronto. Le sujet: 'Le commerce bancaire international et le marche des changes10.'. En quelques mois a peine, Gordon portait son attention sur les affaires de la Banque de Nouvelle-Ecosse a l'etranger et communiquait cet interet a ses superieurs, ce qui entraina un resserrement des contröles. II fallut alors proceder å des tournees d'inspection des succursales qu'exploitait la banque en _]amaique, å Cuba, a Puerto Rico et en republique Dominicaine. Notre jeune inspecteur, avide de decouvrir le monde, faisait alors connaissance pour la premiere fois avec les iles exotiques des Antilles. Mais l'avenir immediat lui reservait mieux. Au printemps de 1926, un banquier celibataire de vingt-quatre ans se rendait dans les Maritimes a bord de l'Ocean timile. L'accompagnait, å titre de mentor officiel, un inspecteur principal de la banque, flegmatique gentleman, Anglais par surcroit, R.A.S. Elliott, qui passait pour avoir du sang bleu. Une beaute frappante dans la personne d'une jeune femme avait pris place dans le meme compartiment. Ce n'etait pas une raison suffisante pour qu'Elliott leve son nez aristocratique de dessus son livre. Pour Gordon, qui s'agitait sur son siege et devenait plus impatient a chaque mille qui filait, c'etait clairement l'aventure qui lui faisait signe.

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N'y tenant plus, et sous le regard desapprobateur de son aine, il se leva et alla s'asseoir aupres de la jeune fille qui ne protesta pas; alors s'engagea une longue conversation qui devait avoir des suites determinantes. Maisie Barter avait vingt-quatre ans. Mince, pas tres grande, elle avait des yeux vifs d'Irlandaise et des cheveux noirs comme du jais. Elle venait d'une familie terre-neuvienne de Saint-Jean, familie aisee, qui avait ete parmi les premieres a soutenir 1'Armee du Salut sur la grande ile. Maisie avait passé une premiere annee de formation comme institutrice dans une petite ville cötiere; cela l'avait rebutee. La vie au sein d'une familie austere et stricte aussi lui pesait; de toute evidence, sa vocation n'etait pas de devenir salutiste. Elle avait meme jete une pile de fascicules religieux qu'on lui avait confies sans prendre la peine de les distribuer. Ce qui l'attirait, c'etait le Canada continental; enfin la familie avait cede. Au moment où elle rencontrait Gordon, elle avait passe deux ans dans un college pour jeunes filles de bonne familie, a Toronto. Tombee malade et menacee de tuberculose, elle avait ete hospitalisse dans un sanatorium de Gravenhurst. Si on en croit la legende qui court dans la familie, elle retournait dans son ile natale pour epouser un ancien soupirant. Mais ce mariage ne devait jamais avoir lieu; et les espoirs du Terre-Neuvien anonyme disparaissaient, bien a son insu, a chaque tour de roue du chemin de fer. A la fin du mois de mai, Gordon etait de retour a Toronto, bel et bien fiance, et Maisie etait attendue de Saint-Jean. On fixa la date du mariage au mois de juin mais une complication faillit le retarder. Cote carriere, sans doute tout allait bien: 1'inspecteur celibataire interromprait sa vie nomade et se caserait dans un poste plus approprie a sa situation d'homme marie, celui de chef comptable adjoint de la succursale principale a Toronto. Sa premiere mission importante etait d'un type qui ne pouvait plaire qu'aux seuls inities: il s'agissait de participer a la revision complete du Manuel de reglements et methodes. Avant de s'y attaquer, il entreprit une derniere tournee d'inspection, la plus difficile et la plus memorable qu'il sut jamais faite encore. Une crise secouait une petite et obscure sous-succursale de 1'Ontario. La rumeur voulait que le gerant, homme instable, ait manifeste des intentions de suicide; il avait meme jets au panier, sans la lire, toute la correspondance emanant du siege social depuis un an. Quand Gordon arriva sur les lieux, il y trouva un desordre pire que tout ce qu'il avait prevu; la legende veut qu'il y soit allé d'une remarque assez vive: «Tirei le maximum de votre boulot aujourd'hui, aurait lance Gordon au gerant, demain il sera trop tard.. Quoi qu'il en soit, le lendemain matin, le malheureux se brtilait la cervelle. Et c'est un Gordon fort ebranle qui, quatre jours a peine avant la date de son mariage, dut prendre ('interim de direction avant que l'on ne depeche du secours de Toronto. Mais si le renfort arriva a temps, l'homme ne a Old Meldrum

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et dont la belle assurance cachait des vestiges de superstition heritee de ses ancetres des Terres Hautes de l'Ecosse, n'etait pas pres d'effacer l'incident de sa memoire. Un de ses fils declare: «il a toujours craint I'obscurite, pas les attentats et les voleurs ... il avait petit des demons et des fantömes ...11 » Au lendemain du suicide, c'est un Gordon aux traits tires et pale qui, å son arrivee, declara au commis de la banque, aussi pale que lui, qu'il avait vu l'evenement se derouler en reve exactement tel qu'il s'etait produit. La clef des songes n'influenca toutefois pas ses projets de mariage et le 12 juin 1926, Donald Gordon epousait Maisie Barter comme prevu. Le foyer qu'il quittait etait sur le point de se desintegrer avec la mort du pere avant la fin de l'annee, et celle de la mere qui lui survecut a peine un an. Son pere, qui n'avait pas assiste au mariage et qui n'avait pas revu son fils depuis cette date, lui ecrivit une lettre en date du 11 juillet, lettre desabusee, pleine de bavardages et de potins de familie: la parade des Orangemen devait passer devant sa boutique le lendemain, et elle serait composee de grands personnages. «Si j'avais ete l'un d'eux, monte sur un blanc destrier, panache de blanc, j'aurais sans doute fait figure du plus bel ane qui soil. Tout ce que je pourrai faire, c'est de les admirer, et d'admirer en eux le cretinisme parfait qui impregne tous leurs faits et gestes.» Le plåtre etait tombe du plafond de la cuisine et un homme de peine devait effectuer la reparation cette semaine-lå. Lizzie «se promenait avec son cavalier, c'etait devenu chez elle une habitude ancree». «Ici, la vie continue son petit bonhomme de chemin, comme toujours. Presque chaque dimanche, Jamie et Mary viennent gentiment nous cueillir, ta mere et moi, pour faire une balade.» Le graphologue laureat d'autrefois ecrivait encore d'une main nette et ferme, la lettre contenait peu de plaintes. Pourtant, elle avait lair de venir de loin. A mots hesitants, le vieil Ecossais semblait s'adresser a un jeune inconnu: «Comme to le sail, je ne t'ai pas ecrit depuis que to t'es lance dans la grande aventure matrimoniale. Ce n'est pas que je t'aie oublie mais je jugeais inutile de te fleranger avec les potins d'ici, ca pouvait attendre me suis-je dit. Bien sir, je t'offre mes viceux de bonheur les plus sinceres et chaleureux, pour le present et pour 1'avenir. J'espere pouvoir rencontrer bientöt ta femme l.»

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CHAPITRE

Maisie sen mile e mariage ouvrit de nouveaux horizons a la vie du jeune banquier yet redonna un nouvel essor å sa carriere. La presence dynamique de sa compagne venait completer et elargir le champ de ses ambitions. «Je suis bougrement paresseux. C'est Maisie qui m'a pousse de I'avant t », devait-il declarer longtemps apres. Peut-gitre bien, mais certainement pas au setts habituel du terme. La plus grande partie de l'annee, il passait ses longues journees å travailler avec amour sur la revision du Manuel de riVemenls el tir ihndec. II ironvait le temps de suivre des tours du soir, ne manquait pas une seance de l'Association bancaire pour l'education et suivait avec enthousiasme Iles cours sur l'art de parler en public. Debout bien avant le petit dejeuner. il s'astreignait å un horwire de travail tres rigoureux. Grace it des séances quotidiennes (levant le miroir; pendant lesquelles il repetait pet son accent interminablement «trente-trois», il perdait pet ecossais et roulait moins ses «ru. Armé d'un dictaphone et dune pile enorme de dossiers qu'il emportait chez lui pour le week-end, il revenait le lundi mann chargé dune montagne de ruhans (le dictaphone. C'etait le cauchemar des dactvlos de service. Leur premier enfant, Donald Ramsay, naquit le 12 septembre 1929. Le 26 mars 1931, on emmenageait clans une nouvelle maison stir Indian Road Crescent au moment on Gordon emit nomme directeur adjoint principal de la maison mere Toronto. Son salaire atteignait a cette epoque la somme rondelette de 5 000 S, Gordon jouissait (le la consideration de ses supenieurs et l'avenir s'annoniait prometteur. S'il manquait quelque chose a cet heureux tableau, on s'il y avail «paresse», c'etait peut-gitre sur le plan Iles objectifs it long terme. A la banque, la route du succes semblait tome trac:ee d'avance et s'annon4ait sans heurts, mais aussi sans imprevus. Au bout (le la route, de l'argent. Gordon aimait l'argent — il n'en await jamais asser. — mais tela ne

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suffisait pas, ou du moins, il s'en rendraft compte un jour. Maisie, elle, voyait plus loin. La langue bien pendue, dynamique et, du moins å certains tigards, plus ambitieuse encore que son mari, elle percevait son immense potentiel, elle percevait aussi I'elargissement de vues necessaire a la realisation de ce potentiel. Mais l'argent venait en premier; et, precisement, l'argent etait necessaire pour elargir l'horizon. Entretemps, la vie n'etait qu'un jeu. Jeu presque trop palpitant en ces premieres annees. Le couple se lancait dans la vie au milieu des annees folles, ces annees oü les valeurs ne cessaient pas de grimper en Bourse et creaient chaque jour de nouveaux millionnaires parmi les commis des maisons de courtage, les cireurs de bottes, et meme les caissiers et les comptables de banque qui savouraient leurs benefices, du moins sur papier. Le jeune banquier, observateur passionne et participant engage dans les affaires, n'echappa pas a la contagion. Puis ce fut le krach, oü les plus fortunes tomberent de haut. Gordon, å un niveau plus modeste, degringola sur la meme pente en compagnie de milliers d'autres Canadiens. «Il y laissa sa chemise», selon un collegue de la premiere heure. Il devait ressentir cette perte longtemps et de facon cuisante. Gordon devait devenir un personnage important de la banque centrale et une figure nationale avant de pouvoir se debarrasser de ses dernieres dettes. Elles le hanterent å travers les annees trente, ce qui ne reussit pourtant pas a le guerir. «II a toujours ete joueur ... croyant a son etoile et sin- de faire fortune ...2» Il y avait toujours un grand projet qui lui trottait dans la tete et qui emaillait ses conversations mais le manque de capital a investir le protegeait heureusement contre ces risques. Apres le krach, il dut accepter de penibles et regulieres deductions prises å meme son salaire et les speculations furent centrees sur les paris au champ de course de temps a autre. Maisie, qui adorait toujours le suspense 1'y accompagnait. Les soirs de deveine, on rentrait a pied a la maison faute de fonds pour payer les tickets de tram. Bien qu'a cette époque ils n'etaient pas tres a l'aise, les Gordon menaient un train de vie digne d'un banquier etabli. La maison grouillait de monde car le cercle des amis s'elargissait chaque jour. «Fats» Bell et George Poole, destines tous deux a integrer les cadres de la banque, avaient pris pension chez les Gordon, ce qui allegeait les notes de fin de mois. On s'amusait comme des fous. Autre visiteur regulier, Joe Barter, frere favori de Maisie et qui s'etait gagne la sympathie de son beau-frere. De futurs chefs d'entreprises et membres de direction, qui a l'epoque n'etaient pas plus prosperes que Gordon, venaient le samedi noir disputer des parties de bridge qui bien souvent empietaient, tard dans la nuit, sur le repos sabbatique. Personne n'avait les moyens de boire beaucoup; quant a Gordon, le peu qu'il avalait lui montait vite å la tete.

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«Deux verres, raconte un ami, suffisaient pour le lancer. Je me souviens d'un soir oil la partie de bridge fink par l'ennuyer; il s'elanca dehors et se mit a sauter les clötures; il fallut courir apres lui et le ramener de force.» On chantait autour du piano, Gordon touchait l'accordeon dont il adorait joner, et le temperament irlandais de Maisie se manifestait eloquemment de temps a autre. «J'ai vu maintes fois, raconte un autre ami, Maisie gifter son marl comme pour lui dire: 'Tu fais quelque chose qui me deplait, et c'est la seule fawn que je connaisse de te faire cesser ...S» Autre visiteur assidu dont on se souvient avec affection: «Peck» EL. Pequenagh, un minuscule Suisse inspecteur de la banque lui aussi, qui portait des lunettes d'ecaille aussi epaisses que celles de Gordon, et avait autant d'esprit que lui. Un peu chicaneur et aimant a tenir tete, il pesait 110 livres; sur la pointe des pieds, il atteignait a peine les epaules de Gordon mais la taille de ce dernier ne lui en imposait nullement. Ce couple a lunettes gachait souvent la partie de bridge; et c'etait pire quand ils se retrouvaient ensemble sur le terrain de golf. Ni l'un ni l'autre ne voyaient la balle; ils n'avaient aucun respect pour ce jeu que l'on sait gitre un rituel presque religieux pour ses adeptes. On raconte qu'un jour, l'equipe formee de quatre comperes dont nos deux hommes se lansa a l'assaut du premier «T» vers huit heures du matin et termina la partie au quatrieme vert a quatre heures de l'apres-midi. Gordon ne s'adonna jamais beaucoup aux exercices physiques, sinon au canotage qui, comme on le sak, se pratique en position assise. Sa dexterite au golf n'avait d'egale que son talent de bricoleur: dans les deux cas, arme jusqu'aux dents avec l'equipement le plus mirobolant, il n'arrivait a rien. I1 joua un jour au club de golf de l'hötel Royal York, devenu depuis le Saint George's, ce qui s'avera probablement sa derniere partie. Déjà engage assez loin sur le terrain, et enrage par sa propre maladresse, il se pencha sur la balle, fit tournoyer puissamment son baton, et rata completement. Donald Gordon s'en prit la splendide pelouse qu'il dechiqueta a coups repetes jusqu'å ce que le baton se Gassåt dans ses mains. Il jeta alors les autres batons et s'elanca vers la salle de douches du club, toujours jurant. Le jet puissant de l'eau calma bientöt son humeur et il se mit a chanter a tue-tete son repertoire complet de ballades ecossaises. Un voisin de douche, n'y tenant plus, mit la main sur une brosse de bain bien plate, bien large et bien dure, lui en assena un coup retentissant sur les fesses et prit la poudre d'escampette. Gordon sortit de la cabine de douche en frottant ce point sensible de son anatomie et s'empara d'un bassir contenant quelques gallons d'eau savonneuse additionnee de solution antiseptique. La porte de la douche s'ouvrant a ce moment-lå, il en jeta le contenu sur ce qu'il croyait gitre son recent agresseur. Erreur. Celui qui penetrait dans

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la piece, un monsieur tres digne tire å quatre epingles, etait le directeur de l'etablissement. Cet arrosage copieux eut pour effet immediat l'exclusion bruyante et definitive du banquier bagarreur4. Il etait alors dans la trentaine, toujours gaillard mais un peu degingande, sans doute un effet des longues heures passees å sa table de travail. Il avait déjà cette démarche caracteristique d'un ours qui se håterait lourdement de trouver un siege. Il etait bruyant, gaffeur invetere chez les gens et hote totalement imprevisible chez lui. Maisie, elle-mene encline å l'excentricite devait bien souvent re"parer les pots casses quand son marl se sentait en verve — ce qui lui arrivait frequemment — et choisissait une victime pour ses plaisanteries d'un gout parfois douteux. Une victime toute trouvee, c'etait son frere Jack qu'au fond il aimait beaucoup. De temperament boherre et vagabond å ses heures, Jack s'installait å la maison quand bon lui semblait et y prenait ses aires. La presence du bebe Donald Ramsay n'y changeait rien et si l'heure etait arrivee de transformer la baignoire en alambic å gin — c'etait l'epoque de la prohibition — l'enfant prendrait son bain plus tard, voilå tout. Comme toile de fond a la carriere industrieuse d'un banquier qui devenait quelqu'un, le ménage des Gordon faisait presager un avenir qui serait haut en couleur. C'etait d'ailleurs le cas d'une certaine entreprise de nature non bancaire dans laquelle se lansa bientöt notre homme. L'anecdote qu'on pourrait intituler: «Nos conteurs sur les ondes» semble avoir plutot rehausse la reputation de Gordon et elle tient une place importante dans sa legende. Tout commence par un pres desastreux consenti par le banquier. Au début de mars 1931 — il venait tout juste d'etre nomne directeur adjoint principal — un client qui semblait tout å fait serieux, s'adresse å Gordon par-dessus le comptoir. L'entretien se poursuit bientot clans le bureau du directeur, absent pour cause de maladie, et se prolonge assez longtemps. II s'agit d'une chance unique, Dame Fortune frappe a la porte de la Banque de Nouvelle-Ecosse en lui permettant d'investir dans un art tout nouveau. L'interlocuteur de Gordon est un jeune acteur, sorti å peine des planches de Broadway, qui detient, dit-il, un contrat avec la station radiophonique CKGW de Toronto lui permettant de realiser treize emissions d'une demi-heure, avec un budget de 3 000 $. Tout ce qui manque, ce sont les 1 500 premiers dollars pour couvrir les frais de redaction des textes, le recrutement des comediens et le lancement du programme. C'etait le signe avant-coureur d'une vague qui devait tout emporter devant elle, celle des radio-theatres. A l'epoque, on avait å peine effleure ses possibilites, rendues encore plus rentables par l'insertion de messages publicitaires intercales entre les saynetes. Ce signe fut

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clairement percu par le banquier qui vit en imagination le bel avenir qui s'ouvrait devant le jeune comedien. Le directeur ne pouvait eire rejoint: de toute facon il n'aurait sans doute pas ete fort impressionne par cette aventure; et Gordon n'etait nullement investi de ('autorite requise pour donner le feu vert. Neanmoins, il le donna et les suites ne se firent pas attendre. Le contrat n'avait pas de garantie, ou du moins la garantie etait insuffisante et c'est Gordon qu'on tiendrait responsable du montant tout entier. Helas!, les rumeurs circulant dans les couloirs du poste de radio furent confirmees: le jeune comedien etait un farceur, il avait file aux Etats-Unis, l'argent en poche. Notre directeur adjoint principal voyait ses dettes augmenter de 1 500 $ et il heritait en outre d'un contrat pour la production de treize emissions qu'il fallait creer de toutes pieces. Ce ne serait pas la derniere crise que les Gordon auraient å affronter. Mais l'ampleur du desastre et l'originalite du probleme agirent comme stimulants. Les Gordon avaient quelques cordes å leur arc: lui, avec son accordeon et sa voix basse de baryton déjà fort appreciee de son entourage; et Maisie, qui non seulement chantait mais avait suivi des cours de diction — elle s'etait meme produite avec succes sur la scene de son college. Its n'avaient aucun doute sur leurs talents de radio-dramaturges; si les feuilletons radiophoniques ne marchaient pas, on raconterait des histoires, ou alors on chanterait. Its se convainquirent eux-memes, et convainquirent la direction du poste par la meme occasion, qu'ils etaient parfaitement capables de remplir treize periodes de temps radiophonique. C'est ainsi que ('emission «Nos conteurs sur les ondes» vit le jour. L'automne suivant, les auditeurs de CKGW eurent ('insigne privilege d'entendre l'un des premiers programmes du genre realise au Canada. Les textes qu'ecrivaient Donald et Maisie passaient du dialogue a la forme narrative, et faisaient souvent appel å la musique. Si une saynete ou un conte etait juge trop bref, on rem plissait avec une chanson. On en vint a admirer les interpretations de Danny Boy, de Little Old Lady, et de If I Forget You chantees par le duo Gordon. Ce qui etait encore plus admirable, et surtout fort etonnant pour les auditeurs qui travaillaient a la banque, c'etait d'observer une dette importante s'amortir lentement mais surement grace au genie qui preside aux destinees de 1'Art. Le monde å l'envers, quoi. Bien sin-, ca n'atteignait pas les hautes cimes de ['art et Gordon lui-meme devait hesiter par la suite å laisser lire ces textes a ses enfants. Mais en vrai protégé des Muses, il ne s'en departit jamais. Dans un des sketches qui traitait de devises etrangeres, on pouvait deviner le futur fonctionnaire de la banque centrale qui percait sous le personnage au micro: ['or, et l'etalon-or en prirent un coup dans la replique suivante: «De toute facon, å quoi peut bien servir l'etalon-or?

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On serait bien mieux avec un etalon en beton armé, ca cimenterait notre economie!» Une histoire du meme gout mettait en vedette «Jimmy le Veinard», jeune vendeur d'attaque qui doit vivre son moment de verite. Que faire, s'assurer un gros contrat, ou sortir å coups de pieds au derriere le client qui fait des avances å sa femme? L'Honneur l'emporte sur l'Avarice et, le lendemain, un chevaleresque Jimmy å l'ceil au beurre noir se presente devant son president, lequel president le fiche promptement a la porte pour avoir perdu le contrat. Ce geste autocratique et injuste rend notre homme fou de rage et il declare tout de go: «Vieil hypocrite, impossible de me Eicher dehors .. . je demissionne!» Aussitot, et A la maniere des nobles et richissimes bienfaiteurs qui, selon la comtesse de Segur, recompensent toujours la vertu, le president etreint notre heros et lui dit: «Jimmy, maintenant je sais que to es digne de nous. Depuis des annees, je me demandais si to n'etais qu'un brave idiot ou si je devais te flanquer a la porte comme vendeur et t'embaucher comme chef des ventes'.» Les Gordon se lancerent tete baissee dans l'aventure. Pendant treize semaines, le temps suffit A peine pour ecrire des sketches, repeter les interludes musicaux, et recruter les amis pour tenir les deuxiemes roles tout en s'amusant ferme. Its jouaient la comedie å la maison, dans le tramway, dans la rue, au restaurant. Robert L. Dales, qui devint plus tard un personnage important de la banque, fut souvent le temoin interesse et nerveux de ces scenes rocambolesques. «Si je devais prendre le tram avec eux — il etait toujours bonde å I'epoque — je me refugiais bien vite a l'arriere. Mais Maisie et Donald se placaient strategiquement å chaque bout du tramway, puis se rapprochaient l'un de l'autre en s'injuriant en latin de cuisine ou en se battant, accroches aux poignees du tram. Les autres voyageurs prenaient tout tela tres au serieux: la voix tonitruante de Donald et les repliques cinglantes de Maisie, c'etait tout ce qu'il y a de plus convaincant. Rendus a leur arret ils descendaient et s'en allaient, bras-dessus bras-dessous, en riant comme des gossen`'.» La satisfaction artistique ne le ceda en rien aux buts plus mercantiles qu'on s'etait fixes. Et tandis que s'amortissait la dette, on se preparait a rendre l'entreprise encore plus rentable. Maisie mit au point un produit, une creme de beaute qui fut baptisee IT, norn fort approprie a cette époque oiz un film du me' me norn ayant pour vedette Clara Bow faisait fureur. Fabrique dans la cuisine des Gordon et lance dans leur emission, IT se vendait aussi au porte å porte sous la direction ferme de Maisie. Quand l'emission prit fin au bout de treize semaines, le contrat ne fut pas renouvele mais on avait evite le desastre, on s'etait bien amuse, et les dettes etaient moins lourdes. Quant aux superieurs de Gordon, quoi qu'ils aient pu penser de ses

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mhthodes de remboursement, ils pratiquaient l'indulgence et le jeune homme continuait de les impressionner. Le bilan de l'actif et du passif htait plus que favorable. Le petit president collet month, J.A. McLeod, et A.Y. Merrick, directeur de la succursale torontoise, grondaient parfois, mais lui laissaient les coudhes franches. On lui pardonnait ses dettes et son grain de folie; le cöth serieux du personnage et ses talents hvidents, voila ce qui comptait. «Donald fut toujours un homme intense, d'affirmer Thomas A. Boyle qui devait un jour assumer la presidence. II donnait le meilleur de lui-meme quand il avait beaucoup de pain sur la planche7. Mhticuleux dans sa fawon d'administrer les affaires courantes, il htait sans pitih pour les fainéants, et I'inefficacith devait chercher fortune ailleurs. D'une intelligence lucide, il savait profiter de l'experience, et tout impulsif qu'il füt, il avait un esprit de decision fort judicieux.» Selon Robert Dales, «il htait prompt å saisir toutes les donnhes d'un probleme, sa mhmoire vraiment photographique jonglait avec les chiffres et les bilans; apres avoir lu rapidement une page, il pouvait la titer de memoire en entier presque sans erreur; je n'en croyais pas mes oreilles8». Son travail sur les reglements et les methodes bancaires commencait aussi å porter fruit. Ses premiers hcrits parurent dans la Revue de lÅssociation des banquiers canadiens en 1930. Traitant de la mecanisation dans les syste mes bancaires, il s'htonnait, tout en les approuvant, des «multiples et inghnieuses innovations ... qui d'ores et déjà remplacent l'encrier et la plume des caissiers d'autrefois ... On ne verra pas de sitot un comptable travailler tard dans la nuit, å la recherche acharnee d'un ecart qui joue å cache-cache dans les livres... Il est remplace efficacement par une machine å toute hpreuve manipulhe par des tendrons aux meshes courtes et aux jupes claires dont la science se limite å savoir taper sur des boutons sans se soucier de la signification profonde des Debits, des Credits, ni des Bilans hquilibrhs.» Saluant d'un soupir plus philosophique que nostalgique la disparition du «bon vieux temps» il sphculait sur le lendemain: «L'auteur voit déjà dans un avenir rapprochh, le role important qu'est appelhe å jouer la photographie dans la tenue des livres; il n'est pas exaghrh de penser que le Livre des comptes sera un jour remplace par un dossier photographique faisant etat de toutes les transactions. L'epoque romanesque oå directeurs generaux et autres cadres superieurs avaient debute dans leur carriere en allumant chaque matin le feu de charbon dans l'humble bureau regional d'un village obscur, tette époque etait revolue.» Le banquier de demain, ce serait un diplöme des grandes @toles. Gordon terminait sur une note fracassante, affichant sans pudeur un chauvinisme bien masculin: les tåches ennuyeuses, ce serait ces memes tendrons aux cheveux courts et aux jupes claires qui s'en chargeraient, «l'operatrice de machines dont le travail sera purement

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mecanique et dont le salaire devrait atteindre tout au plus 1 200 $ å 1 500 $ par ann@e'». Ces speculations purement theoriques allaient de pair avec un travail quotidien plus prosaique, celui de faire valoir les services de la banque sur le marche. Le siege social de la banque etait situe au cceur du centre commercial de la ville, Iå oü pullulaient les grandes maisons de courtage qui debitaient les actions et les obligations garanties par des press remboursables sur demande. Car, en depit de l'economie chancelante de la fin des annees vingt et du début des annees trente, la Bourse continuait å brasser de grosses affaires dont la plupart passaient par la Banque Royale. Une partie non negligeable de ce commerce commenca å figurer dans les livres de la Banque de Nouvelle-Ecosse au fur et a mesure que le nouveau directeur adjoint se faisait la main. Il fallait rechercher activement la clientele, la rencontrer face a face, et Gordon devenait maitre dans cet art. Jouissant de l'appui inconditionnel de Merrick, «il fit de la Banque de Nouvelle-Ecosse l'une des banques de courtage les plus importantes de Toronto — il fit vraiment merveille en enlevant une bonne partie des affaires å la Banque Royale1°». Thomas Boyle discernait déjà en lui les germes d'un grand talent pour les relations publiques. «Il n'hesitait pas un instant a boucler ses affaires et å sortir pour rencontrer de nombreux courtiers en valeurs. Il se rendait sympathique, on admirait son energie, sa faconde et sa personnalite; il veillait personnellement å ce que la qualite des services rendus par la banque soit impeccable ".» En 1934, son aventure å la radio n'etait plus qu'un souvenir, son efficacite commencait a se faire sentir dans les resultats de la banque comme en fait foi le rapport interne qui suit: «Ce jeune cadre a tout ce qu'il faut en fait de courage, de tact, d'intelligence et d'assurance pour aller loin 12.. Effectivement, il etait sur le point d'aller encore plus loin qu'on n'aurait jamais pu le penser, en direction d'Ottawa cette fois. En 1933, Fraser Elliott, commissaire federal å l'impöt, tentait en vain d'elucider un probleme persistant, celui des revenus considerables de citoyens ou de societes canadiennes etablis å Tetranger. Ces sommes etaient souvent reinvesties, bien legitimement il faut le dire, dans l'achat d'obligations payables au porteur. Mais, quand venait le moment d'encaisser les obligations de ce genre, l'argent filait hors du pays sans eire assujetti å l'impöt. Cette lacune de la loi irritait. Elle etait onereuse pour le pays surtout en temps de crise. II fallait y mettre fin. W.A. Mackintosh, doyen de la faculte des sciences economiques et politiques de l'universite Queen's et depuis toujours conseiller du gouvernement, fit une recommandation heureuse. Puisqu'il s'agissait d'un domaine qui interessait les banques, pourquoi ne pas les

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impliquer? On invita donc celles-ci å depecher des representants, directeurs generaux ou presidents pour la plupart. Au sein de la Banque de Nouvelle-Ecosse, les cadres superieurs titant occupes ailleurs, on delegua le jeune directeur adjoint qui se trouva representer son institution quand fut convoquee la premiere rencontre. C'est un evenement memorable dans la carriere de Gordon, celui oü pour la premiere fois on le voit s'approcher du centre du pouvoir. Ce jeune banquier mal degrossi, å la haute taille, ne s'en laissa pas imposer par les hommes chevronnes qui l'entouraient, tout importants qu'ils fussent. II avait le don de savoir ecouter; et quand il ouvrait la bouche, c'etait pour s'attaquer au probleme au niveau pratique; enfin, le sujet lui etait familier. Le deuxieme jour, il tombau sur la solution, toute simple dans sa formulation: l'anonymat des transactions disparaitrait. Le detenteur etranger qui encaissait ses obligations ou qui transferait des fonds provenant, sous une forme ou sous une autre, de revenus acquis au Canada, serait tenu de declarer qu'il en etait le recipiendaire, tenu aussi de se declarer resident å l'etranger. Cela donnait la possibilite de percevoir l'impöt; et Gordon sortit de ses papiers un formulaire tout fait, soit le certificat de propriete, qui permit par la suite d'instituer le systeme de retenue fiscale que l'on connait. Grace å 1'interet tres vif qu'il portait aux affaires de la banque et å la mecanisation des systemes, il avait reussi un coup de maitre. Une lettre en provenance du commissaire å l'impöt parvint au president de la Banque de Nouvelle-Ecosse; c'etait de celles qui font ou defont une carriere: «Votre monsieur Gordon, ecrivait Fraser Elliott, a joue un role determinant dans la solution du probleme de la perception des taxes par voie de retenues13.» La mane annee, on proposait 1'etablissement d'une banque centrale, ce qui n'enthousiasmait nullement les banques å charte du pays. L'idee n'etait pas nouvelle, on l'avait proposee sous diverses formes au fur et å mesure que le pays plongeait dans la depression. La plupart des pays du Commonwealth avaient déjà leur banque centrale. Telle qu'elle fut structuree finalement en 1934, la Banque du Canada serait investie des pouvoirs suivants: contröler la monnaie du pays; emettre tous les billets de banque; conseiller le gouvernement dans la gestion de la dette publique et instituer des reglements sur le credit et sur le change. Sur le plan de la gestion monetaire, la banque, dans la mesure du possible, aurait pour mission de reduire les fluctuations dans la production et le commerce et, par consequent, de reduire egalement leurs effets sur l'emploi et les prix. La banque exigerait que les banques å charte lui confient leurs reserves d'or. Les banques å charte se voyaient.privees d'un privilege important, celui d'emettre les billets de banque. La banque centrale influencerait les taux d'inter@t en fixant un nouvel escompte sur les billets des banques å charte. On l'investit aussi du

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pouvoir d'acheter et de vendre des titres sur le marche. Elle devait donc gitre un facteur d'equilibre dans l'economie des banques canadiennes. Les milieux financiers s'opposerent a ce nouveau concept ou du moins, l'accepterent de mauvaise grace. Mais au moment oil le gouvernement Bennett cherchait desesperement des solutions, des moyens et des hommes pour lui permettre de combattre la depression, tette initiative prenait la valeur d'un symbole. Cette recherche fut fructueuse grace au role que joua la banque comme moderateur dans la politique fiscale. Le gouvernement eut egalement la main heureuse en choisissant comme premier gouverneur de la banque Graham Ford Towers. Investi d'un pouvoir enorme, ce dernier allait gitre, en effet, le grand surveillant d'une bonne partie de l'economie canadienne. Age de 37 ans, Towers, l'un des directeurs generaux adjoints de la Banque Royale, representait une des plus anciennes families de Montreal. Apres de brillantes etudes en sciences economiques a l'universite McGill, il emit depuis 14 ans economiste, inspecteur et enfin responsable des affaires de la Banque Royale a l'etranger. S'il n'avait aucune experience dans le domaine des banques centrales, c'etait cependant un homme talme å l'esprit souple et doue d'initiative. L'experience fut apportee par J.A.C. Osborne, secretaire de la banque d'Angleterre, qui serait «prete» au Canada pendant cinq ans a titre de gouverneur adjoint. Towers choisirait lui-meme ses autres collegues. Il avait dejå eu l'occasion de rencontrer Gordon au cours de quelques reunions entre banquiers et le nom de ce dernier commenca å gitre mentionne dans les pourparlers entre Towers et le ministere des Finances. Clifford Clark, brillant sous- ministre des Finances, au visage poupin avec ses lunettes en ecaille, avait entendu son ami Fraser Elliott lui relater 1'episode de la taxe de retenue. W.A. Mackintosh qui etait tres au courant de ce qui se passait dans les coulisses gouvernementales aussi bien qu'å l'universite Queen's, avait eu l'occasion de voir les copies d'examen de Gordon. Ce furent Mackintosh et Clark qui poserent la question qui declencha tout: «Pourquoi n'allez-vous pas å Toronto pour voir ce qu'il vaut?"» Vers la fin de 1934, les titapes preliminaires etaient terminees. Towers, accompagne d'autres emissaires federaux, s'etait rendu a trois reprises au siege social de la Banque de Nouvelle-Ecosse, avait obtenu l'assentiment de son president, et commence å pressentir Gordon. Avant la fin de l'annee, on lui faisait officiellement une offre d'emploi: Towers voulait Gordon comme secretaire de la Banque du Canada. La reaction de Maisie fut immediate, definitive, et affirmative: il ne fallait pas rater une chance pareille. Pour sa part, Gordon n'etait pas si stir. Son salaire de 5 500 $ allait gitre double, mais il amait Toronto et il aimait aussi «sa» banque. Il avait déjà bien reussi et ne pouvait que

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reussir encore mieux. I1 avait toutes les raisons d'esperer acceder un jour au poste de J.A. McLeod. 11 avait aussi discute avec d'autres banquiers, et partageait leurs doutes sur la nouvelle institution qu'ils voyaient comme un enjeu politique et peut-gitre bien temporaire. Ses proches collegues partageaient pour la plupart l'avis de Tom Boyles: «II faudrait gitre cingle pour accepter ca, Donald.« Cependant, l'influence qui prevalait å la maison eut raison de toutes ces objections, et un lundi matin de janvier, negligemment assis sur le coin du bureau de Boyles, Gordon poussa le grand soupir des decisions irreversibles et lui dit: «Tom, c'est la premiere fois de ma vie que je fais ce que ma femme me dit de faire. Maisie pense que je devrais y aller''.» En moins de deux semaines, on avait libere la maison de Toronto, les outils de menuiserie etaient sortis de la cave et expedies avec les meubles å une nouvelle adresse å Ottawa. Le let' fevrier 1935, Gordon donna sa demission a la Banque de Nouvelle-Ecosse, et tout ce qui restait å faire etait de demenager, ce que l'on decida de faire en auto. Qui etait au volant? Les versions different selon les temoins: son Pils Donald pretend que la voiture etait conduite par l'oncle Joe Barter et Joe Barter, lui, dit qu'un ami qui n'avait pas de veine etait au volant. Quoi qu'il en soit, c'etait un vieux tacot qui tomba en panne des qu'on prit la route. Pour le jeune Donnie, alors Age de cinq ans, le voyage restera grave dans sa memoire comme «le premier d'une serie de tableaux un peu embrouilles dans ma tete illustrant les scenes de rage permanente de mon pere ... Pendant toute sa vie, il fut en etat de guerre contre les machines'6.» Cette fois-ci, l'homme l'emporta sur la machine et les Gordon arriverent å Ottawa. La semaine suivante, Donnie frequentait déjà la maternelle, Maisie s'affairait å ('installation d'un nouveau foyer au 24 avenue Clemow, et dans l'edifce Victoria rue Wellington, le secretaire de la banque centrale presidait å une naissance.

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CHAPITRE

La Bange du Canada J

1 restait moires d'un mois avant que la banque n'ouvre ses portes, l'ouverture etant prevue pour le lt" mars. De l'autre eine de la rue, dans ('edifice est du Parlement, Graham Towers et Osborne elaboraient les graniles lignes des politiques it suivre en compagnie de Cliffin•d Clark. Pour sa part, Gordon avait son bureau au troisieme etage de l'edifice Victoria, oft une vingtaine d'employes qui l'avaient precede essayaient de s'organiser. 11 fallait travailler au milieu du vacarme des menuisiers et des ouvriers de toutes sorter tout en s'occupant de la paperasse qui commen4ait dejå it envahir les bureaux. Les economistes, comptables et verilicateurs qu'on avail recrutes etaient tous tries sur le violet, mais l'etablissement d'une banque centrale representait pour eux comme pour le secretaire une experience toute nouvelle. Les grands principes et les directives generales emanaient de ('edifice est de l'autre cx te de la rue, mais il restait a inventer les methodes d'execution, å assigner les tåches, A creer de toute piece des montagnes de formulaires differents, en fait a faire de la banque centrale une entreprise viable. Et bient6t, Gordon avait en main toutes les ficelles de son fonctionnement. La division des devises du cabinet du Receveur general devait passer A la banque avec tous ses fonctionnaires. La creation de nouveaux postes et la question delicate du transfert de certains employes ainsi que leur assignation å de nouvelles fonctions incombaient au secretaire de la banque. «C'etait un Ecossais qui fon4ait, qui marchait sur les pieds de bien des gens mais il faisait rarement des erreursi ”, a dit un survivant des premiers jours. Entre-temps, le travail s organisait. .J'etais deborde par ses coups de telephone, se souvient Tom Boyles. 11 demandait des exemplaires de nos formulaires, cherchait A approfondir nos methodes, fouillait partout pour en trouver qui puissent s'adapter aux besoins de la nouvelle institution".', 11 n'hesitait pas å

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demander, et obtenait habituellement ce qu'il voulait mene de la part d'autres banquiers moins bien disposes que Boyles. Il se chargea de presenter å certains d'entre eux notre politique en matiere d'or. Les reserves d'or du Dominion, evaluees å 70 millions de dollars, reposaient, en sticuritti, dans les chambres fortes de l'tidifice est du Parlement; il suffisait d'un trait de plume pour qu'elles soient transportees de l'autre cote de la rue le jour me me de l'ouverture de la banque. Les chambres fortes des banques a charte contenaient des reserves de pres de 37 millions de dollars, qu'il faudrait expedier å Ottawa. Ce transfert s'averait tres douloureux pour la majorite des banques car les reserves d'or qu'elles detenaient etaient sous-evaluees par rapport aux prix internationaux et une bonne partie de ces reserves etait destintie å couvrir des engagements pris å l'etranger. Gordon devenait 1'emissaire d'une banque centrale dont personne ne voulait et il etait venu imposer des conditions dont on discutait le bien-fondti å maints tigards. II revint toutefois suivi des lingots d'or en laissant derriere lui la promesse qu'une formule de compensation serait par la suite mise en oeuvre afin d'atttinuer le prix de cette cession. Le let' mars, Graham Towers et Osborne avaient emmenage dans l'tidifice Victoria oü se trouvaient leurs nouveaux bureaux. Le secrtitaire de la banque et son personnel etaient déjà bien etablis. Les reserves d'or des chambres fortes de ('edifice est depassaient les 25 pour cent de la reserve necessaire pour garantir les devises timises par la Banque du Canada. Sur les nouveaux billets de banque figuraient les effigies des membres de la familie royale ou d'hommes politiques canadiens; d'autres membres de la familie royale sur les billets de deux dollars å cent dollars; et, pour les rares Canadiens appeles å manipuler les billets de cinq cents ou de mille dollars, les effigies de John A. Macdonald et de Laurier. Des montagnes de titres du gouvernement et des banques å charte avaient ete recus, enregistres et classes, une multitude de formulaires etaient arrives a temps de chez l'imprimeur, et les rouages de ('administration etaient preis å se mettre en marche. Mais la machine ne tournait pas encore. Ce jour-lå, un reporter du Toronto Star sortit de l'ascenseur et trouva une immense surface de moquette verte, une ambiance d'activite sereine et l'imposante silhouette de Brooks assis pres de l'ascenseur. Brooks, un ancien grenadier de la garde qui avait passé le cap de la quarantaine, et qui ressemblait beaucoup a R.B. Bennett, avec son habit a queue et son pantalon raye, devait devenir celebre comme premier majordome de la banque. Venu voir Towers, un banquier qui allait lui aussi connaitre la celebrite, fut tres surpris de voir le gouverneur de la Banque du Canada «assis a cette petite table3». Introduit aupres de Towers, le correspondant du Star avait trouve assis a un bureau en noyer un homme mince, reserve, a fair juvenile,

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avec «un soupcon de sourire» sur les levres et des lunettes sans monture. «Son regard est d'une fixite telle qu'il en est presque palpable ... On a la curieuse impression que sa tete est transparente1.» Towers etait le plus jeune de tous les gouverneurs des banques centrales du monde et selot, le correspondant, il etait entoure d'une equipe de jeunes gens tres actifs. Mais, notait-il, cette activite semblait n'avoir pour ''instant aucun objet, en l'absence d'un instrument essentiel de travail. L'entreprise qui fabriquait les billets de banque n'avait pas termine ses livraisons aux bureaux du Receveur general; ces bureaux etaient devenus maintenant les agences de la banque dans les neuf provinces canadiennes. A cause de cela, l'ouverture officielle de la banque etait retardee de dix jours et son secretaire bouillait d'impatience. Le grand jour etait å peine arrive que Gordon commencait déjà å parcourir tout le pays. Il fallait recruter le personnel et organiser le travail des agences provinciales de la banque, heritees des effectifs du Receveur general. Il fallait en demenager certaines et les installer dans de nouveaux locaux. Au cours de 1'annee 1936, le secretaire passa beaucoup de son temps a Toronto afin de surveiller la restauration d'un bel et ancien bureau de poste qui avait ete occupe par le Receveur general. Il fallait en respecter l'architecture «de style ionique, å trois sections coupees par des colonnes doriques ... et avec des boites aux lettres faites de tres beau chene et de verre doubles'. Apres cette experience, il dut faire face å un plus grand defi en 1937. Le nouveau siege social de la banque commencait å s'elever rue Wellington et Gordon surveillait les travaux au milieu des plans d'architecte et des contrats. Dur en affaires, stir de lui et tres prudent dans l'administration de ''argent, il etait aussi conscient de la depression que 1'etait la banque et il avait les memes objectifs que cette derniere. L'edifice termine refletait bien la judicieuse parcimonie qui avait preside å sa construction; nullement ostentatoire, son style austere et classique donnait une impression de dignite et de solidite. On avait prevu suffisamment d'espace pour une expansion possible et consenti å certaines depenses supplementaires pour le rendre plus efficace, ce qui avait fait ''objet d'assez chaudes discussions dans le cenacle du conseil d'administration. Certains resultats meritaient l'attention: des chaises dessinees pour le confort, une acoustique et un eclairage excellents, et l'un des premiers systemes de climatisation å etre installe a Ottawa. Depuis les hautes fenctres donnant sur la rue Wellington, sept statues de bronze symbolisant les sept principales activites commerciales de l'homme furent les temoins impressionnants de la ceremonie d'ouverture en 1938. Le gouverneur de la banque, le Premier Ministre et tout un groupe de hauts fonctionnaires levaient sur eux un regard de fierte

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satisfaite, sentiment que partageait entierement le secretaire. Ce n'etait pas lui qui avait fait les plans mais il avait veille å leur execution et trait resta dans les limites de son budget. Entre-temps, la banque centrale avail conquis la confiance du pays et me me celle des banques å charte. Meme si la depression ne lächait pas prise, la banque centrale avait, avec beaucoup de prudence, maintenu une certaine fluiditt de l'argent, rtduit les taux d'interet, et encourage les activites commerciales. Elle s'etait institute la gardienne des devises etrangeres, elle assurait la production de l'or du pays, et as 1938 elle administrait la dette publique. Son personnel atteignait maintenant plus de 350 personnes; son service de la recherche, qui n'avait rte qu'une piece remplie de tablettes vides avant l'ouverture de la banque, etait maintenant un instrument utile des politiques gouvernementales et un element d'orientation et d'ordre pour les affaires du pays. Tout ceci se passait dans les hautes spheres de la politique que dirigeaient Towers et Osborne. Gordon etait quant å lui l'administrateur, c'est-å-dire 1'executant. Il crtait les instruments d'execution necessaires, mettait au point les techniques et methodes requises, mais personne ne doutait de son intention de monter encore plus haut. S'il faisait toujours figure d'Ecossais un peu fonceur, son personnel le trouvait quelque peu abrupt avec certains mais on savait exactement å quoi s'en tenir avec lui. J.R. Beattie, qui devait devenir un jour gouverneur adjoint de la banque, raconte: «Il arriva å la banque en fevrier et j'y arrivai au commencement de mars. C'etait vraiment un homme qui en imposait it plus d'un point de vue ... II etait energique, faisait son travail de facon rtfftchie et systematique; dans tout ce qu'il faisait, on reconnaissait le parfait professionnel. I1 donnait le ton de l'endroit, le rythme du travail, c'etait un meneur d'hommes ... Gordon aurait pu se retrouver a la tete de n'importe quelle organisation parce qu'il avait le courage de prendre des decisions, le courage aussi de subir les consequences de ses erreurs6.» En 1936, le secretaire de la Banque du Canada ttait devenu un personnage bien etabli dans son milieu. Cette meme annee, il fut invite en tant que principal orateur devant les membres de l'Association bancaire pour l'tducation reunis a Toronto pour la presentation des diplomes å l'universite Queen's. Gordon ne se sentait pas encore tout it fait a l'aise dans le role de conseiller en carriere pour les jeunes. «Je pense que je n'ai jamais vu un orateur si nerveux de ma vie» relate R.M. Fowler, qui le rencontrait alors pour la premiere fois et qui devait par la suite entretenir de frequentes relations avec Gordon. «De toute evidence il avait appris son texte par cceur et reussit de justesse å le prononcer avec force hesitations.»

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Il n'y avait nulle hesitation dans la marche de la vie familiale å Ottawa. Moins d'un an apres leur arrivee, les Gordon avaient emmenage au 241 avenue Hillcrest å Rockcliffe, quartier residentiel de l'elite de la capitale. Au dire de son frere Joe, «Maisie n'aurait jamais consenti un instant å habiter une maison qui ne serait pas å la hauteur de leur situation», et comme d'habitude, elle avait l'ceil fixe sur 1'avenir. «11 ne faut jamais pecher par modestie» etait un dicton fort populaire dans la familie et son mari etait entierement de cet avis malgre son temperament retifs. Il devorait litteralement les livres traitant d'economie et particulierement des systemes bancaires nationaux; ce qu'il lisait se gravait dans sa memoire. Fort enclin å faire partager å autrui les connaissances qu'il avail acquises, son esprit curieux etait toujours å l'affüt de nouvelles sources de renseignements sur une infinite de sujets. «L'economiste de la banque avait fait la grimace quand Gordon lui avait pose la question: «A quoi sert cette fichue reserve d'or; pourquoi ne pas s'en debarrasser?» A la question suivante: «Qui diable est Machiavel?» la grimace devenait rictus. Et George Watts, qui etait entre au service de recherche de la banque en 1936, etait la cible de mainte et mainte question — «C'etaient souvent des questions idiotes, mais il ne se genait jamais pour les poser9.» En 1937, Donnie commencait sa troisieme annee å l'Ottawa Model School et il avait maintenant un petit frere. Michael Huntley Gordon etait ne le 19 octobre 1936 et son arrivee avail ete saluee par un evenement qui avait cree un peu d'emoi dans la familie. En effet, å leur retour de l'höpital, les parents avaient decouvert que des cambrioleurs s'etaient presentes avec un camion de demenagement et avaient pratiquement vide la maison de tous les meubles. Mais ce nuage passager ne reussit pas å obscurcir le ciel serein des Gordon. Leur maison de Rockcliffe etait fort agreable, avec sa cour arriere of les enfants pouvaient jouer et où poussaient les fraises sauvages. Dans ses moments libres, le pere se melait souvent å leurs jeux. Un des premiers souvenirs de Michael est celui d'une piscine que Gordon avait commence å construire pour Donnie et qui ne depassa jamais le stade d'un tron å moitie termine, bientöt transforms en un endroit pour compost. Ainsi devenait plus evidente une serieuse faille du secretaire dans son «programme d'amelioration domiciliaire». Selon Joe Barter «il se prenait pour un grand menuisier» mais bien peu de projets de ce genre etaient menes å terme et ceux qui l'etaient se terminaient en fiasco ~ °. Il en etait peut-eire mieux ainsi car le temps qu'il pouvait consacrer å la menuiserie etait fort limits. Son travail l'absorbait tout entier et son champ d'action s'elargissait en consequence. Il s'etait remis au golf de

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facon intermittente et cela etait tout juste bon å lui faire rencontrer des gens haut places. Toujours aussi maladroit sur le vert et sans nul goat pour ce jeu, Gordon ne manquait pas une invitation; sur leur nombre, les statistiques nous manquent mais le cercle de ses connaissances s'elargissait de plus en plus. Ses amis de golf revenaient avec lui å la maison, comme du reste ses amis de la banque et le cercle grandissant de ses collegues fonctionnaires. Maisie etait toujours lå; le piano et I'accordeon etaient toujours aussi endiables; et l'hospitalite de Gordon toujours aussi grande. On recrea å Ottawa les soirées chantantes de Toronto, et dans ce cercle d'amis grandissant figuraient des noms fort connus dans la capitale. Earle McLaughlin declarait quelques annees plus tard: «Gordon semble avoir ete ('homme qu'il fallait au bon moment, et cela å maintes occasions11.» Sa bonne etoile l'avait certainetnent emmene å Ottawa au bon moment. En octobre 1935, R.B. Bennett avail disparu de la scene et le gouvernement liberal que dirigeait Mackenzie King etait de retour au pouvoir et devait lui aussi faire face a la depression qui continuait. Il heritait toutefois de Bennett d'une fonction publique en pleine expansion. Le sous-secretaire d'Etat aux Affaires exterieures, Oscar D. Skelton, en etait le doyen, il en etait aussi l'äme. L'un de ses proteges, diplöme de l'universite Queen's et de Harvard, etait Clifford Clark qui presidait aux destinees du ministere des Finances comme sousministre. Des noms qui devaient devenir prestigieux figuraient egalement aux Affaires exterieures: Hume Wrong, Hugh Keenleyside, Dana Wilgress et Lester B. Pearson. On voyait souvent la silhouette etriquee et le crane degarni de Norman Robertson faire la queue, un sourire enigmatique aux levres, å la cafeteria du Château Laurier. En 1937, John Whitney Pickersgill entrait au cabinet de Mackenzie King. La plupart de ces gens-la evoluaient dans des spheres assez eloignees du milieu dans lequel frayait Gordon; il reste qu'Ottawa etait toujours le centre nerveux oü les rencontres fortuites mais parfois decisives lui permettaient de se plonger dans la vie febrile de la capitale. Un homme brillant, Alex Skelton, fils de O.D. Skelton, dirigeait le service de recherche de la banque. Gordon et lui avaient en commun le goat des alcools de qualite, du travail bien fait et une certaine joie de vivre. Ross Tolmie, un Manitobain a la silhouette angulaire, boursier de Rhodes et diplöme en droit d'Oxford, etait une autre Ame sceur. En 1938, un futur gouverneur de la Banque du Canada etait arrive a Ottawa en la personne de James Coyne; ('attraction d'Ottawa avait aussi arrache Robert B. Bryce a son Cambridge bien-aime. Tous ces hommes avaient en commun des facultes intellectuelles formidables, et ils etaient tous des produits brillants des grandes ecoles; c'est la grande aventure canadienne qui les avait attires. En 1936, au milieu du chaos tree par les revendications des gouvernements provinciaux et par les

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domaines de juridiction qui empietaient les uns sur les autres, on trea la Commission Rowell-Sirois sur les relations federales-provinciales. A la fin de 1938, la Commission avait terming sa serie d'audiences tenues å travers le pays d'un ocean å l'autre. Une fois conclue sa derniere séance a Ottawa, W.A. Mackintosh, Alex Skelton, J.A. Corry, John Deutsch et R.M. Fowler et d'autres qui avaient soit siege comme commissaires ou fait de la recherche pour pr@parer les travaux de la Commission, s'occupaient febrilement de la redaction de l'enorme rapport. Ce rapport mettait en relief pour la premiere fois la trame confuse et complexe des ententes financieres et constitutionnelles qui reliaient les provinces entre elles et il exposait clairement la plupart des problemes auxquels le pays faisait face. De la meme fawn, la banque centrale faisait face a d'importants problemes et les hommes charges de les resoudre avaient souvent affaire avec Gordon. Des discussions entamees au bureau se poursuivaient souvent le soir, å la maison de Gordon en presence d'un temoin en pyjama, le jeune Donnie juche tout au haut de l'escalier. En evoquant ce souvenir tard dans sa vie, il disait qu'il avait l'impression que le rapport Rowell-Sirois avait ete concu et redige dans la maison de son pere; en faisant la part de l'exageration, il reste que le pere fut un auditeur attentif et privilegia. Les connaissances qui devaient lui servir un jour et les amis qui allaient l'aider å les mettre en pratique commencaient a se fondre en une meme source. Parmi ses relations, telles qu'il entretenait avec Graham Towers etaient les plus importantes. Void ce que dit lå-dessus Louis Rasminsky, apres avoir pris sa retraite comme l'un des successeurs de Towers å la direction de la banque: «Ces deux protagonistes se completaient parfaitement. Je n'ai jamais vu deux hommes si dissemblables travailler aussi bien ensemble. Towers etait doue d'une intelligence raffinee, d'un esprit extremement penetrant et subtil. C'etait aussi un homme un peu reserve, timid - je ne me rappelle pas l'avoir jamais entendu elever la voix meme quand ses paroles. avaient pour effet inevitable de faire hurler les autres. Quant a Gordon, c'etait un diamant brut; dans l'intimite, il etait enclin å ponctuer ses assertions de coups de poing sur la table et on voyait que sa formation etait plutöt limitee. Ces deux hommes qui se ressemblaient si peu etaient d'une dependance absolue l'un vis-å-vis de l'autre; je crois que Gordon avait une admiration immense pour Towers, pour ce que lui-meme n'etait pas et qu'il reconnaissait dans l'autre. Mais ce sentiment gtait reciproque et si Towers etait låme organisatrice de l'institution, Gordon en gtait l'executant. Towers avait l'habitude de deleguer aux autres la täche de faire valoir la banque et de faire accepter ses politiques; ce travail de promotion etait un des aspects que Gordon appreciait le plus dans ses fonctions12.»

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Le gouverneur adjoint de la banque, J.A.C. Osborne, etait venu d'Angleterre avec un contrat de cinq ans qu'il etait bien prCt å ecourter si necessaire. Homme capable, d'une grande affabilite et extremement utile a Towers, il etait neanmoins et jusqu'au bout des ongles un produit de la Banque d'Angleterre; la fawn de faire des Canadiens qui l'entouraient ou de certains banquiers le mettait mal a l'aise. Pour ce qui est d'Alex Skelton, il s'avera absolument indispensable a la banque et au gouvernement federal grace å la comprehension parfaite qu'il avait des problPmes federaux et provinciaux. C'etait toutefois un excentrique qui avait ses propres methodes de travail et menait une vie un peu boherre. Il s'installa å Cumberland, å quelque dix-huit milles d'Ottawa; ses allees et venues etaient imprevisibles et il fallait avoir des nerfs solides pour s'y faire. Sa tenue vestimentaire scandalisait litteralement Osborne; quant å sa voiture, c'etait un danger public: les portieres attachees par du fil de fer, les freins et les lumieres fonctionnant au hasard, la carrosserie qui ressemblait a une boite de conserve eventree, grincant de partout, et sans pneu de secours. Le directeur de la recherche s'etait etonne devant un ami du nombre restreint de pieces qui etaient vraiment essentielles dans une automobile, etonnement que ne partageait nullement le chef de police de Cumberland. Et quand Skelton se debarrassa de sa voiture, il en obtint vingt-cinq dollars, payes par le chef de police lui-meme qui lui enjoignit d'accepter cette offre immediatement13. Mene s'il observait d'un Geil indulgent les manies d'Osborne, Gordon, lui, n'avait rien d'un excentrique. Il etait au contraire tres methodique dans son besoin d'aller de l'avant, dans sa fawn aussi de preparer son travail et de passer å l'execution. Ceci avait parfois pour effet de herisser Osborne et donnait lieu å des confrontations plutöt vives. Mais l'Ecossais savait s'incliner quand il avait tort; souvent d'ailleurs c'est lui qui avait raison; et il devenait de plus en plus important. A ses yeux, cette importance le destinait inevitablement å assumer le poste de gouverneur adjoint de la banque; et des 1938, Towers, Osborne et les experts du ministere des Finances partageaient cette opinion. La mort de la femme d'Osborne hata la retraite de ce dernier et le 12 septembre il donnait sa demission. Le 15, Gordon se voyait confirme dans le poste vacant pour une periode de sept ans. On Mehra cet evenement historique lors d'un diner å la maison des Gordon en presence du gouverneur et de sa femme. On avait charge Donnie de mettre le couvert; mais la disposition de la table etait un art sur lequel le garcon avait tout å apprendre. A la place qui lui etait assignee, Towers decouvrit un verre pour bebe, qui appartenait å Michael et qu'il utilisa durant tout le repas sans sourciller. Le geste etait typique de cet homme d'une grande politesse, mais aussi, vraisemblablement le resultat de sa distraction car il avait autre chose en tete.

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Il en etait de meme pour le nouveau gouverneur adjoint lorsqu'il s'installa dans son nouveau poste. La signature de Donald Gordon apparaissait maintenant sur tous les billets de banque du pays, ce dont il etait fort flatte. Ses emoluments avaient augmente, il etait le proprietaire d'une nouvelle Buick qui representait pour lui, comme ses autres voitures, un adversaire å mater. I1 aimait bien em mener le jeune Donnie dans les chambres fortes de la banque et faire miroiter devant lui le precieux metal. Un peu plus tard cette meme annee, lors de son premier retour en Europe, il dejeuna avec le gouverneur de la Banque d'Angleterre, Montagu Norman. Il commencait å frayer avec aisance dans les spheres internationales de la Banque, mais son retour en Europe eut quelque chose de deprimant: en Europe, le temps etait å l'orage, Hitler etait dechaine, la Tchecoslovaquie menacee, et le marche financier subissait les contrecoups de l'apprehension d'une guerre prochaine. Les problemes d'argent auxquels le Canada devait faire face tournaient autour des hypotheques qui peu a peu ruinaient les fermiers de l'Ouest, creaient la stagnation economique dans l'Est du pays, et paralysaient l'action des compagnies de press qui subissaient un moratoire partiel. On etait déjà assez avance dans !'elaboration d'un projet de banque centrale d'hypotheque qui libererait les capitaux, reduirait les taux d'interet sur les emprunts, et permettrait a l'economie de reprendre son essor. Mais des 1939, ce projet etait temporairement ecarte par un autre bien plus urgent. Au fur et å mesure que les capitaux fuyaient une Europe menacee par la guerre, les devises etrangeres cherchaient des terres plus hospitalieres et certains de ces capitaux aboutissaient au Canada. Mais dans l'eventualite d'une guerre qui impliquerait le Canada, ces capitaux recommenceraient å sortir du pays. Les reserves monetaires du pays suivraient vraisemblablement les capitaux strangers, surtout vers les Etats-Unis. Des achats enormes de materiel de guerre exigeraient une utilisation des devises etrangeres. L'augmentation des importations affaiblissait le dollar canadien par rapport å son voisin americain, et cette baisse ne pouvait que s'accentuer å mesure qu'augmentait le deficit du commerce exterieur du Canada. Jusqu'å quel point pourrait-on tolerer cette augmentation du deficit et å quel moment devrait-on l'enrayer, voila des questions qui n'avaient pas trouve de reponse et qui ne parvenaient meme pas aux oreilles du public. Le Canadien moyen, et meme les financiers, n'imaginaient pas les severes restrictions en importations et l'inflation effrenee qui pourraient accompagner ces depenses enormes. Une chose etait certaine: si la guerre se declarait et s'il fallait s'approvisionner en armes, toute autre transaction dans les affaires courantes du pays devrait eire surveillee de pres et faire l'objet de reglements de maniere

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A assurer au pays une reserve suffisante en devises etrangeres. Peu nombreux etaient les gens capables de prevoir clairement les mecanismes immenses de reglementation, la bureaucratie, et la paperasse necessaires å une telle surveillance. Il fallut toutefois se pencher sur ce probleme et les preparatifs furent amorces. Nes d'une @fincelle dans l'ceil perspicace de Towers, ces preparatifs etaient tenus secrets, mais le secret etait partage par Charles Dunning, ministre des Finances, Clifford Clark, son sous-ministre, Sidney Turk, directeur du departement des affaires etrangeres de la Banque A Montreal, et W.A. Cameron, directeur adjoint å Toronto. Gordon avait ete mis au courant bien avant sa promotion, puisque le secretariat de la banque devrait prendre en main la planification du projet. Il s'y impliqua davantage au moment oil il devint gouverneur adjoint; et as lors, le cercle des inities commenca å s'agrandir dangereusement å cause du grand nombre de ressources humaines qu'il fallut y affecter. Le simple soupcon que des contröles seraient imposes aurait des effets desastreux: les capitaux fuiraient, les banques seraient saisies de panique ainsi que les hommes d'affaires; et le projet echouerait lamentablement dans ses objectifs. Pourtant, le projet necessitait la mise en place de certains mecanismes dont le premier, comme d'habitude, etait la creation de montagnes de formulaires et de directives. On avait fait l'evaluation des besoins as le début de 1939. I1 faudrait produire au moins treize formulaires, identifies alphabetiquement de A å M, chaque formulaire titant identifie par une couleur de papier differente. Les banques, les bureaux de poste et les postes de douane ainsi que chaque point d'arrivee ou de depart concerne par le mouvement des marchandises ou de l'argent, feraient l'objet de directives distinctes. Les feuilles de directives seraient polycopiees mais les formulaires devraient eire imprimes et on estimait que le premier tirage serait de cinq millions. On evaluait å quarante tonnes la quantite de papier requise, on eut besoin du triple. I1 fallut ensuite pressentir discretement les grandes imprimeries. On ne trouva aucune imprimerie qui puisse liberer ses presses pour permettre un tirage continu et urgent de sept millions de formulaires, de treize couleurs differentes, et dont la description etait encore imprecise. L'approvisionnement en pa pier faisait egalement defaut. A un certain moment, on pensa m@me qu'il faudrait acheter une usine å papier, mais ce probleme fut resolu lorsque les imprimeurs de billets de banque libererent leurs presses et se procurerent tant bien que mal le papier requis. Loges dans un edifice adjacent, ils pouvaient faire leur livraison sans susciter de commentaires indiscrets; ils avaient d'ailleurs l'habitude de travailler sous le sceau du secret. Avec le recrutement de quelques employes supplementaires, cette partie du projet demarra.

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Mais, en matiere de securite, le point sensible se trouvait au sein meme de la banque. Depuis le début du printemps et pendant tout Fete, on recruta quelque quarante membres du personnel qui se mirent au travail dans les premiers etages et å qui, individuellement, on ne communiqua qu'une connaissance fragmentaire du projet. Les dactylos se mirent a l'ceuvre sur leurs machines et sur leurs stencils, les commis procedaient a la collation des formulaires tandis que d'autres employes rassemblaient les feuilles de directives que crachaient continuellement quatre polycopieuses a raison de seize heures par jour. On assigna un homme a plein temps simplement pour charger les agrafeuses manuelles. Ceux qui se lancerent dans ces activites febriles devaient bien soupconner qu'il se passait quelque chose, et pourtant, il n'y eut jamais de fuite. Au mois de juillet, on assembla ces montagnes de paperasse par unites respectives et on les empaqueta; chaque expedition contenait des formulaires et des feuilles de directives adressees a chacune des succursales de la banque a travers le pays — elle en comptait trois mille — ou encore aux bureaux de poste ou aux postes de douane. Des le mois d'aoüt, ces expeditions etaient mises en bolte, chacune scellee avec soin et divisee en paquets separes. On avait prevu un groupe de paquets pour chaque province, destines a etre consignes a l'agence de la banque et accompagnes d'une lettre scellee que l'agent regional de la banque ne devait pas ouvrir. On lui interdisait egalement d'ouvrir les boites a moins de recevoir une directive en ce sens d'Ottawa. Quand le programme serait rendu public, si jamais il 1'etait, on lui enjoindrait par telephone ou par cable d'ouvrir ces directives scellees, de debarrasser les caisses de leur contenu, et d'expedier les divers paquets separement a leurs destinations respectives. Entre-temps, il n'etait au courant de rien et on n'encourageait nullement la curiosite. Aux derniers jours du mois d'aoüt, les entrepöts des agences provinciales de la banque etaient remplis jusqu'au plafond de caisses mysterieuses qui piquaient fort la curiosite des gens. Entre-temps, au fur et a mesure que les manchettes annoncaient une guerre de plus en plus imminente, les plus hautes instances gouvernementales observaient anxieusement le deroulement des evenements. Le 27 aoüt, Towers, Gordon et d'autres hauts fonctionnaires de la banque siegeaient dans la salle des conferences avec les directeurs generaux de toutes les banques a charte qui se trouvaient lå sur invitation speciale. Le gouverneur de la banque ne donna aucun indice du travail febrile auquel on se livrait aux etages inferieurs. Il declara qu'il avait convoque cette reunion afin de discuter des difficultes financieres qui ne manqueraient pas de surgir dans l'eventualite d'une guerre. De longs debats suivirent touchant une multitude de questions,

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sauf la question cruciale. Towers y fit brievement allusion: «Il serail sage, dit-il innocemment, de penser a la question des devises et de la bonne gestion des ressources.» Pour les banquiers invites, la question meritait consideration mais eux-m'&'mes n'y etaient pas prepares. II s'agissait d'une question technique sur laquelle leurs experts en matiere de change seraient heureux d'etre consultes. On decida de tenir la prochaine reunion å Montreal le lundi 4 septembre, jour de la Fete du travail. Le representant de la Banque Royale offrit gracieusement ses salles de conference å Montreal et il fut entendu que Turk et Cameron seraient les representants de la Banque du Canada. Au jour prevu pour la reunion, Hitler avait déjà attaque la Pologne, la Grande-Bretagne avail declare la guerre et les capitaux etaient en pleine debåcle. Le Royaume-Uni avait impose des contröles sur le change, et deux journaux influents, le Wall Street Journal et le Financial Post de Toronto avaient recommande que des mesures identiques soient prises au Canada. Mais la reunion qui s'ouvrit dans la salle de conference de la Banque Royale ne se fit nullement dans cette atmosphere d'urgence que justifiait le deroulement des evenements. Comme l'ecrivit Sidney Turk par la suite, «ce furent les representants de la Banque du Canada qui durens prendre l'initiative. Its firent valoir que les banques devraient veiller å l'interet national dans toutes les transactions; on devrait examiner particulierement telles qui impliquaient les transferts de fonds monetaires å l'etranger.» Les banques å charte se declarerent d'accord sur ce point mais firent valoir qu'elles devraient convaincre leurs clients et que cela pourrait eire difficile. «Ce qui les inquietait au plus haut point, c'etait la crainte d'offenser d'importants clients et meme de les perdre. Ne serait-il pas preferable de ...? Est-ce qu'on ne pourrait pas faire ceci ou cela? Peut-eire faudrait-il envoyer des directives officielles sur tel point ... Pourquoi le gouvernement ne donnerait-il pas des ordres formels sur ce point particulier?» «Durant plus de deux heures, les representants de la Banque du Canada, cachant leur embarras sous une attitude imperturbable, furent obliges de discourir serieusement, de prefer une oreille attentive, de prendre en note certaines recommandations, de parer telle remarque, et de faire devier la conversation sur tel autre point .. . Autrement dit, il leur fallait faire semblant de se conduire comme si a aucun moment on n'avait envisage aucune autre politique que celle de la cooperation volontaire des banques å charte. Turk conclut sa relation en disant: «Il n'est pas etonnant que lorsque la séance fut levee finalement, nous nous demandions: Est-ce que nous avons reussi? — Est-ce que nous avons vendu la meche? Et nous ne pouvions poser ces questions å nul autre qu'å nous-memes".»

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Il devint clair, quelque dix jours plus tard, qu'ils n'avaient nullement vendu la meche. Le 14 septembre, les directeurs des banques å charte qui avaient ete presents lors de la deuxieme reunion arriverent å Ottawa pour une troisieme seance. Elle etait convoquee pour le jour suivant par Graham Towers qui apparemment voulait poursuivre le meme genre de pourparlers. Mais entre-temps, des evenements importants etaient survenus: le 10 septembre le Canada etait entré en guerre et la fuite des capitaux strangers s'accelerait. Le dollar canadien etait tombs a 90 cents par rapport au dollar americain et il continuait sa chute de jour en jour. A ce moment-lå, de nouveaux arrivants avaient envahi Ottawa et bon nombre d'entre eux ne savaient pas tres bien quoi faire. Il y avait Walter Gordon de Toronto, installs dans un bureau de ('edifice est, que l'on pouvait voir errer dans les corridors du ministere des Finances. Il y avait aussi le jeune David Mansur, un economiste de la Sun Life, recrute par Clark et Towers, qui le destinaient å la Banque centrale d'hypotheque. Cependant, le projet de la banque avait ete mis de cote å cause de la guerre, et ni Mansur ni James Coyne — ce dernier devant assumer le secretariat de la Banque centrale d'hypotheque — ne savaient å quelle tåche ils seraient assignes le lendemain. Louis Rasminsky, economiste cosmopolite å la silhouette mince et elegante, etait dans la meme incertitude. Il avait passé neuf ans aupres de la Societe des nations å Geneve, avail fait un stage au Mexique, un autre en Bolivie et enfin se trouvait en poste aux Etats-Unis lorsqu'il avait rencontre Clifford Clark. Cet entretien avait eu pour resultat de faire venir Rasminsky au Canada comme recrue de la fonction publique mais il ignorait tout de ses futures fonctions. Bien vite lui-meme et ses collegues eurent un indice de ce qui allait vraisemblablement se passer pendant l'apres-midi du 13 septembre. «Je crois me rappeler que je me trouvais dans le bureau de Clark å ce moment-lå. Le telephone sonna et je compris, aux remarques que j'entendais, que c'etait Graham Towers qui faisait savoir a Clark les sommes enormes que nous avions perdues en devises.» »Eh bien!, ca y est», declara Clark en raccrochant''. C'est au milieu d'un tel concours de circonstances que les banquiers representant les institutions å charte se rassemblerent vers 10 h le matin du vendredi 15 septembre. Il faut dire qu'ils furent recus dans un décor auquel ils ne s'attendaient pas. On les introduisit non pas dans la salle de conference de la banque, mais bien au troisieme stage, que l'on destinait å etre agrandi. Its penetrerent dans une grande piece nue, qui semblait preparee en prevision de quelque strange piquenique. Derriere de vieilles tables de jardin qui avaient vu de meilleurs jours et une quantite de chaises pliantes disposees å la hate, se tenaient debout, solennels, Graham Towers, Donald Gordon, Sidney Turk et

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W.A. Cameron. Pas de telephone dans la piece, pas d'autres meubles, et pour seule issue, une petite salle de toilette adjacente å la piece. Perplexes, les banquiers prirent place lentement autour des tables et fixerent leurs regards sur la seule chose qui puisse attirer leur attention, une montagne de paperasse posee devant Gordon. Towers prononca le message de bienvenue d'usage, et sans changer aucunement de ton, enchaina avec une declaration qui eut l'effet d'un coup de tonnerre. Le gouvernement, dit-il, avail decide de mettre en place un systeme de contröle des changes en invoquant la Loi des mesures de guerre. Ce systeme serait complet, obligatoire et entrerait en vigueur dans les quelques heures qui suivraient. Avec un parfait sang-froid et courtois comme toujours quand il lui arrivait de semer l'einoi chez ses interlocuteurs, il fit face pendant quelque temps å l'avalanche de questions que sa declaration avait declenchee. Puis il ceda la parole a Gordon. Le gouverneur adjoint leur ferait part des details du projet que debattait encore le Cabinet. Lui-meme retournerait å son bureau oil on lui ferait savoir le moment où serait passé l'arrete en conseil. Une cabine telephonique se trouvait å la sortie de la salle et au moment oü le gouverneur de la banque quittait la piece, plusieurs invites essayerent de le suivre. Mais Gordon etait lå qui leur bloquait le passage; il escorta Towers hors de la piece, verrouilla la porte et mit les clefs dans sa poche. C'est alors que l'on commenca a comprendre pourquoi on etait ainsi parque dans une piece deserte, a un etage oil nul ascenseur n'arretait plus. Le gouverneur adjoint rendit la chose encore plus claire: «Vous etes maintenant tous mes prisonniers. Que personne ne sorte et que personne n'utilise le telephone jusqu'å ce que l'arrete en conseil soit promulgue.» Il ajouta pour les reconforter que le dejeuner serait servi un peu plus tard et que ceux qui n'aimaient pas les sandwiches pourraient manger de la «creme glacee». Mais rien ne put reconforter ces banquiers deconcertes pendant les longues heures qui suivirent. Avant, pendant et apres le dejeuner, on leur presenta le projet, on les informa des preparatifs qui avaient ete faits et on leur fit comprendre le travail que cela exigerait, ce qui les laissa stupefaits. Chacun s'emparant d'une pile de papiers puises å mene les piles amoncelees devant Gordon, ils commencerent å lire les treize formulaires, les volumineux fascicules de directives et l'exemplaire du long telegramme qui devrait eire envoyé au moment strategique. Le gouverneur adjoint leur fit savoir que les banques å charte agiraient comme agents du gouvernement dans le contröle des changes, responsabilite qu'elles partageraient avec les bureaux de poste et les postes de douane du pays. Aucune marchandise ni aucun argent en espece ne pourrait quitter le pays sans permission officielle. Les formulaires qu'ils parcouraient å ce moment mene seraient utilises

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pour le controle de l'entree des marchandises et de la sortie de l'argent, et les formulaires d'entree et de sortie devraient gitre assortis aux formulaires que detenait la banque. Un formulaire d'exportation permettant la sortie de capitaux devrait gitre appareille plus tard avec un formulaire d'autorisation d'importation; les marchandises ou les services devraient correspondre au formulaire de l'argent qui avait ete depense å l'etranger. Aucune transaction n'etait exempte des reglements, qu'il s'agisse de commandes de centaines de millions de dollars en approvisionnements de guerre, ou de cinquante dollars pour un voyage a l'etranger. Toutes les directives entreraient en vigueur egalement å l'heure et å la date determinees. Enfin les banquiers apprenaient avec consternation que les instruments de cette action etaient tous prets. Le telegramme, long de six cents mots, serait expedie å toutes leurs succursales; les formulaires et les directives seraient expedies aux agences de la banque centrale par le courrier suivant. L'heure et l'endroit semblaient bien choisis pour une trise cardiaque et c'est d'ailleurs ce qu'invoqua l'un des banquiers presents; il se sentait malade et devait absolument quitter la piece. Gordon lansa sur lui un regard soupconneux, ouvrit la porte et ... le remit entre les mains d'une infirmiere å la taille imposante. Nul besoin de quitter le groupe, on avait pare å cette eventualite; il pourrait s'etendre dans une chambre de l'autre cote du corridor. Ne voyant nul telephone a portee de la main, le «malade» recouvra miraculeusement la sante et rejoignit bientöt ses collegues. Le reste de I'apres-midi se passa en discussions parfois acrimonieuses, et empreintes d'un humour plutot noir, et a 17h, le telephone reserve en exclusivite å Gordon sonna: c'etait Graham Towers. Gordon prit l'appel dans la cabine telephonique å l'exterieur de la piece et retourna au bout d'un moment en hochant la tete. L'arrete en conseil faisait encore ('objet de discussions au sein du Cabinet et sa formulation etait vivement debattue. Un murmure parcourut aussitot les rangs de nos banquiers qui s'accrocherent å cette lueur d'espoir: que se passerait-il si l'arrete en conseil n'etait pas approuve par le Cabinet? Dans un tel cas, de repliquer Gordon, l'affaire prendrait tine tournure tres grave. Le regard percant de l'Ecossais balaya les tables sur toute leur longueur derriere ses epaisses lunettes: «Messieurs, fit-il, pincesans-rire, le secret titant absolument essentiel dans cette affaire, je ne ferai que mon devoir, vous couper la gorge1).« Le telephone sonna de nouveau au bout d'une heure; cette fois on apprenait que l'arrete en conseil avait ete approuve; il entrerait en vigueur quinze heures plus tard tres exactement, et nos banquiers etaient libres de retourner å leurs occupations, c'est-å-dire de faire face a des problemes tout nouveaux pour eux. A l'ouverture du marche le

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samedi matin, le dollar canadien valait 90 cents par rapport au dollar americain. Une avalanche de telegrammes, de formulaires et de directives serait deversee sur toutes les succursales du pays. La Commission de contröle du change, avec Graham Towers å sa tete et Donald Gordon comme president suppleant, etait sur le point de commencer son travail. Le samedi matin 16 septembre, tout un secteur de l'economie canadienne cessa brusquement de fonctionner. Les directeurs des succursales des banques feuilletaient febrilement les feuilles de directives et s'attaquaient aux treize formulaires; ils en voyaient litteralement de toutes les couleurs. D'autres attendaient encore les formulaires qui etaient en vole d'acheminement par la poste, et conformement aux directives du telegramme, attendaient leur arrivee avant d'entrer en action. Its n'avaient pas l'autorisation d'honorer les cheques tires sur des banques etrangeres, ni ne pouvaient autoriser quelque transfert en argent que ce soit. Les caissiers refusaient d'honorer les mandats en fonds americains Landis que les maitres de poste et les officiers de douane devenaient tout a coup intraitables. Puisqu'il etait impossible d'exporter de 1'argent pour payer les importations etrangeres, bien entendu, les marchandises ne pouvaient pas entrer au pays. Aux voies d'evitement situees de l'autre cote de la frontiere, on divisait les rames de train, les wagons de marchandises etaient mis å Pecan et les marchandises å destination du Canada, consignees jusqu'å nouvel ordre. La meme incertitude planait sur les marchandises å destination des Etats-Unis car personne ne comprenait encore vraiment l'effet des mesures de contröle. Les cours de triage etaient devenues de veritables capharnaüms oü les cargaisons de papier journal å destination du sud, les fruits, les ceufs, les poissons, les legumes, cotoyaient les outils, la machinerie, les fournitures de guerre et les wagons de bestiaux, immobilises pour une periode indefinie. Tandis que le personnel des banques tentait de faire face a la fureur des clients et attendait impatiemment le calme du dimanche, les coups de telephone, les lettres et les telegrammes pleuvaient sur Ottawa. Le centre nerveux de cette fusion etait sans aucun doute le troisieme etage quasi vide de la Banque du Canada oil une multitude de pupitres avaient ete livres tot le samedi matin. Gordon etait installe dans un nouveau bureau entoure d'une foule de nouveaux petits bureaux maintenant equipes de telephones qui ne derougissaient pas. A titre de representante de la Commission, la banque centrale avait reuni une equipe d'environ cinquante personnes parmi lesquelles certains de ses meilleurs hommes y compris Coyne et Mansur. Heureusement pour eux, la necessite titant mere de l'invention, on avait improvise un premier principe de travail.

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Puisqu'il fallait que le secret soit garde pendant que les affaires du pays continuaient, «les engagements prealables å l'heure ZERO» — c'est-à-dire une commande prise ou accordee avant ('entree en vigueur des contröles — pouvaient eire achemines normalement. Au fur et a mesure que les telephones sonnaient et que les telegrammes arrivaient å la banque centrale, il devenait evident que les plaintes nombreuses et apparemment tres diverses portaient en realile sur un seul element: toutes les affaires qui avaient ete en cours et qui etaient maintenant paralysees dans cet embouteillage monstre avaient ete amorcees quelques jours auparavant et n'etaient donc pas encore assujetties au contröle. Et pourtant, elles ne pourraient eire liberties que grace å l'acheminement d'un formulaire qui etait le formulaire A, le permis general d'exportation. Mansur avait fait valoir auparavant que ce formulaire ne valait rien puisque, s'appliquant å tout, en realite il ne s'appliquait a rien et ne constituait ni plus ni moins qu'un cheque en blanc. Il avait raison et ce formulaire fut elimine par la suite mais ce jour-lå, c'est lui qui sauva veritablement tout le systcme. Jusqu'a minuit, Mansur et son personnel griffonnaient å toute vitesse des noms sur des exemplaires du formulaire A et lancaient des telegrammes dans toutes les directions: «On vient de vous accorder le permis general n° ...» A minuit, les telephones avaient cesse de sonner «pent-gitre parce que nous avons ferme le standard å tette heure-lå», se rappelle un des preposes ' 7. Le lundi matin, un flot de lettres commenca å deferler sur Ottawa. Il fallut trouver du personnel et de l'espace. Cinquante jeunes avocats arrives de Osgoode Hall se virent assignes a la tache plutöt ingrate de repondre å des questions qu'ils n'avaient jamais eu I'idee de poser, ni meme de se poser. On avait un besoin urgent de comptables, il fallait trouver une armee de commis, de dactylos et de messagers, et le temps manquait pour former ce personnel. A cet tigard, l'experience de Maxwell W. Mackenzie, fraichement debarque de Montreal, fut typique. Il etait alors associe å une maison de comptabilite qui, pensait-il, pourrait se passer de ses services pendant un certain temps. Au moment oil il rencontra Gordon — les deux hommes devaient par la suite devenir amis — il declara qu'il devrait rentrer chez lui pour regler certaines affaires, prendre quelques vetements et une brosse å dents. «Vous pouvez vous procurer une brosse a dents ici, decreta Gordon, et commencer a travailler ce soir.» «Ainsi dont, je penetrai dans un bureau au dernier etage de l'edifice Birks, raconte Mackenzie. On me remit entre les mains un exemplaire de la directive de contröle des changes et on me dit d'aller la lire dans un coin. A ce moment-la, je connaissais å peine la difference entre un dollar canadien et un dollar americain, mais moins d'une demi-heure plus tard on me remettait une pile de lettres avec l'injonction suivante:

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«Maintenant que vous avez lu la directive, commencez å repondre å ces lettres18.» Les semaines s'ecoulerent et au fur et a mesure que les banques å charte commencaient å voir clair dans toute cette paperasse, au desordre succederent les problemes. Le personnel des bureaux d'Ottawa fut double puis redouble encore une fois. A travers le pays, le monde des affaires avait repris petit å petit son assurance et le commerce avec l'etranger reprenait tant bien que mal; chaque dollar qui prenait la route de l'etranger, chaque piece de marchandise que l'on importait au pays, devaient gitre couverts par un formulaire de couleur. Chaque formulaire complete qui arrivait å Ottawa devait gitre assorti å un formulaire correspondant ou alors il fallait commencer la recherche de son pendant. Par dessus tout cela, il y avait le flot ininterrompu de demandes d'exemption et des montagnes de courrier. Si un malade avait besoin de devises pour aller se faire soigner aux Etats-Unis, il lui fallait soumettre une attestation medicale; des affaires urgentes appelaient-elles un commercant aux Etats-Unis, il lui fallait demander la permission d'obtenir des dollars americains. Des milliers d'exemptions etaient soumises aux autorites d'Ottawa, l'on contestait egalement des milliers de decisions alors que cinq cents jeunes fonctionnaires inexperimentes en etaient encore å apprendre les elements de leur métier. Le mecanisme des contröles, enorme et exasperant, commencait tout de meme å fonctionner. Et le nom de Gordon commencait å gitre connu å travers le Canada, on multipliait les anecdotes sur son compte. Il ne presidait pas le conseil et ce n'est pas lui qui dictait les politiques mais il etait quand meme l'ingenieur de genie qui faisait marcher la machine. A l'arriere-plan, il y avait Towers qui faisait son travail discretement, mais å l'avant-scene se trouvait Gordon qui, de toute evidence, ne detestait pas les feux de la rampe. Il avait le talent de se faire des amis, et le talent aussi de les mettre å l'ceuvre; sa fawn de regler les problemes imprevus ajoutait å sa legende. II trouva un matin sur son pupitre le dossier d'un voyageur canadien dont le cas n'avait pu gitre regle par ses subalternes. Avant l'introduction du systeme de contröle, cet homme avait passe de joyeuses vacances a New York et laisse derriere lui une New-Yorkaise enceinte et l'avocat de cette derniere qui reclamait de noire homme une pension alimentaire pour sa cliente. Gordon porta un jugement executoire: il s'agissait d'un engagement pris avant l'heure ZERO; le Don Juan devrait payer la note et la Commission de contröle libererait les fonds necessaires. Fraser (Scottie) Bruce, qui devint par la suite president de l'Alcan, raconte sa premiere rencontre avec Gordon: «J'etais venu å Ottawa d'Arvida pour regler un probleme assez special. Il s'agissait d'un ecclesiastique d'origine americaine qui etait etabli å Arvida et qui avait

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pris l'habitude d'enlever de l'assiette de la quete dominicale les dollars americains et de les remplacer par des dollars canadiens. II n'y avait pas lå de quoi fouetter un chat — jusqu'au moment oil la Commission de contrdle du change fit son apparition. Alors tela devint illegal et notre pasteur fut arrete par la Gendarmerie royale. J'etais venu a Ottawa pour rencontrer Gordon afin de demander son intervention.» «II me fit attendre assez longtemps et finalement Brooks vint me chercher et m'escorta jusqu'au bureau de monsieur Gordon qui consentait a me voir. Il m'emmena a l'etage du change et je m'attendais a y trouver un tres grand bureau. Bien au contraire, il m'introduisit dans un petit cagibi tout juste assez grand pour contenir un pupitre couvert de papiers et deux petites chaises. Presque etale sur le pupitre, un immense bonhomme qui ecrivait et qui ne prit pas la peine de lever les yeux grogna: «Que diable voulez-vous? Et d'ailleurs la reponse est non!» Malgre cette entree en matfere deconcertante, il me laissa raconter mon histoire tout en ecrivant. Des que j'eus fini, il me dit avec un large geste de la main: «J'ai tompris, ne vous en faites pas.» Et effectivement je quittai cet energume ne sans m'en faire. Je savais que mon affaire etait reglee. Ce bonhomme etait aussi un grand bonhomme19.» Son prestige etait assez grand pour qu'il fin elu president du Club canadien d'Ottawa en avril 1940. C'est å cette tribune qu'il tint les propos suivants: .Nous n'avons nulle raison d'avoir honte du genre de patriotisme que nous affichons. Nous combattons aupres des Anglais aux fins de preserver les valeurs du genie anglais, et nous savons que tous ceux qui, å travers le monde, se donnent la peine de penser identifient ce genie avec la regle d'or, et avec l'esprit authentique de la liberte.» Au cours de la meme séance, il remercia le president sortant et lui offrit au nom des membres une petite valise de voyage: «Elle a ete renforcee pour survivre aux attaques combinees des porteurs du train reliant les Provinces maritimes a Ottawa, et elle est munie d'une pochette exterieure pour contenir quatre bonnes bouteilles20.» Au seuil de ce qu'on a appele la dröle de guerre, on pouvait se permettre d'etre jovial, meme un peu simpliste, et de pecher par exces de confiance. Soudain, cette drille de guerre cella la place au conflit veritable. La Norvege tomba et Hitler attaqua la France. Puis ce fut le desastre complet. Il se refletait dans les livres de comptes du pays, qui montraient une baisse dramatique des devises, par suite d'achats massifs. En depit de tous les contröles institues, la balance glissait dangereusement et Towers s'empressa de se rendre å Washington, seul endroit oü l'on puisse trouver un palliatif. Il s'y trouvait le 14 join, lorsque les Allemands firent leur entrée å Paris et ce qui restait des structures du gouvernement francais se refugia å Bordeaux. II y etait

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encore le 18 juin, au moment oil un message parvint å Ottawa — il ne s'agissait pas cette fois d'un telegramme — qui lansa le gouverneur adjoint en pleine action. L'etat-major naval å Halifax faisait savoir au chef de l'etat-major a Ottawa que le croiseur francais Einile Bertha etait arrive au port avec, (lans ses cales, trois cent cinq millions de dollars en lingots d'or confies par la Banque de France å la Banque du Canada21. Cette somme etait de beaucoup plus considerable que toutes les reserves canadiennes et il s'ensuivit une avalanche de directives et de contre-directives par la voie des lignes telephoniques et telegraphiques. On libera l'espace necessaire dans les chambres fortes de la Banque du Canada et une longue rame de wagons vides fut placee sur une voffe d'evitement pres des quais å Halifax. Ces wagons devaient transporter å Ottawa quelques trois cents tonnes de lingots d'or; au point de depart et au point de destination, des gardes armés renforces par du personnel militaire s'appretaient å monter la garde. Mais il n'y avait aucune activite å bord du navire. Le lendemain matin, Gordon et G.L. Ralston, qui avait ete nomme ministre des Finances, se penchaient sur un autre telegramme. Le commandant de l'Emile-Berlin ne dechargeait pas sa precieuse cargaison; il attendait, semblait-il d'autres directives. Cela provoqua l'intervention immediate du contre-amiral Y.W. Nelles, chef d'état-Major de la Marine canadienne å qui on demanda de retenir le navire. Vers midi, Nelles recevait de l'Ernile-Berlin le message suivant: les autorites francaises avaient donne instruction au capitaine de garder sa cargaison å bord et de faire cap immediatement sur l'ile francaise de la Martinique. De Washington, l'ambassadeur de France faisait savoir qu'il confirmait cette directive. Cette nouvelle fut acheminee de Gordon å Ralston, de Ralston a Mackenzie King, et å 13h, on convoquait une reunion a laquelle assistaient King, Ralston, Nelles, Gordon et C.G. «Chubby» Power, ministre interimaire de la Defense nationale. Le gouverneur adjoint de la Banque du Canada, qui, en l'absence de Towers toujours å Washington, cumulait aussi la charge de president suppleant de la Commission de contröle du change, etait maintenant lance dans la bataille, et cela au plus haut niveau. Il avait decide d'aller jusqu'au bout: J'exhortai le Premier Ministre å ne pas laisser le navire quitter le port d'Halifax eu egard a la situation extremement aleatoire du gouvernement francais ... La Banque de France avait confie cet or å la Banque du Canada pour qu'il y soit garde en toute securite et nous-memes ni personne n'avions recu de directives contraires de la part de la Banque de France ... La position du gouvernement francais etait pour le moins incertaine et it n'etait pas exagere de presumer que le gouvernement francais agissait

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sous la coercition, c'etait du moins de notre part une interpretation justifies des evenements. Je fis valoir que la prudence exigeait que cet or restät au Canada et que de le transporter du Canada en Martinique ne ferait qu'augmenter les risques qui pesaient sur lui. Qui plus est et autant que je sache, la Martinique manquait des installations necessaires pour emmagasiner une telle somme en toute securite. Je fis aussi valoir avec force que la seule raison que l'on pourrait invoquer å l'appui d'un changement de destination serait un changement intervenu dans la position des belligerants depuis que l'or avait quitte la France ... En gardant cet or, nous agissions avec prudence car si nous permettions qu'il quitte notre pays, cela pourrait nuire par la suite aux interets de ]'Empire britannique. Et si mane nous commettions une erreur en ce faisant, mieux valait faire une erreur dans un sens qui ne soit pas prejudiciable aux interets de 1'Empire britannique. Je rappelai la declaration du gouvernement britannique å l'effet qu'il n'avait nullement l'intention de liberer le gouvernement francais des engagements pris en vertu du traits d'alliance ... On pouvait certainement presumer que ('Empire britannique qui poursuivait la guerre se proposait sans doute de mettre la main sur toutes les ressources francaises sous toutes les formes: batiments de marine, avions, materiel militaire; et l'or est sans aucun doute une arme de guerre. Le Premier Ministre preta une oreille sympathique å ces arguments qui lui furent presentes dans le style de Gordon et d'une fawn probablement plus convaincante que ne le laisserait supposer la relation que l'on vient de citer. Mais il etait pris par d'autres problemes, et de toute facon oppose å l'emploi de la force; quelqu'un devrait persuader les Francais d'accorder leur cooperation de bonne grace. Gordon devrait appeler Halifax et dicter å l'agent de la Banque du Canada une lettre qui serait livree au commandant du navire. Ralston enverrait un telegramme. Et sur ce, on leva la séance. Seul Chubby Power, le combatif Irlandais du Quebec, «se dit d'avis qu'il fallait å tout prix empecher le croiseur de lever l'ancre». Vers le milieu de l'apres-midi, la situation devenait encore plus confuse. Le commandant de 1'Emile-Berlin faisait savoir qu'il avait toujours l'intention de quitter Halifax, mais aussi qu'il attendait d'autres directives. Ce soir-lå, å 19h30, Nelles appela Gordon au telephone. I1 avait appris par un de ses officiers de liaison que le Premier Ministre avait autorise le depart du bateau. Gordon prit note du nom de l'officier en question, le joignit par telephone, et entendit une version tout autre: les renseignements de Nelles n'etaient pas de

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premiere source comme il le croyait. Un attaché de la legation francaise avait fait savoir a l'officier de liaison que l'ambassadeur de France au Canada avait appris du Premier Ministre que le bateau pouvait quitter Halifax å 18h. Au moment oil Gordon raccrochait le recepteur, le telephone sonna une fois de plus: Norman Robertson etait au bout de la ligne et ajoutait bientöt un autre element a l'imbroglio. Il appelait du ministere des Affaires exterieures; il s'etait entretenu de l'affaire avec O.D. Skelton, le sous-secretaire d'Etat: «En discutant de l'affaire avec le Premier Ministre, O.D. Skelton avait mentionne le montant en question et le Premier Ministre s'etait dit stupefait d'apprendre qu'il s'agissait d'une somme aussi considerable.» Quelques instants plus tard, Gordon apprenait de Ralston que les choses ne s'etaient pas passees exactement ainsi. Le Premier Ministre n'avait pas dit precisement que le bateau pourrait partir. C'est l'ambassadeur de France qui lui avail fait savoir que le bateau avait quitte le port a 18h. Dans ce cas, avail dit le Premier Ministre, il n'y avait plus rien a faire. Apres avoir entendu cela, Gordon se tourna vers le collegue qui partageait son opinion et la discussion se conclut comme suit: «Power declara qu'å titre de ministre interimaire de la Defense nationale, et pourvu qu'il ait mon appui, il se proposait d'arreter le navire å tout prix.» Cet appui lui etait gagne d'avance, et des 21h30 ce soir-lå, une directive parvenait å Halifax å l'effet que toutes les mesures necessaires devraient gitre prises pour empecher le croiseur francais d'appareiller. Le lendemain — le 20 juin — Mackenzie King se vit de nouveau implique dans cette affaire qui devenait de plus en plus confuse. Il s'etait toujours un peu mefie de la Banque du Canada qu'il considerait comme une creation du gouvernement Bennett, et il avait pu voir å l'ceuvre son gouverneur adjoint au milieu d'une crise. «Ces gens de la banque sont completement fous» confia-t-il a Jack Pickersgill22, ce qui ne l'empecha pas lui-meme de prendre une decision extremement ferme. Une directive du bureau du Premier Ministre parvint au commandant Reid, qui commandait la marine au port d'Halifax, lui enjoignant «de faire savoir au commandant de l'Emile-Bertin que le gouvernement du Canada s'opposait å ce qu'il parte et que toute tentative de depart serait consideree comme un geste hostile». « Je jugeai inopportun de lui rappeler, relate Gordon, que Reid avait recu des ordres de Power de prendre toutes les mesures necessaires afin d'empecher le depart.» Plus tard dans la journee, des discussions animees et de moms en moms diplomatiques eurent lieu entre Skelton, Power et Gordon d'une part, l'ambassadeur de France et ses collegues d'autre part. «Nos discussions ne menerent å rien.» La France s'effondrait, le chaos regnait au sein de son gouvernement a Bordeaux, et la marine

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francaise etait totalement divisee ideologiquement. Les dirigeants francais etaient incertains quant å leur champ d'autorite, ils ne voulaient pas donner d'ordre directement, mais ils emettaient l'«avis» qu'on devrait permettre au navire de prendre le large. Mais Gordon avait déjà pris d'autres initiatives. «Pendant ce temps-lå, j'avais envoyé d'urgence deux cables å la Banque d'Angleterre ... Quand je revins du bureau de l'ambassadeur de France, Catterns, de la Banque d'Angleterre, m'attendait au telephone. Il s'excusa pour les nombreux malentendus qui, dit-il, l'avaient empeche de repondre å mes cables precedents et il m'avisa qu'un message de toute urgence avait ete envoyé au Haut-commissaire britannique pour transmission au gouvernement canadien ...» «Veuillez prendre les mesures les plus severes afin d'empecher le navire de quitter Halifax pour l'instant.» Gordon fit aussitöt une serie d'appels afin d'en aviser King, Ralston, Power et Nelles. Conformement aux directives qu'il avait revues par cable, le Haut-commissaire se manifesta et le soir du 20 juin, apres de longs atermoiements, le capitaine de l'Emile-Bertin accepta un delai de deux jours en attendant qu'il y ait accord entre les gouvernements francais et canadien. Le 21, a 8h du matin, Ralston appelait Gordon. Outre-mer, plus precisement dans la foret de Compiegne, les emissaires du gouvernement francais se rendaient å un wagon-lit oü on allait leur faire part des conditions de l'armistice. Mais un message en provenance de Bordeaux parvenait au commandant du croiseur amarre å Halifax. On lui ordonnait de quitter le port, par la force si necessaire et il entendait suivre les ordres. «Le Premier Ministre refusa alors absolument qu'on emploie la force ... Ralston se dit completement desarme et m'invita a faire les recommendations que je jugerais opportunes.» «Je telephonai immediatement å Hankison au bureau du Hautcommissaire et lui parlai sur un ton qui montrait clairement ma contrariete ... Je lui fis savoir sans ambages qu'å ce moment meme il aurait dü faire antichambre chez le Premier Ministre et se tenir en contact permanent avec son gouvernement ... chaque minute corn ptait.» On fit pression dans les bureaux du Haut-commissaire mais Mackenzie King resta de marbre. «A 9h30 du matin, Ralston m'appela une fois de plus pour me dire que le Premier Ministre s'opposait encore a ce qu'on prenne les grands moyens ... je le convainquis qu'avant de rendre les armes, il faudrait convoquer une reunion d'urgence et tenter un dernier effort.» King n'etait pas disponible mais Ralston, Power, Skelton, Nelles et les officiers superieurs des etatsmajors de l'armee et de la marine firent cercle autour de Gordon. On aborda le fond du probleme: on s'exposerait aux critiques acerbes des

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Americains, qui etaient encore neutres, si un navire francais etait coule. La marine francaise pourrait fort bien reagir violemment å tout geste belliqueux de notre part, envahir le port, et nous repondre par ses canons. On avait tres peu confiance dans l'efficacite de nos batteries d'artillerie pour repousser une telle attaque et la defense d'Halifax etait mal assuree. «On discuta longuement la facon d'immobiliser le navire et on en arriva å la conclusion que les canons du port d'Halifax seraient vraisemblablement suffisants pour cela. Ralston resuma les opinions de chacun puis me demanda franchement mon avis: devrait-on ou non couler le navire?» A cette question relevant de la haute strategie que lui posait le ministre des Finances, le gouverneur adjoint de la Banque du Canada commenca å hesiter. Il serait probablement d'avis de couler le navire et en tout cas de menacer de le faire, mais il prefdrait attendre les directives du gouvernement anglais. O.D. Skelton, autonomiste jusqu'au bout des ongles, repoussa cette recommandation: «Nous n'avons pas å prendre des ordres du gouvernement britannique.» Gordon louvoya; il ne demanderait pas des directives, mais il attendrait plutöt «un indice de la part de nos allies pour savoir s'ils consideraient la situation comme critique et jusqu'oü pourrait aller l'aide demandee». On abandonna bientöt toutes ces subtilites, et il fut decide qu'on s'en tiendrait au bluff. Å peine la seance fut-elle levee que les communications reprenaient de plus belle. L'Emile-Bertin annoncait qu'il appareillait dans dix minutes. Il etait possible que dans les minutes qui allaient suivre un croiseur francais traverse le port d'Halifax å toute vapeur et engage un duel d'artillerie avec nos batteries terrestres. Il semble bien toutefois que les deux parties en cause ne faisaient que se donner mutuellement le change. Walter Gordon arriva alors au bureau de son homonyme, en disant que la marine canadienne a Halifax considerait nos batteries terrestres comme completement inutilisables et qu'il serait facile au croiseur francais de raser la ville. De son cote, le commandant francais consentait å retarder son depart de cinq heures. Entre-temps, l'amiraute britannique entrait en scene. Plutöt que de risquer un combat naval å Halifax, on devrait laisser le navire partir. Le croiseur britannique Devonshire venait de mouiller au large pres du port et prendrait le croiseur francais en filature. Et å cinq heures ce soir-lå, la silhouette grise et gracieuse du båtiment de guerre francais s'ebranlait tandis que l'ambassadeur de France ecrivait au Premier Ministre. La lettre disait (comme le nota Gordon par la suite, en faisant suivre sa remarque de points d'exclamations) «que lui-meme, au nom du gouvernement francais, se disait pres å nous degager de la responsabilite de garantir la securite de la cargaison d'or!!!»

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Il devint bientöt clair que l'affaire etait loin d'être reglee. Le 22 juin, le colonel Vanier, ambassadeur du Canada en France, alors en poste å Bordeaux, fit savoir par telegramme que le gouvernement francais ordonnait å 1'Emile-Bertin d'attendre les instructions. Le meine jour, l'ambassadeur de France å Ottawa ordonna au navire de revenir å Halifax. Le Devonshire qui filait toujours le navire francais, signala que le commandant de ce dernier refusait d'obeir aux ordres, l'amiraute enjoignit au commandant du Devonshire de faire preuve de la plus grande reserve afin d'eviter de treer l'impression chez les officiers francais «que l'on doutait de leur loyaute». Le 24 juin, Nelles demanda å l'amiraute britannique de prendre possession de la cargaison d'or. Gordon revint å la charge en insistant pour que le ministre des Finances prenne des mesures aupres des autorites martiniquaises. Meme si Ralston avait voulu obtemperer, il est bien difficile de voir quelles mesures il aurait pu prendre. Par ailleurs, l'affaire se corsait dans les parages de l'ile antillaise. Le 25 du mois, l'Enaile-Bertin penetra dans le port de la Martinique, tandis que le Devonshire montait la garde au large. Deux autres croiseurs britanniques, le Fiji et un peu plus tard le Dunedin, firent leur apparition. On fut poli, insistant et meine menacant; les Francais ne se laisserent pas impressionner. L'officier qui commandait å la Martinique, l'amiral Robert, fit lui aussi preuve de politesse mais de fermete. On ne laisserait pas la cargaison d'or retourner en France, mais on ne la remettrait certainement pas entre les mains des Anglais. Le 27, le Dunedin envoya le message suivant å l'Amiraute: «Ordre concernant debarquement de l'or en Martinique confirme par les Francais .. , je les crois, et juge toute autre pression inopportune.» Effectivement, c'eut ete inopportun pour bien des raisons. Ce qui restait de la marine francaise avait encore une force de frappe formidable et cette force, representee par le porte-avions Bearn, le croiseur Jeanne-d'Arc, et un convoi de petroliers et de navires d'approvisionnement, se joindraient rapidement å 1'Emile-Bertin. Les marins francais, desesperes mais toujours fiers, avec le goat amer de la defaite å la bouche, dechires dans leur loyaute et exasperes par des directives contradictoires, pourraient bien decider de livrer bataille. La marine anglaise n'etait pas prete å affronter une telle eventualite et on abandonna toute intention d'utiliser la force. Des les premiers jours de juillet, la cargaison de l'Emile-Bertin etait entreposee en Martinique, bien loin des chambres fortes voraces de la Banque du Canada. Le gouverneur adjoint de la banque centrale avait perdu son combat naval, et de toute evidence, cette defaite lui cuisait encore au moment oü il la consigna pour la posterite. Sur cette relation, qui figure maintenant dans les archives de l'universite Queen's, apparait l'epi-

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logue suivant crayonne au bas de la page: «J'appris de Sir Frederick Phillips que mes premiers telegrammes n'avaient pas atteint le bureau de Churchill, autrement, m'a-t-on dit, le resultat eüt ete sans doute bien different. Churchill fut mis au courant par la suite, mais apparemment trop card pour pouvoir agir.»

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CHAPITRE

«Son rile: celui d'un Churchill» usqu'å la fin de 1940, au fur et it mesure que les pays allies subissaient les contrecoups de la guerre, la Commission de contröle du change livrait une bataille vouee å I'echec. Les fonds qu'elle pouvait proteger en invoquant ses reglements s'epuisaient rapidement face å une demande enorme. L'entree en production de nouvelles usines qui alimentaient les besoins de la Grande-Bretagne, necessitait de grandes quantites d'outillage et d'approvisionnements qui devaient etre commandos aux Etats-Unis. Le paiement de ces marchandises s'effectuait en devises americaines et tela epuisait nos reserves. Des mai 1940, tout resident canadien detenteur de devises ou de reserves en or avail ete oblige de vendre celles-ci å la Banque du Canada. La Commission de contröle du change pour sa part avail elle-meme regn quelque deux cent cinquante millions de dollars de la banque centrale. Le Gouvernement avait egalement recueilli et transfers å la Commission quelque six cent cinquante millions de dollars supplementaires, tandis qu'un arrete en conseil liberait la Banque du Canada de l'obligation de maintenir en reserve 25 pour cent en devises et en or comme garantie monetaire. Cet arrete en conseil arrivait a point car des le 2 juillet 1941, les reserves de devises detenues par la Banque du Canada ne s'elevaient plus qu'å un demi-million de dollars. Cependant les Americains, Roosevelt en tete, etaient déjà venus a la rescousse. Le 20 avril 1941, le President americain avail appose sa signature sur la declaration de Hyde Park, en vertu de laquelle .1a mobilisation des ressources du continent prevoyait que chaque pays devrait produire rapidement et procurer a l'autre les marchandises de defense qu'il etait le mieux apte å produire; et que la planification de la production devrait otre coordonnee a tette lin' ». Cela signifiait pour le Canada, dont les mecanismes de production se mettaient en marche,

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quelque trois cent millions de dollars en contrats avec la Defense americaine et la possibilite de sommes plus fortes encore. Ainsi, les devises americaines entreraient au pays en quantite au lieu de s'enfuir. Bien plus, les Americains s'engageaient å approvisionner la GrandeBretagne en equipement et munitions qui seraient fabriques au Canada, ceci en vertu de l'accord pres-bail intervenu entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Si Mackenzie King etait formellement oppose å ce que le Canada accepte de l'aide des Etats-Unis en vertu du pres-bail, une telle restriction ne frappait pas le materiel å destination de la GrandeBretagne. Les usines canadiennes pouvaient recevoir les approvisionnements dont elles avaient besoin pour alimenter la production de guerre anglaise sans epuiser leurs devises. Ce grand dilemme etait ainsi resolu a long terme, les depenses de la production canadienne seraient contre-balancees par l'entree d'argent americain; et bien que le pays devait tenter de garder toutes ses devises, il n'etait plus menace d'epuisement par ses efforts en vue d'approvisionner la GrandeBretagne. Au printemps de 1941, Gordon etait aux prises, entre autres, avec les problemes relies a la Commission de contröle du change et avec ceux de la Banque du Canada; rares etaient les soirées qu'il pouvait consacrer å la détente. La familie avait demenage au 191 chemin Buena Vista, Rockcliffe, et comme d'habitude, le maitre de ceans avail juge qu'il y avait lieu d'ameliorer les lieux. «I1 travaillait comme un fou, relate J. Douglas Gibson qui etait alors economiste a la Banque de Nouvelle-Ecosse, mais cet ete-lå il peignit sa maison — un dröle d'edifice en briques rouges — il s'agissait en fait d'une assez grande maison entouree d'une cloture rouge le long de l'entree pour les voitures — son role se reduisit å peindre la bordure blanche de la clöture2. » Ce travail de peintre en batiment le distrayait de la tension a laquelle il etait soumis dans ses deux charges et aussi å la menace d'une troisi@me qu'il sentait imminente. Gordon prevoyait clairement ce qui se dessinait. Plus d'une annee auparavant, au cours de ses voyages a travers le pays å titre de contröleur des changes, il avait fait connaitre son point de vue lors d'une allocution prononcee devant des banquiers torontois. Il avait fait allusion «å l'immense symphonie de la machine economique» qui en etait å accorder ses instruments au Canada en vue d'une entrée en action qui serait significative: «Nous sommes reunis ici sous l'ombre menacante de la catastrophe ... C'est seulement grace a une opinion publique eclairee sur les consequences possibles d'une guerre economique que certains de ses resultats les plus pernicieux peuvent eire evites. Il nous faut absolument planifier de facon que les autorites s'assurent l'appui d'une opinion publique vraiment eclairee,

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car en l'occurrence, les dangereux cloaques des demi-verites sont bien pires que les sables mouvants d'une ignorance aveugle3.» Ces paroles avaient ete prophetiques, on s'en rendraft compte une annee plus tard, et Gordon lui-mcme se trouverait bientöt implique dans ce processus. Grace å ('accord signe å Hyde Park, le probleme du paiement des approvisionnements de guerre avait au moins en partie trouve une solution. La capacite de production du Canada pouvait gitre exploitee au maximum, et l'operation de contröle des changes deviendrait tout a fait routiniere. Mais chaque nouvel emploi et chaque instrument de production consommait avidement des ressources essentielles, ce qui augmentait le probleme de l'inflation. Cette conjoncture n'allait sarement pas alleger les responsabilites de Gordon. Nous devons planifier avait-il dit, et ce disant, il etait bien loin d'exprimer toute sa pensee. Tot ou tard, et a mesure que les usines de guerre se multipliaient et qu'augmentait la main-d'æuvre, se manifesterait une penurie de matieres essentielles. Et cette «immense symphonie de la machine economique» s'attaquerait a un nouveau mouvement qui necessiterait un nouveau chef d'orchestre. Gordon n'entretenait vraisemblablement aucun doute sur l'identite de ce chef d'orchestre. La Commission des prix et du commerce en temps de guerre avait ete creee le 3 septembre 1939 en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. Relevant du ministere du Travail, elle etait dirigee par des fonctionnaires qui avaient garde leurs autres responsabilites. Le president de cette commission, Hector McKinnon, etait aussi president de la Commission des tarifs douaniers. David Sim etait commissaire de l'accise au ministere du Revenu national et F.A. McGregor, commissaire chargé de l'application de la Loi des enquetes au sein du ministere du Travail. Ces trois hommes, aides d'une demi-douzaine d'administrateurs et d'un personnel qui atteignit en moins de deux ans 175 personnes, devaient assumer la surveillance des loyers, «assurer les mesures de protection necessaires en temps de guerre contre toute hausse du coat de la nourriture, du carburant, et des autres necessites de la vie; assurer aussi des approvisionnements suffisants et une distribution equitable de ces ressources1». Cela representait une responsabilite importante et les membres de la Commission n'avaient pas fait preuve d'inaction. Pendant I'automne de 1939, au moment oil les bateaux en provenance des Antilles attendaient d'etre convoyes, les commissaires avaient durement rationne la consommation du sucre. A fete 1940, la Commission avait preside au dechargement et å la distribution de charbon anglais qui provenait des cales de trente-quatre cargos fuyant les eaux territoriales francaises pour penetrer a Halifax. L'occupation allemande de la Norvege, qui avait eu pour effet de reduire de 75 pour cent les approvisionnements

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canadiens en huile de poisson, avail stimule l'essor d'une nouvelle industrie. Les usines des cotes est et ouest du pays qui avaient produit cinquante-six mile gallons d'huile de foie de morue en 1939, avaient quadruple leur production en 1941. La laine, les matieres grasses et les issues de moutures devenues tres rares, avaient ete produites grace a !'assistance de la Commission avant d'etre mises sur le marche. Mais le veritable contröle des prix n'avait pas encore fait son apparition. La Commission avait promulgue seulement soixante directives dont cinquante et une portaient sur les loyers. Elle representait un organisme de surveillance qui s'occupait principalement de la source des approvisionnements et le grand public en connaissait a peine l'existence. Mais cette Commission possedait, en puissance du moins, des pouvoirs immenses et il etait inevitable qu'ils soient un jour mis en ceuvre. Au debut de !'ete de 1941, la main-d'oeuvre canadienne atteignait le plein emploi et !'inflation etait bel et bien une realite. L'ogre industriel devorait les approvisionnements, la hausse des prix talonnait les secteurs de marchandises oü il y avait penurie, et ces deux secteurs etaient å leur tour talonnes par la hausse des salaires. A I'epoque oil Gordon peignait sa maison, le coat de la vie augmentait ti'environ un pour cent par mois et l'on commencait å prendre des mesures pour l'enrayer. En aoat 1941, la responsabilite de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre passa du ministere du Travail au ministere des Finances dirige par James Lorimer Ilsley. En meme temps, on elargit le pouvoir de la Commission, ajoutant aux «necessites de la vie» tous les biens de consommation de la population civile. Ilsley, Clifford Clark, Graham Towers, Gordon et les autres hauts fonctionnaires commencerent une serie de discussions auxquelles prirent part non seulement les membres de la commission existante mais aussi une suite ininterrompue d'hommes d'affaires venus de toutes les parties du pays et representant tous les secteurs de l'economie. La necessite d'imposer des contröles plus etendus ne faisait plus l'ombre d'un doute, mais on ne s'entendait pas sur les methodes. Les importations, les produits manufacturiers et les produits agricoles constituaient les elements principaux qui influencaient le coat de la vie. Depuis le fabricant ou le producteur jusqu'au detaillant å travers une chaine compliquee de distribution, les coats grimpaient systematiquement å chaque phase du processus. A quel maillon de cette chaine devrait-on s'attaquer en premier et imposer un plafond des prix? Une premiere proposition qui semblait sensee etait de contröler les coats a la source. Les augmentations des tarifs douaniers influeraient sur les prix des importations et reduiraient l'achat des produits non essentiels. Les producteurs et les distributeurs domesti-

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ques seraient requis d'ecouler leurs produits selon de nouvelles bases approuvees par le gouvernement. Au fur et å mesure que ces restrictions entreraient en vigueur å chaque maillon de la chaine commerciale, la pression de la hausse des prix serait graduellement eliminee. C'etait du moins l'avis d'un grand nombre d'hommes d'affaires d'experience et cette fawn de proceder avait l'appui de McKinnon. Il y avait cependant une faille dans cette politique: elle serait inoperante. Au premier indice d'un contröle quelconque, les fabricants s'empresseraient de couvrir leur coat de production en ciecretant des augmentations substantielles. Chaque distributeur et chaque detaillant se livreraient une concurrence feroce pour obtenir la marchandise. La demande augmenterait å pas de geant et serail accompagriee d'une hausse de prix previsible plusieurs mois å l'avance. Les exigences salariales emboiteraient le pas å la pression montante des prix, et l'inflation serait integree de fawn permanente au systeme. Avec cette formule etapiste, la bataille serait perdue d'avance. Comme dans le cas des changes, il fallait au contraire un arret instantane du systeme. I1 fallait appliquer cette mesure au niveau que l'on pouvait contröler et lå oil elle aurait l'impact ultime: il fallait enrayer la hausse des prix au niveau du consommateur. Les prix de detail etaient aussi varies que les methodes de la mise en marche au Canada et que les habitudes du consommateur canadien. Les grandes chaines de magasins et tous les petits commerces jusqu'å l'epicerie du coin, etaient exploites selon des principes differents les uns des autres. Cette disparite trouvait sa justification dans les differences regionales et tous ces commerces etaient soumis å la loi du volume des ventes pour leurs coats, leurs marges de profits, les escomptes accordes et leurs conditions de vente. Ces mille et une differences pourraient-elles otre effacees? Evidemment non. Et toute tentative en ce sens n'aurait pour effet que de saper les fondations du commerce. Les seuls denominateurs communs du commerce de detail etaient la penurie grandissante des marchandises et la hausse constante des prix. Tout gel des prix ne devrait s'attaquer qu'å ces deux phenomenes, et ne pourrait rien changer d'autre. La pression des prix qui montaient devrait gitre abordee, elle devrait, pour ainsi dire, etre «etranglee» avant que les marchandises ne parviennent å l'entrepöt, et c'est le fabricant et le producteur qui feraient en grande partie les frais de cet etranglement. Voila qui representait un defi d'importance, mais ce n'etait Iå qu'une partie du probleme. Le prix des loyers inuuait sur le coat de la vie et les loyers devraient egalement gitre contröles. Les industries de service n'y couperaient pas elles non plus, qu'il s'agisse du coat d'une chambre d'hôtel, d'un plein d'essence, d'un repas au restaurant ou d'une seance chez le coiffeur. Les difficultes de tels

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contröles faisaient fremir ces homines pragmatiques; meme les theoriciens en avaient des frissons mais les sombres statistiques exigeaient que les planificateurs aillent de l'avant. Des septembre, les fonctionnaires du ministe re des Finances, Towers å la Banque du Canada et Gordon lui-meme qui agissait comme conseiller, se dirent press å recommander le gel. McKinnon pour sa part s'y opposait toujours. En fonctionnaire tres efficace, il ne voyait simplement pas comment des contröles pourraient eire appliqués de fawn effective au niveau de la vente au detail. Il ne voyait pas non plus d'un bon ceil cet acharnement å penaliser les hommes d'affaires en lancant un projet sur lequel il entretenait des doutes serieux. Par ailleurs, il n'avait pas d'alternative å offrir et il lui fallut emboiter le pas å ses collegues. Plus tard au cours de ce mois, Bill Mackintosh de l'universite Queen's, qui etait devenu omnipresent a titre d'adjoint special de Clifford Clark, redigea un protocole de politique. Le document passa avec succes l'epreuve de l'ceil scrutateur d'Ilsley et parut devant l'ceil encore plus vigilant de Mackenzie King. La mefiance de King pour tout contröle et le peu d'interet qu'il manifestait envers la chose economique etaient devenus legendaires au sein du ministe re. Mitchell Sharp n'etait pas encore a Ottawa mais il entendit par la suite Mackintosh lui relater la reaction initiale et etonnee du Premier Ministre: «Il parcourut les deux ou trois premiers paragraphes, et leva les yeux sur moi en disant: «Alors ca, c'est important, n'est-ce pas?'» Il permit alors a Mackintosh de se retirer, finit la lecture du protocole, et l'envoya au bureau de Jack Pickersgill. On attendit environ une semaine pendant que le document etait passé au crible par l'adjoint special. Parmi les problemes accumules sur le bureau de King, il y en avait un qui lui causait une grande inquietude: son ministre de l'Agriculture lui-meme, James Garfield Gardiner, le plus intraitable de tous les membres du Cabinet. Gardiner s'etait publiquement engage å soutenir une hausse des prix agricoles, et å ce moment meme il rendait visite å ses electeurs de la Saskatchewan. Sa prise de position etait justifies par une demande accrue causes par la guerre, et une hausse constante des coots de production des cereales, des produits laitiers, et du betail. Quand il revint de l'Ouest, renforce dans son opinion å la suite de nombreuses reunions avec les fermiers des Prairies, le protocole de la nouvelle politique proposes fut discute au Cabinet, mais il refusa de se prononcer. Il se dit d'accord pour que l'on fixe un plafond sur tous les prix a condition que l'on se montre «souple» en ce qui concernait les produits agricoles. Quiconque connaissait bien la mentalile de Jimmy Gardiner pouvait deviner les difficultes futures qu'impliquerait cette declaration. Et pourtant, si on en croit la relation de Pickersgill, le document recut l'approbation du Cabinet me' me si l'on n'applaudit pas le style sec

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et depouille des economistes. «Il s'agissait d'un texte å l'intention des journalistes, prepare par des technocrates tres verses dans leurs disciplines et c'est finalement ce qui convainquit un Mackenzie King fort hesitant, par instinct politique et sous la pression de son entourage, de passer outre et de l'approuver.» Cependant, il fit preuve de sa prudence habituelle avant d'y donner suite, et l'important document resta sur le bureau de Pickersgill. «Je ne me lassais pas de le regarder et j'entrevoyais tout ce qu'on pourrait en faire å condition qu'il soit redige dans un anglais acceptable. Vous savez, dis-je au Premier Ministre, vous ne devriez jamais annoncer cette nouvelle par la vole d'un communiqué, vous devriez l'annoncer par la vole des ondes. J'heritai donc du texte, et c'est moi qui ecrivis le sacre discours que Mackenzie King prononca.» Avec sa modestie coutumiere, l'adjoint special conclut: «Et å mon avis, c'est le meilleur discours qu'il ait jamais fait å la radios.» La nouvelle fut annoncee au pays, au reseau national de RadioCanada, le soir du vendredi 18 octobre 1941. Les paroles eloquentes de Pickersgill prononcees par le Premier Ministre apprirent aux Canadiens que presque tout ce qu'ils utilisaient, ce qu'ils mangeaient, les vetements qu'ils portaient et les services qu'ils employaient tombaient sous le regime du contröle des prix. Les plafonnements officiels seraient imposes le l er decembre; å partir de cette date, tous les prix de detail seraient geles ou diminues retroactivement aux prix qui prevalaient durant la periode de quatre semaines ou «periode de base», allant du 15 septembre au 11 octobre 1941. Le prix des loyers serait soumis au plafonnement, tandis que les salaires et traitements seraient stabilises; on pouvait s'attendre å une prime de un pour cent pour chaque hausse d'un point dans le coüt de la vie. La bataille contre l'inflation serait concertee. Dans son discours, King declara que le pays emit engage «dans une experience jamais tentee sur ce continent; et, eu egard å sa diversite et å son champ d'action, c'etait une experience toute nouvelle qui engageait la volonte et le consentement d'un peuple libre, ce qui ne s'etait jamais vu auparavant'». La Commission des prix et du commerce en temps de guerre avait maintenant elargi son champ d'action mais il s'agissait encore å ce moment-lå d'une organisation squelettique ayant å sa tete une direction encore hesitante. Hector McKinnon avait une connaissance remarquable de tout ce qui interessait les tarifs et le commerce au Canada. 11 connaissait assez le monde des affaires pour entrevoir clairement les difficultes que representait l'administration des nouveaux contröles et cette perspective etait loin de le rassurer. Il avait le sentiment qu'il n'etait pas l'homme qu'il fallait pour entreprendre la tåche immense de recruter le personnel dont aurait besoin la Commission, ni pour passer

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des heures interminables å amadouer, a persuader, ou å menacer, afin de resoudre les problemes. Ni Sim ni McGregor, ses deux associes les plus proches, ne se sentaient de taille mais tous trois tomberent d'accord sur !'homme de la situation. Its proposerent son nom a Pickersgill, qui a son tour le proposa å Ilsley. «Si vous ne reussissez pas a placer Gordon å la tete de la Commission, trois de nos hauts fonctionnaires vont demissionner», declara-t-il å Ilsley$. Pour une fois, Graham Towers mit le hola å cette eventualite tres reelle. Au fur et a mesure que le travail que demandait le contröle des devises devenait plus simple, il comptait sur le retour de son gouverneur adjoint. Lui-meme etait submerge par une foule de problemes, et quand il avait ete question de Gordon comme directeur de la Commission de contröle des prix, il avait carrement refuse de le laisser partir. II s'enteta dans cette resolution et pendant toute une semaine, le ministre des Finances et le Gouverneur de la Banque du Canada resterent poliment sur leurs positions. C'est alors qu'intervint Mackenzie King qui convoqua une reunion d'urgence d'oü Towers sortit finalement, prive de son homme de confiance. L'objet de ces discussions, Gordon lui-meme, restait plutöt froid devant cette nouvelle orientation qu'on voulait donner a sa carriere. Selon la proposition de Ilsley, ou du moins ce qu'on lui en communiqua, il siegerait aux cotes de Hector McKinnon comme copresident de la Commission. L'organigramme que l'on proposait prevoyait un siege social elargi auquel seraient integres d'anciens hauts fonctionnaires, et plusieurs autres directeurs; ce groupe serait chargé d'elaborer les grandes politiques. Par ailleurs on creerait å travers le pays un reseau de corps administratifs charges des produits de base et du commerce relevant du siege social, et charges chacun d'un secteur specifique du commerce ou de l'industrie. I1 faudrait recruter environ soixante administrateurs, qui seraient choisis, idealement, parmi des hommes eminents dans leurs domaines respectifs, déjà convaincus de la necessite d'une politique des prix, capables de persuader leurs concurrents, et connaissant parfaitement les subtilites, les astuces et les possibilites de chaque commerce. Enfin, relevant de chaque administrateur et assurant la liaison avec le grand public, il faudrait treer de toute piece un reseau national d'organismes regionaux et de succursales locales. Telle etait l'organisation sur laquelle on comptait pour faire obstacle å l'augmentation des prix, et enrayer la hausse des coins aux consommateurs en !'integrant å la chaine de production. Les fabricants et les conditionneurs, les maisons d'emballage et de distribution ainsi que les fermiers faisaient partie de cette chaine et ne manqueraient pas de se plaindre. Mais il etait evident que malgre tous les efforts, les pertes seraient franchement inacceptables dans certains cas. Nul ne

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pouvait contröler les prix des produits d'importation, et certains de ces produits etaient absolument essentiels, tels les aliments. Une reduction des droits d'entree limiterait les pertes dans ces cas-lå mais aux depens du Canada tout entier. Le pays devrait egalement subventionner les fermiers et les fabricants trop penalises a condition que leurs reclamations soient justifiees; et en dernier ressort, en certains cas, on pourrait proceder å des achats en gros. Toutes ces fonctions seraient assumees par la Societe de stabilisation des prix des produits de base relevant de la Commission des prix; cette societe serait aussi charge& d'allouer des subsides, de reglementer les changements tarifaires, et de s'occuper des achats en gros faits au nom du Gouvernement. Le tout supposait la mise en marche d'un mecanisme d'une complexite et d'une envergure immenses, et cela exigeait un elargissement considerable des ressources de la Commission. En outre, Gordon se mefiait de ce monstre å deux totes que l'on proposait et McKinnon lui-meme etait sceptique quant å son efficacite eventuelle. Solon Jack Pickersgill, «il croyait vraiment que c'etait de la folie». Et ce fut un Ilsley epuise qui, le 6 novembre, se leva å la Chambre des communes et esquissa les grandes lignes de la politique des prix. Gordon attendait toujours, bien å contrecceur, sa nomination officielle, tandis que le malheureux McKinnon etait toujours aussi sceptique. Mais les deux hommes furent entraines dans le mouvement inexorable des evenements. Le travail avancait å grands pas et on recrutait a tour de bras. Des trains bondes dechargeaient sur les quais de la gare d'Ottawa les hommes d'affaires venus de tous les coins du pays; les lignes telephoniques suffisaient å peine å la tåche. La Commission rassemblait ses materiaux de travail et il fallait lui donner forme. Le 10 novembre, Ilsley declara å la Chambre des communes que Gordon se joindrait å McKinnon en tant que copresident de la Commission. Cependant, au grand soulagement des deux hommes, ce tandem ne vit pas le jour. Meme si les deux hommes s'entendaient bien, McKinnon ne pouvait pas faire equipe avec Donald Gordon. D'autre part, comme expert en matiere tarifaire, McKinnon avait trouve sa niche. Ilsley annonca qu'il serait nomme president de la nouvelle Societe de stabilisation des prix de base. La Commission des prix et du commerce en temps de guerre n'aurait qu'une seule tete en la personne de Donald Gordon. Dix jours aupravant, le telephone avait sonne dans le bureau de Ross Tolmie, membre du contentieux du ministere des Finances. Gordon, qui avait déjà accept& son sort comme president associe, etait au bout du fil. «Ross, j'aimerais que vous me fassiez parvenir la liste d'une douzaine de noms d'avocats representant toutes les regions du pays; il me faut des hommes qui se fichent pas mal de la loi mais qui, comme vous, sachent faire avancer les choses9.» Le meme jour, il y avait eu un

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echange rapide de telegrammes entre Gordon et Douglas Dewar de Vancouver, un riche comptable å la retraite, ecossais par surcroit et ami de longue date. «Douglas, j'ai besoin de toi. ' — «Quand et on?» — «Ici et tout de suite.» Le lendemain soir, Dewar prenait le train pour Ottawa on il allait servir pendant quatre ans, sans aucune remuneration puisqu'il refusait meme qu'on lui payåt ses frais de deplacement. Avant meme qu'il soit confirme dans son poste, Gordon avait tout mis en oeuvre pour former un clan officiel, formidable par la diversite de ses talents. Des le 20 novembre, tout ce monde avait déjà envahi les hotels d'Ottawa. Ceux dont on avait le besoin le plus urgent et qui avaient ete les plus difficiles å recruter etaient les administrateurs, choisis parmi les t@tes d'affiche de l'industrie. Its avaient d'ailleurs pose un probleme immediat et important. En effet, meme si l'on reussissait å eloigner un industriel important des problemes que suscitait la guerre dans son entreprise, et å l'attirer å Ottawa, on ne pouvait l'empecher de faire preuve de partialite dans son domaine. Connaissant tous les trucs et toutes les ficelles de son métier, il pouvait etre accuse de favoritisme. D'autre part, un fonctionnaire impartial mais recrute dans un autre secteur et assign å la direction d'un secteur industriel prendrait des mois å apprendre les rudiments de son nouveau travail. Et on ne pouvait pas se permettre de perdre du temps. On prit donc la decision de recruter les meilleurs hommes, de les atteler a la tåche et de leur faire confiance. Aucun d'eux ne prit sa nomination pour une faveur. Bien peu etaient convaincus de I'efficacite du systeme de contröle des prix. En tant que chefs d'entreprises, ils n'entrevoyaient l'avenir que parseme des problemes de baisse de la production et des profits. Et meme si la Commission s'averait une reussite, leur travail de fonctionnaires n'etait pas de tout repos. Chacun d'entre eux serait mis dans la position delicate de mettre son nez dans les affaires de ses concurrents et de les forcer å ouvrir leurs livres, å justifier leurs coins et leurs methodes de production, enfin å reduire ou å arreter completement la production de produits non essentiels. Ses decisions seraient acrimonieusement contestees et son nom voue å l'anatheme å chaque tour de vis. Mais tous s'inclinrent devant les besoins urgents du pays et devant certains arguments. Un chef d'industrie pressenti avait carrement refuse en ajoutant que rien au monde ne lui feraft accepter un tel poste. «Dommage», de retorquer l'astucieux David Sim qui representait Gordon en l'occurrence, «est-ce que vous pourriez nous donner le nom de votre concurrent le plus dynamique?» — «Vous voulez dire qu'il va pouvoir mettre le nez dans tous tees livres?» — .Aucun doute lå-dessus10», dit Sim, et l'on n'entendit plus parler de ce concurrent menacant. La Commission avait recrute un administrateur de plus.

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Tous les moyens avaient ete mis en oeuvre. Si bien que le matin du 20 novembre, quelque cinquante administrateurs fraichement nommes se trouvaient rassembles dans la salle de reunion du comite des chemins de fer au Parlement. A la tete de la longue table et entoure de ses collegues les plus importants, se trouvait le nouveau president de la Commission. Quel qu'ait ete son sentiment å l'origine, il etait devenu bel et bien contröleur des prix; et fidele å lui-meme, il s'etait jete å corps perdu dans ce travail qui etait a l'image de l'immensite du pays et de la confusion qui regnait dans les esprits. Il faudrait que Gordon fasse preuve d'un zele de missionnaire, d'un genie de l'organisation qu'il rudoie celui-ci, qu'il amadoue celui-lä, pour mener sa Cache å bonne fin. Mais son premier instrument de persuasion, c'etait la parole qu'il avait facile comme on le sait. Et il en fit deferler sur son auditoire un flot ininterrompu pendant les dix jours qui suivirent. «Messieurs, dit-il a ses administrateurs, nous sommes reunis comme les membres d'un etat-major å la tete d'une armee; cette armee composee de chaque citoyen du Canada est sur le point d'entrer en action contre l'hydre inflationnaire.» Plusieurs de ceux qui avaient pris place devant lui avaient soumis des plans d'action qui avaient tous ete rejetes. Il en evoqua les raisons: l'etapisme ne fonctionnerait pas; on serait implacable devant les coats de production; la seule politique valable avait ete d'imposer un plafonnement immediat a tous les prix de detail. Et qu'est-ce que cela voulait dire? Tout simplement que «le monde des affaires, par l'intermediaire de nos administrateurs, peut proceder å un rajustement des coats de production par des restrictions allant du niveau de la vente au detail, en passant par les industries de transformation et les fournisseurs jusqu'aux producteurs ... Ce rajustement doit 'tre finance par les groupes d'affaires interesses et non par le consommateur ni par la main-d'oeuvre». Apre s ce joyeux preambule, il distribua å ses administrateurs une douzaine de pages dactylographiees qui constituaient un protocole preliminaire de la politique å suivre. «Vous profiterez de la periode de tranquillite, je dirais me' me de serenite que vous etes appeles å vivre d'ici quelques jours, pour digerer ce document ... en fait, nous traversons actuellement une periode agitee ... mais continuez å reclamer de ('action car, vous ne l'ignorez pas, c'est celui qui crie le plus fort qui se fait entendre a des moments pareils . ..1 '» Le soir du 21, il s'adressa å la population canadienne afin de definir le plan de bataille: En tant que pays en etat de guerre, nous devons depenser d'immenses sommes d'argent, puisees a meme nos taxes et nos emprunts de guerre, afin de nous procurer du materiel de guerre. Nous devons nous concurrencer nous-me'mes å l'interieur du pays

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afin d'acheter d'une part le materiel dont nous avons besoin pour poursuivre la guerre, et d'autre part les produits de base necessaires å la vie. En rencherissant contre nous-mernes, nous faisons monter les prix. Puisque le prix demande par Fun represente pour l'autre un coin, chaque augmentation de prix donne lieu å d'autres augmentations de prix ce qui conduit inevitablement a une hausse des traitements et salaires. Et c'est lå que commence le cercle vicieux. Au fur et å mesure que les salaires et les autres coifs grimpent, nous disposons de plus d'argent pour rencherir contre nous-memes et nous forcons ainsi les prix a monter de plus en plus. Les traitements et salaires trainent fatalement derriere les prix. Cela engendre des conflits et des affrontements, ce qui a des repercussions penibles et meme injustes sur les gens å faible revenu ou sur les petits epargnants. Nous decouvrons alors que chaque dollar economise est reduit å une fraction de sa valeur par rapport au coüt de la vie. Notre pays est sous le coup de la peur et de la desorganisation. Aucun etat et aucun pays ne peut, dans de telles circonstances, esperer mener å bien une guerre. Car cela mine inevitablement l'effort de guerre, et mene å un effondrement rapide. Il n'y avait pas besoin d'insister aupres des hommes d'affaires pour leur faire comprendre les dangers de ''inflation; ils les connaissaient tous, et tous les craignaient. L'objectif de guerre principal que s'etait fixe Gordon, celui qui devint pour lui une obsession durant les six annees qui suivirent, c'etait d'en convaincre le Canadien moyen. L'allocution qu'il prononca ce soir-lå le mettait sur la bonne voie:

Aucune autre augmentation des prix ne sera permise. A partir du premier decembre, il faudra reduire les prix et les maintenir au niveau qui prevalait entre le 15 septembre et le 11 octobre ... Je pourrais vous titer moi-meme cinquante raisons pour lesquelles tette politique est vouee a I'echec. Mais j'en citerai une seule, imperative, qui l'emporte sur toutes et en vertu de laquelle notre grojet doit reussir et effectivement, reussira. Cette raison, c'est la necessite de survivre, necessite immediate, indiscutable et urgente, pour ce pays, pour vos foyers et pour vos familles'2. Pendant la semaine qui suivit, dans ('atmosphere enfievree de ('edifice Birks oil il avait å affronter les cris des nouvelles recrues, å faire face au probleme de recrutement, a debaucher les hommes de talent des ministeres voisins tout en sucant des pastilles contre la toux pour proteger sa voix defaillante, il trouva le temps de contracter une alliance importance. Charlotte Whitton etait alors directrice du Conseil

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canadien du bien-otre et elle avait rassemble a Ottawa les presidentes de la plupart des organismes feminins nationaux. Robuste, la voix rauque, fatigue mais decide, Gordon arriva devant ce groupe comme en pays conquis et leur fit comprendre ce qu'on attendait d'elles. Elles representaient les acheteuses de la Nation et c'etait å elles qu'il incomberait de surveiller les prix; en fait, la reussite de la Commission de contröle du change etait en partie entre leurs mains. En une seule apres-midi, Gordon s'etait raffle un million et demi d'assistantes eventuelles. Le jeudi 27 novembre, on se reunit de nouveau dans la salle de conference du comite des Chemins de fer pour la séance la plus cruciale de toutes. Au depart tout le monde etait d'accord sur un point, c'est que seul le grand public, un grand public convaincu, pourrait faire respecter les contrbles. II faudrait vendre inlassablement cette idee, surtout aupres des journalistes. Le 27 du mois Gordon, en compagnie du Premier Ministre, faisait face a quelque trois cents redacteurs en chef, chroniqueurs, radiodiffuseurs, et autres faconneurs de l'opinion publique venus de tous les coins du pays. La base de son argumentation etait la meme mais il s'adressait lå a un auditoire averti, dont les membres pouvaient devenir des allies, ou des critiques dangereux pour sa cause. On lui avait enseigne quand il etait petit, leur dit-il, qu'il etait inutile d'apprendre a un mathematicien que deux et deux font quatre. Il prenait pour acquis que les journalistes savaient ce qu'etait l'inflation et etaient parfaitement sensibilises a ses dangers. I1 s'attendait å otre critique et il s'y preterait de bonne grace, mais il restait qu'on l'avait mis en poste pour mettre en application la politique du gel des prix. Il se sentait incapable d'y parvenir sans l'appui de la presse, d'une presse eclairee et convaincue: Que repondre å l'objection qui soutient qu'un gel soudain des prix serait encore plus prejudiciable a l'economie et creerait un plus grand chaos que l'inflation elle-meme? Messieurs, cette affirmation est ridicule. Elle est basee sur une conception qui suppose qu'une politique de plafonnement des prix et son administration s'applique d'une maniere bureaucratique, routiniere et sans imagination, peu soucieuse des precautions et rajustements necessaires. Aucune des personnes ayant pris part a la formulation de cette politique n'a sous-estime les difficultes inherentes å son application. Au moment oü je vous parle, bon nombre de ces difficultes paraissent encore insurmontables. Mais quand on en fait l'analyse de plus pres, on se rend vite compte qu'il s'agit surtout de repartir de fawn equitable les rajustements necessaires parmi les secteurs commerciaux et industriels. C'est la plus belle occasion

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que le monde des affaires ait jamais eue de demontrer qu'il peut s'autodiscipliner de facon efficace, dans l'interet commun. Ce message devait parvenir aux milliers d'hommes d'affaires canadiens qui liraient ces colonnes le lendemain, mais il y avait aussi un message a l'intention des journalistes eux-mernes. Le contröle de l'inflation qui est le probleme auquel nous nous attaquons est essentiellement un probleme de relations humaines; avec de la bonne volonte, un esprit de collaboration mais surtout un esprit de comprehension, ce probleme trouvera bientöt sa solution. Voila le role immense que peut jouer la presse au cours de cette campagne: faire comprendre a Monsieur Tout-le-Monde que lui et sa familie sont les soldats de cette bataille ... Je vous le dis serieusement, jamais la presse de ce pays — en fait, jamais une presse libre on qu'elle se trouve — n'a ete appelee a assumer une responsabilite aussi lourde ou a remplir un plus grand devoir13. Le 28 novembre, un vendredi, il etait de nouveau sur les ondes et lancait de nouveau son appel a la population. «Y parviendrons-nous? Peut-on faire de ce plafonnement des prix une realite? Je pretends que oui. Les prix ne doivent pas depasser ceux qui prevalaient entre le 15 septembre et le 11 octobre. Refusez de payer des prix plus eleves. C'est ici que les femmes canadiennes ont un role important a jouer car ce sont elles qui font la plupart des achats du ménage. Chaque Canadienne doit eire une sentinelle et surveiller l'application de la loi. Si vous tombez sur quelque commercant vereux qui vous incite a conspirer avec lui pour briser la loi, vous devrez non seulement refuser de jouer son petit jeu, mais aussi lui faire clairement entendre qu'il agit en ennemi de son pays14.» Quand arriva le ler decembre — «jour on nous entrons en guerre., avait-il dit — les petites pastilles contre la toux n'agissaient presque plus. Les administrateurs des regions se faisaient l'echo d'un tonnerre de protestations, le siege social lui-meme et les bureaux regionaux etaient plonges dans le branle-bas de la mobilisation. Mais le general avait fait entendre son cri de guerre, il avait deploye ses troupes, et les premiers resultats du moins etaient encourageants. Comme l'ecrivait a l'epoque Frederick Griffin du Toronto Star: Jour apres jour, on a cree de toute piece une administration. Ses directeurs sont les surveillants immediats de divers secteurs du monde des affaires: fabrication, mise en marche, vente en gros et au detail; alimentation, vetement, chaussure, bijouterie, etc. Ces administrateurs sont des hommes d'affaires eminents, connaissant

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la complexite des methodes, des coats, des mecanismes particuliers å leurs commerces respectifs. Ces hommes, pour la plupart cadres ou techniciens au sein de l'entreprise, ont ete recrutes en depit de leurs instincts, de leur formation, de leurs antecedents qui les destinaient plutot il eire les adversaires de tout contröle sur les prix. Nombre d'entre eux ne voyaient que des echecs, des malheurs, et du desordre. Mais devant les besoins pressants du pays, le bien public et le magnetisme de Gordon auquel ils n'ont pu resister, ils se sont engages. I1 s'est gagne depuis leur appui enthousiaste et leur devouement ... Son role est celui d'un Churchill, inspirant, dirigeant et executant. Ce noyau du siege social a graduellement donne naissance å une grande administration d'affaire, diversiffiee, poussant ses tentacules partout et indispensable a l'application du projet. Ne demandez å personne comment on y est parvenu, ce qui compte c'est qu'on y soit parvenu''.

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CHAPITRE

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«Dieu bnisse le Plafond de papa» e dimanche 7 decembre 1941, treize directions regionales avaient sete etablies å travers le pays, de Charlottetown a Vancouver. Les directeurs arriverent a Ottawa ce jour-lå. Il s'agissait d'hommes d'affaires ou de commer4ants locaux pour le recrutement desquels on avait «employe les grands moyens». On leur distribua de grandes enveloppes brunes contenant de volumineuses directives qu'ils n'eurent meme pas le temps de lire. Cela faisait une semaine que les contröles avaient ete imposes, la main des administrateurs responsables de leur application s'etait abattue sur la chaine de production qui fourmillait de problemes. Au niveau de la distribution, le gel des prix et leur reduction posaient au commerce de detail et au consommateur une variete infinie de problemes exigeant chacun une solution particuliere. Mais les bureaux locaux n'existaient pas encore; seals etaient en place ces treize hommes responsables de regions entieres et ignorant tout de leur travail. Ils devaient l'apprendre sur le tas, creer de tomes pieces un reseau de bureaux locaux, et tant bien que mal, faire face aux problemes de tous les jours. Gordon leur adressa la parole, un dimanche matin de decembre, au moment oü les bombardiers japonais s'eloignaient Iles reines fumantes de Pearl Harbor: «Le premier probleme auquel vous aurez å faire face, ce sera d'apaiser le flot de protestations et de reponclre å la foule de questions qui agiteront vos regions. Et pour I'amour du ciel, ne repondez jamais: «je ne sais pas» mais dites plutöt: «1'affaire est a l'etude.» Au delå de ce conseil d'ordre assez general, il n'avait pas grand chose å leur dire. Le rajustement des prix et leur justification donneraient lieu å une foule de difficultes mais il fallait tenir bon. Les directeurs regionaux, tout comme les administrateurs devraient en general prendre leurs decisions tout seuls. 11 leur faudrait allier la patience de

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Job å la sagesse de Salomon et si possible, ne pas perdre leur sens de l'humour. Dans le monde des affaires, une attitude encourageante semblait avoir remplace le scepticisme de la veille; et Gordon entretenait le ferme espoir que les femmes, qui effectuaient 85 pour cent des achats au detail dans tout le pays, surveilleraient efficacement toute hausse indue des prix. Il communiqua aux directeurs qui l'ecoutaient un encouragement d'un niveau bien plus eleve, celui qui venait de son fits Michael: «Mon petit garcon est un peu perdu dans tout cela, apres tout il n'a que quatre ans; mais j'ai ete vraiment touché de l'entendre dire l'autre soir pendant ses prieres: «Dieu benisse ceci, Dieu benisse cela, et Dieu benisse le plafond de papa l.» Les directeurs regionaux repartirent pour leurs regions respectives et les nouvelles recrues affluerent au siege social installe dans l'edifice Birks. Cette multitude deborda dans d'autres bureaux, s'arrachant les pupitres et les recepteurs de telephone, chacun essayant de se trouver une place. Dans les regions, les administrateurs rgiussissaient å reduire les coüts de production; les directions regionales aux structures encore squelettiques imposaient tant bien que mal le plafonnement des prix, le pays tout entier s'agitait et grommelait, aux prises avec ces nouvelles contraintes. Les decisions improvisees relatives aux produits de base et applicables aux diverses regions creaient une multitude de problemes pour les dirigeants du siege social. Press ou pas, ils devaient donner des directives. Le flot quotidien ininterrompu de lettres, de telegrammes, de coups de telephone et de nombreuses visites de protestataires devait gitre traite avec une «ingeniosite spontanee», selon la formule de Gordon. Assiege dans son propre bureau par des visiteurs vociferants, il avait parfois recours å d'autres talents. Lors d'une reunion particulierement bruyante, il leur fit savoir qu'il etait absolument inutile de hurler «parce que, comme vous pouvez le noir ou plutöt l'entendre, je peux crier plus fort que vous tous2». Mais en depit de l'agitation et des protestations, un courant general d'acceptation semblait se dessiner de la part du public. La machoire volontaire et les epaisses lunettes du tsar des prix s'etalaient de fawn menacante en premiere page des journaux; d'ailleurs les journalistes s'etaient tout å fait entiches de lui. Selon Grattan O'Leary, Gordon appliquait le contröle des prix exactement comme il avait appliqué le contröle des devises. «En partant du principe absolu que tette politique est necessaire, qu'elle revet une importance vitale en temps de guerre, il a simplement declare aux hommes d'affaires: «Voila quel est le plafond; tirez-vous d'affaire sans le depasser.» Il n'avait jamais dit, ni prgitendu qu'il en savait plus sur les affaires que ceux qui les pratiquaient; il avait laiss6 les hommes d'affaires proceder å leurs propres rajustements; en d'autres mots, il avait lance la balle dans leur campa.»

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Mais cette grande et belle simplicite de manoeuvre avait quand meme ses detracteurs. S'adressant å des economistes universitaires le 2 janvier 1942, Gordon tenta de faire appel å l'humour pour faire passer son message: «Le contröle des prix, c'est un nouveau-ne age d'å peine un mois, hurlant, atteint de toutes les faiblesses propres å l'enfance et deteste cordialement par tous ceux qui ont affaire å lui ... Pour ma part, je me refuse å croire qu'un seul enfant puisse gitre aussi penible et je suis persuade que ce petit moutard est en realite des quintuples repetes å l'infini dans un jeu de miroirs.» Cet humour un peu lourdaud n'eut pas l'heur de derider l'auditoire. Les politiques draconiennes de la Commission des prix rebutaient ces theoriciens et le president repondit å leurs commentaires de fawn plutdt acerbe. «Gardez-vous bien, leur dit-il, de reclamer qu'on etrangle ce petit monstre ... Si vous reclamez que l'on rejette aux oubliettes le contröle des prix, il pourrait gitre remplace par un monstre bien plus dangereux.» C'est une Cache tres importante que nous devons accomplir, et je ne vois absolument pas pourquoi les professeurs et les economistes de ce pays ne devraient pas en prendre eux-memes la responsabilite. Pourquoi ces hommes formes å des disciplines si diverses ne devraient pas eux-memes parcourir le pays, precher cette doctrine, et l'expliquer clairement å la population ... Que nous ayons tort ou raison, il nous faut aller de l'avant. Il nous faut des personnes volontaires qui apres avoir bien reflechi aux messages qu'elles devront communiquer, s'adressent å la population en ces termes: «Voici ce que nous allons faire, leur diront-elles, et voici comment nous allons le faire''.» Quelle que fut l'impression qu'il fit sur ce cenacle universitaire, l'homme volontaire, lui, alla de l'avant. Des mars 1942, soixante-quinze bureaux regionaux fonctionnaient activement dans les treize regions et il y en avait une quantite egale qui s'occupaient de se trouver du personnel et des locaux. Les administrations etaient en place et maintenaient un flot constant de production, et les commercants de detail applaudissaient le travail des directeurs regionaux. On s'etait gagne d'emblee la confiance des femmes qui s'averaient une force agissante dans le pays. La Societe de stabilisation des prix des produits de base et trois de ses filiales relevant egalement de la Commission des prix s'attaquaient efficacement aux problemes des importations, des tarifs et des subsides, et acheminaient a bon port les produits essentiels. Les approvisionnements etaient limites et le secteur manufacturier subissait les contrecoups d'une adaptation difficile dans mille et un domaines. Les affaires etaient loin d'aller rondement et il fallait faire

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face a un flot ininterrompu de plaintes suscitees par les decisions discretionnaires prises par des administrateurs semi-autonomes et des directeurs dissemines dans les regions. La machine etait immense, elle etait improvises mais elle fonctionnait tant bien que mal et elle recevait une orientation plus eclairee de la part d'un siege social de mieux en mieux organise. Un grand nombre des amis de Gordon faisaient maintenant partie du personnel. On avait supplie les uns, presque vole les autres, et emprunte d'autres encore. Sim et McGregor etaient toujours lå, Hector McKinnon etait parti. James Coyne, jeune homme brillant mais au caractere difficile, etait venu de la Commission de contröle du change de meme que Max Mackenzie. W.A. Mackintosh avait ete pris au ministere des Finances. On avail attire Robert Fowler loin de son etude d'avocat de Toronto, on avait arrache Douglas Gibson å la Banque de Nouvelle-Ecosse; et on avait recrute dans le monde des affaires et de la fonction publique nombre de personnes de talent, . hommes on femmes, que l'on remunerait a raison d'un dollar symbolique par annee. Its etaient tous inondes par une masse de problemes, mais ils se faisaient peu a peu a leur travail. La Commission avait un bureau a Washington, un autre d Londres, et elle pouvait du moins affirmer qu'elle etait acceptee par ses concitoyens_ Il s'agissait d'une experience, avait dit Gordon en aparte å Mackenzie King «mais en realite, jamais nous ne la consideråmes comme telle ... d'ailleurs, nous agissions de fawn si deliberee et si insultante parfois envers quiconque en parlait ainsi que nous n'avons pas entendu le mot «experience» associe å nos efforts depuis un certain temps]». Le plafond des prix etait solidement maintenu et le trace du coüt de la vie se maintenait presque completement å l'horizontale. Le mecanisme un peu grossier mais efficace maintenait le pays sous son emprise. C'est Ilsley qui, a cause de son portefeuille des Finances, etait responsable de tous les travaux de la Commission devant le Parlement. Clifford Clark etait un sous- ministre indispensable, et vers le début de 1942 un nouvel adjoint fit une entrée marquante en la personne de Mitchell Sharp. Jenne homme de l'Ouest venu de Winnipeg, Sharp avait de nombreuses affinites avec le commerce des cereales mais il en leveloppa bientöt d'aussi intimes avec la Commission. Sa mission consista tres vite å servir de liaison entre Ilsley, personnage å la haute taille, å l'allure ascetique, peu loquace, qui tenait le gouvernail des politiques financie res, et le costaud et tonitruant Gordon qui chaque matin faisait la manchette des journaux. Cette mission s'avera assez facile car en depit de leur opposition

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flagrante, les deux hommes s'entendaient bien. Le systeme de contröle des prix avait des ramifications partout, Gordon etait investi d'une autorite effrayante qui lui conferait, du moins en puissance, des pouvoirs immenses capables de terrifier un politicien. Mais Ilsley jugea son homme et il lui fit confiance sur le reste. Sur le plan politique et a sa facon, Gordon etait doue d'antennes aussi sensibles que l'etait Mackenzie King. Toujours selon Grattan O'Leary, «s'i1 etait parti du bon pied dans sa carriere de banguier, il reste qu'il aurait admirablement reussi comme chef de parti ». Mais il n'etait ni chef de parti ni ministre des Finances et il avait une conception tres claire de son role. Il existait une frontiere delicate mais clairement definie entre le champ de responsabilites du fonctionnaire et celui du membre du Cabinet: cette frontiere, Gordon ne la franchit jamais. Quoi qu'il en soit, la strategie adoptee exigeait qu'il soit exposé aux feux de la rampe. Les pouvoirs, en principe illimites, de la Commission des prix touchaient å chaque secteur de la vie nationale. En plus de contröler les prix, elle avait le pouvoir de limiter les approvisionnements destines a la population, d'imposer des reglements sur la distribution, d'interdire la fabrication de marchandises jugees non essentielles et aussi d'avoir son mot a dire sur l'approvisionnement et l'utilisation de la main-d'oeuvre. Mais, malgre l'armee de collaborateurs dont elle disposait pour imposer ses volontes, elle n'y parviendrait jamais sans l'appui du public. Le gouvernement qui avait engendre ce petit monstre ne pourrait le faire entrer dans la familie nationale que grace aux talents d'un vendesir hors pair. Ilsley entretenait des doutes lå-dessus et le processus tout ender lui repugnait mais on le convainquit de son urgence et il savait quelle etait la personne necessaire pour mener ce travail a bonne fin. «Des le depart, dit Mitchell Sharp, on prit la decision de donner å la Commission une personnalite humaine et c'est Donald Gordon que l'on mit en epingle7.» Ce ne fut pas difficile å faire car l'interesse s'y pretait de tres bonne grace. Il s'etait d'ailleurs fait connaitre au cours de ses nombreux voyages å travers le pays, adressant son message aux chambres de commerce, aux nombreuses associations professionnelles et institutions publiques et privees. Dans son propre bureau et dirige par la main experte de Frank Prendergast, recrute å l'Imperial Oil, il y avait une division de relations publiques tres avant-gardiste dans sa facon de proceder. Elle remplissait son role de disseminateur d'informations de facon veridique, credible, et meme avec humour. Un sondage aupres des journalistes d'Ottawa revela que ceux-ci obtenaient d'elle des renseignements complets et communiqués avec franchise dans 85 pour cent des cas, ce qui constituait un record pour une agence

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gouvernementale ... La cooperation des journalistes etait dont acquise et ils accorderent au president de la Commission un traitement souvent dithyrambique. Invite par la Commission a assister å l'une de ces reunions, Frederick Griffin du Toronto Star raconte: C'est un veritable pool de cerveaux dans l'acception la plus large, la plus canadienne du mot. Il s'agit d'une mobilisation democratique des talents ... Donald Gordon, grand et fort, avec son visage basane ressemble å un bouddha et roule les «r» å l'ecossaise. Il preside la reunion avec l'aisance que lui confere sa superiorite hierarchique. Bien entendu, Gordon siege au bout de la table ... Sans doute tire-t-il son pouvoir presque mystique de ses anetres gaeliques. Un esprit de clan se manifeste sous sa presidene. C'est un leader mais nullement un dictateur; il domine l'assemblee mais ne dicte pas ses volontes ... Cet homme brun, corpulent, å l'air meditatif et dont l'esprit embrasse tout d'un regard, est assis, penche au-dessus de la table ... Dans une langue logique, imagee, parfois grivoise et teintee de bonhomie, il raisonne et il clarifie le sujet. Il ecoute calmement, n'a pas l'air de se presser, bien que I'intensite brille dans ses yeux ... II traite un ordre du jour aussi methodiquement qu'un ouvrier a la piece fabrique des boutonnieres. Il prend des decisions avec la precision d'un frappeur de base-ball realisant ses coups de circuit ... C'est comme si les rouages de son cerveau s'enclenchaient avec un declic, celui de la conclusion — «Bon — å la suivantes.» Les familiers de Gordon ne le percevaient certainement pas comme un bouddha inquietant, mais il s'imposait de plus en plus au fur et å mesure que s'affirmaient ses aptitudes et son magnetisme. Il etait entoure d'intelligences tres alertes, il en soutirait la meilleure part et il faisait le necessaire pour les garder aupres de lui. «Dans ce climat de guerre, il pouvait recruter å peu pres qui bon lui semblait», dit Robert Fowler9, dont la venue å Ottawa etait un exemple frappant. Appele å Ottawa pour «peut-gitre trois mois», il allait y demeurer quatre ans. A titre de secretaire et de conseiller general de la Commission, il vivait assez pres du president pour ne pas s'en laisser imposer autant que les journalistes mais meme lui n'echappait pas au magnetisme. On pouvait dire la meme chose de Douglas Gibson, autre bras droit du president qui dirigeait le service de la recherche. Comme tous les autres, il avait un volume enorme de travail å abattre — «des heures epouvantables, absolument epouvantables — c'est lå que j'ai fait connaissance avec des

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journees de seize heures». Mais Gordon travaillait pendant des heures tout aussi longues et il savait mener les hommes. «I1 ne surveillait jamais ce qu'on faisait, il n'etait pas mesquin dans ses critiques mais si les resultats se faisaient attendre, on en attrapait pour son rhume10.» Certaines des femmes qui travaillaient dans son bureau devaient aussi Jaisser leur marque. Sentinelle du patron, ramenant å l'ordre non seulement le personnel mais parfois le president lui-meine, il y avait sa secretaire, Nan Young, une femme grande et mince, dans la quarantaine. Elle avait ete sa secretaire å la Banque du Canada et 1'avait suivi å la Commission des prix car elle etait vraiment indispensable. Devouee å la cause tout autant qu'å Gordon, elle savait canaliser le flot des visiteurs, repartir celui de la paperasse et mettre de l'ordre sur son bureau. Dans ce lieu de crises quotidiennes oil on etait constamment å la recherche de documents egares, c'est elle qui incarnait l'ordre et retrouvait toujours tout. I1 y avait une femme, elle aussi cadre superieur, qui avait acquis une experience plus grande que celle de Gordon dans les diverses activites de la Commission. Phyllis Turner, qui allait par la suite devenir la femme du Lieutenant-Gouverneur de la Colombie britannique, Frank Mackenzie Ross, etait alors une veuve dans la trentaine. Elle avait deux enfants, dont 1'un, John Turner, allait gitre un jour ministre des Finances. Elle-meine etait une economiste diplomte de 1'universite de Colombie britannique; elle avait etudie å Bryn Mawr, et elle detenait aussi un diplome du London School of Economics. Tres tot apres la formation de la Commission des tarifs douaniers, elle s'etait jointe å 1'equipe d'Hector McKinnon. Elle 1'avait suivi a la Commission des prix, avail eu son bapteme du feu Tors de la trise du sucre en 1939 et s'etait lancee en 1949 dans la recherche d'huile de foie de morue. Pendant plusieurs mois, la seduisante jeune veuve sortie de Bryn Mawr, bottee jusqu'aux hanches et revelue du eire des marins, avait fait le tour des ports de peche des Provinces maritimes afin de convaincre les pccheurs plutöt sceptiques de conserver les foies des morues qu'ils avaient 1'habitude de rejeter å la mer. Ceci fait, et les usines de traitement une fois en marche, elle s'etait rendue sur la cote Ouest au large de laquelle foisonnaient les «chiens de mer»; les foies de ces poissons avaient une teneur elevte en vitemines dont on avait un grand besoin en Grande-Bretagne. D'ailleurs la premiere fois que Gordon la rencontra elle s'occupait encore activement de les depister. «Bon Dieu, dit ce dernier, je ne savais meine pas qu'un chien de mer etait dote d'un foie.» Ce fut le seul commentaire du president et il n'en apprit jamais davantage sur ce sujet11. Phyllis Turner et son futur mari allaient devenir par la suite de grands amis de Gordon. Pour l'instant, il lui

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laissa les coudees franches et elle continua de vaguer å ses occupations d'administrateur des produits d'huile et de matieres grasses, sujet qu'elle connaissait ä fond. Byrne Hope Sanders, la sympathique redactrice de Chatelaine, jouissait de la meme independance dans l'exercice de ses fonctions comme chef de la Division du consommateur. Gordon lui avait donne une directive bien simple: «Il y a un gros boulot å faire, allez-y et faites-le.» Voyageant å travers le pays, le trace de ses periples croisant celui de Gordon, elle se gagna bientöt une renommee aussi grande que la sienne parmi les Canadiennes. En fusionnant les organismes locaux dans chaque direction regionale, elle crea les comites consultatifs feminins regionaux, qui connurent leur heure de gloire au sein de la Commission des prix. Veritable ossature de tout le systeme des prix å travers le pays, ces comites ouvrirent leurs rangs å une armee de quelque seize mille femmes. Chacune d'elles, personnage important dans son milieu, eeait equipee d'un petit carnet bleu. Elle avait pour täche d'inscrire les prix dans ce petit carnet, de rapporter toute irregularite et de surveiller 1'etat general du commerce au detail. A ceux qui se plaignaient aupres d'elle des faits et gestes de son «armee de furets» Sanders avait pour seule et unique reponse: «Nous faisons simplement appel au bon sens des femmes — elles n'espionnent pour le compte de personne, elles donnent simplement un compte rendu de leurs achats hebdomadaires12.» Cette facon simple, logique et eminemment pragmatique de faire les choses etait typique des operations de la Commission et elle s'averait etonnamment efficace. Les .furets» locaux et les detaillants s'entendaient apparemment fort bien ensemble et jusqu'en juin 1942, les fonctionnaires charges de l'application des reglements n'avaient intente que cent quarante-sept poursuites au nom de la Commission. C'est d'ailleurs vers ce temps-lä qu'on nouveau probleme commenca å se manifester qui eut pour effet d'elargir le champ d'action de 1'equipe feminine. Gordon s'etait battu contre le rationnement qu'il considerait comme une methode boiteuse et completement inefficace. Mais en juin, il dut changer son fusil d'epaule. «Notis en sommes arrives å la conclusion, dit-il Ilsley, qu'on ne peut retarder davantage les preparatifs d'un systeme de rationnement par coupons Cette mesure deprimante necessitait la preparation et l'envoi par la poste de millions de formulaires de demandes et de carnets de rationnement dans tous les foyers du pays. Pis encore, on prevoyait que la mesure s'appliquerait en premier lieu au sucre. Byrne Sanders en avait discute avec ses comites feminins et tous predisaient un demi-echec. «je m'adressai individuellement å tous mes superieurs en leur rappelant qu'ils ne pouvaient pas imposer le

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rationnement en juin, car c'etait la saison de pointe pour la preparation des confitures. Tant pis, repondirent-ils, ces dames devront s'arranger en faisant moins de confitures ou trouver autre chose. Un cretin suggera que l'on fasse des confitures sans sucre — solution bien masculine. Enfin, je fis valoir mes objections aupres de Jim Coyne, sous-president de la Commission et il me dit: «D'accord, Byrne, je vais en parler a Gordon.» «Dix minutes plus card, ma porte s'ouvrait brusquement pour laisser passage å un Gordon en bras de chemise. I1 fit pirouetter une chaise, s'assit a califourchon et me dit: on me dit que vous avez un probleme. Je m'empressai de lui faire part du probleme, il me fit un signe de la tete et sortit — et l'on reporta le rationnement du sucre au mois de septembre. Cette fawn d'agir etait bien caracteristique de Gordon: il ecoutait les femmes et respectait leur avis; de leur cote, les femmes reagissaient toujours positivement l'.» Il etait heureux qu'il en flit ainsi car sans leur collaboration, comme dans le cas du contröle des prix, il eut ete impossible de rationner efficacement. On rationna le the et le café en aoüt 1942, le sucre en septembre, le beurre en decembre, et les demandes de carnets de rationnement furent acheminees par l'entremise des femmes. Des milliers de volontaires, groupees en equipes de cinquante chacune, firent du porte a porte a travers le pays pour lancer le systeme. Les interventions verbeuses des economistes et des industriels qui prenaient part aux reunions de la Commission avaient parfois pour effet de derouter la journaliste qu'etait Byrne Sanders. Apparemment, cela deroutait aussi Gordon mais pas pour longtemps. «I1 etait assis et ecoutait d'un air bute, ses deux enormes mains etalees sur la table, jusqu'å ce qu'un administrateur eut termine son savant exposé. Gordon se renversait dans son fauteuil et disait: .Eh! bien moi, je suis le petit detaillant du coin ou encore, je suis une menagere dans sa cuisine et je ne comprends pas un mot de ce que vous dites. Dites-moi ca en bon anglais bien simple''.» On etait alors au milieu de 1942, époque oü les sous-marins allemands faisaient des ravages dans les convois et oü l'effort de guerre devorait litteralement les approvisionnements. La rarete de milliers de denrees se faisait cruellement sentir: il fallait proceder a une repartition des matieres premieres parmi les usines du pays et couper davantage dans la production de produits non essentiels. Il fallait utiliser judicieusement la main-d'oeuvre, restreindre le credit au consommateur et eliminer tout gaspillage dans les livraisons et dans la distribution. On ne devait plus produire de voitures, de refrigerateurs, de cuisinieres ni de fers å repasser; pour les hommes, le veston simple remplacerait le veston croise et les revers de pantalons disparaitraient, afin d'economiser le tissu. Le probleme des prix demeurait entier, mais

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les decisions sur ce qui pourrait gitre fait, sur les methodes et sur les lieux de fabrication, enfin sur les moyens de distribution au consomma-

teur posaient des problemes encore plus graves. Les memes besoins imperieux se faisaient sentir depuis l'acier, le petiole et le papier journal, jusqu'aux produits de mercerie, chaussures et chaussettes, et depuis la porte de l'usine jusqu'å celle du magasin: tout devait gitre rationalise, simplifie, et ramene å l'essentiel. «Saviez-vous, demandait Byrne Hope Sanders, qu'il existe soixante-quinze nuances de noir? Nous les avons ramenees å cing16.» Toutes ces mesures exigeaient des contröles plus rigides et une multitude de directives de la part des divisions du siege social. On etablit des politiques globales pour couvrir tout le champ des activites et dies envahirent la chasse gardee des administrateurs, qui etaient habitués å agir de leur propre chef. Les nouveaux decrets semerent la confusion dans les industries et les chefs d'entreprise protesterent violemment. Au fur et a mesure que s'accumulaient les plaintes et les comptes rendus et qu'augmentait le nombre des delegations de protestataires, on engageait un nombre grandissant de stenographes, de secretaires et de specialistes avec ou sans experience pour faire face aux problemes du commerce de detail et tenter de regler les nombreux griefs du consommateur. La paperasse prenait des proportions gigantesques — pour une bonne part probablement inutile — mais la Commission emettait rarement des lettres-formulaires toutes preparees d'avance. Quoi qu'il en cotit it en heures de travail et en pressions sur le personnel, å tous les echelons de la hierarchie it commencer par Gordon lui-meme, on lisait attentivement le courrier, on y apportait des reponses specifiques et ces reponses devaient gitre claires pour gitre bien comprises. Il fallait å tout prix rassurer le pays, lui faire comprendre qu'il avait affaire å des titres humains, lui faire comprendre que le monstre avait non seulement une tete mais aussi un cotiur. Dans le cas de Gordon, il ne lui etait pas difficile d'inspirer confiance car une presse bien disposee concourait å projeter de lui une image sympathique; et par ses rapports personnels avec les gens, il continuait å alimenter sa legende. Un nombre plutöt normal de bourdes se commettaient bien stir, sous l'egide de la Commission et le cabinet du president etait saisi des plus desastreuses. On se souvient d'un jour oil il fut coince derriere sa grande table, la tete basse pour une fois, poursuivi par une meute furieuse et indignee de representants de l'industrie. Selon les membres de tette delegation, une certaine directive de la Commission non seulement trahissait une ignorance crasse mais contrevenait å toutes les lois du bon sens. Par quelle

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aberration Gordon avait-il jamais approuv& cela — comment se proposait-il de la mettre en vigueur — et que diable avait-il en tete en proposant une chose pareille? L'attaque dura une heure et le president se faisait de plus en plus petit sous les coups r&p&t&s. «Il baissa la tete, il rentra les &paules, son torse incline reposait presque sur ses &normer poings — mais Dieu! quel com&dien! Quand ils eurent &puis& leurs arguments, ils attendirent la riposte. Il leva la tete et un large sourire &claira son visage: «Messieurs, dit-il, je me suis tromp&, j'ai eu tort.» Cela opera comme un charme. Its sortirent tous en chantant ses louanges et pleins de commiseration pour ses problemes17.» La diversit& de ses problemes exigeait des solutions aussi diverses. En novembre 1942, les nouvelles restrictions imposaient un mode de vie presque spartiate et on redoutait qu'il ne le devint encore davantage. Gordon informa Ilsley d'une rumeur qui courait dans le public: la Commission des prix se pr¶it å ordonner la fermeture de vingt mille magasins de d&tail, å standardiser toute la production alimentaire, celles des chaussures et des vetements &galement, et å prendre en main la distribution de ces denr&es par l'interm&diaire de ses propres d&bouch&s qui pourraient se comparer aux magasins gouvernementaux en U.R.S.S. 11 se serait agi lå d'une mesure totalitaire absolument inapplicable mais la rumeur se r&pandit comme un feu de brousse. Un certain matin gris de la derniere semaine de novembre, Max Mackenzie fut convoqu& au cabinet de Gordon. Dans la salle du comit& situ&e å l'&tage au-dessous, quelque cent cinquante d&taillants venus de tous les points du Canada se pr¶ient å donner libre cours å leur colere. «Je serai un peu en retard, d&clara Gordon å Mackenzie. Descendez et bavardez un peu avec eux en attendant que j'arrive.» Mackenzie n'&tait nullement l'homme qu'on attendait ni meme celui qu'on voulait voir. 11 pouvait, patiemment, servir de tampon pendant un certain temps mais il ne pouvait rien faire pour vraiment rass&r&ner les esprits. Convaincus qu'ils &taient sur le point de perdre leurs commerces, ils ne voulaient qu'une tete, et c'&tait celle de Gordon. Apres un quart d'heure qui sembla durer des heures, celui-ci entra enfin dans la piece en s'excusant de son retard. Il traversa la piece en trainant les pieds puis se retourna vers cet auditoire hostile, avec l'air d'un ours perdu dans ses pens&es. «Messieurs, commenca-t-il, en prenant le ton chaud et l'accent grasseyant qu'il r&servait aux grandes occasions, en descendant de mon bureau je me rappelais l'histoire de cette jeune femme ...» C'&tait, dit-il, une jeune femme seule, sans doute une st&nographe ou une secr&taire, vivant dans son propre appartement et recevant peu de visiteurs. Un soir, se sentant probablement plus seule que d'habitude, elle se d&vetit, se prepara un bain et s'allongea dans l'eau chaude et

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parfumee de la baignoire. Elle se lava les cheveux, se fit les ongles, revetit une robe de nuit legere comme un voile, et se mit au lit. Le tic-tac de l'horloge commencait å l'endormir. Soudain la porte s'ouvrit et un jeune homme penetra dans la piece. I1 etait grand, mince, magnifique. I1 la prit delicatement dans ses bras, la transporta hors de son appartement et descendit dans la rue oü une Rolls Royce ronronnait patiemment. L'auto demarra doucement et au bout d'une demi-heure, ils atteignirent un petit bois baigne dans la påle clank de la lune — les roulements de la voix ecossaise evoquaient le murmure des feuilles dans le silence voluptueux de la nuit — Le beau jeune homme reprit la jeune fille dans ses bras et la transporta sur un talus of il la deposa delicatement. Il se pencha sur elle; elle le regarda avec de Brands yeux lumineux, et ce f'ut un souffle qui s'exhala de ses levres plutöt qu'une question: «Et ensuite?» «C'est voire reve, Madame.» Le president regarda fixement son auditoire, leur donna un moment pour comprendre. Puis ce fut un éclat de rire general accompagne de soupirs de soulagement. C'est ainsi que Mackenzie fut le temoin admiratif d'une autre tempete qui disparaissait avec le vent18. Gordon ne pouvait compter sur la meme facilite dans ses rapports avec le coriace James Gardiner; en effet, il y avait eu affrontement constant depuis le début entre la Commission des prix et le ministere de l'Agriculture. Les fermiers etaient convaincus que les prix etaient trop bas et leur porte-parole officiel au sein du Cabinet en etait lui aussi persuade. On avait stabilise le prix du ble en le plafonnant å 90 cents le boisseau et Gardiner se battait sans arret pour le hausser å un dollar. Il etait tout aussi intraitable sur les autres cereales ainsi que sur le rationnement des produits agricoles mais ses affrontements les plus serieux avec Gordon portaient sur le prix de la viande. Quand arriva septembre 1942, Gordon avait consacre des heures et des heures de son temps, sans compter des montagnes de papier, å essayer de convaincre le pays que le rationnement de la viande etait inevitable. Parallelement å cette mesure, il faudrait aussi un embargo sur les ventes des troupeaux de bceufs aux Etats-Unis. Une penurie de ces produits menacait le Canada, la demande en Grande-Bretagne etait enorme et un flot continu d'exportations menacait d'epuiser les approvisionnements. On payait plus cher pour cette viande aux Etats-Unis que ne le permettait le plafond des prix etabli au Canada, si bien que les bestiaux prenaient le chemin du Sud. Neanmoins, avec toute l'autorite que lui conferait son poste de ministre, Gardiner soutenait qu'on ne devrait pas arreter ces exportations, ceci en depit des statistiques mises de l'avant par Gordon. 11 mit le comble å son attaque en septembre dans une breve declaration it la presse. Le rationnement, disait-il, n'etait nullement necessaire, pas plus qu'un

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embargo, et si l'une ou l'autre de ces mesures etait mise en vigueur, les fermiers n'avaient qu'une chose å faire: puisqu'ils etaient plafonnes å un niveau etabli par des interets representant l'Est du pays, ils n'emmeneraient pas leurs bceufs au marche et attendraient patiemment que le plafond soit leve. La reaction ne se fit pas attendre. Le 19 septembre, Gordon fit parvenir å Ilsley une lettre de dix-sept pages dans laquelle il laissait libre cours a son indignation. A la fin de la lettre, il declarait que la Commission des prix se trouvait dans une position intenable «si elle devenait soumise au veto, direct ou indirect du ministre de ('Agriculture ... si un membre du gouvernement decidait de saper la confiance publique et de conseiller a une classe de citoyens de resister aux efforts d'une commission gouvernementale de mettre en oeuvre une politique officielle prönee par ce gouvernement». 11 se demandait ce qui se passerait si par exemple, le ministre du Travail incitait les travailleurs å se mettre en greve afin d'obtenir de meilleurs salaires, ou si le ministre des Finances conseillait å la population de ne pas acheter d'obligations gouvernementales en attendant qu'elles offrent un meilleur interet WJ. Mais tous ces arguments ne firent pas bouger Gardiner d'un ponce. Et Mackenzie King ne voulait pas s'en meler. La guerre qui s'etait declenchee entre la Commission des prix et le ministre de l'Agriculture pourrait fort bien se transformer en bataille de votes, ce que le Premier Ministre craignait comme la peste. I1 avait prudemment planifie son absence d'une serie de confrontations si bien qu'il n'assista pas a la sortie fracassante de Gordon un jour au bureau de llsley: «Jimmy Gardiner, to es un petit entete de salaud!» Un silence gene s'ensuivit et Ilsley demanda å Gardiner: «Ca n'a l'air de te faire ni chaud ni froid.» «Eh bien!, de repondre le ministre des Prairies, dans mon patelin, eire entete c'est un signe de force; et salaud, c'est un terme affectueux. Mais je n'aime pas trop qu'il me traite de petit20.» Le 7 decembre 1942, entre deux periodes d'une partie de hockey radiodiff'usee et payee par Imperial Oil, le president de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre informa le pays que non seulement le plafonnement des prix continuait mais qu'il y aurait une reduction des prix du cafe, du the, des oranges et du lait. Ces denrees avaient ete achetees å un prix soutenu par les subventions et on prevoyait pour l'avenir des contröles supplementaires; meme dans le cas des fermiers de l'Ouest, la Commission pouvait s'enorgueillir de certains progres. Au cours d'une de leurs altercations avec le ministere de l'Agriculture, Douglas Gibson et Gordon avaient ete apostrophes par un assistant de Gardiner: «Vous deux, vows avez certainement

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quelque chose en commun: 1'un et l'autre, vous n'etes que de sacres banquiers de l'Est!21» La reponse å tela, Gordon la fit a Ilsley. On avait accorde des subsides genereux aux fermiers sur la plus grande partie de leur production. «Les fermiers n'ont jamais beneficia de revenus si @leves ... Il ne faut pas oublier que presque tous les prix des produits agricoles sont bases sur un minimum. Les prix des equipements que doivent se procurer les fermiers ont ete rigoureusement contröles .. . En tant que producteur et en tant que consommateur, la situation du fermier a ete substantiellement amelioree au point de vue des prix et au point de vue des marchandises22.» Il est, certain que dans l'Est comme dans 1'Ouest, le systeme des contröles avait tree des tensions: il avait suscite des querelles interminables et engendre des milliers de petits problemes. Certains d'entre eux devenaient des problemes majeurs qui aboutissaient en fin de compte au siege social. Les commis, stenographes et secretaires etaient epuises par les heures supplementaires; et les cadres superieurs, qui travaillaient seize heures par jour, avaient pour la plupart pris le goat de Gordon pour les soirées longues et bruyantes. L'alcool se faisait rare dans ce pays extremement rationne mais on pouvait toujours compter sur le systeme D. «Le directeur du centre de la statistique dont relevaient soixante jeunes filles avait imagine le subterfuge suivant: il payait leurs notes de coiffeur, chaque fille allait acheter la fiole de treize onces å laquelle elle avait droit mensuellement et la ramenait å son directeur qui la remboursait ... I1 est surprenant de constater å quel point les filles buvaient peu en ce temps-lå ... Meme chose pour Nan Young ... Elle aussi avait organise une brigade d'achats pour approvisionner le patron23 > Dans le chemin Buena Vista, on ne peignait plus les clötures. Le Pere etait rarement å la maison et quand il y venait, il portait toujours avec lui sa grosse serviette noire bourree de papiers qu'il etudiait la nuit. Le jeune Donnie åge maintenant de treize ans s'ennuyait souvent et si Michael disait ses prieres, c'etait le plus souvent en presence de la bonne. Maisie Gordon, comme son marl., s'etait lancee elle aussi a fond de train dans les multiples activites d'une capitale en temps de guerre. De concert avec la femme de Graham Towers, elle avait organise trois cantines, avait recueilli des fonds pour les financer et recrute un personnel compose de volontaires de la Croix Rouge. A titre de presidente locale å la tete des volontaires, elle faisait les achats quotidiens, redigeait tous les menus et surveillait la preparation de mille huit cents repas. Debout chaque matin avant son marl, elle quittait la maison des 6h et souvent ne rentrait pas avant minuit. Les deux Gordon menaient une vie harassante, et settles les soirees mondaines leur procuraient une certaine détente.

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La plupart de ces soirées rassemblaient des membres du personnel de la Commission et les conversations roulaient sur le travail. Il faut dire aussi que rares etaient les personnages d'une envergure nationale, venant des milieux industriels, politiques ou financiers, qui n'etaient pas des intimes des Gordon. A chacune de ces soirées, le whisky coulait genereusement, Gordon faisait sentir sa presence, et son gout pour les chansons ne l'avait pas abandonne. «C'etait devenu un spectacle traditionnel å Ottawa que de voir Gordon et Davy Sim, chacun avec son accordeon vociferant en choeur ce qu'ils appelaient l'hymne a la Commission des prix: .C'est moi, c'est moi, ö mon Dieu, qui ai besoin de te prier, exauce-moi24.» «J'@tais un joueur de piano enthousiaste mais mediocre, raconte Robert Fowler, et l'une des pires cacophonies jamais entendue å Ottawa, c'etait celle de Gordon chantant et moi l'accompagnant. Le volume de sa voix montait au fur et a mesure que la soirée avancait; quant å moi, qui jouais d'oreille seulement, je l'entendais fort bien mais je n'entendais pas mon piano25.» Au club de peche des Cinq Lacs, Gordon ne trouvait pas de piano mais il trouvait l'accordeon de David Sim et tout un groupe de ses meilleurs amis. Le chalet du club, edifice bas, construit au hasard, s'elevait sur les bords d'un des lacs, å quelque vingt milles d'Ottawa. On y accedait par un chemin de terre execrable. C'est Clifford Clark qui l'avait decouvert dans les collines de la Gatineau et il avait recrute une trentaine d'amis, la plupart membres de la fonction publique, comme fondateurs. II les avait persuades d'investir chacun mille dollars pour cet etablissement perdu dans les bois qu'ils pouvaient atteindre en voyageant å plusieurs dans la meme voiture, ce qui economisait l'essence rationnee. Gordon avait aussi convaincu sa femme d'y adherer et les deux y allaient assez souvent. «Maisie lui enjoignait toujours de facon ... peremptoire de ne pas trop boire.» Le president de la Commission des prix n'attrapait aucun Poisson et il n'avait jamais maitrise l'art de la natation; toutefois, quand il etait Iå, sa presence donnait lieu a des soirees memorables. Sa reputation grandissait au rythme de ses responsabilites, et c'est alors qu'il commenca å connaitre les plaisirs du voyage en temps de guerre. En septembre 1942, lui et d'autres collegues siegeant a la Commission furent invites a Washington. Wyn Plumptre, economiste tres competent de Toronto qui representait la Commission dans la capitale americaine, faisait face a la multitude de problemes crees par la coordination des efforts de guerre canadiens et americains. Il en allait de meme pour Leon Henderson, contröleur des prix aux Etats-Unis et son bras droit, le Canadien John Kenneth Galbraith. Il y avait matiere a de nombreuses et urgentes reunions aux plus hauts niveaux et le temps

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suffisait å peine å la Cache. Au tours d'un de ces voyages, Gordon qui detestait l'avion et lui preferait le train chaque fois qu'il le pouvait, se trouva en compagnie de Robert Fowler et d'autres meinbres de sa delegation dans une cabine d'avion curieusement agencee. D'un cöte de la carlingue, il y avail une rangee de sieges pour les passagers; leur faisant face de l'autre cöte, etaient empilees en nombres impressionnants de tres lourdes caisses. Aux etiquettes, on se rendit bientöt compte qu'il s'agissait d'explosifs. Volant tres bas a cause de sa cargaison trop lourde, l'appareil atterril tant bien que mal a Washington et c'est un groupe de Canadiens plutöt secoues qui penetra dans le hall de l'hötel. On avait egare leurs reservations. Le prepose å la reception, impassible, encaissa un genereux pourboire avant de les acheminer vers un autre hotel. A la fin de ce voyage harassant, Gordon et Fowler se retrouverent dans un hotel plutöt Touche, dans une minuscule chambrette aux lits å moitie defonces et aux draps douteux. La toilette et la salle de bain se trouvaient au bout du corridor. En jurant contre le sort, Gordon s'ecrasa dans un des lits et Fowler dut grimper par-dessus lui pour atteindre l'autre lit car l'espace manquait. On peut imaginer dans quel etat d'esprit ils aborderent cette mission qui d'ailleurs s'avera fort utile. Gordon rencontrait la semaine suivante le President des Etats-Unis; l'histoire n'a pas retenu les details de cette rencontre. Par ailleurs, on se rappelle fort bien l'un des joyeux banquets qui marqua une fin de journee apres les séances de travail. On avait liberalement rendu hommage å l'effort de guerre canadien qui prenait de l'expansion; ces hommages exigeaient une reponse appropriee. Comme souvent, Gordon y alla de sa petite histoire, celle d'un marin des Prairies dont la corvette canadienne avait ete torpillee. Transporte d'urgence å I'höpital , il avait ete examine par une infirmiere plutöt virile qui avait dß consigner sur sa fiche un nombre remarquable de tatouages. «Tatouage sur le torse: MARIE-LOUISE. — tatouage en forme de cceur sur le biceps droit — tatouage sur la poitrine: un serpent — tatouage sur le penis (dans le sens de la longueur): le mot «SWAN•. Le lendemain, notre marin avait di) se prefer a une friction a I'alcool aux mains dune jolie infirmiere. Une fois sa tåche accomplie, celle-ci se rendit chez l'infirmiere en chef en tenant a la main la fiche (le notre homme: «Il faudra reviser la fiche, dit-elle, le mot SWAN est en realite SASKATCHEWAN26.. Prendre un verre en joyeuse compagnie et raconter des histoires, tela faisait partie du travail et il faut dire que notre homme adorait son travail. «Il avait toujours besoin de croire que la tåche du moment etait la plus importante du monde27», et effectivement, cette fawn stimulante de voir les choses contribuait a sa reussite. Une presse jusqu'ici docile commencait a se plaindre que le tsar des prix «qui ne

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releve de personne apparemment n'a consulte personne avant de dire au public: faites ceci ou cela, sinon ...28» Ceci etait inexact car sa loyaute envers Ilsley etait indefectible et ce dernier lui faisait entierement confiance. Le meme journaliste continuait dans la meme veine: «Il semble evident que la guerre a transforms noire gouvernement a Ottawa. Effectivement, elle bouleverse completement nos vieux concepts sur ce qu'est un parlement29.» Si cela etait vrai — et il y avait une grande part de verite dans cette remarque — on ne pouvait le reprocher a Gordon, et d'ailleurs les critiques etaient peu nombreuses. Le sentiment general des Canadiens etait mieux reflete par un autre homme: Le fait qu'il s'adresse aux Canadiens sans nullement leur dorer la pilule temoigne de sa volonte de faire les sacrifices qu'il demande aux autres de faire. Ce faisant, il prend volontairement le risque de perdre toute sa popularite, d'etre percu comme un ogre, tout cela au nom d'une grande cause, celle d'amener le Canada å faire les efforts necessaires pour gagner la guerre';". De toute fawn, s'il mettait dans la balance d'une part ('importance de son poste et le prestige qui en rejaillissait sur lui, et d'autre part les critiques qu'il s'attirait, le jeu en valait la chandelle. Mary Jukes, assistante de Byrne Sanders se rappelle la semaine oü le Premier Ministre, Ilsley et Howe etaient tous alles å Washington pour assister å une reunion extraordinaire. «Je passais devant la porte de Gordon quand on lui fit part du depart des trois hommes. .Vows savez qui est le patron? dit-il, c'est moi, c'est moi qui mene le pays!» Et comme un enfant, il poussa un cri de guerre digne des Peaux-Rouges';(.»

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CHAPITRE

7

La machine de guerre A

u milieu de 1943, Ia Commission des prix et du commerce en temps de guerre avait å son emploi quelque cinq mille trois cents personnes disseminees t travers le pays et cela comprenait le personnel du siege social, celui tie ses bureaux regionaux et locaux ainsi que ses directions et ses administrations. Meme si ce systeme etait disperse, son centre nerveux commennait å faire sentir son emprise. Un plus grand nombre de fonctionnaires siegeaient å Ottawa, ce qui laissait moins de liberte aux hommes d'affaires des regions. Les treize centres regionaux avaient ete augmentes, on en comptait maintenant quatorze; les bureaux locaux avaient ete consolides et leur personnel accru. Parmi soixante-quatre administrations, environ cinquante etaient regroupees en tine «Coordination» couvrant des industries etroitement apparentees, tandis que les grandes industries de base faisaient l'objet d'un contröle distinct. Les cinq agences satellites fonctionnaient comme au paravant, elles s'occupaient des importations essentielles, reglementaient les achats en gros, allouaient les subsides de production et canalisaient les denrees rares. Les munitions et les equipements de guerre echappaient au contröle de la Commission mais pour ce qui etait des produits de consommation et memo des habitudes de vie de la population civile, rares etaient ceux qu'elle n'avait pas limites ou changes. Cette immense et tentaculaire bureaucratie fonctionnait et sa direction avait commence å prendre forme. Les problemes majeurs en matiere d'approvisionnement, de prix, et d'exploitation avaient ete divises par secteurs et assignes å certains des cadres superieurs. Les premiers sur la scene et ayant acquis une certaine experience, ces hommes etaient proches de Gordon. On avait perdu James Coyne qui, encore dans la trentaine, s'etait engage dans ('aviation. Deux vicepresidents etaient toujours lå cependant, Douglas Dewar et Max

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Mackenzie. Fowler, Gibson et quelques-uns des principaux coordonnateurs faisaient encore partie de l'equipe centrale. Tous avaient des fonctions bien determinees, tous avaient presque trop de pain sur la planche, et ils formaient ce que l'on etait convenu d'appeler le Comite executif de la Commission. Presque chaque matin des neuf heures, ils se reunissaient autour du president qui siegeait å la grande table de son bureau et c'est lå que se decidaient les politiques. Ces politiques etaient transmises aux regions par l'entremise des representants des prix et approvisionnements, qui detenaient l'autorite supreme en ces matieres, et qui agissaient au nom du president. Les chefs des bureaux locaux etaient groupes sous leur autorite, tandis que le personnel de ces bureaux assurait la liaison directe avec le public. Ce personnel etait compose de representants aupres du consommateur, agents d'information, agents-enqueteurs et agents-regulateurs, specialistes du marche de detail, du marche de gros et des industries de service, specialistes aussi des besoins indispensables de la population civile: ce sont eux qui recevaient toutes les plaintes, qui recommandaient des solutions appropriees å telle ou telle region, qui devaient appliquer la loi, 1'exptiquer, conseiller, et enfin depister ceux qui y contrevenaient. Recrutes pour la plupart au sein des communautes et bien au fait des affaires communautaires, ils etaient les yeux, les oreilles et les mains agissantes qui rendaient possible la mise en ceuvre des politiques arretees par la Commission. Plus ces politiques devenaient rigoureuses, plus il etait difficile de les faire accepter au pays. Une equipe d'environ soixante-quinze femmes epaulaient le travail de Byrne Hope Sanders au sein de l'indispensable comite de la consommation, parmi lesquelles on relevait le nom de madame Rene de la Durantaye, eminente journaliste et publicitaire, qui dirigeait l'aile quebecoise du comite, et celui de madame Albert Senecal qui dirigeait le service d'information en langue francaise pour les femmes. Elles passaient leur temps sur les routes du pays. Ce groupe efficace etait represents d'un ocean a l'autre par une armee de quelque seize mille femmes dont le champ d'influence augmentait chaque jour. A la mi-mars 1943, une penurie de textiles laissait presager le rationnement des tissus; on fit appel de nouveau et a bon escient au principe de «1'ingeniosite spontange». Lance a Ottawa sous le slogan «Refaire, reparer, ou arranger», un spectacle itinerant ayant pour titre «Renippez vos nippes» commenca une tournee du pays qui devait durer trois ans. Quarante garde-robes completes de vetements pour femmes et enfants, chacune recreee å partir de vieux vetements et pollee par des mannequins locaux, furent exposees dans toutes les villes du pays. Des creations semblables, ceuvres de couturieres locales, furent presentees dans les vitrines des grands magasins ou aux defiles de mode de l'automne et firent l'objet

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de commentaires elogieux dans les rubriques feminines des journaux. Des representantes de la Commission des prix portant elles-memes des vetements d'occasion organiserent des reunions dans les regions, echangerent patrons et modeles et creerent des centres de transformation des vetements. C'etait le commencement d'une longue campagne au cours de laquelle on allait vider les vieux tiroirs et les greniers du pays, recuperer tous les accessoires tels que boutons, fermetures éclair, et agrafes. Cette campagne fit beaucoup pour prevenir le rationnement des vetements. Les costumes d'homme mis de cote etaient recuperes, decousus et retournes; on les reparait, on les cousait, et ils renaissaient sous forme de costumes pour enfants ou de jupes ou tailleurs deux-pieces pour les femmes. Les vieux pyjamas de flanelle furent metamorphoses en vetements de nuit ou sous-vetements pour enfants. La vieille chemise de papa aux manches effilochees devint, une fois recoupee, un chemisier pour la fille. Le chandail use de maman, dont on changeait les boutonnie res de cote, se transformait en cardigan pour le fils. Les chaussettes trouees, ouvertes aux ciseaux et rapiecees, etaient cousues ensemble et on en creait de chaudes robes de chambre en laine; d'un assortiment de vieilles cravates multicolores, on faisait des kimonos. On taillait des robes de nuit å meme les doublures de costumes, on transformait les vieux chapeaux en de nouveaux bibis, et dans les nappes et tentures on coupait des vetements nouveaux et elegants. Avant la fin de l'annee, des milliers de femmes dans des centaines de communautes canadiennes transformaient les vieux vetements de famille, persuadaient les enfants d'en eire fiers et elles-memes portaient fierement leurs propres productions. On cite un cas oil, de la soie d'un parachute dechire et sali lors d'un atterrissage force en France, on dra une elegante robe du soir. La transformation et la reparation des vieux vetements fit dorenavant partie de l'effort de guerre et devint meme une activite tres a la mode. Pendant ce temps, la Commission de contröle des prix et du commerce en temps de guerre menait une campagne active pour faire accepter ses decrets par le grand public. La division responsable du consommateur et la plupart des autres divisions deleguaient leurs orateurs å chaque occasion qui se presentait et devant les auditoires les plus divers. Les magazines nationaux faisaient paraitre dans leurs colonnes des centaines d'articles qui vehiculaient efficacement le message. Le plus populaire des romans-feuilleton en langue anglaise sur les ondes, «Soldier's Wife», traitait de questions interessant le consommateur et avait comme invitee la conseillere en arts menagers deleguee par la Commission; au reseau francais, «L'ami du consommateur» remplissait la meme fonction au Quebec. La revue News Weekly de la division au consommateur etait expediee å toutes les regions et

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atteignait les organismes feminins; dans un style enleve et bourre de renseignements, on y pratiquait souvent l'autocritique par le moyen de caricatures piquantes. L'Office national du film produisait pour la Commission des prix des films qui faisaient la tourne@ des ecoles; et pendant trois annees completes, les journaux consacrerent å des sujets interessant la Commission des prix une moyenne de un å deux millions de lignes par mois. Lå comme ailleurs, le president de la Commission dominait les manchettes et il atteignit au pinacle de sa renomme@ sous la forme du heros d'une bande dessinee. On l'avait represents faisant face au demon de l'inflation, le poing tendu, et declamant les injonctions de la Commission: «Nous pouvons contröler l'ennemi! .. . Mangeons-le — usons-le — conservons-le!1 » Parmi les nombreux visiteurs a son bureau, on comptait toujours un nombre imposant de journalistes; et selon l'un des plus inquisiteurs, Gordon Sinclair, le president semblait eire completement maitre de ses affaires: On dit que ce grand Ecossais brun du clan Gordon a les plus grosses mains d'Ottawa et qu'il occupe aussi le plus gros poste .. . Quand vous lui rendez visite, ne cherchez pas de chichi ni dans son comportement, ni dans le décor qui l'entoure ... Le grand patron, Gordon, n'a pas un bureau somptueux, les toiles de grands maitres ne decorent pas ses murs. On pourrait prendre son pupitre pour celui d'un assistant-comptable a la banque, titre que Gordon a déjà port@. Quand il vous serre la main, la vötre disparait dans cette enorme poigne mais vous la retirez intacte; il replace une seule fois ses lunettes sur son nez, coupe court aux politesses d'usage et vous demande simplement ce que vous desirez savoir. Il y avait un tas de choses que Sinclair voulait savoir, temoin le vivant dialogue qui s'ensuivit: — .Vous-me' me, de ce bureau, vous avez un doigt dans chaque boutique, chaque usine, chaque timetiere, chaque stand de frites travers tout le pays. Vous nous dites quoi faire et quoi ne pas faire. Cela est contraire å tous les principes evoques par les orateurs canadiens le jour de la fete nationale depuis toujours. Est-ce que ca va continuer?» — «Je ne sais pas. Le gouvernement de l'apres-guerre decidera cela. Et å mon avis, leur decision sera de reviser cette politique on encore d'abolir ces restrictions ... Je ne pense pas que cela puisse continuer indefiniment.»

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— «Quel est votre plus gros probleme?» — «L'organisation.» — «Entrevoyez-vous une grave crise å l'horizon — pouvez-vous voir aussi loin?» — «Peut-eire oui, peut-eire non. Si nous croyons deviner une crise qui s'amorce, nous la faisons avorter ou du moins nous essayons.» — «Est-ce que vous admettez que vous avez echoue, ou encore que vous etes battu face a la situation de la viande?» — «Non, absolument pas.» — «Sur le plan du coif de la vie, å quel pourcentage evaluezvous les epargnes que vous avez fait realiser aux Canadiens?» — «Ne parlons pas en ces termes. Je deteste parler pourcentages. Pourcentage de quoi? Cela ne mene nulle part. II suffit de constater que mes collegues et moi sommes convaincus de la necessite d'un plafond des prix ... Il s'agit de contröler les prix ou d'aller tout droit au suicide economique.» — «Et pourtant votre economie me semble illusoire. Comme je ne peux m'acheter un pantalon avec une poche pour ma montre, je dois aller gaspiller mon argent pour acheter une nouvelle montre-bracelet. Pourquoi donc vos conseillers en vetements ne preconisent-ils pas d'eliminer une poche laterale au lieu de la poche pour montre?» — «Lå, je vous tiens! Il est vrai que nous avons aboli la poche pour montre; mais lorsque nous avons constate qu'il y svait des gens comme vous qui possedaient des montres de gousset nous avons restaure la poche. Comme vous le voyez, nous sommes tres souples.» — «Vous m'avez prive des revers de mon pantalon, mais vous-meme en portez.» — «Bien sir, mais c'est un vieux pantalon2.» Malgre la belle assurance de son president, il restait que la Commission etait une enorme machine aux tentacules qui se deployaient partout, et elle n'echappait pas aux maux des organismes bureaucratiques. Les domaines de juridiction qui empietaient parfois les uns sur les autres donnaient lieu å des directives contradictoires: notamment, la centralisation du pouvoir de decision causa des problemes souvent totasses. Une directive qui devint notoire enjoignait a un administrateur d'effectuer la standardisation des pierres tornbales. Dans un autre cas, un fabricant de produits de caoutchouc soumit å la Commission un formulaire et lui demanda la permission de mettre sur le marche des rondelles d'etancheite au prix de trois

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rondelles pour dix cents. Le formulaire se promena pendant huit mois dans le Labyrinthe administratif de la Commission: du siege social, on I'achemina vers ('administration du chauffage et de la plomberie laquelle s'empressa de l'expedier å l'administration de la quincaillerie, puis au contröleur des produits chimiques, d'oü il s'envola vers les huiles et matieres grasses (il s'agissait d'un derive de la graine de soja). Finalement, il fut approuve par l'administration des articles divers. Il y avait parfois conflit et confusion entre le siege social et les administrateurs, entre les administrateurs eux-mernes et certains gardiens trop zeles des reglements, et entre la division des approvisionnements et celle des fournitures. Les allocations etaient faites ou supprimees sans avis prealable suffisant, ce qui engendrait des concerts de protestations. La division de l'information se plaignit aupres du comite executif en faisant valoir que certaines decisions qui n'ataient pas annoncees publiquement ou certains changements soudains de la politique rendaient sa position intenable. Certaines lettres n'avaient ni queue ni tete et ne sachant qu'en faire, on se les passait de bureau en bureau: Je suis un fermier et je fais de I'elevage, je fais aussi l'elevage du veau afin d'approvisionner le marche de la viande. Je dois accoupler mes vaches avec un bon taureau, mais le mien ne s'occupe absolument pas de mes vaches et il se tient toujours å l'ecart dans une partie du champ — en d'autres mots, il ne vaut rien comme reproducteur ... Je me suis adresse å un voisin qui habite tout pres et je lui ai fait une offre tres genereuse pour qu'il me prete son taureau afin de faire monter mes 'aches... J'ai le regret de vous apprendre qu'il a refuse ... Ce voisin a-t-il le droit, en temps de guerre, de m'empecher d'elever du veau que je destine au marche?3 On ne trouve pas dans les dossiers de reponse å cette lettre. Par contre, la lettre suivante provoqua une reaction directe et efficace: Je vous serais tres obligee de m'indiquer l'endroit oil je peux me procurer un pot de chambre de taille moyenne, c'est pour les enfants ... J'ai un bebe de deux ans et il a besoin d'un petit pot de chambre deux ou trois fois par jour et souvent durant la nuit, et on aurait bien besoin d'un pot de taille moyenne. On me dit qu'ils ne sont plus fabriques. On ne peut se passer de ces choses å la campagne ... Veuillez me dire oil je dois m'adresser. Cette lettre aboutit dans le panier des affaires courantes du comite executif, et des l'apres-midi, la note de service suivante etait placee

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dans le panier de Gordon. L'un des administrateurs superieurs, Roy Geddes, n'avait pas perdu son heure de dejeuner: Avons localise et nous sommes procure å une boutique du marche aux puces une paire de pots de chambre; modele J.C. Newman, acier McMaster, emaille bleu Limoges, impeccables, inconfortables, mais A l'epreuve du vent, de l'eau et du son, interchangeables pour utilisation le jour ou la nuit — monsieur le president, les sieges sont dignes, c'est-A-dire qu'ils sont a la hauteur du derriere actuel du futur president, coordonnateur, ou chef des approvisionnements; car qui pent predire ou nier que tel petit siege ne deviendra pas grand? J'attends vos directives. Le president du conseil repondit que les articles en question devraient eire expedies å la plaignante «en lui enjoignant de laisser comber la chose4». La Commission des prix grandissait en stature et son president gagnait aussi en prestige. Les roulements bien ecossais de sa voix proclamaient la puissance d'un homme sier de lui; il n'etait plus l'adjoint å tout faire mais bien celui A qui on avait confie ('autorite exclusive de sa charge. Son poids etait trop eleve et comme toujours, il ingurgitait trop d'alcool. Mais en tela, il suivait l'exemple d'un grand homme dont la photo ornait un mur de son bureau, seul ornement significatif dans une piece austere et fonctionnelle, celle de Winston Churchill. Il aimait penser a Churchill et il croyait voir un lien entre lui et le grand homme; d'ailleurs, ses propres discours empruntaient souvent les telebres periodes. Combattant tout aussi obstine et tout aussi penetre de la grandeur de sa cause, il faisait preuve de la meme impatience devant les obstacles et etait sujet aux memes coleres. Il avait commence A croiser le fer avec les employes de bureau des son arrivee A la Commission et Fred Stone parvenait å peine å temperer leurs relations. Le chef du personnel, que l'on avait recrute parmi les employes du Canadien Pacifique en l'affectant initialement A la section des munitions et des approvisionnements, etait un personnage maigre et acerbe qui avait fait carriere dans les chemins de fer et A qui l'avenir reservait des postes difficiles et tres exigeants. Aucun ne lui parut plus difficile que celui qu'il occupa A la Commission de contröle des prix. Stant arrive au milieu du grand bouleversement de 1941, il herita d'une liste au tableau noir de noms d'administrateurs nommes en vertu d'un arrete en conseil, mais sans personne pour les epauler. «On avait trouve les chefs, il nous fallait faire la battue pour trouver des centaines d'Indiens.» Le recrutement de fonctionnaires se faisait habituellement selon une marche A suivre qui, passant de la demande d'emploi aux

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examens des candidats, prenait environ soixante jours. La premiere note de service adresstie par le president å son chef du personnel permit de briller les titapes: «Le personnel doit eire en place å vingt-quatre heures d'avis. Si vous ne pouvez vous tenir å cette echeance, veuillez m'en aviser.» Stone lut cette directive et la jeta promptement au panier. Mais il etait quand meine impossible de se soustraire aux exigences urgentes de Gordon ni aux besoins pressants qui existaient dans les regions. On enleva a d'autres ministeres ou au secteur prive une armee de commis, stenographes, comptables, commissionnaires et secretaires. Des taxis dechargeaient leurs cargaisons de main-d'oeuvre ou encore celles-ci debarquaient du train ou de l'avion pour se rendre dans des bureaux vides destines aux administrateurs et oil il n'y avait encore ni chaise ni pupitre. Il rtignait evidemment une grande confusion. Demandes et commandes se croisaient et parfois deux equipes arrivaient simultanement pour prendre en main une [ache qui ne revenait qu'å une seule; sans plus de formalite on redtiployait les forces lå oil elles etaient requises. Tout en semblant respecter la marche å suivre dictee par la Commission de la fonction publique, Stone inversait le processus: «On commencait par mettre quelqu'un en poste, et ensuite on acheminait sa demande d'emploi aux autorites comptitentes. Mais gare a nous si le delai de soixante jours etait depasse'.» Ces petits jeux s'averaient indispensables pour faire avancer les choses et de tels procedes etaient en usage meine aux plus hauts niveaux de la hierarchie. James Stewart, president de la Banque canadienne de commerce, jouait un role prticieux pour Gordon å titre d'administrateur de la Commission å Toronto. Quand il fut enjoint par un arrete en conseil de quitter ce travail pour presider un tribunal gouvernemental, Gordon prit le telephone, «il criait si fort, raconte Stewart å Stone, qu'en fait il aurait pu se passer de l'appareil. Mais je lui dis aussitöt: Donald, calme-toi. Je savais que cette nomination ne te ferait pas plaisir, aussi je me suis defile. J'ai consulte l'annuaire du telephone, j'ai constate que plusieurs James Stewart y figuraient, l'un ne m'etait pas inconnu, je le connaissais comme homme de bien, discret et doue d'un bon jugement. Je lui ai donc envoyé l'arrete en conseil et il me remplace admirablement bien.» Cette fawn de traiter les affaires plaisait infiniment å Gordon, selon Stone6. Bien entendu, la chance ne lui souriait pas toujours et il perdait un certain nombre de batailles. Il ne pouvait pas dicter ses volonttis å certains des mandarins les plus rigides ou leur faire changer leurs petites habitudes. Momentanement ecartes au moment oil la Commission se structurait, petit å petit ils reprirent les choses en main. Des nominations importantes furent retardees, on retint certains cheques de salaire et certaines promotions promises aux interesstis furent

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suspendues. Un point de friction etait celui des frais de representation et de voyage soumis par les hauts cadres qui voyageaient souvent; on s'interrogeait sur le bien-fonde des heures supplementaires reclamees et une allocation pour le diner de petits fonctionnaires fit l'objet d'une querelle qui dura trois mois. On empechait le president d'avoir les coudees franches en le submergeant de paperasse et il ne se gena pas pour repondre haut et fort a un adversaire: Je suis tres au courant de vos fawns de faire obstacle å tout ce qui n'a pas l'heur de vous plaire; vos tactiques sont faciles a reconnaitre. Je n'ai malheureusement ni le temps ni, dois-je l'avouer, la patience de commencer avec vous une guerre d'usure ... Parmi d'autres points en litige, je fuge qu'il est absolument necessaire que nous donnions une allocation de diner de 75 cents aux membres du personnel qui doivent travailler un minimum de trois heures supplementaires ... Consequemment, et dans le cadre de mes responsabilites comme president de cette Commission, je donne l'autorisation au contröleur de la Commission de prendre des mesures en ce sens7. Pendant route l'annee de 1943, le personnel augmentait sans cesse, debordant litteralement ('edifice Birks, et on cherchait frenetiquement de nouveaux locaux; Gordon se battait afin d'obtenir une residence permanente pour sa Commission. Il avait recommande le choix d'un terrain rue Wellington, avait donne son accord a un autre choix rue Sussex, mais l'un et l'autre projets avaient ete rejetes. Apres une longue etude du cas, le ministere des Travaux publics en arriva a la decision, en fevrier, de restaurer un ancien edifice. La reaction de Gordon fut typique de l'homme. «Notre position est parfaitement claire. Ou nous demenageons rue Sussex, ou nous revenons a notre decision d'occuper le terrain de la rue Wellington qui coüte plus cher.» Le 4 mars, il notait ce qui suit sur sa copie de la lettre qu'on vient de citer: «Ai ete avise que Sussex est approuve.» Mais il coula bien de l'eau sous les ponts avant que la Commission trouve un toit. En juillet, Gordon informait Ilsley qu'il «attendait impatiemment l'edifice qui devait otre pres pour le ler juin mais ne serait pas termine avant octobre». Durant la derniere semaine de novembre, «ma patience titant presque a bout», il avait entendu dire que le nouvel edifice serait affecte au ministere du Travail. Cette rumeur fit long feu ce qui tivita une crise de plus, mais ce n'est qu'å la fin du mois de janvier suivant que les portes purent finalement s'ouvrir et accueillir le personnel de la Commission dans un edifice tres long, a l'allure de grange et aux planchers et aux murs totalement nus. 11 n'y avait aucun tapis, meme dans les bureaux des

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cadres, et la seule politesse consentie au president etait une passerelle qui reliait son bureau a une rue laterale. Cela lui permettait d'atteindre son bureau et de plonger dans les problemes du jour sans avoir å affronter les collegues qui lui en apportaient une nouvelle kyrielle8. Ses activites intenses allongeaient son horaire parfois tres tard dans la nuit. Douglas Gibson se rappelle ses journees bien remplies: «1l avait l'habitude de se rendre au Château pour rencontrer des collegues et discuter avec eux un probleme particulier; quelqu'un sortait une bouteille et les discussions se poursuivaient jusqu'aux petites heures du matin. Mais Donald etait intraitable sur un point: si vous aviez un peu trop bamboch@ avec lui la nuit prececlente et que vous arriviez cinq minutes en retard le lendemain matin, il faisait semblant de ne pas vous connaitre. Et pas question de faire allusion, meme en blagues, a ce qui s'etait passé la veille. Si cela se produisait, il vous Ian&ait un regard å vous mettre dans vos petits souliers, cela voulait dire: tout cela est fini, c'est le moment de travailler. «Je ne sais vraiment pas comment il pouvait faire pour resister — il ne prenait aucun soin de sa sante, ne faisait pas d'exercice mais sa vitalite etait immense. Et puis, l'homme avait plusieurs facettes a son caractere. Parfois, quelque chose le contrariait et on s'en rendait vite compte. Toutes ces directives que nous signions et que nous faisions parvenir aux interesses semblaient quelquefois le fleranger: «Vous savez, les gens sont vraiment idiots de se lancer dans une chose pareille et de commencer å imposer leurs volontes aux autres. Its ne savent vraiment pas ce qui leur arrive. Prendre des decisions qui vont affecter la vie d'un tas de gens, quand on ne sah meme pas ce qu'ils veulent?» Cela le rendait parfois tres humble, je crois qu'il s'inquietait d'un tas de choses9 .» Byrne Hope Sanders raconte l'anecdote suivante: «J'appris un jour qu'une petite femme qui faisait partie de mon personnel avait l'habitude de se rendre å la taverne pour echanger des coupons de rationnement contre des rasades de biere. je montai sur mes glands chevaux, et tout indignee, je la fis venir dans mon bureau. le lui Glis que je regrettais infiniment mais que je ne pouvais tolerer qu'un membre de la division des consommateurs echange des tickets de rationnement a la buvette du coin. Elle devait ramasser ses affaires et s'en aller.» «Elle sortit de mon bureau en pleurant et deux.ou trois jours plus tard, je recevais un appel de Gordon. Son ton etait tres doux, comme toujours quand il n'etait pas en colere. La petite femme avait reussi a circonvenir Nan Young pour parvenir jusqu'å Gordon. Il y avail sans doute des circonstances attenuantes qui justifiaient sa conduite, je ne m'etais pas donne la peine de les decouvrir et lui l'avait fait. «Je voulais simplement vous dire, me dit-il, que vous aviez raison de la licencier,

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mais je vais quand meme lui trouver un autre emploi dans une autre division10.» Au Canada, on respectait le tsar des prix, on respectait aussi son autorite; aux Etats-Unis, il etait admire. Leon Henderson ne cachait pas son admiration pour le succes que remportait le contröle des prix au Canada, meme il l'enviait. Au début de 1943, lors d'un discours que Gordon prononca a Chicago, son auditoire partageait tette admiration. Un representant du Better Business Bureau de Chicago consigna ainsi ses impressions: «Pour nous aux Etats-Unis, cela nous donne un certain sentiment de securite de savoir que tout pres de nous, outre-frontiere, ceuvrant au sein d'un secteur economique vital, il y a un leader qui non seulement est agreable å ecouter mais qui tire ses declarations du creuset de l'experience1l .» Lui-meme informait Ilsley des le mois d'aoüt qu'il considerait que «notre organisation est d'ores et dejå bien etablie». Il ajouta cependant que «tout le prestige legendaire qui avait pu entourer ses debuts avait maintenant fait place au roulement regulier d'un mecanislne bien rode12 ». Sa lune de miel avec le public n'etait pas tout a fait finie mais elle commencait å ceder le pas å un mariage de raison. La Commission entretenait generalement des relations etroites et excellentes avec le commerce du detail et du gros ainsi qu'avec la plupart des industries canadiennes. Des milliers de petits detaillants se resignaient non seulement å accepter les contröles, mais les consideraient d'un seil favorable car ils limitaient la concurrence. Les grandes entreprises, bien qu'obligees de soumettre chaque semaine kurs listes de prix, et bien qu'elles soient surveillees de pres, avaient quand meme les coudees assez franches pour faire leur mise en marche et regler leurs prix selon la saison, tout en respectant le plafonnement general. En depit d'une foule de problemes qui accablaient l'industrie et le secteur manufacturier et en depit de leurs plaintes sur leurs pretendues pertes, leurs representants contribuaient å l'orientation generale de la Commission. C'etaient precisement des hommes d'affaires et des industriels qui dirigeaient les administrations, c'etaient eux qui bataillaient et discutaient avec leurs homologues, qui en arrivaient a des solutions de compromis, et qui subissaient avec eux les rigueurs du systeme. Les echelles de contröle, la standardisation des reglements et la delicate mise au point des rajustements necessaires etaient aux mains d'hommes competents qui en determinaient les grandes lignes dans un esprit de collaboration. Cette harmonie ne regnait pas dans les relations entre la Commission, Jimmy Gardiner et le ministere de l'Agriculture. Les prix des

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cereales et des bestiaux faisaient l'objet d'un long debat qui anima le climat politique des Prairies, et finit par eclater dans le bureau de Mackenzie King. Gardiner critiquait le systeme de rationnement des viandes qui avait ete impose en mai et il combattait avec le meme entetement et la meme persistance le plafonnement du ble. Paul Martin, qui etait å I'epoque adjoint parlementaire du Premier Ministre et dont l'un de ses proches, se rappelle une fois oil King supplia ses collegues d'en arriver å un arrangement pacifique. Gordon fit un bilan sommaire des discussions et declara au Premier Ministre: «Monsieur King, il est inutile d'esperer un reglement pacifique tant et aussi longtemps que votre ministre s'entetera dans sa position. Je suis ici pour contröler les prix, c'est du reste la raison pour laquelle vous m'avez mis lå. Si vous voulez que je parte, vous n'avez qu'å me le dire 13 » Avec la fermeture de la Commission sur les cereales en automne disparut une source d'irritation, mais il en restait de nombreuses autres. Le mouvement ouvrier avait accepte que l'on impose des contröles, il avait meme accepte la stabilisation des salaires, mais dans le combat contre l'inflation, il n'avait soutenu Gordon que bien tiedement. Et d'ailleurs, ce dernier ne pouvait vraiment convaincre les chefs syndicaux car il ne partageait pas leurs vues. De concert avec les hommes d'affaires, Gordon travaillait ardument, presque avec obsession a instaurer les contröles, il visait å maintenir le coat de la vie å un niveau qui soit en rapport avec les salaires veritables, il se battait pour le statu quo. Par ailleurs, toute l'energie du monde syndical tendait å changer le statu quo, meme si ses efforts avaient ete temporairement suspendus pour une plus grande cause, celle de la guerre totale. L'ouvrier etait devenu kcceure des contröles, et il etait convaincu que, d'ores et dejå, la guerre @fait gagnee. Les statistiques etablissaient clairement que son sort etait meilleur qu'auparavant; mais ces memes statistiques n'indiquaient nullement qu'il partageait avec l'homme d'affaires une part egale du gateau economique, ni qu'il le partagerait dans l'apres-guerre. II faisait partie de ('effort commun et on lui avait beaucoup promis pour l'avenir; il voulait qu'au moins une partie de ces promesses soit realisee sur l'heure. Au moment oü ces revendications balayaient le pays et faisaient boule de neige, Gordon prononca un discours impressionnant et fort long. Il declara a son auditoire — il s'agissait de l'Association des hebdomadaires canadiens reunis en congres a Toronto en aoüt 1943 que l'issue de la guerre commencait å sembler prometteuse, mais que tel n'etait pas le cas sur le front domestique. L'opinion publique en faveur des contröles de guerre commencait å flancher, et les pressions inflationnaires prenaient de 1'alnpleur. «Si le barrage saute, Dieu nous vienne en aide, car l'inondation qui s'ensuivrait balayerait tout deviant

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elle en laissant une longue trainee de souffrances, de miseres, et de rancoeurs.» Il ne semblait discerner å ('horizon que des augures de malheurs. «On exige des milliers d'augmentations de salaires ... le mouvement syndical est combatif et exige des rajustements de salaires sur toute la ligne ... le prix des aliments continue de grimper systematiquement a la suite des efforts de l'industrie agricole pour obtenir des prix plus hauts ... l'industrie et le commerce ne pensent qu'å leurs marges de profits et contestent jalousement toute initiative pour les limiter ou les contröler ... le marche noir commence å prendre de l'expansion.» Gordon s'adressait ainsi indirectement aux membres du cabinet King qu'il soupconnait de faiblir; en cette lourde et chaude soirée d'ete, il n'epargna personne: On met beaucoup trop l'accent sur les fardeaux, les charges et les pretendus sacrifices imposes par la guerre. Le fait est que la grande majorite des Canadiens jouissent å l'heure actuelle d'un niveau de vie superieur å celui qu'ils connaissaient avant la guerre. Est-il bien raisonnable d'esperer voir s'etablir le royaume de l'utopie tandis que l'on poursuit une guerre et surtout une guerre que l'on a qualiffiee de guerre totale? .. . Que gagnera le salarie qui verra son salaire doubler mais le prix de son alimentation, de ses vetements et de son Toyer tripler ou mene quadrupler? .. . Je pense que cette bataille prendrait fin bien vite si tout le pays pouvait se penetrer de cette simple verite: A quoi cela sert-il pour le milieu ouvrier, celui de l'agriculture, du commerce, ou pour quiconque d'obtenir plus d'argent si le pouvoir d'achat de l'argent diminue plus rapidement que les sommes originales percues?1" Les directeurs des hebdomadaires canadiens rentrt rent chez eux la tete en feu, et la presse quotidienne du pays, inquiete, donna son appui a Gordon. Mais l'appui n'etait pas aussi general qu'autrefois et une vague menacante se fit sentir å contre-courant. On put lire ceci dans l'Examiner de Peterborough: «Monsieur Gordon a employe son ton irascible habituel et ce faisant, nous pensons qu'il a mine la sympathie et le respect qu'il devrait inspirer. Il peut eire vrai, statistiquement parlant, que la majorite des Canadiens jouissent d'un niveau de vie superieur å celui qui prevalait avant la guerre, mais de telles declarations ne peuvent qu'irriter des milliers de cols blancs dont la situation est nettement pire15.» En septembre 1943, le congres des syndicats et de la main-d'oeuvre avait traite Gordon de «nazi numero un de ce pays16»; le ministre ontarien de l'Agriculture, le colonel Tom Kennedy, l'avait taxe d'ennemi des fermiers; et le Country Guide exultait

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en parlant de «la pression immense exercee sur le plafond des prix». Une menace encore plus dangereuse s'exprimait dans les pages prestigieuses du Financial Post. Sous le titre suivant: «Le Cabinet va-t-il detruire les plafonds?», on pouvait lire que «le programme de la politique des prix au Canada semble tirer å sa fin». On presentait l'hypothese suivante comme une tres reelle possibilite, celle de la «retraite de Donald Gordon et d'une douzaine ou davantage de ses associes de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre17». Ilsley n'avait nullement cette intention et il affichait publiquement le meme appui indefectible å Gordon. Il declara ce qui suit å la Chambre des communes: «Nous l'avons approche en 1941 et nous lui avons demande, en fait nous l'avons presque supplie d'accepter le poste le plus difficile qui soit, le plus ingrat, et certainement l'un des plus importants, celui d'administrer et de mertre en vigueur une politique de plafonnement des prix[$.» En ce qui le concernait, lui Ilsley, Gordon resterait å son poste et la politique des prix etait une reussite. La hausse du coüt de la vie qui avait declenche la tempete estivale avait ete maintenue å un pour cent, et en cette fin d'annee, elle se stabilisait; il y avait aussi d'autres signes encourageants. Au niveau des approvisionnements, la Commission signalait que l'on pouvait «entrevoir la fin des penuries meme si cette echeance semblait plutöt lointaine19». On pouvait trouver sur les tablettes des magasins un peu de snumon en bolte, denree dont on avait manqué un certain temps, un peu plus de the et de café. On prevoyait aussi une reduction dans le prix du lait. Cependant, la Commission devait poursuivre son travail sous les critiques les plus virulentes et en ce sombre decembre, son president commencait å en avoir par-dessus la tete. Il ecrivit å Ilsley le 10 decembre. «Depuis déjà un certain temps, je pense å soulever aupres de vous la question suivante, celle de mon retour å mon poste regulier en tant que gouverneur adjoint de la Banque du Canada ... J'ai toujours espere que le jour viendrait oü je pourrais m'attendre å eire remplace. Je crois que le moment present s'y prete et qu'il est inutile d'attendre un moment plus propice'".» Mais le moment n'etait pas arrive. Il etait absolument impensable qu'Ilsley consente å le liberer de son poste et lui-meme n'entretenait pas le moindre espoir å ce sujet. Malgre les critiques acerees, il etait devenu un personnage prestigieux dans l'esprit du public et jouissait de !'admiration et de I'appui de la plupart des journaux du pays. On mentionnait son nom comme membre eventuel du Cabinet, quelquesuns voyaient meme en lui un futur premier ministre, et il faisait partie du cenacle qui dirigeait l'effort de guerre canadien. Monsieur et madame Gordon avaient eu l'honneur de dejeuner en compagnie de

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Mackenzie King et d'une reine en exil, celle des Pays-Bas. Le 27 decembre, on l'avisa qu'il avait ete nomme compagnon de 1'Ordre de Saint-Michel et de Saint-Georges, ce qui lui permettrait d'ajouter les prestigieuses initiales C.M.G. å sa signature. Il avait fait des pas de geant depuis son humble jeunesse å Old Meldrum et il etait attele å sa mission la plus importante. Il n'etait pas question qu'il lache la machine, ni que la machine le laisse partir. Le prix de cette reussite avait ete eleve, pour lui et pour la familie. Maisie poursuivait febrilement ses activites en faveur de l'effort de guerre; si son energie etait comparable å celle de son mari, sa resistance etait beaucoup moindre. Elle continuait a se plaindre de sa consommation ininterrompue d'alcool, mais elle ne l'en suivait pas moins dans les parties et elle-meme commencait å faire comme lui. Donnie, qui avait alors treize ans, a conserve un souvenir penible de certaines soirées familiales. «L'annee precedant mon depart de la maison, je commencai A me rendre compte qu'il buvait beaucoup et quand Pere buvait, il y avait de la tension dans l'air et je disparaissais aussi vite que je pouvais ... Quand il y avait des invites, il etait vraiment charmant, je pense qu'il etait le genre d'homme avec qui j'aurais aime prendre un verre; comme conteur, il etait intarissable. Mais justement, il n'arretait pas de boire et quelquefois il fallait le mettre au lit et alors les choses se gataient ...21 » L'adolescent adorait sa mere, aspirait å partager l'activite de son Pere, et etait souvent prive et de l'un et de l'autre. «Elle quittait la maison avant huit heures du matin et retournait vers les dix-huit heures; mon pore arrivait å la maison vers dix-neuf heures et en principe, c'est å ce moment-lå que je les voyais ... Tous deux etaient energiques, dynamiques, individualistes, et tous deux avaient la curieuse habitude de rivaliser l'un avec l'autre ... Å un certain moment, on pouvait les voir discuter ferocement et presque en venir aux mains ... L'instant d'apres, ils etaient devenus les etres les plus gentils et les plus affables qui soient au monde. C'etait absolument renversant, devastateur meme ... Quand ils avaient des conversations franches, elle affirmait que ce qu'elle faisait etait tout aussi important que ce qu'il faisait, et elle avait absolument besoin de croire cela22.» Quand Maisie emmenait Donnie å son travail — elle y emmenait aussi å l'occasion Michael — c'etait vraiment jour de fête. Le petit bonhomme de six ans s'asseyait habituellement sur les comptoirs ou jouait dans l'entrepöt avec les commis, tandis que sa mere achetait les marchandises. Le frere alne, Donnie, se voyait attribuer des responsabilites plus grandes. «Je me rappelle qu'elle passait une grande partie de la journee au telephone å passer des commandes. Je travaillais pour elle comme garcon de table, comme plongeur ou homme å tout faire. Tout le monde la connaissait ... Elle preparait tous les menus, elle

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surveillait les casseroles å vapeur, disait å tous et å chacun quoi faire, elle s'occupait vraiment de tout. Elle partageait avec mon pyre cette facilite d'inspirer les gens, elle avait une ame de chef. Elle cr@ait chez autrui un immense desir de plaire23.» Le foyer des Gordon etait dirige par un Ecossais pure laine, paternel mais souvent irascible et avec des idees tranchees sur la discipline. «La plupart des fessees que je recevais m'etaient administrr es sans aigreur, et je les avais meritees, se rappelle Donald. Mais un dimanche matin, quand j'entrai dans son bureau, il me dit qu'un stylo ou un crayon avait disparu. Et il me demanda ce que j'en avais fait. Je lui repondis que je n'y avais pas touché et il me donna alors une vol @e avec la courroie de son rasoir, ce qu'il faisait rarement. C'etait d'une injustice flagrante, j'etais furieux, je me mis en colere et j'y allai de mes gros mots; cette impertinence me valut une deuxieme raclee. Eh bien, le croiriez-vous? Je la sens encore ... S'il y a quelque chose lå-haut, je vais le revoir et je lui mettrai 4a sous le nez. Nom de Dieu! C'est le genre de chose qu'on ne pardonne jatnais24.» On soumettait le jeune Michael å une discipline moins severe et les principaux personnages qui incarnaient l'autorite c'etaient Olga, qui cumulait les fonctions de bonne et de cuisiniere, et son mari Harold House, le chauffeur de Gordon. Malgre ses activites exterieures, Maisie s'occupait elle-meme de la cuisine durant les week-ends et elle n'avait pas beaucoup de temps å consacrer aux petits garcons. «Pendant la guerre je voyais rarement mes parents ... on m'envoyait jouer å la residence du Gouverneur — la reine Juliana et la princesse Beatrix habitaient lå avec leur familie et d'autres petits r@fugies — å l'epoque, cela ne m'impressionnait nullement25.» A l'exemple de son frere Donnie quand il etait plus petit, il arrivait å Michael de se percher au haut de l'escalier, en pyjama, et d'ecouter les conversations qui montaient du salon. «Je me rappelle le jour oil la decision fut prise de rationner la viande. J'adorais entendre parter du travail de mon pyre au bureau et j'ecoutais, fascine, assis tout au haut du grand escalier circulaire.» Son enthousiasme tiedit devant un projet de familie, auquel il recut l'ordre de participer, il s'agissait du Jardin de la Victoire: Chacun etait sense avoir son Jardin de la Victoire, et mon Pere et moi devions donner l'exemple, ceci eut un grand effet sur ma petite- personne. Je devais trainer mon petit wagonnet rouge dans la rue, å la remorque des voitures tirees par les chevaux transportant le pain et le Tait, afin Gle ramasser le crottin qui devrait servir d'engrais dans le jardin. A Rockcliffe, la navene entre la maison et l'ecole donnait lieu å des batailles entre gamins anglais et francais — ce qui n'etait pas tres agreable. Je me

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souviens de m'etre retrouve le dos au mur, seul et sans defense, et n'ayant pour toute munition qu'un tas de petites boules de crottin de cheval dans mon wagonnet. Cela suffit pour mettre l'ennemi en fuite. Ce fut la premiere bataille decisive entre anglophones et francophones a Rockcliffe. En ce qui me concernait, c'etait le seul resultat positif de ce maudit Jardin de la Victoire2b. L'ete de 1943 fut tres chaud et c'est alors que Gordon fut soulage d'un poids, evenement qu'il jugea assez important pour le mentionner å son fils et heritier: «J'ai aujourd'hui rembourse le dernier paiement sur ce que je devais a la suite du krach de 192927.» Une confidence de cette nature etait rare et elle resta gravee dans la memoire de Dohnie car, dans son cas du moins, ce fut å peu pres la seule. Entre les parents, les tensions grandissaient, la chaleur accablante du mois d'aoüt ramollissait le macadam des rues d'Ottawa, et on apprit que la familie aurait enfin un moment de détente. Tous en avaient besoin, Gordon et Maisie comme les autres, et le chef de la familie les emmena en vacances le plus loin possible. Il avisa Ilsley qu'il se rendait å l'ile Frye dans la baie de Fundy: «Il n'y a pas de telephone — on peut me joindre par telegramme via Black's Harbour, Nouveau-Brunswick ... Ma secretaire, mademoiselle Young, pourra me faire revenir å Ottawa å bref delai28.» Tout heureux, les garcons monterent å bord de l'Ocean li»aite, ils prirent leur diner dans le wagon-restaurant et on mit Michael au lit. On permit a Donnie de rester avec ses parents dans le compartiment; il soupconna bien vite que cette permission n'etait pas le fait du hasard. En effet, ses parents avaient pris une grande decision. Petit å petit, la joie des vacances s'assombrit dans son cceur et son petit monde commenca å se desintegrer. «Jusque-lå, mes parents avaient pu entretenir un foyer pour mon frere et pour moi et dans cette occasion-lå aussi, ils agirent en parents. Je devais entrer au college en neuvieme annee, avec une vingtaine de copains et on se promettait du bon temps. Mes parents me dirent: Ecoute, Donnie, on ne peut plus continuer, to vas aller å l'ecole ailleurs comme pensionnaire. Justement, c'est le pensionnat que je d@testais le plus mais ils me raisonnerent jusqu'å deux ou trois heures du matin et il n'y eut rien å faire. Je fus inscrit å Lakefield et alors commenca pour moi la routine familiere des enfants pensionnaires, moi aussi je biffais les jours et meme les heures sur le calendrier en attendant mon retour a la maison. Apres cette date, les choses ne furent plus jamais les mernes. Bien sin-, jusqu'å l'åge d'environ vingt ans, je ne manquai pas de ressources mais j'ai toujours eu !'impression que des l'åge de treize ans, j'avais commence å voler de mes propres ailes29.»

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CHAPITRE

«Les töte brumeuses de la paix» n janvier 1944, Gordon faisait l'objet, bien A son insu, d'une note irritee dans le journal du marechal vicomte Wavell. De Delhi, oil il dirigeait les forces britanniques en Incle A titre sle commandant en chef, Wavell reorganisait son conseil de defense, ce qui donnait lieu A des prises de bec avec Londres:

Le conseil de guerre a propose, pour remplir le poste sle delegue aux Finances, le nom d'un jeune inconnu qui, selon la description qu'en fait le Secretaire d'Etat, est bourre d'ambitions et sans aucun tact . Quand vient le moment de trailer des affaires indiennes, le manque d'imagination du Conseil est absolument renversant. Its ont rejete ma recommendation de nommer un Indien A ce poste sous pretexte que le titulaire dolt gitre «un homile aux qualites exceptionnelles et reconnu' . La personne proposee ne repond certainement pas A ces exigences. Vous ne pot► vez silrement pas pretendre que le choix cl'un jeune Canadien A peu pres inconnu, dont le nom ne figure dans aucune liste officielle et qui n'a nulle experience de l'Inde, sera facile i► justifier. On n'eut rien A justifier puisque Londres s'en remit A Wavell et que Gordon resta chez lui. Le Canadien ambiticux et sans tact dont le now ne figurait clans aucune des listes oflicielles du general await assez de pain sur la planche clans son pays pour lui oter tout appetit d'aventure A l'etranger. De concert avec C.D. Howe. ministre Iles Munitions et Approvisionnements, il mobilisait les ressources du pays pour les affecter A la poursuite d'une guerre totale. Le secteur commercial et industriel de la population sivile s'orientait clans le sens qu'il indiquait; c'est lui qui etablissait les standards sle vie du pays et la population l'acceptait volontiers. II n'etait pas si jeune que Wavell l'avait pense, il

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avait maintenant quarante-deux ans et c'etait une personnalite bien en vue mais il avait pris de l'embonpoint comme en fait foi cette note qu'il envoya å Douglas Dewar å l'occasion de la decoration qu'il devait recevoir å la residence du Gouverneur en avril. «Samedi prochain, ecrivit-il å Dewar, le Gouverneur general va attacher son petit hochet autour de mon cou. Je dois avouer å ma honte que j'ai chi porter mon pantalon chez le tailleur pour qu'il l'elargisse: il manquait sept pouces å la taille2.» Il s'adressait a Dewar car ce dernier avait des ennuis de sante et il s'etait retire chez lui å Penticton. Il etait question de repos et aussi du retour eventuel du president adjoint mais, sur ce point-lå, Gordon entretenait des doutes; il etait convaincu qu'il avait perdu la collaboration d'un Ecossais fort precieux. Ceci ajoutait aux nombreux soucis qu'il trainait avec lui a travers le pays et qu'il ramenait a son bureau, ainsi qu'å la montagne de problemes qui l'attendaient a son retour. II pouvait se debarrasser facilement de la plupart d'entre eux, les noyer dans une joyeuse nuit de libations et le lendemain matin, plein de son entrain habituel, faire face å la realite. Mais, face au plus grand probleme de sa vie personnelle, cet homme qui n'etait jamais malade, se sentait desarme. Maisie ne l'avait pas accompagne lors de la remise de sa decoration; elle etait etendue sur un lit d'höpital å Toronto. Des migraines violentes et presque continuelles, dont elle souffrait depuis plusieurs mois, avaient mis fin å son travail de guerre et l'avaient menee au bord d'une depression nerveuse. Le diagnostic indiquait qu'elle souffrait des sinus; cela avait exige une operation suivie d'un traitement prolonge et tres douloureux au cours duquel les os du nez avaient dü gitre broyes. Pendant des semaines de souffrances insupportables, elle avait combattu la maladie comme elle avait auparavant combattu les maux de tete avec des medicaments, refusant de rendre les armes et de faire des concessions å la douleur. Quand elle revint å la maison, elle n'avait pas entierement gagne la bataille; elle ne devait jamais plus gitre une femme en parfaite sante meme si ni elle ni Gordon ne voulurent aclmettre que la vie avait change. Maisie allait toujours gitre la proie de douleurs lancinantes; l'inaction etait un ennemi pire encore et, en desespoir de cause, elle cherchait un soulagement dans l'alcool et le nembutal. Par la suite, Gordon ne cessa jamais d'en vouloir aux medecins qu'il rendait responsables et lui aussi devait se revolter violemment contre les souffrances endurees par sa femme. Mais ce qu'il ne pouvait pas faire, c'etait de transformer sa commiseration pour elle en une veritable comprehension; lorsqu'il avait bu, elle etait souvent la victime de ses coleres. Les querelles devinrent plus fortes, les periodes de reconciliation plus tendues et moins durables, et les deux garcons devaient souvent marcher dans la maison sur la pointe des pieds.

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Donnie revenait å la maison pour les vacances. 11 etait devenu un etranger taciturne et reveur, et il semblait otre un vivant reproche. Son depart avait eu quelque chose de mauvais, on s'y etait mal pris pour l'obtenir; et le pere s'en rendait fort bien compte. Il eprouvait un sentiment de defaite et il etait assez perspicace pour en discerner les suites. Toujours genereux avec son argent, il se rendait compte que ce qu'il ne pouvait pas racheter, c'etait ce precieux et ancien sentiment d'intimite, ces rapports etroits et vraiment affectueux. Heureusement, rien de tout cela n'avait pu refrener l'ardeur de Michael et ce petit diable qui poussait aidait å chasser les idees noires. Au plus fort d'une reception dans les jardins de l'ambassade de France où il n'etait pas invite, on avait repeche de la piscine un Michael nu comme un ver. Grand admirateur de son frere Donnie, son admiration englobait aussi l'amie de cceur de celui-ci et, en toute innocence, il avait offert å la jeune fille un bouquet de gerbes d'or, ce qui avait declenche chez elle une attaque de rhume des foins. Comme tous les freres cadets du monde, il avait des convictions parfois etranges. «Je ne me rappelle pas bien si c'est Donnie ou quelqu'un d'autre qui m'avait dit cela, mais je croyais fermement que l'ecume qui bouillonnait sur la riviere Ottawa etait causee par l'urine des gens qui pissaient dedans. Cette croyance dura jusqu'å mon voyage dans les Provinces maritimes en 19543.» Un jour que le president etait assis dans son bureau de la Commission des prix, protege par des doubles-portes, par sa secretaire Nan Young qui etait å son poste a l'exterieur et, non loin de Iå, par un agent de la Gendarmerie royale, un trio crotte de jeunes cascadeurs ayant pour chef son plus jeune fits envahirent la piece. Il etait victime d'un attentat a main armee, lui declara Michael, en produisant les instruments du crime. «Mon pere se preta a la plaisanterie de fort bonne grace, on l'attacha å son fauteuil, on le baillonna et nous partimes en l'oubliant completement. Je suppose qu'on ne pouvait entendre ses grognements a cause des doubles-portes et personne n'entra pour le delivrer ... Je ne sais pas du tout combien de temps il resta lå, mais il n'etait pas tres content`.» S'il etait deprime par la perte de Dewar, l'arrivee d'un nouvel adjoint le soulagea quelque peu. Malcolm Wallace McCutcheon avait ete instituteur, vendeur d'assurances et aussi avocat et, a cette époque, il etait devenu president du Conseil de la National Life Assurance Company. En compagnie de James Stewart, president de la Banque canadienne de commerce, il avait ete un des piliers de la Commission des prix å Toronto. Buvant volontiers et aimant la compagnie tout comme Gordon, il avait aussi une tete solide et partageait son amour du travail. Gordon fit une allusion voilee et pleine de tact au remplacement eventuel de son president adjoint en ecrivant: «Je me demande

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s'il ne serait pas sage de faire venir McCutcheon aussitöt que possible'.» Au commencement de l'ete, Fowler se rendit A Toronto oü il prepara la voie et en aoüt, McCutcheon arrivait A Ottawa. Donnie n'a jamais oublie leur premie re rencontre. «C'etait le lendemain du jour oü, accompagne de mon Pere, il etait passé A travers les grilles de l'HÖtel de la Monnaie avec sa voiture en revenant du Chåteau6.» Il reste que celui qui devait succeder å Dewar etait plus qu'un joyeux compere. Tout au long des longues et ardues journees de travail du president, et pendant les heures les plus noires de ses affrontements avec Maisie, McCutcheon serait toujours lå. Au cours de l'ete 1944, avec le debarquement en Normandie et la poussee des allies vers l'interieur du continent, les exigences de la guerre entraient dans une nouvelle phase. A cause de I'efficacite des contröles, de la discipline et des sacrifices, la victoire etait assuree. Mais que se passerait-il par la suite? Parmi les milliers de questions que l'on se posait A ce sujet, les plus graves etaient la peur du chömage et la hantise de la grande depression economique qui avait suivi la premiere Grande Guerre. Ces deux facteurs avaient menace le gouvernement et ebranle l'ordre etabli et cette menace risquait de surgir A nouveau. Pour y echapper celle fois-ci, il faudrait faire la planification de l'apres-guerre sur un point crucial, soit la securite de l'emploi et une vie meilleure pour la familie de l'homme moyen. C'est de cette inquietude qu'etait sorti en Grande-Bretagne le rapport Beveridge, suivi l'annee suivante, soit en 1943, par le Rapport Marsh sur la securite sociale au Canada. Ces derniers documents faisaient l'objet d'etude de la part du gouvernement, du comite national des finances de guerre preside par Ilsley lui-meme, de fonctionnaires de la Banque du Canada et de la fonction publique, enfin de Gordon, de Gibson, et de Mackintosh. Ce groupe avait ete forme avant le commencement de la guerre, il s'etait structure depuis et il avail gagne en importance devant les besoins pressants. 11 rassemblait une impressionnante collection de cerveaux selon un collaborateur du magazine Fortune: Les hauts fonctionnaires canadiens sont moires traditionalistes que leurs collegues anglais de White Hall ... et contrairement å leurs collegues de Washington, ils s'impliquent peu dans le tohu-bohu de la politique de tous les jours. Its connaissent mieux les Etats-Unis et le Royaume-Uni que les meilleurs fonctionnaires anglais et ame'ricains ne connaissent les pays strangers. Certains ont regn leur formation en Californie et A Harvard, A Oxford, ou au London School of Economics. Et contrairement aux hommes publics des grands pays, ils se sentent forces de connaitre et de

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comprendre leurs voisins. Ottawa est une petite capitale; les chefs du gouvernement canadien se rencontrent souvent et il leur est plus facile d'echanger leurs idees; ils arrivent ainsi å coordonner harmonieusement leurs politiques d'une facon qui est presque miraculeuse, du moins pour un Americain7. Gordon appreciait moins certains effets de cette «petitesse». Ainsi, il avait beau faire, les tickets-repas accordes pour le temps supplementaire etaient toujours achemines par-dessus sa tete, vers le bureau du ministre des Finances. Ses relations avec Jimmy Gardiner etaient encore orageuses et leurs disputes, continuelles. Le Conseil du Tresor, qui n'avait pas change ses methodes, l'exasperait toujours: «Pourquoi rendre les choses si difficiles ... pourquoi est-il necessaire de mettre tant d'entraves dans les rouages d'une administration qui fait tout en son pouvoir pour accomplir une täche presque impossible?s» Et pourtant, il y avait les compensations de faire partie d'un grocape etroit, celle aussi de se trouver pres des leviers du pouvoir et d'influencer les projets importants. Car ces projets etaient effectivement importants et, d'une facon ou d'une autre, ils affectaient necessairement les affaires de la Commission des prix. En aoüt 1944, comme reaction initiate a la sortie du rapport Marsh, le Parlement avait approuve le systeme d'allocations familiales; la prime aux bebos devenait une institution canadienne. Sentimentalement, cette initiative pouvait gitre consideree comme une aide aux parents en difficulte; mais consideree plus froidement, elle permettait d'accumuler un pouvoir d'achat bien utile en vue de la periode difficile qui s'annoncait. Pour Graham Towers, il ne s'agissait pas lå d'une mesure «simplement desirable sur le plan social; tela constituait une assurance tres precieuse, meme si elle etait partielle, contre les dangers auxquels nous devrons probablement faire face». Mais c'est le mot «partielle» qu'il fallaft retenir dans celle declaration; il restait beaucoup å faire, et Towers envoya å Gordon une analyse a long terne. Apres la guerre et le retour des armees, environ quatre millions sept cent mille Canadiens se chercheraient du travail, snit 50 pour cent de plus que la main-d'oeuvre employee å ce moment-lå. C'est sur cette perspective que devrait otre basee toute la planification de l'apresguerre. «On mettrait les politiques d I'epreuve afin de decouvrir si elles etaient suffisamment audacieuses et non pas pour savoir si elles etaient suffisamment conservatrices.» Ce que le banquier avait en tete, c'etait les exportations, les emprunts strangers et les traites commerciaux, la structure fiscale, les taux d'interet et les enormes investissements requis pour le logement. II approuva les programmes destines aux anciens combattants, les jugeant liberaux, sages, et d'ailleurs necessaires. Et pourtant tous ces programmes ne tendaient qu'å une chose: une

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redistribution des revenus et un ordre social renfort&. Les pensions de vieillesse, dont le niveau continuait d'etre une honte nationale, devraient absolument gitre ameliorees. L'assurance sant& n'etait pas loin, bien que son lancement fut retard& par l'opposition dans certaines provinces. Mane les «disparites regionalos» devenaient un sujet d'actualite. Les differences de standard de vie entre les provinces riches et les provinces pauvres avaient fait l'un des themes du rapport Rowell-Sirois et elles s'averaient aussi une des principales preoccupations de Towers: «Il est tres difficile de soutenir, me semble-t-il, la these selon laquelle des differences substantielles et serieuses seront tolerees indefiniment.» Un grand changement se preparait et le monde des affaires devrait s'y rallier. «S'il fait de la resistance passive ou montre un manque d'interet, le monde des affaires ecopera d'une fawn ou d'une autre.» Cependant, å tous les plans qu'on elaborait il y avait une condition essentielle: S'il nous fallait, en plus de toutes les autres choses que nous devons realiser, essayer d'etablir des niveaux completement differents de salaires, de coins, de prix, de taux d'interets, etc., nos problemes — et, par le fait meme, nos querelles internes — s'en trouveraient multiplies. Pour ''instant, nous avons bon espoir de sortir de la guerre dans une meilleure situation que tout autre pays, du moins å ces points de vue ... J'espere que le public se rend de plus en plus compte, et c'est d'ailleurs le cas de ceux qui ont collabore au travail anti-inflationnaire, que les benefices qu'on en retirera seront å la hauteur des efforts qui ont ete faits pour enrayer 1'inflation9. Ces mots du mentor prefere de Gordon resumaient toute la philosophie de ce dernier. II croyait en l'ordre etabli et il travaillait pour l'homme moyen. C'est cette somme de convictions qui avait fait de lui ce qu'il etait et qui l'avait place lå oü il etait. Il avait developpe ses talents grace en partie å ''effort de guerre et il en avait ete un des grands organisateurs, nul douse la-dessus. C'etait un nouveau stimulant de plus que de penser a construire la paix. Cependant, le Canadien et la Canadienne moyens evoluaient eux. aussi avec la guerre. Its seraient peut-etre un jour victimes du chömage mais cela etait bien loin. Pour l'instant, il y avait un grand nombre d'emplois, le coin de la vie etait contröle et il y avait plus d'argent dans les comptes d'epargne qu'il n'y en avait jamais eu auparavant. 11 y avait aussi cette multitude de voitures et de cuisinieres, de refrigerateurs et de grille-pain, de vetements, de souliers, de sous-vetements, des centaines d'articles indispensables et aussi des centaines d'articles de fantaisie ou de luxe, qui tous devraient gitre

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remplaces. La paix semblait toute proche, bien plus proche qu'elle ne l'etait en realite, et la menagere et son mari etaient impatients d'en recueillir les fruits. Avec environ six milliards et demi de dollars en nouveau pouvoir d'achat geles par les contröles, il s'accumulait un immense potentiel de demandes. Si on degelait ces fonds maintenant, ou meme bientöt, les ressources manqueraient pour satisfaire å tette demande, tant au point de vue de la main-d'oeuvre que de l'approvisionnement. L'inflation balayerait le pays, elle saperait la base d'une economie encore fragile et constituerait une menace pour les projets d'apres-guerre. L'homme moyen avait supporte les contröles pendant la guerre et il avait cru ses chefs, notamment le tsar des prix, quand ils avaient dit que tout cela conduirait a un lendemain meilleur. Malgre la victoire prochaine, il faudrait lui demontrer que le temps n'etait pas encore venu. Pendant tout l'automne de 1944, le secteur des approvisionnements connut une serie de changements etourdissants. Au fur et a mesure que les sous-marins ennemis coulaient par le fond ou rentraient dans leurs ports d'attache, les grandes voies maritimes etaient reouvertes et les marchandises affluaient. Metaux, materiel de toutes sortes et denrees alimentaires qui n'etaient pas requis par la guerre commencerent å arriver en quantite grace å des contröles rendus plus souples. Cependant, il fallait continuer d'alimenter la guerre en produits de base car la destruction continuait. Les commandes de guerre devenant moins nombreuses, on commenca a Permer certaines usines de munitions et la reconversion s'ebaucha. Mais il s'agissait seulement de reconversion et pas encore de production. II y avait davantage de the et de cafe mais il y avait moins de beurre et de sucre; en outre, les pays liberes d'Europe creaient une nouvelle demande. Its demanderaient bientöt de la viande et d'autres denrees essentielles; l'ere de I'abondance etait encore loin. Les hommes d'affaires et tout le secteur industriel essayaient de secouer le joug des contröles, ils avaient hate qu'on revienne å la normale. Mais les temps normaux, eux aussi, se situaient dans l'imaginaire car il devint bientöt evident que la paix ne serait pas pour demain. On rouvrit des usines d'obus quand les armees alliees subirent des revers en France, le rationnement etait impose ou au contraire leve selon les exigences de guerre du moment et nos armees etaient toujours lå-bas. Bien plus, a la fin de l'automne, le pays horrifle par la sauvagerie des batailles et par le nombre grandissant des victimes, dut faire face å la question de la conscription alors qu'il etait fatigue et divise. Contrairement å Ilsley, Gordon n'etait pas en faveur de la conscription. Le sang ecossais qui coulait dans ses veines et ses manieres a la Churchill ne changeaient rien a I'affaire: il croyait que la conscription

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etait venue trop tard et ne pourrait gitre implantee avec succes. Quand les demi-mesures adoptees par King entrainerent le depart de Ralston, il manifesta peu de regrets. Lorsque la crise atteignit son point culminant en novembre, il confia å Douglas Dewar: «Je suis enclin å penser que tette solution est la meilleure dans les circonstances, du moins a ce stade-ci de la guerre.» De toute fawn, il ne pouvait en rien influer sur les evenements. Tandis que la tempete continuait de faire rage au Parlement, il se tenait å I'ecart dans son bureau de la Commission des prix et veillait a ce que ses chers plafonds soient respectes. «Au moment oü j'ecris, un brouillard epais continue de peser sur le Parlement. Dieu sait ce qui en sortira mais en attendant, les bureaucrates doivent se debrouiller tout seuls10.» Mais il devenait de plus en plus difficile de se debrouiller. «Je crois, dit-il en octobre, que nous n'avons pas encore connu la phase la plus dure de la lutte et cela pour deux raisons: les pressions causees par la guerre sont encore tres fortes; d'autre part les nouvelles encourageantes du front portent les gens å supposer, bien å tort, que nos problemes ont disparu pour de bon' 1 .» Effectivement, its etaient loin d'avoir disparu et ils ne disparaitraient intime pas avec la fin de la guerre; il restait enormement de chemin a parcourir et le pays devrait s'adapter a de nombreux changements. II faut reconnaitre toutefois que dans une large mesure, il semblait avoir convaincu le pays de la sagesse de son orientation. Un journaliste du Saturday Night, parlant de Gordon dans un style emprunte å la marine, ecrivit: «Donald Gordon n'a jamais pense un instant å rebrousser chemin. Notre navire se dirige vers le port d'attache de l'apres-guerre oü nous verrons des jours meilleurs. Pour vous et pour moi, passagers du navire CANADA, cela veut dire que nous sommes encore urte fois entre les mains de Gordon dans ce voyage vers les cotes brumeuses de la paix'2.» Voila qui etait fait pour rassurer les gens, peut-titre meme un peu trop. Sur sa passerelle, cependant, le capitaine se sentait un peu plus isole qu'il ne l'avait ete quand le navire avait entrepris son voyage. La paix et la reconversion imminentes laissaient presager des milliers de changements et les hommes d'affaires de la Commission des prix commencaient a conger a leurs entreprises negligees. Max Mackenzie, arrive cinq ans plus tot sans chemise de rechange ni brosse a dents, etait de retour a Montreal. On lui avait permis de retourner afin de sauver une organisation en peril, videe de ses hommes essentiels par la guerre. D'autres commencaient å penser å leur carriere et les priorites nouvelles de la fonction publique en attiraient d'autres encore. Dans une lettre envoyee en novembre a Douglas Dewar, Gordon faisait un bilan des pertes et des demissions: «Nous avons fete le depart de George Britnell hier ... Edgar Burton m'informe qu'il devra nous quitter å la fin de 1'annee ... L'autre jour, Lang Ford nous a donne sa

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demission ... Croft, des services administratifs, veut aussi partir .. . J'ai dü donner mon accord au depart de Kemp ... la Banque de Nouvelle-Ecosse exerce des pressions sur moi pour obtenir Doug Gibson ... J'ai entendu dire que Howard Foreman va probablement nous demander d'etre libere ... et ainsi de suite13.» Le ler janvier 1945, le president de la Commission des prix grimpa sur le toit de sa maison du chemin Buena Vista afin de guerir une gueule de bois du Nouvel An en pelletant de la neige. De ces hauteurs, il pouvait probablement jeter un regard lucide sur ses problemes. Sans contredit, son embonpoint en etait un, et l'alcool semblait gitre un facteur contribuant; mais il y avait peu de chances que ses resolutions de fin d'annee soient tenues. Les efforts de Gordon pour se reformer avaient toujours ete passagers et intermittents. «Je suis au regime sec tette semaine, je ne bois que du gin.» Un medecin liti conseilla de perdre vingt-cinq livres, il sortit deprime de cet examen mais reprit bientöt sa gaiete. «Il m'a dit que je pourrais prendre un verre chaque fois que je sacrifierais une pomme de terre ... Hier, j'ai sacrifie vingt pommes de terre".» A la maison, il y avait souvent de l'orage dans l'air mais aussi des periodes plus calmes quand Maisie semblait retablie. «Nul doute dans mon esprit, note Michael a l'epoque, qu'il y avait un grand amour entre ma mere et mon pere; j'ai ete en effet temoin de certains moments de grande tendresse et d'affection''.» Meme si Maisie ne pouvait pas travailler, on sortait quand meine beaucoup et si certaines de ces sorties s'averaient desastreuses, a la maison par contre, ca allait mieux. Donnie fut un temoin admiratif d'une soirée de bridge passee en compagnie des Clutterbuck. Le haut-commissaire britannique, Sir Alexander Clutterbuck, etait un passionne du bridge. Par ailleurs, le jeu de sa femme laissait beaucoup a desirer. Meme chose pour Maisie, mais le formidable president de la Commission de contröle des prix, qui excellait au poker et au bridge, gardait une indulgence olympienne. «On n'entendit nulle plainte, nul reproche, seulement des mots d'encouragement. Bien entendu, Sir Alexander se comportait dans tene epreuve en vrai diplomate anglais mais j'etais sur que mon pere allait explorer.» Quand l'explosion se produisit, ce fut a la fin de la longue soiree et celui qui la declencha n'est pas celui qu'on pense. «Attention ma cherie, dit Clutterbuck a sa femme qui portait une robe å longue traine et qui descendait 1'escalier, to vas te casser la gueule 16 .. Les Gordon eclaterent de rire. Its partageaient bien d'autres joyeux moments et tous deux etaient fermement decides a continuer. Avides de vivre intensement, ni 1'un ni lautre ne voulaient ralentir le rythme de leurs activites ni admettre qu'on puisse prendre les choses plus

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tranquillement. Its etaient å la fois inseparables et combatifs dans les problemes quotidiens de la vie. «Meme dans ses pires moments å elle, il lui confiait ses soucis du moment et elle lui donnait des conseils judicieux, toujours excellents t7.» Mais trop souvent, ces conseils emanaient d'une femme malade, incoht rciite, et ils etaient prodigues souvent å la fin d'une soirée prolongee ou au beau milieu d'une querelle. Meme si elle donnait l'itnpression d'avoir recouvre la sante, Maisie souffrait beaucoup et elle continuait å abuser de l'alcool et du nembutal. C'etait le plus grave probleme de Gordon a la veille de la nouvelle annee, et il ne pouvait ni trouver ni accepter la solution. «Mon pore avait une grande commiseration pour quiconque souffrait ou etait malade et il aurait voulu de tout son cceur aider ma mere mais il ne savait pas comment s'y prendre et cela le mettait en colere. Cette colere etait dirigee en partie contre lui-meme, en partie contre elle et, pour une large part, contre la profession medicale ... J'imagine que si elle s'etait promenee avec une jambe ou tine colonne vertebrale fracturee, il aurait pu prendre la situation en main mais dans les circonstances, il ne savait pas comment s'y prendre avec elle R.» Les questions les plus inquietantes et les plus imminentes auxquelles il faisait face å la Commission des prix portaient sur les approvisionnements, la main-d'oeuvre, la production, et le rythme auquel il faudrait supprimer les contröles. La guerre se terminerait avant la fin de l'annee suivante, et l'on prevoyait que le retour des armees et l'activite febrile de la reconstruction suivraient de pres. Ce serait une annee de surabondance sur le plan de l'argent; des millions de dollars en prestations de guerre et en programmes de reintegration a la vie civile viendraient s'ajouter aux epargnes existantes. II n'y aurait pas de chömage, mais plutöt une penurie de main-d'oeuvre, et les fabricants reclameraient å grands cris la reouverture des usines pour la production d'articles de consommation. Les logements feraient l'objet d'une demande enorme, tout comme les articles menagers, les aliments, les textiles, les services limites depuis longtemps, l'equipement requis par les nouvelles entreprises et la production des nouvelles machines. Tout cela etait bien legitime et les ressources augmenteraient pour repondre å ces besoins mais il y avait d'autres besoins plus pressants. I1 faudrait prevoir un part.age de la nourriture et d'autres approvisionnements essentiels avec une Europe devastee, menacee de famine. Cela etait elementaire et depassait toute consideration humanitaire; il fallait se montrer pragmatique devant la menace communiste. Cette situation infligerait au Canada une autre annee de contröle, et peut-'tre davantage. Une periode d'abondance se dessinait å l'horizon mais les marchandises se feraient encore rares, bien plus rares que

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l'argent. Tous les facteurs d'inflation augmentaient au lieu de decroitre. Seul un solide plafond des prix pourrait contröler efficacement la production, diriger et partager equitablement les approvisionnements et prevenir le chaos que causerait une penurie. Le message que le president de la Commission adressait au pays etait bien simple: «Ne låchons pas.» En fevrier 1945, le travail administratif intense qui avait marque les activites du siege social se relåchait un peu. Au fur et a mesure que les approvisionnements devenaient disponibles, on liberait les contröles de la production; et avec chaque changement, il devenait moins necessaire de diriger 1'economie avec fermete. On pouvait commencer å se passer de personnel, bien des employes desiraient partir, et cette conjoncture avait pour resultat une consolidation des structures du siege social et t'elimination de certains postes. McCutcheon, Roy Geddes et Ken Taylor — ce dernier avait ete le premier secretaire de la Commission et par la suite, coordonnateur des denrees — devinrent presidents adjoints conjoints. En mars, Robert Fowler se preparait å partir mais, avant de le faire, il y avait encore bien des mesures å prendre. «Le premier jour de mon arrivee å la Commission des prix, relate-t-il, on me remit un dossier sur un proble me critique touchant l'industrie du papier journal; cela exigeait quelqu'un ayant regi une formation juridique et c'est å moi que pense rent Gordon et Max Mackenzie, voila comment j'en arrivai å m'occuper de l'industrie du papier'9.» Il y fut implique jusqu'au cou pendant les quatre annees qui suivirent et surtout aupres des competiteurs ferotes qui avaient consenti a se laisser apprivoiser, au moins pour la duree de la guerre. Produit essentiel dans les communications et fondement d'une presse libre, le papier journal etait indispensable a ('effort de guerre. La production avait ete coordonnee par un pool qui relevait de la Commission des prix, et qui prevoyait un systeme de points, de quotas, et d'allocations ainsi que le partage planifie des profits. Ce pool, qui garantissait une production inepuisable, avait sauve la vie å bien des usines. Et pourtant, les contröles et la methode de calcul des compensations avaient fait l'objet de querelles interminables. On se battait encore plus fort au moment oü la paix pointait å l'horizon. Fowler se rappelle une des dernieres missions que lui avait confiees la Commission. «Donald et moi etions venus a Montreal et avions convoque le comite consultatif responsable du papier journal — chaque secteur de cette industrie au Canada y etait represents — et nous avions prepare un plan que Gordon avait mis å execution. Nous leur fimes savoir que nous en etions arrives å la conclusion qu'ils causaient tant de problemes que nous avions mieux å faire; et nous avions decide de faire disparaitre immediatement le projet de compensation. Its pouvaient se chamailler sur les suites d'une telle

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mesure, mais, tant pis, nous en avions par-dessus la tete. De ma vie, je n'ai vu des visages aussi consternes. Its se rendirent compte que les contröles en vertu desquels le plan de compensation etait appliqué etaient precisement ce qui leur avait permis de survivre å la guerre et la simple id&e de les voir disparaitre les consternait21.>, Cet exemple donnait au president une bonne idee des changements consecutifs å la guerre et dont il devrait tenir compte en temps de paix. Dans l'industrie de la farine, de la salaison et conserverie de la viande, dans celles du cuir, des textiles et de centaines de plus petites industries, les lions de l'entreprise priv&e cohabitaient avec les agneaux. Its s'en plaignaient amerement et continuellement, mais en r&alite, ils en etaient presque venus å apprecier cet etat de chose. Torts etaient regis uniformement par les contröles. Its profitaient d'une protection commune, et ce contröle des prix et de la production leur assurait par ailleurs des ventes certaines et faciles. On avait exorcise la concurrence en tant que principal moteur de l'industrie, mais il faudrait lui rendre son role tres bientöt. Les producteurs devraient s'attaquer au march& de consommation sans la protection des contröles de la Commission des prix, et ils devraient se debrouiller tant bien que mal stir un marche de nouveau libre. Et bientöt, non seulement la population civile mais un quart de million de combattants demobilises exigeraient qu'il en soit ainsi. Vers le milieu de l'ete de 1945, la guerre etait terminee en Europe et le pays subissait les soubresauts de la demobilisation. Entre juillet et decembre, quelque deux cent quarante mille hommes et femmes quittaient l'uniforme et rentraient chez eux a la recherche de nouveaux logements et de nouveaux emplois. La Commission re'quisitionna des chambres d'hôtel afin de faire face aux besoins d'une circulation si dense, ordonna l'annulation des congres et imposa des restrictions sur les voyages de la population civile en train, en autobus, ou par la voie des airs. Un certain soir de la fin du mois de juin, Gordon rentra chez lui pour y trouver un demobilise ... håtif. Arborant l'uniforme de sergentmajor, Joe Barter etait assis A cöt& d'un &tranger å la haute taille et devant un plat vide de ses fruits, sous l'ceil extasi& des garcons. Joe s'&tait rendu outre-mer avec le 40e bataillon d'artillerie, se rappelle Michael, et il n'avait pas passé par le processus normal de la demobilisation. Il avait sollicit& un passage A bord d'un bateau quittant l'Italie avec a son bord un groupe d'Americains et il &fait arrive A New York, d'oü il rentra chez nous. J'etais A la maison avec Donnie et nous ne savions pas qui etaient ces nouveaux Zig et Puce —Joe etait un petit bonhomme et son compagnon, un caporal, faisait au moins 6 pieds 6 pouces. Its nous tomberent du ciel comme cela et demanderent des

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oranges — ils s'assirent dans le living et mangerent leurs oranges21 .» On etait content de voir Joe, mais sa venue ne put empecher un depart dans la familie. Maisie etait partie pour la duree de l'ete, peut-eire pour plus longtemps. Elle ne pouvait endurer ses maux de tete, elle ne pouvait endurer son marl; en fait, elle etait a bout. Elle s'appuyait sur 1'amitie de Wallace McCutcheon qui, bien qu'il fat devenu un intime de la familie, ne pouvait rien faire pour changer Gordon ni pour aider Maisie. Une nouvelle depression la menacait, une periode de separation pourrait lui faire du bien, et c'est McCutcheon qui avait organise la chose. Tout en grommelant, le marl avait donne son accord aux projets envisages pour sa femme. Elle s'etablirait a Inglewood, pres de Toronto, non loin de la familie de McCutcheon. McCutcheon passerait la voir chaque fois qu'il irait a Toronto et Gordon lui-meme pourrait lui rendre visite des que leurs relations se seraient ameliorees. Elle habiterait une ancienne ecole convertie en petite villa qui lui avait tout de suite plu. Elle pourrait emmener les enfants avec elle; il y avait lå, a proximite, des champs et de l'eau; tout cela etait un rayon d'espoir pour tette femme hagarde et epuisee. McCutcheon ne pouvait pas faire mieux et c'etait certainement plus que Gordon n'avait å offrir. Il se resigna a ce depart et demeura dans une maison vide. Pendant cet ete accablant, dans ce siege social aux effectifs reduits, il travailla dur pour satisfaire aux exigences de son poste. Ces exigences evoluaient journellement au fur et a mesure que les problemes de la demobilisation et de la reconversion s'ajoutaient a ses autres charges. Le proble me le plus grand portait sur le rythme de la levee des contröles, et plus specifiquement, sur la question des approvisionnements et de la main-d'oeuvre. Il y avait encore une penurie d'acier et les textiles etaient encore plus rares. Les pates et papiers, le papier journal, le bois, le charbon et l'huile etaient partout en grande demande et il fallait continuer a les contröler. Mais il fallait en meme temps donner la priorite aux exigences des anciens combattants en matiere de logement, d'approvisionnement et de vetements, et procurer a ceux qui le desiraient les moyens de lancer des petites entreprises; tout cela constituait des besoins prioritaires au niveau regional. Si bien que la reduction des effectifs au siege social fut contrebalancee par une augmentation du personnel dans les regions. Jamais ce personnel n'avait ete si nombreux. I1 etait chargé d'executer les decisions de la Commission, decisions qui n'etaient guere plus que des expedients mais qui tout de meme maintenaient le plafonnement. Pour le public, le tsar des prix etait devenu le symbole incarne de cette mainmise de la Commission sur l'economie du pays. Les homines d'affaires et les grandes entreprises le harcelaient constamment et exigeaient que les contröles disparaissent. La petite entreprise, qui

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craignait la concurrence comme la peste, chantait les louanges de la Commission parce qu'elle les maintenait. 11 etait devenu le «grand patron» qui distribuait les marchandises ou en paralysait le mouvement comme bon lui semblait, ce qui pouvait retarder l'ouverture d'une usine ou constituer une entrave au commerce. Il faisait la manchette des journaux, il etait devenu la tete de turt des femmes car il avait menace de rationner les bas de soie et les gaines. I1 devint tres populaire aupres d'un bon nombre de maris lorsque la Commission decida de maintenir ses restrictions sur la vente des smokings et des habits a queue. «Le meilleur ami de l'homme, ce n'est plus le chien mais bien Donald Gordon22», dit l'un. Il passa toute cette periode sous les feux d'une publicite constante, et il etait devenu la cible de recriminations plus ou moins justifiees ou mesquines. La politique du president de la Commission des prix lui etait dictee par la penurie de main-d'oeuvre au Canada, celle d'autres matieres essentielles et les besoins pressants d'une Europe ruinee. Place par le gouvernement sur la passerelle avant du navire economique, il devait convaincre le pays d'accepter la vitesse de croisiere et la direction qu'il lui imposait. A la maison, il souffrait de sa solitude et quand il tentait d'y echapper, il devenait encore plus bruyant et plus brutal que jamais. Maisie lui manquait desesperement, et il allait souvent la voir car il refusait d'admettre qu'il y avait eu cassure. Mais la cassure etait reelle et il semblait qu'ils s'eloignaient l'un de l'autre. McCutcheon assurait le seul lien entre eux, il etait leur seul interlocuteur commun. II lui etait impossible de s'epancher devant les enfants et il avait 1'impression qu'en grandissant, meme Michael commencait å s'eloigner de lui. Pour Donnie, les grandes occasions etaient celles oü McCutcheon f'aisait son apparition. «Il etait bien plus un pere que mon pere ne l'a jamais ete, il me parlait comme å un gitre humain.» Cette amitie etait benefique pour les garcons, elle etait aussi benefique pour Maisie et pour Gordon; discretement et habilement, il essayait de renouer le lien. Et pourtant, il etait difficile pour le mari d'avouer que lui-me' me ne pouvait rien faire. Cela le contrariait et cette contrariete dressait une autre barriere entre lui et sa femme malade. Quand il revint a Ottawa, le fosse s'etait encore elargi entre les deux. Certains autres samedis, il partait pour les Cinq Lacs le cceur plus leger. La Buick de 1939 commencait å montrer des signes d'usure et ni la main rude qui tenait son volant ni l'etat primitif du chemin sur lequel elle roulait ne pouvaient la rajeunir. Quant å Gordon, ses jurons habituels ponctuaient ses affrontements belliqueux avec toute machine. II ne savait pas nager, il avait toujours peur de l'eau et sa carrure s'adaptait tres mal å la structure delicate du canoe. Durant tout le temps qu'il fut membre du club de peche des Cinq Lacs, on se souvenait de l'avoir vu prendre un seul poisson: «11 etait assis sur le

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quai un verre å la main, ne surveillant meme pas sa ligne, et cette sacree truite lui sauta presque å la figure.» Cependant, il avait besoin de la camaraderie du club, il lui fallait mettre ses soucis de cöte et meme effacer la pense& de Maisie. Ces longues et bruyantes soirées etaient loin d'etre une cure normale mais elles lui procuraient quand meme du repos et lui permettaient de se detendre. A la fin d'une soirée qui avait ete plus bruyante que d'habitude, il etait assis en compagnie de David Sim. Les accord&ons s'&taient tus, les autres membres etaient alles se coucher et les deux couche-tard un peu ivres commencerent å philosopher. Un bataillon de bouteilles vides etait align& sur le manteau de la cheminee, cela etait propice aux pens&es profondes. Et Gordon d'y aller de ses refiexions: «Tu sais Davy, il y a beaucoup d'injustices en ce monde. Certains ont tout, d'autres n'ont rien. Tiens, regarde ces bouteilles. Il y en a qui sont pleines de ceci, il y en a d'autres qui sont pleines de cela. Elles devraient toutes eire &gales.» Il se leva solennellement, se dirigea d'un pas incertain vers le foyer et redressa l'injustice de la vie en versant delicatement du gin dans une bouteille de rye å moitie vide. «Sa main avait la strete d'un apothicaire», se rappelle Sim avec admiration. Les deux comperes deverserent consciencieusement les precieux liquides les uns dans les autres jusqu'å ce qu'ils soient tous de niveau dans les bouteilles. Fiers de leur oeuvre et sentant le besoin d'une galerie, ils tirerent hors du lit les proprietaires de ces bouteilles. La premiere reaction fut l'indignation qui fit bientöt place a la curiosite; on gotta, on gotta encore, puis on ouvrit les vannes. Sim conclut ainsi — et on est tente de le croire: «La nuit finit assez tard23.» Avec ou sans Maisie, les nuits blanches continuerent et sa constitution de fer y resistait ainsi qu'aux longues journees de travail. Gordon rentrait le soir dans sa maison vide, bless& au cceur, furieux contre la vie et contre lui-meme, completement d&soriente. Mais McCutcheon etait souvent lå et les longues conversations avec lui le soulageaient et meme l'encourageaient. Avec l'ete, la sanse de Maisie s'ameliorait — du moins il lui fallait se convaincre de cela — et de toute fawn, elle reviendrait å la maison en meilleure sant&. Effectivement, en octobre, elle revint å la maison et les &poux se retrouve rent enfin. Mais ces mois penibles avaient marque le president et son travail se ressentait de cette &preuve. Ses amis quittaient le siege social en plus grand nombre et il commencait å s'emporter contre tous ces departs. La plupart d'entre eux etaient justifies car le volume du travail diminuait et cela, il etait pres å l'admettre dans ses bons jours. Mais parfois ca n'allait pas du tout, il parlait alors de rats qui quittent le navire en detresse et il menacait de «debrancher la prise` '» et de le laisser couler. Bien que les exigences du travail aient diminue, il y avait encore des decisions difficiles å prendre; et les collegues de bon conseil

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etaient moins nombreux autour de lui. Il y eut au moms une occasion oü il ressentit non seulement la perte de ceux qui l'avaient conseille pendant longtemps mais aussi une faille dans la maltrise dont il avait fait preuve jusqu'alors. Comme toujours, Gardiner s'acharnait å employer tous les moyens politiques a sa disposition pour combattre le rationnement de la viande qui avait ete reimpose afin de satisfaire å la demande europeenne. Et comme toujours, une petite tempete eclata. Une vague de protestations commenca å s'elever en Alberta, elle se propagea bientöt en Colombie britannique parmi quelque dix mille mineurs qui amorcerent une greve perlee, reclamant non pas de l'argent mais de la viande. Travaillant dans une industrie essentielle, oil l'ouvrage etait dur, ils refusaient d'accepter les allocations de viande decretees et reclamaient double ration. Si Gordon n'est pas d'accord, disaient-ils, il devrait venir travailler dans une mine de charbon. II declina l'invitation et commenca par railler leurs pretentions. C'etait «une tempete dans un verre d'eau», on maintiendrait le rationnement de la viande ainsi que le plafond des prix jusqu'å ce que le danger de l'inflation ait disparu: Ne commettons pas l'erreur de nous considerer comme admirables parce que nous faisons noire part afin de soulager les souffrances des populations qui vivent dans des regions devastees par la guerre et parce que, pour cela, nous sommes obliges de nous priver legerement en rationnant la viande. Nous ferions mieux de remercier le ciel de ce que notre pays est prospere et peut se permettre d'aider les autres; il ne faut pas oublier que c'est grace aux efforts acharnes des autres que nous avons evite les horreurs et les brutalites d'un conflit armé sur notre propre so125. Tout cela n'etait que trop vrai mais on avait entendu la chanson trop souvent; et sur un autre plan, lui-meme avait ete trop disert. N'etant nullement sensibilise aux revendications des fermiers de l'Ouest, il avait manqué de doigte dans ses rapports avec Gardiner. Et maintenant, il traitait les mineurs encore plus cavalierement. Il haussa les epaules en jugeant que cette greve perlee n'avait pas l'appui du syndicat, il s'agissait d'une epreuve de force entre quelques «agitateurs» et la Commission. Il commenca par pretendre que la double ration n'etait pas necessaire, mais il se disait pres å rouvrir le dossier si les hommes retournaient au travail. Il leur lancait toutefois un avertissement: ils ne gagneraient rien de plus a moins «de faire valoir de meilleures raisons qu'ils n'avaient presentees jusque-la» et il y alla d'une declaration un peu ronflante formuke dans un style nouveau pour lui: «Y a-t-il un gouvernement å Ottawa ou sont-ce les mineurs

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qui gouvernent?26» Ces paroles sortant de la bouche d'un homme fatigue et harasse, furent refutees de facon cinglante. Le News Herald de Vancouver ecrivit que le nouveau rationnement de la viande constituait «une tache noire dans un dossier jusqu'alors vierge ... adopte sans consultation suffisante avec ceux-lå memes dont les interets sont le plus affects ... Franchement, nous preferons voir monsieur Gordon exercer sa charge de fonctionnaire conformement å la volonte populaire plutöt que de le voir agir en autocrate qui essaie de passer outre å l'opinion publique27.» «De quelle viande notre Caesar se nourrit-il?» paraphrasa, å l'autre bout du pays, le Sydney Post Record. «Monsieur Gordon doit se nourrir plutöt d'ambroisie, ce qui lui permet sans doute de se goofier d'une telle importance et de rever qu'il possede le pouvoir absolu28.» Les attaques de ce genre furent nombreuses mais la tempete ne dura pas, car au bout de dix jours les hommes etaient de retour au travail et on leur alloua subsequemment des rations plus grandes. En depit de critiques sporadiques, le president put penser que son prestige å travers le pays n'avait pas diminue. En octobre, il faisait rapport a Ilsley en ce sens: «Avec un peu de chance, l'opinion publique nous appuie et nous comprend suffisamment pour que nous puissions maintenir les mesures anti-inflationnaires pendant plusieurs mois.2".» Il reste que 90 pour cent des usines de guerre fermaient dejå leurs portes, et qu'on reequipait des centaines d'entre elles en prevision d'une production de temps de paix. I1 y aurait bientöt des marchandises qu'il faudrait mettre en vente; il faudrait mettre en circulation ('argent pour les acheter et tot ou tard, inevitablement, il faudrait relåcher certaines restrictions. Il faudrait treer une division entre les produits essentiels et les produits non essentiels; equilibrer la demande et les ressources; et etablir des priorites sur la distribution de tous les produits destines au consommateur. On maintiendrait certains plafonds, on reglerait le niveau de certains autres, et dans le cas of l'approvisionnement etait assure, on les ferait completement disparaitre. Le pays etait fatigue des controles et semblait vouloir commencer å s'en debarrasser; la Commission des prix avait maintenant pour fiche de se retirer graduellement de la scene. C'est lå le travail complexe que le president avait å entreprendre au moment oü la fin de l'annee approchait. Apres de longues discussions avec Maisie, on avait procede å un changement important dans le ménage. La nouvelle adresse de Gordon etait maintenant le 25 avenue Cartier; ils avaient en effet quitte leur confortable maison du chemin Buena Vista et s'etaient installes dans un appartement. Cela representait moires de place pour les garcons, mais ils avaient besoin de moires d'espace car Donnie travaillait pendant lete et Michael etait sur le point d'entrer au pensionnat å Toronto. «Je ne m'opposai pas a ce qu'on m'y

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envoie, se rappelle-t-il, parce que maman, benie soit-elle, fit vraiment les choses en grand: il y avait des halls couverts de marbre, c'etait un vrai palais avec tout ce que cela comporte, mais je detestais l'ecole elle-meme et j'y eus d'ailleurs beaucoup d'ennuis30.» Les antecedents de Michael laissaient prevoir une telle issue et cela creait un souci de plus pour Gordon. II devenait clair aussi que Donnie serait rarement present. «Je venais å la maison pour Noel, j'y passais une semaine ou dix jours å Påques et je travaillais tout l'ete ... Un ete, je travaillai en Colombie britannique, pour le compte de Douglas Dewar — je faisais la cueillette des fruits et j'elevais ses poulets — et durant un autre ete, je travaillai å la Banque de Nouvelle-Ecosse31.» Leur Pere n'avait aucune difficulte å leur trouver ces emplois et pour ce qui est de l'argent de poche, il etait genereux, ce qui n'empechait pas le fosse de se creuser davantage entre son fits et lui. Le garcon etait tres attaché a sa me re mais il voulait voler de ses propres ailes. «Je crois que ni l'un ni l'autre ne pouvait vraiment tenir un menage32.» Evidemment, les parents avaient ce probleme-lå mais il y avail aussi la question de leur vie en commun, les tensions du travail et aussi les tensions de I'oisivete; il y avait enfin tette vieille histoire qui persistait et qui les menacait toujours, faite de querelles, de souffrances, de maladie. Le rivage de la paix entrevu par Gordon paraissait encore obscurci par le brouillard.

CHAPITRE

«II peut partir maintenant» L

e 4 janvier 1946, la Commission des prix avait esquisse sa politique pour 1'annee qui commencait. La Commission etait aux prises avec un personnel qui diminuait de plus en plus, une production qui augmentait å travers le pays et une demande qui se faisait encore plus pressante. Certains approvisionnements etaient adequats, d'autres le seraient bientöt, et dans le cas des produits non essentiels, l'effort pour restreindre les achats ne valait pas le coup. En outre, aux Etats-Unis, la structure chancelante du plafonnement des prix menacait de s'ecrouler. Dans cette eventualite, et si leurs prix montaient, les effets sur le marche canadien seraient desastreux. La valeur du dollar canadien s'etablissant å 91 cents en devise americaine, le coüt des importations pourrait monter å des niveaux inacceptables tandis que les produits de fabrication canadienne dont avait besoin le marche domestique prendraient inevitablement la route du Sud. Une penurie artificielle creee par la difference entre les prix aggraverait chaque probleme. La Commission ne pouvait influer en rien sur cette question mais Gordon laissait entrevoir ce qu'il avail en tete dans une note adressee å Ilsley: «En regardant les choses å court terme, on pourrait probablement conclure que le dollar canadien est sous-evalue par rapport au dollar americain si l'on se base sur les niveaux des prix prevalant dans les deux pays. Egalement, et de toute evidence, une reevaluation du dollar canadien diminuerait grandement les pressions exercees sur le plafond des prix domestiques ... Neanmoins, la Commission n'insiste pas pour faire valoir ce point de vue mais se dit simplement d'avis que ce sujet merite un examen serieux et releve de la haute politique gouvernementale I .» Le president de la Commission prönait la politique suivante: «Une liste limitee d'articles qui ne sont pas de premiere necessite devrait eire exemptee du contröle des prix ... aussitöt que tela sera possible en

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1946.» I1 proposait d'appliquer en premier lieu cet assouplissement des reglements dans les domaines oü l'effort pour maintenir les contröles etait disproportionne aux resultats; deuxiemement, sur les produits et services dont les approvisionnements semblaient suffisants; et troisiemement, sur les articles qui influaient peu sur le coin de la vie. Il se disait incertain quant aux resultats, comme toujours il se fiait en partie a son instinct, mais «il faut prendre certains risques si l'on veut commencer quelque part, et aussi parce que nous sommes de moins en moins capables de resoudre les problemes d'ordre administratir». De fawn generale, il etait optimiste. La levee des contröles devait se faire de fawn tres graduelle au Canada et a un rythme qui tiendrait compte, jusqu'a un certain point, de ce qui se passerait aux Etats-Unis. Si on pouvait maintenir le plafonnement lå-bas et si l'on evitait les conflits syndicaux, la production augmenterait grace å une reconversion massive. «On peut presumer sans crainte de se tromper qu'une expansion rapide de la production des biens de consommation verra le sommet des pressions inflationnaires disparaitre dans å peu pres six mois3.» La periode la plus dangereuse serait probablement passee avant la deuxieme moitie de l'annee, pensait-il. Cet espoir ne serait realis@ que bien plus tard, mene si tout avait bien commence. En fevrier, la Commission publia une liste de plusieurs centaines d'articles du commerce des produits pharmaceutiques, cosmetiques, de bijouterie, de tabac et de certains services sur lesquels elle levait les contröles. La liste, qui etait envoyee aux grands detaillants, etait accompagnée d'une lettre contenant une exhortation de la part du president. On demandait aux marchands canadiens de ne pas augmenter les prix; ils devraient continuer a cooperer comme ils l'avaient fait pendant les annees de la guerre. «Si le public continue de nous appuyer, si tout le monde fait preuve du mene desinteressement, ce qui en realite est dans nos interets, et si l'on fait preuve de patience, il devrait eire possible de traverser la periode difficile de transition de la guerre å la paix avec succes. Ferez-vous votre part?4» Les commercants canadiens y mirent du leur, et il n'y eut pas d'augmentation spectaculaire des prix. En avril, la Commission publia une deuxieme liste de plusieurs centaines d'articles pour lesquels on levait le plafond. Encore de bonnes nouvelles en juin, lorsqu'on leva les contröles sur les equipements manufacturiers et de nouveau en juin, sur le lait. Enfin, bien qu'en juillet les plafonds americains aient ete enleves, provoquant une hausse des prix aux Etats-Unis, le Canada echappa aux pires effets grace aux mesures fermes qui avaient ete prises. Grace a la recommandation nuancee qui avait ete faite clans la lettre de Gordon a Ilsley, on s'affairait dans les coulisses. James Coyne, qui avait reintegre la Banque du Canada, etait implique de meme que

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certains des administrateurs de la Commission. «Nous fames d'avis que les prix etant ce qu'ils etaient, nous pouvions tres bien nous permeure de retablir la parite du dollar», selon Douglas Gibson. «Gordon, Coyne et moi-meme rencontråmes Ilsley et Clifford Clark, puis Ilsley nous emmena voir le Premier Ministre qui approuva notre proposition. Ilsley demanda au Premier Ministre s'il desirait saisir le Cabinet de cette affaire ce soir-lå. King repondit: «Oh! non, cela equivaudrait a la rendre publique — on va commencer par 1'annoncer5.» Cette annonce retentissante augmentait le pouvoir d'achat du dollar canadien de 10 pour cent par rapport au dollar americain. Et tependant, bien que le changement fat devenu necessaire et qu'il ait permis d'elever une defense contre les pressions americaines, c'etait loin d'etre suffisant. Auk Etats-Unis, l'eclatement du plafond des prix avait donne suite å une vague de conflits dans I'industrie qui paralysaient completement la reprise de la production. L'argent courait apres les marchandises, donc ('inflation augmentait ainsi que les penuries, et la deuxieme partie de l'annee s'annoncait pire que la premiere. Pendant ce temps, au Canada, certains des memes facteurs avaient fausse les mecanismes du programme bien ordonne prepare par le president, et ce programme marchait plutöt de travers. Sur des milliers d'articles de moindre importance, on avait officiellement leve les contröles ou on les avait simplement laisses disparaitre. En juillet, la Commission avait inverse sa marche å suivre et au lieu de stipuler de fawn precise quels etaient les articles que l'on liberait des contröles, elle publiait une liste d'articles dont les prix etaient toujours plafonnes. Cependant, cette nouvelle liste qui comprenait vingt pages incluait la plupart des produits de premiere necessite et rien ne laissait esperer qu'elle dat diminuer. Presque chaque article de ménage, de premiere necessite ou non, se trouvait encore dans le carcan des contröles. Le tsar des prix n'etait plus enclin au laissez-faire ni å l'indulgence, mais au contraire avail enraye ce mouvement de liberalisme. Pour justifier son action, il citait des «evenements defavorables»; de nouveau il se trouvait en opposition avec le monde ouvrier. Tout cela lui donnait malgre lui une nouvelle stature sur la place publique. Les troubles avaient commence en janvier aux Etats-Unis, par le declenchement d'une greve qui avait ferme les acieries pendant sept semaines. Cela avait ete suivi par une greve du charbon qui, en etranglant les approvisionnements de coke, avait de nouveau ferme les acieries. Il en resultait une penurie de l'acier americain, et il y eut une diminution de quelque 75 pour cent des importations pendant les six premiers mois de 1946. Entre-temps, au moment oü on en arrivait å un reglement des greves americaines, la contagion atteignait le Canada.

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Les ouvriers des acieries canadiennes entrerent en greve, les ouvriers du textile firent de meme et finalement, les ouvriers des plus grosses usines de produits chimiques qui alimentaient l'industrie, embolterent le pas. A la mi-juillet, il y eut des arrets de travail un peu partout, et un comite parlementaire sur les relations industrielles se pencha stir tout le probleme. Gordon y fut convoque le 26 du mois. Non pas que sa juridiction s'etendit sur le contröle des salaires, mais les salaires affectaient les prix et les groves influencaient les approvisionnements. Dix jours plus tot, il avait ecrit au ministre du Travail pour lui faire part de ses vues sur la situation, cette lettre fut lue de nouveau par les membres du comite. Apres avoir fait un résumé plutöt sombre de la situation, il y ajouta ses remarques personnelles. Le pays, dit-il, etait aux prises avec ce qui equivalait å une greve genorale. «Je ne crois pas que l'on se soil parfaitement rendu compte des effets absolument dosastreux d'une greve ... ses effets sur toute l'economie canadienne peuvent gitre stupefiants.» Il predit qu'en moins de deux semaines, il faudrait stopper toute l'industrie de la construction de logements et de båtiments industriels. Les fonderies devraient fermer leurs chaudieres d'ici un mois, ce qui paralyserait totalement l'industrie de production des machines agricoles, ce qui en retour aurait un effet majeur sur ('exploitation des chemins de fer. Les vetements, déjà rares, le deviendraient encore plus par suite de la greve des textiles. On aurait en stock å peine 6 pour cent de la quantite normalement requise pour les costumes d'hommes; il y aurait tin manque de 42 pour cent dans les couches de bebos; et il avertissait les membres du comite que des l'automne prochain, il leur serait fort difficile de trouver des chemises. Il fallait ajouter å ce triste bilan l'effet des greves dans l'industrie des produits chimiques. Déjà elles avaient diminue de moitie la production du savon, de la rayonne, des pates industrielles et des produits petroliers essentiels; dans les deux semaines, elles menacaient de fermeture l'industrie canadienne du verre ainsi que des usines comme telles de l'Eldorado Mines, Noranda Mines, et International Nickel. Le comite lui preta une oreille attentive et sa declaration fut suivie d'un silence lourd d'inquietude. L'un des membres du comite lui demanda s'il ne serait pas plus sage de se debarrasser simplement des contröles et de risquer deliberement l'inflation. Ceci serait encore plus dosastreux repliqua Gordon. Avait-il un autre remede? Il n'avait pas de conseil bien precis å donner et bien entendu il ne controlait pas les salaires, mais il se permettrait une observation. La Commission des prix avait vecu l'experience, particulierement dans le cas des produits de base essentiels, oü certains fabricants avaient «fait la greve» parce qu'ils

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estimaient que leurs benefices etaient insuffisants; «on les forta å reprendre la production». Il disait vrai mais cette remarque renfermait implicitement une suggestion dangereuse et elle etait faite en presence de nombreux journalistes. Les journaux du soir enflerent sa declaration. .Ce qui est implicite dans ce qu'il a dit, bien qu'il ne l'ait pas formule clairement, c'est que si des «fabricants en greve pouvaient eire forces å reprendre leur production et cela dans l'«interet national» on pourrait en faire de meme avec les ouvriers6.» Les implications devenaient encore plus serieuses des qu'on abordait des domaines specifiques. Que pensait Gordon des ouvriers de l'acier qui reclamaient des augmentations de 15 pour cent l'heure? Il n'y alla pas par quatre chemins: «Si on en arrive å un reglement base sur des augmentations de cet ordre, l'effet sera tel sur toute l'economie que j'ai de serieux doutes sur l'utilite, pour la Commission des prix, de continuer a se battre pour maintenir les contröles.» «A partir d'une augmentation basee sur les salaires horaires, quel niveau d'augmentation pourrait absorber I'economie du pays et inversement, å quel niveau seriez-vous force de renoncer å l'imposition des contröles?» Gordon ne le savait pas. «A dix cents?» s'enquit son interlocuteur. «Une augmentation de dix cents ferait une pression sur le contröle des prix qui serait presque irresistible. J'ai bien peur que ce ne soit lå le commencement de la fin.» Etait-il pret å admettre que les contröles auraient une chance, meme minime, de survie si cette augmentation etait de dix cents? «Chance minime, oui, mais pas davantage.» Les journalistes s'empresserent de consigner cela dans leurs carnets. Et les discussions qui suivirent furent axees sur ce point de depart, dix cents. A la fin du mois d'aoat, ce fut le point de depart d'un reglement qui allait connaitre par la suite des hausses successives mais il y avail eu d'autres effets. Gordon, obsede par l'inflation et la hausse du coat des approvisionnements, s'etait laisse entrainer sur le terrain de la politique des salaires å cause de l'augmentation du coat de la main-d'oeuvre. Il y avait eu confrontation entre lui et Charles Millard, le competent dirigeant du Syndicat des ouvriers de l'acier, et celui-ci avait marque quelques points. Ses propres chiffres incitaient Gordon a s'accrocher au contröle des salaires; depuis le commencement de l'annee, et depuis qu'on avait commence å lever les contröles, le coat de la vie avait enregistre une augmentation de presque cinq points. Mais precisement, ceci justifiait la demande d'augmentation des salaires et par surcroit, un bon reglement aurait des effets nettement benefiques. Ce que Gordon oubliait, c'etait que l'augmentation de la production absorberait la hausse des coats de production; il passait aussi sous silence les ententes qui avaient pu gitre conclues aux Etats-Unis.

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Preconisait-il indefiniment une marge de 33 cents l'heure entre les salaires americains et les salaires canadiens? Le 20 aoüt, un depute conservateur representant Calgary ouest — il s'agissait d'Arthur Smith qui avait ete le premier å proposer la formation d'un comite parlementaire d'enquete — fit un résumé de la situation devant la Chambre des communes. Il dit du bien de Gordon et de son intervention devant le comite. «II nous a tous grandement impressionnes. Moi-meme j'ai ete particulierement impressionne par son courage et par sa force. Je ne peux pas en dire autant, du moins a certains moments, de la puissance de son raisonnement.» Smith fit valoir que des le debut de la levee des contröles, il y avait eu une augmentation graduelle dans le prix des produits manufactures. «Et pourtant, quand des ouvriers demandent une augmentation de plus de dix cents, tout ce qui est au-dessus de dix cents devient inflationnaire.» Il se dit d'avis que le president de la Commission des prix etait trop loin des problemes qui interessaient le ministere du Travail. «Nous constatons que la Commission des prix et du commerce en temps de guerre fait son travail dans un milieu ferme et qu'elle n'entretient a peu pres aucun rapport avec le ministe re du Travail. En supposant que les salaires font partie intrinseque du coil de production, et a ce titre ont un röle å jouer dans le plafonnement impose, comment pouvons-nous esperer maintenir le plafond des prix sans que ces deux elements se rejoignent, voila ce que je n'ai jamais pu comprendre. Et le gouvernement doit en endosser la responsabilite8.» Des octobre, Gordon lui-mene soumettait une autre recommendation. Il ecrivit å llsley que le gouvernement devrait renoncer å essayer de mener le combat au nom de l'industrie en maintenant des contröles sur les salaires. Sa situation devenait fausse car tela faisait de lui le grand adversaire du mouvement syndical. Indubitablement, les salaires devraient monter et cette hausse serait suivie d'une augmentation des prix. «A mon avis, les evenements des six derniers mois nous ont de montre de facon tres concluante qu'un contröle efficace des salaires n'est pas possible ... Je suis absolument convaincu que la meilleure chose a faire est de renoncer å poursuivre une lutte déjà perdue d'avance, et de faire tout ce que nous pourrons pour reduire autant que possible l'augmentation des prix.» Une telle politique, tout en maintenant et le principe et l'application des contröles sur la plupart des produits de premiere necessite, aurait «au moins le merite d'etre logique et comprehensible`». Cette politique une fois acceptee, en novembre il s'adressa au pays tout entier au tours de cinq emissions radiophoniques. Ces interventions avaient pour titre: «Les realites du contröle des prix», «Notre gagne-pain», «Un toit sur nos tetes», «Pour ne pas perdre sa chemise», et «Faisons face a la realite». II leur expliqua ce qu'etait cette realite: les

..1L I'EUT PARTIR MAINTENANT" 135 contröles ne seraient pas relåches et l'economie continuerait å gitre dirigee. Cependant, ce dirigisme serait attenue, puis modifie et finalement disparaitrait completement des que les circonstances le permettraient. Ces conferences etaient prononcees sur un ton conciliant. D'une facon generate, elles firent bon effet. Meme reduit, le personnel publicitaire du president etait toujours aux aguets afin de relever ses formules heureuses et de broder lå-dessus dans la documentation qu'on distribuait. Ainsi, on communiqua aux journaux, mais sous la table, une phrase extraite d'un discours non encore prononce et qui avait provoque de vives discussions internes. Dans ce premier brouil1 lon, traitant de plusieurs plaintes «qui n'avaient aucun sens», Gordon invitait le pays å faire face aux realites et a ne pas imiter l'autruche qui se cache la tete dans le sable. L'un de ses recherchistes lui fit savoir que contrairement å la legende populaire, les autruches n'enfouissent pas leur tete dans le sable. Et pourtant, de retorquer Gordon, les gens croient que les autruches enfouissent leur tete dans le sable; la phrase resterait telle quelle. Les puristes insisterent mais on les pria de debarrasser le plancher, le president n'en demordait pas, il aimait bien cette figure de style. «Comme il arrive dans certains cas, lisait-on dans la Gazette de Montreal, cette question d'autruche parvint aux oreilles de la charmante femme du president. Elle sauta sur le telephone et fit savoir å l'interesse que si la phrase n'etait pas changee, autrement dit si lui le president tenait absolument å se couvrir de ridicule en public, on ne servirait pas de diner ce soir-lå chez les Gordon.» Le resultat, conclut le journal, «c'est qu'une nouvelle version de la phrase fut entendue sur les ondes et les Canadiens entendirent le president s'exprimer en ces termes, avec son accent savoureux: «Ce genre d'idioties est bien illustre par la fable de l'autruche qui cache sa tete dans le sable.» Le president s'attabla ce soir-lå devant un excellent repas10 » Par ailleurs, son image de marque subissait d'autres changements. Il semblait devenir peu a peu un porte-parole dont les remarques depassaient de beaucoup le champ d'activites de la Commission des prix. «Gordon pressenti pour le Cabinet», titrait le Herald de Montreal sur cinq colonnes å la une et l'article precisait la pensee du journaliste. «La disparition de la Commission des prix n'etant pas loin, il est improbable que le gouvernement laisse monsieur Gordon reintegrer le secteur prive ... Ses recentes interventions sur les ondes ont ajoute å son prestige ... Tout parti politique serait heureux de le compter dans ses rangs et surtout les Liberaux l I.» Les Conservateurs etaient å peu pres du meme avis, mais beaucoup plus nuance. John Diefenbaker, dont I'etoile commencait å monter, reclamait lui aussi du temps sur les ondes. On avait accorde å Gordon

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cinq emissions au reseau national pour lui permettre de plaider en faveur d'un «rajustement contröle». II ne s'etait pas contente simplement de formuler la politique gouvernementale; il pariah sur un sujet tres conteste et donnait des opinions fort tranchees. «Bien des Canadiens qui s'y connaissent ne partagent pas les vues de monsieur Gordon ... et pourtant ils ne disposent d'aucune tribune comme celle dont profite monsieur Gordon pour faire valoir son raisonnement en public ... Voilå un exemple d'un secteur de la population qui se voit prive de la liberte de s'exprimer sur les ondes, ce qui revient it dire qu'il est prive de la liberte de parole12.» Meme des voix plus amicales s'elevaient pour exprimer une inquietude nouvelle. «La question que nous nous posons, lisait-on dans le Journal d'Ottawa, c'est de savoir si la defense du contröle des prix et des logements qu'il est en train d'entreprendre n'aurait pas dit gitre entreprise par un membre du Cabinet ... Comme nous l'avons repete plusieurs fois, monsieur Gordon a accompli un travail magnifique et ceci dans un poste extremement delicat. Ce serait malheureux qu'un fonctionnaire ayant de tels services a son credit soit implique meme innocemment dans une controverse de nature politique alors que le systeme des contröles tire inevitablement a sa fin — qu'il soit implique comme defenseur de politiques gouvernementales dont le gouvernement doit assumer toute la responsabilite13.» La Gazette de Montreal rencherissait: «La question n'est pas de savoir si monsieur Gordon pent ou non se voir confier des responsabilites qui outrepassent les normes gouvernementales habituelles. Il s'agit de savoir si oui ou non on est en train de creer un precedent qui å la longue pourrait se reveler nuisible H.» La Commission des prix et celui qui en etait devenu le vivant symbole devenaient la proie des factions politiques. Gordon, qui etait devenu beaucoup plus exposé, en sentait le danger. Au commencement de decembre, Ilsley qui etait rendu au bout de sa corde renonca au ministere des Finances pour assumer un portefeuille moins exigeant, celui de la Justice. Douglas Charles Abbott devint le nouveau ministre de qui relevait Gordon. Les deux hommes s'entendaient bien et pouvaient travailler harmonieusement ensemble mais rien ne pourrait remplacer les rapports etroits existant depuis cinq ans entre de vieux amis. Le 24 decembre, le Free Press de Winnipeg, le journal le plus influent des Prairies, offrit, en quelque sorte, un cadeau de Noel å Gordon en le nommant «1'homme de l'annee15». Mais dorenavant, le president de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre s'abstiendrait de prononcer des discours percutants et c'est precisement le conseil qu'il donnait aux hauts fonctionnaires que l'on invitait a des tribunes publiques: «Dans le doute, abstenez-vous'6.»

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En janvier 1947, 1'annee fut inauguree par une altercation retentissante entre Gardiner et le president de la Commission. Comme d'habitude, il s'agissait de viande. Le debat portait aussi sur quelques entreprises de salaison et de conserverie qui appuyaient le ministre de l'Agriculture. Gordon eclata lors d'une conference de presse: «II existe certains interets å Toronto qui essaient de faire sauter le plafond des prix en creant l'impression que nous sommes en plein marche noir et que la situation de la viande est un fiasco'.» I1 n'y avait rien de tres nouveau dans tette querelle si on la compare aux centaines de disputes auxquelles avait donne lieu le meme sujet, si ce n'est que ce fut presque la derniere. Les approvisionnements en viande etaient encore series et toujours sous la coupe des contröles mais il n'y avait certainement pas de probleme majeur. Par contre, personne ne s'etait concerte pour treer des pressions indues et faire sauter le plafond des prix; tout au plus manipulait-on le plafond avec souplesse en tenant compte de la situation des approvisionnements et des coats. Le rapport annuel de la Commission pour l'exercice de 1946, qui parut le 15 fevrier 1947, et qui couvrait les activites de la Commission jusqu'au let' fevrier, fit valoir ce point de vue å l'appui de ses politiques: En liberant les prix et en retablissant le commerce exterieur sur les bases du temps de paix, il fallait tenir compte de plus en plus des effets que pourraient entrainer les augmentations des coats de production au pays et celles des prix å l'etranger. Tout en luttant vigoureusement contre la menace constante d'une augmentation desordonnee des prix, le programme d'urgence ne cherchait nullement å eviter les realites engendrees par une hausse des coats en elargissant son champ d'action ou en prolongeant indament les contröles economiques; les objectifs de ces contröles etaient temporaires et leurs pouvoirs limites's. Au moment de la parution du rapport, on avait supprime les subventions å tous les produits sauf a certains articles de premiere necessite; on avait leve les contröles sur les principaux articles de ménage, l'industrie de l'auto reprenait lentement mais sarement son rythme de production normale et toutes les restrictions sur le credit au consommateur avaient ete revoquees. Tant au point de vue des prix qu'au point de vue des salaires, le Libre marche du pays atteignait de nouveaux niveaux mais on avait freine l'infiation. Si l'on considerait la periode du ler octobre 1941 au ler avril 1945, soit juste avant la fin de la guerre en Europe, la hausse du coat de la vie avait accuse une augmentation de 3,2 points ou 2,8 pour cent. Depuis lors, les augmentations salariales combinees å une relaxation des contröles

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l'avaient fait grimper de 6,5 points ou de 5,4 pour cent'`''. En regard de ces chiffres, il gtait interessant de constater que pendant cette mane periode de l'apres-guerre, les prix aux Etats-Unis avaient fait un bond prodigieux de presque 20 pour cent et cette augmentation gtait bien plus considerable au Royaume-Uni et dans d'autres pays d'Europe occidentale. On remettait le Canada entre les mains de ses producteurs et de ses consommateurs dans un etat financier bien plus sain que n'importe quel pays du monde. II existait encore, gvidemment, de nombreux contröles dont l'application se revelait de plus en plus difficile a cause de la baisse constante des effectifs au sein de la Commission. Mais leur effet se limitait de plus en plus aux produits de base de premiere importance dont les prix gtaient fonction de la demande mondiale. 11 fallait continuer d'importer et d'acheminer vers les gros usagers le fer, l'acier, le charbon, les huiles veggtales et le coton. Il fallait conserver avec soin les produits alimentaires afin d'approvisionner ('Europe; on maintiendrait les contröles sur les loyers tant et aussi longtemps que le probleme du logement subsisterait. Mais la majeure pantie de l'gconomie canadienne commencait å tourner librement. La Commission des prix et du commerce en temps de guerre revenait å ses anciennes fonctions et le temps gtait arrive pour son president de penser å se retirer. Les journaux de janvier firent etat de rumeurs selon lesquelles il rgintegrait la Banque du Canada. Un communique plus précis paraissait le 3 fevrier dans le Journal d'Ottawa. Il gtait «vraiment fatigue» et il s'appr@tait å partir en vacances dans le Sud. Madame Gordon l'accompagnerait, «elle souffrait maintenant des sinus et l'on espgrait qu'un changement de climat lui ferait du bien29.» Apres des vacances de trois semaines sous les palmiers et les lauriers-roses de Biloxi, au Mississipi, il gtait tres repose et Maisie semblait joyeuse et pleine de vie. Elle se dgclara sur la voie de la guerison complete, et il ne demanclait pas mieux que de la croire. Lui-me me sentait le besoin de croire que son depart de la Commission des prix serait suivi de jours meilleurs. L'intimitg d'autrefois gtait presque retablie entre eux deux et ils entrevoyaient avec un optimisme renouvelg le changement qui s'annoncait. Le 6 mars, il envoya une lettre officielle a Abbott, demandant qu'on le releve de ses fonctions. Le 19, Mackenzie King annonca å la Chambre des communes la dgmission de Gordon qui entrerait en vigueur le 15 avril. «Je crois, dgclara King, me faire le porte-parole de toute la nation canadienne å l'occasion du depart de monsieur Gordon en lui exprimant nos remerciements pour les services inestimables qu'il a rendus å noire pays pendant une periode on il en avait le plus grand

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besoin ... Maintenant, il peut partir; l'interet superieur de la nation n'en souffrira pas21.» On pouvait lire ce qui suit dans La Presse du 20 mars: «Jamais å notre époque une personnalite canadienne n'a regi des temoignages aussi sinceres et aussi eloquents d'admiration que ceux que l'on peut lire dans les pages editoriales de toute la presse de langue anglaise au sujet de Donald Gordon22.» Lettres, telegrammes, articles de magazines et @missions radiophoniques emboitaient le pas aux journaux, avec bien sur quelques notes discordantes. Une vague de remerciements et de reconnaissance balaya le pays d'un ocean å I'autre. Le Star de Toronto, qui avait ete le premier å le qualifier de tsar des prix, s'excusa gentiment et meme avec noblesse et retira officiellement ce qualificatif pejoratif. Il n'avait nullement agi en tyran aveugle; il avait ete un fonctionnaire devoue. A la Chambre des communes, M.J. Coldwell parlant au nom du CCF, fit 1'eloge de Gordon et loua son travail; seuls les Conservateurs se tinrent tois. Au Senat, Norman Lambert termina un long discours plein d'eloge en disant que maintenant qu'il etait libe. re de la Commission des prix, il esperait que le president pourrait donner Libre tours a son gout pour les chansons. «Je sais que dans cette ville meme, il existe encore bien des toits qui peuvent resister aux puissants ethos de sa riche voix de baryton quand il decide de I'elever- a la gloire de l'histoire et de la culture ecossaises23.» Leon Henderson griffonna une note qu'il envoya de Washington: «je crois encore que vous etes le meilleur contröleur des prix du monde. Et me' me si vous ne l'etiez pas, vous en auriez encore l'air, il suffirait de comparer avec les folies suicidaires que l'on est en train de commettre ici2 r.» La presse canadienne-francaise fut tout aussi genereuse que la presse anglaise dans ses louanges, et meme plus qu'on n'aurait pu s'y attendre pour des raisons nombreuses et familiPres. Les Canadiens francais avaient vecu des temps difficiles a Ottawa et les rapports de Gordon avec le fait francais, il faut bien le dire, n'avaient pas ete parfaits. Toujours juste, il avait rejetc immediatement et avec chaleur une recommandation qui aurait eu pour effet de donner la preseance å l'anglais sur le francais dans la publication des directives de la Commission; la traduction francaise clevait eire consideree comme un document tout aussi officiel que la version anglaise. Et pourtant les traductions avaient souvent ete mauvaises, elles paraissaient frequemment en retard; il y avait eu manque de communication entre lui et le groupe francophone et ce n'est que tres lentement qu'il s'etait resigne a aplanir certaines difficultes rencontrees par les fonctionnaires francais.

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I1 n'avait pas tree, parce qu'il ne s'en etait pas donne la peine, des liens solides dans ses rapports avec son personnel quebecois. Mais on passait cela sous silence maintenant en faisant le bilan de ('homme et de ses realisations. «Les consommateurs canadiens ont contracts envers lui une dette qu'ils ne pourront pas rembourser», lisait-on dans Le Canada25. La Presse enchainait: «Donald Gordon est devenu presque une legende. Ceci est vrai d'un bout å l'autre du pays, et la majorite des gens qui ne le connaissent pas ne savent pas s'ils doivent le benir ou le maudire ... Il est regrettable que tous les Canadiens n'aient pas eu l'occasion de voir Donald Gordon au travail ... Cet homme au dynamisme extraordinaire a le don d'enthousiasmer quiconque travaille aupres de ]tri et de gagner les gens å sa cause ... Ceux qui se sont permis de le decrire comme un tsar machiavelique et tout-puissant retranche dans un Kremlin d'oit, pretend-on, il aurait commands les mecanismes d'une economie dirigee, ont fait completement fausse route. Nul n'est plus apte å comprendre la facette humaine de la vie economique que cet Ecossais remarquable2 '.» La premiere ceremonie de depart eut lieu dans son bureau. Le 27 mars, Ken Taylor qui devait prendre sa succession comme president de la Commission, penetra solennellement dans son bureau a la tete du contingent des hauts fonctionnaires. II etait sur le point, dit-il, de soumettre une motion «qui n'avait pas de precedent dans l'histoire de cette Commission, en ce qu'il s'agit de quelque chose dont vous ne connaissez absolument rien, qui n'a meme pas ete discutee avec vous et qui n'obtiendra probablement pas votre approbation. Mais nous desirons tous unanimement et avec enthousiasme verser au procesverbal officiel un commentaire qui dira aux futures generations qu'å un certain moment dans I'histoire de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre, ses membres ont eu le courage de dire a leur president et cela en toute franchise, ce qu'ils pensaient de lui .. . «J'aimerais vous dire sans ambages ce que nous ressentons tous profondement, c'est qu'il n'existe nulle part au Canada un homme qui aurait pu realiser ce que vous avez realise. Vous pouvez vous retirer maintenant avec la conviction que vos compatriotes dans tout le pays sont dans une situation infiniment meilleure que celle dans laquelle ils se seraient trouves si vous ne vous etiez pas occupe de leurs interets``''.» Le 14 avril, la veille du jour oil pour la derniere fois il allait franchir lourdement la passerelle reliant son bureau au trottoir, le personnel de la rue Sussex organisa une partie; au programme de la fete on avail. prevu pour lui-mene une presentation de cadeaux et les allocutions d'usage, pour Maisie un bouquet de roses et un autre pour Nan Young. Cependant, l'affaire n'atteignit son point culminant que deux semaines plus tard. Å cette date, soit le 2 mai, a l'hötel Royal York de Toronto,

-IL I'EUT PARTIR MAINTENANT- 141 quatre cents invites choisis parmi le haut gratin gouvernemental, industriel et commercial du pays assisterent å un banquet en son honneur. Douglas Abbott, qui presidait la table d'honneur, resuma sa propre experience en ces mots: «Je peux dire une chose sur Donald Gordon: il n'a jamais laisse ceux qui travaillent pour lui, ni ses superieurs politiques, payer les pots tasses.» II lui presenta ensuite les clefs d'une nouvelle voiture, offerte par les invites, et le president sortant y alla de ses reflexions. On venait tout juste de lever le plafond des prix sur l'industrie automobile en avril, «et un mois plus tard, on distribuait déjà gratuitement des automobiles28». L'eloquence douteuse de son frere Jack qui venait tout juste de revenir au pays, faillit se faire entendre parmi les nombreux discours de ce soir-lå. Gordon l'avait rarement apercu pendant tomes ces annees a Ottawa, mais cette occasion l'avait incite å suspendre ses vagabondages. Employe dans une entreprise de Sarnia et implique obscurement dans des activites syndicales gauchistes, Jack n'avait pas perdu son goat de trinquer ni d'ailleurs son profond sentiment d'etre legal de n'importe quel homme. Il n'avait pas ete invite au banquet mais avait reussi å s'y trouver une place, vetu å peu pres comme les circonstances l'exigeaient. L'enthousiasme de l'auditoire ayant atteint un paroxysme, il voulut les enflammer davantage et les sourcils fronces de son plus jeune frere ne refrene rent nullement son ardeur. Cependant, au mane moment, la surface rigide et cartonnee du plastron de son smoking de location s'echappa du pantalon comme un ressort qui se detend et vint promptement enrayer, sur le nez meme de la victime, les Hots d'eloquence qui menacaient. Au grand soulagement du president, une acclamation chantee par quatre cents voix mit bientöt fin a l'incident29. Gordon repondit aux hommages qu'on lui rendalt de fawn typique. «Bien sar j'ai fait un bon boulot, je ne crains pas de le dire et j'en suis fier.» Ce genre de declaration a toujours attire l'eeil des chefs de pupitre et celle-ci ne fut pas oubliee. Mais il y avait un message dans les deux phrases qui suivirent, bien caracteristiques de ('homme. «Si je n'avais pas fait un bon boulot, je n'aurais pu rester bien longtemps avec l'equipe de travail qui m'entourait. Car ce fut vraiment un travail d'equipe30.» Mais ('allocution d'Ilsley constitua le point culminant de la soiree. Le ministre de la Justice, grand, grisonnant et l'air epuise, etait maintenant libere des Finances, mais il conservait ses souvenirs. Durant cinq longues annees et des centaines de reunions en compagnie de Gordon, il s'etait assis calmement, prenant des notes, griffonnant ses petits dessins caustiques, absorbant tout comme une eponge. Il donna ce soir-lå ses impressions dans un discours que l'on s'accorda å juger le meilleur de sa carriere.

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Il fit un retour en arriere, au commencement des annees 30, et traca un tableau du decouragement des democraties qui, pas a pas, avaient laisse le champ libre å Hitler et å Mussolini. «Ce que nous craignions, c'etait que les peuples qui desiraient la paix ne soient incapables d'organiser leurs ressources physiques et humaines pour opposer une resistance efficace ... Je me rappelle mon propre malaise ... Je n'ai pas l'intention ce soir de vous entretenir de la fawn dont les Canadiens s'organiserent en vue de la guerre sur les champs de bataille, en mer, dans les airs et å l'usine de production de guerre. L'histoire a déjà consigne cela. Mais il y avait d'autres tåches, d'une immense importance, a remplir. Il fallait aussi organiser les activites economiques du pays, sans cela le Canada n'aurait pu jouer son role dans la guerre.. Puis il passa å la confiance qu'on avait mise en Gordon, premierement pour contröler le change et deuxiemement, «pour realiser ce qui semblait å l'epoque impossible, instituer un plafonnement des prix qui fat efficace». Et Gordon avait reussi å accomplir cette tåche impossible; pourquoi? «Je pretends que Donald Gordon a reussi parce qu'il etait et qu'il est reste d'ailleurs un grand democrate. I1 n'aurait a mon avis jamais reussi s'il avait essaye de jouer le role que ses detracteurs lui pretaient, celui d'un dictateur ... Gordon fut non pas un dictateur mais veritablement un leader du pays ... II traversa cette epreuve sans le plus petit avantage financier personnel. Il aurait fort bien pu rester å la banque, il y avait quantite de travail tres utile a y faire, et ainsi eviler bien des ennuis et des maux de tete. Mais le fait qu'il releva le defi, le fait aussi qu'il parvint å s'entourer de personnes qui elles-memes attaquaient les problemes d'un cceur joyeux sans souvent gitre payees pour le faire, cela en dit long sur le Canada, j'ai failli dire sur la gloire du Canada. Gordon a les quakes d'un veritable leader. Ceux qui travaillent sous ses ordres ne jurent que par lui. Et quant å ses autres collegues qui ont ceuvre avec lui au meme niveau durant les annees de guerre et depuis, eh! bien le fait d'avoir travaille avec lui est une inspiration pour tous. «Cela a renforce notre confiance dans les Canadiens, notre attachement au Canada. Cela a rafferini notre foi dans une forme democratique de gouvernement. Cela a clemontre que quand le pays fait face a une crise, il peut faire appel a des gens qui ont le courage et la capacite de resoudre ses problemes et d'aplanir ses difficultes. Cela prouve aussi que notre forme de gouvernement est assez vigoureuse pour faire face å toute urgence. Cela prouve qu'une democratie peut fonctionner et meme fonctionner admirablement en temps de crise. Je tiens ce soir å exprimer ma reconnaissance a Donald Gordon pour avoir, par son comportement, renforce ma foi dans nos institutions et dans mes cornpatriotes canadiens31.»

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Il ne restait plus grand chose pour ajouter au bonheur d'un homme comble en cette soirée memorable. Et pourtant on y ajouta. Au moment oil partaient les invites les plus sobres et où les garcons de table commencaient å debarrasser les tables, un personnage å l'air pondere mais l'ceil brillant resta lå, le bras de Gordon autour de ses epaules. C'etait Jimmy Gardiner, qui ne buvait ni ne chantait, mais qui souriait de l'air d'un chat ayant avale une souris, tandis qu'on chantait å tue-tete autour de lui. C'est la voix du president qui dirigeait le choeur forme de ses collegues les plus fideles dans une interpretation endiablee de ,«Il y aura du sang sur la Prairie ce soir32».

CHAPITRE

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«Donald Gordon, proprietaire lernen» L

e gouverneur adjoint de la Banque du Canada reintegra celle-ci au commencement de mai 1947. Le décor dans lequel il penetrait etait plus luxueux que celui qu'il venait de quitter, il avait ete assailli d'offres tres flatteuses de la part des banques priv@es et de l'entreprise et il devint l'heureux recipiendaire d'une foule d'honneurs et de nominations qui suivirent bientöt å un rythme rapide. Il etait, d'office, l'un des administrateurs de la Banque d'expansion industrielle, une filiale de la Banque du Canada. II joua un role sur la scene mondiale en 1948 lorsqu'il fut au administrateur de la Banque internationale pour la reconstruction et le developpement, ce poste ajoutant å son salaire annuel la coquette somme de dix-sept mille dollars exempts d'impöt. Sa vieille amitie avec I'universite Queen's, cimentee par son travail pour recueillir des fonds, fut aussi recompenses. Lors de la ceremonie de la remise des diplömes de 1947, on lui decerna un doctorat en droit honoris causa. Mais rien de cela ne le changea vraiment et surtout, cela n'apportait pas de reponse a des questions immediates. «II se sentait chez lui et content de l'etre, raconte Louis Rasminsky, mais apres avoir rem pli un poste de la plus haute importance durant la guerre, et s'en eire acquitte admirablement bien, on se demandait combien de temps Gordon consentirait å occuper le poste numero 2, quelle que soit l'institution'.» Au-dessus de lui il y avait Graham Towers, un homme admire, respects et sympathique mais lui aussi dans la fleur de låge et dont la retraite etait fort lointaine. Rasminsky lui-meme, dont la competence etait bien superieure aux minces responsabilites de son poste au contröle des changes, avait une formation beaucoup plus poussee que Gordon comme banquier international. James Coyne, seulement a un palier inferieur comme secretaire de la Banque du Canada, etait boursier de Rhodes, avocat, passé maitre dans les affaires bancaires,

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bref un homme brillant qui irait loin. Its etaient tous amis mais ils formaient un contingent de talents formidables, et parfois bien difficiles å concurrencer pour un homme qui n'avait terming que ses etudes secondaires, meme s'il detenait deux diplömes de l'universite Queen's. Les methodes parfois arbitraires du temps de guerre firent place bientöt å une planification a long terme et l'homme des solutions brusqu@es se trouvait parfois desavantage. «Donald etait un penseur tres précis, dit Rasminsky, tout å fait capable d'absorber des idees de base ... mais je ne pense pas qu'il ait ete un initiateur d'idees. Je ne pense pas qu'il ait eu le don, contrairement å Towers, d'analyser les choses sauf sur un plan extremement pragmatique ... Graham avait une intelligence plus conceptuelle que celle de Donald2.» On avait encore un grand besoin d'hommes pragmatiques et lui-meme etait imbattable sur ce plan-lit. Lord Beaverbrook, qu'il avait rencontre lors de ses visites å Londres, le considerait comme «l'homme le plus interessant du Canadas». I1 voyageait souvent aux Etats-Unis, oü il prönait la cooperation dans tette periode de la guerre froide; il etait aussi tres conscient de ce qui se passait dans le Tiers-Monde comme en fait foi un de ses derniers messages adresse a un auditoire de New York å titre de gouverneur adjoint de la Banque: «Ces regions sous-developpees du monde qui sont encore en dehors du rideau de fer doivent eire aidees å augmenter leur production, hausser leur standard de vie et båtir leur defense economique et sociale contre l'agression et la domination qui les menacent'.» II y avait un theme, bien conceptuel celui-lå, sur lequel il avait des opinions tres personnelles: «Nous avons tolue tette richesse, se plaignait-il å Douglas Gibson, et tous ces gens qui ont une excellente formation, eh bien!, que diable en faisons-nous? — Nous nous eparpillons dans des questions materielles de deuxieme ordre et il nous manque un vrai sens des valeurs'.» L'imagination stimulee par l'activite naissante de la fin des annees 40, il s'en pris aux esprits pusillanimes en ces termes: Dans la revolution technologique qui se prepare dans le monde, aucun pays n'a une meilleure chance de se tailler une place de choix sur le plan materiel et sur le plan spirituel, que cet heureux et riche pays, le Canada. Nulle part au monde il n'y a moins de raisons de se metier de l'avenir ou de douter de noire capacite å relever le defi6. II faisait encore la manchette des journaux chaque fois qu'il ouvrait la bouche; il n'avait pas oublie la Commission des prix ni les engagements qu'il avait pris autrefois. L'un d'eux, pris envers l'industrie de la farine, defraya la chronique tette époque. F.A. McGregor-

1. John Gordon, pere de Donald Gordon, a 1'epoque de son mariage.

2. Margaret Watt Gordon, mere de Donald Gordon.

3. Donald Gordon avec ses parents et sa sceur.

4. La familie Gordon en 1914, peu apres son arrivee au Canada; Donald est debout, a gauche de sa me re.

5. Le jeune Donald Gordon avec ses freres Jack et Jim.

6. Donald Gordon, jeune homme.

7. Gordon, jeune banquier.

8. Gordon en compagnie de ses fils Donnie et Michael. 9. La retraite des Gordon au lac Luster dans la Gatineau.

10. Gordon avec sa premiere femme, Maisie, et ses deux fits, Michael et Donnie.

11. Norma et Donald Gordon lors d'une fete de Noel it la Gare centrale en 1959.

12. Norma et Donald Gordon avec leur fils Campbell, au Jasper Park Lodge.

DONALD GORDON. PROI'RIETAIRE TERRIEN•

«Fred le Baptiste» ainsi que I'appelaient quelques-uns — avait ete l'un de ses premiers collegues au moment où la Commission avait ete creee. Mieux qualifie pour appliquer la loi que comme diplomate, et eprouvant une antipathie innee pour les tactiques de la grosse entreprise, il avait fallu lui enseigner, selon les mots de Robert Fowler «a eire un peu tolerant envers la faiblesse humaine et aussi å l'occasion, å donner le benefice du doute aux grandes compagnies7». En 1948, il avail repris son poste de commissaire de la loi relative aux enquetes sur les coalitions, un travail mieux fait pour lui. Il decouvrit que les minotiers canadiens fixaient conjointement les prix en vertu d'une vieille entente dont il n'existait aucune copie. Il sauta sur eux et crea une grande commotion en leur intentant un proces pour restriction du commerce. Gordon prit immediatement la defense des accuses. Il declara que l'entente avait ete faite au moment oü on avait leve les contröles et que ladite entente etait bien specifique quant å ses termes. Il avait dit aux minotiers: «Attention! — la Commission aura les yeux sur vous. Si vous commencez å pousser les prix au-delå de ce que nous considerons un niveau raisonnable, on vous reimpose des contröles immediatement.»» Les minotiers avaient ete raisonnables; apres de longues disputes entre eux, ils avaient reduit leurs demandes. Its s'etaient entendus sur les augmentations, en avaient averti Gordon conjointement et le president avait approuve la hausse. Il s'agissait d'une entente verbale intervenue en toute bonne foi, et ('attitude de Gordon vis-a-vis du proces intente par McGregor fut loin d'etre equivoque: « Je me battrai jusqu'au bout, s'il le faut, pour que soient honorees les garanties que nous avons donnees pendant la guerre ... et la loi nous permettait de donner ces garanties. Le ministre Ilsley savait d'ailleurs ce que nous avions decide de faire et l'approuvait. Et effectivement, le Cabinet tout entier etait au courant car il s'agissait d'une politique gouvernementale8.»» Cet episode etait pour Gordon le test de sa confiance dans l'entreprise, et la confiance de l'entreprise vis-a-vis de lui. De l'avis de Stuart Garson, alors ministre de la Justice, il y avait deux facteurs concluants. Premierement, McGregor devait ou aurait di1 savoir que les minotiers exploitaient leur commerce en vertu de l'autorite de la Commission. Deuxiemement: «Stant donne l'existence de ces garanties, si le gouvernement poursuit les membres d'une industrie parce que celle-ci ne peut presenter sous forme ecrite d'autorisation formelle pour toutes ses activites, non seulement ce commerce-lå mais toutes les autres entreprises auraient l'impression tres nette que le cas echeant, si on leur demandait de collaborer dans le m@me genre de circonstances, ils devraient tenir le gouvernement å distance9.» En fin de compte, on abandonna le proces contre les minotiers. On accepta la demission de McGregor en le remerciant de ses services mais

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sans manifester de regrets, et Gordon resta sur le terrain. Quel qu'ait ete son nouveau poste, le personnage en imposait formidablement. Dans sa vie privee, il etait toujours aussi irrepressible car il n'avait pas change ses vieilles habitudes. Ian Mackenzie, dont le mandat comme leader parlementaire et ministre des anciens combattants tirait å sa fin, etait l'un des joyeux compagnons avec qui il brülait la chandelle par les deux bouts. Paul Martin, qui etait alors un de ses collegues, peut dire en detail ce qui se passa un soir oü le ministre resta chez lui. Maisie raconta å Martin qu'un soir oü elle lisait tranquillement dans son lit, son marl penetra dans la chambre precede d'une forte odeur de scotch, une lueur espiegle dans les yeux. Il feta son veston par terre, se dirigea vers le telephone et prit le recepteur. II avait l'habitude d'inscrire au crayon sur le papier peint du mur les numeros de telephone qu'il composait le plus frequemment. Le premier qui lui tomba ce soir-lå sous les yeux fut celui d'Ian Mackenzie, et A une heure du matin, il composa le numero de telephone: — «Nom de Dieu, Ian oil etais-tu?» — «Donald, to m'as reveille», lui repondit une voix endormie å l'autre bout du fil. «Retourne te coucher, je suis fatigue.» — «Mais oü etais-tu, espece de salaud?» hurla la voix ecossaise. «Mackenzie King a proroge le Parlement ce soir, il a demande la dissolution de la Chambre. Et toi comme leader parlementaire, to n'etais meme pas lå!» Il claqua le recepteur; cette manoeuvre avait fortement intrigue Maisie mais elle ne put rien tirer de plus de son mari. Celui-ci quitta le telephone, se devetit et bientöt cuvait son alcool en ronflant. Pendant ce temps, a Laurier House, le telephone sonnait et le maitre d'hôtel å moitie endormi s'en alla reveiller Mackenzie King. Le premier Ministre se rendit au telephone. La voix angoissee de son ministre criait: «Patron, comment avez-vous fait pour dissoudre la Chambre sans me voir ou meme m'en parler?» — «Mackenzie, vous avez encore bu», repondit King sur le ton d'un maitre d'ecole qui essaie de contenir sa fureur. «Retournez vous coucher, nous en reparlerons demain matin.» — «Je n'ai pas bu une goutte de la nuit, monsieur! Pourquoi avez-vous dissous ...» II y eut un declic dans le telephone, ... et son entrée au Senat en fut ainsi facilitee. Le Canada se reveilla le lendemain matin avec un gouvernement encore intact. Maisie se leva, consulta les manchettes du journal et n'y trouva rien de dramatique. «Donald, je ne vois rien ici sur la dissolution du Parlement.» Son mari grogna, battit des paupieres et la regarda d'un air completement meduse. «Dissolution? — du Parlement? — de quoi diable parles-tu? Qui a dit que le Parlement avail ete dissous? 10»

.DONALD GORDON, PROPRIETAIRE TERRIE:N-

Il etait incorrigible, il etait plus indispensable que jamais et il devenait prisonnier de sa propre legende. L'ex-tsar du contriile des prix semblait toutefois avoir perdu de son autorite. On le consultait sur les affaires de la banque, sur les problemes financiers du pays et il faisait parler de lui å I'etranger. Mais il n'avait plus vraiment de pouvoir decisionnel et son besoin d'action ne trouvait pas de soupape d'echappement. II avait son mot å dire sur le contrfile des changes comme d'ailleurs sur tous les domaines, mais une douzaine d'incidents temoignaient eloquemment que sa situation etait devenue un peu fausse. L'un concerne une demande d'echange de devises, qui normalement n'etait pas autorisee mais pour laquelle on invoquait des raisons tres particulieres qui semblaient la justifier. Gordon avait soupese ces raisons et comme souvent, il avait trouve une solution qui circonvenait la routine habituelle. Et pourtant, cette question fut soulevee lors d'une reunion dans le bureau de Towers oü on souligna que la routine avait du bon, qu'il pouvait eire dangereux de creer des precedents et que le temps des grandes urgences etait chose du passe. «Towers se retourna vers moi et me demanda ce que j'en pensais, relate un des cadres qui etaient presents. Je lui dis que si on approuvait cette demande, il nous faudrait bouleverser å peu pres tout notre systeme.» Sans meme demander l'avis de Gordon, Graham declara peremptoirement: «Si c'est ce que cela implique, la demande est rejetee.» «Donald ne leva pas les yeux — il ne souffla mots I.»

Pendant toutes ses annees å la Commission des prix, pendant les maladies repetees de Maisie et aussi pendant tous les changements qui etaient intervenus sur la scene officielle å Ottawa, une chose n'avait pas change. Les week-ends dans la Gatineau et les nuits bruyantes passees au club de peche des Cingr Lacs lui avaient procure une bienfaisante détente. Les samedis apres-midi et les dimanches matin du lendemain, il s'enchantait de la fraicheur des pins, de la paix dans les bois, des lacs tranquilles et parfois meme il participait å certains travaux. «11 ne faisait jamais d'exercice., raconte un de ses amis, mais c'etait un veritable demon quand il s'agissait de lancer un projet.» On conserva longtemps comme temoignage du zele sporadique de Gordon un enorme traineau inacheve qui avail demande le transport d'une grande quantite d'arbres, le decoupage de nombreux troncs, et l'utilisation d'un grand nombre de gros clous. Cette explosion d'energie etait peut-etre un indice des frustrations que subissait ce geant. «II travailla sur ce fichu projet du petit matin jusqu'å midi, puls il entra dans le living, et s'etendit sur un canapé d'oü on ne put le tirer du reste de la journee. Il lui arrivait parfois d'etre absolument epuise12.» Il se lansa dans un autre projet, plus important celui-lei, celui d'une habitation pour lui-meme. Habitant dans un appartement a Ottawa, il

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r"vait d'une villa en for"t sur les bords du lac å la Truite, en face de son club de peche. Il avait choisi le site de sa maison et etait plein d'enthousiasme lorsque commencc'rent les difficultes. «11 voulait construire sa maison en plein sur les rochers, declare Ross Tolmie, mais il y avait un sentier qui faisait le tour du lac et les membres du club avaient l'habitude de l'emprunter. On se reunit en conclave, tres solennellement et on redigea les conditions auxquelles devraient se conformer les membres qui desiraient bätir. On appela ca le traite de Versailles et j'ecrivis a Donald une lettre tres officielle — «Cher monsieur Gordon: nous avons regn votre demande de permission de bätir un chalet et nous desirons vous informer des conditions.» — Je les enumerai a la suite 1, 2, 3, 4 — il y en avait 10 ou 12 — et l'une stipulait que le sentier faisant le tour du lac devrait "tre conserve. Le droit de passage continuerait de prevaloir quelle que soft la structure que l'on envisageait de bätir. Quand Donald recut ma lettre et compara le trace du sender avec ses plans de construction, le traite ne survecut pas a l'explosion qui s'ensuivit. «Nom de Dieu jura-t-il, il passe juste au milieu de la chambre a coucher principale — vous pourriez fort bien passer sur moi et sur Maisie'".» Pendant plusieurs mois, il bouda les autres membres du club qui, sans perdre leur bonne humeur, se montr"rent toutefois intraitables. Mais cette maison dans les bois etait devenue pour Gordon une obsession et il trouva finalement une solution. Le 12 aoüt 1947, «Donald Gordon, proprietaire terrien, en consideration d'une somme de vingt mille dollars dont cinq mille dollars comptant, devint acquereur «d'une propriete sur le lac Luster dans la municipalite de Hull-Est, ainsi que des edifices et de tout ce qui occupe actuellement cette propriete telle que clöturee'4». Il devenait seigneur et maitre de quelque cent cinquante acres de terrain plutöt sauvage dans la Gatineau et qu'il allait conserver pendant vingt ans, et partager aussi avec sa seconde familie. Entre-temps, sa premiere familie partageait son enthousiasme. «Il hesita longtemps avant de I'acheter, se rappelle son fils Donald, mais c'etait absolument magnifique — au bout d'un vieux chemin de terre — deux chalets en bois rond, chacun avec quatre chambres a coucher — entoures de bois et de collines — et, juste en face, un bijou de lac d'environ un demi-mille de diametre. Les deux derniers etes de mon high school, c'est mol qui m'occupais de l'endroit, j'agissais comme gardien, je veillais a l'entretien des pompes a eau, des generateurs, et aussi des tondeuses. Il m'appelait son compagnon de peche, et quand tout allait bien, c'etait effectivement tres agreable d'"tre avec lui — c'etait un grand leader, nul douse lå-dessus.» Cependant, les choses n'allaient pas toujours bien. L'horreur de Gordon pour les machines se manifestait aussi envers les outils. .Quand il essayait de planter un clou dans une

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planche d'orme et que le clou refusait de penetrer, il commencait par incriminer la planche, puis le clou, et enfin moils.» Joe Barter, qui faisait pratiquement partie de la familie, y allait aussi de ses observations. .Quand on etait å son chalet, c'etait comme d'etre sur une autre planete — pas de telephone, aucune communication avec le monde exterieur.» Cependant, la toilette privee qui avait ete refaite par le maitre de ceans, offrait certaines amenites. «Il y avait lå un siege å deux trous, l'un etait immense — on aurait pense qu'une personne de taille ordinaire aurait passé tout droit mais cela n'arriva å personne. Quand on s'y dirigeait å tåtons durant la nuit, une signalisation complete vous y guidait et å l'interieur, attention delicate, il y avait une table pour les magazines. On pouvait s'y installer longtemps car le choix etait varie: periodiques financiers, bandes dessinees, il y en avait pour tous les goats.» «Il etait imbattable pour les modes d'emploi et je me souviens d'un ecriteau pres de la pompe å eau. Il s'agissait d'une pompe d'un modele tres ancien qu'il fallait amorcer å la main et parfois, elle se rebiffait. Si ceci ou cela ne marchait pas, l'ecriteau nous recommandait «de jouer avec et si cela ne marche pas, injuriez-la en la vouant å tous les diables; temps alloue pour ce faire: 20 minutes». II y avait des directives pour tout, meme pour termer la porte du refrigerateur. Si Maisie ou quelqu'un d'autre ne la fermait pas comme il fallait, un ecriteau vous donnait un avertissement: «Levez la main droite . lb» Ses instructions pour atteindre le lac, polycopiees å la banque et remises aux visiteurs eventuels, constituent sans doute le chef-d'oeuvre des innombrables directives de Gordon: 1. Traversez le pont inter-provincial et tournez å droite sur la route 8. 2. N'empruntez pas River Road ... tournez å gauche sur la route oil vous verrez un ecriteau blanc avec l'inscription «piste de course du cheval blanc» (elle est un peu salie å l'heure actuelle å cause des reparations) .. . 3. Notez votre kilometrage et continuez tout droit. 4. Points de repere: a) A environ 2,9 milles, il y a une tranchee parallele å la route — ne tournez ni å gauche ni å droite, mais suivez la tranchee. b) A environ 4,8 milles, il y a une croisee de chemins — continuez tout droit meme si la route devient un peu rocailleuse. REMARQUES: Au commencement du printemps, il y a un court tronson de cette piste en rondins qui n'est pas de tout repos — faites bien attention å votre voiture et allez-y lentement. c) A environ 7,4 milles il y a une colline assez abrupte — grimpez-la.

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d) Autre route possible: A 8,3 milles, il y a une fourche dans la route. Vous n'avez qu'å suivre celle que vous voulez. Premier choix: La route qui va tout droit en longeant la ferme des Masson devient plutöt cahoteuse. Passez en deuxieme et ne

faites pas bondir vos amortisseurs, vous n'aurez alors aucun probleme (certains troncons de cette route deviennent boueux au printemps et j'y suis tombe en panne une fois ou deux. Si vous tombez en panne, marchez jusqu'å la ferme des Masson et empruntez leurs chevaux). Deuxieme choix: Au lieu d'aller tout droit, empruntez la route a gauche ... il y a une petite cote tres abrupte qui n'est pas en tres bon etat; il y a souvent des pierres qui degringolent. Cependant, vous n'aurez pas d'ennuis si vous restez en deuxi e me ... A 8,8 milles de lå, vous verrez un chalet avec un ecriteau qui dit: «Chez-Moi», une vraie horreur (quel que soit le temps, ce chemin est tres dur et rocailleux, ne vous enlisez pas.) e) Le chemin n'est pas long entre la route principale et le chalet, mais comme la pente est tres forte mieux vaut l'attaquer en deuxieme. Au commencement du printemps, prendre un bon élan. f) Avertissez de votre arrivee des que vous verrez un chalet assez bas å droite au moment oa vous approchez du lac. Klaxonnez!' 7 Malgre les difficultes qu'il annoncait, le document ne semble pas avoir rebute les visiteurs. Pendant les week-ends, la maison des Gordon etait habituellement pleine et des visiteurs eminents y logerent. Sir Stafford Cripps pouvait se vanter d'avoir entrepris ce voyage en compagnie d'un des pires chauffeurs du monde. Celui qui å l'epoque etait president de la Banque Nationale de Nouvelle-Ecosse, Sir Alexander Ross, grimpa «dans un vieux tacot que Gordon gardait å son usage — il suffisait de parcourir ces routes pour savoir pourquoi'8». Une fois rendu å bon port, et installe dans l'un des deux chalets, il decouvrit le charme du lac, le goat de Gordon pour les recitals d'accordeon jusqu'aux petites heures du matin; et le Neo-Zelandais qu'il etait fut renverse d'apprendre que son hote ne savait pas nager. «On pouvait le voir au milieu du lac, assis sur une vieille chambre å air, les genoux en l'air. Vraiment, Donald aimait la vie. Il avait l'air d'un grand adolescent plutöt gauche1°.» Mais ce grand garcon gauche etait aussi un homme tres trouble. Au commencement de 1949, il avait atteint quarante-sept ans et il abordait une etape decisive de sa carriere. Fort apprecie å la Banque du Canada comme le deuxieme fonctionnaire en importance, il n'en etait nullement pour cela indispensable. Cela froissait sa vanite et n'adoucissak gu e re son caractere. Et pourtant, il jouissait d'un dossier personnel

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brillant, d'une reputation solide å travers le pays; et il occupait un poste dont ('importance aurait satisfait les hommes les plus ambitieux et oü les occasions de reussir ne manquaient pas. De fait, c'etait pre'cisement les nombreux choix qui s'offraient å lui qui l'exasperåient car il ne parvenait pas a prendre une decision. «Je pense, dit Joe Barter, qu'il voulait quitter Ottawa20», et les occasions ne manquaient pas de le faire. Une perspective commenca a lui sourire des le milieu de ('annee, celle d'un emploi aupres de la Banque internationale pour la reconstruction et le developpement. On lui avait fait une offre ferme å la vice-presidence de la banque, avec la possibilite d'en devenir president dans les deux ou trois annees qui suivraient. Comme il le nota lui-meme par la suite: »Entre autres choses, non seulement cela aurait-il represents une mission interessante et stimulante, mais les revenus auraient ete elevos, libres d'impöts sur le revenu, quels que soient les pays oü se trouvaient les membres de la banque21.» S'il avait ete pret å quitter le Canada comme il l'etait å quitter Ottawa, il aurait sans doute saute sur celle offre. Mais il avait tellement investi de lui-meme dans son pays d'adoption qu'il retardait sa decision, reculait, hesitant a tout laisser. Cette decision le rongeait sur un autre plan, il pensait a Maisie et aux garcons. D'une fawn ou d'une autre, quand il faisait le bilan de ses reussites et de son prestige, il savait que sa famille les avait payes assez cher. Donnie, tout brillant qu'il etait, avait dü reprendre sa derniere annoe de high school et il etait entré a l'universite Queen's, malheureux et trouble. Michael, maintenant age de treize ans, tenait bien ses promesses de garcon a problemes. «J'y etais plonge jusqu'au cou ... je me suis fait prendre avec une bouteille de scotch dans mon casier a l'ecole — je devais avoir neuf ou dix ans ... meme si on s'etait contents, mes amis et moi, de renifler l'intorieur du bouchon ... A Lakefield, je me mis vraiment dans le petrin et on m'invita a ne pas y remettre les pieds ... On me decouvrit dans une hutte au fond des bois, avec une carabine 22, deux melle balles, trois bouteilles de scotch, une cartouche de cigarettes et je ne sais quoi encore ... j'etais en train de recevoir des jeunes felles de Lakefield ... j'avais l'habitude de me sortir du petrin avant que mon pore ne l'apprenne mais bien entendu, tot ou tard il decouvrait le pot aux rosesz2.» Mais une chose etait pire que la dissipation de l'enfant prodigue (apres tout, le temps effacerait cela), c'etait 1'etat de Maisie. Fatiguee elle aussi d'Ottawa, et n'ayant plus grand chose pour I'y occuper, elle adorait le lac Luster. Pendant ('ete de 1949, qui devait gitre la derniere annee oü la familie passerait fete ensemble, elle s'affaira å l'ouverture des deux chalets des que disparut la derniere neige. Elle ressentait le meine besoin que son marl d'avoir des gens autour d'elle, d'être entouree de gaiete et d'activites de toutes sortes, sans compter bien sur

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ce desir febrile de se lancer dans le travail. Et pourtant, ses sinus continuaient å la faire souffrir. Elle luttait contre la douleur avec courage mais elle abusait des comprimes, ce qui nuisait å son cceur. Elle souffrait d'epuisement, d'anxiete; dans le fond de son cceur, elle avait le sentiment detre une femme qui ne s'etait pas realisee et elle vivait au-dessus de ses forces. Quand telles-ci cedaient, ses nerfs la trahissaient et son mad aussi reagissait avec impatience. Ce vieux probleme engendrait chez lui les memes reactions; il se sentait impuissant å l'aider, il refusait d'admettre cette impuissance; enfin, son sentiment de culpabilite et ses coleres finissaient par lui cacher le probleme. Il voulait pour ses fils la reussite, mais telle que lui-meme la concevait. Cet ete-lå, sa navette quotidienne entre Ottawa et le chalet sur cette route detestable ne l'aidait pas a s'affranchir de ses problemes personnels qui s'ajoutaient å ceux de sa femme et de ses fils. Comme d'habitude, de nombreux invites continuaient å peupler les week-ends; ils revenaient chez eux en relatant les incidents qui continuerent å nourrir sa legende. Ce non-nageur avait ameliore son confort, sinon son style, grace a sa vieille chambre a air. «Vous devriez voir Donald maintenant, avait dit un Torontois å Byrne Hope Sanders å son retour du lac. Il s'est amenage un hamac qui flotte sur le lac — il s'installe dedans en maillot de bain, un toit sur la tete pour le proteger du soleil et il se laisse deriver avec sa precieuse bouteille23.» L'oncle Jack, que les bienfaits de la reussite attiraient comme la flamme attire les papillons, demeurait tres attaché a son frere mais tres peu å Maisie. Sa compagne de quinze longues annees qui l'accompagnait dans ses visites au lac n'etait pas de nature a rendre ces rencontre plus plaisantes. .Quand mon pere et Jack jouaient aux dames, se rappelle Donnie, c'etait une guerre totale et la confiance rennait å tel point entre les joueurs que ni l'un ni l'autre n'osait lever les yeux du jeu un seul instant. Quand Jack voulait prendre un verre, il n'avait qu'a battre du pied une fois et sa dame accourait avec un verre (le scotch. Quand mon pere essayait d'obtenir la meme chose de ma mere, c'etait l'echec total. «Ton maudit scotch est lå-bas, disait-elle, si to vieux t'empoisonner, va te servir toi-meme''.» Mais, pour les garcons, c'etait les jours de semaine qui etaient les plus moroses. Ni l'un ni l'autre n'etait au courant des ennuis et des conflits que subissait leur pere au bureau, ni d'ailleurs des souffrances de leur mere malade. Mais la situation rendait les deux fort malheureux et ils en conserverent longtemps la cicatrice dans leur cceur. «Ils se battaient comme des chats, relate Donnie. Å chaque fois qu'il arrivait å la maison le soir, mon pere s'enivrait et ma mere prenait toute la journee pour sortir lentement de l'euphorie des somniferes en se regardant dans le

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miroir; ils s'invectivaient l'un l'autre et c'etait des scenes continuelles. Je tentai cet ete-lå de quitter la maison, simplement pour echapper å une situation intenable, mais il sauta dans sa voiture et me ramena chez

moil'.»

«Je pense dit Michael, qu'il a fait beaucoup de mal å Don, psychologiquement parlant. Comme j'etais beaucoup plus jeune, j'avais tendance å eviter les confrontations et a me meler le moins possible de tout cela26.» Cependant, dans la vie de tous les jours autour du lac, il n'y avait pas moyen d'echapper vraiment å cette atmosphere creee par une mere nerveuse et malade, et un pore aux coleres tenaces; la situation d'ailleurs atteignait un point culminant. Avec le recul du temps, Donald se rappelle cette époque comme une suite ininterrompue de soirées toutes semblables. «Il venait d'Ottawa — dix-huit å vingt milles — cinq soirs par semaine. Nous mangions å sept heures et des huit heures trente il etait ivre — il avalait douze onces de scotch avant le diner et il continuait å boire durant le repas, et presque exclusivement du scotch. Il y avait lå ma mere, mon frere et moi-meme et souvent un invite. Il arrivait souvent que personne ne s'occupe de l'invite, ce qui etait excessivement embarrassant. Mon pore choisissait habituellement une cible pour la soiree — des fois c'etait ma mere, des fois c'etait moi — Michael en etait moins souvent victime car il etait tres jeune et se mettait au lit assez tot. C'etait devenu presque un sport d'essayer de se defiler et de quitter la salle a manger — j'y reussissais parfois en me lancant sur la vaisselle. «Quelle que solt la victime, il ne la liichait pas de la soirée — on voyait que ca l'avait pris å un signe qui ne mentait pas; sa levre inferieure se decouvrait agressivement, il avait l'air de plus en plus mechant et ca durait jusqu'å ce qu'il aille se coucher ou jusqu'a ce que nous le mettions au lit.» «Mais, chose curieuse, on aurait dit que mon pere et ma mere etaient predestines a vivre ensemble, ils s'engueulaient quand ils etaient ensemble, mais ne pouvaient supporter la separation. Je me souviens de certains samedis soirs oü on en venait presque aux mains — et meme un soir, il se precipita vers la hache suspendue au mur, en titubant, en tombant sur les genoux et en proferant des menaces inintelligibles, il etait completement ivre — et pourtant le dimanche matin, quand mon frere et moi rentråmes de l'autre chalet, le bonheur regnait; tout semblait oublie. Et effectivement, pour lui, tout etait oublie — j'ai fini par mieux comprendre cet homme terrible — il ne se souvenait absolument pas de ces incidents epouvantables. Et d'ailleurs, il n'en etait pas marque. Tous les matins, des sept heures et quart, il

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etait rase, tire å quatre epingles, et pret å partir. Il disait toujours qu'il arrcterait de boire le jour oft il ne pourrait plus se rendre au bureau å temps27 » A la fin de fete, Maisie etait de retour å Ottawa et au bord de l'effondrement total. Son etat cardiaque etait devenu plus serieux, elle entra å l'höpital en septembre et c'est alors que son mari commenca å envisager serieusement une decision majeure. Les deux se rendaient bien compte qu'ils en etaient arrives å une impasse; il leur fallait un changement radical. Le poste offert å la Banque mondiale etait encore disponible et il semblait pouvoir regler bien des problemes. Le prestige, ('autorite et les avantages financiers qu'il conferait devraient pouvoir canaliser l'energie du banquier et donner un vrai sens å sa vie. Un nouveau milieu pourrait fort bien aider Maisie å recouvrer la sante. Si Gordon etait toujours pret å relever un defi, elle-meme avait toujours accueilli les changements avec une dose redoublee d'energie. La seule ombre au tableau, c'etait l'idee d'avoir a quitter le Canada; en contrepartie, ils seraient liberes des ecueils au milieu desquels ils se debattaient å Ottawa. C'est ainsi qu'å la-fin de septembre, preoccupe, sans grand enthousiasme, et pour une fois aussi inquiet de l'etat de sa femme que de lui-meme, Gordon prit la decision d'accepter. Pendant ce temps, tout a fait en dehors de sa competence, d'autres choses se tramaient. Pour Louis Saint-Laurent, premier ministre depuis 1948, pour C.D. Howe qui etait passé au ministere de l'Industrie et du Commerce et pour Lionel Chevrier, alors ministre des Transports, les Chemins de fer Nationaux du Canada etaient devenus un probleme majeur. Ce reseal' complexe et immense, qui ne s'etait jamais remis des pressions creees par son exploitation en temps de guerre, avait besoin d'un rajeunissement complet. Les equipements etaient uses, les effectifs vieillis, et il etait menace de nouveau par d'enormes deficits. Tous ces problemes surgissaient au moment oil celui qui dirigeait les destinees du chemin de fer, Robert Charles Vaughan, etait sur le point de prendre sa retraite. Parmi les nombreux hommes fort competents qui avaient fait carriere dans les chemins de fer et qui semblaient logiquement dans la ligne de succession, il ne s'en trouvait pas un qui fut l'homme ideal, du moins de l'avis des chefs politiques. Ses quelques quatre-vingts compagnies distinctes, et les trente-trois mille milles de rails de son reseau formaient un empire desuet, sclerose dans ses vieilles methodes, ecrase sous les dettes et sous les frais fixes d'une capitalisation etablie au petit bonheur. Depuis que tette entreprise nationale avait ete båtie, en commencant par Mackenzie et Mann, le jeu politique y avait commis ses pires ravages et pour la remettre sur pied, meme le travail d'experts des chemins de fer ne suffirait pas. Jack Pickersgill, qui avait assiste å plusieurs discussions

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lå-dessus, avait tres bien résumé la situation: «Monsieur Saint-Laurent etait d'avis que le CN etait devenu tellement replie sur lui-meme que rien de bon n'en sortirait å moins qu'on ne le secoue28.» Vaughan consentait å rester et il etait meme tres desireux de le faire mais on ne jugeait pas qu'il avait la fermete necessaire pour effectuer les changements requis. D'autres noms circulaient dans les coulisses d'Ottawa mais pour Gordon, ce poste se situait encore en dehors de son champ d'action possible. II ne pensait nullement aux chemins de fer, il pensait Banque mondiale et il s'appretait a accepter le poste international. «Cependant, moins de quarante-huit heures avant que je donne mon accord final, on me pressentit pour prendre la succession comme president du conseil et directeur general des Chemins (le fer Nationaux du Canada`'.» Comme il le consigna par la suite, celui qui le pressentit etait son ami H.J. Symington, administrateur superieur au sein du conseil. On debattait de ce choix depuis un certain temps a Ottawa et å Montreal, et il avait donne lieu å de nombreuses discussions car le poste faisait !'objet de fortes convoitises. Tout cela s'etait fait dans le secret le plus complet et, a !'exception de quelques inities, personne n'avait songe å Gordon. Norman MacMillan, qui etait alors vice-president et conseiller general des Chemins de fer nationaux, se rappelle que Symington, l'air de rien, lui avait pose quelques questions. «Herbie m'avait demande si je connaissais Gordon, ce que j'avais entendu dire de lui, etc., mais c'etait tout. D'ailleurs, je n'y avgis pas attaché d'importance30.» Mais l'affaire commenca a se preciser et apres quelques entrevues, ce choix fut confirme. Cette candidature mise de !'avant par Symington, jouissait de 1'appui du Premier Ministre et de celui de Howe et de Chevrier. Celui qui avait failli devenir un banquier international etait pressenti pour diriger une entreprise de chemins de fer et on faisait appel å son sens du devoir. On faisait pression pour qu'il accepte ce poste qui n'etait pas de tout repos, «et surfont monsieur Saint-Laurent, qui affirmait que mon depart du Canada ne servirait pas l'interet public"». L'histoire se repetait encore une fois, comme dans les anciens jours å la Commission des prix, il se voyait offrir un poste seme d'embüches mais on lui donnait carte blanche. Il rendit visite å Maisie å I'höpital et on ne discuta pas longtemps. En demenageant å Montreal, on echappait å Ottawa et ce changement å lui seul justifiait une acceptation. Ses emoluments de cinquante mille dollars par annee en tant que president du conseil et directeur general du chemin de fer representeraient å peine plus de la moitie de ce qu'il aurait gagne å la Banque mondiale. Par contre, il resterait un Canadien etabli au Canada, il aurait un travail immense å abattre et sans conteste, il serait le chef supreme. Cette idee eut sur Maisie l'effet d'un choc electrique, elle en fut presque retablie. Elle se retablirait completement,

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du moins elle le pretendait, voila la cure dont elle avait besoin. Et sur ce, la decision fut prise. Durant la premiere semaine d'octobre, les bulletins de nouvelles du soir firent etat d'une rumeur en provenance d'Ottawa selon laquelle Donald Gordon serait nomme å la tete des Chemins de fer nationaux. Vaughan n'en croyait pas ses oreilles, ni ceux qui convoitaient le poste; mais un des administrateurs qui n'etait pas en lice, MacMillan, bien que surpris, se declarait moderement content du choix. Bien stir, ayant lui-meme fait carriere dans les chemins de fer, il ne pouvait s'empecher de sympathiser avec ses superieurs et de partager leur ressentiment et meme leur consternation. On avait balaye de la main de longues annees de service et des connaissances specialisees tres complexes; cet ex-banquier, ancien tsar de la Commission des prix s'emparait d'un nouveau champ d'action. Et pourtant, inexorablement, la roue continua de tourner. Le 11 octobre, Vaughan convoqua une séance du conseil d'administration puis sortit immediatement de la piece. Symington prit la parole et fit une declaration presque brutale tant elle etait succincte. «Nous sommes ici pour are un president, et vous savez tous de qui il s'agit.» Un long silence accueillit ses paroles, et quelqu'un prit la parole: «Herbie, faut-il qu'il en soit ainsi?» — «Il faut qu'il en soit ainsi.» — «Bien. Dans les circonstances, je propose que Donald Gordon soit nomme president des Chemins de fer Nationaux du Canada".» Vers quinze heures, cette proposition etait approuvee et inscrite aux livres de la compagnie. A 15h10, Symington contactait C.D. Howe par telephone. La double nomination du president du conseil relevait, elle, du gouvernement et elle devrait gitre confirm@@ par un arrete en conseil qui fut pris plus tard dans l'apres-midi: Chevrier se leva en Chambre; le ministre des Transports annonca que R.C. Vaughan demissionnait comme president du conseil et directeur des Chemins de fer Nationaux du Canada, a compter du le* janvier 1950. Donald Gordon, qui avait ete elu comme president a partir de la meme date, avait ete confirm@ dans son poste de president du conseil et sa nomination avait ete ratifiee par le Cabinet. Au debut de novembre, Maisie etait sortie de l'höpital, un peu fragile mais les joues enfievrees par l'enthousiasme et prete a faire face a ses devoirs comme femme du grand homme. En decembre, une familie Gordon un peu deracinee s'installait au Chateau Laurier et les garcons se joignirent a leurs parents pour le temps des fetes. Michael estime, lorsqu'il se rappelle cette époque, que cette nouvelle orientation dans les destinees de la familie semblait avoir rajeuni son pere et sa mere. «On faisait table rase du passe, ils entrevirent une nouvelle vie qui pointait a l'horizon33.»

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Mais tout d'abord, le titulaire å la presidence de ['entreprise devait se rendre å Montreal oil il fit son apparition dans une atmosphere glaciate. MacMillan se rappelle bien l'occasion: «Vaughan me demanda de l'accompagner å la gare afin de rencontrer Gordon. Au retour, Vaughan monta devant et me laissa m'asseoir derriere, seul avec Gordon. Le trajet jusqu'au Club Mount Royal se fit presque en silence, on nous servit le dejeuner et apres un minimum d'allocutions d'usage, ce fut le retour plutöt sinistre au bureau. Gordon passa le reste de la journee avec Vaughan mais il n'y avait aucun rapport entre les deux. Je pense qu'il ne remit jamais les pieds dans l'edifice jusqu'au jour oü il devint president34.» Par contraste, les ceremonies de depart furent chaleureuses, surtout le diner offert au Chateau Laurier par Graham Towers. Assis autour d'une grande table en fer å cheval, il y avait lå environ soixante invites dont plusieurs etaient d'anciens amis de la banque, d'autres de la Commission des prix et, personnages enigmatiques parmi eux, quelques cadres superieurs des chemins de fer. Its se departirent peu å peu de leur reserve, la nourriture, les libations et les discours aictant; et, bien sin-, les chansons en chceur. Gordon etait vraiment A son mieux et bien peu furent ceux qui purent lui resister, du moins ce soir-lå. Les presentations et les discours s'etaient succede et l'invite d'honneur, avec une parfaite bonhomie, exploitait la situation å son avantage. Et au moment où on portait les derniers toasts et que les invites commen~aient å partir, il etait completement lance. Arborant une casquette de chef de train, un foulard de mecanicien de locomotive enroule autour du cou, il se promenait parmi les derniers invites, son bidon lubrifiant å la main — plaque argent pour la circonstance — rempli jusqu'au bord de scotch, il remplissait les verres d'un air beat.

CHAPITRE

«La Aire annee de ma vie» a familie Gordon s'installa a l'hötel Windsor a Montreal pendant la jderniere semaine de decembre 1949. Son arrivee fut saluee par un barrage de publicite et dans une photo de groupe, on voit le pere de familie arborant un large sourire et une expression volontaire, la mere route radieuse et souriante, et de beaux garcons a l'air enthousiaste. Comme toujours quand les Gordon entreprenaient une nouvelle etape dans leur vie, ils s'y jetaient tete baissee. Quant aux cadres du CN, ils avaient probablement déjà pressenti ce qui les attendait. Sans compter le banquet donne par Towers au Château Laurier, l'hötel avait ete la scene d'autres incidents mettant en vedette le nouveau president. Un soir ou deux avant son depart pour Montreal, il avail passé la soirée en sympathique compagnie dans une chambre de l'etablissement avec David Mansur et quelques-uns de ses vieux amis. Le scotch coulait å Hots et les chansons faisaient resonner les murs si bien que certains voisins de palier s'etaient plaints a la direction et n'y tenant plus, le detective de la maison s'etait resolu a voir ce qui se passait. Le directeur adjoint de l'hötel priait instamment ces Messieurs de baisser un peu la voix, leur dit-il. Le nouveau patron des chemins de fer, qui par le fait meme etait aussi le patron de l'hötel, ne s'en etait pas fait pour si peu et avait invite le detective a se joindre a eux. I1 lui avait verse un verre, lui avait passé le bras autour des epaules et avail attaque une autre chanson. Cette recrue refractaire participait a contrecceur, mais Gordon faisait preuve d'une grande comprehension. S'enquerant avec sollicitude du nom du directeur adjoint, il appela ce dernier au telephone et le remercia chaleureusement pour l'interet qu'il avail manifeste. Il y avait pourtant un probleme: «L'ami que vows nous avez depeche est un bien gentil garcon et il nous est tous tres sympathique, mais il y a un probleme, on a besoin d'un tenor et c'est un baryton.»

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A Montreal, au fur et a mesure qu'approchait la date de son entree en fonctions, un programme de ceremonies officielles se dessinait dejå. Mais l'ambiance y etait tout autre, et Gordon devait y participer dans un etat d'åme bien different. Vaughan avait admis publiquement et les journaux en avaient fait des manchettes, qu'une penurie de charbon menacait les chemins de fer. Ce fut le vice-president aux achats et aux magasins qui eut la malchance de porter la mauvaise nouvelle å Gordon le dernier jour de decembre. Selon E.A. Bromley: «Personne ne lui avait dit — je dus le faire — qu'å partir du 9 janvier il nous faudrait reduire le service-passagers de 25 pour cent2.» Le charbon utilise par les chemins de fer, achete å terme, etait habituellement transports en ete et en automne et emmagasine dans la region des Grands Lacs, dans les ports du lac Erie et dans des points d'entrepöt moins importants å l'ouest. Cette annee-lå, toutes les reserves etaient tres basses. Vaughan, comparant le coüt des inventaires par rapport å son evaluation du marche, avait pretendu pendant tout l'ete que les prix du charbon etaient eleves et devraient necessairement baisser. «A chaque annee c'etait la meme chose, de relater Norman MacMillan, il s'agissait pour nous de deviner la situation et cette fois-ci, notre instinct nous servit mal3.» Renversant les predictions qui voulaient qu'il y ait une baisse des prix, une greve des mineurs du charbon aux Etats-Unis entraina une hausse des prix, ce qui fut presque un desastre. Bromley, qui sut å encaisser cet apres-midi-lå une scene du genre de telles qui deviendraient caracteristiques de Gordon, avait sue sang et eats å cause de la situation depuis trois mois. Son calvaire devait durer encore trois mois avant que le service normal ne reprenne, et ses relations avec le nouveau president commencaient tres mal. Et Gordon lui aussi partait du mauvais pied. Le banquier echaude qui prenait en main cette immense entreprise de chemins de fer serait jugs sur son premier geste, qu'il lui soit dicte ou non par les circonstances. De nombreux journaux et quelques voix parlementaires s'eleveraient pour l'accuser de couper le service d'un quart en sacrifiant les interets des passagers å une question de rentabilite. Il commenca sous ces auspices, et certains efforts de relations publiques qui manquaient nettement de subtilite ne firent rien pour ameliorer son humeur. Le dimanche let' janvier, il se rendit en compagnie de Maisie a une reception donnee en l'honneur des employes du chemin de Ler et de leurs femmes et qui avait lieu dans le salon rose de l'hötel Windsor. On attendait plus de quatre cents invites, il n'en vint que quelque trois cents, probablement, selon MacMillan, å cause du tres grand froid qui sevissait mais surtout parce que les employes du chemin de fer, comme n'importe qui d'ailleurs, «n'aiment pas sacrifier leur Jour de l'An4». Ce fiasco relatif n'etait chi qu'å une

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mauvaise planification, mais apres la chaleur qui avait marque des rencontres semblables å Ottawa, cela presageait mal pour Montreal. Parmi les visites officielles prevues pour le Jour de l'An, il devait aller saluer l'archeveque catholique de Montreal et l'eveque anglican. L'agence nationale de presse annoncait que le premier bebe å voir le jour en cette nouvelle annee etait ne a Kamloops, en Colombie britannique, et qu'il avait ete baptise Donald Gordon Smith. Ce soir-lå, en empruntant le ton de ses allocutions du temps de la guerre, le nouveau president des Chemins de fer nationaux s'adressa au pays par la voix de la radio. II prenait la parole, dit-il, comme chef de la plus grande familie canadienne, celle du Canadien National; son travail serait de promouvoir 1'interet public. Le lendemain, il prit la parole tors d'un dejeuner au club Saint James; et chaque jour et chaque soir, au cours des six semaines qui suivirent, furent marques par des visites des cours de triage, de seances de photographie oü il figurait au contröle d'une locomotive avec un casque de mecanicien sur la tete; receptions, bals, signatures de livres d'or, se suivaient dans une ronde echevelee dont Maisie n'etait jamais absente. Elle adorait ces activites et il semblait a Gordon qu'elles lui faisaient du bien. Le 10 fevrier, lors d'une interview avec Ethel Tiffin du Star de Montreal, elle semblait avoir repris toute sa vivacite et son dynamisme — «franche, diserte, avec un sens de ('humour ... une personnalite chaleureuse, sa compagnie est tres agreable5». C'est å cette époque qu'elle informa son marl que le seul jour du mois oü ils fussent libres de tout engagement etait le 29 fevrier. Il repliqua promptement qu'il n'y avait pas de 29 fevrier; ce n'etait pas une annee bissextile. Pendant ce temps-lå, Gordon faisait connaissance avec ses compagnons de travail, et cela se deroulait dans une atmosphere incertaine que n'avait pas amelioree la reception du Jour de l'An. Il y avait quatorze vice-presidents, dont quatre etaient presque å la retraite et qui etaient tous des figures nouvelles pour lui. Le president sortant, Vaughan, s'etait totalement dissocie du chemin de fer d es le jour oil il avait pris sa retraite. Un pilier qui restait etait Norman Walton, chef des operations et vice-president general, que l'on avait persuade de retarder une retraite imminente. Des leur premiere rencontre, Gordon l'avait apprecie å sa juste valeur, il le savait indispensable et d'ailleurs, il profita de son appui durant trois semaines. A la fin de l'apres-midi du 20 janvier, Walton lui telephona en l'avertissant qu'il avail un sujet important å traiter avec lui et lui demanda un rendez-vous pour le lendemain matin. A 2h du matin le telephone sonna dans la chambre de Gordon å l'hötel Windsor; Walton venait de mourir d'une crise cardiaque. II n'y avait aucun homme sur qui le president pouvait encore s'appuyer et il n'etait pas sans voir d'ceil tres lucide la mefiance qui avait

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salue son arrivee. Selon Norman MacMillan, «il erigea un mur autour de lui tres rapidement et il etait difficile d'y penetrer. Il ne manifestait de chaleur envers aucun de ses collegues et je pense qu'il maudissait le jour oü il avait accepte son nouveau poste». Mais qu'il le veuille ou non, il etait rnaintenant en place et le grand vide tree par la mort de Walton devait gitre immediatement rempli. Bien que Gordon fat incertain de la valeur reelle de ceux qui l'entouraient et qu'il ne fat pas tres perte å faire confiance aux gens, il prit une de ses decisions å I'emporte-piece. Le 31 janvier, il convoqua tous les cadres qui auraient peut-etre espere remplacer Walton et leur fit savoir qu'il avait pris sa decision. Le nouveau vice-president aux operations serait Stanley F. Dingle, Age de quarante-huit ans, employe d'un niveau plutöt inferieur mais qui avait rempli le poste d'adjoint de Walton. «Si vous avez des objections, declara ensuite le president aux cadres regionaux, sautez dans le train et venez me voir8.» Le lendemain matin, un cadre de la region de I'Ouest penetrait dans son bureau. «Il s'agissait, se rappelle Dingle, d'un homme qui avait fait une belle carriere dans les chemins de fer et dont le dossier å cet tigard etait fort impressionnant. Its causaient tous les deux lorsque je penetrai dans le bureau de Gordon. L'homme de I'Ouest se leva aussitöt, me serra la main en me felicitant. Quand il fut parti, Gordon me lansa un coup d'ceil malicieux å travers ses grosses lunettes: «Vous savez ce qui est arrive?» me demanda-t-il. «Je n'en ai aucune idee.» «Je lui ai dit que vous etiez l'heureux elu, libre å lui d'accepter ca ou non sans rien dire. Je saurais sa reponse des votre arrivee dans le bureau9.» L'immense cabinet du president, situe au troisieme etage de l'edifice des Chemins de fer Nationaux du Canada au 360 rue McGill, etait muni d'un standard aux nombreux telephones, chacun reliant le president avec les huit vice-presidents etablis A Montreal, le reliant aussi avec d'autres cadres et enfin, un par lequel il communiquait avec sa secretaire. Gordon ne se servait que du dernier car il disait: «Je deteste les interphones, ils ne font rien qui vaille pour le moral des troupes ►o » Un homme qui partageait ses vues lå-dessus etait Maynard Metcalf, le vice-president qui devint par la suite son adjoint administratif. Metcalf avait horreur des chichis, repondait lui-meme å son telephone et jugeait tout cet appareillage d'interphones comme une perte de temps. «C'etait un grand standard plein de noms et de numeros — le patron etait oblige de mettre ses lunettes et de se demander «oil diable est celui-ci ou celui-IA?» Cependant, tout tela changea avec la mise en place du nouveau regime. «Quelques jours apres I'arrivee de Gordon, je commencai quand meme å me demander qui etaient les heureux elus que l'on sonnait å l'interphone ... Le troisieme jour, mon telephone sonna et j'y repondis moi-meme comme d'habitude. C'etait

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le president qui etait au bout de la ligne et qui me dit: »Quand vous aurez une minute de libre, j'aimerais vous parler.» Trois ans plus card, j'etais assigne au Departement de la circulation et le premier a me sonner au telephone fut Donald Gordon. «Je voulais simplement m'assurer que to repondais toujours å ton telephone toi-meine".» Mais le matin du ler mars 1950, ce fut l'exception qui confirme la regle. Ce jour-lå, c'est l'interphone de Metcalf qui sonna et quand celui-ci se rendit au bureau du president, il trouva un homme ebranle qui avait l'air de se battre en essayant d'endosser son veston. Depuis deux semaines, Maisie avait semble de plus en plus fatiguee et certains de ses vieux symptömes reparaissaient. 11 y avait eu une serie d'examens medicaux, elle avait passé un jour ou deux å l'höpital mais etait maintenant de retour a l'hötel. Plus tot ce matin-lå, elle avait telephone å Gordon en jubilant; le medecin 1'avait declaree en parfaite sante: «Tout va bien maintenant.» Mais peu avant l'arrivee de Metcalf, il y avait eu un autre appel: on reclamait Gordon au Windsor de toute urgence' 2. «Nous avions entendu dire dans les coulisses de notre division medicale que madame Gordon etait dans un etat grave, relate Stanley Dingle. MacMillan et moi nous rendimes å l'hötel13. Mais déjà, tout etait fini. Notre patron, brise de chagrin, sanglotait desesperement å cöte du corps de sa femme etendue sur le lit. Elle s'etait etouffee en mangeant un quartier de fruit, un spasme s'en etait suivi et son cceur affaibli avait flanche. Gordon etait inconsolable, et dans son imagination gaelique tous les fantasmes et les sentiments de culpabilite d'un quart de siecle de mariage prenaient des proportions enormes et pesaient de tout leur poids sur sa conscience. I1 ne s'en debarrassa jamais completement, il ne fut d'ailleurs jamais le meme homme. «C'est moi ta chance» lui avait souvent dit Maisie, et cela aussi s'etait envole. Il allait tenter de remplir ce sentiment de vide en s'attaquant au travail avec encore plus d'acharnement, et pour se delasser du travail, ferait appel å I'alcool encore plus frequemment. Un de ses freres etait bien loin de deviner le bouleversement qui s'etait opere dans la vie de Gordon et celui-lå n'avait jamais aime Maisie. «Quand ma mere est morte, raconte Donald, Jack sauta dans le premier train en provenance de Toronto et le lendemain matin penetra dans la chambre d'hôtel du Windsor où se trouvait mon pere terrasse par la douleur. »Tu sais Donald, to en es bien debarrasse.» A dater de ce jour, mon pere n'adressa jamais plus la parole a l'oncle Jack14 .» Le 4 mars, le mois de mars le plus froid de l'histoire de Montreal, l'eglise de Saint-André et de Saint-Paul etait pleine å craquer de cadres des Chemins de fer et de vieux amis d'Ottawa qui entendirent

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166 UN GRAND PATRON l'officiant rendre grace au ciel «pour le passage sur cette terre d'un esprit gracieux et gai qui avail eclaire la vie de ceux qui l'avaient connu». Une heure plus tard, Maisie reposait dans le timetiere du Mont-Royal '. Un Gordon solitaire se tourna alors vers son seul refuge, le travail aux chemins de fer. Depuis l'epoque de Sir Henry Thornton, premier genie a diriger les destinees du chemin de fer gouvernemental, une démarche penible incombait regulierement au president: c'etait de comparaitre devant le Comite permanent des chemins de fer et de la marine marchande. C'etait la prochaine epreuve å laquelle devrait se soumettre Gordon. Sous les pleins feux de la publicite, et devant un groupe de deputes parmi lesquels on relevait les critiques les plus acerbes de l'opposition, il lui fallaft soumettre son rapport annuel, justifier chaque erreur commise pendant l'exercice financier et justifier les plans d'avenir. L'extreme formalite de la ceremonie etait toujours teintee d'opportunisme politique et marquee de frequentes vendettas; et souvent, tout cela tournait a la farce. Quelque penible que soit cet interrogatoire, le president pouvait toujours se dire que le budget de son entreprise n'etait pas directement affecte; celui-ci etait soumis å l'approbation du Cabinet puis depose a la Chambre des communes. De l'avis de Dingle, coriace praticien des chemins de fer qui voyait d'un peil sardonique le travail fait par le comite, «ce n'etait qu'une perte de temps .. . evidemment, ils essayaient de trouver toutes les saletes possibles mais il n'y en avait pas un qui connüt assez bien son sujet pour pouvoir poser des questions pertinentes ... Un depute de Tombouctou demandait pourquoi il n'y avait pas d'eau courante dans la toilette de sa gare locale, tandis que celle d'un depute d'un comte voisin en etait dotee, et ainsi de suite' ». En tout cas, l'examen par des representants du peuple d'une entreprise appartenant å l'Etat, qui representait des milliards de dollars en investissement et dont le deficit s'elevait a quelque quarante-deux millions de dollars, etait une affaire serieuse et me' me necessaire. Devant commencer le 24 mars 1950, il exigeait que l'on rassemble des montagnes de documentation car personne ne pouvait prevoir sur quel secteur se porterait l'attention des deputes. Metcalf se rappelle que, comme d'habitude, «on courait partout au siege social»; et c'est a cette occasion que bien des cadres superieurs purent voir leur nouveau president a l'ceuvre. Its en furent impressionnes. Encore etourdi par la perle de Maisie, abattant seize heures de travail par jour et passant la moitie de ses nuits a boire, il s'attaqua ferocement aux multiples problemes de l'entreprise. «Il absorbait l'information comme une eponge», se rappelle Bromley. «Jamais il n'essayait de bluffer. S'il ne

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savait pas quelque chose, il le demandait. «Attelage? demandait-il, qu'est-ce qu'un attelage?» — il pouvait interrompre la conversation une douzaine de fois, jusqu'å ce que le jargon des chemins de fer lui penetre dans la tete17.» II fut plutöt reiractaire å la suggestion qui lui fut faite de partager avec d'autres cadres la tåche de soumettre le rapport. A titre de president de la Commission des prix, il avait accumule beaucoup d'experience sur les comites parlementaires; il dirigeait maintenant les Chemins de fer Nationaux du Canada et en tant que responsable, il avait la ferme intention d'etre celui qui donnerait les reponses. Lors de son premier retour å Ottawa, il etait flanque seulement du vicepresident responsable de la division de la comptabilite, et de Stanley Dingle, son chef d'operations. Norman MacMillan avait toujours accompagne Vaughan a titre de conseiller general de l'entreprise. Mais, pensait Gordon, un quart de siècle d'experience dans les chemins de fer ne pouvait contrebalancer le desavantage d'exercer la profession d'avocat. «Donald jugea immediatement que le gars qui dirigeait le service juridique n'avait rien å faire devant un comite parlementaire qui s'interessait aux comptes de l'entreprise. A sa premiere apparition devant le comite parlementaire, il pensait encore qu'il ne serait question que d'arithmetique; et il ne se rendit pas compte de l'erreur qu'il avait faite. Cela lui causa une foule d'ennuis tres serieux18.» Les ennuis de 1950 n'etaient que de bien modestes presages des veritables tempetes qui eclateraient lors de rencontres futures. Pour l'instant, prenant en consideration le deces de Maisie, les parlementaires avaient fait preuve d'une grande delicatesse en off'rant de retarder les audiences afin de donner plus de temps au president. Gordon declina; avec sa boulimie du travail, il commencait déjà å s'attaquer au cceur des problemes. En 1949, le CN enregistrait un surplus de quatre millions de dollars dans ses frais nets d'operation, mais des frais d'interets de quarante-six millions sur la dette avaient entrain@ un deficit d'importance. Cet etat de fait avail marque presque toute l'histoire de la compagnie. Ayant ete creee pour des considerations d'ordre politique et compte tenu de diverses exigences nationales, l'entreprise chancelait sous une dette d'un milliard cinq cent trentetrois millions de dollars, dont plus de la moitie representait le coin d'acquisition de lignes de chemins de fer insolvables. Ce n'etait nullement a cause de leur rentabilite qu'on en avait fait l'acquisition et qu'on les exploitait, mais bien parce que l'on avait suppose que I'int@ret public exigeait leur maintien. Si tel @fait le cas, de l'avis de Gordon et d'ailleurs de tous ses predecesseurs, le pays tout entier devrait en partager le fardeau. Le CN, qui de toute fawn @fait la propriet@ du

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public, devrait eire exploite selon des normes de rentabilite et on devrait en reviser la structure financiere de facon å mieux repartir le poids de la dette. Le vendredi 24 mars, il comparut devant le comite, precisement dans cette grande stille parlementaire oü il avait comparu neuf ans auparavant comme president recemment nomme å la tete de la Commission des prix. Trois mois auparavant, il avait confie aux journalistes que la seule chose qu'il connaissait des trains, c'etait que les couchettes des wagons-lits etaier}.t trop courtes. Et maintenant, comparaissant devant un auditoire forme de deputes liberaux plutöt sympathiques, d'ennemis en puissance parmi les deputes conservateurs et de critiques encore plus dangereux, les deputes du CCF, il lui faudrait titaler le bilan et expliquer le mecanisme de son entreprise. De facon generale, il s'en tiry assez bien. Son argumentation å I'appui d'une revision des structures financieres de l'entreprise relevait d'un domaine qu'il connaissait bien; fake de facon magistrate, elle fut bien accueillie. On ecouta d'une oreille sympathique et mane approbatrice les explications qu'il formula sur certaines mises å pied ainsi que sur l'embauche, sur la carence de certains services et sur les problemes de la vallee du Fraser en Colombie britannique. Il traita des eboulis survenus dans cette region tout a fait dans le style Gordon. «Parlant a titre d'amateur, et par consequent connaissant å fond mon sujet», il fit valoir qu'il en coüterait quelque cent soixante-quinze millions de dollars pour corriger une ancienne erreur. Lå oil le Canadien Pacifique await decide de franchir les montagnes en construisant une voie ferree tres accidentee, le CN avait choisi de contourner le pied de la montagne. «L'ennui, c'est que toute la maudite montagne nous tombe dessusl".» Son message d'adieu au comite, formule le 30 mars, etait fait clans une veine qui n'allait pas se repeter. «J'imagine que les membres du comite ne se rendent pas compte de la tension nerveuse å laquelle est soumis tout temoin qui comparat devant ces assises, quelle que soft sa reputation de dur a cuire ... La fawn dont vous avez ecoute mon temoignage, la parfaite courtoisie de vos questions et les considerations dont on m'a entoure en ont fait une experience parfaitement agreable pour moi. Je vous en remercie bien sincerement`'0.» Il faut avouer que le moment le plus agreable pour lui fut sans doute celui oil on le libera. Un vieil ami de Gordon transfers a Ottawa par la Banque de Nouvelle-Ecosse, Tom Boyles, l'avait rencontre dans le hall du Chateau Laurier, en pantoufles. II les portait encore au moment oil il prononca son discours d'adieu au comite, et pendant la plupart de la periode des repas, le president du CN etait assis dignement, les pieds dans une cuvette remplie d'une solution analgesique. La tension des audiences du comite parlementaire, aboutissement d'un mois tres

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ardu, l'avait presque pousse å sa limite. «Au bout des premieres vingt-quatre heures, raconte Norman MacMillan, il lui fut impossible de mettre ses souliers. Une reaction nerveuse lui avait fait contracter une mycose et la douleur et les demangeaisons le rendirent presque fou. Ce fut un vrai supplice pour 1ui21.» Une fois les séances du comite sessionnel terminees et le budget du chemin de fer approuve, il dut entreprendre une tournee du reseau de la compagnie. Il lui etait evidemment impossible de parcourir chaque kilometre de voie ferree, mais mene les lignes principales couvraient å elles seules le Cap-Breton et Terre-Neuve, atteignaient Vancouver a l'ouest, Prince Rupert au nord et, au sud, allaient jusqu'å Chicago. Les voyages vers le sud, vers l'ouest et vers l'est se faisaient å partir de Montreal et les ex-presidents de l'entreprise avaient meme parcouru certains Etats americains. «Il etait de tradition que le president soit traite comme une sorte d'empereur en voyage., raconte James A. McDonald, qui etait å l'epoque un nouvel arrive a une position assez modeste dans la hierarchie. «Le president voyageait dans ce qui est communement appele un wagon prive — dans les chemins de fer, on appelle ca une «voiture de fonction» — et il etait accompagne d'un contingent important de collegues.» Comme certains d'entre eux disposaient aussi de leurs propres voitures de fonction, le cortege avait ete impressionnant. Selon McDonald, Gordon ne voulut pas entendre parler de cela22. Le seul autre wagon qu'il permit fut celui de Stanley Dingle, å qui il incombait comme chef des operations de servir de guide et d'instructeur pour son chef. Gordon se proposait deux objectifs: apprendre par lui-me me, et se faire connaitre. Il n'ignorait pas que nombreux etaient ses cadres qui le voyaient d'un peil soupconneux. Un banquier porte å la tete d'un chemin de fer faisait necessairement face a beaucoup de prejuges et la ligne de conduite qu'il adopta et qu'il mit en oeuvre avec son panache habituel, lui avait bien reussi dans le passé. Malgre son nom ronflant, «la voiture de fonction» etait eminemment adaptee pour servir de lieu de reception et elle fut alors fort occupee. «Lors de son premier voyage aux Etats-Unis å titre de president, raconte Paul Martin, j'etais å bord du train; je me rendais aux Nations unies et il insista pour que ma femme et moi nous allions dans son wagon. A chaque gare que l'on traversait, il fallait s'arreter et les dignitaires des chemins de fer americains montaient a bord pour le saluer. Pas un seul avec qui il ne prit un verre.» Le dernier souvenir de ce voyage dans ('esprit de Martin fut, lorsque pointait le jour pres de Poughkeepsie, le minuscule president d'un chemin de fer local se debattant dans les bras enormes de Gordon. «Il etait monte å bord pour le saluer et Gordon l'etreignit, le souleva å bras le corps et le jeta sur le siege23.»

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Au début du mois de mai, commenca le voyage vers l'ouest; il etait accompagne de Jim McDonald et de Donnie. Gordon avait deterre McDonald dans un coin obscur du service Recherche et developpement du CN, et l'avait emmene comme redacteur de discours. «Mais il me repeta å satiete que ce n'etait vraiment pas cela qu'il attendait de moi ... ce dont il avait besoin, c'etait d'un jeune blanc-bec — quelqu'un qui lui renverrait la balle — une sorte de ligne d'extension de sa pensee qu'il pourrait alors consacrer å d'autres tåches2"1.» Donnie, un peu desoriente depuis la perle de sa mere, profitait d'un conge de l'universite Queen's et commencait å etablir des contacts tres utiles comme radiodiffuseur et reporter. Il travaillait alors comme pigiste pour le compte de Radio-Canada et enregistrait des comptes rendus des ceremonies publiques; il avait ainsi souvent l'occasion de deplorer la conduite de son We mais cela il le faisait en prive. «Percy Alderman, garcon de table prepose å sa voiture, commenca par ne pas pouvoir le blairer, il trouvait qu'il avait affaire a un buveur bruyant et mal eel/6 ... tres souvent, Percy et moi echangions tristement nos confidences. Mais par la suite, il changea d'avis et å ses yeux, mon We devint infaillible; et, bien stir, l'homme avait des qualites, indubitablement25 Ces qualites commencerent å se manifester au fur et å mesure que le train s'eloignait des Grands Lacs å destination de l'Ouest. Une tournee d'inspections quotidiennes et d'apparitions å des tribunes publiques n'etait interrompue que par une serie de receptions bruyantes et sans fin. Stanley Dingle etait heureux, le soir venu, de pouvoir se refugier dans son propre wagon mais le president accaparait toutes ses journees. «Petit a petit, il developpait un sixie me sens pour les chemins de fer et il y arrivait d'arrache-pied. Cela faisait partie de mes fonctions de tout lui expliquer ... le programme prevoyait que l'on me remette chaque jour un exemplåire des directives du train destinees a l'equipage et je devais les remettre å Donald. Il avail l'intelligence tres vive et il se familiarisait avec tout cela rapidement. Quant a la consommation d'alcool, j'etais bien vite distance; j'allais me coucher et il continuait å boire mais chaque matis, a six heures tapantes, un wagon d'inspection venait le cueillir et jamais on ne manquait le rendezvous 6.»

L'annee etait bien choisie pour decouvrir la vie trepidante des chemins de fer. Cette annee-lå, on connut un des hivers les plus froids de l'histoire avec de violentes tempetes qui immobilise rent le reseau en bien des endroits. En mai, les inondations de la rivie re Rouge furent desastreuses et des convois speciaux furent requisitionnes pour acheminer des secours jusqu'aux communautes inondees. Plus a l'est dans la peninsule gaspesienne, des inondations de printemps avaient isole plusieurs ports et on dut affreter des bateaux pour approvision-

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ner les populations. Assis dans la cabine de la locomotive entre Jasper et Red Pass Junction, Gordon put admirer les montagnes et il vit la vallee du Fraser inondee å mesure qu'on approchait de Vancouver. Il commencait å apprendre son métier, ce qui lui permit de promettre que l'on reconstruirait dans la vallee du Fraser. «Je m'empresse d'ajouter que l'on ne commencera pas cette annee ni 1'annee suivante mais pour l'avenir, c'est d'une grande importance27.» Sur le chemin du retour une semaine plus tard, le president s'arreta å Kamloops, lieu de naissance du jeune Donald Gordon Smith, alors age de cinq mois, et lui fit cadeau d'un gobelet. Tout ce voyage, suivi le mois suivant par une tournee identique des Maritimes, fit disparaitre certains des prejuges a son tigard. «Ce fut lå une de ses periodes les plus reussies, declare son fils Donnie. Dans chaque region administrative a travers le pays, le chef divisionnaire sautait å bord du train. La plupart du temps, il etait hostile — mon pere n'etait pas de la «familie», il n'etait pas des chemins de fer, c'etait un banquier. Mais avant le voyage, il s'etait documents tres serieusement: il connaissait les besoins de la region, il en avait studie les problemes, puis il ouvrait une bouteille et le contact humain etait etabli. A l'aller, on l'acceptait å contrecceur; au retour, il etait devenu un heros, vraiment 8.» Le jeune homme eut l'occasion d'admirer une autre facette du talent de son pere, cela sur la ligne allant vers le nord a Prince Rupert, pres de Red Pass Junction. Le chef divisionnaire de la region reclamait une forte somme, il pretendait qu'une section de la voie ferree etait dangereusement menacee par des milliers de pieds cubes de roche mal agglomeree. Gordon, qui avait entendu un autre son de cloche, semblait quand meme dispose å se laisser convaincre. «II fit arreter le train juste au-dessous de cette falaise qui le surplombait, descendit sur la voie ferree et commenca a causer avec le chef divisionnaire. J'avais vraiment peur. Il y avait d'enormes rochers suspendus sur leurs tetes a quelque soixante-dix ou cent pieds et s'ils avaient deboule, ils auraient tout ecrase sous eux. Mais mon pere se tint lå un bon tout de temps, tout a fait calme et lorsqu'ils remont@rent å bord, le chef divisionnaire sortit de notre wagon. Je demandai alors å mon pere pourquoi il etait descendu å cet endroit. «Je voulais simplement me rendre compte s'il etait serieux ou non. Et pendant que nous causions, cet homme ne pretait aucune attention aux rochers qui etaient au-dessus de nous — je pense qu'il n'etait nullement inquiet.» C'etait le style de l'homme — il avait sa facon å lui d'eprouver les gens29.» Jim McDonald, qui s'evertuait pendant ce temps å rediger des discours, etait parfois desappointe du ton morne avec lequel Gordon les prononcait quand il manquait d'enthousiasme. «Il etait å son mieux au debut d'une allocution, au moment oil il improvisait — il pouvait

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alors prendre le pouls de son public et le rechauffer en un rien de temps.» Ceci se verifia lors d'une allocution qu'il dut prononcer å l'improviste lors d'une reception a Saskatoon. «Il commenca par se plaindre qu'on lui jouait un sale tour en lui demandant de prononcer quelques remarques mais bientöt il entra dans le jeu en leur relatant un compte rendu d'un journal faisant mention d'une visite de Sir Henry Thornton a Saskatoon. «En faisant des recherches, je suis tombe sur un incident qui s'est produit å Saskatoon, lorsque mon tres illustre predecesseur vous rendit visite autrefois. Å l'epoque, tout le monde etait en emoi parce que le CN devait construire sur le site qu'occupe actuellement la Banque de Montreal. Sir Henry avail confirme la chose et å son depart, tette nouvelle faisait les manchettes. Pour ma part, je suis incapable de promettre ce que Sir Henry promit car voici ce que disaient les manchettes du Star de Saskatoon ce soir-lå: «Sir Henry promet une erection le printemps prochaini0.» Pendant la meme tournee, soit a Toronto, il demontra une fois de plus qu'il savait se mettre au niveau des gens. Une des pires periodes dans l'histoire des relations ouvrieres avec les chemins de fer se dessinait å l'horizon, et, nouveau venu et ex-banquier, Gordon devait rencontrer des gens du syndicat. «C'etait un etranger qui leur arrivait, et qui ne connaissait rien des chemins de fer, raconte McDonald. Et il fallait qu'il leur adresse la parole. Nous passåmes presque toute la nuit ensemble a essayer de pondre quelque chose et j'essayai a ma fawn d'egaler Gordon: je prenais un verre quand il en prenait deux — mais j'ai decouvert par la suite qu'un rapport de force plus realiste pour moi etait plutöt de cinq a un. De toute fawn, nous terminåmes le discours et il m'envoya me coucher. «Petit dejeuner å six heures trente demain matin.» «Je fus fidele au rendez-vous, de justesse. Quand j'arrivai a table, å peine remis des libations de la veiile, il etait lå, frais et dispos. Il me preceda dans l'hötel, traversa la salte de reunion et grimpa sur une chaise. Il se presenta: «Donald Gordon, je suis le nouveau president du conseil et directeur general. Je suppose que vous vous demandiez tous de quoi aurait l'air ce grand emmerdeur.» En quelques minutes, ils etaient tous en train de l'applaudir et de l'acclamer31.» Mais le charisme ne pouvait pas tout faire; il y avait un chemin de fer å diriger et nombre d'employes etaient toujours sceptiques. «4 a m'etonnerait, raconte Norman MacMillan, qu'en seize ans passes au CN, il ait parcouru deux cent miller bord d'une locomotive. Et quand il y montait, il ne savait que dire et il esperait que le mecanicien ferait quelque chose pour amorcer la conversation. Certains des hommes de. lignes avaient l'impression qu'il etait arrogant; il se dirigeait vers eux, puis ne disait rien, ni au gars qui se penchait avec un bidon d'huile ni

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celui qui frappait les roues avec son marteau. C'etait dü en partie å sa faible vue: il ne pouvait pas voir å cinquante pieds sans ses lunettes et, ayant toujours quelque chose en tete, il etait toujours presse. Mais en realite, la raison etait simplement qu'il ignorait completement ce que faisait le gars qui se promenait le long des roues en les frappant a coups de marteau32.» Entre toutes ces tournees, Gordon avait trouve le moyen de s'installer et au milieu de fete, Donnie etait å la maison pour les vacances; les deux occupaient une suite asset luxueuse des appartements Château, tandis qu'un boy japonais s'occupait du ménage. Contrairement aux plans originaux, Michael passait fete a Toronto en compagnie de Molly et David Mansur. C'est la femme de son vieil ami qui avait fait l'invitation, d'ailleurs declinee au mois de mai: le president avait de la place pour son garcon et pourrait fort bien s'en occuper. «Tres bien Donald, avait dit Molly, mais n'oublie pas de m'appeler des que to te seras rendu compte que les arrangements que to as faits ne valent rien.» Et l'appel s'etait fait bien vite avec l'assentiment enthousiaste du boy japonais qui avait tout juste reussi å survivre une semaine en compagnie du terrible adolescent de 14 ans. «Quand puis-je t'envoyer Mickey?33» Un violent conflit avec les syndicats, qui avait mijote tout fete eclata au mois d'aoüt. Il ne se reglerait pas aussi facilement que celui de Toronto oil Gordon avait fait merveille en grimpant sur les chaises et å coups d'engueulades amicales. Depuis le debut du mois de juin, le CN et le Canadien Pacifique faisaient tous deux face a des exigences historiques de la part de quelque quinze syndicats internationaux du chemin de fer diriges par Frank Hall et par deux syndicats canadiens dont le chef etait A.R. Mosher. Tous ensemble, environ 125 000 travailleurs non itinerants des chemins de fer demandaient premierement des augmentations substantielles de salaire et deuxiemement, une semaine de travail reduite de quarante-huit å quarante heures sans diminution de salaire. La semaine de cinq jours et de quarante heures, qui se repandait peu å peu aux Etats-Unis, menacait aussi le Canada. Son avenement etait inevitable, les chemins de fer n'entretenaient aucun doute lå-dessus; mais ils voulaient avoir du temps pour s'y adapter et pour dicter certains changements aux syndicats. Cette augmentation enorme des coüts d'exploitation causerait des perturbations dans l'industrie. La semaine de six jours prevalait encore dans les maisons d'expedition, dans les banques, et dans presque toutes les entreprises du pays. Comment les chemins de fer pouvaient-ils instaurer la semaine de cinq jours sans augmenter les frais de transport et sans desorganiser le trafic sur rail? Si le pays tout entier reduisait les

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heures de travail, on etait pret å suivre le courant mais on opposerait une resistance acharnee å toute tentative forvant les chemins de fer å prendre les devants. C'est dans celle atmosphere qu'une serie interminable de rencontres avec des negociateurs sans experience echouerent le 8 aoüt. Gordon et W.A. Mather, president du Canadien Pacifique, se trouvaient places devant l'eventualite de la premiere greve nationale des chemins de fer jamais declenchee au Canada. Ni eux, ni d'ailleurs les syndicats ne s'attendaient å ce qu'elle le soit. Selon l'analyse faite par le Financial Post par la suite, chaque partie en cause croyait å un ultime recours, celui d'une intervention de la part du gouvernement federal. En attendant, il fallait quand meme continuer la bataille sans demordre. Le matin du 10 aoüt, son epaisse serviette a la main, Gordon quitta son appartement pour se joindre a une reunion qui etait la premiere au niveau «presidentiel» reunissant les deux dirigeants des chemins de fer et les chefs syndicaux impliques. W.A. Mather, un homme competent mais peu loquace et d'ailleurs manquant de talent comme negociateur, avait dü s'absenter pour se rendre d'urgence dans l'Ouest. W.R. Crump, qui semblait destine å lui succeder comme president du CP, devait le representer å cette reunion; malgre ses talents brillants et son dynamisme, il ne faisait pas encore le poids. On pourrait joindre Mather par telephone mais Gordon qui etait sur place assumait pleinement son role de negociateur en chef pour l'industrie. Cette situation lui etait familiere, peut-gitre meme un peu trop car il ne se mefiait pas des embüches. Mais, un qui s'en mefiait etait Norman MacMillan. En avocat prudent porte å menager ses arrieres, il avait flaire une situation qui s'annoncait trouble des le début de fete. «J'etais en place depuis longtemps et å cause de mon travail, j'etais en contact etroit avec les syndicats. J'avais l'habitude de prendre mes vacances de la mi-juillet a la mi-aoüt, mais cette annee-lå, jugeant que les choses s'annoncaient mal, j'offris de retarder mes vacances. «Pas necessaire, me dit Gordon, les relations syndicates, ce n'est pas ton affaire.» — «Pourtant je me suis beaucoup occupe des syndicats.» — «Eh bien! to n'auraispas do. Je ne veux pas de toi ici — je veux que to prennes tes vacances".. MacMillan s'etait incline et le 10 aoüt, il se reposait dans la Muskoka. Au niveau presidentiel, Gordon et Crump croiserent le fer avec le representant des syndicats et its se retirerent å midi. On devait reprendre les debats apres le dejeuner mais cette reprise promettait d'etre sterile. Personne n'etait pret a faire des concessions majeures, ni Hall, ni Mosher, ni W.J. Smith, adjoint de Mosher et qui allait devenir son successeur. La confiance ne regnait pas. On n'en etait pas encore

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arrive å une impasse mais Gordon la pressentait et n'etait nullement dispose å attendre passivement. Selon Blair Fraser qui relata la chose deux ans plus tard, il avait probablement dejeune tout pres du telephone, en compagnie d'un Crump sceptique. «Gordon avait dit a Mather: «Faisons une declaration publique. C'est habituellement le syndicat qui fait la premiere declaration et qui met la direction sur la defensive. Cette fois-ci, prenons nous-memes l'initiatives'.» C'est vers dix-huit heures, au moment oil la deuxieme séance etait levee et qu'une troisieme se preparait plus tard dans la soirée, que les resultats de cette initiative furent apparents. Une declaration emise par les bureaux de presse du CN et du CP paraissait dans tous les journaux et attaquait les chefs syndicaux pour avoir rejete une «offre finale» qui representait «les ultimes concessions auxquelles on pouvait s'attendre Si on accordait les demandes de salaire et la semaine de quarante heures, il en coüterait aux chemins de fer environ 123 millions de dollars ce qui provoquerait une hausse de 24 a 38 pour cent dans les prix de transport des marchandises. Les chemins de fer, «mettant nettement en doute la bonne foi des representants syndicaux dans les negotiations», les avaient laisses batailler tout tun long apres-midi stir des conditions qui etaient déjà rejetees a l'avances''. Cet appel å l'opinion publique etait bien dans sa ligne de conduite du temps de la Commission des prix, mais rien ne pouvait provoquer davantage les syndicats et les inciter a raidir leurs positions. En poste depuis å peine huit mois, le president du CN entretenait vraisemblablement des doutes en son for interieur. Donnie raconte: «Je l'attendais seul a la maison car c'etait le jour de conge de Fred, noire boy japonais. J'avais prepare le diner et j'avais decide de lui servir du mais en epi car je savais qu'il aimait cela. I1 entra, fatigue, colereux et tendu, se servit un grand verre dont il avail le plus grand besoin et il s'assit avec moi.» Malgre son empressement, Donnie etait å ce moment-la en disgrace. Il faisait encore ses premieres armes comme reporter et radiodiffuseur, et il avait redige sur ce conflit syndical des comptes rendus qui le placaient un tout petit peu «å gauche.. C'etait sans doute ce fait qui contribua a declencher l'explosion qui suivit, meme si un incident servit de pretexte immediat. «Il mordit å pleines dents dans son epi de mais, brisa sa prothese et alors, il eclata. Il se leva en coup de vent avec un cri de rage que j'entends encore vibrer a mes oreilles et commenca a courir apres moi autour de la table. «Tu es de connivence avec eux!» hurla-t-il, il etait pret å me tuer. Je n'avais jamais eu auparavant ('impression — je ne l'eus jamais par la suite — d'etre un homme marque, mais cette fois, c'est ce qui m'arriva. Heureusement, il se calma apres deux courses autour de la table. Mais pour comble, il devait se

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rendre å la reunion convoquee pour le soir et sans sa prothese superieure, il zezayaitS7.» Cette soirée etait vouee å l'echec. On decreta une greve des 125 000 employes du rail qui commencerait le 22 aoüt. On s'attendait å ce qu'elle paralyse ,l'economie du pays. Mais cependant, le president etait loin d'etre au bout de ses cordes. Sa prothese reparee, il pouvait toujours faire appel å son arme favorite et bien puissante en de tels cas, la radio. Le lendemain ou le surlendemain, å Muskoka, le telephone de MacMillan se mit å sonner. C'etait un autre vice-president qui avait de bien mauvaises nouvelles pour lui. — «La situation ouvriere se deteriore drölement — il se propose de faire une chose absolument idiote — il veut obtenir du temps sur les ondes et s'adresser directement aux employes du chemin de fer et a leurs familles.» — '