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Historiques
Simon Thuault
Le déchiffrement des hiéroglyphes Une aventure millénaire
Historiques
Travaux
LE DÉCHIFFREMENT DES HIÉROGLYPHES
Historiques Dirigée par Vincent Laniol avec Bruno Péquignot et Denis Rolland La collection « Historiques » a pour vocation de présenter les recherches les plus récentes en sciences historiques. La collection est ouverte à la diversité des thèmes d'étude et des périodes historiques. Elle comprend trois séries : la première s’intitulant « travaux » est ouverte aux études respectant une démarche scientifique (l’accent est particulièrement mis sur la recherche universitaire) tandis que la deuxième intitulée « sources » a pour objectif d’éditer des témoignages de contemporains relatifs à des événements d’ampleur historique ou de publier tout texte dont la diffusion enrichira le corpus documentaire de l’historien ; enfin, la troisième, « essais », accueille des textes ayant une forte dimension historique sans pour autant relever d’une démarche académique. Série Travaux
Romain MAINIERI, Une ville et ses fumées, 2022. Arnold CASSOLA, Soliman le Magnifique et Malte en 1565, 2022. Denis ROLLAND, Histoire des éditions L’Harmattan. Genèse d’un éditeur au carrefour des cultures, 2022. Frantz-Emmanuel PETITEAU, La vallée d’Aure : de la légende à l’histoire. Considérations historiographiques d’une vallée des Pyrénées, 2022. Jimi B. VIALARET, Les cousineries initiatiques forestières. De la franc-maçonnerie du bois à celle de la pierre, 2021. Mehenni AKBAL, Archives algériennes de la France coloniale, Note sur la valeur de l’administration départementale et des services préfectoraux, 2021. Denis CHIAROSCURO, « Casimir » de La Rocque à l’Elysée. L’influence du chef des Croix-de-Feu sur le président de Gaulle, 2021. Pascal TEINTURIER, L’évolution pharmaceutique. Les syndicats pharmaceutiques entre libéralisme et mutualisme 1803-1943, 2021.
Simon Thuault
Le déchiffrement des hiéroglyphes Une aventure millénaire
© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-020901-7 EAN : 9782140209017
INTRODUCTION LES HIEROGLYPHES EGYPTIENS Une fascination millénaire « Les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu ; […] Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion ». Lorsque Chateaubriand rédige ces lignes, dans les années 1830, le déchiffrement des hiéroglyphes n’a pas encore vingt ans, et il y a moins de dix années que celui à qui l’on doit cette découverte, le Français Jean-François Champollion, a rejoint dans la mort le royaume d’Osiris. Grâce à ce déchiffrement, c’est toute une discipline qui voit le jour : l’égyptologie. Mais pour parvenir à la Lettre à M. Dacier de 1822, dans laquelle Champollion expose les principes de base de l’écriture hiéroglyphique, il a fallu plusieurs millénaires de recherches et l’implication de savants du monde entier qui, chacun à leur manière, posèrent un jalon dans le long parcours menant au déchiffrement. Encore aujourd’hui, l’Égypte ancienne continue de fasciner. Songez aux millions de visiteurs qu’accueillent régulièrement les grandes expositions dédiées à cette civilisation dont les vestiges, pyramides, momies et autres obélisques, ne cessent de passionner les foules. On ne compte plus le nombre de documentaires, ouvrages, vidéos et podcasts consacrés à cette histoire millénaire, à cette société régie par l’autorité d’un pharaon omnipotent, où se côtoient divinités à têtes animales et papyrus couverts de signes mystérieux, où la majesté des
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monuments ne cède qu’aux mystères et autres énigmes archéologiques. Mais au-delà des masques d’or et des temples dédiés à la gloire d’un dieu ou d’un roi, il est une composante de l’histoire égyptienne qui sut capter l’attention des voyageurs et savants de toutes époques, et ce alors même qu’elle était encore en usage : l’écriture hiéroglyphique. Faite d’images et de symboles plus ou moins étranges, ce système graphique intrigua les premiers visiteurs occidentaux à fouler le sol égyptien, à savoir les Grecs, dont l’alphabet était si éloigné de cette écriture imagée qu’ils émirent toute sorte d’hypothèses vis-à-vis de la signification de ces textes qui, pour certains, dataient d’un temps si reculé qu’il en devenait presque mythique. Philosophes, historiens ou simples curieux, nombreux furent les Anciens à se rendre en Égypte ou à tenter, à l’aide de divers témoignages, d’en exposer les fondements théoriques, quitte à s’aventurer sur des terrains philosophiques et ésotériques douteux. Certains de ces voyageurs – bien que pour d’autres raisons – sont restés dans l’histoire : Platon, Hérodote, Diodore de Sicile… En langue grecque ou latine, ils donnèrent chacun leur interprétation du système hiéroglyphique, n’hésitant pas, à l’occasion, à agrémenter ces travaux de jugements de valeur plus ou moins retenus, parfois vexés de n’être pas en mesure de comprendre la moindre partie de ces textes sibyllins. Même ceux qui prétendent avoir reçu des témoignages directs, comme Hérodote, ou être eux-mêmes versés dans l’art des hiéroglyphes, comme Horapollon, n’ont qu’à peine frôlé les principes du fonctionnement de cette écriture faite d’images, se contentant souvent de n’en donner que des
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significations erronées et fortement teintées de leurs propres conceptions philosophiques. Lorsque l’écriture hiéroglyphique cessa d’être utilisée, avec l’interdiction des cultes païens et la fermeture des derniers temples égyptiens au IVe siècle de notre ère, elle ne cessa pas pour autant d’être l’objet de passions et de traités, des plus méthodiques aux plus extravagants, mais dont les auteurs visaient tous un objectif commun : accéder à la connaissance que ces inscriptions, à n’en pas douter, dissimulaient derrière le voile du mystère et du symbolisme. Ainsi, le milieu scientifique arabe médiéval, particulièrement actif en terre d’Islam, tenta-t-il, par l’entremise de nombre de ses plus grands esprits, de rompre le sceau qui paraissait retenir le flot de savoir compris dans les textes hiéroglyphiques. Les auteurs arabes attribuèrent de ce fait une place importante aux écritures égyptiennes dans leurs travaux, cherchant par là à se rattacher à un passé glorieux et si ancien qu’il permettait de s’approcher de la vie des grands prophètes, et in fine de Dieu lui-même. Abu Jaʿfar al-Idrīsī, Al-Maqrīzī, ou encore Ibn Wahshiya, pour ne citer qu’eux, ont tour à tour accordé à l’Égypte et à ses vestiges des pans conséquents de leurs écrits, allant, pour certains, jusqu’à tenter de traduire les textes hiéroglyphiques – avec un succès tout relatif… Malheureusement pour eux, et pour le monde savant de l’époque, ce qu’ils appelaient poétiquement « l’écriture des oiseaux » (du fait du grand nombre de volatiles présents en hiéroglyphes) restait muette et indéchiffrable. Ce n’est qu’au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler l’époque moderne que la véritable course au
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déchiffrement s’engagea. Déjà, au XVIIe siècle, les premières tentatives de traduction suivie d’inscriptions en hiéroglyphes commencèrent à paraître, sous la plume de savants comme Athanase Kircher, dont les travaux constituent encore aujourd’hui une fascinante source quant à l’incompréhension totale dans laquelle étaient plongés les érudits de l’époque face aux écritures égyptiennes. Et en dépit du caractère fantaisiste de ces traités, ils inspirèrent d’autres penseurs un peu partout en Occident, lettrés qui se lancèrent à corps perdu dans la plus folle des aventures : rendre leur voix à des monuments restés muets depuis plusieurs millénaires. De réussites en échecs, pas à pas, les hiéroglyphes égyptiens commencèrent à voir se fendre l’armure sous laquelle leur signification restait désespérément enfermée. Il fallut attendre le début du XIXe siècle pour qu’enfin à l’effervescence de la recherche succède celle de la découverte. Grâce à la mise au jour de la pierre de Rosette en 1799, cette stèle trilingue dont le rôle ne saurait être minimisé dans cette histoire, ainsi qu’aux relevés de monuments égyptiens par les voyageurs français, anglais, ou encore allemands, des chercheurs comme Thomas Young et Jean-François Champollion purent aller plus loin qu’aucun de leurs prédécesseurs, jusqu’à ce que le jeune français ait le dernier mot. En septembre 1822, les hiéroglyphes égyptiens furent finalement déchiffrés. La clé ouvrant le coffre de ce trésor linguistique était désormais forgée. Enfin les mots des Anciens Égyptiens allaient pouvoir résonner de nouveau ; enfin l’histoire de cette civilisation, que d’aucuns considéraient comme antédiluvienne, allait pouvoir s’écrire sur la base de sources incontestables.
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Mais en fermant cette porte, Champollion ne faisait qu’en ouvrir de nombreuses autres. L’égyptologie était née, et elle entraînait dans son sillage tant de nouvelles problématiques que, 200 ans après sa création, elle continue de reconstruire, petit à petit, pierre après pierre, hiéroglyphe après hiéroglyphe, l’histoire d’une civilisation qui nous apparaît chaque jour plus proche, et pourtant toujours aussi lointaine.
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PREMIERE PARTIE Les hiéroglyphes durant l’Antiquité Déjà durant l’Antiquité, à une époque où l’écriture hiéroglyphique était encore en usage, avant même qu’Alexandre le Grand ne mette le pied en Égypte, les inscriptions égyptiennes ne laissèrent pas indifférents les voyageurs qui se rendaient sur la terre des pharaons. Mais avant de nous pencher sur le traitement réservé aux hiéroglyphes égyptiens dans les œuvres classiques, arrêtons-nous un instant sur le fonctionnement même de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens. Ainsi, il sera plus aisé de comprendre sur quels écueils ces travaux et ceux de leurs successeurs médiévaux et modernes ont échoué.
I.
Qu’est-ce que l’écriture hiéroglyphique ? a.
Histoire d’une écriture.
L’Égypte ancienne, au cours des trois millénaires qui composent son histoire, a connu différents systèmes d’écriture, dont le hiéroglyphique est sans conteste le plus célèbre encore à ce jour. Pourtant, il ne faut pas nier l’importance des systèmes cursifs qui ont accompagné l’écriture monumentale et qui ont, à leur manière, permis le déchiffrement final de tous les textes égyptiens. Nous y reviendrons. L’écriture hiéroglyphique voit le jour à la fin du IVe millénaire avant notre ère, autour de -3200, tandis
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qu’en Mésopotamie apparaît l’écriture dite « cunéiforme ». Le débat autour de la primauté de tel ou tel système scriptural n’entre pas dans le cadre du présent ouvrage, et continue d’agiter la communauté scientifique. Au vu des dernières découvertes, il semblerait que ce soit bien sur les rives du Tigre et de l’Euphrate que soit née la première écriture du monde, vers -3300. Toutefois, cela n’implique pas pour autant que les Anciens Égyptiens se soient directement inspirés de leurs voisins pour mettre au point leur propre système graphique. En effet, même si des contacts sont bien attestés, dès cette époque, entre Mésopotamie et Égypte, rien ne prouve que l’écriture de la première ait donné naissance, même indirectement, à celle de la seconde. De plus, les deux systèmes étant très différents, il est plus probable que tous deux soient apparus de façon quasi contemporaine, à un ou deux siècles près. Mais même si les hiéroglyphes égyptiens doivent céder la primauté au proto-cunéiforme, leur postérité à la fois en Égypte et dans l’histoire du monde ne trouve son pareil chez aucune autre écriture procheorientale. Au départ, les premiers hiéroglyphes égyptiens ne notent pas de mots particuliers, et moins encore de phrases construites. Il s’agit essentiellement de marques symboliques inscrites sur des étiquettes destinées à être apposées sur des jarres afin d’en indiquer la provenance ou la destination, voire le contenu. On parle alors de hiéroglyphes « archaïques ». Les premiers éléments lexicaux et grammaticaux à proprement parler apparaissent dans la documentation égyptienne de la
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Ière dynastie, qui s’étend de -3100 à -2850 environ1. C’est là que l’écriture hiéroglyphique telle qu’on la connaît voit le jour dans sa forme structurée, standardisée, avec la mise en place des règles graphiques et grammaticales qui perdureront, pour la plupart, durant de longs siècles. L’écriture hiéroglyphique est, de toutes les écritures employées par les Anciens Égyptiens, celle à l’existence la plus longue. Née autour de -3200, elle ne disparaît qu’à la toute fin du IVe siècle de notre ère, la dernière inscription en hiéroglyphes connue à ce jour datant du 24 août 394, dans le temple de Philae, en Haute Égypte [Fig. 4] : « Devant le dieu Mandoulis fils d’Horus, de la part de Esmèt-Akhom fils de Esmèt, deuxième prophète (= prêtre) d’Isis, pour toujours et à jamais. Paroles dites par Mandoulis, maître de l’Abaton, le grand dieu »2
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Il n’existe pas de datation absolue pour l’histoire égyptienne avant les époques dites « tardives », à partir du Ier millénaire avant notre ère. Ainsi, pour les périodes précédentes, les égyptologues parlent en siècles, ou au mieux en décennies, afin de découper l’histoire égyptienne, tout en gardant à l’esprit qu’il reste toujours une certaine marge d’erreur, surtout pour les périodes très anciennes comme ici. Ces datations sont donc données à titre indicatif mais soumises aux découvertes futures et à l’affinage permanent de la chronologie égyptienne par les spécialistes. 2 Cette inscription est d’ailleurs accompagnée de sa version en écriture démotique, comme pour en permettre la lecture à celles et ceux qui ne connaissaient pas les hiéroglyphes mais maîtrisaient l’écriture cursive. Néanmoins, la qualité de gravure des deux inscriptions semble montrer que la maîtrise de ces deux écritures était alors en net déclin et que les scribes et prêtres eux-mêmes voyaient leurs compétences de lettrés décroître peu à peu.
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Le mot « hiéroglyphe » est issu du grec ἱερογλύφος, hieroglúphos1. Il signifie littéralement « inscription sacrée »2, et est attesté au moins à partir du IIe s. av. n.è. Cette idée d’écriture « sacrée » s’explique par l’emploi quasi exclusif des hiéroglyphes en contexte dit « sacré » par les Grecs, c’est-à-dire dans les temples bâtis en l’honneur des dieux, dans les monuments dédiés au roi (qui possédait lui-même une nature divine) et dans les tombes, royales et privées3. Pour les Anciens Égyptiens, les hiéroglyphes étaient désignés par l’expression mdw nṯr, médou nétjér4, littéralement « parole divine » (ou, de façon
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Même si l’expression désigne d’abord la personne en charge de dessiner les hiéroglyphes avant intervention des artisans chargés de leur gravure et/ou peinture (qui pouvaient d’ailleurs être les mêmes individus). L’usage du terme a ensuite dérivé pour désigner l’écriture elle-même. L’usage que nous en faisons aujourd’hui date de la Renaissance, les dictionnaires et traités du XVIe siècle popularisant l’emploi d’« hiéroglyphes » en lieu et place de l’ancien « hiéroglyphiques ». Voir à ce sujet la remarque de J. Winand (2005 : 92). 2 Les scribes d’époque ptolémaïque, période à laquelle l’Égypte fut sous domination de souverains d’origine gréco-macédonienne, après la conquête d’Alexandre le Grand en -331, appelaient volontiers l’écriture hiéroglyphique ἱερὰ γράμματα, littéralement « lettres sacrées ». 3 Certaines tombes portent des textes en hiéroglyphes dits « cursifs », version légèrement simplifiée des hiéroglyphes traditionnels, mais dont les signes conservent un aspect figuratif et iconique plus important que l’hiératique, dont la cursivité est bien plus marquée. 4 Ces mots en italique donnent la prononciation égyptologique des mots égyptiens. Les égyptologues emploient, pour transcrire les hiéroglyphes en alphabet latin, un système appelé « translittération », qui constitue une étape intermédiaire entre le texte d’origine et sa traduction dans nos langues modernes. Je donne ici, pour chaque expression égyptienne, la translittération et
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plus technique, « discours ritualisé »). C’est l’écriture des dieux1, celle qui retranscrit le monde tel qu’il fut institué par le Créateur, quel qu’il soit : tantôt Atoum-Rê, tantôt Amon, tantôt Ptah… Mais laissons les querelles de clergés de côté. Les hiéroglyphes sont donc une écriture employée en contexte sacré. Mais plus que cela, ils sont réservés de manière générale au domaine monumental. C’est pourquoi les vestiges laissés par les Anciens Égyptiens donnent cette impression d’omniprésence des hiéroglyphes, car c’était cette écriture qui était utilisée afin d’orner les parois, colonnes et autres pylônes des monuments de pierre destinés à perdurer et à traverser le temps. Les papyrus, ostraca (tessons de poterie inscrits) et autres supports comme le bois, du fait de leur caractère périssable et de l’absence de toute monumentalité, nous sont parvenus en des états de conservation variables et sous des formes moins spectaculaires que les grands temples et les majestueux obélisques. Les écritures cursives qui couvraient ces supports du quotidien ont donc connu une moindre postérité et occupent dans l’imaginaire collectif autour de l’Égypte ancienne une place presque anecdotique. De plus, ces écritures cursives ne connurent pas la même longévité. En fait, il faut additionner la durée de vie de tous ces systèmes secondaires pour parvenir à égaler celle des hiéroglyphes, et cela s’explique aisément. La la version phonétique de celle-ci afin que le lecteur puisse s’en imprégner. 1 À propos des mythes faisant intervenir Thot ou d’autres divinités dans la création de l’écriture et sa transmission aux hommes, voir notamment S.H. Aufrère (1999).
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première de ces écritures cursives est dite « hiératique », terme emprunté au grec (encore) ἱερατικά, hieratika, expression liée au monde sacerdotal (c’est-à-dire aux prêtres et à la religion de manière générale). Il s’agit d’une écriture reprenant les signes hiéroglyphiques en les simplifiant afin que ceux-ci puissent être aisément tracés sur papyrus à l’aide d’un calame, roseau taillé en pointe, ou d’un pinceau [Fig. 1]. On considère généralement que l’hiératique naît à peu près au moment où l’écriture, en Égypte, se structure afin de noter des phrases construites et, in fine, des textes complets et cohérents. L’écriture hiératique naît donc autour de -3000 et est employée dans de nombreux domaines : littérature, administration, correspondance, comptabilité, traités médicaux et mathématiques, etc. Toutefois, les derniers siècles qui voient l’hiératique être encore utilisé ne le montrent que sous une forme très standardisée et liée à des contextes très particuliers comme les hymnes religieux par exemple.
Figure 1 - Papyrus portant un texte en écriture hiératique (18e dynastie)
Car au VIIe siècle avant notre ère, l’hiératique est supplanté, dans l’usage quotidien, par une autre cursive : le « démotique ». Ce nom est issu du grec (toujours) δημοτικά, dêmotiká, « populaire », et correspond à la fois à l’écriture et à la langue alors parlée par les Égyptiens
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dans la vie de tous les jours. Cette écriture est une version plus simplifiée encore que l’hiératique – dans son aspect graphique –, rendant son déchiffrement et son étude très difficiles [Fig. 2]. D’ailleurs, si nombre d’égyptologues sont capables de lire l’hiératique (et plus encore les hiéroglyphes), ceux qui sont en mesure de lire et traduire les textes démotiques sont plus rares et travaillent ainsi sur une masse documentaire souvent laissée de côté du fait de son approche complexe et de la difficulté à en déchiffrer les différents signes. Le démotique fut en usage du VIIe s. av. n.è. jusqu’au milieu du Ve s. de notre ère. L’écriture démotique cessa d’être utilisée à peu près au même moment que l’écriture hiéroglyphique, alors qu’elle était apparue près de 2500 ans après !
Figure 2 - Ostracon portant un texte en écriture démotique (époque ptolémaïque)
Au début de l’ère chrétienne, les différentes écritures égyptiennes traditionnelles sont remplacées par le copte, qui transcrit la langue du même nom, alors utilisée par les chrétiens d’Égypte. Reprenant l’alphabet grec en y ajoutant sept lettres propres à la phonétique égyptienne,
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l'écriture copte rompt avec l'aspect figuratif des systèmes égyptiens précédents [Fig. 3]. Bien qu’il en reprenne le lexique et une partie des sonorités, le copte accompagne la disparition des écritures égyptiennes à proprement parler, après 3500 ans d’histoire.
Figure 3 - Détail d'un papyrus portant un texte en écriture copte (VIe siècle)
b.
Principes de base.
Avant de nous lancer dans l’histoire de cette folle aventure que fut la course au déchiffrement des hiéroglyphes, il me paraît intéressant d’en exposer les principes généraux. Ainsi, le lecteur pourra envisager sous un jour nouveau les nombreuses étapes ayant mené à la compréhension finale d’un système graphique disparu. L’écriture hiéroglyphique comprend trois grandes familles de signes : logogrammes (aussi appelés idéogrammes), phonogrammes et classificateurs (parfois appelés déterminatifs). Ces familles se divisent ensuite en une multitude de sous-catégories correspondant chacune
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à une fonction particulière des hiéroglyphes, mais nous entrons ici dans des considérations techniques qui n’ont pas leur place dans cet ouvrage. Pour celles et ceux qui souhaitent en apprendre plus sur le fonctionnement détaillé de l’écriture hiéroglyphique, ils trouveront dans la bibliographie finale des références et liens qui leur permettront de prolonger leur intérêt. Commençons notre aperçu du système hiéroglyphique par le type de signes le plus célèbre : les logogrammes, ou idéogrammes. Ces signes véhiculent des notions, des idées, et non de simples sons, comme le font les phonogrammes et, plus près de nous, les lettres de l’alphabet. Par exemple, le logogramme de l’autruche pourra être employé afin de noter le mot njw, niou, qui en ancien égyptien signifie « autruche ». Mais ils peuvent aussi être utilisés dans le cadre de notions abstraites. Dans ce cas précis, l’hiéroglyphe employé renverra alors à un élément du réel correspondant à l’idée véhiculée, afin de pouvoir lui donner une apparence identifiable et compréhensible. C’est par exemple le cas du mot jb, ib, « conscience », qui sera figurée par un cœur (probablement animal) , car le cœur était supposé être le siège de la conscience d’après la pensée égyptienne. Il existe même des cas, presque poétiques, dans lesquels un élément invisible, comme l’air (ou le vent), est rendu visible par l’emploi, en hiéroglyphe, d’un objet permettant d’observer son effet. Ainsi, dans le cas de l’air, les Égyptiens utilisaient l’hiéroglyphe de la voile gonflée , à travers laquelle le vent peut être appréhendé. Les exemples pourraient être multipliés à l’envi, mais le principe logographique reste toujours le même : un élément du monde réel (que l’on appelle en linguistique
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un « référent ») est figuré dans une forme standardisée d’après les codes graphiques propres aux Anciens Égyptiens, puis employé comme signe hiéroglyphique afin de noter le mot, la notion même qu’ils représentent. On parle alors d’« iconicité ». Pourtant, en dépit de la renommée de ce type de signe, que les idées reçues autour des hiéroglyphes égyptiens confortent et accentuent, ils ne représentent pas la majorité des hiéroglyphes, loin s’en faut. En effet, ce sont bien les phonogrammes qui constituent la plus grande part de l’écriture hiéroglyphique. Comme leur nom l’indique, les phonogrammes sont des signes qui véhiculent un ou plusieurs sons, à l’instar de nos lettres et syllabes. L’écriture hiéroglyphique, qui a compté plusieurs milliers de signes au cours de sa longue histoire, est remplie de phonogrammes, répartis en plusieurs catégories en fonction du nombre de sons, ou « phonèmes », qu’ils véhiculent. Les plus simples sont appelés « unilitères », car ils notent un seul son. Ce sont ceux que l’on retrouve souvent dans les fameux « alphabets hiéroglyphiques » vendus aux touristes en Égypte ou utilisés pour écrire les noms et prénoms de tous ceux qui ont, un jour, assisté à un atelier d’initiation à l’écriture hiéroglyphique. On trouve par exemple le poussin de caille qui correspond au son [w], ou ; le petit siège notant le son [g] ; le cobra correspondant au son [d͡ʒ], dj ; etc. Ainsi, si je reprends l’exemple précédent du nom de l’autruche, sa graphie phonétique sera la suivante : . Cette graphie correspond à l’association des trois phonèmes composant son nom, à savoir [n], [j] et [w], soit niou. Et nous touchons ici à l’un des principes fondamentaux de l’écriture
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hiéroglyphique : nombre de mots de la langue égyptienne peuvent s’écrire tantôt sous une forme logographique, avec l’hiéroglyphe correspondant ( = njw, niou, « autruche »), tantôt sous forme phonographique, en associant différents phonogrammes ( = njw, niou, « autruche »). Retenez bien ce fait, car il fut d’importance majeure dans le parcours ayant mené au déchiffrement final de cette écriture. En-dehors des unilitères, il existe d’autres phonogrammes véhiculant en un seul signe plusieurs phonèmes, plusieurs sons. On trouve ainsi les « bilitères », notant deux sons, et les « trilitères », de trois sons. C’est par exemple le cas de signes comme le plateau de jeu , de lecture mn, mén ; la pointe de flèche , qui note le binôme sn, sén ; les poumons et la trachée , de lecture smȝ, séma ; ou encore de la balustrade , de valeur phonétique šsp, chésép. Ces signes peuvent alors être associés entre eux pour créer des mots comprenant plusieurs sons différents. Par exemple, le mot mȝʿ.t, maât, qui signifie 1 « vérité », « justice » , est écrit à l’aide de trois hiéroglyphes : la faucille , de valeur mȝ, [ma] ; le bras , notant le son ʿ [â] ; et le petit pain en demi-cercle , unilitère de valeur [t]. En somme, les phonogrammes sont non seulement les signes plus nombreux de toute l’écriture hiéroglyphique, mais aussi, et logiquement, ceux que l’on rencontre le plus souvent. Pourtant, c’est aussi cette nature phonographique qui a longtemps empêché les savants 1
Correspondant au concept purement égyptien de Maât, lié à la déesse du même nom et renvoyant à l’ordre social établi au commencement des temps, ordre que le roi se doit de préserver en érigeant en vertu la vérité, la justice, et en s’opposant à toute forme de chaos (que peuvent représenter les ennemis de l’Égypte par exemple).
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engagés dans l’aventure du déchiffrement de parvenir à leurs fins. Comme nous le verrons dès le prochain point, cette utilisation phonétique des hiéroglyphes fut longtemps niée, les hiéroglyphes étant alors considérés comme purement idéographiques, voire symboliques. Les premières tentatives de traduction furent donc… singulières. Enfin, le dernier grand type d’hiéroglyphes est appelé « classificateurs », ou « déterminatifs ». Ce débat terminologique étant d’un intérêt tout relatif pour le propos qui nous intéresse ici, nous emploierons la première appellation, qui nous paraît mieux correspondre à la fonction même de ces signes. D’abord, il faut savoir que les hiéroglyphes employés comme classificateurs sont dénués de toute valeur phonétique. Il ne se lisent donc pas à proprement parler. Mais à quoi servent-ils, dans ce cas ? Pour faire simple, ces signes se placent à la fin d’un mot et en indiquent la catégorie sémantique, d’où le nom de « classificateur ». Le lexique égyptien comprend, comme celui de toute autre langue, un lot divers de catégories sémantiques : oiseaux, architecture, émotions, matériaux, armement, etc. Et c’est aux classificateurs que revient la charge d’indiquer à quelle catégorie appartient le mot auquel ils sont associés. Par exemple, le verbe wnm, ouném, « manger », appartient à la catégorie que nous nommons aujourd’hui « actions de bouche », qu’il partage avec d’autres verbes comme « chanter », « boire » ou « crier » par exemple. Et vous l’aurez sans doute remarqué, mais au-delà des phonogrammes servant à noter le mot (à savoir wn, oun, et m), un troisième hiéroglyphe vient compléter la graphie : l’homme portant une main à sa bouche . Par l’intermédiaire de ce signe,
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les scribes indiquaient que le verbe « manger » appartenait aux actions de bouche, et qu’il entrait donc dans la catégorie représentée par l’homme portant sa main à la bouche. Mais plus encore que l’indication brute de la catégorie, les classificateurs permettent d’éviter un écueil présent dans de nombreuses langues : l’homonymie. L’homonymie, c’est-à-dire le fait de posséder, dans une même langue, des mots se prononçant (voire s’écrivant) de la même manière, est bien attestée en français par exemple : ver, vers, vert, verre, vair… Chacun de ces mots possède une signification propre, et pourtant tous se prononcent de la même manière, particularité qui suscite souvent le dépit des allophones se confrontant à la langue française. Ce problème d’homonymie se rencontre également en ancien égyptien, conférant aux classificateurs leur principale raison d’être. Prenons l’exemple du mot sbȝ, séba, qui associe dans sa version la plus simple trois unilitères, c’est-à-dire trois phonogrammes notant un son chacun : le tissu plié pour le son [s], la jambe pour le son [b] et le vautour percnoptère pour le son [a]. Ce mot séba possède trois significations différentes : « étoile », « porte » et « enseigner ». Trois mots de même prononciation, mais sans grand rapport dans leur signification propre… Les Anciens Égyptiens associaient donc, à chacune de ces significations, un classificateur particulier permettant de les distinguer. Ainsi, séba, « étoile », sera simplement accompagné de l’hiéroglyphe figurant une étoile. séba, « porte », sera pour sa part associé à la représentation d’une porte monumentale, reliant le mot à la catégorie des éléments architecturaux. Enfin, séba, « enseigner », intégrera quant à lui l’hiéroglyphe de
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l’homme frappant avec un bâton , signe relatif aux verbes d’action comme « dérober », « couper », « faire tourner (quelque chose) », « remplir », etc. Le fait que la notion d’enseignement soit figurée par un homme frappant à l’aide d’un bâton reste malgré tout plutôt cocasse… En résumé, les classificateurs forment un groupe de signes dénués de toute valeur phonétique, mais indispensables à la bonne lecture et à la bonne compréhension des textes hiéroglyphiques. Le fait qu’ils prennent place dans (presque) tous les cas en fin de mot permet ainsi de séparer les différentes parties d’une inscription, les Anciens Égyptiens n’usant d’aucune ponctuation ni d’aucun espace entre les mots1. De plus, ils permettent de pallier le problème d’homonymie et évitent ainsi les possibles équivoques entre différents mots de prononciation ou de graphie identique. Ils nous renseignent, enfin, sur la façon dont les Égyptiens catégorisaient leur environnement, sur la façon dont ils classaient les différentes actions et les diverses entités qu’ils côtoyaient au quotidien : animaux, matériaux, objets en tout genre, sentiments… Tout cela ne constitue qu’un aperçu très rudimentaire du fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique, et passe sous silence les règles grammaticales, la conjugaison, ainsi que tous les éléments qui font d’une écriture un système langagier ordonné et structuré. Néanmoins, le fait de connaître cette tripartition des grandes familles de signes hiéroglyphiques permettra de mieux comprendre le 1
Pratique connue sous le nom de scriptio continua, « écriture continue ».
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cheminement ayant permis à Jean-François Champollion de déchiffrer le système hiéroglyphique, et de comprendre pourquoi ses prédécesseurs ne parvinrent pas à la réussite finale.
c.
La mort des hiéroglyphes.
Il est bien entendu impossible de déterminer précisément quand une écriture, et a fortiori une langue, cesse d’être utilisée. Le hasard archéologique, c’est-à-dire le fait que certains vestiges soient parvenus jusqu’à nous quand d’autres ont définitivement disparu1, nous empêche d’affirmer que l’écriture hiéroglyphique s’éteignit définitivement à une date donnée. Toutefois, nous sommes en mesure de dater la dernière inscription en hiéroglyphes connue à ce jour : elle se trouve dans le temple de Philae, à l’extrême sud de l’Égypte, et fut gravée en l’an 394 de notre ère, le 24 août2. Il s’agit d’une courte dédicace inscrite par un prêtre d’Isis de ce même temple se présentant comme Esmèt-Akhom, et dédiant son inscription à Mandoulis, divinité nubienne présentée dans cette courte inscription comme fils du dieu Horus [Fig. 4]. 1
Couplé au fait que certaines découvertes restent sans doute à faire et que de nouveaux indices attendent peut-être d’être mis au jour afin d’éclairer ce qu’il reste de zones d’ombre dans notre connaissance de l’histoire égyptienne. 2 On connaît cette date grâce à une inscription en démotique, l’écriture cursive employée à l’époque, gravée juste à côté du texte en hiéroglyphes, dont elle est contemporaine. Le dernier texte en démotique est quant à lui daté du 2 décembre 452 et prend place également dans le temple de Philae, qui semble avoir été le dernier bastion des traditions égyptiennes avant leur progressive disparition.
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Figure 4 - Dernière inscription hiéroglyphique connue (temple de Philae)
Le fait que cette inscription présente un aspect graphique très éloigné des standards des périodes précédentes, ainsi que son adjonction à une inscription en démotique fonctionnant comme une sorte de texte explicatif, semble indiquer que déjà à cette époque, les hiéroglyphes n’étaient plus compris que par une poignée de personnes et que la maîtrise de cette écriture était déjà en cours de disparition. La connaissance des hiéroglyphes semble donc s’être progressivement perdue au début de l’ère chrétienne, jusqu’à disparaître tout à fait à la fin du IVe siècle ou au début du Ve siècle de notre ère. Déjà au IIIe s., les rares inscriptions que nous connaissons ne montrent que des
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signes simplifiés, voire de simples formes géométriques dont le sens est douteux. De plus, en 380, l’empereur romain Théodose Ier interdit par décret l’usage de cette écriture monumentale qu’il condamnait en tant que pratique païenne. Ce décret, connu sous le nom d’« édit de Thessalonique », est un jalon important dans l’imposition de la religion chrétienne catholique comme seule et unique foi au sein de l’Empire. Les cultes et rites païens sont ainsi condamnés, entraînant la fermeture de nombreuses institutions, dont les temples égyptiens. En conséquence, les hiéroglyphes, l’écriture sacrée des Égyptiens, se voient indirectement déclarer illégaux, entraînant leur disparition. Cette « mort » des hiéroglyphes intervient donc tardivement dans l’histoire égyptienne, plus de 3500 ans après leur création, et alors que l’Égypte n’est plus dirigée par un pharaon depuis de longs siècles, mais est intégrée à l’empire romain en tant que province. Pourtant, près d’un millénaire avant leur disparition, les voyageurs étrangers ne manquèrent pas de s’intéresser de près à cette écriture mystérieuse sans en comprendre ni le fonctionnement, ni la signification. Et quelques décennies après l’interdiction de l’usage de l’écriture hiéroglyphique, d’autres auteurs continuèrent d’en proposer des interprétations, à travers une œuvre en particulier, parvenue jusqu’à nous : les Hieroglyphica d’Horapollon.
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II.
Les voyageurs grecs et romains : les « Classiques » face aux hiéroglyphes. a.
Platon, Hérodote, Diodore et les autres.
On pense souvent que les Grecs ne mirent les pieds en Égypte qu’au IVe siècle avant notre ère, lorsqu’Alexandre le Grand et ses troupes annexèrent le pays et firent bâtir une nouvelle capitale : Alexandrie. Pourtant, les contacts entre l’Égypte et le monde grec remontent à des temps bien plus anciens, et déjà un siècle auparavant, dans le courant du Ve siècle avant notre ère, de nombreux voyageurs hellènes se rendirent au pays des pharaons et en ramenèrent divers témoignages et essais à propos des habitants de la vallée du Nil, de leurs mœurs, de leur histoire… Le plus célèbre d’entre eux est celui que l’on surnomme le « père de l’histoire » : Hérodote. Le Livre II de son Enquête (parfois appelée Histoires, du grec Ἱστορίαι, Historíai) est ainsi en grande partie consacré à l’Égypte à travers la narration de sa conquête par l’empire perse de Cambyse II. Hérodote y expose, outre les faits propres à cette expansion perse, de nombreux éléments propres à la culture et à l’histoire égyptiennes, récits issus de témoignages directs et indirects mais dont le contenu est d’un grand intérêt tant pour les historiens que pour les historiographes. Il y traite également des écritures égyptiennes, et notamment du démotique, la cursive en usage à l’époque où il parcourt l’Égypte, et c’est même à
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lui que l’on doit l’utilisation du terme δημοτικά, dêmotiká, « populaire », pour désigner cette écriture particulière1. C’est donc dans ce Livre II qu’Hérodote développe un passage à propos de l’écriture hiéroglyphique, et en particulier autour des stèles du pharaon Sésostris III, de la XIIe dynastie (qui s’étend d’environ -1990 à -1785), stèles que ce dernier fit ériger suite à ses campagnes en Nubie, au sud de l’Égypte, afin de commémorer ces expéditions et de marquer les frontières nouvellement établies. Hérodote, qui ne savait pas lire les hiéroglyphes, reçut sans doute les explications d’Égyptiens plus ou moins versés dans cet art, mais dont les connaissances semblent avoir été malgré tout limitées, car voici ce qu’en dit l’historien grec (II, 102) : « Chez ceux dont il (Sésostris) avait annexé les cités sans combat et sans peine, il gravait sur les stèles des inscriptions de même teneur que chez les peuples qui s’étaient conduits bravement, et y gravait en outre l’image des parties sexuelles de la femme ; il voulait rendre manifeste par-là que ces peuples étaient sans bravoure » Les stèles dont parlent Hérodote sont bien connues des égyptologues, la mieux préservée à ce jour étant la stèle dite « de Semna » (datée de l’an 16 du règne de Sésostris III), du nom d’une localité nubienne où les Égyptiens firent ériger un ensemble de forteresses afin de contrôler la navigation fluviale et d’ancrer leur mainmise sur la Basse Nubie. Le contenu même de la stèle reprend 1
En revanche, Hérodote désigne les hiéroglyphes par l’expression ἱρὰ γράμματα, ira grammata, que l’on peut également traduire par « écriture sacrée », mais à laquelle sera préférée l’usage de ἱερογλύφος, hieroglúphos, littéralement « inscription sacrée ».
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de nombreux éléments habituels de tels monuments : éloge du souverain, établissement d’une frontière, dénigrement de l’adversaire vaincu, etc. C’est que ce sousentend Hérodote lorsqu’il parle d’« inscription de même teneur que chez les peuples qui s’étaient conduits bravement », car nombre de stèles égyptiennes issues de victoires au combat montrent ces topoi. Toutefois, sa mécompréhension des hiéroglyphes, ainsi que la probable fragilité des témoignages qu’il reçût, se lit dans la suite de son propos, lorsqu’il explique que l’« image des parties sexuelles de la femme » était destinée à souligner la lâcheté des peuples vaincus. Ici, Hérodote, sans doute sans le savoir, renvoie au passage suivant de la stèle : . Ce court extrait peut être traduit comme suit : « C’est un véritable lâche que celui qui est repoussé de sa frontière ! ». À travers ce passage, Sésostris III cherche à souligner le fait que les Nubiens qu’il a combattus, en cédant aux assauts égyptiens et en se repliant, ont fait preuve de couardise. Hérodote est donc dans le vrai lorsqu’il parle du manque de « bravoure » mis en avant par le pharaon, mais pour de mauvaises raisons. En effet, les « parties sexuelles de la femme » dont il est question chez l’auteur grec correspondent au hiéroglyphe de la poche d’eau, ou source, . C’est le signe que l’on retrouve dans le mot ḥm, hém, « lâche », situé en début de phrase. Cependant, bien que cet hiéroglyphe ait parfois été associé au sexe féminin, son association à la féminité est avant tout phonétique, car il sert à noter le mot ḥm.t, hémét, « femme », voire dans certains contextes « épouse ». Souvenez-vous du point précédent, lorsque nous avons parlé des phonogrammes et de l’homonymie présente en égyptien ancien. Nous avons ici un exemple
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typique où deux mots possèdent un radical commun, à savoir ḥm, hém, sans toutefois qu’un rapport sémantique ne puisse être affirmé. Hérodote a donc probablement reçu le témoignage suivant, de la part d’un Égyptien connaissant le contenu de la stèle et au fait de la signification de certains hiéroglyphes : « Regarde ! Cet hiéroglyphe est utilisé pour parler des femmes. Il a donc été inscrit ici pour indiquer à quel point les Nubiens sont des lâches, leurs guerriers agissant comme des femmes, courant se réfugier dès lors qu’ils font face à de véritables soldats ». Malheureusement pour Hérodote, cela est tout à fait erroné. Il s’agit en réalité d’une simple coïncidence phonétique, et le classificateur du phallus , placé à la fin du mot ḥm, hém, « lâche », montre bien qu’il n’est nullement question de féminité, et moins encore de la corrélation entre femmes et couardise. Mais le mal était fait, et déjà au Ve siècle av. n.è., alors que les hiéroglyphes égyptiens sont encore en usage, un courant de pensée se met en place à propos de cette écriture figurative : ils fonctionnent sur un plan symbolique et véhiculent des idées, plutôt que des sons. Les hiéroglyphes seraient donc en cela opposés à l’alphabet tel qu’usité par les Grecs notamment. À la même époque, un autre Grec de renom se rend en Égypte : le philosophe Platon. Si ce dernier ne s’intéresse pas au fonctionnement même des hiéroglyphes, non plus qu’aux inscriptions qui en sont constituées, il s’attarde en revanche sur l’histoire de leur création. Platon relate ainsi, dans Phèdre, le récit mythique de l’invention de l’écriture par le dieu Thot, dieu égyptien à tête d’ibis associé à la sagesse, à la connaissance, et patron des scribes. Thot aurait ainsi mis au point l’écriture avant de
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la transmettre aux hommes par l’intermédiaire d’un roi fictif, Thamous1. Cette origine divine des hiéroglyphes correspond à l’expression égyptienne vue précédemment et servant à désigner cette écriture : mdw nṯr, médou nétjér, « parole divine ». Cette histoire permet également à Platon de développer deux thématiques principales. D’abord, l’écriture, et la pratique scripturale de manière générale, est une source de déchéance par rapport à la transmission orale du savoir. Selon lui, l’écrit est l’ennemi de la mémoire et l’adversaire des traditions. Quant au second point traité par Platon, il concerne l’Égypte ellemême, puisqu’à travers le mythe de la transmission de l’écriture aux humains par Thot, le philosophe fait de l’Égypte la terre d’origine de l’écriture en général, lui conférant un statut glorieux du fait de son ancienneté2 tout en la pointant du doigt comme la civilisation depuis laquelle s’est répandu ce fléau qu’est l’habitude de tout poser par écrit. La vision de Platon à propos de l’Égypte et de ses écritures est donc ambivalente3, et bien qu’il ne s’attarde pas sur la nature même des hiéroglyphes égyptiens, le fait qu’il y fasse allusion à travers le mythe de leur création montre bien que la fascination autour de
Θαμοῦ (Phèdre, 274d). Il est probable que le nom de ce roi soit une transcription issue du nom égyptien Tm, Tém, ou Tmw, Témou, nom que l’on rend d’ordinaire sous la forme « Atoum », et qui est l’un des dieux créateurs dans la cosmogonie égyptienne. 2 La vision de l’Égypte comme terre millénaire mère de la civilisation est un topos commun chez les auteurs antiques et médiévaux, que nous retrouverons notamment chez les savants arabes. 3 L. Brisson (1987 : 167) résume cela d’une très jolie formule : « l’Égypte lui permet avant tout de définir, en un double mouvement d’admiration et de répulsion, ce que devrait être l’Athènes dans laquelle il vit ». 1
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cette écriture s’était déjà, au Ve s. av. J.C., étendue à diverses sphères savantes. Les sources à notre disposition nous entraînent quatre siècles plus tard, au Ier siècle avant notre ère, au cœur de l’œuvre d’un autre historien grec : Diodore de Sicile. Diodore est notamment l’auteur d’une œuvre monumentale intitulée Bibliothèque historique (une quarantaine de volumes !), dans laquelle il ambitionne de dresser l’histoire du monde et de l’humanité. Les populations et sociétés du Proche Orient ont donc droit à de longs développements dans les trois premiers ouvrages, et l’Égypte ne fait pas exception, cette dernière ayant même l’honneur d’occuper le tout premier volume. Les hiéroglyphes y sont mentionnés à plusieurs reprises, mais l’un des extraits qui nous intéresse tout particulièrement se situe au Livre III (4,1) : « Nous devons cependant parler de cette sorte d’écriture qui, chez les Égyptiens, est appelée sacrée […] ce n’est pas, en effet, l’agencement des syllabes qui, dans leur écriture rend l’idée à exprimer, mais une signification symbolique attachée aux objets qui sont copiés et une transposition imprimée dans la mémoire par un long exercice » Ici, Diodore explique que les hiéroglyphes (ἱερογλυφικῶν) sont une « sorte d’écriture » sans fonctionnement syllabique (contrairement au grec, langue dans laquelle il écrit et à laquelle il compare celle des Égyptiens) mais aux significations symboliques, ou métaphoriques (μεταφορᾶς). Cette vision des choses, proche de celle déjà véhiculée quatre siècles auparavant –
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bien que façon implicite – par Hérodote, connut une postérité remarquable puisqu’elle s’imposa comme l’interprétation majoritaire à propos des hiéroglyphes égyptiens durant près de deux millénaires. C’est ce que certains auteurs ont appelé le « courant symboliste », et dont nous allons traiter durant une grande part de cet ouvrage puisqu’à quelques exceptions près, les savants anciens, médiévaux et modernes ayant traité des hiéroglyphes y ont vu autant de symboles sans valeur phonétique. Diodore de Sicile fait ainsi partie des historiens ayant participé activement à l’ancrage de cette vision, d’autant qu’il fut longtemps considéré comme une référence vis-àvis de l’histoire du monde et des particularités qui s’y rencontrent. La suite même de l’extrait susmentionné conforte cette interprétation symbolique des hiéroglyphes égyptiens, lorsque Diodore tente d’illustrer son propos par l’explication de l’hiéroglyphe du faucon (III, 4,2) : « Ainsi donc, le faucon signifie pour eux tout ce qui se fait rapidement, parce que cet animal est probablement le plus rapide des oiseaux. Cette idée est alors transférée, par un transfert métaphorique approprié, à tout ce qui est rapide et à tout ce qui est approprié à la rapidité, à peu près comme si on avait employé des mots » On le voit, Diodore refuse même à l’écriture hiéroglyphique l’emploi de simples « mots », préférant y voir, pour chaque signe, un symbole véhiculant tout un lot d’idées et d’analogies ! En ce qui concerne le faucon , il fut certes employé sous de nombreuses formes et dans de nombreux contextes dans les textes hiéroglyphiques,
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notamment du fait de son importance dans la faune égyptienne et dans le panthéon, puisqu’il donne sa forme à deux divinités majeures : Horus, et Rê. Mais il est en revanche erroné de suggérer que le faucon soit lié à la rapidité et à tout ce qui y a trait dans la pensée égyptienne, car aucun des mots renvoyant à la rapidité n’y est associé au faucon. De façon plus logique, les Égyptiens préféraient y adjoindre le classificateur figurant des jambes humaines , hiéroglyphe lié au mouvement de manière générale. En somme Diodore de Sicile fut l’un des premiers à placer de façon explicite les fondations du « préjugé symboliste » (ou « hiéroglyphiste ») qui participa durant de longs siècles à l’impossibilité de déchiffrer cette écriture figurative. Mais il n’est pourtant pas à blâmer, car il ne faisait, à l’époque, que reprendre des idées déjà répandues, et après lui, de nombreux continuateurs reprirent et aggravèrent la situation, à l’instar de Chairémon d’Alexandrie et de ses Hieroglyphica. Philosophe né en Égypte au Ier siècle de notre ère, Chairémon (ou Chæremon, ou encore Chérémon) ne nous est connu qu’à travers les différentes citations qu’en firent les auteurs ultérieurs. On lui attribue notamment une œuvre, intitulée Hieroglyphica, dans laquelle il aurait exposé les principes de l’écriture hiéroglyphique ainsi que la signification de divers signes hiéroglyphiques. Toutefois, en dépit de la fonction de prêtre et de la qualité d’« hiérogrammate » que l’on attribue d’ordinaire à Chairémon (c’est-à-dire rédacteur de textes hiéroglyphiques et versé dans la connaissance de cette écriture), il est permis de douter quant à ses compétences réelles vis-à-vis des hiéroglyphes. En effet, ses travaux semblent avoir été profondément marqués par la magie et
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l’astrologie, et certains extraits qui nous sont parvenus laissent entrevoir l’influence du mysticisme sur sa philosophie. Il fut même l’une des inspirations des néoplatoniciens (à l’image de Porphyre), courant philosophique dont nous reparlerons par la suite1. En ce qui concerne l’interprétation des hiéroglyphes par Chairémon, nous devons nous référer à ce qu’en rapporte Johannes Tzetzes, grammairien byzantin du XIIe siècle2, soit plus d’un millénaire après la mort de Chairémon ! Tzetzes, dans son ouvrage Exegesis in Iliadem, donne cette interprétation des hiéroglyphes égyptiens, déclarant citer les écrits de Chairémon (I, 97) : « Dès lors que les plus anciens des scribes sacrés (= hiérogrammates) voulaient dissimuler la théorie sur la nature des dieux, ils transmettaient cela à leurs propres enfants par le biais de symboles et caractères allégoriques, comme le dit l’hiérogrammate Chærémon » Nous retrouvons ici l’idée de « symboles et caractères allégoriques » que nous avons déjà rencontré avec Diodore de Sicile et, de façon moins explicite, chez Hérodote. Plus précisément, Chairémon oppose 1
Comme le dit S.H. Aufrère (2021 : 74) : « Les Hieroglyphica de Chérémon auraient donc pu contribuer à l’idée que les hiéroglyphes pouvaient être employés dans un sens tant symbolique qu’allégorique, ce qui, au passage, n’est pas sans avoir contribué à jeter un voile d’ambiguïté sur l’écriture égyptienne ». 2 Un autre auteur byzantin, des VIIIe et IXe s., évoque brièvement les hiéroglyphes égyptiens. Il s’agit de Georges le Syncelle qui, dans sa Chronographie (41,3-5) oppose écriture « hiéroglyphique » et « hiérographique ». La première serait celle donnée par Thot luimême aux hommes, la seconde en étant alors la transcription antédiluvienne.
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γράμματα et στοιχεῖα, le premier désignant les signes d’écritures que sont les hiéroglyphes quand le second renvoie aux lettres elles-mêmes, celles que comprend l’alphabet. Cet extrait nous renseigne ainsi sur deux choses. D’une part, si la citation est véritablement extraite de l’œuvre de Chairémon, cela indiquerait que ce dernier n’était pas versé dans l’art des hiéroglyphes et que même les prêtres égyptiens (bien que Chairémon ait passé une large part de sa vie à Rome) pouvaient se laisser prendre au jeu du symbolisme. D’autre part, cela montre également qu’au Moyen Âge, dans l’empire byzantin, la question hiéroglyphique était, pour certains érudits, toujours d’actualité et méritait que l’on s’y arrête, ne futce que le temps d’un court passage. Quant à l’idée selon laquelle les scribes « dissimulaient » leur savoir derrière les caractères hiéroglyphiques et n’en transmettait le contenu qu’à leurs enfants, nous retrouverons bientôt cette assertion qui devint un véritable cliché vis-à-vis de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens. Les premiers siècles de notre ère sont particulièrement riches quant aux traités et extraits dédiés aux hiéroglyphes, et l’on retrouve de nombreuses mentions de cette écriture sous la plume d’autres classiques comme Lucain, Tacite, ou encore Plutarque. Le premier, Lucain, fut contemporain de l’empereur Néron, au Ier siècle, et nous offre ce passage, dans son œuvre La Pharsale (III, 220) : « Les premiers, les Phéniciens, si l’on en croit la renommée, osèrent représenter par des figures encore grossières et fixer la parole. Memphis ne savait pas encore
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tisser le papyrus des fleuves, et sur les pierres seulement oiseaux, bêtes sauvages et tous les êtres sculptés conservaient le langage magique » D’après Lucain, et à l’inverse de Platon, les Égyptiens ne seraient pas à l’origine de l’écriture à proprement parler, cette primauté revenant aux Phéniciens, population qui apparaît à la fin du IIe millénaire avant notre ère dans la région du Liban actuel. En revanche, il sous-entend que les Anciens Égyptiens, désignés par l’appellation de « Memphis », du nom de la capitale égyptienne de l’Ancien Empire (au IIIe millénaire avant notre ère), disposaient déjà d’une pratique graphique primitive. Mais selon lui, si l’écriture est ce qui « fixe la parole », les Égyptiens usaient quant à eux d’« oiseaux, bêtes sauvages et tous les êtres sculptés », c’est-à-dire d’un lot de symboles aux significations allégoriques et secrètes, qu’il nomme « langage magique ». Lucain s’inscrit ainsi dans la continuité de ses prédécesseurs en accordant aux Égyptiens une pseudo-écriture remplie de signes animaux et dont le contenu, supposément magique, est scellé derrière ces symboles. Ce mépris de l’écriture égyptienne, tant dans sa forme que dans son fonctionnement, se retrouve chez Lucien de Samosate, auteur syriaque du IIe s., dans Hermotinos ou Les sectes (XX, 44) : « Supposons que ce ne sont pas des lettres qui sont gravées sur les morceaux de bois, mais des figures, des caractères, tels que les Égyptiens tracent en grand nombre au lieu de lettres, des cynocéphales, des hommes à tête de lion ou plutôt abandonnons ces signes comme monstrueux »
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Nous retrouvons ici toute l’inconsidération de certains classiques envers les hiéroglyphes égyptiens. Non seulement Lucien refuse à ces derniers toute valeur phonétique (à l’inverse des « lettres »), mais il y voit également des signes « monstrueux » à propos desquels il ne trouve aucun intérêt à s’étendre. Plutarque, l’un des auteurs classiques du Ier siècle les plus célèbres, n’est pas en reste puisqu’il se moque ouvertement des allégories soi-disant contenues dans les hiéroglyphes égyptiens. Il évoque notamment, dans son essai Sur les oracles de la Pythie, l’« enfant nouveau-né assis sur un lotus » comme « symbole de l’origine du lever de l’astre » chez les Égyptiens. Sous sa plume, cela ressemble presque à une plaisanterie, mais le « symbole » dont il parle est bien réel : . En effet, cela renvoie à diverses formes infantiles du dieu Horus, et en particulier celle d’Harsomtous, fréquemment figurée comme un enfant assis sur une fleur de lotus [Fig. 5]. Cette version d’Horus est associée à la fertilité des sols et à la régénération, notamment à travers le retour annuel de l’Inondation et des cultures. Le disque solaire qu’il porte sur la tête lui confère une dimension proche de ce que nous dit Plutarque à propos du « lever de l’astre », puisque la régénération, en Égypte ancienne, implique également le retour, chaque matin, du soleil à l’horizon oriental. L’enfant assis sur un lotus n’est donc ni une invention de la personne auprès de qui Plutarque obtint son témoignage, ni une plaisanterie, mais bien une véritable composition attestée dans l’iconographie et l’écriture hiéroglyphique.
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Figure 5 - Représentation du dieu Harsomtous dans le temple de Dendéra
Tacite, historien contemporain de Plutarque, reprend certains éléments de Lucain et Diodore de Sicile et explique, au Livre XI de ses Annales (14) : « Les premiers, les Égyptiens, se servaient de figures d’animaux pour représenter les idées. Ces monuments, les plus anciens de l’histoire humaine, se voient encore, gravés sur la pierre. Les Égyptiens se disent inventeurs de l’écriture, et prétendent que de chez eux elle passa en Grèce, par l’intermédiaire des Phéniciens, parce que ceuxci étaient les maîtres de la mer » Outre le scepticisme apparent de l’auteur vis-à-vis de l’invention de l’écriture en Égypte, on retrouve l’idée
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selon laquelle les hiéroglyphes seraient autant de « figures d’animaux » représentant « les idées ». Les idées dont il est question ici sont autant les différents concepts et allégories soi-disant véhiculées par l’écriture hiéroglyphique que les « Idées » au sens platonicien du terme, dont nous parlerons par la suite. Quoi qu’il en soit, le symbolisme supposé des hiéroglyphes égyptiens est désormais bien ancré dans les esprits, notamment au sein du monde savant, et les successeurs de ces auteurs du Ier s. ne vont pas aller à l’encontre de leurs illustres prédécesseurs, prolongeant, voire aggravant encore, l’emprise de ce préjugé. C’est par exemple le cas d’Apulée, écrivain du IIe siècle originaire de ce qui est aujourd’hui l’Algérie. Principalement connu pour son œuvre intitulée Les Métamorphoses, on y trouve ce passage, au Livre XI (22) : « Là, après avoir célébré dans la forme consacrée le rite de l’ouverte du temple et accompli le sacrifice matinal, il (le prêtre) tire d’une cachette au fond du sanctuaire des livres où étaient tracés des caractères inconnus : sur les uns, des figures d’animaux de toute sorte étaient l’expression abrégée de formules liturgiques ; sur d’autres, des traits noueux, ou arrondis en forme de roue, ou revenant sur eux-mêmes comme les vrilles de la vigne, dérobaient la lecture du texte à la curiosité des profanes » Nous retrouvons ici des éléments déjà vus auparavant et qui ne laissent que peu de doute quant au fait que tous ces auteurs, lorsqu’il était question des hiéroglyphes égyptiens, se référaient aux écrits de leurs prédécesseurs et en reprenaient les principales idées, considérant qu’il
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s’agissait là de vérités incontestables : écriture secrète, figures d’animaux, exclusion des « profanes »… Autant de caractéristiques déjà rencontrées chez Diodore, Chairémon, Lucain… Et cette idée d’initiation, de secret, constitue d’ailleurs l’une des principales caractéristiques attribuées par les classiques aux hiéroglyphes et à leur connaissance jalousement gardée par les prêtres égyptiens. b.
Un courant de pensée central : le néoplatonisme.
C’est là qu’entre en jeu un courant philosophique que j’ai déjà mentionné mais qui, à partir du IIIe siècle, prit une importance considérable, notamment dans l’interprétation des hiéroglyphes égyptiens : le néoplatonisme. Pour faire simple, le néoplatonisme est un courant se réclamant de la pensée de Platon. Essentiellement centrée sur les questions métaphysiques, le néoplatonisme s’emploie à résoudre divers problèmes de la pensée de Platon et de ses disciples, en en reprenant les principales réflexions. Les néoplatoniciens s’intéressent ainsi, entre autres, à la question des « Idées » (avec une majuscule), très importante pour bien saisir leur vision de l’écriture hiéroglyphique. Cette théorie s’intègre à la pensée ontologique de Platon, c’est-à-dire à ses réflexions autour de l’être et des relations entre les choses et les mots, entre le langage et la réalité. D’après Platon, l’« Idée » (είδος, on parle parfois de « Forme ») d’une chose, d’une entité, renvoie à la fois à son apparence physique, telle qu’elle se présente ici-bas,
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et à sa nature abstraite qui la lie à d’autres entités avec lesquelles elle forme une catégorie. C’est pourquoi les Idées platoniciennes ont souvent été rapprochées de la notion d’espèce. Par exemple, toutes les entités du monde sensible – celui que nous expérimentons au quotidien – partageant une même Idée (« être humain », « couleur bleue », etc.) peuvent être regroupées au sein d’une même catégorie, d’une même espèce. Dans le cas des deux exemples susmentionnés, les Idées platoniciennes correspondantes pourraient être rendues par « humanité » et « bleuté » (au sens d’« être bleu »). Les Idées de Platon sont donc des concepts abstraits dont l’association crée les choses du monde concret. C’est ce que le philosophe nomme d’une part le monde « intelligible », auquel nous n’avons accès que par la réflexion, et le monde « sensible », celui que nous percevons et que nous côtoyons. Une entité sensible sera ainsi faite de différentes caractéristiques intelligibles, de différentes Idées qui composent son être : un cheval blanc sera la somme des Idées de « chevalité », de « blancheur », d’« animalité », et ainsi de suite. Mais en quoi ce concept d’είδος concerne-t-il la problématique des hiéroglyphes égyptiens ? La réponse se trouve justement chez les auteurs néoplatoniciens. En effet, ce courant de pensée s’intéresse de près à la théorie des Idées, jusqu’à en faire l’une des caractéristiques principales de l’écriture hiéroglyphique telle qu’elle était envisagée à cette époque. Prenons l’exemple de Plotin, philosophe né en Égypte au début du IIIe siècle. On considère souvent Plotin comme le penseur majeur du courant néoplatonicien, et il n’a pas manqué d’évoquer les hiéroglyphes dans son œuvre intitulée Ennéades (V, 8,5-6) :
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« C’est pourquoi les Anciens disaient que les Idées étaient des êtres et des substances […] C’est ce qu’ont saisi, me semble-t-il, les sages de l’Égypte […] : pour désigner les choses avec sagesse, ils n’usent pas de lettres dessinées, qui se développent en discours et en propositions et qui représentent des sons et des paroles ; ils dessinent des images, donc chacune est celle d’une chose distincte ; […] chaque signe gravé est donc une science, une sagesse, une chose réelle, saisie d’un seul coup » Plotin reprend ici l’idée commune de son époque selon laquelle les hiéroglyphes ne sont investis d’aucune valeur phonétique, allant plus loin encore en niant toute structure grammaticale à cette écriture. Selon lui, les hiéroglyphes égyptiens ne transcrivent nullement la parole mais sont autant de symboles véhiculant chacun toute « une science, une sagesse ». L’écriture hiéroglyphique serait donc un assemblage d’allégories dont chaque signe renfermerait tout un lot de connaissances et de concepts, d’Idées, que les « sages de l’Égypte » inscrivaient sur leurs monuments. Plotin s’inscrit là dans la tradition vis-à-vis de l’écriture monumentale des Anciens Égyptiens, tout en renouant avec la pensée selon laquelle ces derniers étaient dépositaires d’une certaine « sagesse », d’une ancienneté qui leur conférait un savoir particulier. Plotin, à l’inverse d’autres auteurs classiques, ne dénigre pas l’usage des hiéroglyphes, et y voit au contraire une pratique en phase avec son courant de pensée, plus à même de retranscrire les Idées platoniciennes si chères à ses réflexions que ne le sont les écritures alphabétiques et syllabiques s’organisant en « discours et en propositions ».
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Cela se retrouve chez Jamblique, philosophe des IIe et III s. né dans l’actuelle Syrie et néoplatonicien lui aussi. Auteur de nombreuses œuvres dont une intitulée Les Mystères d’Égypte, il y consacre bien entendu plusieurs passages aux hiéroglyphes. Comme Platon, Jamblique reprend notamment l’idée selon laquelle les Égyptiens sont parmi les plus anciens de tous les peuples, d’où le fait que leur langue (et donc leur écriture) soit la plus à même de s’adresser aux sphères divines (VII, 4) : e
« Comme les dieux nous ont enseigné que toute la langue des peuples sacrés, tels que les Assyriens et les Égyptiens, est apte aux rites sacrés, nous croyons devoir adresser aux dieux dans la langue qui leur est connaturelle les formules laissées à notre choix » Jamblique tente même d’expliquer le fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique et son rapport au divin à travers leur imitation des choses de l’environnement (l’un des principes d’une écriture dite « figurative ») (VII, 1-2) : « Mais tout d’abord je veux t’expliquer le mode de théologie des Égyptiens ; ceux-ci, en effet, imitent la nature universelle et la création divine quand ils produisent eux aussi des copies symboliques des intellections mystiques, cachées et invisibles, de même que la nature a exprimé d’une certaine manière symbolique les raisons invisibles par les formes apparentes, et que la création divine esquisse la vérité des Idées par les copies visibles […] Écoute donc, toi aussi, selon l’intelligence des Égyptiens, l’interprétation intellectuelle des symboles, en abandonnant l’image des
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éléments symboliques qui vient de l’imagination et de l’ouïe, pour t’élever à la vérité intellectuelle » Dans cet extrait est concentrée l’essence même de ce qui fait le néoplatonisme, avec la mention du rapport entre nature et création divine, avec l’opposition entre « intellections mystiques, cachées et invisibles » et « formes apparentes », avec l’évocation des Idées dont la « vérité » est transmise par les « copies visibles », etc. Jamblique reprend donc l’essentiel de la pensée néoplatonicienne en l’appliquant aux hiéroglyphes égyptiens qu’il nomme « symboles » et qu’il envisage comme un moyen de s’« élever à la vérité intellectuelle ». À nouveau, nous sommes loin du dénigrement des hiéroglyphes, cette écriture faite d’animaux et de formes étranges, que Jamblique considère au contraire comme l’un des meilleurs moyens pour accéder au monde intelligible, celui du divin qui, pour les néoplatoniciens, représente la sphère ultime de la connaissance et de la sagesse. Au-delà même de son interprétation du système hiéroglyphique dans son ensemble, Jamblique donne également diverses significations supposées pour quelques hiéroglyphes égyptiens. Bien entendu, ces significations sont erronées et marquées par l’idée qu’il se fait de l’écriture hiéroglyphique en général, mais elles représentent un nouveau jalon dans l’interprétation de ce système graphique qui mènera jusqu’à un auteur majeur de l’Antiquité : Horapollon. En voici deux exemples : « [la fleur de lotus ] désigne un règne intellectuel dans l’empyrée » car il « exclut tout contact avec [le limon] » (Les mystères d’Égypte, VII,2)
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« Quant à celui qui navigue sur une barque ( ), il suggère la souveraineté qui gouverne le monde » (idem) Je ne m’étends pas outre mesure sur l’explication détaillée de ce que Jamblique sous-entend à travers ces lignes, mais l’influence néoplatonicienne y transparaît nettement, et on sent que l’auteur a donné ces interprétations sans avoir la moindre idée de la réalité de l’écriture hiéroglyphique, simplement en transposant ses propres concepts et éléments de pensée à des signes figuratifs prétendument symboliques et emplis d’une sagesse menant aux sphères intelligibles. Le philosophe Porphyre, au IIIe s. av. n.è., ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit, dans sa Vie de Pythagore (11-12) : « En Égypte, il (Pythagore) fréquenta les prêtres, apprit leur sagesse, la langue égyptienne, leurs trois sortes d’écriture : épistolographique, hiéroglyphique, symbolique, qui sont ou prises au sens propre par imitation (de la forme des objets), ou bien allégoriques selon certaines énigmes » Bien que Porphyre divise les écritures égyptiennes en trois types, d’après certains de ses prédécesseurs, on comprend aisément qu’il les envisage tous trois sous le prisme du symbolisme, ces systèmes d’écriture ne pouvant être qu’au mieux figuratifs, mais sans valeur phonétique, quel que soit le type pris en considération. Enfin, pour prendre un dernier exemple de l’intérêt porté par les néoplatoniciens aux hiéroglyphes égyptiens, penchons-nous brièvement sur l’œuvre d’Ammien Marcellin, historien du IVe siècle né à Antioche, en
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Turquie actuelle (mais qui à cette époque appartenait à la Syrie en tant que province romaine). Son œuvre majeure est considérée comme une continuation des Histoires de Tacite, et on y retrouve une mention des hiéroglyphes, très proche de la conception qu’en dresse Plotin (IV, 810) : « Quant aux innombrables figures symboliques, appelées hiéroglyphes […] c’est l’antique autorité de la sagesse originelle qui les a fait connaître […] Car ce n’est pas comme aujourd’hui, où un nombre déterminé et commode de lettres exprime tout ce que l’esprit humain peut concevoir, qu’écrivaient les anciens Égyptiens ; mais les caractères servaient chacun à exprimer un nom ou un verbe particulier ; quelquefois même ils signifiaient des phrases complètes » Là encore prime l’idée selon laquelle l’écriture hiéroglyphique n’est pas faite de « lettres », mais de « caractères », de « figures symboliques », dont certaines véhiculent des phrases complètes ! Ici, Ammien Marcellin est un peu plus sévère que ses prédécesseurs vis-à-vis de ce fonctionnement, car il oppose les hiéroglyphes aux lettres (c’est-à-dire aux alphabets grec et latin) qui, selon lui, sont « commodes » et permettent d’exprimer « tout ce que l’esprit humain peut concevoir ». Il entrevoit donc des limitations dans l’usage des hiéroglyphes, et ne cache pas une certaine perplexité quant à la complexité de ce système. Néanmoins, on perçoit également une certaine admiration à l’encontre de cette écriture, à l’instar des autres néoplatoniciens, lorsqu’il évoque « l’antique autorité de la sagesse originelle », c’est-à-dire celle des
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Égyptiens eux-mêmes, dont l’ancienneté va de pair avec la sagesse et la connaissance. Fait intéressant, Ammien Marcellin donne peu après un exemple d’usage d’un hiéroglyphe, en l’occurrence celui de l’abeille (IV, 11) : « Par l’image de l’abeille fabriquant le miel, ils désignent le roi, en montrant par ce symbole qu’un chef doit avoir, de naissance, à côté de la douceur le piquant de l’aiguillon » Ici, Ammien Marcellin reprend sans doute un témoignage (probablement indirect) à propos du signe de l’abeille , témoignage mêlant le vrai et le faux au sujet de cet hiéroglyphe. En effet, le signe de l’abeille entretient bien un rapport avec le roi et la royauté. L’une de ses lectures est bjt, bit, qui signifie littéralement « roi de Basse Égypte ». Associé au jonc , l’abeille permet ainsi de noter le titre de nsw.t bjty, nysout bity, « roi de Haute et Basse Égypte », c’est-à-dire roi de l’Égypte unifiée, l’un des titres majeurs de tout pharaon correspondant à son nom de couronnement et qui s’accompagne du fameux cartouche dont nous parlerons à propos des hiéroglyphes à l’époque moderne. Ammien Marcellin est donc dans le vrai lorsqu’il fait correspondre abeille et roi, mais son interprétation est problématique. L’idée selon laquelle l’abeille renvoie à l’association, chez un souverain, de la « douceur » et du « piquant de l’aiguillon » n’est en réalité pas attestée dans la pensée égyptienne et ressemble à une interprétation due à des convictions propres à l’auteur et issues de la pensée et de la situation politique de son époque. En somme, Ammien Marcellin, sans le savoir, associe une
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juste lecture d’un hiéroglyphe à une interprétation biaisée. Mais comme nous le verrons dans le point consacré à Horapollon, il est loin d’être le seul à avoir ainsi véhiculé de fausses idées autour de la lecture des hiéroglyphes, et il ne faisait en réalité que reprendre des idées reçues à propos de cette écriture. Ammien Marcellin doit toutefois être crédité du fait d’avoir tenté – et il est le seul auteur de son époque à s’y risquer – de traduire un texte égyptien, en l’occurrence l’inscription couvrant l’obélisque de Saint-Jean-de-Latran et originellement érigé à Karnak sous le règne de Thoutmosis IV (ca. -1400/-1390). Comme l’explique J. Winand (2018 : 219) : « La traduction n’en est pas vraiment une, au sens moderne du terme, mais plutôt une interprétation ». Néanmoins, et bien qu’il attribue cette tentative de traduction à un personnage nommé Hermapion (dont ne nous connaissons, aujourd’hui encore, quasiment rien), Ammien fut l’un des premiers à s’essayer à l’exercice de rendre une inscription égyptienne en grec, ce qui fait de lui une sorte de précurseur vis-à-vis de la question hiéroglyphique telle qu’elle se posera durant les siècles suivants.
c.
Clément d’Alexandrie et sa classification des hiéroglyphes.
Avant de conclure sur cette partie et de passer aux clés de compréhension vis-à-vis de la vision des auteurs classiques au sujet des hiéroglyphes égyptiens, j’aimerais mentionner deux exemples qui illustrent d’un côté la longévité du préjugé symboliste durant l’Antiquité, et de
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l’autre côté les premières interprétations divergentes de cette écriture. Le premier exemple, très court, provient de l’œuvre de Cosmas Indicopleustès, géographe de culture grecque du VIe siècle, soit à une période de transition entre Antiquité et haut Moyen Âge. On lui doit notamment une série d’ouvrages regroupés sous l’appellation de Topographie chrétienne, dont le Livre III comprend un passage à propos de l’histoire égyptienne et de son écriture monumentale (5-6) : « Les Israélites séjournaient encore en Égypte, lorsque naquit Moïse ; élevé dans le palais du roi d’Égypte, il fut instruit dans toute la sagesse des Égyptiens, apprenant par l’observation, lui aussi, la sphère et l’astronomie ou, pour mieux dire, la magie et les lettres hiéroglyphiques, plutôt symboles que lettres, les lettres n’existant pas encore » Cosmas reprend ici la tradition biblique de la vie de Moïse, élevé par le roi d’Égypte et instruit aux différents arcanes égyptiens, dont font partie les hiéroglyphes, que l’auteur peine à décrire. Commençant par les nommer « lettres hiéroglyphiques », il se reprend pour leur attribuer l’appellation « symboles », expliquant que les lettres n’existaient alors pas. On comprend ici qu’il reprend la chronologie des écritures déjà établies par certains de ses prédécesseurs, à l’image de Lucain qui en attribuait la paternité aux Phéniciens, comme nous l’avons vu précédemment. Selon Cosmas, les hiéroglyphes auraient alors fonctionné comme réceptacles de la connaissance des Anciens Égyptiens, notamment en « astronomie » et en « magie », qu’il mêle en un lot de
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savoir indéterminé1. Toujours est-il que nous retrouvons des motifs désormais classiques avec d’une part la connaissance des Égyptiens, peuple ancien s’il en est, et d’autre part la nature symbolique des hiéroglyphes qui seraient à l’opposé de ce que sont les lettres, c’est-à-dire l’alphabet. Le second exemple, enfin, est d’un intérêt tout particulier puisqu’il constitue l’une des seules voix de l’Antiquité à s’être élevée, si ce n’est en opposition, du moins en nuancement de l’opinion commune autour des écritures égyptiennes : celle de Clément d’Alexandrie. Clément d’Alexandrie est un théologien né à Athènes au IIe siècle. Associé à la ville d’Alexandrie où il fit une part de ses études, allant même jusqu’à devenir directeur de l’École théologique locale, Clément est notamment connu comme l’un des Pères de l’Église. Il s’agit donc d’un philosophe de culture grecque, très intimement lié à la religion chrétienne, et auteur de plusieurs œuvres dont l’une est restée particulièrement célèbre : les Stromates. Consacré à la foi chrétienne et à la connaissance comme accomplissement de soi, cet ensemble de livres inclut un passage traitant de l’écriture hiéroglyphique des Anciens Égyptiens, de son fonctionnement aux significations des signes qui la composent. Disons-le tout de suite, ce n’est pas pour cette dernière part que l’analyse de Clément se démarque des autres traités de son temps. En effet, comme les autres, Clément mêle le vrai et le faux dans les 1
Les Anciens Égyptiens, dans la pensée classique, sont par ailleurs souvent associés à la pratique magique, le pharaon Nectanébo, de la XXXe dynastie (-380/-342), étant par exemple désigné comme un puissant mage dans le Roman d’Alexandre, rédigé entre les IIIe et IVe s. n.è.
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significations qu’il attribue aux hiéroglyphes1. L’exemple du poisson est en cela tout à fait représentatif. Clément d’Alexandrie nous apprend ainsi que le poisson (ἰχθὺς) sert à figurer la haine (μίσους) (Stromates V, 7,2). Cette assertion pourrait renvoyer à deux faits propres à la pensée classique autour du poisson en Égypte ancienne. Le premier élément est le statut prétendument tabou du poisson en Égypte, statut que ne remettait en doute aucun des auteurs cités jusqu’à présent. L’association du poisson à la « haine » pourrait donc prendre ses racines dans ce préjugé, cependant qu’aucun tabou ne frappait réellement les poissons en Égypte ancienne, à l’exception de cas particuliers comme chez certains prêtres ou certaines personnes de statut social très élevé. Cette idée de tabou viendrait en fait du mythe d’Osiris tel qu’il nous est raconté par Plutarque, dans son œuvre De Iside et Osiride. Dans cet ouvrage, Plutarque réinterprète le culte et les mystères d’Isis chers aux Anciens Égyptiens en y adjoignant nombre d’éléments propres à sa culture gréco-romaine. C’est dans cet essai qu’apparaît la première version suivie du mythe d’Osiris, les sources égyptiennes ne le mentionnant que par épisodes à travers divers corpus textuels distincts géographiquement et chronologiquement. Que nous dit ce mythe ? Pour faire bref, Osiris règne sur l’Égypte, fonction que jalouse son frère Seth. Ce dernier trouve donc un moyen de se débarrasser de son royal frère afin de s’emparer du trône. Et au fil des péripéties qui marquent cet épisode mythologique, Seth en vient à découper le corps d’Osiris dans le but d’en disséminer les différents morceaux un peu partout en Égypte (et 1
Probablement influencé par les écrits de Chairémon d’Alexandrie.
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notamment dans le Nil) afin que personne ne puisse le retrouver et, magiquement, le ramener à la vie. L’élément qui nous intéresse ici se situe dans le sort réservé au phallus d’Osiris, qui aurait été jeté dans le fleuve par Seth et avalé par un poisson, en l’occurrence un oxyrhynque (mormyridae). Le tabou frappant les poissons dans la pensée classique, et dans de rares temples égyptiens d’époque tardive, proviendrait en partie de ce mythe, un poisson ayant porté atteinte au corps d’un dieu, qui plus est à la partie de ce dieu liée à sa vigueur et à ses capacités génératrices. Il est donc possible que Clément d’Alexandrie ait transposé cette idée de tabou à son interprétation de l’hiéroglyphe du poisson. Toutefois, on retrouve également, dans les textes égyptiens (et ce dès les hautes époques), un mot incluant ce même hiéroglyphe du poisson et pouvant être relié à l’idée de haine. Il s’agit du mot bw.t, bout, « abomination », « dégoût ». Ainsi, relier poisson et détestation n’est donc pas tout à fait erroné, et bien qu’il soit impossible de savoir avec précision quel témoignage reçût Clément à ce sujet, il est à noter que son interprétation ne repose pas en totalité sur des présupposés propres à la pensée de l’époque. Idem avec le faucon, ἱέραξ (parfois traduit par « épervier »), que Clément associe à la représentation de « Dieu » (θεοῦ). Encore une fois, il n’est pas dans le faux puisque le faucon servait à noter, entre autres, le nom du dieu Horus. De façon plus large, ce même faucon pouvait être employé comme classificateur pour englober toutes les entités appartenant au domaine divin : dieux, déesses, défunts régénérés dans l’au-delà, lieux et objets ritualisés, etc. Il semble donc que Clément d’Alexandrie ait reçu des témoignages de personnes plus ou moins versées
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dans l’art des hiéroglyphes, mais ses interprétations restent peu précises et démontrent bien que lui-même n’y entendait rien et amalgamait significations égyptiennes et éléments issus de son propre mode de pensée (par exemple l’unicité de Dieu). Mais au-delà de ces interprétations, j’ai mentionné précédemment que Clément d’Alexandrie avait rédigé un passage à propos du fonctionnement même des hiéroglyphes. Et c’est là que cette œuvre trouve sa véritable originalité par rapport aux autres analyses de son temps. Plutôt que du « fonctionnement », Clément traite de la composition de l’écriture hiéroglyphique, c’est-à-dire des différentes familles, des différents types de signes qui la composent. Clément commence par distinguer trois types d’écritures propres aux Égyptiens : les « lettres » (γραμμάτων) qui composent l’écriture « épistolographique » (ἐπιστολογραφικὴν) employée au quotidien, et qui correspond à l’écriture démotique ; les lettres « hiératiques » (ἱερατικήν1) que Clément réserve aux prêtres pour les « choses sacrées » ; et enfin les « hiéroglyphiques » (ἱερογλυφικήν) qu’il subdivise en deux classes. Déjà, Clément d’Alexandrie, à travers cette tripartition, va plus loin que ses contemporains, en distinguant non plus les seules écritures quotidienne et sacrée, mais également au sein de ce dernier secteur, deux systèmes (hiératique et hiéroglyphique) – distinction qu’il est le 1
De manière générale, chez les autres auteurs anciens, ce terme désigne à la fois écriture hiéroglyphique et écriture hiératique, englobant de fait tous les textes liés aux prêtres, et plus largement au milieu sacerdotal.
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seul auteur classique à établir. Mais il ne s’arrête pas là, et divise encore le second groupe, les « hiéroglyphiques », en deux fonctions de signes distinctes. Les premiers sont appelés « kyriologiques » (κυριολογική), signes que Clément décrit comme « élémentaires » et qu’il rapproche des lettres alphabétiques1. Les seconds sont dits « symboliques » (συμβολική) et comprennent les différentes manières, pour les Égyptiens, de véhiculer un sens, une notion, à travers un seul signe. On retrouve ici la fonction logographique, ou idéographique, évoquée au début de cette partie. Et comme si cela ne suffisait pas, Clément va encore plus loin en subdivisant à nouveau les hiéroglyphes qu’il nomme « symboliques » ! En effet, il propose pour cette sous-catégorie trois nouvelles subdivisions. D’abord existent les hiéroglyphes symboliques kyriologiques, qui fonctionnent par « imitation » (μίμησιν) et que l’on peut rapprocher des idéogrammes égyptiens : par exemple, dessiner un cercle (κύκλον) revient à noter le mot « soleil », ou encore un croissant (μηνοειδὲς) le mot « lune ». Dans les deux cas, Clément d’Alexandrie tape en partie juste, car le « cercle » dont il parle correspond à l’hiéroglyphe du soleil et est employé dans la graphie de mots associés au champ lexical de la journée, comme rʿ, râ, « jour ». En de rares occasions ce même hiéroglyphe peut être employé pour noter le nom même de l’astre solaire, mais on lui préfère d’ordinaire le soleil rayonnant : jtn, aton (itén), « soleil », « globe solaire ». Le croissant, quant à lui, est bel et bien employé dans la 1
Ce sont les signes qui permettent d’exprimer des choses « au propre » (à l’inverse d’une expression « au figuré ») et qui notaient par exemple les noms de souverains étrangers, notamment grecs.
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notation du mot jʿḥ, iâh, qui signifie « lune ». À nouveau, force est de constater que Clément semble avoir reçu de véritables témoignages de qualité et que les surinterprétations dont il fait preuve n’enlèvent en rien à la justesse de certaines parties de son œuvre. La deuxième subdivision des hiéroglyphes symboliques est appelée par Clément d’Alexandrie « tropique », ou « figurée » (τροπικῶς). Sans nous donner d’exemple particulier, il nous explique que les Égyptiens usaient de ce type d’hiéroglyphes en détournant des objets par transposition, ou analogie. Clément y inclut les inscriptions royales et religieuses que les hiérogrammates (ceux qui étaient en charge de la gravure des textes hiéroglyphiques) souhaitaient communiquer sous forme dissimulée. Enfin, la troisième subdivision est celle des « allégories » (ἀλληγορεῖται) fonctionnant par « énigmes » (αἰνιγμούς). Ici, Clément d’Alexandrie propose des exemples nettement moins fidèles à la réalité de l’écriture hiéroglyphique. Ainsi, il suggère que les astres (autres que le soleil et la lune) sont figurés par un « corps de serpent » (ὄφεων σώμασιν) du fait de leur « marche (mouvement) oblique » (πορείαν τὴν λοξὴν)1. En somme, les astres auraient reçu le serpent comme représentation car leurs mouvements seraient à l’image de ceux du reptile. Malheureusement, ici, Clément s’éloigne de la relative justesse qui caractérisait ses interprétations jusqu’ici, car nous ne disposons, dans l’écriture hiéroglyphique, d’aucune occurrence d’un quelconque astre figuré sous forme de serpent. Dans ce cas précis, Clément d’Alexandrie a sans doute reçu des 1
Expression parfois utilisée pour évoquer la « marche » du soleil.
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témoignages erronés ou des explications qu’il n’a pas été en mesure de retranscrire fidèlement. Les serpents sont employés dans toute sorte de contextes dans l’iconographie et l’épigraphie égyptiennes, et il est vrai que certains livres funéraires et certains temples accueillent dans leur programme décoratif des scènes astronomiques auxquelles sont associés des reptiles. Mais le serpent n’est nullement une forme dédiée à la figuration des astres, et moins encore à celle du mouvement de ces derniers. Néanmoins, de tels usages peuvent être observés dans la pratique que nous appelons aujourd’hui « cryptographique », utilisation des hiéroglyphes qui se développe au Nouvel Empire (-1550/-1069) pour connaître un essor particulier aux époques tardives. Dans cet usage, les signes hiéroglyphiques sont employés dans la notation de divers mots via des connexions plus ou moins éloignées, notamment phonétiques (un phonème en commun par exemple). Cet emploi cryptographique a ainsi pu conforter certains auteurs dans leur analyse symbolique des hiéroglyphes égyptiens, bien que les explications en soient généralement bien plus pragmatiques – ce qu’ils ne pouvaient savoir. Que retenir de ce passage consacré à Clément d’Alexandrie ? En premier lieu, qu’il s’agit du seul auteur de cette période à attribuer aux hiéroglyphes égyptiens un fonctionnement plus complexe que celui de simple écriture symbolique aux significations cachées. Certes, Clément est loin de comprendre le système hiéroglyphique dans sa globalité, et il était même, selon toute probabilité, incapable d’en lire le moindre signe, le moindre extrait. Néanmoins, il offre une division des
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différents signes du plus grand intérêt quant au sujet qui nous intéresse. Comme nous l’avons vu, à l’instar de certains de ses contemporains, ses interprétations sont parfois fausses, ou a minima fortement teintées de présupposés propres à la pensée de son époque, de son courant philosophique ou de ses croyances religieuses1. Il n’en reste pas moins que l’œuvre de Clément d’Alexandrie se démarque du reste de la production classique vis-à-vis des hiéroglyphes égyptiens, ne serait-ce que dans la classification accordée à cette même écriture. Il envisage même une famille de signes s’approchant d’un fonctionnement alphabétique, ou syllabique ; et bien qu’il n’évoque pas de valeur phonétique associée à ces mêmes signes, le fait qu’il n’en fasse pas autant de symboles ou d’allégorie tranche positivement avec le préjugé symboliste alors en vigueur. Le traité de Clément d’Alexandrie se démarque d’autant plus des travaux de ses contemporains que beaucoup parmi ces derniers peinent à user d’une terminologie claire vis-à-vis des écritures égyptiennes. Un exemple frappant est celui d’Héliodore d’Emèse, auteur syriaque du IVe s. évoquant brièvement les différentes écritures de l’Égypte dans ses Ethiopiques (IV, 8) : « Rentré chez moi, je me mis à la lire2 sans perdre un instant. Elle était en langue éthiopique ; les caractères n’étaient pas démotiques, mais bien royaux, c’est-à-dire analogues à ceux que les Égyptiens appellent hiératiques » 1
Clément évoque d’ailleurs l’influence du personnage légendaire Hermès Trismégiste sur la rédaction des « livres » en écritures égyptiennes, c’est-à-dire les compositions conservées dans les bibliothèques des temples. 2 Héliodore parle d’une bandelette couverte de signes d’écriture.
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Dans ce passage, trois désignations apparaissent : « démotiques » (δημοτικοῖς), « royaux » (βασιλικοῖς) et « hiératiques » (ἱερατικοῖς). Héliodore oppose les deux premiers types d’écriture, et il est donc aisé de reconnaître dans le premier l’écriture démotique ellemême, la cursive en usage aux époques tardives. Les « caractères royaux », puisqu’opposés à l’écriture populaire, doivent donc désigner l’écriture monumentale, à savoir les hiéroglyphes. En effet, ceux-ci étaient principalement utilisés dans le cadre d’inscriptions royales ou divines, c’est-à-dire dans les temples et autres monuments commandés par le roi : obélisques, stèles, etc. Héliodore désigne donc, selon toute probabilité, les hiéroglyphes sous l’appellation « caractères royaux », ce que l’association à l’expression « hiératiques » semble confirmer. Dans ce cas précis, il ne faut pas voir l’emploi de l’adjectif « hiératique » comme désignant l’écriture cursive du même nom en égyptologie. Au contraire, ἱερατικοῖς doit sans doute ici être compris dans son sens de « sacré », « sacerdotal », et donc, in fine, comme une autre appellation des hiéroglyphes. Je le rappelle, mais cette écriture était appelée « paroles sacrées » par les Anciens Égyptiens eux-mêmes, et les auteurs classiques l’associaient au monde sacerdotal, les prêtres étant même supposés conserver jalousement le secret de son interprétation. Ainsi, lorsqu’Héliodore dit que les caractères « royaux » sont « analogues » aux caractères « hiératiques », il rapproche les deux expressions et en fait deux désignations de l’écriture hiéroglyphique, écriture d’abord employée dans le domaine royal et sur les monuments sacrés.
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Quoi qu’il en soit, ce passage illustre bien la diversité des appellations employées pour parler des écritures égyptiennes, et la fréquente confusion qui existe chez les auteurs classiques quant à la désignation des différents systèmes graphiques de l’Ancienne Égypte.
d.
Macrobe et le substrat mythologique des hiéroglyphes.
Le dernier auteur sur lequel j’aimerais m’arrêter brièvement est Macrobe, philosophe numide1 des IVe et Ve s., époque de transition après laquelle il est de plus en plus difficile de parler d’auteurs « classiques » à proprement parler. L’œuvre sans doute la plus célèbre de Macrobe sont ses Saturnales, ensemble de dialogues philosophiques mêlant de nombreux thèmes et où l’on trouve, à nouveau, mention des hiéroglyphes égyptiens. Cette évocation de l’écriture sacrée égyptienne ne se démarque toutefois pas des autres mentions contemporaines, et Macrobe leur confère à son tour toute sorte de signification symbolique et énigmatique qu’il tente d’expliquer d’après divers épisodes mythologiques (I, 19) : « Voilà pourquoi on donne des ailes à Mercure, comme pour indiquer la nature du soleil. Les Égyptiens rendent cette preuve encore plus évidente, en représentant le soleil sous la forme d’une statue ailée. Ces simulacres n’ont pas tous la même couleur. Les uns sont bleus, les autres 1
La Numidie s’étendait de l’est de la Tunisie à l’ouest de la Libye en passant par une large part du territoire algérien.
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d’une couleur claire. Des Égyptiens appellent ceux de couleur claire, supérieurs ; et ceux de couleur bleue, inférieurs. […] Par sa position supérieure, il (Argus1) semble considérer la terre, que les Égyptiens désignent dans leurs caractères hiéroglyphiques (hieroglyphicis litteris) sous la figure d’une vache » Les « statues ailées » qui représenteraient le soleil chez les Égyptiens correspondent sans doute aux disques ailés familiers à tous ceux qui connaissent l’iconographie égyptienne et la récurrence de ces soleils aux ailes déployées [Fig. 6]. Les différences de couleur, cependant, sont interprétées par Macrobe d’une façon qui ne correspond pas à une réalité égyptienne, les notions de « supériorité » et d’« infériorité » évoquées par l’auteur semblant provenir de témoignages douteux.
Figure 6 - Soleil aux ailes déployées dans le temple de Dendera
Quant à l’identification de la terre à une vache, cela peut être dû à de mauvais témoignages, ou à une mécompréhension de la part de Macrobe. En effet, les Égyptiens possédaient diverses divinités de forme bovine, comme Bat, Hésat, et bien sûr Hathor qui finit par les 1
Géant de la mythologie grecque descendant de Gaïa.
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englober toutes. Toutefois, Hathor ne fut jamais une divinité tout à fait chtonienne au point de figurer la terre elle-même. Idem avec les autres déesses qui se mêlent en elle aux périodes tardives comme Isis par exemple. Néanmoins, dans la pensée funéraire, Hathor est parfois figurée émergeant d’un fourré de papyrus, représentant ainsi la tombe dans laquelle le défunt est destiné à régénérer et de laquelle il émergera, « justifié »1, pour vivre éternellement dans l’au-delà. Il est donc possible que par association, la vache-sépulture soit devenue vache-terre, les tombes étant, à partir du Nouvel Empire, creusées à même le sol, et donc globalement souterraines. Mais une autre explication est également possible. Au fil des siècles, les Égyptiens firent de la vache l’une des formes du ciel, associant la figure bovine d’Hathor à la déesse Nout, divinité céleste par excellence dès les plus hautes époques. À nouveau, c’est la pensée eschatologique qui explique cette identification, la vache céleste agissant telle une matrice régénératrice pour le défunt qui la parcourt, tel le soleil amené à renaître au petit matin, comme mis au monde. Peut-être le témoignage reçu par Macrobe a-t-il donc amené cette confusion entre forme céleste et forme chtonienne, à moins que l’auteur n’ait luimême mal compris cette information, faisant de l’une des formes du ciel la représentation de la terre. Quoi qu’il en soit, on comprend à travers ce passage que Macrobe, comme beaucoup de ses contemporains et prédécesseurs, ne connaissait pas (ou peu) les usages égyptiens, se contentant de recueillir des témoignages de qualité diverse qu’il rendait à l’aune de ses propres considérations. Ainsi, alors qu’il entend donner son avis 1
C’est-à-dire apte à accéder aux sphères divines.
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sur les hiéroglyphes égyptiens et leur potentielle signification, il les relie à la mythologie grecque et à certains de ses épisodes pour tenter d’en donner une signification correspondant à ses propres conceptions, croyances et connaissances – qu’il partageait, selon toute probabilité, avec nombre de ses lecteurs potentiels. Macrobe est donc l’un des exemples typiques du fonctionnement des auteurs classiques vis-à-vis de l’écriture hiéroglyphique : étant incapables de la lire et ne connaissant les mœurs égyptiennes que de façon très limitée (et souvent indirecte), ils calquent leurs connaissances sur les pratiques des Anciens Égyptiens et tentent, par une acrobatie littéraire plus ou moins marquée, de faire entrer ces considérations dans un système graphique qu’ils ignorent tout à fait.
Après avoir présenté de façon détaillée les principaux responsables de ce préjugé ainsi que les œuvres dans lesquelles ils évoquent les hiéroglyphes égyptiens, il semble nécessaire de se tourner vers les raisons ayant mené les penseurs classiques à associer hiéroglyphes et symbolisme.
e.
Pourquoi une vision si symbolique des hiéroglyphes ?
Comme nous l’avons vu au fil des pages précédentes, à de rares exceptions près, la pensée commune des auteurs classiques à propos des hiéroglyphes égyptiens pointait
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dans une direction claire : ces signes sont des symboles imprégnés de significations allégoriques dissimulées derrière un voile que seuls les initiés sont autorisés à lever. Mais le seul fait que ces mêmes auteurs n’aient pas été en mesure de lire et comprendre les inscriptions hiéroglyphiques ne suffit pas à expliquer cette vision symboliste et, dans certains cas, ésotérique. Dans ce cas, quelles peuvent être les raisons de la popularité et de la ténacité de ce préjugé ? L’un des principaux éléments de réponse quant à cette interrogation se trouve dans un courant de pensée que nous avons déjà évoqué : le néoplatonisme. Philosophie très populaire durant l’Antiquité tardive, elle se revendique de la pensée de Platon, notamment autour du rapport entre les mots et les choses, entre le langage et la réalité, bipartition d’importance dans l’ontologie platonicienne. Nous retrouvons ici la théorie des Idées, ou Formes, dont il fut question précédemment. Chez Platon, les mots – et en particulier ceux mis par écrit – sont la reproduction linguistique d’entités sensibles, d’où l’aspect illusoire conféré parfois à l’écrit de manière générale. En effet, dans la pensée platonicienne (et a fortiori néoplatonicienne) les mots ne sont que de pâles ersatz des choses du monde dont les caractéristiques, issues des Idées intelligibles, ne peuvent être réellement perçues qu’à travers la connaissance, et en particulier la plus grande de toutes : la philosophie. Mais l’écriture hiéroglyphique, dans la pensée (néo)platonicienne, reçoit un tout autre traitement. Déjà, il faut bien comprendre que Platon considère les Anciens Égyptiens comme le peuple ayant eu accès à la meilleure compréhension des Idées du fait de leur illustre
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ancienneté. Premier parmi les peuples du monde, à l’origine de la pratique scripturale (souvenez-vous du mythe impliquant Thot et son don de l’écriture à l’humanité), leur proximité supposée avec le monde divin, et in fine le monde intelligible, leur octroie une sagesse toute particulière. Ainsi, puisque les mots (faits de lettres) ne sont pas en mesure de rendre la réalité des choses et celle de leurs caractéristiques intrinsèques, les Égyptiens auraient alors pris le parti d’user, dans la sphère sacrée, d’une écriture faite d’images. Il est donc impossible, dans la pensée classique, que ces mêmes images soient autant de mots, qui plus est des mots investis d’une valeur phonétique. Il paraît évident que ces images ne fonctionnent pas à l’instar des écritures alphabétiques, mais portent en elles tout un lot de signification renvoyant plus ou moins directement à la sphère intelligible, au monde des Idées. Ce rapport aux Idées platoniciennes est évidemment l’un des éléments principaux permettant d’expliquer la vision symbolique attribuée aux hiéroglyphes, notamment aux premiers siècles de notre ère, mais il ne faut pas oublier que déjà auparavant, chez des auteurs comme Hérodote ou Diodore de Sicile, a priori pas ou peu influencés par la pensée de Platon, cette relation entre hiéroglyphes et allégories était déjà présente. C’est là qu’intervient un second élément très fréquemment repris chez les penseurs classiques : la connaissance des hiéroglyphes comme prérogative des prêtres égyptiens. Si Diodore parle par exemple, pour chaque signe, d’une « signification symbolique […] imprimée dans la mémoire par un long exercice », on retrouve cette idée chez Chairémon d’Alexandrie, qui nous explique que « les plus
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anciens des scribes sacrés […] transmettaient cela (la connaissance du divin) à leurs propres enfants par le biais de symboles et caractères allégoriques »1, ou encore chez Apulée, qui parle de « cachettes » à propos de livres couverts d’hiéroglyphes et de prêtres qui « dérobaient la lecture du texte à la curiosité des profanes ». On comprend à travers ces différents extraits (et qui ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres) que les auteurs classiques considéraient la compréhension des hiéroglyphes égyptiens comme inaccessible, et ce à cause des prêtres qui auraient refusé d’en dévoiler la connaissance2. Bien qu’il soit probable que les rares parmi ces penseurs à avoir foulé le sol égyptien aient connu des difficultés pour obtenir des témoignages précis et justes à propos des inscriptions en hiéroglyphes, il ne faut pas oublier que même en Égypte, seule une infime portion des lettrés3 étaient aptes à lire les hiéroglyphes et à composer des textes dans cette écriture. En effet, la formation des scribes, en Égypte ancienne, débutait avec les écritures cursives, à l’inverse de la formation égyptologique d’aujourd’hui qui commence par les hiéroglyphes (plus évidents à identifier que leurs équivalents cursifs et stylisés). L’usage des cursives était bien entendu plus important dans la vie quotidienne, et il était donc 1
Cette idée de transmission héréditaire de la connaissance (secrète) des hiéroglyphes est également présente chez Diodore. 2 Notez par ailleurs qu’une inscription du temple égyptien d’Edfou requérait de la part des prêtres le silence quant aux mystères compris entre les murs dudit temple. Le contenu de ce texte, s’il fut porté à la connaissance des voyageurs et commentateurs, a pu contribuer à l’accentuation de cet aspect secret, énigmatique, presque initiatique du monde sacerdotal égyptien. 3 Eux-mêmes représentant une infime portion de la population égyptienne.
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nécessaire qu’un plus grand nombre de scribes soient en mesure de lire et écrire dans ces écritures, car ils étaient susceptibles d’y être confrontés chaque jour. En revanche, les hiéroglyphes appartiennent au domaine monumental, qu’il soit divin, royal ou privé (avec les tombes et stèles par exemple). Ainsi, il n’était pas nécessaire que les milliers de scribes à travers le pays puissent réaliser des textes en hiéroglyphes, puisque leur usage était restreint et d’application moins directe dans le quotidien et le fonctionnement même du pays. De plus, les hiéroglyphes étaient destinés à orner des monuments dont l’importance était capitale dans la pensée égyptienne, qu’il s’agisse du domaine sacré (avec les temples) ou du domaine funéraire, dont les inscriptions devaient assurer la régénération du défunt, qui même s’il n’était pas de sang royal, appartenait aux strates les plus élevées de la société1. Nous pouvons donc aisément imaginer que la marge d’erreur considérée comme acceptable n’était pas la même que celle des textes administratifs, des lettres ou autres registres rédigés en hiératique ou en démotique. Car même si ces textes étaient essentiels à la vie quotidienne du pays, ils n’influaient pas directement sur l’au-delà, les sphères divines ou le pouvoir royal. Les rares scribes à être versés dans l’art des hiéroglyphes suivaient donc plusieurs années de formation et de perfectionnement afin de s’assurer une compétence et des connaissances de haute volée. Enfin, le fonctionnement même des rites égyptiens et du monde sacerdotal en général recelait en effet une part 1
En effet, seuls les plus riches étaient à même de se faire bâtir ou creuser une tombe, et plus encore de la faire couvrir de textes hiéroglyphiques.
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de mystère, d’interdit. Comme l’explique Fr. Dunand (1975) : « La notion de secret joue un grand rôle dans la pensée religieuse et dans le culte égyptien ; les dieux eux-mêmes sont dits « cachés », « secrets », et le service quotidien, qui est un élément essentiel de la liturgie, se déroule loin du public dans le saint des saints auxquels seuls les prêtres les plus élevés dans la hiérarchie ont accès » En somme, il n’est pas illogique que les voyageurs grecs et romains à avoir souhaité en apprendre plus sur le fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique se soient heurtés à certaines difficultés. D’abord, trouver des hiérogrammates ou autres prêtres en mesure de les renseigner (et parlant le grec ou le latin) ne devait pas être évident. Ensuite, même en présence de l’un d’entre eux, le système hiéroglyphique est si particulier et paraissait si hermétique à ces auteurs qu’ils ont pu ne pas en saisir les subtilités, trop obnubilés qu’ils étaient par sa nature figurative et son apparence symbolique. Enfin, il ne faut pas omettre non plus la possibilité que certains Égyptiens aient tout simplement refusé de transmettre ce savoir, considérant que les « paroles divines » (pour reprendre l’expression par laquelle les Anciens Égyptiens désignaient les hiéroglyphes) n’avaient pas à être expliquées dans le détail à de tels voyageurs. Pourtant, nous savons que certains Grecs, vivant et formés en Égypte, avaient connaissance des hiéroglyphes, ou du moins de la façon de les sculpter. C’est par exemple le cas d’Hérakléidès désigné dans une inscription du Ouâdi
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Hammâmat1 comme « graveur d’hiéroglyphes ». De même, le temple de Philae porte une inscription rédigée par un certain Asklépiadès, du IIIe siècle. On ignore si ces graveurs comprenaient ce qu’ils inscrivaient ou s’ils connaissaient la moindre signification hiéroglyphique, mais toujours est-il qu’ils étaient versés dans l’art d’inscrire cette écriture sacrée, et ce en dépit de leur origine non-égyptienne. Mais malgré l’existence de Grecs instruits dans la gravure d’hiéroglyphes, il n’est pas surprenant que l’amalgame ait été rapidement établi entre un système d’écriture complexe maîtrisé par une poignée de spécialistes et le fait que cette connaissance soit purement et simplement dissimulée par ces derniers (le plus souvent assimilés à des prêtres). Ce prétendu refus de partager le savoir autour des hiéroglyphes a donc donné lieu à l’idée que cette écriture devait receler toute sorte de significations magiques et secrètes que seule une initiation mystique pouvait révéler. Nous touchons ici au troisième point récurrent des écrits classiques autour des hiéroglyphes : leur rapport aux « mystères ». Par « mystère », j’entends la pratique, courante dans le monde grec et, par extension, dans le monde romain, selon laquelle l’accès à un culte ou une religion est soumise à une initiation (d’où l’appellation, parfois, de « culte initiatique »). L’un des plus célèbres (parce que l’un des mieux documentés) est l’ensemble de rites connus sous le nom de « mystères d’Éleusis » liés à diverses divinités du panthéon grec et associés au 1
Fleuve dont la vallée était d’importance majeure pour l’économie égyptienne du fait de la présence de mines d’or et de carrières de granit exploitées durant les trois millénaires de l’histoire égyptienne.
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domaine funéraire et à la régénération – et de façon plus large à la terre et à ses bienfaits. Le culte d’Isis tel qu’il fut pratiqué hors des frontières égyptiennes durant l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge peut également être considéré comme un culte à mystère, de même que nombre d’autres rites de Grèce, d’Asie Mineure ou de différentes régions orientales (y compris l’Égypte). Ce qu’il faut bien comprendre à propos des cultes initiatiques, c’est qu’outre le fait de devoir effectuer différents rites, franchir différentes étapes avant d’être considéré comme apte à recevoir les secrets associés, les initiés devaient par la suite garder le secret sur les connaissances ainsi acquises et sur les rituels ainsi réalisés. On retrouve ici l’idée selon laquelle les hiéroglyphes fonctionneraient sur un principe similaire, nécessitant une longue initiation pour accéder à leur maîtrise, maîtrise qu’il faut par la suite dissimuler et ne révéler à quiconque n’aurait pas été soumis aux rites initiatiques. La nature symbolique des hiéroglyphes et leurs significations seraient donc liées à leur caractère ésotérique et au besoin de subir une sorte de mystagogie, un apprentissage mystique accessible à de rares disciples. Mais nous pouvons aller encore plus loin. En effet, déjà durant l’Antiquité, certains commentateurs comme Hérodote et Apulée envisageaient une origine égyptienne aux mystères d’Éleusis. Ces mystères étaient intimement liés à la déesse Déméter (la Cérès romaine), divinité associée aux cultures et à la fertilité des sols (et par extension à la fertilité en général). Déméter fut alors identifiée à Isis, divinité égyptienne liée principalement à la famille et à la maternité et à l’origine de la résurrection de son époux Osiris après son meurtre par le dieu Seth. Ces
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deux déesses sont donc liées par leur rapport à la vie en général et à la régénération en particulier (celle d’Osiris d’un côté, celle des cultures, chaque année, pour la seconde), et cette identification a suffi à quelques auteurs classiques pour voir dans le culte de Déméter une sorte de réminiscence, ou un dérivé, du culte dédié à Isis. De plus, Isis a parfois été identifiée comme la fille du dieu Thot (par exemple chez Plutarque), lui-même confondu avec le dieu grec Hermès, duquel serait originaire l’écriture qu’il aurait transmise à sa fille par la suite. Enfin, les mystères d’Éleusis étaient associés à toute sorte de symboles et autres emblèmes dont le rapport aux Idées platoniciennes a souvent été mis en avant. On retrouve donc un nouvel élément venant s’ajouter à l’intrication déjà dense entre les hiéroglyphes et la pratique des cultes à mystères. L’écriture hiéroglyphique se trouva ainsi investie d’un prétendu pouvoir lié à la régénération et au salut dans l’au-delà divin. Les hiéroglyphes représentent donc une sorte de savoir ultime, de pratique suprême menant celui ou celle qui la maîtrise à la félicité éternelle. Tous ces éléments autour du symbolisme des hiéroglyphes, de leur connaissance gardée secrète par les prêtres égyptiens, mais également des quelques explications rationnelles qui circulaient alors suite aux écrits d’auteurs comme Clément d’Alexandrie, trouvent leur paroxysme dans un ouvrage central vis-à-vis de l’histoire du déchiffrement des hiéroglyphes : les Hieroglyphica d’Horapollon.
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III. L’élément perturbateur : Horapollon. a.
Le prêtre égyptien et ses Hieroglyphica.
Horapollon naît à Alexandrie au Ve siècle de notre ère, et occupe, en parallèle de son œuvre philosophique, des fonctions de prêtrise en Égypte. Cependant, bien que luimême et une large part de sa famille soient nés en Égypte, il ne faut pas oublier qu’Horapollon, à l’instar de nombreux lettrés de cette époque, est avant tout de culture grecque, et qu’à cette période l’Égypte n’est plus aussi imprégnée de ses traditions pharaoniques que quelques siècles auparavant. Horapollon fréquente donc les cercles savants d’Alexandrie et se forge ainsi un important bagage de connaissances grammaticales, philologiques et philosophiques, centres d’intérêts qui le menèrent logiquement à s’intéresser aux hiéroglyphes. De plus, il parlait et écrivait probablement en copte, renforçant son attache aux langues égyptiennes de manière générale. Son œuvre la plus connue s’intitule Hieroglyphica1, traité dont les versions qui nous sont parvenues sont en grec, possibles traductions d’originaux en copte. Cet essai est entièrement consacré à l’écriture hiéroglyphique et à ce qu’Horapollon en connaît – ou croit en connaître. Et si 1
Les Hieroglyphica et leur auteur (dont l’identité a parfois été contestée ou, a minima, discutée) ont donné lieu à un colloque qui s’est tenu à Paris en Juin 2018. Les actes en ont été récemment publiés (J.-L. Fournet (2021)) et le lecteur pourra s’y reporter s’il souhaite approfondir la question de l’œuvre d’Horapollon. A propos de l’identité même de l’auteur des Hieroglyphica, voir l’article de J.-L. Fournet lui-même dans ledit ouvrage, ainsi que celui de J.-M. Mandosio.
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cet ouvrage occupe une place si centrale dans l’histoire du déchiffrement des hiéroglyphes, c’est parce qu’il servit de base à de très nombreux chercheurs modernes ayant tenté de percer le mystère de cette écriture. En dépit des hypothèses niant la paternité de l’ouvrage à Horapollon, il semble établi que les Hieroglyphica sont bien de son fait, et il s’agit d’une source d’un grand intérêt pour le sujet qui nous intéresse ici. En effet, on y trouve la description et l’interprétation de près de 190 hiéroglyphes égyptiens, interprétations commentées de façon plus ou moins développée selon les signes et qui constituent l’un des rares traités de cette époque entièrement consacré aux hiéroglyphes nous étant parvenu en quasi-totalité. Toutefois, le manuscrit ne fut redécouvert en Occident qu’au XVe siècle, soit mille ans après sa rédaction, circulant d’abord en Italie puis dans le reste de l’Europe au tout début du XVIe siècle, lorsque la première édition imprimée est officiellement diffusée, à partir de 1505. L’ouvrage d’Horapollon est donc resté inconnu des érudits occidentaux durant un millénaire, ce qui explique sans doute en partie l’apparente absence d’intérêt de ces derniers pour l’écriture hiéroglyphique pendant le Moyen Âge, dont nous parlerons en Deuxième partie. En revanche, il est probable que les Hieroglyphica aient circulé ailleurs, notamment dans le monde byzantin, puisqu’on y retrouve de rares mentions, sans toutefois qu’il ait suscité le même engouement qu’à l’époque moderne. L’ouvrage se découpe en deux parties, dont la première est de la main même d’Horapollon, tandis que la seconde serait l’œuvre de l’un de ses continuateurs, un certain Philippos. Cela pourrait expliquer la moindre rigueur
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accordée à cette partie en comparaison de la première, de même que les commentaires, plus fantaisistes encore. Certaines interprétations d’hiéroglyphes sont accompagnées d’illustrations, mais ces dernières sont le fait des éditeurs des XVIe et XVIIe siècles, la version originale ne comportant aucune vignette1. Comment expliquer le succès retentissant que connurent les Hieroglyphica ? D’abord, leur diffusion prend place à une époque où le goût pour l’Orient, et en particulier pour l’Égypte, commence à se développer de façon conséquente en Europe. La Renaissance voit ainsi se multiplier les créations égyptisantes destinées à orner les intérieurs de familles bourgeoises et nobles d’Occident. C’est par exemple le cas d’ornements rappelant les obélisques égyptiens et couverts de pseudo-hiéroglyphes sans aucune réalité historique mais conférant une allure antique à l’objet ainsi décoré. La redécouverte et la publication des Hieroglyphica d’Horapollon permet alors de nourrir cet engouement pour l’Égypte, d’autant que l’auteur étant lui-même né à Alexandrie et présenté comme un prêtre égyptien, son œuvre s’en trouve parée d’une aura d’authenticité et de vérité. De plus, les interprétations des hiéroglyphes, que nous allons analyser dans le prochain point, trouvent écho dans certains courants philosophiques de l’époque, et en particulier ceux puisant dans les mouvements ésotériques et symbolistes. Persuadés de tenir entre leurs mains un traité levant enfin le voile d’une écriture mystérieuse dont les arcanes étaient restés scellés depuis des siècles, nombre de penseurs modernes se fièrent sans réserve à 1
L’édition de 1512 (Pirkheimer) contient même des gravures d’Albrecht Dürer !
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Horapollon et à ses commentaires, diffusant et accentuant par là même le préjugé symboliste qui, depuis l’Antiquité, n’avait cessé de sévir. Mais qu’avaient donc de si séduisantes les analyses d’Horapollon à propos des hiéroglyphes égyptiens ? Et pourquoi a-t-il, à ses dépens, tant contribué à freiner le déchiffrement réel de cette écriture ?
b.
Le vrai et le faux chez Horapollon.
La structure des Hieroglyphica suit un schéma simple : pour chaque signe dont il donne une interprétation, Horapollon mentionne la notion à laquelle cet hiéroglyphe est associé, puis décrit le signe lui-même, avant de développer son analyse. La majeure partie de l’ouvrage est donc construite sur le plan « Quand les Égyptiens veulent exprimer [notion, idée], ils inscrivent [hiéroglyphe concerné]. La raison en est que … ». Cette construction rappelle quelques-uns des rares (mais passionnants) traités qu’ont laissés les Anciens Égyptiens eux-mêmes sur leur propre écriture. Par exemple, le papyrus Carlsberg 7, traité très tardif puisqu’il date du IIe s. n.è., donne une liste d’hiéroglyphes accompagnés de leurs principales utilisations. L’un des premiers à apparaître est ainsi le disque solaire , et ses significations majeures sont données, ainsi que certaines explications mythologiques liées à celles-ci : « Signifie : jour. Signifie : le dieu-soleil à son lever le matin. Signifie : la grande Ennéade »
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Et ainsi de suite. On voit donc à travers ce papyrus que les Égyptiens (même si cet exemple date d’une époque à laquelle la pratique hiéroglyphique avait déjà connu de nombreuses évolutions) usaient d’aide-mémoire, ou du moins mettaient au point des compilations reliant hiéroglyphes et significations. L’autre traité (bien que ce terme soit ici peu approprié) prend place dans le Mythe de l’œil du soleil, un mythe égyptien bien connu, et est attesté par tout un lot de manuscrits d’époque romaine. Il s’agit de deux passages du mythe reposant sur un schéma simple : « Quand on vient à faire [notion] à l’écrit, c’est [hiéroglyphe] qu’il faudra utiliser ». L’un des exemples est ainsi : « Quand on vient à faire « année » à l’écrit, c’est un vautour femelle qu’il faudra utiliser pour elle ». Vient ensuite une explication de cet emploi de l’hiéroglyphe du vautour , explication mythologique liée à la Création que l’on retrouve d’ailleurs chez Horapollon. L’intérêt de ces deux documents égyptiens tient à leur façon d’introduire les significations des différents hiéroglyphes qu’ils mentionnent. Outre le fait qu’ils soient l’œuvre d’hiérogrammates a priori versés dans la pratique de l’écriture hiéroglyphique, ces traités emploient un schéma qu’Horapollon reprend en partie dans ses chapitres, bien que (comme nous allons le voir) ses interprétations ne soient pas toujours très pertinentes. Prenons un exemple simple. Le 26e signe des Hieroglyphica est le lièvre (ou la hase) . Et voici ce qu’en dit Horapollon1 : 1
Certains autres passages se rapprochent encore plus de la formulation présente dans le Mythe de l’œil du soleil évoqué précédemment, avec une structure que l’on peut traduire par « Quand on veut écrire X… ».
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« Voulant représenter l’(idée d’)ouvrir, ils peignent un lièvre, parce que cet animal a toujours les yeux ouverts » Ce passage illustre parfaitement la raison pour laquelle j’ai intitulé ce point « Le vrai et le faux chez Horapollon ». Le vrai, d’abord, car en effet, dans l’écriture hiéroglyphique, le lièvre était utilisé comme phonogramme (c’est-à-dire comme signe notant un son, en l’occurrence une syllabe) dans le verbe wn, oun, « ouvrir ». Notez la présence, en fin de mot, de l’hiéroglyphe du battant de porte, qui indique qu’il s’agit bien du verbe signifiant « ouvrir », et non d’un homonyme tel que wn, oun, « faute », « blâme ». Toutefois, si Horapollon a raison de lier l’hiéroglyphe du lièvre à l’idée d’ouverture, il se trompe quant à la raison d’être de ce signe dans ce mot. Comme indiqué dans le paragraphe précédent, l’animal sert ici de phonogramme notant le son wn, oun, et non comme logogramme lié à l’idée même d’ouvrir. Dans l’écriture hiéroglyphique, le lièvre n’est nullement investi de cette notion d’ouverture, et sa présence dans le verbe « ouvrir » n’est due qu’à une équivalence phonétique, et non à une raison pragmatique quelconque. De plus, bien que le lièvre ne ferme en effet que rarement les yeux (outre le fait que cela soit très difficile à discerner), cette interprétation ne renvoie à aucune réalité vis-à-vis du fonctionnement même de l’écriture hiéroglyphique. Une idée semblable à propos du lièvre apparaît par ailleurs chez Elien, zoologiste romain des IIe et IIIe s. dont l’Histoire naturelle connut un immense succès dans le monde gréco-romain des premiers siècles de notre ère et dont Horapollon avait, selon toute probabilité, connaissance.
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Cette véritable utilisation d’un hiéroglyphe dans les textes égyptiens associée à une interprétation fantaisiste peut être relevée en divers chapitres des Hieroglyphica, comme dans le passage consacré au faucon (I, 6) : « Voulant figurer un dieu […] ils peignent un faucon, parce que cet animal est prolifique et qu’il a la vie longue ; d’autre part, parce qu’il semble être le symbole du soleil et que mieux qu’aucun autre oiseau, il peut de ses yeux affronter les rayons solaires » Comme pour le lièvre et sa signification « ouvrir », l’hiéroglyphe du faucon est effectivement attesté dans les textes hiéroglyphiques en rapport aux dieux, puisque le signe figurant un faucon sur un pavois est l’une des graphies du mot nṯr, nétjér, « dieu ». Il peut également être employé comme classificateur à la fin de tout nom (commun ou propre) lié à une divinité ou à un élément divin/surnaturel : ainsi Jnpw, Inépou, « Anubis », ḥw, hou, « formule (magique) », etc. De plus, le faucon peut en effet être employé comme « symbole du soleil », étant donné qu’il est l’une des formes que prend le dieu Rê, divinité solaire par excellence1. En revanche, le fait que les yeux du faucon puissent « affronter les rayons solaires » ne trouve aucune résonnance dans la pensée égyptienne. Nous pouvons certes envisager diverses confusions autour de l’« œil de Rê », élément majeur de la mythologie égyptienne, mais il n’est nulle part fait mention d’une capacité particulière 1
Horus est également considéré comme une divinité à caractère solaire, notamment à travers sa forme Horakhty, qui signifie littéralement « L’Horus des deux Horizons ».
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des faucons quant à l’observation du soleil. À nouveau, Horapollon tente de justifier une utilisation effective d’un hiéroglyphe par une explication absente de la pensée égyptienne. Dernier exemple de ce double contenu chez Horapollon, le chapitre dédié au signe du vautour (I, 11) : « Voulant écrire la mère […] ils peignent un vautour, parce qu’il n’existe pas de mâle dans cette espèce d’oiseaux. […] Lorsque le vautour (femelle) désire concevoir, il ouvre sa vulve dans la direction du vent du nord et se laisse féconder par celui-ci pendant cinq jours, durant lesquels il ne prend ni aliment ni nourriture » L’association du vautour à la notion de maternité est exacte, puisque l’hiéroglyphe , parmi les diverses significations qu’il porte, pouvait être employé pour noter le mot mw.t, mout, « mère ». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les déesses et épouses royales ornaient souvent leur tête (tout du moins dans l’iconographie) de coiffes représentant un vautour aux ailes déployées [Fig. 7]. Néanmoins, il est évident que les vautours, quelle que soit l’espèce concernée, possèdent des mâles comme des femelles, et que la méthode de reproduction décrite par Horapollon est… poétique.
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Figure 7 - Néfertari, Grande épouse royal de Ramsès II, coiffée d'un vautour
Au-delà de ces passages alternant le vrai et le faux, d’autres chapitres traitent de véritables motifs égyptiens sans qu’il s’agisse nécessairement d’un usage hiéroglyphique précis. Horapollon rapporte là, de façon plus ou moins explicite, certaines particularités de la pensée égyptienne, tout en les associant (à nouveau) à des explications issues de sa propre vision du monde et de ses propres présupposés philosophiques et scientifiques. L’un des principaux exemples de cela est le chapitre consacré à l’hiéroglyphe figurant un cynocéphale , espèce de singe dont le museau rappelle celui d’un chien, de même que son cri rappelle un aboiement (I, 15) :
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« Voulant écrire le lever (mensuel) de la lune, ils peignent encore1 un cynocéphale assis : car aux deux équinoxes de l’année, celui-ci urine douze fois par jour, à chaque heure, et il fait la même chose pendant ces deux nuits. […] C’est aussi parce qu’aux équinoxes, seul parmi les animaux, il pousse un cri douze fois par jour, à raison d’une fois par heure » Ce passage associe de nombreux éléments propres à la pensée égyptienne et, comme dans la plupart des interprétations d’Horapollon, mêle vérités et erreurs. Le rapport entre la lune et le cynocéphale est bien attesté en Égypte ancienne2, notamment à travers l’association de cette espèce de singes aux dieux Thot et Khonsou, tous deux considérés comme des divinités liées à l’astre lunaire3. Le cynocéphale est également parfois associé au soleil, ses cris accompagnant régulièrement le lever de ce dernier. On retrouve là la mention, chez Horapollon, du cri du singe, poussé selon lui « douze fois par jour » lors des équinoxes. Et c’est là qu’intervient la part d’interprétation allégorique de l’auteur. Si le cynocéphale et la lune entretiennent un véritable rapport dans la pensée
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Ici, Horapollon souligne qu’il s’agit « encore » du cynocéphale car il lui consacre un autre passage (I,14), attribuant à cet hiéroglyphe la notation d’idées diverses telles que la lune elle-même, le « monde habité », l’écriture, le prêtre, la colère, ou encore la nage ! 2 Concernant le rapport entre cynocéphale et lune, voir les remarques et références données par Ricciardetto dans J.-L. Fournet, 2021 : 129-130. 3 Une version particulière du cynocéphale peut même, aux époques tardives, être employée dans la notation du mot jʿḥ, iâh, « la lune ».
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égyptienne, notamment à travers Thot1, il n’est nulle part fait mention, dans la documentation égyptienne, d’un quelconque comportement particulier du singe durant les équinoxes, et encore moins de la répétition régulière du fait d’uriner. Horapollon fait donc à nouveau preuve d’une certaine justesse lorsqu’il associe (par deux fois) la lune et le cynocéphale, mais il y ajoute son interprétation qui, une fois de plus, s’avère tout à fait erronée et en partie influencée par son propre mode de pensée et ses présupposés. Les exemples pourraient ainsi être multipliés à l’envi car ce sont près de 190 hiéroglyphes qui sont interprétés par l’auteur, et tous comprennent une part plus ou moins importante de symbolisme, voire d’ésotérisme, dans leur analyse. Certains signes reviennent d’ailleurs de façon plus récurrente que d’autres, comme le lion, attesté neuf fois (!) dans les Hieroglyphica, témoin de son importance dans les textes égyptiens et dans la pensée de l’époque de manière générale2. En revanche, d’autres passages ne trouvent aucun écho dans la documentation égyptienne. Bien que la plupart des hiéroglyphes évoqués par Horapollon existent bel et bien, plusieurs ne sont en revanche pas attestés et montrent bien que les Hieroglyphica reposent à la fois sur des 1
Le cynocéphale est même considéré, par Elien et Horapollon notamment, comme étant capable d’écrire. Ainsi, Horapollon dit (I, 14) : « il existe une espèce de cynocéphale qui connait les lettres égyptiennes. […] Au reste, cet animal est mis en relation avec Hermès (Thot) qui s’occupe de tout ce qui a trait à l’écriture ». De même Elien (Histoire naturelle, VI, 10) : « Sous les Ptolémées, les Égyptiens apprirent aux babouins leurs lettres ». 2 A ce sujet, voir la contribution de M. Mougin dans J.-L. Fournet (2021).
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témoignages imparfaits et sur de vives influences de la pensée et du savoir gréco-romains1 : « Quand ils veulent écrire la sagacité, ils peignent une fourmi […] parce que, contrairement aux autres animaux, quand elle prépare ses provisions pour l’hiver, elle ne se trompe pas d’endroit mais y arrive sans se fourvoyer » Outre la proximité avec la morale d’une fable bien connue du XVIIe siècle, ce passage ne repose a priori sur aucun hiéroglyphe connu. La fourmi n’est en effet attestée en nul endroit dans les inscriptions égyptiennes, non plus que son caractère prévoyant et travailleur qui est un héritage direct des croyances grecques et latines. Contrairement aux autres extraits commentés plus haut, Horapollon ne mêle pas, ici, le vrai et le faux, mais se contente de calquer une idée qu’il a apprise à propos de la fourmi à un signe égyptien supposé mais non attesté. Néanmoins, l’apparence de vérité du texte des Hieroglyphica ne permit pas à ses lecteurs et continuateurs de faire la part des choses, et c’est là le tort que fit cet ouvrage dans l’optique du déchiffrement des hiéroglyphes. Les Hieroglyphica d’Horapollon, comme je l’ai évoqué dans le point précédent, ne furent redécouverts en Occident qu’au XVe siècle, et véritablement réédités qu’au début du XVIe2. Leur rédaction mille ans auparavant, à une 1
Il est également possible qu’Horapollon ait eu accès aux écrits de Chairémon d’Alexandrie. 2 Dès la fin du XVe siècle, des traductions latines de l’œuvre sont attestées, à l’image de celles de Giorgio Valla, mais elles ne furent pas officiellement publiées et sont restées à l’état de manuscrit.
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époque où l’on supposait que l’écriture hiéroglyphique était encore en usage, ou du moins qu’Horapollon, en tant que prêtre alexandrin, devait en connaître le fonctionnement et les secrets, leur conférait alors une aura particulière, comme s’il s’agissait d’un document dont l’authenticité et la justesse ne pouvaient être remises en cause. C’est pourquoi, jusqu’au XVIIIe siècle, cette œuvre fut considérée comme la base incontournable de toute étude consacrée aux hiéroglyphes égyptiens. Le symbolisme exacerbé de son contenu, sous ses airs de vérité, s’est ainsi diffusé à tous les savants se lançant dans la quête du déchiffrement des hiéroglyphes, renforçant et validant le préjugé symboliste initié par les premiers auteurs classiques à s’y intéresser, dès le Ve siècle avant notre ère. Quelques voix discordantes, toutefois, se firent entendre au cours du XVIIIe s., alors que le déchiffrement des hiéroglyphes semblait une tâche vaine. L’auteur des Hieroglyphica, dont le contenu s’avérait incapable d’offrir la clé de compréhension de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens, fut alors renvoyé à une sorte de charlatanisme, voire identifié comme un faussaire moderne1, et non un auteur ancien a priori versé dans la connaissance des hiéroglyphes. Toutefois, ces critiques n’empêchèrent pas l’œuvre de connaître un immense succès et de s’offrir une place de choix dans l’histoire du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens.
1
Au XIXe s., un véritable faussaire grec, Constantin Simonides, inventa plusieurs dizaines de traités qu’il attribua à Horapollon. Cette contrefaçon joua un certain rôle dans l’idée que le véritable Horapollon ait pu n’être qu’une invention moderne.
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En résumé, jusqu’à la toute fin de la période antique, les hiéroglyphes égyptiens sont interprétés comme autant d’allégories que seule une initiation intense et de long terme permet de saisir. Notez par ailleurs que les Grecs étaient aussi peu au fait du fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique qu’ils ne l’étaient de l’iconographie égyptienne en général. Ils confondaient souvent les deux, ou les considéraient a minima comme des systèmes équivalents, et étaient incapables d’en déchiffrer la moindre part. Les Romains ne sont pas en reste puisqu’on connaît, à partir de l’annexion de l’Égypte à l’empire naissant d’Octave-Auguste, nombre de monuments décorés à l’égyptienne, mêlant d’authentiques éléments égyptiens à d’autres issus du répertoire romain. C’est par exemple le cas de l’obélisque de Domitien, celui de la piazza Navona (Rome), qui porte à la fois des titres propres aux empereurs romains et des épithètes égyptiennes. Domitien est ainsi désigné comme Imperator Caesar Domitian Augustus (= Sébastos), titulature romaine transcrite en hiéroglyphes égyptiens de façon phonétique [Fig. 8]. Cependant, ses différents noms et titres sont associés à la titulature habituelle des pharaons : nom d’Horus, nom de roi de Haute et Basse Égypte, titre de « maître des couronnes », etc. Ces épithètes, incluses dans la titulature pharaonique dès les plus hautes époques de l’Antiquité égyptienne, sont ici reprises dans un contexte tardif et mêlées à des noms purement romains.
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Figure 8 - Titres et nom de l'empereur Domitien transcrits en hiéroglyphes égyptiens
De même, l’empereur Hadrien fit ériger un obélisque à la mémoire de son favori (aujourd’hui dans les jardins du Pincio, à Rome), Antinoüs, le faisant couvrir d’hiéroglyphes transcrivant un texte dont le contenu est propre à la pensée gréco-romaine. Il mentionne par exemple un « stade », infrastructure absente d’Égypte que le scribe en charge de la rédaction du texte fit correspondre à un mot démotique désignant une « place de combat ». On le voit, cet obélisque fut donc commandé dans le plus pur style égyptien, avec un texte rédigé par un scribe égyptophone, mais dont le contenu était « totalement étranger aux réalités égyptiennes » (J.-Cl. Grenier, 2008 : 20). Cette pratique d’ornements égyptisants chez les Grecs, et plus encore chez les Romains, fut bien identifiée par certains modernes impliqués dans le déchiffrement des
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hiéroglyphes, à l’instar de William Warburton, dont il sera question dans la Troisième partie. Et si elle semble disparaître durant la période médiévale, on retrouve de telles créations hybrides à la Renaissance, dans des proportions bien supérieures encore. Outre la relative fascination qu’exerçaient les hiéroglyphes sur la plupart des penseurs classiques, il ne faut pas oublier non plus que beaucoup croyaient en leur efficacité magique, même dans les cercles dénonçant cette écriture comme une pratique païenne. En effet, dès les premiers siècles de notre ère, et plus encore avec l’instauration du christianisme comme religion impériale, de nombreuses inscriptions hiéroglyphiques furent mutilées, de nombreux monuments furent dégradés, et ce dans le but d’annihiler tout pouvoir de nuisance intrinsèque aux textes en hiéroglyphes1. Les êtres vivants représentés sur les parois des temples étant considérés comme aptes à prendre vie à travers la puissance magique de l’écriture elle-même, la mutilation des signes fut une pratique fréquente qui contraste avec la sagesse qu’on leur attribuait dans les cercles savants, mais qui est indissociable de l’histoire même des écritures égyptiennes. Quoi qu’il en soit, hiéroglyphes et images étaient pour les auteurs classiques tantôt des arcanes dissimulant la sagesse des Anciens Égyptiens, civilisation antédiluvienne aux connaissances supposément extraordinaires, tantôt une écriture ridicule faite d’animaux et de créatures monstrueuses, démontrant par là même l’infériorité de la 1
Cependant, il est aussi vrai que certaines communautés coptes se réapproprièrent des blocs couverts d’hiéroglyphes, sans les dégrader, dans le but de les intégrer à leurs propres monuments.
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pensée égyptienne par rapport à celle des Grecs et des Romains. Les hiéroglyphes apparaissent alors comme des symboles inaccessibles, les derniers prêtres ayant emporté leur secret dans la mort1. Horapollon, l’un de ces prêtres, apparaît donc comme l’un des rares à avoir tenté d’en diffuser la connaissance, et ses Hieroglyphica ne manquèrent pas de passionner et de stimuler de nombreux érudits modernes dans leur soif de savoir autour de l’Égypte ancienne qui, durant la Renaissance, retrouvait le prestige et la fascination qu’elle exerçait déjà sur les voyageurs grecs et romains durant l’Antiquité, mais qui s’était peu à peu amenuisée au Moyen Âge. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la période médiévale est celle qui nous a livré le moins de travaux vis-à-vis des écritures égyptiennes, à l’exception notable du monde arabe pour qui l’histoire de l’Égypte revêtait un caractère tout particulier.
1
La conclusion d’E. Iversen est à cet égard intéressante (1961 : 41) : « En règle générale, on peut dire qu’aucun auteur classique ne savait ce qu’il écrivait dès lors que cela concernait les hiéroglyphes, bien que la plupart d’entre eux, peut-être plus ou moins inconsciemment, essayèrent de dissimuler leur ignorance derrière le voile d’une terminologie « philosophique » savante ».
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DEUXIEME PARTIE Les hiéroglyphes au Moyen Âge Avant de rentrer dans le vif du sujet, il convient d’expliciter de quelle période nous parlons lorsqu’il est question de la réception des hiéroglyphes égyptiens au « Moyen Âge ». La notion même de Moyen Âge est encore âprement débattue parmi les historiens et ses limites chronologiques (sans même parler des variations géographiques) diffèrent parfois grandement selon les problématiques ou les auteurs pris en compte. Traditionnellement, la période antique laisse place au Moyen Âge avec la chute de l’Empire romain d’Occident en 476, lors de l’abdication de Romulus Augustule. L’époque médiévale s’achève un millénaire plus tard, en 1453, lorsque Constantinople tombe aux mains des Turcs et que prend fin, ainsi, l’Empire romain d’Orient. Dans le cas du sujet qui nous intéresse, le début de la période médiévale peut être fixé autour du VIe s. n.è., lorsque nous cessons de parler d’œuvres « classiques », en l’occurrence celles des auteurs grecs et latins dont il a été question au chapitre précédent. Horapollon, avec ses Hieroglyphica, marque ici une sorte de frontière. Cette époque médiévale prend alors fin avec la redécouverte et la publication de ces mêmes Hieroglyphica, entre la fin du XVe et le début du XVIe s., édition qui marque un tournant majeur dans l’histoire du déchiffrement des hiéroglyphes et dont les répercussions établissent une réelle rupture avec le relatif mutisme médiéval.1 1
Ce découpage chronologique rejoint celui proposé par D. Laboury et M. Lekane (2020).
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Car si les hiéroglyphes égyptiens ont suscité nombre de fantasmes et donné lieu à de nombreux commentaires et interprétations durant l’Antiquité, leur présence au cœur du milieu scientifique médiéval est bien plus ténue. Ce moindre intérêt s’illustre surtout dans le monde occidental, puisqu’on ne connaît aucun traité consacré à l’écriture hiéroglyphique, ni même de passage substantiel les mentionnant dans quelque œuvre que ce soit. Ce silence est heureusement rompu par les auteurs arabes dont la production, durant le Moyen Âge, est particulièrement vaste. Dans le monde byzantin, également, quelques auteurs se démarquent par quelques travaux évoquant de près ou de loin la question égyptienne, à l’image de Michel Psellos qui, au XIe s., rédige une Chronographie centrée sur l’histoire byzantine des Xe et XIe siècles, mais qui inclut ce passage (23,56) : « Le point de vue des Égyptiens n’est pas très clair ; en tout cas, tout est symbolique » L’auteur ne développe pas outre mesure quant à la question hiéroglyphique, mais on comprend que le point de vue majoritaire était alors, comme chez les auteurs classiques, celui du symbolisme. Et bien que les auteurs arabes du Moyen Âge se soient penchés plus avant sur le problème des hiéroglyphes égyptiens, nous allons voir que les interprétations qu’ils en donnent sont ancrées dans un système de pensée propre à leur zone géographique et à l’idéologie dominante de leur temps. Ainsi, en dépit de fréquentes mentions des hiéroglyphes et des monuments égyptiens,
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les penseurs arabes n’ont pas été en mesure d’en comprendre le fonctionnement. Pour quelles raisons ?
I.
Les auteurs arabes et l’Égypte ancienne. a.
La fascination pour l’Égypte chez les penseurs arabes médiévaux.
L’Égypte apparaît à plusieurs reprises dans l’Ancien Testament, notamment à travers le récit des vies de Moïse et Joseph, tous deux considérés comme des prophètes par les musulmans. Dans un cas comme dans l’autre, l’Égypte y est décrite à travers le tyrannique pharaon qui, d’après les auteurs du livre saint, la dirigeait alors. Il n’est ainsi pas surprenant que les érudits arabes du Moyen Âge ait vu leur attention attirée par la présence de l’Égypte dans ces passages, à l’image d’Al-Masʿūdī, au Xe siècle. Encyclopédiste né à Bagdad à la toute fin du IXe siècle, Al-Masʿūdī passa une grande partie de sa vie à parcourir le monde arabe ainsi qu’une partie du continent africain dans le but de rédiger une vaste Histoire universelle (Akhbār az-zamān) qui n’est malheureusement pas parvenue dans sa globalité jusqu’à nous. Selon Al-Masʿūdī, le premier homme à s’être installé en Égypte serait un descendant de Noé appelé Misraïm, ou Misr, qui n’est autre que le nom arabe donné à l’Égypte elle-même encore aujourd’hui. Le fils de Misraïm serait ensuite devenu pharaon, fils dénommé Qibt, mot arabe désignant les Coptes, chrétiens d’Égypte dont il a été question dans la première partie à propos de leur écriture, descendante de l’ancien égyptien. Al-Masʿūdī consacre ainsi plusieurs passages de ses
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œuvres à l’histoire égyptienne qu’il associe toutefois au monde arabe dès sa plus haute antiquité. Mais Moïse, Joseph ou encore Noé ne sont pas les seuls prophètes et personnages illustres à être liés, dans les œuvres arabes médiévales, à l’Égypte. En effet, on retrouve, dès le XIe siècle, chez Sa’id al-Andalusi et AlMubashshir ibn Fātik, l’identification du prophète Idris (ou Hénoch) à Hermès Trismégiste1, personnage mythique issu de l’association de Thot, le dieu égyptien de la sagesse et de l’écriture, avec Hermès, dieu grec protecteur des voyageurs et considéré comme le messager du panthéon hellène. Al-Andalusi fait donc d’Idris une forme d’Hermès Trismégiste, personnage qui, selon lui, aurait ordonné l’érection des temples et pyramides d’Égypte afin d’y stocker et conserver l’antique savoir des Égyptiens en prévision du Déluge. Nous faisons face, ici, à un mélange entre antiquité égyptienne, mythologie grecque et théologie coranique, assemblage loin d’être un cas isolé et qui illustre l’attrait de ces auteurs médiévaux pour l’histoire égyptienne de manière générale. Les savants arabes du Moyen Âge semblent avoir été particulièrement fascinés par les monuments de l’Ancienne Égypte. Comme le résume bien St. Pasquali (2016 : 215) : « La réelle fascination qu’elles (= les ruines pharaoniques) suscitèrent se fit dans un subtil contrebalancement entre répulsion craintive et attraction intéressée »
1
Lui-même apparaissant pour la première fois dans la littérature islamique sous la plume d’Ibn Juljul au Xe siècle.
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Parmi ces monuments, ceux qui frappèrent le plus les auteurs médiévaux sont sans doute les pyramides, et en particulier celle de Khéops, située sur le plateau de Giza, non loin du Caire. On retrouve ici Al-Masʿūdī pour qui les pyramides auraient été bâties afin de protéger le savoir des Anciens d’une catastrophe annoncée par les relevés astronomiques. Le Déluge n’est pas explicitement mentionné, mais de nombreux commentateurs ont voulu y voir une évocation implicite de cet événement afin de pouvoir rattacher ce passage à leur propre livre saint. Cette vision des pyramides destinées à sauvegarder les connaissances égyptiennes (médecine, astronomie, mathématiques, géométrie, magie…) est un motif récurrent à cette période, et on le retrouve notamment chez Al-Quda’i et Al-Suyūtī, respectivement historien du XIe siècle et théologien du XVe siècle, tous deux nés en Égypte. Pour eux, les pyramides auraient été commandées par un roi mythique nommé Sūrīd après l’une de ses prémonitions quant à un drame à venir. Ces quelques exemples suffisent à comprendre que certains topoi de la littérature savante de cette époque circulaient entre les auteurs et étaient fréquemment repris et adaptés d’ouvrage en ouvrage, avec quelques variations, mais dont la trame reste similaire. Certes, les pyramides sont également présentées comme des tombeaux chez ces mêmes auteurs, à la fois pour le roi Sūrīd dont il vient d’être question, mais aussi pour Hermès-Idris, ce prophète syncrétique évoqué précédemment. Al-Masʿūdī et Al-Suyūtī vont même jusqu’à évoquer une possible malédiction liée à la Grande pyramide de Khéops, tous deux décrivant des expéditions avortées au cœur de la pyramide après que plusieurs hommes aient mystérieusement trouvé la mort ou soient
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devenus fous, soudainement possédés par des esprits malins. Les journaux du XXe siècle n’ont donc rien inventé avec la malédiction du tombeau de Toutânkhamon… Un auteur alla encore plus loin dans son traitement des pyramides égyptiennes : Abu Jaʿfar al-Idrīsī. Géographe et historien d’Afrique du Nord né au tout début du XIIe siècle, il rédigea notamment un vaste traité (et dressa cartes et planisphères) issu de ses nombreux voyages, dont l’une des étapes fut, bien sûr, l’Égypte. Dans son œuvre, Al-Idrīsī évoque les pyramides de façon substantielle afin de mettre en valeur leur importance dans l’histoire du monde – et du monde arabe en particulier – et d’inciter à leur préservation. Passionné par les monuments égyptiens de manière générale, Al-Idrīsī cherche à valoriser le patrimoine égyptien qu’il juge inestimable, et le rattache pour ce faire à de nombreux personnages majeurs de l’Islam : patriarches, Saladin, Mahomet lui-même… Il va même jusqu’à citer le Coran et certains hadiths qui seraient la preuve de la venue en Égypte de plusieurs prophètes. Al-Idrīsī joue ainsi sur la foi des musulmans et, en liant l’histoire égyptienne et celle de l’Islam, espère susciter chez les fidèles un intérêt pour l’Égypte qui permettrait d’en préserver le patrimoine. Cette attitude ne fut cependant pas sans déplaire à certains commentateurs qui ne voyaient dans l’Égypte qu’une terre païenne et idolâtre. L’autre monument qui vient à l’esprit lorsqu’il est question des pyramides est le Sphinx de Giza, statue monumentale au corps de lion et à tête d’homme qui semble veiller sur la nécropole. Ce Sphinx, bien qu’ensablé durant la majeure partie de son existence, laissait au moins apercevoir son immense tête, poussant certains
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auteurs à l’inclure à leurs œuvres. C’est le cas d’Al-Baghdādī, polymathe des XIIe et XIIIe siècles, né à Bagdad, dont l’un des ouvrages nous intéresse tout particulièrement ici puisqu’il est intitulé, dans sa traduction française, Relation de l’Égypte, œuvre qui connut un grand succès en Occident puisqu’elle fut traduite et rééditée jusqu’au XIXe siècle ! Cette étude fait que l’on considère parfois Al-Baghdādī comme l’un des premiers égyptologues de l’histoire, bien qu’il reprenne en réalité des motifs et histoires déjà attestés chez ses prédécesseurs, comme le fait de considérer les pyramides comme de hauts lieux de pèlerinage par exemple. Concernant le Sphinx, Al-Baghdādī l’évoque parmi d’autres monuments égyptiens comme les obélisques et le phare d’Alexandrie. Mais le Sphinx est aussi mentionné par Al-Maqrīzī, historien égyptien des XIVe et XVe siècles, selon qui la statue aurait perdu son nez suite à l’intervention du cheikh Mohammed Sa’im al-Dahr à la fin du XIVe siècle. Ce dernier aurait en effet ordonné la mutilation du Sphinx afin que les paysans locaux cessent de lui faire des offrandes et de lui vouer une sorte de culte dans l’espoir d’obtenir de bonnes récoltes. Sa’im al-Dahr aurait cherché par là à prouver à la population que le Sphinx ne possédait aucun pouvoir et qu’il fallait cesser toute idolâtrie, pratique païenne prohibée. On ne sait pas, encore aujourd’hui, à quoi est due la perte du nez du Sphinx de Giza, mais cette hypothèse est bien plus crédible que les accusations lancées à l’encontre de Bonaparte et de son armée, le nez de la statue ayant disparu depuis des siècles lorsque Napoléon posa le pied en Égypte…
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Je ne vais pas retracer l’intégralité des parcours et œuvres des auteurs arabes ayant manifesté, à un moment ou à un autre, dans des proportions plus ou moins importantes, un intérêt pour l’Égypte et son antiquité. Néanmoins, il est aisé de constater que cet intérêt s’éveilla très tôt, dès le haut Moyen Âge, et qu’il ne se démentit pas durant plusieurs siècles, jusqu’à l’époque moderne et la réappropriation de cette thématique par les savants occidentaux. De manière générale, l’Égypte faisant partie du monde islamique, et ce de façon très importante, la plupart des traités qui lui sont consacrés chez les auteurs arabes médiévaux cherchent avant tout à faire rayonner l’Islam à travers elle, en incluant à l’histoire de cette religion les monuments, le savoir et la sagesse des Anciens Égyptiens1. Comme le souligne T. Stephan (2017), chaque auteur avait ses propres raisons de s’intéresser à l’Antiquité égyptienne et aux vestiges égyptiens plus particulièrement : « Leurs stratégies d’écriture à propos du passé étaient conditionnées par les préoccupations de leur présent ». Et cette sagesse, ces connaissances, nous les retrouvons de façon prégnante dans les passages qu’accordèrent ces mêmes auteurs à l’écriture hiéroglyphique, qui ne manqua pas de les intriguer au plus haut point.
1
Je ne m’attarde pas sur l’intérêt stratégique et politique que revêtait alors l’Égypte, car cela dépasserait de loin le cadre de ce livre. Néanmoins, la situation géographique du pays, ses rendements agricoles, le carrefour économique qu’elle représente… Tout cela a forcément joué un rôle dans l’intérêt porté à l’histoire égyptienne chez certains savants.
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b.
L’« écriture des oiseaux ».
La fascination des savants arabes pour l’Antiquité égyptienne ne s’est pas limitée aux monuments ni aux légendes qui l’entourent. En effet, nombre de ces érudits accordèrent des parts plus ou moins importantes de leurs écrits à l’écriture hiéroglyphique, qui ne manqua pas de les intriguer, comme ce fut le cas des voyageurs et auteurs classiques quelques siècles auparavant. Et comme ces derniers, les penseurs arabes du Moyen Âge ne savaient pas lire les hiéroglyphes, témoignages du passé païen de l’Égypte et dont les inscriptions étaient supposées contenir de grands pouvoirs et un savoir perdu. Notez que l’intérêt de cette époque pour l’histoire égyptienne ne fut pas propre aux seuls érudits, de nombreux musulmans entretenant un rapport particulier aux vestiges et autres témoignages de ce passé quasi mythique. Ainsi, les traces de l’Antiquité égyptienne étaient aussi bien considérées comme les restes potentiellement dangereux d’un passé païen que comme des éléments emplis de la magie des Anciens. C’est pourquoi certaines inscriptions hiéroglyphiques, comme durant les premiers siècles du christianisme, connurent diverses mutilations et dégradations volontaires. À l’inverse, cette puissance magique explique que certaines amulettes aient pu être portées, encore à l’époque médiévale, à des fins prophylactiques ou pour assurer la fertilité à son couple. De même, on connaît de nombreux blocs couverts de textes hiéroglyphiques remployés comme seuils ou linteaux de mosquées et mausolées, à l’image de Zawiya Sha’ban ou Khayrbak par exemple. Les signes hiéroglyphiques qui pouvaient s’avérer dangereux
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(lions, taureaux, serpents, voire même les êtres humains !) y étaient parfois martelés afin de prévenir toute menace. Cela montre bien que plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires après leur gravure, ces textes continuaient d’exercer une fascination particulière, et qu’on leur attribuait toujours de réelles aptitudes magiques, jusqu’à envisager que les hiéroglyphes puissent prendre vie et attenter directement au lieu où ils se trouvent, ainsi qu’à ses visiteurs. Si ce point est intitulé « écriture des oiseaux », c’est parce que les auteurs arabes ont désigné les hiéroglyphes de plusieurs façons dans leurs écrits, l’expression « écriture des oiseaux » (qalam al-ṭayr) revenant à plusieurs reprises. Cette appellation peut s’expliquer au moins de deux manières. D’abord, les hiéroglyphes égyptiens comprenaient en effet un grand nombre de volatiles dans leur répertoire. Aux époques tardives, plusieurs dizaines d’oiseaux sont ainsi attestés, sans compter les très nombreuses variantes autour d’un même signe qui portent le total à plusieurs centaines d’occurrences d’oiseaux dans les inscriptions hiéroglyphiques. De plus, certains oiseaux étaient employés, dans cette écriture, en tant qu’éléments grammaticaux très communs : la chouette pour la préposition m, « dans », « en tant que », « depuis »… ; le poussin de caille pour le son [w] et comme désinence du pluriel ; le vautour percnoptère comme phonogramme pour le son [R] ; l’oie aux ailes déployées notant la syllabe pȝ, pa, utilisée notamment comme démonstratif pour « celui » ; etc. Ainsi, les oiseaux sont omniprésents dans les textes en hiéroglyphes puisque l’écriture ellemême comprend de nombreux signes les représentant,
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mais également parce que ceux-ci sont utilisés pour des éléments parmi les plus basiques de la grammaire égyptienne. Les scribes et hiérogrammates les utilisaient donc sans retenue, d’où cette impression d’écriture remplie de volatiles divers et variés. La deuxième raison pouvant expliquer l’expression « écriture des oiseaux » provient du système qu’utilisaient les Égyptiens eux-mêmes, au moins depuis l’époque perse (à partir de -526, et peut-être même dès la XIXe dynastie, au XIIIe s. av. n.è.), pour classer les mots de leur vocabulaire, système dit « halahamique ». Cet ordre lexical est ainsi nommé du fait des lettres employées en début de classement, à savoir h, l, ḥ, m. On parle donc d’ordre « halahamique » comme on parle aujourd’hui d’« abécédaire » en reprenant les quatre premières lettres de notre alphabet, a, b, c et d. Ce système, comme tous les autres, comprend certes une grande part d’arbitraire, mais si les lettres ont été ainsi rangées, c’est en partie en rapport aux noms d’oiseaux qu’elles permettent de noter. Par exemple, la première lettre de l’ordre halahamique est le h parce qu’il s’agit de la première lettre du mot hby, héby, qui signifie « ibis ». Le lien entre l’écriture hiéroglyphique (les écritures égyptiennes en général) et les oiseaux s’en trouve ainsi renforcé, les noms d’oiseaux constituant la base même de l’un des systèmes de classement lexical utilisé durant l’Antiquité. Notez que divers auteurs coptes et musulmans, tels Abu al-Makarim et Al-Maqrīzī, accordent aux inscriptions hiéroglyphiques des pouvoirs répulsifs à l’encontre de certaines espèces d’oiseaux nuisibles comme les moineaux. Cela est sans doute dû, de même que pour le nom de l’écriture hiéroglyphique elle-même, à la quantité d’oiseaux présente dans celle-ci. Le principe de similitude
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est bien connu à cette époque (et l’était déjà dans la médecine des Anciens Égyptiens). Ainsi, selon Ibn Juba’ir, l’image d’un crocodile protégeait contre les attaques de ce dernier. De même, des formules médico-magiques égyptiennes nous renseignent sur l’emploi, afin de régler des problèmes de calvities, de divers produits issus d’un taureau au pelage noir, comme si l’animal, par sa pilosité dense et drue, permettait de retrouver sa capillarité d’antan.
Figure 9 - Détail de la reproduction d'une stèle égyptienne par Abu al-Qasim al-Iraqi (MS Add 25724)
Les autres appellations des hiéroglyphes, en arabe, sont plus évidentes au vu de tout ce que nous avons expliqué depuis le début de cet ouvrage. On retrouve par exemple l’expression qalam (al-)birbawy, ou qalam al-birbawiya, que l’on peut rendre par « écriture des temples »1, ou encore 1
Notez par ailleurs que le mot arabe birbâ est lui-même issu d’une expression égyptienne, pȝ rȝ-pr, parpér, qui signifie « temple ». Cette expression a donné le mot copte qui s’est transmis ensuite en arabe sous sa forme birbâ.
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qalam (al-)kahiny, « écriture sacerdotale (païenne) ». Rien de bien surprenant ici, car les hiéroglyphes étaient déjà identifiés durant l’Antiquité comme une écriture sacrée et monumentale, comme l’indique le nom même d’« hiéroglyphe ». La plupart des monuments encore debout aujourd’hui en Égypte sont des temples et des tombes, mais étant donné que de nombreuses tombes sont enterrées et n’avaient pas été mises au jour à l’époque médiévale, ce sont les temples qui étaient les principaux représentants en terme d’inscriptions hiéroglyphiques, d’où le nom d’« écriture des temples ». De plus, les savants arabes n’étaient pas sans connaître de nombreux ouvrages d’auteurs classiques1, et étaient donc au fait du lien établi entre les hiéroglyphes et les prêtres qui auraient été les dépositaires de leur fonctionnement et du savoir qu’ils contiennent. Une écriture supposément sacrée ne pouvait qu’être l’apanage de la classe sacerdotale, c’est-à-dire celle des prêtres, d’où la seconde appellation. Enfin, la dernière expression courante à propos des hiéroglyphes égyptiens est qalam al-qibty, « écriture copte ». Comme je l’ai déjà expliqué, les Coptes, chrétiens d’Égypte dont l’écriture et la langue dérivent directement de l’ancien égyptien (et dont elles représentent le dernier stade), sont alors considérés comme les descendants des Anciens Égyptiens, encore en possession, pour certains, des connaissances et de la sagesse de cette civilisation antédiluvienne. Les hiéroglyphes sont alors désignés comme « écriture copte » – bien qu’ils n’aient rien à voir 1
En effet, nombre d’œuvres gréco-romaines furent traduites en arabe dès le haut Moyen Âge et durant les siècles suivants, à l’instar d’Hérodote, Plutarque, Chairémon d’Alexandrie, Plotin ou encore Jamblique.
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avec cet état de langue – car certains vieux moines coptes étaient vus comme les derniers aptes à déchiffrer cette écriture mystérieuse. De plus, souvenez-vous de la légende transmise par Al-Masʿūdī à propos d’un certain Qibt qui aurait été l’un des premiers pharaons à régner sur l’Égypte. Cette identification des Anciens Égyptiens aux Coptes est donc de grande importance dans la pensée arabe médiévale, et nommer les hiéroglyphes « écriture copte » revenait en fait à indiquer qu’il s’agissait d’une écriture égyptienne. D’autres expressions sont attestées ci et là, mais de façon moins répandue que celles décrites dans le présent chapitre. Citons toutefois, à titre d’information, qalam hermes, « écriture d’Hermès », qalam al-simiya, « écriture de la magie naturelle (?) », qalam al-nirinjat, « écriture des incantations magiques », ou encore qalam al-talismat, « écriture des talismans ». On voit bien que l’idée selon laquelle les hiéroglyphes posséderaient un véritable pouvoir magique, une puissance intrinsèque et mystérieuse, est particulièrement prégnante.
c.
L’interprétation des hiéroglyphes égyptiens chez les auteurs arabes.
Comme je l’ai indiqué au début de ce point, les auteurs arabes du Moyen Âge n’étaient pas capables de lire les hiéroglyphes égyptiens, et n’en possédaient pas la moindre connaissance. De plus, à l’inverse de certains de leurs prédécesseurs grecs et romains, cette écriture était alors bel et bien morte, et plus un seul Égyptien n’était en mesure de les renseigner à ce sujet, fût-ce de manière
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évasive et en partie erronée (comme ce fut le cas pour Hérodote, Clément d’Alexandrie ou Horapollon par exemple). L’écriture hiéroglyphique était déjà devenue indéchiffrable, et Al-Masʿūdī lui-même nous dit que les monuments égyptiens « portent différentes inscriptions que personne, quelle que fût sa religion, ne pouvait déchiffrer. Plusieurs hommes instruits prétendent que cette écriture a disparu de l’Égypte depuis 4000 ans ». Les « 4000 ans » dont il est question sont une durée plus symbolique qu’effective, car à l’époque où Al-Masʿūdī rédige ces lignes, les hiéroglyphes égyptiens ont cessé d’être en usage depuis environ 500 ans. Mais le fait est que lui-même reconnaît que quiconque n’est en mesure de lire ces textes, « quelle que fût sa religion », sous-entendant par-là que les Coptes eux-mêmes en sont désormais incapables. Cela n’empêche pas Al-Masʿūdī de nous gratifier d’une remarque dont la justesse tranche avec le manque de connaissances et les nombreuses erreurs que l’on retrouve par ailleurs : « L’écriture copte est un mélange des anciennes lettres indigènes et de celles des Grecs ». Cependant, cela ne fait pas d’Al-Masʿūdī un connaisseur des hiéroglyphes égyptiens, et ce dernier nous conte même l’histoire d’un saint soufi égyptien, Dhū al-Nūn (aussi appelé Dhul-Nun al-Misri), ayant vécu au IXe siècle et qui aurait été instruit aux arcanes hiéroglyphiques. Mais les traductions que rapporte Al-Masʿūdī ne sont que de simples rappels d’aphorismes arabes destinés à relier l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens à l’histoire du monde arabe et à sa pensée, comme pour s’en approprier une part du prestige. Dhul-Nun al-Misri revient d’ailleurs dans les écrits d’un autre savant, Ayyub Ibn Maslama (dont il sera question
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peu après), mais ce dernier reprend les mêmes préceptes et la même « sagesse » que chez Al-Masʿūdī, c’est-à-dire de fausses traductions de textes hiéroglyphiques véhiculant des maximes arabes bien connues, et non le contenu réel de ces inscriptions Cette impossibilité de lire les hiéroglyphes revient sous la plume d’un autre auteur dont il a déjà été question, Abd al-Latīf al-Baghdādī, lorsque celui-ci nous explique que les hiéroglyphes sont « d’anciens caractères dont on ignore aujourd’hui la valeur […] Je n’ai rencontré dans toute l’Égypte personne qui put connaître, même par ouï-dire, quelqu’un qui fût au fait de ces caractères ». Pour lui, la connaissance de l’écriture hiéroglyphique est bel est bien perdue, et il imagine que les derniers pratiquants de ce système figuratif ont emporté leur secret dans la tombe car les inscriptions rapportaient « des faits d’une extrême importance ». Les prêtres et hiérogrammates égyptiens auraient ainsi préféré faire disparaître toute connaissance des hiéroglyphes afin de ne pas révéler ces faits, renforçant l’aura de mystère entourant cette écriture supposément symbolique. Le préjugé symboliste à propos des hiéroglyphes égyptiens est en effet encore très présent dans le monde savant, et outre les extraits cités précédemment, un autre passage vient confirmer cet état des lieux. Il s’agit d’une citation d’Ayyub Ibn Maslama reprise par Al-Idrīsī et qui traite, à nouveau, de l’impossibilité de lire l’écriture hiéroglyphique : « La raison est que les sages de l’Égypte […] utilisaient des représentations d’étoiles et de planètes pour rendre [leur écriture] sous forme d’énigmes, de symboles et de
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choses obscures de sorte que personne n’a été capable (depuis) de les déchiffrer » Plusieurs éléments rappellent ici certains préjugés des auteurs classiques envers les hiéroglyphes égyptiens. Énigmes, symboles, « choses obscures »… Toutes ces appellations ne sont pas sans évoquer le symbolisme exacerbé qui caractérise la pensée autour des hiéroglyphes depuis le début de notre parcours. Mais l’idée selon laquelle ces symboles seraient des « représentations d’étoiles et de planètes » ne nous est pas étrangère non plus. En effet, Clément d’Alexandrie en parle, dans son traité consacré à l’écriture figurative égyptienne, à propos des signes qu’il nomme « symboliques kyriologiques », c’est-à-dire fonctionnant par « imitation »1. Ce n’est donc pas tout à fait le même procédé que celui avancé par Ayyub Ibn Maslama, mais il reste tout de même une idée commune autour des images d’astres et de leur valeur symbolique. Il n’est pas non plus exclu qu’Ayyub Ibn Maslama ait vu de ses propres yeux des inscriptions hiéroglyphiques, ou qu’il ait reçu un témoignage de quelqu’un ayant voyagé en Égypte. L’un ou l’autre auraient alors pu être frappés par la présence, fréquente dans les inscriptions dédiées aux dieux ou au roi, de l’hiéroglyphe de l’étoile ou de celui du soleil . De nombreux signes parmi les plus courants prennent par ailleurs une forme ronde, circulaire, qui pourrait être à l’origine de l’appellation de « planètes » accordée à ces hiéroglyphes par Ayyub Ibn Maslama.
1
Voir le développement consacré à Clément en Première partie, II. c. Clément d’Alexandrie et sa classification des hiéroglyphes.
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Al-Maqrīzī évoque également cet aspect astronomique lorsqu’il explique, à propos du temple d’Akhmim : « Chacune des salles portait le nom d’une des sept planètes, et sur tous les murs étaient gravées des images de formes et de tailles différentes, accompagnées de signes expliquant les sciences des Coptes (= les Égyptiens) » Mais bien que les hiéroglyphes égyptiens soient a priori impossibles à déchiffrer et que la plupart des auteurs mettent en avant la perte totale de cette connaissance, d’autres rares érudits ont tenté d’en percer les secrets et de parvenir à un système de traduction. Ibn Fatik (XIe s.) évoque ainsi trois types d’écritures chez les Anciens Égyptiens : « Il (Pythagore) excella dans la langue des Égyptiens avec leurs trois types d’écriture : l’écriture du peuple, l’écriture de l’élite qui était la cursive des prêtres, et l’écriture des rois » Cette tripartition reprend probablement (comme le rapport à l’astronomie vue précédemment) l’œuvre de Clément d’Alexandrie qui semble avoir été aisément diffusée dans le monde arabe à cette époque. Il se pourrait également qu’Ibn Fatik ait lu la Vie de Pythagore par Porphyre, car le passage suscité est en plusieurs points semblable à celui du philosophe grec. Il est donc peu probable qu’Ibn Fatik ait eu la moindre connaissance du véritable fonctionnement des écritures égyptiennes, mais ce passage témoigne de l’intérêt porté par l’auteur non seulement aux hiéroglyphes, mais aux systèmes graphiques d’Ancienne Égypte en général.
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Certains autres auteurs allèrent jusqu’à prétendre connaître tel ou tel savant apte à lire l’écriture hiéroglyphique. Ibn Maslama est ainsi mentionné par al-Idrīsī lorsque ce dernier narre la volonté du calife al-Ma’mum de faire traduire les anciens textes égyptiens afin d’accéder à l’antique sagesse qu’ils recelaient. Cette envie de déchiffrer l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens serait l’une des raisons pour lesquelles le calife aurait fait ouvrir une brèche dans la pyramide de Khéops, al-Ma’mum étant convaincu que les hiéroglyphes qu’il trouverait à l’intérieur lui donneraient la clé de leur lecture : « Quand il (le calife) vint en Égypte […] sa haute ambition et son noble esprit le poussant à dévoiler les secrets que renfermaient les pyramides et d’apprendre leur véritable signification, il ne put trouver personne qui puisse traduire pour lui ce qu’il avait trouvé là […] à l’exception d’un seul, Ayyub Ibn Maslama, un vieil homme qui lui avait été recommandé par les autres sages d’Égypte car il pouvait déchiffrer l’écriture des temples » Il est évident que cette connaissance prétendue des hiéroglyphes est fantasmée par al-Idrīsī1, mais le fait que l’on attribuait un tel savoir à de glorieux prédécesseurs est digne d’intérêt. Dans le même esprit, j’ai déjà évoqué la présence, chez quelques auteurs médiévaux, de soi-disant 1
De plus, la pyramide de Khéops ne comporte aucun hiéroglyphe, si ce n’est un cartouche tracé à l’encre rouge en hiéroglyphes cursifs. Les parois, elles, sont tout à fait anépigraphes, les pyramides n’étant gravées qu’à partir de la toute fin de la Ve dynastie, deux siècles après le règne de Khéops.
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vieux moines capables de les renseigner à propos du sens des signes hiéroglyphiques. Chez Al-Masʿūdī, c’est ainsi le soufi Dhū al-Nūn qui aurait détenu cette connaissance. Chez Al-Jobry, c’est un moine nommé Ashmonit (nom à consonance égyptisante) qui est présenté comme un « brillant philosophe qui connaît les secrets des anciens prêtres, a découvert leurs symboles et a compris leur science ». Toutefois, à l’instar des traductions du précédent, celles de cet Ashmonit ne sont nullement authentiques et montrent bien que les auteurs qui rapportent leurs propos n’avaient aucune idée de ce que racontaient les inscriptions hiéroglyphiques. Idem chez al-Qalqashandi, auteur du XVe s. rapportant l’existence d’un « vieux moine d’un monastère d’une ville de Haute Égypte qui comprenait encore ces anciens caractères ». Nul besoin d’ajouter que la réalité de cet homme doit être mise en doute… Un motif transparaît toutefois à travers ces différents exemples : celui de vieux moines coptes dont l’ancienneté, marque de sagesse, et l’ascendance, liée aux Anciens Égyptiens eux-mêmes, ne pouvaient que concourir à en faire des témoins de première main au savoir inégalable dont le contenu ne saurait être remis en question. Il s’agit en quelque sorte d’un argument d’autorité : « Ceci est vrai, puisque c’est un vieux moine copte qui me l’a dit ». Malheureusement, force est de constater qu’il n’en est rien… Le motif de l’homme mystérieux versé dans l’art des hiéroglyphes et au fait de leur signification n’est toutefois pas une création de la littérature médiévale, car on le retrouve déjà chez Synésios de Cyrène, évêque et
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philosophe néoplatonicien né à Cyrène1 au IVe s. Dans son œuvre De la Providence, ou L’Égyptien, il reprend certains fragments de mythes égyptiens auxquels il associe de larges pans de la pensée néoplatonicienne et hermétique. L’ouvrage est donc investi d’une importante dimension ésotérique, et il n’est pas surprenant d’y trouver l’évocation des hiéroglyphes qui, chez Synésios, ne pouvaient qu’être autant de symboles aux significations secrètes. Cette croyance n’est pas explicite, mais un extrait laisse peu de doutes quant à cette interprétation (I,18) : « L’étranger connaissait les caractères gravés sur les obélisques et sur les murs des temples ; ce dieu2 lui expliqua le sens des hiéroglyphes » Ici, non seulement Synésios use du motif de l’homme mystérieux connaisseur de l’écriture hiéroglyphique, mais on comprend également à travers cette phrase que cela était, pour l’auteur, une connaissance extraordinaire (au sens premier du terme) à laquelle seul un petit cercle d’initiés avait accès. Cette science des hiéroglyphes est suffisamment exceptionnelle pour être mise en avant par l’auteur comme l’une des caractéristiques majeures de son personnage. De plus, la signification de ces signes est donnée par une entité divine, accentuant l’aspect ésotérique de la chose. En somme, ce court passage montre non seulement l’ancienneté d’un motif récurrent dans la littérature arabe du Moyen Âge, mais offre également un autre exemple 1
Ville majeure de Cyrénaïque, correspondant à la Libye ancienne. Dans le texte, un dieu (non-identifié) apparaît à l’homme et s’adresse directement à lui.
2
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(comme nous en avons déjà vus de nombreux dans la Première partie) de l’intégration des hiéroglyphes comme signes mystérieux et presque cabalistiques dans une œuvre néoplatonicienne aux forts accents hermétiques.
d.
Quelques tentatives de déchiffrement.
Cette incapacité à lire les hiéroglyphes n’a pourtant pas empêché certains penseurs de se frotter à leur déchiffrement. Ibn Wahshiya, auteur des IXe et Xe s. né sur le territoire de l’Irak actuel, en est sans doute le principal représentant. Historien du Proche Orient et du monde arabe, Ibn Wahshiya a notamment rédigé le Kitab Shawq almustaham dans lequel il évoque de nombreuses écritures anciennes1, parmi lesquelles les hiéroglyphes égyptiens. Il va même jusqu’à prétendre être en mesure de traduire les textes hiéroglyphiques, reproduisant certains signes (d’après son interprétation personnelle) afin d’en donner la signification. Mais sans surprise, ses traductions s’avèrent erronées. Ibn Wahshiya explique même dès l’introduction du passage de son traité consacré aux hiéroglyphes que ceux-ci « dissimulent science et secrets », prolongeant ainsi le préjugé symboliste. De plus, il attribue aux signes qu’il commente des significations fictives, bien que la plupart des hiéroglyphes qu’il reproduit s’approchent de façon plus fidèle de leur
1
Aussi bien réelles, comme le grec, que fictives, comme l’alphabet d’Hermès, ou encore l’alphabet de Platon.
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véritable forme que chez d’autres auteurs de cette époque1 [Fig. 10].
Figure 10 - Extrait du Kitab Shawq al-mustaham d'Ibn Wahshiya (1751, Folio 50b)
Dans cet extrait de l’ouvrage d’Ibn Wahshiya, plusieurs choses méritent que l’on s’y attarde. L’inscription rédigée en haut à droite, par exemple, explique que les caractères ici présentés sont décrits d’après leur prononciation « selon les disciples de Hermès (Harmassa) ». Cela rejoint tout ce que j’ai expliqué précédemment sur le rapport, dans la pensée antique comme médiévale, entre hiéroglyphes égyptiens et Hermès (Thot), lui-même identifié au prophète Idriss. 1
On retrouve là un schéma semblable à celui d’Horapollon dans ses Hieroglyphica, mais je n’ai pas été en mesure de trouver si cette œuvre était connue ou non des auteurs arabes du Moyen Âge.
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Les signes reproduits par l’auteur sont plus ou moins reconnaissables, mais il est remarquable que nombre d’entre eux correspondent bel et bien à de véritables hiéroglyphes pouvant aisément être identifiés. C’est par exemple le cas des trois signes de la première colonne, deuxième ligne, qui semblent reproduire les trois éléments suivants : binôme qui, en égyptien, se lit pér et signifie « la maison » hiéroglyphe de valeur phonétique hém signifiant littéralement « serviteur », mais qui est employé notamment pour noter le mot « prêtre » (hém-nétjér, littéralement « serviteur du dieu »), ou encore pour désigner le roi sous l’expression « Sa Majesté » serpent employé principalement comme classificateur1 dans les noms de déesses et désignant, entre autres, l’uraeus dressé sur la couronne du pharaon afin de le protéger des attaques extérieures Ces trois signes (ou groupes de signes) sont bien transcrits par Ibn Wahshiya, ce qui le distingue d’ores et déjà de la plupart des copistes de son époque et de ceux des périodes suivantes dont les copies sont parfois de bien moindre qualité. Néanmoins, en dépit de cette belle reproduction, Ibn Wahshiya identifie ces hiéroglyphes comme autant de lettres dont il donne la prétendue valeur phonétique. Malheureusement, son interprétation se révèle erronée et montre bien que sa tentative de déchiffrement n’avait pas trouvé son aboutissement.
1
A propos du fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique et de ses différents types de signes, voir Première partie, I. b. Principes de base.
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Le même constat peut être établi avec les autres parties de cet extrait, comme avec les hiéroglyphes de la troisième ligne, colonne 3 : l’oriflamme seul est employé pour noter le mot nétjér, « dieu », qui apparaît également dans l’expression égyptienne médou nétjér, litt. « les paroles sacrées », qui désigne les hiéroglyphes eux-mêmes ce petit pot, de valeur phonétique nou, se retrouve dans de nombreux mots égyptiens comme nw, nou, « chasseur », ou encore Nw.w, Nouou, que l’on rend par « Noun » et qui désigne l’océan chaotique primordial d’où est issue la Création d’après la cosmogonie égyptienne ce poteau (?) est de valeur phonétique âa en égyptien et permet notamment de noter l’adjectif (parfois substantivé) âa, « grand », « ancien », mais également le mot âa, « âne » Toutefois, comme pour les exemples précédents, si la transcription d’Ibn Wahshiya est de qualité, son interprétation est fausse, les valeurs phonétiques qu’il suggère n’étant pas du tout celles que nous connaissons pour ces caractères dans les textes égyptiens. En somme, Ibn Wahshiya n’a nullement déchiffré les hiéroglyphes, mais il n’en obtint pas moins un grand prestige, certains considérant même son œuvre comme pionnière dans le déchiffrement des écritures égyptiennes. Certains chercheurs d’époque moderne, comme Athanase Kircher, dont il sera question dans la prochaine partie, ont même eu accès aux écrits d’Ibn Wahshiya, les réutilisant dans leurs propres productions. C’est pourquoi de rares commentateurs vont jusqu’à faire
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de ce traité un ouvrage « proto-égyptologique », bien que le fond du propos ait été depuis largement contredit et corrigé. Mais comme le souligne à juste titre T. Stephan (2017) : « L’aspect le plus important de l’œuvre d’Ibn Wahshiya n’est pas tant la pertinence de ses identifications de signes hiéroglyphiques que le fait qu’elle fut considérée comme utile, voire divertissante. Cela montre qu’il y avait alors un réel intérêt au sujet de ce qu’exprimaient les symboles des anciens monuments, probablement en rapport avec l’intérêt porté à l’alchimie et à l’occulte » L’un des faits principaux vis-à-vis du travail d’Ibn Wahshiya est justement l’omniprésence de l’ésotérisme et du merveilleux dans ses analyses, l’auteur allant jusqu’à mettre en avant l’intervention d’Hermès Trismégiste dans la création de certains ensembles de signes hiéroglyphiques. Cette mise en avant de l’ésotérisme ne lui est pas propre, et renvoie au goût des soufis pour la calligraphie en général et pour les écritures aux significations soi-disant ésotériques et magiques. En effet, la passion de certains auteurs arabes pour les hiéroglyphes égyptiens trouve sans doute une part de ses racines dans la plupart des critères mis en avant par les cercles soufis vis-à-vis de la calligraphie (notamment islamique) : respect des proportions entre les caractères, disposition harmonieuse évitant les espaces vides et cohérente selon le sens de lecture souhaité, régularité dans le tracé des signes, aspect énigmatique, etc. Ces caractéristiques calligraphiques étaient de grande importance pour les savants de l’époque, notamment dans
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le cadre de la pratique alchimique, autre discipline prisée par nombre d’érudits médiévaux. L’alchimie occupe ainsi une place de choix dans les supposées traductions d’Ibn Wahshiya, décrédibilisant un peu plus l’auteur dans une perspective égyptologique. D’ailleurs, l’autre question récurrente à propos du contenu de l’œuvre d’Ibn Wahshiya est son caractère intentionnel ou non. Si d’aucuns pensent qu’il rédigeait ses commentaires de bonne foi en croyant sincèrement détenir la clé de l’interprétation de certains hiéroglyphes et textes égyptiens, d’autres affirment qu’il savait pertinemment que ses analyses étaient fausses et qu’il cherchait uniquement à s’approprier la gloire d’avoir levé le voile de cette écriture qui passionnait le cercle savant de l’époque. Nous n’en connaîtrons sans doute jamais le fin mot, mais la personnalité d’Ibn Wahshiya, ainsi que ses travaux, restent du plus grand intérêt pour le sujet qui nous intéresse ici, car nous sommes en présence de l’un des plus anciens érudits à avoir tenté, de son propre fait, de déchiffrer l’écriture hiéroglyphique. De bonne foi ou non, l’affaire importe, au fond, assez peu, car la rédaction du Kitab Shawq al-mustaham marque une étape importante dans l’histoire du déchiffrement des hiéroglyphes. Cet intérêt prononcé pour la calligraphie et l’interprétation en général peut également se retrouver dans les créations d’hiéroglyphes fantaisistes ornant monuments et objets divers comme des textiles – principalement d’époque fatimide, entre les Xe et XIIe siècles. Ces pseudo-hiéroglyphes trouveront un écho dans les néo-hiéroglyphes de la Renaissance occidentale, en plein développement de l’égyptomanie (voir Troisième Partie, Excursus : les hiéroglyphes inventés).
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Les hiéroglyphes médiévaux mêlent des formes vaguement égyptiennes, rappelant de façon plus ou moins évidente de véritables hiéroglyphes (tant dans le style que dans leur agencement) à d’autres éléments plus proches de l’écriture arabe et qui témoignent du goût de l’époque pour les textes à la fois esthétiques et signifiants. Néanmoins, de même qu’avec les hiéroglyphes d’époque moderne, ces créations n’ont aucune signification particulière et se contentent de faire référence aux inscriptions égyptiennes à des fins ornementales.
Quoi qu’il en soit des véritables connaissances des savants arabes vis-à-vis des hiéroglyphes égyptiens, et bien que les quelques tentatives de déchiffrement n’aient pas abouti, l’intérêt alors porté aux écritures égyptiennes contraste de façon spectaculaire avec l’incuriosité totale des savants occidentaux du Moyen Âge pour ce même sujet.
II.
Le silence assourdissant des auteurs occidentaux.
Si les savants arabes ont consacré de nombreux passages de leurs œuvres à l’Antiquité égyptienne, de leurs gigantesques monuments à leur écriture sacrée, ce n’est pas le cas des auteurs occidentaux. Ces derniers ne semblent avoir accordé aucun intérêt à l’Égypte ancienne, et aux hiéroglyphes en particulier. Pourtant, l’Égypte reste une région d’importance. Songez par exemple à la
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septième croisade, au XIIIe siècle, durant laquelle Louis IX mena toute une campagne en territoire égyptien, passant notamment par les villes de Damiette et Mansourah. La bataille à proximité de cette dernière vit même les Mamelouks remporter la victoire et faire prisonnier le roi capétien. L’Égypte n’est donc pas tout à fait absente de l’histoire médiévale occidentale, loin s’en faut, mais ses vestiges ne semblent pas intéresser autant que dans le monde arabe1. L’Égypte est conquise par les troupes arabes au cours du VIIe s., et est intégrée à l’empire correspondant vers 641. En parallèle, ce qui restait de l’empire romain d’Orient continue de se déliter, et l’influence byzantine sur l’Égypte décroît de façon inéluctable. L’Égypte, aux yeux des Occidentaux, n’est donc plus une terre de voyage et d’émerveillement, ni même de développement philosophique ou scientifique, mais une terre hérétique considérée sous le prisme de sa valeur stratégique dans la lutte contre les Arabes. Les royaumes et empires Européens voyaient alors l’Égypte comme une porte vers la Terre Sainte, comme une région à reprendre des mains des Sarrasins, et non comme une terre millénaire foyer d’une sagesse dissimulée et d’un passé mythique. De plus, à l’époque médiévale, en Occident, l’accès à la terre égyptienne et aux sources elles-mêmes n’est pas aisé. Le voyage en Égypte n’est plus constitutif du bagage 1
De même, au-delà des écrits sur l’Égypte et ses écritures, D. Laboury et M. Leskane (2020) soulignent le faible nombre de monuments et décors égyptisants d’époque médiévale, en comparaison de ceux d’époque classique. Les raisons de cette faible production artistique sont multiples et rejoignent en partie celles évoquées ici pour la production littéraire.
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culturel des érudits – comme il avait pu l’être pour les auteurs classiques – et les rares monuments européens rapportés d’Égypte (comme les obélisques d’Italie par exemple) ont souvent été détruits ou déplacés. Ajoutez à cela l’intérêt tout relatif accordé aux traités grecs et latins et aux récits de voyage des mêmes auteurs, et vous obtenez un ensemble de facteurs qui, s’ils n’expliquent pas complètement l’abandon de la question hiéroglyphique en Occident, peuvent du moins offrir des éléments de compréhension vis-à-vis du silence des savants médiévaux du monde occidental quant aux écritures égyptiennes. La Bible elle-même, à travers ses mentions de l’Égypte (et de Pharaon) comme la terre esclavagiste des Hébreux1 et de la fuite de la Sainte Famille, a pu jouer un rôle dans le moindre intérêt accordé à la question égyptienne au Moyen Âge, en comparaison de la Terre Sainte par exemple. N’oublions pas non plus les accusations d’idolâtrie envers les Anciens Égyptiens, dont le culte rendu aux images en général et à des entités mi-humaines mi-animales en particulier ôtait tout crédit à la civilisation égyptienne et à sa culture. Cette critique, voire cette moquerie, envers les mœurs religieuses des Égyptiens se retrouve déjà sous la plume de quelques auteurs classiques des premiers siècles de notre ère, préfiguration du dégoût médiéval pour cette question. Mais cette vision du passé païen de l’Égypte trouve son paroxysme durant le Moyen Âge occidental, notamment chez certains Pères de l’Église comme Saint Augustin, et a nécessairement influé sur le 1
Sans parler de l’interprétation des pyramides comme greniers à blé de Joseph.
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désintérêt des penseurs de l’époque envers l’Antiquité égyptienne. Il est même possible que la volonté de certains auteurs musulmans, à l’inverse, de rattacher le passé égyptien à l’histoire de l’Islam ait pu aggraver cette situation, les savants occidentaux refusant de se mêler à des questionnements et des faits en rapport avec la religion de Mahomet. L’un des rares auteurs de l’époque (et encore se situe-til à la toute fin des limites chronologiques décrites au début de ce chapitre) à évoquer l’Égypte ancienne et ses monuments autrement qu’à travers une vague citation est Leon Battista Alberti1. Humaniste génois du XVe s., Alberti est notamment l’auteur d’un De re aedificatoria dans lequel il mentionne divers vestiges égyptiens comme les pyramides de Giza ou les colosses de Ramsès II. Mais il y évoque également, bien que de façon peu détaillée, ses réflexions autour de l’écriture hiéroglyphique. L’auteur, citant les Hieroglyphica d’Horapollon, reprend alors à son compte le préjugé symboliste et l’idée selon laquelle les hiéroglyphes sont une écriture de « choses » qui la rend de fait intemporelle – voire éternelle. Il va même jusqu’à recommander l’utilisation des « lettres égyptiennes sacrées » qu’il emploie lui-même volontiers dans ses créations. Cette interprétation, associée aux préceptes d’Alberti sur l’art en général, inspirèrent certains artistes à l’origine de pseudo-hiéroglyphes et d’ornements égyptisants courants durant la Renaissance. Toutefois, ce passage du De re aedificatoria ne fait qu’appuyer la vision, déjà ancienne à l’époque de Leon Battista Alberti, des 1
On trouve également de rares mentions de textes égyptiens chez Isidore de Séville (Etymologies), mais nul passage dans lequel l’auteur donne son interprétation de l’écriture hiéroglyphique.
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hiéroglyphes comme autant de symboles, et non comme signes transcrivant une langue véritable. De manière générale, l’Occident médiéval peine à faire émerger des lettrés et érudits capables de retourner aux versions originales des textes classiques en langue grecque. Cette lacune linguistique rend alors problématique l’accès à des textes essentiels dans la question hiéroglyphique – et égyptienne en général –, à l’image de tous ceux cités en Première partie de cet ouvrage. Ce n’est qu’à travers l’œuvre de Jean Scot Erigène, au IXe siècle, que l’Occident renoue avec une certaine maîtrise du grec ancien, ouvrant ainsi la porte à de nouvelles sources de savoir. Jean Scot, connaisseur du grec et de langues sémitiques, diffuse alors les théories philosophiques et théologiques de nombreux auteurs comme Platon et Origène, et répand de manière générale le néoplatonisme des premiers siècles de l’ère chrétienne à tout le monde savant occidental. De plus, avec le lancement des croisades à la fin du e XI s., la Méditerranée s’ouvre de nouveau et permet aux cercles érudits de prendre contact avec l’Orient, leur donnant accès à de nombreuses œuvres littéraires et divers traités scientifiques jusqu’alors inconnus d’eux. Le territoire égyptien est, en quelque sorte, redécouvert, de même que ses monuments et son écriture sacrée. Néanmoins, il faut attendre encore de longs siècles avant que les savants occidentaux ne s’intéressent véritablement à la problématique des hiéroglyphes égyptiens, à leur fonctionnement et à leur(s) signification(s).
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Mais si le Moyen Âge occidental est resté muet sur la question hiéroglyphique, l’époque moderne s’est avérée particulièrement prolixe, avec le véritable lancement de la course au déchiffrement, qui occupa une part du monde savant durant deux siècles.
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TROISIEME PARTIE Les hiéroglyphes à l’époque moderne Comme nous l’avons constaté au chapitre précédent, la période médiévale ne fut pas des plus riches quant au nombre de traités dédiés aux hiéroglyphes égyptiens. Si le monde arabe et ses savants leur ont accordé une relative importance, la plupart du temps dans l’optique de lier l’Antiquité de l’Égypte à l’histoire de l’Islam, le milieu intellectuel occidental semble s’être tout à fait désintéressé de cette question. L’époque moderne, en revanche, offre une remarquable richesse documentaire vis-à-vis de la question hiéroglyphique, due notamment à la renaissance des courants hermétique et néoplatonicien, mais également à l’intérêt remarquable des élites pour les monuments égyptiens comme les obélisques. Ceux de Rome, par exemple, délaissés durant le Moyen Âge, furent ainsi restaurés et érigés de nouveau sur les grandes places de la ville, notamment à l’initiative de différents papes comme Sixte Quint (1520-1590), qui alla jusqu’à les faire baptiser ! Ces obélisques authentiques participèrent, de par leurs inscriptions, au renouveau de l’intérêt pour les hiéroglyphes et l’Antiquité égyptienne en général.
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I.
La Renaissance de la question hiéroglyphique. a.
XVe et XVIe siècles.
Dès le XVe siècle, le monde savant occidental renoue avec l’intérêt pour les symboles en général, et les hiéroglyphes égyptiens en particulier. Cela est notamment le fait du retour en puissance de la pensée néoplatonicienne (voir Première partie, II. b. Un courant de pensée central : le néoplatonisme) et de l’édition (ou la réédition) d’ouvrages centraux comme les Hieroglyphica d’Horapollon1 ou encore le Corpus hermeticum, ensemble de textes attribués à Hermès Trismégiste et qui mêlent de nombreux éléments ésotériques et mystiques issus de l’Antiquité grecque et égyptienne. Cette réédition du corpus hermétique est l’œuvre de Marsile Ficin2, philosophe toscan né en 1433 et principal représentant du néoplatonisme de cette époque. Son intérêt pour l’hermétisme, couplé à l’immense succès de ses œuvres3, fit revenir en force la question égyptienne et le préjugé symboliste qui y était associé. Comme le résume bien D. Laboury (2006 : 47-48) : 1
Dont le manuscrit est découvert sur l’île d’Andros par Cristoforo Buondelmonti, voyageur florentin des XIVe et XVe s., puis ramené en Europe afin d’être traduit, édité et diffusé dans le monde savant de l’époque. 2 Bien que le manuscrit ait été mis au jour par un moine du nom de Leonardo da Pistoia au milieu du XVe s. 3 Il réédite notamment, outre le Corpus hermeticum, les travaux de Platon, Plotin, ou encore Jamblique. De plus, ses œuvres propres, emplies d’occultisme et d’hermétisme, connurent un succès retentissant.
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« Marcile Ficin, dans la tradition de la scolastique médiévale, explique très clairement que cette antique sagesse égyptienne représente une ancestrale théologie qui annonçait, en le préfigurant, l’avènement du Christianisme. Ainsi, le discours des Anciens à propos de l’Égypte retrouve non seulement toute sa cohérence, mais, en outre, la porte est désormais grande ouverte à la recherche de cette sagesse prémonitoire du message chrétien à travers les mystères que renferment les hiéroglyphes » Près de mille ans après Horapollon, et plus d’un millénaire après la plupart des auteurs commentés dans la Première partie de ce livre, l’écriture hiéroglyphique redevient donc un sujet à la mode, mais son interprétation reste la même : un système graphique fait de symboles dissimulant la sagesse des Anciens Égyptiens et permettant, une fois décryptés, l’accès au monde intelligible si cher aux (néo-)platoniciens. Citons à cet égard Pierius Valerianus (ou Pierio Valeriano), humaniste italien de la fin du XVe et de la première moitié du XVIe s., auteur d’un Hieroglyphica, ou Commentaires sur les lettres sacrées des Égyptiens1 (1556) dans lequel il reprend certains passages de l’œuvre d’Horapollon auxquels il ajoute ses propres interprétations des hiéroglyphes égyptiens. Sans surprise, ces interprétations sont tout à fait fantaisistes et ne font que prolonger le préjugé symboliste accolé à l’écriture hiéroglyphique depuis l’Antiquité. Pour Valeriano, cette écriture est toute allégorique et « dévoile la véritable 1
Hieroglyphica, sive de sacris Aegyptorum literis commentarii.
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nature des choses divines et humaines », les illustrations qui accompagnent le texte ne faisant qu’accentuer cette vision symboliste. Ce « commentaire » d’Horapollon est en réalité plutôt un traité portant sur les néohiéroglyphes modernes se présentant comme une étude sur les hiéroglyphes égyptiens – ces derniers étant parfois, à l’époque, mêlés et confondus avec les faux hiéroglyphes créés par les artistes renaissants (voir ci-dessous, Excursus : les hiéroglyphes inventés). André Alciat, juriste italien du XVIe s., ne se démarque pas du préjugé symboliste lorsqu’il rédige ses Emblemata (1531 pour leur première édition, en latin), recueil d’allégories dans lequel on trouve ce passage (8 r°) : « Mais ici, les emblèmes ne sont autre chose que quelques peintures ingénieusement inventées par des hommes d’esprit, représentées et semblables aux lettres hiéroglyphiques des Égyptiens, qui contenaient les secrets de la sagesse de ces anciens par le moyen de certaines devises et comme portraits sacrés ; de laquelle doctrine ils ne permettaient que les mystères fussent communiqués sinon à ceux qui en étaient capables […] et non sans bonne raison en excluaient le vulgaire profane » Cette nature allégorique s’exprime également chez Blaise de Vigenère (1523-1596), savant français notamment connu pour ses travaux en cryptographie et auteur – entre autres – d’un Traité des chiffres, ou secrètes manières d’écrire (1586) dans lequel il évoque, à plusieurs reprises, les hiéroglyphes égyptiens :
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« Car les Hiéroglyphes des Égyptiens […] ne sont à proprement parler qu’une manière de chiffres, non pas distincts en lettres, syllabes et dictions […] ainsi certaines marques et notes comprenant chacune quelque sens entier ; ainsi que font à peu près nos devises, dont elles sont fort approchantes ; pour représenter quelque mystère de la divinité, ou secret de la nature ; ainsi qu’on peut voir en Orus Apollo (Horapollon), Chæremon et autres » Ses interprétations des hiéroglyphes, qu’il dit reprendre d’auteurs classiques, ne diffèrent pas de celles de ses prédécesseurs, en ce qu’elles véhiculent à leur tour l’idée d’une nature symbolique de l’écriture égyptienne : « Les Égyptiens en leur Hiéroglyphiques (sic) représentaient la Royauté par un œil placé au-dessus d’un Sceptre, ainsi que le spécifiaient Orus (Horapollon) et Plutarque au traité d’Osiris. Le Sceptre signifiant la force, autorité et pouvoir, et l’œil la prévoyance » De plus, Blaise de Vigenère reprend également une idée reçue vivace chez les savants gréco-romains, à savoir le caractère mystérieux des hiéroglyphes dont le sens serait jalousement gardé à l’abri des profanes : « Quant aux Égyptiens, peuple si ancien et si renommé en toutes formes d’arts et de sciences […] il ne faut point faire de doute qu’ils n’aient eu un langage à part et une écriture, non tant seulement de notes et marques qu’on appelle Hiéroglyphiques, leur servant de chiffres secrets réservés aux rois et aux prêtres, mais de lettres communes
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aussi, dont se peut former un contexte exprimant par le menu lettre à lettre toute forme de conception » Ici, il est intéressant de noter que Vigenère prolonge l’idée d’une écriture symbolique (les hiéroglyphes) réservée à une caste d’initiés, mais qu’il suggère également l’existence d’une écriture accessible à un nombre plus grand de lettrés et qui fonctionnerait sur un registre moins cryptique. Il ne prolonge pas sa réflexion à ce sujet, mais cette bipartition des écritures égyptiennes n’en est pas moins intéressante, bien que son interprétation majeure des signes égyptiens reprenne avant tout l’idée d’une écriture allégorique dissimulant quelque secret. Il en va de même chez Geoffroy Tory, éditeur des XVe et XVIe siècles dont l’œuvre majeure, Champ fleury, parue en 1529, intègre un passage sur les hiéroglyphes égyptiens (Tiers Livre, Feuil. XLII-XLIII) : « Telle façon de rêverie, c’est-à-dire d’écriture faite par images, fut premièrement inventée des Égyptiens qui en avaient toutes leurs cérémonies écrites, afin que le vulgaire & les ignares ne pussent entendre ni facilement savoir leurs secrets & mystères » Nous retrouvons, sans cesse, cette idée de mystère et d’initiation qui, au même titre que le préjugé symboliste, semble devoir connaître une postérité millénaire que seul le déchiffrement des hiéroglyphes, peut-être, parviendrait à briser. Tory enfonce le clou quelques lignes plus loin en expliquant que « nul ne pouvait entendre (les hiéroglyphes) sans être grand philosophe ». S’en suivent quelques exemples donnés par l’auteur de l’emploi que
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faisaient les Égyptiens des hiéroglyphes, exemples qui s’inspirent de la structure et du contenu des Hieroglyphica d’Horapollon, alors autorité absolue vis-à-vis de la question hiéroglyphique : « Quand ils voulaient signifier l’An, ils désignaient et faisaient en portrait ou peinture, un dragon se mordant la queue. Pour signifier Libéralité, ils faisaient la main dextre ouverte. Et pour Chicheté, la main close » A l’inverse d’Horapollon toutefois, qui intégrait parfois, comme nous l’avons vu en Première partie, de véritables significations d’hiéroglyphes, celles de Geoffroy Tory appartiennent au pur domaine néoplatonicien et allégorique du XVIe siècle. Tory se fait ici le continuateur de la pensée dominante de son époque, attachant aux hiéroglyphes égyptiens des significations fantasmées et horapolloniennes, leur conférant ainsi une aura de mystère et d’ésotérisme propre à plaire à son lectorat. D’autres auteurs moins attendus dans le débat sur les écritures égyptiennes y ont pourtant accordé un certain intérêt, allant jusqu’à les intégrer à leurs œuvres dont le sujet ne semblait pas se prêter à de telles considérations. Citons à cet égard François Rabelais, humaniste de la fin du XVe siècle et de la première moitié du XVIe, célèbre auteur, entre autres, de Pantagruel (1532) et Gargantua (1534). Dans le second, au Chapitre IX, « Couleurs et livrée de Gargantua », Rabelais évoque la tenue de son personnage ainsi que ses devises. Il digresse, à la fin du chapitre, sur diverses allégories et autres rébus plus ou moins licencieux pour l’époque et qu’il poursuit ainsi :
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« Bien autrement faisaient en temps jadis les sages d’Égypte, quand ils écrivaient par lettres qu’ils appelaient hiéroglyphiques, lesquelles nul n’entendait et […] desquelles Orus Apollon (Horapollon) a en grec composé deux livres, et Polyphile au Songe d’Amours en a davantage exposé » Cet intérêt porté aux hiéroglyphes égyptiens se retrouve dans un autre roman de Rabelais, Le Quart Livre, paru en 1552 et qui forme la suite des aventures de Pantagruel1. Dans les « Brèves déclarations » à la fin de l’ouvrage, l’auteur livre une sorte de glossaire dans lequel prend place une notice intitulée « Hiéroglyphiques ». Dans cette notice, qu’il n’est pas utile de reproduire ici de crainte d’une certaine répétition, Rabelais définit les hiéroglyphes comme autant d’emblèmes, à l’image des symboles de son époque, telle l’ancre représentant « l’Amiral ». Il n’est guère étonnant que François Rabelais ne prenne pas le contrepied de la pensée de l’époque quant aux écritures de l’Ancienne Égypte, car son œuvre ne se veut pas un traité sur ces mêmes écritures, mais une œuvre romanesque incluant de brefs excursus les évoquant. Il me semblait toutefois intéressant de mentionner ces extraits, car cela témoigne bien de la très vive popularité dont jouissaient les Antiquités égyptiennes à cette époque, et en particulier leurs pratiques scripturales, remises à la mode par la redécouverte d’Horapollon.
1
On sait que Rabelais a lu les Hieroglyphica d’Horapollon, en même temps que d’autres œuvres classiques, comme l’explique Menini, dans J.-L. Fournet (2021 : 231).
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Au-delà de l’interprétation symbolique des hiéroglyphes égyptiens, j’aimerais citer l’hypothèse surprenante d’un autre érudit et humaniste du XVIe s., Johannes Goropius Becanus, aussi connu sous le nom abrégé (et francisé) de Bécan. Ce dernier, originaire des Pays-Bas, est notamment l’auteur d’un énième Hieroglyphica (1580, publié à titre posthume) dans lequel il développe la thèse selon laquelle la langue de la province de Brabant (actuelle Belgique) serait antérieure à l’hébreu et rien d’autre que la langue du paradis ! Les hiéroglyphes égyptiens, l’écriture alors considérée comme la plus ancienne, ne seraient donc que la transcription de l’ancien brabançon (ou anversois) ! Les liens qu’il établit entre l’écriture égyptienne et le lexique de l’anversois sont bien entendu fantaisistes, mais cet exemple montre la flexibilité extrême avec laquelle les penseurs de la Renaissance ont décortiqué l’écriture hiéroglyphique afin de les affubler de toute sorte de significations et d’en proposer des interprétations dictées par la volonté de chaque auteur de les faire entrer dans son propre système de pensée, dans sa propre vision du monde. Relier les hiéroglyphes égyptiens à son propre courant intellectuel, ou à sa propre Nation, c’était leur conférer un prestige certain, une ancienneté primordiale et une sagesse incomparable. Quoi qu’il en soit, le XVIe s. ne rompt pas avec la tradition issue de l’Antiquité concernant l’interprétation des hiéroglyphes égyptiens. Bien au contraire, elle la reprend à son compte et l’agrémente de dimensions nouvelles liées au retour (et au développement) de l’hermétisme et de l’occultisme. Le point culminant de ce fait est sans doute la publication de la Monas hieroglyphica
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(1564) de l’Anglais John Dee. Erudit versé dans diverses disciplines scientifiques telles que les mathématiques et l’astronomie, Dee est également alchimiste et un penseur majeur du courant hermétique et occulte du XVIe s. La Monas hieroglyphica est un ouvrage dans lequel John Dee expose sa théorie du temps contenue dans un glyphe mêlant diverses formes géométriques. Outre la pensée ésotérique elle-même, qui sous-tend la création de ce symbole et son interprétation, l’intérêt pour le présent sujet est que Dee ne concevait l’interprétation des hiéroglyphes qu’à travers certaines des pseudo-sciences qu’il pratiquait, comme l’astrologie et la numérologie, associées à d’autres courants de pensée comme la kabbale. L’œuvre de John Dee est emplie de réflexions magiques, occultes et ésotériques, et son influence sur la pensée de son temps a joué un grand rôle dans l’image que l’on se faisait alors des hiéroglyphes quels qu’ils soient – ceux des Égyptiens étant les hiéroglyphes par excellence. Athanase Kircher, dont il sera question dans le point suivant, s’inspira en partie des travaux de Dee pour ses propres recherches sur les rapports entre hiéroglyphes et alchimie. Mais l’association des hiéroglyphes à l’alchimie ne se limite pas aux seuls écrits de John Dee, car on les retrouve liés à Nicolas Flamel, que la tradition désigne souvent comme l’alchimiste ultime, bien que celui-ci n’ait a priori jamais pratiqué cette discipline. Lettré du XIVe s., Flamel est surtout connu à travers l’image que l’on a diffusée de lui, celle d’un alchimiste auquel furent attribués par la suite nombre d’ouvrages sur le sujet. Parmi ces œuvres, celle qui nous intéresse ici est le traité intitulé Les figures hierogliphiques (sic) de Nicolas Flamel, inclus dans l’ouvrage
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Trois traitez de la philosophie naturelle non encore imprimez (1612). Bien que ce recueil soit attribué à Nicolas Flamel, ce dernier n’en est nullement l’auteur1. Mais faire de Flamel l’auteur de ces traités permettait alors de leur conférer une aura particulière, à la fois de prestige et de véracité. Flamel étant considéré comme un intellectuel hors-pair et un alchimiste de renom, lui attribuer un traité sur les hiéroglyphes revient à en valider le contenu via argument d’autorité. Cette pratique de publication apocryphe est, à cette époque, déjà ancienne, et sert le plus souvent à légitimer un propos à l’aide de la réputation de l’auteur prétendu. Dans ce traité, les hiéroglyphes sont à nouveau associés à la pratique alchimique et présentés comme l’une des clés menant à la transmutation de tout métal en or, objectif ultime de tout alchimiste lié, notamment, au mythe de la pierre philosophale. De plus, Les figures hierogliphiques, dans lequel le pseudo-Flamel raconte avoir acquis le Livre d’Abraham le Juif dont il tirerait ses connaissances, était censé expliquer la présence de prétendus hiéroglyphes sur l’arcade du cimetière des Innocents de Paris, aujourd’hui remplacé par la place Joachim-du-Bellay. Ladite arcade est reproduite dans l’ouvrage, et ses « hiéroglyphes » (qui sont en fait un ensemble d’images et de personnages très fortement influencés par l’iconographie chrétienne) sont reliés à l’hermétisme, chaque part de l’ensemble recevant une signification ésotérique et une explication alchimique. Comme chez Horapollon et Pierius Valerianus, les rééditions de cette œuvre apocryphe reçurent diverses illustrations destinées à accompagner les interprétations 1
Il s’agit en réalité de Pierre Arnauld sieur de la Chevallerie.
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hiéroglyphiques de l’auteur. Ces gravures accentuent la dimension symbolique et allégorique des différentes « figures hiéroglyphiques » évoquées dans le traité et correspondent en tout point avec l’interprétation d’alors des hiéroglyphes égyptiens.
Excursus : Les hiéroglyphes inventés, ou « néohiéroglyphes de la Renaissance »1 Les hiéroglyphes ne furent pas seulement un centre d’intérêt intellectuel, et le déchiffrement de cette écriture mystérieuse ne constitue pas la seule raison de la fascination que celle-ci exerça sur le monde occidental de la Renaissance. En effet, la nature figurative et pseudosymbolique de cette écriture faite d’images a inspiré de nombreux illustrateurs (comme pour les éditions des Hieroglyphica d’Horapollon par exemple2) et autres artistes qui développèrent un style de décoration « à l’égyptienne » dans lequel prennent place de nombreux signes prétendument issus de l’écriture hiéroglyphique. 1
Expression due à Ph. Morel (2001). La première édition moderne des Hieroglyphica fut d’ailleurs ornée de gravures d’Albrecht Dürer lui-même, les éditions françaises (notamment dues à Jacques Kerver au milieu du XVIe s.) agrémentant également le texte de nombreuses illustrations (près de 200 dans chaque édition !) riches en symboles et autres allégories visuelles. A propos de ces illustrations, voir la contribution d’A. Baydova dans J.-L. Fournet (2021 : 255-269). 2
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L’une des premières œuvres intégrant de telles créations est le Songe de Poliphile, de Francesco Colonna1, publiée en 1499 (d’abord en version originale mêlant grec, latin et italien, puis dans sa traduction, notamment française, dans le courant du XVIe s.). Ce roman allégorique, au contenu très riche mais complexe, intègre ainsi une série de « néo-hiéroglyphes » dont l’interprétation, dans l’ouvrage, est bien sûr toute symbolique. Cela n’a rien d’étonnant lorsque l’on sait que Colonna s’inspira notamment du De re aedificatoria d’Alberti (Deuxième partie, II. Le silence assourdissant des auteurs occidentaux), lui-même grandement inspiré des Hieroglyphica d’Horapollon2. Cl.-Fr. Brunon (1992 : §17) explique ainsi que les hiéroglyphes présents dans le Songe de Poliphile forment « une écriture « hiéroglyphique » entièrement réinventée, mais conforme à ce que l’on pensait alors des hiéroglyphes : une écriture sacrée et cryptée, destinée à protéger les secrets des prêtres contre la curiosité des profanes ». Les hiéroglyphes inventés du Songe semblent, pour certains, être inspirés de véritables signes égyptiens3, bien que cela reste incertain. Ce qui est sûr, en revanche, est qu’il ne s’agit nullement d’une inscription authentique et que nous sommes en présence d’une invention de l’illustrateur du roman destinée à conférer une dimension mystérieuse au texte en question. Les hiéroglyphes 1
Personnage encore mal connu, identifié tantôt comme un moine vénitien, tantôt comme un noble romain… 2 Colonna ne s’inscrit toutefois pas explicitement dans la lignée horapollonienne, ne reprenant ce dernier que de façon indirecte, probablement sans avoir jamais eu d’accès direct aux Hieroglyphica. 3 Hiéroglyphes que l’auteur aurait pu observer sur les monuments égyptiens d’Italie par exemple.
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égyptiens étant conçus comme autant de symboles dissimulant la sagesse d’une civilisation liée à Dieu de par son ancienneté, leur usage – de même que leur déchiffrement – peut être envisagé comme une clé de lecture de l’ensemble de la Création. Malgré tout, les néohiéroglyphes de Colonna furent interprétés par beaucoup de ses contemporains et continuateurs (à l’instar du célèbre humaniste Érasme par exemple) comme autant de véritables hiéroglyphes, signes authentiques issus de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens, à l’image de ceux décrits par Horapollon notamment. La confusion ne fit donc qu’aggraver la considération que portaient aux hiéroglyphes égyptiens les artistes, et par extension les écrivains, de l’époque moderne. Les néo-hiéroglyphes connurent également un important développement du fait du retour à la mode, au XVIe siècle, des voyages au Levant, pratique qui s’était perdue durant l’époque médiévale. Ainsi, André Thevet, explorateur français, visita-t-il le Proche-Orient entre 1549 et 1552, séjournant tour à tour à Constantinople, en Égypte, et en Syrie-Palestine. De ce voyage, il rédigea une Cosmographie de Levant (1554) intégrant une courte partie sur les monuments égyptiens. Ce passage se retrouve dans la grande œuvre de Thevet, la Cosmographie universelle, publiée en 1575 et dans laquelle sont figurés deux obélisques égyptiens, l’un debout, l’autre couché [Fig. 11].
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Figure 11 – Les obélisques d'André Thevet (Cosmographie universelle, Livre II, 33)
Voici la description que Thevet donne de l’obélisque dressé (II,33-34) : « Au lieu où jadis était la salle des banquets du grand Alexandre […] j’ai vu une Obélisque (sic) carrée, de couleur rougeâtre, avec plusieurs figures de bêtes, oiseaux, mains d’hommes, vases à l’antique, d’arcs & carquois, corselets, couteaux, astres du ciel, yeux, & autres choses semblables, qui jadis étaient les lettres sacerdotales, que nous nommons Hiéroglyphiques : l’interprétation desquelles n’était entendue que des Rois, des Prêtres & Sacrificateurs de ce peuple idolâtre »
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La gravure, qui n’est pas de Thevet lui-même mais l’œuvre de Baptiste Pellerin1, s’inscrit dans la tradition des hiéroglyphes de la Renaissance. Les signes ainsi figurés ne correspondent en rien à de véritables hiéroglyphes égyptiens, mais répondent à un goût prononcé pour le mystère et l’allégorie transcrit dans des caractères fictifs rappelant les gravures des éditions des Hieroglyphica d’Horapollon. L’illustration de la Cosmographie s’inscrit donc dans une sorte de tradition qui veut que les artistes en vue de l’époque donnent leur propre interprétation de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens, souvent en se fondant sur les travaux de leurs prédécesseurs ou contemporains, s’éloignant toujours plus des véritables signes hiéroglyphiques. Cette création d’hiéroglyphes interprétables à l’envi et potentiels réceptacles de toute sorte de significations plus ésotériques les unes que les autres, connut un succès remarquable et une réelle postérité. Associée au retour en vogue de la pensée néoplatonicienne, cette nouvelle mode de l’hiéroglyphe s’observe sur divers monuments de l’époque où furent gravées des inscriptions pseudoégyptiennes, ou égyptisantes, à l’image des obélisques de l’ouvrage Lofsang van Brabant (1580) de Jan van der Noot. De telles inscriptions se trouvent également en nombre certain comme illustrations de l’œuvre de Pierius Valerianus, dont il a été question au début de cette partie. Il existe même des cours de néo-hiéroglyphes (!), tels ceux de Filippo Fasanini, philosophe du XVIe s. traducteur d’Horapollon et fasciné par les hiéroglyphes et leur potentiel vis-à-vis de l’ornementation de son temps. De 1
Enlumineur parisien de renom.
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plus, les néo-hiéroglyphes, et la question égyptienne de manière générale, trouvent écho dans certaines hautes sphères de pouvoir, l’empereur du Saint-Empire Maximilien Ier étant le commanditaire de la traduction d’Horapollon illustrée par les gravures d’Albrecht Dürer1. Tous ces signes inventés dérivent soi-disant des hiéroglyphes égyptiens, et en dépit de toutes les significations symboliques que l’on veut bien leur prêter, restent avant tout des ornements et éléments illustratifs. Tel est le cas des inscriptions de la Mensa isiaca (aussi connue sous le nom de Tabula Bembina), table métallique gravée de scènes et textes d’inspiration égyptienne mais réalisée dans un but ornemental (probablement à Rome au Ier siècle n.è.2). Malheureusement, nombre de savants intéressés par la question égyptienne prirent cet objet pour un vestige authentique et tentèrent d’en percer les secrets en traduisant les inscriptions hiéroglyphiques qu’elle comporte – interprétations qui, bien entendu, sont tout à fait symboliques. Tel fut le cas, entre autres, d’Herwart von Hohenburg, savant allemand du XVIIe s. Dans son ouvrage Thesaurus Hieroglyphicorum, publié en 1610, l’auteur tente de percer les secrets de la Mensa Isiaca, qu’il considérait comme une sorte de support destiné à expliquer les mystères du monde, presque un atlas symbolique. L’œuvre, encore assez méconnue, fut par exemple reprise par Athanase Kircher qui en retira de nombreuses informations pour ses propres traductions ésotériques. Parfois considéré comme 1
A propos du rapport de Dürer aux néo-hiéroglyphes, voir l’article de St. Rolet (2012). 2 Elle fut découverte au XVIe s. et se trouve aujourd’hui au musée de Turin.
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un ouvrage égyptologique avant l’heure, l’œuvre de von Hohenburg s’inscrit toutefois pleinement dans la pensée de l’époque, teintée de cabbale et fortement influencée par le symbolisme ambiant, surtout à propos de la question hiéroglyphique. Il s’agit néanmoins d’un travail pionnier dans son approche, délaissant l’égyptomanie pour une méthodologie plus scientifique. Nous ne sommes pas en présence d’un énième traité vaguement égyptisant, mais bien d’une étude à proprement parler, bien que les conclusions soient encore ancrées dans les considérations symbolistes de la Renaissance. La Mensa Isiaca fut employée à de nombreuses reprises dans les ouvrages modernes incluant, de façon plus ou moins substantielle, les Antiquités égyptiennes à leur réflexion. Tel fut ainsi le cas de Bernard de Montfaucon, moine français des XVIIe et XVIIIe siècles. Passionné par l’Antiquité, notamment classique, Montfaucon fut (entre autres) l’auteur de L’Antiquité expliquée et représentée en figures, en 10 volumes1, œuvre dans laquelle l’Égypte se voit accorder une place certaine, bien que mineure en comparaison de Rome et de la Grèce. Montfaucon ne cache d’ailleurs pas l’aversion qu’il porte à l’art égyptien, à l’image d’Isis(-Hathor) et de ses « monstrueuses cornes de vache ». Ainsi, Bernard de Montfaucon s’attarde, lui aussi, 1
Auxquels il faut ajouter 5 volumes de Supplément au livre de l’Antiquité expliquée et représentée en figures. Au deuxième volume, Montfaucon consacre plusieurs pages aux « figures égyptiennes » dont il tente d’en expliquer certains usages et certaines significations. Toutefois, cela fut, sans surprise, vaine tentative, l’auteur reconnaissant lui-même qu’il est impossible, en l’état actuel de la connaissance, de lire les inscriptions laissées par les Anciens Égyptiens. Selon lui, les hiéroglyphes « contenaient les plus secrets mystères des Égyptiens » (p. 194).
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sur les inscriptions de la table isiaque. Convaincu, à la suite de Kircher, que les écritures égyptiennes (et l’art égyptien dans son ensemble) ne peuvent être qu’allégoriques, il n’en prend pas moins ses distances avec le jésuite et préfère dire que toutes ces inscriptions sont inintelligibles et que nul ne peut alors prétendre les lire, et encore moins les comprendre. En-dehors de la table isiaque, les copies mêmes d’inscriptions authentiques, telles que celles des obélisques égyptiens de Rome, offrent souvent un rendu hybride, mêlant véritables hiéroglyphes et interprétations diverses dues au fait que les copistes étaient incapables de comprendre la moindre part des textes qu’ils avaient sous les yeux1. Les pionniers du déchiffrement des hiéroglyphes travaillèrent donc bien souvent à partir de copies médiocres d’un point de vue égyptologique, et bien que cela n’explique pas totalement leur échec (dû à de plus nombreux facteurs), il faut reconnaître qu’ils bénéficiaient d’une documentation de piètre qualité dans l’optique de leurs recherches. Athanase Kircher, dont il sera question de façon détaillée au prochain point, proposa lui aussi ses propres néo-hiéroglyphes, à l’appui de ses hypothèses concernant le déchiffrement de cette écriture. Cependant, ces créations sont moins motivées par l’aspect ornemental des hiéroglyphes que par la volonté d’établir un système d’interprétation des signes anciens. Ainsi, dans l’Œdipus Aegyptiacus (1652), nous trouvons divers obélisque 1
Notez par ailleurs que certains obélisques d’époque romaine associent souvent des éléments purement égyptiens à des motifs liés à l’iconographie et aux traditions romaines. A ce sujet, voir Première partie, I. c. La mort des hiéroglyphes.
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couverts d’hiéroglyphes dont certains sont indiscutablement issus de l’observation de véritables signes égyptiens [Fig. 12]. L’organisation même des signes n’est pas sans rappeler celle d’inscriptions tardives. Toutefois, l’ensemble constitue une sorte de texte hybride, mêlant hiéroglyphes d’inspiration égyptienne et signes tout à fait inventés.
Figure 12 - Copie d'un obélisque par Kircher (Oedipus Aegyptiacus III, 323)
En revanche, la traduction et l’interprétation, elles, sont purement fantaisistes et ne sont que l’application des croyances de Kircher quant au fonctionnement du système hiéroglyphique. Nous retrouvons donc nombre de symboles et allégories regroupées en une seule
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inscription créée de toutes pièces et destinée à dédier l’œuvre à l’empereur Ferdinand III. Je pourrais encore citer nombre d’artistes ayant produit (ou reproduit) des néo-hiéroglyphes et des motifs égyptisants, comme Lambert Lombard, Willibald Pirckheimer ou encore Giorgio Vasari, mais tel n’est pas le propos de ce volume. Je renvoie le lecteur qui souhaiterait développer autour de cette thématique à se tourner vers les publications de Dimitri Laboury1, égyptologue et historien de l’art belge. Je recommande également l’ouvrage de Brian A. Curran à propos de la « Renaissance égyptienne », pour reprendre l’expression de l’auteur lui-même.
b.
XVIIe siècle.
C’est à partir du XVIIe siècle, et plus encore au milieu du XVIIIe, que débute la véritable « course au déchiffrement », comme il est coutume de la nommer. Sous l’impulsion d’érudits à la postérité diverse, l’intérêt pour l’histoire ancienne en général, et pour les écritures égyptiennes en particulier, prend un essor sans précédent. Les traités à propos de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens se multiplient, à l’image de celui de Pierre Dinet, Cinq livres des hiéroglyphiques, où sont contenus 1
Les références ici évoquées sont reproduites dans la Bibliographie, en fin d’ouvrage.
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les plus rares secrets de la nature et propriétés de toutes choses (1614), ou encore de celui de Nicolas Caussin, De Symbolica Aegyptorium sapientia (1618). Ces œuvres, de par leur titre même, ne sont que le prolongement du préjugé déjà cité de nombreuses fois, et ne font qu’ancrer plus encore dans les esprits l’interprétation hermétique et allégorique de l’écriture hiéroglyphique. Une autre œuvre, souvent méconnue, est celle du père Guillaume Bonjour (1670-1714), à qui l’on doit notamment une Grammaire copte, dont Jean-François Champollion prit connaissance durant ses propres recherches. On lui connaît également un autre ouvrage, publié en 1699 : In monumenta Coptica seu Aegyptiaca Bibliothecae Vaticanae exercitatio, dans lequel il s’efforce de montrer tout l’intérêt qu’il y a à étudier les vestiges coptes pour l’histoire de l’Égypte de manière générale. Il rédigea même une Histoire des Dynasties de l’Égypte (De Epochis Ægyptiacis), œuvre pionnière s’il en est, plus d’un siècle avant les travaux sur l’Égypte pharaonique et hellénistique des frères Champollion !1 Guillaume Bonjour, fort de ses études sur le copte, s’essaya à traduire des inscriptions hiéroglyphiques, à l’image d’un sceau tardif dont l’inscription, en grec, serait d’après Bonjour la transcription d’un texte en égyptien ancien. Malheureusement pour lui, la pièce est trompeuse et, en dépit des figures égyptiennes qui le couvrent, son texte est bel et bien de langue grecque. Néanmoins, le père Bonjour fait preuve d’une belle érudition vis-à-vis du copte, et sa volonté d’étudier cet état de langue pour lever le voile sur certains éléments de l’histoire pharaonique est 1
A propos de l’œuvre de Guillaume Bonjour, le lecteur est invité à se référer à l’article de S.H. Aufrère et N. Bosson (1998).
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du plus grand intérêt1. Cette supposition se révéla par ailleurs être tout à fait fondée, et Jean-François Champollion lui-même s’évertua à maîtriser le copte sur le bout des doigts avant de se lancer pleinement dans l’aventure des hiéroglyphes. On sait par ailleurs que Bonjour lui-même, fort de sa connaissance du copte, s’intéressa aux hiéroglyphes. C’est ce que nous en dit Bernard de Montfaucon (voir ci-dessus) dans le deuxième tome de son Supplément au livre de l’Antiquité expliquée et représentée en figures (1757 : 197-198) : « J’ai vu encore à Rome entre les mains du feu Père Bonjour, Augustin toulousain, habile dans la langue Copte, une inscription en lettres égyptiennes de la première antiquité […] sur laquelle il s’exerçait pour tâcher d’en découvrir le sens & trouver le rapport de ces anciennes lettres avec les Coptes » C’est dans la suite de ce passage que Montfaucon nous gratifie d’une réflexion que la fin de l’aventure du déchiffrement des hiéroglyphes démontrera comme particulièrement perspicace (p. 198) : « Un moyen d’y réussir (à comprendre les hiéroglyphes) serait, si l’on venait à découvrir des inscriptions d’ancien égyptien répétées ensuite en Grec […] ceux qui se donneraient la peine de démêler ce caractère égyptien auraient l’avantage d’y chercher une langue qui n’est pas encore morte ». Les hiéroglyphes égyptiens apparaissent également dans des travaux non consacrés à cette seule écriture, 1
Le pape Clément XI lui commanda même une grammaire « égyptienne » (c’est-à-dire copte), œuvre que Bonjour ne put jamais mener à terme, fauché par la mort en 1714.
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mais à des thèmes variés pour lesquels l’écriture égyptienne est convoquée. Ainsi Gerardus Johannes Vossius, en 1635, publie-t-il Aristarque, ou de l’art grammatical, dans lequel prend place un court passage à propos des hiéroglyphes : « Les hiéroglyphes, mot qui signifie « gravures sacrées », n’étaient rien d’autre que des figures d’animaux et de choses muettes1 employées par les Égyptiens à la place des lettres pour traiter des choses sacrées sans se faire comprendre du vulgaire. […] Telles sont les notes d’Horapollon Niliaque » Horapollon est ici érigé en figure d’autorité à propos des hiéroglyphes, considération répandue dans les milieux savants de l’époque depuis la redécouverte et la publication des Hieroglyphica à l’orée du XVIe siècle. Citons enfin le traité L’art de faire les devises2, de Henri (IV) Estienne, ouvrage publié en 1645 et dédié au cardinal Mazarin. Dans ce traité, l’auteur évoque les Anciens Égyptiens et leur écriture sacrée (p. 1-2) : « Il n’y a point de doute que les Égyptiens, après les Hébreux, n’aient été les premiers qui se sont plus 1
La notion de « mutisme » de l’écriture figurative égyptienne apparaît également chez Beneton de Peyrins dans son article intitulé « Des hiéroglyphes et de leurs usages dans l’Antiquité », paru en Décembre 1733 dans la revue Mercure de France. Pour l’auteur, « ces figures emblématiques servirent d’abord à exprimer les unes et les autres de ces choses, et formèrent par là un langage muet qui montre le cœur de l’homme aux yeux sans le secours de la parole » (p. 2587) 2 Dont le titre complet est L’art de faire les devises, où il est traité des Hiéroglyphiques, Symboles, Emblèmes, Enigmes, Sentences, Paraboles, Revers de Médailles, Armes, Blasons, Cimiers, Chiffres et Rébus.
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curieusement adonnés à toutes sortes de sciences, et ils n’ont point fait profession d’aucune science qu’il leur ait été plus recommandable que celle des Hiéroglyphiques (sic), qui tenaient le premier lieu entre les disciplines secrètes » Dans cet extrait, outre la préséance donnée aux Hébreux (tout à fait cohérente avec la pensée de l’époque du fait de l’importance du texte biblique), il est explicitement fait mention du caractère « secret » des hiéroglyphes, pratique décrite comme une science égyptienne. Plus loin, Estienne évoque une « philosophie cachée, exprimée par lettres qu’ils nomment Hiéroglyphiques, c’est-à-dire des notes et figures d’animaux qu’ils adorent comme Dieux ». Ici, le terme « lettres » ne doit pas être compris comme l’interprétation d’un fonctionnement phonétique des hiéroglyphes, mais bien comme synonyme de « caractères », ou « signes », tels que nous les utilisons aujourd’hui. L’auteur continue, aux pages suivantes, à évoquer l’écriture hiéroglyphique et ses secrets, ainsi que le fait qu’elle dissimule certaines connaissances anciennes. Nous sommes donc dans la plus pure continuité vis-à-vis de la pensée dominante quant aux hiéroglyphes, et le fait qu’Henri Estienne intègre ceux-ci dans un large ouvrage consacré aux « symboles », « emblèmes » et autres « énigmes » ne doit pas surprendre. Ce retour à la mode de la question égyptienne et le développement de l’égyptomanie s’accompagnent d’un regain d’intérêt pour le voyage en Égypte. Si celui-ci était incontournable pour les auteurs classiques (bien que la
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plupart d’entre eux n’aient en réalité jamais foulé le sol égyptien), ce voyage avait perdu de son attrait aux périodes suivantes jusqu’à connaître un véritable renouveau à l’époque moderne. Aux côtés des traités sur les hiéroglyphes se multiplient donc les récits de voyages et autres manuscrits décrivant les monuments égyptiens. Le point culminant de cet intérêt pour l’Égypte est la fameuse Description de l’Égypte qui fait suite à l’Expédition d’Égypte menée par Bonaparte à la transition entre XVIIe et XVIIIe siècles (1798-1801), dont les accomplissements scientifiques permirent une accélération sans précédent des recherches (voir Quatrième partie, I. La Campagne d’Égypte).
Mais au-delà de ces études et travaux au sein desquels l’écriture hiéroglyphique occupe une place plus ou moins conséquente, il est un nom qui se détache très nettement de tous les autres. Si la redécouverte et la publication des Hieroglyphica d’Horapollon fit de ce dernier l’autorité absolue en termes de connaissances concernant les hiéroglyphes égyptiens, une nouvelle figure émerge dès la première moitié du XVIIe siècle, un érudit dont on dit parfois qu’il fut « le dernier homme à tout savoir »1 : Athanase Kircher.
1
Cette expression, souvent utilisée dans sa version anglophone « the last man who knew everything », fut associée à divers savants jusqu’au XIXe siècle. Une amusante coïncidence veut que l’un des derniers à avoir été ainsi désigné soit Thomas Young, l’adversaire principal de Jean-François Champollion dans la course au déchiffrement des hiéroglyphes (voir Quatrième partie, I. c. Thomas Young).
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II.
Athanase Kircher, un génie aux airs de charlatan ?
L’intitulé de cette partie peut paraître sévère. En effet, bien que les hypothèses d’Athanase Kircher à propos de l’écriture hiéroglyphique paraissent aujourd’hui risibles (comme nous allons le voir), ses conclusions connurent à l’époque de leur publication un succès conséquent1. Et même si ces dernières furent bien vite contestées, jusqu’à faire subir à leur auteur un certain désaveu, il ne faut pas pour autant oublier que Kircher fut également un savant respecté et vanté pour la diversité et la richesse de ses travaux dans de nombreuses disciplines. Des inventions et découvertes notables doivent être portées à son crédit, notamment en médecine et en optique, et il fut longtemps encensé comme l’un des plus grands esprits de son temps. Néanmoins, dans le cas qui nous intéresse, ses travaux se révélèrent, peu de temps après leur publication, peu rigoureux et sans fondement, causant pour un temps un réel préjudice à la question hiéroglyphique. C’est ce que nous allons voir désormais.
1
Le chapitre consacré à Athanase Kircher doit beaucoup aux travaux de J. Winand qui a consacré à cet érudit plusieurs articles et ouvrages. J’invite le lecteur à prendre connaissances de ces travaux dans la partie bibliographique de l’ouvrage, où il pourra retrouver les différentes références du professeur Winand sur le sujet. Son article de 2018, « Un Frankenstein sémiotique : les hiéroglyphes d’Athanase Kircher », est d’une érudition particulièrement remarquable.
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a.
Le personnage Kircher et ses interprétations des hiéroglyphes égyptiens.
Prêtre jésuite né en Allemagne1, Athanase Kircher est issu d’une famille imprégnée de théologie et de philosophie. Cette empreinte religieuse n’est pas sans importance puisque Kircher, dans ses recherches autour de l’écriture hiéroglyphique, chercha à tout prix à « retrouver dans les inscriptions l’enseignement théologique chrétien » (Winand, 2021 : 302). Cela représente un écueil parmi d’autres dans son parcours, mais explique certains des biais (conséquents) auxquels il fut confronté durant ses recherches et ses prétendues découvertes. Bien qu’il se consacrât, durant sa vie, à de nombreuses disciplines2, sa formation première le mène aux études orientales et classiques, en partie à travers l’apprentissage de langues anciennes comme le grec et l’hébreu. Quelques années plus tard, il s’intéresse au copte, le descendant de l’ancien égyptien (voir Première partie, I. a. Histoire d’une écriture), à propos duquel il publie même un traité en 1636, le Prodromus Coptus sive Aegyptiacus3. Avec cette plongée dans la langue copte, Kircher met un pied dans l’histoire de l’Égypte, et il entreprend alors de traduire les 1
Il passa toutefois une large partie de sa vie à Rome. A tel point qu’on le qualifie volontiers d’« encyclopédiste » tant ses centres d’intérêts étaient variés. Et bien que la plupart des disciplines auxquelles il s’initia furent de nature scientifique, il se pencha aussi sur l’occultisme, la kabbale et l’ésotérisme, champs d’études alors en vogue dans le monde savant. 3 Traité suivi, en 1643-1644, d’une étude lexicale et grammaticale illustrant les correspondances entre copte et arabe : Lingua ægyptiaca restituta. 2
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inscriptions égyptiennes qu’il croise – entre autres – à Rome sur les différents obélisques de la ville [Fig. 13].
Figure 13 – Tentative d’interprétation de motifs égyptiens et d’hiéroglyphes par Kircher (Prodromus Coptus, 262)
Au début de sa démarche, Athanase Kircher ne prétend pas déchiffrer l’écriture hiéroglyphique, mais en déterminer la « nature ». Kircher est d’ailleurs lucide sur le fait que le déchiffrement des écritures égyptiennes est un objectif particulièrement difficile, d’une part du fait du manque de sources, d’autre part du fait que le copte n’est pas tout à fait identique à l’ancien égyptien (Prodromus, 181)1 :
1
Traduction de J. Winand (2014 : 53).
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« C’est pourquoi il est difficile de mettre en avant l’intelligence de la langue antique des Égyptiens. Surtout parce que nous manquent des livres écrits dans la langue antique et pure des Égyptiens. […] Car cette langue, si elle n’est pas exactement la même, puisque corrompue en partie par l’ancienneté des temps, a été tout de même semblable si non tout à fait au copte, qui s’en est écarté, et une grande partie du vocabulaire retient encore des propriétés de l’antiquité » Dans la suite de cet extrait, Kircher montre également que sa méthodologie n’était pas mauvaise, et que le comparatisme, une fois les sources à disposition, est l’une des clés de compréhension des langues égyptiennes disparues : « En vérité, pour établir quelque chose d’assuré en la matière, l’Égypte devrait être consultée, et il devrait apparaître que si par hasard, quelques traces devaient être retrouvées dans le grand âge des ruines des pyramides, il ne serait pas difficile, par comparaison avec les données coptes, de les établir dans l’intelligence de ce qui leur est propre. Mais étant donné que ces choses manquent qui pourraient déterrer les antiquités perdues par une étude obstinée de la sorte, il ne faut pas s’étonner que ces antiquités demeurent inaccessibles à notre siècle » Ce passage semble presque prémonitoire, tant la suite des événements donnera raison au jésuite. En effet, comme nous le verrons par la suite, c’est en partie grâce à la découverte de nouveaux vestiges, parmi lesquels la pierre de Rosette et l’obélisque de Philae, couplée à l’emploi du copte, que le déchiffrement des hiéroglyphes
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parviendra à son terme. Athanase Kircher est donc lucide sur la complexité de son entreprise et sur les moyens devant être mis en œuvre afin d’y parvenir. Malheureusement, ces intuitions furent parasitées par les croyances de ce savant et par des siècles d’un préjugé symboliste tenace et profondément ancré dans les mentalités de l’époque. Ainsi, nettement influencé par ce préjugé, Kircher nie le fait que les hiéroglyphes puissent véhiculer des sons. Pour lui, chaque signe correspond à une idée, à un concept que seule l’intuition est en mesure de saisir1. Il définit même ainsi les hiéroglyphes : « l’hiéroglyphique n’est rien d’autre que le symbole d’une chose sacrée gravée dans la pierre »2. Pourtant, cela n’a pas empêché Athanase Kircher de tenter de relier écritures hiéroglyphique et alphabétique. En effet, dans ses travaux, certaines corrélations sont établies entre les hiéroglyphes qui, par leur forme, auraient donné naissance à certaines lettres de l’alphabet copte, elles-mêmes ayant été adaptées par les Grecs. Cette succession chronologique et, en quelque sorte, évolutive, est fausse. Toutefois, il est intéressant de noter qu’en dépit du refus de Kircher de voir dans les hiéroglyphes le véhicule de sons et, de manière générale, d’éléments de la langue, il ne nie pas que ces signes aient 1
Kircher voit également dans certaines lettres coptes des graphies à haute teneur symbolique, bien qu’il sache pertinemment que cette écriture est faite de lettres transcrivant, avant tout, les sons de la langue qui lui est associée. Cela montre bien à quel point l’idée d’une nature allégorique des écritures anciennes était ancrée en lui, allant même jusqu’à l’appliquer à un système alphabétique dont il maîtrise une bonne part du fonctionnement. 2 « Hieroglyphicum […] nihil aliud est, quam Rei sacrae symbolum saxis insculptum » (trad. J. Winand).
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pu dériver en alphabet au fil de leur histoire et de leur usage1. Quant aux interprétations que donnait Kircher des inscriptions égyptiennes, prenons un exemple, souvent repris, mais particulièrement représentatif. Cet exemple est issu du traité qu’il publia au milieu du XVIIe s., Œdipus Aegyptiacus, ouvrage dans lequel prennent place ses travaux sur le copte et les hiéroglyphes égyptiens. Le cartouche suivant est celui du pharaon Apriès, qui régna durant la XXVIe dynastie, au début du VIe siècle avant notre ère : . En égyptien ancien, ce nom signifie littéralement « La conscience de Rê jubile ». Mais pour Kircher, qui envisage des significations complexes et philosophiques pour chaque signe de l’écriture hiéroglyphique, voici quelle traduction il en donne [Fig. 14] : « Les bienfaits du divin Osiris doivent être procurés par le moyen des cérémonies sacrées de la chaîne des génies afin que les bienfaits du Nil soient obtenus »
1
Cette hypothèse de la forme des lettres de l’alphabet et de leur potentielle origine symbolique se retrouve notamment chez Antoine Court de Gébelin, auteur français du Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne (publié en neuf volumes au fil des années durant le dernier quart du XVIIIe s.) dans lequel il explique les raisons sousjacentes à la forme même des lettres de notre alphabet moderne. Court de Gébelin fut par ailleurs également tenant de l’hypothèse en faveur d’un rapprochement entre écritures égyptienne et chinoise.
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Figure 14 – Reproduction et traduction du cartouche d’Apriès d’après Kircher (Obelisci Aegyptiaci, 53)
Nous sommes plutôt loin de la signification originale… Pourtant, fort de son intuition quant au lien entre copte et ancien égyptien, Athanase Kircher est convaincu que ses traductions se fondent sur de solides éléments linguistiques. S’intéressant notamment aux obélisques romains alors remis au goût du jour, Kircher tente d’en traduire les inscriptions, imprégnant chaque hiéroglyphe d’une forte valeur symbolique. Les traductions sont donc non seulement très longues et fournies, mais également totalement fausses et fantaisistes. Chaque inscription se trouve interprétée à la lumière de réflexions symboliques issues de tous les courants vus précédemment : occultisme, néoplatonisme, hermétisme, etc. La même méthodologie est appliquée aux inscriptions interprétées par l’auteur dans un autre de ses livres, Sphinx Mystagoga sive Diatribe Hieroglyphica (1676). Bien que la copie des textes hiéroglyphiques soit souvent meilleure que celle de la plupart de ses contemporains1, les 1
Nous sommes cependant loin d’une copie parfaite et les signes sont le plus souvent mal interprétés ou copiés de façon maladroite, voire influencée par des identifications erronées.
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traductions qu’en fait Athanase Kircher sont du même acabit que celle du cartouche d’Apriès. Ainsi, il identifie, d’après les écrits d’Horapollon, le serpent comme symbole de la vie, étant donné qu’il s’agit d’« un animal extrêmement vif. De plus, même s’il est découpé en plusieurs parties, certaines font la preuve, par le mouvement, qu’il y a encore de la vie en elles »1 [Fig. 15]. Kircher analyse donc chaque hiéroglyphe d’après ses propres considérations ésotériques qu’il met en parallèle des thèses d’Horapollon, alors considéré comme la référence par excellence quant à la question des hiéroglyphes égyptiens2.
Figure 15 - Extrait d'A. Kircher, Sphinx Mystagoga, p. 50
1
Trad. J. Winand (2014 : 62). Notez par ailleurs que même le célèbre Nostradamus s’intéressa à l’œuvre d’Horapollon qu’il traduisit en français (et en vers) !
2
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Kircher lui-même décrit sa vision de l’écriture égyptienne comme suit : « Il est possible d’adapter les symboles en fonction de la signification littérale, historique, tropologique, mystique, allégorique, anagogique des différentes acceptions, de sorte que ces mêmes acceptions, en restant proches de l’analogie implicite des choses, révèlent les concepts complets de la philosophie et de la théologie »1 En bref, les travaux d’Athanase Kircher, qui eurent un écho considérable dans l’Europe savante du XVIIe siècle, posent un problème majeur quant au processus de déchiffrement des hiéroglyphes. D’une part, Kircher met en avant l’un des éléments phares du déchiffrement des hiéroglyphes, à savoir la parenté entre égyptien ancien et copte. De plus, en suggérant de se confronter au maximum aux vestiges égyptiens (plutôt qu’aux ornementations égyptisantes en vogue à l’époque) et d’en comparer les inscriptions avec la langue copte, il met en place un début de méthodologie dont la postérité a reconnu l’efficacité. Mais d’autre part, il propose pour tous les textes auxquels il s’est confronté, et même pour chaque hiéroglyphe contenu dans ces mêmes textes, des interprétations 1
Citation que pourrait compléter un autre passage (Sphinx mystagogue, 46) : « Garde-toi de te persuader que l’assemblage de cette littérature hiéroglyphique ne consiste en des signes alphabétiques, des syllabes et des périodes, comme dans d’autres langues ; et ne va pas imaginer que cela doit être lu littéralement selon la manière qui nous est habituelle, mais plutôt selon une démarche symbolique et idéale ». Les deux passages sont traduits et commentés par J. Winand (2014 : 63) à qui je réitère l’hommage le plus sincère pour ses travaux essentiels à notre connaissance du personnage d’Athanase Kircher et de son œuvre.
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complètement fantaisistes et largement influencées par le symbolisme et le néoplatonisme. De même, bien qu’il exhorte les savants à se rapprocher du matériau d’origine (les monuments égyptiens), ses propres relevés sont remplis d’approximations, d’erreurs et même d’inventions ! Enfin, et ce n’est pas la moindre de ses mauvaises intuitions, il nie toute relation entre l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens et leur langue. Selon lui, l’écriture hiéroglyphique était faite d’idées et ne transcrivait nullement la langue, rôle dévolu notamment au copte. Cette idée ne pouvait que le mener à une impasse. C’est pourquoi, lorsque ses thèses furent contestées, en grande partie après sa mort, tout ce qu’avait pu théoriser Athanase Kircher fut rejeté, aussi bien ses traductions insensées que certaines de ses intuitions qui, a posteriori, s’avérèrent tout à fait justes.
b.
La chute et l’oubli.
Kircher rencontra d’abord un grand succès, participant ainsi à la popularisation grandissante de la question égyptienne – en partie grâce au soutien de poids de l’Église1. Son nom était d’ailleurs bien connu du monde savant de l’époque, notamment à travers son Museum Kircherianum, grand cabinet de curiosités que J. Winand (2018 : 214) décrit comme « un des endroits que les scientifiques étrangers de passage à Rome se doivent de 1
En effet, Kircher met en avant l’écriture hiéroglyphique, écriture sacrée et sacerdotale par excellence, comme véhicule de la gloire de Dieu, ce que l’Église ne pouvait que soutenir et encourager.
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visiter ». Toutefois, bien vite, des voix discordantes s’élevèrent pour critiquer les thèses du savant allemand et ses interprétations des textes égyptiens1. C’est le cas, entre autres, du Français Claude-François Ménestrier, jésuite lui aussi, et entre autres passionné d’héraldique. En 1692 (Athanase Kircher est mort depuis 12 ans), le père Ménestrier publie en effet une Lettre dans laquelle il expose ses critiques de l’œuvre de son prédécesseur, arguant en faveur d’une interprétation « littérale » des hiéroglyphes égyptiens, c’est-à-dire la présence de signes phonétiques. Il nie en effet les lectures purement « énigmatiques et philosophiques » de Kircher au profit de considérations plus « historiques » (selon ses propres mots), sans toutefois pousser plus loin ses investigations. D’autres noms célèbres s’élevèrent contre le savant allemand et ses travaux : Descartes, qui le décrit comme un charlatan, Leibnitz, qui remet en question la moindre tentative de déchiffrement (et de traduction) des hiéroglyphes par Kircher, etc. De plus, il semble que Kircher n’ait pas reculé devant certains artifices peu honnêtes afin de valider ses hypothèses. Il va ainsi jusqu’à affirmer être en possession d’un manuscrit arabe, attribué à un certain Abenephius, dont les conclusions se trouvent correspondre aux siennes propres. L’existence de ce personnage, aussi appelé Barachias Nephi, est douteuse, de même que le manuscrit dont Kircher aurait été l’heureux propriétaire – mais que 1
Déjà du vivant de Kircher, certains sceptiques se manifestèrent, tels Théophraste Renaudot (1586-1653) qui étudiait le copte à des fins de compréhension de textes liturgiques. Renaudot se détache déjà, en plein cœur du XVIIe s., des travaux d’Athanase Kircher en appliquant une méthodologie différente de celle du jésuite allemand.
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personne ne vit jamais et qui ne fut jamais publié… Il semble bien qu’Athanase Kircher soit lui-même à l’origine de cette source mystérieuse qu’il met en avant dans le but de légitimer et valider ses propos. En effet, de même que les auteurs arabes évoquaient divers moines coptes censés offrir la clé de la connaissance des hiéroglyphes (voir Deuxième partie, I. c. L’interprétation des hiéroglyphes égyptiens), Kircher se range derrière un supposé érudit juif de langue arabe afin de donner appui à ses propres travaux. Et pour couronner le tout, il alla même jusqu’à corriger certains textes égyptiens qui ne correspondaient pas à ce qu’il s’attendait à y trouver ! En résumé, et comme le dit bien J. Winand (2014 : 67) : « Au cours de XVIIIe et XIXe siècles, les thèses kirchériennes étaient même devenues des objets de risée ». Ainsi (et malheureusement), considérant que Kircher s’était fourvoyé, nombre de ses contempteurs allèrent jusqu’à refuser le lien suggéré entre copte et ancien égyptien. Puisque les traductions du savant allemand étaient fausses, il devait en être de même de ses autres hypothèses. Par chance, l’idée d’une relation entre le copte et les précédents états de langue ne fut pas tout à fait abandonnée, mais il semble que les travaux d’Athanase Kircher aient causé au déchiffrement des hiéroglyphes autant de préjudice qu’ils lui firent bénéficier d’avancées. En effet, c’est à cause de ces interprétations fantaisistes que durant des années, les érudits dans la course au déchiffrement se tournèrent vers des méthodes qui ne donnèrent aucun résultat. Mais c’est également grâce à (et contre) Kircher que l’on commença à envisager l’existence d’hiéroglyphes phonétiques ; et c’est aussi grâce à lui que l’utilité du copte – déjà suggérée
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avant lui mais popularisée par ses travaux – finit par être véritablement reconnue. La « période Kircher » marque une étape notable dans le déchiffrement des hiéroglyphes. Et bien qu’au début du XVIIIe siècle, ses travaux soient largement contestés (et même, souvent, volontairement oubliés), c’est à ce moment qu’apparaissent les premières avancées remarquables dans le déchiffrement lui-même.
Excursus : Les hiéroglyphes égyptiens dans le débat sur le langage universel. La fin de la Renaissance vit la naissance d’un débat qui agita les cercles savants1 : celui de la possibilité, voire de la création, d’une langue universelle. De nombreux érudits œuvrèrent à la création d’une telle langue, destinée pour certains à faciliter les échanges commerciaux et économiques, pour d’autres à diffuser à grande échelle la philosophie et le savoir, pour d’autre encore à réaliser une sorte de mythe d’unification issu de la culture biblique. 1
Débat qui, ne survécut guère au XVIIe siècle, Voltaire lui-même s’en moquant ouvertement au milieu du XVIIIe. Le XIXe siècle vit de nouvelles tentatives, dont l’espéranto est la plus célèbre, et bien que certains courants de pensée continuent aujourd’hui à réfléchir à la possibilité d’un système d’expression universel, cette recherche ne mobilise plus les milieux érudits comme ce fut le cas au XVIIe s.
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De grands noms de la pensée moderne occidentale ont participé à cette quête, comme Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe allemand, John Wilkins, érudit britannique, ou encore Sir Francis Bacon, philosophe londonien dont une partie de l’œuvre concerne justement l’écriture hiéroglyphique. Si Leibniz envisage la question d’un langage universel à travers les mathématiques (entre autres), Bacon s’y intéresse d’un point de vue plus philosophique dans deux ouvrages principaux : The Advancement of Learning (1605) et The New Organon (1620). Dans ces deux œuvres, Francis Bacon s’oppose à la vision selon laquelle les divergences linguistiques seraient dues à des divergences naturelles (et non culturelles). Le philosophe développe ainsi l’idée selon laquelle l’expression des idées et de la raison n’a pas nécessairement besoin d’un support oral ou alphabétique. Il prend pour exemple le langage des signes1 ou encore les caractères chinois qui sont également employés au Japon par exemple. Pour lui, l’écriture chinoise n’est faite ni de lettres ni de mots, mais d’idées que les caractères véhiculent par convention (ad placitum). Un autre type de signes, en revanche, exprime chaque notion du fait d’une certaine « similitude », ou « congruité » (ex congruo). C’est, d’après Bacon, le cas des hiéroglyphes égyptiens (The Advancement of Learning, XVI, 3) : « Quant aux hiéroglyphes (objets d’usage ancien et principalement adoptés par les Égyptiens, l’une des plus
1
Signes qu’il désigne dans d’autres travaux comme des « hiéroglyphes éphémères » (transitory hieroglyphics).
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anciennes nations), ils ne sont que des empreintes et des emblèmes perpétuels » Francis Bacon envisage les hiéroglyphes égyptiens comme un système d’écriture antérieur aux lettres1, système mis en place par un peuple dont l’existence précéda l’acquisition de la « subtilité des concepts ». Cela signifie qu’aux yeux du philosophe anglais, les Anciens Égyptiens usaient d’une sorte de langage naturel, puisqu’ils n’étaient pas en mesure d’exprimer ce qui n’appartenait pas déjà à leur bagage de connaissances. Les hiéroglyphes ne sont donc pas « naturels » en ce qu’ils sont directement liés à la nature même, mais en ce qu’ils sont un mode d’expression issu d’une société encore non capable d’abstraction, ou du moins de conceptualisation. Bacon s’oppose donc à la vision selon laquelle les Anciens Égyptiens disposaient d’une science et d’une sagesse aujourd’hui perdues (au moins en partie) et exprimées dans les inscriptions hiéroglyphiques dont le mystère empêche d’y accéder. Au-delà de la mauvaise interprétation du fonctionnement des hiéroglyphes, Sir Francis Bacon touche là – bien que de façon incomplète, et sans pouvoir le prouver – un point central dans la compréhension même de ce système d’écriture : il n’est pas lié à une sagesse quelconque, mais transcrit aussi (et surtout) des éléments simples tels que les titulatures royales, les formules d’offrandes, ou encore les paroles rituelles liées aux pratiques funéraires anciennes. John Wilkins, pour sa part, est l’auteur d’un ouvrage intitulé An Essay towards a real character, and a philosophical 1
The Advancement of Learning, IV,3.
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language (1668). Dans cet essai, dont le titre est suffisamment explicite, Wilkins s’arrête très brièvement sur les hiéroglyphes égyptiens, au Chapitre III, expliquant en quoi ils ne sauraient convenir à la réalisation d’un langage universel : « À côté de cette façon commune d’écriture avec les lettres ordinaires, les Anciens ont parfois communiqué par d’autres notations, qui étaient soit pour le Secret (Secrecy), soit pour la Brièveté (Brevity). Pour le Secret : ainsi étaient les Hiéroglyphiques égyptiens (Egyptian Hieroglyphicks), tels qu’ils sont généralement considérés, qui sont la représentation de certaines créatures vivantes et autres corps, au moyen desquels ils étaient destinés à dissimuler au vulgaire les Mystères de leur religion. Mais il y a des raisons de douter qu’il y ait là la moindre chose qui mérite investigation, les découvertes qui ont été faites à leur propos étant très peu nombreuses et négligeables (insignificant). [Les hiéroglyphes] semblent n’être qu’une invention mineure et imparfaite, appropriée à ces Âges primitifs et grossiers […] Il me semble douteux que les Égyptiens n’aient d’abord employé leurs Hiéroglyphiques pour la même raison (que les « Mexicains »1), à savoir le manque de Lettres » Cet extrait montre bien toute la considération portée par John Wilkins aux hiéroglyphes égyptiens, auxquels il avait déjà consacré quelques lignes dans un ouvrage antérieur, Mercury or the Secret and Swift Messenger (1641)2. 1
Comprendre « Mayas », ou plus largement toute civilisation précolombienne ayant usé d’écriture(s) figurative(s). 2 Chapitre XII, p. 101-102 : « A propos des Hiéroglyphiques. Le mot signifie Sculptures sacrées, qui étaient gravées sur les piliers,
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On y retrouve même un passage expliquant la signification de l’hiéroglyphe de l’abeille , extrait qui rappelle le style d’Horapollon et sa propre interprétation dudit signe1 : « Par la forme de l’abeille ils représentaient le roi, sousentendant qu’il devait être doté de diligence (industry), de miel et d’une aiguille » Outre l’interprétation toute symboliste des hiéroglyphes, on comprend que Wilkins n’accorde que peu de crédit à l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens, dont il dit pourtant que Moïse était un « expert ». En France, le débat sur un langage universel fit également des émules, à l’image du traité de Jean Douet, en 1627, au titre particulièrement explicite : Proposition présentée au Roy d’une écriture universelle, admirable pour les effets, très utile et nécessaire à tous les hommes de la terre. Dès le début de l’ouvrage, Douet détaille son projet d’écriture universelle en expliquant que celle-ci « imite ou plutôt surpasse les hiéroglyphiques (sic) Égyptiens, les caractères Chinois et les notes de Tiron2 » (p. 7). L’auteur ne développe toutefois pas la question du fonctionnement même des hiéroglyphes, se contentant d’en citer le nom obélisques, pyramides et autres monuments avant l’invention des lettres. Ainsi les Égyptiens avaient coutume d’exprimer leurs idées, par l’image de telles Créatures qui portaient en elles quelque ressemblance naturelle avec la chose sous-entendue ». 1 Suivent d’autres interprétations, à savoir celles de l’ouroboros, serpent se mordant la queue pourtant absent du corpus de signes égyptiens, et de la croix, probablement la croix-ânkh , hiéroglyphe lié à l’idée de vie. 2 Les notes tironiennes étaient un système graphique destiné à abrégé le latin afin de le transcrire plus rapidement.
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du fait de l’ancienneté, et donc de la portée philosophique supposée, de cette écriture. J’interromps ici ma brève incursion dans le domaine du langage universel et du débat qu’il suscita au XVIIe siècle. Le lecteur trouvera dans les différentes références bibliographiques de quoi en apprendre plus sur cette question. Néanmoins, il me semblait important d’y consacrer quelques lignes, car à nouveau nous retrouvons les hiéroglyphes égyptiens impliqués dans une querelle érudite majeure des siècles derniers, comme si le monde savant ne pouvait, quelle que soit la question envisagée, passer outre les pratiques égyptiennes, notamment scripturales.
III. Premiers progrès de poids dans le déchiffrement des hiéroglyphes. Outre l’œuvre d’Athanase Kircher, le XVIIIe siècle vit également les premières avancées notables dans la course au déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens. Plusieurs auteurs, dont les noms sont souvent éclipsés par la découverte finale de Jean-François Champollion et son duel à distance avec Thomas Young, permirent en effet au déchiffrement de progresser ; et bien qu’ils ne soient pas parvenus à traduire les textes égyptiens, leurs trouvailles et autres hypothèses ont guidé leurs successeurs vers la lecture finale des inscriptions hiéroglyphiques.
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a.
William Warburton et Jörgen Zoëga. i. William Warburton et la place des hiéroglyphes dans l’histoire de l’alphabet.
William Warburton, évêque de Gloucester, est notamment connu pour ses œuvres théologiques et philosophiques, en premier lieu desquelles The Divine Legation of Moses, parue en plusieurs parties dans les années 1730-1740. Cet ouvrage comprend, entre autres, une partie traitant de l’origine des langues, qui fut publiée en 1744 dans sa traduction française (réalisée par Léonard des Malpeines) sous le titre d’Essai sur les hiéroglyphes égyptiens : où l’on voit l’origine et le progrès du langage et de l’écriture, l’antiquité des sciences en Égypte, et l’origine du culte des animaux. Tout un programme. Dans son essai, Warburton adresse notamment de vives critiques à l’encontre de son prédécesseur Athanase Kircher1 (p. 128) : « Nous le laisserons donc courir après l'ombre d'un songe, dans tous les espaces imaginaires du platonisme pythagorique, et nous reprendrons la suite de notre discours » Cet extrait est intéressant car outre la critique envers l’œuvre de Kircher, l’expression employée par Warburton 1
Par exemple vis-à-vis des interprétations hermétiques de l’alphabet copte ou encore à propos de l’usage conséquent de concepts néoplatoniciens dans l’œuvre du jésuite, usage qui mena Kircher à abuser des interprétations symboliques.
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se retrouve dans l’article « Hiéroglyphe » de la célèbre Encyclopédie de Diderot et d’Alambert (1765 : 205-206), où on lit : « Plusieurs anciens et presque tous les modernes ont cru que les prêtres d’Égypte inventèrent les hiéroglyphes afin de cacher au peuple les profonds secrets de leur science. Le Père Kircher en particulier a fait de cette erreur le fondement de son grand théâtre hiéroglyphique, ouvrage dans lequel il n’a cessé de courir après l’ombre d’un songe » En une prose poétique, Louis de Jaucourt – l’auteur de l’article1 – réfute l’idée selon laquelle la connaissance des hiéroglyphes aurait été l’apanage d’un petit cercle d’initiés gardant jalousement leur savoir, trop précieux pour être transmis aux profanes (thèse déjà rejetée par Warburton, du moins pour l’époque pharaonique). Cette idée, comme nous l’avons vu en Première partie, était pourtant l’une des principales explications données jusqu’à l’époque moderne quant à l’impossibilité de lire les hiéroglyphes une fois les derniers prêtres disparus. De Jaucourt n’argumente pas plus avant sa position, mais il fait voler en éclats, à la suite de Warburton, l’une des croyances parmi les plus ancrées (aussi bien en Occident que dans le monde arabe) au sujet des hiéroglyphes égyptiens, croyance à laquelle certains savants continueront de se rattacher, même après le déchiffrement par Champollion. De plus, l’attaque dirigée 1
Également auteur de l’entrée intitulée « Écriture des Égyptiens » (1767) où il expose les thèses de William Warburton qui, selon lui, « le premier a répandu la lumière sur cette partie de l’ancienne littérature ».
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envers Athanase Kircher illustre bien le discrédit jeté à son encontre dès le XVIIIe s., quelques décennies après sa mort. Néanmoins, le fait qu’il soit mentionné dans l’article de l’Encyclopédie prouve que le Père Kircher était une figure incontournable du monde érudit de l’époque et en particulier autour de la question hiéroglyphique. Toute mention de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens devait faire intervenir Kircher et ses travaux, que ce soit pour les prolonger ou pour les contester. Mais la reprise de l’expression employée par Warburton, ainsi que l’article dédié à l’écriture égyptienne, prouvent bien que l’auteur de l’article « Hiéroglyphe » de l’Encyclopédie a eu connaissance des travaux de l’évêque anglais. De Jaucourt en reprend non seulement l’idée que le « secret des prêtres égyptiens » n’est qu’une fable, mais il va jusqu’à emprunter les mots de Warburton lui-même pour enfoncer le clou quant à la critique contre Kircher et ses fantaisies hiéroglyphiques. La Divine légation de Moïse (dans sa traduction française) fut donc bien un ouvrage à succès dans les milieux scientifiques de l’époque, allant jusqu’à servir de base à la rédaction d’une entrée de l’Encyclopédie, Warburton faisant alors figure d’autorité quant à la question hiéroglyphique. Au-delà des critiques contre Athanase Kircher, Warburton soutient dans son œuvre une thèse principale : l’alphabet constitue la finalité de tout système d’écriture, l’écriture étant selon lui « conduite par une gradation simple depuis l’état de la peinture jusqu’à l’état de la lettre ». L’évêque considère ainsi que les hiéroglyphes, loin de n’être que de simples images, sont les ancêtres des lettres, et en sont même si proches « qu’un alphabet
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diminue seulement l’embarras de leur nombre, et en est l’abrégé succinct ». Il va même plus loin encore en expliquant la monarchie égyptienne était « si bien policée, si favorable aux arts et à l’industrie, [qu’on lui] doit d’avoir suivi la peinture dans tous ses progrès, et d’avoir inventé les lettres ». En somme, William Warburton, bien que persuadé que l’alphabet est la forme d’écriture la plus aboutie et la plus idéale1, accorde tout de même aux hiéroglyphes égyptiens une parenté avec le système alphabétique, rompant en cela avec l’interprétation purement symbolique des caractères égyptiens. Néanmoins, il ne nie pas totalement la valeur symbolique des hiéroglyphes, considérant simplement qu’une partie d’entre eux a mené à l’usage des lettres tel qu’il apparaît dans les écritures classiques et modernes. Notons toutefois que Warburton ne se fixe pas comme objectif de déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens, mais bien de les replacer dans l’histoire de l’écriture allant, selon son propre classement, du figuratif à l’alphabétique. L’autre apport notable de Warburton dans le processus de déchiffrement des hiéroglyphes est sa classification des différents types de signes, classification que Jean-François Champollion lui-même reprendra en partie dans sa Grammaire égyptienne, qui détaille le fonctionnement du système d’écriture des Anciens Égyptiens. Warburton distingue ainsi quatre « états » de l’écriture égyptienne. Les deux premiers comprennent les signes employés pour désigner les choses de façon détournée, 1
Idée très répandue à l’époque et que l’on retrouve sous la plume de nombreux auteurs, à l’image de Jean-Jacques Rousseau par exemple.
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c’est-à-dire les caractères de fonctionnement métaphorique ou symbolique. L’auteur parle même d’hiéroglyphes « énigmatiques » pour désigner une catégorie de signes « formés du mystérieux assemblage de choses différentes » et « un moyen pour tenir [les pensées] cachées ». Néanmoins, Warburton indique bien que les signes métaphoriques n’étaient pas destinés à dissimuler un quelconque secret ou mystère, mais qu’ils furent créés par « nécessité ». Warburton était donc encore influencé par le préjugé symboliste, puisqu’il identifie comme tels certains signes hiéroglyphiques, mais il s’en détache un peu en refusant de voir dans ces mêmes signes autant de réceptacles de secrets jalousement gardés par les prêtres égyptiens. Le troisième état de l’écriture égyptienne, appelé « épistolique » par Warburton, renvoie à l’écriture employée dans les « affaires civiles », c’est-à-dire l’écriture cursive (qu’il s’agisse du hiératique ou du démotique). Le quatrième état, enfin, dit « hiérogrammatique », est celui que les prêtres tardifs employaient soi-disant entre eux dans l’optique de dissimuler leurs secrets. L’évêque anglais reprend, pour ces deux états de l’écriture, les hypothèses d’Hérodote et Clément d’Alexandrie – entre autres – dont il développe (et modifie parfois) les propos. En résumé, William Warburton ne rompt pas avec le préjugé symboliste, bien ancré dans la pensée de son époque, mais développe une réflexion autour des hiéroglyphes égyptiens qui tranche malgré tout avec nombre de travaux de ses prédécesseurs, et de certains de ses contemporains. Il reconnaît par exemple la proximité entre les écritures égyptiennes et les lettres, et bien que
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ses interprétations soient erronées et issues d’idées préconçues propres à son temps, cette suggestion fut d’importance dans le processus final ayant mené au déchiffrement. De même, Warburton, en tant qu’ecclésiastique, ne cache pas l’influence qu’a la Bible sur ses travaux, et en particulier l’Ancien Testament. Il attribue par exemple aux patriarches la connaissance des hiéroglyphes, et même l’intervention de Moïse en personne pour faire modifier certains signes égyptiens dans le but d’en faire un alphabet à part entière. Ces hypothèses furent bien vite abandonnées, mais l’œuvre de Warburton n’en est pas moins un jalon d’importance sur le chemin du déchiffrement. Warburton est donc à la fois un savant de son temps, reprenant certaines thèses symbolistes dont il peine à s’extraire, et un pionnier dont les travaux dénotent avec la plupart des autres traités de son époque. Il met d’ailleurs un point d’honneur à écarter l’hermétisme et le néoplatonisme de son œuvre, contrairement à nombre de ses prédécesseurs qui s’y complaisaient. Il est intéressant de noter que William Warburton ne fut pas le seul, loin s’en faut, à chercher à relier hiéroglyphes égyptiens et alphabet (pris dans son acception globale). De nombreux savants se penchèrent sur cette question de façon plus ou moins soutenue. Ainsi, Étienne-Claude Beneton de Morange de Peyrins, plus souvent désigné sous le seul nom de Beneton de Peyrins, auteur (entre autres) de traités sur les emblèmes guerriers, s’intéressa-t-il à la question hiéroglyphique. Dans la revue littéraire Mercure de France de Décembre 1733, Beneton de Peyrins publie un article de 22 pages
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intitulé « Des hiéroglyphes, et de leurs usages dans l’Antiquité. Discours où l’on fait voir qu’ils sont l’origine de tous les Monstres et de tous les Animaux chimériques dont les Anciens nous ont parlé ». Comment résister à sa lecture ? Selon Beneton de Peyrins, les hiéroglyphes ont d’abord été créés afin de pallier l’absence d’un système de communication « sans le secours de la parole », c’est-àdire afin de pouvoir échanger et « avoir commerce » même lorsque les différents interlocuteurs ne se font pas face. L’auteur distingue alors deux « classes » d’hiéroglyphes : « animés » et « inanimés ». Les premiers intègrent tous les signes figurant des êtres vivants, qu’ils soient humains, animaux ou végétaux, quand les seconds (que l’auteur nomme « hiérogrammes ») intègrent des formes géométriques qui, par dérivation, auraient donné les lettres alphabétiques. Beneton de Peyrins prolonge ses réflexions dans la même revue, en Mars 1735, en s’attardant sur l’interprétation d’hiéroglyphes qu’il n’avait pas traités dans son premier article. La finalité de son étude reste toutefois identique : démontrer que les hiéroglyphes (ou plus précisément les « hiérogrammes », d’après la propre bipartition de l’auteur), transmis aux Grecs puis dérivés en lettres pour arriver jusqu’à nous, sont à l’origine de l’alphabet dont on considérait à l’époque qu’il s’agissait de l’état le plus abouti et parfait de l’écriture1. Cette filiation s’explique notamment par la relative admiration que Beneton de Peyrins semble porter à l’invention de l’écriture hiéroglyphique, si ce n’est à cette 1
Considération qui continue de trouver son lot de partisans, encore aujourd’hui.
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écriture elle-même. En effet, il explique que les hiéroglyphes, outre leur création pour des raisons pratiques, « servirent à représenter les pensées, pour ne les découvrir qu’à ceux qui en auraient l’intelligence ». Il ajoute (Mercure, Déc. 1733, p. 2594) : « On sait assez que les Prêtres et les Philosophes qui se servirent [des hiéroglyphes] depuis que l’on eut les Caractères alphabétiques, ne le faisaient que pour cacher une partie des choses dont ils ne voulaient pas que le commun du peuple fût instruit » On retrouve là l’idée, bien ancrée depuis l’Antiquité, selon laquelle les hiéroglyphes auraient été l’apanage des prêtres qui en faisaient usage dans le but de dissimuler aux non-initiés le sens même des inscriptions qu’ils faisaient graver. De plus, Beneton de Peyrins, en savant de son temps, renvoie aux travaux faisant alors autorité afin d’appuyer ses dires : Horapollon, Athanase Kircher, ou encore Pierius Valerianus par exemple. En somme, le traité de Peyrins ne se démarque pas particulièrement des autres essais du XVIIIe siècle portant sur les hiéroglyphes. Néanmoins, cela montre bien qu’au-delà même du déchiffrement des hiéroglyphes, que beaucoup considéraient comme étant impossible1, cette écriture intéressait en premier lieu les savants d’alors, pouvant constituer une étape essentielle dans le long
1
Beneton de Peyrins lui-même doute de la possibilité de parvenir à la connaissance des textes hiéroglyphiques. Il dit ainsi que « La représentation de différentes choses par le même Hiéroglyphe, est ce qui rend aujourd’hui presque impossible l’explication des Monuments écrits avec ces figures ».
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processus de développement de l’alphabet latin, alors envisagé comme le mode d’écriture ultime. ii. Jörgen Zoëga. L’autre pionnier du déchiffrement des hiéroglyphes, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, est Jörgen Zoëga1. Archéologue danois, il est notamment l’auteur du De usu et origine obeliscorum, publié entre 1797 et 18002. Dans cet ouvrage, commandé à Zoëga par le pape Pie VI, l’auteur publie les inscriptions hiéroglyphiques des obélisques de Rome (que le pape fait alors réériger), textes qu’il tente de déchiffrer. L’auteur y accorde quelque crédit à Athanase Kircher et à son œuvre pionnière sur les obélisques égyptiens d’Italie. Encore une fois, nous voyons qu’un siècle après sa mort, et malgré le discrédit porté à ses travaux, l’ombre de Kircher continuait de planner au-dessus des savants impliqués dans le déchiffrement des hiéroglyphes. Outre ses traductions (peu concluantes), Zoëga propose également un répertoire (réparti en diverses listes3) de 1
À propos de ce savant souvent méconnu, voir les différentes contributions qui lui sont consacrées dans K. Ascani et al. (2015). 2 Nous savons, à travers la correspondance de divers savants danois, que Zoëga s’était lancé dans le déchiffrement des hiéroglyphes dès les années 1780, alors qu’il travaillait sur la numismatique d’Alexandrie. Il se serait ensuite détourné de la question hiéroglyphique à la toute fin des années 1790, notamment du fait du manque d’accès à des sources égyptiennes pertinentes (en premier lieu desquelles la pierre de Rosette). 3 Au sujet de ces listes, voir la description et l’analyse de P.J. Frandsen dans K. Ascani et al. (2015 : 165-170).
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plus de 950 signes hiéroglyphiques qu’il référence d’après examen sur les monuments égyptiens auxquels il a eu accès. Il distingue ainsi diverses catégories telles que les êtres humains, les parties du corps (humain et animal), les « monstres », les plantes, les éléments architecturaux, etc. Cette liste – qui n’est pas la seule tentative du genre à l’époque – est du plus grand intérêt dans l’histoire de la connaissance autour des hiéroglyphes égyptiens mais souffre, comme pour les traductions de textes, de lacunes et d’erreurs manifestes. N’oublions pas cependant que Jorgen Zoëga, comme beaucoup de ses contemporains, devait composer avec des copies de monuments égyptiens dont la qualité était variable. Néanmoins, l’un de ses amis, Thomas Ford Hill, qui lui communiqua une large part des sources sur lesquelles il put travailler, réalisa des copies d’objets présents au British Museum d’une qualité bien supérieure à ce qui était produit la plupart du temps à cette période. Les hiéroglyphes sont loin d’être parfaits d’un point de vue égyptologique, mais pour des copies de la seconde moitié du XVIIIe siècle, force est de constater qu’elles sont plutôt fidèles aux inscriptions originales et que les versions détaillées, en grand format, fournies par Hill s’avèrent plus proches encore des hiéroglyphes tels qu’observés sur le monument. Mais en dépit de cette documentation de choix, et malgré une méthodologie du plus grand intérêt, Zoëga suggère également de s’intéresser, pour prolonger sa démarche, à des œuvres telles que la Mensa Isiaca (voir ci-dessus, Excursus : Les hiéroglyphes inventés), remarque qui témoigne de la difficulté, pour le savant danois, de se départir de certaines croyances de son époque qui ne pouvaient que mener tous les protoégyptologues dans une impasse.
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Nonobstant, Zoëga est à l’origine de deux réflexions du plus grand intérêt dans la course au déchiffrement des hiéroglyphes. D’abord, il est l’un des premiers à identifier le sens de lecture d’un texte hiéroglyphique, déduction qu’il expose brièvement d’après ses observations de groupes de signes et de leur orientation. Zoëga parvient ainsi à la conclusion que les figures non symétriques sont tournées vers le début du texte, ce qui est juste. En effet, lorsque l’on cherche à savoir où débute une inscription, il nous faut regarder les personnages et animaux (entre autres), ces derniers regardant dans la direction opposée à la lecture du texte. Zoëga fait donc ici une découverte majeure, bien qu’il ne sût pas l’exploiter plus avant. L’autre supposition du chercheur danois, qui elle aussi s’avéra tout à fait juste, est le fruit de son inventaire des signes hiéroglyphiques. Plus de 950 caractères répertoriés, cela pose question. Car s’il s’agit de signes notant chacun un mot, alors le compte est bien trop faible, car il est peu probable qu’un langage millénaire se soit contenté de moins d’un millier de vocables. À l’inverse, s’il s’agit de signes notant des lettres, alors le compte est bien trop élevé, car aucun alphabet (ou équivalent) ne saurait fonctionner avec autant de lettres différentes. Jörgen Zoëga en vient donc à la seule conclusion possible : cette écriture est hybride, faite de caractères notant tantôt des mots, tantôt des lettres (ou des syllabes). Cette intuition est le nœud même du problème et l’un des écueils sur lequel les prétendants au déchiffrement échouèrent. Mais en dépit de cette brillante conclusion, Zoëga ne put se départir de ses présupposés sur le sens même des inscriptions hiéroglyphiques, et bien qu’il posât des jalons du plus grand intérêt sur la route menant à la
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compréhension de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens, il ne parvint jamais à en proposer une lecture correcte. En somme, l’œuvre de Jörgen Zoëga est surtout importante dans sa démarche1, puisqu’il tente de retracer l’histoire récente de l’écriture hiéroglyphique, notamment dans les derniers siècles de son utilisation. Il s’appuya même pour cela sur une méthode comparatiste en confrontant les hiéroglyphes à divers alphabets et systèmes d’écriture, comme le phénicien et l’éthiopien notamment. Mais de par ses traductions et ses erreurs, Zoëga finit, comme Warburton, par perpétuer (plus ou moins malgré lui) le préjugé symboliste et l’interprétation selon laquelle les hiéroglyphes égyptiens recelaient un savoir dissimulé. Il considérait par exemple que l’hiéroglyphe du scarabée renvoyait tantôt au « démiurge », tantôt à la « chaleur », tantôt à la « divinité fécondante ». Cela peut s’expliquer, puisque le scarabée est l’une des formes du dieu Rê, divinité solaire et l’un des Créateurs dans la cosmogonie égyptienne, donc à l’origine de toute chose. Néanmoins, Zoëga justifie ses explications à travers la symbolique associée au signe lui-même, et au « principe » qu’il recèle, c’est-à-dire à un concept englobant et au-delà de toute valeur sémantique (et phonétique) attachée au scarabée dans l’écriture. Idem avec la déesse Isis qui serait symbole de la « mère nature » comme de la lumière, ou encore du « principe fécondé ». Zoëga envisage donc bien 1
Certains chercheurs pensent d’ailleurs que Zoëga ne s’efforça pas tant de déchiffrer les hiéroglyphes que de proposer une méthode apte à mener à ce déchiffrement. Voir à ce sujet les contributions de P. Usick et d’E.M. Ciampini dans Ascani et al. (2015).
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des « principes » associés à chaque hiéroglyphe, leur association pouvant ainsi mener à une signification philosophique ou ésotérique plus large – ici l’association d’un principe « fécondant », le scarabée, à un principe « fécondé », la déesse Isis. Le préjugé symboliste est donc encore bien vivace en dépit des premiers progrès vers le déchiffrement des hiéroglyphes. En témoigne ce passage de l’ouvrage de Michel-Ange-André Le Roux Deshautesrayes, Doutes sur la Dissertation de M. de Guignes (1759 : 30) : « Les sculptures sacrées (les hiéroglyphes) n’étant que les portraits des dieux adorés par les Égyptiens, c’est improprement qu’elles ont été qualifiées d’écriture : mais comme ces portraits étaient chargés d’emblèmes et de symboles, par-là ils rentraient en quelque sorte dans la classe des lettres sacrées, avec lesquelles ils avaient beaucoup d’analogie » À cette époque, le chemin semble donc encore long avant que nous ne puissions lire et comprendre à nouveau les inscriptions hiéroglyphiques laissées par les Anciens Égyptiens. Mais dans la seconde moitié du XVIIIe s., les traités et études se multiplient, ouvrant la porte à de nouvelles découvertes et, in fine, pavant le chemin vers le succès final d’un jeune égyptologue français.
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b.
L’abbé Barthélémy et Johan David Åkerblad. i. Jean-Jacques Barthélémy et Joseph de Guignes.
La France, justement, n’est pas en reste vis-à-vis de l’intérêt pour la question égyptienne. Certains mentionnent ainsi les hiéroglyphes dans leurs œuvres sans s’y attarder, à l’image de Jean-Jacques Rousseau qui, dans l’Essai sur l’origine des langues (1781), évoque l’évolution de la pratique scripturale à travers l’histoire : « La première manière d’écrire n’est pas de peindre les sons, mais les objets mêmes, soit directement, comme le faisaient les Mexicains (les Mayas), soit par des figures allégoriques, comme firent autrefois les Égyptiens » Rousseau est ici imprégné du préjugé symboliste et reprend la pensée majoritaire selon laquelle les hiéroglyphes véhiculent des significations allégoriques. À l’inverse, d’autres penseurs de même époque, en France toujours, se penchèrent plus avant sur les écritures égyptiennes et leur fonctionnement. C’est par exemple le cas de Jean-Jacques Barthélémy, qui consacra une part de ses travaux au déchiffrement des hiéroglyphes. Avant même de s’intéresser aux écritures égyptiennes, Barthélémy était déjà un épigraphiste reconnu, étant à l’origine du déchiffrement des alphabets palmyrénien et phénicien, deux écritures sémitiques principalement employées au Ier millénaire av. n.è. Jean-Jacques Barthélémy, ecclésiastique qui fut notamment garde du cabinet des médailles de Louis XV et Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et
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Belles-Lettres, est donc d’ores et déjà un chercheur respecté dans le monde des écritures anciennes lorsqu’il s’attaque aux hiéroglyphes égyptiens. Sa première contribution, et non des moindres, est de suggérer une nouvelle méthodologie de déchiffrement. Alors qu’auparavant, les savants se fondaient principalement sur les dires des auteurs classiques, Barthélémy explique que « c’est aux monuments qu’on doit recourir. Quand ils parleront clairement, il faudra bien que les anciens auteurs s’accordent avec eux ». De plus, il réhabilite la méthode comparative en soulignant tout l’intérêt qu’il peut y avoir, dans une telle entreprise, à distinguer l’ensemble du vocabulaire copte remontant à l’ancien égyptien1. Enfin, l’abbé met en avant la nécessité de disposer de textes bilingues afin d’établir une première analyse statistique des différentes versions, de détecter l’emplacement des noms propres, et ainsi de suite. Avec cette méthode, les véritables bases du déchiffrement des hiéroglyphes sont posées, et l’étude des écritures égyptiennes entre pleinement dans le domaine scientifique. Malheureusement, Jean-Jacques Barthélémy décède en 1795, quelques années avant la Campagne d’Égypte menée par Bonaparte et qui permit, entre autres, la découverte
1
Il suggère de faire de même avec les inscriptions phéniciennes, arguant que les hiéroglyphes sont les ancêtres de l’alphabet phénicien (ce qui est en partie vrai). Lui-même spécialiste du phénicien, l’abbé Barthélémy avait donc toutes les raisons de vouloir comparer ces différentes langues.
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fortuite de la pierre de Rosette, stèle bilingue1 dont il sera question par la suite. Outre sa contribution méthodologique au déchiffrement des hiéroglyphes, Barthélémy est à l’origine de découvertes fondamentales vis-à-vis de la compréhension finale de ce système d’écriture. L’une de ses principales conclusions concerne les écritures cursives (hiératique et démotique), qu’il identifie comme des écritures alphabétiques dérivées des hiéroglyphes. Cette interprétation n’est pas tout à fait juste, mais a le mérite d’œuvrer à la déconstruction progressive du préjugé symboliste et de la vision purement métaphorique et analogique des écritures égyptiennes. L’autre grande réussite de l’abbé français fut de voir dans les « cartouches », ces symboles oblongs omniprésents dans les inscriptions des temples égyptiens, l’emplacement des noms royaux [Fig. 16]. À l’époque où Jean-Jacques Barthélémy rédige son ouvrage, ces signes ne sont pas encore appelés « cartouches »2, mais cela n’empêche pas l’hypothèse de l’abbé d’être tout à fait juste et de représenter dans la course au déchiffrement un jalon d’importance. En effet, c’est en partie à l’aide de cette identification des noms royaux que les hiéroglyphes finiront par être, enfin, décryptés. 1
La pierre de Rosette porte un texte en hiéroglyphes, son équivalent en démotique et sa traduction en grec. La stèle est donc bilingue égyptien-grec, mais si l’on considère l’état de langue véhiculé par les hiéroglyphes, légèrement différent que celui exprimé par le démotique, nous pouvons même envisager l’identification de la pierre de Rosette come un document trilingue. 2 Cela viendra avec la Campagne d’Égypte de Bonaparte, lorsque ces caractères oblongs seront comparés aux cartouches employées par les soldats de l’expédition.
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Figure 16 - Cartouches de Ramsès II (temple de Louxor)
Jean-Jacques Barthélémy ne fut toutefois pas en mesure de mener ses recherches jusqu’au déchiffrement final. Outre le manque de sources égyptiennes essentielles à un tel accomplissement (textes bilingues, inscriptions comparatives…), l’abbé ne parvint pas à s’extirper tout à fait de ce qui avait été écrit auparavant au sujet des hiéroglyphes. Il reprit ainsi quelques-unes des hypothèses de William Warburton sur l’évolution des hiéroglyphes en lettres, et prolongea l’idée selon laquelle les écritures cursives étaient bien des écritures faites de signes-sons quand les hiéroglyphes, pour leur part, possédaient une certaine valeur symbolique. Cependant, il faut reconnaître que l’abbé Barthélémy ne voyait pas dans l’écriture hiéroglyphique un ensemble de symboles ou allégories, mais bien la transcription d’une langue, ce qui, en soi, était déjà une petite révolution dans la façon d’interpréter ce système graphique. Cette interprétation partiellement phonétique des écritures égyptiennes trouve écho chez Joseph de Guignes, orientaliste français contemporain de Jean-Jacques Barthélémy, dont il connaît (et apprécie) les
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travaux. De Guignes est notamment connu pour son Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne (1759), œuvre dont le titre seul suffit à faire bondir égyptologues et sinologues ! Cette filiation entre Égyptiens et Chinois, de Guigne l’illustre notamment à travers les écritures de ces deux populations, expliquant que les hiéroglyphes chinois et égyptiens sont semblables et que cela ne peut qu’indiquer une parenté entre ces civilisations1. Aussi explique-t-il, sans détour (p. 37) : « Je fus alors convaincu […] que toute l’ancienne histoire de la Chine n’était autre chose que l’histoire d’Égypte qu’on a mise à la tête de celle de la Chine » Toutefois, si Joseph de Guignes attribue aux caractères chinois un fonctionnement alphabétique aux derniers stades de leur évolution, il envisage les signes égyptiens comme des symboles (il reprend en cela les interprétations d’Horapollon2), tout en suggérant que l’on puisse, par la comparaison entre les deux systèmes d’écriture, retrouver la phonétique originale des hiéroglyphes égyptiens. Pour de Guignes, l’écriture sacrée égyptienne est donc un système partiellement
1
Hypothèse déjà étudiée par Athanase Kircher, ce dernier l’abandonnant finalement après avoir comparé les deux systèmes sans y trouver suffisamment de similarités. 2 De Guignes tient d’ailleurs Horapollon et ses Hieroglyphica en très haute estime puisqu’il dit à leur sujet, en 1770 : « Sans rechercher ici en quel temps vivait Orus-Apollo (Horapollon) ni de quel pays il était, il est constant que tout ce qu’il dit des hiéroglyphes est conforme à ce que nous lisons dans les autres écrivains de l’Antiquité et à toute la doctrine des Égyptiens. Son témoignage, par conséquent, est d’un grand poids ».
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phonétique, même si certains signes véhiculent également diverses significations symboliques. Je ne m’étends pas outre mesure sur l’œuvre de Joseph de Guignes, car elle appartient à une autre part de l’histoire de l’égyptologie que celle du déchiffrement des hiéroglyphes. En effet, l’hypothèse de la filiation entre Égypte et Chine anciennes possède un véritable historique et nombre de chercheurs se sont penchés sur cette question – même si elle semble ne pas survivre longtemps au XVIIIe s., qui fut sa période la plus faste. Athanase Kircher rapprocha ainsi les écritures de ces deux grandes civilisations, allant même jusqu’à suggérer une inspiration des Chinois chez les Égyptiens. Jean-François Champollion lui-même étudia avec intérêt le fonctionnement de l’écriture chinoise afin d’en dresser les points communs et divergences avec celles de l’Égypte ancienne1. Je mentionne brièvement l’œuvre de Hugh Blair, écrivain écossais qui publia, en 1783, un ouvrage intitulé Lectures on rhetoric and Belles lettres dans lequel il rapproche écritures égyptienne et chinoise, sans toutefois leur accorder de réelle filiation (p. 153) : « D’après les récits les plus probables, l’écriture chinoise commença, comme l’égyptienne, avec des images et des formes (figures) hiéroglyphiques. […] Nous savons que les Japonais, les Tonkinois et les Coréens, qui parlent différentes langues les uns des autres et des habitants de la Chine, utilisaient néanmoins les mêmes caractères 1
Durant une courte période, Champollion se laissa même séduire par l’hypothèse d’une filiation entre les deux systèmes, idée qu’il abandonna bien vite face à l’absence de conclusions claires et à la nette primauté chronologique des écritures égyptiennes.
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écrits qu’eux ; ils correspondaient ainsi de façon intelligible entre eux par l’écrit, tout en ignorant la langue parlée dans leurs différents pays ; c’est une preuve évidente que les caractères chinois sont, comme les hiéroglyphiques, indépendants de la langue ; qu’ils sont des signes de choses, pas de mots » Blair compare ensuite cette « preuve » aux chiffres employés en parallèle de l’alphabet latin et qui, bien que dérivant des chiffres arabes, sont indépendants des mots et restent signifiants du fait qu’ils désignent le nombre qu’ils représentent, plusieurs personnes de langues différentes pouvant, malgré tout, les comprendre. Cette œuvre est annexe vis-à-vis du déchiffrement lui-même, mais elle illustre bien la tendance de toute une partie du monde savant, au cours des XVIIe et XVIIIe s., à rapprocher les différentes écritures figuratives et logographiques telles que le chinois et l’égyptien hiéroglyphique. Cette hypothèse trouva toutefois des contempteurs dès cette époque, par exemple en la personne de Cornelius de Pauw (1739-1799), ecclésiastique néerlandais pour qui le rapport entre Égypte et Chine n’était que pure affabulation. Tous les chercheurs s’étant laissés séduire, de près ou de loin, par cette thèse, sont alors épinglés1 dans son ouvrage Recherches philosophiques sur les Égyptiens 1
C’est par exemple le cas de Kircher (encore lui), que de Pauw décrit comme « le plus malheureux des hommes dans ses conjectures sur les hiéroglyphes », mais également de l’abbé Barthélémy et de William Warburton qui, tous deux, s’étaient laissés aller (bien que dans des proportions très limitées) à suggérer des rapprochements entre l’Égypte et d’autres civilisations plus ou moins anciennes.
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et les Chinois (1774). Les hiéroglyphes égyptiens n’y occupent qu’une place mineure, de Pauw les considérant comme un stade primitif de l’écriture, le système alphabétique lui étant largement supérieur. Philippe Couplet, jésuite belge spécialiste de Confucius, niait de même toute filiation du chinois avec d’autres écritures anciennes, et ce dès la fin du XVIIe siècle ! La relation entre égyptien et chinois fut également rejetée par Nicolas Fréret, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dans la première moitié du XVIIIe s., qui accuse le Père Kircher, partisan de cette hypothèse, d’« avoir un peu trop donné à son imagination ». Néanmoins, Joseph de Guignes doit être crédité de certaines intuitions qui, par la suite, se révélèrent exactes. C’est par exemple le cas de l’adaptabilité de l’écriture hiéroglyphique quant à son sens de lecture, qui peut varier selon le monument sur lequel elle est inscrite. C’est également le cas de la lecture des signes en tant que groupes, et non individuellement. Joseph de Guignes n’avait aucune connaissance de la valeur même des hiéroglyphes, mais il pressentait que ceux-ci ne devaient pas être interprétés en autonomie mais bien au sein d’ensembles cohérents. Enfin, de Guignes reprend également une part des conclusions de ses prédécesseurs et contemporains (parmi lesquels Jean-Jacques Barthélémy et William Warburton), tout en proposant ses propres hypothèses et intuitions1. Cela témoigne donc de la vivacité du débat sur 1
Dont certaines furent moquées par Voltaire qui considérait, à l’instar d’autres penseurs de son temps (comme de Pauw), que le lien supposé
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les écritures égyptiennes au XVIIe s., la course au déchiffrement battant alors son plein dans le monde savant de l’époque. ii. Johan David Åkerblad. Mais le déchiffrement des hiéroglyphes ne concerne pas seulement les chercheurs anglais et français, bien que ce duel soit au cœur de cette aventure scientifique1. À la même époque, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un archéologue suédois se démarque à son tour pour ses hypothèses autour des écritures égyptiennes : Johan David Åkerblad. Contrairement à ses contemporains, Åkerblad était plus intéressé par les cursives, en premier lieu le démotique, que par les hiéroglyphes. Mais il appliqua la plupart de ses conclusions à propos du démotique à l’écriture hiéroglyphique, et c’est pourquoi ses travaux sont restés célèbres dans l’histoire du déchiffrement des hiéroglyphes. Åkerblad était étudiant d’Antoine-Isaac Sylvestre de Sacy, professeur de langues orientales au Collège de France, et parmi les premiers à identifier cinq cartouches présents sur la pierre de Rosette en employant la méthode bilingue mise en avant par Jean-Jacques Barthélémy. En effet, c’est à Sacy que l’on doit la première identification, dans le texte démotique de la pierre de Rosette, des noms entre Égypte et Chine était tout à fait impossible, et même risible (Défense de mon oncle, 1767). 1 L’opposition entre Thomas Young et Jean-François Champollion formant en quelque sorte l’apogée de ce combat à distance.
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propres comme Ptolémée. Le savant suédois a donc reçu une formation parmi les meilleures de son époque et est lui-même convaincu par la méthode de Barthélémy qu’il applique à l’inscription démotique de la stèle trilingue. Sa principale hypothèse (déjà suggérée par Sacy) fut de voir dans le démotique une écriture purement phonétique, voire alphabétique, conclusion qu’il transféra aux hiéroglyphes, prenant de ce fait le contrepied de ses collègues. En effet, ces derniers, comme nous l’avons vu, clamaient haut et fort la nature symbolique des hiéroglyphes et l’absence chez ceux-ci (ou du moins la présence limitée) de valeur phonétique. Åkerblad évacue donc les idées de symboles et d’idéogrammes pour ne conserver que l’idée d’une écriture phonétique, chaque hiéroglyphe véhiculant un ou plusieurs sons, à l’instar de nos lettres et syllabes. Le chercheur suédois tombe donc dans l’excès inverse de celui qui était alors en vogue : non seulement les hiéroglyphes ne sont pas des symboles, mais ils sont des signes intégralement phonétiques, sans signification intrinsèque. Toutefois, bien qu’il ne parvienne pas à déchiffrer le texte hiéroglyphique de la pierre de Rosette, Johan David Åkerblad parvient à traduire une partie de l’inscription démotique, notamment autour des noms propres, ce qui en fait l’un des tous premiers à parvenir à lire un texte égyptien depuis que ces écritures avaient cessé d’être employées. Les travaux d’Åkerblad furent publiés en 1801 et 1802, soit une vingtaine d’années avant le déchiffrement final par Jean-François Champollion. Il se situe donc dans la dernière ligne droite de la course au déchiffrement, et ses
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traités expliquent qu’il faut tout reprendre à zéro et oublier tout ce qui a été écrit auparavant pour se concentrer sur cette nouvelle interprétation phonétique des hiéroglyphes… On le sait aujourd’hui, Åkerblad avait tort de refuser toute valeur idéographique aux hiéroglyphes égyptiens. Il n’empêche que le Suédois a son importance dans l’histoire du déchiffrement, puisqu’il instilla le doute quant au symbolisme supposé des hiéroglyphes et qu’il permit de donner du corps et du crédit à l’hypothèse phonétique des écritures égyptiennes.
c.
Un devancier de l’Expédition d’Égypte : Claude-Étienne Savary.
Bien que Claude-Étienne Savary n’occupe qu’une place mineure dans la course au déchiffrement des hiéroglyphes, son voyage en Égypte et le compte-rendu qu’il en fit mérite bien que nous lui accordions quelques lignes. Né en Bretagne en 1749, il visita l’Égypte et ses monuments durant plusieurs années, dressant un panorama particulièrement dense du pays, tant son fonctionnement et ses mœurs modernes que son patrimoine et la richesse de son histoire. Ce compte-rendu fut publié en un ensemble de Lettres sur l’Égypte1 (1785) qui 1
Titre complet : Lettres sur l’Égypte, où l’on offre le parallèle des mœurs anciennes & modernes de ses habitants, où l’on décrit l’état, le commerce, l’agriculture, le gouvernement du pays, & la descente de Saint Louis à Damiette, tirée de Joinville & des Auteurs Arabes, avec des Cartes géographiques.
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préfigure, en quelque sorte, la dimension scientifique de la Campagne d’Égypte de Bonaparte (voir Quatrième partie, I. La Campagne d’Égypte) et la réalisation de la Description de l’Égypte, l’œuvre monumentale qui en sera l’un des accomplissements majeurs. Dès la préface de son ouvrage, Savary évoque l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens (p. iii-iv) : « À la vue des monuments superbes que l’Égypte possède encore, il (le voyageur) pensera quel dût être un peuple dont les ouvrages seuls d’entre ceux des nations anciennes, ont bravé les ravages du temps […] Il regrettera que les efforts des savants n’aient pu lever le voile des hiéroglyphes si nombreux dans cette riche contrée. L’intelligence de ces caractères éclairerait l’histoire ancienne & jetterait un rayon de lumière à travers les ténèbres qui couvrent les premiers âges du monde » Le déchiffrement que Savary appelait de ses vœux intervint moins d’une quarantaine d’années plus tard, mais il ne put s’en réjouir, la mort l’ayant emporté en 1788… C’est dans la Lettre XIX que Claude-Étienne Savary se penche plus avant sur la question hiéroglyphique. Il reprend ainsi les écrits d’Hérodote sur la question, prolongeant de fait certaines idées reçues transmises par le père de l’Histoire. C’est par exemple le cas de la
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prétendue inscription de textes hiéroglyphiques sur les parois des pyramides de Giza1 (p. 243-244) : « Hérodote nous apprend qu’on avait écrit en caractères égyptiens sur le marbre de la grande pyramide, la dépense qu’il en avait coûté, seulement en légumes, pour nourrir les ouvriers employés à la construction. En ôtant le revêtement on a détruit ces hiéroglyphes ; mais quand ils subsistent en mille endroits de l’Égypte, ces caractères ne peignent plus la pensée à notre esprit. Ce sont aujourd’hui des traits muets, insensibles comme la pierre qui les a reçus »2 Savary a également eu connaissance de travaux plus modernes évoquant l’Égypte ancienne et ses hiéroglyphes, à l’image de ceux de Cornelius de Pauw (voir ci-dessus, b. L’abbé Barthélémy et Johan David Åkerblad). Ces lectures n’ont toutefois par permis à Savary d’être mieux informé sur l’écriture égyptienne, celui-ci écrivant même que « le Sphinx était un hiéroglyphe » (p. 248). À la Lettre XXII, enfin, Claude-Étienne Savary nous offre une courte description du contenu d’un texte en hiéroglyphes, observé dans le temple d’Isis de Behbeit el-Hagar, dans le Delta du Nil (p. 296) : 1
Dont on sait aujourd’hui qu’elles sont « anépigraphes », c’est-à-dire vierges de toute inscription, les pyramides n’étant ornées d’hiéroglyphes qu’à partir de la Ve dynastie et la pyramide du roi Ounas, autour de -2400/-2375. 2 De même, p. 245-246 : « Le nom de Micerinus (sic) était écrit sur la face (de la pyramide) qui regarde le septentrion. Il a subi le sort des hiéroglyphes de la grande pyramide qui ont été enlevés avec le revêtement ».
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« La plupart des pierres sont chargées d’hiéroglyphes. On y distingue des hommes à bonnets pointus, de jeunes filles, des oiseaux & divers animaux. Toutes ces figures sont sculptées à ravir. Les attitudes sont excellentes, & nulle part le goût égyptien n’est aussi épuré, & la sculpture aussi parfaite » L’admiration de l’auteur pour les inscriptions hiéroglyphiques et pour l’iconographie égyptienne (qu’il mêle ici en un seul art global) est explicite, d’autant que Savary plaçait de hauts espoirs dans le potentiel déchiffrement des hiéroglyphes, comme nous l’avons vu au début de ce point. Toutefois, il est évident que Claude-Étienne de Savary n’y entendait rien au fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique, et il ne s’essaie pas à l’interprétation de ceux-ci, préférant suivre en cela les travaux d’érudits qu’il considérait comme étant plus qualifiés vis-à-vis de cette problématique. Ainsi, Savary ne peut être considéré comme un membre à part entière de la course au déchiffrement des hiéroglyphes. Toutefois, par les détails de son voyage en Égypte, sa description des monuments et des habitudes des Égyptiens, tant anciens que modernes, Savary a participé activement à la popularisation et à la diffusion du goût pour l’Égypte dans la France du XVIIIe s., égyptophilie qui connût son apogée avec la Campagne d’Égypte, ses découvertes et ses relevés.
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QUATRIEME PARTIE Les conditions d’un déchiffrement Au fil des précédents chapitres, nous avons vu à quel point le processus de déchiffrement des hiéroglyphes s’étend sur un temps long, depuis sa disparition aux premiers siècles de notre ère jusqu’aux premières avancées de William Warburton, Jorgen Zoëga ou encore Jean-Jacques Barthélémy. À partir du XVIIIe siècle, c’est une véritable course qui est lancée, de nombreux savants occidentaux s’évertuant de proposer les premières traductions de textes en hiéroglyphes afin de revendiquer la paternité du déchiffrement, et ainsi s’offrir une place dans l’histoire des sciences. Mais aucun d’entre eux ne parvint réellement à briser le sceau des hiéroglyphes égyptiens et à en comprendre le fonctionnement global. Il faut pour cela attendre 1822 et l’eurêka final d’un jeune chercheur français : Jean-François Champollion. Cependant, il ne faut pas oublier que Champollion lui-même bénéficia du véritable bouleversement que représente, pour la question hiéroglyphique, la Campagne d’Égypte de Bonaparte et la découverte, en 1799, d’une stèle bilingue dans le fort de la ville de Rosette.
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I.
La Campagne d’Égypte. a.
Bonaparte à la conquête du Double Pays.
En 1797, Napoléon Bonaparte, auréolé de ses victoires en Italie, se tourne vers l’Angleterre qu’il aimerait envahir. Cependant, face à l’ampleur de la tâche et à la difficulté de l’entreprise, le général dirige son regard vers les colonies anglaises en Méditerranée et au Levant afin d’affaiblir l’empire britannique et d’octroyer à la France un accès aux Indes par le contournement de l’Afrique. En Mai 1798, Bonaparte embarque à Toulon en direction de l’Égypte avec une flotte de 400 navires et fort d’une armée de 40000 soldats, auxquels s’ajoutent 10000 marins. Mais au-delà des forces armées, plus de 200 scientifiques et artistes1 se joignent à la troupe dans le but d’ajouter une dimension érudite à cette campagne d’ampleur. Au moment d’embarquer, une large part des soldats et savants ignorent leur destination exacte, le secret étant gardé par l’État major afin d’éviter toute fuite qui permettrait aux Anglais de porter leur flotte contre celle des Français. Ce n’est qu’une fois à bord que l’information se répand, et nombreux furent ceux qui se réjouirent de cette expédition, convaincus de trouver la gloire en un pays considéré comme l’un des berceaux de la civilisation. Je ne m’étends pas outre mesure sur les détails de la Campagne elle-même, son histoire ayant déjà été racontée 1
Représentant de nombreuses disciplines : naturalistes, géomètres, architectes, médecins, pharmaciens, historiens, chimistes, physiciens, astronomes, etc.
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en détails par ailleurs. Toutefois, certains épisodes méritent d’être évoqués. En effet, l’Expédition débute sous les meilleures auspices, l’armée françaises remportant diverses victoires : Alexandrie est prise le 1er Juillet 1798, et les Mamelouks sont vaincus lors de la fameuse « bataille des pyramides » peu de temps après. Cette bataille, ainsi nommée car elle eut lieu à (relative) proximité des pyramides de Giza1, voit Napoléon et ses troupes remporter une victoire retentissante, et ce en dépit d’une nette infériorité numérique, permettant à Bonaparte de s’emparer du Caire, triomphant. Cependant, ces succès laissent vite la place au désastre. Les Anglais attaquent ainsi la flotte française à Aboukir, baie du Delta du Nil non loin d’Alexandrie. Cette confrontation voit la flotte française être anéantie et force les troupes de Bonaparte à se retrancher dans une ville fortifiée à proximité : Rosette. C’est lors de la restauration et de la consolidation des fortifications de cette cité que fut découverte une stèle gravée dont nous parlerons plus loin… Après cette victoire anglaise, les Français connaissent une période compliquée. En dépit de ses efforts, Napoléon ne parvint pas à se lier d’amitié avec les Égyptiens, les locaux montrant une grande méfiance envers leurs occupants. Des révoltes éclatent même en divers endroits, et à plusieurs reprises soldats et scientifiques doivent se défendre tant bien que mal contre ces rébellions. 1
C’est avant cette même bataille que Napoléon Bonaparte aurait prononcé sa célèbre tirade : « Soldats ! […] Songez que, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! ». Cette phrase appartient sans doute plus à la légende du général qu’à un véritable épisode de la Campagne d’Égypte, mais elle est passée à la postérité.
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Bonaparte réprima ces soulèvements dans le sang et autorisa même pillages et saccages, aggravant ainsi la situation. De plus, après une autre victoire sur les Mamelouks dans le désert du Sinaï, le général ordonna le massacre de prisonniers, perdant la confiance d’une part de ses troupes qui, en outre, souffraient déjà d’une épidémie de peste et d’un moral au plus bas. Napoléon Bonaparte finit même par quitter l’Égypte en Août 1799, dans le plus grand secret, n’informant même pas son État major et ne laissant qu’une lettre succincte à son successeur, Jean-Baptiste Kléber. Ce dernier, après le départ de Napoléon, dresse un tableau catastrophique de la condition française sur place mais, en homme consciencieux, s’efforce de redresser une situation quasi désespérée. Kléber remporta même une victoire retentissante contre Mamelouks et Ottomans aux environs d’Héliopolis, et lutta activement pour reprendre le contrôle du Caire, allant jusqu’à autoriser diverses exactions qui ne firent qu’attiser la colère des Égyptiens. Le général fut assassiné en Juin 1800, et son successeur, Jacques Menou, ne parvint pas à rétablir le calme ni à repousser les Anglais. C’est lui qui capitule, en 1801, après une nouvelle défaite française dans la baie d’Aboukir. Les nombreux savants qui accompagnaient Bonaparte et ses troupes au départ de Toulon, malgré un bel enthousiasme au moment d’embarquer, furent amputés de plusieurs dizaines de leurs membres avant de parvenir en terres égyptiennes. Choqués par les conditions déplorables du voyage, par la cohabitation avec les soldats et par la violence de la guerre qui les accompagne au quotidien, plus d’une quarantaine de scientifiques préfèrent quitter l’Expédition à Malte, lors d’une escale
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durant laquelle l’armée française conquiert l’île. Ils furent 167 à mettre le pied en Égypte1. Ces scientifiques avaient une mission double : répertorier les merveilles de l’Égypte (moderne comme ancienne) et faire entrer le pays dans la modernité en lui offrant de meilleurs systèmes d’irrigation, des ponts et des moulins à eau… tout une ingénierie destinée à apporter le « progrès » aux Égyptiens. D’abord empêchés par les combats, c’est une fois installés à Rosette que les savants purent commencer leurs travaux. Mais ils furent interrompus, à nouveau, par la bataille d’Aboukir, et ce n’est qu’après cette confrontation que la dimension scientifique de l’Expédition prit véritablement forme. Cela fut notamment le cas à travers la création de l’Institut d’Égypte, créé en 1798 sur le modèle de l’Institut de France. C’est Gaspard Monge, un mathématicien, qui en devint le premier président. Cet Institut, souhaité par Napoléon, devait servir de base au vaste programme de modernisation de l’Égypte, à l’étude systématique du pays (tant sa géographie que sa population, sa faune et sa flore, etc.) et à son étude historique. Monge accordait d’ailleurs une grande importance à cette dimension historique, encourageant ses collègues à « étudier les anciens monuments afin d’expliquer ces signes mystérieux (les hiéroglyphes), ces pages de granit sur lesquelles une histoire énigmatique est inscrite ». Parmi les principaux travaux des artistes et scientifiques sur place, nous pouvons citer la visite et la mesure des pyramides de Giza, ainsi que de très nombreux 1
Au moins 25 d’entre eux laissèrent la vie durant cette Campagne, tantôt durant les combats, tantôt à cause des maladies qui décimèrent les troupes françaises tout au long de leur présence en Égypte.
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relevés dans des tombes et temples de Haute Égypte, comme à Edfou et son temple dédié au dieu-faucon Horus par exemple. Le dessin du « zodiaque de Dendéra », bas-relief gravé sur l’un des plafonds du temple du même nom et représentant le ciel et les constellations, est également l’un des chefs-d’œuvre des artistes en charge des relevés [Fig. 17].
Figure 17 - Copie du zodiaque de Dendéra dans la Description de l'Égypte
Après le départ du général en 1799, les scientifiques et artistes délaissent quelque peu leur mission technique en faveur de l’étude intensive des monuments égyptiens : tombes, temples, et bien sûr inscriptions hiéroglyphiques. Parmi les principaux copistes de ces dernières, Dominique Vivant Denon1, dessinateur et écrivain renommé, fut 1
Qui quitta l’Égypte en même temps que Napoléon.
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particulièrement assidu, s’étonnant lui-même de sa propre patience à reproduire des textes dont il ne comprenait pas un mot. Les ruines des temples de Karnak et de Philae, au sud de l’Égypte, furent parmi les visites les plus émouvantes pour les savants, comme le rapportent certains d’entre eux dans leur correspondance et leurs journaux. Dès 1799, l’idée de publier les résultats de la partie scientifique de l’Expédition est officialisée par Kléber, mais son assassinat en 1800 relègue le projet au second plan. Il faut alors attendre 1802 pour que Napoléon luimême, dans un arrêté du 6 février, ne s’empare du sujet en réservant la publication de ces résultats à l’imprimerie impériale. C’est la naissance de la Description de l’Égypte1. Publiée entre 1809 et 1829, la Description comprend trois parties respectivement dédiées à l’Antiquité, à l’Égypte moderne et à l’histoire naturelle du pays. Au total, ce sont neuf volumes de textes et onze volumes de planches qui virent le jour, représentant plus de 7000 pages et plus de 3000 illustrations ! Cette œuvre monumentale, d’une ampleur inédite dans l’édition française, impliqua une quarantaine d’auteurs et permit d’atténuer la déroute militaire au profit du succès scientifique (en dépit de la saisie, par les Britanniques, de nombre d’œuvres et relevés). Malgré ses lacunes et imprécisions, notamment dans le rendu des inscriptions hiéroglyphiques2, la Description de 1
De son titre complet Description de l’Égypte, ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française. 2 Lorsque les savants recopient les inscriptions couvrant les parois des différents monuments égyptiens qu’ils visitent, les hiéroglyphes ne
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l’Égypte participa de façon substantielle à l’égyptomanie alors en vogue en France et en Europe occidentale en général. De plus, elle contribua directement à la naissance de l’égyptologie, puisque Jean-François Champollion en usa abondamment durant ses travaux. C’est par exemple le cas du Tableau méthodique des hiéroglyphes établi par Edme François Jomard, géographe dont la table de signes hiéroglyphiques, bien que très imparfaite, constitue une tentative de répertoriage de ces caractères [Fig. 18].
Figure 18 - Tableau méthodique des hiéroglyphes (Première partie) par E.F. Jomard sont pas encore déchiffrés, et leur sont donc tout à fait incompréhensibles. De plus, la menace permanente de la guerre, les maladies, la chaleur, le sable… Les conditions de travail sont loin d’être idéales. Néanmoins, certains monuments reproduits dans la Description ont aujourd’hui disparu, d’où l’importance de telles copies, aussi imprécises soient-elles.
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Mais la découverte majeure des membres de l’Expédition, du point de vue du sujet qui nous intéresse ici, fut celle d’une stèle inscrite trouvée dans les débris du fort de la ville de Rosette.
b.
Quand une stèle se révèle être une clé : la pierre de Rosette.
La trouvaille eut lieu en Juillet 1799, alors que l’armée française œuvrait à la consolidation des fortifications de la ville de Rachid (« Rosette » dans sa transcription française), au nord-ouest du Delta du Nil. Lors de ces travaux, un officier français fut informé qu’une stèle avait été mise au jour, probablement par des travailleurs locaux dont la tâche était d’évacuer les débris et de fournir les matériaux nécessaires à la restauration du fort. Cet officier était le lieutenant Pierre-François-Xavier Bouchard, jurassien engagé dans l’armée républicaine en 1793 et qui suivit une formation en mathématiques dans l’objectif de devenir ingénieur. Le lieutenant Bouchard était donc présent en Égypte à la fois en tant que lieutenant de l’armée de Bonaparte et pour ses connaissances en physique et en chimie notamment, disciplines dont il fréquentait de nombreux chercheurs. Averti de la mise au jour de cette grande pierre sombre, l’officier Bouchard alla l’examiner de ses propres yeux1. Haute d’1m12 environ pour une largeur de 75cm (quelques 1
Ou plutôt de son propre œil puisqu’une expérience malheureuse lui avait coûté l’usage de l’œil droit, qu’il couvrait volontiers d’un bandeau.
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parties sont malheureusement perdues), la « pierre de Rosette », telle qu’elle fut nommée, pèse près de 800 kilos ! Mais l’intérêt majeur de cette stèle est de porter un même texte1 en trois écritures distinctes : hiéroglyphes, démotique et grec. Ainsi, elle constitue le texte plurilingue qui manquait au déchiffrement, et le fait qu’elle porte une version grecque, langue maîtrisée par la majorité des savants de l’époque, offrait une opportunité sans précédent de comprendre un texte égyptien inscrit à la fois en hiéroglyphes et en écriture cursive. Malheureusement, la partie supérieure, qui porte le texte en hiéroglyphes, est brisée2. Cette partie manquante n’a, à l’heure actuelle, pas été retrouvée, et il est probable que nous ne mettions jamais la main dessus. Beaucoup auraient sans doute accordé peu de considération à cette stèle, mais Bouchard, conscient de l’importance de la découverte, en informa son supérieur, le général Menou, qui demanda aux savants qui accompagnaient l’armée de produire une traduction de la partie grecque – les deux autres parties, en écritures égyptiennes, étant bien entendu encore indéchiffrables. La découverte fut publiée le 15 Septembre 1799 dans le Courrier de l’Égypte (un journal de l’armée française en Égypte) avec une brève description de la stèle [Fig. 19] : 1
Il s’agit d’un décret du roi Ptolémée V, daté du 27 mars 196 av. n.è. et destiné à affirmer son caractère divin et à exonérer de diverses taxes les prêtres memphites. 2 D’après les reconstitutions proposées par les égyptologues, il semblerait qu’il manque plus de la moitié du texte hiéroglyphique, d’où les difficultés qu’eurent les différents concurrents dans la course au déchiffrement à établir des statistiques pertinentes et aptes à leur fournir des informations de valeur dans leur recherche.
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« Parmi les travaux de fortification […] à l’ancien fort de Rachid, […] il a été trouvé, dans des fouilles, une pierre d’un très beau granit noir, d’un grain très fin, très dur au marteau. Les dimensions sont de 36 pouces de hauteur, de 28 pouces de largeur et de 9 à 10 pouces d’épaisseur. Une seule face bien polie offre trois inscriptions distinctes et séparées en trois bandes parallèles. La première et supérieure est écrite en caractères hiéroglyphiques ; […] La seconde et intermédiaire est en caractères que l’on croit être syriaques ; […] La troisième et la dernière est écrite en grec ; […] Le général Menou a fait traduire en partie l’inscription grecque. […] Cette pierre offre un grand intérêt pour l’étude des caractères hiéroglyphiques ; peut-être même en donnera-t-elle enfin la clef » L’auteur de ces lignes ne pouvait être plus visionnaire…
Figure 19 - Extrait du Courrier de l'Égypte portant mention de la découverte de la pierre de Rosette (1799)
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Le lieutenant Bouchard fut chargé d’apporter la désormais « pierre de Rosette » à l’Institut d’Égypte, au Caire, où elle fut recopiée. Ces copies furent envoyées dans tout le milieu savant européen afin d’alimenter les recherches en cours autour de l’écriture hiéroglyphique. Napoléon Bonaparte, alors rentré en France, œuvra au rapatriement de la stèle en France, transport qu’il annonça en grandes pompes mais que les aléas de la guerre en Égypte allaient perturber. En effet, comme je l’ai expliqué dans le point précédent, l’armée française fut défaite à plusieurs reprises par les Anglais, jusqu’à pousser le général Menou à capituler en 1801. Le commandement britannique exigea alors que les Français leur remettent toutes leurs découvertes ainsi que l’essentiel de leurs travaux sur place, provoquant l’ire des scientifiques. Après d’âpres négociations, un compromis fut trouvé. Les savants français furent autorisés à conserver leurs relevés, dessins et autres mesures, ainsi que les trouvailles mineures – en termes de dimensions, et donc d’intérêt, selon les critères de l’époque. En revanche, les Britanniques mirent la main sur toutes les découvertes majeures, notamment les statues, sarcophages et, bien sûr, stèles. La pierre de Rosette fut donc remise aux vainqueurs et transportée à Londres afin d’enrichir les collections du British Museum [Fig. 20]. Elle s’y trouve toujours aujourd’hui, et porte encore l’inscription « Captured in Egypt by the British Army 1801 »1.
1
« Capturée en Égypte par l’armée britannique 1801 ».
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Figure 20 - La pierre de Rosette, exposée au British Museum (Londres)
Cette « capture » de la stèle par les Anglais explique en partie que Jean-François Champollion ne put travailler au déchiffrement des hiéroglyphes sur la stèle elle-même. De plus, son concurrent Thomas Young fit en sorte que Champollion ne puisse mener ses recherches qu’à partir de copies, souvent de piètre qualité. Quant au lieutenant Bouchard, il rentra en France avec l’armée défaite en Juillet 1801, avant de repartir en expédition dans les Antilles où il participa à la répression des troubles causés par Toussaint Louverture. Il continua ainsi sa carrière jusqu’en 1822, plus précisément jusqu’au 5 Août, date de sa mort, à l’âge de 51 ans. Ironie du sort, celui qui permit au déchiffrement des hiéroglyphes
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d’entrer dans sa phase finale mourut un mois avant ce même déchiffrement, Jean-François Champollion ne perçant le secret des hiéroglyphes qu’en Septembre 1822. Pierre-François-Xavier Bouchard n’eut donc pas la chance de voir l’aboutissement d’un processus scientifique majeur qu’il a pourtant rendu possible. Notez qu’en-dehors de la pierre de Rosette, d’autres stèles bilingues ont été découvertes sur place, notamment comme blocs de remploi dans les mosquées, mais leur état de préservation était insuffisant pour en faire, à l’époque, de véritables documents utiles au déchiffrement des hiéroglyphes.
c.
Thomas Young, le principal concurrent de Champollion.
En France, Thomas Young est principalement connu comme l’adversaire de Jean-François Champollion, et celui auquel on attribue parfois (encore aujourd’hui) la paternité du déchiffrement des hiéroglyphes. Mais en dépit de cet épisode qui agita la sphère savante de la première moitié du XIXe siècle, Thomas Young mérite qu’on s’attarde sur son œuvre et ses travaux qui constituent le dernier jalon essentiel de la course au déchiffrement.
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Médecin anglais d’abord connu pour ses recherches en optique1, le professeur Young s’intéressa bientôt à de nombreuses langues, anciennes comme modernes, parmi lesquelles l’égyptien, et ce à travers ses différentes écritures. Polyglotte et linguiste confirmé, Thomas Young est notamment l’un des premiers érudits à employer l’expression de « langue indo-européenne »2, terminologie désormais bien ancrée dans les études de linguistique historique. Young ne s’intéresse donc pas aux écritures égyptiennes par opportunisme ou recherche de gloire, mais par véritable passion pour les langues. Et au-delà même de cet intérêt linguistique, la découverte d’une imposante stèle égyptienne joua probablement un rôle de poids dans l’intérêt croissant de Thomas Young pour le déchiffrement des hiéroglyphes. Thomas Young, recevant une copie de la stèle dans le cadre de ses travaux sur les écritures égyptiennes, se pencha d’abord sur la version démotique du texte. S’appuyant notamment sur les travaux de J.D. Åkerblad, dont il a été question dans la Partie précédente, Young parvint ainsi à corriger nombre d’erreurs de son prédécesseur et à proposer une traduction suivie du texte égyptien. Cela constitue une première avancée essentielle dans le cadre du déchiffrement des hiéroglyphes, car le professeur Young sent bien qu’il doit exister un rapport 1
Thomas Young était en réalité un insatiable érudit, au point que Humphry Davy, physicien anglais et collègue de Young, disait de lui : « Il en savait tant qu’il était difficile de dire ce qu’il ne savait pas ». 2 Expression employée notamment en linguistique et regroupant la plupart des langues européennes et asiatiques. Ce n’est par ailleurs pas le seul terme que Young fut le premier à employer à des fins scientifiques. En effet, le savant anglais est également le premier à parler d’« énergie » au sens scientifique du terme.
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entre l’écriture cursive égyptienne et l’écriture hiéroglyphique inscrite au-dessus. Il compte donc profiter de ses découvertes en démotique pour parvenir à craquer le code hiéroglyphique. Fort de son succès avec le texte démotique, Thomas Young parvient notamment à une conclusion à propos des hiéroglyphes qui le mène tout près du déchiffrement final : l’écriture hiéroglyphique n’est ni entièrement phonétique (comme le pensait Åkerblad), ni entièrement symbolique (comme on l’imaginait depuis l’Antiquité), mais bien un mélange de ces deux interprétations. La compréhension de cet aspect hybride de l’écriture hiéroglyphique est essentielle, et c’est cela qui permit à Jean-François Champollion – comme nous le verrons par la suite – de parvenir au déchiffrement à proprement parler. Son affirmation par Young est ainsi l’une des raisons pour lesquelles on a parfois vu dans le savant anglais le déchiffreur des hiéroglyphes, bien qu’il n’y parvînt pas tout à fait. Thomas Young, désormais conscient de la mixité des hiéroglyphes égyptiens, se lança alors dans la traduction du texte occupant la part supérieure de la pierre de Rosette. Malheureusement, il ne put traduire qu’une petite partie de cette inscription, butant sur divers écueils et nombre de mots qu’il était incapable de comprendre. C’est pourquoi Young ne peut être considéré comme le véritable déchiffreur, bien qu’il s’en soit approché plus qu’aucun avant lui. Outre sa compréhension de la nature même des signes hiéroglyphiques, Thomas Young offrit d’autres conclusions d’importance dans le processus de
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déchiffrement, et ces autres réussites doivent être portées à son crédit. D’abord, il localisa les différents signes servant de désinence (ou terminaison) pour le féminin et le pluriel. De même qu’en français avec le -e final pour le féminin, et le -s ou -x pour le pluriel, les écritures égyptiennes ajoutaient différents signes pour distinguer ces formes de leurs équivalents masculins et singuliers. Le féminin est ainsi précisé par l’ajout d’un petit demi-cercle (représentant un pain de valeur phonétique [t]) à la fin du mot, quand le pluriel est indiqué par l’ajout d’une cordelette de valeur phonétique [w]. De plus, le professeur Young confirma, à l’aide d’études statistiques, l’hypothèse de l’abbé Barthélémy vue précédemment (Troisième partie, III. b. L’abbé Barthélémy) : les cartouches renferment bien les noms royaux. Jean-Jacques Barthélémy l’avait suggéré avec force arguments, mais c’est bien Thomas Young qui en apporta la confirmation en parvenant à lire, entre autres, les cartouches de Ptolémée et Bérénice1 (la quatrième épouse de Ptolémée Ier) [Fig. 21].
Figure 21 - Cartouches de Ptolémée et Bérénice en hiéroglyphes standardisés 1
Bien que pour ce nom précis, Young profita d’improbables coups de chance en rapprochant certains hiéroglyphes à des mots coptes qu’il connaissait et qui, bien que ces rapprochements se soient avérés faux une fois le déchiffrement réalisé, lui confirmèrent qu’il s’agissait bien du cartouche de Bérénice.
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Young assura ainsi la lecture comparative des versions grecque et égyptienne des noms de rois et de reines hellénistiques présents sur la pierre de Rosette et d’autres monuments comme le temple de Karnak. Il parvint également à identifier le nom de Cléopâtre (troisième du nom1) sur l’obélisque de Philae, ramené en Angleterre par William J. Bankes2 en 1815 [Fig. 22]. Cela permit à Thomas Young de confirmer ses hypothèses phonétiques, et à Jean-François Champollion de progresser de façon significative dans ses propres recherches, une copie de cet obélisque lui ayant été fournie par Dominique Vivant Denon, auquel Bankes avait envoyé ladite copie.
Figure 22 - Cartouche de Cléopâtre dans le temple de Kôm Ombo
Young est donc à l’origine de conclusions majeures vis-à-vis du déchiffrement des hiéroglyphes. Mais comment se fait-il alors qu’il ne soit pas parvenu à lire l’inscription de Rosette, lui assurant de fait la paternité du déchiffrement ? D’abord, il faut bien comprendre que démotique et hiéroglyphes, bien qu’il s’agisse de deux écritures égyptiennes, notent deux états de langue différents et 1
La plus célèbre des Cléopâtre étant la septième, amante de Jules César et dernière reine d’Égypte. 2 Notable anglais membre du Parlement britannique et grand voyageur, notamment en Égypte dont il ramena de très nombreuses pièces.
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qu’elles ne peuvent être considérées comme la simple transcription d’un même texte en deux écritures. Formes grammaticales, structure des phrases, notation de certains mots… Les deux versions du texte possèdent leurs particularités et nécessitent plus qu’une simple comparaison afin d’être comprises dans leur entièreté. Encore aujourd’hui, bien que la plupart des égyptologues soient à même de comprendre nombre de textes en hiéroglyphes, seuls quelques spécialistes maîtrisent la lecture de l’écriture démotique, tant ces deux systèmes d’écriture divergent. Mais au-delà même des différences entre démotique et hiéroglyphes, l’un des principaux écueils sur lequel échoua Thomas Young fut de n’envisager l’inclusion de signes phonétiques dans l’écriture hiéroglyphique qu’aux périodes tardives de l’histoire de l’Égypte. Le savant anglais pensait ainsi que les hiéroglyphes phonétiques, notant uniquement des sons, étaient apparus dans cette écriture à l’époque ptolémaïque, à partir du IVe siècle avant notre ère, lorsque les successeurs d’Alexandre le Grand montent sur le trône d’Égypte, dynastie dite « lagide », ou « ptolémaïque » (du nom des rois de cette dynastie, Ptolémée1). Pour Young, les signes phonétiques furent ajoutés au système hiéroglyphique global afin de noter les noms des nouveaux dirigeants de l’Égypte, d’origine grécomacédonienne. Les Égyptiens auraient donc inclus des signes de valeur purement phonétique pour permettre la notation de noms (et de mots) non issus de leur propre langue, en premier lieu desquels Ptolémée, Cléopâtre, 1
Le nom « lagide » vient pour sa part de Lagos, nom du père du premier des Ptolémée, général d’Alexandre le Grand devenu premier roi de cette dynastie.
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Bérénice, etc. Malheureusement pour lui, cette hypothèse s’avéra bien vite erronée, les phonogrammes étant attestés dès les plus hautes époques de l’histoire égyptienne. C’est notamment ce fait qui permit à Jean-François Champollion d’aller plus loin que ne le fit Thomas Young, et ainsi de parvenir au déchiffrement global de l’écriture hiéroglyphique. En résumé, bien que Thomas Young ne puisse être considéré comme le déchiffreur des hiéroglyphes, il faut lui rendre crédit pour tout ce qu’il apporta au processus même du déchiffrement. Entre la traduction du texte démotique et la correction des conclusions d’Åkerblad, la confirmation de l’hypothèse de Barthélémy, l’identification des désinences du féminin et du pluriel… Young contribua de façon substantielle au déchiffrement des hiéroglyphes, et il est possible que sans ses découvertes, ce même déchiffrement aurait demandé plus d’années encore à être mené à terme.
II.
Jean-François Champollion.
La vie de Jean-François Champollion a été largement décrite par ailleurs, et l’objectif de ce livre n’est pas de proposer une nouvelle biographie du déchiffreur. J’aimerais toutefois m’arrêter sur quelques éléments de son histoire qui permettent d’offrir un brin de contexte à la découverte qui l’a fait entrer dans l’histoire.
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a.
Des capacités intellectuelles hors normes.
Bien qu’il ait été un linguiste confirmé et un polyglotte remarquable dès son adolescence, le parcours scolaire de Jean-François Champollion n’a rien d’exemplaire. Le caractère même du jeune Figeacois ne le prédestinait pas forcément à une longue carrière de chercheur et d’homme de lettres. Son frère, Jacques-Joseph Champollion-Figeac, dont nous reparlerons par la suite, disait même de lui qu’il était « bouillant et tracassier », « tantôt fougueux et pressé […] tantôt lâche et abattu ». Des traits de caractères peu en phase avec ce que l’on attend à l’époque d’un érudit et homme de science… De plus, l’orthographe du jeune Jean-François est déplorable, difficulté qu’il tentera de surmonter tout au long de sa vie mais dont il ne se débarrassera jamais vraiment. En somme, le cadet des Champollion peinait à trouver la moindre motivation à l’école, en particulier au lycée où il fut interne, et ne brillait pas par ses aptitudes en langue française. Néanmoins, cela ne l’empêcha pas de recevoir une formation linguistique vaste et diversifiée. Ainsi, une fois installé à Grenoble auprès de son frère Jacques-Joseph, il fut initié à ses premières langues anciennes orientales, le chaldéen et l’araméen, de même qu’à l’arabe et au syriaque. En parallèle, Jean-François Champollion put perfectionner ses connaissances en latin et en grec, langues classiques formant la base du bagage culturel de tout jeune homme prétendant à une éducation de qualité. Une fois devenu lycéen, Jean-François continua de nourrir son amour pour les langues anciennes et orientales en général en s’initiant, à la fois seul et avec différents professeurs, à l’hébreu, à l’éthiopien, et surtout au copte, dont la connaissance lui ouvrit les portes du
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déchiffrement final des hiéroglyphes égyptiens1. Enfin, lorsqu’il fut envoyé à Paris pour compléter sa formation, le jeune Champollion put côtoyer de grands orientalistes et historiens en général, et ainsi découvrir d’autres langues telles que l’étrusque, le sanscrit, ou encore le phénicien. En résumé, malgré une réelle difficulté à s’impliquer dans des cours pour lesquels il n’éprouvait aucun intérêt, Jean-François Champollion se révéla bien vite avide d’apprendre les langues anciennes, auxquelles il ajoutait des bases solides dans diverses langues modernes du monde méditerranéen. Ce bagage linguistique fait de lui, dès le début du XIXe siècle, un jeune érudit prometteur dont les connaissances lui permettent de se pencher sur nombre de textes anciens qu’il est capable de lire dans leur langue originale et ainsi d’analyser de façon substantielle. Bien sûr, ces aptitudes linguistiques s’ajoutent à un savoir plus global sur l’histoire, la géographie, la théologie et d’autres disciplines diverses telles que la botanique, l’architecture et le dessin. Jean-François Champollion fut donc, très tôt, un véritable polymathe qui ne demandait qu’à perfectionner ses connaissances et à développer ses travaux autour de problématiques variées, parmi lesquelles la question des écritures égyptiennes vers laquelle le dirigea peu à peu son grand frère, Jacques-Joseph.
1
Le jeune Champollion s’impliqua tant dans l’étude du copte qu’il explique à son frère, dans l’une de ses lettres, qu’il « ne rêve que copte et égyptien ». Il ajoute : « Enfin je suis si Copte, que pour m’amuser je traduis en copte tout ce qui me vient à la tête ; je parle copte tout seul, vu que personne ne peut me comprendre ».
220
b.
Une vie mouvementée.
La vie de Jean-François Champollion est faite de déménagements successifs et d’événements en tout genre au sein d’un début de XIXe siècle mouvementé. Né à Figeac (Lot) le 23 Décembre 1790, le cadet des Champollion fut bien vite appelé à Grenoble, auprès de son grand frère Jacques-Joseph, afin de recevoir une instruction de meilleure qualité. C’est là qu’il est initié à différentes langues anciennes et contemporaines, mais aussi à la théologie, à la mythologie et à l’étymologie notamment. Jean-François, jeune adulte, est ensuite envoyé à Paris afin de perfectionnement sa formation, mais il s’y trouve malheureux, la capitale lui apparaissant trop grande, trop grise, et surtout trop chère. En effet, la famille Champollion ne profita jamais d’une quelconque richesse, Jacques-Joseph en gardant une certaine rancœur tout au long de sa vie, Jean-François se plaignant à de multiples reprises de la chicheté de son quotidien parisien, tandis que ses camarades et professeurs, eux, pouvaient s’offrir vêtements, livres et distractions à lui inaccessibles. Jean-François Champollion profite néanmoins de ces années parisiennes pour rencontrer le monde savant d’alors dans divers salons où l’on discute volontiers archéologie et linguistique – entre autres. C’est là qu’il fait la connaissance de Sylvestre de Sacy, le célèbre orientaliste qui sera tour à tour son maître et son détracteur. Mais si Jean-François se déplaît à Paris, c’est aussi parce qu’il déteste les mondanités et qu’il rejette toute activité
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politique. De caractère plutôt solitaire, il préfère travailler à l’apprentissage de multiples langues que parader dans les salons et lieux de vie de la capitale. Jacques-Joseph, en revanche, est un habile politicien, naviguant avec brio entre les changements de régime, se faisant tantôt partisan de l’Empereur Napoléon, tantôt ami de la monarchie. À plusieurs reprises, comme en Isère lors des troubles de 1821, ou lors de la Seconde Restauration après l’abdication définitive de Napoléon, les deux frères durent attendre que l’orage passe (notamment dans leur maison familiale de Vif), mais à chaque fois, l’aîné des Champollion parvint à retrouver grâce auprès du pouvoir en place, faisant bénéficier son frère de ces nouvelles amitiés. Jacques-Joseph ajouta même une dédicace à Louis-Philippe au début du Précis du système hiéroglyphique rédigé par Jean-François, contre l’avis de ce dernier, afin d’éviter tout faux-pas d’étiquette. De même, Jacques-Joseph Champollion-Figeac œuvra avec ardeur afin d’offrir à son jeune frère divers postes dans les institutions dont lui-même faisait partie. Il nomma par exemple Jean-François adjoint à la chaire d’histoire de l’Université impériale de Grenoble alors que lui-même y était professeur de littérature grecque ; il recruta Jean-François comme assistant de conservation à la bibliothèque de Grenoble après avoir été désigné conservateur en chef, etc. Je ne m’étends pas outre mesure sur toutes ces péripéties, mais il faut bien comprendre que ce népotisme déplut fortement à nombre d’érudits alors bien installés dans les milieux académiques et savants de l’époque, attirant diverses inimitiés aux frères Champollion, et en
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particulier sur Jean-François, le bénéficiaire de toutes les manœuvres de son aîné. En somme, entre tribulations politiques, succès et échecs scientifiques, amitiés et trahisons dans le monde savant et en-dehors, la vie de Jean-François Champollion, pourtant courte d’une quarantaine d’années seulement, fut particulièrement mouvementée. Cela rend d’autant plus remarquable la rigueur avec laquelle le déchiffreur des hiéroglyphes s’attaqua à l’œuvre de sa vie, consacrant l’essentiel de son énergie et de sa santé à l’étude d’une écriture et d’une civilisation auquel il doit beaucoup, et qu’il permit de redécouvrir dans ses moindres détails.
c.
Un entourage déterminant.
Issu d’une famille nombreuse (sept frères et sœurs), Jean-François Champollion fut élevé principalement par sa mère et ses sœurs, avant que son grand frère Jacques-Joseph ne prenne en main son instruction et son éducation de manière générale, notamment en le faisant venir depuis Figeac, leur ville natale, à Grenoble, où l’aîné des Champollion s’était installé. C’est donc à partir de cet emménagement avec son frère que Jean-François commença sa formation à proprement parler, celle qui devait le mener au succès qu’on lui connaît. Et bien que l’objectif ici mené ne soit pas, je le répète, de dresser la biographie du déchiffreur des hiéroglyphes, j’aimerais m’arrêter brièvement sur la place occupée par Jacques-Joseph dans la vie de son jeune frère, car il serait injuste d’évoquer les prédécesseurs de Jean-François
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Champollion sans évoquer le rôle essentiel de son frère dans son parcours et sa réussite. Bien entendu, j’invite les lectrices et lecteurs à se référer à la bibliographie générale de l’ouvrage afin de découvrir les biographies de Jean-François Champollion, dans lesquelles chacun apprendra tout ce qu’il y a à savoir sur ce dernier en-dehors du déchiffrement lui-même. En s’occupant de l’instruction de son frère dès son enfance, Jacques-Joseph le prend sous son aile et souhaite lui offrir le meilleur possible pour son avenir. Lui-même passionné de lettres et autodidacte sur plusieurs sujets, Jacques-Joseph est un homme de science qui s’intéresse à de nombreux thèmes, dont l’Égypte ancienne, avant même que son petit frère ne s’y penche. Habile politicien capable de naviguer à travers les différents changements de régime de la première moitié du XIXe siècle, Jacques-Joseph profite également de ses connaissances mondaines et de ses aptitudes politiques pour appeler son frère à plus de tempérance lorsque celui-ci s’emballe, ou pour lui confier différentes fonctions destinées à faire progresser sa jeune carrière. C’est par exemple le cas du poste d’adjoint à la chaire d’histoire de l’université impériale de Grenoble, ou encore du poste d’assistant à la conservation de la bibliothèque de Grenoble, où Jean-François eut la possibilité d’étudier plusieurs objets égyptiens tels que des vases canopes, un cercueil, et même des momies ! La correspondance entre les deux frères, quasi quotidienne à partir du départ de Jean-François vers Paris, nous en apprend énormément sur les rapports qu’ils entretenaient, et sur l’amour qu’ils se portaient
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réciproquement. Jacques-Joseph, à la mort prématurée de son frère, en 1832, offre ainsi la meilleure description de leur relation : « J’ai été tour à tour son père, son maître et son élève ». L’importance de Jacques-Joseph dans la vie de Jean-François Champollion ne saurait être résumée en quelques lignes, et encore moins minimisée, tant l’influence de l’aîné fut d’importance capitale dans la réussite du cadet. Dès sa jeunesse, notamment durant sa période d’interne au lycée de Grenoble, Jean-François eut la chance de recevoir, de la part de son frère, nombre d’ouvrages destinés à alimenter sa passion naissante pour les langues et les cultures anciennes, notamment orientales. Sans l’amour de Jacques-Joseph pour les lettres et sa capacité à mettre la main sur les références demandées par son jeune frère, Jean-François n’aurait sans doute pas eu une telle formation et une telle facilité à accéder aux sources les plus récentes sur ses sujets de prédilection. De plus, Jacques-Joseph œuvra également dans l’ombre à de nombreuses reprises pour soutenir son frère lors de confrontations avec d’autres savants de l’époque, ou pour l’aider à traverser diverses périodes de crise, notamment politique, dues aux troubles de la fin de l’Empire, de la Restauration, des Cent Jours, etc. Même si les Champollion ont souffert de ces changements de régime, Jacques-Joseph parvint toujours à retomber sur ses pattes et à faire bénéficier Jean-François de ses négociations afin que ce dernier puisse continuer ses recherches et ses travaux.
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À la mort de Jean-François, les travaux de ce dernier restent majoritairement inédits, à l’exception du Précis du système hiéroglyphique (1824)1, ouvrage introductif sur le fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique égyptienne qui sera amélioré et développé dans la Grammaire égyptienne, publiée à titre posthume en 1836. Et justement, l’essentiel des publications posthumes des travaux de Jean-François fut l’œuvre de Jacques-Joseph qui, après la mort de son frère, travailla avec acharnement à la défense, à la publication et à la mise en valeur des travaux du déchiffreur. La paternité et la réalité même du déchiffrement des hiéroglyphes étant parfois niées, Jacques-Joseph dut donner de sa personne en allant jusqu’à initier des procès afin de défendre et sauvegarder la réputation de son petit frère. Sous son autorité furent publiés des ouvrages majeurs de la bibliographie de Jean-François Champollion et du début de l’égyptologie : Monuments d’Égypte et de Nubie (1835), Grammaire égyptienne (1836), Dictionnaire égyptien (1841-1843)… Autant de livres que Jean-François ne put achever de son vivant et qui marquent autant de jalons d’importance dans la mise en place de l’égyptologie comme discipline historique à part entière. En bref, Jacques-Joseph, bien qu’il publiât plusieurs ouvrages et mémoires en son nom, mis volontairement sa postérité de côté afin de valoriser celle de son frère. Démis de toute fonction et défait de toutes ses possessions par la Révolution de 1848, Jacques-Joseph n’eut même pas la possibilité de mener à terme la publication des œuvres complètes de son frère, bien qu’il lui survécût 35 ans ! Il 1
Et d’une partie du Panthéon égyptien publiée en 1823.
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meurt lui-même en 1867, à près de 90 ans, et il est important de garder la mémoire de ce frère aimant, car sans lui, Jean-François Champollion ne serait sans doute pas le même que celui que nous connaissons et que nous célébrons.
III. Le déchiffrement des hiéroglyphes. Jean-François Champollion, lorsqu’il se lance dans l’aventure du déchiffrement des hiéroglyphes, peut donc – comme nous l’avons vu – s’appuyer sur les travaux de nombre de ses prédécesseurs, mais également sur le soutien et l’aide d’un frère très actif et lui-même impliqué dans le milieu savant de son époque. Ce frère, Jacques-Joseph, intervient également quand Jean-François se laisse aller à diverses hypothèses plus ou moins farfelues au sujet des écritures égyptiennes, comme lorsque ce dernier envisage que les Étrusques soient issus d’une colonie égyptienne, ou encore lorsqu’il rapproche hiéroglyphes égyptiens et caractères chinois1. Mais c’est notamment par sa méthode que le cadet des Champollion se démarqua de ses collègues et qu’il put réaliser ce que ces derniers n’avaient pu faire : déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens. 1
En 1821, un an seulement avant le déchiffrement, Jean-François Champollion pensait encore qu’il pouvait exister un lien entre l’écriture figurative des Anciens Égyptiens et l’écriture idéographique chinoise. Il finit par abandonner définitivement cette hypothèse, mais cette anecdote montre bien l’insatiable curiosité du déchiffreur et sa propension à envisager toutes sortes d’hypothèses – ce qui, au fond, fait de lui un scientifique plus moderne que ses érudits prédécesseurs dont la méthodologie peine à se réformer.
227
a.
La méthode employée par Jean-François Champollion.
Là où Thomas Young préféra se pencher sur le rapport entre le texte démotique et son équivalent en hiéroglyphes, Jean-François Champollion se concentra d’abord sur la partie en grec ancien, langue qu’il maîtrisait parfaitement. Il commença donc par réaliser diverses analyses statistiques (nombre de signes, de mots, etc.) et s’intéressa notamment aux noms royaux, puisque l’idée selon laquelle les Égyptiens les inscrivaient dans un cartouche était désormais établie. Un premier point commun entre les deux versions surgit alors : le nombre des noms royaux dans le texte grec correspondait au nombre de cartouches dans la version hiéroglyphique. Champollion décida alors de décrypter le contenu des cartouches et parvint à lire un premier nom : celui du roi Ptolémée. Si le nom grec de ce roi est Πτολεμαῖος, Ptolemaios, la version égyptienne se lit Ptolmys ( ), transcription phonétique opérée par les hiérogrammates (artisans ou scribes en charge de la réalisation des inscriptions hiéroglyphiques) d’après la prononciation de ce nom par les Grecs. Fort de ce premier succès, auquel Thomas Young était également parvenu, comme nous l’avons vu précédemment, Jean-François Champollion continua dans cette voie et parvint à déchiffrer de nouveaux noms royaux, à la fois sur la pierre de Rosette et sur d’autres monuments égyptiens tardifs tels que l’obélisque de Philae ou encore les temples d’Edfou et de Dendéra.
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C’est le cas des noms d’Alexandre (Ἀλέξανδρος, Alexandros, ), de Bérénice (Βερενίκη, Berenikê, ), ou encore de Cléopâtre (Κλεοπάτρα, Cleopâtra, ). De même, Champollion parvint à traduire la plupart des titres et épithètes accompagnant ces mêmes noms et inclus dans un second cartouche : « évergète », « épiphane », « philopator », etc. Mais au-delà des rois et reines lagides (c’est-à-dire à la tête de l’Égypte durant l’époque ptolémaïque, de -323 à -30) et des empereurs romains, comme Auguste, Tibère, ou encore Trajan, Champollion souhaite déchiffrer des cartouches de rois plus anciens, des noms véritablement égyptiens, et pas seulement transcrits depuis une autre langue (en l’occurrence le grec). Il relève alors sur divers monuments – principalement des obélisques parmi ceux rapportés en Europe ou recopiés par les savants de l’Expédition d’Égypte – des cartouches qui ne sont de toute évidence pas la version égyptienne de noms grecs, mais bien les noms de rois égyptiens à proprement parler, dont un en particulier : . Ce cartouche apparaît également sur les parois de monuments récemment découverts et désensablés : les temples d’Abou Simbel. Redécouverts au début des années 1810 par l’explorateur suisse Jean Louis Burckhardt, le petit et le grand temples d’Abou Simbel furent désensablés entre 1816 et 1817 sous la direction de Giovanni Battista Belzoni1. Ce désensablement, qui permit aux voyageurs de 1
Ce personnage à l’histoire extraordinaire mériterait un ouvrage à lui seul. Originaire de Padoue, il se consacre d’abord au monde du spectacle. Mesurant près de deux mètres, il se fait connaître comme artiste de cirque, allant jusqu’à porter 11 personnes à la fois ! Puis, las
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pénétrer dans le temple, fut également l’occasion d’en recopier les inscriptions. Ces premières copies furent l’œuvre de Jean-Nicolas Huyot, architecte notamment connu pour avoir contribué à la réalisation du grand Arc de Triomphe de Paris. Huyot, ami de Jean-François Champollion, eut donc l’opportunité de copier les textes couvrant les parois du Grand temple d’Abou Simbel, copies qu’il transmit à son ami égyptologue. Cet envoi, que Champollion reçut dans le courant de l’année 1822, fut capital dans la réussite finale du déchiffreur des hiéroglyphes, lui offrant la confirmation définitive qu’il avait bel et bien percé le mystère de l’écriture sacrée des Anciens Égyptiens. Face au cartouche de Ramsès II, en comparant les signes avec ceux qu’il était parvenu à lire dans les cartouches des rois et reines lagides, Jean-François Champollion sait que les deux derniers signes correspondent au son [s]. Les autres hiéroglyphes lui sont inconnus, mais il reconnaît dans le personnage assis au début du cartouche la figure du dieu Râ (parfois transcrit Rê en égyptologie). Cela donne donc Râ-[?]-ss. JeanFrançois Champollion comprend qu’il fait face au nom du roi Ramsès, mais il doit encore le prouver en déchiffrant le signe central [Fig. 23]. de cette activité, il se lie avec Henry Salt, consul britannique en Égypte, pour le compte duquel il accepte de se lancer à la recherche d’antiquités. Il découvre ainsi plusieurs tombes de la vallée des Rois (la plus connue étant celle de Séthi Ier, le père de Ramsès II), ouvre la pyramide de Khéfren, à Giza, et désensable le Grand temple d’Abou Simbel. L’ensemble de sa carrière d’explorateur et de proto-archéologue ne saurait être résumée ici et le lecteur curieux trouvera aisément de quoi en apprendre plus sur ce personnage hors du commun.
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Figure 23 - Cartouche du pharaon Ramsès III dans le temple de Médinet Habou
En revenant à la pierre de Rosette, il retrouve ce même hiéroglyphe, correspondant, d’après le texte grec, au mot « naissance », ou « anniversaire ». Et c’est là qu’une nouvelle compétence essentielle du déchiffreur entre en jeu : sa connaissance de la langue copte. Cette dernière, dont il a été question dans la Première partie, est en grande partie descendante de l’ancien égyptien, tant dans son lexique que dans sa phonétique. Par chance, Champollion connaît très bien le copte, et sait ainsi que le mot qu’il cherche se prononce, en copte (selon le dialecte envisagé), mas, més ou mis1. La racine du mot est donc ms, soit exactement ce qu’envisageait le chercheur français lorsqu’il pensait avoir affaire au nom de Ramsès ! Mais un problème demeure : si l’on additionne tous les hiéroglyphes du nom, cela donne Râ-més-s-s, soit une prononciation « Râméseses ». Le nom est trop long ! Jean-François Champollion en déduit alors une autre caractéristique majeure du système hiéroglyphique : cette écriture n’est pas stricte et doit être envisagée comme ⲙⲁⲥ-, ⲙⲉⲥ- ou ⲙⲓⲥⲉ selon les dialectes. Ce mot copte correspond à l’ancien égyptien msj, « enfanter, engendrer », et c’est cette même racine que l’on retrouve dans divers noms comme msw.t, « naissance », ou encore hrw-msw.t, « anniversaire » (littéralement « le jour de la naissance »). 1
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flexible, malléable. Ainsi, certains signes ne sont pas inscrits pour être lus, mais pour harmoniser l’ensemble et en faciliter la lecture. Les supplémentaires sont donc ce que nous appelons, en égyptologie, des « compléments phonétiques », ou « interprétants », c’est-à-dire des hiéroglyphes qui reprennent une partie de la valeur phonétique du mot auquel ils sont associés et qui permettent d’en assurer la lecture. Le premier ne doit donc pas être lu et ne constitue qu’un rappel du -s final du mot més, « enfanter, mettre au monde ». Bref, Jean-François Champollion vient de réussir à lire, pour la première fois depuis la disparition de la pratique de l’écriture hiéroglyphique, un nom purement égyptien, à savoir Râ-més-s(ou), « Râ (ou Rê) l’a engendré » (aujourd’hui rendu par « Ramsès »). Il confirmera ses découvertes avec le cartouche de Thoutmosis , Djéhoutymès en égyptien, « Thot l’a engendré » (lui aussi présent dans les notes de Jean-Nicolas Huyot), et lors de son séjour en Égypte, entre 1828 et 1829, en parvenant à lire les noms d’Âhmosis, fondateur de la XVIIIe dynastie, et de son épouse Âhmès-Néfertari. Au-delà de la lecture des cartouches, le jeune Champollion parvient à comprendre certaines spécificités de l’écriture hiéroglyphique égyptienne, à l’image de la notation du pluriel à l’aide du triplement d’un même signe. Ainsi, l’oriflamme nṯr, nétjér, qu’il sait déjà être la notation du mot « dieu », peut être triplé afin d’obtenir la version plurielle de ce même mot nṯr.w, nétjerou, « les dieux ». Il découvre également le multiple usage de l’hiéroglyphe de la vague , à la fois phonogramme pour le son [n] et caractère servant à noter le génitif « de » et le datif « pour ». Idem avec l’hiéroglyphe de valeur
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phonétique [p] et employé dans la notation de l’article p(ȝ), pa, « ce, cet ». Ainsi, de lettre en syllabe, de syllabe en élément grammatical, et d’élément grammatical en mots et verbes, Champollion dévoile peu à peu le fonctionnement même de l’écriture hiéroglyphique. Pas seulement sa lecture, mais aussi – et surtout – sa compréhension. En somme, Jean-François Champollion, en innovant par sa méthode (inspirée de celle de Jean-Jacques Barthélémy) et en se penchant sur les monuments d’époques plus anciennes que celle des souverains gréco-macédoniens, parvint à des résultats encore jamais obtenus, et qui font de lui l’incontestable déchiffreur des hiéroglyphes. Comme le résume bien Thomas C. Singer (1989 : 50), l’une des différences majeures entre Champollion et ses prédécesseurs – et qui explique en partie le succès de l’un et l’échec des autres –, c’est que le savant français se pencha sur la question hiéroglyphique d’un point de vue de linguistique historique, quand les autres érudits y voyaient une problématique philosophique et, pour certains, théologique. Il fallut encore de longues années de travail, de doute et d’hypothèses diverses pour parvenir au déchiffrement lui-même. Il manquait encore à Champollion de tester ses découvertes sur d’autres textes pour qu’il puisse enfin décrypter la plupart des hiéroglyphes, être capable de lire la plupart des mots compris dans ces inscriptions, et prétendre, finalement, avoir déchiffré une bonne fois pour toutes l’écriture hiéroglyphique des Anciens Égyptiens.
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b.
La Lettre à M. Dacier (1822).
Une fois les hiéroglyphes déchiffrés, il restait à Jean-François Champollion à rédiger ses conclusions et à exposer sa réussite finale. Avant de mettre par écrit le Précis dont j’ai parlé précédemment, et bien avant la Grammaire égyptienne qui ne sera publiée qu’à titre posthume, le déchiffreur rédigea la Lettre à M. Dacier1, qu’il exposa le 27 septembre 1822 à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Bon-Joseph Dacier, à qui la « lettre » est dédiée (plutôt que destinée, puisqu’il s’agit avant tout d’une communication scientifique), était un helléniste reconnu et alors Secrétaire perpétuel de l’Académie où Jean-François Champollion lut son discours. Jean-François fut lui-même, pendant plusieurs années avant le déchiffrement, secrétaire de ce même Dacier, d’où la dédicace à celui-ci dans le titre même de la lettre. Ami de Jacques-Joseph Champollion-Figeac, Dacier rencontra Jean-François grâce à lui et lia une relation de confiance avec le cadet des Champollion, allant jusqu’à lui communiquer divers dossiers concernant les expéditions égyptiennes de l’époque et les collections en cours de formation et destinées à être vendues aux cours européennes. C’est également Bon-Joseph Dacier qui permit à Jean-François de s’adresser à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1821, un an avant le
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De son titre complet Lettre à M. Dacier relative à l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques employés par les Égyptiens pour inscrire sur leurs monuments les titres, les noms et les surnoms de souverains grecs et romains.
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déchiffrement final1, et alors que les Champollion avaient dû fuir Paris après les troubles de la fin de l’Empire, eux qui avaient été proches de Napoléon et de son régime2. Dacier était donc un ami intime des frères Champollion, et ce n’est pas anodin si Jean-François dédia sa lettre à celui-ci plutôt qu’à Sylvestre de Sacy, alors l’orientaliste le plus en vue de Paris et à qui Jean-François devait une part de son savoir – bien que Sacy se soit retourné contre son ancien élève dans la dernière ligne droite de la course au déchiffrement. Sacy était également le président de l’assemblée réunie pour écouter Jean-François Champollion, et il aurait donc été logique de lui dédier la communication, mais le déchiffreur refusa, quitte à causer un nouvel esclandre et à mettre à mal (une nouvelle fois) sa réputation. La Lettre à M. Dacier ne comprend pas l’ensemble des découvertes grammaticales et lexicales de Champollion vis-à-vis de l’écriture hiéroglyphique, mais se concentre d’abord sur celles lui ayant permis de lire les différents noms royaux que portent la pierre de Rosette et les autres monuments qu’il étudia, comme l’obélisque de Philae ou les temples d’Edfou et de Kôm Ombo. Néanmoins, cette lettre fut vite suivie de travaux plus développés et forme en quelque sorte la première pierre de l’œuvre 1
Champollion y présenta alors un mémoire sur l’écriture hiératique, première cursive égyptienne, communication accueillie froidement par les membres de l’Académie mais qui installa un peu plus Jean-François comme le principal spécialiste des écritures égyptiennes. 2 Cette communication devant l’Académie est également un prétexte, pour Jean-François Champollion, pour revenir à Paris afin d’échapper à de nouveaux troubles politiques, cette fois en Isère, qui menaçaient de le voir poursuivi en justice pour « trahison » contre la monarchie.
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monumentale (plus par son impact que son étendue) du déchiffreur. Jean-François Champollion y rend hommage à certains de ses prédécesseurs comme Sacy et Young, mais également à Åkerblad (Troisième partie, III. b. L’abbé Barthélémy et Johan David Åkerblad), dont les travaux sur l’inscription démotique étaient bien sûr connus du jeune français. Ce dernier passe cependant sous silence tout ce qu’il doit à l’abbé Barthélémy. Difficile de savoir quelle fut la raison de cette omission, mais il est certain que Champollion a eu connaissance des travaux de Jean-Jacques Barthélémy, et que ceux-ci l’aidèrent à atteindre le déchiffrement final. Toutefois, Champollion eut aussi la présence d’esprit de se détacher de certains éléments mis en avant par son prédécesseur, comme la correspondance d’un son à un signe unique, ce que l’ancien égyptien contredit largement. Une fois la Lettre à M. Dacier lue devant l’Académie et publiée (fin 1822), les hiéroglyphes égyptiens sont bel et bien déchiffrés, et c’est à Jean-François Champollion que nous devons cet exploit.
IV. La postérité du déchiffrement et du déchiffreur. a.
Une découverte acclamée… et contestée.
En dépit de résultats incontestables, le déchiffrement des hiéroglyphes ne rencontra pas qu’enthousiasme et approbation. Bien que la plupart des savants de l’époque se soient rangés derrière Jean-François Champollion et sa
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réussite, qui faisait officiellement de l’égyptologie une discipline historique à part entière, des voix discordantes se firent bien vite entendre, parfois avec véhémence. Avant même le succès final de Champollion, nombreux étaient ceux qui ne voyaient en lui qu’un jeune prétentieux. Ainsi, Sylvestre de Sacy, en 1815, envoya une lettre explicite à Thomas Young, le principal concurrent de l’égyptologue français, courrier dans lequel il recommandait à son collège britannique de « ne pas trop communiquer vos découvertes à M. Champollion. Il se pourrait faire qu’il prétendît ensuite à la priorité ». Sacy était donc tout à fait sceptique quant aux travaux de Champollion, et même un peu revanchard, lui qui espérait également déchiffrer les hiéroglyphes, en vain. On lit même dans la lettre qu’il envoya à Young : « Il (Champollion) cherche en plusieurs endroits de son ouvrage à faire croire qu’il a découvert beaucoup de mots de l’inscription égyptienne de Rosette. J’ai bien peur que ce ne soit là que du charlatanisme. J’ajoute même que j’ai de fortes raisons de le penser » Heureusement, Sylvestre de Sacy, une fois les résultats de Jean-François Champollion publiés et ses hypothèses étayées par de nombreux arguments, finit par se ranger derrière son compatriote et valider sa découverte. En revanche, en Angleterre, le déchiffrement fut accueilli froidement, voire avec une certaine colère à l’encontre de Champollion. Terre de Thomas Young, ennemie de la France, l’Angleterre ne pouvait souffrir que le déchiffrement final soit l’œuvre d’un Français, jeune qui plus est, surtout après les avancées majeures de son
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propre champion. Pourtant, Young lui-même reconnût Jean-François comme le véritable déchiffreur, tout en mettant en avant ce que le Français devait à ses travaux. Mais il n’y a pas qu’en Angleterre que le déchiffrement fut contesté. En France, certains auteurs et penseurs refusaient d’envisager que les hiéroglyphes égyptiens aient été décryptés, et qu’il puisse s’agir d’une écriture aussi pragmatique, bien loin du symbolisme exacerbé qu’on lui prêtait auparavant. Citons par exemple Honoré de Balzac, Gérard de Nerval ou encore Prosper Mérimée, parmi ceux qui refusèrent d’accorder le moindre crédit à la découverte de Jean-François Champollion. On put même lire, dans un article à charge à propos de ce dernier, que le déchiffrement des hiéroglyphes était « une fiction effrontément prônée par un charlatanisme éhonté » ! De même, dans un pamphlet de 1833 intitulé L’obélisque de Louqsor (l’obélisque en question, aujourd’hui place de la Concorde, était alors en route pour Paris), Petrus Borel décrit le monument égyptien comme un « machin orné de canards et de zigzags ». Prenons également l’exemple de l’Académie Française, qui dans son Dictionnaire de 1835, décrit ainsi ce qu’est un « hiéroglyphe » : « Caractère, figure qui contient quelque sens mystérieux. Il s'applique particulièrement aux caractères de ce genre dont les anciens Égyptiens se servaient dans les choses qui regardaient la religion, les sciences et les arts ». Nous sommes 13 ans après le déchiffrement, alors que l’égyptologie est déjà bien installée dans le monde savant, et le dictionnaire qui se veut être l’organe officiel du lexique français continue d’accorder aux hiéroglyphes (égyptiens en particulier) une nature symbolique et « mystérieuse » !
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Citons enfin Camille Duteil et son Dictionnaire des hiéroglyphes, publié en 18391 et dans lequel l’auteur affirme que Champollion « n’entendait rien aux hiéroglyphes » (le déchiffreur est alors décédé depuis sept ans), qu’il a inventé toutes les significations qu’il prétend avoir découvertes, et que les hiéroglyphes égyptiens sont purement figuratifs et symboliques (l’auteur parle de signes « tropiques »). Duteil accuse le déchiffreur de « mystification », d’être « dogmatique » et de donner « une apparence de vérité à ses traductions prétendues ». En parallèle de ces critiques acerbes, Camille Duteil donne également ses propres traductions de textes hiéroglyphiques, interprétations proches de celles d’Horapollon et d’Athanase Kircher, c’est-à-dire tout à fait fantaisistes. Duteil reprend d’ailleurs en partie la structure des Hieroglyphica d’Horapollon en décrivant d’abord la forme (et l’arrangement) de certains hiéroglyphes ou groupes d’hiéroglyphes puis en en explicitant la prétendue signification, qui s’avère tout à fait symbolique, voire ésotérique. C’est par exemple le cas, aux pages 100 et 101, de deux groupes d’hiéroglyphes ainsi décrits par l’auteur [Fig. 24] : « Lorsqu’on trouve sur les monuments une momie placée sous l’oxyrinche (sic) […] l’oxyrinche étant le symbole du débordement, ce groupe hiéroglyphique indique un réprouvé enseveli dans l’abym (sic). Au contraire, lorsqu’on 1
Ouvrage qui, par chance pour l’égyptologie et la postérité de la découverte (et la réputation) de Jean-François Champollion, ne rencontra qu’un succès très mitigé. Duteil va même jusqu’à intégrer le copte dans le groupe des « langues bâtardes » qui, selon lui, ne méritent pas l’intérêt qu’on leur accorde.
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trouve la momie couchée sur le lit sacré, ayant la forme d’un lion […] le lion étant aussi le symbole du débordement, ce groupe indique alors que c’est un bienheureux, dont le cadavre surnagea lorsqu’il fut plongé dans les grandes eaux »
Figure 24 - Extrait du Dictionnaire des hiéroglyphes de Camille Duteil (vol. I, p. 100-101)
Le premier binôme d’hiéroglyphes analysé par Duteil correspond en effet à un oxyrhynque placé au-dessus d’une momie . Toutefois, il n’est nullement question, dans les textes égyptiens où ce groupe est attesté, d’un quelconque « débordement », et moins encore d’un « réprouvé enseveli dans l’abîme ». À l’inverse, cette
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association d’hiéroglyphes est tout à fait pragmatique puisque le poisson sert alors de phonogramme de valeur ẖȝ, sha, permettant ainsi de noter – bien que de façon abrégée – le mot ẖȝ.t, shat, « cadavre ». L’oxyrhynque n’occupe ici aucune fonction sémantique, et moins encore symbolique, son emploi étant alors purement phonographique. De même, le lit léonin sur lequel repose une momie correspond à l’hiéroglyphe et n’a rien à voir avec un quelconque épisode mythologique ou rituel dans lequel un corps aurait « surnagé » dans « les grandes eaux ». Ce signe possède deux valeurs phonétiques et sémantiques principales. D’abord, il peut être employé pour noter le même mot que l’oxyrhynque et la momie, à savoir « cadavre » (ẖȝ.t). Mais il peut également, et c’est d’ailleurs son emploi principal, être utilisé pour noter le verbe sḏr, sédjér, qui signifie « passer la nuit ». Cette expression peut, selon le texte concerné, être prise dans son sens premier, à savoir « dormir » (ou « passer la nuit » par une quelconque activité), ou être employée métaphoriquement afin d’évoquer la mort. Le « dormeur » est alors le défunt lui-même, le fait de « passer la nuit » signifiant donc qu’il est passé de vie à trépas et qu’il repose désormais dans l’au-delà. Les interprétations de Camille Duteil quant à ces hiéroglyphes peuvent certes trouver une explication mythologique. En effet, dans sa version du mythe d’Osiris, Plutarque raconte l’épisode de l’avalement du phallus du dieu par un poisson, en l’occurrence un oxyrhynque. Ce dernier fut donc, tardivement, associé à des aspects négatifs, réputation que n’améliorait pas le fait qu’il soit employé comme phonogramme dans la notation du mot
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« cadavre ». Il est donc possible que Duteil, qui comme la plupart des autres érudits de son époque disposait d’une certaine culture classique, ait associé l’épisode de l’oxyrhynque et l’idée reçue (véhiculée par les auteurs grecs notamment) du tabou qui le frappait en Égypte ancienne à la signification supposée de « réprouvé enseveli dans l’abîme ». À l’inverse, la momie couchée sur un lit en forme de lion rappelle les pratiques d’embaumement telles que figurées dans l’iconographie égyptienne. Ce motif semble donc renvoyer, dans l’esprit de Duteil, à une momification en bonne et due forme et donc, potentiellement, à Osiris reconstitué, embaumé et régénéré après avoir été sauvé des eaux par son épouse Isis et sa sœur Nephthys, d’où la mention d’un cadavre « plongé dans les grandes eaux ». Nous voyons donc ici qu’un substrat mythologique peut expliquer les raisonnements symboliques de Camille Duteil, comme le fit Horapollon en son temps, ainsi qu’en un certain sens Athanase Kircher. Le problème est que Duteil publie cet ouvrage près de 20 ans après le déchiffrement des hiéroglyphes (!), à une époque où l’égyptologie se développe et où le symbolisme hiéroglyphique apparaît comme une vision dépassée et, selon les thèses avancées, risible. Mais Camille Duteil ne s’arrêta pas à de simples interprétations fantaisistes d’hiéroglyphes, car il fut également partisan de l’hypothèse selon laquelle les lettres de notre alphabet descendraient de signes hiéroglyphiques via des dérivations symboliques et graphiques diverses faisant parfois intervenir le grec et l’hébreu notamment. Nous savons aujourd’hui qu’il existe
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en effet un lien entre hiéroglyphes et alphabet1, mais les présupposés symboliques de Duteil n’ont rien d’historique et rappellent la méthodologie et la pensée de Kircher lorsque celui-ci prétendait expliquer l’origine et la raison d’être de certains hiéroglyphes. Heureusement, au-delà de ces contestations, certains grands noms de la littérature française vinrent au secours de Jean-François Champollion, à l’image de François-René de Chateaubriand, ami des frères Champollion, ou de Victor Hugo. Mais beaucoup, au XIXe s., continuaient de penser que les hiéroglyphes étaient les symboles que l’on envisageait depuis l’Antiquité. Le mystère étant plus propice à la littérature de l’époque que la réalité pratique d’une écriture faite de sons, difficile pour nombre d’auteurs de se séparer de cet objet de fantasme… Je mentionne enfin, outre Rhin, la position du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel pour qui les hiéroglyphes étaient principalement des caractères symboliques. Dans la préface de son œuvre Esthétique, ou philosophie de l’art, parue en 1835 (soit 13 ans après le déchiffrement2), le penseur allemand consacre tout un passage aux symboles anciens et, parmi ceux-ci, à ceux des Égyptiens. Hegel considère les hiéroglyphes comme des signes allégoriques, même les caractères identifiés comme phonétiques par Champollion, qui relèvent selon lui de l’énigme, du symbole : « L’écriture hiéroglyphique des Égyptiens est en grande partie symbolique : elle cherche à faire connaître 1
Voir à ce sujet les travaux d’Orly Goldwasser et de Robert Hawley. Et alors que l’Allemagne s’affirme comme une nation majeure de l’égyptologie.
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des significations par la représentation d’objets réels, qui ont de l’affinité avec elles et ne doivent pas être pris en eux-mêmes. Dans les signes appelés phonétiques, cette écriture exprime les lettres et les syllabes par le dessin d’un objet dont le nom, dans le langage parlé, commence par le même son » Hegel croit donc encore, en dépit du déchiffrement des hiéroglyphes, à la haute teneur symbolique de ces derniers ; et au sujet des signes phonétiques, il reprend une idée ancienne (en partie employée par Thomas Young pour le cartouche de Bérénice, comme nous l’avons vu précédemment) qui veut que chaque hiéroglyphe soit nécessairement lié au mot qu’il permet de noter ou au(x) son(s) qu’il véhicule. Si ce fonctionnement acrophonique peut en effet être relevé pour certains hiéroglyphes, il n’en est rien pour la majorité d’entre eux. Cette connexion entre la forme du signe, sa valeur phonétique et les mots dans lesquels il apparaît est donc fantasmée, ce que les travaux de Jean-François Champollion et de ses continuateurs ont bien montré dès les années qui suivirent le déchiffrement des hiéroglyphes. Hegel persiste donc dans une voie contredite avec force arguments, et prolonge ainsi l’ancien préjugé hiéroglyphiste, qui s’intégrait bien, par ailleurs, à la pensée philosophique globale du penseur allemand.
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b.
La création d’une nouvelle discipline : l’égyptologie.
Le déchiffrement des hiéroglyphes est souvent présenté comme l’événement marquant la naissance de l’égyptologie en tant que telle, se distinguant de l’égyptomanie, nom donné à la passion pour l’Égypte ancienne hors du cadre scientifique propre à toute discipline historique académique. Cette assertion comprend une part de vérité, car sans la compréhension des hiéroglyphes (et des écritures cursives), il nous serait impossible d’écrire l’histoire ancienne de l’Égypte hors de ce que nous racontent les vestiges archéologiques, que les textes accompagnent, complètent parfois, explicitent souvent. Mais le déchiffrement n’est pas tout, et là où Jean-François Champollion s’impose définitivement comme le père de l’égyptologie, c’est qu’il prolonge son incroyable réussite par d’autres travaux instaurant pour de bon la discipline égyptologique dans le monde savant. Cet ancrage de l’égyptologie comme discipline historique passe par l’Italie et les rapports qu’entretenait Champollion avec celle-ci. Dès le déchiffrement des hiéroglyphes rendu public, Jean-François reçut nombre de sollicitations dont une, celle de Charles-Félix, roi de Sardaigne et prince de Piémont, piqua la curiosité du déchiffreur. Préparant l’achat d’une collection égyptienne destinée à garnir le musée de Turin, celui qui est aussi duc de Savoie fait alors venir Jean-François Champollion en Italie et lui propose d’établir le catalogue de cette collection nouvellement acquise. Champollion s’empressa d’accepter, car ce travail allait lui permettre de confirmer
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ses découvertes et de développer sa connaissance de l’histoire égyptienne dans tous ses aspects. Jean-François profita de son séjour italien pour visiter Rome et le Vatican, dont il examina respectivement les obélisques et les papyrus, puis se rendit à Livourne où il se démena pour que la collection égyptienne alors mise en vente là-bas finisse dans le giron français afin d’ouvrir un département égyptien au Louvre. Parvenu à ses fins, le savant français se vit même offrir le poste de premier conservateur de ce département. C’est également à Livourne que Jean-François Champollion rencontra le jeune Ippolito Rosellini, alors professeur de langues orientales à Pise et avec qui le Français commença à préparer un grand projet de voyage en Égypte, son rêve de toujours… Ce séjour égyptien vit le jour en 1828 et dura un an et demi, longue expédition durant laquelle Champollion et Rosellini, accompagnés d’architectes, naturalistes, médecins et autres artistes parcoururent une large part du pays des pharaons. Champollion le dit lui-même, il a accumulé en Égypte « assez de travail pour toute une vie ». Il profita même de son séjour là-bas pour rencontrer Méhémét-Ali, le pacha, duquel il obtint que les deux obélisques de Louxor soient offerts à la France. L’un trône aujourd’hui place de la Concorde tandis que l’autre fut restitué à l’Égypte durant les dernières années du siècle dernier, faute de logistique et de moyens pour le faire venir en France. Malheureusement, Jean-François Champollion ne vit jamais l’arrivée de l’obélisque à Paris, celui-ci parvenant aux côtes hexagonales un an après sa mort, pour n’être installé à Paris qu’en 1836, quatre longues années après le trépas du déchiffreur… Au moins
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Jacques-Joseph put il participer aux festivités entourant l’arrivée de cet obélisque, supervisant l’érection de ce monument égyptien que son frère avait à cœur de voir en France. Les conditions de travail en Égypte semblent avoir été particulièrement rudes pendant le séjour de Champollion et Rosellini, comme en témoignent les membres de l’expédition dans leurs journaux de voyage : chaleur, sable, maladies… Il n’est pas douteux que ces conditions difficiles aient accéléré la fin de vie de Jean-François Champollion, de santé déjà fragile et sensible à de nombreux maux tout au long de son existence. Quoi qu’il en soit, ce voyage en Égypte, quelques années après le déchiffrement, permit à Champollion de corriger diverses planches et certains passages de la Description de l’Égypte, large œuvre en 22 volumes publiée au retour de la Campagne de Bonaparte. De plus, il ramena des dizaines de relevés, croquis, objets et autres notes qui lui permirent de préparer, compléter ou corriger les nombreux manuscrits qui furent publiés après sa mort1.
L’égyptologie naît donc grâce au déchiffrement des hiéroglyphes, mais elle doit beaucoup à d’autres événements. La Campagne d’Égypte de la fin du XVIIIe siècle, d’abord, avec la découverte de la pierre de Rosette et les innombrables relevés rapportés par les scientifiques de cette expédition – sans compter la création de l’Institut d’Égypte, premier centre savant 1
Décédé en Mars 1832, à l’âge de 41 ans, Jean-François Champollion est précédé de peu par Thomas Young, son meilleur ennemi, qui meurt en Mai 1829, à Londres, quelques semaines avant ses 56 ans.
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français en terres égyptiennes. Le séjour italien de Jean-François Champollion, ensuite, durant lequel il confirma ses hypothèses et prolongea sa découverte, tout en permettant aux collections de Turin et de Paris – deux des plus grandes collections égyptiennes au monde – de se former. L’expédition égyptienne de Champollion et Rosellini, enfin, qui leur permet de fouler le sol égyptien et d’examiner les monuments in situ, et qui offre à l’égyptologie naissante la colonne vertébrale qui est encore la sienne aujourd’hui et qui, espérons-le, n’est pas près de s’effondrer.
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CONCLUSION 1428. Il aura fallu 1428 ans, depuis la dernière inscription hiéroglyphique connue au déchiffrement par Jean-François Champollion en 1822, pour que l’écriture monumentale des Anciens Égyptiens puisse à nouveau livrer son contenu à notre connaissance. À compter de ce jour de Septembre 1822, l’Égypte ancienne put prendre la place qui lui revenait dans le grand concert des civilisations disparues accessibles à l’étude. L’Égypte cessa de n’être qu’un objet de fantasmes pour différents courants ésotéristes en quête d’orientalisme, pour devenir objet de science dont l’examen des sources allait révéler – et révèle encore – toute la richesse culturelle et matérielle. Des premiers voyageurs grecs fascinés par sa nature métaphorique aux philosophes Renaissants intrigués par la place des hiéroglyphes dans l’histoire de l’écriture et de la pensée, en passant par les savants médiévaux et leur envie de rattacher l’Égypte à la gloire du monde islamique, l’écriture sacrée égyptienne n’a cessé, deux millénaires durant, de susciter passions, interrogations et frustrations. De grands noms se sont succédé au fil de cet ouvrage : Hérodote, Platon, Plutarque, Horapollon, Al-Maqrīzī, Al-Masʿūdī, Ibn Wahshiya, François Rabelais, Athanase Kircher, William Warburton, Jean-Jacques Barthélémy, Francis Bacon, Gottfried Wilhelm Leibniz, Thomas Young, Jean-François Champollion… Impliqués de près ou de loin dans la question hiéroglyphique, plus ou moins inspirés dans leurs analyses et leurs conclusions à propos de cette
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écriture faite d’images, tous ces personnages ont, tour à tour, participé à l’une des plus grandes aventures intellectuelles de l’histoire de l’humanité. Quels qu’aient été leurs préjugés et leurs positions quant au fonctionnement et au contenu des inscriptions hiéroglyphiques, tous ces auteurs et érudits, de par leur diversité chronologique, géographique et culturelle, ont contribué à entretenir le feu d’une question dont les implications allaient au-delà de la simple avancée scientifique : que dissimulent donc les hiéroglyphes égyptiens ? Tour à tour symboles, lettres, allégories et caractères protéiformes, les hiéroglyphes ont fini par se laisser apprivoiser, au gré de tâtonnements et d’hypothèses tantôt farfelues, tantôt lumineuses, mais par lesquelles il fallait (sans doute) irrémédiablement passer afin de prétendre, enfin, lire les témoignages d’Anciens Égyptiens restés muets durant près de 1500 ans. Le déchiffrement des hiéroglyphes peut décevoir. En effet, il ôte à ces signes sacrés couvrant les majestueux monuments d’une civilisation millénaire leur dimension secrète, ésotérique, voire métaphysique. Souvent la science et la raison déchirent le voile de magie qui recouvre, avant qu’on les comprenne, symboles et objets qui semblent être autant d’arcanes dissimulant un savoir inaccessible à notre entendement. Toutefois, avec la création de l’égyptologie et l’accès à ces nouvelles sources, abondantes et bavardes, le mystère et l’émerveillement ne font que changer de forme. Car ce qui devient compréhensible n’en est pas moins surprenant, parfois émouvant, souvent fascinant. En se
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découvrant, l’histoire et la pensée de l’Ancienne Égypte n’ont fait que dévoiler leur richesse et leur profondeur. Il est dorénavant de notre devoir, égyptologues, amateurs éclairés ou simples curieux, de prolonger cette passion pour une civilisation égyptienne en perpétuelle redécouverte. Le sol égyptien continue de livrer vestiges et surprises, tandis que les documents à notre disposition ne cessent de nous étonner, à mesure que notre maîtrise des différents états de la langue égyptienne s’affine. Il nous faut donc continuer et transmettre ces recherches, ces lectures et ces échanges, afin que le déchiffrement des hiéroglyphes, par la complexité de son histoire et le cadeau immense qu’il représente, n’ait pas été vaine aventure, et que nous puissions, jour après jour, mieux comprendre l’héritage fantastique laissé par un peuple longtemps inaccessible, et désormais libéré du poids d’un silence de pierre, silence que brisa il y a 200 ans un jeune linguiste français, à l’arrivée d’une course étourdissante débutée près de deux millénaires plus tôt.
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Pour apprendre les hiéroglyphes Cl. Obsomer, Égyptien hiéroglyphique. Grammaire pratique du moyen égyptien, Langues et cultures anciennes 11, Safran, Bruxelles, 2009 M. Collier, B. Manley, Décrypter les hiéroglyphes. La méthode, Flammarion, Paris, 2004 Chaîne YouTube « Le Scribe » : https://www.youtube.com/c/LeScribe/featured Site du « Projet Rosette » : http://projetrosette.info/page.php?Id=1
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TABLE DES MATIERES INTRODUCTION....................................................................... 7 PREMIERE PARTIE ................................................................ 13 I.
Qu’est-ce que l’écriture hiéroglyphique ? ............ 13 a.
Histoire d’une écriture......................................... 13
b.
Principes de base. ................................................. 20
c.
La mort des hiéroglyphes. ................................... 27
II. Les voyageurs grecs et romains : les « Classiques » face aux hiéroglyphes. ..................................................... 30 a.
Platon, Hérodote, Diodore et les autres. ........... 30
b. Un courant de pensée central : le néoplatonisme............................................................... 44 c. Clément d’Alexandrie et sa classification des hiéroglyphes. ................................................................. 52 d. Macrobe et le substrat mythologique des hiéroglyphes. ................................................................. 63 e. Pourquoi une vision si symbolique des hiéroglyphes ? ............................................................... 66 III.
L’élément perturbateur : Horapollon. ............... 75
a.
Le prêtre égyptien et ses Hieroglyphica. .......... 75
b.
Le vrai et le faux chez Horapollon. .................... 78
DEUXIEME PARTIE................................................................ 93 I.
Les auteurs arabes et l’Égypte ancienne. .............. 95
265
a. La fascination pour l’Égypte chez les penseurs arabes médiévaux. ........................................................ 95 b.
L’« écriture des oiseaux ». ................................. 101
c. L’interprétation des hiéroglyphes égyptiens chez les auteurs arabes. ............................................. 106 d. II.
Quelques tentatives de déchiffrement. ........... 114 Le silence assourdissant des auteurs occidentaux. 120
TROISIEME PARTIE ............................................................. 127 I.
La Renaissance de la question hiéroglyphique. . 128 a.
XVe et XVIe siècles. ............................................. 128
Excursus : Les hiéroglyphes inventés, ou « néo-hiéroglyphes de la Renaissance » ............................................................ 138 b. II.
XVIIe siècle. .......................................................... 147 Athanase Kircher, un génie aux airs de charlatan ? 153
a. Le personnage Kircher et ses interprétations des hiéroglyphes égyptiens. ............................................ 154 b.
La chute et l’oubli. .............................................. 162
Excursus : Les hiéroglyphes égyptiens dans le débat sur le langage universel. .............................................................. 165 III. Premiers progrès de poids dans le déchiffrement des hiéroglyphes. ............................................................ 170 a.
William Warburton et Jörgen Zoëga. ............... 171
266
i. William Warburton et la place des hiéroglyphes dans l’histoire de l’alphabet.......... 171 ii. b.
Jörgen Zoëga. ................................................... 179 L’abbé Barthélémy et Johan David Åkerblad. . 184
i. Jean-Jacques Barthélémy et Joseph de Guignes. .................................................................... 184 ii.
Johan David Åkerblad..................................... 192
c. Un devancier de l’Expédition d’Égypte : ClaudeÉtienne Savary. ........................................................... 194 QUATRIEME PARTIE ........................................................... 199 I.
La Campagne d’Égypte. .......................................... 199 a.
Bonaparte à la conquête du Double Pays. ....... 199
b. Quand une stèle se révèle être une clé : la pierre de Rosette. ................................................................... 207 c. Thomas Young, le principal concurrent de Champollion. ............................................................... 212 II.
Jean-François Champollion. .................................. 218 a.
Des capacités intellectuelles hors normes. ..... 219
b.
Une vie mouvementée. ...................................... 221
c.
Un entourage déterminant. .............................. 223
III.
Le déchiffrement des hiéroglyphes. ................ 227
a. La méthode employée par Jean-François Champollion. ............................................................... 228 b.
La Lettre à M. Dacier (1822)............................... 234
267
IV. a.
La postérité du déchiffrement et du déchiffreur. 236 Une découverte acclamée… et contestée. ....... 236
b. La création d’une nouvelle discipline : l’égyptologie. ............................................................... 244 CONCLUSION ....................................................................... 249 BIBLIOGRAPHIE ................................................................... 253 Pour apprendre les hiéroglyphes ............................. 264
268
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Historiques Le déchiffrement des hiéroglyphes Une aventure millénaire L’année 2022 célèbre le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens par Jean-François Champollion en septembre 1822. Mais Champollion représente l’apogée et la conclusion d’une aventure intellectuelle longue de 2000 ans ! Auteurs grecs et latins, penseurs arabes du Moyen Âge, savants et curieux modernes… Nombreux furent ceux qui, durant près de deux millénaires, tentèrent de « craquer » le code d’une écriture alors considérée comme énigmatique et hautement symbolique. Ce livre remarquable retrace l’histoire de ces auteurs sur lesquels les hiéroglyphes égyptiens exercèrent tantôt fascination, tantôt dégoût, tantôt incompréhension ou admiration. D’Hérodote à Thomas Young en passant par Platon, Ibn Washihya ou encore Rabelais et Hegel, l’histoire du déchiffrement des hiéroglyphes est aussi spectaculaire qu’exaltante. Simon Thuault est docteur en égyptologie, diplômé de l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Il fut chercheur postdoctorant à l’université Humboldt de Berlin, lauréat de la bourse de recherche de la Fondation Alexander von Humboldt, et travaille désormais comme chercheur postdoctorant à l’université de Pise. Spécialiste des écritures égyptiennes, il est notamment l’auteur d’une monographie et de plusieurs articles sur les hiéroglyphes égyptiens, leur histoire et leur fonctionnement.
Collection « Historiques » dirigée par Vincent Laniol, Bruno Péquignot et Denis Rolland
ISBN : 978-2-14-020901-7
29 €