Le sang des Carnutes: Tome 1 L'or et le sacrifice (French Edition) 9782343154282, 2343154287

La guerre en Gaule fait rage. À Génabum -l'actuelle Orléans-, se préparent des événements graves. Arrive un aventur

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Le sang des Carnutes: Tome 1 - L'or et le sacrifice
I LES VOYAGEURS
VI L’ACCUSÉ
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Le sang des Carnutes: Tome 1 L'or et le sacrifice (French Edition)
 9782343154282, 2343154287

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LE SANG DES CARNUTES

Romans historiques Cette collection est consacrée à la publication de romans historiques ou de récits historiques romancés concernant toutes les périodes et aires culturelles. Elle est organisée par séries fondées sur la chronologie. SIBRA (Michel), L’Indien blanc. Un chapelier breton dans l’ouest sauvage canadien, 2018. DE LISSER (Herbert George), La sorcière blanche de Rosehall, 2018. DREZE (Alain), La passion des oblats. Des religieux résistants au couvent de la BrosseMontceaux. Juillet 1944, 2018. SUDRE (Jacques), L’or de Malte, 2018. CASTELLS (Raymond), La danse de Zalongo, 2018. DÉCLÉRY (Anne), Les comploteurs de la Révolution, 2018. GÉRARD (Laurent), Le comptoir de la Hanse, 2018. MILLOT (Georges), Un après-guerre sans la paix, 2018. GODEL (Roland), Le chant de Smyrne. Il y a cent ans, la fin tragique de la Perle du Levant, 2018. CHATELIN (Yvon), Le vrai voyage de Monsieur de Combourg. Chateaubriand en Amérique 1791, 2018. SILVEIRA (Vincent), Quand le Tage s’arrêtait à Tolède, 2017. SILVEIRA (Vincent), La nièce de don Quichotte. La pucelle à la triste figure. Roman picaresque, 2017.

Ces douze derniers titres de la collection sont classés par ordre chronologique en commençant par le plus récent. La liste complète des parutions, avec une courte présentation du contenu des ouvrages, peut être consultée sur le site http: //www.editions-harmattan.fr/

Armand Cléry

LE SANG DES CARNUTES Tome 1 : L’or et le sacrifice

Du même auteur Europa, Société des Écrivains, 2011. Le sang des Carnutes. Tome 2 : Pour la liberté !, L’Harmattan, 2018

© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-15428-2 EAN : 9782343154282

À l’ami de toujours. Si la vie nous sépare, nous nous reverrons en images ou près du grand fleuve.

I LES VOYAGEURS

Ils avaient dépassé le dernier oppidum en aval du fleuve Loire et allaient de village en village vers Génabum. Un ciel bas et lourd surplombait leur marche. C’était au-dessus d’eux une vaste étendue grisâtre qui barrait l’horizon, un agrégat de nuages cendrés serrés les uns aux autres au point de se confondre, percés de part en part de trouées du ciel pâle, qui aurait fait songer, à qui l’eût regardé avec attention, à de vagues visages de veuves éplorées étouffant leurs plaintes pour ne pas montrer leur peine. Aucun orage ne poignait, ce n’était plus la saison ; les chaleurs suffocantes l’avaient cédé aux premiers rafraîchissements de l’automne arrivant. Une légère brise soufflait dans les arbres ; il pleuvrait bientôt un crachin sale qui ne détrempe pas la terre des chemins, mais rend la marche des cavaliers plus désagréable. Chargés d’un bagage léger, ils avaient pénétré en territoire carnute au petit jour. Le pays passait pour relativement sûr depuis le début des incursions romaines ; la tribu qui avait la fibre commerçante composait avec les étrangers, ce malgré les guerres et le meurtre de leur roi Tasgétios. Ils n’avaient pas pris la route nord du fleuve, la plus praticable, mais celle du sud car la capitale des Turons où ils avaient fait halte l’avant-veille, située sur la rive gauche, ne possédait pas de pont pour traverser et Asinus, par manque de confiance, s’était refusé à prendre un bac. À mesure qu’ils avançaient, le chemin de halage, étonnamment tranquille, tantôt s'éloignait, tantôt se rapprochait de l’onde dont le mouvement nerveux troublait le reflet des saules sur les berges. Le courant était faible, maussade comme le ciel qui le recouvrait. Différentes teintes y faisaient des sortes de nappes huileuses superposées. Aucun bateau n’était passé depuis un moment, pas même une plate de pêcheur. Les fleuves de Gaule n’appartenaient jamais entièrement à un peuple et le droit de poissonner, de transporter des marchandises débarquées à chaque frontière n’y était pas continu. On apercevait çà et là des ridules concentriques accompagnées d’un bruit sourd causé sans doute par un animal touchant à la surface, tandis

que des castors nageant d’arbre en arbre laissaient derrière eux un large sillon dans l’eau. Quand en de rares endroits le chemin léchait véritablement la Loire et qu’il n’y avait pas de buissons pour cacher leur image, les silhouettes fuyantes des trois voyageurs se laissaient voir en taches indistinctes dans un renfoncement de la rive. On était alors à la fin du mois de septembre, aux alentours du cinquième jour avant les calendes d’octobre. Le froid n’avait pas encore arraché aux arbres leur feuillage que déjà les températures étaient considérablement retombées, si bien que les trois cavaliers s’étaient couverts d’un manteau d’étoffe grossière dont ils avaient rabattu la capuche en prévision de la pluie imminente ou, qui sait, pour dissimuler leur identité. Leurs seules jambes découvertes par la montée à cheval indiquaient la dissemblance de leurs habits en dessous. L’un d’entre eux, un géant blond qui montait une jument baie et progressait en avant, était accoutré d’un pantalon large et flottant orangé et de bottes fourrées. Sous son manteau, fermé par une seule fibule, se devinaient à gauche la bosse d’un carquois et d’un arc au repos, à droite la forme allongée d’une puissante épée qui descendait le long de son flanc ; sa monture portait un énorme marteau de combat et un bouclier ovale d’influence thrace dont la parure illustrait un cerf d’or galopant si vite que ses pattes repliées donnaient l’impression qu’il volait. C’étaient autant d’armes moins destinées à défendre ce colosse de la nature qu’à protéger une sacoche de cuir accrochée par la sangle en sautoir sur laquelle il veillait précieusement. Les deux autres ne semblaient pas armés, à l’exception d’un glaive dont la pointe dépassait chez l’un d’entre eux, le plus massif, mais qui semblait bien fragile en comparaison de l’épée du premier. Malgré leur manteau celte, ils étaient vêtus d’une simple tunique qui laissait leurs mollets libres et de bottines fines qui trahissaient leur origine méditerranéenne. Le plus frêle des deux, dont le cheval conduisait un âne attaché par une longe, ne présentait aucune lame mais une arme étrange, si c’en était une, arborée à la verticale, que son compagnon n’avait cessé de regarder depuis leur départ. Il l’observait encore cette après-midi-là sans comprendre tout à fait ce qu’il regardait. L’objet, mesurant environ quatre coudées, du diamètre d’un poing, était en effet des plus curieux, semblable à un bâton noueux bariolé de jaune, de rouge et de vert, dont la tête était séparée du reste et retenue par de petites lanières de cuir clouées. Tout le long, dans ce qui paraissait être des morceaux d’ivoire, étaient incrustés des motifs inquiétants figurant des sortes de gorgones velues, des feux, des guerriers couverts de plumes. À son extrémité, une pointe de métal inconnu montée sur pivot, 8

une sorte de grosse aiguille brillante comme un éclat de feu, terminait cet instrument unique qui aurait sans doute rendu perplexe le plus sûr des armuriers. Après l’avoir longuement détaillé malgré les secousses de la marche, l’homme s’exaspéra une fois de plus : – Quand tu me diras enfin ce que c’est, Magon, cette chose que tu appelles une arme ! – De quoi parles-tu, Asinus ? – Pourquoi tu n’as pas de glaive sur toi, pas même de poignard ? Je ne suis pas rassuré de voyager avec un gaillard qui pointerait un vulgaire bâton pour me venir en aide, comme une femme. Quoique, les femmes excellent souvent à manier d’autres bâtons pour d’autres bagarres ! Ce genre de plaisanterie était habituel chez Asinus qui prétendait avoir laissé un enfant dans chaque cité qu’il avait traversée. Pendant qu’il partait d’un rire gras impudique qui rendait proéminente la bosse qu’il avait dans le dos, Magon le regarda avec un sourire en coin malicieux que ses traits fins marquaient davantage. Il n’entrait jamais dans les allusions obscènes de son compagnon de route, ne semblait pas le juger. Il se borna à répéter l’explication dont Asinus devait se contenter depuis plusieurs semaines. – Ne t’inquiète pas, mon ami, je te l’ai déjà dit cent fois : c’est plus qu’un simple bout de bois. Si j’ai à m’en servir, tu le verras bien assez tôt. Et puis, Scythès que voici n’est-il pas là pour te protéger dans ce périple ? Le troisième homme, le colosse qui chevauchait en avant sur sa jument baie, ne répondit rien ; à peine tourna-t-il la tête quand on évoqua son nom et montra-t-il son visage impassible. Derrière sa barbe blonde si fournie qu’elle lui mangeait tout le méplat des joues du menton aux pommettes, il avait la mâchoire rude et des yeux froids, d’un bleu azur implacable, dont la sclérotique ressemblait à de l’os. – Je le vois bien, objecta Asinus, que ton bâton n’est pas une branche qu’on ramasserait sur le chemin, qu’il a quelque chose de spécial que je ne m’explique pas. Quant à Scythès, il trancherait la gorge sans hésiter au premier qui porterait la main sur moi, fût-ce le consul en personne ! Car il a une dette à mon égard que je te révélerai peut-être un jour. Tu vois, Magon, moi aussi, j’ai mes petits secrets. Chez son peuple, ils boivent le sang de leur première victime, ils coupent la tête de ceux qu’ils abattent au combat, accrochent le scalp de leurs ennemis à la ceinture avant de s’en faire des vêtements ou des serviettes. Lorsque j’allai conclure un marché au fin fond de la Maurétanie, je l’ai moi-même vu, cet enfant de salop qui trotte devant toi, étriper un vieillard parce qu’il essayait de me chaparder une pièce après m’avoir renseigné sur notre itinéraire. Enfin il se mit à pleuvoir. 9

Ils cheminèrent encore quelque temps. Puis, au sortir d’un long bosquet, comme la pluie se faisait plus drue, ils aperçurent une vieille masure tassée sur leur gauche, effondrée, presque enfoncée dans la terre. Depuis leur départ, hors des villages, ils avaient ainsi croisé maintes cabanes isolées dont surgissait parfois un paysan bien ou mal intentionné. De celle-ci, qui tenait plus de la maison de parias que d’une ferme à proprement parler, on eût dit que nul n’en sortirait tellement elle était en mauvais état, et déjà ils poursuivaient leur route sans y prêter garde quand ils entendirent un hurlement de femme. Ils s’arrêtèrent, tournèrent la tête avec inquiétude. Au milieu d’un enclos réduit dont les fossés avaient été rebouchés et dont il ne restait du talus qu’une bosse herbue du terrain, la hutte, pauvre, exhibait lamentablement son torchis vétuste comme une peau de lépreux. Aucune culture, aucun outil n’y indiquait une activité agricole ou artisanale récente ; une seule basse-cour clairsemée y évoluait à l’abandon. La terre, boueuse, y était peu foulée, sauf des volatiles en faible nombre. Ici la cabane était ceinte d’un maigre tas de bois coupé et de fagots, là d’un grenier branlant sur pilotis où traînaient des poules oisives. Par le toit de chaume abîmé s’échappait un feu de cheminée sale, rare, qui montait se mêler au ciel triste. L’endroit n’était pas abandonné, il y avait bien une présence et nulle menace a priori, mais rien non plus de très engageant. Hécate aurait sans doute pu séjourner là, et s’y ennuyer. À l’intérieur, que se passait-il ? Aucune fenêtre ne permettait de le découvrir, ni de porte à l’exception d’une ouverture basse simplement obstruée par un lourd drap jaunâtre. Le cri venait d’ici, un cri déchirant, aigu, sinistre. Asinus et Magon se consultèrent vitement du regard. L’un disait non à toute action, l’autre sauta de cheval avec prestesse et s’avança vers la petite maison. Il avait gardé son étrange bâton à la main qui lui permit de marcher sûrement dans la terre fangeuse qui y conduisait. De sa monture, Asinus le retint en criant : – Qu’est-ce que tu fous, malheureux ? Souviens-toi qu’on doit être à Génabum ce soir. Si tu poses patte au sol à la moindre pluie, on n’y sera jamais à temps. – Ce n’est pas pour la pluie que je m’arrête, tu le sais bien, mais à cause de ce cri perçant qu’on vient de distinguer. – Un cri ? Quel cri ? J’ai rien entendu, moi. – Alors écoute, au lieu d’entendre toujours ce que tu as envie d’entendre. À ce moment précis, de l’intérieur de la ferme, le même gémissement, féminin, terrible, se répéta pour ponctuer la phrase de Magon. 10

– Une femme a peut-être besoin de nous ici et j’entends bien entrer voir ce que je peux faire pour l’aider. – Une femme ? Une femme ? Ah bien ! Chez les Pictons, tu t’es déjà arrêté soigner la fourbure d’une vache bonne à crever. Si maintenant il faut voler au secours de toutes les catins des Gaules, c’est un travail digne des couilles d’Hercule ! Mais là-bas un nouveau hurlement, lugubre, traversa le rideau pissâtre qui faisait office de porte. Sous son capuchon, Asinus faillit en blêmir tellement ce cri sembla se prolonger lointainement dans l’air en une bruyance funeste. Il jeta un œil soucieux aux environs pour en vérifier l’écho, puis se résigna de dépit en voyant Magon s’engager hardiment devant lui. – Bon, bon, pied à terre, Scythès! Le taciturne Scythès s’exécuta, tandis que son maître agacé cherchait un endroit où s’abriter de la pluie pour ne pas être forcé d’entrer à son tour dans cette cahute misérable qui ne lui inspirait rien de bon. Il trouva un coin sec, près de l’auge aux cochons, protégé sous un prunellier à moitié mort et quelques planches longues qui dépassaient de ce qui devait être une vieille réserve éboulée. Il tira sa monture, ainsi que celle de Magon et son âne, s’assit sur une souche moussue, ôta sa capuche pour dévorer un morceau de pain qu’il tenait dans sa ceinture. Après s’être vivement frotté les mains pour ranimer ses doigts engourdis, il en coupa précautionneusement d’épaisses tranches à l’aide d’un couteau. Qui l’eût regardé faire dans cet instant tranquille eût alors découvert, à son physique, son âge avancé et aurait douté des raisons qu’il avait d’entamer un si long voyage à l’arrivée prochaine de l’hiver. Les mollets dilatés de varices, claudiquant dès qu’il s’agissait de s’accroupir en raison d’un mal de dos, ventripotent et trapu, il avait de gros doigts velus qui, s’ils s’accordaient bien avec la force du personnage, manquaient tout à fait de finesse. Il fouillait ses tranches pour en récupérer des boules de mie et quand il en enfonçait deux dans sa bouche, il en gagnait des abajoues pendantes et grotesques. Sa peau brillait, sale ; il était en nage, à moins que ce ne fût la pluie qui dégoûtât de ses cheveux blanchissants et raréfiés ; des taches de transpiration, grosses comme des assiettes, maculaient sa tunique sous les aisselles. Quand il mâchait enfin, surtout la croute après la mie, une douleur pénible lui tordait la bouche en laissant voir ses dents écartées ou tombées, si déchaussées en haut qu’elles semblaient prendre racine dans la pointe de ses yeux noisette luisants. Il attendit ainsi longtemps, ne se souciant plus du cri qu’il avait entendu et qui se répétait de temps à autre ni du devenir de Magon qui lui importait maintenant peu, tant il trouvait dans cette halte imprévue prétexte à repos 11

mérité après une journée de route, plus encore dans un voyage qui durait depuis un mois. Tout autour, la pluie tombait, régulière, froide, en myriades de gouttes dont le concert par terre faisait un bruit léger comme un piaulement de souris. Et sa faim rassasiée, ses membres envahis par une douce torpeur, il rabattit son manteau entrouvert sur lui, s’adonna à des réflexions décousues sur ses affaires, ce qui avait échoué chez les Namnètes, ce qu’il irait faire chez les Carnutes, les raisons pour lesquelles il avait lâché sur un coup de tête le négoce du sel pour celui des céréales, ce que de tels risques lui rapporteraient. Asinus était marchand, mais de cette nature de marchands qui ne peuvent dire s’ils courent à la fortune ou à la catastrophe car son commerce tenait autant de la filouterie et de l’aventure que du trafic savamment calculé. Surtout il s’interrogeait sur des affaires plus troubles, inavouables à quiconque. À Marseille où il avait séjourné dernièrement, quelqu’un lui avait confié une mission secrète contre César, si secrète qu’il s’interdisait parfois d’y penser longuement de peur d’en parler à voix haute. C’était un rôle enfoui quelque part dans un repli de son cerveau, un personnage confidentiel joué l’air de rien, un dévouement partisan qu’il ne dévoilerait qu’au moment voulu. Pourquoi s’était-il encombré de cette tâche impossible ? N’encourait-il pas des dangers inconsidérés à avoir accepté cette besogne ingrate ? Il n’avait pu refuser parce que de lointains liens de clientèle, forts comme des rapports de sang, le lui imposaient. Il ne s’agissait pour l’instant que d’écrire sur des rouleaux ce qu’il voyait dans son périple, et la curiosité excessive et innocente de ce Magon de Malte – ce croisement pas possible de Grec et de Carthaginois – lui facilitait particulièrement le travail. Mais toutes les informations emmagasinées, toutes ces informations que Scythès protégeait soigneusement dans sa sacoche de cuir, étaient-elles seulement dignes d’être rapportées et servir ? Parmi ses contacts potentiels en Gaule, y aurait-il quelqu’un à Génabum pour les lui transmettre, et comment reconnaîtrait-il cette personne ? Il n’était pas au fait des subtilités de ce nouveau labeur qu’on lui avait demandé d’assumer et, pour tout dire, cela le fatiguait. Ses péripéties commerciales étaient déjà suffisamment harassantes pour ne pas avoir à leur ajouter les déboires d’un délateur ou d’un espion. Comme il lui restait quelques miettes de pain, il les jeta innocemment à trois poulets qui passaient là. Quelle ne fut pas sa stupeur quand il s’aperçut qu’ils les dédaignaient, qu’ils s’éloignaient même en se hâtant. Il y vit un signe défavorable qui l’inquiéta subitement et il se mordit les lèvres d’avoir ainsi lancé ces quelques miettes sans réfléchir à la possibilité que ces fichues bestioles n’en voudraient pas. Il se dressa, hurla à Scythès : – Ça n’a que trop duré, va voir ce qu’il fout dans cette bicoque ! 12

L’esclave s’occupait d’inspecter ses armes. À Lémonum où ils avaient fait halte bien des jours auparavant, il s’était procuré une dague et des flèches gauloises qu’il avait ajoutées aux siennes. C’était là autant curiosité d’un être dont on se demandait s’il pouvait ressentir quelque chose que besoin de s’armer davantage et varier sa panoplie en cas de combat. La dague, élégante avec sa garde en laiton massif, servirait à achever et scalper les blessés ; les flèches, parmi les plus meurtrières, étaient munies de pointes en barbe d’épis pour infliger de sérieuses lésions aux corps qu’elles transperceraient. Leur empennage en plumes de rapace rendait leur vol stable, précis, et leur fût n’était pas fait de simples pousses de noisetier coupées mais taillé dans la masse des troncs d’arbre. La douille était juste entée dessus, collée d’un peu de cire, pour qu’à l’extraction la pointe restât dans les chairs et ne pût être retirée ou utilisée par l’ennemi. C’étaient de bonnes flèches. Il manquait simplement le poison qu’on avait l’habitude d’enduire dans son pays pour les rendre parfaites. Scythès en examinait le détail lorsqu’au mot de son maître il se leva simplement, alla chercher Magon en silence. D’un seul élan, celui-ci était entré dans la cabane. Il y découvrit un intérieur sombre, éclairé de braises mourantes en son centre qui dégageaient une fumée à l’odeur insoutenable et piquaient les yeux, comme si on y avait brûlé un mauvais bois. La maison était très basse, un dénivelé important faisait dévaler les premiers pas qu’on y faisait et la toiture d’où pendaient des tiges cassées de chaume mêlées à d’impressionnantes toiles d’araignée semblait devoir tomber sur la tête de celui qui visiterait les lieux. Il y faisait plus froid qu’au-dehors, bizarrement. Le jeune homme toussa, fut quelques instants à essayer d’y voir nettement dans cette obscurité, distingua d’abord près de lui des objets en tous genres, une table grossière, de la vaisselle posée à même le sol, un métier à tisser, un tabouret. Puis, comme il osait quelques enjambées, il tomba nez à nez sur une vieillarde hideuse, assise dans un coin, qui le fixa du regard sans mot dire. Elle était enveloppée d’une guenille crasseuse et portait sur sa tête un bout de tissu qui semblait un foulard rapiécé ; sa face était couturée de rides profondes qui formaient dans le noir autant de cicatrices inquiétantes. Elle avait coupé une pomme sauvage en deux qu’elle laissait sécher sur ses jambes pour en adoucir le goût. Près d’elle, devant un four à pain à moitié démoli se tenait debout et silencieux une sorte d’enfant timide, hirsute, la tête basse et torse nu, dont un duvet épars indiquait le très jeune âge. Était-ce un ami, un parent, un fils ? Il donnait le sentiment d’être calme et ne pas craindre le froid, une cape simplement jetée sur ses épaules, alors qu’à côté, allongée sur une paillasse de misère, 13

une fille blonde aux tresses défaites se contorsionnait dans des douleurs frénétiques. Magon vit son ventre, comprit enfin. Elle était en couches, le travail avait commencé. Il voulut s’avancer. La vieille hurla d’une voix proche d’un cri d’orfraie : – Non, étranger ! Alors, elle assise, lui debout, ils restèrent immobiles, se dévisagèrent, trouvant dans le détail de leurs traits des indices de leur personnalité et se défiant du regard. Elle, peut-être centenaire, intraitable, effrayante dans la pénombre de la pièce, posait sur lui des yeux incolores. Ses rides en tous sens sur son front avaient quelque chose des cheveux hérissés sur la tête de Méduse ; ses joues anguleuses semblaient les mâchoires de la louvarde qu’elle avait été et la montraient encore capable de mordre. Magon, jeune et sincère, lui opposa ses grandes prunelles noires d’incompréhension. Lui non plus ne fléchit pas, mais le galbe ovale de son visage fin, imberbe, équilibré par ses longs cheveux bruns flottants indiquait son caractère doux et bienveillant. Sur le lit, la fille geignait de nouveau et se démenait de souffrance dans ses habits. Il insista, en latin qu’il pensait compris de la vieille : – Y a-t-il une sage-femme ici ? Une sage-femme ! Pourquoi ne courstu pas en chercher une pour aider cette malheureuse ? – Non, étranger. – Pourquoi la laisses-tu là sans bouger ? Il faut l’asseoir, la déshabiller. – Non, étranger. Sans doute étaient-ce les seuls mots de la langue de Rome qu’elle connaissait. Et elle les prononçait avec un accent si dur, en articulant et en frappant chaque syllabe de façon si particulière qu’elle rendait sa réponse indiscutable. Pourtant, lorsque Magon répéta sa question, il eut un semblant d’explication rauque, truffé de barbarismes, à peine intelligible. – Un tiens, ça. Viol. Étaient trois. Sortira du malheur, que du malheur. Des Romains devaient avoir abusé de la misérable, comme partout où leurs légions passaient. La vieille s’était levée pour le dire, son corps tendu d’indignation. Mais le reste de sa phrase fut couvert par un nouveau hurlement de l’accouchante, semblable celui-ci au cri d’une bête aux abois qui sent la mort venir. Son ventre déjeté sur le côté, énorme et soufflante, elle offrait seulement au regard des deux autres qui décidaient en cet instant de son sort son cou contracté et luisant de sueur, des yeux révulsés de fatigue, sa tête rejetée en arrière et mouvante sans cesse. On ne vit pas nettement son visage, mais on le supposait triste. Elle bougeait en grinçant des dents et en poussant des rugissements tour à tour. Il fallait à tout prix 14

commencer par la calmer. Magon profita d’un sursaut de l’aïeule surprise par ce nouveau cri. – Voyons, la mère ! Je suis médecin et herboriste. Je peux aider cette fille si tu me laisses agir, tu comprends ? Accoucher seule peut être très dangereux. – Non, étranger ! L’enfant naître ne doit pas. – Pourquoi, par Eshmoun ? – Parce que les dieux ne veulent pas. Elle n’en dit pas plus, partagée entre une inquiétude légitime devant cet inconnu qui faisait intrusion dans leur vie et la colère sourde qui devait monter en elle pour tout ce qui était romain. Magon hésita. Pressé par les plaintes affligeantes de la jeune femme qui ne cessaient, brûlant d’agir aussi, il finit par s’approcher pour de bon, bouscula la vieille qui s’y opposait, tint en respect, à l’aide de son bâton qu’il avait gardé en main, le garçon qui esquissait un geste balourd. Et sur son arme dont les couleurs vives tranchaient avec l’obscurité, dont les curieux motifs dessinés semblaient vivre de leur vie propre, le métal brilla malgré les éclaboussures de boue, étrange, pareil à une gemme qui prendrait subitement feu. Les deux Gaulois en furent effrayés. – Gare, tas de rustres !, prévint-il. Vous m’aiderez à l’accoucher ou il vous en coûtera. Et toi, fit-il en se tournant vers la fille, dis-moi ce que tu ressens. Eux s’inclinaient, mais elle, ne réagit pas. Il n’avait pour ainsi dire prononcé aucun mot, et elle continua à se contorsionner sur son lit comme si elle n’avait pas une grande bête de médecin plantée devant elle. – Ta langue incomprise, étranger, expliqua de sa voix éraillée la vieillarde maintenant en retrait, inquiète de la tournure que prendraient ces couches à laquelle elle ne pouvait rien. – Alors, tu traduiras, la vieille, ou je te jure que tu iras rejoindre les mânes de tes ancêtres pour si peu. Où en est le travail ? À combien de semaines est-elle ? Sent-elle des douleurs anormales ? Parle ! Elle répéta quelques mots dans sa langue, obtint une réponse hachée de la fille. – Travail commencé avec pluie qui tombe ; romains soldats sur elle, quand ton général par ici venu, elle ne se souvient pas quand. La douleur fait perdre sa tête ! Bourreaux pas fini ouvrage, elle dit, comme si venir maintenant lacérer ventre avec glaives. – Assez ! Ça ne me convient pas, je dois l’examiner. Mon garçon, déshabille-la si cette mauvaise chouette ne veut pas le faire. Et maintiensla sur le dos. 15

L’autre n’entendait pas non plus le latin ; elle traduisit. Magon sut qu’il avait compris quand il le vit ôter timidement sa cape pour l’aider, de l’air stupide des grandes brutes. Il ne faisait pas confiance à cette carne gâteuse et, en l’absence d’autre secours, se résolut à remettre la destinée de la jeune femme entre les mains de deux hommes dont l’un s’avérait déjà gauche et l’autre, c’est-à-dire lui-même, ne la connaissait pas. Ce disant, il quitta son lourd manteau, découvrit la tunique blanchâtre qui l’habillait, ornée d’un fin liseré de motifs exotiques, que sa ceinture ne laissait pas blouser et qui descendait aux poignets et à mi-jambe. Il portait un bonnet en feutre et un collier de grosse verroterie qu’il retira aussitôt. Il retroussa ses manches, regarda ses mains. Elles étaient encrassées par le voyage ; ses doigts étaient rugueux, couverts d’ampoules, terminés par des ongles longs. Il lui ferait mal assurément. Mais il fallait agir, il fit au mieux. Il tâcha de suivre toutes ses lectures, tout ce qu’on lui avait enseigné à Rome, à Smyrne, à Alexandrie et qu’il avait déjà appliqué à quelques esclaves sacrifiées d’Afrique et d’Hispanie. Pendant que le jeune garçon obéissait et dévêtait en silence la patiente dont les douleurs grandissaient, il attrapa d’abord une marmite malpropre qu’il remplit d’eau de pluie avant de la suspendre à une crémaillère audessus du foyer. En dessous, il tenta de raviver les braises en y jetant tout un fagot de bois trouvé à ses pieds pour que peu à peu une lumière croissante éclairât la pièce. Puis, dans une écuelle dont il vérifia de plus près la propreté louche, il se lava soigneusement les mains, se rogna les ongles d’un coup de dents ferme, se les polit autant qu’il put en les frottant aux pierres aiguisées qui cerclaient le feu. Il s’agenouilla enfin, à même le sol, et, après avoir guetté un mouvement de la vieille qui ne bougea finalement pas, de la main droite il vérifia délicatement la dilatation du col, tout en détournant la tête pour ne pas offenser la pudeur de cette Gauloise étendue devant lui, vagin béant, par la force des choses. Il devait absolument éviter qu’elle ne se contractât et compromît le bon déroulement de l’opération. – On n’a pas le temps d’aller chercher quelqu’un, murmura-t-il, l’enfant arrive, et par la voie Appienne. Il sentait l’orifice mou, bien ouvert, légèrement bourrelé en antérieur, humide de la viscosité attendue. Le travail était déjà fort avancé. L’enfant se présentait bien par la tête, la rotation dans le bassin était normalement entamée. Magon fut rassuré sur ce point. En revanche, il s’inquiéta quand, tâtant le ventre de la parturiente, il sentit des curiosités imprévues, des bosses, des remuements inaccoutumés. La peau, tendue, ondulante, semblait si pleine à craquer, si grouillante qu’il en soupçonna un instant la 16

naissance de jumeaux ou de triplets. Il s’y reprit à deux fois. Cela n’augurait rien de très confortant. Il ne crut cependant pas lui avoir fait mal. La fille n’avait pas bougé, résignée sans doute à s’abandonner à celui, quel qu’il fût, qui pût soulager ses souffrances. Ses contractions s’accentuaient plus douloureusement encore, mais une sorte de paralysie succédait à son agitation première. Son visage perlait, ses pieds et mains grelottaient, elle donnait l’impression d’avoir chaud et froid en même temps. Elle fermait les yeux, ne semblait pas entendre qui lui parlait, bafouilla seulement une fois quelques mots qu’il savait être du celte. Il se demanda même si dans sa fièvre elle avait senti que c’était bien une main masculine qui l’avait auscultée. Tout indiquait déjà son épuisement, ce n’était pas non plus bon signe. L’eau de la marmite commençait à s’évaporer et remplir la hutte d’une tiédeur appréciable. Sans pétiller d’une belle flamme, étouffant plutôt sous une fumée rase, le feu tenait bon et chauffait correctement. Magon voulut alors tout préparer pour procéder à l’accouchement, et ne trouva bien sûr rien. Outre l’eau chaude, il avait besoin d’éponges, d’huiles, d’un siège obstétrical, d’un coussin, d’un lit digne de ce nom et de langes pour emmailloter l’enfant. Toutes choses dont il ne disposait pas. Au plus avaitil, enfouies quelque part dans ses affaires de voyage, des fragrances pour ranimer la femme si besoin et il trouva dans le désordre de la maison une paire de hardes sans prix, des tissus de peu qu’il plia et passa sous le dos de la future mère pour la rehausser. L’aïeule, qui le surveillait, eut un nouveau geste d’humeur quand il saisit ses haillons usagés. D’un mot, il la rabroua comme un animal, ne la craignant plus depuis qu’il avait pris les opérations en main. Il tira grand le rideau de la porte pour faire entrer le jour triste. Puis il sortit, dépassa Scythès qui justement venait à lui sur ordre d’Asinus et, sans songer même à solliciter son compagnon de route qui le regarda avec étonnement, alla jusqu’à son âne qui attendait sans bouger sous la pluie et fouilla dans ses sacs pour y trouver deux flacons de parfum qu’il avait par hasard emmenés et un scalpel pour procéder à la section du cordon. Il prit surtout sa pharmacie de voyage, une petite boîte sculptée dans un bloc d’ivoire dont le couvercle figurait des portraits d’Esculape et d’Hygie. Dedans, des compartiments contenaient des pilules, des pastilles, des poudres dont lui seul avait le secret. Au moment de rentrer, il aperçut au bout de l’enclos une touffe de menthe qu’il arracha et emporta avec lui, ainsi qu’un bout de bois assez long qu’il trouva près du tas de bûches. – C’est un accouchement, lança-t-il enfin à l’adresse d’Asinus toujours assis sur sa souche. Ce ne sera pas long. Si tu veux bien attendre, ordonne à Scythès de rester sur le seuil. 17

Et il ne se soucia pas de la réponse. À l’intérieur, il eut encore la désagréable surprise de voir la vieille se rebeller et le menacer avec désespoir d’un couteau ébréché. Il brandit vivement son bâton qu’il mania si bien que l’arme tournoya presque d’ellemême dans l’air, ne heurta rien malgré l’étroitesse du lieu, arrêta sa pointe de métal exactement sous le menton de l’attaquante, à l’endroit où sa gorge fripée se faisait tendre, comme si ce fût le prolongement naturel de son bras. – Prends garde, sorcière, et tais-toi maintenant, ou je te perce la mâchoire et te fends la langue en deux. Elle lâcha le couteau, terrifiée d’un usage si adroit de la force, regarda une fois encore le ventre de la fille et préféra disparaître définitivement en donnant un dernier conseil : – Une peau de couleuvre, étranger, si tu as, attache-lui aux lombes. Car favorise l’accouchement. Mais jette-la avant couper cordon. Ne tue pas l’enfant qui cause problème, même si morveuse. Seul Celte doit s’en charger. Je ferai, moi, s’il faut. Et invoque déesses-mères. – Sors ! Je n’ai que faire de tes superstitions, vieille folle. Laisse-moi procéder à la délivrance de ta protégée. Elle s’en alla hors de chez elle, sombre, silencieuse, d’une marche lente, et il ne la vit enfin plus. Alors, les choses sérieuses commencèrent. Il ne fallut pas attendre beaucoup tant les contractions devenaient fortes, longues, rapprochées. La vieille partie, Magon ne pouvait plus être traduit ; tout se ferait aux gestes ou à l’intonation de la voix. Par des signes évidents, il demanda au jeune Gaulois de faire s’asseoir l’accouchante au bord du lit, la cuisse gauche légèrement plus inclinée, et de la soutenir ainsi en se positionnant dans son dos tandis que lui, étendait du linge en dessous. Le garçon obéit mais se contenta de l’agripper en détournant les yeux sur le feu où une flammèche brûlant un bois plus sec montait. Il ne voulait pas voir. Elle était jeune ; certainement étaient-ce là ses premières couches ; les douleurs de l’enfantement seraient terribles et lentes. En attendant, elle se démenait toujours comme une tigresse souffreteuse. Ses contractions devenaient franchement intolérables et ses hurlements se faisaient si sonores, si violents qu’ils menaçaient les murs de s’écrouler. Elles semblaient dix à crier, cachées derrière elle. – Calroë ! Calroë !, appela-t-elle à maintes reprises, Calroë ! Calroë ! Calroë. Ce mot, elle le balbutiait tant elle pouvait à peine parler. Que signifiait-il ? C’était peut-être une plante, un remède, un lieu de réconfort. Ou alors un prénom, celui d’une mère, d’une sœur ou de la vieille qu’elle 18

implorait de revenir. À moins que ce ne fût celui d’une déesse ignorée des gens qui n’étaient pas d’ici. Magon lui plaça entre les mains le bout de bois qu’il avait ramassé, la força à le tenir et s’appuyer dessus quand il s’agirait de pousser. Elle se plia bientôt sous le supplice. Les premiers élans se précipitèrent en effet, le médecin eut juste le temps de relaver ses mains après avoir jeté un autre fagot au feu que déjà s’amorçait la descente de l’enfant. Il ne voulut pas la diriger, laissa faire la physiologie de l’accouchement et les besoins de son corps. Ce furent des efforts atroces qu’il tenta d’atténuer en l’encourageant avec douceur et en lui indiquant, par de grands souffles, quand elle pouvait les relâcher. Mais ce ne fut pas aisé. Elle poussa une fois, d’une poussée gutturale, spontanée, irrépressible, en agrippant sa branche à s’en faire craquer les phalanges, puis une deuxième presque immédiatement, en coupant sa respiration, parce que l’envie était trop forte. Ses premières poussées furent ainsi chaotiques et prolongées comme si elle avait rêvé d’expulser l’enfant d’un coup, par une délivrance subite. Il la rassura, se montra compatissant, essayant, sans se départir de son calme, de lui faire comprendre qu’elle devait imiter au mieux le rythme de ses contractions, retenir ses gémissements et se reposer dans l’intervalle. Elle parut réaliser ses conseils, s’apaisa au possible. – C’est bien, c’est très bien. Continue ainsi. – Calroë ! Calroë ! Calroë… Elle répétait ce mot qu’il ne connaissait pas. Au centre, le feu avait gagné tout le dernier fagot et prenait de l’ampleur. Le bois ne devait pas être le même. C’était la première fois que le foyer paraissait si haut et si pur. Il régnait à présent une grande chaleur. Magon, en nage, eut l’impression que les flammes se rapprochaient, qu’elles voulaient rendre son teint à la fille pâlissante quitte à mordre le nourrisson qui n’était pas encore né. Des ombres dansaient autour d’eux, mais elles demeurèrent faibles, informes, laides. À la troisième poussée, fragmentée en plusieurs petites, la tête apparut clairement dans le canal vaginal et recula un peu à la fin en attendant que la suivante ne la fît venir davantage. La mère serrait les dents à les écraser, mâchait ses propres cheveux pour ne pas hurler, se rivait au cou du jeune Gaulois penché derrière elle, quand tout s’accéléra. À la quatrième poussée, l’enfant commença à sortir tout à fait, presque de lui-même et l’on sentit quelque chose de grave se produire. Le praticien se troubla, oublia ses lectures, craignit le pire. Il n’eut pas le temps de réfléchir. Les deux dernières poussées furent inéluctables, l’enfant voulait sortir, vivre, se montrer. Et il fut jeté aux ténèbres d’or et de sang. 19

Il y eut un silence, puis un vagissement, espéré mais étrange. Magon prit l’enfant, le souleva, fut horrifié. C’était un monstre. Dans la pénombre striée de lumière, il avait quatre bras, quatre jambes, une tête et deux membres virils. L’expulsion avait quasiment fait s’évanouir la jeune mère, sombrant dans une léthargie traumatique et se couchant. Elle avait découvert son nouveau-né braillant, frêle, maculé, poisseux, plus que difforme. À quatre travers de doigts du ventre, Magon coupa le cordon, simplement, en faisant sortir par une légère pression le sang qu’il renfermait, lia le tout, éloigna l’insoupçonnable être vivant comme on fait d’un cauchemar. Il le tendit au Gaulois. Le couard ne voulut pas y toucher et lâcha brusquement la fille, épouvanté, pour aller se terrer dans un coin où il marmonna des paroles stupides avant de s’enfuir dans une course éperdue en oubliant même de reprendre sa cape. – Idiot !, tança Magon, mais cela n’y fit rien. Alors qu’il commençait à se sentir désemparé, il se souvint de l’imperturbable Scythès qui devait faire le pied de grue dans la boue devant la porte. Lui et son maître n’avaient pas bougé, il en était persuadé. Et il l’appela : – Scythès ! Scythès ! L’esclave, ruisselant, entra avec l’assentiment d’Asinus. Sa carrure colossale dans un intérieur si exigu, grossie par les armes qu’il portait et la sacoche passée en bandoulière dont il ne se séparait jamais, donna l’impression de devoir faire s’envoler la toiture de la petite maison. Magon lui remit l’immonde et chétive créature entre les mains qu’il enveloppa comme il put de vêtements divers. Son corps horrible ainsi dissimulé, sa seule tête et son cou d’oisillon rendaient sa vision supportable. Il le regarda alors attentivement : avec sa peau plissée encore violacée, ses yeux mi-clos gris bleuté, ses cheveux collants ébouriffés, il ressemblait à n’importe quel nouveau-né criaillant à la naissance. Le médecin n’eut cependant pas le courage d’examiner plus en détail sous le linge la forme monstrueuse du petit corps. Scythès ne broncha pas non plus, reçut l’enfant comme on reçoit un sac, sans ciller. Magon avait un autre problème à résoudre. Avant que la jeune mère, blême, ne s’évanouît tout à fait, il lui restait à l’assister dans l’évacuation du placenta, sans attendre le temps de repos nécessaire, et la phase était aussi délicate que l’accouchement en lui-même. Il s’y employait avec l’application qui lui restait ; il avait mis pour faciliter les choses la menthe sauvage arrachée et des pastilles de sa pharmacie à bouillir dans de l’eau 20

chaude, quand Asinus, entrant enfin dans la maison, le troubla en jurant comme un charretier : – Par la grande putain de Canope, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Est-ce qu’il faut autant de temps pour accoucher une guenon ? Ne voyant pas Scythès sortir, il s’était décidé à aller voir de lui-même. Quand il entra furibond, Magon ne répondit rien, demeura concentré sur sa besogne. Pour détourner les yeux du spectacle rebutant des membranes sanguinolentes expulsées, son compagnon s’arc-bouta sur l’enfant que son esclave suspendait toujours froidement à bout de bras comme un animal dangereux. Et voulant simplement vérifier le sexe du nouveau-né, il arracha plus qu’il n’ôta les linges de misère enroulés autour. Mais il se recula sur-le-champ, effrayé, bégayant : – Un monstre ! Par Jupiter, un monstre ! C’est un présage de plus ! Où… où est le père ? Il avait la main sur le pommeau de son glaive, comme s’il eût voulu écarter une menace immédiate. Magon ne leva pas la tête, reprit sans se distraire la version rapportée par la vieille qu’il ne savait être juste ou non : – Les vainqueurs s’octroient toujours leur permission de jambage. Le père est un légionnaire, un criminel, qui a forcé cette malheureuse. Sa violence est à l’origine de l’aspect de son enfant. Bientôt il eut fini la délivrance du chorion, et c’était tant mieux : la jeune accouchée tombait maintenant inconsciente. Il la nettoya comme il put, puis la couvrit pour qu’elle ne prît pas froid. Alors, pour la première fois, il fit véritablement attention à son visage. Sa figure reflétait sa fatigue extrême ; pourtant, sous les cernes et la sueur, il fut frappé par la joliesse de ses yeux céruléens qui s’entrouvraient quelquefois, sa bouche fine, la pointe de son nez. Était-il possible que de la grâce naquît l’horreur ? Quel sens donner à un prodige si effroyable ? Il ouvrit un des deux flacons de parfum, mais n’osa la faire revenir à elle pour de bon. Comment lui annoncer la terrible vérité ? Il était préférable de laisser l’épuisement l’emporter et la pauvre femme prendre du repos pour affronter plus tard les affres de sa maternité. – Dommage, elle est mignonne, cette gamine, conclut Asinus en se penchant à son tour sur elle, plus tranquille à l’idée qu’un géniteur légitime n’existait pas. La naissance d’un enfant n’avait de valeur que par la reconnaissance du père qui l’aurait fait entrer dans la communauté citoyenne ou barbare. Par conséquent, le sort d’un nouveau-né illégitime n’avait rien d’émouvant, même s’il tournait à l’abandon ou à l’infanticide. A fortiori lorsqu’il était néfaste comme celui-là. Et Asinus, dénué de scrupules religieux sauf lorsqu’il s’agissait de son propre intérêt, renchérit : 21

– Mais si l’enfant n’a pas de père, rien à foutre. Pas un mot aux autorités, ni romaines ni gauloises ; ça me mettrait au plus mal dans mes affaires. Il y a quarante ans de ça, chez moi, dans le Picénum, j’ai vu chier une semblable avortonne à deux têtes. Poussée du cul de la matrone dans la villa de mon oncle. Il a traîné à faire ce qu’il fallait, mettant un point d’honneur à réunir auparavant les cinq voisins que réclame la loi de Romulus pour évaluer la gravité de la malformation. Eh bien, il ne les a pas trouvés immédiatement, ces cinq voisins, et il n’a pas pu le mettre à mort de lui-même, son chiard informe. Ç’a crevé avant qu’il ne revienne. Résultat : il a perdu la confiance de ses associés qui n’ont plus voulu traiter avec lui ; tout le monde connaissait l’opprobre funeste de sa maison et il a été publiquement accusé d’avoir tergiversé. Il s’est suicidé dans l’année, j’avais quinze ans. Tu sais ce qu’il reste à faire : un monstre, il faut s’en débarrasser. Magon s’effondra à cette sentence, éprouvé par l’opération comme par la naissance qui en résultait et dont il se sentait responsable. Une grosse larme coula le long de sa joue. – Je…je ne peux pas, c’est un être vivant… – Foutu con, ça ne vaut pas plus qu’un chien ! – Asinus, assez. Je t’en prie… – Ce serait donc à moi de le faire ? Sûrement pas. J’ai déjà buté contre un présage dehors, en attendant que tu fasses tes saloperies ici. Qu’avaistu besoin aussi de te mêler de ça ? – Aucun !, protesta Magon en colère. – C’est mauvais signe, les dieux ne sont pas avec nous. Ils sont peutêtre même irrités, il faut les apaiser. Tue cette chose ! La loi des Douze Tables te l’ordonne ! Le bon sens même te l’ordonne ! – Non… – Si tu hésites, expose-le dans les bois, laisse-le se faire dévorer par des bêtes errantes. – Non ! Pas cette pratique… – Alors, va le noyer dans la Loire ! C’est encore ce qu’il y a de plus simple à faire. – Non, te dis-je ! Je n’en ferai rien ! – Il est mort, trancha subitement Scythès. Ils se retournèrent, éberlués. L’enfant s’était tu ; sous le vernix il avait effectivement bleui et ne respirait plus. Magon ne put s’empêcher d’en éprouver un soulagement, Asinus y vit autant de temps de gagné. – On y va, reprit le commerçant pas déconcerté. – Je dois attendre qu’elle se réveille, protesta encore le jeune médecin, lui donner ce breuvage pour la rétablir. Du dictame de Crète et de la 22

menthe sauvage qui la purgeront. Quant à cet enfant qui vient de trépasser, il faut… L’autre allait de nouveau s’emporter et l’interrompre lorsqu’ils entendirent une sorte de hululement lugubre se rapprocher. Une ombre sèche passa l’encadrement bancal de la porte. C’était la vieille qui revenait. Son retour fut pénible à Magon. Elle marcha droit à lui, sans même étudier l’enfant, et lui dit avec rage, négligeant son latin, parce qu’elle savait déjà, probablement prévenue par le jeune Gaulois sorti affolé : – Romains cruels ! Romains prétentieux ! J’avais dit, art à toi rien pouvoir contre ce qu’elle avait en ventre. Calroë ! Calroë ! Pourquoi pas elle protégée ? Toi, médecin, laisse évanouie elle, car elle pas souffrir ; moi annoncerai nouvelle qu’est monstre l’enfant. – L’enfant est mort, la vieille. Il y eut un temps. Elle jeta un œil derrière elle, réfléchit, ordonna : – Entassez bois dehors, loin de maison ! Maintenant ! Magon ne trouva rien à redire, baissa les yeux. Il avait perdu sa belle crânerie de praticien magnanime quand elle, retrouvait l’accent despotique de ses premières paroles. Ses certitudes vacillèrent, il dut penser qu’elle avait sans doute raison. Cette fois ce fut lui qui obéit, penaud, et se retrouva à amonceler du bois sous la pluie abondante sans avoir même pensé à se vêtir de son manteau. L’aïeule n’avait plus eu besoin de brandir une arme pour le contraindre à le faire, la déception lui avait fait perdre toute vigueur et envie de lutter. Une vieille hache était posée près d’une houe dans un coin de la maison, mais il était incapable de saisir le moindre outil. Il se traîna, à bout de forces, ramassa ce qu’il trouva de branches mortes, en fit un tas, machinalement. Les gouttes ruisselant sur ses mains et sa face le débarbouillèrent d’une eau rafraîchissante, et il les apprécia tant ses membres perclus lui étaient tout à coup lourds et gênants. Scythès, ayant posé le petit défunt, le seconda afin d’aller plus vite ; Asinus, le visage caché sous sa capuche, fit semblant de vérifier le harnachement de sa monture pour ne pas avoir à participer à cette tâche ingrate. Le jeune Gaulois était revenu, sans que l’on sût où il s’était sauvé au juste. Le retour de l’ancêtre l’avait vraisemblablement rassuré. Il n’aida pourtant pas à dresser le tas de bois lui non plus. Ce tas, Magon savait très bien à quoi il servirait mais il n’y voulait pas songer ; il préférait ne penser à rien, en ramassant ses branches et ses bûches, à moins de laisser revenir dans sa tête cette énigme de Calroë dont il ne cessait d’entendre le nom battre à ses oreilles. Jusque dans la peine sa curiosité naturelle ne disparaissait jamais vraiment. 23

La vieille sortit bientôt en portant un brandon enflammé du foyer et, avec une science ingénieuse, parvint à faire s’embraser sous la pluie le bûcher de fortune que les deux hommes venaient de construire. Puis elle alla chercher l’enfant entouré de ses linges auxquels elle venait d’ajouter tous les tissus ensanglantés de l’accouchement. Elle dissimula sa tête et, accompagnant son geste de prières aux déesses-mères dans sa langue, elle lança le tout dans les flammes, sans faire de distinction entre ce qui avait été vivant et ce qui était toujours resté inerte. Le petit monstre fut ainsi jeté au feu. L’inhumer sous terre lui eût offert un autre ventre, symbolique, que celui de sa génitrice biologique en attendant que son âme ne revînt se réincarner en un nouveau corps accepté de la nature et de la société ; le brûler revenait à le punir même après la mort et lui imposer un aller simple dans l’au-delà sans espoir de retour. Magon sentit alors un grand découragement l’envahir. Son acte de secours lui semblait maintenant vain, inutile, altéré puisqu’il en était résulté l’exact contraire de ce qu’il entendait faire initialement. Que de souffrances pour rien sinon pour cette douleur ultime, la plus tragique qui pût frapper une femme ! Chacun n’avait plus qu’à s’en remettre à ses dieux. Agenouillé à l’écart sous la pluie battante, le bras droit replié, la paume ouverte, il pria les siens de venir en aide à tous ces malheureux, y compris cette femme surannée qui, si elle l’avait menacé, n’avait fait que défendre ses proches. Il n’y avait pas à douter qu’elle avait été très perspicace et lui aveugle, dramatiquement aveugle sur le déroulement des événements. Asinus, pour sa part, implora très haut Mercure de les épargner le reste du voyage et de favoriser son négoce. Il ramassa les affaires de son camarade, puis l’emmena : – Allons, viens, on ne peut plus rien pour eux. Magon se laissa emporter. Il n’eut pas la force de dire au revoir à la jeune mère, laissa à l’intérieur de la cabane sa décoction bouillir dans l’eau chaude. Et comme ils étaient remontés en selle et s’éloignaient, l’un humble et honteux, l’autre pestant contre tout ce temps perdu, déjà devancés par Scythès qui rouvrait la route transformée en bourbier par la pluie, ils entendirent encore une voix lointaine les maudire dans leur dos. Il leur sembla qu’un vautour tournoyait dans le ciel. Ils chevauchèrent sans se retourner. La pluie se calma aux premières heures du soir et le temps clément retrouvé leur permit d’avancer. Malgré cela, ils ne pourraient être à Génabum pour dormir. La nuit commençait en effet à tomber, une nuit lugubre où la silhouette déchirée des arbres sur les dernières pâleurs du jour prit des allures inquiétantes. De surcroît, ils avaient modifié leur parcours en s’enfonçant dans les terres, loin du fleuve ; ils empruntèrent des sentiers isolés, évitèrent délibérément les 24

hameaux et habitations parce qu’on leur avait dit qu’une bande de brigands rôdait à l’entrée des villages où ils détroussaient les voyageurs. Ils avaient déjà dû en affronter, craignaient plus que jamais, après tant de désastreux présages, de refaire leur mauvaise rencontre. Le temps de leur trajet en fut dédoublé. L’obscurité totale les rattrapa bientôt. Ils campèrent sur le sol humide d’un sous-bois, non loin d’un tumulus, et ils firent un grand feu pour se protéger des bêtes sauvages. Magon, les épaules enveloppées d’une ample couverture, ne lâcha pas son bâton de la soirée. Scythès, assis en tailleur, se tint à bonne distance des flammes parce que, venant du Nord, il ne craignait pas les rigueurs de l’hiver arrivant. Le dîner fut long, peu nourri. Oubliant le drame des heures antérieures, Asinus anima toute la discussion, trouvant dans sa verve graveleuse comme un prélude à sa joie de rejoindre enfin la cité des Carnutes. Il essaya de distraire Magon en lui parlant de ce qu’il appela les monstres effrayants, ceux qui justifiaient que l’on tuât toutes les créatures contrefaites. Il dressa un catalogue de merveilles, raconta des aventures impossibles, prétendit avoir croisé des Sciapodes, des Nasamons, des Ichtyophages aux confins du monde connu. Il rigola même au souvenir d’un Panotéen qu’il avait apprivoisé pour dormir dans ses oreilles gigantesques les soirs de fraîcheur comme celui-là. Ses élucubrations n’avaient rien que de très maladroit. D’ailleurs elles ne trouvèrent pas l’écho espéré. Son esclave participa par de rares paroles à la conversation ; le Maltais se contenta d’acquiescer tout le temps jusqu’à ce que le commerçant, bien en peine d’égayer seul la soirée, se levât. – Allez, ne t’apitoie pas, par la pine de Pan ! Si je te racontais une autre histoire, plus romantique, pour te changer les idées ? J’en ai des milliers dans ma besace, des quatre coins du monde. Tiens, veux-tu savoir l’histoire de la belle Doulichia que j’ai séduite un soir à Pergame ? Ou encore celle du peltaste vendeur d’or que j’ai lanterné en Mésie ? Ou bien veux-tu connaître ma rencontre avec Scythès ? Je te disais ce matin que je te la donnerais un jour à entendre. L’autre ne répondit rien, opina mollement du chef pour le laisser commencer. – Eh bien, l’histoire se passe dans un pays lointain, en Taurique, entre le Pont et le Lac Méotide. Il vit là-bas un peuple au passé glorieux que tout le monde connaît : les Scythes. Ce peuple vit, je devrais plutôt dire qu’il survit car leur empire était autrefois immense, touchait les contrées fabuleuses des Arimaspes et des griffons qui gardent les mines d’or, où les montagnes sont, paraît-il, deux fois plus hautes que les sommets de nos Alpes, et il s’est réduit en un siècle comme une peau de chagrin parce qu’il a subi la poussée de nouveaux peuples vomis des steppes, les Sarmates 25

dont les Iazyges et les Roxolans. Les Scythes ne sont aujourd’hui plus que l’ombre d’eux-mêmes. Jadis nomades et effrayants, ils se sont endormis en se fixant sur ce territoire qu’on appelle la Petite-Scythie, par opposition à la Grande d’il y a des siècles et qu’ils ne reformeront probablement plus jamais. Il s’arrêta pour ménager les épisodes de son récit, but une gorgée d’eau avant de reprendre : – Il y a dix ans de ça, j’ai commercé dans le royaume du Bosphore et les forteresses frontalières de cette Petite-Scythie. C’est peuplé d’Hellènes, de Scythes et de Taures. Parlant mon mauvais grec, je naviguais entre Olbia, Chersonnèse, Panticapée et Néapolis-des-Scythes. La guerre y fait rage un matin sur deux mais elle ne gêne pas le commerce. Ils ont trop à y perdre, tous, ils sont trop demandeurs. Là-bas, Magon, là-bas, c’est le bonheur pour qui n’a pas froid aux yeux. Imagine-toi un pays couvert de blés, des femmes blondes avec des poitrines plus blanches, plus dures, plus fraîches qu’une colline enneigée au soleil, qui couchent avec toi quand tu n’as pas des Grecques aux seins mats et fondants. Ajoute à cela un pays où l’argent coule à flots pour qui sait le faire jaillir, c’est merveilleux. C’est quelque chose que tout homme devrait connaître une fois dans sa vie, quelque chose que j’aimerais retrouver par ici, tu sais. Toi-même malgré tous tes grands principes, tu aurais pu t’y enrichir comme un putain de dieu avec ton art… – Je ne cherche pas à m’enrichir par la médecine, tu le sais bien. – Ouais. Toujours est-il qu’à l’époque, j’étais encore jeune et fringant, j’étais un grand marchand dont le nom était plus célèbre que celui de nos généraux sur toutes les mers et mes marchandises partaient par navires entiers. On m’appelait le grand Asinus ! On ne me chassait pas comme ces maudits Namnètes l’ont fait de leur bauge, je ne campais pas à la dure dans les bois ; on attendait mon arrivée, on se pressait, on m’accueillait à bras ouverts en grande pompe, en lançant des couronnes de fleurs ! Eh, qui sait, il se pourrait bien que ce soit de nouveau le cas demain, non ? – Tu veux dire que tu vendais du blé, comme tu comptes le faire chez les Carnutes ? Il le regarda, stupide, un peu vexé d’avoir été coupé dans ce moment de lyrisme. Il lui répliqua sèchement : – Non, de la cire et du miel. Qu’importe ! Magon, qui ne savait pas pourquoi il avait posé cette question, se garda bien d’en reposer une autre et l’écouta jusqu’au bout. Son compagnon prenait un ton très fier, dessinait de grands gestes emportés derrière le feu et il se doutait, à ses rodomontades, qu’il travestissait considérablement la vérité. 26

– J’ai vécu plus d’un an parmi eux, j’ai cherché à m’enrichir par tous les moyens. Et eux, eux, tu les aurais vus, mon ami ; ils avaient perdu leur puissance et leur férocité, mais c’étaient encore des cavaliers aguerris, des barbares qui avaient un sens rare de la noblesse, des hommes pour qui l’argent n’était rien et tout la gloire du combat. Je t’assure que même moi, à leur contact, je paraissais bien petit. Si tu savais, Magon, ce qu’ont été leurs ancêtres, des guerriers sauvages qui ont autrefois fait cracher leurs burnes aux empires de Perse, d’Assyrie et d’Égypte ! Et leurs femmes, des tigresses d’Hyrcanie, des Amazones farouches, rien à voir avec Pompéia ou Calpurnia ! Magon savait cela : parmi ses lectures encyclopédiques, il avait dévoré Hérodote qui avait consacré de longues descriptions aux Scythes de son temps. Quant aux femmes de César, il ne pouvait se prononcer. Asinus reprit son calme, fouilla d’une branche les braises du feu comme s’il y retrouvait les restes brûlants de son passé. – J’étais dans la cire plutôt que le blé. Mais ce n’était pas grave, c’était la fortune quand même car j’avais trouvé leur point faible. Ils boivent le vin comme les gens d’ici : comme des trous. Je les ai volés chaque fois qu’ils étaient ivres parce que l’alcool les rend idiots. Tu comprends, j’étais emporté par une fureur de posséder et de jouir. Alors, quand ils titubaient assez pour m’accorder n’importe quoi, je leur achetais leurs produits à un prix défiant toute concurrence et j’embarquais pour une autre cité avant de les savoir réveillés. Quand je revenais, un mois après, ils ne s’en souvenaient même plus et traitaient dans les mêmes conditions. Ce n’était pas du vol puisqu’ils y revenaient ! Il s’assit en soufflant de douleur, se tut. Il sembla réfléchir un instant pour lâcher avec une lucidité troublante, comme s’il se parlait à lui-même : – Si, tu as raison, c’était peut-être du vol. Tout ce que j’ai su faire, c’est sans doute les voler, eux qui m’ont rendu tous les égards. Mais tu sais quoi ? Ils ne m’ont même pas châtié pour ça. Quand mon forfait a été découvert, ils ne m’ont même pas chassé de chez eux ; ils m’ont voué au mépris général, un mépris sourd, lourd qu’un étranger ne reconnaît presque pas sauf à fixer le bleu limpide de leurs yeux. Et moi, Asinus Stultus Ier, je suis resté encore quelque temps parmi eux parce que je ne comprenais pas, j’étais trop balourd pour comprendre qu’on ne vole pas son hôte et qu’au-delà, mon âge ne me permettait plus de ne pas être honnête. Sa fierté avait laissé place à une sorte de remords étrange que Magon n’avait jamais entendu de sa bouche. Jouait-il un rôle ou était-il sincère ? Était-il possible que cet homme capable de sacrifier un enfant comme un chien eût du repentir à avoir simplement volé un autre parce que cet autre 27

lui donnait l’hospitalité ? Ou bien l’histoire cachait quelque chose de plus grave, ou bien il fallait croire que nul n’avait décidément la même échelle de valeurs. Derrière le fauteur repenti, Magon entrevit un instant l’habile comédien. Sa voix d’ailleurs se fit pesante, il en vint à l’acmé de son récit : – Lui, Scythès, à Néapolis-des-Scythes, était le garde du roi Khodarz, le petit-fils du grand Palakos défait par Diophante cinquante ans plus tôt. Khodarz fut assassiné dans une embuscade, un piège où il ne sut pas le protéger. Peut-être en as-tu entendu parler ? La tradition, encore vivace chez eux, veut qu’un serviteur soit enterré avec son roi. Autrefois ils élevaient des collines énormes pour honorer leurs souverains, bien plus hautes que ce tumulus-là devant nous, et le mort était accompagné de ses concubines, de ses échansons, de ses cuisiniers, de ses écuyers, de ses chevaux et de ses meilleurs guerriers. De nos jours, ils sont enterrés dans une tour de la ville utilisée comme un cimetière royal et un seul les suit dans l’autre monde ; c’est à Scythès qu’est revenu cet honneur. La suite, tu la devines. A-t-il craint la mort, lui dont le peuple ne la craint pas ? S’est-il jugé trop indigne d’accompagner son roi dans l’éternité parce qu’il n’avait pas su le protéger dans cette vie ? Toujours est-il qu’il s’est enfui plutôt que de se laisser tuer et inhumer avec lui. Trop honteux, il s’est réfugié clandestinement sur le premier bateau qu’il a croisé, le mien, qui levait justement l’ancre pour rentrer en Italie et qui ne reviendrait plus parce que je n’avais plus d’opportunités de commerce dans la région. Je l’ai découvert quelques heures plus tard, à fond de cale, quand nous étions au large : il parlait la langue d’Ulysse avec des barbarismes aussi vilains que les miens ; je lui ai appris, depuis, des rudiments de latin. J’ai su son histoire, sa contrition. Je me suis présenté à lui, franchement, et lui ai avoué mes fourberies envers les siens qui étaient cause de mon départ. Alors, comme il s’était montré de la plus grande lâcheté envers celui qu’il devait protéger, il a fait vœu sur mon bateau, au large de ses côtes, de veiller désormais sur l’être le plus faible, le plus vil, le plus sot qu’il lui avait été donné de rencontrer comme pour se punir en mettant ses qualités de guerrier au service de quelqu’un qui ne les méritait pas. C’est une grande honte pour lui, une honte de tous les jours, qu’il tient pour le prix d’une honte plus grande encore. Il a passé ce marché avec moi, et c’est pour ça qu’il restera à jamais mon esclave, parce que la gravité de sa trahison envers son roi dépasse, et de loin, la durée de sa vie dans ce monde. Je ne le regrette pas, il est un garde du corps sans pareil, plus farouche que les panthères de son pays. 28

Le déshonneur qu’il a eu de ressentir une fois la crainte de la mort l’a rendu plus rude encore qu’il ne l’était et ça durera tant que ça continuera de lui faire mal, là, dans la poitrine. Il a quelque chose d’un Prométhée tragique ; c’est comme si on lui arrachait chaque jour un bout de son cœur et que ce cœur empli d’abjection repoussait. Crois-moi, parfois il vaut mieux partir tôt la tête haute que vivre longtemps dans l’opprobre et l’infamie. Magon le prit comme une conclusion à cette journée douloureuse et y songea longuement. Il regarda Scythès qui n’avait pas bougé à l’évocation de son pays, n’avait pas même manifesté un cillement à celle de son histoire. – Alors, tu ne veux pas me changer les idées à mon tour, moi qui suis tout à coup triste sur mon propre passé ? Tu ne veux pas me raconter l’origine de ton bâton, le sens de ses curieux motifs ? Magon jeta un œil sur son arme dont les couleurs bigarrées et les dessins venus d’un autre monde faisaient une tache inédite dans la nuit. – Pas ce soir, Asinus, il se fait tard et je suis fatigué. Peut-être demain. Comme il s’assoupissait, il se demanda une dernière fois ce qu’était devenue la fille qu’il avait accouchée. Il dormit d’un sommeil agité. Et dans son rêve, il revit le visage de la vieille mêlé à celui de Scythès, tandis qu’un nom tambourinait à ses oreilles : Calroë, Calroë, Calroë. Le lendemain matin, il fit beau. La terre avait séché, maternellement couvée aux premières apparitions du soleil, et les mauvais rêves de Magon s’étaient estompés. Il eut du mal à se réveiller. Asinus le secoua du pied pour repartir. Ils progressèrent encore sur ce territoire si amplement boisé qu’il méritait bien l’appellation de chevelu. Partagée entre les deux cités rivales d’Autricum et Génabum qui étaient l’une sa grande place forte, l’autre son grand marché, la tribu des Carnutes, elle-même divisée en une confédération de clans et de phratries, occupait un territoire aux villes, aux bourgs, aux fermes nombreux dans des paysages si variés qu’ils s’étendaient des riches plaines céréalières du nord voisines des Éburovices jusqu’aux terres acides, marécageuses, couvertes de forêts au sud limitrophes des Bituriges. Ce fut aux franges de ces dernières qu’en cheminant, ils passèrent une rivière affluente de la Loire, suffisamment moins large pour qu’Asinus voulût bien la franchir à gué. Le pays comprenait d’ailleurs de grands fleuves indispensables au convoyage de l’étain, cette autre richesse des Carnutes, qui transitait, depuis la mer de 29

Bretagne, par la Seine, l’Eure, empruntait la Loire en amont pour gagner la vallée du Rhône. Les trois voyageurs retrouvèrent bientôt plusieurs habitations, y croisèrent des villageois selon lesquels la cité qu’ils cherchaient à atteindre ne se situait plus qu’à quelques lieues de là. Asinus demanda combien ça faisait en lieues romaines ; on fut incapable de lui répondre. Bougre de sauvages infoutus d’avoir les mêmes distances que tout le monde ! Mais l’important était que l’on s’en approchât. Peu à peu le paysage de bruyère, de marécages et de bouleaux le céda à un autre de plaine ; les ornières boueuses rejoignirent une route empierrée ; la Loire se dévoila à nouveau, belle et scintillante. – Génabum !, cria enfin Magon en braquant son bâton devant lui. Ce fut comme une apparition. Nimbée du large ensoleillement de midi, Génabum la riche se découvrit à la lisière de la forêt, alors qu’ils traversaient les premiers champs des localités en périphérie de la ville et s’approchaient à nouveau de la Loire. De loin la métropole ne formait qu’une vague masse urbaine, mais la vision se précisa à mesure qu’ils hâtèrent leur trot. Au-dessus d’eux, contrastant avec celui de la veille, s’étendait un ciel azur et léger, pommelé de fins nuages blancs rangés en ordre de bataille dont le vaste mouvement, balayé à l’horizon, s’effilochait tels des chevaux lancés à vive allure dans la plaine. Un vent frais les emportait là-haut, tandis que là-bas les rayons du soleil semblaient embraser la ville de l’étincèlement d’une armée de guerriers. Ce fut sous cette pluie de lumière qu’ils eurent le loisir d’observer de plus près l’oppidum. Scythès, galopant en tête à bride abattue, ne disait rien, comme à l’accoutumée, mais se plut à longer du regard la ligne des remparts que la topographie des lieux permettait d’embrasser dans l’ensemble. La cité, avec ses résidences princières et ses lieux de garnison, n’était pas fixée comme celle des Pictons, des Éduens, des Arvernes sur une forteresse naturelle mais sur la seule déclivité du coteau fluvial. C’était un oppidum de plaine, non de hauteur, qui se confondait avec l’agglomération artisanale qui en était à l’origine. À peine une ou deux collines plates la bosselaient. Depuis le nord, si l’on ne distinguait pas bien à quoi ressemblait le système de défense mis en œuvre, on percevait nettement les accidents du terrain dont les bâtisseurs de la ville avaient dû tirer parti pour l’appuyer au mieux jusqu’à la pente sud de la Loire qui formait en contrebas une limite évidente. Tandis que l’est de l’oppidum paraissait se résumer, aussi mal que le Scythe pût s’en rendre compte, à une simple palissade complétant la dépression de ce qui était visiblement une colline, l’ouest par où les trois voyageurs arrivaient offrait seul à leur regard l’image 30

de défenses importantes, construites pour être vues de loin et donner une impression de puissance puisqu’on y remarquait un fossé large et profond d’une vingtaine de pieds doublé d’un mur de pierre et de bois où se hérissaient de loin en loin les guérites nombreuses des sentinelles en faction. Cependant, même l’observateur le moins instruit en poliorcétique aurait vite compris le faible pouvoir de ces murs qui avaient certainement une valeur plus ostentatoire que militaire réelle. Fendus de brèches à plusieurs endroits, ils privilégiaient la monumentalité à l’efficacité ; la ville était moins un bastion que la capitale d’un territoire. Une trentaine de maisons d’ailleurs se situaient en dehors de ses remparts ; les enceintes défendaient rarement un oppidum entier, plus souvent ses parties vitales comme une cuirasse la poitrine du combattant. Asinus, lui, ne prêtait aucune attention à ces détails. Ce qui l’intéressait avant tout, c’était le potentiel économique de la grande métropole qui faisait que, sans les réserves de grain et de fourrage qu’il avait trouvées sur place, César n’aurait pu continuer la guerre. Culminant au sommet de l’arc ligérien, Génabum était idéalement située pour commercer et sur ses rives, se détachaient comme preuve de sa prospérité un port, des entrepôts pleins à craquer et un marché fameux que fréquentaient déjà des trafiquants italiens en surnombre. C’était la ville de toutes les chances qu’il lorgnait. Il croqua du regard les deux silos blanchâtres des Romains qui se démarquaient de la bourgade grossière à l’horizon, suivit avec gourmandise le mouvement des bateaux en miniature sur le fleuve qui clignotait comme des vagues de pièces d’or roulant devant lui. La faune sauvage avait cédé la place aux embarcations, le courant n’avait plus sa nervosité indomptée ou son calme placide mais se laissait ici maîtrisé par des pirogues monoxyles, des bateaux à coque plate manœuvrés à la rame, à la voile ou par halage entre ses bancs de sable et ses îles. On entreposait, on déchargeait des quatre coins du territoire des Carnutes, on s’en allait dans toutes les directions. Combien de denrées y étaient transportées ? Combien de richesses ? La Loire n’était que l’aboutissement d’une route commerciale plus longue d’un marché nordique juteux et le point de départ d’une fortune assurée faite à Rome. Quant à Magon qui suivait de près ses compagnons en tirant son âne au milieu des meules de foin séché et des enclos de moutons, ce n’étaient pas les vertus militaires ni économiques de la ville qui l’intéressaient. Parce qu’il se piquait d’encyclopédisme et ne connaissait aucun a priori sur les autres peuples, c’était la manière de vivre des gens d’ici, de ces quelque milliers d’âmes qui l’attirait. Tout était pour lui inédit. Entre les remparts et le fleuve, jusque dans les habitations alentour, c’était la population 31

barbare de cette cité, l’écho fracassant des ateliers, des rues, des places densément bâtis qui le fascinaient déjà, tous marins, agriculteurs, artisans qui s’activaient en sifflant comme ces enfants insouciants qu’il voyait jouer avec leurs chiens sur les berges. Il cherchait à deviner ce qu’il pourrait apprendre de la vie des Génabiens, comment ils vivaient, comment ils mouraient, la philosophie et la science qu’il pourrait en tirer. La cité pour lui aussi était pleine de promesses, il voulait saisir l’esprit unique de cette région en même temps qu’ennoblir le sien. Ils ralentirent à l’approche du pont de bois, un ouvrage long d’une vingtaine de perches qu’ils empruntèrent au pas. L’interstice des planches disjointes était large en certaines parties. Malgré la pluie de la veille, le niveau d’eau en dessous était faible et les îles sans habitations émergeaient nettement. Asinus eut un frisson de vertige. D’ailleurs, ils furent obligés de s’accoler au parapet tant la foule qui traversait le pont était dense ; les gens reprenaient leurs activités interrompues par l’intempérie sur le seul ouvrage praticable à la ronde. Comme tous, ils payèrent un droit de passage à une vague soldatesque en poste plus occupée à suivre un combat de coqs sur la rive qu’à vérifier l’identité et les intentions de ceux qui circulaient. À l’autre extrémité du pont, la route se scindait en deux, partant au ponant vers Autricum et reliant immédiatement au levant Génabum la riche. L’intersection avait créé là un espace informe, bordé de maisons déplorables, pas plus large qu’un forum de seconde zone, où une foule populeuse avait l’habitude de s’amasser pour vaquer à ses affaires. Mais cette foule n’était pas celle du port ni du quartier commerçant. C’était le marché des pauvres, des rebuts dont la prospère cité ne voulait pas en son intérieur et qui se collait à ses remparts pour les défigurer comme une teigne sur la peau. On y trouvait des artisans qui bradaient leurs ratés, des vendeurs ambulants qui détaillaient des viandes ou des légumes avariés, des mendiants et des canailles qui accusaient Rome de leurs malheurs et détroussaient les honnêtes gens détenteurs d’argent. Car, au milieu de la tourbe, les nobles filaient en direction de la cité ou de leurs terres de campagne, les hommes à cheval, les femmes en carrosse, ne s’arrêtant jamais, n’ayant que mépris pour la masse populaire à leurs pieds et jetant quelques pièces d’or dans la boue les jours de bonheur. Quand les trois voyageurs parvinrent au bout du pont, un embouteillage se forma à quelques pas de leur monture, sur la route qui menait à la cité. L’essieu de la roue d’un char, sans doute déjà fragile, venait de céder à son extrémité et l’homme qui conduisait se lamentait en baragouinant dans sa langue parce qu’en s’affaissant, son véhicule avait 32

déversé toutes les poteries qu’il contenait. La plupart étaient brisées, emplissaient la chaussée de tessons. Tandis qu’ils patientaient, ils remarquèrent alors un groupe de femmes laides et aguichantes sous un auvent. C’étaient des louves, des vénus de carrefours. Elles étaient une dizaine, ne vendaient rien que leur corps, ne volaient que quelques as et souvent moins aux hommes en manque d’affection. Alors que les cavaliers n’avançaient toujours pas, elles eurent tôt fait de les repérer et si elles n’accordèrent aucune importance à Magon, si Asinus sembla les rebuter, elles soupesèrent attentivement Scythès qu’elles hélèrent et complimentèrent sans pudeur en se déhanchant grossièrement. L’esclave, immense, athlétique et mystérieux avait de quoi les séduire, même crotté par le voyage. Pourtant il ne bougea pas ; à peine leur jeta-t-il un regard plus flatteur qu’à un ramassis de chiennes en chaleur. Pour le racoler, elles se mirent à chanter un refrain dans un latin d’une piteuse poésie : Cédez aux filles, les gars, vous mourrez De nos élixirs, si vous le voulez… – Peuh !, souffla Asinus, de la viande à esclaves ! Elles blatèrent comme des chamelles, elles manquent de dents, elles ont des poux plein la chatte. Ça ne vaut pas les prêtresses de Corinthe, ni de Paphos, tu peux me croire ! Sans doute avait-il été vexé de ne pas retenir l’attention des donzelles et il balayait leur groupe d’un coup d’œil expert avec une mine de dégoût quand soudain il repéra une rousse maigrichonne qui lui fit assez bonne figure. En tout cas, elle ne le rebuta pas. Il aimait les rousses à vrai dire et celle-ci avait quelque chose d’indéfinissable qui l’attira. Il n’y avait pas besoin de comprendre le gaulois. Combien ?, demandait-on autour d’elle, combien pour ses faveurs ? Mais les femmes, une grosse brune surtout, tapaient, braillardes, sur les mains des hommes que leur petite protégée tentait. Touche pas, mon grand, répondaient-elles, elle est novice ; elle observe pour l’instant. Elles la firent se replier derrière l’auvent et Asinus ne la vit plus. Elles reprirent leur chanson de plus belle, recouvrant momentanément le visage de la jeune fille dans l’esprit du commerçant. Cédez aux filles, les gars, vous mourrez De notre désir, si vous le voulez… On aida finalement le cocher à mettre son chariot sur le bas-côté ; la foule retardée s’écoula progressivement. Un peu plus et l’on aurait mis pied à terre ! Asinus, toujours impatient, fut le premier à se remettre en 33

route. Il tenait à faire bonne figure à l’entrée de la ville, en tant que chef de la petite expédition. La chanson des louves les suivit une dernière fois comme une traînée de poussière soulevée par le pas des chevaux et retombant sans que l’on daigne y prêter attention. Cédez aux filles, les gars, vous mourrez De notre plaisir, si vous le voulez… Ils ne l’entendirent plus du tout lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin devant les portes sud-ouest autour desquelles des artisans pelletiers et tanneurs, que n’avait pas émus l’embouteillage au-dessus d’eux, lavaient leurs cuirs dans le fleuve avant de les étendre pour les faire sécher. Ces portes ouvraient sur la ville ; elles formaient un nouveau poste d’octroi où l’on s’acquittait d’une taxe d’arrivée après celle de la traversée du pont. Deux ailes du rempart y enserraient la voie d’accès en tenaille et, dans ce goulot d’étranglement ouvert tout le jour, un flot ininterrompu mais tranquille de paysans et commerçants allait et venait, à pied ou en chariot, entrait plus ou moins facilement en fonction de leur notoriété et de la confiance qu’on leur accordait. – Par le ventre de Chronos, cette taxe, c’est du vol, et encore du temps de perdu !, tonitrua Asinus. Elle était pourtant logique car ceux qui franchissaient le pont n’entraient pas forcément dans la cité et les autorités avaient toujours dissocié le bénéfice de l’un de celui de l’autre. Surtout il n’y avait pas moyen de passer outre. Le trafic était mieux régulé, mieux gardé aussi que précédemment. Si César avait laissé une petite garnison romaine dans la ville pour protéger son approvisionnement, celle-ci se cantonnait au port et au marché ; les remparts de l’oppidum continuaient d’être tenus par les Gaulois eux-mêmes. Et ceux-là, avec leur sens du commerce, avaient très bien compris l’intérêt de l’impôt réclamé à leurs portes. Les trois cavaliers laissèrent passer un carpentum bâché devant eux, puis se présentèrent. Ils étaient ici de parfaits inconnus ; ils ne cherchèrent pas à dissimuler leur identité, s’indiquèrent spontanément à deux sentinelles désœuvrées. L’une, casquée et bardée d’une cotte de mailles par-dessus sa tunique en lin rouge, était accoudée sur son bouclier oblong et ne présentait en fait d’armes qu’une lourde épée restée au fourreau ; l’autre, vêtue de braies et d’une laine à carreaux, le visage endormi sous d’épais cheveux longs et une barbe fournie, s’appuyait à l’extrémité d’une poutre dépassant des pierres de la paroi du mur. Toutes deux avaient un grand oiseau, une sorte d’aigle ou de pygargue impressionnant tatoué dans le cou – la marque de leur clan évidemment. 34

Les sentinelles attendirent que les étrangers se nommassent d’euxmêmes pour s’éviter l’effort de devoir les engager à une présentation formelle. D’ores et déjà ce n’était ni la pompe ni les couronnes de fleurs qu’avait rêvées Asinus. Celui-ci parla pour tous, en latin. Il ne savait jamais quel rôle tenir dans ce genre de situation. Tantôt pris d’une subite crise de suspicion, il se croyait entouré d’espions et éprouvait le besoin idiot de cacher absolument son identité, tantôt au contraire il agissait inconsidérément, commettant les actes les plus remarquables et remarqués en son nom sans se soucier des conséquences. – Mon nom est Sextus Cornélius Asinus, se décida-t-il d’entrée de jeu. Combien pour entrer dans votre bonne ville de Génabum ? – Ici on dit Kénabon, s’entendit-il grommeler. À la gauloise. – Fort bien. Combien donc ? La taxe était un simple écot quand on venait les mains vides, un peu plus important quand on présentait une marchandise avec soi. On acceptait également le troc pour ceux qui n’utilisaient pas la monnaie. On lui jeta néanmoins : – Trois potins par tête. C’est plus cher pour les étrangers. Asinus se retourna vers les siens et leur fit remarquer : – La légion a laissé des traces par ici… Laissez-moi continuer ; j’ai l’habitude. Sans s’offusquer de l’hostilité de la réponse, il tendit aux deux gardes un denier gaulois, l’équivalent d’un demi-denier romain, une somme bien plus ronde que celle exigée. – Mon nom est Sextus Cornélius Asinus, répéta-t-il. Laissez-nous passer. Nous venons en paix, emplis de respect, pour commercer parmi les vôtres. La porte était surplombée d’une large passerelle. À l’injonction du Romain, d’autres factionnaires postés en hauteur, comme s’ils avaient entendu la valeur de sa pièce sonner, se penchèrent pour le regarder avec attention, négligeant de scruter les autres arrivants dans la ville. Les deux sentinelles ne bronchèrent rien à l’identité d’Asinus qui commençait à s’interroger sur ce silence quand un homme aux cheveux courts et aux yeux vert-de-gris pénétrants sortit de nulle part et fit reculer les deux autres. Son visage n’était pas émacié mais angulaire, comme taillé à la hache. Il avait le buste élancé, le port altier et le même tatouage dans le cou. Il était leur chef, manifestement. Ses habits mêlaient curieusement une cuirasse romaine à des armes, un torque et une fourrure barbares. Asinus répéta : – Mon nom est Sextus Cornélius Asinus. Je suis un ami de l’intendant Gaius Fufius Cita que César a ici nommé pour contrôler 35

l’approvisionnement en grain de ses légions. Un très vieil ami. Il m’attend depuis plusieurs jours déjà. L’autre prit un air méfiant en désignant Scythès lourdement muni d’armes, d’ailleurs en partie étrangères. Et parlant étonnamment bien le latin, avec un léger nasillement : – Qui est-ce ?, demanda-t-il. – Mon esclave. – Avec cet équipement ? – Simple précaution pour se prémunir contre les bandits de grand chemin. – Et sa sacoche, que contient-elle ? On fouillait régulièrement les bagages et marchandises qui entraient dans la ville. L’homme pointait la besace de cuir attachée à la selle de Scythès, où Asinus tenait ses précieux rouleaux de papyrus et sur laquelle il veillait jalousement comme si sa propre vie devait en dépendre. Magon fut curieux de la réponse, parce qu’il avait remarqué depuis longtemps l’importance que le maître et l’esclave accordaient à ce sac et n’avait pu en percer le mystère. Un trouble s’empara du commerçant qui n’en laissa toutefois rien paraître : – Ça ? Ce sont mes rouleaux professionnels, des comptes d’affaires dont je ne me sépare jamais. Tu peux y jeter un œil si tu y entends le latin abrégé et les chiffres. Il ne risquait pas grand-chose ; les Gaulois ne savaient pas lire dans leur immense majorité. – Et ça ?, redemanda l’autre d’un regard toujours inquisiteur. Il indiquait cette fois-ci le baudet de Magon chargé de sacs. – Mon compagnon est médecin à ses heures, ce sont ses poudres et ses herbes. Inoffensives, il s’entend. Presque de la charlatanerie. Comme son bâton, repartit Asinus avec malice en se souvenant de la discussion qu’il avait eue tant de fois avec son compagnon. Il renchérit pour faire croire à son honnêteté : – Au pire, il ne pourra que vous prendre vos sous en arguant qu’il vous guérit ! Méfiez-vous seulement de sa courtoisie ; chez ceux de son peuple, elle tourne au jeu de fourbe. Les Romains se méfiaient beaucoup des bonnes manières des Puniques qu’ils assimilaient à une servilité feinte. Quant au bâton, il n’avait pas étonné les Gaulois, peut-être parce qu’ils étaient habitués aux habits et aux objets bariolés. À l’allusion mesquine sur Magon qui n’avait d’autre but que d’assouplir la situation, la méfiance de leur chef se transforma en une moue goguenarde indéfinissable. Il était bien connu que la médecine des 36

Grecs et des Romains était un attrape-nigaud où tombaient seuls les innocents. – Je suis Volomir, se présenta enfin l’homme, fils d’Indiomar, frère de Cotuatos, chargé de la garde des portes de la ville et de l’accès au pont. Entre donc, vieil homme, puisque tu viens comme les autres te goberger et grossir les rangs de tes concitoyens. Entre, toi aussi, médecin de peu, puisque si tu ne guéris pas tes patients, tu ne leur fais au moins pas de mal. Mais prenez garde ! Chez nous les rejetons de la louve foncent bouche ouverte pour croquer la fortune et voler notre savoir, et ils se retrouvent à sucer des bites celtes. Vous ne savez pas chercher l’or vrai, Romains, vous ne connaissez rien de la destinée humaine… Il reformula son injure dans sa langue, sans doute avec plus de hargne tant ses hommes ricanèrent. Scythès, que la scène commençait sans doute à impatienter, posa insensiblement la main sur son épée, ce que les autres ne manquèrent de remarquer sans bouger cependant. Asinus, piqué au vif, ne se démonta pas ; il avait l’habitude de ce genre d’accueil et voulut mettre son interlocuteur face à ses contradictions : – N’est-ce pas une cuirasse romaine que tu portes là, toi qui sembles tellement nous détester ? Quant à sucer des bites, pardonne-moi, je suis plutôt irrumateur. Si tu veux t’en rendre compte par toi-même, à loisir, jeune guerrier ! Cette fois-ci tout le monde se tut, attendant la réplique de Volomir après ce retournement de l’affront. Sa cuirasse romaine était peut-être l’objet d’un cadeau ou d’un vol impuni dont il n’avait pas encore rendu compte, et c’était dans ce questionnement sous-entendu que résidait l’offense. Quant aux mœurs celtes, les Romains savaient qu’elles préconisaient les amours viriles quand celles-ci signifiaient l’éducation d’un jeune guerrier par un plus valeureux, mais les rabaisser à des pratiques honteuses avec un vulgaire marchand surgi du trou du cul de l’Italie était une humiliation. Le fils d’Indiomar, frère de Cotuatos, assombri, sembla sur le point d’éclater. Pourtant, il n’en fit rien et se contint malgré un hautle-corps. Asinus s’en voulut d’avoir prononcé sa parole imprudente qui risquait de le pénaliser. C’était tout lui, ça, à ne jamais tourner sa langue dans sa foutue bouche avant de l’ouvrir. Il ajouta, pour calmer les choses : – Je te le redis, nous venons en paix. Laisse-nous rencontrer Gaius Fufius Cita. Comme s’il devait s’en souvenir plus tard, appuyant chacun de ses mots : – La paix des uns est la faiblesse des autres, dit Volomir. Vous êtes les plus forts, pour le moment. Laissez-les passer, vous autres. Nous serons 37

amenés à nous revoir, Sextus Cornélius Asinus. On m’appelle Volomir le dur, et ce n’est pas pour rien. Les sentinelles s’écartèrent. En même temps qu’un tombereau chargé de paille, les trois cavaliers avancèrent dans un pesant silence hostile. Génabum leur ouvrait ses portes, mais des portes ô combien lourdes de menaces.

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II L’ESPION

Son cerveau est happé, noyé de plaisir. – Ah, Vénus… Vénus ! La chambre embaume le cuir de chèvre et tous les mâles qui ont nuité ici dans le trou d’une pute. La fille qu’il a dégotée près du pont se débrouille bien. Elle bave tellement qu’il ne sent même plus son va-etvient autour de sa queue, mais un lent glissement continu comme si c’était la Loire elle-même qui le charriait vers les champs Élysées. Parfois il devine encore son membre qui vient échouer contre son palais ou ses dents ; ça lui tire un râle de détresse, très succinct tant le mouvement de l’experte le rattrape et l’emporte de plus belle. Sa tête traîne en arrière d’extase. Asinus succombe. Une chair de poule fait frissonner le pli de son aine. Toutes ses douleurs lui sont enlevées. Tous ses repères aussi. Ses roulements d’yeux hissent, ô délice, ses pupilles au plafond, et le plafond devient un puits sans fond où fixer l’imbroglio des poutres pour ne pas se perdre. Le cadre de bois se confond dans l’obscurité – quel est le haut ?, quel est le nord ? – et tangue jusqu’au pied du lit rongé par la vermine. L’appui est mal assuré du sol où pend sa main droite lascive. Seule parmi les peaux grisâtres étendues, la couverture rouge à carreaux fait une flaque de sang immuable. Elle est là, la petite rousse, agenouillée dessus, entre ses cuisses, à travailler. Le bruit de sa succion ressemble au glouglou de l’eau qui coule entre deux roches. Il essaie de la toucher, plus bas que la nuque, sans y parvenir et il retombe, se laisse de nouveau transporter. – Ah ! Que c’est bon ! Que c’est bon, ce régal béni des dieux ! C’est le silence dans la chambre et l’on entend les cris et les rires de la salle à côté. La langue tourbillonne, sillonne la couronne du gland, coule du prépuce au méat qu’elle agace sans le sortir de la gorge. La main serre la hampe, la relâche, la malaxe. Et le flot de foutre gonfle, monté de loin, de chaque veine, affluant dans les vaisseaux congestionnés de la verge. Il lui semble qu’il va bientôt mourir. Peut-être que c’est ça, mourir, être avalé par une Gauloise comme entraîné de ruisseau en ruisseau à l’embouchure

de félicité où l’on s’abîmera. Séjourner chez les Bienheureux, le mât coincé dans la bouche d’une Carnute à taches de rousseur, sans se soucier du tombeau glauque qui nous loge. Laisser son corps se vider, ses forces s’émietter, sa raison s’abrutir, tout son être s’étirer et passer par le goulot de sa pine pour se jeter dans l’écume du grand Océan. – Ah… Ah ! Il vient d’éjaculer. Elle s’est retirée d’un bond, mais n’a pas été assez rapide. Elle est obligée de s’essuyer le menton qu’il a réussi à atteindre. Elle attend, repliée sur elle-même, qu’il prononce le mot qui la délivrera de son service. Lui s’est écroulé sur le lit, son membre redevenu mou et chétif. Il n’a pas transpiré, n’a pas eu le souffle coupé d’un tel voyage. Mais ses douleurs de dos et de dents se rappellent immédiatement à lui. Il grimace sous l’effet de sa gencive enflammée. La seule jouissance d’éjaculer lui a déjà été quelque part douloureuse. L’apaisement des souffrances n’a qu’un temps, les douleurs n’en ont pas et reviennent toujours plus lancinantes. – Tu parles ma langue ? Un peu ? Elle acquiesce, timidement. De toute façon, il ne la regarde même plus. S’il y réfléchissait, il se souviendrait avec difficulté des nuances rousses de ses cheveux et de la forme lippue de sa lèvre inférieure qui l’ont attiré tout à l’heure près du marché. Présentement elle est une chose dont il voudrait connaître le fonctionnement pour se distraire pendant cet instant compliqué que connaît l’homme après l’amour quand s’opère le chassécroisé entre l’intellect reprenant ses droits et les désirs brutaux du corps qui subitement se taisent. – Tu suces étonnamment. Il se lève, pose trois sesterces sur la table pour prix de son art – c’est beaucoup – et se rhabille. Près des pièces, il y a des papyri vierges enroulés, un encrier, le couteau dont il aiguise son calame pour écrire. Il se rappelle vaguement tout à l’heure quand, lassé de travailler, le besoin de baiser s’est fait ressentir au plus profond de ses testicules. Son mépris des prostituées d’ici s’est tout à coup dissipé : ça faisait trop longtemps. Il est ressorti de la ville comme si un feu lui brûlait les entrailles, est venu chercher la jolie rousse qui lui avait tapé dans l’œil le jour de son arrivée. Dans la cohue du pont et du foirail des pauvres, il lui a fait sa proposition en latin ; elle a bredouillé dans la même langue ; il a jugé qu’elle pourrait comprendre ses mots crus et les lui rendre pendant l’acte. Les femmes autour d’elle ont d’abord voulu le dissuader de la prendre, farouches, hideuses, lançant des ordres pour lui intimer de revenir plus tard. Asinus leur a tendu une grosse pièce en disant qu’il donnerait la même à la gamine. Les autres, rassurées, jalouses, ont aussitôt poussé la 40

petite parce qu’elles attendaient toutes un gibier comme lui et qu’il était le client parfait pour apprendre et gagner ses premiers ronds. Au fait, il ne sait même pas comment elle s’appelle. – Ton nom, jeunette ? – Génabia, Seigneur. – Génabia ? Vous êtes vraiment un drôle de peuple. Pourquoi t’appeler comme cette gueuse de ville où l’on s’ennuie plus que dans les bras de la vestale Claudia ? – Moi nommée ainsi car trouvée après naissance dans une rue de nous. La communauté a élevé moi. – C’est vrai que vous n’abandonnez jamais tout à fait vos enfants, vous autres. En tout cas, je referai appel à toi… – Merci, Seigneur. – Et en plus tu me donnes du Seigneur. Tu vaux vraiment un grand pourboire. Il pose sur la table une autre pièce qu’il a sortie de sa ceinture – une ceinture en cuir ornée de plaques de laiton qu’il peine à enfiler en rentrant son embonpoint. Comme éveillée par la somme énorme, la fille lève d’admirables yeux verts qu’il ne voit seulement pas, occupé à ramasser ses dernières affaires dans une douleur de dos. Elle aperçoit le couteau qui est là devant elle. Elle sourit. – Tu es encore une gamine. Depuis quand tu fais ça ? – Je…je ne sais plus. Elle ment, il le sait ; sans doute est-ce même la première fois qu’elle donne sa langue et ses lèvres. Mais c’est normal : quel client gratifierait les services d’une novice ? On a dû lui apprendre qu’on est toujours plus exigeant envers un débutant qu’un maître dans son art. Il abonde en son sens : – Tu as bien raison de ne pas t’en souvenir. Ça doit remonter à loin tant tu sembles née pour. On dirait Clodia, mais Clodia Metelli cette fois. Adieu. À peine a-t-il fait un pas dans le couloir qu’elle se jette sur les quatre sesterces dont il l’a magnanimement rétribuée et les fait disparaître dans un pli de son vêtement. Son sourire s’élargit, laissant voir l’écartement de ses dents blanches. Le couteau n’a pas bougé, lui : elle a pour l’instant préféré l’opprobre à la vengeance. Quand Asinus fut sorti de la chambre qu’il avait louée pour dormir et prendre du plaisir, une maigre ouverture creusée dans le torchis du mur 41

lui montra encore la Loire en contrebas, terreuse sous les nuages, et une lointaine embarcation qui naviguait voile au vent. Cette fois il ne s’arrêta pas ; revenu à lui, il ne songeait plus, en regardant toute cette eau tranquille qui s’en allait, au fleuve d’oubli et de volupté qu’il avait connu tout à l’heure dans les bras de cette fille, mais au temps qui passait, à son commerce qui végétait depuis une dizaine de jours et auquel il ne pouvait toujours pas se livrer parce que l’intendant Cita lui faisait miroiter des marchés et des associés qu’il ne lui présentait cependant pas. Génabum ne scintillait plus pour lui sous le prometteur soleil de son arrivée ; les troubles du ciel étaient vite revenus. La cité qui avait fait naître en son esprit tant de rêves devenait jour après jour une cage où il tournait en rond à enrager comme une bête. Fulminant en lui-même, il retourna d’un pas lourd dans la salle commune de l’auberge. Sa bosse et ses jambes cagneuses lui donnaient la démarche d’un vieil ours fatigué sortant de sa caverne après l’hiver en Norique. Combien de temps était-il resté là-dedans ? Quand il poussa le rideau qui l’en séparait, la salle lui apparut plus bondée, plus tumultueuse, mais toujours aussi sombre que ce qu’elle avait été quand il était allé se faire sucer à côté. Jamais, non, vraiment jamais, il ne se ferait à ces intérieurs gaulois. L’endroit était une auberge de la ville fréquentée par les Romains, la seule qui ressemblât à leurs établissements malfamés familiers. Sise au beau milieu de la cité avec une vue entrecoupée sur la Loire, elle appartenait à un Allobroge, un de ces Gaulois des territoires frontaliers de la Transalpine romaine, qui l’avait appelée au prix d’une faute de latin l’Allobroga copona – et non Allobrogica qu’un puriste de la langue aurait attendu. On riait de cette faute, symbole de tous les vices. On disait sur le marché de Génabum « Viens boire un coup à l’Allobroga », « Viens baiser à l’Allobroga », « Viens te faire plumer chez l’Allobroge ». Ou plutôt, les Italiens seuls le disaient car très rares étaient les Celtes qui y mettaient les pieds, et ceux qui le faisaient n’y consentaient que poussés par la nécessité de conclure une affaire avec un Romain. Le tenancier se présentait sous le curieux nom d’Appius Calidius Éroticus et sa femme sous celui de Fannia Voluptas, tous deux inventés parce qu’ils avaient dû les juger attrayants dans leur activité et sous lesquels il fallait reconnaître un platement nommé Agégorix et une ordinaire Bluenn. Ils entretenaient leur image de gens débonnaires, Éroticus et Voluptas, lui, un colosse gras, immense, la face coupée d’un nez énorme, la moustache ondoyante et la chevelure magnifiquement longue quoique dégarnie au sommet ; elle, la poitrine plus opulente que trois pis de génisses réunies et la croupe d’une cavale de trait. Les faux noms qu’ils s’étaient attribués leur étaient ridicules, mais disaient bien leurs ambitions sur les 42

plaisirs tarifés de la ville auprès des soldats de César et ceux qui les suivaient dans leur conquête. Toujours joviaux mais très discrets, ils ne révélaient rien de leur véritable identité, laissaient les rumeurs les plus folles courir sur leur compte. On ne connaissait leur histoire que par les bribes que chacun voulait bien en imaginer, et il était encore difficile d’y déceler la part du simple faux de celle de la légende la plus éhontée. Qu’ils fussent espions des Parthes missionnés pour trouver des soutiens en Occident, un ivrogne renchérissait toujours en prétendant savoir de source sûre qu’Éroticus avait été l’amant de la reine des Amazones, Fannia la maîtresse du roi des Éthiopiens, ce que personne ne croyait mais dont tous s’émerveillaient. D’après l’histoire la plus communément admise, l’Allobroge Agégorix était arrivé à Génabum suite à maints événements. Originaire de Cularo aux portes des Alpes où il avait d’abord sévi comme chef d’une troupe de brigands montagnards, il avait trempé quelques années auparavant, à un degré ignoré toutefois, dans la révolte de Catugnatos, la dernière qui enflamma la Transalpine et qui fut difficilement réprimée par le propréteur Gaius Pomptinus. On rapportait même qu’il avait participé à la bataille de Solonium où, dans cette fureur désespérée qui gagna les combattants acculés, il aurait coupé en deux un décurion de son épée et empalé trois légionnaires d’un arbre déraciné par lui-même. Les Romains cela dit ne lui en gardaient pas rancœur. De tels exploits leur semblaient de bonne guerre et en l’absence d’un autre cabaretier qui les eût accueillis dans la ville, ils prenaient pour preuve évidente de leur supériorité qu’un guerrier si redoutable ait finalement plié sous le joug des vainqueurs pour devenir la brute bonasse qu’ils connaissaient. Survivant de la bataille, Agégorix avait été réduit en esclavage et vendu au propriétaire d’une taverne de Némausus, un dénommé Calidius qui l’employa comme homme de main et l’affranchit lorsque sa mort survint peu après. Devenu une créature de Rome, disposant de quelques économies à l’origine obscure, Agégorix, comme il avait beaucoup appris de son maître, oublia vite les liens de clientélisme qui l’unissaient à la famille du défunt et voulut tenter sa chance en s’occupant à son tour d’un débit de boissons. Parce que son nom d’esclave Allobrogicus ne lui semblait pas adéquat pour démarrer sa nouvelle activité, il prit le parti, après avoir assisté à une pantomime scabreuse sur Éros, de se faire appeler Éroticus. Dans le monde romain, il n’avait aucune chance ; il revint dans son pays, non sur un versant de ses chères vallées alpines où le souvenir de la défaite lui était trop cuisant, mais plus au nord, dans la Celtique en guerre, en remontant les fleuves. 43

C’est ainsi qu’il s’installa à Génabum, chez les riches Carnutes, où il prit soin de ne pas faire de politique et décida de ne se consacrer qu’à une clientèle d’Italiens car c’étaient ceux qui payaient le mieux. Citoyen romain au cœur et au physique irrémédiablement barbares, il nourrissait un rapport ambigu envers ses anciens ennemis qui avaient massacré les siens, causé son esclavage, mais à qui il devait sa fortune, cette fortune qui, si elle n’était pas encore immense comme il le rêvait, n’avait jamais été aussi grande dans sa vie passée qu’à présent. Il faut dire aussi qu’en remontant le fleuve Rhône, il avait fait une rencontre qui changea sa destinée. Bluenn passait pour avoir été une ancienne servante de la princesse Bérénice IV d’Égypte qui lui avait ellemême donné le nom de Fannia Voluptas et l’avait laissé repartir chez elle, disait-on, pour bons services avec une infime partie de son or. Agégorix la rencontra tandis que des Germains égarés venaient de la détrousser ; il les rattrapa, leur brisa les os en les enserrant de ses seuls bras, conquit la belle et son butin. Cet or était sans doute le fruit de quelque crime, mais tous se plaisaient à croire que l’établissement qu’ils fréquentaient avait été monté à l’aide de la pharaonne en personne. La vaisselle de terre cuite en semblait plus brillante, l’alcool meilleur, les tables moins sales. Il y eut même un voyageur phocéen pour certifier un soir la chose en affirmant l’avoir entendu quelques années plus tôt lors d’un séjour à Saïs. Ce que Fannia Voluptas ne démentit évidemment pas. Si le grand bâtiment qu’elle occupait s’imposait parmi les habitations modestes de la cité, l’auberge n’avait toutefois pas de cour, mais un simple clos latéral, abondant en mauvais foin, où l’on pouvait faire se reposer les chevaux. Son architecture était encore celle du chaume et du gros bois des murs en torchis. Quand on entrait par la porte basse que le toit en saillie protégeait des intempéries et quelques marches grossières de la gadoue, on découvrait d’abord une vaste pièce centrale, tout en longueur, surmontée d’une mezzanine, que plusieurs autres salles entouraient. Même en hiver il y faisait très chaud car cette pièce comportait un foyer gigantesque, plus nourri qu’une forge, qui servait tant pour la cuisson des aliments que pour l’agrément des clients comme en témoignaient les énormes porcs embrochés qui y tournaient ainsi que les hommes transis qui s’en étaient approchés pour se réchauffer et y suivre la tombée des gouttes de graisse ruisselante. Tout autour étaient disposés plusieurs vaisseliers imposants, d’énormes tonneaux et de grands coffres de bois où l’on stockait les réserves de viande, la mezzanine étant réservée aux sacs de céréales, de légumes et de fruits. L’ensemble donnait une impression d’écrasement pour conférer un aspect encore plus brouillon à ces lieux déjà raturés de poutres en tous 44

sens et de toutes tailles, où étaient suspendus, cloués en guise d’ornement, des boucliers, des jambons lourds et des crânes d’animaux. Au centre, un grand écu gondolé de coups passait pour être celui utilisé par Agégorix contre les Romains. Derrière, d’autres salles, plus petites, au sol en terre battue, faisaient office de cuisines, de dépendances et de chambres. Ces dernières étaient au nombre d’une médiocre vingtaine même si nombreux étaient les voyageurs à Génabum, ce bien avant les Romains. Elles étaient vétustes, inconfortables, étroites, non chauffées, meublées de grabats pouilleux et l’on y dormait à deux ou trois, à moins qu’on eût les moyens, comme Asinus, d’en louer une pour soi seul. Un as le pain, un autre le vin ; deux le ragoût ; huit la fille ; un denier la chambre. Les autres n’avaient qu’à coucher dehors ou chez un hôte. La maison ne faisait pas crédit et ne s’émouvait jamais du sort des misérables. Quoiqu’il en fût, l’Allobroga copona, située près de la porte sud, au croisement des routes principales en même temps qu’à quelques enjambées du port, était connue dans Génabum et bien au-delà car elle était la seule à proposer dans la région un lieu de délassement sur le modèle de ce qui existait en Transalpine ou en Italie. Les jeux de société auxquels on y passait le temps étaient les mêmes qu’à Arélate ou Arausio ; les créatures qui y circulaient étaient davantage assimilables à des louves qu’à des servantes, et la prostitution s’y exerçait plus ouvertement qu’à Capoue, Baïes ou Clusium. Tout indiquait le mélange des us celtes et méditerranéens. Si l’on y prenait ses repas dans de la vaisselle locale, on se servait avec des couteaux romains ; on y mangeait la viande indifféremment accompagnée de garum, de dattes ou d’orties ; on y buvait du vin du sud sinon de la bière du nord ; on débouchait les amphores en argile et l’on ouvrait les fûts de chêne ; on en ressortait des heures après avec une odeur tenace d’huile d’olive et de saindoux rance sur les narines ou les vêtements. Et au milieu d’un tel hétéroclisme, le tenancier régnait en maître-larron dont l’art ne connaît pas de frontières, allongeant volontiers son vin, ce dont les clients plaisantaient quand ils ne s’en fâchaient pas pour de bon, et gardant pour lui le meilleur fourrage destiné aux bêtes. Les plats étaient quelconques, même les salaisons ; il fallait être affamé pour finir son assiette et pas trop fragile de l’estomac pour ne pas rendre la plâtrée de fèves, spécialité de la maison. Mais les tables étaient pleines, il y avait toujours foule et le personnel en sueur s’activait. Pour des commerçants romains ou grecs exilés loin de chez eux, de leurs habitudes de vie et de leurs amours coutumiers, pour des légionnaires dont les moments de détente étaient trop rares à leur goût, un tel lieu restait une adresse 45

incontournable. « Ici Mercure promet le profit, Apollon la santé et, aux moins sourcilleux, l’Allobroge le gîte et le couvert », indiquait l’enseigne. Ces commerçants, qui étaient-ils ? Nés libres ou affranchis, ils étaient pour la plupart d’origine modeste. Beaucoup importaient du vin en Carnutie dont la monnaie figurait des amphores en plus de pygargues ou de serpents. Ils se retrouvaient à la copona en un quartier général de campagne où les vendeurs devenaient ivrognes à leur tour pour fêter la fortune, sinon attendre, comme Asinus, des perspectives qui ne se présentaient pas. Quelques-uns cependant, qui avaient réussi à s’enrichir par le négoce, y prêtaient aussi l’argent de leur profit ; ils savaient investir dans des propriétés foncières, voire saisir celles de leurs débiteurs gaulois qui ne pouvaient les rembourser dans la difficulté. En cas de crise chez les barbares, ces espèces de banquiers improvisés devenaient de plus en plus riches, même s’ils vendaient moins de vin. Ils n’étaient guère populaires et on les regardait d’un mauvais œil. Dans le brouhaha général, Asinus prit place sur un tabouret aux côtés de Scythès qui l’attendait depuis un moment en silence. Un verre de vin de Chios venait de lui être servi dans un gobelet en forme de tonneau dont les baguettes qui en ponctuaient la panse évoquaient les cerclages en fer. Après s’être remis de la douleur qui lui ceinturait le dos dès qu’il s’asseyait, Asinus commanda le même, sans économiser son argent ni son ivresse. Il avait le goût des grands crus d’Italie, ceux de Sétia, de Stata ou de Sorrente qui ne se boivent qu’au bout de vingt ans. Et il tombait bien que, même dans un bouge comme le sien, le tavernier en eût de prestigieux à lui faire déguster. Ce vin de Chios, apprécié des Celtes et importé de très loin, était le plus cher de la maison et le plus fort ; même les Génabiens qui d’ordinaire buvaient leur boisson pure devaient le couper d’eau. Mais il n’y avait que cela à faire dans l’attente : dépenser et boire pour tromper l’ennui. Asinus regarda un instant son esclave avec une forme d’étonnement. Et dire que cet homme ne s’intéressait pas aux femmes, comme s’il n’avait pas de pine ! Il ne savait vraiment pas ce qu’il manquait ! D’un remuement de lèvres et d’une voix plus basse qu’un initié d’Éleusis, il lui demanda en deux mots s’il avait bien en sa possession les rouleaux de papyrus écrits dont il avait dit à Volomir en mentant qu’ils contenaient les traces de son commerce et dont ils ne devaient, l’un ou l’autre, jamais se séparer. Car il n’y avait pas que son négoce qui périclitât. Le souvenir de la mission qu’il avait acceptée, pour laquelle il avait pris, tout au long de son chemin, des précautions inconsidérées et brouillonnes, se rappelait sans cesse à lui. Depuis des jours et des jours qu’il traînait sa barbe ici, qu’il avait remisé son glaive et envoyé son cheval à l’écurie, il ne savait toujours pas à qui remettre les informations qu’il avait 46

emmagasinées sur la campagne de César comme sur l’état de la Gaule. Il ne savait à vrai dire même pas s’il y avait quelqu’un dans cette foutue populace pour accepter de les lui prendre et les porter à qui de droit. Scythès répondit d’un simple geste que le sac était bien dissimulé sous son manteau près de lui, et ce même geste anodin signifiait à qui le connaissait qu’il éventrerait le premier qui poserait la main dessus sans que cela lui fût permis. Tranquillisé, Asinus laissa vagabonder distraitement son regard alentour. Aux quatre coins de la salle, on passait le temps aux jonchets, aux osselets, à tête ou navire, à des concours de buveurs où le gagnant avalait aux frais de l’autre autant de lampées que de coups emportés. Tout près, deux hommes, une sorte de freluquet romain et un Gaulois costaud, jouaient aux dés. S’ennuyant déjà d’être revenu de son plaisir, il s’absorba dans leur partie. On était à la dixième heure du jour. Qu’ils étaient loin, les loisirs de Marseille !, encore plus loin ceux de Rome et d’Ostie ! En l’absence d’autres distractions dans la ville, il ne comptait même plus les heures qu’il avait passées dans cette maudite auberge depuis qu’il attendait que Fufius Cita lui présentât les personnes nécessaires. Les deux joueurs devant lui se défiaient à la règle du plus beau coup où chaque lancer est amendé d’un as et vise à faire tomber en une fois les trois dés sur le six. Il eût aimé que sa situation se débloquât comme ce jeu, sur un coup de dés. Mais souvent ce type de partie dure longtemps sans aucun résultat, et celleci avait été entamée bien avant qu’Asinus n’allât dans l’arrière-fond se faire prendre en bouche. Pendant qu’il suivait avec une attention croissante un énième tour, un individu qu’il ne connaissait pas, adossé près du feu à plusieurs tables de distance, l’interpela bruyamment par-dessus têtes : – Alors, l’homme, c’était comment avec la poule ? Asinus fut saisi de la question. Malgré sa gouaille et sa débrouillardise, il avait fait la connaissance de peu de personnes ici. Non pas qu’il ne le voulût, mais chacun traitait ses affaires dans son coin sans se mêler aux autres. On ne lui avait pratiquement pas adressé la parole depuis son installation, et voilà qu’on lui demandait comment il venait d’être sucé. Il répondit plus vaguement que s’il eût été éveillé d’un songe : – Aux pommes. Elle est douée, la gamine. Rien à envier à Philénis. L’autre se tordit et s’approcha. Asinus observa fixement sa démarche. Ce fut un personnage étrange qu’il découvrit – mais qui ne l’était pas dans cette cité de malheur ? – car il n’avait précisément rien de remarquable et laissait pourtant une impression indéfinissable qui mettait mal à l’aise. Son faciès était pareil à celui de milliers d’autres, sa carrure de même 47

proportion que celle de n’importe quel commerçant aguerri par les déplacements si bien que l’on eût été en peine de retenir son image. Il n’avait aucun signe distinctif, aucune tare ni aucune marque de beauté notable. S’il avait dû s’esquiver, il ne se serait pas caché car il n’aurait pas eu besoin de le faire tant il incarnait ce que la banalité la plus commune peut susciter d’inquiétude. Quand il se fut installé en face de lui : – Quel est ton nom, l’ami ?, demanda Asinus, et comment sais-tu que j’étais en galante compagnie ? – On m’appelle Chéréas, Chéréas de Colophon. Quant à ta deuxième question, tout le monde t’a vu entrer, pardi !, et tout le monde connaît Génabia qu’on a dû te conseiller ! Paies-tu ton vin, oui ou non, maintenant qu’on est intimes ? Asinus comprit. C’était à boire gratis que le luron cherchait, et il mit sur son visage les traits du parasite, celui qui se fond dans la masse parce que, voulant être invité par tous, il ne souhaite déplaire à personne. Il en fut content, appela une servante, offrit un verre de vin, mais du premier prix. À côté de lui, les deux joueurs de dés avaient relancé un nouveau tour et soudain le Gaulois l’emporta d’un premier triple six. Il cria un mot incompréhensible en signe de victoire, but une grande rasade de bière en empochant la petite pile d’as dressée entre eux. – Ah, grands dieux, merci !, fit Chéréas après avoir bu lui aussi. C’est pas du Falerne opimien, mais ça fait du bien par où ça passe. Cette Génabia, tu sais, poursuivit-il pour faire la conversation, on lui est tous passés dessus. Pas vrai, Porius ? Il appela d’un geste un gaillard râblé qui était en train de jouer au toton à l’autre bout de la salle. Celui-ci, parce qu’il ne cherchait pas à boire à l’œil, ne se donna pas la peine de se déplacer pour lui répondre, mais le fit de loin. Alors, en des rires grandissants et des remarques égrillardes, une discussion commune, à laquelle participèrent tous ceux présents – commerçants et soldats – qui avaient connu Génabia, s’engagea à travers pièce sur les vertus de la jeune Gauloise. Et, au milieu, la partie de dés entre le grand Celte et le Romain gringalet reprenait de plus belle, empilant les as et laissant croître une tension – celle du jeu – entre les deux hommes qui se moquaient ouvertement de la discussion. Sous les éclats de voix, Asinus se montra un instant confondu. Tout le monde était passé sur Génabia… Il avait donc été roulé par les catins ? Les garces ! La petite rousse délurée avait joué, comme ça se faisait partout à Rome, le rôle de la novice pour attirer des clients en mal de défloration. Ou bien les joyeux drilles de la copona étaient-ils vantards au point de prétendre avoir labouré de leur sexe la terre entière ? Les drôles ! Après 48

tout ils avaient pu simplement entendre prononcer son nom en essayant d’obtenir ses faveurs. Toujours fut-il que la nouvelle lui enleva subitement la satisfaction d’avoir eu la primeur des charmes de sa belle. – Un morceau de choix, cette fille, dit Porius, une vraie Aphrodite de Praxitèle. Bien sûr que même Crassus n’en a pas eu, des fouteuses comme ça, dans ses banquets, lui, l’homme le plus riche de Rome. – Je suis d’accord ! – N’exagérez rien, tempéra un certain Séius qui passait pour un sage parmi les habitués de l’auberge. Un trou comme celui-ci ne pourra jamais rivaliser avec l’Urbs et les perles qu’on y trouve. Des Numides, des Lusitaniennes, des Nubiennes. Mais c’est vrai que cette Génabia a quelque chose. Avez-vous remarqué ses yeux verts mouvants ? Elle a du fleuve Loire dans les yeux. – Moi, Marcus Papirius de Tarente, les yeux d’une baiseuse, je m’en fous, je la prends à l’envers ; mais à propos de trou, vous savez comment on les appelle, les siens : l’Aquitain, le Celte… – Et le Belge ! – C’est vrai, c’est vrai, il a raison !, renchérit un autre qui portait un cucullus à petits carreaux. Mon frère de Tarraco m’a demandé quelle était la partie des Gaules que je préférais. J’ai pensé à elle, je lui ai dit : toutes ! – Douce Gaule qui nous offre la gaule !, chantonna Porius assez joliment, Celte experte, celle que t’espères ! Les dés roulaient sous les vulgarités, attendant le hasard qui ferait tomber le prochain triple six. Asinus écoutait maintenant ce qui se disait, de plus en plus sûr de n’avoir pas été le premier à baiser la petite. Malgré son dépit, il savait qu’il y avait toujours beaucoup à apprendre de ce genre de propos en apparence futiles, et sur celui dont on parle, et sur ceux qui les tiennent. Comme souvent en ces cas, après les jeux de mots, il y eut les exploits. Ce fut un client bourru qui s’en chargea en relevant la tête de sa cervoise, le visage crevassé, la moustache couverte de mousse. Vautré devant Asinus qui ne voyait de lui qu’une large cicatrice blanchâtre qui lui barrait la nuque et la moitié du cou, il avait beaucoup bu, et sur un ton de regret entrecoupé de renvois : – Elle est frêle, la petite, mais ne vous y fiez pas. En l’espace d’une nuit et d’un jour, elle a fait ici l’amour vingt-cinq fois. Vingt-cinq fois ! Une vraie lutteuse, comme vous n’en verrez nulle part ailleurs ! J’ai failli en être, moi. – Mais t’es resté à faire la queue, Tubula ! – Tuba ! Pas Tubula ! Et non, non ! Vous n’y étiez pas, moi si ! Pas vrai, patron ? 49

On se moquait souvent de ce Tuba qu’on appelait par dérision de son diminutif. C’était un pilier de la copona, comme on en rencontre dans toutes les tavernes. On le trouvait toujours couché à la même place chez l’Allobroge et c’était un mystère de savoir où il tenait l’argent faramineux qu’il y dépensait. Il était venu un jour en titubant, repartirait noyé dans un bac d’alcool. Il buvait de tout, même une goutte d’eau pourvu qu’il y eût des déferlantes de vin ou de bière par-dessus. Sa table, c’était sa chambre ; sa chope, c’étaient ses rêves qu’il remplissait de cervoise, de kourmi, d’hydromel. Et quand il n’y était pas, c’était qu’il déambulait dans la rue, la face ravagée par la boisson, les cheveux ébouriffés, les yeux vagues et la voix rauque pour aller pisser dans la Loire ou cuver dans une soue à cochon contre la baraque d’un atelier. Une fois, on l’avait trouvé tellement ivre qu’il essayait coûte que coûte de traverser un cul-de-sac et, se heurtant à un mur au fond de la venelle, il lui parlait pour exiger de lui qu’il le laissât passer. Il semblait râler dès qu’il ouvrait la bouche, exhalait une haleine pestilentielle avinée. Il racontait n’importe quoi. On ne lui faisait bien sûr jamais confiance et, si l’on écoutait ce qu’il avait à dire, c’était pour se moquer de lui ou être compatissant tant les êtres pathétiques forcent la pitié et provoquent aussi la méchanceté, même chez les gens de bien. Ce jour-là toutefois, le patron accrédita son histoire totalement fausse, mais qui ajoutait indirectement à la légende de son établissement. – Plus elles sont jeunes, plus elles en veulent, conclut-il doctement. Personnellement, je l’ai jamais sautée, la donzelle. Le commerce avant tout. Je me contente de louer les chambres et laisse le plaisir aux clients. – Allez, Éroticus en a fait d’autres ! – Bien sûr qu’il en a fait d’autres ! Qu’est-ce que vous voulez ? C’est un Allobroge ! On signifiait par là sa grossièreté et sa lourdeur d’esprit, et l’idée d’un Cupidon barbare fit beaucoup rire. Mais la blague fut étouffée car, dans le même temps, à côté d’Asinus et Scythès, ce fut cette fois le Romain qui l’emporta aux dés en jurant par Fortuna. Le Gaulois se leva de rage, renversa son tabouret. Il resta là, à serrer les dents, le visage carré, ses yeux en amande légèrement plissés, ses cheveux marqués par la calvitie comme électrisés de colère. Devant l’autre au physique de mauviette, il semblait grandi et terrifiant, lui qui n’était somme toute que fort et irascible. Tout le monde se tut sur-le-champ, très intéressé, visage rivé vers la partie qui venait de dégénérer, et la situation risquait de s’envenimer quand Éroticus intervint en assommant la table collante de son gros poing. Le souvenir du combattant de Solonium revint soudain à tous en mémoire, imposant une forme de respect. 50

– Pas de ça chez moi, Hercule de mes deux ; si tu veux lui régler son compte, il te rejoint dehors. Pour des raisons diplomatiques, militaires, commerciales, il n’était évidemment pas question pour un Romain, demi-portion de surcroît, de se battre en plein Génabum contre un indigène. Et inversement. Peut-être le Gaulois le comprit-il de lui-même ou reconnut-il son emportement excessif. Il n’avait après tout perdu que la moitié de l’argent qu’il avait raflé lors de la manche précédente. Il se contenta de dire : – C’est bon, j’en ai assez ; je lui laisse sa monnaie. Et il sortit, encore furieux. Trois jeunes hommes, sans doute ses assistants, se levèrent de la table voisine et le suivirent, tandis que son adversaire étonné le rappelait pour le calmer : – Sagéra, reviens ! Sagéra ! Sagéra ne revint pas. On ne connaissait pas le mauvais perdant qui répondait à ce nom ; on savait vaguement que l’autre, un Quintus, habitait à Rome les quartiers au-delà du Tibre, mais tous s’accordaient à dire que les conflits n’étaient jamais bons pour le commerce. – Au fait, où est-elle ?, demanda enfin quelqu’un sans transition à propos de Génabia. – Elle a dû sortir par une porte de derrière, après qu’il ait forcé la sienne ! Ah, ah, ah ! Et l’échange sur le sujet s’arrêta là. La conclusion d’Éroticus et la sortie brutale du Gaulois avaient pour de bon interrompu la discussion commune qui passait sur d’autres points et s’éparpillait de nouveau en retombant à un volume plus bas. Asinus non plus n’allait pas moisir ici toute la journée. Il avait résolu d’aller revoir Fufius Cita pour le presser de lui faire rencontrer les associés avec lesquels il souhaitait négocier. Sans se presser, il finit de boire son verre puis, au bout d’un moment, sur un geste discret, exhorta Scythès à l’accompagner en se levant aussi douloureusement qu’il s’était assis. Et il sortit au milieu d’un petit attroupement causé par la victoire d’un autre joueur à une autre partie d’osselets. Dehors il reçut comme une gifle vivifiante le vent frais qui soufflait autour des maisons. Les températures étaient encore descendues depuis qu’il était à Génabum et contrastaient avec la chaleur excessive de l’auberge où il passait le plus clair de son temps. L’air ne sentait plus ni la braise ni la viande grillée mais l’odeur imperceptible du fleuve – ce mélange naturel d’herbes aquatiques et de sables bourbeux que l’eau de Rome polluée ne sentait plus depuis des siècles. Il en fut comme purifié après les heures écoulées dans le vin et les relents de transpiration. 51

Le soleil déclinait déjà entre les toitures, il n’y avait pas de temps à perdre. Asinus et Scythès empruntèrent un véritable dédale. Car la cité gauloise, si modeste fût-elle, avait évolué au prix d’une certaine anarchie où les rues, s’il est loisible de parler de rues, ne résultaient pas d’un urbanisme préétabli mais du simple espacement étroit des bâtis orientés en tous sens. Seules quelques allées plus larges avaient été aménagées expressément parmi les îlots d’habitation pour mener à la place dédiée aux assemblées communautaires, au fleuve ou aux portes de la ville. C’était ainsi un petit labyrinthe dans lequel les étrangers nouvellement arrivés ne se repéraient qu’en fixant des points élevés tels les remparts, les demeures des nobles ou les entrepôts que Cita avait déjà fait ériger près du port. Les Romains n’avaient pas traîné en effet et avaient pour cela obtenu l’accord des autorités locales bienveillantes à tout commerce, malgré les insurrections répétées. On voyait ainsi un bâtiment sommaire aux murs épais en gros blocs de tuf et au faîte de tuiles se démarquer du reste du paysage. Un autre en construction à côté était quasiment achevé. Là était le point que devait atteindre Asinus. Les habitations étaient basses, étroites, mais nombreuses et denses ; la retombée des toits de chaume presque jusqu’au sol les faisait souvent se toucher l’une l’autre et il n’y avait guère que les bêtes domestiques et les gamins cherchant des raccourcis qui pouvaient se faufiler en dessous. Il y était un peu partout accolé des aménagements légers d’auvents, des agencements de planches servant à la fois de trottoirs et d’échoppes pardessus les fossés creusés pour évacuer les déchets et les eaux de pluie. Du linge séchait dans le froid ; des porcs se gavaient des immondices ramassées par terre, des chiens erraient, la basse-cour picorait le long des façades où poussent les herbes folles, si bien que les rues étaient resserrées, populeuses, entravées et donnaient une impression d’obscurité et d’écrasement qui ne variait pas des intérieurs celtes. Et au milieu, la population vaquait à ses occupations, sans animosité apparente pour les Romains, avec l’indifférence des gens qui ont fort à faire. Les tisseuses travaillaient, les vanniers accrochaient leurs productions en hauteur, les vieillardes laissaient cuire dans de grands chaudrons on ne savait quel bouillon fumant vendu sous des cris plus aigus que le martèlement des forgerons qui tapaient sur l’enclume. En tournant l’angle d’un atelier de tonnellerie, ils débouchèrent sur le fleuve d’où revenaient des ménagères portant des seaux remplis d’eau. Ils passèrent devant l’un des postes de garnison que les Romains avaient construits aux deux extrémités du port et qui regroupaient une centurie de légionnaires inactifs censés défendre les infrastructures d’approvisionnement et assurer la sécurité de leurs ressortissants, mais qui 52

en réalité étaient trop peu nombreux pour le faire et s’en remettaient à ces deux légères redoutes en bois tolérées des indigènes tant elles semblaient inoffensives. Tout près, des esclaves gardaient des bêtes en cage, des ballots de fourrures, des trophées de chasse, prouvant, avant même d’entrer dans les entrepôts de la ville, que Génabum regorgeait de marchandises, en l’occurrence animales. L’organisation gauloise du port était déjà bien solide et les Romains, dont le pouvoir n’allait pas au-delà dans l’oppidum, n’avaient fait que l’appuyer de leur science et de leur discipline. L’ensemble était formé de bandes étroites de plage où étaient tirées les gabares les plus frêles et d’un ponton de bois où s’amarraient les plus grosses. Sur le quai, les hommes de César avaient fait agrandir quelques boutiques, démolir deux masures gênantes, rebâtir l’office des taxes et droits d’amendes laissés aux indigènes. Ils avaient aussi demandé, pour des commodités évidentes, à ranger les bateaux selon leur taille, leur route, leur chargement. Pour le reste, l’endroit avait continué de vivre comme avant, enrichissant la ville, débarquant ses chalands, ses pirogues, ses radeaux et grouillant de charpentiers, de calfats, de fabricants de voiles et de cordages, sans parler des entrepreneurs, transporteurs, métreurs assistés de comptables qui vérifiaient le poids et la valeur des marchandises dont ils tenaient un compte exact. La présence méditerranéenne était seulement plus marquée. Mais surtout, à deux pas de là, au centre de ce port rudimentaire long de la moitié d’un mille, se trouvait l’entrepôt occupé par Cita. C’était là qu’Asinus et son esclave s’étaient rendus le jour de leur arrivée dans la cité. C’était là aussi qu’ils avaient vu Magon pour la dernière fois puisque celuici les avait quittés dès qu’ils mirent pied à terre. Où pouvait-il bien être à l’heure qu’il était ? Ils n’avaient aucune nouvelle depuis leur séparation, et il n’était pas le genre à se laisser vivre dans les lupanars de Malqa où l’on braquemardait à tout va. Asinus et Magon s’étaient connus par hasard à Marseille, quelques mois plus tôt, par l’entremise d’un dénommé Hélioclès, l’un des six cents sénateurs de l’assemblée locale. Dans la vieille cité phocéenne, grosse de quelque quarante mille âmes, la demeure du richissime homme politique était pour la famille de Sextus Cornélius Asinus celle d’un hôte bienveillant depuis des années ; pour Magon de Malte l’encyclopédiste, celle d’un correspondant régulier qui se piquait de découvertes scientifiques, dont les portes étaient ouvertes à tous savants au-delà des haines et des guerres entre les peuples et qui l’avait invité, comme d’autres avant lui, à venir étudier la faune et la flore de l’arrière-pays de sa ville. S’étant trouvés sous le même toit au même moment, les deux hommes qui cherchaient à gagner 53

la Celtique s’étaient découvert un intérêt commun davantage qu’une sympathie réciproque : après avoir vu Scythès tirer à l’arc plus adroitement qu’Ulysse, Magon, à qui le paysage marseillais ne suffisait plus, considéra Asinus comme celui qui lui permettrait de suivre les routes de Gaule sous une escorte gratuite aussi sûre que souple puisque réduite à un seul homme qui en valait dix, tandis qu’Asinus, qui barbarisait un grec infâme que ces fichus Gaulois parlaient davantage que le latin, trouvait en Magon un interprète dispos et avisé pour mener ses affaires dans le nord. Telle fut au moins la raison qu’il invoqua, et Magon eut quelque mal à le croire sur parole étant donné le riche passé de commerçant qu’il prétendait avoir eu dans le monde hellénique. Chef de la petite expédition, Asinus évita d’emprunter l’axe du Rhône, plus fréquenté mais qui menait difficilement aux pays des Namnètes, en Armorique, où il révéla à son compagnon de route qu’il voulait se lancer dans le transit du sel dont ce peuple anciennement soumis aux Vénètes voisins se chargeait depuis longtemps. Il prit le parti de remonter le cours de la Garonne, plus éloigné de Marseille mais qui permettait de rejoindre directement les rives de l’océan. Magon n’eut pas d’objection et ils partirent ainsi, chacun sur sa monture, accompagnés d’un seul âne chargé de quelques bagages, Asinus râlant parce que son cheval était un hongre et qu’il jurait qu’il ne tiendrait jamais la route. Ils croisèrent des commerçants, des émissaires, des soldats, des périégètes à qui ils se mêlèrent peu. À Tolosa, quand Magon s’entretint dans une auberge avec un savant qui voyageait pour étudier les flux et reflux de la mer dans la lignée de Posidonios, Asinus eut l’air absent mais écouta attentivement. Puis, à mesure qu’ils progressèrent sur la route, les rencontres avec des Romains s’espacèrent et finalement cessèrent tout à fait. En voyage, Magon dont la curiosité n’avait aucune borne notait tout, insistait toujours pour s’arrêter, se renseigner, interroger les populations et les lieux. Il montrait une boulimie d’information qui le faisait à nouveau sauter de cheval quand il en était à peine remonté. Tout était motif à son étonnement et n’importe quel détail, si infime fût-il, sur la faune, la flore, les minéraux, les us et coutumes était bon à être consciencieusement enregistré sur des tablettes emportées exprès. Il s’arrêta ainsi observer une charrue gauloise, mesurer l’étendue d’une forêt, relever les traces d’un sanglier monstrueux et l’aspect d’un châtaigner ; il les immobilisa la moitié d’une journée pour comprendre la technique du moulage à la cire perdue. Asinus semblait regretter son choix en s’arrachant les cheveux bien qu’il en apprît long, grâce à son compagnon, sur ce pays qu’il connaissait mal, et il se consolait à voix haute en arguant qu’un peu de science ne peut être 54

dommageable dans la quête du profit. Il avait espéré faire le voyage en une quinzaine de jours ; ils en mirent au total plus de trente. Pourtant, en se cachant le plus possible, il prenait soin, dès qu’une halte le permettait, d’inscrire, à son tour, certaines des indications recueillies sur l’un des rouleaux que Scythès gardait farouchement dans son sac et Magon, qui faisait semblant de dormir, entendait le soir son calame discret courir sur le papier de ses notes. Ainsi formaient-ils un couple étrange de voyageurs dont chacun amassait ses informations au hasard des routes, l’un ouvertement pour allonger ses connaissances, l’autre en secret pour servir une cause qu’il ne voulait dévoiler. Quand ils arrivèrent enfin chez les Namnètes, quelques années après la défaite cinglante infligée par César, ils trouvèrent un peuple encore hostile quoique soumis au joug des Romains. Les Pictons et les Santons dont ils avaient traversé le territoire au sud leur avaient paru plus dociles. À Corbilo, le marchand fut mal reçu, si mal reçu qu’on faillit le tuer sur place quand il parla de s’associer à ce commerce du sel qui faisait la fortune des populations locales et de se substituer à elles pour l’importer jusqu’à Rome. Il n’avait montré aucune adresse réelle à parlementer, lui qui se vantait pourtant d’un glorieux passé de négociant sur le Pont-Euxin. Mais il est vrai que les Gaulois étaient sans doute plus rudes au commerce que les rois grecs du Nord ; on disait les Belges plus difficiles encore, particulièrement les Nerviens qui ne toléraient ni marchands ni luxe sur leur territoire. Il dut repartir, toujours suivi de son esclave et de son compagnon dont les froideurs du climat et des foules n’entamèrent le désir d’apprendre tout ce qu’il y avait à connaître. Pour des raisons différentes il n’entrait dans le caractère de l’un ni de l’autre de se décourager facilement et ils remontèrent la Loire, ce fleuve si large, si sauvage, dont ils avaient atteint l’estuaire. Ce fut en chemin qu’Asinus décida de gagner Génabum, l’oppidum carnute, où transitait le sel d’Armorique. Il n’avait pu faire affaire là où on le récoltait, il irait là où l’on monnayait son commerce. Son appétit accru par ce nouveau dessein, il ne cessa, au long du trajet, de se renseigner. Il apprit qu’on livrait aussi à Génabum l’étain de Bretagne, que s’y situait l’emporium de César, le grenier à blé de ses légions. La Loire y formait un coude d’une grande importance. Nulle part elle ne s’avançait plus au nord : c'était le point désigné pour l'établissement d'un contact avec la Seine. Les grandes routes du sud-ouest et du centre y convergeaient également. La nature semblait avoir préparé là l'un de ces emplacements privilégiés qui appellent la naissance et l'épanouissement d'une ville de commerce. 55

Les Carnutes ensuite, qu’on disait tolérants et prompts à acheter et à vendre. Il s’informa sur les ressources de ce peuple dont il n’avait entendu parler que confusément, se laissa raconter qu’elles résidaient principalement dans les céréales, en conçut tout un plan. Il fut cette fois moins ambitieux ; il ne projeta plus d’établir un réseau entre les Gaules et l’Urbs, mais d’assurer simplement un transit entre les producteurs des plaines du nord et les légions, en espérant se faire grassement rémunérer par des autorités militaires peu regardantes sur les prix et les marges d’approvisionnement. Il se chargerait d’être le lien entre les uns et les autres, évitant aux Gaulois de traiter directement avec des troupes d’occupation pour leur donner l’illusion d’un commerce libre, épargnant aux Romains les menus soucis de transactions qui ralentissaient leur marche guerrière. Il n’ignorait pas que de nombreux commerçants italiens s’étaient déjà installés à Génabum, mais calculait qu’il pourrait, si les dieux favorisaient sa fortune, y faire son trou parce que tous s’y roulaient les uns les autres leurs parts de marché. Même si l’entrepôt où s’était installé Fufius Cita n’avait rien de comparable avec ceux de Rome ou d’Ostie, il contrastait nettement, ne fût-ce que par la brique ocre et le tuf calcaire, avec l’ensemble des édifices gaulois de la ville. Maçonné par les Romains en quelques mois, les deux greniers, orientés nord-sud, formaient des horrea de province comme on en trouvait de nombreux aux quatre coins de l’empire naissant. Le second bâtiment dont la construction prenait fin au milieu du vacarme des ouvriers s’annonçait, derrière ses échafaudages et ses engins de levage, légèrement plus petit et ne devait que compléter le premier auquel seul on avait alors accès. Celui-ci était pourvu, sous un fronton à jour, d’une seule entrée massive, d’une colonnade et de deux escaliers latéraux gardés par une poignée de légionnaires en faction, emplumés et hautains malgré leur petite taille. Sans posséder de cour centrale ni d’étage, long d’un arpent environ et pas plus large qu’une trentaine de pas, il se présentait sous la forme d’une série de magasins austères de superficie modeste, un alignement de pièces longues et étroites qui se succédaient simplement. Lui en possédait quinze, l’autre en compterait un tiers de moins ; une maigre ruelle destinée à être plus tard abritée d’un portique séparait les deux. Ces entrepôts étaient l’orgueil de tous les pérégrins séjournant par ici. Ils étaient le produit de la romanisation avec ce qu’elle entraînait de rationalisation et de progrès dans les échanges. Leurs bâtiments, au profit desquels les greniers gaulois préexistants avaient paru désuets et avaient été vite abandonnés – car tel était, au-delà des guerres, le sens commercial des Carnutes –, étaient pareillement accolés au port que ceux de 56

Cabillonum chez les Éduens ou Samarobriva des Ambiens. Les céréales y étaient acheminées aux armées par voie fluviale, et là résidait pour César l’intérêt d’une cité positionnée à mi-parcours d’un fleuve qui traversait toute la Gaule. Quoique l’aspect des lieux ne fût guère impressionnant, l’on sentait à quelques détails extérieurs l’importance des denrées qui y transitaient : les gros murs, tapissés d’enduit de mortier pour protéger de l’humidité, ne recevaient le jour que de petites fenêtres hautes à treillis métallique ; les portes étaient surchargées de serrures et de verrous ; le sol, recouvert de chaux et de gravier, était surélevé par des pilettes de briques pour faire circuler l’air et éviter que le grain entassé ne pourrît. En attendant que la construction de celui-ci ne s’achevât, on stockait en effet dans celui-là du blé, du froment, de l’orge, de l’épeautre auxquels s’ajoutaient des matières premières et des provisions si diverses que l’étain et le fer de Bretagne y avoisinaient les pains de sel et les jambons ménapiens en provenance de Belgique. On y procédait autant à l’emmagasinage qu’à la vente en sorte que l’endroit était devenu le marché de Génabum, un véritable lieu de circulation et de rencontre entre les marchands locaux et une quarantaine de négociants romains ou grecs, une ruche où bombinaient employés et commerçants, qui tranchait, par sa frénésie, avec les manières habituellement sereines des peuplades indigènes. Il fallait l’autorisation de l’intendant pour y pénétrer, qu’Asinus, à son grand dam, n’avait pas encore. Beaucoup y traitaient du prix des produits gaulois pour les exporter en direction de l’Italie, d’autres l’inverse, tandis que quelques-uns, dont il espérait faire partie, s’étaient spécialisés dans l’approvisionnement des légions. Ils en tiraient de substantiels bénéfices qu’il prévoyait de réduire drastiquement dans un premier temps pour être compétitif et emporter la faveur auprès de César et de ses lieutenants. Pour cela, il fallait commencer par établir des liens avec des producteurs locaux par l’entremise de Cita arrivé à Génabum peu avant lui, mais auquel tout le monde se référait déjà comme à une autorité. Après tout, si la production des Carnutes était aussi abondante qu’on le prétendait, l’intendant et les siens, malgré leur gestion remarquable, ne pouvaient gérer l’ensemble du transit, et il escomptait qu’ils lui délègueraient pour des raisons pratiques une part de ce marché, insignifiante pour eux et joliment précieuse à qui débutait dans la région. Quand il s’annonça, il dut attendre longtemps avant que son interlocuteur ne daignât se déplacer. Ils n’étaient pas amis, ni de longue date ni de courte. Il avait inventé cette histoire pour impressionner la soldatesque à l’entrée de la cité. À peine s’étaient-ils une fois croisés, plusieurs années auparavant, dans les gradins du cirque Maxime et avaient57

ils participé à une transaction d’esclaves commune. Conséquemment, quand Asinus se présenta à lui le jour même de son arrivée, Cita, qui se remémorait lointainement son visage, lui signifia clairement qu’il ne pourrait faire beaucoup pour l’aider, surtout s’il n’avait aucun plan préétabli. Et Asinus lui mentit naturellement en évoquant des associés à Rome, des économies, des navires sur le Rhône qu’il n’avait pas. L’honnêteté qu’il regrettait de ne pas avoir eue chez les Scythes était bien loin. Ses remords feints ne l’empêchaient pas de s’arranger avec la vérité. La vérité, justement, c’était qu’il n’avait plus un sou et il se demandait encore comment il avait pu en arriver là. Il fallait croire qu’il avait l’entreprise moins heureuse depuis quelque temps car il avait vu son commerce péricliter et son argent fondre comme neige au soleil sans pouvoir rien y faire, empirant même les choses à mesure qu’il voulait les arranger. À cinquante-cinq ans, s’il bourlinguait encore, c’était par nécessité plus que par envie et cette aventure en Gaule était son ultime chance de se refaire. Pour cette raison, il s’était fait insistant auprès de Cita qui était son seul recours, et à force d’insister, il obtint de lui qu’il lui présenterait quelques contacts qu’il avait dans la région pour étudier des perspectives commerciales. Mais ces contacts dont la venue en ville devait être prochaine ne se manifestaient pas. Asinus attendait depuis des jours, restant désespérément à la porte de l’entrepôt où s’entassaient les râpes et les pioches encore chaudes des maçons et des stucateurs. Bien la peine de se presser tout le voyage pour être bloqué à la dernière étape, au pied de ces marches ! Enfin, sous l’avant-toit, Fufius Cita parut, suivi de son secrétaire comme de son ombre. C’était un petit homme efflanqué d’une quarantaine d’années, aux épaules anguleuses et aux membres secs, vêtu simplement d’un pourpoint de cuir sur sa tunique angusticlave et non armé malgré son statut. D’un physique pénible, il avait la tête ovale et le front bombé, les cheveux d’un brun terne, poussés drus et en brosse, une barbe mal rasée autour de la bouche non pas parce qu’elle ne l’était pas depuis plusieurs jours mais parce que des touffes de poils avaient échappé aux rasages précédents et s’en trouvaient, sur la gorge et les joues, plus longues que le reste. Mais surtout, d’aussi loin qu’on l’apercevait – et l’on aurait pu tenter l’expérience depuis l’autre rive du fleuve –, c’étaient ses petits yeux chafouins gris bleuté plantés de part et d’autre de son nez camus qui, s’ils en disaient long sur la minutie efficace de son administration, laissaient aussi l’impression fort désagréable d’une honnêteté pointilleuse alourdie de principes. Car des principes, il en avait, qu’il tâchait de respecter au péril de sa carrière. Il était foncièrement honnête, le seul qui le fût réellement dans ce 58

vivier déloyal et véreux. Il comptait de nombreux commerces à son actif et avait prêté son argent à des hommes de bien ; sa présence avait été signalée parmi les peuplades d’Illyrie, chez les caravaniers de Palmyre, dans les comptoirs du Pont, dans le port de Putéoles qui avait été un temps sa demeure principale et l’on aurait pu partout répondre de son honnêteté. Partout, il avait été capable de vendre, d’acheter n’importe quel bien en réalisant des marges bénéficiaires considérables, non par une quelconque séduction de ses partenaires, mais par sa capacité naturelle à rendre la moindre action efficace en ménageant chaque détail, en raccourcissant chaque circuit, en rentabilisant la plus petite bouffée d’air des acteurs du négoce. Jamais il ne tirait de profit suspect de son métier ; il ne volait rien, n’escroquait personne, travaillait toujours à l’équité entre l’acheteur, le vendeur, le transporteur si bien que ceux qui acceptaient de commercer avec les Romains le respectaient. On rapprochait son surnom du mot cito qui signifie vite en latin, et l’on en confortait le portrait d’un homme prompt à faire fortune. En outre, il jouissait d’une réputation d’honorabilité qu’il devait autant à ses qualités propres qu’au renom de sa famille. L’anneau d’or passé à sa main droite, plus encore que sa tunique à étroite bande pourpre, indiquait le rang de chevalier qui était le sien. Tous les membres de sa gens étaient connus pour leurs activités commerçantes et banquières ; certains étaient même très en vue politiquement, liés à l’ancien tribun de la plèbe Titus Milon ou à l’orateur Cicéron dont le frère était précisément un des lieutenants de César. Pour toutes ces raisons, Cita n’appartenait pas à la même catégorie que les autres commerçants. C’était ce que cherchait César dans sa conquête de la Gaule. Lors d’autres guerres, l’armée romaine avait souvent eu recours au service de commerçants. On se souvenait encore que, contre Jugurtha, Métellus s’était appuyé sur les marchands italiens de Numidie pour se procurer du blé. Cette fois-ci pourtant les choses étaient différentes. Le proconsul ne voulait pas avoir affaire à une foule de négociants louches, mais à un seul responsable de haut niveau qui lui rendrait des comptes en son nom, quitte à déléguer de son côté l’approvisionnement. Ni magistrat, ni partisan de César, Pompée ou Crassus avant la mort récente de ce dernier, Fufius Cita n’occupait aucune charge officielle ni officieuse dans l’armée romaine ; il évoluait simplement en Gaule pour son talent à obtenir loyalement ce qu’il souhaitait en défiant toute concurrence, ce dont un général, même victorieux, qui économisait tout et demandait sans cesse des rallonges au Sénat avait désespérément besoin. Ce fut ainsi qu’espérant s’appuyer sur un habile manieur d’argent en même temps qu’un honnête homme avant de repartir en Italie, César fit appel à ses services après sa rapide campagne 59

contre les Belges et les peuples du Centre dont il avait accepté la soumission au printemps précédent. Cita arriva au milieu de l’été, au moment où les céréales entrent dans les granges. Il fut chargé de l’intendance des vivres, avant tout en blé qui constituait, pour la troupe, la base nourricière sous forme de pain ou de bouillie. Les légions ne pouvaient être correctement ravitaillées depuis l’empire dont la capitale pillait elle-même les réserves de Sicile ou de Sardaigne. À Rome, Pompée exerçait en outre pour cinq ans la charge de curator annonae consistant en un approvisionnement de la ville dont il s’acquittait fort bien au point de renforcer sa popularité sur place et gêner son rival en Gaule. César avait donc dû trouver d’autres ressources, d’autant que ses effectifs, portés à dix légions, avaient presque doublé depuis le début de la guerre. Au sortir de l’automne, ses soldats hiverneraient bientôt, restant dans leurs camps sans mener d’opérations de grande envergure et ne vivant que sur les provisions constituées à la belle saison. Pendant l’hiver précédent, à cause des mauvaises récoltes de l’été, il avait fallu disperser les unités sur un vaste territoire pour les ravitailler plus facilement. Or cette dispersion avait posé problème lors de l’insurrection des Trévires. Cette année, il se murmurait que les plans du général étaient autres, qu’il voudrait concentrer pour l’hiver l’essentiel de ses hommes sur une superficie plus restreinte, soit en pays sénon ou trévire où il fallait rétablir l’ordre pour de bon, soit en pays lingon qui restait un territoire sûr d’où on pourrait intervenir vers la Belgique ou la Germanie. Cela signifiait qu’il fallait réunir des milliers de boisseaux de blé pour approvisionner cinquante mille hommes durant plusieurs mois, sans compter les esclaves, les concubines, les enfants qui les accompagnaient. Les territoires où l’on casernerait ne suffiraient pas. Par nécessité d’organiser et centraliser cette quantité énorme de ravitaillement, il faudrait acheminer la nourriture de beaucoup plus loin vers une seule base d’action qui se situerait à un carrefour stratégique en même temps qu’éloigné des dangers. Génabum était l’emplacement idéal, situé dans un pays céréalier et sur la Loire pour importer le blé des régions de l’ouest puis l’envoyer vers les garnisons à l’est. Dès son arrivée en poste, Cita commença à y drainer les denrées de toute la Gaule, achetées à bas prix, confisquées au nom des alliances, réclamées en indemnités pour les troubles ou les révoltes des années antérieures et montant jusqu’à un tiers des productions. Il distribua les contrats, mandata les marchés, joua le rôle d’arbitre. Tous les négociants présents en Celtique, quoique crevant de jalousie, acceptèrent d’obéir : ils sentaient qu’il y avait le proconsul derrière ce petit homme et qu’il fallait 60

de toute façon quelqu’un pour faire autorité et imposer des règles. Les Carnutes eux-mêmes ne furent pas épargnés. Mais envers eux l’intendant de César tâcha de s’acquitter de sa charge avec beaucoup plus de tact et de justice que les autres. Pour ceux qui l’accueillaient sur ses terres, il eut en effet la délicatesse de superviser un commerce équitable et des réquisitions raisonnables. Il n’était pas question de les accabler outre mesure et entraîner une nouvelle insurrection, mais il fallait empêcher leur peuple aux richesses céréalières si considérables de disposer comme il voulait de son trésor. Asinus reconnaissait qu’il avait beaucoup à apprendre de Fufius Cita, au succès retentissant mais modeste. Pourtant une simple entrevue avec lui le dévoilait aussi marqué de nombreux troubles de l’esprit. C’était un mal obscur qui le rongeait en silence et dont il ne se plaignait jamais bien qu’il parût en souffrir réellement. Il se cachait un peu, tentait de dissimuler sa folie en détournant l’attention des gens et n’y parvenait que maladroitement. Nul ne savait ce qui se passait dans ce cerveau très brillant, mais il était toujours pris de réflexes étranges, de mouvements incontrôlés qui, s’ils n’étonnaient plus ses secrétaires et associés, déstabilisaient ceux qui ne le connaissaient pas et le voyaient faire. Ces troubles étaient au nombre de quelques-uns seulement, mais l’empêchaient de réaliser comme il fallait les actions les plus ordinaires. Paradoxalement, lui qui économisait sur tout y perdait un temps précieux si on le multipliait par la fréquence élevée des récurrences de son mal. Ce mal, quel était-il ? C’était celui que les Grecs nommaient deisidamonia, superstition folle, à ceci près qu’il était plus obscur encore que la plus folle des superstitions en ce qu’il n’obéissait plus à des règles dictées par un démon mais à la seule déviance de l’esprit humain. Trop faiblement décrit par Théophraste dans ses Caractères, Cita en donnait une illustration aussi pitoyable que saisissante. Sans doute parce qu’il aimait les tractations qui se déroulaient sans heurt, il devait inconsciemment abhorrer tout ce qui présente une quelconque rugosité et, tombant dans un travers incompréhensible quoique possédant sa part de logique, il caressait, effleurait, rasait les choses plutôt qu’il ne les touchait de l’aspérité de sa main. Le pire arrivait quand ses ongles griffaient par hasard ce qu’il avait voulu attraper. Il semblait alors en proie à une crise silencieuse plus terrible que si un dieu inconnu l’avait soudain pourchassé et il se précipitait à frôler toute la surface de l’objet, même les parties renfoncées ou fermées qu’il ne pouvait atteindre, comme pour le polir de ses mains et le rendre plus lisse. Il tâchait aussi d’exécuter, autant que possible, ses actions trois fois et il les comptait avec une grande attention en le faisant pour mieux se convaincre qu’il s’en 61

était acquitté ; quelque chose lui murmurait en effet qu’il lui arriverait malheur, qu’il perdrait son argent, sa réputation, sa vie, s’il ne plaçait chacun de ses gestes ou de ses mots sous la protection de ce chiffre magique. Enfin, il prenait toujours soin d’entamer et conclure ses mouvements par le pied ou le bras droits, exacerbant les vieilles superstitions ancestrales selon lesquelles la gauche est funeste et les poussant à l’extrême. Il comptait parmi les esprits fous qui considèrent qu’un acte aussi anodin que mettre une cuisse sur un genou, puis l’autre est un maléfice et ces sortes de crédulité absurde avaient créé en lui un terrain propice aux pires débordements. Ainsi le voyait-on, par exemple, se concentrer pour achever la montée d’un escalier correctement en l’anticipant par le calcul du nombre de marches ; ainsi le voyait-on encore, lorsqu’il allait sur un carrelage, veiller toujours à poser le bon pied en premier au milieu de la dalle avant d’avancer l’autre, ce qui lui conférait une allure des plus singulières. On ne s’imagine pas combien retrouver ensuite un sol uniforme le soulageait profondément. Ce fut précisément en adoptant cette curieuse démarche qu’il vint de mauvaise grâce à Asinus. À lire l’imperceptible grimace que son visage exprimait, celui-ci sentit bien qu’il l’importunait encore et que l’intendant de César ne se dérangeait que dans l’espoir de se débarrasser une fois pour toutes de celui qu’il considérait comme un vulgaire quémandeur. Mais tant mieux s’il le gênait ; ce serait ainsi qu’il finirait par obtenir ce qu’il souhaitait. – Salut à toi, Gaius Fufius Cita. – Salut à toi, Marcus Cornélius Asinus. Sois le bienvenu. – Sextus, pas Marcus. – Pardonne-moi, mon ami. Ma tête est si pleine des soucis qu’il me faut gérer que j’ai parfois l’impression qu’elle va exploser. Mais je ne t’ai pas encore posé la question, es-tu de la célèbre gens Cornélia ? Les rameaux de cette famille sont si nombreux. – Pas exactement, c’est une homonymie. D’un lointain ancêtre Cornensius dont les âges auront fait évoluer le nom. – C’est dommage, la corne à laquelle il faisait songer est un symbole connu de force et d’abondance…abondance…abondance… Il paraît que les Carnutes eux-mêmes en tirent leur nom. Ç’aurait contrebalancé ton surnom d’Asinus, médiocrement flatteur, dirons-nous. Nomen omen, dit l’adage, le patronyme vaut présage. C’est pour cela qu’il faut se le bien choisir. Mais peu importe : s’appeler Cornélius est aussi avantageux, que ce nom soit légitime ou le fruit d’une dérive de la langue. Il est de plus en 62

plus avéré que Rome ouvre autant ses bras aux naissances les moins prestigieuses qu’aux plus belles. Entre et dis-moi, que souhaites-tu ? C’était la première fois qu’Asinus se voyait autorisé à entrer. Il en fut très heureux, accompagna volontiers son hôte en laissant Scythès dehors, immobile et silencieux entre deux colonnes. Ils se retrouvèrent dans une première pièce, une sorte de vestibule où un petit groupe de personnes discutait affaires. Fufius Cita les salua, présenta Castos le bronzier, Lentulus le marchand d’huile, Glaucos l’exportateur d’épices, Philocalos le tisserand – il les connaissait tous parce que tous négociaient sous le même toit. Puis il fut sollicité par un collaborateur, Chrysogonus, un affranchi, qui lui glissa un mot à l’oreille qu’Asinus n’entendit pas ; il acquiesça brusquement et l’autre repartit aussitôt suivi du secrétaire. À vrai dire, on ne pouvait savoir si la réponse brusque de l’intendant était liée à ce qu’on venait de lui dire ou à une tout autre raison car Asinus devina qu’il avait sur le moment d’autres ennuis en tête : le sol était ici revêtu de trois médaillons de mosaïque aux couleurs de corporations italiennes et il faisait un effort de concentration pour y trouver des formes géométriques évidentes où poser son pied sans trembler. Il essaya de détourner l’attention des méandres de sa folie en justifiant la présence de ce type d’art en territoire barbare : – Ce premier médaillon que tu vois là représente les producteurs italiens qui investiront bientôt les lieux, ce second les grands commerçants qui achètent déjà les denrées que l’on trouve par ici, ce troisième les mariniers qui en remontent ou descendent les cargaisons sur les fleuves. La chaîne est ainsi complète…complète…complète… C’est un mosaïste de Glanum qui a exécuté ce travail, il y a tout juste un mois, et je lui ai demandé de le renouveler dans la demeure qu’on a construite pour moi sur les hauteurs de la ville. Les mauvaises langues ont soufflé que c’était un luxe présomptueux de la pérennité de ces entrepôts, mais j’ai beaucoup insisté car je suis sûr de notre puissance commerciale. Vois-tu, je crois que la vraie guerre se joue sur un terrain économique et qu’on triomphe toujours militairement si on gagne déjà la bataille de l’argent…on gagne…on gagne la bataille de l’argent. Mais je suis trop bavard, comme souvent dès qu’il s’agit de commerce et je te repose la question : en quoi puis-je t’aider, mon ami ? – Ce que je souhaite, tu le sais bien. J’attends de rencontrer les contacts que tu as promis de me présenter depuis plusieurs jours maintenant. – C’est vrai, répondit l’autre en souhaitant traverser au plus vite cette pièce qui lui donnait d’inimaginables sueurs froides, je t’ai fait attendre car tu n’es pas le seul à me solliciter et j’essaie de contenter tout le monde. 63

Il s’arrêta devant une petite porte où, ainsi qu’il l’avait fait du mot « abondance » et du verbe « gagner », il répéta encore deux fois pour luimême, d’une voix de plus en plus frêle, croyant faire preuve de discrétion, « j’essaie de contenter tout le monde ». Et comme s’il avait trouvé la solution subite dans la pause martelée entre chacun de ces mots, il lâcha sans détour : – Il y a justement dans une des salles derrière nous Cillimax, le fermier d’une bourgade plus à l’ouest, aux confins des Aulerques Cénomans, avec qui je traite de temps à autre. C’est un protégé d’un chef local nommé Lugurix dont il est le métayer. Il s’est lancé depuis peu dans la culture du panais et il cherche un associé pour l’exporter en Bracata et, qui sait, peutêtre un jour à Rome. Je ne peux me laisser tenter par l’aventure car je dois me consacrer pleinement à la tâche que César m’a confiée. Mais pour toi ce peut être un premier contrat qui te permettra de démarrer. Tu as de la chance…tu as de la chance… tu as de la chance…, conclut-il en se répétant avec la même application, sans dissimuler un léger sourire en coin sur son visage émacié. La face d’Asinus, elle, dut se décomposer. – Quoi ?, laissa-t-il échapper manquant de s’étrangler, du panais ? Du panais ? Tu veux que je marchande une vulgaire racine à l’autre bout de l’empire ? Moi qui ai importé des cyprées de mer Rouge pour des parures qui se vendaient plus cher que ma chienne de vie ! Tu te moques ! Enfin te rends-tu compte que… Et avant même qu’il n’achevât sa phrase, Cita ouvrit la porte devant lui, en réitérant son action trois fois comme si ce fût chaque fois une porte différente qu’il s’apprêtait à franchir. D’une architecture élémentaire, l’entrepôt se présentait en ligne : il fallait traverser toutes les salles pour accéder aux dernières et repasser par ces mêmes salles pour en sortir. Aucune n’était réservée à une marchandise en particulier ; leur ensemble constituait un grand magasin général aux produits les plus hétéroclites. Il lui en fit traverser plusieurs où s’amoncelaient des suites sans fin de céréales, de légumes, d’épices cultivés dans la région, dans le nord ou le sud et destinés à être exportés dans la direction opposée. Les sacs, les amphores, les tonneaux étaient répertoriés selon les espèces, les récoltes, les degrés de conservation ; ceux destinés à la légion étaient indiqués et mis à part, et il y en avait une quantité si impressionnante qu’elle emplissait la moitié de l’entrepôt où des mesureurs armés de racloirs à boisseaux s’assuraient que les envois fussent équitables. Autant qu’on pût le voir dans la demi-pénombre, il y avait de tout dans ce gigantesque marché insoupçonnable de l’extérieur. Derrière les 64

marchands et les employés massés autour, le guide improvisé énonçait le nom d’une espèce ou d’une variété non sans une certaine fierté, et l’on aurait pu nourrir et vêtir les milliers d’assistés de l’Urbs. C’étaient dans ces dolia de l’orge vêtue, du millet commun, du blé nu, de l’amidonnier, de l’engrain, de l’épeautre ; dans ces caisses des lentilles, de l’ers, de la féverole ou du pois ; dans ces paniers encore du lin, du chanvre, de l’ortie pour le textile, de la caméline, du pavot et du fenouil. Quelques produits enfin étaient importés. Asinus crut même reconnaître, dans une jarre débordante, de la coriandre d’Orient et cela l’étonna tant Génabum prenait dans cet entrepôt des allures de port cosmopolite. Ce n’étaient là que les marchandises en transit, fraîchement livrées des bateaux ou sur le point d’être chargées pour repartir sur les routes ; il n’avait pas même vu les viandes, le vin et les produits non alimentaires. L’endroit lui parut soudain gigantesque et labyrinthique alors qu’il était modeste et très simple. Assurément, l’emporium des Carnutes n’était pas le plus grand des oppida mais une plaque tournante du commerce en Gaule chevelue. Puis, sans faire attention aux personnes occupées à mesurer quelques setiers de grain à l’autre bout de la pièce, Cita l’amena en face d’un tas de panais. Il y en avait bien dix boisseaux amassés à ses pieds. Asinus, déconcerté par la proposition qui venait de lui être faite, regardant tout sans rien noter de précis, semblait chercher une explication. Il faisait frais, presque froid. La lumière s’était assombrie à mesure qu’ils s’étaient enfoncés dans le bâtiment ; le jour décroissait encore dehors, peinait à emplir les pièces par des fenêtres grillagées si petites, et il ne comprenait rien à la tournure qu’avait pris l’entrevue dont il espérait tant. – Veux-tu que je fasse venir un peseur pour te rendre compte du stock ?, demanda Cita. Il prit un des légumes et en caressa la surface du pouce, sans que l’on sût s’il voulait flatter par ce geste la richesse représentée selon ses dires ou s’il cédait encore à l’une de ses manies irrépressibles. Celles-ci devenaient agaçantes et commençaient à jeter hors de lui Asinus qui avait jusque-là fait semblant de n’y prêter attention. Il tâchait de réfléchir. Ses plans étaient une nouvelle fois contrariés. Des salaisons, à la rigueur ! Mais des panais, les légionnaires n’en voudraient pas, parce qu’ils n’en avaient simplement pas besoin, et ce n’était pas avec ça qu’il s’enrichirait comme intermédiaire entre les producteurs locaux et l’armée romaine. Était-il judicieux d’imaginer une exportation à grande échelle jusqu’en Italie ? Sans doute qu’une exportation massive lui ferait gagner plus d’argent. Et encore ! Il y en avait déjà tellement qui arrivaient par charretées entières sur les marchés de Rome. Non, le projet était trop impréparé, trop risqué, 65

trop fou, et puis il s’y connaissait tellement peu dans les légumes et les plantes jardinières. Il regarda quand même la marchandise, tâcha d’en relever la variété, en fut incapable. Dans l’obscurité – il fallait avoir de bons yeux pour travailler dans ces conditions –, la forme allongée et la couleur blanc ivoire des spécimens se distinguaient mal. Il voulut s’en enquérir auprès d’un Gaulois debout à côté, qui semblait admiratif devant sa récolte et qu’il devina être Cillimax. Mais à la deuxième question qu’il lui posa, il comprit qu’il ne parlait pas sa langue. – Alors le ravitaillement des troupes ?, se retourna-t-il vers Cita qui montrait des signes d’impatience et voulait déjà le quitter. – Laisse-le où il est, s’entendit-il dire avec sécheresse, c’est bouché, tu n’as aucune chance. Crois-moi, tente plutôt ça. Ça n’a l’air de rien, c’est pourtant parfois des idées les plus simples que naissent les grandes fortunes. L’intendant de César fut de nouveau sollicité par son secrétaire qui revenait vers lui avec des papiers de compte et il s’écarta sous la fenêtre pour les parcourir au peu de lumière. De même qu’il vérifiait un nombre incalculable de fois si les portes de l’entrepôt étaient bien fermées après son départ, de même il craignait toujours de laisser une erreur dans des calculs dont dépendait tant d’argent et il exigeait souvent à maintes reprises de tout revérifier. Pendant ce temps, Asinus, dépité, errait dans la salle, tournait comme une âme en peine autour de ce stupide tas de panais. Cita n’était pas sérieux, ce n’était pas possible ; il refusait de lui accorder une once d’un marché trop juteux, c’était ça la vérité. Sa colère grandissait à mesure qu’il y songeait. Il attendait des céréales et on lui proposait une plante ! Une plante, une plante, une misérable plante ! C’était donc pour un légume qu’il avait traversé toute la Gaule ! Lui qui avait autrefois vendu des chevaux, des esclaves, des articles de luxe ! C’était pour conclure un contrat avec cet imbécile de Gaulois que les carottes et les raiforts émerveillaient, dont il ne pouvait même pas être compris, qu’il avait dormi tant de nuits dans la fange et les puciers de cette cité ! La guigne le poursuivait depuis les présages des jours passés. Il n’y avait plus qu’à aller tromper de nouveau son ennui chez l’Allobroge et plier bagage dès que possible. Fâché, presque insulté, il chiffrait déjà les pièces qu’il lui restait quand, mettant la main à sa ceinture, il trouva au lieu de ses ronds de bronze un petit morceau d’écorce souple et, dessus, un gribouillage lapidaire qu’il parvint à lire dans l’obscurité : « À minuit, au Dépotoir. Viens avec tes renseignements. Déchire l’écorce. » 66

Sa colère tomba aussitôt. La découverte du message venait de le décontenancer plus que si on lui avait demandé de marchander des souris mortes ou des cadavres de Blemmyes. Si c’était un usage répandu – notamment des éclaireurs à leur chef – d’écrire sur de l’écorce fraîche pleine encore de suc, il ne s’y attendait absolument pas. Qui lui avait remis ça ? Comment avait-on réussi à le glisser dans sa ceinture sans qu’il s’en aperçût ? Quel parti prendre ? Devait-il se rendre au rendez-vous ? Les heures à venir prenaient une tournure totalement différente ; il n’était plus question de noyer sa déconvenue dans le vin ou la cervoise. D’un coup, Asinus avait quitté son costume de négociant pour endosser la guenille qu’il tenait secrète depuis le début de son voyage : celle d’espion pour le parti du Grand, du grand Pompée, Pompée le Grand. Il ne put se concentrer davantage sur les produits de Cillimax et, sans attendre que Cita eût fini de lire ses comptes, prit brutalement congé de lui : – Après tout, tu as peut-être raison lorsque tu me dis qu’il me faut commencer par un commerce modeste. Laisse-moi jusqu’à demain pour y réfléchir et te donner ma réponse. – À la bonne heure ! Toute fortune est envisageable chez ces diables de Gaulois, plus encore chez les Carnutes. Le dieu qu’ils honorent le plus est une espèce de Mercure dont le nom dans leur langue est imbitable. Ils le regardent comme l’inventeur de tous les arts, le guide des voyageurs sur les routes, mais surtout comme le plus capable de leur faire gagner de l’argent en faisant prospérer leur commerce...prospérer leur commerce…prospérer leur commerce… Et le sens du commerce, ils l’ont, tu peux me croire ! Bien plus que nous, en sorte que ce tas de panais que tu dédaignes, ce Cillimax que tu méprises peuvent te rendre riche si tu sais t’y prendre et laisser les choses se faire. Mais je bavarde encore trop dès qu’il s’agit de négoce. Excuse-moi et reviens vite. Tu me trouveras au même endroit demain, après-demain, les jours suivants. Je suis certain que tu feras le bon choix. En sortant, comme il retrouvait son esclave, Asinus, tout à son nouveau rôle et voulant peut-être croire à ces paroles encourageantes, oublia de tempêter contre Fufius Cita. Discrètement, il relut son bout d’écorce, puis le déchira en morceaux et le jeta dans le fleuve avant d’aller s’échouer comme de coutume chez l’Allobroge. Il y passa les heures suivantes, attendit minuit en donnant l’impression de se soûler. Il avait au contraire les idées très claires.

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Au milieu de la partie orientale de la ville, tout près des fortifications, coulait un ruisseau nommé le Divonant qui prenait sa source dans les forêts plus au nord et se jetait dans la Loire vers le port et ses embarcations. D’un lit peu profond et longiligne, il était presque imperceptible ; il passait, silencieux et placide, derrière une rangée d’habitations et se trouvait dissimulé par de hautes herbes quand ce n’était de planches posées à même le sol tant sa largeur était étroite. Il était presque tari à cette époque. D’un courant déjà faible, il souffrait surtout de l’existence d’un espace réservé aux banquets communautaires en son amont et de l’installation d’ateliers de métallurgie et de boucherie en son aval qui faisaient qu’on y déversait régulièrement des restes de nourriture, des débris d’amphores et de fûts, des scories de métaux. Son cours d’eau en était presque colmaté. Aucun animal, sauf les rats et les animaux domestiques, ne s’y risquait plus. On venait souvent y vider sa vessie après une beuverie ; les plus pauvres, que l’infamie ne touchait guère, s’y hasardaient parfois pour trouver parmi les déchets des objets qu’ils croyaient de valeur. Le ruisseau était devenu un fossé d’immondices. Pour cette raison on appelait son lieu-dit le Dépotoir. Ce fut là qu’Asinus se présenta peu avant minuit. Les rues étaient désertes, il n’était pas rassuré, bien qu’il n’y eût aucun rôdeur ni veilleur de nuit pour l’arrêter. Il avait demandé à Scythès de le suivre à distance et de se positionner en un endroit d’où il pourrait le protéger sans être vu. L’esclave, dont les armes et le carquois formaient toujours une bosse sous son manteau bien fermé, l’avait quitté quelques instants auparavant, avait disparu dans le noir comme le mauvais rêve qu’il semblait être. Asinus avait pleine confiance en lui, mais se retrouver seul et ne plus le sentir à ses côtés le laissa hésitant sur sa sécurité. Enveloppé dans sa cape brune, portant sa sacoche de notes de voyage, il longeait les murs sans un bruit. Ayant atteint le Dépotoir, il trouva un endroit du ruisseau abrité de roseaux et patienta là. Assis à même le sol, il trompa ses douleurs en fixant le ciel. Les étoiles là-haut semblaient nauséeuses et discrètes, la lune étouffée de nuages qui défilaient rapides devant elle. Une légère brise soufflait, faisant monter les mauvaises odeurs. Quelques chiens errants passaient dans l’obscurité et le murmure de leurs pas se mêlait au bruissement timide de l’eau. Originaire du Picénum en Italie, la famille d’Asinus était, depuis plusieurs générations, cliente de celle de Pompée. Aussi, quand il arriva à Marseille dont nombre de politiques étaient acquis à la cause du vainqueur de Spartacus et des pirates, ce fut naturellement que son hôte Hélioclès, en lien avec des personnages influents de Rome, lui parla de collecter des informations pour le compte de son parti. Il y avait à cela deux raisons. D’abord, depuis la mort récente de Crassus, l’antagonisme avec César, 68

maquillé jusque-là, était devenu évident. La rivalité entre les généraux les plus puissants de Rome devait fatalement tourner à l’affrontement. Tous deux le savaient bien et s’informaient régulièrement sur les agissements de l’autre, ses difficultés, ses succès, pour mieux connaître les menées de l’adversaire prochain. Pompée se méfiait de cette Gaule retorse qui pourrait néanmoins assurer une solide base arrière à son ennemi en cas de conquête définitive et de pacification. Outre les rapports au Sénat, il voulut tout savoir de son territoire si lointain, si méconnu, mais deviné si riche en ressources et en troupes, pour mieux vaincre le jour où il faudrait nécessairement croiser le fer. Ce devint une idée fixe qui lui fit lancer tout son réseau d’espions. On racontait même que lorsqu’on lui vanta les valeurs celtes de dévotion, il crut voir surgir devant lui un vivier de troupes fidèles à César venues l’assassiner. Ensuite, depuis l’intégration des provinces d’Orient, les régions soumises grouillaient de négociants romains, de spéculateurs fonciers, de percepteurs et de commis en tous genres. Les guerres étaient aussi celles des hommes d’affaires dont chaque conquérant, César en premier lieu, emmenait une partie avec lui. Il était donc dans l’intérêt de ces individus de se tenir informés de la situation politique du lieu où ils résidaient et de rapporter toute information en leur possession aux autorités concernées. De là à faire des commerçants les premiers agents de renseignements de Rome, il n’y eut qu’un pas et les marchands constituèrent dans ces années où la puissance romaine s’imposait au monde une source abondante et sûre d’indications géographiques, ethnographiques, économiques qui ne se démentit pas. Asinus, qui s’était adjoint la compagnie de Magon comme une couverture à ses haltes répétées, n’était pas une exception. Instrument d’un conflit qui le dépassait de très loin, il ne faisait qu’agir comme agissaient ceux de sa profession. Sans doute l’homme qu’il devait retrouver ce soir comptait lui aussi parmi ceux-là. Et il avait accepté ce double rôle car il ne s’agissait pas de devenir délateur, mais simplement informateur, ce qui était beaucoup moins dangereux. Il en était à ces réflexions quand il s’aperçut soudain qu’il n’était en réalité pas seul près du ruisseau. Tapi dans la nuit, quelqu’un était là, assis à ses côtés depuis le début, caché derrière un buisson mais si près de lui qu’il aurait presque pu le toucher sans bouger. Il s’entendit dire dans un chuchotement : – In girum imus nocte…nous tournons en rond dans la nuit… Et il en sursauta. C’était le mot de passe convenu depuis Marseille. L’être était invisible, sa silhouette, sa voix inidentifiables même si elles lui disaient vaguement quelque chose. Il donna aussitôt la réponse attendue, le complément de la première phrase sous la forme de son palindrome : 69

– Et consumimur igni…et nous sommes consumés par le feu… L’ironie de la réplique, par cette nuit où il était transi de froid, le frappa un instant. Il se leva pour mieux voir le mystérieux personnage qui ne se laissa découvrir que lorsque les nuages s’écartèrent de la lune et laissèrent sa lueur tranquille tomber sur la terre. – Bonsoir, Sextus Cornélius Asinus. Il ne put réprimer sa surprise. – Chéréas ! L’Ionien ! – Oui, mais tu t’en doutes, ce n’est pas mon vrai nom ni ma véritable origine. Ailleurs on m’appelle Amasis et l’on me croit d’Égypte, ailleurs encore Theuta et l’on me prétend d’Illyrie. Rassieds-toi, tu vas nous faire repérer. Asinus obéit et reprit : – J’étais sûr que c’était toi. – Pourquoi ? – Parce que tu as le visage d’un espion, le visage de tout le monde, et parce que tu ne m’as pas demandé mon nom aujourd’hui quand je t’ai demandé le tien. Tu le savais déjà, tu m’attendais. Même maintenant qu’il l’avait reconnu, il n’aurait pu définir son visage ni le dessiner de mémoire. Ce type avait vraiment la tête de son métier, celle de quiconque et de nul à la fois, qui ne marque pas l’esprit et laisse pourtant à qui le regarde avec attention une impression de malaise indicible qu’on chasse vite pour lui accorder confiance. C’était la première qualité de l’espion : inspirer la familiarité, même artificielle. Il ne faisait par ailleurs aucun bruit, ne sentait rien ou plutôt il sentait l’odeur de l’endroit où il était, de la personne avec qui il était, mais pas une qui lui fût propre : un chien aurait pu passer à côté sans le renifler. – Comment as-tu réussi à glisser ton message dans ma ceinture sans que je le sente ? – Le petit attroupement quand tu es sorti de chez l’Allobroge, j’en ai profité pour t’adresser mon invitation et te faucher une ou deux pièces. De quoi boire du vin ! Pardonne-moi, l’ami. Si tu veux, il m’en reste une… D’une pichenette, il lança la pièce, goguenard. Asinus l’attrapa au vol. – Dans ton sac-là, tu as tes notes de voyage ? Celles que ton esclave et toi gardez avec si peu de discrétion. – Je les ai. – Remets-les-moi. – Voilà. Sur du simple saïtique, fait avec des rognures de basse qualité. Il lui tendit sa sacoche. Celle-ci se fermait et s’ouvrait grâce à l’ergot d'un anneau de bronze maintenu par des bandes de cuir cousues. L’autre l’ouvrit, en sortit un cylindre reconnaissable à son petit sceau en forme 70

d’aigle. Outre la double épaisseur de peau, il eut la surprise d’en découvrir l’intérieur tapissé de laine. – Une astuce contre l’eau, dit Asinus. Chéréas sembla apprécier la précaution. Il jeta un œil au volumen que le cylindre contenait. Tout lui sembla en ordre. Soudain il s’inquiéta : – Ton esclave, là, il sait lire ? – Non, répondit Asinus avec le plus grand naturel, mais de toute façon ça n’aurait rien changé : il m’est dévoué. Chéréas se tranquillisa, continua de regarder le papyrus qu’il parcourut comme s’il faisait jour en pleine nuit : – La qualité n’est pas si mauvaise que tu le dis. Ton papyrus est suffisamment épais. Les aspérités du papier ne sont pas trop polies, l’encre prend bien. Là-dessus, tu as eu la bonne idée d’écrire au recto et au verso, en serrant tes lettres pour économiser la place. C’est efficace. Je lirai tout ça quand le soleil sera levé. – Mais il me manque le plus important, ajouta cependant Asinus. Des décomptes pour connaître l’approvisionnement de César et l’ampleur de la soumission des tribus du pays. – Ne t’inquiète pas pour ça, j’ai ce qu’il faut. – Récolté de toi-même ou d’un autre agent ? – Je ne peux te le dire. – Et je peux savoir ce que tu vas en faire ? – Non, ça ne te regarde pas. – Alors mon travail s’arrête là. Bon débarras. – Pas tout à fait. Nous avons encore besoin de toi. Reste dans cette ville même si tu n’y trouves pas satisfaction ; continue de noter tout ce que tu vois, tout ce que tu entends, y compris ce qui te semble le moins pertinent. Le papier doit te manquer ; il est difficile à trouver par ici. Je viendrai une fois par mois tout récupérer, incognito, car tu ne pourras pas tout garder sur toi et tes informations peuvent nous être utiles du jour au lendemain. Je te rendrai alors les rouleaux que tu m’auras remis la fois précédente ; tu effaceras l’encre si tu ne l’as pas dissoute avec du vinaigre et tu réécriras dessus. Si ce n’est moi, quelqu’un d’autre s’en chargera. – Je ne peux pas, répondit simplement Asinus qui avait espéré se défaire de cette mission dès qu’il aurait croisé celui à qui remettre ses écrits. J’aimerais être ton homme, mais je ne peux pas. – Tu hésites... Dois-je te remettre en mémoire la cause que nous défendons ? Dois-je te représenter le Grand Pompée ? L’homme providentiel de Rome, qui a sauvé la République maintes fois ! Le vainqueur des marianistes, des esclaves rebelles, des pirates, des rois d’Orient ! Celui qui a, dans sa jeunesse, tué un géant celte d’un coup de 71

lance et fait reculer une armée à lui tout seul ! Je l’ai vu, moi, à Rhodes ; j’en ai gardé un souvenir éblouissant… Et puis, est-ce que je dois aussi te rappeler qu’on ne peut pas laisser César avoir les coudées franches par ici, que ses antennes d’approvisionnement sont trop importantes pour qu’on ne sache pas au moins dans le détail ce qui s’y passe ? On pourrait écrire un livre sur celle-ci ! C’est le sens de ma présence : les guerres se jouent sur le ravitaillement, et sur les guerres se joue la politique. Si on veut arrêter le grand chauve, la tantouse de Nicomède, c’est uniquement en aidant le seul homme qui le peut, Pompée, et c’est peut-être ici que l’occasion nous en sera donnée. La tirade avait commencé sur un air de reproche, fini dans un ample sourire qui disait sa certitude de vaincre. Chéréas était transporté, parlait de son champion avec une admiration qu’il n’arrivait pas à dissimuler. Ce fut à ce seul moment qu’il eut un visage mémorable comme si l’évocation de son héros le rendait plus humain, plus vulnérable aussi. Asinus réfléchit. Les arguments qu’il venait d’entendre en amenèrent d’autres dans son esprit. Tout son Picénum natal avait fait de Pompée son dieu, sa légende au point d’avoir des fresques à son effigie dans les maisons. Sa famille ellemême avait été protégée par son père, Strabo, et son grand-père avant lui. S’il ne suivait pas la politique et s’en fichait éperdument, s’il n’avait jamais été sensible aux exploits militaires, Asinus devait néanmoins lui aussi une fidélité aveugle à Pompée dont les intérêts étaient bien supérieurs à ses petits rêves de richesse. À Rome, on obéissait à son patron, il n’y avait pas à discuter. Il fut raisonnable : – Tu n’as pas besoin de me rappeler tout cela, je l’ai bien en tête. C’est entendu. Je continuerai à avoir l’œil qui traîne. Chéréas lui tendit une bourse qui disait son contentement et qu’Asinus ne put ouvrir dans l’obscurité mais qu’il sentit lourde d’argent. – Voilà de quoi t’encourager. – Par le cul de Mercure, pour quelqu’un de fauché, tu caches bien ton jeu. Sûr que ça paie plus que du panais ! Ai-je au moins le droit de savoir si toutes ces notes collectées, tout ce travail de Numide auront une quelconque utilité ? – Je n’en sais rien, ce n’est pas à moi de le dire. Mais ce que je sais, c’est qu’il faut aller sur le terrain, encore et toujours, réunir les informations appropriées. Toutes les informations ne produisent pas du renseignement, mais le renseignement provient nécessairement d’elles. Grâce à toi comme à tant d’autres, nous en savons plus sur la situation de ce territoire qui risque de devenir une terre césarienne pour la conquête du pouvoir. Il se tut subitement, tourna la tête. Ils venaient d’entendre du bruit. Quelqu’un en effet s’approchait sans prendre garde en sifflotant et 72

chantonnant une comptine idiote d’une voix de rogomme. Ils se dissimulèrent plus encore qu’ils ne l’étaient, observèrent. L’homme semblait venir droit à eux. Ils prirent peur. Tout à coup, ils le reconnurent, à la large cicatrice qu’il avait dans le cou. C’était Tubula, l’ivrogne de la copona, celui dont tout le monde riait chez l’Allobroge Éroticus. Les Gaulois eux-mêmes se moquaient de lui et le malmenaient tant l’alcool l’avait rendu indolent et débile. Son haleine avait l’odeur d’un fond de tonneau. Il passait ses journées à boire et s’en allait la nuit, titubant pour rentrer on ne savait où. Lui-même l’oubliait d’ailleurs ; on le retrouvait souvent le matin, vautré parmi les porcs ou le long d’une maison couvert de vomi, de fange et de vin. Ivre comme à son habitude, il venait soulager une envie d’uriner dans ce ruisseau poubelle et exhiber son sexe flasque à la lune, et il continuait de siffloter, de chanter, de rire seul. Il n’y avait que lui pour faire autant de bruit et vivre encore joyeusement à cette heure dans une cité de Gaule qui restait si peu sûre aux Romains. Il risquait cependant de surprendre Asinus et Chéréas ou d’ameuter la sentinelle : il fallait filer sans se faire repérer. Mais ils n’eurent pas le temps de faire un pas qu’un sifflement fendit l’air et une flèche transperça la gorge du malheureux. La chansonnette s’acheva brutalement dans un jaillissement de sang et un cri aigu, presque de femme. La masse s’écroula, face contre terre, la tête dans l’eau, le corps sur la rive, la verge entre les doigts. Scythès sortit de nulle part, son arc en main, le regard implacable. Le bijou, un petit mouflon d’or, qu’il avait cousu au tissu de sa veste brilla sous le reflet de la lune comme un sourire d’avoir tué. – Quel idiot, ton esclave !, dit seulement Chéréas, une diversion aurait suffi. Prends au moins sa bourse qu’on croit à une fauche. Mais les gardes du rempart donnèrent cette fois-ci l’impression d’être en alerte et, après avoir détroussé le corps sans vie de Tubula, les trois hommes furent contraints de s’enfuir, chacun dans sa direction, comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés ce soir-là.

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III LES BRIGANDS

Les Romains n’étaient certes pas, au temps de César, des inconnus pour les Gaulois. Ceux-ci les avaient envahis longtemps auparavant, mais Rome avait su prendre sa revanche en réalisant, après la conquête de la Gaule cisalpine, celle de la transalpine de l’autre côté des Alpes, sur laquelle elle louvoyait pour effectuer la jonction avec l’Hispanie tombée depuis peu dans son giron. Le consul Gnéius Domitius Ahénobarbus s’était chargé d’écraser les Allobroges et les Arvernes et avait organisé jusqu’aux Pyrénées, le long de la route qui menait d’une péninsule à l’autre, la Provincia Romana que Pompée avait plus tard retraversée victorieusement. Marseille était demeurée la grande cité indépendante ; la colonie de Narbo Martius nouvellement fondée avait commencé à donner son futur nom de Narbonnaise à la province. Les habitants de Némausus, Arélate ou Vasio logeaient donc depuis des décennies dans des maisons romaines et apprenaient le latin lorsque Gaius Julius César s’apprêta à envahir la Gaule chevelue. Il y fut appelé par les Éduens, peuple de riches commerçants qui disposait de terres fertiles dans la plaine de la Saône. L’alliance était ancienne avec ces « amis et alliés du peuple romain », mais récemment, après une défaite à Magétobriga face aux Suèves d’Arioviste, le druide Diviciacos, chef d’un parti pro-latin chez les siens, s’était assuré du soutien renouvelé de Rome parce qu’il redoutait une invasion germanique et de nouveaux pillages. Cinquante ans plus tôt, les Cimbres et les Teutons avaient envahi la Gaule et l’Italie, et seuls les Romains commandés par Marius avaient su les arrêter. On était alors sous le consulat de Lucius Calpurnius Piso et d’Aulus Gabinius. César, proconsul de la Cisalpine, ambitionnait d’acquérir la gloire en soumettant cette Gaule qui semblait tendre ses mamelles à Rome et à ses généraux dévorés d’ambition. Lorsque les poussées des Suèves obligèrent les Helvètes à abandonner leurs terres et chercher refuge à l’ouest, les Éduens, sur le territoire desquels devait passer la horde, refusèrent cette pression et appelèrent Rome au secours. Ce fut le prétexte

rêvé pour intervenir. César battit sans peine les Helvètes sur la Saône, obligea Arioviste à repasser le Rhin. Celui qui se présentait déjà comme le conquérant de la Gaule l’avait peut-être sauvée d’un péril germain plus grand encore que celui de Rome. Sa présence ne se justifiait plus officiellement. Cependant ses légions s’attardaient en pays séquane où elles avaient été victorieuses. Les Gaulois bientôt s’en inquiétèrent. Depuis la Belgique, les Bellovaques, Suessions, Nerviens, Morins, Atrébates tentèrent de nouer une coalition qui rejetterait les Romains au-delà des Alpes. César prit les devants : il fonça en pays belge, triompha sur la Sambre, fit cesser la guerre en prenant des otages chez les vaincus. Lui qui croyait l’ennemi amadoué se trompait. L’expédition contre les Belges ne fut que le début d’une succession ininterrompue de campagnes ; les foyers de révolte se multiplièrent au cours des années, s’éteignant ici, se rallumant là, pareils à ces hydres dont chaque tête repousse dédoublée à mesure qu’on la tranche. En même temps qu’il envoyait ses légions en Aquitaine, chez les Unelles, dans le nord, chez les Trévires, César défit sur mer les Vénètes et leur coalition, soumit de nouveau les Ménapes et les Morins, massacra les Usipètes et les Tenctères, franchit deux fois le Rhin, la Manche, sauva ses légions du désastre de l’insurrection générale, extermina le peuple entier des Éburons. Il fut partout, et si chaque fois les campagnes étaient rapides, elles étaient aussi rudes en raison de la pugnacité des Gaulois et des Germains. Le vainqueur n’en avait que plus de mérite à sa victoire. Grâce à la discipline et l’extrême mobilité de son armée, il avait dominé certaines tribus par la force, s’était gagné les autres par des traités d’amitié. Il pouvait alors considérer la Gaule celtique pacifiée. Lors de ces événements, les Carnutes firent assez peu parler d’eux. Sans doute espéraient-ils profiter des troubles que connaissait le pays et s’enrichir. En tous les cas ils comptèrent parmi les premiers peuples soumis à César qui les jugea d’abord suffisamment sûrs pour envoyer chez eux la quatorzième, commandée par son propre neveu, prendre ses quartiers d’hiver. Les relations avec le proconsul se maintinrent même quand celui-ci prétendit imposer un roi, Tasgétios, de haute naissance, dont les ancêtres avaient autrefois régné sur Génabum. Les Carnutes qui se passaient de monarque depuis longtemps acceptèrent le pantin des Romains car ils comprirent vite qu’il n’en était pas un. Le roi fantoche travaillait en réalité à trahir ceux qui l’avaient mis au pouvoir tout en assurant la tranquillité de son royaume. Un tel pari séduisait le peuple toujours partagé entre ses rêves de grandeur et son désir de paix. Mais victime de luttes intestines pluriséculaires, Tasgétios eut à peine le temps 76

d’émettre monnaie qu’il fut assassiné sous le coup de ses ennemis, des aristocrates qu’encouragea secrètement Rome au courant de la politique réelle du roi félon. Il ne fut pas remplacé. César s’inquiéta de son ravitaillement, se méfia des nouveaux hommes forts du pays. Car ses manœuvres n’avaient d’autre but que de contrôler davantage les velléités d’un peuple dont les ressources étaient capitales pour l’approvisionnement de ses troupes. C’était là un souci constant, dès le début du conflit ; quand les nations soumises tardaient à livrer le grain promis, il n’y avait d’autre choix que les presser, se plaindre et négocier. Si les Carnutes n’étaient pas des plus puissants, ils figuraient parmi les plus riches. Leur trésor principal tenait dans l'exploitation des larges plaines au nord de la Loire qui produisaient des céréales en excédent et alimentaient un commerce fructueux. Le général ordonna en plein hiver le retour de Belgique de Lucius Munatius Plancus qui eût la tâche officielle d’occuper avec sa légion le territoire des Carnutes et d’enchaîner les auteurs du crime pour les lui ramener. Mais les conclusions de l’enquête ne s’avérèrent pas claires ; personne ne fut finalement livré, ce qui déclencha, dit-on, l’ire du grand conquérant. La raison en était pourtant simple : Rome était en réalité complice de cet assassinat qu’elle qualifiait d’affront à voix haute et César, abusé par plus malin que lui, y avait tenu le rôle peu glorieux d’instigateur dont il ne parlerait jamais dans ses commentaires de guerre. Les choses s’aggravèrent encore, l’année du consulat de Marcus Valérius Messalla Rufus et Gnéius Domitius Calvinus, quand une nouvelle révolte des Belges éclata. Peu avant l’élection des deux consuls, les Sénons s’agitèrent à leur tour parce qu’ils voulurent se débarrasser eux aussi de leur roi. À la différence de Tasgétios, celui-ci ne jouait pas double jeu, mais était bien le pion des Romains à qui il obéissait servilement. S’il parvint à s’enfuir et à se réfugier auprès de César, ce fut l’occasion pour les conjurés qui cherchaient des appuis de se rapprocher alors d’une partie de l’élite carnute, demeurée résolument hostile aux Romains, qu’ils tentèrent d’entraîner dans la révolte. En avril les deux peuples, auxquels s’adjoignirent les Trévires, refusèrent de répondre à la convocation romaine d’une assemblée générale des Gaulois à Samarobriva. Les légions se préparèrent à intervenir après que César eut déplacé l’assemblée chez les Parisiens dont les Sénons étaient voisins. Aussitôt ceux-ci, par l’intermédiaire des Éduens, envoyèrent une ambassade obtenir l’indulgence du proconsul qui exigea cent otages ; les Carnutes, rendus à la raison par la faction pro-romaine de leurs dirigeants, s’empressèrent de faire de même par le biais des Rèmes, autres alliés de Rome, et César sembla pardonner leur folie séditieuse. Ce fut à ce moment qu’il dépêcha Gaius Fufius Cita, épaulé d’une garnison, superviser l’approvisionnement 77

en grain de Génabum et faire de la cité un emporium moderne sur le modèle de ce qui existait déjà dans l’empire. Les deux greniers construits sur le fleuve n’étaient que les prémisses du grand port qu’il rêvait. Pourtant le pardon ne devait pas durer. Dès l’automne suivant, alors qu’à Génabum la riche l’inconnu Sextus Cornélius Asinus se morfondait dans l’inaction, César prit encore l’initiative. Il convoqua à Durocortorum des Rèmes, une nouvelle assemblée des cités gauloises où il fit condamner la conjuration des Sénons et des Carnutes et juger le chef des premiers, Acco, venu parce qu’il pensait acquise sa clémence. Acco, seigneur de Vellaunodunum, était un homme respecté au-delà des seules frontières de son peuple, ce qui n’empêcha pas son adversaire de le faire exécuter à la romaine, lié à un poteau, battu de verges jusqu’à l’évanouissement, puis achevé par décapitation. L’interdiction de l’eau et du feu fut décrétée contre ses complices. Les délégués carnutes, effrayés d’un tel châtiment, tardèrent à rentrer avouer aux leurs cette mort atroce et leur honteuse impuissance, mais la nouvelle atteindrait tôt ou tard la Carnutie dont la soumission n’était qu’apparente. Asinus, plus encore que les autres, en ignorait tout, parce que même informateur improvisé de Pompée, la guerre et la politique le gênaient dans ses rêves de richesse et il était incapable de s’intéresser aux événements contemporains pour anticiper ceux à venir et provoquer la fortune. Il avait repris sa vie de tous les jours dans la cité. La bourse qu’il avait reçue de Chéréas l’Ionien s’était avérée plus que généreuse et lui avait permis, faute de mieux, de ne pas perdre tout à fait espoir en continuant à dilapider son argent chez l’Allobroge. Son quotidien laissait peu de place au changement ; il buvait du vin, faisait l’amour, se saoulait, baisait une catin blonde, brune, rousse selon l’humeur, souffrait toujours de rhumatismes. En attendant mieux, il avait accepté à contrecœur l’offre de Cita. Voilà qu’il allait commercer du panais, déception qui le poussait plus encore que l’ennui à boire et à aimer. Rien n’eût été pire, sauf peut-être devenir porcher, si bien qu’après avoir rencontré à nouveau Cillimax pour conclure le marché de la honte, il s’était refusé à le revoir, lui accordant une confiance amère en tout, en colère contre sa bêtise et sa propre insuffisance. Pourtant il continuait de rêver à des plans pour démarrer son affaire d’intermédiaire entre les fermes du pays et la légion. Il calculait qu’il avait besoin d’abord d’établir des liens de confiance avec les grands propriétaires et les gradés. La logistique, le réseau de transporteurs viendraient ensuite. Or quoi de mieux pour cela que de rendre un immense service dont on lui serait redevable ? Il le cherchait, ce service, ne l’entrevoyait pas, le cherchait avec tant de persévérance qu’il aurait été prêt à l’inventer pour en avoir des retombées plus sûres et plus rapides. 78

Sur de nouveaux rouleaux il poursuivait parallèlement la rédaction pénible de ses notes, sans savoir ce qu’il devait y consigner exactement et ignorant toujours si cela servirait. Chéréas ne le lui avait pas dit. L’espion n’avait pas quitté la ville le lendemain de leur entrevue mais ils ne s’étaient pas reparlé. Au contraire, sans doute pour n’éveiller aucun soupçon, il avait continué d’agir banalement, comme si de rien n’était, essayant dans le rôle de parasite qu’il s’était donné de se faire payer à boire à longueur de temps. Ne se voyant pas même accorder un regard de sa part, Asinus en aurait presque oublié sa présence et aurait cru avoir rêvé s’il n’y avait eu le meurtre de Tubula pour lui rappeler le triste individu. Ce ne fut que quelques jours plus tard qu’il s’aperçut que Chéréas était parti ; il n’eût su dire depuis quand. Puisqu’il restait le seul informateur de Pompée sur place – à moins qu’il y en eût d’autres inconnus –, il jugea alors qu’il devait concentrer ses renseignements sur Génabum, ses dispositifs militaires et commerciaux, pour obtenir des informations peut-être nouvelles. Comme les embarcadères lui rappelaient trop sa déconvenue – cette terrible défaite du panais ainsi qu’il la surnommait –, il entreprit de se rapprocher des nobles de la cité. Les mêmes qui possédaient les champs dont il avait besoin pour démarrer son activité. Tout le ramenait à eux. La mort de Tubula lui fournit l’occasion de les rencontrer. Incité par Chéréas, il avait arraché à l’ivrogne une bague et quelque argent sitôt après le meurtre afin de faire croire à un vol qui avait dégénéré. Les pièces, il les avait bues ; la bague, il avait voulu la jeter dans le fleuve dès le jour suivant quand on retrouva l’assassiné, mais s’était finalement ravisé pour la garder en cas de besoin. Car contrairement à ce qu’ils avaient craint, la sentinelle ne s’était pas déplacée lorsque l’ivrogne, fauché par un trait de Scythès, avait poussé une plainte aiguë de femme avant de s’abattre. Son cri avait été si bref, suivi d’un silence si complet, qu’il s’était étouffé dans la nuit pour ne pas être entendu à plus de quelques pas. À moitié assoupie, la garde avait au mieux pu croire à la plainte d’un animal attaqué parmi les roseaux, voire à celle d’une servante violentée comme c’était déjà arrivé dans ce lieu – ce pour quoi on ne se déplaçait jamais. Le corps ne fut aperçu qu’au petit matin, lorsqu’un dinandier vint décharger dans le ruisseau ses chutes de laiton et de cuivre. Du milieu du Dépotoir un filet grenat s’écoulait jusqu’à la Loire en contrebas. En le remontant, l’homme tomba nez-à-nez sur le cadavre du Romain, hideux, les yeux exorbités ; le trait sanguinolent qui sortait droit de sa gorge où avaient été arrachés de fins morceaux de chair lui formait une deuxième langue plus pointue. Les chiens tournaient déjà autour quand on le tira de l’eau et l’on conclut d’abord à un larcin qui avait mal tourné. On se souvint 79

alors que c’était la première fois depuis les campagnes de César qu’un civil romain perdait ainsi la vie dans Génabum. Puis on s’intéressa à la flèche qu’on retira non sans peine. Longue, effilée, avec une pointe en acier à barbelure jusque sur la douille, elle était gauloise, on le reconnut immédiatement. C’était même une flèche de guerre, de bonne qualité, destinée à infliger de sérieuses blessures à l’adversaire. Le scandale du meurtre n’en fut plus le même. Tout était changé : les légionnaires, quand on leur apporta le corps de leur compatriote, ne crurent pas à un simple assassinat, mais évoquèrent la déclaration d’un nouveau conflit. Il s’ensuivit une agitation sourde dans la ville, perceptible tant chez les Gaulois que les Latins, faite de crainte, de colère, d’expectative mêlées. Dans les demeures de pouvoir, certains chefs, que taraudait l’envie irrépressible de chasser l’envahisseur, ne voulaient pas pour autant s’attirer les foudres de la légion au risque de voir revenir les lieutenants de César ou le général en personne ; ceux qui appelaient de leurs vœux l’alliance de Rome criaient leur xénophilie et juraient de retrouver le coupable ; enfin, derrière les ouvrages romains de garnison, où le sort d’un soulard comme Tubula faisait plus réagir par obligation qu’indignation réelle, on se savait trop peu nombreux pour entreprendre quoi que ce fût et l’on hésitait à envoyer une missive pour alerter d’un incident qui pouvait certainement se régler de la manière la plus simple. Chacun sentit sa haine renaître pour l’ennemi d’hier mais ne voulut rien entreprendre par conscience de sa fragilité. Les uns se contentèrent d’exiger des autorités de la cité que le coupable fût arrêté et livré aux Romains ; les autres temporisèrent en arguant qu’ils n’avaient aucune idée sur l’identité de l’assassin, ce qui était en l’occurrence très vrai. Et au milieu des bruissements de rumeur et de rage, les commerçants italiens, grecs, celtes s’efforçaient de maintenir coûte que coûte leurs affaires, faisant abstraction des aléas criminels et politiques pour ne viser que l’enrichissement de leur personne. Ceux qui louaient des chambres aux habitants ne dormirent plus vraiment du même sommeil. Ce fut dans ce contexte qu’Asinus, assis comme à l’accoutumée chez l’Allobroge où il écoutait ce qui se disait de sérieux parmi les discussions plates habituelles, entendit Fannia Voluptas, la femme du patron, tenir une conversation anodine. Dans ce bouge graisseux, enfumé, bruyant qu’était la copona, elle évoluait entre les tables, faisait le tour des clients, s’assurait que tous fussent satisfaits en apportant une touche d’agrément par cette seule attention, et elle en profitait pour encourager à boire et relancer les 80

consommations. Elle achevait ainsi par ses gentillesses le rôle de gérant bourru, gardien de l’ordre des lieux, que s’était attribué son mari. Mais c’était une joie de la voir faire. En attendant que la belle s’enquît d’eux, tous suivaient, sans y paraître, sa longue natte blonde balancée sur ses formes généreuses et, à son passage, chacun avait subitement l’envie impossible de blottir sa tête entre ses seins, entre ses fesses comme il l’aurait fait à une mère soucieuse qu’il n’avait plus ou à une maîtresse caressante qu’il n’avait pas. Fannia Voluptas venait de s’arrêter à la table d’un Romain fluet et silencieux qui, seul, faisait nonchalamment rouler trois dés devant lui d’une main molle et d’un air de chien triste. Il semblait las, en était déjà à sa troisième coupe de vin. La poitrine rosée de la tenancière, grasse à en craquer le haut de sa robe, l’approcha de si près que l’on crut qu’il allait se laisser engloutir par la gorge luxuriante qu’elle semblait lui offrir. Elle lui demanda avec douceur, dans un latin miellé de notes de Subure : – Eh bien, mon chéri, tu as l’air morose comme une vieille barrigène. Où est ton adversaire de la dernière fois, celui qui a été mauvais perdant et a pris la porte de colère ? Asinus reconnut l’homme à qui elle s’adressait. C’était la demi-portion de l’autre jour où tous parlaient de Génabia – la petite rousse dont le souvenir était toujours vivace dans son esprit. C’était le joueur que le Gaulois avait failli battre à coups de poing quand il avait gagné au triple six. S’il ne se souvenait de leur nom, il se rappelait combien celui-là lui avait paru grand, épais parce que celui-ci était frêle et très mince. Comme les impressions étaient parfois trompeuses, comme la vérité était facilement manipulable pour peu qu’on la plaçât sous un autre jour que la réalité ! Le Romain était revenu à la copona, vraisemblablement pour rejouer sans rancune ; tout laissait penser qu’il attendait effectivement son ancien compagnon de jeu et s’ennuyait en son absence. Il y avait tant de disputes dans les établissements de ce genre qui ne portaient pas à conséquence. Il répondit à Fannia : – Où est Sagéra ? Je n’en sais rien. Je croyais qu’il reviendrait. Oh, pas pour le jeu, pour le contrat. Il avançait l’argument commercial. Pourtant l’on sentait bien que sa paume, où les dés sautillaient et dansaient d’une vie autonome, le démangeait de l’envie folle de les lancer. – Le contrat ? – Oui, le contrat ! Tu comprends, il y a les soubresauts politiques et il y a le commerce. Sagéra devait me fournir en pointes de flèches. Des pointes qui n’auraient pas servi à la guerre, mais à la chasse. Des feuilles de saule, fines, tranchantes, pour blesser le gros gibier avant de l’abattre à 81

l’épieu, et puis des plates pour casser les ailes des oiseaux qu’on tire au vol. Eh bien, celles d’ici, figure-toi, sont meilleures que les nôtres, et j’ai beaucoup de clients qui paieraient cher le plaisir d’abattre plus de sangliers et de cerfs dans les forêts de Sabine ou de Lucanie. Sagéra lui-même est excellent archer, plus adroit qu’un Rutène de César. Sans doute est-il retourné chez lui, à Avaricum. Le dépit ou l’alcool l’avait fait parler plus que de raison ; ce qu’il venait de dire était riche d’informations profitables. Le bon commerçant, pensa Asinus, est comme le bon espion celui qui ne parle jamais de ses histoires, mais apprend tout ce qu’il faut savoir de celles des autres ; qu’il le pensât, s’amusa-t-il, c’était déjà un peu son métier d’informateur qui rentrait. – Mon pauvre Quintus, s’apitoya faussement Fannia en collant si carrément ses tétons à la face du Romain que l’on crut le voir sortir discrètement la langue pour les laper, recommande donc du vin. Mais oublie cette piquette que tu bois là ; la maison propose une petite merveille d’Étrurie en provenance de Lattara qui te fera oublier tes vilains soucis. – Tu as raison, se consola-t-il dans la douceur de l’imposante poitrine. Tant pis pour moi ! Apporte donc de ce vin que je n’y pense plus. Et puis, qui sait ? Si ce nectar des dieux est si doux que tu le prétends, puisse son goût même faire venir Sagéra pour reprendre notre partie et nos affaires. Car il y avait une jolie somme à gagner à ce marché, j’en suis sûr. Et on lui apporta une nouvelle coupe. Le vin d’Étrurie était l’un des plus chers de la maison. Qui aurait regardé en cet instant du côté du patron l’aurait vu sourire, content du bon travail de son épouse qui était plus encore son associée en fortune. Asinus, lui, venait d’avoir une idée en écoutant cet échange lamentable. Il avait maintenant tout ce qui était nécessaire : le nom des deux individus, un peu de leur identité, la nature du marché conclu puis abandonné entre eux, le caractère de l’un, joueur, et de l’autre, irascible au point de faire fi de l’argent qu’il avait à gagner. Il savait aussi que les Bituriges dont Avaricum était le plus célèbre oppidum avaient eu par le passé et auraient dans le futur des démêlés violents avec les Carnutes car il en allait ainsi des rivalités entre peuples voisins. Tout cela pouvait être utilisé ; c’était même l’occasion rêvée et d’approcher l’élite gauloise et de se concilier directement l’armée romaine. Il échafauda un plan où les problèmes de ces deux types seraient le début d’une solution aux siens et lui permettraient enfin d’éloigner les soupçons pouvant mener à Scythès, son garde du corps, le véritable assassin de Tubula, qui regrettait seulement de ne pas avoir scalpé sa victime parce qu’il n’était pas à la guerre. Les gens penseraient tôt ou tard à lui car peu d’hommes étaient capables de viser aussi parfaitement dans le noir et dans 82

sa nation l’arc était universel ; on naissait avec si bien que parler d’un archer scythe relevait de ce que les grammairiens appellent un pléonasme. On était à la veille des nones d’octobre. Le commerçant, pour la première fois depuis son arrivée à Génabum, prit la situation en main. En secret, il demanda à son esclave de retrouver la trace de cet homme, ce Sagéra, pour voir s’il était réellement parti ou traînait encore dans les parages comme il en était persuadé. Il lui confia des directives précises sur la manière dont il devait s’exécuter en s’assurant que personne n’entendît ces ordres dont allait pourtant dépendre l’avenir de la cité entière. – Par la vulve de Vénus, voilà ce que tu vas faire… Asinus comptait sur le peu de discrétion de Scythès. L’ancien nomade était à vrai dire difficilement modéré dans ses actions, comme l’avait montré le meurtre brutal et injustifié de Tubula. Même quand il était inactif, il attirait vite l’attention sur lui et il n’y avait pas que les louves des carrefours qu’il séduisait. Non qu’il se fît particulièrement remarquer par son comportement – celui-ci était toujours impassible et muet –, ni que sa figure sinistre choquât – celle de certains Romains ou de Celtes n’était guère plus engageante –, mais parce que son accoutrement des steppes du bout du monde détonnait dans la foule et le rendait énigmatique. Il avait toujours refusé de troquer ses habits familiers pour d’autres nippes. Si de loin il se remarquait peu au milieu des autochtones qui portaient eux aussi des braies et des manteaux de couleur, de près il en allait différemment quand on apercevait mieux la forme étrange de ses vêtements et le luxe de ses bijoux. Les Génabiens avaient davantage l’habitude de voir des étrangers vêtus de la tunique méditerranéenne, du pétase grec que d’un caftan et d’un bonnet pointu comme les siens. Ils appréciaient le réalisme et la précision de la broche cousue au tissu de sa veste, la ciselure de l’épingle dans ses cheveux au motif de griffon en argent ; ils examinaient ses armes finement travaillées quand il les laissait en approcher et admiraient le travail d’orfèvrerie et de métallurgie de Scythie. Le goryte de cuir, en particulier, qui se portait à la taille et enfermait dans un même étui l’arc et le carquois, concentrait toutes les curiosités parce que, telle une boîte magique, on s’imaginait en le voyant qu’il contenait non seulement des flèches de ce pays lointain et légendaire, mais aussi des mystères et des ensorcellements dont on n’avait aucune idée tout en les supposant aussi dangereux qu’attractifs. La vérité était que, s’il avait conservé quelques-unes de ses flèches originelles – des flèches à hélice, dont la pointe avait une forte pénétration et qui n’avaient rien à voir avec celles d’ici –, l’arme de tir étant à usage unique, cela faisait bien longtemps que Scythès en avait acheté de nouvelles à chaque nation qu’il avait côtoyée et c’était avec des flèches gauloises achetées à Lémonum, 83

pareilles à celles que vendait n’importe quel marchand d’armes, qu’il avait tué Tubula. Ce fut précisément en raison de son allure exotique qu’opérant un large détour par les endroits les plus malfamés de la ville, il se fit suivre d’une poignée de brigands édentés et pouilleux qui s’imaginèrent pouvoir faire facilement main basse sur ses bijoux et ses armes de valeur. Conformément à la mission que lui avait confiée son maître, il s’assura de n’aller ni trop vite ni trop lentement dans sa marche et feignit la maladresse lorsqu’il parut perdre par mégarde une pièce dans la boue, puis fit exprès, en l’absence de bruit, de ne pas se retourner pour la ramasser. Il avait laissé toutes ses armes, hormis son goryte, pour faire croire en outre à sa faiblesse. Le crime était fait, se disaient ses poursuivants qui n’attendaient que d’être seuls pour le détrousser. Retrouver la trace de Sagéra ne fut pas difficile. Dans l’heure qui suivit, sans avoir interrogé personne mais en observant, en écoutant les habitants et passant son chemin avec une insignifiance apparente, le Scythe découvrit sa présence dans une ferme en large périphérie de la cité où il entendit dire qu’il était hébergé depuis plusieurs jours chez un riche propriétaire des environs, un certain Anéroeste, comme c’était souvent le cas quand on ne logeait pas en ville. Le domaine était situé sur la route d’une localité du nom d’Unigradon, à près d’une lieue de distance. Il était totalement isolé au milieu des champs et des bosquets, dans un endroit où les replis du terrain formaient un léger vallon encaissé et désert. Ce fut presque sur son seuil, à une portée de voix de l’entrée de ses bâtiments, que Scythès se laissa agresser par les brigands qui le talonnaient. Le chemin dessinait quelque part un coude et un bouquet d’arbres massif le cachait tout à fait de l’horizon gêné de la ville. C’était l’endroit idéal pour eux, soustraits à la vue lointaine des remparts, un peu avant cette ferme dont il y avait fort à parier que les habitants, abrités par le merlon édifié, ne bougeraient pas s’ils voyaient ou entendaient quelque chose. Quand le Scythe fit semblant de s’asseoir sur une pierre pour reprendre son souffle, ils fondirent à trois sur lui, l’attaquèrent d’un grand coup sur la nuque, voulurent tout de suite lui enfoncer leur poignard dans les flancs. Une pluie de violence s’abattit de toutes parts dont il fut cependant à peine étourdi. Il encaissa chaque horion sans broncher, esquiva habilement les entailles de la lame en ne se laissant volontairement érafler qu’au torse et au bras droit. Sans épée, sans arc, il se fit frapper de pleine face, parut même parfois, tant c’était facile, tendre le visage et recevoir les coups sans gémir. On eût dit trois petits prédateurs insensés se jetant sur un géant qui 84

aurait pu, s’il l’avait voulu, d’une seule lancée les envoyer crever dans un buisson. Les voleurs lui arrachèrent sa bourse, tentèrent de lui prendre ses armes et ses bijoux. Mais au moment où l’un d’eux essaya de tirer sur le goryte, Scythès lui saisit le poing et lui cassa une phalange ; il l’attrapa, le souleva dans les airs comme un poids plume, le fit retomber uniquement parce que les deux autres le frappèrent aux genoux et aux coudes avec des cailloux ramassés. Il avait contenu sa force, c’était évident. Les trois bandits se méfièrent, s’enfuirent en courant. – Venez, venez ! La bourse suffit, allons-nous-en ! Alors Scythès se leva comme s’il n’avait reçu aucune blessure. Il ne rentra pas tout de suite à Génabum ni ne chercha secours comme on aurait pu l’attendre d’un homme attaqué, mais resta sur les lieux de son agression. Il déchira au contraire un peu plus ses vêtements, accentua les traces de lutte sur le terrain, prit soin d’enfoncer dans le sol humide et sur un tronc pourri deux flèches gauloises de son carquois. Puis il grimpa dans un chêne, sut se fondre si bien parmi les feuilles abondantes et jaunies qu’il en devint invisible et, sans avoir l’idée de soigner ses contusions, il scruta le reste de la journée la ferme toute proche où se trouvait Sagéra. Dans sa veste en lambeaux, il ne ressentait pas le froid parce que l’automne en Gaule n’est qu’une petite fraîcheur en comparaison de celui des Monts Riphées dont il était originaire. Autant qu’il put s’en rendre compte de son œil avisé, l’exploitation agricole, reculée de toute bourgade, s’organisait au sein d’un enclos prospère de la superficie d’une acre romaine, bordé d’un fossé large et profond, dont la terre avait servi à élever un talus complété d’une haie de buissons. En Gaule, la taille du fossé limitatif était proportionnelle au rang et à l’aisance du seigneur qui possédait le domaine, et tout portait à croire que celui-ci n’était pas mal loti. Les champs, rectangulaires, étaient nombreux alentour. L’enclos abritait plusieurs corps de ferme dont on voyait à maints détails de construction et de vie courante que la maison centrale, plus grande et toute en bois, était occupée par le maître des lieux, entourée de celles de ses valets et d’édicules secondaires qui servaient de silos, de forge, de lieux de battage du grain ou d’abattage des bêtes. Il aperçut tour à tour une dizaine de serviteurs, Sagéra qui rentrait avec son chariot et qu’il reconnut aussitôt, son hôte qui l’accueillit à bras ouverts. Il sut exactement la place de chacun et de chaque chose, notamment l’écurie où était parquée la monture de l’homme dont il suivait dehors les moindres faits et gestes. Le domaine n’avait pas de palissade ni de porte d’accès ; pouvait s’y glisser qui voulait. À la nuit tombante, quand tous quittèrent les travaux 85

extérieurs pour rentrer, il s’approcha enfin, s’aventura furtivement le long de la ferme, alla cacher dans le chariot de Sagéra deux de ses bijoux jetés dans un sac – sa broche d’or et un collier qu’on l’avait vu porter chaque jour – auxquels il ajouta la bague de Tubula, les pièces sauvées de l’attaque ainsi qu’un lourd paquet de flèches qu’il avait tenues cachées toute la journée dans son goryte. Il y en avait une centaine parce qu’il en avait aussi rangé à la place de l’arc qu’il avait enlevé ; c’était suffisant pour faire croire au reste d’une distribution dans la région ; il les déposa parmi l’abondant matériel de chasse qui s’y trouvait déjà et dont certaines pièces pouvaient passer pour un arsenal de guerre. Il dissimula le tout sous une montagne de cordes enroulées que nul n’aurait pu déplacer seul, excepté lui qui en souleva le poids comme si ce fût un tas de ficelle. Puis il rentra à Génabum, progressant d’abord normalement dans l’obscurité, se traînant de plus en plus à mesure qu’il atteignait la cité. Sous les portes des remparts, du côté de maisons louches où les étrangers se risquaient peu, il se mit enfin à hurler, à implorer de l’aide, à dénoncer le crime dont il avait été victime, et il fit tellement de bruit, fut tellement impressionnant dans ses vêtements en morceaux avec sa lèvre déchirée, son nez ensanglanté et les poches bleuies sous ses yeux qu’on décida de lui ouvrir pour le ramener à son maître. Il semblait délirer, ses hurlements rameutaient de plus en plus de monde parmi lequel devaient se cacher ceux qui l’avaient attaqué. – Maître, maître, beuglait-il dans le vide, je meurs !, je meurs ! Maître, maître, rassure-toi, ton trésor est en sécurité, là-bas, dans la ferme de ces gens ! Il fit semblant de s’évanouir. Il n’y avait aucun Romain, aucun Grec autour de lui, que des Gaulois capables d’entendre son latin facile et pour lesquels le mot de trésor n’avait pas été choisi au hasard. Il s’était bien gardé de prononcer le nom de la ferme pour ne pas y voir débarquer d’autres que ses agresseurs ou leurs complices. Asinus, comme réveillé en pleine nuit, feignit d’être choqué par la nouvelle. Il jura ses grands dieux, ordonna au personnel de la copona de panser son esclave pendant que lui irait voir les soldats romains pour se plaindre de cet énième coup du sort. Resté seul un court instant avec le faux agonisant, il eut le temps d’apprendre tout ce qu’il devait savoir sur les événements, la présence de Sagéra, la configuration des lieux, pour suivre le déroulement de son plan. La ruse lui donnait des ailes. Si l’on avait regardé de plus près sa démarche leste bizarrement exempte de rhumatismes, on aurait pu soupçonner une manigance. Dans une cahute réquisitionnée par l’armée romaine, il demanda à voir sur-le-champ le centurion qui dirigeait la garnison. Sur son passage trois 86

sangliers énormes se levèrent dans la cage où on les tenait prisonniers et se mirent subitement à cogner les barreaux dans un tumulte à réveiller les morts. Asinus fut content de ce hasard en pensant que la colère imprévisible des trois monstres impressionnerait le centurion. Mais celuici arriva en s’étirant, mal habillé, les membres engourdis par le sommeil, les yeux bouffis, faisant manifestement un effort pour se déplacer en pleine nuit. Il n’était vêtu que du pagne de lin avec lequel il dormait, sembla s’en soucier peu et n’en frissonnait pas. C’était la première fois qu’Asinus le rencontrait. Pourtant, il avait beaucoup entendu parler de lui parce qu’il était une sorte de célébrité dans sa légion. Il s’appelait Manius Sévius Latro, était originaire de Cyrénaïque, appartenait à la sixième cohorte, troisième manipule, deuxième centurie comme tout le détachement présent dans la cité. Ses hommes le surnommaient le Libyen et l’adoraient autant qu’ils le craignaient. Latro les battait si fort de son cep de vigne qu’il en cassait régulièrement son bâton de commandement sur leur dos et en avait tiré l’autre sobriquet d’Encore un. Il était de ce genre de centurion que les paresseux assez malins pour avoir gagné de l’argent corrompaient facilement afin d’être exemptés de corvées et dont les malchanceux qui n’avaient rien subissaient la rudesse. À la lumière vacillante des deux torches allumées par son serviteur, malgré le froid, il se lava à grande eau gelée le visage dans une bassine, le releva pour s’éponger, se découvrit à l’importun qui l’avait fait tirer du lit. Il enfila enfin une tunique. Petit, très brun, l’œil charpenté sous un sourcil épais, la peau hâlée et le nez aplati, il avait le type même du Méditerranéen. Sur sa face se lisait comme une expression d’aguerrissement et d’inassouvissement qui disait les innombrables carnages auxquels il avait pris part, les souffrances et les joies cruelles qu’il avait goûtées depuis qu’il était soldat. Il était vétéran, avait été des campagnes du Pont, de Judée, d’Hispanie ; cela faisait quinze années bientôt qu’il servait Rome et sa propre fortune. Car Génabum la riche concentrait décidément des individus qui ne cherchaient qu’à s’enrichir par les denrées et l’argent considérables qui transitaient. Le butin n’est qu’une forme brute du profit. Latro n’était pas commerçant ; il était un pillard dans un uniforme de légionnaire qui ne vivait que de violence et de vol pour le même résultat. Déjà il s’était fait remarquer quand sa légion avait hiverné dans les parages quelques années auparavant et la réputation de cruauté méticuleuse dont il jouissait expliquait qu’on l’avait renvoyé en poste ici afin de seconder l’intendant Cita et dissuader toute insurrection. On prenait sa dureté pour un gage d’efficacité. De fait, les Gaulois mécontents grognaient, mais n’agissaient pas car ils craignaient l’escalade de violence. 87

Il n’était pas à la tête de forces d’occupation puisqu’il n’y avait officiellement pas d’occupation, mais il était simplement chargé de protéger l’approvisionnement de César, ce qui dans les faits revenait au même. Il s’en acquittait avec brutalité, pensant autant à son intérêt propre qu’à celui de Rome, et, tandis que Cita se voulait juste et pondéré, lui agissait avec l’avidité terrible d’un loup. Son calcul, très simple, consistait à ne pas s’en prendre aux chefs locaux et, en contrepartie de leur tranquillité assurée, à racketter uniquement les étrangers, les voyageurs, les vauriens, les faibles, les isolés qu’aucun chef n’était censé protéger. C’était un peu d’argent, de vivres, d’armes, d’objets d’art qu’il arrachait en une quantité impressionnante. Ne faisant une exception que de ses concitoyens par peur des représailles, il préférait la prise moins estimable mais plus facile d’un démuni à celle difficile et riche qu’il aurait faite sur un seigneur de guerre et qui aurait soulevé le pays en quelques heures. Du moment que l’ordre régnât chez les Carnutes, ses supérieurs fermaient tacitement les yeux sur ce système qu’il avait monté dès son arrivée pour s’octroyer un gain exorbitant. Mais si violents et iniques fussent-ils, les pillages ne constituaient que la moitié des activités de Latro. Sa fortune était aussi fondée sur un trafic d’animaux de grande ampleur auquel il s’était livré dans toutes les provinces qu’il avait traversées et qu’il menait ici de manière méthodique. À cette époque, ce trafic n’avait rien d’organisé à l’échelle de l’armée et les plus hauts gradés ne s’en occupaient pas encore. Cette négligence donna lieu à toutes sortes de brigandages honteux qui revenaient à piller la nature plutôt que les hommes. Car la demande était forte, Latro ne faisait qu’y répondre. Fulvius Lippinus le premier avait lancé la mode des enclos sauvages en s’en faisant construire un sur son domaine de Tarquinies. Sur quarante arpents ceints de hauts murs, il avait fait enfermer des sangliers, des cerfs, des chevreuils comme les rois de Perse avaient leurs parcs privés. Les autres riches Romains, jaloux de ce luxe, l’avaient imité et un plaisir personnel, une compétition du goût les poussaient dorénavant tous à s’entourer d'animaux rares, d’espèces féroces, par curiosité ou caprice, pour se faire une réputation d'originalité ou se donner le plaisir d'apprivoiser des hôtes redoutables. Puis ils avaient compris l’avantage politique qu’ils pourraient en tirer s’ils les présentaient à la foule dans des bains de sang dont elle s’enivrait. Après que Métellus avait introduit à Rome des bêtes sauvages d’Afrique, on réclamait les spécimens les plus gros, les plus dangereux, les plus hideusement beaux. L’animal avait un prix à mesure que la contrée était lointaine. Des Gaules, on prisait le sanglier, le cerf, l’ours, l’auroch ; en Carnutie, c’étaient surtout les deux premiers que l’on capturait en grand 88

nombre, non dans les plaines du nord mais les forêts du sud et de l’est. Latro avait été heureux d’être envoyé à Génabum. Depuis les quelques mois de sa présence, avec la rapidité d’un maître sûr de son coup, il s’y était arrogé le monopole de ce commerce lucratif, en avait interdit l’accès à de potentiels concurrents, avait su s’entourer d’une équipe de rabatteurs indigènes ou étrangers qui ne travaillaient que pour lui. Sa famille était composée de chasseurs. Lui s’était fait braconnier. Ainsi dégénèrent les lignages. Ses prises, animales ou matérielles, étaient peu nombreuses mais quasiment quotidiennes et d’assez bonne qualité. Il n’avait toujours que deux ou trois trésors amassés devant sa cabane, les faisait disparaître au plus vite pour les remplacer par d’autres. Le butin de ses rapines et de ses chasses partait secrètement certains soirs sur des barques. Où l’envoyaitil ? Par quels relais l’acheminait-il à destination ? Nul ne le savait, mais on prétendait, pour dire sa richesse, qu’il disposait d’un palais à Cyrène ou Apollonia, vide de soixante-dix vierges et de milliers d’esclaves dans l’attente du jour où il rentrerait. Toute armée a ses grotesques et ses infâmes. Latro avait semé la terreur partout en Gaule avant d’arriver ici. Ses exactions dans le pays avaient été d’une incroyable sauvagerie. On rapportait que chaque ferme qu’il avait traversée, chaque convoi qu’il avait croisé s’était mué en un tas de cendres où ses victimes ligotées, suppliciées, avaient été éventrées puis brûlées comme on fait d’un cochon. On le disait alors un peu laxiste avec ses troupes, mais il n’encourageait leur férocité, ne les laissait prendre leur part de rapines, de viols, de massacres que pour se les concilier et s’en faire des fidèles. Ils s’étaient notamment fait une spécialité d’empaler les femmes et les vieillards qu’ils tiraient par les cheveux pour les hisser sur l’épieu qui les percerait. On ne doutait que de telles habitudes devaient leur manquer, à tous et surtout à lui, dans une ville où, immobilisés et oisifs, ils ne pouvaient se livrer à la barbarie comme ils le faisaient au fin fond des bois et des champs. Il se servit à boire et à manger, un peu de vin et de fromage que son serviteur lui tendit. Puis il sortit d’une large boîte un petit oiseau mort, quelque chose comme un rouge-gorge décomposé, et s’approcha d’une tenture qu’il tira doucement. Dans l’ombre derrière lui, Asinus eut la surprise d’apercevoir une cage imposante et dans cette cage un animal couché, replié sur lui-même à la manière d’un chien. Le centurion tapa aux barreaux, la bête se leva, Asinus l’observa de loin. Il n’en avait jamais vu de telle. C’était une sorte de loup, mais en plus fin et plus bas, comme un mélange de renard et de dogue sauvage. Avec ses longues pattes, son museau pointu et sa queue mesurée, l’animal 89

semblait léger et véloce. Il allait et venait le long de sa prison ; on eût dit qu’il s’y coulait plutôt qu’il n’y marchait. Sa fourrure courte, de couleur fauve pâle, se tachetait sur son dos d’un mélange de gris, de marron et de noir que la flamme des flambeaux apportés au-dessus faisait étrangement luire. Ses yeux étaient jaunes. Le corps de l’oiseau mort à la main, Latro lut l’étonnement sur le visage d’Asinus. – Voici Atia, ma femelle chacal. Elle aussi apprécie de manger au milieu de la nuit. Elle vient de mon pays, elle a été capturée il y a sept ans dans le désert des Garamantes. Je la nourris de pourritures décharnées, ma petite charognarde, mais sais-tu que le chacal est un excellent chasseur ? Un chasseur opportuniste qui tombe sur tout ce qui est à sa portée. Sa technique préférée est bien la mienne, qui fait durer le plaisir : il poursuit sa proie jusqu’à l’épuisement, ne l’attaque pas directement à la gorge, mais mord ses tendons pour la faire chuter, lui déchire ses flancs et entame ensuite son ventre qu’il éviscère. Comme moi, il préfère le petit gibier au gros plus difficile et il sait en tirer son parti… – Il ressemble donc à ça, se contenta de répondre Asinus sans que l’on sût d’abord s’il parlait de l’animal ou de son maître. On m’a raconté beaucoup de choses à son propos autrefois quand je commerçais en Afrique. Mais je dois reconnaître que personne ne me l’a décrit ainsi. – Tu es donc commerçant. Un de plus dans cette ville qui en regorge déjà tellement. Quel est ton nom ? – Sextus Cornélius Asinus, natif de Pisaure. En même temps qu’Asinus se présentait, Latro jeta dans la cage la maigre charogne que la bête dévora en silence ainsi qu’un encas. Il n’eut alors d’yeux que pour sa ripaille, laissant le commerçant perplexe derrière lui. Ce dernier avait senti aux quelques mots qu’il venait de prononcer une impression d’écœurement chez son interlocuteur. Sans doute la présence de tant de négociants constituait une difficulté supplémentaire pour le légionnaire à assurer la sécurité des ressortissants romains en même temps qu’elle le dérangeait dans ses petits trafics et autres calculs personnels d’enrichissement. Ce qui allait dans la main d’un autre n’allait pas dans la sienne. – Un commerçant de plus, en effet, et il y a d’autres chacals dans les parages. Des chacals plus dangereux. Je viens te déranger en cette heure si tardive parce mon esclave a été lâchement agressé et volé aujourd’hui. Il n’a plus rien, ni ses bijoux ni l’argent que je lui avais confié. Il n’a pu rentrer que ce soir en se traînant pitoyablement, et je t’adresse une plainte officielle à ce sujet : en l’attaquant, lui, on m’a assassiné, moi. – Assassiné ? Tu ressembles aux fanfarons de nos théâtres dans tes exagérations. Le sort de ton esclave, eh, que veux-tu qu’il me fasse ? Les 90

Gaules entières sont infestées de brigands ; c’est la guerre qui veut ça. Quand la paix sera définitive, le calme reviendra. – Que le sort de mon esclave t’émeuve peu, je le conçois. Mais regarde de plus près ce qui a été utilisé pour l’attaquer. Il avait emporté avec lui une flèche gauloise appartenant à Scythès, identique à celle qui avait tué Tubula et que l’esclave avait lui-même plantée dans le sol après avoir été assailli de coups. – Tu la reconnais ? Cet empennage, la barbelure de cette pointe ? C’est la même flèche, si mes souvenirs sont bons, que celle qui a servi à abattre Tubula, ce pauvre Romain, il y a quelques jours près du Dépotoir. Un trait qui ne s’emploie que sur les champs de bataille… Si tu vas là où l’agression a eu lieu, tu en trouveras d’autres, mon esclave est formel. Le chacal avait fini de manger. Alors Latro accorda toute son attention à Asinus. Il considéra la flèche, la fit tourner entre ses doigts, fixa, pour mieux le sonder, le visage de ce personnage inconnu qui se tenait devant lui et dont les révélations nocturnes étaient aussi graves qu’étrangement propices quand la cité bouillonnait. Asinus se crut un instant démasqué. Il n’y avait pas que dans l’information qu’il s’improvisait avec maladresse mais aussi dans la fausse délation. Il enchaîna d’un air sévère pour ne pas se trahir : – Centurion, tu as parlé de guerre à l’instant, tu as raison. C’est un acte de guerre, une de plus, une nouvelle, qu’il est encore possible de tuer dans l’œuf cependant : quelqu’un est en train de fomenter des troubles dans la cité, tu dois l’arrêter. Au plus vite. Latro sembla réfléchir sur la mesure à adopter. Il but une gorgée de vin, lentement, sans détacher son regard d’Asinus comme s’il attendait un signe pour lui accorder foi ou déceler la preuve de sa canaillerie. Le maître de Scythès sentit une goutte de sueur perler le long de sa colonne vertébrale. Mais il avait l’habitude de la frime et des duperies et, d’un vague hochement de la tête, il appuya ses dires pour jouer l’homme convaincu. – Pourquoi es-tu venu me donner toutes ces informations, demanda quand même le soldat avec méfiance, à cette heure, jusque sous ce toit, en pleine nuit, en plein froid ? Attendre demain matin ou avertir la garde aurait suffi. En quoi cela te concerne-t-il, outre les mésaventures de ton esclave ? Qu’as-tu à y gagner pour montrer tant de zèle ? – Rien, et tout à la fois. Je suis un honnête entrepreneur. Je n’aspire qu’au calme pour mener à bien mes affaires. À moins que les représentants de la puissance de Rome, trop peu nombreux ici, interviennent tant qu’ils le peuvent encore, la situation va s’aggraver et cela, je ne le souhaite pas. Évidemment, si la déesse Fortuna voulait par hasard que tu te souviennes 91

de moi pour de futurs contrats d’approvisionnement, ta gratitude t’honorerait infiniment… L’autre comprit mieux et fut rassuré qu’Asinus attendît, contre ses révélations, un service qu’il énonçait du bout des lèvres mais auquel il pensait ardemment. La démarche lui parut logique, conforme à sa conception des échanges entre les hommes où la gratuité des bienfaits n’existait pas. Il poursuivit : – Et j’imagine que tu as une idée du coupable de ce crime odieux et du complot qui se trame contre nous. – J’ai une piste, oui. Chez l’Allobroge Éroticus, il y a eu dernièrement une querelle violente, très violente entre un des nôtres et un Gaulois nommé Sagéra qui a maudit Rome en claquant la porte et juré de se venger. J’en ai été témoin, comme tous les clients alors présents dans la salle commune. Or, en y repensant, je me suis souvenu que cette querelle a précédé le jour même l’assassinat de Tubula. Il aura traqué son adversaire dans la nuit, aura voulu le tuer, se sera trompé de cible. À moins que ne l’ayant retrouvé, il ait voulu frapper un Romain coûte que coûte. – Comment peux-tu prouver qu’il s’agit de lui ? – J’ai appris aujourd’hui que ce Gaulois est un excellent archer, capable de viser ta gorge dans le noir, et mon esclave est certain de l’avoir reconnu parmi la bande de brigands qui l’ont laissé pour mort. Interroge les habitués de la taverne si tu ne me crois pas. – Et où est le complot dans tout ça ? Où est la guerre que tu m’agites comme une stryge aux enfants ? Je ne vois qu’une dispute qui dégénère entre deux particuliers. – Figure-toi que cet individu et ses sbires distribuent leurs flèches dans tout le pays. Ce n’est pas par gentillesse qu’on attribue ce genre d’armes, mais bien pour ourdir une insurrection générale. Ils sont au moins vingt, une horde d’archers sanguinaires qui grossit de jour en jour. Leur repaire, assurément, se situe dans cette ferme au milieu de nulle part, celle d’un dénommé Anéroeste m’a-t-on dit, près de laquelle ils ont attaqué mon esclave parce qu’il s’approchait de trop près. Rajoute à ça que cet agitateur n’est pas d’ici, c’est un Biturige, et tu avoueras que l’affaire mérite au moins d’être éclaircie. Il amplifiait volontairement les faits. La dispute prenait des proportions énormes ; les trois assistants de Sagéra devenaient six, neuf, une foule entière ; l’assassinat de Tubula avait la tournure d’une chasse à l’homme en pleine rue. Mais tout était plausible. Il n’était pas rare d’entendre parler de groupes armés fulgurants qui traversaient le pays, disparaissaient comme ils étaient venus, ne laissant qu’un souvenir épouvanté de leur passage. Personne ne les voyait, tout le monde les connaissait. On pouvait 92

très bien imaginer que Sagéra fût à la tête de l’un d’entre eux. Et puis ce n’étaient pas les habitués de l’auberge qui le démentiraient, eux qui étaient enclins à tout déformer dès qu’ils ouvraient leur bouche avinée. À l’évocation d’une ferme isolée en pleine campagne, l’œil de Latro parut se rallumer. Cette ferme, il la visualisait bien, savait surtout qu’elle était riche et ne dépendait d’aucun seigneur puissant. Le genre de proie facile pour un pillage parfait. Il se méfiait pourtant encore, paraissait ne pas croire Asinus ; son visage ne quittait pas l’expression de dureté qu’il avait depuis le début de leur entrevue. Il eut une dernière question : – Justement, que faisait ton esclave là-bas ? – C’est bien simple et ne ris pas : je me lance dans le panais. Je traite avec Cillimax qui réside aux confins des Aulerques Cénomans et commerce par ici. Mon esclave prospectait pour moi, tâchait de savoir s’il existe d’autres cultures de cette racine dans les parages. Histoire de prendre le pouls de la concurrence, tu sais. Moi, je ne peux le faire, je suis perclus de rhumatismes. Je ne peux même plus sauter une petite Gauloise sans avoir l’impression de porter, comme Atlas vieillissant, le monde sur mes épaules. Mais veux-tu te rendre au chevet de mon esclave pour en savoir plus ? C’est un Scythe, il est d’une fidélité à toute épreuve. Latro cependant, aux mots de panais et de rhumatismes, avait soudain éclaté de rire. Son visage s’était radouci. L’image du marchand aux cheveux blancs soufflant de douleur tandis qu’il besognait une gamine était désopilante. Asinus ne put terminer ses explications sans que sa voix ne fût couverte par ses pouffements. Cette fois ça ne pouvait être inventé, tout soupçon était levé. – Du panais ! Des rhumatismes ! Non, non, inutile que j’aille voir en plus un esclave grabataire. C’est trop cocasse pour un centurion romain. Ah, tu mérites bien ton surnom d’Asinus ! Entendu, nous irons chercher cet individu, ce Sagéra, et nous tirerons ça au clair. Mais pas avant demain soir. Le meilleur moyen de trouver des brigands, c’est d’attendre la tombée de la nuit où ils sortent comme les rats, et il me faut auparavant assurer la surveillance d’un convoi de grain pour César. – Parfait, par Pluton !, sourit Asinus. Ne pas se presser pour frapper fort. De toute façon, je ne pense pas qu’après un forfait comme celui-ci, les coupables récidivent immédiatement. Latro avait beau jeu de s’y connaître en brigandage. Asinus riait intérieurement de demander à un pillard qui n’en portait pas le nom d’arrêter des voleurs moins furieux et sauvages que lui. Il comptait néanmoins sur cette réaction de bon sens. À la tombée de la nuit, comme il disait, les brigands pointaient museau, pareils aux rats. Ce qu’il ignorait, c’était que ceux-là ne sortiraient pas de cette ferme dont ils n’avaient fait 93

leur repaire ; ils quitteraient leur tanière pour y aller à l’inverse. Si Scythès avait correctement œuvré – et il n’avait aucun doute là-dessus –, les voleurs avaient entendu ce qu’avait hurlé son esclave et iraient chercher ce trésor qui n’existait pas dès qu’ils pourraient, là où il l’avait indiqué. Ils étaient les seuls à pouvoir le faire, parmi tous ceux présents ce soir-là, car il n’y avait qu’eux qui connussent l’emplacement de la ferme et osassent s’y rendre par avidité. Ce délai l’arrangeait parce qu’il lui laissait le temps d’agir et mettre la troisième et dernière phase de son plan à exécution. Dès le lendemain, il alla voir les autorités de la ville. Il s’en était au préalable enquis pour ne pas faire de faux pas. Comme en beaucoup de nations de Celtique, le peuple chez les Carnutes avait un pouvoir grandissant. Mais parmi la noblesse qui détenait encore sa puissance, il existait deux camps antagoniques : ceux qui s’accommodaient de la présence des Romains parce qu’ils y voyaient un facteur de paix en s’illusionnant ou non sur les véritables raisons de la venue de César, et ceux qui s’opposaient farouchement à leur invasion parce qu’ils refusaient des impôts exorbitants, s’élevaient contre un ennemi héréditaire ou développaient un sentiment national inédit qui excluait des Gaules les petits hommes du sud. Ces deux camps, euxmêmes divisés en différents courants plus ou moins radicaux, provoquaient une scission à tous les niveaux de représentativité : des assemblées générales aux grands districts du pays, des villes et villages aux membres d’un clan ou d’une même famille. Les premiers étaient des seigneurs peu belliqueux qui se détournaient progressivement de leurs armes pour s’enrichir par le commerce, les seconds les derniers représentants de cette aristocratie celte qui avait autrefois fait trembler par son ardeur à la guerre jusqu’aux murs de Rome et de Delphes. Les choses se compliquaient quand le parti pro-romain d’une tribu contestait violemment une taxe, un droit du vainqueur ou que le parti adverse faisait mine de se soumettre pour mieux tromper l’ennemi, nuire aux menées de l’autre faction, réduire un nouveau peuple. Elles se complexifiaient outre mesure quand un homme s’engageait pour les uns et son frère pour les autres, pareillement un père et son fils, tels au début du conflit Diviciacos et Dumnorix des Éduens, Catamantaloédis et Casticos des Séquanes. À Génabum, le parti favorable à Rome était représenté par d’honorables anciens, Taurillos et Crasovir, tandis que l’autre était emmené par deux jeunes chefs intrépides, Cotuatos et Conconnétodumnos. 94

Taurillos aux bons bœufs, dont les ancêtres prétendaient remonter à Taranis, le dieu qui préside à l’ordre du monde, avait ses cinquante ans passés. Crasovir le tempérant était plus vieux encore et faisait figure de patriarche dans un monde où rares étaient ceux qui atteignaient son âge. C’étaient d’anciens guerriers respectés et célèbres, deux personnages puissants de la cité, compagnons d’armes de longue date, dont le premier avait le statut de vergobret et le second celui d’argentier. Partagés entre les deux cités principales de Génabum et Autricum, l’argentier était chargé de l’émission de la monnaie, tandis que le vergobret, élu chaque année par les druides et les magistrats secondaires, était le dépositaire suprême de l’autorité dans les pays gaulois où la royauté avait été remplacée par un gouvernement de l’aristocratie. Pour éviter toute dérive monarchique, il ne pouvait quitter les cités où il gouvernait, ni désigner lui-même les autres magistrats ou avoir pour successeur un parent. Le Sénat, qui jouait un rôle de contre-pouvoir, s’assurait, depuis son siège d’Autricum, que ces lois ne fussent enfreintes. Cotuatos et Conconnétodumnos, eux, étaient de vaillants brenns dont les familles étaient aussi anciennes qu’illustres, de jeunes loups de la politique, intransigeants mais très fins, très fiers et très beaux. Ils étaient amis intimes, tout le monde le savait, ce qui ajoutait plus de prix à leur alliance indéfectible parce que leur amitié tenait de ces amours viriles fréquentes chez les Celtes où l’aîné enseigne à son cadet ce qu’il doit savoir pour vivre intelligemment et bien se battre. Le plus jeune, Conconnétodumnos aux longs rires, élevé chez les Rèmes comme otage, était orphelin depuis que son père Agédomopas, maître du bourg d’Arténiacon, et son oncle avaient été assassinés en même temps que le roi Tasgétios qu’ils défendaient. Cotuatos aux bras d’yeuse l’avait alors pris sous sa protection. Car le fils d’Indiomar, qui à la différence d’autres grands chefs n’était pas un compagnon de tente des Romains mais affectait de l’être par calcul, avait réussi à s’enfuir avec les siens lors des troubles qu’avait connus la cité pour mieux revenir et s’imposer comme l’adversaire politique des partisans de l’oligarchie. Il avait reçu une excellente éducation, parlait bien, pensait loin, maniait l’épée d’après les leçons d’un des meilleurs maîtres d’armes qu’il avait eu dans sa jeunesse. Il comptait pour frère le coléreux Volomir, plus extrême et brouillon dans ses intentions, qu’Asinus avait déjà rencontré à son arrivée à Génabum, et il bénéficiait d’une clientèle grosse de cinq mille hommes dévoués, immédiatement mobilisables et prêts à mourir pour lui ou pour l’ancienne couronne dont il avait fait sa cause. Il venait d’être élu stratège, chargé des opérations militaires pour un an. 95

Comme les Trévires à la même époque, les Carnutes étaient ainsi gouvernés par des élus que tout opposait. Ceux-ci tenaient les magistratures civiles et exerçaient la politique intérieure, ceux-là disposaient des magistratures militaires et menaient la politique étrangère. Le pouvoir des uns contrebalançait celui des autres ; ils se surveillaient, se neutralisaient mutuellement. Et au-delà des disputes de pouvoir, on assistait, à travers eux, à la disparition d’un monde et à la naissance d’un nouveau. Le paradoxe voulut que les plus jeunes fussent les derniers représentants des hétairies d’autrefois où les soldures et les ambactes trépassaient avec leur chef et que les plus âgés illustrassent les mutations profondes que connaissait le pays depuis des années où les compagnies guerrières étaient remplacées par de simples coteries économiques et politiques qui étaient l’avenir. Alors que pour Taurillos la classe des guerriers ne représentait plus qu’un statut social donnant droit à l’honneur des chasses et des plus belles femmes, pour Cotuatos elle prenait encore tout son sens. Les temps étaient changés. Les Gaulois de nombre de cités nourrissaient à présent, pareillement que les Romains de la République, une aversion croissante pour la royauté qu’ils jugeaient une tyrannie tant et si bien que toute personne qui y aspirait était passible de la peine de mort. Chez les Carnutes, cette révolution était enregistrée depuis longtemps quand César, qui ambitionnait lui-même le titre de roi de Rome, avait voulu réinstaurer le régime aboli en imposant son fantoche Tasgétios. En conséquence, les oligarques, au-delà de leurs désaccords, étaient généralement favorables à l’intervention des légions tandis que les tenants d’un courant traditionaliste, prônant sans le dire un retour à la monarchie, s’en indignaient à l’inverse. Ils avaient été les plus virulents lors de la révolte d’Acco, au printemps précédent, et avaient été les premiers à mettre leurs hommes sur le pied de guerre. Quand on le lui expliqua, Asinus n’y comprit pas grand-chose et ne chercha pas à aller au-delà de ce qu’il pouvait connaître. Pour lui, le vergobret était une sorte de consul gaulois, le contrôleur des monnaies un condensé des tresviri monetales, les brenns des patriciens oisifs et intrigants comme Rome en comptait des centaines. L’explication s’arrêtait dans cette interprétation bien romaine qui lui suffisait pour s’entretenir avec la noblesse de la ville. Il profita d’un banquet qu’il savait être donné en plein midi dans la demeure de Taurillos. La grand-hutte était sise en haut d’une colline basse appelée la Butte-aux-rats, et ce mamelon, sorte de Palatin local dérisoire au nom risible d’une bestiole de misère, si plat qu’on n’en aurait pas même voulu pour les seins d’un laideron, était planté de quelques autres 96

résidences du même clan qui dominait la ville depuis les dernières élections. On y avait fait en outre construire une petite maison blanche, de plan romain, à l’adresse de Cita parce qu’on avait jugé le lieu assez sûr et assez prestigieux pour l’y faire séjourner. L’intendant ne s’y rendait cependant que pour dormir la nuit, sous escorte militaire. Ce jour-là, la colline était enveloppée à sa base par une ligne de chars dont on reconnaissait, à la prestance des chevaux et au luxe des voitures, qu’ils appartenaient à des chefs reconnus. Puis, à mesure qu’il monta, Asinus trouva la demeure de Taurillos gardée par des hommes en armes qui, autant que l’indiquaient les couleurs de leurs vêtements et les tatouages de leur peau, servaient manifestement des seigneurs différents. Certains avaient le même oiseau dans le cou que les soldats en poste à l’entrée de la ville. Ils faisaient la sentinelle jusque sur les marches en marbre dont la maison était étonnamment précédée, devant la façade en argile imposante dressée sur un solide muret de pierres. Taurillos n’était pas originaire de Génabum mais d’Autricum, plus au nord. Sa résidence ici n’était en théorie que mise à disposition le temps de son mandat. Mais il y résidait de plus en plus car l’emporium était le lieu où l’argent se gagnait tandis que dans la capitale politique ne s’amassaient que les soucis. Le luxe était en effet tout ce qu’il convoitait ; il n’avait soutenu Rome qu’en ce sens. Il était le premier de son peuple à avoir introduit le marbre chez lui et, homme à femmes, il ne se contentait souvent ni d’un ni de deux sexes de compagnie mais de trois pour le divertir. Il y voyait un confort supplémentaire en même temps qu’un gage de pouvoir. Le nombre de ses clients était de toute façon impressionnant et sa fortune déjà colossale, comme en témoignaient ses largesses et l’opulence dans laquelle il se vautrait, si inouïe qu’il se déplaçait sur un char plaqué d’argent et distribuait des pièces d’or à qui venait à sa rencontre. On se souvenait que pour faire campagne et être élu magistrat, il n’avait pas hésité à dresser dans la plaine un immense enclos capable de recevoir tous ceux qui voudraient le soutenir. Des mets, des boissons y avaient été accumulés et des milliers de convives vinrent s’attabler pendant plusieurs jours jusqu’à ce que tout fût consommé. À l’approche de la maison, Asinus recula soudain, saisi d’effroi, et faillit défaillir quand il découvrit devant lui, fichées sur une rangée de piques, des têtes difformes aux paupières closes. Le rite dont on lui avait parlé était donc vrai, qui consistait à décapiter les ennemis tués à la guerre, à accrocher leur tête aux chevaux et, de retour chez soi, à vider les crânes, les imprégner d’huile, les border d’un cercle d’or ciselé pour les étaler aux yeux des étrangers en les clouant aux portes des maisons. On racontait même qu’on en faisait parfois des coupes de banquets, ce que Scythès 97

aurait sans doute apprécié. La plupart était conservée de génération en génération et les têtes qu’il vit ce jour-là avaient dû être prises longtemps auparavant car elles étaient très abîmées. La peau avait gonflé, s’était faite aussi dure que le cuir, les cheveux s’en étaient allés par lambeaux comme sous l’effet d’une teigne, la face s’était aplatie, le nez enfoncé : on eût dit ces balles emplies de sable avec lesquelles on s’exerçait aux thermes. Qu’on était loin des masques de cire des aïeux que les aristocrates romains montraient fièrement dans le vestibule de leurs riches villas ! Et ce chef-là avait des marches de marbre ! Ces marches de marbre semblaient bien anodines à côté d’une barbarie si monstrueuse mais elles tranquillisèrent finalement Asinus qui vit dans l’état déplorable de ces têtes et l’aspect reluisant de ces marches la dynamique de la Gaule qui abandonnait ses détestables rites d’antan pour les progrès du monde civilisé. Le pays ne serait peut-être pas conquis pour de bon mais les contacts étaient établis et les mœurs changeraient à jamais. Il en fut rasséréné. Après avoir été annoncé et admis à l’intérieur, il trouva les principaux chefs assis en cercle, sur des peaux de bêtes, autour d’un repas festif. Le vergobret célébrait là l’union d’un fils, la naissance d’un rejeton, quelque chose comme ça, dont Asinus se soucia peu avant d’être sur place. Il lui importait seulement que les nobles des deux camps fussent réunis dans le même lieu, en même temps, car le mariage ou l’avorton en question scellait, lui avait-on dit, une alliance entre eux et ce hasard lui évitait de faire le tour pénible des demeures de chacun ou, pire encore, de se retrouver devant tous dans la salle du Conseil où ils se rencontraient d’ordinaire. La saison était avancée. Sous un soleil pâle, le froid se faisait chaque jour plus vif. L’heure n’était plus à banqueter à l’air libre. Pour appliquer sa ruse, il préférait ce cadre privé aux assemblées officielles. Mais quand il pénétra dans la maison, il comprit aussitôt sa maladresse. Un silence l’accueillit, impressionnant, qui contrastait avec les festins bruyants qu’on lui avait racontés ; il lui sembla tomber dans un abîme où mille regards bestiaux se posaient sur sa silhouette avant qu’il ne fût dévoré. Ils n’étaient qu’une quinzaine, mais immenses dans leurs lourdes fourrures et prenant leurs aises. La demeure était bien plus spacieuse qu’on eût pu le croire de dehors, plongée comme toujours dans une semi-obscurité où les trophées de chasse accrochés aux murs semblaient renifler avec dégoût les odeurs de venaisons et de châtaignes grillées qui montaient à leur museau. Il faisait particulièrement chaud ; le feu central, les quelques flambeaux et surtout l’or rutilant des cratères, des bijoux et des armes constellaient de myriades nauséeuses cette nuit intérieure. Asinus peina quelques instants pour correctement y voir. Il devait pourtant s’y astreindre : un de ses objectifs devant la classe 98

dirigeante de cette cité si importante pour César restait de noter tout ce qui était digne d’être ensuite transmis à Pompée. Il put enfin discerner la vaisselle et les mets, les places et les figures de chacun. Chaque noble était entouré d’un échanson et d’un homme de confiance qui avait droit à une table inférieure à sa part de viande et sa coupe de vin. Ils étaient assis en cercles serrés autour d’un immense chaudron ventru appendu sur un foyer mourant parce que le repas s’achevait. Ces visages laids, ombreux sous leur barbe, barbouillés par l’ombre, se ressemblaient tous ; il lui fut impossible de reconnaître un tel ou un autre. Mais ce ne fut pas un problème : il voulait s’adresser à l’ensemble et non à l’un en particulier. Il salua, à l’aveugle, prétentieusement en latin qu’il estimait être la langue parlée par les gouvernements du monde entier : – Salut à toi, valeureuse noblesse carnute, et pardonne ma présence importune ici en ce jour ! Je viens t’avertir de ce qui se trame dans ta cité, dans ton pays car je sais que les Romains ont… Il n’acheva toutefois pas et sa voix mourut dans sa gorge. Il venait de faire la même erreur que chez les Namnètes le mois précédent. Il s’en rendit compte, trop tard. Ces Gaulois n’étaient jamais pour lui que des barbares qu’il voulait manœuvrer brusquement comme s’il s’agissait de quasi bêtes. Il se précipitait trop, ne tenait pas compte des usages locaux, n’attendait pas le moment idoine pour révéler les éléments importants qu’il détenait. La gouaille donne rarement l’habileté de parole, a fortiori devant un étranger. Il n’eut en effet aucun retour à son salut, souffrit du mutisme réprobateur des convives qui le dévisagèrent longuement avant qu’un des leurs ne s’improvisât interprète et ne traduisît pour tous ce qui venait d’être dit. Lui ne comprenait guère le gaulois, eux parlaient un latin détestable sans doute, à moins qu’ils ne voulussent tacitement établir une distance, même langagière, entre eux, princes de haut rang, et lui, minable inconnu qui osait les déranger. Au son de la voix nasillarde de l’interprète qui passait à la perfection d’un idiome à l’autre, il reconnut soudain celle de Volomir qu’il découvrit attablé dans un coin, et il en fut plus troublé encore. Un des notables au centre se leva. L’homme, gigantesque et pansu dans ses tissus rayés de brun et de jaune, présentait une tête adipeuse, blanche, plantée de petits yeux chafouins, absorbée sous une volumineuse barbe rousse et des tresses écrasantes. Il avait l’air d’un taureau assoupi qu’on venait d’éveiller ; le torque autour de son cou semblait enfoncé dans sa graisse. À la description qu’on lui en avait faite, c’était Taurillos, Asinus n’en douta pas, un peu stupide et très grossier, dont les restes empilés de nourriture et l’allure débonnaire le montraient d’emblée paillard et goinfre. 99

À l’entendre, il était difficile de savoir s’il beuglait de colère ou de fierté. Il baragouina quelque chose dans sa langue que Volomir retranscrit avec énervement dans celle de Rome. – Qui es-tu pour nous déranger en ce jour de fête, l’étranger ? Moi, je suis Taurillos, fils d’Astorix, descendant de Taranis, vergobret des Carnutes. J’ai droit de vie et de mort sur les miens ; je possède cinq cents bœufs, moutons, porcs et deux femmes ; j’ai plus élargi mes maîtresses que le cours du fleuve Loire et j’ai remporté cinquante-trois victoires contre mes ennemis. Comme tu le vois, ma gloire se mesure et se chiffre. Mon fils a eu aujourd’hui un fils à son tour et je tiens à l’honorer parmi les meilleurs de notre peuple sans que des fâcheux, des bourses molles du sud, ne nous dérangent. Alors qui es-tu ? Tu aurais dû te présenter avant de parler. L’estime d’un homme s’apprécie à la description qu’il sait faire de lui quand il s’adresse à un autre. Asinus baissa le regard, esquissa un geste vague d’excuse, mordit ses gencives pour s’éviter de répondre. La parole était brutale, amplifiée par l’animosité du traducteur. Et ce type-là dirigeait le parti pro-romain ! Qu’est-ce que ce serait donc des autres ? L’hivernage des légions avait dû laisser des traces invisibles mais plus indélébiles que de simples tranchées dans la neige… – Tu as raison, noble chef, répondit-il du ton le plus humble et compassé, pardonne mon empressement. Je me nomme Sextus Cornélius Asinus, je suis citoyen romain natif de Pisaure, un port lointain baigné par le soleil qui regarde vers la Dalmatie et l’Épire. Je suis un honnête commerçant installé depuis peu dans votre généreuse cité qui a eu la bonté de m’accueillir. – Et que vends-tu, Sextus Cornélius Asinus ?, repartit l’autre toujours bourru. – Hum, des légumes. Du panais plus exactement. Mais je n’en rougis pas, il faut de tout pour dresser un banquet digne des dieux. Il y eut un rire contenu mais général parmi les chefs. Cette fois, Asinus sentit une vraie colère poindre en lui qu’il réprima sur-le-champ pour ne pas se compromettre. Il releva le regard, voulut prouver sa fierté. Il ne fallait pas s’arrêter aux sottes humiliations. D’ailleurs, un seul ne riait pas et le détail ne lui échappa pas. Cette silhouette longiligne étirée par les rayures glauques et ocre de ses braies, ces cheveux blancs, ce visage blafard et imberbe, c’était Crasovir qui gardait son sérieux comme s’il attendait avec appréhension de savoir ce qu’un Romain pourrait lui apprendre de si urgent. Il paraissait une personnalité très douce, très polie, très sage. On disait de lui qu’il s’était rangé tôt du côté des Romains car il avait compris leur supériorité et 100

voulait épargner la défaite à son peuple, ce qui ne l’empêchait pas de rejeter toute romanisation de la société en vivant sans faste, sans excès, fidèle aux mœurs de ses ancêtres dont il ne dérogeait en aucune manière. En cela, il était sans doute plus romain que ceux qui prétendaient l’être en arborant une cuirasse ou une toge. Quand il eut assez ri, Taurillos s’emporta, donna un ordre derrière lui qui fut relayé d’homme en homme jusque dans l’ombre. De derrière une cloison en osier, on lui apporta bientôt un nouveau-né à la peau laiteuse et aux joues grasses comme les siennes. L’enfant était calme, emmailloté dans un lange. Le vergobret l’ôta brusquement pour tendre son petit-fils nu, le coller presque à la face d’Asinus et le faire criailler. – Chez nous, les enfants ressemblent à ça. Voilà Ésugénos, celui qui est bien né. Écoute comme il braille, regarde comme il est fort déjà, vois comme il est membré. Imagine l’homme qu’il va devenir. Crois-tu qu’un légumier vaille mieux ? Regarde donc ! Asinus fut gêné, mais ne détourna pas les yeux et consentit à accorder un regard à l’enfant. Il devait à tout prix apaiser la situation. – Je l’imagine très bien et t’en félicite, noble chef. Un Romain n’aurait jamais pareille descendance, c’est assuré. Je lui souhaite la plus grande fortune qu’un homme puisse connaître parmi les mortels. À ce souhait de circonstance, Taurillos parut se calmer. – Que veux-tu donc ? Parle ! – Comme je l’ai dit en entrant, je n’ose vous déranger que pour vous avertir de ce qui se trame dans la ville et dont vous devez être informés au plus vite pour en tirer parti. – Et que se passe-t-il donc de si important dans la ville, ô vendeur de panais ? Calroë arrive peut-être que tu es dans tous tes états ? Asinus ne comprit pas l’allusion, mais fut satisfait de voir que la curiosité était établie. C’était le plus difficile. Alors, toujours traduit par Volomir dont il sentait, à la différence de Taurillos, que l’énervement n’avait pas disparu, il put dérouler ses phrases pensées à l’avance comme un plan de bataille qu’il avait voulu appliquer trop précipitamment : – Les Romains pensent avoir trouvé le meurtrier de leur compatriote. Un murmure parcourut la table. Il poursuivit : – Il s’agit d’un Biturige qui répond au nom de Sagéra. Il se cache dans une ferme non loin de la ville, appartenant à un certain Anéroeste. Ils sont persuadés qu’il s’agit de lui car ils ont retrouvé des flèches lui appartenant. Ce sont les mêmes que celle qui a frappé la victime. Ils pensent aussi que ce Sagéra encourage les dissensions et veulent l’appréhender avant qu’il ne cause trop de tort. 101

Taurillos se pencha pour saucer le fond d’une écuelle d’une tranche de pain et arrosa le tout de la descente d’une corne à boire. Il s’essuya la bouche avec un coin de la nappe. Puis il prononça un mot que Volomir ne traduisit pas. Un homme alors se leva avec tant de discrétion qu’Asinus crut qu’il sortait du mur où il avait tout écouté sans intervenir. Lui aussi, il le reconnut aussitôt, à la description qu’on lui en avait faite. Il s’appelait Itas ; il était un druide, plutôt un archidruide, que les gens d’ici nommaient le gutuater, le prédicateur, le père de la parole. Plus âgé encore que Crasovir, ses membres allongés étaient néanmoins vigoureux si bien qu’en se levant, il donna l’impression de toucher le plafond de la hutte. Il avait le crâne chauve, la peau très pâle, le visage émacié comme un silex tranchant terminé par une barbe pointue qui lui tombait jusqu’au nombril. Surtout il avait des prunelles si noires, si enfoncées dans ses orbites qu’il ne semblait pas avoir d’yeux mais de simples trous qui auraient avalé le monde. Sa bouche également semblait un abîme édenté qui n’avait rien de solennel et ne laissait d’inquiéter. Malgré son statut, Itas ne dit rien qu’une simple parole qu’Asinus ne comprit pas mais que tous semblèrent prendre en considération. – Un Biturige, dis-tu ? Et alors ?, reprit Taurillos. – Et alors je viens vous apporter l’occasion de devancer les Romains, de leur livrer cet homme, de les impressionner plus qu’ils ne le sont déjà en leur montrant que vous êtes pleinement maîtres de votre pouvoir. Surtout, je viens vous donner l’occasion de leur montrer que vous n’avez pas reversé dans la sédition comme les mois précédents. Au mot de sédition, il y eut un malaise. La noblesse qui se tenait devant Asinus était profondément divisée quant à l’attitude à adopter envers Rome. Taurillos s’adressa justement au chef de la faction anti-romaine et Volomir ne manqua pas cette fois-ci de traduire : – Qu’en dis-tu, Cotuatos, notre chef militaire qui a été aujourd’hui le plus vantard et a gagné l’honneur de partager notre viande ? La question fut posée avec un sourire suspect. Lors d'un festin, en effet, avant de découper la viande, les Celtes organisaient des concours de hâblerie. Celui qui exagérait avec le plus d’art découpait l'articulation du premier gigot et s'en réservait la meilleure portion. Ce jour-là, ce fut Cotuatos à qui l’honneur avait échu. Un barde du nom de Charmolaos, un flagorneur sans scrupule qui accompagnait le vergobret dans ses déplacements parce qu’il était son neveu, lui avait chanté un panégyrique improvisé au début du repas. Mais ce qu’Asinus ignorait, c’était que Cotuatos avait gagné ce concours en détaillant les sévices abominables qu’il ferait au Romain qu’il croiserait par hasard un jour de fureur. 102

Le fils d’Indiomar se leva. Dans son vêtement quadrillé de rouge et d’or, il était plus grand encore que Taurillos, les épaules plus carrées, le corps plus athlétique et la taille plus fine que le ventripotent vergobret. Celui-ci, tout glorieux et pavanant qu’il fût, était sur le retour alors que celui-là entrait dans la force de l’âge. Le bracelet autour de son bras, trop juste, ne semblait plus s’enfoncer dans la peau comme sur l’autre, mais devoir éclater tellement ses muscles étaient durs et faits de la même matière que le chêne. Autant qu’on pût le voir de loin, sa figure était agréable, embellie par un teint mat que ne connaissait pas la plupart des siens ; ses cheveux bruns coupés court à la romaine et ses sourcils épais encadraient de grands yeux marron rehaussés de cils si longs qu’on en devinait la recourbure même dans l’obscurité ; et au fond de ses pupilles brillait quelque chose comme la soif d’ambition. Il émanait de sa personne une aura de puissance. Il consacrait sa vie à l’entraînement et, après le meurtre de Tasgétios, à la politique qui était pour lui une course au pouvoir personnel. Il ne marchandait rien, ne négociait pas, ne concédait jamais, se montrait impitoyable avec l’ennemi. S’il n’avait pas livré autant de batailles que ses aînés, il avait montré dans ses anciennes victoires un génie tactique inégalable, une rigueur sans pareil qui lui avaient valu d’être élu stratège. Depuis, il voyageait souvent sur le territoire et en dehors, écoutait, observait beaucoup, mais parlementait peu, savait ranger les autres derrière lui par sa conviction ou l’usage de la force. Il se reposait rarement et quand il n’était pas en campagne mais chez lui, sur ses terres à l’ouest de la ville, on pouvait souvent le voir torse nu, même en plein hiver, s’exerçait et se battre contre trois, quatre, cinq de ses hommes qu’il terrassait un à un. Il illustrait parfaitement l’amour du guerrier gaulois pour le corps, le beau corps, à la manière des Hellènes. Paré de sa cuirasse, de ses jambières, de son casque en bronze, il aurait pu naturellement figurer une statue si l’absence d’images chez son peuple ne s’y était pas opposée. Comme Volomir son frère, comme tous ses partisans, il arborait dans son costume militaire des éléments d’inspiration méditerranéenne. On l’appelait pour ces raisons le nouvel Achille et il en trompait d’autant mieux les légionnaires stationnés à Génabum, plus occupés à piller méthodiquement la contrée qu’à faire preuve d’intelligence pour rien voir des velléités de ce chef. À ses côtés se trouvait Conconnétodumnos, aux cheveux blonds frisés, plus petit, plus jeune et fragile, dont l’œil était entouré d’un tatouage bleuté. S’il ne faisait qu’approuver ce que Cotuatos disait, on le sentait, derrière ses acquiescements, capable des pires folies. Il détestait les femmes et se battait sur le terrain comme une furieuse en poussant des cris de harpie. 103

C’était une cousine à lui qui avait donné un enfant au fils de Taurillos et scellé l’alliance entre partisans et adversaires de l’oligarchie. Cotuatos s’avança. On crut qu’il allait, ainsi qu’il s’en était vanté au début du repas, écraser de ses pouces les yeux d’Asinus ou lui couper la langue pour la lui faire manger. Mais il se dirigea vers son frère avec lequel il s’entretint à voix basse. Puis, dans une traduction où Volomir évoqua son nom comme si ce fût celui d’un autre : – Je suis Cotuatos, fils d’Indiomar, stratège des Carnutes, vainqueur des Diablintes dans la plaine d’Armorique et maître d’un domaine de deux cents têtes de bétail. Mon frère Volomir qui nous sert d’interprète dit te connaître et t’avoir rencontré à ton arrivée dans notre cité. Il affirme avoir été insulté de ta bouche devant ses propres hommes et m’assure qu’il tiendra un jour ou l’autre sa revanche. Il souhaite cependant, pour que sa vengeance soit plus belle, que tu ne te ridiculises pas trop car tes membres semblent des débris aussi vieux que les pierres de ta ville et ton esprit une outre à vin plus lourde que celui des ivrognes qui se gobergent chez l’Allobroge. Quel homme, cherchant l’hospitalité, agirait ainsi ? Et pourquoi croirait-on une cuve à cervoise comme toi ? – Sache, noble Cotuatos, que si je passe mes journées chez Éroticus, j’y bois peu et écoute beaucoup. Ce qui me permet d’obtenir des informations précieuses pour mon commerce et venir, le cas échéant, vous les révéler. Quant à la querelle avec ton frère, je ne l’ai pas voulue, mais je l’accepte car il faut savoir lutter même quand la lutte n’est pas de notre faute. Pourquoi m’accorderiez-vous crédit ? Vous n’y avez en effet aucune raison. Mais que vaut-il mieux ? Ne pas bouger et laisser la brutalité des Romains se déchaîner puisqu’ils veulent de toute façon un coupable ou aller chercher un homme de peu, un étranger de surcroît, et obtenir leur confiance, à tout le moins leur respect ? Je vous le répète, ce Sagéra est un Biturige, un ennemi héréditaire pour vous. Vous n’avez rien à y perdre. Il ne manquait pas d’aplomb, c’était très risqué. Volomir dont la voix était de plus en plus hargneuse éclata. Il hurla quelque chose en celte qu’Asinus sentit être une injure et, pointant un doigt accusateur, parlant cette fois-ci pour lui-même, il s’adressa directement à lui en latin : – Je ne te crois pas ! Tu mens ! Ils t’écoutent, mais moi, je sais quel est ton peuple et je me méfie des fils de la louve, même quand ils rendent des services. J’ai entendu parler de cet Anéroeste, il n’est pas homme à manigances ! Représentant de la frange la plus extrême, Volomir était encore plus intransigeant que son frère dans sa haine des Romains, mais bien moins réfléchi également. Cotuatos, offusqué d’être dépassé par son propre interprète, eut tant de peine à le calmer qu’il dut lui intimer l’ordre de 104

s’asseoir. Puis il reprit en balbutiant en personne quelques mots de latin qu’il maîtrisait mal : – Pardonne frère à moi qui décidément ne t’apprécie guère ta personne. Enfin, tout cela, pourquoi dis-tu nous ? Nous rien à perdre, mais toi, quoi gagner ? – Je ne fais pas de politique, encore moins la guerre à laquelle je ne comprends rien. Je ne m’intéresse qu’à l’argent que je peux engranger, honnêtement, car je suis trop couard pour voler qui que ce soit. Mon seul but est la stabilité de la cité ; pour les affaires, c’est essentiel. Je suis depuis peu de temps parmi vous, mais une chose m’a frappé dès le premier jour : le cloisonnement entre Romains et Gaulois qui, excepté une poignée de marchands, se croisent sans se parler, vivent indifféremment les uns les autres et ne créent pas toute la richesse qu’ils pourraient. La richesse naît de l’échange, de la rencontre, du vivre ensemble. Je ne prétends à aucune amitié, mais l’inintelligence entre les nations ne favorise jamais la fortune et, au-delà de nos divergences, vous ne pouvez le nier. Vous avez bien ri tout à l’heure parce que, c’est vrai, je ne suis qu’un vendeur de panais. Si vous n’êtes pas commerçants comme moi, car ce serait un déshonneur pour votre rang, je sais que vous avez néanmoins des intérêts au négoce. Et puis, j’irai jusqu’au bout de mon raisonnement et jusqu’à la complète vérité : je vous ai informés, conseillés à ma modeste mesure ; j’espère très humblement qu’il vous sera loisible en contrepartie de vous souvenir de moi et m’aider à obtenir un commerce plus fructueux que celui des légumes. J’ai une grande expérience à l’exportation des marchandises, de nombreux contacts au-delà de l’Italie ; je peux être un bon intermédiaire entre vous et les royaumes du Sud pour vous enrichir par vos récoltes. – Assez !, hurla Volomir, l’or, cet or dont vous n’êtes jamais rassasiés, ne fait pas tout ! Tes royaumes du Sud, c’est Rome, il n’y en a pas d’autres ! C’est Rome que tu veux renforcer par nos céréales, par l’or des Carnutes ! C’est Rome ! Il prenait ses luttes trop à cœur, ne savait pas taire sa colère ni attendre le moment opportun pour la rendre utile, et il allait le battre si on ne se fût interposé. Asinus se rendit compte de l’audace inconsciente qu’il avait eue de jouer son va-tout et d’évoquer un négoce avec Rome devant des nobles dont la moitié était précisément anti-romaine. Il tablait sur sa philosophie qui voulait que l’argent résout toutes les haines, tandis que Volomir pensait, lui, qu’il corrompt toute valeur. Mais déjà Taurillos qui n’avait retenu dans les mots qu’il pouvait comprendre que celui de richesse réfléchissait à voix haute ; Cotuatos calculait les lointains bénéfices politiques qu’il pourrait tirer de ces révélations et que son esprit aigu 105

entrevoyait dans un éclair d’avance ; Crasovir, comme à son habitude, ne disait rien jusqu’à ce qu’il congédiât Asinus : – Ce que nous déciderons ne te concerne pas. Va-t’en, Sextus Cornélius Asinus, tu connaîtras bien assez tôt la suite que nous donnerons à tes conseils. Le Romain sortit soucieux, dubitatif sur la réussite de sa machination et ignorant ce qui allait se décider. Son stratagème lui paraissait simple et pourtant il l’était peu, très hasardeux même, tant celui qui l’avait mis au point était un piètre manœuvrier. Faire devancer les troupes romaines par les Gaulois pour faire croire à la bonne volonté des autorités de la ville, faire capturer un ignare sans que celui-ci n’opposât des arguments à son arrestation, apaiser les uns et les autres pour solliciter ensuite, comme une gratification mineure, de jouer le rôle d’intermédiaire entre les grands domaines des nobles et la légion, tout cela lui semblait facile et aller de soi. Il se moquait de condamner un innocent qui crierait sans doute à l’injustice, se moquait d’envoyer en même temps, sous un même toit, pour se disputer un même homme, deux ennemis qui vivaient à couteaux tirés et il ne voyait pas que, si les choses tournaient un tant soit peu différemment qu’il l’avait prévu, c’était la confusion assurée ou, pire, la catastrophe. Le soir, il y songeait encore quand, pour déjouer sa nervosité, il s’enferma avec une grosse brune dans sa chambre à la copona. La bandeuse s’appelait Vévila, avait été déçue que le grand Scythe qui lui plaisait fût absent. Il l’avait fait s’allonger nue sur le lit, bras en anse et cuisses ouvertes, lui avait demandé de rire d’un rire joyeux pour ne pas penser aux choses graves. Il n’avait pas mangé de la journée ; il croyait avoir faim et, sous la maigre flamme qui l’éclaira, il découvrit ses rondeurs comme un festin de Matius. On la lui avait décrite ainsi. Il descendit son cou, huma ses seins, mordilla son ventre bosselé qu’il dévora en gourmet tels un flan au miel, une patina, des tranches de pain perdu. Elle était alléchante et offerte. Mais ce qu’il voulait se trouvait plus bas ; c’était la datte dont il garnissait toujours ses desserts, la datte mûre et fraîche qui fait la douceur féminine et, sous la toison odorante, il se concentra peu à peu sur sa fente béante, l’objet dodu de ses désirs, ses lèvres molles pour en oublier ses tracas. Ses douleurs de dos s’estompèrent dans l’érection qu’elle lui procura en lui massant langoureusement la verge. Au même moment, dans la vaste maison centrale de la ferme où logeait Sagéra, le personnel était réuni autour d’une grande table. L’exploitation était restée calme tout le jour, occupée à la panification, à la traite des 106

chèvres et l’abattage d’un porc. Tous y avaient participé, y compris l’hôte biturige qui par hasard n’avait pas même approché son chariot, mais passé la journée aux occupations collectives comme on fait parfois pour honorer celui qui nous accueille et nous introduit dans sa vie. On avait coutume, au soir, de prendre le dernier repas ensemble, à égalité entre valets, maîtres et invités pour achever joyeusement les fatigues communes. On terminait de manger lorsque le préposé aux chevaux, un garçon d’une quinzaine d’années, crut entendre un hennissement anormal du côté des bêtes dans la cour. Les chiens étaient couchés autour du feu. Il en appela un, se leva pour aller voir, tomba nez-à-nez dehors sur dix rôdeurs qui fouillaient à pas de loup les bâtiments solitaires dans la nuit. Les agresseurs de Scythès étaient venus chercher leur trésor ; armés de poignards, d’arcs et d’épées, ils avaient emmené des renforts avec eux. À peine le garçon eut-il le temps de donner l’alerte qu’un couteau lancé se ficha entre ses omoplates ; il regagna la salle en zigzaguant, chancela, s’écroula devant ses compagnons de travail stupéfaits. Les hommes de ferme bondirent aussitôt, voulurent sortir mais reçurent une grêle de flèches qui se planta sur la porte et les poutres de la maison. Alors ils comprirent que c’était une attaque. Ils renversèrent la table pour se protéger, répliquèrent comme ils purent en envoyant des objets de fortune, des couteaux, des tabourets, des tisons sur les brigands qui se ruaient. La vermine attaquait rarement les fermes comme celle-ci, mais l’appât du gain l’enhardissait ; elle n’avait peur de rien, décidée à jouir de l’effet de surprise pour compenser des effectifs inégaux et emporter le magot qu’elle rêvait. La porte, au moment où elle allait se refermer, fut enfoncée ; une lutte farouche s’engagea à l’intérieur. Au loin Génabum n’entend rien ; Asinus ignore tout du drame qui se joue là-bas quoiqu’il soit la conséquence logique de son plan inconsidéré. Dans sa chambre, il se lasse déjà du sexe qu’il masturbe goulûment, perd l’appétit des douceurs parce que depuis un instant le souvenir de Génabia, la meilleure petite dont il a eu les faveurs, se rappelle à lui et l’emporte sur les grâces de Vévila. Le corps qu’il a sous la main lui semble maintenant insipide ou trop fort, il ne saurait dire entre les deux, comme un beurre rance ou un fruit qui manque de sucre. Pour s’y redonner goût, il lui empaume les fesses, la saille sans prévenir, avec impatience et gloutonnerie. Elle pousse un petit cri de surprise, l’enserre de ses jambes, de ses bras, lui dit « Baise-moi ». Même les putains des Gaules ont leurs mots de latin pour peu que sonnent les sesterces. La bagarre dans la ferme faisait rage, tournait à la mêlée terrible. Deux valets avaient déjà reçu des coups mortels, un assaillant venait d’être assommé par un chaudron brûlant qui l’avait défiguré. Partout on criait, 107

on courait, on se cachait pour mieux frapper et les bandits cherchaient sans vergogne un objet brillant qui ressemblât à de l’or. Les chiens avaient hurlé, s’étaient battus comme des braves avant de mourir alors qu’aboyaient et se comportaient en bêtes les hommes. La situation se calma un peu quand les habitants de la ferme, revenus de leur surprise, reprirent le dessus et, se servant de leur table à la manière d’un immense bouclier, parvinrent à repousser les assaillants dans un coin de la pièce. Sagéra avait pris la tête de la résistance en ramassant une épée. Des insultes fusèrent, on se fit face. On profita de ce répit pour s’enquérir des blessés, faire sortir la poignée de femmes et d’enfants protégés par un inconnu qui maniait son bâton comme une arme redoutable. Mais la confusion redevint totale après qu’une troupe de soldats gaulois fit à son tour irruption dans la salle et, bousculant chacun, voulut ramener l’ordre. Les chefs, à l’exception de Volomir, s’étaient finalement rangés aux conseils d’Asinus et, même s’ils doutaient de la véracité de ses accusations, s’étaient dit qu’ils ne perdraient rien à les vérifier. Une fois leur banquet achevé, ils avaient décidé de se saisir du coupable désigné, ce Sagéra, avant les Romains, qui pour renforcer une loyale coopération, qui pour faire croire à une amitié indéfectible mais fausse, et la petite troupe, grosse d’une quinzaine d’hommes, venait le chercher : – Où est Sagéra ?, où est Sagéra ?, vociférèrent-ils. Chacun crut à un soutien de l’adversaire et tous attaquèrent de concert les nouveaux entrants. Sagéra était au centre, près du maître de maison qui se battait en brandissant les pinces du foyer rougies dans le feu ; ses gens tenaient à cœur sa défense, lui faisaient un rempart car il était comme leur père. Deux individus qui ne s’attendaient pas à une telle résistance ni à un tel embrouillamini furent touchés sur le seuil, l’un recevant une bûche calcinée dans l’œil gauche, l’autre une flèche en pleine jambe. Mais leur entrée pressa un peu plus les brigands à l’intérieur qui, coincés, sans issue, perdant encore un des leurs, n’eurent d’autre choix que s’abriter à leur tour derrière deux grands coffres ouverts disposés là. Et cependant, Asinus, parce qu’il trouve Vévila plus fade encore quand il est en elle, s’active, se fait brutal pour compenser l’absence de plaisir qu’elle lui procure. Aucune position ne le contente, aucun vice ne le satisfait. En nage, il la tourne en tous sens, finit par la prendre tête basse, cul levé en lui tirant les bourrelets et les cheveux. « Où je suis ? », hurle-til. Mais quand la garce répond « en moi, en moi, mon conquérant ! », la réponse ne lui fait rien, ses rhumatismes ne disparaissent. C’est le signe d’une partie ratée. Il n’ira pas bien loin comme ça, il faut finir. La bataille devait aussi prendre fin dans la ferme où la cohue était devenue indescriptible. Elle atteignit son comble quand les légionnaires 108

arrivèrent en dernier et poussèrent plus encore les autres dans leurs retranchements. Les pertes commençaient à être sérieuses pour tous ; un homme tombait ici et là chaque fois. Soudain ce fut le maître de maison qui fut atteint à la poitrine et roula par terre où il agonisa en étouffant dans le sang qui coulait de sa gorge. Il y eut une immense clameur du côté de ses serviteurs et la lutte reprit de plus belle. Sagéra, en fureur devant cette mort injuste, se jeta au sol où il parvint encore à récupérer un arc et des flèches sur un cadavre et fit un carnage parmi les brigands, les troupes gauloises, les légionnaires. Les hommes de Latro, trop contents de sortir de leur paresse inactive, ripostèrent en frappant dans le tas. Ils s’en donnaient à cœur joie, hurlaient à leur tour « Sagéra » qu’ils cherchaient, achevèrent les brigands restants, commirent l’irréparable en blessant eux aussi des guerriers gaulois pourtant venus dans le même objectif. En entendant encore son nom, le Biturige prit peur, se débattit comme un fou. Il n’avait plus de flèches, avait brisé sa lame et, tandis que ses compagnons mouraient les uns après les autres, il prit l’énorme broche restée sur le feu, en battit l’air par de grands moulinets. On retrouvait l’homme coléreux de la taverne. Il rugissait, couvert de sang : « Sagéra, c’est moi ! Sagéra ! Rhaaa ! Venez me chercher, si vous l’osez, tas de gueux ! » On ne pouvait s’approcher de lui dans un cercle d’une brasse et il abattit deux combattants de plus quand un légionnaire avisé lui envoya son pilum enveloppé de chiffons sur l’épaule et le fit basculer en arrière. Tous alors se jetèrent sur lui, le bâillonnèrent, l’enroulèrent de cordes. Ils furent cinq à le maîtriser tant il se débattait toujours. Le calme revint difficilement après ce bain de sang. Quand on posa les armes, toute la canaille gisait au sol et la plupart des gens de ferme ; les troupes gauloises comptaient, elles, trois blessés et deux morts. Mais la défaite morale était plus grande encore puisque le maître de maison avait trépassé et que les Gaulois non seulement attaqués par les Romains, mais même incapables d’arrêter Sagéra pour lequel ils étaient venus, avaient subi une humiliation sans pareille. Les légionnaires fouillèrent tout, se servirent allègrement quoiqu’avec déception dans ce qu’ils considéraient être une ferme anodine. Sous le tas de cordes d’un chariot, les bijoux de l’esclave scythe, mais aussi la bague de Tubula furent découverts et il s’en fallut de peu qu’ils ne fussent volés. Outre les flèches que Sagéra commerçait vraiment, une centaine de traits fut aussi retrouvée – ce qu’il restait assurément de la mystérieuse distribution qu’il avait faite dans le pays. Les preuves étaient suffisantes pour juger un coupable si violent, qui avait blessé tant d’hommes venus l’arrêter. 109

Et à une lieue de là, la passe d’Asinus tournait à la déchéance. Le souvenir de Génabia, de la traînée rousse de ses cheveux qui dessinait une comète dans la nuit, ne le quittait pas. Vévila l’écœurait tellement à présent qu’il en débanda et dut finir tout seul en la faisant se mettre debout, penchée, pour contempler son postérieur charnu. Elle se déhanchait gaiement, attendait la fin sans se départir de sa bonne humeur. Son cul replet à la lumière, on aurait dit un beignet de lin et il retrouva en le fessant un peu de son appétit premier. Avec effort, il éjacula au sommet de sa raie quelque chose de petit, ridicule, mais nécessaire pour ne pas perdre la face. Il se leva dans une immense douleur d’articulation, sortit dans le couloir prendre l’air à la fenêtre. La nuit était calme, silencieuse. Tout dormait audehors, couvert d’une épaisse couche de brume que ne trouait que la fumée des feux mourants échappés des toits de chaume. Il se demanda si Marseille, Rome, les villes bruyantes qu’il avait traversées, où l’on trouvait des langueyeuses de talent dormaient aussi de ce bon sommeil. Mais ni Rome ni Marseille ni aucun port du monde n’avaient Génabia pour compagnie et il convint en lui-même que cette petite Gauloise l’avait marqué par quelque chose d’indéfinissable mais de fort dont il n’avait pas eu tout de suite conscience. Peut-être qu’elle faisait de cette cité le centre du monde, qu’elle lui donnait un sens caché. Peut-être que Génabum, aujourd’hui si insignifiante et ennuyeuse, était destinée à jouer un rôle dans l’histoire comme il sentait que les personnages qu’il avait rencontrés pouvaient le faire. La tête pleine de ces réflexions, il vit passer une escorte lointaine dans le noir et au centre une silhouette garrottée. Il discerna des légionnaires, quelques Gaulois, constata qu’ils soutenaient des blessés. Il ne connaissait pas les détails de la soirée, s’en informerait le lendemain. Il ne conclut qu’à l’arrestation de Sagéra qu’il devina à sa carrure. Il sourit à la bonne exécution de son plan. Et il eut de nouveau envie de faire l’amour.

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IV L’HÔTE

Asinus l’ignorait mais, par le plus grand des hasards, Magon se trouvait parmi les habitants de la ferme lorsque celle-ci fut attaquée. Sur la paille étendue devant la grande table, il dînait en leur compagnie, à l’aise comme chez des amis de toujours, son bâton posé derrière lui en raison de l’habitude qu’il avait de ne s’en séparer jamais, et, aux côtés d’Anéroeste le maître de maison, il écoutait la conversation d’un deuxième invité qui répondait au nom de Sagéra et parlait un latin quelconque quand il s’adressait à lui. Ce Sagéra était un marchand biturige qui semblait aussi carré d’esprit que de stature. Anéroeste, dont la femme décédée était du même pays, avait gardé des liens avec les voyageurs de ce peuple. Accompagné de trois jeunes assistants, Sagéra logeait donc depuis quelque temps chez celui qui était un ancien associé devenu son ami et, assis sur une des seules chaises de la maison, ayant droit à un pâté, un ragoût, des gâteaux quand il venait, il passait ses soirées à évoquer dans son gaulois dialectal sa fabrique, le matériel de chasse qu’il vendait, les raisons qui le poussaient à exporter ses marchandises loin d’Avaricum. Les Bituriges étaient connus pour la qualité de leurs forges et leur artisanat métallurgique faisait en ce domaine de l’ombre à leurs peuples voisins. Sagéra précisément avait des clients dans la région de Génabum, qu’il était allé voir sur son chariot débordant ; il avait vendu une bonne partie de son stock, il lui en restait encore un peu, mais on sentait au son de sa voix qu’il était sûr d’écouler le tout parce qu’il menait son commerce adroitement. Son seul travers, qu’il reconnaissait volontiers, résidait dans son engouement pour le jeu qui le faisait s’emporter dès qu’il perdait une partie. Il avouait lui-même que cela lui avait fait rompre plus d’un contrat avec plus d’un client quand après avoir traité un marché, il ne supportait pas la défaite et la prenait pour la pire des trahisons. Il correspondait ainsi à l’image répandue du Gaulois jovial mais colérique, incapable de sang-froid, et, s’il avait bien essayé d’entraîner Magon dans une ou deux parties folles d’osselets, le Maltais, peu au fait des règles, avait heureusement dû décliner l’invitation.

Du matin au soir, pendant que Sagéra s’adonnait à son commerce dans les villages alentour, Magon découvrait la vie d’une ferme gauloise. Il y passa des jours entiers et n’aurait pas eu assez d’une année complète pour maîtriser l’ensemble à savoir afin de la gérer au mieux. Le maître, Anéroeste, lui montra tout ce qu’il possédait parce qu’il était très fier de son vaste domaine et savait que cela l’intéressait vivement. Il fut le temps d’un séjour un père pour Magon comme il l’était pour sa maisonnée. Grâce à lui, le jeune homme eut droit à un véritable enseignement d’économie, en découvrit davantage que par ses innombrables lectures. Ce fut ce qu’il apprécia chez ces gens qui l’avaient accueilli : tout savant qu’il fût, il n’avait pas le dédain des hommes de lettres envers ceux qui retournent la terre et on lui permettait d’essayer chaque activité par luimême, quitte à s’abîmer les mains ou se fouler la cheville. En posant mille et une questions, il eut bientôt visité chaque parcelle de l’exploitation, champs, bâtiments, parcs à bêtes jusqu’aux greniers construits sur poteaux dont les belettes apprivoisées chassaient les rongeurs ; il eut assisté aux dernières semailles d’octobre pratiquées à la volée, à l’épandage de la fumure qui bonifie les terres, au fonctionnement de la meule rotative, à l’inventaire des faux et à la forge de nouvelles ; il se fut même essayé à faire du pain avec les femmes de la maison dont Aldéa, la fille de son hôte, qui présidait aux tâches domestiques en souriant d’apprendre quelque chose à un homme. Un matin, Anéroeste le pria de le suivre au bout de son domaine, derrière les maisons que bordaient le talus et le fossé limitatifs de la ferme. Près d’un buisson d’aubépine et d’une ligne de ruches, une trouée dans la haie qui faisait office d’enclos laissait voir un large pan de ses terres dans le lointain parce que le terrain au-delà s’y déroulait en une pente dévalante qu’aucun arbre ne barrait. Les nuages moutonnaient à l’infini, traversés d’un vol d’étourneaux. Il lui donna alors une vue d’ensemble de ses champs entrecoupés d’espaces en jachère. À main gauche, l’orge ; au centre, les blés ; à droite, les millets. Il lui parla aussi des travaux qu’on y pratiquait, une sorte de résumé de tout ce qu’il y avait à dire et qu’il lui avait expliqué jusque-là. Il mima ses paroles. Magon le vit semer quelque céréale dans l’air invisible, élever ses doigts du sol jusqu’au ciel comme des tiges épanouies, abattre brusquement le tout en frappant ses paumes l’une sur l’autre, ramener à lui ses poings fermés comme s’ils eussent contenu les productions précieuses de la terre. On ne voyait rien de ce qu’il évoquait ; la plaine était nue, pelée à la venue de l’hiver. Mais Anéroeste en parlait avec tellement de passion que l’on voyait tout dans la lumière douce du soleil levant et Magon n’avait nul besoin de faire effort pour se représenter les cultures qui poussaient, tombaient, se transformaient en 112

grain sous ses yeux. Il remercia intérieurement Baal Hammon de lui offrir un si beau spectacle. Déméter, Koré, Isis auxquelles les Puniques vouaient aussi un culte, toutes ces divinités, c’était peut-être ici, maintenant qu’il en ressentait le mieux l’action, lui qui était peu religieux mais croyait par habitude. À ce propos, une sorte de machine l’occupa longuement, copiée par un artisan au retour d’un voyage chez les Rèmes. Son mécanisme comme son utilisation étaient étonnants, il n’en avait jamais vu de pareils. Elle était constituée d’une sorte de caisse montée sur roues et présentant à l’avant une rangée de dents de bois. Cette caisse était poussée par un mulet guidé entre des brancards par un homme positionné à l’arrière, tandis qu’un autre, avec un râteau lisse, aidait à l’avant à engager les tiges des céréales entre les dents afin que les épis fussent arrachés pour tomber dans la caisse. Une sorte de grand peigne mobile qu’il n’avait pas vu en marche – la saison ne le permettait pas –, mais dont on lui avait assuré qu’il offrait des progrès considérables dans les champs. La perte était certes importante, il valait mieux privilégier les céréales dont l’épi se détachait facilement de la tige, mais son utilisation restait honnêtement rentable sur les grandes surfaces céréalières comme l’étaient celles de la région. Les jours d’orage surtout, quand Taranis menaçait, on pouvait moissonner rapidement avant que le déluge ne s’abattît et ne détrempât le terrain en couchant les récoltes ou les cassant. Magon trouva l’invention très belle. Il fut attentif aux explications, retint chaque détail comme un poème technologique. Le jour de l’attaque, alors que Sagéra n’était pas sorti parce qu’il n’avait personne à qui aller vendre ses armes, il était demeuré, lui aussi, dans la maison centrale. Il voulait suivre auprès des femmes la confection d’un vêtement. Les Gaulois étaient réputés pour la qualité de leurs tissus, il avait beaucoup à apprendre d’eux. Leur savoir-faire l’absorba tellement qu’il n’en mit pas le pied dehors durant des heures – ces heures précisément où Scythès guettait la ferme et aurait pu l’apercevoir. Il suivit sans détourner les yeux le travail du métier à tisser muni de pesons et, quand Aldéa, au nom de toutes, lui offrit une saie de laine agrafée d’une fibule, il fut touché jusqu’aux larmes de leur présent. Il porta ce manteau le reste de la journée, même à l’intérieur, pour faire honneur à la générosité de ses hôtes. Il sortit enfin, mais la nuit égoïste ne l’avait pas attendu pour tomber. Les hommes rentraient dîner ensemble ; il fit demi-tour avec eux, alors qu’il venait à peine de goûter l’air frais. Il faisait d’ailleurs bien meilleur près de la table ; la chaleur du feu central y était moins pour quelque chose que la quinzaine d’habitants réjouis de s’y retrouver après une journée passée dehors dans la fraîcheur de l’automne. La grand-hutte, plus 113

élaborée que les autres, était vaste – de l’ordre du double, voire du triple d’un logis habituel. Toute la maison était là, les hommes de ferme, les femmes, les enfants, les trois chiens. On se régalait de plats rustiques sommaires, du chou macéré, une terrine, du lard, une bouillie de millet séchée au four, le tout accompagné d’une bière accommodée de miel. Magon en était très satisfait cependant. On lui avait parlé d’un jus infect produit par les Celtes à partir d’orge décomposée dans de l’eau ; il n’en était rien, ou alors il n’y fit pas attention. Car même à table, il continuait de poser des questions sur tout jusqu’aux détails les plus anodins et en oubliait presque de manger. Comment se cuisaient ces galettes ? Pourquoi désossaient-ils la viande plutôt que de trancher directement les os comme les Romains ? Mangeaient-ils du cheval ou même du chien ainsi qu’en d’autres endroits des Gaules ? Comment s’appelait cet ustensile dans la langue des Celtes ? Tandis que Sagéra entamait un énième récit de ses bombances de chasse, Aldéa, la fille d’Anéroeste, eut, en servant son père, une œillade involontaire pour Magon qui, gêné, ne put s’empêcher de sourire. Ils avaient fait du pain, tissé des vêtements ensemble. Elle n’était pas insensible à sa personne parce qu’il était jeune, beau, savant et venait de très loin ; il l’appréciait à son tour parce qu’il n’y avait rien de compliqué en elle. Elle était fille unique, remplaçait avec une dévotion chaste sa mère morte quelques années auparavant. Elle avait les cheveux bruns, un visage ovale très doux, un nez mutin, des yeux simples qui s’attendrissaient dès qu’elle les posait sur autrui. Elle montrait le sens pratique et la gentillesse de son père en toutes choses en même temps qu’elle avait, à son propre insu, un trait de despotisme touchant dans ses relations de maisonnée. Elle était faite d’évidence, et cette qualité est si rare parmi les êtres humains qu’il fallait un cœur pur comme celui de Magon pour le reconnaître. L’avant-veille exactement, à l’aube – car ils étaient des êtres de l’aube, non du crépuscule –, comme il s’étonnait de la voir levée aussi tôt que lui, c’est-à-dire presque en plein milieu de la nuit, il lui parla de ses projets scientifiques mais si ingénument qu’elle en tomba sous le charme sans qu’il l’eût cherché. Il les détailla pendant presque une heure, à la lueur d’une lampe à huile, sans s’arrêter, alors qu’elle préparait la soupe au petit lait pour le matin. Il l’entretint de ce qu’il voulait voir, ce qu’il voulait écrire, ce qu’il voulait vivre ; ce ne fut que lorsqu’elle sortit et, torse nu, se lava à grande eau fraîche dehors qu’il se troubla devant sa poitrine menue ruisselante. Mais elle se rhabilla aussitôt, sans honte aucune, comme si elle s’était dévêtue devant l’une de ses femmes ; il parvint non sans peine à reprendre la conversation. Elle n’avait aucune idée de ce dont il parlait mais elle le sentait si enthousiaste que le défi qu’il se proposait lui plut et 114

ce fut là qu’elle s’en fixa un autre, à elle : aimer cet homme, si différent dans tout son être, si passionnant. Quand le garçon s’en rendit enfin compte, il ne la dédaigna pas mais trouva l’attirance qu’elle lui manifestait aussi flatteuse qu’engageante en retour. Anéroeste lui aussi s’en aperçut, non sans amusement. Il savait que l’amour naît souvent d’un regard furtif. Mais il savait également que sa fille était son unique héritière et un parti recherché dans le pays. Alors pour cesser ce petit jeu entre ce jeune homme et sa fille ou, au contraire, le remettre à plus tard et le faire durer, il eut l’idée d’une conversation politique parce que la politique est l’obstacle le plus ennuyeux à l’éveil de l’amour. Quelques figues étaient disposées dans un plat en dessert. C’était là tout le luxe du repas. Ce serait son introduction. Il en prit une, la considéra devant son invité et sur un ton docte : – Nous n’avons pas grand-chose à t’apprendre de notre cuisine, reconnut-il. La vérité, mon garçon, c’est que les Romains nous dépassent de beaucoup dans cet art. Je le dis sans rougir, nous dînons encore comme des rustres tandis qu’eux développent un art de la table sans pareil. – Chaque nation a une manière de manger qui lui est propre, répondit Magon en oubliant les charmes d’Aldéa par respect pour son hôte. Manger, c’est dire qui l’on est. Je préfère vos plats sobres à l’outrance du luxe d’un consul. – Pourtant, je le répète, nous dînons grossièrement de soupes de gruau, de galettes d’orge, de viandes rôties parce que nous ne connaissons rien d’autre en même temps que nous lorgnons avec gourmandise sur les produits qui viennent de votre monde. Sais-tu d’où nous vient cette envie ? – Non. – Les Gaules, vois-tu, sont enfermées par des montagnes ou des fleuves qui jadis empêchaient les contacts avec les autres peuples comme un rempart infranchissable. Pendant longtemps, nous n’avons pas cédé à la tentation. Et puis un jour, il y a plusieurs générations de ça, un Helvète du nom d’Hélico, qui avait séjourné à Rome comme forgeron, regagna sa patrie en emportant avec lui des figues sèches comme celle que je tiens dans ma main, et du raisin, et des olives, et de l’huile, et du vin pour ses banquets. Il cria à ses concitoyens alléchés d’aller en rechercher à la source. De là ces produits se sont répandus partout, jusqu’aux Osismes et aux Ménapes. – Je connaissais l’histoire d’Arruns de Clusium qui avait transporté du vin au-delà des Alpes pour appâter les Gaulois et les entraîner à la conquête de sa patrie… 115

– Du vin, des figues, des olives, qu’importe ! Ce fut le début de la fin. Car depuis, les Gaulois sont excusables, dit-on, tant ces aliments délicieux permettent les mets les plus raffinés, de chercher à les obtenir même par la guerre. – Aujourd’hui encore ? Tu veux dire, dans cette guerre ? Mais c’est Rome qui est venue jusqu’ici… – Elle est venue pour prévenir d’autres raids gaulois sur ses terres. Là n’est pas la question quoi qu’il en soit. Ce que je veux dire, c’est que ce qui se joue aujourd’hui, sans y paraître, c’est l’adhésion ou le rejet définitif d’une seule culture, plutôt l’uniformisation des sociétés de chaque nation au modèle de Rome ou d’Athènes. La cuisine n’est qu’un exemple ; j’aurais très bien pu te parler des arbres exotiques, comme ces platanes que l’on trouve maintenant jusque chez les Morins. Alors bien sûr, nous vous apportons en retour quelques-unes de nos trouvailles comme le savon, la serpe ou ces tamis en crins de cheval que tu as découverts chez nous quand nous faisons notre farine. Mais enfin, cela ne suffit pas ! Nous ne faisons que vous suivre, devenir vous… Si César l’emporte, viendra un jour où nous mangerons le même pain de Génabum à Ostie, où nous prierons les mêmes dieux, où nous verserons le même sang au combat sous l’égide des aigles des légions. Je ne suis pas sûr cependant que nous ayons tellement à y perdre, tout le monde peut le reconnaître et ce n’est pas Sagéra ici qui me contredira. Il m’est avis qu’il y a des mensonges chez les adversaires les plus farouches de Rome. Ils hurlent à l’invasion, à la défense du territoire et de la liberté tandis qu’ils jalousent avidement les marques de votre civilisation plus haute que la nôtre et qu’ils se sont déjà laissé envahir, sans le dire, avec une certaine complaisance même, par ses produits. Compte à Génabum tous ceux qui portent une cuirasse romaine ! Le chiffre parle de lui-même. Anéroeste n’était pas l’ennemi des Romains. Son bon sens le lui interdisait. Il ne se mêlait pas de politique, encore moins des guerres que l’on menait. S’il vivait simplement sur ses terres, sans chercher à acquérir le luxe des étrangers, il reconnaissait qu’il y avait beaucoup à tirer de leur science et qu’il fallait composer avec eux. Alors même qu’il était très fier de sa propriété et de sa réussite, il n’en manifestait nul orgueil ni suffisance et pressentait fort justement qu’il pourrait améliorer encore la productivité de ses possessions pour peu qu’il découvrît l’organisation, les techniques, les outils les plus efficaces d’Italie ou d’Afrique. Aussi tâchait-il, en apprenant à Magon tout ce qu’il désirait connaître, d’en apprendre autant de sa part et il le questionnait chaque fois pour comparer ce que lui faisait ici et ce que d’autres faisaient ailleurs. 116

La discussion fut cependant interrompue lorsqu’il vit Vanic, son garçon d’écurie, se lever du ballot de paille tendre où il était assis et emmener son chien dehors. Vanic était un adolescent qu’on devait toujours avoir à l’œil de peur qu’il ne commît une bêtise et son animal un bon chien qu’il ne fallait employer à d’inutiles besognes. – Où vas-tu avec Styrax ?, demanda Anéroeste. – J’ai entendu un hennissement. Alcé et Noès, je les ai reconnus. C’est peut-être un prédateur qui vient rôder près des oies. – Tiens, Magon, les oies : voilà un autre exemple. Du temps de nos pères, il n’y avait pas d’oies en Gaule. D’où viennent-elles ? De Rome, précisément et tu connais l’histoire célèbre : ce n’est pas ici qu’elles ont défendu le Capitole, c’est même contre nos ancêtres qui l’assiégeaient. Estce que nos guerriers actuels, ceux qui livrent aujourd’hui bataille à César, auraient l’idée de les renvoyer en Italie ? Assurément non. Il y a même plus si tu songes, comme je l’ai entendu dire, que dans le sud on commence à manger leur foie démesuré trempé dans du lait miellé à l’instar de ce qui se fait par chez vous, et que certains en sont arrivés à ce point de mollesse qu’ils ne peuvent reposer leur tête que sur le duvet de ce volatile pour dormir. La partie est jouée d’avance, on sait déjà qui l’a gagnée. – Je crois comprendre ce que tu veux dire. J’ai fait le même constat en arrivant à Génabum devant deux spécimens de vos bœufs. Ils sont bien plus petits que ceux d’Italie qui tendent ici à se répandre. Je n’en avais pas vu jusque-là. – Tu as raison, ils ont là-bas des races améliorées introduites jusque dans nos champs. Les capacités de travail, le volume de production, les rendements en viande s’en trouvent considérablement accrus. C’est plus flagrant encore pour les chevaux et nul n’aurait l’idée de les renvoyer d’où ils viennent. La vérité saute aux yeux de qui veut bien y réfléchir un instant. Puis se tournant vers son garçon d’écurie qui attendait toujours : – Très bien, Vanic, vas-y, mais attention dans le noir à ne pas croiser Calroë ! Et tandis qu’Anéroeste riait de sa plaisanterie, Magon fut frappé d’entendre à nouveau ce mot qu’il avait saisi à plusieurs reprises depuis qu’il était dans la région. Calroë. C’était donc un nom ? Le nom d’une femme à n’en pas douter. Il s’en enquit auprès de son hôte. Calroë, de qui s’agissait-il ? Pourquoi le citait-il en parlant de la nuit ? – Parce que Vanic trouve souvent des excuses pour sortir le soir fricoter avec les demoiselles de la ferme la plus proche ! Ils se retrouvent à michemin entre ici et là-bas et s’embrassent près du ruisseau jusqu’au petit jour où il me revient exténué. Quant à Calroë, ah !, Calroë, c’est la plus grande énigme du monde, une légende qui… 117

Mais il s’arrêta net quand on entendit la voix du garçon d’écurie crier l’alerte et qu’on le vit resurgir dans le cadre de la porte, raide, blême, une goutte de sang à la commissure des lèvres pour tomber au pied de la table, mort. Styrax aboya, comme pour appeler à l’aide. Les deux autres chiens se lancèrent aussitôt dehors. On essaya de les rappeler, « Aso ! Sligo ! », mais ils disparurent dans la nuit avant de jeter un couinement sonore qui pétrifia tout le monde. Trois chiens tués d’un coup, ce n’était pas un seul homme qui pouvait faire ça. Tout alla très vite. Il y eut des hurlements, la panique, la ruée vers la porte. – Des voleurs ! C’est une attaque ! Sortez ! Ce fut impossible. Les valets sur le seuil durent faire face à des individus trop nombreux, trop armés qui leur envoyèrent une première salve de flèches. Ils en furent étourdis. – Voilà que ça recommence !, clama Anéroeste. Fermez la porte, barricadez-la ! Ils en veulent à nos vivres. Laissez-les tout prendre plutôt que de mourir. Les attaques de fermes se répétaient ces dernières années à cause des disettes d’hiver dues à la guerre. Avec son bon sens, Anéroeste préférait perdre ses biens plutôt que de sacrifier la vie d’un seul homme. Mais déjà la porte était enfoncée et les valets repoussés à l’intérieur. Un premier prit un coup d’épée dans l’épaule et s’abattit ; un second reçut une flèche en pleine poitrine, tournoya sur lui-même avant de tomber la tête dans les braises. Pourtant l’affolement n’en fut pas plus grand car Sagéra s’était levé d’un bond comme un hercule et, par expérience de la chasse ou tendance naturelle à commander dans l’urgence, il tonna aussitôt : – Renversez la table, passez derrière ! Vous, défendez votre maître ! Vous, attrapez tout ce qui sera bon à lancer sur ces pillards ! Et mettez les femmes et les enfants à l’abri ! On renversa l’immense table, la vaisselle et les plats qui étaient dessus, et l’on riposta. Un assaillant reçut un chaudron qui lui emporta la joue, un autre glissa sur la nourriture et Sagéra lui planta sans trembler un couteau du repas dans le cœur. – Regardez-les, comptez-les !, hurla-t-il encore. On lui obéit, l’effet de surprise s’estompa. Tous les gens de la ferme étaient à présent protégés, aux aguets ; c’étaient les brigands qui, à découvert, se retrouvaient en fâcheuse posture. Leurs flèches et leurs poignards ne pouvaient rien face au gigantesque bouclier en bois de la table. Même, Sagéra et deux autres, en attrapant chacun un pied du 118

meuble, avancèrent et gagnèrent du terrain. Ils les bousculèrent à tel point qu’une de ces crapules, frappant comme une brute en vain, en laissa tomber son épée émoussée à terre. – Elle est pour moi !, cria le maître des opérations. Les intrus furent forcés de reculer dans un coin, à l’extrémité opposée de la porte, où de grands coffres lourds les arrêtèrent, mais dont ils se protégèrent à leur tour. Alors, tous se dévisagèrent, dénombrèrent les pertes, soufflèrent un peu en essayant de mieux voir la situation. Ceux de la ferme s’interrogeaient sur la stratégie des brigands. À quoi pensaient ces pouilleux pour être si violents ? Ils n’en voulaient manifestement pas aux vivres puisque celles-ci étaient entreposées dans les greniers à l’extérieur. La majeure partie des récoltes elle-même n’était plus stockée ici, mais dans l’oppidum qui en assurait la redistribution. Que cherchaient-ils dans cet intérieur si simple ? Faire des prisonniers ? Prendre de l’argent ? Mais de l’argent il y en avait si peu et les prisonniers seraient des captifs de maigre valeur. Ils n’y comprenaient rien. Les bandits, eux, cherchaient le trésor de Sagéra, celui que Scythès avait prétendu être caché ici alors qu’il beuglait comme un fou à son retour dans la ville. Ils pensaient bêtement le trouver en entrant dans la ferme et bredouilles, surpris par la sortie fortuite du garçon d’écurie dans la cour, ils avaient formé, en même temps qu’ils attaquaient la maison, le projet de réduire les habitants au supplice pour leur faire avouer où ils avaient celé l’or. L’opération tournait pourtant au désastre, ils ne savaient comment s’en sortir. On s’insulta : « Chiens ! Enfants de putains ! Venez donc si vous l’osez ! ». C’était le signe que ni l’un ni l’autre des deux camps ne savait maintenant s’il devait prolonger l’attente ou risquer l’offensive. Magon les observa un à un, fut frappé par un homme plus laid que les autres, affublé d’un bandeau noir sur son œil droit sanguinolent. Cet œil droit, c’était lui qui le lui avait blessé. Quand les voleurs avaient fait irruption, il avait saisi son bâton, d’un geste aussi naturel que s’il eût déployé son bras. Il en avait immédiatement assommé un qui s’élançait dans sa direction. Puis, avant que la table ne fût renversée, comme le combat tournait déjà à la mêlée rapprochée et qu’il ne pouvait exécuter de larges mouvements, il avait frappé avec la pointe fixée à l’extrémité de son arme et c’était avec elle, s’en servant comme d’un casse-tête, qu’il avait crevé l’orbite de cet homme. Derrière le coffre, le larron s’était fait un bandage d’un bout arraché de sa manche. Il hurlait de douleur. Quand Sagéra et les autres eurent repoussé les adversaires au fond de la pièce, Magon s’assura que les femmes et les enfants étaient indemnes. 119

Ils étaient six et quatre, tous terrorisés, un petit blessé à son oreille qui saignait abondamment. Anéroeste lui-même les lui confia : – Courez aux Pierres Rouges, vite ! Ne revenez sous aucun prétexte, attendez qu’on vienne vous chercher. Allez ! Tout ira bien ! Magon hésita, puis accepta de les évacuer, entraîné par Aldéa qui protégeait les siens et le prit par la main. – Aux Pierres Rouges, vite ! Je te guiderai ! Les hommes firent diversion en jetant tout ce qu’ils purent sur les brigands. La porte était ouverte. Le petit groupe enjamba d’un bond les cadavres, se sauva sans encombre. Dehors il n’y avait personne. La cour était calme, l’air très froid. Ils coururent dans l’obscurité et les brumes. Ils s’enfuyaient quand un piétinement derrière eux les arrêta. Abrités sous les pilotis d’un grenier, ils virent une troupe de Gaulois surgir de nulle part, se masser devant la porte de la maison, créer un nouveau vacarme à l’intérieur en vociférant « Sagéra ! Où est Sagéra ? ». Les épées et les lances scintillaient dans le noir, ajoutaient à l’inédit de la scène. Quelques instants plus tard, de nouveaux cliquetis d’armes se firent entendre ; c’étaient cette fois-ci des légionnaires romains que la nuit éructait sans dire pourquoi. Il y eut d’autres cris, des râles d’hommes blessés, puis des stridences qui n’étaient plus celles du combat mais du massacre. Magon, Aldéa et les autres en furent stupéfaits. C’était à n’y rien saisir. Mais il était dangereux de rester là, et ils sautèrent, comme des fantômes éperdus, le fossé du domaine, s’en allèrent à travers champs, jusqu’aux Pierres Rouges. Les Pierres Rouges étaient un lieu-dit à l’orée de la forêt la plus proche, appelé ainsi parce que la roche y était rougie d’une teinte ocre énigmatique que l’on expliquait par l’histoire, forgée de toute pièce, du sacrifice ancien de deux enfants et de leur mère que le dieu Cernunnos avait épargnés au dernier moment en les changeant par une biche et ses faons. Depuis, l’endroit était réputé comme un lieu de refuge aux gamins et aux femmes, et c’était naturellement qu’Anéroeste avait pensé y envoyer les siens. La nuit était noire, opaque. Les brouillards cachaient les astres et l’horizon de la plaine. Au loin, on n’entendait plus rien. S’étaient-ils déjà trop éloignés ? Le combat avait-il fini en tournant au carnage ? Magon était essoufflé. Devant lui, Aldéa menait son petit monde, sans fatigue, en connaissant son chemin par cœur. Ses cheveux bruns se fondaient dans la pénombre, tandis que son visage blanc y dessinait un masque bienveillant. Elle ne semblait pas craindre de perdre son père, se concentrait sur sa 120

marche et le rôle utile qu’elle jouait en accordant son aide aux plus faibles. Tout semblait facile et possible en sa présence. – Ce n’est plus très loin, dit-elle enfin. En effet, ils débouchèrent bientôt dans un sous-bois abrité où l’air était plus tiède et les brumes disparues. Trois larges pierres polies et plates y formaient au pied des arbres des sièges naturels. Ils y tinrent tous dessus, serrés pour ne pas sentir le froid et attendant en silence. Il avait été bien avisé de ne pas quitter son manteau, pensa-t-il ; le destin prouve toujours tôt ou tard l’utilité insoupçonnée des gestes insignifiants. Ils y restèrent jusqu’au petit jour, transis, sans nouvelles, s’en tenant à la parole du maître et ne bougeant pas. Au cours de cette nuit qui semblait devoir ne pas finir, Magon avait réfléchi avec effroi à la tuerie et avait été plusieurs fois tenté de retourner à la ferme en prenant Aldéa pour guide. Mais la perspective de laisser ces êtres si fragiles, dans cette solitude glaciale et ce noir, à la merci de la première bête sauvage qui passerait, l’avait pétrifié tout autant. Il avait offert son manteau à une mère et sa fille quand il les avait surprises grelottant de froid. Un enfant dormait contre son épaule. Un autre était terrorisé près de lui ; alors, pour le distraire, il lui montra son bâton et les motifs colorés qu’on y distinguait à la clarté de la lune. Son arme était jaune, rouge, verte là où le bois était coloré ; des dessins mystérieux y déroulaient un bestiaire fantastique cerné de grandes flammes et de chasseurs emplumés. Surtout, sa pointe de métal à son extrémité, éclaboussée de sang, brillait d’une lueur inconnue, presque magique, dans l’obscurité. Partout où il le montrait, ce bâton forçait l’ébahissement de tous. L’enfant en oublia le froid, la faim, l’éternelle nuit et sa peur. Magon lui-même s’en trouva pensif et revint, dans le méandre de ses réflexions, sur les événements récents qui l’avaient conduit jusqu’ici. Les nappes de brume formaient autour de lui des serpents fabuleux et très longs. C’étaient plusieurs jours auparavant – il n’aurait su dire combien –, et ce fut le résultat d’un concours de circonstances qui se succédèrent fortuitement. Entré dans Génabum derrière Asinus et son esclave Scythès, il était à peine descendu de cheval qu’il avait aperçu un orfèvre gaulois en train d’achever un casque dans son atelier grand ouvert. Il fut attiré, comme ses compagnons de route, par la splendeur de l’objet mais lui seul alla y voir de plus près. L’artisan, qui terminait sa gravure avec application, le laissa approcher, flatté qu’un étranger fût ébahi par son art. Il s’agissait d’un casque d’apparat – il s’en souvenait encore comme s’il l’eût sous les yeux. La structure était en bronze, mais le décor surtout, composé de palmettes et de lotus, couvert de feuilles d’or relevées de rivets en argent, obligeait 121

d’être admiratif. Les protège-joues, mobiles, présentant sur chacun d’eux un reptile à cornes de bélier, étaient à eux seuls un chef-d’œuvre de figuration animale. Il dut s’arrêter, regarder tout en détail, les yeux écarquillés, comme si une force silencieuse le clouait sur place. C’était un de ces ateliers qu’il avait entrevus sur le trajet mais où il n’avait pu entrer, pressé par Asinus de repartir chaque fois. Il fut incapable de remettre cette visite à plus tard, pris d’une gourmandise de savoir aussi irrépressible qu’immédiate. À partir de là, tout s’était enchaîné, sans qu’il en eût clairement conscience. Le port de la ville, où tous trois s’étaient arrêtés, grouillait de vie, offrait mille tentations. À côté de cet atelier d’orfèvre, il y en eut un autre de charron et, derrière cet autre de charron, il y eut la marchandise traînante d’un trafiquant d’esclaves, puis un attelage de bœufs qui passait par hasard. Le jeune homme remarqua sur-le-champ leur morphologie étonnante. Leurs proportions, leur poids n’avaient rien à voir avec ce qu’il connaissait ; ils étaient plus petits et graciles, appartenant à des spécimens qui disparaissaient peu à peu devant l’introduction des bovins italiens. Il le savait par ses lectures, mais il en voyait pour la première fois seulement la manifestation en vrai – preuve que de telles bêtes se raréfiaient considérablement dans la majeure partie des Gaules. La romanisation avait commencé bien avant la conquête ; c’était à ces deux animaux qu’il ferait plus tard allusion en conversant avec Anéroeste. Nul autre ne se serait arrêté devant un spectacle si anodin, mais il n’était pas comme les autres. Il n’avait aucun a priori, tout le passionnait. Il était comme un enfant tombant dans un monde de merveilles dont il aurait voulu tout savoir. En même temps, il observait les choses avec la rigueur d’un savant, posait des questions précises et pertinentes, tâchait de suivre les processus et les démonstrations jusqu’à leur fin, qu’il s’agît du cisèlement d’un casque ou de la marche d’une vache. Et il s’éloigna du port de pas en pas, de découverte en découverte, s’égara dans cette cité en suivant le chemin fortuit de ses prodiges les plus banals, dévorant tout à en risquer l’indigestion. Asinus et Scythès étaient restés avec les montures. Il leur avait dit, au loin déjà, qu’il revenait immédiatement et le commerçant avait vaguement acquiescé en sa direction, occupé à chercher l’intendant de César dont il espérait tant. Mais Magon ne revint pas, en oublia ses affaires, y compris ses précieuses notes de voyage, avec une étourderie étonnante pour le puits de science qu’il était. Il n’avait pris que son bâton. Quand il y repensa enfin, il ne s’en inquiéta pas, se disant que ses compagnons veilleraient de toute façon sur ses biens et, lorsqu’il se décida pour de bon à retrouver 122

leur trace, il était sorti de la ville, sans même s’en rendre compte. Le colérique Volomir ne l’avait pas inquiété au passage des portes. Comme il n’y eut plus personne devant lui pour le distraire, il observa encore le fleuve en contrebas. Il l’avait fait à chaque halte depuis le pays des Namnètes avec le même sentiment d’appréhension et de fascination confondu. Chez lui, sur l’île de Malte, il n’existait aucun fleuve, mais même dans la partie des Gaules qu’il avait traversée, il n’y en avait pas de comparable à celui-là. Il descendit jusqu’à la rive, sur une plage où l’on ne trouvait ni bateau amarré ni habitant employé à laver son linge ou puiser de l’eau. Cette eau, il en prit machinalement dans le creux de sa main comme pour la mieux voir. Elle était gelée et elle se sauva entre ses doigts pour retourner dans le fleuve. Devant lui, dans ce lit si large où elle était une force, elle coulait boueuse, tumultueuse, tapageuse ; il n’y aurait pas plongé la tête de peur de l’y perdre. Quoique son niveau fût assez bas, il sentait le fleuve gonflé de colère, dont le débit, très fort, semblait devoir arracher les mottes de terre, les hautes herbes, les petits arbres des îles inhabitées qu’il frôlait. Les bruits de la ville au loin semblèrent couverts par un grondement sourd que lui seul entendait, le soleil fut voilé d’un nuage. La Loire soudain lui fit peur, à nouveau. Il aurait voulu se renseigner pour tromper ses inquiétudes. Il n’avait pu le faire au long de son trajet, soit pressé par ses compagnons de route, soit incompris des populations qu’il rencontrait. Alors, quand deux hommes sur un chariot s’arrêtèrent à distance et que l’un s’adressa à lui en latin, une discussion amicale s’engagea. – Holà, mon garçon, tu as l’air bien pensif. Tu n’es pas d’ici, ça se voit. L’homme qui parlait ainsi était d’un certain âge, avait une moustache taillée fine, des cheveux châtains légèrement bouclés et soyeux, des yeux plus doux que ceux d’un veau. L’étoffe chatoyante et précieuse de sa cape, ses lourds bracelets à chaque poignet indiquaient son aisance qu’il semblait porter sereinement. Sur son visage aucune ride, aucun plissement ne trahissait de souci ni de haine ; on y lisait au contraire quelque chose d’une belle tranquillité. L’individu assis à ses côtés gardait le silence dans ses vêtements ternes et sa longue barbe ; sa silhouette était mal dégrossie ; il n’y avait aucun doute que ce fût là son serviteur. – C’est vrai, je viens d’un pays où la mer est si bleutée et si douce en comparaison de ce fleuve. L’océan plus calme qu’une rivière, jamais je n’aurais cru voir ça. – Ce fleuve dont tu parles a une âme. Il se métamorphose comme une femme, tantôt dompté, tantôt sauvage, rompu à nous emporter à notre perte. Ne cherche jamais à t’y risquer à la nage. C’est trop dangereux de se jeter dedans. Je m’appelle Anéroeste ; je suis un natif, c’est-à-dire 123

quelqu’un d’ici. Et voilà Navaric, mon valet, qui ne parle pas un traître mot de ta langue. – Je suis Magon. Magon de Malte, fils de Barakbaal fils de suffète. – Malte ? Quelle est cette ville ? – Ce n’est pas une ville, mais une île, un rocher accroché très loin sur les flots d’où je suis parti découvrir le monde. Je suis médecin, botaniste, voyageur. J’ai vu beaucoup de terres et je cherche à en voir beaucoup d’autres, celle de ton peuple en premier, pour apprendre ce que l’on pourra m’y enseigner. – Une sorte d’élève itinérant. Et où résides-tu, Magon de Malte ? – Où l’on voudra bien de moi, et où l’on supportera mes questions incessantes sur tout et sur rien. – Sûr que la curiosité excessive d’un étranger ne plaît pas à tout le monde. Anéroeste réfléchit un instant en caressant les pointes de sa moustache. Magon lui avait l’air affable et tranquille, et le grand bâton coloré qu’il portait avec lui, loin de l’effrayer, attisait sa curiosité. Il était de la petite noblesse gauloise, mais avait un grand cœur. Il fut confiant. – Les routes sont peu fréquentables, dit-il, et les brigands nombreux sur ces rives comme les pirates en mer. Leur œil est avisé pour repérer les plus faibles : tes habits excentriques auront vite fait d’attirer l’attention, tu n’es pas de taille à résister. – Je te remercie de ta sollicitude, mais la barbe ne fait pas le philosophe. Des pirates, j’en ai malheureusement croisé beaucoup par chez moi ; je sais à quoi m’attendre. Anéroeste avait pourtant raison. L’allure de Magon se démarquait totalement de celle des Celtes. Sous son manteau, il était accoutré d’une tunique blanche ornée d’un liseré aux motifs exotiques, d’un gros collier clinquant à larges plaques bleues qui imitait les écailles d’une murène et d’un bonnet de feutre que les autochtones ici ne portaient pas. Sa carrure était frêle, il n’avait aucune arme sinon son bout de bois qu’il maniait en vérité à la perfection. Il offrirait, à la première rencontre, une cible facile aux bandes criminelles qui infestaient la région. Mais il n’avait peur de rien. L’autre proposa : – Mon chariot est justement vide, je reviens de Kénabon où j’ai livré mon dernier grain. Viens avec nous si le cœur t’en dit. Je possède une ferme non loin, au milieu de mes champs, qui a pour nom Samogaion. Tu y verras une parcelle de ce qu’on appelle l’or des Carnutes. Un ami biturige réside chez moi en ce moment : si tu n’es pas encore allé à Avaricon, ce sera l’occasion pour toi d’en apprendre davantage. 124

Magon ne se le fit pas répéter. Il monta dans le chariot où, dès qu’il eût posé son pied sur la roue, il oublia la journée passée pour se tourner vers la découverte alléchante de cette ferme. Anéroeste en fut heureux. – Tu n’as pas de bagages, toi qui viens de si loin ? – Un ami me les garde à Génabum. Je les reprendrai plus tard, ne t’inquiète pas. On m’a dit qu’il n’y a qu’une auberge en ville, il y sera forcément descendu. Et ce fut tout. Ainsi se trouva-t-il à loger directement chez l’habitant auquel il se présenta dans le détail chemin faisant, sans rien cacher, avec sa confiance naturelle. Magon était né à Malte, un petit archipel au large de la Sicile et de l’Afrique, composé de trois îles habitées auxquelles s’ajoutait une poignée d’îlots déserts, célèbre pour ses temples d’Astarté et Melqart-Héraklès. La mer y formait des criques turquoise, la chaleur du soleil y était bienfaisante, la terre fertile des falaises du sud aux longues plages du nord. L’ensemble avait été successivement colonisé par des Phéniciens, beaucoup de Carthaginois, quelques Grecs plus rares, les Romains qui furent les derniers conquérants. L’invasion des légions s’était faite sans difficulté : les Maltais furent considérés comme des alliés davantage qu’un peuple soumis ; ils conservèrent cependant longtemps leurs traditions puniques ainsi que leur langue et leurs dieux. Magon, lui, était de la lignée des Agarcides, une famille carthaginoise célèbre restée fidèle au souvenir de son ancienne grandeur. Son père prétendait compter, au nombre de ses ancêtres, l’illustre Adherbal qui avait défait le consul romain Publius Claudius Pulcher sur mer, près de Drépanum, mais il était plus vraisemblablement le descendant d’un soldat d’Hamilcar qui commandait la garnison au moment de la perte des îles. Toujours est-il que plus de cent cinquante ans après cette conquête, près de cent ans après le ravage complet de Carthage, alors que la population s’accommodait de son devenir dans l’Empire romain grandissant, la famille de Magon demeurait farouchement anti-romaine. Sa manière de résister était de ne se mêler en rien aux nouvelles choses de la vie publique alors que sa noblesse l’y incitait normalement et de s’entêter – la dernière sur les îles – à vivre recluse dans le passé, attisant une haine inutile pour les destructeurs d’un monde de toute façon révolu. Cette nostalgie folle était entretenue par les élucubrations d’un oncle qui affirmait que la vieille cité mère carthaginoise avait survécu au travers d’un réseau de comptoirs quelque part après l’Afrique. On en comptait plus de trente disséminés sur toute la côte jadis explorée par le navigateur Hannon, la plupart bien au-delà de Cerné qu’on prenait souvent pour le bout du monde. Les Romains ne soupçonnaient pas leur existence, 125

croyaient ces établissements tombés dans l’oubli ; un jour viendrait pourtant où les descendants d’Hannibal vivant là-bas prendraient la mer et reviendraient pour obtenir vengeance de leurs morts. En attendant, le père de Magon interdisait à son fils toute ambition militaire ou politique dans un monde dominé par Rome. Incapable d’en reconnaître les bienfaits – notamment la lutte âpre menée contre la piraterie –, il lui en apprit cependant la langue, l’histoire, les raisons de sa victoire car il voulait qu’il connût cet ennemi héréditaire pour mieux le vaincre le jour où, il n’en doutait pas, il faudrait de nouveau l’affronter. L’enfant, très vertueux, écoutait et se soumit. Il fut bercé par les mythes de Sanchoniathon, d’Homère et d’Ennius. Par inclination naturelle, son adolescence fut tout entière dédiée à l’étude. Rien d’autre ne l’intéressait, ni l’argent, ni le pouvoir, ni les choses de son âge. Son père s’en satisfit car c’était là une manière de ne pas s’engager dans la vie publique locale. Riche commerçant, il possédait en outre une belle bibliothèque où figuraient la plupart des auteurs puniques, grecs et latins. Son fils fut très heureux quand il se vit ouvrir les armoires de cyprès et de cèdre, ne se laissant épanouir qu’à leur lecture, enfermé des heures durant à les parcourir. Le garçon en acquit un savoir immense mais chaotique, qu’il eut plus tard du mal à ordonner, tant il prenait les ouvrages comme ils lui tombaient entre les mains, sans méthode, cédant au plus grand des hasards. Sa propension fut d’appliquer à chacun une attitude critique rationnelle. Il n’eut aucun maître qui lui apprit la grammaire ou la rhétorique ; mais il s’essaya à tout, l’histoire, la philosophie, la médecine, la zoologie, la botanique, même l’art de la chasse et de l’équitation, de la tactique militaire et du combat qu’il voulut appliquer par lui-même et dont il perfectionna, en les essayant, certains points cités par Xénophon ou Polybe. Cependant, lorsqu’il eut tout lu, tout vérifié en personne, qu’il eut appris – chose inouïe – d’autres langues telles que le démotique, l’araméen ou l’hébreu, il n’en fut pas rassasié et ressentit pour la première fois l’étroitesse de ses îles, lui dont l’esprit brûlait d’un savoir infini. La médecine lui fut alors prétexte à voyager. Il ne chercha jamais, à la différence d’autres, à s’en enrichir alors qu’il le pouvait considérablement. Refusant de mettre la vie d’un homme au prix d’un salaire, il voulait seulement parcourir d’autres terres, œuvrer pour autrui et il choisit pour cela l’Orient où se trouvaient les grandes écoles de l’époque et où, assuraitil, la plupart des terres échappaient encore à l’influence de Rome. La Grèce certes était conquise, et la Cyrénaïque, et l’Asie, et la Syrie, mais tout le monde savait que le rayonnement culturel hellénique faisait des vaincus les véritables vainqueurs du conquérant. Son père vieillissait-il ou le crut-il 126

parce que son fils ne lui avait jamais menti ? Il accepta en tous les cas le projet de Magon. Quand celui-ci revint trois années plus tard dans sa ville de Mélite, il trouva la maison vide, ses deux parents ayant succombé en son absence à une épidémie de peste qui avait touché les rives sud de la Méditerranée. Dès lors il vendit tout et repartit, ne consacrant plus son existence qu’à ce qu’il pouvait apprendre du monde parcouru. Il connaissait l’Orient ; il se lança en Occident, au cœur des territoires contrôlés par Rome, en commençant par l’Hispanie et projetant déjà de remonter vers les Gaules. Toujours il avait écouté, toujours il avait obéi, mais jamais il n’était parvenu à nourrir la même haine que ses parents pour les Romains parce que la communauté des savants, à laquelle il appartenait dès son plus jeune âge, ne connaît pas les frontières ni les conflits. Mieux, il y avait en lui un fond d’humanité et de bienveillance sans nul autre pareil. Le choix de son périple coïncidait à vrai dire avec un programme d’écriture qu’il mûrissait depuis longtemps. Il était précédemment l’auteur d’un petit traité d’agriculture et d’une histoire de la guerre de Jugurtha – cette guerre qui avait autrefois dévasté la Numidie voisine ; il envisageait cette fois-ci la rédaction d’une œuvre encyclopédique immense où il ferait partager l’étendue de ses connaissances. Il avait bien d’illustres prédécesseurs en ce domaine, tous respectables, à commencer par le célèbre Magon de Carthage en opposition duquel il se faisait appeler, lui, Magon de Malte ; mais il voulait que son œuvre se démarquât des autres en ce qu’il vérifierait tout ce qu’il y avancerait. Ses livres auraient une caution d’authenticité que même ceux des plus grands n’avaient pas et cette volonté de se passer des témoignages et conclusions de ses pairs pour ne privilégier que la chose vue était inédite à cette époque. Non pas que d’autres n’eussent jamais apporté leur expérience personnelle à leurs ouvrages, mais ce n’était souvent qu’un simple supplément, une série d’additifs en forme de mises à jour alors que lui comptait en faire la méthode systématique de son travail. Il prendrait le temps nécessaire, courrait les risques qu’il faudrait, mais il y parviendrait. Ce serait en somme l’œuvre d’une vie. Le plan en était carré et paraissait efficace. Les cinq premiers livres seraient consacrés aux îles des mers Tyrrhénienne et Baléare en plus de celles de Malte ; les cinq suivants à l’Afrique, la Numidie, la Maurétanie ; les cinq autres aux Hispanies ultérieure et citérieure ; cinq encore aux Gaules romaine ou indépendante ; les cinq derniers à l’Illyrie et l’Italie par lesquelles il reviendrait. Chaque fois il aborderait la géographie, les plantes, la faune, les minéraux, la culture des peuples rencontrés. Il aurait voulu aller plus loin encore, visiter des contrées inconnues tant son appétit de 127

savoir ne connaissait pas de bornes, et c’était avec un regret lucide qu’il se limitait à ce que la durée de l’existence d’un seul homme pouvait déjà à peine couvrir. Son escale à Marseille s’expliqua par le désir qu’il avait de voir la cité qui avait lancé les grandes explorations d’Euthymènes et Pythéas. Chez un de ses correspondants, le savant Hélioclès, il rencontra Sextus Cornélius Asinus et, avec lui, s’enfonça en Gaule jusqu’au fleuve Loire. L’infortune de son compagnon chez les Namnètes, son choix de tenter sa chance plus haut, en remontant le fleuve, le contentèrent. Car ce qu’il cherchait particulièrement chez les Carnutes, c’était une rencontre avec ceux que l’on appelle les druides dont l’assemblée fameuse se réunissait encore, croyait-il, dans une forêt des environs. La première mention qu’il avait lue d’eux avait été quelque part chez Aristote quand il avait dix ans, et il les avait recroisés, de temps à autre, au fil de ses lectures, grandissant avec eux. Sa curiosité et son émerveillement envers leur caste n’avaient jamais cessé jusqu’à la découverte d’un passage des Histoires de Posidonios qui l’avait ému aux larmes en en faisant une description si détaillée, si vivante, si compréhensive, copiée par maints auteurs mais jamais égalée à son sens. Posidonios ne laissait aucune place aux mythes ou aux images simplificatrices, et ce gage d’honnêteté lui avait particulièrement plu. Il n’était pas le seul à être attiré par le prestige des druides. On venait du monde entier les voir ; on s’enfonçait pour cela dans les terres de la Celtique parce qu’ils étaient absents d’Aquitaine et de Narbonnaise. De fait, les devins et les bardes étaient aussi des faiseurs du sacré. Mais les premiers appartenaient déjà au passé et Magon n’en avait rencontré aucun dans les endroits qu’il avait traversés ; quant aux seconds, ils perdaient de plus en plus le contact avec les dieux pour devenir de simples panégyristes au service des puissants. Surtout, si l’on voyait communément dans les druides des prêtres, les voyageurs les plus ouverts cherchaient aussi, derrière leur titre, des juges, des professeurs, des savants, des philosophes même en territoire barbare. Que les représentations colportées à Rome étaient fausses ! Que le mépris était haut, qui interdisait de reconnaître une sagesse à un homme parce qu’il n’était ni grec ni romain ! Même les dires des plus brillants esprits faisaient des ravages, pour qui le Gaulois restait un être assoiffé de meurtre et les druides les gardiens irrationnels d’une religion sanglante qui inondait ses autels sous les sacrifices humains. Magon avait lu suffisamment d’auteurs plus sérieux, était assez habité d’un optimisme et d’une rigueur intellectuels plus forts pour ne pas croire à ces mensonges. Il y pensait dans la nuit froide, sous ces arbres enveloppés des brumes. Ses projets lui parurent soudain bien fous et bien inutiles face à la 128

violence des hommes qui se déchaîne toujours comme celle qu’il avait connue ce soir-là. – Qui êtes-vous ?, demanda soudain une voix lointaine sortie des bois. Quel refuge cherchez-vous ici, aux Pierres Rouges ? Tous sursautèrent, mal éveillés. Magon lui-même qui comprit les mots gaulois prononcés se crut tiré du sommeil, se demanda s’il n’avait pas rêvé le passé qui venait de s’évoquer. La pensée vagabonde si souvent aux limites de la veille et du songe qu’il constata avec étonnement que le soleil allait imminemment se lever derrière lui. Il le reconnut au clair-obscur indécis qui chasse la nuit profonde et annonce le jour blafard. Il empoigna son bâton. Mais Aldéa le retint : – Laisse, c’est un druide. Il se nomme Atis et vit en ermite dans la forêt. Il est bienveillant. Elle avait elle aussi un enfant contre elle, le petit blessé à l’oreille qui avait fini par s’endormir. Elle le repoussa doucement pour se lever et aller à la rencontre de celui qu’elle avait nommé Atis. Magon se leva à sa suite, ses membres ankylosés par le froid, regarda de plus près l’homme apparu devant eux à qui la jeune femme rendait maintenant des honneurs. Un druide, au moment précis où il y pensait, presque surgi de ses divagations... Comment avait-il pu ne pas le reconnaître, lui qui avait tout lu de sa caste ? La raison en était simple : Atis ne ressemblait pas du tout à ce qu’il avait lu. Il paraissait né de la forêt, voire oublié de la civilisation. Enveloppé d’un manteau blanc qui se fondait dans les brouillards, il ne portait qu’un long pantalon et des chaussures qu’on aurait dit faites d’écorce cousue de filaments de bois vert. Les protections qu’il arborait sur les épaules étaient en liège, les bracelets à chaque poignet en lianes tressées. Pour le reste, il était torse nu, malgré le froid, et laissait voir une musculature puissante. Ses bras semblaient les racines d’un chêne séculaire, sa poitrine le poitrail d’un cerf, ses abdominaux saillants des pierres amassées sur lesquels les tatouages sibyllins bleutés formaient une gravure énigmatique. Il avait avec lui une grande besace en peau de bête et un bâton, non pas droit comme celui de Magon, mais noueux, spiralé comme s’il fût enroulé autour d’une colonne d’air et garni de feuilles qui ne semblaient pas devoir sécher. Comment un druide de ce type pouvait-il être le gardien d’une science quelconque, le juge, l’ambassadeur d’une tribu ? Il était grand, massif, mais s’approcha avec une sveltesse et une discrétion animales. Il regarda quelque chose au sol, une plante qu’on ne distinguait pas. Surtout, quand il se releva, Magon se rendit compte d’un 129

détail si flagrant qu’il ne lui avait pas sauté aux yeux au premier abord : Atis était coiffé d’une sorte de casque étrange, conçu dans le crâne même d’un cerf dont il avait conservé les bois – des bois immenses tels qu’il n’en avait jamais vu – et qui lui tombait au-dessus des sourcils et de sa barbe blonde, un morceau d’os se prolongeant entre ses yeux. L’ensemble ne lui donnait toutefois pas une allure grotesque mais mystérieuse et inquiétante. À quel culte inconnu cette panoplie était-elle destinée ? Quel dieu honorait-il ? Quel rite pratiquait-il à marcher ainsi seul en forêt habillé de la sorte ? – Mais il ne ressemble pas… – À ce que tu pensais ?, compléta le druide en ôtant son casque et en s’arrêtant devant eux. Je n’ai rien de présentable. Pour un Romain. Mais ce que vos yeux ont l’habitude de voir, votre esprit le prend souvent pour une vérité universelle. Et l’image que vous vous faites de nous se dessine, en bien ou en mal, à partir de celle que vous avez de vos prêtres. Pour ma part, il y a bien longtemps que j’ignore ce que font les autres druides et ne m’occupe que de ce qu’il m’est donné, à moi, de faire. Sa parole n’était pas déplaisante. Il parlait un grec parfait ; Magon soupçonna qu’il l’avait déjà beaucoup pratiqué auprès d’étrangers pour le maîtriser aussi bien. Son timbre était posé, placide ; sa voix avait quelque chose d’un souffle léger comme un balancement de hautes branches dans le vent qui porte en lui ses craquements, sa solitude, le son montant des parades bestiales. Il les dévisagea tous avec douceur, s’arrêta sur l’enfant blessé à l’oreille. L’enfant s’appelait Procillos ; il avait une dizaine d’années et tremblotait. L’entaille, causée par la flèche décochée d’un brigand, était superficielle mais elle avait déchiré le lobe et le bas du pavillon sur une largeur de deux doigts et saigné profusément. Plusieurs fois au cours de la nuit, Magon avait regardé sa plaie, mais le gamin ne s’était pas laissé faire, le médecin n’y avait vu dans le noir, la blessure n’avait pu être soignée. Le sang avait caillé. L’enfant resterait sans doute mutilé. Sa manche ensanglantée, avec laquelle on avait arrêté l’hémorragie, ajoutait au spectacle désolant de sa blessure. Atis s’agenouilla, sortit de sa sacoche quelques touffes d’herbe, un mortier, un pilon pour la broyer. Cette herbe – mélange de pétales de fleurs et de tiges écrasées –, Magon fut sûr, malgré l’obscurité, de n’en avoir jamais cueilli de pareille. Elle était petite, de couleur jaune, en forme vague d’étoile. – Qu’est-ce ?, demanda-t-il. – La préparation d’un onguent. Il guérit les blessures. 130

Il pila cette herbe avec force, en rajoutant un peu d’eau qu’il avait dans une petite outre en peau de martre. Il en obtint une sorte de pâte visqueuse, en quantité infime mais suffisante pour l’appliquer sur la surface de l’oreille. Puis il se tourna vers l’est, en direction des grandes forêts et, toujours à genoux, il entama une prière dans sa langue qu’Aldéa traduisit à voix basse parce qu’elle voyait que Magon en était vivement frappé : – Ô Calroë, Femme biche, Déesse nubile des vierges adonnées, Maîtresse des puissants, Protectrice des corps sains et vigoureux, protège cet enfant, donne-moi de le soigner. Ô Calroë, Femme laie, Bienfaitrice de l’univers, Reine des rois, Mère des pères, Déité suprême des prêtres inspirés, cet enfant te remercie des soins que tu veux lui apporter. Ô Calroë… Et pendant qu’Atis récitait cette prière, l’enfant ne bougea pas. Assis sur sa pierre, il semblait avoir retrouvé sa tranquillité insouciante précédant l’attaque. C’était comme si, au son des mots psalmodiés par le druide, un être invisible l’avait pris par la main, emmené dans un lieu plus sûr, plus chaud, plus confortable et que seule son image fût demeurée parmi eux. Il y eut alors un prodige dont Magon fut le témoin effaré. L’oreille du garçon, cette même oreille auparavant déchirée en lambeaux et rougeoyante, se cicatrisa d’elle-même devant lui. Il en fut d’abord incrédule parce que la plaie était couverte de sang séché et qu’il était difficile d’y voir clair. Mais lorsqu’Atis eut cessé sa supplication, il arrosa le visage de Procillos de ce qu’il restait d’eau dans sa gourde et Magon dut se résoudre à conclure que l’oreille était réparée. L’enfant revint à lui, presque à regret de quitter le monde merveilleux où les prières du druide l’avaient transporté. – L’oreille…, balbutia le Maltais, elle…elle a repris sa forme originelle. Il en était bouleversé. Il avait beaucoup lu sur les pouvoirs de la magie – celle des Mèdes, des Égyptiens, des Puniques –, mais c’était la première fois qu’il assistait, de ses propres yeux, à un phénomène aussi incroyable. Il eut le sentiment subit qu’une page se tournait de son savoir, comme une direction nouvelle donnée au livre de sa vie qui s’écrirait désormais en de nouveaux chapitres moins rationnels et plus étonnants. Aldéa connaissaitelle les vertus de cette herbe ? En avait-elle entendu parler ou les découvrait-elle elle aussi ? Elle se tenait dans le même silence respectueux que les autres. Il l’interrogea du regard. – C’est un druide sylvain, répondit-elle en murmurant aux interrogations qu’il ne formula pas, mêlé d’un prêtre... Il est le meilleur thaumaturge, plutôt le seul vrai que je connaisse, et n’hésite jamais à venir en aide aux malheureux qu’il croise. – Cette herbe, d’où la tient-il ? 131

– De Calroë. Il en est le prêtre. L’un des derniers. – Calroë ? Qui est-ce ? C’est donc votre divinité ? Réponds-moi, tout le monde évoque son nom par ici. – Je ne peux t’en dire plus, regretta la jeune fille. – Mais…ces pouvoirs sont extraordinaires ! – La blessure était minime, tempéra Atis à son tour, c’est la raison pour laquelle la guérison a été aussi rapide. – Une guérison ? Mais c’est bien plus, Shadrapha m’en est témoin ! C’est la repousse, la renaissance de la chair de cet enfant, c’est…presque une résurrection, une… Il se tut subitement parce qu’il venait de penser au carnage de la ferme. Alors il eut le besoin d’y retourner, le besoin de courir relever les blessés, surtout l’idée d’y entraîner Atis. – La maison de ton père, cria-t-il à Aldéa, il faut y retourner ! Vite ! Atis, il y a des gens là-bas qui ont besoin d’aide. Conséquence du prodige, de l’engourdissement de la nuit ou de la peur de ce qu’ils trouveraient, plus personne ne pensait à la maison d’Anéroeste et au massacre comme si l’irruption des brigands et tout ce qui s’en était suivi s’étaient estompés avec le jour. Ils s’en souvinrent avec angoisse en même temps. On se tourna tout à coup en direction de la ferme, on hâta le pas, on se mit à courir. Magon adjura Atis de les suivre. Le druide ne comprit d’abord pas mais acquiesça, pris au dépourvu, surtout agrippé au bras, poussé dans le dos par Magon à marcher. Quand le petit groupe arriva sur place, hors d’haleine, la ferme n’était plus qu’un lieu de désolation. Comme ils ne percevaient aucun mouvement au loin, ils y pénétrèrent par le chemin d’entrée du domaine qui était plus praticable à des enfants et des femmes fatigués que le fossé latéral qu’ils avaient enjambé dans la nuit. Ce simple détail accrut le caractère effroyable et pathétique de ce qu’ils s’apprêtaient à découvrir. Ils s’engagèrent, le pas lent, terrorisé. Sous l’obscurité finissante, la cour était déserte. À leur gauche, l’écurie, l’étable, les parcs à bestiaux étaient vides, leurs barrières levées ; même la basse-cour était invisible. Les deux chariots de Sagéra et du maître avaient également disparu, les traces de leurs roues associées à celle d’un piétinement dans le sol meuble indiquaient qu’on les avait poussés et emmenés loin d’ici. À droite, les portes des greniers avaient été éventrées, l’ensemble des réserves pillé ; un sac déchiré et perdu avait laissé une traînée de grain jusqu’au milieu du chemin. Au fond, la maison des valets de ferme et la forge avaient également été visitées. Les murs noircis laissaient penser qu’on avait peut-être voulu y mettre le feu, sans succès. 132

Il régnait partout un silence de mort, et les morts furent en effet nombreux. Plus ils avancèrent, plus le spectacle se fit insoutenable, ponctué de leurs cris pathétiques à mesure qu’ils reconnaissaient un ami, un mari ou un père. Ils retrouvèrent d’abord les chiens, les flancs percés de traits, le crâne fracassé d’un coup de lame. Aso, Sligo avaient été abattus ensemble ; Styrax gisait un peu plus loin paralysé dans son aboiement, les entrailles à l’air. À une quinzaine de pas de la maison centrale où l’assaut s’était déroulé, trois hommes étaient étendus côte à côte. Ils reconnurent Mancios, Iccios et Olovir ; ils avaient été égorgés, l’entaille à leur cou ne faisait aucun doute, probablement pour achever les rescapés du combat. Les femmes invoquaient leurs dieux dans ce qui semblait moins des prières que des paroles de reproche et de rage. L’une d’elles n’osa aller plus loin quand ils passèrent la porte de la maison où le cadavre de Vanic, tombé le premier, avait été piétiné, poussé comme un tas, défiguré par les coups. Au-dessus, le mur criblé de trous de flèches était mauvais présage ; à l’intérieur, ce fut un véritable charnier. Les braises éteintes empêchaient d’y voir clair ; seul le jour peureux, entrant par l’unique ouverture, y faisait une lumière lugubre. La lourde table était renversée en plein milieu, la nourriture des plats mêlée aux coulures de sang rendait le sol glissant, des empreintes de pas se confondaient en tous sens. Dans le décor de cette salle saccagée, les corps avaient été abandonnés pêle-mêle au hasard du massacre, sans qu’on daignât leur rendre un dernier honneur. Vixios, Vasios, Aldéric ! On retrouvait ici l’emplacement des amis qui dînaient et qui avaient été touchés avant même de résister, là celui des bandits derrière les grands coffres dont ils s’étaient protégés, et au centre, lieu de la confusion des combats, un entremêlement indescriptible de cadavres où chaque mort donna l’impression d’avoir volé les membres d’un autre tant ils étaient emmêlés à se confondre. Comment était-il possible que tant d’hommes se fussent assassinés sans raison dans un si petit espace ? Les paroles de colère laissèrent place aux supplications désespérées : – Ô Cernunnos, prends soin de nos morts ! Ô Ésos, bûcheron divin, poursuis, poursuis toujours ces maudits qui ont porté le malheur sur notre prospérité ! Magon s’attendait à entendre le nom de Calroë qui ne fut pas prononcé. Il s’arrêta sur quelques-uns comme s’il voulait trouver parmi eux un survivant. Il reconnut encore Ilmir, Aniros, Navaric. Il alla surtout d’horreur en horreur. Ce n’étaient que chairs lacérées, membres tranchés plus salement que de la mauvaise boucherie, expressions figées de douleur ou de surprise d’avoir perdu la vie si bêtement ce soir-là. Une poitrine était hérissée de javelots qui s’étaient acharnés sur elle ; une main avait laissé 133

tous ses doigts avant d’être sectionnée elle-même du bras de son propriétaire ; un dos jeté en arrière semblait comme cassé en deux ; une bouche noire, grande ouverte, hurlait encore en silence l’intrusion de la mort dans la nuit. Un cadavre, plus grotesque que les autres, le frappa singulièrement : il reconnut l’homme dont il avait crevé l’œil. Assis contre le mur où le sang avait giclé, soutenu par un casque gaulois atterri là devant une gamelle renversée, la langue coincée entre les dents dans une ultime agonie, il semblait finir son repas. Son bandeau noir était tombé sur ses joues et lui faisait un sourire abject élargi. Magon essaya coûte que coûte d’en réanimer plusieurs, sans se soucier de savoir s’il secourait un ami ou un ennemi. Il se démena beaucoup, en tira un comme il put par les pieds pour le sortir de là, massa les membres d’un second qu’il croyait évanoui mais vivant, chercha partout de quoi panser des corps dont il ne percevait que les plaies sanguinolentes sans admettre qu’il était trop tard pour pratiquer un soin qui eût quelque sens. Il finit en sueur par être couvert du sang de tous, souriant d’illusion avant de craquer chaque fois et se résigner à ne pouvoir rien faire. Il embrassa même un visage qu’il tenait entre ses mains parce qu’il lui sembla que s’il le lâchait, il le condamnait à nouveau. Soudain il suffoqua. L’endroit lui parut malsain, irrespirable. Il voulut sortir. Mais quand il se retourna, il vit Aldéa effondrée. Elle avait trouvé son père et le pleurait sans verser une larme ni faire entendre une plainte. À genoux, elle l’avait soulevé, le serrait chaudement contre elle, l’appelait de mots affectueux. Il avait l’air paisible entre ses bras, la moustache maculée et rougie, mais ses yeux bleus grands ouverts sur sa fille en qui sa vie continuait. On y lisait encore la douceur qui avait été la sienne. Tandis que les autres femmes et leurs enfants se lamentaient bruyamment, Aldéa était silencieuse et très digne. Elle entreprit simplement de désentraver le corps d’Anéroeste, voulut le porter au-dehors. Mais son père était trop lourd, elle vacilla. Magon accourut pour l’aider. Comme il sortait de la maison et croisait Atis, il alla droit à lui, le défunt dans les bras. Il se rappelait l’enfant monstrueux qu’il n’avait pu sauver alors qu’il l’avait fait venir à la vie ; il voulait tout tenter pour celui qui avait été son ami le temps de quelques jours. – Atis, j’ai vu tout à l’heure ce que tu as fait à l’oreille de ce gamin. S’il te reste encore de cette plante magique que tu as utilisée, si tu en as une autre, peu importe, ramène cet homme ! Soigne ses blessures, fais-lui rouvrir les yeux ! Atis aussi s’était montré honorable dans ce malheur qui ne le concernait pourtant pas. Désolé, le front sombre, il avait erré dans la ferme, cherché de tous côtés des blessés à secourir, mais n’en avait trouvé aucun. Et 134

pendant que Magon se démultipliait pour réaliser l’impossible, il l’avait regardé curieusement, suivi attentivement du regard, semblant vouloir comprendre la logique qui le poussait à se dévouer et sauver des gens qui n’étaient pas de son peuple, qu’il connaissait à peine. Ce dévouement était très rare à cette époque. La demande du jeune homme lui fut douloureuse parce qu’il était impuissant à rappeler Anéroeste et devait bien le reconnaître. – Hélas, cette plante soigne mais ne fait pas revenir les morts. Je voudrais tellement, crois-moi, mais je ne peux pas. – Et Calroë ? – Calroë ne ressuscite pas les corps. Elle décuple le souffle vital, mais ne le remplace pas. Même le merveilleux a ses lois, des lois indiscutables qui rendent possibles certains faits et en interdisent bien d’autres. Magon le savait avant d’implorer le druide. Aldéa aussi. Elle attendait sans rien dire qu’il se fût départi de ce réflexe légitime mais vain. Elle ne lui en voulut pas d’essayer parce qu’elle savait qu’il reviendrait de lui-même à la raison. Jusque dans le plus grand des chagrins, les choses se faisaient sans complication avec elle. – Il ne peut rien, on ne peut plus rien. – Alors, que faire ? – C’est idiot, dit-elle, mais montre-lui une dernière fois ce domaine qu’il chérissait tant. Avant que ses yeux ne se ferment à jamais. Il n’y a que ça qui lui aurait fait réellement plaisir. Magon s’exécuta et porta Anéroeste tout le long de sa ferme, sans même sentir le poids du corps qu’il soutenait. Il parcourut chaque endroit, des parcs à bestiaux vides aux réserves vandalisées. Il s’arrêta au bout du terrain, sur le talus, près du buisson d’aubépine où Anéroeste l’avait emmené lui-même parce qu’on y avait une vue imprenable sur les champs qu’il avait possédés et cultivés avec passion encore un jour auparavant. Au loin, le soleil pointait de premiers rayons craintifs sur la terre qui rentrerait bientôt dans son sommeil hivernal. Et ces maigres rayons qui réchauffaient à peine la peau étaient à la fois le plus dérisoire et le plus beau des cadeaux qui pût être fait aux morts de cette nuit. Comme un éternel recommencement, une preuve que la vie ne cessait. Puis, Anéroeste fut déposé près des autres corps que les femmes larmoyantes et hurlantes avaient sortis de la maison. Il y eut un décompte, pénible, pour savoir si par miracle un des leurs n’avait pas réussi à s’échapper. C’est alors qu’on s’aperçut de l’absence du cadavre de Sagéra. Ses assistants gisaient bien là, mais pas lui. Le colosse devait pourtant se voir au milieu des autres, il était impossible de passer à côté. Une femme 135

éplorée en déduisit facilement qu’il les avait trahis, qu’il avait fui, peut-être même qu’il les avait donnés. Une autre renchérit en affirmant que sa tête de Biturige était celle d’un bandit déguisé en homme de bien, venu ici uniquement pour montrer le chemin aux autres et prendre sa part de brigandage. L’injustice était toujours aux étrangers. Magon douta fortement de ces accusations, mais l’absence de Sagéra l’interpelait néanmoins. Mille autres questions restaient aussi en suspens dont il n’avait pas la clef. Pourquoi tant de violence au regard des quelques bestiaux et du matériel emportés ? Qu’était venue faire cette troupe gauloise ? Les légionnaires ? Surtout, comment le hasard avait-il pu les envoyer en même temps ? Aldéa, elle, ne disait rien. Sans doute avait-elle les mêmes interrogations, et bien d’autres encore. Il existait non loin de la propriété, un ensemble d’anciens silos enfouis, une quinzaine, vides, dont certains avaient déjà été réutilisés comme monuments funéraires. Les femmes n’avaient la force de creuser d’autres fosses ; elles décidèrent d’y inhumer leurs défunts, par facilité autant que pour associer à jamais le monde agricole qui avait été le leur à celui des morts qui les accueillerait désormais. Elles ne purent guère en soigner l’aménagement, placèrent simplement avec eux l’offrande symbolique de quelques outils manipulés aux champs et de parures échappées au pillage. Les chiens furent allongés avec leurs maîtres. Anéroeste eut droit au seul vase qu’on retrouva, les plus beaux ayant été volés, et à une paire de chenets. Magon déposa près de lui une amulette en forme de scarabée qui comptait au nombre rare des affaires qu’il avait emportées et que les siens associaient au souffle de la vie et au devenir de l’être. La venue nouvelle de ces nombreux trépassés créa là une petite nécropole domestique dont furent exclus les cadavres des brigands brûlés et maudits. Étonnamment, pendant qu’on récitait des prières et qu’on accompagnait les hommes aimés dans leur dernier voyage, Atis se détourna de la scène comme si ce culte ne lui était pas autorisé. Ces honneurs rendus, les larmes séchèrent un peu. Une femme décida d’aller avec son enfant dans un village des environs où elle avait de la famille. Elle y répandrait la nouvelle du massacre. Peut-être qu’elle en apprendrait plus sur ses raisons. Alors elle reviendrait. Les trois autres restèrent avec Aldéa. Un coq, échappé du pillage, chanta soudain pour annoncer l’approche du jour comme si la ferme devait renaître avec lui, sans doute dans les combats dont cet animal était capable. La fille d’Anéroeste, désormais maîtresse du foyer, avait en effet beaucoup à faire. La mort de son père ne changerait rien à son caractère : elle restait femme de défis quand ceux-ci étaient raisonnables. 136

L’enterrement à peine achevé, Magon lut dans ses yeux les nouvelles responsabilités qu’elle acceptait d’endosser. Elle nettoierait le domaine, trouverait des hommes, de nouvelles bêtes, reconstruirait tout. Magon ne savait quel parti prendre : il ne voulait pas la quitter, mais hésitait à trouver sa place dans cette refondation où il serait plus un poids qu’une aide véritable. Logiquement, parce qu’elle agissait toujours avec la même simplicité, ce fut elle qui trouva à le congédier sans le vexer : – J’ai vu cette nuit comment tu regardais la forêt. Celle-ci n’était rien qu’un bois. Il y en a une autre bien plus grande, impénétrable, à l’est. C’est là-bas que vit Atis. Suis-le : il n’a pas sauvé mon père parce qu’il était trop tard, mais tu sais comment il a soigné Procillos ; il t’apprendra beaucoup sur ce que tu veux connaître, sur les pouvoirs de Calroë. – Calroë, ton père n’y croyait pas. Il en riait. – Il a fait appel à Atis à la mort de ma mère. Atis n’a pas réussi à la sauver. Mon père en a conclu à l’imposture de Calroë. On veut toujours l’impossible ; mais l’impossible, les dieux le gardent pour eux et n’en accordent que la poussière à l’humanité. Maintenant il n’est plus là non plus pour en souffrir. – Aldéa, c’est si rapide… – C’est pourtant ta seule chance, pour ton livre, pour ta science. Atis va repartir avec la nuit. On ne le croise jamais le jour et certains ne l’ont rencontré qu’une fois dans leur vie. – Et toi, que vas-tu faire ? Regarde autour de nous, je ne veux pas te laisser seule pour affronter ces affres. Ces brigands ont tous été tués, mais le saccage en a été comme pire. Comme feras-tu avec l’hiver qui arrive ? – Mon père aimait Samogaion et Samogaion n’est pas encore détruit. Les silos enfouis n’ont pas été ouverts, il me reste les champs qu’heureusement on a déjà ensemencés. Je trouverais des hommes pour le printemps. Va, ne t’inquiète pas et reviens-moi quand tu voudras. Il la contempla. Dans le deuil, elle avait toujours sa jolie tête fine où brillaient ses yeux clairs, doux et bienveillants, et son nez pointu semblait se moquer effrontément des dangers. La vie continuait en elle. Elle avait gardé son beau sens pratique dans l’épreuve, elle qui n’était pas comme ces filles de propriétaires qui ne rêvent que d’aller à la ville pour ne plus se salir les mains. À la réflexion, il n’y avait guère de quoi être inquiet : elle connaissait tout des tâches de la maison et des champs, menait son personnel avec autant de bonté que de poigne. Surtout, biturige par sa mère, carnute par son père, elle garderait l’esprit des affaires et du labeur. Elle en était encore plus belle. Magon voulut lui dire autre chose de ses sentiments naissants quelque part dans son cœur. Mais il jugea le moment inconvenant. Elle lui déposa un baiser au coin des lèvres, comme pour lui 137

dire qu’elle savait, et ce seul baiser fit disparaître tout le malheur de la nuit et la tristesse de se séparer. – Reviens-moi. – Je te le promets. Atis déjà s’en allait, son casque à bois de cerf sur la tête, en direction de la forêt. Il n’avait rien à faire ici, n’avait pas dit au revoir, s’éloignait de la civilisation qui n’était pas son univers. Magon le rattrapa, muni de son seul bâton et de son manteau qu’il avait récupéré. Aldéa, le cœur gros, le vit au loin discuter un instant avec lui, puis lui serrer la main et lui emboîter le pas. Le druide était d’accord pour que le jeune médecin le suivît. Alors elle se retourna, n’y pensa plus. Elle avait une ferme à reconstruire.

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V LES DRUIDES

Ce fut un véritable périple, ponctué d’épreuves qui n’en eurent pas l’air. Parti sans bagages sur un élan irréfléchi, Magon suivit Atis dans une longue marche où il fallut cheminer exclusivement à pied parce que le cheval, lui apprit le druide, est l’animal des hommes civilisés dont il ne voulait plus faire partie. Il n’y avait pas de temps à perdre. De mœurs nocturnes, Atis sortait au crépuscule en prenant soin de faire le moins de rencontres possible. Il allait quand tout le monde dormait, pouvait partir très loin, ne regagnait sa retraite qu’au sortir de la nuit mais toujours avant le plein soleil de midi. Quand ils se mirent en route, l’aube était encore indistincte et grisâtre pour couvrir sa fuite. Un timide lever de soleil indiquait les premières heures du jour. Unicolore, rayé de la seule fumée de quelques foyers éveillés, le ciel ne comptait aucun nuage ni aucune teinte chaude ; c’était plutôt comme un immense manteau terne et muet qui enveloppait l’horizon. Les oiseaux dans les arbres ne bougeaient pas. Il n’y avait personne non plus dans la campagne près de qui s’arrêter. De premières gelées blanches traînaient çà et là sur des lopins de terre. – Les saisons chez moi sont clémentes toute l’année, dit Magon pour engager la discussion sur ces tristesses qui le gênaient franchement depuis qu’il était en Gaule. Mais Atis ne répondit rien. Sans être désagréable, il demeurait taciturne, semblait réfléchir en accordant parfois un regard à son compagnon imprévu. Les neiges tomberaient bientôt, répétait-il seulement ; alors on mettrait le double du temps pour avancer. Il fallait en profiter, n’en aller que plus vite. Au moins on ne ressentait pas le froid. Ensemble, ils traversèrent une multitude de champs, carrés, rectangulaires, tous très longs et à la terre très riche. Au nord de Génabum où se situaient les grandes fermes carnutes, le paysage en était maillé depuis la nuit des temps. Ceux qu’ils arpentèrent furent d’abord les terrains qu’Aldéa venait d’hériter dans le malheur et qu’elle tâcherait de faire fructifier comme l’avait si bien fait son père avant elle ; ensuite ceux de ses

voisins que Magon avait entrevus au cours de sa visite du domaine d’Anéroeste ; enfin ceux d’inconnus qui lui étaient tout à fait étrangers à mesure qu’ils s’éloignèrent par des layons étroits, à peine marqués, qui séparaient chaque domaine de l’autre. Partout la campagne était calme, l’attaque de la ferme ne semblait nullement avoir troublé sa quiétude. À deux reprises ils débouchèrent sur une route large, celle d’Autricum, puis celle des Parisiens ; les rares personnes qu’ils y rencontrèrent montrèrent une profonde déférence envers le druide sans lui adresser la parole néanmoins et Magon ne comprit pas, devant ces marques de respect, pourquoi Atis cherchait tant à fuir ses semblables. Quelle image se faisait-il d’eux pour s’en méfier autant ? Et eux, que pensaient-ils donc en voyant cet homme accoutré de la sorte surgir des bosquets et s’en aller en silence à la manière d’un cervidé par hasard aperçu dans la clairière ? Comme ils longeaient un pré écarté de toute fréquentation, ils aperçurent une jeune fille qui menait paître ses moutons de bonne heure. Elle allait devers eux. À sa vue, Atis parut un instant songeur, regarda tout autour, accéléra le pas. Les bêtes passèrent, envahissant le chemin sous leur nombre désordonné. Un seul chien, une petite race noiraude, devait les mener dans la discipline. La frêle bergère les suivait de loin parce qu’elle portait dans ses bras un agneau dont la patte était à l’évidence foulée et qu’elle en avançait plus lentement sous le fardeau. Les deux marcheurs furent bientôt à sa hauteur. Aussitôt le druide lui saute dessus, la renverse au sol, la plaque sur le dos. L’agneau tombe avec elle, atterrit sur un tas de cailloux. Le chien revient en aboyant, Atis l’assomme d’un coup sec de la tranche de sa main. En un éclair il traîne sa victime derrière un muret de pierres, lui arrache son fichu, soulève son manteau, sa robe à franges, sa dernière tunique. La fille hurle, se débat ; il la bâillonne en lui enfonçant un tissu déchiré dans la bouche, la maintient en lui passant la branche qui lui sert de houlette en travers des bras et en l’écrasant de son poids. Il est robuste. Elle ne bouge plus, dévoilée de force, ses cheveux épars dans les feuilles et la terre, son sexe charnu gonflé au bas de sa poitrine pantelante. Rien n’y fait. Il la maintient fermement. Elle roule des yeux affolés à droite à gauche, trouve Magon qu’elle supplie du regard de l’épargner. Magon chancelle. Tout vient d’aller si vite, la surprise a été si totale qu’il n’a pas immédiatement réagi. Un druide peut donc commettre un tel forfait avant de retourner dans sa forêt ? Il en a froid dans le dos. Est-ce seulement le même personnage qui agit ainsi devant lui ? – Atis ! Qu’est-ce qu’il te prend ? Par Melqart, tu es fou !

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– Eh bien, fais-toi plaisir, rugit le druide, elle est à toi ! Après ce sera mon tour ! Il n’y a personne et là où l’on va, crois-moi, il n’y en aura plus d’autres offertes comme elle. Étendu contre les hanches de sa victime qu’il presse de son corps, il a les pupilles rougeoyantes de désir. Sa barbe écume, ses membres tremblent, sa voix siffle. Ses bois de cerf, virés de travers dans la culbute, semblent les cornes de bouc d’un Priape malsain. Au milieu des bêlements du troupeau arrêté, il crie : – Allez ! Elle se donne, c’est si simple ! Prends-la ! Sois un homme ! Le demi-jour nous couvre ! – Non ! Bien sûr que non ! Toutes ces fureurs qu’on vient de traverser, ça suffit, Atis ! Tu es fou ! Jamais je ne… – Prends-la ! – Jamais, te dis-je ! La colère de Magon monte devant le crime, se heurte à la folie absurde d’Atis. Il serre les poings, révolté du droit que prend sans cesse le plus fort sur le plus faible. C’est impossible, impossible de faire subir encore l’outrage d’un viol à une femme. Pas après cette nuit de meurtre où tant d’hommes sont morts pour rien ; pas après la naissance de cet enfant monstrueux dont la mère a subi les brutalités d’un soldat en mal de plaisir ; pas après avoir fait la connaissance de la chaste Aldéa. – Jamais ! Lâche-la ! Je ne te connais pas, je ne connais pas les mœurs d’ici, mais lâche-la sinon… Pour toute réponse, Atis appuie pesamment sur les bras de la fille qui pousse un gémissement étouffé. Magon se précipite, bâton en main, pour la libérer. Si habile soit-il, le druide esquive son coup, le fait trébucher dans l’herbe. Mais au lieu de se jeter sur lui, il relâche sa captive et contre toute attente tend la main au jeune homme afin de l’aider à se relever. Magon est hébété, plus encore lorsqu’il voit le visage d’Atis redevenu placide. – Tu as raison, excuse-moi, lui dit-il étonnamment. – Quoi ? Tu…tu t’excuses ?, balbutie l’autre en acceptant la main tendue de l’étrange acteur. Atis…je…je ne comprends rien à ce que tu essaies de me dire…ce que tu as voulu faire… – Nous en reparlerons, va, ne t’inquiète pas. – Tu…tu jouais la comédie ? C’est ça ? Ça ne valait sans doute pas la peine d’une agression aussi lâche. Le druide jette un œil à sa victime. Elle est restée par terre, prostrée, les vêtements en désordre, la joue égratignée dans sa chute. Pour la première fois, il paraît la considérer non comme un moyen mais comme un être vivant et la façon qu’il a de le faire trahit une forme de pitié. Il la libère en la remerciant par un geste qu’elle ne comprend pas. D’une manipulation 141

précise, il réveille son chien, soigne ensuite l’agneau blessé en appliquant sur sa patte un peu de l’onguent de la nuit qui lui reste dans une large feuille de charme. L’animal se met aussitôt à trotter comme avant, la jeune bergère ne peut s’empêcher de retrouver sa gaieté. – Elle en a vu d’autres et elle en verra de bien pires. Sa société connaît des méfaits plus épouvantables encore. Viens, tu peux me suivre sans crainte. Et tandis que la fille prend la fuite en courant, Magon reste troublé. Il ne sait que penser de cette farce amère à laquelle il ne s’attendait pas, rentame sa marche en quelques pas ahuris. Leurs sentes solitaires devaient les mener en forêt. Atis continua de marcher promptement, ouvrant la route. Il avait retrouvé le silence et Magon, qui commençait à montrer sa fatigue parce qu’il était éprouvé des horreurs de la nuit comme de la mise en scène bizarre qui venait de lui être faite, l’observa longtemps dans le dos. Les jambes fines et légères du druide contrastaient avec la musculature puissante de son tronc dont les pectoraux fortement modelés se remarquaient jusque sur les côtés de sa poitrine. Il se déplaçait avec rapidité, non sans une certaine prudence comme s’il craignait d’autres rencontres. Et paré de sa ramure gigantesque, laissant une odeur musquée sur son passage, il donnait l’illusion parfaite d’un mâle majestueux allant au pas dans l’aurore indécise. Surtout, Magon fut étonné de voir qu’il laissait derrière lui comme des traces de sabots dans le sol dont il n’eut pas l’explication. Ses chaussures étranges pouvaient à la rigueur laisser une empreinte similaire, mais il n’en eut pas la certitude. Il ne cherchait dans la campagne que des remèdes médicinaux. De temps en temps il nommait une herbe, une plante, une fleur dans son idiome celte ou en grec et retombait dans son mutisme. Puis il affirmait que des simples se récoltaient à tel endroit au printemps et il fallait le croire devant ce qui n’était déjà qu’une lande désolée par l’arrivée des premières froidures. D’autres fois au contraire il en présentait des vivaces dont on ne voyait qu’un bulbe ou l’extrémité d’un rhizome quand ce n’étaient des encore entières qu’il ne ramassait cependant pas car sa sacoche était pleine. La cueillette avait été fructueuse malgré la saison ; l’automne et l’hiver aussi apportaient leur flore insoupçonnée aux vertus bien réelles. C’était ici de l’armoise, là de la bardane, là encore du chiendent, du samole ou de l’ura dont Magon n’avait jamais entendu parler que lointainement. Le jour grandissait, on y voyait presque clair mais la perception des plantes restait un exercice si subtil que le jeune homme se demanda comment le druide pouvait, quand il marchait dans l’obscurité du soir, discerner la bonne et la prélever en n’utilisant aucun outil, ni serpe, ni couteau, mais en 142

sectionnant les tiges de ses seuls doigts. Quand il n’y parvenait pas, expliqua-t-il, il considérait que le spécimen ne devait pas être enlevé. Deux ou trois fois, au gré des trouvailles du terrain, il cita des herbiers grecs dont la connaissance érudite indiquait un philhellénisme facilement soupçonnable dès qu’on l’entendait parler dans la langue d’Aristote. À ce propos, il ne révéla rien que Magon ne connût peu ou prou, mais ces discussions constituaient sans doute les prémices d’autres plus intéressantes qui apprendraient au Maltais avide de savoir les pouvoirs de plantes parfaitement inconnues, notamment celle qui avait été utilisée cette nuit devant lui. Il y eut aussi des affirmations dont le jeune médecin se désolidarisa tout à fait comme lorsque le druide prétendit que la sauge appliquée aux tempes des noyés les faisait ressusciter et retendait les chairs bouffies par l’eau ou que le gui des peupleraies jeté sur les cendres faisait revenir les trépassés par le feu. En bordure d’un champ, ils s’arrêtèrent devant une fleur à l’odeur désagréable. La tige en était visqueuse et velue, les feuilles molles et douces ; de sa floraison tardive ne subsistaient que des feuilles étiolées. – De la jusquiame, dit Atis. Connais-tu cette plante ? – Bien sûr. On la trouve dans tous les territoires que Rome domine. Elle est appelée apollinaire chez les Romains et je crois que les tiens la nomment l’herbe à Bélénos. – Qu’en penses-tu ? – Elle a des propriétés antalgiques intéressantes, surtout associée à la verveine. – Elle favorise en outre les transes divinatoires par ses bienfaits hallucinogènes. C’est important pour connaître la volonté des dieux. Magon considéra la plante à ses pieds, puis balaya le paysage avoisinant, méditatif. Son regard s’éleva. Quelque part dans le ciel, un épervier fendait l’air de son vol onduleux, tour à tour battant des ailes et planant en arcs de cercle. C’était le premier oiseau qu’il voyait ce jour-là, et ce n’était pas un hasard qu’il fût apparu au moment de parler des dieux. Il le prit comme une approbation à ses convictions. Car Atis, par sa remarque, pointait un sujet auquel il avait souvent réfléchi et pour lequel il était arrivé à une conclusion bien tranchée qui contrastait avec celle de la majeure partie de ses contemporains, y compris les plus savants. Il l’exposa simplement : – Possible. Mais possible aussi que les dieux ne se laissent surprendre que dans la pleine conscience de soi et de son environnement, non dans les vertiges d’une mixture ou d’une fumée. Homère a parlé du mythique népenthès que Pâris donna à Hélène après son enlèvement pour lui faire oublier son pays natal. Je dois avouer que je m’en méfie. Je veux dire qu’il 143

n’est peut-être pas nécessaire d’ingérer des plantes qui sont autant de drogues pour oublier notre chagrin ou sentir la présence des êtres supérieurs qui régissent nos vies. Ce que l’on croit voir ou ressentir alors n’est sûrement même qu’une illusion. – De telles drogues permettent pourtant de s’oublier, de s’abandonner. C’est agréable et pratique pour atteindre d’autres mondes. – C’est vrai, mais je ne partage pas cet abandon. Si nous ressentons le chagrin, c’est qu’il nous sert à vivre pleinement les événements qui nous arrivent. Quant aux dieux, s’ils existent, ils existent entièrement dans cet univers, non dans un autre, et je ne pense pas que leur rencontre soit qualifiable d’agréable. Moins de magie, plus de raison n’est parfois pas un mauvais choix pour appréhender le divin qui nous entoure. – La piété se résumerait à un degré d’enchantement selon toi ? – Certes non, il n’y a de toute façon pas de magie ; la magie n’est qu’une manière plus naïve de considérer la nature des choses avec l’étonnement qu’elles méritent. Je ne porte ni croix ansée, ni œil d’Horus, ni scarabée et je n’ai jamais utilisé d’amulette ou de drogue. Je dirai plutôt que tout est question de santé de l’âme et de vigueur de l’esprit. L’emploi de cette plante est à ce titre très dangereux, Apollodore le souligne et prescrit l’ortie cuite avec du bouillon de tortue pour lutter contre ses effets. Bien sûr il est avéré que quelques-unes de ses feuilles chassent la fièvre. Mais quand elle est prise en grande quantité, elle dilate les pupilles, cause des troubles qui conduisent parfois à la folie : en un mot, elle nous affaiblit. Quel dieu voudrait d’un être débile pour lui rendre honneur ? – C’est vrai, Magon de Malte, ta réponse semble logique et très juste. Je la respecte. Poursuivons, si tu veux bien, le chemin est encore long. Il s’en alla sans en dire davantage ni cueillir la plante. Magon en fut encore étonné, un peu moins cependant qu’après l’agression de la jeune bergère qui l’avait choqué au point de ne pouvoir réagir instantanément. Cette fois-ci il avait pu exposer sa manière de penser, naturellement, sans être interrompu par son guide. En s’éloignant de la jusquiame, il eut l’intuition croissante qu’Atis avait comme cherché cette fleur sur son chemin et attendu une réponse qui le satisfît pour continuer d’avancer. Si c’était là un essai auquel il tentait de le soumettre, il n’en perçut pas nettement le sens ni la définition que revêtaient dans sa bouche les préceptes d’abandon, d’oubli, de don de soi. Il n’en fut plus question cependant. Son attention fut d’ailleurs bientôt distraite par le retentissement d’un cri rauque imprécis dont l’écho se répercuta de champ en champ jusqu’à se perdre dans le lointain. Il se retourna, aperçut un individu qui criait devant lui, d’une seule note vocale, les mains arrondies autour de la bouche 144

pour rendre son timbre plus sonore. Au loin, un autre fit signe qu’il avait compris cet appel et courut ailleurs le relancer à son tour. On relayait manifestement une même information d’une propriété à la suivante et de celle-ci à de suivantes encore. Magon le savait, c’était l’usage chez les Gaulois, tout aussi rapide et efficace qu’un messager porteur de nouvelles. Quand survenait un événement important, à petite échelle comme à plus grande, des gamins, des femmes, des hommes se précipitaient au bout d’un terrain, montaient sur un rocher, dans un arbre, en haut d’un toit et l’annonçaient à travers toute la contrée par une clameur recueillie et transmise de proche en proche. Présentement, le cri venait de l’ouest et se propageait dans toutes les directions. Quand le bruit les dépassa, Magon reconnut à quelques mots articulés plus distinctement que l’annonce était celle de la destruction de la ferme d’Anéroeste. L’information n’avait pas traîné ; la démence des hommes, le carnage ignoble et le pillage perpétrés par les Romains seraient rapidement connus de tous. Atis n’en ralentit aucunement son allure, ne voulut pas écouter ; il hâta même le pas, comme si par l’intermédiaire de ce cri, c’était la compagnie des hommes elle-même qui le talonnait. À aucun moment il n’hésita sur la direction à tenir, en homme pressé de regagner son repaire. Plusieurs fois il évita les bourgades et les fermes isolées, paraissait maintenant contrarié quand il croisait quelqu’un. Surtout il ne s’arrêta pas aux petits sanctuaires qu’on trouvait en bord de routes dans toute la campagne, y compris celui d’Acionna, la très honorée déesse locale des eaux douces, qu’il qualifia de rebelle et d’usurpatrice de Calroë. Elle endormait les muscles, expliqua-til mystérieusement, quand il fallait au contraire les bander avec force. Leur trajet contournait par le nord l’oppidum dont on apercevait au loin les fortifications tant le pays à certains endroits était plat. Contraint à un demi-silence par l’absence de conversation, Magon laissait vagabonder sa pensée et lorsqu’il ne réfléchissait ni à son guide ni aux plantes qu’il connaissait, il repensait à Asinus, à ses affaires personnelles restées à Génabum dont il s’éloignait irrémédiablement. Que devenait son compagnon ? Avait-il réussi dans sa quête d’un marché prospère ? Et lui, n’aurait-il pas besoin de ses effets, de sa pharmacie, de quoi écrire au moins pour retenir tout ce qu’il avait découvert chez Anéroeste et dont il s’instruirait chez Atis ? Mais l’attraction des pouvoirs de ce dernier était trop forte pour qu’il fît demi-tour. Sa curiosité insatiable lui ordonnait d’avancer pour en savoir davantage. Sans doute, s’il faisait un crochet par Génabum et revenait plus tard chez le druide, celui-ci ne l’accepterait plus à ses côtés. D’ailleurs il ne s’arrêta pas ; si Magon voulait le suivre, il devait oublier cette ville de malheur et tout ce qui s’y trouvait. 145

Par de rares paroles, Magon commençait à en apprendre plus sur Atis. Il comprit qu’il secourait les infortunés uniquement quand il tombait sur eux par hasard et ne pouvait se dérober, mais qu’il refusait sinon les contacts délibérés avec les paysans, plus encore les habitants des cités malgré les révérences qu’ils lui manifestaient. Contrairement à ce qu’avait laissé entendre Aldéa, l’aide qu’il avait apportée aux survivants de la nuit résultait donc du hasard de leur rencontre ; il était à la recherche de plantes, ne pensait pas être ainsi détourné de sa cueillette ; même, il avait hésité à les accompagner jusqu’à la ferme d’Anéroeste et n’avait résolu de s’y rendre que poussé par Magon. C’est là souvent le propre des détenteurs d’un pouvoir secret, on ne devait s’y méprendre : Atis était bienveillant, proposait des remèdes salvateurs, mais ne consacrait nullement sa vie à secourir celle des autres. Son souci des corps sains lui ordonnait d’apaiser et soigner les blessures, mais son sacerdoce exclusif envers Calroë allié à une répulsion de la société des hommes le détournait de le faire constamment sans y être incité. Magon en fut désappointé. – Pourtant c’est toi qui nous as adressé la parole en premier, rappela-til avec ironie. – C’est vrai, concéda le druide sans réduire sa marche, mais vous fouliez précisément la plante que je cherchais. Du lierre terrestre qu’on trouve en lisière des bois. La plante est robuste et encore belle en cette saison. Infusée elle est bonne pour les voies respiratoires ; appliquée en lotion elle guérit les abcès. La variété qu’on trouve aux Pierres Rouges est de qualité et tient longtemps. Je n’avais guère d’autre possibilité, sauf à attendre des heures que vous partiez. Magon le crut et réfléchit. Atis avait donc daigné leur parler, s’enquérir des raisons de leur présence dans un sous-bois au milieu de la nuit pour cette seule raison qu’ils le dérangeaient dans sa solitude et il ne les avait secourus qu’incité par la force des choses. Avec de tels motifs d’asociabilité, que serait-il allé faire, écrasé de son casque en bois de cerf, chaussé de ses brogues en écorce, dans un village, plus encore une ville ? On l’aurait pris pour un fou, une brute à défaut de le tenir pour un sage. Et puis, consacrant sa vie au culte de Calroë, qu’aurait-il honoré d’autres dieux dans un panthéon où tout était intégrable et qu’il ne reconnaissait pas ? – Si tu évites à ce point la civilisation, pourquoi avoir accepté que je te suive ?, demanda encore le jeune homme qui n’était jamais à court d’interrogations sur les raisons de ce qu’il vivait. Je n’ai pas senti d’hésitation dans ta réponse. – Le culte de Calroë interdit qu’on refuse son aide : elle est la Déesse exigeante qui force au don de soi. Je dois cependant avouer que tu es le 146

premier citadin, le premier étranger qui plus est, à avoir voulu me suivre. Cela nous changera. – Nous ? – Dagios et moi. Il est mon élève. Ce sont ses parents qui me l’ont envoyé. Il ne vient pas de la ville, mais d’un hameau proche qui regroupe à peine trois familles. – Y a-t-il d’autres prêtres de Calroë ? – Oui, pas ici, plus au sud, dans les forêts qui bordent la nation des Bituriges, il y a un autre sanctuaire. Retiens-toi de m’interroger maintenant ; je ne t’en dirai pas plus tant que nous ne serons pas rendus. Même sur de petites distances, Magon n’avait pas l’habitude de voyager à pied, son argent lui ayant toujours permis de bénéficier d’une monture. Il commençait à se laisser distancer sans que son guide ne montrât le souci de l’attendre quand ils s’arrêtèrent sous un grand bouleau dont Atis ramassa soigneusement l’écorce exfoliée en lamelles. Un cours d’eau passait tout près. Ils devaient le franchir ; heureusement il était guéable en toute saison. Magon put souffler un bref instant, en profita pour obtenir de nouvelles informations malgré le vœu de silence du druide. Cette rivière qui arrosait leurs pieds s’appelait le Divonant, ce qui en celte signifiait vallée divine. Son eau limpide, pure, mêlée à celle de petits affluents, coulait sinueusement devers sud, en direction de Kénabon où elle rejoignait la Loire. Là-bas, les habitants de la ville y avaient rétréci son lit qui allait autrefois s’élargissant, d’abord parce qu’ils avaient besoin de place pour construire leurs ateliers, ensuite parce qu’ils avaient l’habitude d’en faire un dépotoir en y jetant leurs déchets. La rivière était ainsi devenue ruisseau, le ruisseau un égout. Les éléments sains se muaient en pourriture, c’était l’œuvre de la civilisation ; par bonheur cependant, l’ordure finissait toujours par redevenir salubre sous l’impulsion de Calroë qui insufflait au monde son éternel recommencement – celui-là même du grand cycle de la vie. L’arrivée des petits hommes bruns d’Italie n’avait fait qu’accentuer les choses mais ne les avait pas fondamentalement fait évoluer. Pendant qu’Atis livrait ces critiques qui étaient autant de preuves d’amertume et qu’il remplissait sa gourde, Magon, quoique plongé au milieu de l’eau froide qui lui montait jusqu’à l’aine, trouva le Divonant apathique et rieur sous le clair soleil qui s’était maintenant levé. Il n’y avait rien en lui qui lui fît peur, à la différence du fleuve menaçant, la Loire, dans lequel le cours d’eau se jetait. Bien au contraire, il sentit quelque chose de salutaire et d’enfantin dans son clapotis léger sur les galets, quelque chose qui respirait la santé naturelle, dont le mouvement lui sembla influer sur celui du sang dans ses veines pour l’y faire circuler avec plus de force et de 147

vie. Il s’en débarbouilla parce qu’il avait encore du sang séché des victimes de la ferme sur les membres et le visage, et il en fut comme fouetté. Il aurait pu marcher des heures désormais, revigoré d’avoir traversé ce courant réfrigérant. Puis, au moment d’en sortir, il remarqua que les reflets de l’onde présentaient un trait singulier. Comme il l’avait fait de la Loire, il en prit un peu dans le creux de sa main. Avant que l’eau ne s’enfuît, il eut l’impression qu’elle était composée de milliers de petits cristaux translucides qui semblaient moins réfléchir la lumière du soleil que renvoyer une luisance intérieure. Elle prenait des brillances fugaces, pâles, chamarrées qui étaient à peu près celles d’un arc-en-ciel – un arc-en-ciel embelli dans la paume d’une main. – Cette eau, elle a quelque chose de curieux ! Je ne me trompe pas... Mais le druide demeura de nouveau muet. Il lui apprit seulement qu’ils remonteraient le cours de la rivière jusqu’à la Divona qui en était la source sacrée. Elle jaillissait en pleine forêt ; près d’elle se trouvait la maison du druide et se rendaient les rituels honneurs à Calroë. Magon n’en fut guère étonné. Cela lui parut conforme à ce qu’il commençait à comprendre du culte de la Déesse, mais aussi de ce qu’il connaissait plus largement de la Gaule qui plaçait volontiers ses dieux dans les rivières, les fontaines et les bois. Son compagnon lui tendit à boire, de cette eau mêlée d’une potion odorante qu’il ne reconnut, pour soutenir la fatigue le reste du trajet. La rivière traça ainsi pour eux une sorte de limite. Après qu’ils l’eurent traversée, ils pénétrèrent sur d’autres terres, sauvages, qui succédèrent à celles policées des champs. Car au-delà ils ne reprirent pas les routes fréquentées qui menaient chez les Rèmes ou les Sénons, mais ils s’enfoncèrent quelque part entre elles au point d’entrer dans des déserts ombragés de feuillages, éloignés de millions de pas du premier village alentour. Les massifs se resserrèrent à se confondre, les clairières disparurent peu à peu. Des barrières informes de ronces où les vêtements s’arrachaient et la peau se griffait à saigner parurent expressément disposées pour dissuader les marcheurs d’aller de l’avant. Magon donnait de grands coups de bâton afin de les aplatir, s’y frayer un chemin, tandis qu’Atis semblait s’y glisser avec la fluidité la plus naturelle sans être arrêté ou blessé par leurs épines. On eût dit qu’ils se rendaient dans un pays inconnu et lointain. Magon fut bien en peine de se repérer dans cette immensité où chacun de ces 148

arbres nordiques, démesuré, puissant, ressemblait tronc pour tronc à un autre aussi puissant et sans mesure. Ils traversèrent encore une tourbière où il s’aida derechef de son bâton pour progresser. Ils y croisèrent une harde de sangliers qu’Atis, ramassant des lycopodes, salua d’un cri animal au grand étonnement de son compagnon. Pourtant quelque chose n’alla pas. Nul n’était besoin d’être savant pour le comprendre. Les suidés, au lieu de s’échapper farouchement comme ils le faisaient d’ordinaire, revinrent, tournèrent en rond, restèrent dans les parages. Nerveux, ils fouillaient la terre de leur groin ; une femelle en particulier paraissait inquiète, irritée, et claquait des dents. Atis poussa un nouveau cri auquel le mâle dominant répondit en grognant et en soufflant, la hure tendue. Ils semblèrent communiquer, l’homme questionnant, la bête répondant et se comprenant tous deux mutuellement. Le druide entraîna aussitôt Magon dans un sous-bois tout proche. Il courut comme s’il venait d’entendre une plainte que son compagnon n’avait nullement perçue. Quelle ne fut leur surprise de découvrir un peu plus loin un vaste trou creusé dans le sol où un marcassin était prisonnier. La bande de sangliers, la laie surtout, était agitée parce qu’elle avait perdu l’un des siens, un petit de surcroît. Le trou était profond de plus de trois coudées. L’animal y gisait indemne mais perdu ; affolé, il appelait sa mère sur un tapis de feuilles et de branchages défaits qui trahissait le piège où il venait de tomber. Sur les côtés, les nombreuses marques dans la terre montraient qu’il avait maintes fois essayé de remonter, mais qu’à chacune de ses tentatives la terre devait s’être éboulée sous les ruades des sabots. Il attendait, chétif, replié sur luimême, crispé vers une fin qu’il sentait inéluctable. Ses mirettes brillaient de terreur. Dans de nombreuses cultures, la chasse au sanglier était la plus classique et la plus noble. Elle se menait souvent à pied ; les chasseurs armés d’épieux, précédés d’une meute de chiens, rabattaient la bête vers des filets tendus pour l’attraper et l’y achever. Par ici, les Gaulois avaient visiblement adopté la même technique, remplaçant simplement le filet par une fosse dissimulée qui, si elle nécessitait de remonter l’animal une fois mort, permettait de l’abattre sans danger. Celle qui s’étendait devant eux avait dû être creusée pour une chasse antérieure et utilisée comme la chausse-trappe de plusieurs nuits dont la dernière : les chasseurs reviendraient tôt ou tard, le dispositif permettant de ne pas demeurer dans les environs aux heures de veille les plus dures et de ne revenir qu’au point du jour pour voir si le piège avait fonctionné. D’un coup de genoux, Atis cassa derrière lui une branche en deux et en obtint une arme acérée. Le bois était encore vert ; cependant il l’avait brisé 149

sans peine. Il ôta sa cape, ses épaulières, parut faire ressortir plus encore les muscles puissants de son dos. Un tatouage représentant la triple tête d’un animal hère, daguet ou cerf y envahissait toute la peau et terminait de couvrir son buste de dessins. Comme il esquissait le geste de viser le marcassin en contrebas, il se ravisa brusquement. Et d’une voix lugubre : – À toi l’honneur. Frappe fort. Il tendit à Magon son dard de fortune. – Plante-lui directement dans le cou, c’est le meilleur moyen de l’achever. – Non… – Nous n’avons rien à manger ce soir. Tue ce porc. Il sera délicieux. – Atis, non… – Le trou a été creusé par des chasseurs, récemment. Regarde la terre que les sabots n’ont pas retournée ; elle est fraîche. Cela veut dire qu’ils n’ont pas abandonné leur piège, qu’ils viendront de toute façon récupérer cet animal et l’abattront. Peut-être tout à l’heure. Alors profitons-en. – Je refuse, lâcha Magon pour de bon. Il n’avait pas cédé à la colère ; il avait formulé son refus posément sans plus se troubler parce qu’il était maintenant habitué au comportement énigmatique et versatile du druide. Et il n’avait pas douté cette fois, devinant qu’il cherchait à le tester car un homme capable de parler à un quartanier ne pouvait vouloir mettre à mort froidement son petit. Il entreprit de se justifier le plus naturellement du monde : – Cela n’aurait aucun sens d’agir comme tu me le demandes. Toi-même le sais. – Tu crois donc comme ces disciples de l’homme de Samos que notre âme peut se réincarner dans celle de certaines bêtes et que pour cela il ne faut pas les manger ? – Non, laisse les festins de Thyeste où ils sont. C’est simplement qu’une chasse n’a de noblesse que si elle implique un mérite et il n’y en a aucun à tuer cette bête à notre merci. Enfin, regarde-la. Elle vient de naître, ne peut se défendre. La chasse vraie, ce n’est pas un piège que l’on tend sans danger, ce n’est pas même l’attente du gibier pour frapper un unique coup sûr, c’est une lutte saine pour avoir droit de prendre une autre vie et prolonger la sienne. – Une lutte saine…, répéta Atis songeur. Il sourit. C’était la première fois que Magon le voyait sourire. Il avait dû lui donner la réponse qu’il attendait. – Bien, Magon de Malte, si je ne sais pas encore qui tu es, je commence à savoir qui tu n’es pas. 150

Mais le jeune homme parut ne pas l’entendre. Non content de son succès, il sauta carrément dans le trou, s’empara du marcassin qui se mit à couiner et se débattre, le hissa avec peine aux pieds d’Atis parce qu’il avait l’intuition, juste au demeurant, que le druide le laisserait partir sans l’inquiéter. De fait, tandis qu’il remontait à la surface, l’animal disparut pour rejoindre les siens. Enfin les deux hommes n’en parlèrent plus et repartirent dans la tourbière. Quand le sol s’assécha un peu et qu’au-delà ils eurent enjambé une succession de souilles et de bauges, l’un d’un bond ahurissant, l’autre comme il le put, ils découvrirent l’orée d’un bois dense, ombreux qu’ils ne quittèrent désormais pas : la fameuse forêt des Carnutes commençait, l’ancien lieu d’assemblée des druides, qui cachait quelque part en son sein le monde de Calroë. Cette forêt des Carnutes enveloppait toute la rive nord de la Loire sur un vaste arc de cercle d’une quarantaine de lieues de longueur et d’une quinzaine de large. Elle s’étendait vers l’est, de Génabum à Divomagus, et séparait le territoire des Carnutes qui lui avait donné son nom de ceux des Sénons, des Bituriges, des Éduens à un endroit où convergeaient leurs frontières. On ne se la disputait pas, elle n’appartenait à personne, elle était une forêt qui, au centre des quatre nations, ne supportait l’empire d’aucune. Jadis elle s’avançait davantage vers le couchant, mais depuis longtemps l’homme avait entrepris une lente déforestation, préférant semer légumineuses et céréales dans des champs, et la forêt avait reculé, s’était concentrée en ces lieux pour y demeurer farouchement close à toute intrusion agricole. On prétendait qu’elle était le centre de la Gaule, son ombilic, ce qui demeurait de l’ancienne forêt initiale qui recouvrait tout le pays à sa naissance. À ce titre elle avait longtemps été un lieu sacré, mais de nouvelles trouées à ses marges indiquaient que les haches et les cognées continuaient ici leur inexorable progression. Avec elle le paysage pelé de la campagne se faisait plus grave, plus sombre et mystérieux, comme un point demeuré opaque au milieu d’une géographie parcourue à l’infini et usuellement connue des paysans. Elle ajoutait au froid grandissant de l’hiver l’ombre impressionnante de ses chênes noueux, de ses hêtres, de ses pins qui y poussaient, pluriséculaires, entremêlés, plus hauts que les temples de Rome ou d’Athènes, plus anciens que les yeuses ancestrales du Vatican ou de Tibur. Son sol était très plat comme dans le reste du pays et cette absence de relief, associée à l’imperméabilité d’une terre jamais séchée par le soleil, expliquait l’humidité du terrain et l’abondance des étangs, des fontaines, des marécages qui contribuaient à limiter un peu plus l’incursion des hommes. 151

Elle était le royaume des silences dépeuplés, troublée par les seules apparitions d’un gibier abondant. Le cerf, le chevreuil, le sanglier, l’auroch y étaient traqués à sa lisière par les intrépides qui s’y risquaient quand leur proie fuyait les plaines, mais tous les animaux jusqu’au renard et au loup trouvaient refuge en son centre où nul n’osait s’aventurer. Car le cœur de la forêt demeurait inconnu, inexploré des nobles qui avaient pourtant droit de chasse, oublié des druides eux-mêmes qui se contentaient d’évoluer en ses marges. Des vapeurs cuivrées y flottaient. La futaie, déjà épaisse, s’y faisait impénétrable, entravée en sus de rochers, de cavités, de tanières en tous genres qui y étaient autant de pièges. Pour ces raisons, la tradition à son sujet s’était faite porteuse de légendes ambiguës : on prétendait qu’y vivaient des créatures monstrueuses vomies du monde des morts, mais d’aucuns disaient aussi que ces bois seraient le dernier abri sûr à l’invasion des Romains. – Autrefois, en cette lisière, dit Atis, se tenait l’assemblée des druides. Ils venaient de la Gaule entière, partageaient leur philosophie, leur science tout en sacrifiant aux dieux. Mais il y a longtemps que ces assemblées ne sont plus. Les druides ont disparu de nombre de tribus ; quand ils ont survécu, ils se sont tournés vers les luttes du siècle plus que vers les choses du sacré et, même dans ces luttes, leur pouvoir ancestral, qui leur conférait une autorité presque divine, a perdu de leur ascendant. Ils nous ont exclus de leurs confréries, de leurs ferveurs officielles pour mieux mener leurs nouvelles activités. Je ne m’en plains pas. La coexistence avec eux était difficile, ils menaçaient le culte de Calroë demeuré au centre de ces lieux où même eux n’allaient pas. La forêt est aujourd’hui redevenue mystérieuse, enchanteresse et très belle. C’est pour cela que j’y vis retiré. Comme ils y entraient, ils perdirent de vue les eaux du Divonant et il fallut toute la science d’Atis pour évoluer sans encombre. Magon, qui le suivait toujours, découvrit un spectacle dépassant toute merveille. Au tréfonds vierge de la forêt, les animaux les virent venir sans prendre la fuite car ils n’avaient jamais vu un homme autre que le druide ou son disciple passer par ici et ne sentaient pas qu’il fallait s’en méfier. Puis, les racines des grands arbres, aussi grosses que certains encore frêles qu’on voyait dans d’autres forêts, ces racines qui se rencontraient, se repoussaient, soulevaient de véritables monticules de terre avec elles, s’arc-boutèrent jusqu’à la hauteur des premières branches et formèrent une série de portes béantes où aurait pu passer un escadron mais où seuls eux deux s’introduisirent comme on entre dans un monde réservé à de rares initiés. Les arbres, serrés à se craquer les uns les autres, y étaient plus élevés que partout ailleurs sur la terre – même en Inde ; leur frondaison pouvait atteindre le soleil si bien que, sa lumière peinant à percer la coupole de 152

verdure, l’endroit était plongé dans une ombre perpétuelle très douce. On ne voyait plus le ciel et pourtant il n’y faisait pas noir et l’on n’avait pas peur, comme un mélange continu de jour et de nuit, de veille et de rêve apaisant. Le gigantisme des chênes surtout était frappant, qui semblaient contemporains de l’origine du monde. Le temps paraissait avoir reculé en retrouvant la lumière douce de la naissance du jour. Mais il y avait plus extraordinaire encore : à mesure qu’ils avançaient, la forêt perdait peu à peu ses couleurs fauves et son dénuement automnal qu’elle présentait de l’extérieur. Aucune feuille ne tombait plus, les branches étaient de nouveau chargées et lourdes d’une feuillaison inattendue et, plus loin même, de bourgeons ou de fruits impossibles. L’ensemble retrouvait un vert, une densité qui n’étaient pas tout à fait ceux du printemps mais semblaient ceux d’une chênaie idéale, considérée en dehors du temps, comme si les saisons, les intempéries et les premiers gels n’avaient prise sur cet espace protégé. Effectivement, il faisait de moins en moins froid dans ce microclimat sans que la chaleur renaissante fût due à leur marche ou à l’absence de vent coutumière des lieux clos. Bientôt il fit tellement bon qu’ils auraient pu être nus sans en avoir le moindre frisson. Magon aperçut des variétés de fleurs inédites dont il ne put savoir comment elles poussaient dans cette pénombre, des mousses, des fougères qu’il n’avait jamais vues. Dans le reflet d’un point d’eau que venait de passer Atis, il entrevit même une espèce de cervidé qu’il jura être éteinte depuis des siècles – comme ces oiseaux étrusques mentionnés des Anciens qu’on n’avait jamais vus – et dont il reconnut l’énorme ramure semblable à celle que portait le druide sur sa tête. Une étrange mélodie, une sorte de rire frais de jeune fille, flottait dans l’air très bas. Alors il ne douta plus. Ici pouvait être la demeure ancestrale des dieux, leur jardin secret et sauvage dont l’humanité avait gardé le souvenir comme une belle utopie. Mais Atis devint plus joyeux. On approchait de chez lui. Comme ils franchissaient un filet d’eau auquel ils ne prêtèrent attention, un jeune homme, sorti de nulle part, se présenta à eux. Il n’avait pas l’accoutrement fruste et recherché du druide, il était simplement vêtu de braies marron à carreaux rouges et d’une tunique vert gris. Un torque de bois souple tordu entourait son cou laiteux, un autre la base de son biceps gracile. Le duvet de sa moustache blonde et ses joues imberbes indiquaient son très jeune âge. On ne lui aurait pas donné plus de seize ans. – Voici Dagios, mon élève, dit Atis en lui serrant amicalement le bras. Tu peux t’y fier comme à moi-même car il en sait déjà beaucoup. Dagios, je te présente Magon, Magon de Malte, un savant qui nous vient de très 153

loin et veut connaître notre art. Il a vu les pouvoirs de l’astranore quand j’ai soigné un enfant cette nuit ; il a voulu en savoir plus, c’est légitime. – Maître, tu lui as permis d’arriver jusqu’ici ? Dans la forêt de l’Adonnée ? Pourquoi ne lui avoir pas dit là-bas ce qu’il y avait à savoir ? – Parce qu’il m’a demandé de venir chez nous et que Calroë nous interdit de dire non de quelque manière que ce soit. Rappelle-toi, Dagios : Calroë n’est pas que la protectrice des corps sains, elle est aussi la Déesse du sacrifice qui demande que l’on plie ses exigences personnelles à celles des autres. Le dessein des dieux nous est souvent impénétrable. Je prends cela comme une épreuve insoluble dont il faut me tirer. C’est la Déesse qui a voulu ces circonstances, qui a voulu que je soigne cet enfant en présence de cet inconnu piqué de médecine et de la science des plantes. Elle veut me soumettre à ce dilemme : ne rien refuser à celui qui demande service tout en préservant son sanctuaire ; elle veut savoir comment je m’en sortirai avec force et intelligence. – Et comment procéderas-tu, maître ? Tu sais bien que je te suis en toute chose. – La seule solution est de lui laisser voir ce qu’il désire et tâcher de lui faire comprendre la fragilité qui est celle de notre culte aujourd’hui pour qu’il ne veuille pas lui nuire en divulguant à tous ce qu’il y apprendrait. C’est un risque que certains prêtres doivent prendre un jour ou l’autre car il n’est pas le premier, sois-en sûr, à être accueilli dans ces bois : il y a longtemps, quand j’étais à ta place, Dagios, mon maître avait accepté lui aussi un étranger dont le visage se perd dans ma mémoire. Il venait d’une région très lointaine qu’il nommait la Médie ; il est reparti dans son pays, lui transformé sans que notre culte à nous ne le soit. Et puis n’aie crainte en ce qui le concerne : il a le cœur droit, je l’ai éprouvé en chemin. Surtout, je l’ai vu comme nous se donner corps et âme pour sauver ceux qui n’étaient pas les siens mais qu’il considérait gratuitement comme tels. Il ne cherche pas à servir la Déesse mais il aurait les qualités requises s’il voulait le faire. Il se tourna vers Magon, lui réexpliqua tout cela en grec qu’il connaissait parfaitement. Le Maltais, qui avait saisi quelques mots de gaulois dont il commençait à maîtriser la langue, fut conforté dans ses hypothèses. Il comprit que cette partie de la forêt, merveilleuse et sacrée, était interdite aux visiteurs comme beaucoup de sanctuaires qui doivent demeurer purs. C’était somme toute logique au regard de ce qu’il y avait découvert et il fallait un étranger entièrement ignorant de l’identité des génies locaux, des divinités topiques et des us de leur culte, un étranger qui s’intéressât en outre aux druides et à leur science, pour oser demander à y être reçu. Atis, pris au piège de son propre ministère qui lui interdisait de rien refuser à 154

quelqu’un, avait été contraint d’accepter. La question était à présent de savoir comment il gérerait la venue de ce visiteur naïf, comment il le traiterait, voire s’il le laisserait partir un jour. Malgré l’histoire de ce Mède retourné dans son pays, Magon craignit un instant d’être ici prisonnier, mais chassa cette idée parce qu’elle n’avait pas de sens. Il ne sut quel geste faire pour remercier le druide de son accueil et montrer l’égard qu’il avait envers ceux de sa caste. – Je ne me suis pas trompé sur toi, poursuivit l’étrange personnage, tu as l’esprit intègre et sans doute la sagesse de savoir ce que signifie vraiment se donner. L’abandon véritable, vois-tu, n’est pas un relâchement du corps, mais au contraire un élan intérieur, une dynamique. Tu l’as certainement compris : je t’ai mis à l’épreuve toute la journée. Peut-être maladroitement, je le reconnais. Le hasard m’a permis d’interroger ton caractère tout au long du chemin en te confrontant à des choix en apparence anodins mais qui pour moi étaient révélateurs. La petite bergère, la jusquiame, le marcassin que je t’ai demandé de ravir d’une façon ou d’une autre incarnaient l’amour, l’oubli, la force pris en mauvaise part à cause d’une méprise sur la définition véritable de l’abandon. L’amour se fait facilement violence, l’oubli absence, la force devient meurtre lorsqu’à défaut de s’abandonner, on ne s’appartient plus. Le don de soi ne signifie pas ne plus être maître de son corps ou de son intelligence, mais les posséder pleinement et les offrir sciemment à autrui. Ce qui n’était pas le cas d’une fille prisonnière, des vertus d’une plante hallucinogène, d’une bête coincée dans un piège et j’ose croire que tu en as eu l’intuition. Le temps me dira si je me suis laissé abuser. Magon demeura silencieux pour montrer encore le respect qu’il avait du discours de son hôte. Dagios, lui, s’était incliné devant la parole d’Atis. Il existait une réelle hiérarchie entre eux, qui se percevait immédiatement, sans même les entendre parler. C’était celle habituelle et solide du maître à l’élève qui voulait que celui qui était encore un enfant et débutait dans sa formation ne discutât pas la parole de l’autre, adulte et très sage. Dagios avait par ailleurs l’air naturellement amical. Il ne sembla pas concevoir une quelconque défiance, encore moins une forme d’animosité pour ce qui était une intrusion dans son monde. Il souhaita la bienvenue à Magon. Le druide alors reprit : – Par ici, notre logis n’est plus très loin. Il l’emmena devant un arbre colossal, près du lieu où le disciple les avait rejoints. C’était un chêne rouvre, au port très étalé, dont Magon n’aurait su dire s’il lui semblait prodigieux par la taille – mais ils étaient tous impressionnants dans cette forêt – ou par la mise en scène que la nature avait improvisée tout autour. Celui-ci devait dépasser les vingt pas 155

d’envergure et la hauteur de ses branches ne se calculait même plus ; il avait poussé parfaitement droit, était entouré, comme coincé, de deux rochers imposants, deux blocs de pierre arrondis qui, à eux seuls, devaient faire chacun la taille d’une hutte. Il s’élevait si haut que le bouquet de ses dernières branches jaillissait dans un éclair pâle où le soleil de nouveau visible apportait sa lumière lointaine, tandis que de rares stries brasillantes, seuls vestiges des rayons de l’astre du jour, retombaient à ses pieds comme une pluie de bronze chue au hasard des trouées sur le ciel. Comme il s’approchait, Magon eut la surprise de découvrir que cet arbre, ce chêne monstrueux dont une flèche tirée n’aurait pu dépasser le sommet, était précisément la demeure d’Atis. L’habitat était insolite. Il connaissait les troglodytes d’Égypte et de Libye, avait entendu parler des Ichtyophages d’Inde qui vivaient dans leurs carcasses de cétacés, mais il n’avait jamais vu encore personne habiter des troncs d’arbre. Rien ne justifiait plus l’avis des érudits pour qui le mot druide provenait du mot « chêne » qui en grec se dit drus. D’autant qu’Atis n’avait pas construit une cabane sur celui-ci, mais logeait directement dans le tronc qui paraissait évidé et dont la circonférence mesurait bien une dizaine de pas. Qui l’avait creusé ainsi ? Était-ce la main de l’homme ? Mais c’était une besogne à n’en plus finir. Un éclair tombé là ? Mais le résultat n’aurait pas été aussi net. L’arbre était-il mort sinon ? La raison inclinait à le penser mais son branchage était si beau, si solide, si plein de sève qu’il n’en fut pas certain. Il était peu probable qu’un prêtre de Calroë résidât dans un environnement qui ne respirait pas la santé et la force. – C’est prodigieux !, se contenta-t-il de dire. Un enchevêtrement de racines venues d’on ne savait où – peut-être d’un autre arbre situé à plusieurs centaines de pas – grimpait autour du rouvre et, enroulées, torsadées, très épaisses, s’appuyant parfois aussi sur les rochers tout autour, elles construisaient un escalier régulier et pratique qu’on avait simplement complété ici et là de petites échelles en bois. La moitié de l’arbre était ainsi occupée, l’escalier disparaissait parfois à une ouverture qui faisait office de porte, on l’eût dit arrêté, mais il ressortait plus haut et d’un autre côté pour monter encore et encore. Il était impossible d’en voir la fin. – Cette construction… – Je n’en suis pas le créateur, dit modestement Atis. C’est la forêt ellemême qui a bâti cette demeure, et cette demeure fut avant moi celle d’une lignée de druides dont les premiers se perdent dans les temps les plus anciens. Dagios un jour y vivra à son tour. Comme il s’approchait toujours, les yeux rivés sur cette architecture merveilleuse, Magon mit maladroitement les pieds dans l’eau. Alors il se 156

rendit compte que le chêne d’Atis était entouré d’un système de petites rigoles naturelles, profondes de la hauteur d’une cheville, qui se ramifiaient dans le sol de part et d’autre de l’arbre : le filet d’eau qu’ils avaient enjambé avant que Dagios ne vînt à leur rencontre n’en était que la première et la plus lointaine division ; les autres étaient à peine perceptibles derrière les herbes, les mousses, les plantes mais il y en avait des myriades. C’était comme ces réseaux d’irrigation creusés dans les jardins pour l’agrément des villas luxueuses ; celui-ci donnait plus de valeur encore et de beauté au refuge du druide. Il rendait le terrain très humide, mais berçait surtout les lieux d’une chanson douce, la mélodie du bruissement des eaux qui ne cessait jamais. Son eau venait de la source sacrée, confluait jusque vers le Divonant et Magon reconnut en effet le même rire frais qui était là-bas celui du ruisseau. Surtout, sa lueur était pareille, plus accentuée encore, plus colorée, et c’étaient bien des cristaux de glace pure qu’on y trouvait. Pourtant l’eau était tiède. – Cette eau, elle luit ! Et ça, ce sont des cristaux ? – Ce qu’il en reste. Dans la Divona, ils sont plus gros. Ils jaillissent comme des gemmes. – Mais l’eau est tiède, Atis ! – Précisément, elle va les dissoudre peu à peu. La fonte est plus lente que celle d’une glace normale car celle-ci est très pure. – Mais d’où vient-elle ? Je veux dire, cette source sacrée, quelle nappe souterraine est capable d’un tel miracle ? – Elle vient du sexe de Calroë. Il avait énoncé cette énormité si simplement, si sérieusement aussi que Magon en resta bouche bée. À quelle croyance arriérée se frottait-il par l’intermédiaire de ce druide ? Était-il envisageable que de si grands savants comme l’étaient ceux de sa caste n’eussent jamais cherché à comprendre la nature de cette fontaine inédite ? Son mystère était aussi entier que celui des sources du Nil ou du Gange, et nul n’avait cherché à en savoir davantage ? Il ne pouvait le croire. Atis ne voulait pas lui en dire plus, c’était impossible autrement. Il décida de ne pas le brusquer, accepta sa réponse, posa une autre question. – Et où va-t-elle ? Je n’en ai jamais vu ailleurs. L’eau de la Loire est tellement différente, tellement plus sale… – Elle va partout dans le monde, jusqu’au grand Océan qui le borde, prétend-on. Elle lui donne sa force. Mais elle se mélange si bien aux autres eaux qu’on ne la voit plus quand elle s’y répand. Sans doute as-tu été surpris un jour par l’onde qui brillait, par une vaguelette qui scintillait différemment des autres ; tu l’as bien sûr attribué à la lumière du soleil ou 157

au reflet de la lune sans soupçonner que c’était peut-être un peu de l’eau de cette source qui coulait devant toi. – Je veux la voir. – Il n’en est pas question. Sans se départir d’un visage amical, il se montra si catégorique dans sa réponse que Magon en fut déstabilisé. Un bref regard au jeune Dagios lui indiqua des traits aussi imperturbables mais qui n’étaient pas durs, comme si l’interdiction était naturelle et ne devait être interprétée comme une méfiance ou une injure envers lui. Le druide s’expliqua après quelques instants de silence. – Pénétrer la Divona, notre source sacrée, est interdit car la Déesse vient souvent s’y baigner et nul autre que le prêtre ne doit la surprendre nue dans son culte. Même Dagios a interdiction de l’approcher tant que je suis vivant. Il prendra ma succession quand je ne serai plus là et alors seulement il pourra s’y rendre. Magon eut cette pensée qu’Atis révélait là ce qui pouvait être un immense secret à une personne qu’il ne connaissait finalement pas. Il n’avait rien à craindre cependant car loin de lui était l’idée de le trahir. Était-ce la chance d’être tombé sur un homme de bien, ou lisait-il dans l’âme des gens comme d’autres lisent le grec, le latin, l’hébreu en plus de leur langue ? Il était vrai qu’il l’avait vu essayer coûte que coûte de sauver les morts de la ferme. Il avait dû comprendre que le jeune médecin n’était pas de ceux qui cherchent à commettre quelque crime, mais ne visent que le bien. Il opina de la tête, sourit, regarda encore cette eau qui coulait là doucement à ses pieds. Au loin une barrière d’arbres impénétrables enfermait la source sacrée et interdisait de voir ce qu’il y avait de l’autre côté. Faisant quelques pas, il tomba sur un parterre de fleurs qu’il reconnut aussitôt. Ces petites fleurs d’un jaune safrané en forme d’étoiles, c’étaient celles que le druide avait sorties de sa sacoche la nuit précédente pour soigner l’oreille de l’enfant blessé. – Comment peuvent-elles pousser ici, en plein automne ? Il y avait d’autres petits parterres où l’on pouvait en trouver, mais l’endroit principal où elles sortaient de terre était celui-ci, plongé dans une obscurité plus grande mais aussi plus douce qu’ailleurs. Figurant une sorte de triangle incurvé, il était encaissé, en une légère pente, entre un tilleul dont la masse affaissée, mouchetée de lichen, barrait le terrain comme une montagne au-dessus et, plus bas, la rencontre de deux rigoles dont l’eau prenait une teinte rosée. La platebande qui ne montait pas plus haut que le ras du sol suivait cette pointe naturelle. Il devait y avoir une centaine de fleurs poussées là dont il émanait une odeur étrange qui rappelait celle du 158

lys mêlée d’une autre plus forte comme si un animal eût vécu tapi audedans. – Comment s’appelle cette fleur ?, demanda-t-il sans même attendre la réponse à sa question précédente. – L’astranore. Et la question n’est pas de savoir comment elle pousse en automne. Elle ne connaît pas les saisons, elle ne connaît pas la mort, elle est atemporelle. – Que veux-tu dire ? – Détaches-en une pour mieux t’en rendre compte. D’une main tremblante, Magon enfonça ses doigts dans le parterre de fleurs qu’il caressa doucement. Au milieu, il en arracha une délicatement parce qu’il pensa que cela ne se remarquerait pas et les pétales de l’astranore pailletèrent d’une poussière dorée l’air sous ses yeux. Mais ce qui se passa ensuite fut proprement effarant. Là où il venait de cueillir cette plante, une autre repoussa aussitôt devant lui. En à peine plus de temps qu’il n’aurait fallu pour le dire, il la vit germer, se dresser, croître, élargir sa corolle, prendre sa forme d’étoile, se confondre parmi la centaine d’autres fleurs semblables. Les jardiniers de Babylone n’auraient jamais fait aussi vite jadis. – Mais comment, par Tanit… Il fut incapable d’achever sa phrase. Il volait de prodige en prodige, en avait le cerveau bouleversé. Avait-il rêvé ? N’était-ce pas une autre fleur, dans cette multitude, qu’il avait cru voir pousser si rapidement ? Nos sens nous trompent souvent quand on veut voir quelque chose d’irréalisable. Atis ne lui laissa toutefois pas le loisir d’y réfléchir. Il prit l’astranore des mains de Magon, la glissa dans sa sacoche comme une pièce d’or dont on ne veut gâcher l’emploi. – M’apprendras-tu les pouvoirs de cette plante ? – Je ne peux pas car je n’ai qu’un élève, Dagios, et ce que j’ai à lui apprendre durerait toute la vie. Mais parce que la Déesse refuse que l’on refuse quelque chose à qui que ce soit, je te laisserai l’observer et peut-être comprendras-tu ses particularités. Il y a tellement de choses que vous méconnaissez : votre ignorance à vous, les hommes aux cheveux noirs, est aussi vertigineuse que votre illusion de tout savoir. Magon ne répondit rien, en aurait presque rougi. Il suivit encore le druide qui rentra dans son arbre. L’escalier de racines qui faisait office de marches fut périlleux. Il relevait plus de l’escalade que de la simple montée et donna à Magon de premières sueurs alors qu’ils ne grimpèrent que jusqu’à la base du tronc. Mais celle-ci était haute d’une dizaine de pieds tant l’arbre était monumental. – Comme celui de Lycie, pensa tout à coup le jeune homme. 159

Le souvenir venait de lui revenir. Il songeait à un platane légendaire dont il avait lu une description analogue dans quelque ouvrage savant. Un platane gigantesque au point que sa cime était une forêt à elle seule et que ses branches étendaient leur ombrage sur les champs avoisinants comme s’il se fût agi d’autant d’arbres. Surtout une cavité naturelle faisait en son centre une sorte de maison qui ressemblait à une grotte parce qu’elle était garnie de pierres couvertes de mousse. On pouvait, avait-il lu, y dîner en nombre sur des lits abondamment fournis de feuillage et, les nuits de tempête, on y entendait comme un faible crépitement de pluie alors qu’un tumulte assourdissant s’abattait au-dessus. Contrairement aux troglodytes, aux ichtyophages dont l’existence était avérée, il avait toujours cru à des affabulations. L’arbre que lui présentait Atis y ressemblait pourtant fortement, et plus encore. Ils passèrent en effet une porte étroite et basse qui semblait avoir été pratiquée en des temps immémoriaux où les hommes étaient plus petits et le monde plus vaste. Au-dedans, le logis était sobre et compliqué à la fois. Une fois entré, on comprenait facilement que l’évidement du grand chêne qui l’abritait avait été incomplet, le bois du tronc ayant disparu çà et là et étant demeuré vivant et solide à d’autres endroits. Il apparaissait ainsi plus creusé, et avec les calculs nécessaires pour ne pas causer sa mort ou son effondrement, que curé totalement. Aussi un simple plancher de rondins posé sur ce qu’il restait du bois intérieur et quelques poutres verticales avaient suffi pour établir les différents niveaux de cette curieuse habitation. Elle comptait trois étages principaux, complétés d’autres intermédiaires que les hasards de la charpente avaient placés là et qui n’avaient pas de fonction particulière. Le premier était une pièce à vivre où Atis et Dagios mangeaient, se couchaient, se levaient ; le second, au-dessus, était le cabinet d’étude du druide dont l’accès était restreint car on ne devait le déranger quand il travaillait ses potions ou composait de nouvelles prières à voix haute ; le troisième enfin, quelque part vers le sommet de l’arbre était interdit à toute autre personne que lui. Rien n’empêchait d’y entrer mais l’idée n’en vint pas à Magon et Dagios se serait jeté dans le vide plutôt que de désobéir à son maître. Il savait que plus tard il serait initié au secret que ce niveau de l’arbre renfermait. Ce jour-là, Magon ne dépassa pas la pièce à vivre du bas. Sa découverte lui suffit amplement. Elle était exiguë. Les murs, si l’on pouvait parler de murs, couverts la plupart de moisissures et de toiles d’araignée, présentaient une forme si irrégulière – celle du bois dur creusé comme on peut – qu’on eût dit qu’ils ondulaient sous l’action d’un souffle puissant. L’endroit, assez sale et très sombre, sentait une odeur entêtante de vieux 160

bois et était encombré au possible. Atis et Dagios y vivaient dans un grand dénuement, s’appuyaient sur un mobilier rare – une table, un banc, deux paillasses à même le sol – et trouvaient pourtant le moyen d’envahir cette pièce d’un bric-à-brac incroyable. Un détail le frappa en particulier : la civilisation n’avait apporté là aucun de ses objets. La vaisselle n’était pas poterie mais simplement bouts de bois travaillés ; les peaux n’étaient pas couvertures et ne comportaient aucune pièce d’étoffe ajoutée ; la table, le banc n’étaient pas des meubles mais de simples branches nettoyées, liées entre elles, avec un tronc de pommier sauvage mal équarri à côté. De même qu’on ne voyait pas d’enclos dehors pour délimiter la propriété ou accueillir une basse-cour, de même il manquait au-dedans des tentures, un lit, un métier à tisser pour fabriquer des vêtements. Surtout, il n’y avait pas la moindre trace d’un outil quelconque pour travailler ou d’une arme pour se défendre dans cet environnement brut et sans doute plus violent qu’il n’y paraissait. L’absence de feu, elle, semblait somme toute logique étant donnée la nature du logis. À la vérité, le seul objet d’art était une petite cage dans laquelle chantait un pinson brun clair, un jeune mâle. Mais le noisetier habilement tressé qui la composait venait directement de la forêt, rien n’avait été ajouté. Et Magon fut surpris de constater que cette cage, sans porte, restait perpétuellement ouverte comme si elle fût un abri pour une libre compagnie plus qu’une prison. Sur la table le druide ôta ses bois de cerf, déversa toutes les plantes qu’il avait cueillies et rappela, autant pour lui-même que pour les autres, à quoi elles serviraient. Puis ils dinèrent car il avait faim et Magon ne sut dire quelle heure il était. Au pied de l’arbre, à l’extérieur, dans une marmite qui était l’un des rares objets apportés de la ville, ils mirent à cuire des pissenlits, des orties, des feuilles de plantain dont ils firent une soupe accommodée de champignons. Le feu était doux, maîtrisé, servant uniquement à ramollir les plantes et non à se chauffer. Adossé contre une souche, Atis s’enveloppa de son manteau mais ce fut plus par confort personnel que pour se protéger du froid car, même le soir, l’air dans ces parages clôturés de forêt ne se rafraîchissait pas. Magon fit de même dans le sien et pensa à Aldéa. Alors qu’ils s’étaient installés en cercle autour du feu, chacun s’asseyant comme il pouvait et buvant son repas, de petits animaux approchèrent – des écureuils, des martres, un blaireau au pelage argenté, une bande de muscardins – aussi naturellement que s’il se fût agi de compagnons de table qui vinssent régler leur écot. Ils assistèrent à la scène sans bouger, regardant de leurs grands yeux noirs ces humains qui tâchaient de vivre à 161

leur instar dans les bois. Parmi eux se trouvait un beau lynx solitaire, le seul qui eut une taille et une force redoutables. Il étira ses pattes à quelques pas, se coucha. Sa face ornée d’un collier de longs poils à rayures sombres était celle d’un félin placide qui ne recherchait pas l’affrontement. Ni les hommes ni les bêtes n’en eurent peur un seul instant. Sa présence semblait ici naturelle, comme un prodige supplémentaire qu’on ne comptait même plus. Pendant le repas, ils apprirent à faire connaissance. Magon essaya de tenir une conversation en celte, ce qui flatta beaucoup ses deux nouveaux amis car faire des barbarismes dans une langue barbare était le meilleur moyen de la rapprocher de celle de Rome et la mettre sur un pied d’égalité en montrant qu’elle n’avait rien de sauvage. Il entama la discussion en narrant à Dagios les événements de la nuit précédente, l’attaque de la ferme, la fuite à travers champs, la rencontre avec Atis, l’impossibilité de faire revenir les morts à la vie. – Les rapines se sont multipliées ces dernières années, dit le druide une fois le récit terminé, elles sont le fléau de la région. Dagios le sait, il en a vécu une. Magon ne répondit rien, par politesse, pour ne pas brusquer l’élève d’Atis à relater cette histoire qu’il avait très envie d’entendre. Mais Dagios n’était pas de ceux qui s’épanchent facilement, encore moins qui se mettent en avant sans qu’on les y incite. Près de lui, le lynx se tenait tranquille, en retrait, les yeux plissés, ses oreilles triangulaires relâchées, comme se chauffant lointainement à la flamme. Il semblait dans un état de semi-veille. – Tu en as vécu une ?, relança-t-il donc alors que Dagios ne se décidait à en faire le témoignage. – Oui. – Raconte-la-moi. Il me semble que ce que je viens de vivre, la perte de mes amis serait moins douloureuse si je pouvais la partager avec quelqu’un qui a vécu une tragédie semblable. – Il n’y a pas grand-chose à en dire, c’est la même histoire qui se répète çà et là dans toute la Gaule. – S’il te plaît… La parole ranime parfois les événements plus cruellement que lorsqu’ils ont été vécus en actes. Rapporter ce dont il avait été témoin et peut-être victime était pénible à Dagios et, en même temps, Atis lui fit un signe imperceptible de la tête comme pour lui signifier que la Déesse ordonnait toujours que l’on contentât son prochain. Alors il raconta, avec des bégaiements et des trémolos dans la voix, ses yeux inondés de larmes qui 162

ne coulèrent cependant pas. Jamais de son séjour dans cette forêt, il ne parut à Magon plus jeune et fragile qu’en cet instant. – La hutte de mes parents, commença-t-il, forme encore aujourd’hui un écart perdu avec celle de deux autres familles. Au départ pourtant, il s’en comptait quatre et autant de logis. Nous vivions chichement mais heureux, enfin quand les malheurs ne nous accablaient pas trop. Un jour, les Romains sont arrivés. C’était il y a trois ans, lorsqu’un de leur général prit ses quartiers d’hiver par ici. Je m’en souviens comme si c’était hier. Les trêves dans la guerre sont pires que la guerre elle-même ; les hivernages surtout sont plus redoutables que les campagnes éclair car les troupes s’installent, se morfondent, prennent de quoi vivre, de quoi s’amuser sur l’habitant quand la morte saison n’offre rien pour les contenter. Il neigeait ce jour-là. Un groupe de légionnaires cherchait de la nourriture ou peut-être simplement à tuer pour tromper l’ennui. Ils ont attaqué notre hameau, profitant du soir précoce en cette saison afin de jouer de surprise. Chacun des quatre foyers était séparé des autres d’une centaine de pas. Ils se sont acharnés sur le premier dont le malheur voulut qu’il fût construit du côté de leur camp. Ils en ont massacré la famille qu’ils surprirent au souper ; ils ont violé la femme sur le cadavre du mari, sous les yeux des enfants, avant de l’achever et de la pendre à la poutre maîtresse de la hutte qui fut pillée et incendiée. Magon baissa la tête au récit de telles exactions. Être citoyen d’une île appartenant à l’empire de Rome le rendait quelque part complice des crimes perpétrés par son armée. – Et les tiens, que leur est-il arrivé ?, demanda-t-il à voix basse. – Nous, les occupants des trois autres maisons, avions été alertés par les cris. Mais sans armes, sans savoir même nous battre, nous ne pouvions rien faire et nous avons juste eu le temps de nous cacher. Mon père est artisan, il fabrique des outils et des objets d’art. Il avait autrefois creusé un abri dans le sol, enterré et bien dissimulé derrière notre maison ; c’est là où encore aujourd’hui il a coutume de cacher son trésor, c’était là aussi où nous devions descendre en cas d’attaque. On y tenait tous à condition de nous y entasser et de ne pas bouger dans le noir. Nous étions terrifiés, mes parents, mes sœurs, nos amis, moi. L’entrée de notre cache n’était protégée que par une planche de bois couverte de mousse qui se fondait parfaitement dans le terrain. C’était très dangereux et très sûr à la fois : un seul coup de pilum, un seul pas posé un peu fort sur cette planche qui sonnait creux, nous étions morts. Sans y rien voir, nous entendions tout au-dessus de nos têtes ; les légionnaires piétinaient, hurlaient de rage, détruisaient tout parce qu’ils nous savaient proches et que nous leur échappions malgré tout. Une angoisse nous prit à songer 163

soudain qu’ils pouvaient reconnaître nos traces dans la neige, mais il faut croire qu’ils étaient tellement ivres de fureur, qu’ils avaient tellement couru en tous sens qu’il leur fut impossible de retrouver le chemin que nous avions emprunté. Pourtant, on ne pouvait rester là plus longtemps ; les légionnaires ne partaient pas, vidaient les maisons, cherchaient les occupants, s’emparaient des bêtes. La forge surtout les intéressa et ils tournèrent longtemps à l’intérieur. Il fallait faire quelque chose car ils nous auraient trouvés tôt ou tard. Alors quand les pas s’éloignèrent un peu, je suis sorti parce que je savais qu’ils reviendraient d’un instant à l’autre. J’étais le premier à l’intérieur, il n’y avait pas de place pour me doubler dans ce réduit exigu ; c’était donc moi qui devais m’en extirper et faire diversion. Pour sauver les miens, ceux que j’aimais. Dehors, tout était en feu ; les flammes se réverbérant sur la neige, il y avait presque autant de lumière qu’en plein jour. J’ai couru dans une direction en faisant croire que je sortais d’une des habitations en feu. Je suis tombé nez à nez sur un Romain surpris de trouver enfin un de ces maudits barbares ; j’ai bondi de côté pour ne pas être pris, j’ai continué de courir en direction opposée de la cachette. Ils m’avaient vu parce que je voulais qu’ils me voient ; ils m’ont tous couru après parce que j’étais la seule proie qui s’offrait à eux. Je n’ai dû mon salut, celui de ma famille aussi, qu’à ma rapidité à travers bois. Je me souviens que leur chef avait un animal, une sorte de chien aux membres très effilés, qu’il lâcha dans mon dos en criant « Atia, Atia, Atia ! », ou quelque chose comme ça. L’évocation de l’animal le poussa à regarder ceux qui entouraient le feu. Tous étaient calmes, ne bougeaient pas ; certains étaient partis, d’autres venus pendant qu’il parlait. Le lynx surtout semblait s’être endormi pour de bon, ses lourdes pattes repliées dans sa fourrure dense, ses paupières ourlées de noir paisiblement closes. Sa tête ensommeillée gardait sa dignité en même temps qu’elle gagnait quelque chose d’attendrissant. – C’est ainsi que tu es devenu l’élève d’Atis ?, poursuivit Magon. – Oui, mes parents me l’ont suggéré car ils comptaient parmi les derniers fidèles de la Déesse et ils jugèrent que ce n’était pas un hasard si ayant échappé à une bête féroce appelée Atia, je pouvais devenir l’élève d’un être bon et sage prénommé Atis. Je ne connaissais guère le culte de Calroë, mais ils me présentèrent au druide qui reconnut en moi un cœur pur, enfin je crois… Il se tut, gêné par sa modestie, incapable d’en dire davantage après s’être complimenté de la sorte comme si ce bref éloge lui avait échappé par inadvertance et qu’il devait s’en excuser en gardant le silence aussitôt. 164

– Nourris-tu une quelconque haine pour les Romains ? Pour nous, les hommes du sud ? – Aucune, bredouilla-t-il ; le culte de la Déesse l’interdit. – Et toi, dit soudain Atis, qu’as-tu à nous apprendre sur toi, Magon de Malte ? Au récit de Dagios, Magon avait pensé à ses propres parents. Puisque c’était confidence pour confidence et que la discussion ne pouvait que les rapprocher, il se livra à son tour : – Moi, je n’ai pu sauver les miens. Parfois je me dis que j’ai été le pire fils qui soit. Pour voyager, pour étudier, pour consacrer ma vie à ce plaisir personnel, j’ai été égoïste et je les ai quittés sans penser au vide que laisserait mon absence. Quand je suis revenu chez moi, des années plus tard, ils avaient été emportés par une épidémie de peste. Ce n’est pas la visite de leur tombe qui m’a le plus choqué, car ils étaient là devant moi ; même morts, ils étaient présents. Ce qui m’a bouleversé, c’est la maison familiale que j’ai découverte dépeuplée malgré notre foule d’esclaves parce qu’elle me renvoyait à ma soudaine solitude et à la responsabilité de mon abandon. Je revois encore les pièces sombres ; je sens encore la froideur du carrelage et l’ombre du portique. Je ne la supportais plus, cette maison, je l’ai vendue. Vous n’imaginez pas comment le soleil et le ciel azur peuvent aussi être signe de mort. J’étais fils unique. Un enfant devrait toujours savoir que ses parents, si supérieurs à lui soient-ils, ne sont pas immortels ; ce sont les êtres en qui l’on place une confiance aveugle et l’on s’aperçoit un jour qu’ils trépassent comme tous. – Si tu te reproches cet abandon, se contenta de dire Atis, peut-être comprendras-tu le sens véritable du don de soi. Dagios le regardait. Ils étaient antithétiques tous les deux. Lui avait le teint blanc, des yeux clairs, était vêtu d’habits simples et prétendait tirer sa science de la seule fréquentation de son maître ; Magon, au contraire, avait la peau brune, les prunelles noires, portait des vêtements exotiques et il leur rappela sa passion des études, son projet d’écriture, l’itinéraire qu’il avait déjà accompli. Atis s’assombrit à ces idées. Lui seul ne prit pas la parole ce soir-là, demeura dans son mutisme. Comme il avait avalé son repas, Magon se sentit soudain las de la journée. Ce fut uniquement à cela qu’il reconnut qu’il devait être bien tard car la fraîcheur de l’air, l’obscurité des bois n’étaient pas plus importantes le soir sous ces feuillages et il était impossible d’avoir une idée précise de l’heure qu’il était. La journée, considérée à rebours, avait été d’une rapidité déconcertante comme si les prodiges auxquels son cerveau avait été confronté lui avaient fait perdre la mesure du temps. Ils se levèrent, 165

éteignirent le feu. Le lynx se réveilla avec paresse, disparut d’un bond silencieux entre deux arbres, entraînant derrière lui la bande de petits animaux encore présents auprès d’eux. On laissa Magon puiser dans un profond tas de feuilles très molles et très douces pour s’aménager une couche. Le druide et son disciple dormaient dans la même pièce, chacun à un coin de l’espace aménagé, et leur hôte fut libre d’en trouver un autre pour lui. Il se demanda pourquoi on ne le faisait pas dormir dehors comme on ferait de n’importe quel étranger et ne sut si c’était là une marque de confiance ou le signe qu’on voulait le surveiller de près. Couché, fourbu, il crut sombrer rapidement. Pourtant il n’en fut pas ainsi. Au moment où il allait s’endormir, le sommeil ne vint pas et il commença à réfléchir, à retourner ses pensées en même temps que la masse de son corps. Une heure, deux heures peut-être s’écoulèrent pendant lesquelles il revécut l’intégralité des événements antérieurs et parvint à la conclusion que son odyssée en Gaule prenait une tournure réellement inattendue. Puis il repensa à son livre, à son désir de voir ce que les siens n’avaient jamais vu, songea que tout ce à quoi il avait assisté dans la seule journée d’aujourd’hui y figurerait très bien. Mais un doute affreux le prit à l’idée qu’il ne se souviendrait pas de tout plus tard, quand il retrouverait de quoi écrire, ou alors qu’il déformerait certains éléments. Il fut soudain dévoré du besoin irrépressible de noter ce qu’il avait découvert. Pas la moindre tablette, pas le moindre papyrus ! Les Gaulois ne conservaient rien par écrit, encore moins ceux qui vivaient au fond des forêts. Il n’y avait rien ici, rien qui pût lui permettre de garder en mémoire autant de choses inouïes ; toutes ses affaires étaient à Génabum qui lui semblait si loin et si près. L’idée folle lui vint alors de profiter du sommeil des deux autres pour aller chercher ce qu’il fallait. L’arbre était plongé dans le silence, tout reposait ; lui seul ne dormait pas, c’était faisable. Il s’y rendait au cours de cette nuit qui n’en était pas vraiment une, faisait le chemin en sens inverse, revenait au matin l’expliquer à Atis qui comprendrait forcément. Il hésita, voulut s’endormir pour de bon, se retourna, hésita encore. Non, c’était trop important, il devait tenter le tout pour le tout. Son corps décida presque pour lui en le levant d’une poussée. Il marcha à pas de loup, s’habilla, enfin sortit sans bruit. Dehors la forêt l’attendait, dans son immensité mystérieuse. Il n’eut pas peur.

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VI L’ACCUSÉ

La marche vers Génabum ne fut pas difficile ; elle fut impossible. L’abrupt escalier de racines qui ceignait l’arbre d’Atis était couvert de mousses et de feuilles. À peine au-dehors, Magon manqua d’y glisser et de se rompre les os en tombant dans le vide. Le premier étage était déjà haut. Il se rattrapa in extremis en plantant la pointe métallique de son bâton dans le tronc du grand chêne, eut du mal à retrouver ses appuis. Il ne se démonta pas cependant, il lui en fallait bien plus quand il s’agissait de rejoindre ses chères études. Il entama, une fois au sol, son chemin sans se retourner car la nuit n’était pas sombre et il ne devait tarder parce qu’il ne savait combien de temps il avait exactement devant lui. La forêt était calme, plongée dans une profonde léthargie et les mêmes brumes cuivrées que le jour. Elle n’avait rien de l’obscurité inquiétante des nuits commune aux autres bois. Elle ressemblait plutôt à ces mondes nébuleux et très doux que l’on ne découvre qu’en rêve. D’abord il entreprit de suivre les rigoles d’eau – cette eau si surprenante qu’elle continuait de luire même la nuit : elles lui semblaient un guide sûr parce que, venant de la source sacrée interdite, elles menaient au Divonant, de là jusqu’à la ville et la Loire où le ruisseau devenu rivière se jetait. Lors de son arrivée, il n’avait guère été attentif au système et à l’ampleur de ce réseau de rigoles naturelles. Aussi fut-il étonné, à mesure qu’il les enjamba, d’en compter une infinité qui sillonnait les herbes, droites ou sinueuses, s’écoulant en des sens contraires, de débits et de volumes sonores différents, sous la forme de filets qui se divisaient, se ramifiaient, se confondaient sans cesse. Certaines étaient même souterraines, entraient là sous un tapis de trèfle, ressortaient plus loin derrière une roche à moins que ce ne fût un second canal invisible ailleurs qui eut pris la place d’un premier ici. Le sol en était comme troué de toutes parts, soutenu d’eau, instable et spongieux ; il crut un instant sentir la terre elle-même tanguer sous ses pas. Il ne sut lesquelles de ces petites tranchées allaient dans la bonne direction si bien que croyant approcher de son but, il s’en éloigna au contraire.

Assez vite il fut perdu et ne retrouva pas les racines immenses qui se courbaient comme des portes. Pire, il s’aperçut qu’il tournait en rond quand, ayant remarqué une zone de chablis au milieu de cette nature luxuriante, il lui sembla peu après la parcourir à nouveau, puis encore plus tard. Il y avait là deux grands érables déracinés qui avaient écrasé sous leur poids les arbustes alentour. Leur présence en ces lieux où aucun élément naturel – ni vent, ni foudre, ni neige – ne devait mettre à mal la végétation était suffisamment étonnante pour que Magon hésitât. Mais comme il s’avançait chaque fois d’un endroit différent, débouchant tantôt face aux racines, tantôt face à la cime abattue ou au tronc couché d’un des deux arbres, il doutait encore. La disposition était pourtant identique, comme le mélange de terre, de cailloux et de bois qui avait permis à des fougères de les recouvrir çà et là. Ce ne pouvait être un hasard. Alors la forêt lui parut plus labyrinthique que les anciens labyrinthes d’Héracléopolis, de Crète ou de Lemnos. Elle n’avait pas comme eux de voûtes en pierre polie ni de colonnes de porphyre ou de marbre de Paros, aucune figure de dieux, aucune image de rois, aucune effigie de monstres, sinon la présence indicible et diffuse de Calroë dont il marchait pour ainsi dire dans les entrailles tant il la sentait partout épandue autour de lui. À la différence de n’importe quel dédale, elle ne lui opposait pas de parois contre lesquelles il serait venu se heurter ni de voies sans issue qui l’auraient obligé à faire demi-tour ; il lui semblait même dévaler le terrain d’une descente insensible et sans fin. C’était plutôt comme si la déesse avait posé sa grande tiare et le laissait se débattre à l’intérieur, glissant sur ses limites quand il les touchait et ayant l’impression de progresser quand il ne faisait qu’avancer, reculer, tourner dans ce lieu clos en un perpétuel mouvement de va-et-vient. Il entendait la forêt souffler, respirer avec haleine sous son parcours, analogue à l’écho d’une grotte invisible où il se serait aventuré. Les astres ne lui étaient d’aucun secours car le houppier des arbres, trop élevé, cachait toute vue sur le ciel ; les dernières rigoles d’eau avaient disparu et il ne parvenait à les retrouver. Toutefois jamais il n’eut peur. Il ne rencontra aucun animal. Les rapaces nocturnes ne volaient, les prédateurs ne rôdaient et il continuait d’aller seul, perdu dans cette immensité. Il s’attendait à revoir au moins le lynx pacifique qui traînait dans les parages mais même lui ne reparut. Il regretta d’avoir quitté Atis et Dagios. Il arrive parfois qu’en tournant en rond, on suive en réalité un chemin invisible. Au terme d’une grande boucle, un esprit omniscient l’aurait averti, s’il l’avait rencontré, que le hasard de son égarement le poussait, sans qu’il le sût, vers la source sacrée qu’Atis lui avait interdit d’atteindre. Mais il allait, innocent de sa faute, et, comme il s’en approchait 168

dangereusement, il aperçut, au milieu d’un taillis, deux yeux qui le scrutaient. Il tressauta de surprise. Il aurait pu passer à côté d’eux sans même les voir tellement le reste du corps auquel ils appartenaient était caché dans les fourrés. C’étaient deux globes rougeâtres et brillants, aux pupilles allongées, qui flottaient dans le noir et qui s’avancèrent pour venir à sa rencontre. Au-dessus d’eux, Magon découvrit l’ombre finement détachée de deux bois de cervidé. Il crut un instant reconnaître ceux que portait d’ordinaire le druide. Il se trompa. Ce fut un véritable cerf qui sortit de nulle part et qu’il reconnut aussitôt : ce cerf, c’était celui qu’il avait entraperçu la veille en venant en forêt. Malgré la nuit, il l’examina à loisir. Hormis une bosse dorsale plus foncée, il était blanc, mais d’un blanc flavescent qui paraissait si pur dans le noir qu’on eût dit un camée d’albâtre jaune miel sur un fond sombre d’onyx. Sa taille imposante de mâle équivalait le double de celle d’un daim au garrot ; son pelage était abondant et très long sur le poitrail où des poils plus épars que les autres dessinaient un motif curieux, une sorte de visage d’homme pourvu que l’on eût quelque peu d’imagination. Sa ramure surtout, sa ramure pouvait mesurer jusque dans les huit coudées à l’œil nu, bien plus que celle d’un spécimen anodin, et, s’il était avéré que la corne brûlée de cerf mettait en fuite les serpents, alors celle-ci aurait chassé un dragon tellement elle était impressionnante. L’animal avait quelque chose de primaire dans son allure. Il était trop puissant, ses bois trop lourds, son pelage trop fourni, ses cuisses trop massives malgré des pattes assez fines. L’intuition première de Magon se confirma : il aurait juré, à s’en couper la main, que cette bête était la dernière d’une espèce disparue, un individu échappé à la violence des siècles et relégué à la solitude de quelque terre barbare où elle ne faisait que survivre péniblement. La longévité des cerfs était certes reconnue, mais il eut l’impression que celui-là avait des millénaires derrière lui, qu’il remontait à l’époque lointaine où Orphée modelait la nature au son de sa lyre. Il aurait comblé un chasseur en manque de trophée prestigieux car les beaux cerfs de Thessalie, d’Asie, de Bactriane n’étaient rien en comparaison de lui ; ceux dont on rapportait qu’ils allaient à la nage de Cilicie en l’île de Chypre paraissaient même moins merveilleux. La créature fixait également Magon dans ce genre de face-à-face où l’homme est incapable de savoir ce que va faire la bête. Son regard exprimait la réprobation, à tout le moins la colère. Sans doute le jeune homme l’avait-il dérangé, mais il ne l’avait pas fait s’enfuir. Le cerf, qui est naturellement le gibier le plus doux, ne fut pas affolé de la présence de 169

celui qui aurait pu être son chasseur ; il montra au contraire une animosité peu coutumière, sembla presque chercher l’affrontement. Magon n’eut pas le temps d’en comprendre la cause. Croyant que l’animal s’échapperait, il le vit faire volte-face, raire et le charger. Il esquiva le coup de justesse en se jetant de côté, en eut le vêtement en lambeaux au niveau de la ceinture. De ses bois immenses, le cerf n’avait réussi qu’à arracher au sol un bout de lierre dont les lianes restèrent emmêlées entre ses bois. Il se rua de nouveau. Cette fois-ci Magon riposta, parvint à le blesser sous le cou avec la pointe de son bâton. Mais l’animal frappa fort lui aussi et le percuta à la tête où il lui laboura la tempe de son empaumure. Magon fut projeté contre une souche et tomba, inanimé. Quand il revint de son évanouissement, il était étendu sur une litière de feuilles au milieu d’un ensemble de rochers. Ses yeux peinèrent à s’ouvrir, sa tête tournait. En se haussant sur les coudes, il aperçut Atis assis près de lui qui l’observait et méditait. Un petit feu brûlait entre deux pierres et lui réchauffait la plante des pieds. Il remarqua alors qu’il n’avait plus ses chaussures ni ses vêtements. Ils furent longtemps sans se parler. Le druide demeurait silencieux, impénétrable. Il lui rappelait étrangement le cerf qui avait failli le tuer et dont le souvenir se troublait dans sa tête encore lourde de vertiges. Tout chez lui, de sa barbe dorée à son poitrail velu, de sa cape blanche aux bois qu’il portait en guise d’ornement, lui semblait présenter quelque chose d’analogue. Il n’y eut pas jusqu’à ses yeux dont il ne se demanda si la veille encore ils possédaient cette pupille horizontale qui se voyait de si loin. Ce fut alors qu’il remarqua qu’Atis saignait légèrement au niveau de la clavicule et cette ressemblance de plus le troubla profondément. – Depuis combien de temps…, demanda-t-il enfin sans achever sa question parce qu’il avait la gorge sèche et des difficultés à parler. – Tu dors ? Quasiment un jour. Tu as rattrapé le sommeil qui te faisait défaut. – Et toi, tu…tu es blessé ? – Ce n’est rien. Une simple ronce. Il avait l’air de ruminer une colère sourde qu’il ne se décidait à exprimer. Magon comprit qu’elle était sûrement due à sa fuite à son insu. Il voulut s’en excuser, mais esquissa un mouvement si brusque qu’il dut se porter la main au front. Il sentit alors une plaie juste cicatrisée, douloureuse et sévère, qui lui balafrait la face du coin de l’œil droit aux cheveux. – Ton visage, au contraire, est bien abîmé, fit le druide. – Mon visage…le cerf, il m’a chargé… – Tu as bien failli y perdre l’œil. J’ai appliqué l’astranore dessus ; tu guériras. Mais ta blessure était profonde, il faut te reposer. Bois. 170

Il lui tendit un nouveau breuvage dans un récipient de forme brute. Magon porta la mixture à ses lèvres sans savoir de quoi elle était composée. Il sentit surtout un goût âcre qu’il ne put définir. – Qu’est-ce que c’est ? – L’herbe sainte entre dans la composition, c’est tout ce que je peux te dire. On l’utilise pour tirer les sorts ou prédire l’avenir. Cela t’aidera à y voir plus clair. – Comment as-tu su que j’étais parti ? – Le chêne. Il a crié quand tu as enfoncé ta lame en lui. – L’arbre ? Je n’ai rien entendu. – Avec le temps tu apprendras peut-être à l’entendre. – Et comment m’as-tu retrouvé ? – Je n’ai jamais perdu ta trace. Ce qui est n’est pas nécessairement ce que l’on croit voir. Ce cerf qui t’a attaqué ne te voulait sans doute pas de mal, il cherchait simplement à t’éviter pire malheur que sa charge. – Atis, je ne me suis pas enfui. Ne crois pas que j’ai cherché à vous trahir. Je connais trop le prix d’un accueil et la confiance qu’il implique. J’ai simplement voulu récupérer de quoi écrire pour consigner tout ce que tu m’apprendrais. Ton enseignement m’est tellement précieux, tu comprends. Mais les dits se perdent sans mémoire, tandis que seuls les écrits restent. – À moins qu’écrire fige les mots et les réduise à néant en rendant nos pensées immobiles et mortes. Nos paroles vivent de la vie de notre esprit ; quand nous disparaissons, elles survivent dans le souvenir qu’on laisse derrière nous en nous permettant de dialoguer encore avec nos héritiers. Si on les fixe pour de bon, elles ne sont rien de plus qu’un coup de burin dans la pierre, une matière inerte, le cadavre de notre langue. Je n’ose imaginer ce que seraient les mythes de Calroë consignés par écrit. Toutes les versions que j’en connais, toutes les variantes que la Déesse m’inspire, il faudrait choisir entre toutes, sans compter les mauvaises mains entre lesquelles elles tomberaient… Ce serait désastreux. Les dits risquent certes de tomber dans l’oubli, mais c’est à cela précisément que l’on reconnaît leur richesse : un trésor n’est pas un trésor si l’on ne tremble de le perdre. C’est ce que vous autres, les hommes du sud, ne comprenez pas. Et puis ces lieux ont peut-être plus de mémoire que tu ne le penses… – Que veux-tu dire ? – Peu importe. Je ne t’en veux pas d’avoir voulu aller là-bas pour les raisons que tu évoques. Je ne t’empêcherai pas non plus d’y retourner, mais vois ce que la société devient en ton absence. Il s’était radouci. Il lui indiqua le petit feu qui brûlait à ses pieds. 171

Magon s’assit pour de bon, regarda la flamme qui vivotait, faisant craquer le bois, tordant parfois une brindille qu’elle consumait. Elle dansait comme une ménade prophétesse et, en exécutant sa danse, elle eut bientôt des mouvements qui l’allongèrent, la grandirent, la firent devenir immense comme une tenture houleuse dressée devant lui. À l’intérieur, des formes, d’abord très vagues, s’agitèrent, se précisèrent. Il crut reconnaître des tours carrées, des toits de maisons pentus, des visages dans les nuances d’or, de rouge et de noir et en eut d’abord un mouvement de recul. Il comprit que c’était le breuvage qu’il avait bu qui lui suscitait ces visions. Mais il était trop tard. Déjà les tours se complétaient de palissades, les toits des maisons laissaient toucher le chaume qui les constituait, les faces montraient leurs sourires grimaciers dans de semblables expressions. Il était comme ensorcelé, ne pouvait se défaire de ce qu’il voyait et ce qu’il voyait le transportait à deux dizaines de lieues de là. Soudain Atis jeta une poudre dans le feu et Magon ne fut plus ici mais là-bas, à Génabum. Il eut du mal à reconnaître la ville parce qu’il n’y était allé qu’une seule fois, qu’il s’était limité à son port, ce qui était trop peu pour différencier cet oppidum d’un autre. Il fut pourtant certain d’y être sans en avoir de preuve. De toute façon il n’eut pas le loisir d’y réfléchir. Quand le cadre fut fixé, que les visages reposèrent sur des corps, les gens s’animèrent, parlèrent, se mirent à vivre. Un drame commença sous ses yeux, auquel il assista de près comme s’il fût aux premières loges et à dix endroits à la fois. Une foule était assemblée sur une place rectangulaire, bordée de huttes basses serrées et pavée de galets certainement tirés du fleuve. Un bâtiment plus grand que les autres la dominait, qui ressemblait à un tripot par l’allure louche qu’affichait sa porte dont des hommes éméchés et joyeux sortaient de temps en temps. Une enseigne y indiquait sur un panneau de bois Allobroga copona – faute de latin complétée de la peinture maladroite d’un tonneau gaulois et d’un vase à boire romain à l’adresse de ceux qui ne savaient pas lire. C’était une taverne manifestement, et un relais. Sur son côté se voyait une écurie où des bêtes attendaient que leurs maîtres eussent cuvé pour revenir vers elles. Magon pensa à l’âne qui portait ses instruments et ses notes de voyage ; peut-être était-il ici, mais il ne l’entrevit pas. Tout autour, la place s’organisait selon une mise en scène énigmatique et se trouvait dans une ébullition qui annonçait quelque chose d’imminent. Par les interstices laissés libres dans la foule, on pouvait voir une large allée 172

vide qui menait à une haute estrade érigée en face de l’auberge ainsi qu’à une étroite cage en osier suspendue au-dessus d’un tas de bois et de paille. Des tablettes votives, qu’il reconnut aisément parce que le monde méditerranéen avait les mêmes, s’y amoncelaient, sans inscriptions gravées mais avec des dessins, des symboles qui étaient autant de mots de vengeance et de malédiction. Deux braséros de métal, emplis de charbons ardents, étaient disposés à côté et semblaient réchauffer l’air. Le reste du décor était glacial, nimbé de nappes blanchâtres qui laissaient deviner de vagues murs de torchis et des rues adjacentes dont certaines devaient descendre vers la Loire. Magon ne put se repérer davantage. Il fut étonné d’apercevoir une brume si épaisse et si froide flotter dans la flamme qui lui procurait sa vision. Le soleil était voilé, il ne parvint à savoir si ce qu’il découvrait s’était passé auparavant, se passait en même temps ou se passerait plus tard. La cohue grossissait. De nouveaux venus sans cesse s’agglutinaient et pressaient les rangs de ceux qui étaient déjà là. La cité entière semblait affluer vers ce qui devenait, l’espace d’un moment, son cœur névralgique. Ailleurs tout devait être désert, tout semblait à l’arrêt. Le choc des marteaux tapant sur l’enclume, le bruit des vendeuses de rue, des chevaux qui trottent et des bœufs qui traînent leurs sabots, le crissement des cordes qui craquent et des coques halées sur la rive, chaque son s’amenuisait làbas pour amplifier ici le brouhaha grandissant. Les sentinelles des remparts elles-mêmes, sans quitter leur poste, étaient tournées vers l’intérieur pour suivre avec curiosité le déroulement des événements à venir. On se parlait, on se hélait de loin et les voix de chacun étaient couvertes par les gueulardises des marchands de pâtisseries qui arpentaient la place. Tout le monde semblait s’être donné rendez-vous et chercher le meilleur coin pour profiter de ce qui allait arriver. – Hé ! Marcus !, entendit-on un gaillard crier très fort à un homme qui se tenait, droit comme un i, tout près de l’allée et de la cage d’osier. Viens avec nous, ne reste pas là ! – Merci, Porius, mais je ne veux pas perdre ma place. – Ne fais pas l’idiot, dit un autre. Viens ! – Non, non, c’est comme au cirque, ça va bientôt commencer ! Ce Marcus – non pas le Tarentin mais le Sarde, comme quelqu’un précisa très haut –, était manifestement un gentil étourdi qu’on voulait faire revenir parmi les siens, à l’endroit où une quinzaine de commerçants romains s’étaient assemblés entre eux. On lui parlait à quelques pas de distance qui semblaient dédoublés tant le monde réuni était nombreux et composé uniquement de barbares. Alors Magon remarqua que la disposition de la foule qui s’accroissait encore ne devait rien au hasard. En 173

regardant avec plus d’attention, il comprit qu’elle s’était organisée suivant cet ordre instinctif qui fait spontanément se masser les individus selon leur sexe, leur origine, leur caste. Chacun y était. De part et d’autre de l’allée dont on respectait avec discipline le tracé, se trouvait le peuple des artisans, commerçants et paysans carnutes avec ce qu’il comprenait de forts et de chétifs, de femmes et de marmaille, de gens éreintés qui venaient au plaisir d’un délassement si rare dans leur vie. Derrière leur rangée ondulante et longue comme une couleuvre se répartissaient d’autres groupes qui semblaient vouloir ne pas se mêler aux premiers parce qu’ils se jugeaient pires ou à part. C’étaient les franges louches de la société, les rebuts et les parias que la communauté nourrit en son sein ; les mendiants aux traits ravagés par la misère, trop inutiles pour aspirer aux premières places, trop honteux pour s’y imposer dignement ; les filles publiques qui ne travaillaient pas ce jour mais faisaient bloc pour ne pas être importunées par les hommes oisifs qui les entouraient ; les criminels qu’on identifiait à leurs vêtements amples pour cacher la lame qu’ils colleraient à la gorge ou courts pour s’éclipser sans être retenus dans les ruelles ; enfin tous les désœuvrés, les flâneurs, les paresseux, inoccupés par le travail, libres de tout enrôlement, manipulables à souhait et susceptibles de s’en prendre tour à tour à un homme puis un autre comme le vent tourne. Le peuple ne se mélangeait pas, mais la foule se compactait. Les gens honnêtes voyaient les individus douteux se rapprocher et concevaient la vague crainte de les savoir dans leur dos. On dialoguait pour ne pas y penser, on colportait toutes sortes de bruits farfelus dont Magon eut du mal à cerner le sujet : – Il est entré dans le pays avec une bande de trois dizaines d’hommes, disaient les uns. – Je l’ai vu quand ils l’ont ramené, répondaient les autres. Il était couvert de sang, il en avait jusque sous les ongles. – Il paraît qu’il a arraché la tête d’un enfant, renchérissait-on, et qu’il s’est servi de la cervoise dans sa gorge comme dans une coupe. – C’est toujours la même chose avec les Bituriges. Ils portent leur orgueil jusque dans leur nom. Au-delà, près de la vaste estrade, se distinguaient les nobles qui jouissaient d’un espace plus large. Ils étaient arrivés sans doute après le peuple et, entourés de leurs hommes de garde, s’étaient frayé un chemin à coups de boucliers à travers la foule. Ils n’habitaient certainement pas tous en ville, mais ils étaient là eux aussi, pour assister à un événement qui ne manquerait pas d’être important. Leurs luxueuses carrucae et leurs jolies bennae d’osier stationnaient à plusieurs pas de la place. 174

Les princes étaient debout, répartis selon les clans, reconnaissables aux motifs de leurs tartans où les quadrillages succédaient aux rayures et les tons bigarrés aux couleurs les plus intenses. Ils avaient revêtu leurs magnifiques costumes d’apparat. L’or et le bronze luisaient. C’étaient des tuniques ouvragées, des manteaux de laine chaude, des coiffures rehaussées de gemmes inestimables et, devant celui-ci, celui-là ou cet autre, une haie d’hommes en armes faisait un rempart. Les princesses au teint blanc étaient assises deux pas derrière, dans leurs robes frangées d’or et d’argent, montrant ostensiblement leurs bracelets de verre, leurs colliers d’ambre, leurs bagues à chaque doigt. Deux chefs, accompagnés de leur suite, semblaient particulièrement s’opposer tout en se tenant très proches. Le premier avait la face épaisse engloutie de barbe rousse, des cheveux longs tressés en nattes grossières, la peau laiteuse, l’œil quelconque, le ventre tenu par sa cotte de mailles comme une barde de lard. Il portait un casque de bronze surmonté d’un corbeau en argent, une cape bleue, des braies à petits carreaux bruns et jaunes et s’appuyait sur une épée massive tournée vers le sol. D’aucuns l’appelaient vergobret avec honneur, et Magon savait que ce titre désignait chez les Gaulois un magistrat de premier plan. Le second, tête nue mais enveloppé dans un beau manteau pourpre et or, était son inverse en tous points. Il dégageait une prestance parce qu’il était grand et fort, d’une figure agréable et que la prunelle de ses yeux, rendue plus brillante par les mèches ténébreuses qui tombaient au-dessus, révélait un être intelligent, presque visionnaire. Un conseiller le nomma stratège, et Magon ne douta pas qu’il était un chef militaire de valeur. Surtout, il n’était pas vêtu d’une cotte de mailles comme l’autre, mais d’une cuirasse évasée vers le bas sur le modèle des héros grecs. Les traits et lignes de son armure ne suivaient pas la forme des muscles du guerrier mais figuraient divers symboles dont la signification semblait liée, sans qu’un étranger pût la comprendre. Au centre était en effet représenté un sanglier furieux aux prises avec un loup et leur combat était encadré des représentations de ce qui semblait être en haut, près du cou, une allégorie du ciel, au niveau des pectoraux, un dieu solaire et une déesse lunaire et, plus bas, sur les flancs, un personnage guérisseur et sa parèdre forgeronne. En face des nobles, près de la copona d’où sortaient leurs concitoyens avinés, attendaient enfin les légionnaires romains, immobiles, jambes écartées, pilum et bouclier au bras, montrant par leur calme détaché qu’ils étaient des spectateurs distants et ne souhaitaient pas intervenir. Ils se tenaient en retrait parce qu’ils étaient de toute façon une médiocre trentaine, à laquelle s’ajoutaient les négociants remontés du port – autrement dit une goutte d’eau dans l’océan de Gaulois qui les 175

submergerait aussitôt qu’il voudrait rouler ses vagues contre eux. Ils formaient un fragile carré accolé à l’auberge, ne se sentaient pas pour autant menacés. À la différence de l’aristocratie locale, ce n’étaient pas eux cette fois qui prenaient soin d’écarter le peuple, mais c’était le peuple qui ne voulait s’approcher d’eux et laissait un écart important avec lui. En leur centre, des officiers donnaient les ordres, discernables au panache de leur casque, dont le plus gradé tenait d’une main son cep de vigne et de l’autre une sorte de chien en laisse que Magon, parce qu’il avait beaucoup lu et voyagé en Égypte, reconnut facilement être un chacal en s’étonnant de la présence d’un tel animal par ici. Les soldats avaient l’œil vide sous le commandement, auraient voulu être ailleurs ; seul leur centurion regardait d’un air attentif et envieux la scène qui se préparait comme s’il attendait quelque fin horrible avec une croissante excitation, tandis que loin de lui des Celtes craintifs se méfiaient à voix haute en pointant l’animal. C’était la bête infernale, le monstre, la créature de son Teutatès. Ce fut alors que Magon vit sortir de la taverne un homme qu’il connaissait bien : Asinus ! Asinus qu’il n’avait plus vu depuis dix jours au moins et qu’il fut d’abord soulagé de retrouver inchangé. Le compagnon d’hier, avec qui il avait voyagé depuis Marseille, claudiquait toujours légèrement en traînant sa bosse comme s’il dissimulait sous son manteau le fardeau de ses fourberies et ses plans de commerce. À son accoutumée, il était suivi de son esclave Scythès qui portait sa précieuse sacoche, mais dont Magon remarqua, sans se l’expliquer, le visage couvert d’ecchymoses. Asinus fit quelques pas au-dehors, alla se positionner avec les citoyens de Rome. Il était discret, ne parlait à personne, semblait vouloir se fondre dans la cohue et s’y faire oublier. Magon le surprit pourtant à jeter un clin d’œil de connivence envers l’homme au chacal qui lui répondit d’un hochement de menton entendu. Il essaya d’adresser le même regard aux nobles, mais ceux-ci ne tournèrent pas la tête en sa direction à l’exception de l’un d’entre eux, un homme fier aux yeux verts grisâtres, qui lui lança des regards assassins en paraissant le surveiller. Sans savoir dire pourquoi, Magon eut l’intuition que son ami avait joué sa part dans ce qui allait arriver parce qu’il le savait capable des doubles jeux les plus fous. Puis, comme il parcourait la foule d’un air distrait, Asinus lorgna du côté des prostituées qui se trémoussaient pour attirer l’attention de Scythès qu’elles n’avaient pas manqué de repérer. Il ouvrit soudain de grands yeux. Qu’avait-il aperçu ? Quelle fille l’avait donc arrêté ? Magon ne put le découvrir jusqu’au moment où un lourdaud essaya d’enlacer par plaisanterie une petite rousse à la chevelure incendiaire qui le repoussa comme il fallait. Il vit alors Asinus sursauter, tendre le cou pour suivre anxieusement la défense de la fille. 176

C’était elle qui l’intéressait, cette beauté modeste, à peine remarquable, mais qui avait en vérité quelque chose de séduisant, d’envoûtant même dès lors qu’on voulait bien lui prêter attention. Asinus entiché d’une fille de joie ? Il fallait le croire tant il paraissait, sous l’effet de la passion, incandescent comme le tison rougeoyant d’un brasier alors que Scythès, derrière lui, restait impassible et froid – une statue blanche de marbre. L’improbable jeu des amours fut cependant interrompu par l’irruption d’un dernier personnage haut en couleur qui imposa le silence aux filles et suscita la joie des Romains les plus gais comme s’ils retrouvaient en lui un compère de toujours. Il était sorti de la taverne, s’avança pesamment en faisant l’orgueilleux jusqu’à prendre près de l’allée une place qu’on lui céda volontiers. Il avait les poings énormes et les épaules solides comme deux barriques de vin, la moustache ondoyante et touffue, le crâne dégarni, les joues rougeaudes, l’œil noyé de larmes d’être sorti de son repaire au grand jour. Les prostituées, pourtant séparées de lui par l’allée centrale, le saluèrent craintivement. Tous les Italiens l’entourèrent, heureux de le voir ici, en pleine rue ; ils l’accueillirent avec un mélange de respect gaillard et de réjouissance obligeante. Il semblait, au milieu d’eux, un Gaulois plus romain que les fils de la louve, le seigneur des soulards qui rabaissait les vainqueurs aux gauloiseries médiocres des vaincus. C’était le tavernier, le vrai chef de la ville. Magon le comprit aussitôt car, même s’il ne buvait jamais ou peut-être pour cette raison, il savait qu’en Gaule celui qui donnait à boire était le maître du pays. La femme qui l’accompagnait, une blonde aux yeux de vache, était grasse et désirable. On eût dit deux divinités fécondes, lui de l’ivresse, elle de l’abondance, à eux deux de la débauche. – Dire que je l’ai nourri, que je lui ai servi à boire, que je lui ai proposé mes filles, à cette crevure de porc !, tonna le type en oubliant de dire ce qu’il prenait d’argent pour chaque consommation. Fannia me disait qu’il était louche, qu’on devait l’avoir tiré de l’ergastule ! Si j’avais su qui c’était, je l’aurais éviscéré moi-même, ce ladre à ténia, et j’aurais foutu ses intestins au pot-au-feu ! – Moi, patron, fit un autre, figurez-vous, il était tout près de moi quand je dégustais votre massique avec compère Tubula qu’il a supprimé. Et tout le monde sait que votre vin est aussi bon qu’il vient de loin ! Eh bien, croyez-le, ça me fait vomir maintenant que j’y repense ! Ah, c’est à vous dégoûter des crus les meilleurs ! – Faut pas s’en vouloir, l’essentiel, c’est qu’on l’ait eu, dit un troisième, et qu’il ne nuise plus aux affaires !

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– C’est vrai, reconnut l’aubergiste en tapant ses mains l’une sur l’autre, mais j’aurais pu faire la loi tout seul, et vite. Je le tenais sous mon poing l’autre jour quand il s’est emporté parce qu’il avait un plus faible face à lui. – Ce pauvre Quintus !, s’exclamèrent-ils tous en se tournant vers un homme frêle qui essayait visiblement de se faire discret. Mais quand il fut découvert, Quintus – il s’agissait de lui – bondit sur une grosse pierre qui faisait l’angle d’une ruelle et, dressé au-dessus des têtes, il leva ses grands bras, jura ses grands dieux, gesticula en tous sens parce qu’il croyait certainement donner ainsi plus de poids à ses paroles. Il appuyait sur les mots, leur attribuait différentes intonations pour prouver sa sincérité – bien réelle au demeurant si elle se mesurait à la panique qu’il laissait transparaître. – Je n’ai rien soupçonné, je vous assure !, cria-t-il en se battant la poitrine. Rien, rien de rien ! Je ne le connaissais pas, on m’avait vaguement indiqué son nom pour du matériel de chasse, c’est tout ! Et si j’avais eu vent de quelque chose, je l’aurais livré moi-même au patron. Je le dis très haut devant vous : je n’ai rien à voir avec ce Sergius de bas-étage. Et puis, il est plus un traître pour moi que pour n’importe qui car il m’a lésé avant tout le monde. C’est pourquoi je suis ici, avec vous ! Qu’est-ce que je vais dire à mes clients de Lucanie et de Sabine ? Non, non ! Des gens comme ça, qui ruinent le commerce et la prospérité d’un pays, il faut les éliminer par le fer ou par le feu ! Il n’y a pas d’autres solutions ! Les autres rirent. – Arrête, Quintus, on te croit. Tu n’as pas besoin de t’égosiller pour nous rappeler que tu es la dupe dans cette histoire. – C’est vrai, c’est vrai !, clama-t-il en constatant qu’on lui accordait crédit. C’est moi qui suis pénalisé puisque je n’ai même pas eu les pointes de flèche qu’il me faisait miroiter. Un verre de cécube à tous quand on en sera débarrassé ! Il dut se rendre compte de la folie de sa générosité car une grimace inquiète se lut aussitôt sur son visage. Il voulut se raviser, mais le patron qui escomptait cette tournée générale cria « Silence ! Ils arrivent ! » et fit taire les bouches. En effet, les plaisanteries, les apostrophes, le brouhaha, tout cessa subitement. La foule devint muette à l’approche du spectacle qu’elle attendait. Au fait, qu’attendait-elle ? Pourquoi tout ce monde s’était-il réuni ? Était-ce là une cérémonie ?, une fête ?, l’arrivée d’ambassadeurs ou d’un chef célébré ? On sentait une tension grandissante en même temps qu’un plaisir indéfini qui allumait encore mollement les esprits mais ne demandait qu’à les enflammer. 178

L’attente était à son comble quand un héraut fit une annonce retentissante que Magon comprit mal parce que le cri était si sonore que la prononciation en était altérée. Sept druides, tête nue, vêtus de simarres crayeuses et le visage assagi sous de belles barbes longues, firent leur apparition en une lente procession. Un serviteur tenait au-dessus des trois premiers une branche d’or, d’argent et de bronze et cet honneur montrait entre eux une hiérarchie différente. Le vêtement immaculé des prêtres, qui rappelait celui des disciples de Pythagore, tranchait avec les tissus bariolés dont raffolaient les Gaulois. – Les saies blanches…les saies blanches…, susurra-t-on. À leur suite parut un porteur qui éleva une statue de bois à l’adoration de la foule. Magon mit du temps à saisir qu’il s’agissait d’une effigie divine tant elle était informe et laide. Les Carnutes pouvaient donc représenter leurs dieux, mais selon quel art brut ! Rien à voir avec la statuaire grecque ou punique ! Tout indiquait au contraire un travail rapide ou mal maîtrisé, à moins qu’il ne fût volontairement ébauché pour donner une simple idée de la divinité sans révéler son image précise. La sculpture en était rudimentaire, formée d’un socle, d’un torse, d’une tête engoncée en l’absence de cou, s’échelonnant entre une matière sauvage à la base et une surface dégrossie au sommet. Elle représentait un être d’âge mûr, viril et puissant à en croire la représentation schématique de sa barbe qui rendait l’ensemble tout à fait disgracieux. Tandis qu’on déposait le dieu en face de la cage d’osier, Magon pensa qu’il devait être important parce qu’il portait une roue cosmique et un sceptre analogue à un éclair comme autant de symboles d’un pouvoir céleste. Enfin, un homme tira un prisonnier libre d’entraves sauf d’une lourde corde passée à son cou. Le prisonnier avait les cheveux ébouriffés et sales, la face tuméfiée, l’œil hagard ; malgré le froid vif il portait un colobe, cette tunique sans manches qui laissait voir les blessures à peine séchées de ses bras. Magon tressaillit quand il reconnut Sagéra, méconnaissable. Il se doutait qu’il n’était pas mort dans l’attaque de la ferme d’Anéroeste puisqu’on n’avait pas retrouvé son cadavre parmi les autres, mais il ignorait tout de son sort et penchait plus pour sa fuite que pour son arrestation. Les nappes de brume, son air farouche donnaient pourtant l’impression qu’on était allé le chercher dans le royaume des morts pour l’exhiber ici avant de l’y renvoyer. Qu’avait-il donc fait qui justifiât qu’on le traitât ainsi, comme le dernier des assassins ? Sagéra marcha fièrement devant tous ; s’il boita et chancela plusieurs fois, jamais il ne courba l’échine. Nul ne l’invectiva. Il se fit un silence de mort sur son passage, un frémissement muet qui traduisit parmi la foule une répugnance comme un désir de le voir. Tous se tendirent, les plus 179

petits se haussèrent sur la pointe des pieds, s’appuyèrent aux épaules des autres pour satisfaire leur curiosité. Les gens de bien qui étaient tout devant se navrèrent, détournèrent les yeux ou se blottirent dans leur sayon, comme s’ils avaient aperçu un titan extirpé du Tartare. Les gens de peu au contraire le scrutèrent avec intérêt parce qu’ils cherchaient à retrouver celui qu’on avait immanquablement présenté comme un des leurs, voire leur chef, et qu’ils ne retrouvaient pas ; quelques-uns crachèrent même, comme s’ils avaient dû manger une viande sans goût. Les filles enfin l’examinèrent de haut en bas, de bas en haut, sourirent à sa musculature et firent la moue à sa figure qu’elles jugèrent inquiétante ; la petite rousse d’Asinus seule sembla le considérer avec incompréhension. Mais dès qu’il fut passé, les voix se délièrent, un chuchotement parcourut la foule qui envahit l’allée et la fit disparaître comme une eau sale dont on a ôté la digue. Les commentaires allèrent bon train, alimentant les calomnies les plus fausses. On lui trouvait un air criminel. Il était horrible, il avait les dents d’un suceur de sang ; il voulait devenir roi, c’était un agent biturige ; il avait assassiné des familles entières avant de venir par ici. On en fit le monstre que tout le monde voulait voir. Magon, qui connaissait un peu l’homme et suivait la scène de loin, en fut indigné. Et tandis que la rumeur s’épaississait, les langues de brume se dissipèrent mais le ciel refusa de se dégager, interdisant encore de dire s’il serait ensoleillé ou lourd de nuages, comme s’il attendait avant de se prononcer sur la culpabilité de Sagéra. Celui-ci était sous le coup d’une accusation grave, Magon commençait à le comprendre. La foule, acquise à ses bourreaux, l’avait déjà condamné ; l’estrade où s’installaient à présent les druides était un tribunal – si tant est qu’on puisse parler de tribunal quand l’incriminé est d’emblée considéré comme perdu par ses juges ; les sortilèges des tablettes jetées devant étaient pour lui. Restait à savoir de quoi on l’accusait. Sagéra recula une seule fois, lorsqu’il vit la prison d’osier suspendue à un trépied au bout de l’allée. Ce fut le réflexe de l’homme qui sent qu’on veut l’asservir comme une bête en le faisant entrer dans une cage. Mais il se reprit aussitôt et parcourut la dernière distance tête haute. Celui qui le tirait lui ôta la corde passée à son cou, le fit monter ou plutôt le poussa tant il craignait qu’il ne voulût pas y monter de lui-même. Une fois dedans, Sagéra regarda la multitude avec la même épouvante qui fait hurler dans un cauchemar où l’on ne peut rien au malheur qui nous frappe. Il garda le silence. La cage d’osier se balançait lentement sous son poids, oscillant entre un mouvement d’apaisement et un autre à donner la nausée. À ce moment, Magon jeta un œil à Asinus, fut ennuyé de découvrir que son compagnon ne se souciait pas du déroulement de la scène, trop occupé à 180

contempler, comme un amoureux transi, la petite rousse qui le fascinait. Dans son dos, Scythès gardait son visage abîmé et vide d’expression comme un portier soudoyé et absent à la porte où les amants veulent séduire les belles. Le premier druide de la procession, celui au-dessus duquel un serviteur avait porté un rameau d’or, prit la parole. Élancé, blanc au point de se confondre avec les dernières traînées de brouillard persistantes, il était en tout point conforme aux représentations que l’on se faisait habituellement de sa caste. Il était en outre chauve et l’absence de cheveux contrastait avec sa barbe longue qui tombait jusqu’à ses flancs et qu’il portait taillée en pointe. Ses seuls yeux avaient quelque chose de terrible car ils semblaient deux trous noirs où aimait rire la mort. – Itas, Itas, c’est le druide Itas, murmura la foule, le gutuater. Par son physique inquiétant et pour ce qu’il représentait, ce druide imposait la crainte. Tout le monde se tut quand il monta sur l’estrade près des nobles. Il se mit à parler lentement et dans une langue suffisamment simple pour que Magon le comprît à peu près. Il s’adressa à la divinité qu’on avait placée sur un petit autel surélevé que tous pouvaient voir : – Ô Maître du ciel, Moteur de l’univers, Arbitre ultime du destin, nous avons donc interrogé les dieux qui veillent sur les nôtres, nos devins ici présents ont consulté le vol des oiseaux et la course des lièvres, et Celui qui préside au commerce et aux arts et Celui qui protège notre tribu et la Grande Pourvoyeuse dispensatrice de félicité nous ont indiqué que c’était à Toi que nous devions confier notre colère et notre désarroi car c’est Toi que cet individu a blessé en premier. Ô Garant du bon ordre, Toi qui conserves la stabilité aux cieux comme sur terre, nous avons tout à l’heure entendu ta décision et venons maintenant l’exposer à ce peuple qui attend de la connaître. Ô Taranis, Toi qui gardes le feu céleste, permets-moi seulement de rappeler auparavant les méfaits impies de cet homme pour que tous jugent et approuvent en leur âme. Qu’Ogmios, qui terrasse ses ennemis par la parole, me prête sa force pour le faire. Il se tourna alors vers la foule qui l’écoutait en buvant ses paroles. – Celui que vous voyez, Kénabiens, ce loup caché sous des traits d’homme, est accusé d’avoir assassiné les nôtres et projeté de réduire notre pays à feu et à sang en laissant les Romains s’emporter contre nous. C’est un Biturige ; il fait partie de ce peuple avec lequel nous avons eu des démêlés si nombreux et si graves ; voilà ce qui explique, allié à un appât du gain évident, la haine qu’il nourrit envers notre État. À la tête d’une meute de brigands, de moins que rien, il a tramé son complot, tapi dans nos forêts, rôdant autour de nos villes et attaquant nos fermes isolées à la nuit tombante. C’est peut-être votre femme, votre mari, votre enfant qui 181

a souffert sous ses coups, et si ce ne sont eux, ce sont les enfants, les maris, les femmes de vos proches ! Il commettait depuis peu ses méfaits quand nos valeureux chefs se sont laissé conter qu’un individu semait la terreur et la désolation à nos portes. Dans une chaumière non loin d’ici, dont il avait massacré les occupants et où il se repaissait de leurs cadavres, ils l’ont arrêté au terme d’un combat héroïque. Il fut alors reconnu et l’on se rendit compte de l’humiliante vérité : ce monstre nous avait déclaré la guerre en usant de notre hospitalité ! Il n’était pas un inconnu ! Il venait ici, sous nos yeux, dans cet établissement, se faisait passer pour un homme d’intègre entreprise, prenait ses informations au milieu des marchands et des fermiers qu’il tuait sans vergogne ensuite au-dehors de ces murs. Comme dans toutes les guerres, plus encore que dans les guerres menées loyalement, c’est ainsi qu’il a tenté de ruiner le commerce qui fait notre richesse ! C’est donc par le châtiment réservé aux ennemis et aux traîtres, ô Taranis qui assures l’équilibre du monde, que nous te vengerons ! Maintenant ! Tout de suite ! Sans attendre les cinq années de rigueur tant la situation est un scandale exceptionnel ! Le vulgaire en cet instant, comme noyé dans les yeux ténébreux du druide, sombra dans un déchaînement de violence aussi subit qu’inattendu tellement il fut facile à susciter. En ces temps troubles, tout le monde avait connu le vol, l’agression d’un parent dans les campagnes ou en avait entendu parler sans que les auteurs fussent retrouvés. Sagéra devenait donc le responsable des malheurs de chacun, chacun croyant voir en lui l’explication soudaine des crimes subis depuis longtemps. Oui, il était bien coupable ; il fallait le punir, le faire payer pour les autres. Les injures fusèrent à son encontre ; on lui lança de la terre, des cailloux, des excréments d’animaux qu’on ramassa à pleines mains pour lui faire sentir tout le mépris qu’on avait à son égard. Il en fut moins blessé que profondément humilié. Ce n’était plus une foule, c’était un troupeau prêt à se bousculer et se ruer vers le coupable. On eut du mal à ramener le calme. Seuls les nobles gardèrent l’attitude propre à leur rang. Et au milieu du carré de légionnaires hurlait à la mort le chacal du centurion romain, bardé de sa lourde chaîne de fer. Mais surtout l’auberge avait été pointée comme le lieu de la trahison de l’accusé qui y avait bu et mangé parmi tous. Groupés devant, le tenancier et ses clients eurent une réaction suroutrée parce qu’ils ne voulaient pas paraître avoir eu accointance avec lui. Ils braillèrent plus fort encore que les autres des « suce-couille ! », « molle-bite ! », « folle-merde ! » et ce qu’ils purent inventer de vulgaire et grotesque. Le patron sortit un petit couteau 182

qui servait d’ordinaire à peler les légumes ; il s’égosilla en faisant le geste de couper les testicules au coupable : – Yaaa ! Voilà ce que j’ai fait des traîtres à Solonium quand j’étais Agégorix et pas encore Éroticus ! Leurs injures partaient comme des postillons sales, gelaient dans l’air, se fracassaient sur le visage de Sagéra qui les regardait, éberlué, comme s’il n’avait jamais rencontré ces personnes ou ne s’en souvenait pas tant il est vrai qu’il n’y a que les habitués d’une auberge qui connaissent le taulier et ses piliers de comptoir. Il sembla seulement se crisper quand il reconnut le dénommé Quintus qui détourna la tête prestement : son visage devait lui dire quelque chose – celui d’un ancien associé – mais il donna l’impression de renoncer à s’en rappeler. Le druide Itas, lui, ne fut nullement étonné de tels débordements. Il en conçut même un sourire de satisfaction et reprit, s’adressant cette fois-ci à l’accusé : – Les preuves retrouvées sont accablantes pour toi : des armes en quantité innombrable dissimulées dans le chariot sur lequel tu as osé te pavaner en public, des plans gravés sur l’écorce avec des comptes, assurément ceux du butin que tu espérais remporter, sans parler de la résistance de tes complices qu’il a fallu faire taire en suppléant à leur langue la lame de nos épées enfoncée dans leur gorge. Mais il s’arrêta dans sa charge. La vue des légionnaires et des commerçants romains venait de lui rappeler un argument qu’il avait oublié et qui marquait pourtant le début de son discours. Et se tournant de nouveau vers la foule : – Non content de ses crimes, il ne s’en est pas pris qu’à nous, mais aussi à nos alliés. Ici, une nuit, il a frappé dans le dos un honnête citoyen romain, Spurius Lacérius Tuba, brave homme ami de notre peuple, provoquant par cet acte lâche l’inquiétude de tous sur la sécurité, dans notre cité, des étrangers qui viennent l’enrichir de leur commerce. Ô Taranis qui nous accordes le calme idoine à l’opulence, c’est là encore qu’il t’a offensé. Ô Taranis le ferme, c’est donc par le châtiment réservé à ceux qui veulent détruire nos valeurs les plus chères que nous restaurerons ton honneur ! Civils et légionnaires à qui l’on avait traduit ces paroles acquiescèrent, satisfaits. Autour d’eux, les débordements furent les mêmes. Le peuple était acquis aux accusations folles du druide. Il se répandit en des clameurs si terribles, se mit à taper des pieds, des poings, les hommes d’armes euxmêmes battirent leurs boucliers en un bruit si fort que la ville entière parut en trembler, des rues aux murs des maisons, et les ultimes nappes de brume qui flottaient encore autour de la divinité se dissipèrent de stupeur. Le dieu sembla répondre à cette furie collective en grimaçant, comme si le 183

bois de sa statue s’amollissait sans que l’on sût si cela signifiait un assentiment ou un haut-le-cœur devant ce spectacle. Pour la première fois, des voix s’élevèrent et crièrent « À mort ! À mort ! À mort, l’étranger ! » et une dague fut lancée dont le pommeau atteignit Sagéra à la cuisse. Il était temps d’avancer : la foule ne patienterait pas plus longtemps. – Qu’as-tu à dire pour ta défense ?, demanda le druide au prisonnier. À ces mots, Sagéra s’éveilla de la torpeur effarée où l’avait plongé ce procès délirant. Comme un semblant de silence était revenu, il voulut se défendre, se justifier, se débattre, la voix tremblante de colère. Mais il le fit avec la rage immense qu’il avait contenue pendant des heures et qu’il avait besoin de laisser éclater maintenant. Magon le reconnut bien à cette maladresse, car c’en était une, très grave, qui ne pouvait qu’accroître ses torts. Il le vit se hisser dans la cage tournoyante et, ne pouvant se dresser entièrement, prendre l’allure d’un bossu qui, serrant le tressage d’osier à le réduire en poussière, parut plus menaçant que jamais. – Vous êtes tous fous !, hurla-t-il, relâchez-moi, je suis innocent ! Innocent ! Vous entendez, tas de poltrons et de fourbes ! Jamais, jamais je n’aurais dû entrer dans ce lieu de malheur. Mais ce fut inutile. Les deux insultes qu’il commit l’erreur de laisser échapper se retournèrent contre lui. Comment ? Il les traitait de poltrons et de fourbes tandis que c’était lui qui était responsable de la pire des trahisons et qui frappait la nuit dans le dos ? Il s’entendit simplement répondre : – Ta colère en dit long car elle est souvent la seule défense des coupables. Alors il se reprit, tenta d’adopter un ton plus posé. Il y eut comme une part tardive de raison chez ce forcené pour prouver son innocence et sans doute aurait-il dû commencer par là. – Moi coupable ? Moi un espion ? À quoi le voyez-vous ? Où sont mes complices ? Où est mon butin ? – Tes complices sont morts, grâce aux dieux !, et ton butin a été confisqué pour être rendu à ses propriétaires. Parmi tout ce que tu as amassé, on a reconnu la bague du Romain tué de ta flèche, et nous l’avons honnêtement remise aux légionnaires ; on a aussi retrouvé les bijoux de cet esclave scythe que tes comparses ont battu et laissé pour mort, et nous les avons restitués à son maître. Que dis-tu de cela ? Parce que Tuba n’était plus là pour en témoigner, tout le monde s’était tourné vers l’unique survivant présent de ces soi-disant crimes : Scythès dont le visage immuable dépassant d’une tête celui des autres parut couvert de bleus. À ses côtés, Asinus avait cessé de regarder Génabia et s’écarta par discrétion. Son attitude n’échappa pas à Magon qui eut enfin la 184

certitude qu’il était à l’origine de ces accusations troubles et que les repentirs de malhonnêteté qu’il lui avait témoignés avant leur entrée dans la ville n’avaient été que des postures pour mûrir de nouveaux stratagèmes. – Menteur !, hurla Sagéra. Il n’y a aucune trace ! Je n’ai tué personne ! – Le propre d’un espion, c’est de ne laisser que peu de traces derrière lui, lâcha péremptoirement son juge. – Prouve au moins que… – Silence maintenant ! Nous t’ordonnons de te taire ! – Mais… mais… Et on le blessa une nouvelle fois aux jambes pour le faire chuter et garder le silence. Il ne trouva alors plus les mots qui auraient qualifié son cauchemar, se releva avec difficulté dans sa cage. Serrant les dents d’impuissance, il fit encore le geste d’étrangler la foule de ses mains, puis retomba, brisé. Il en eut les bras ballants et, s’il ne baissa pas la tête, ses épaules s’affaissèrent comme un mur qui s’écroule. On le surprit à verser des larmes plus grosses qu’un enfant gémissant. Il venait de réaliser qu’il était condamné d’avance et que toutes ses paroles se heurteraient à une mauvaise foi absolue. Que se passa-t-il ensuite dans cette tête épaisse ? Personne ne le sut ; il s’enferma dans un mutisme désolé, attendit la suite des événements comme s’il était ailleurs. Magon fut outré de l’iniquité de la situation. À vrai dire il n’arrivait à se départir de doutes sur l’innocence totale de Sagéra. Il gardait sa neutralité face à une justice étrangère et, même s’il regrettait ces manières brutales de faire, même s’il attribuait un rôle louche à Asinus, il voulait quand même accorder confiance, une confiance partielle à tout le moins, aux druides qui menaient le procès. Tant d’hommes dont la réputation de sagesse dépassait les frontières auraientils pu avoir tort ? Il devait bien reconnaître qu’il ne le connaissait finalement pas, ce Sagéra, et ce n’était pas parce qu’ils avaient été tous deux l’hôte d’Anéroeste qu’ils pouvaient répondre l’un de l’autre. Après tout il ne pouvait dire de ses activités que ce qu’il avait bien daigné lui apprendre : s’il n’était entièrement coupable, il s’en fallait de beaucoup qu’il fût entièrement innocent. Lors même de l’attaque où il s’était enfui avec femmes et enfants, il n’avait pas assisté à la fin des combats et avait certainement manqué la preuve qui lui faisait défaut et que les juges devaient posséder pour établir que les brigands étaient effectivement ses complices. En même temps, une réaction plus personnelle et spontanée le poussait à refuser de le déclarer définitivement coupable, à résister au torrent d’injures et de violences gratuites. C’était comme un sursaut en lui devant la férocité de la foule. Sans doute parce que si Sagéra était vraiment punissable, il aurait dû s’avouer qu’elle avait raison de le traiter ainsi, et 185

qu’il lui était plus supportable qu’elle eût tort parce que cette barbarie de tous contre un était alors vraiment condamnable. Entre sa raison et son instinct, il était incapable de trancher. Cependant le procès était loin d’être terminé. Même si Sagéra était déjà déclaré coupable et n’échapperait vraisemblablement pas à sa peine, on voulut demander l’avis des chefs de la cité. Cela ne se faisait pas d’ordinaire, mais, l’accusé étant un étranger et ayant attenté à l’ordre public, il parut plus prudent d’avoir l’assentiment des dieux et des hommes avant de rendre la sentence finale. Un premier nuage apparut quelque part dans le ciel, que personne ne remarqua. Le druide convoqua en premier le vergobret qu’il appela du nom de Taurillos, Taurillos aux bons bœufs. Il était en effet le magistrat le plus important, chargé de la défense de la cité lors d’attaques éventuelles, ce qui était précisément le cas au dire des accusateurs. L’homme roux, aux jambes courtes et au ventre important, que Magon avait compris être un des nobles les plus prestigieux de la ville, s’avança et remit symboliquement son épée et son casque à un valet pour signifier qu’il passait du statut de chef à celui de juge. Sa garde personnelle, qui s’identifiait à l’emblème d’une rouelle que chaque soldat portait sur son écu et qui était celle-là même de Taranis, le dieu qu’on avait invoqué, repoussa rudement le peuple. Les êtres assujettis qui furent bousculés ne bronchèrent pas, trop occupés à admirer les bijoux les plus ostentatoires que ce prince portait des doigts jusqu’aux oreilles. Ici comme ailleurs, la piétaille n’avait rien et lui, montrait qu’il jouissait d’un luxe inouï, même s’il devait crever de jalousie devant celui infiniment supérieur des Romains. Avant qu’il ne parlât, des serviteurs à ses ordres distribuèrent des petits pains, de la charcuterie, des noix gratis, laissant dépités les marchands ambulants qui avaient cessé leurs activités au début du procès. Ledit Taurillos préparait ainsi le terrain pour ce qui n’était plus un simple procès, mais un rassemblement politique dont le sort de l’accusé ne serait que le clou du spectacle. Il monta sur l’estrade avec la démarche lourde d’un bœuf, s’approcha de Sagéra qu’il regarda fixement avant de cracher de dédain et, après qu’un barde eut rapidement chanté ses louanges, il prit la parole à son tour. Sa verve avait un accent populacier indéfinissable qui fit que Magon eut du mal à le suivre. – Mon avis, Kénabiens, importe peu et je serai bref puisque les dieux ont envoyé à nos sages leurs signes divinatoires. Ce qu’il me faut vous dire en tant que votre chef, c’est que cet individu a menacé notre équilibre diplomatique en s’en prenant à des ressortissants romains comme à des Gaulois. Notre druide vous l’a rappelé tout à l’heure : il escomptait nous faire passer pour responsables de l’assassinat de ce Romain tombé ici en 186

pleine rue, en pleine nuit ; il escomptait laisser éclater la guerre, cette guerre qui ruine les campagnes et rend veuves les femmes ! Mais il plut aux dieux qu’il en fût autrement : croyant mettre à mal notre alliance, ce chien galeux n’a fait que la renforcer parce que l’affaire a démontré qu’elle est indispensable et légitime. Quand notre cause est commune, notre efficacité est bien meilleure pour ramener l’ordre. Nos deux troupes, averties en même temps qu’un même brigand s’en prenait aux leurs comme aux nôtres, ont voulu l’arrêter au plus vite et se sont épaulées pour le faire. Nous avons été cependant les plus rapides et les Romains n’ont fait que nous seconder en venant en renfort déloger ces rats de leur repaire. Ce qui laisse entendre qu’ils ne sont pas nos ennemis et ne cherchent pas à nous dépouiller de notre souveraineté personnelle, mais à vivre seulement en bonne intelligence avec nous. Il y a même mieux : si nous, les Carnutes, devançons les Romains dans les actions décisives comme ç’a été le cas dans l’attaque de cette ferme nommée Samogaion, nous ne perdons rien à nous allier avec eux puisque nous jouons d’égal à égal dans le nouvel ordre politique qu’ils sont en train d’établir. L’écho de cette bataille se répercute déjà au-delà de nos frontières, et croyez-moi, jamais, jamais plus qu’en ces occasions, autant de peuples ne jalousent notre puissance militaire et commerciale ! Quant à cet individu, c’est bien simple : je suis les dieux en toutes choses et réclame comme eux la peine capitale. La sentence était tombée. L’approbation se répéta dans la foule, mais elle fut moins marquée car il était plus facile de soulever des acclamations quand on accablait un coupable désigné que lorsqu’on voulait justifier une amitié artificielle avec une armée d’invasion. Même la promesse d’une exécution ne parvenait à le faire oublier. Le procès devenait l’occasion de manœuvres politiques. Peut-être fallait-il justement chercher là sa cause. À entendre l’attaque de la ferme devenir, dans la bouche de Taurillos, une glorieuse bataille, Magon dont les certitudes balançaient toujours eut le soupçon grandissant de la fausseté des arguments avancés. Il y était, il avait tout vu et rien ne s’était passé comme on le disait. Il n’y avait rien eu d’héroïque, les Romains n’avaient pas aidé les Gaulois ; ç’avait plutôt été un carnage confus où chacun avait tiré à l’aveugle sans stratégie réelle. Et que dire des victimes égorgées qu’il avait trouvées alignées parce qu’exécutées devant l’entrée de la maison ? Si le procès lui avait d’abord paru inique car joué d’avance, il comprenait maintenant que le fond du problème était politique et il doutait, de plus en plus effrayé, de la véracité des accusations jusqu’à se convaincre de l’innocence totale de l’accusé. Évidemment il y avait à Génabum une faction favorable aux Romains et une autre qui lui était opposée. Taurillos faisait partie de la première et 187

trouvait là une occasion habile de vanter une alliance avec l’ennemi en montrant en quoi elle grandissait la cité. Soudain Magon eut une illumination. L’homme qui faisait face au vergobret, le stratège à la cuirasse ciselée et au regard profond, devait être du parti adverse. Les soldats groupés autour de lui avaient d’ailleurs un autre emblème pour les différencier : ce n’était plus une rouelle sur l’orbe de leur bouclier curviligne, mais un oiseau, quelque chose comme un pygargue stylisé tatoué dans le cou. Il ne fut guère surpris de voir cet homme ensuite invité à parler et, quand les deux chefs se croisèrent, l’un montant sur l’estrade, l’autre en descendant, un observateur avisé aurait perçu sans mal toute la rivalité silencieuse qui régnait entre eux et tournait à la haine. Le vent alors se leva, tacheta de déchirures blanches le ciel qui sembla pour la première fois devoir se charger de nuées encore éparses, mais s’assemblant vitement. Le druide l’avait appelé de son nom : Cotuatos, Cotuatos aux bras d’yeuse. À la différence du précédent, il était monté sans être précédé d’un flagorneur pour faire son éloge ; il n’avait pas non plus remis ses armes, symbole de son statut de chef militaire ou indice qu’il ne voulait pas apaiser la situation mais au contraire l’envenimer. S’il était bien du parti adverse, il aurait dû logiquement tenir un discours inverse à celui de Taurillos et rejeter la faute de tous les malheurs de sa peuplade sur les Romains. De prime abord, il n’en fut pourtant rien et l’on fut surpris de constater qu’il suivit en tous points la harangue précédente dont il accentua même le propos. Il y avait du calcul politique en dessous, il ne fallait s’y méprendre. Ce fut encore plus évident quand l’orateur usa d’un procédé rhétorique bien connu : – Kénabiens, les dieux m’ont envoyé cette nuit un rêve. J’ai rêvé notre cité pavée de marbre, nos demeures ornées de stuc, nos vêtements troqués pour des toges impeccables et des tuniques précieuses. J’ai rêvé ce que rêve mon ami Taurillos, mais en plus grand, mais en plus beau ! Le fruit d’une alliance totale avec les Romains, si totale que nous nous fondions au point de devenir comme eux, abandonnant cette part de nous-mêmes qui n’est que misérable en comparaison de leur grandeur. Et je constate aujourd’hui avec satisfaction que nous avons saisi ce procès comme une première occasion d’aller en ce sens. Songez à celui de Viriduros qui eut lieu l’an dernier et voyez comme tout a changé. Voyez maintenant comme nous avons décidé de plaire aux fils de la louve et d’agir à leur manière en jugeant cet homme non pas dans nos espaces consacrés mais sur un carrefour public, une intersection de rues semblable à ce qu’ils appellent chez eux un forum. Voyez comme Rome n’endosse pas la responsabilité de ce procès mais l’a dévolu aux autorités 188

de notre ville car nous ne valons pas beaucoup plus que les pires des gredins au regard de leur génie. Voyez aussi comme ils ont influencé notre politique, nous faisant tantôt quitter la royauté pour l’aristocratie et y revenir ensuite lorsqu’un roi répond à leurs besoins. Voyez même jusqu’à notre divinité que nous avons décidé de représenter comme les Grecs et les Italiens alors que nous considérions autrefois qu’aucune matière, aucune statuette ne pouvait contenir la force du Maître du ciel. Tout cela est normal en vérité, je vous le dis, car les Romains sont meilleurs que nous, et plus avancés, et plus fins, au point de pouvoir blesser nos guerriers quand ils ont arrêté cet individu ! À eux la gloire de nous soumettre un modèle, à nous la tâche de ne pas les salir par de basses besognes ! Cet individu, ce démon, ce monstre a tué des Gaulois, c’est très grave ; il a tué un Romain, voilà qui est inadmissible car, à travers sa victime, c’est l’idéal vers lequel nous tendons tous, celui de notre identité future qu’il a voulu assassiner. Si vous n’êtes plus des Gaulois, tâchez au moins d’être des Romains et de réagir en Romains. Punissez-le. N’est-ce pas Hercule, le héros grec adopté des Latins, qui lors de son voyage en Gaule a fait en sorte que de tous les meurtres, seul celui d’un étranger réclame la peine de mort ? À mon tour, je réclame la mise à mort du coupable mais selon le châtiment réservé aux esclaves ou aux conspirateurs là-bas dans le sud, pour contenter non plus Taranis mais rendre un premier hommage à Jupiter. Qu’on lui coupe la tête, qu’on le mette en croix, qu’on lui arrache les yeux et la langue, pourvu qu’on lui épargne la fureur d’un dieu qui ne sera bientôt plus en honneur chez nous ! Il se fit un silence sidéré devant ces paroles que l’on n’attendait pas. Magon comprit que Cotuatos voulait en fait insuffler le malaise et le courroux chez ses concitoyens. Il connaissait leur naturel, avait misé sur un sursaut d’orgueil de leur part, et c’était très habile, bien plus habile que le discours précédent parce qu’il faisait de Sagéra non plus un facteur de troubles, mais la cause d’une révolte en le présentant comme l’indice d’une déculturation des populations gauloises au profit des envahisseurs. D’une guerre de conquête, on passait à l’anéantissement d’un peuple et de ses spécificités – ce qu’il était hors de question d’accepter chez des êtres aussi fiers que les Celtes. Pourtant le pari n’était pas sans risque car le public, le peuple surtout galvanisé par Itas, n’avait peut-être pas perçu que le stratège maniait l’antiphrase et renier Taranis en public pouvait être entendu comme une injure à la nation punissable de mort. Déjà les visages manquaient de s’étrangler et même l’homme aux yeux vert-de-gris qui s’était tenu derrière le stratège avant qu’il ne montât sur l’estrade rongeait son frein d’énervement. Mais Cotuatos semblait au-dessus de ces réactions ; il toisait la foule comme si elle lui était toute acquise. Taurillos 189

le regardait, essayait de lire ses intentions pour réagir au plus vite, mais trop tard. Les Celtes étaient d’un naturel changeant, prenant le moindre bruit pour une vérité constante et, sur ce bruit, décidant souvent des affaires les plus graves. De même que le vent tourne et balaie les nuages pour en amener de plus gros, un murmure se répandit soudain dans le grand nombre et chassa l’indignation première qu’avaient suscitée les paroles de Cotuatos pour la transformer en ressentiment face aux Romains et à leurs partisans. On commença à trouver étrange qu’un simple brigand suscitât un procès si bien orchestré avec la présence des légionnaires. On ne comprenait pas pourquoi il avait lieu ici, devant un tripot où pas un Gaulois respectable n’allait boire. Et puis on n’en voulait pas, de cette alliance avec César. On n’avait rien à y gagner. Quelqu’un se mit à crier le nom de Tasgétios imposé par les Romains et rappela ce qui lui était arrivé. Ah, on ne valait rien ? Ah, on était soumis ? Mais qu’est-ce qu’on attendait pour ficher ces femmelettes dehors, même pas capables de se battre sans armure ni bouclier ? Le froid qui laissait jusque-là les cœurs insensibles avait cédé à la brûlure de la hargne. La foule s’enlaidissait de colère : elle n’était plus spectatrice, mais actrice de la tournure inquiétante que prenaient les événements. On eût dit une hydre lâchée et indomptable, prête à bondir, à moins qu’un homme, Cotuatos, en tirât en secret les ficelles invisibles pour la retenir. Le ciel qui hésitait jusque-là devint lui aussi intimidant. De lourds nuages gris s’agglomérèrent au-dessus de la ville qu’ils menacèrent comme des faces de géants indignés ; on eut rapidement l’impression que la voûte céleste allait s’écrouler sur la terre. Un orage en automne ? Ce n’était pas la saison. C’était donc le signe évident, disait la foule, que Taranis avait été offusqué, qu’il refusait de devenir Jupiter, Zeus ou un autre. Taurillos qui jugeait Sagéra par l’intermédiaire du druide et dont la famille prétendait justement descendre du dieu vit que l’affaire tournait à son désavantage. Il voulut en finir, donna ses ordres. S’approchant du condamné, le premier prêtre alors trancha et ses yeux devinrent d’un noir plus profond que la nuit : – C’est décidé, tu vas mourir. Tu vas mourir non pas selon une peine étrangère comme le suggère notre stratège, mais selon le châtiment réservé aux gens de ton espèce et le seul à pouvoir apaiser l’ire du Maître des cieux et Possesseur de la foudre. Je veux parler du feu ! Car il n’y a que le feu qui purifiera notre ville de la souillure que tu as causée ! En Gaule, les lois étaient apprises par cœur ; votées dans des assemblées composées de druides et de nobles, elles n’étaient pas écrites et reposaient sur des coutumes variant de peuple en peuple. La peine 190

prononcée contre Sagéra fut en accord avec la législation des Carnutes qui s’autorisait à punir directement un étranger sans en référer à son peuple quand ce peuple était connu pour son hostilité. Surtout elle obéissait aux rites propres à calmer l’appétit des dieux pour les victimes : certains réclamaient de pendre des cadavres aux arbres et de les lacérer à coups d’épée ; d’autres exigeaient de noyer des sacrifiés en grand nombre ; Taranis, lui, voulait qu’on les brûlât vifs. Les supplices des voleurs et criminels passaient pour lui plaire davantage et, lorsque les coupables manquaient, on en venait souvent à sacrifier des innocents. Tout alla très vite. On porta aux lèvres du condamné une drogue pour ne pas lui faire sentir la douleur et on le força à boire. Il refusa, cria d’un cri aigu de poulie mal graissée, se débattit comme un animal désespéré parce qu’il avait vu dans le revirement de la foule une infime chance de s’en tirer vivant. Une première coupe fut jetée au sol. Il voulait gagner du temps. Il fallut trois hommes pour le maintenir, un enserrant chaque bras à travers la cage, un troisième lui maintenant la tête qui fut arrosée de liquide. En but-il vraiment ou en fut-il seulement aspergé ? Toujours est-il qu’il n’en ressentit pas l’effet et qu’on ne laissa de toute façon pas le temps au poison d’agir. Ses forces en parurent même décuplées quand on le vit une dernière fois s’agripper aux barreaux d’osier et contracter ses muscles, à s’en faire éclater les veines, pour en déformer un et s’enfuir à toutes jambes. Il n’y arriva pas, lutta comme un fou furieux, mordit le bois, enfonça ses ongles, se lança contre les parois pour faire basculer le trépied qui suspendait sa prison. Ce fut peine perdue. Le druide fit un signe et s’écarta. L’homme qui avait tenu la corde au cou de Sagéra s’avança, alluma deux torches enduites de poix aux braséros, mit le feu à la cage et au malheureux resté enfermé dedans. Ce fut très simple, presque facile. La paille en dessous s’enflamma d’un coup avant que l’osier ne fût attaqué à son tour. En cercle autour de lui, les prêtres se mirent à ânonner des prières à leur dieu, des formules incantatoires pour couvrir les hurlements indicibles de leur victime qui vit le feu allumé à ses pieds monter, lui lécher la peau, la brûler en pénétrant ses chairs jusqu’au cœur. Sagéra se consuma, les mains agrippées aux barreaux. La flamme monta très haut, se contorsionna en tous sens comme si elle l’envoyait devant Taranis lui-même. Son être disparut, fondit comme une bougie de cire malodorante. Il emporta avec lui les tablettes votives dévorées par le feu. Mais ni le dieu du ciel ni la tourbe ne se calmèrent devant l’atroce exécution. Ce fut même pire. Par ce déchaînement de violence, on croyait détourner le peuple de la politique en le ramenant à ses instincts les plus 191

bas. Or tout était changé. Les hommes n’étaient plus joviaux à l’idée du massacre, les enfants ne riaient plus, les femmes ne se trémoussaient pas mais geignaient de douleur. Le vent forcit au-dessus de la ville, siffla comme des hululements de pleureuses. La peine parut effroyable, uniquement dictée pour plaire aux Romains dont tout le monde vit le centurion ricaner près de son animal funèbre. Si l’on n’eut pitié de Sagéra, on conçut néanmoins du dégoût pour son sort. Et puis quand les hurlements du condamné cessèrent, on fut pris d’une brusque inquiétude à voir le brasier continuer de flamber. On se demanda si les flammes n’allaient pas atteindre les toits des chaumières voisines les plus basses et de là se répandre, ce qui accrut un peu plus l’exaspération. Les villes étaient si faciles à enflammer ; ça arrangerait bien les Romains, disait-on, pour avoir la mainmise sur le port. La plupart des gens se contentèrent de donner leur avis à voix basse, mais les couches inférieures commencèrent à faire du tapage. Les filles de joie prirent des voix de harengères, les criminels caressèrent ouvertement la pointe de leurs couteaux, les pauvres parlèrent d’en profiter pour piller les demeures des plus riches. Il n’y eut même pas de meneur, il n’y eut aucune discipline. Au nom du mécontentement général, on risquait la révolte incontrôlée et le chaos. Tout d’un coup l’orage éclata et, entre les grondements du tonnerre, la foule scanda de plus en plus fort le nom des chefs soupçonnés d’être les soutiens des Romains. Les sentinelles descendirent précipitamment des remparts. Près des légionnaires, l’aubergiste et ses clients avaient vu les choses se détériorer de façon alarmante. Ils n’avaient d’autre choix que de se désolidariser de la masse. Même le braillard Éroticus qui était si gaulois l’instant d’avant était redevenu romain en se souvenant qu’on le considérait comme un étranger et qu’on pourrait bien le tuer s’il traînait par ici ; son ascendant sur les filles s’était complètement évaporé, il avait l’air de se cacher derrière ses compagnons devant qui il fanfaronnait précédemment. Eux d’ailleurs étaient soucieux. Leur camarade de beuverie, l’écervelé Marcus, était demeuré de l’autre côté de la place, au milieu d’une foule maintenant hostile à tout ce qui rappelait la présence des Romains. Ils voulurent le rappeler, sans discrétion : – Marcus ! Marcus ! Ne reste pas là, vite ! Marcus les entendit, mais les Gaulois autour de lui également. On découvrit presque l’insensé qui était pourtant là depuis le début et qui paraissait brusquement sorti de nulle part. Comme il était éloigné des siens et que les soldats de César ne pouvaient le protéger, une claque anonyme partit d’elle-même et frappa l’arrière de son crâne. On le bouscula méchamment de l’épaule, on se le repoussa, on le fit trébucher, on lui 192

asséna une volée de coups de poing et de pied. En courant et se baissant pour ne pas recevoir une blessure fatale, il parvint à revenir vers les autres au prix d’une grande frayeur et, quand il atteignit le groupe, tous se réfugièrent dans l’auberge comme dans une redoute fortifiée. Asinus, boitillant, était des leurs ; le cours des événements l’arrachait à la vue de la petite rousse qu’il semblait n’avoir jamais quittée des yeux. Il entra le dernier. Dehors la situation fut bientôt intenable. La tension monta encore d’un cran, tout le monde fut dépassé en un rien de temps. De nouveaux projectiles fusèrent, mais plus lourds, plus dangereux, et cette fois-ci lancés contre ceux que la foule tenait pour ses ennemis. Ce furent des armes, des pierres pointues, des branches ramassées allumées au brasier qui vinrent tomber sur les boucliers et les casques des Romains et des hommes de Taurillos. Le bruit des chocs sur la ferraille se mêlait aux insultes si innombrables qu’on ne parvenait plus à les entendre distinctement ; on aurait dit le mugissement d’un monstre né de toutes les haines de la terre. La pluie de projectiles enflammés surtout inquiétait car les mêmes qui craignaient de voir la ville brûler allaient maintenant déclencher son incendie. Il fallait agir. Le vergobret autorisa à riposter. Le centurion dut en faire autant. Les légionnaires se crispèrent, braquèrent leur pilum à l’horizontale face aux mécontents, prêts à nettoyer la place dès qu’on en donnerait l’ordre. Et, quoique le peuple fût gonflé de colère et enclin à l’affrontement, on pouvait encore éviter le désastre quand, par un hasard extraordinaire, un émissaire arriva à toute allure, monté sur un cheval piaffant, et cria soudain à la cantonade, précédé d’un carnyx qui imposa le silence général : – Acco est mort ! Acco le fougueux est mort ! Les Romains l’ont exécuté ! Le chef des Sénons vient d’être supplicié chez les Rèmes ! Le tonnerre n’avait pas éclaté, mais l’annonce était bien pire que si un éclair se fût abattu sur la place, et ses ravages plus profonds. On n’en demanda pas davantage car la surprise était totale et l’heure n’était pas aux détails. Il fallait que la colère éclatât d’abord. Le tumulte reprit de plus belle, personne ne s’étonna de la coïncidence inouïe de l’irruption de cet homme et de son message propre à attiser les fureurs. Les Romains, encore les Romains ! Des appels à la vengeance s’élevèrent comme si ce fût la torture d’un Carnute qui venait d’être apprise. Alors la masse se déchaîna, ne lança plus rien d’autre qu’elle-même contre les légionnaires comme une mer houleuse dont les vagues seraient venues fracasser les rochers. Le carré romain parut se déformer un instant, être enfoncé, puis la ligne s’affermit, sembla rebondir, une fois le heurt soutenu, et la troupe s’avança, boucliers en avant, conjointement aux 193

hommes de Taurillos qu’on traitait de complices. On regagna du terrain, on fit évacuer les lieux, remonter les nobles dans leurs carrosses et leurs chars sans que Cotuatos, resté sur l’estrade d’où il avait une vue supérieure, ne l’empêchât. Ses partisans mirent bien la main à l’épée, mais il leur fit geste pour signifier de les ranger parce qu’il jugeait certainement l’occasion trop prématurée de tenter un coup de force. Il s’en alla, protégé dans sa retraite. Deux gardes siens fendirent la foule, allèrent chercher à l’autre bout le messager qu’ils firent descendre de monture et emmenèrent avec eux sans que celui-ci en eût l’air étonné. Tout semblait préparé, se dérouler selon un plan préconçu. Jouissant de son regard extérieur, Magon ne put s’empêcher de penser que le stratège avait provoqué l’annonce de la mort d’Acco pour qu’elle tombât au plus fort de l’agressivité populaire. Pendant ce temps, les soldats frappaient fort, mais du plat de l’épée parce qu’ils avaient la retenue suffisante pour ne pas ajouter le sang versé à la confusion déjà extrême de la scène. Tout le monde crut néanmoins à un massacre et s’enfuit en tous sens tant ils s’acharnaient. Les armes l’emportèrent sur le nombre. Il y eut une débandade terrible où les plus frêles finirent écrasés sous le poids des plus forts à la stupéfaction des druides qui se trouvèrent eux-mêmes emportés par le flot. Ce fut la seule fois où les yeux noirs d’Itas, le premier d’entre eux, dont la détresse parut sincère devant cette panique collective, prirent quelque chose d’humain. L’étroitesse des rues alentour n’aidait pas à évacuer la foule, formait un goulot qui ralentissait la course de chacun. On se marcha dessus, on se poussa contre les murs, on se cria d’avancer pour ne pas tâter d’une pointe dans le dos. Et au milieu de la bousculade, Magon vit le centurion des Romains fouetter lui-même de son cep de vigne quelqu’un qui rampait à ses pieds, avant de l’abandonner aux crocs de son chacal. Il vit aussi la petite rousse d’Asinus être projetée au sol, foulée dans une flaque de boue. Son compagnon devait encore la surveiller depuis la taverne car aussitôt Scythès sortit, se fraya un passage à coups de poing, la dégagea des piétinements, la lui ramena évanouie à l’intérieur. Puis il perdit la perception de toute chose tant la cohue fut générale et les détails noyés. Au bout de longs instants la place fut enfin vidée de ses agitateurs. Ce fut un miracle s’il n’y eut pas plus d’une poignée de victimes à déplorer. Les corps piétinés de deux hommes, quatre femmes et quelques enfants qu’on ne compta pas jonchaient seuls la place. Les soldats n’y firent attention, passèrent outre pour achever de disperser la foule au-delà et éviter qu’elle ne se reformât dans un lieu voisin. Des détrousseurs s’approchèrent encore, piquèrent ce qu’ils purent avant de détaler de peur d’être tués à leur tour. Et au-dessus aucun éclair ne raya finalement le ciel, la menace ne se concrétisa pas. Taranis avait dû être soulagé ; il avait 194

envoyé un simple avertissement de sa colère céleste. Les nuages demeurèrent, eux, et il tomba une pluie fine qui vint affaiblir, puis éteindre le bûcher dont un morceau craquait encore de temps en temps. Il ne resta bientôt plus du brasier qu’un grand tas de bois calciné à l’odeur nauséabonde où les restes du défunt Sagéra se mêlaient aux autres cendres, déjà réduits à l’état de matière et bientôt oubliés devant la discorde politique que sa mort avait soulevée. En face, la statue du dieu, demeurée là, semblait le regarder de ses grands yeux écarquillés sur lesquels ruisselait l’eau de pluie. Ce fut à ce moment-là qu’en jetant de l’eau sur la flamme, Atis mit brutalement fin à la vision que son breuvage avait suscitée. Magon ne put revenir à lui immédiatement. Il était ébloui comme s’il n’avait pas été à la lumière du jour depuis longtemps, alors même que celle de la forêt où il était de nouveau était douce. Les hurlements de la victime battaient encore à ses oreilles. Dans son demi-aveuglement, il crut voir penchés sur lui les bois du cerf qui l’avait attaqué mais quand le flou de son regard se dissipa, il reconnut le druide magicien. Son visage dut exprimer une forme d’incompréhension devant ce qu’il avait vu car Atis lui confirma : – Voilà la société en ton absence, voilà Génabum la riche. Regrettestu de n’y être ? Tu n’aurais rien pu faire pour sauver cet homme, pour empêcher cette scène. – Pourquoi ? Pourquoi ont-ils fait ça, Atis ? Il ne songeait même pas au prodige de sa vision alors que la magie à laquelle il ne croyait venait de le permettre. La main à la bouche d’écœurement, il était horrifié, révulsé, traumatisé par ce qui s’était passé si loin de lui et pourtant si près qu’il en avait souffert comme s’il fût dans la cage incendiée. Ce fut pire encore quand il songea qu’Aldéa, rentrée chez elle sans secours, pouvait être à son tour inquiétée et courir les mêmes risques. Une peur immense, du monde, des hommes, de leur fureur, le prit. – Parce que la violence que l’on fait aux autres, répondit le druide, est contraire au sacrifice de soi et que les villes ne connaissent dorénavant plus que cela. Elles ont oublié Calroë… Calroë, il n’y avait donc qu’elle qui pût racheter les monstruosités de l’humanité. Par un réflexe pusillanime face à la peur qu’il sentait monter avec tant de puissance en lui, Magon voulut rester près d’elle, dans sa forêt, dans ce petit univers clos qui lui parut le protéger au mieux de la folie de ses semblables, quitte à ne plus jamais revenir.

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L’or et le sacrifice La guerre en Gaule fait rage. Partout les légions romaines, commandées par César, affrontent des foyers de révolte. À Génabum – l’actuelle Orléans –, dans le pays des Carnutes, se préparent des événements graves. Nous sommes en -53. La région, prospère, risque d’être mise à feu et à sang. Arrive un aventurier italien, Sextus Cornélius Asinus, accompagné du jeune médecin Magon de Malte. L’un désire s’enrichir, rapidement et sans vergogne ; l’autre, généreux et sincère, veut découvrir ces terres éloignées de la Méditerranée. Les deux ignorent qu’ils sont entrés dans un piège dont ils auront toutes les peines à se sortir. Pris dans la tourmente de l’histoire, les voyageurs vont être ballottés entre les rivalités commerçantes et les complots politiques, les progrès de la romanisation et les spiritualités ancestrales, les amours barbares et les violences insoutenables. La profonde forêt leur offrira-t-elle le salut ou seront-ils entraînés au fil de la Loire dans la catastrophe et le néant ? Agrégé de lettres classiques, ancien étudiant de l’ENS et docteur ès lettres, Armand Cléry est passionné d’histoire locale. Dans son roman Le sang des Carnutes, il a choisi de retracer un célèbre épisode de l’histoire de France en ne le traitant qu’à la lumière du passé de sa ville, Orléans, pour lui restituer toute sa grandeur et sa force.

Illustration de couverture : © emmeci74 - 123rf.com

ISBN : 978-2-343-15428-2

22 €

Armand Cléry

Tome 1

Tome 1

Armand Cléry

Le sang des Carnutes Tome 1

Le sang des Carnutes

Le sang des Carnutes

L’or et le sacrifice

Romans historiques Série Antiquité