Lascaux 9782343069142, 234306914X

L'existence de véritables religions au Paléolithique supérieur reste controversée et l'étude de la question se

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French Pages [294] Year 2015

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Table of contents :
I. AVANT-PROPOS
II. PRÉSENTATION GÉNÉRALE
III. LES INTERPRÉTATIONS DE L’ART PARIÉTAL – EXPOSÉS CRITIQUES
IV. L’INTERPRÉTATION DE LASCAUX
V. CONSIDÉRATIONS SUR LA PERTINENCE DE L’INTERPRÉTATION
VI. AU CRÉPUSCULE DES DIEUX PALÉOLITHIQUES
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES MATIERES
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Marc Bruet

L ASCAUX Quand émergent les dieux

Essai

Lascaux

Marc BRUET

Lascaux Quand émergent les dieux Essai

© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] ISBN : 978-2-343-06914-2 EAN : 9782343069142

À Véronique, mon épouse Mes fils, Rémi et Bertrand.

Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. S’il existe une chose dont on se dise : « Vois, c’est nouveau » cette chose a déjà existé dans les siècles qui nous ont précédés. L’Ecclésiaste Livre 1, versets 9 et 10

I.

AVANT-PROPOS

La connaissance toujours plus approfondie des sociétés anciennes conduit à une idée plus précise de la trajectoire de l’humanité à travers les âges. Des civilisations nous ont laissé de prestigieux témoignages : celles des Mégalithes, de l’antiquité autour du bassin méditerranéen, des Amérindiens du Nouveau Monde, de l’Asie encore. Il a aussi existé des sociétés qui plongent leurs racines plus profondément dans le temps. On ne les connaît le plus souvent qu’au travers d’artefacts lithiques ou osseux, c’est vrai particulièrement pour celles de « l’âge de pierre ». Toutefois, dans la période la plus récente de cette séquence, il se trouve que l’homme préhistorique s’adonnait à bien d’autres activités que celle de la recherche de sa subsistance. Il produisait en particulier de l’art sur des objets mobiliers, dans les abris-sous-roche, dans les grottes. Ces manifestations ont bouleversé par leur sophistication la conception évolutionniste qui a longtemps prévalu pour rendre compte de comportements humains millénaires. Elles ont réhabilité d’une certaine manière l’image d’hommes et de femmes perçus initialement dans le plus grand dénuement, dont l’existence semblait vouée à la seule lutte pour la survie. L’art pariétal a émergé en Eurasie il y a un peu moins de 40 000 ans. C’est peu à l’échelle géologique, mais immense pour les temps humains. Le lecteur peu ou prou intéressé par l’évolution des sociétés qui en sont à l’origine connaît les noms de Chauvet, Lascaux, Altamira. Ces cavités ornées sont inscrites au patrimoine mondial de l’humanité. La fascination que provoquent toujours sur le spectateur moderne ces productions artistiques venues du fond des âges, œuvres des sociétés de chasseurscueilleurs du paléolithique supérieur, n’a d’égale que les interrogations qu’elles ne manquent pas de susciter. Passé le temps de la contemplation, l’observateur, naturellement, cherche à comprendre. Depuis maintenant plus d’un siècle, la recherche des significations de l’art pariétal paléolithique a conduit à l’élaboration de nombreuses théories explicatives. Elles sont devenues au fil du temps, au mieux, de simples références bibliographiques. Par trop généralistes, elles échouent à formaliser des explications convaincantes. De fait, le champ de l’explication, à de rares exceptions près, a été peu à peu abandonné par les spécialistes de la question. La formulation de nouvelles propositions sur les motivations de l’art des cavernes ne s’inscrit donc pas dans l’esprit du moment. C’est pourtant l’objectif de cet essai. Il ne vise pas à une nouvelle explication univoque, comme la plupart des thèses antérieures. Je suis parti du postulat selon lequel

c’est la diversité qui caractérise les ensembles pariétaux, même s’ils empruntent, outre le fait de se situer sur les parois des cavernes, à des formes symboliques relativement stables (représentation majoritaire de grands mammifères herbivores, signes abstraits) dans le temps et dans l’espace. Cela revenait à considérer les ensembles pariétaux dans leur spécificité. Il fallait autrement dit, pour parvenir à un certain stade de compréhension, aborder un ensemble pariétal donné qui devait répondre aux critères suivants : un corpus d’œuvres considéré comme complet, son homogénéité d’exécution, une bonne lisibilité que le temps peut avoir altérée. Il était aussi nécessaire de disposer d'une densité suffisante d’éléments figuratifs permettant l’établissement de liens significatifs entre les diverses composantes d'un même ensemble. L’art de Lascaux répond à ces exigences, il nous est parvenu presque intact, il est vraisemblablement issu de la même culture, la richesse de son décor reste à ce jour sans égale. J’en avais de plus une bonne connaissance livresque. La recherche qui vise à retrouver du sens dans les grandes compositions de la caverne est un objectif ambitieux, plus ambitieux que celui qui m’avait conduit il y a quelques années à la mise au point d’une nouvelle interprétation de la Scène du Puits (Éditions L’Harmattan 2012). La difficulté principale consistait cette fois à orchestrer entre eux des dizaines d’éléments figuratifs et abstraits sans recours excessif au comparatisme, méthode qui consiste à habiller l’art pariétal avec des concepts empruntés à des sociétés de chasseurs-cueilleurs peu ou prou connues. L’expérience a montré que c’était le maillon faible des formes d’explications du phénomène pariétal. Autant dire que je me suis tenu, dans la mesure du possible, à la seule considération des œuvres telles qu'elles sont imprimées sur les parois : les faire parler de l’intérieur fut un leitmotiv. La méthode nécessite de procéder à des observations précises, j’en ai trouvé d’inédites, à des analyses techniques le plus souvent calquées sur celles des préhistoriens spécialistes de Lascaux. Il faut reconnaître qu’ils sont les mieux à même de délivrer des informations objectives par leur connaissance directe de la caverne. À ce propos, je profite de ces quelques lignes pour rendre hommage aux travaux du préhistorien Norbert Aujoulat. Il lui revient d’avoir publié un ouvrage remarquable à plus d’un titre sur Lascaux (Lascaux, le geste, l’espace et le temps 2004). Cet essai doit beaucoup à ses observations, elles ont soulevé de vraies questions et appelé naturellement à leur résolution. Je ne me suis pas pour autant souvent rangé à ses conclusions, c’est même le contraire. J’ai trouvé cette confrontation d’idées riche d’enseignement. Je crois même pouvoir dire qu’elle a initié certaines de mes explications. Par ailleurs, la contribution de spécialistes d’autres disciplines m’a paru précieuse sur des points particuliers. Outre ceux de l’archéologie 8

préhistorique, j’ai consulté les opinions des experts en ethnologie, en anthropologie sociale, en histoire des religions, des géologues, des volcanologues… bien sûr dans la mesure où elles étaient de nature, sinon à conforter mes thèses, du moins à ne pas les invalider. Le texte à suivre est construit de la manière suivante. À la suite d’une présentation générale et de l’inévitable déclinaison des diverses versions interprétatives de l’art des cavernes, il m’a semblé indiqué de faire figurer un exposé critique des plus récentes tentatives d’explication de l’art quaternaire, en substance, le chamanisme et le totémisme. L’essentiel du texte est ensuite évidemment consacré au déchiffrement proprement dit. Sa chronologie est simple. Elle suit les grandes divisions naturelles du souterrain : la salle des Taureaux, le Diverticule axial, enfin la Nef. Ce sont les secteurs qui contiennent les plus grandes compositions du souterrain. L’étude n’est pas exhaustive, elle ne traite pas du Passage, de l’Abside et du Diverticule des Félins. Dans un chapitre suivant, j’ai rapporté certaines de mes hypothèses sur Lascaux à d’autres sources pour en vérifier la pertinence, entre autres avec les thèses de Mircéa Eliade, historien des religions. Aux explications, j’ai associé de nombreuses illustrations. Ce sont pour la plupart des dessins dont j’atteste de la conformité avec les originaux. Une expression par l’image, davantage que le discours, ne se comprend jamais mieux qu’à travers l’image. Le lecteur pourra en juger, des versions présentées dans l’étude, certaines sont mieux argumentées que d’autres. C’est inhérent au système de déchiffrement qui approche un niveau de résolution assez précis. Ces approximations ne brouillent pas pour autant l’essentiel du fantastique récit que propose Lascaux.

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II.

PRÉSENTATION GÉNÉRALE

Que l’on soit spécialiste ou bien même néophyte, l’extraordinaire qualité figurative de nombreuses œuvres du corpus de l’art paléolithique occidental suscite toujours autant d’étonnement et d’admiration. Les sanctuaires majeurs que sont Chauvet, Lascaux ou Altamira ont acquis une renommée mondiale. Il est aujourd’hui évident d’admettre que les hommes préhistoriques étaient capables de produire de telles réalisations. Ce ne fut pas le cas jusqu’au début du siècle dernier. C’est justement le haut niveau figuratif des œuvres qui a constitué le principal obstacle à la reconnaissance de leur filiation paléolithique. L’histoire du marquis Marcelino Sanz de Sautuola, aristocrate espagnol épris d’archéologie, est à cet égard exemplaire. Dès 1875, il se rend dans une cavité récemment découverte près de Santillana del Mar, petite agglomération située dans la province de Santander en Espagne. Il y prospecte le sol de la caverne à la recherche d’ossements fossiles et de silex taillés. Il y reviendra en 1878 pour y rechercher aussi des objets décorés. Il en a vu en effet à l’exposition universelle qui s’est tenue à Paris cette même année. Il retourne dans la grotte un an plus tard accompagné cette fois de sa fille Maria âgée de 8 ans. Le marquis est occupé près de l’entrée du souterrain à sonder à la lumière de sa lampe à carbure le sol de la grande salle qui est basse de plafond quand, Maria, présente à ses côtés, attire son attention sur des taches rouges qu’elle vient de distinguer sur la surface rocheuse, juste au-dessus d’elle. « Toros » dit-elle soudain à son père. Sautuola est stupéfait, il découvre non seulement les animaux que lui désigne sa fille, mais que c’est tout le plafond qui est couvert de peintures polychromes. Ce sont des bisons au nombre d’une vingtaine. Ils sont d’un réalisme étonnant, certains d’entre eux épousent les protubérances de la roche. Telle est l’histoire de la découverte des peintures d’Altamira que rapportent les livres, celle de la première grotte ornée occidentale révélée au monde. L’année suivante, avec le concours d’un universitaire madrilène, Sautuola publie sa découverte. Il attribue la paternité des peintures à l’homme préhistorique. L’accueil du grand public est favorable, mais provoque une levée de boucliers chez les spécialistes, en Espagne comme en France.

Illustration 1: Grand Plafond d’Altamira. Publication du marquis Marcelino Sanz de Sautuola, 1880.

À cette époque, on connaît pourtant un art mobilier raffiné qui se rapporte au paléolithique. La sentence des préhistoriens Gabriel de Mortillet et Emile Cartailhac est pourtant sans appel : Altamira n’est pas paléolithique. Le marquis est accusé de mystification, de faux. Ce n’est qu’en 1902 qu’Emile Cartailhac formule son célèbre « mea culpa d’un sceptique ». Mais il est trop tard pour Sautuola décédé à Santander en 1888. Il faut dire qu’entre-temps les découvertes de grottes ornées se sont multipliées en France : en Dordogne, la Mouthe en 1895, Combarelles et Font-de-Gaume en 1901, Pair-non-Pair en Gironde, découverte en 1881, mais seulement authentifiée en 1896. Leur âge paléolithique ne fait pas de doute pour les spécialistes, des gravures sont recouvertes par les dépôts archéologiques, d’autres le sont par des concrétions calcaires. La polémique autour des grottes ornées est momentanément close, elle ressurgira en 1956, avec l’authentification des œuvres de la grotte de Rouffignac en Dordogne. L’art pariétal paléolithique est classiquement entendu comme spécifiquement attaché à une aire géographique qui va de l’Espagne à l’Oural avec des prolongements en Asie centrale. Il comprend aujourd’hui plus de 200 grottes ornées, concentrées principalement en Europe Atlantique (France, Espagne), et des dizaines d’abris-sous-roche décorés. L’expression artistique des chasseurs paléolithiques s’est également exercée sur des objets mobiliers de pierre, d’os ou d’ivoire présents dans les sols des centaines d’habitats connus à ce jour. Toutes cultures confondues, l’art quaternaire forme un corpus de dizaines de milliers de figures ce qui peut paraître considérable. Toutefois, au regard de la durée du Paléolithique Supérieur (40 000 à -10 000), l’appréciation est certainement à nuancer d’autant que selon les périodes considérées, la production d’œuvres d’art, notamment en 12

grottes, a connu des variations. Avec l’arrivée d’homo sapiens en Europe vers -40 000, on distingue successivement l’Aurignacien (-40 000, 27 000BP), le Gravettien (-29 000, -22 000BP), le Solutréen (-22 000, 18 000BP), le Magdalénien (-18 000, -11 000BP). C’est au magdalénien que le phénomène des grottes ornées connaît son plus grand essor. Cette classification chronologique est basée sur l’évolution des industries lithiques et osseuses que l’on observe : mode de taille des outils, utilisation plus ou moins importante de la matière osseuse. L’appellation de ces différentes cultures est tirée de sites éponymes : grotte d’Aurignac en Haute-Garonne pour l’Aurignacien, site de la Gravette en Dordogne pour le Gravettien, Solutré en Saône-et-Loire pour le solutréen, abri de la Madeleine en Dordogne pour le Magdalénien. Il faut savoir que ces différentes cultures ne connaissent pas la même extension géographique. Le Magdalénien par exemple, comme le Gravettien, s’étend à toute l’Europe tandis que le Solutréen se limite au sud. C’est ainsi que dans certaines régions on passe du Gravettien évolué au Magdalénien. La spécificité du Solutréen se retrouve encore dans le fait que cette culture a livré peu de sanctuaires ornés. L’art paléolithique est l’œuvre de petits groupes de chasseurs-cueilleurs dont la démographie est relativement faible. Au paléolithique supérieur leur nombre est généralement estimé à quelques milliers d’individus inégalement répartis sur un immense territoire. Ils vivent la dernière phase de la glaciation de Würm qui a commencé 100 000 ans plus tôt. Le climat connaît des pulsations, les périodes froides alternent avec celles de courts réchauffements, les interstades. Le maximum glaciaire est atteint vers 20 000, au Solutréen. La calotte arctique descend alors jusqu’à la latitude de l’Écosse, le niveau des mers est inférieur de 120 mètres à celui de l’actuel. La régression marine modifie considérablement la géographie littorale (avancée des côtes pouvant aller jusqu’à 70 km), on traverse la Manche à pied. Ce retrait est dû au stockage de l’eau dans les glaciers. À la périphérie du front glaciaire nord-européen, la couverture végétale est de type toundra (mousses, lichens). Elle est plus dense au sud : vastes prairies parsemées d’arbustes et de conifères. Le relief joue un grand rôle dans le développement de la couverture végétale, elle est favorisée dans les vallées abritées et humides bien exposées au soleil. La faune des grands mammifères herbivores du paléolithique européen est abondante et variée. Le mammouth côtoie le rhinocéros laineux, le bison croise le cheval, le renne le bœuf musqué, le mégacéros est présent, mais peut-être plus rare, l’aurochs et le cerf font leur apparition pendant les brèves périodes de réchauffement tandis que le bouquetin occupe les promontoires rocheux. Les ours, félins, les loups complètent la cohorte des grands animaux. C’est dire que les chasseurs disposent d’un immense vivier. Ils jettent cependant leur dévolu sur le renne qui constitue au Paléolithique 13

Supérieur l’essentiel de la ressource alimentaire. C’est l’âge du renne. L’animal est migrateur, il peut s’organiser en d’immenses troupeaux sur la toundra. Cette faune, dans des proportions variables suivant les sites, va constituer le thème figuratif central de l’art quaternaire à l’exclusion de nombreuses autres espèces contemporaines de la dernière glaciation. Nous n’avons retenu dans cette étude qu’une partie de la production artistique paléolithique, celle de l’art des cavernes. La localisation des œuvres hors la lumière du jour est à peu près unique dans le monde. On l’a vu, les grottes ornées occupent une aire géographique principalement localisée en France (sud-ouest, Pyrénées, Ardèche) et en Espagne (Cantabrie) et il est d’usage courant pour en parler de désigner leur groupement sous le vocable d’art Franco-Cantabrique. Il existe quelques sites à la marge dans l’Yonne, la Mayenne, la Normandie, en Sicile, en Angleterre, en Russie et Roumanie. De l’Aurignacien au Magdalénien supérieur, toutes les cultures sont concernées à des degrés divers par le phénomène pariétal. Sa longévité est de l’ordre de 250 siècles. En grotte, les artistes sont peintres ou graveurs, parfois les deux à la fois. Ils exercent leurs talents de sculpteurs plutôt à la lumière du jour sur les parois d’abris-sous-roche ou sur blocs de pierre. Ils savent aussi dessiner avec les doigts sur l’argile molle des sols et des parois des souterrains, matière dont ils ont parfois tiré des modelages d’animaux. Des outils divers ont été utilisés pour la gravure sur matière dure : burins, lamelles, éclats de silex présentant une facilité de préhension. Dans le domaine pictural, les œuvres sont le plus souvent monochromes. Il arrive comme à Chauvet en Ardèche que la technique du dégradé de la même teinte soit utilisée. La polychromie n’est pas absente de l’art pariétal. Lascaux, Font-de-Gaume, Marsoulas, Labastide, Altamira, El Castillo en Espagne pour ne citer que les sites les plus connus font étalage de cette technique. Les teintes mises à contribution sont le noir, le rouge, le jaune et le blanc. Le bioxyde de manganèse a donné le pigment noir à Lascaux. Les oxydes de fer (ocres) ont été utilisés pour le rouge (hématite) et le jaune (goethite). Le blanc a été obtenu à partir de calcite mélangée à du kaolin (argile blanche). D’origine minérale, ces pigments ne permettent pas la datation directe des peintures de la célèbre grotte périgourdine. Il en va différemment à Chauvet où des charbons de bois, des os brulés ont été incorporés à la matière colorante. Le pigment peut être utilisé directement sous forme de crayon. Réduit en poudre, il peut aussi, aggloméré à une charge (sable, argile…) et lié avec de l’eau, fournir une peinture liquide ou bien pâteuse. Son application sur la roche fait appel à des techniques différentes : au doigt, au tampon, au pinceau ou encore par la méthode du crachis qui consiste à vaporiser sur la roche la matière colorante par la bouche. 14

Ces données sont connues par des prélèvements effectués sur les peintures, l’étude de colorants contenus dans les sols archéologiques et l’expérimentation en laboratoire. Pour s’éclairer, le peintre préhistorique a eu recours à des foyers, mais plus fréquemment, semble-t-il, à des torches ou à des lampes à graisse. Des traces de ravivage, autrement nommées mouchages de torches ont été identifiées sur les parois des souterrains. Plusieurs grottes ont livré des lampes à graisse. Un grand nombre d’entre elles, plus d’une centaine, font partie du matériel archéologique trouvé à Lascaux. Elles sont rarement façonnées. Ce sont de simples petites dalles de calcaire ou de silex comme le notent Brigitte et Gilles Delluc dans leur dictionnaire sur la grotte. Les expérimentations menées par ces deux préhistoriens ont montré que ces lampes fonctionnaient en circuit ouvert. Un morceau de suif sert de combustible, il est relié à une mèche enflammée qui fait fondre la graisse et l’alimente. L’éclairage ainsi obtenu a la valeur de celui d’une bougie. Il est possible de multiplier les mèches ou d’utiliser plusieurs lampes simultanément. Dans les souterrains, les œuvres occupent les parois, les plafonds, les concrétions calcaires (stalagmites, stalactites), parfois les sols meubles (dessins, modelages sur argile). Elles sont foncièrement animalières, réalistes pour beaucoup, tendant au rendu détaillé du sujet observé dans la nature. Lorsque les conditions de conservation sont bonnes, il n’y a généralement pas de difficulté à identifier l’espèce animale concernée. Ce caractère distingue l’art pariétal paléolithique de toutes les autres formes d’expressions graphiques observées dans les sociétés traditionnelles. Il est frappant en revanche d’observer que dans de nombreux cas, en l’absence de la représentation de caractères sexuels primaires, la détermination du genre ne va pas de soi à l’exception du cerf bien entendu. Il se différencie immédiatement de la biche par ses bois. Il est encore possible de procéder à l’identification d’un mâle ou d’une femelle par le caractère plus ou moins gracile du sujet représenté. À Lascaux par exemple, l’observateur n’a aucune difficulté à distinguer les vaches des taureaux, les bisons sont préférentiellement des mâles, mais il n’en va pas de même pour les chevaux qui apparaissent sexuellement indifférenciés. À de rares exceptions, les animaux sont figurés de profil. On distingue le profil absolu de la représentation en perspective où le sujet peut être vu à la fois de face et de profil : dans la perspective dite semi-tordue les organes pairs, cornes, ramures, sabots sont rabattus à 45°, dans la perspective tordue, ils le sont à 90°. Les préhistoriens, sous l’impulsion d’André Leroi-Gourhan, ont longtemps pensé que l’acquisition de la restitution parfaite de la troisième dimension n’avait été atteinte qu’à la fin du magdalénien. On supposait alors une évolution progressive du graphisme vers un réalisme 15

quasi photographique. La découverte de la grotte Chauvet en 1994 a remis en cause cet édifice théorique. Des œuvres de ce sanctuaire, datées de plus de 30 000 ans, montrent déjà la maîtrise des techniques de la perspective. Un autre procédé connu des paléolithiques permet le rendu de la profondeur, c'est celui de la réserve de peinture au niveau de l’attache des membres du deuxième plan. Dans l’art pariétal, la mise en jeu du support rocheux n’est pas indifférente. Il s’agit de l’une de ses autres particularités. Les exemples sont nombreux où la forme naturelle a pu suggérer à l’artiste l’emplacement de l’animal, dans d’autres, le relief a contribué au rendu des volumes. Certains bisons d’Altamira épousent parfaitement les bosses du plafond. Ils deviennent ainsi étonnants de réalisme. Les espèces animales figurées sont relativement peu variées, ce sont majoritairement de grands mammifères terrestres. Les équidés et les bovinés (bisons, aurochs) ont une fréquence élevée, suivent les caprinés (bouquetins), les cervidés (cerfs, biches, plus rarement le renne), les éléphantidés (mammouths laineux). Les félins, rhinocéros, ours, oiseaux, poissons sont plus rares. Si certains animaux du bestiaire paléolithique sont numériquement dominants au regard des grands chiffres, on observe d’une période à l’autre, d’une région à l’autre, d’une grotte à l’autre à l’intérieur d’un même territoire, des variations notables dans les espèces représentées. Elles dépendent vraisemblablement pour partie des différents milieux naturels rencontrés par l’homme préhistorique au cours du temps. Sur le littoral méditerranéen, la grotte Cosquer découverte en 1991 dans le massif des calanques près de Marseille, dont l’entrée se trouve aujourd’hui à près de 40m sous le niveau de la mer en est un bon exemple : y figurent phoques, pingouins et méduses. La grotte de Rouffignac en Dordogne contient plus de 15O mammouths soit près de 70% de la faune représentée alors que l’animal est rarissime dans les grottes pyrénéennes et espagnoles. La grotte de Covalanas ne comporte que des biches peintes, c’est un thème récurrent dans les monts Cantabriques. Il est en revanche rare en Périgord. Lascaux compte 7O cerfs pour trois biches. Jusqu’à la découverte de Chauvet, les rhinocéros, les félins figuraient à la marge des décomptes numériques. Dans la grotte ardéchoise, les félins sont majoritaires, le rhinocéros arrive en deuxième position. Ce dernier, avec 65 sujets, totalise 75% de l’espèce figurée dans toutes les grottes françaises réunies et si chevaux et bovinés sont présents, ils sont loin derrière. Dans le registre figuratif, il faut encore signaler la présence de sujets composites qui empruntent à différentes espèces. Ils sont peu fréquents, mais peuvent être spectaculaires comme la Licorne de Lascaux. Pour paraître naturaliste, l’art des grottes ne reflète cependant pas le milieu naturel : absence de certaines espèces, défaut de ligne de sol pouvant 16

donner une référence horizontale aux animaux dans la représentation. Les bisons de Niaux en Ariège, étagés les uns au-dessus des autres, flottent dans l’espace graphique sans point de repère explicite. Ailleurs, lorsque les bêtes sont alignées sur une horizontale, les préhistoriens conviennent de dire que la ligne de sol est suggérée. L’absence de paysages, de végétaux est également patente dans l’art quaternaire. Sur la paroi, les animaux sont le plus souvent sous-dimensionnés par rapport à la réalité. Dans quelques cas, les artistes ont conçu des figures géantes comme dans la rotonde de Lascaux ou dans la grotte de Cussac en Dordogne. La taille entre les différentes espèces qui peuvent être juxtaposées sur une même paroi n’est pas plus réaliste. Au plafond de Rouffignac, vraisemblable cœur du sanctuaire, des nombreux mammouths peints qui y figurent, aucun d’entre eux ne rivalise par la taille avec un grand cheval. C’est l’une des premières figures de la composition que le visiteur découvre dans sa progression sous le plafond. Même constat à Altamira, où une biche fait face à un troupeau d’une vingtaine de bisons tous plus petits qu’elle. La superposition des figures est également remarquable dans l’expression picturale paléolithique. Dans certains cas, les artistes sont parvenus à former des réseaux graphiques extraordinairement foisonnants comme dans l’abside de Lascaux ou encore dans la grotte des Trois-Frères en Ariège. De telles données tendent à montrer qu’au sein d’un même ensemble les animaux s’ignorent, qu’ils n’entretiennent pas de relations intelligibles. D’ailleurs à de rares exceptions près (scène du puits de Lascaux, panneau de l’homme et du bison de la grotte de Villars en Dordogne) l’art des cavernes ne semble pas narratif même si des sujets sont animés, représentés à la course, cabrés, se roulant, sautant, chutant… Dire que la représentation humaine appartient au registre naturaliste de l’expression plastique préhistorique serait certainement excessif. Elle est d’abord peu fréquente et ne semble pas peser d’un poids considérable dans le contexte animalier qui l’entoure. Il est frappant d’observer que son traitement graphique est différent de celui des animaux. Les humains sont rarement figurés dans leur intégrité corporelle, ils présentent une propension à l’éclatement de leurs segments anatomiques : mains négatives ou positives, vulves, phallus. Leurs silhouettes sont incomplètes, schématiques, il n’existe pas de portrait, les visages sont bestialisés. Lorsqu’elles sont composites (homme-animal) on les qualifie de thérianthropes tels le sorcier du Gabillou en Dordogne, les hommes-bisons des Trois-Frères en Ariège et l’hommeoiseau du puits de Lascaux. Enfin comme nous l’avons déjà mentionné, l’art pariétal ignore délibérément certaines espèces quand elles ne sont pas réduites à quelques exemplaires. Ce sont les mégacéros, les daims, les élans, les antilopes Saïga, les hyènes, les loups, les renards, les lièvres, la cohorte des petits 17

mammifères, les reptiles, les insectes. Il faut en conclure que les grottes ornées fournissent un panorama de la faune existante à une époque donnée, mais qu’elles sont loin d’en constituer un inventaire peu ou prou exhaustif. La seconde composante de l’art des cavernes est non figurative. Au sens des préhistoriens, c’est « une catégorie très vaste de tracés et de motifs ne faisant apparemment pas référence au réel. De simples taches diffuses, des tracés indéterminés plus ou moins structurés ou des signes géométriques élaborés peuvent tous être qualifiés de non figuratifs » Michel Lorblanchet, Art Pariétal Paléolithique, 1993. Ces motifs sont appelés signes. Ils apparaissent peints ou gravés, parfois les deux à la fois comme sur les blasons de Lascaux. Ils sont associés ou non aux animaux. Il en est de simples, points ou tracés linéaires, d’autres sont plus complexes, en particulier les quadrilatères. Les signes sont présents à toute époque, mais en quantité variable, ils sont plus abondants au Magdalénien. Il existe des tracés apparemment inorganisés, désordonnés, ils sont récurrents dans certaines cavités et ils peuvent foisonner sur la même surface rocheuse. Ils restent d’identification indéterminée. Comme le lecteur peut s’en rendre compte, si le contenu de l’art pariétal fluctue dans l’espace et le temps il reste cependant fondé sur des constantes : il est naturaliste au travers de la représentation des grands mammifères terrestres, abstrait dans sa composante « signes », la représentation humaine est faible, elle fait l’objet d’un traitement graphique à part. L’ancienneté la plus élevée revient actuellement à la grotte Chauvet, une partie de sa décoration se rattache à l’Aurignacien : elle est âgée de plus de 30 000 ans. Au Gravettien appartient Pech-Merle, Cougnac (Lot), Gargas (Haute-Garonne), Cussac (Dordogne), Cosquer (Bouches du Rhône). Isturitz (Pyrénées-Atlantiques) est une grotte solutréenne. D’autres grands sites sont d’époque magdalénienne : Lascaux, Rouffignac, Font-de-Gaume, Combarelles (Dordogne), Niaux, Bedeilhac, Les Trois-Frères (Ariège), Altamira (Cantabrie). Ce rattachement de grottes ornées à des cultures bien déterminées n’est pas aussi évident à établir qu’il y paraît. Dans nombre de cavités, les œuvres ne peuvent faire l’objet d’une datation directe. Et puis il ne faut pas perdre de vue que certaines d’entre elles ont connu des périodes de fréquentations sporadiques pouvant s’échelonner sur plusieurs millénaires, si bien qu’au sein d’un même souterrain, peuvent se côtoyer des œuvres appartenant à des époques différentes. C’est le cas dans la grotte du Pech-Merle qui a fait l’objet d’une étude approfondie conduite par Michel Lorblanchet, spécialiste de l’art paléolithique quercynois. À Cougnac, ses analyses de pigment des peintures l’ont amené à conclure que la grotte avait été utilisée successivement du Gravettien au Magdalénien, c'est-à-dire pendant près de 10 000 ans. 18

III.

LES INTERPRÉTATIONS DE L’ART PARIÉTAL – EXPOSÉS CRITIQUES

Au XIXe siècle, les thèses darwiniennes influencent le regard porté sur les populations traditionnelles en particulier dans le domaine des idéologies. Elles font émerger chez les observateurs, explorateurs, colons, le sentiment qu’il a existé une religion des origines dont les traces subsistent dans les cultes, les pratiques diverses des peuples sans écriture. On pense alors les croyances religieuses en termes d’évolution, allant du simple au plus complexe que représentent les grandes religions monothéistes de l’histoire. Ainsi le naturalisme qui consiste en l’adoration des forces de la nature est-il perçu comme la première forme de croyance. L’animisme lui dispute cette primauté : pour le « primitif », les êtres vivants, les végétaux, les objets sont habités par une force vitale qui régit la marche de l’univers sensible. Sous l’impulsion des ethnologues qui multiplient les études sur le terrain auprès des indigènes d’Australie, d’Afrique et d’Amérique, le XXe siècle voit éclore de nouvelles hypothèses. Leurs travaux sont méthodologiques, les sources d’informations sont aussi plus fiables et plus nombreuses. Le totémisme est alors considéré comme la croyance la plus répandue dans le monde. Mais le postulat suivant lequel les coutumes et les croyances sont pérennes dans le temps est battu en brèche. Les peuples sans écriture ont une biographie, leurs traditions peuvent fluctuer. L’espoir s’éloigne de pouvoir un jour définir la religion des origines. Avec la découverte des grottes ornées en Europe et leur authentification au début du siècle dernier, les préhistoriens voient la possibilité de déterminer les éléments d’une pensée religieuse profondément ancrée dans le temps. Ils s’emparent des données de l’ethnologie. Ils vont y trouver des explications, trouver des modèles le plus souvent dans la littérature traitant des coutumes des populations qui vivent dans la nature et pratiquent l’économie de chasse. Les théories explicatives de l’art pariétal paléolithique ont toutes une vocation généraliste, c'est-à-dire qu’elles donnent des solutions univoques au phénomène des grottes ornées. Elles se fondent sur des constantes comme l’utilisation géographiquement étendue des souterrains pendant plus de vingt millénaires et le contenu relativement stable de son iconographie. Les premiers objets décorés contemporains des sols d’habitats paléolithiques sont découverts au XIXe siècle. Leur authenticité est mise en doute au début. Ces œuvres élaborées ne peuvent être de la main de l’homme préhistorique que l’on imagine fruste, immergé dans une nature sauvage et dangereuse. Les archéologues doivent cependant se rendre à l’évidence, les opinions évoluent, on se représente désormais le primitif évoluant au sein

d’une nature abondante et généreuse qui lui laisse le temps de s’adonner aux loisirs. Ainsi naît la théorie de « l’art pour l’art » qui n’a d’autre finalité que le plaisir esthétique. La reconnaissance des grottes ornées bouleverse cette approche. La question se pose alors d’une motivation autre que celle du plaisir de l’ornementation. Elle n’apparaît plus appropriée pour expliquer l’art des ténèbres. La théorie de « l’art pour l’art » est abandonnée. Par la suite, l’abbé Henri Breuil, figure éminente de la préhistoire pendant la première partie du XXe siècle, surnommé « le pape de la préhistoire », adhère à l’idée d’un art magique soutenue par le comte Henri Begouën, propriétaire de la grotte des Trois-Frères. La théorie de la magie de la chasse reste en vigueur jusqu’à la disparition de l’abbé en 1961. Elle consiste, références ethnographiques à l’appui, à considérer une relation étroite entre la pratique de la chasse et l’art pariétal : la représentation sur la paroi du souterrain de l’animal convoité doit assurer le succès de sa chasse, favoriser encore sa multiplication. L’envoûtement magique des animaux par le sorcier est conforté par quelques figures emblématiques de l’art paléolithique, en particulier le sorcier de la grotte des Trois-Frères. Au fond du sanctuaire, il domine par sa position élevée une foule de figurations animales enchevêtrées (bisons, rennes, chevaux…). La créature est composite, elle présente des caractères humains et animaux. L’explication magique se veut globale, mais elle se heurte à plusieurs difficultés. La majorité des animaux figurés ne présentent pas de blessures apparentes et plus rédhibitoire encore, les animaux chassés dont les restes osseux se retrouvent en stratigraphie sur les sols d’habitats ne correspondent pas à la faune matérialisée sur les parois des cavernes. Le renne qui constitue la ressource alimentaire principale des tribus paléolithiques est peu présent dans l’iconographie. Parallèlement, la théorie totémique apparaît dans d’autres travaux. Elle s’inspire d’études ethnographiques en particulier relatives aux aborigènes d’Australie. Leurs croyances sont fondées sur l’idée que les groupes humains, divisés en clans, sont issus d’un ancêtre mythique, animal ou végétal. Cette espèce symbolique est représentée par un totem. Le totem fait l’objet d’un culte, il comporte des interdictions alimentaires et autres prohibitions qui concernent la parenté et les alliances. La variabilité des pratiques totémiques observée chez les populations traditionnelles ne permet pas d’en dresser des contours nets, mais il ne fait pas de doute que le totémisme appartient au creuset de croyances très anciennes. Rapportée à l’art des grottes, la théorie suggère que les animaux sont des totems ou images sacrées qui symbolisent les divisions sociales au sein de la tribu. Ses opposants font valoir que le bestiaire paléolithique, réduit à peu d’espèces, ne s’adapte pas au totémisme qui génère naturellement une multiplicité 20

d’emblèmes. La présence d’animaux « fléchés » leur paraît aussi incompatible avec la valeur sacrée du totem. La version explicative par le chamanisme est l’œuvre de Horst Kirchner qui la formalise en 1952. Le chamanisme est d’essence sibérienne, il a été étendu à de nombreuses régions dans le monde souvent par analogie avec des pratiques qui s’y apparentent. Il est principalement ancré dans les sociétés de chasseurs. Le chamane en est le personnage central, il a la faculté de pouvoir échanger avec les esprits par le biais du rituel de la transe qu’il peut atteindre par diverses techniques : danses, chants, son du tambour, absorption de substances psychotropes… Dans le chamanisme, le monde est double, il se partage entre le réel et la sphère des esprits (maître des animaux, ancêtres). Au cours de la transe le chamane a la faculté de voyager vers le monde des esprits, il a des visions et peut se transformer en animal. Il sait dialoguer avec les esprits protecteurs qui aideront à rendre la chasse fructueuse. Dans d’autres domaines, il est guérisseur, faiseur de pluie… Ses visées ont un but pragmatique, il a potentiellement la capacité d’agir sur le réel à la manière du magicien. Pour le préhistorien, l’abbé André Glory, fervent adepte du chamanisme, les animaux et les signes des cavernes sont des représentations d’esprits conçus par les chamanes. L’homme-oiseau du puits de Lascaux est ainsi interprété comme un chamane en état de transe extatique. Ces thèses sont critiquées, notamment par André Leroi-Gourhan, ethnologue et préhistorien ; il y voit l’application d’un comparatisme ethnologique excessif souvent basé sur des sources d’informations fragiles. Il rejette le procédé sur lequel s’appuient les théories magiques, totémiques et chamaniques. Dans les années 60, à la suite de Max Raphael, historien des religions, auteur de Prehistoric Cave Painting, essai sur l’art des cavernes publié en 1945, André Leroi-Gourhan envisage la possibilité de montrer que l’art des grottes est structuré, qu’il ne résulte pas d’une accumulation anarchique de figurations au fil du temps. Annette Laming-Emperaire, préhistorienne, partage le même point de vue, elle conduit ses recherches parallèlement aux siennes. Dans le but de dégager une structure unitaire dans l’art pariétal, André Leroi-Gourhan élabore par la méthode statistique un schéma qui puise dans le seul contenu du bestiaire. Dans ses travaux, il distingue les figures d’entrées de celles des fonds et des panneaux centraux. Il publie ses résultats en 1965, l’ouvrage est volumineux. Préhistoire de l’art occidental synthétise les données de plus de soixante grottes ornées de France et d’Espagne. L’hypothèse centrale qui s’en dégage gravite autour de l’idée d’une dualité fondamentale entre le genre mâle et femelle. Ils sont opposés et complémentaires, symbolisés respectivement par le cheval et les bovinés, 21

animaux statistiquement dominants. Les signes font l’objet de la même distinction : ils sont minces pour les mâles, pleins pour les femelles. La méthode statistique retenue reste pourtant critiquable sur le fond. Par exemple, dans un panneau contenant plusieurs chevaux, Leroi-Gourhan ne décompte qu’un seul sujet. Il procède par ailleurs à des découpages topographiques parfois arbitraires, à des associations entre animaux pas forcément juxtaposés sur la paroi. Enfin, au système binaire de départ vient s’ajouter un troisième animal voire un quatrième. L’éminent chercheur finit par reconnaître les carences de l’explication. Pour autant, sa thèse d’un art organisé va persister. Il s’agit certainement de sa contribution majeure aux recherches des significations de l’art préhistorique. Ces hypothèses destinées à donner une explication univoque de l’art des chasseurs de la dernière glaciation sont aujourd’hui pour la plupart considérées comme dépassées, voire caduques. Elles n’incitent plus par expérience les chercheurs à élaborer de nouveaux schémas explicatifs généralistes. Ils s’attachent davantage aux particularités de chaque sanctuaire plutôt qu’à leurs analogies. Pour tout dire, ils en restent à des travaux analytiques et descriptifs du corpus pariétal. La question de la recherche des sens n’est plus d’actualité. On ne peut pas pour autant passer sous silence la réactualisation de l’hypothèse chamanique, simplement parce qu’elle a connu un écho médiatique important, mais aussi pour les sévères critiques qu’elle a suscitées de la part d’une partie de la communauté des chercheurs. Elle est l’œuvre de David Lewis Williams, préhistorien sud-africain, qui la met au point dans les années 1990. Jean Clottes, spécialiste français d’art rupestre, se joint à ses travaux. Ils seront publiés en 1996 dans l’ouvrage Les chamanes de la préhistoire. La nouvelle théorie chamanique est revue à la lumière de la neuropsychologie. Elle reprend plus largement qu’auparavant les bases géographiques du chamanisme, étendues cette fois à des régions très éloignées les unes des autres, en l’occurrence, la Sibérie et l’Afrique du Sud où au sein de populations traditionnelles de chasseurs, certains individus s’adonnent encore à la pratique de l’extase. Ce sont autant de sorciers, de guérisseurs, de faiseurs de pluie. Sous l’emprise de la transe, l’objectif à atteindre pour ces personnages est d’accomplir des actes divers. La similarité de ces pratiques, leur extension géographique, fait légitimement penser aux deux chercheurs qu’elles peuvent puiser à des sources très anciennes. Le chamane est un initié, il apprend à communiquer avec les esprits, c’est un médiateur entre les humains et les puissances vers lesquelles il se propulse par le truchement de la transe. Ces états de conscience altérée connaissent des degrés divers, la transe en constitue le paroxysme. Le chamane y parvient entre autres moyens par l’absorption de drogues. Dans l’extase, il 22

connaît des hallucinations. La neuropsychologie étudie ces phénomènes et distingue trois stades. Au stade 1, le moins intense, le sujet « voit » des formes géométriques (points, lignes, zigzags, grilles…). Au stade 2, il parvient mentalement à interpréter ses visions en objets ou formes relatives à ses croyances ou à son état d’esprit. Enfin au troisième stade qu’il atteint au sortir d’un tourbillon ou tunnel (appelée phase de transition) au bout duquel brille une vive lumière, le chamane émerge dans l’univers de la transe. Il hallucine, il est investi de puissance, il peut se transformer en oiseau et voler, prendre la forme d’un animal. Chez les San d’Afrique du Sud, c’est souvent l’antilope, l’élan encore, quand l’inuk « verra » un ours polaire dans lequel il pourra s’incarner. La forme de ces mutations est étroitement liée à la culture concernée. Ces trois phases sont universelles. Elles sont centrées sur le fonctionnement du système nerveux humain. À l’opposé du vol, le chamane en transe peut connaître la descente sous terre. Selon les auteurs, la caverne est susceptible de favoriser les états de conscience altérée : obscurité, isolement, froid. Le cosmos chamanique se divise généralement en trois niveaux étagés. Il y a le monde ordinaire, supérieur et inférieur, autant de sphères que l’officiant peut traverser. La grotte correspond à l’étage souterrain du cosmos chamanique, ses parois sont perçues comme des membranes derrière lesquelles les esprits se dissimulent. David Lewis Williams et Jean Clottes pensent qu’au paléolithique supérieur les chamanes venaient reproduire leurs expériences hallucinatoires dans les secteurs reculés des cavernes plus propices à la solitude et au contact avec les esprits. Ils retravaillaient pour cela leurs visions en peignant ou gravant sur la roche, des animaux et des signes géométriques comme une manière de les matérialiser. Ils sont confortés dans leur théorie par diverses données : la présence majoritaire des animaux, celle des signes, l’absence de cadre, l’existence d’êtres composites. Les mains négatives sont destinées selon eux à communiquer avec les esprits au travers de la paroi. Il en va de même de l’utilisation des fissures naturelles, des bouches d’ombres. Enfin, le symbolisme de la grotte est à son tour interprété comme étage inférieur du cosmos chamanique. Les deux préhistoriens admettent toutefois que la théorie n’explique pas les grandes compositions. Elles nécessitent le concours de la collectivité et font appel à des intentions et des mises en œuvre plus structurées. Mais pour eux le néo chamanisme est la thèse qui explique le plus de faits et qui est la mieux argumentée, même si elle n’explique pas tout. En d’autres termes, pour les deux chercheurs, l’art pariétal paléolithique procède d’un cadre conceptuel chamanique. Pour ceux des lecteurs qui chercheraient une information complète sur l’examen critique de la théorie, ils peuvent utilement se reporter à l’ouvrage 23

Chamanismes et arts préhistoriques, vision critique paru en 2006 aux éditions Errance. C'est une production collective qui contient diverses analyses de spécialistes en préhistoire, histoire de l’art, archéologie, ethnologie, anthropologie, neuropsychologie. Plusieurs raisons ont certainement motivé cette parution. Parmi celles-ci figure le comparatisme ethnologique qui est, avec la neuropsychologie, le fondement de la théorie. David Lewis-Williams et Jean Clottes se défendent d’avoir raisonné par analogie avec l’art des San d’Afrique du Sud, mais ils ne parviennent pas en définitive à convaincre leurs détracteurs. Il est vrai qu’André Leroi-Gourhan avait en son temps condamné la méthode qui, depuis, est abordée avec prudence par les préhistoriens. Elle est considérée aujourd’hui comme simplement instructive, c'est une source d’information à ne pas négliger, mais qui ne peut servir de modèle dans une argumentation. Il y a ensuite la large médiatisation de ces thèses, certainement maladroitement présentées comme des révélations ou des vérités, un peu à la manière « puisque c’est nous, spécialistes d’art rupestre, qui vous le disons… ». Il n’entre pas dans notre propos de commenter la succession d’articles que forme ce livre, mais davantage, puisque la présente étude a pour objet l’art de la grotte de Lascaux, d’examiner l’application de la version chamanique à ce sanctuaire majeur de l’art pariétal. C’est justement ce que propose David Lewis-Williams quand il publie en 2003 la traduction française de l’édition anglaise, L’esprit dans la grotte. Il y reprend les éléments de sa théorie et il fait figurer en bonne place son application à Lascaux. La présentation dans un cadre chamanique de certaines images de la grotte de Gabillou, cavité distante d’une soixantaine de kilomètres de Lascaux et généralement considérée comme contemporaine (similitude des styles et des figures géométriques qui s’y trouvent) ouvre le chapitre consacré aux deux sanctuaires. L’exercice occupe une trentaine de pages sur près de trois cents consacrées à la présentation de l’art et à la théorie, où la décoration de Gabillou est perçue comme une grotte « simple » relativement à l’iconographie plus complexe de Lascaux. Dans cette cavité, David LewisWilliams veut se montrer précis en suivant ses grandes divisions naturelles : la Salle des Taureaux, le Diverticule axial, le Passage, l’Abside, la Nef, le Diverticule des Félins et enfin le Puits. Voici en résumé, secteur par secteur, ce qui ressort de son exposé. Salle des Taureaux : le texte qui y est consacré est un descriptif assez détaillé de la frise monumentale (plus de 20m de long) qui couvre les murs de la salle où figurent aurochs géants, chevaux et cerfs. On y cherche vainement le début d’une interprétation à moins qu’elle ne se limite à ce bref commentaire : « les images se fondent dans la membrane ». Mais l’auteur 24

s’en explique. La salle assez vaste pouvait accueillir un grand nombre de personnes, la réalisation grandiose du décor laisse supposer une entreprise collective, une coopération dans la mise en œuvre des moyens. Il en conclut : « On peut donc considérer la Salle des Taureaux comme un « vestibule » comparable en cela à l’entrée mal conservée de Gabillou ». En somme, pour l’auteur, cette première partie de la décoration n’est qu’un prélude au véritable message contenu dans la caverne. En effet, sous la plume de David Lewis-Williams, le vocable « vestibule » a deux significations. Il désigne d’abord un lieu proche de l’entrée, c’est le cas de la Salle des Taureaux que l’on atteint rapidement une fois le seuil de la caverne franchi. L’autre sens se rapporte à la théorie. On sait qu’elle écarte de son champ d’explication les grandes compositions qui n’entrent pas dans un cadre chamanique. Elle privilégie en revanche les recoins, les endroits retirés, les fonds, où l’officiant solitaire pouvait retraiter les images de ses visions et les imprimer sur la roche. Il n’est donc pas gênant pour le préhistorien de qualifier de vestibule le lieu où se trouve l’œuvre la plus monumentale de l’art quaternaire puisque dans son esprit il s’agit d’un espace de second plan relativement à la thèse qu’il soutient. La même idée est reprise dans le texte initial sur le chamanisme qu’il rédige avec Jean Clottes en 1996 : « Il est plausible que les salles ornées aient joué le rôle d’antichambre pour préparer l’esprit de ceux qui recherchaient des visions aux expériences qu’ils auraient dans les recoins plus réduits et plus profonds ». Les deux préhistoriens ne peuvent être plus clairs sur le rang hiérarchique qu’ils accordent aux grandes compositions. C’est l’ornementation des lieux confidentiels qui prime. Ils sont les éléments révélateurs du phénomène pariétal. Il faut avouer que l’opinion est difficilement soutenable, car il convient de postuler alors que ce qui paraît techniquement le plus abouti, ce qui a nécessité un investissement humain certainement considérable, n’est pas le plus important. Dans le même ordre d’idée, il faut encore avoir à l’esprit que dans toutes les grandes religions, la dimension des lieux sacrés est loin d’être neutre. Les grandes constructions sont aussi bien destinées à traduire la puissance divine qu’à impressionner le fidèle. Le parti pris de placer la chapelle avant la cathédrale, si l’on peut se permettre la comparaison, discrédite la thèse chamanique. En bref, sur fond d’explication par le chamanisme, David Lewis-Williams élude l’épineux problème que constitue pour lui l’épisode monumental de la Salle des Taureaux. Il s’y trouve pourtant un sujet qui pouvait constituer un argument de poids en faveur de sa théorie. La Licorne en effet est la seule figure de la grande salle qui ne peut être identifiée à une espèce animale connue. Les préhistoriens pensent qu’il s’agit d’une créature composite. Or, on sait qu’une partie de l’argumentation de la thèse chamanique repose sur les représentations de créatures composites (figures humaines-animales, 25

hybrides animaux) même si elles sont peu fréquentes. À ce propos, David Lewis-Williams et Jean Clottes ont nuancé cette appréciation en estimant que leur nombre avait été sous-estimé en raison d’une classification trop restrictive, soit. On se demande alors pourquoi le préhistorien sud-africain ignore délibérément la Licorne dans son exposé. Il ne l’associe à aucun moment à ses développements, se contentant d’un commentaire laconique : « C’est indéniablement une image curieuse, d’autant que les espèces des autres images dans la grotte sont aisément reconnaissables ». Elle pouvait pourtant facilement passer pour la vision d’un chamane en état de transe extatique. Le théoricien est assurément en délicatesse avec une image susceptible de conforter son hypothèse pour la raison que sa localisation n’est pas idéale. Elle n’est pas située dans un recoin ou un fond, c’est même le contraire. Elle est la plus grande figure que l’on croise en entrant dans la caverne. La présence de la Licorne au seuil de la Salle des Taureaux affaiblit l’argumentation chamanique à Lascaux pour ne pas dire qu’elle la contredit. Plus loin, dans la section consacrée au Diverticule axial il écrit que les différents secteurs de la grotte « laissent deviner des formes d’activités différentes » et que la Salle des Taureaux pouvait avoir été le siège de « relations économiques et politiques entre les communautés ». Ailleurs, il introduit l’idée « qu’il y a bien pu y avoir d’autres courants conceptuels et d’autres pratiques dont nous ne savons rien », et il revient encore sur « la double logique des grandes salles et des recoins ornés ». Si on le suit dans cette voie, il faut bien en tirer la conclusion qu’une grande partie de la décoration de la grotte de Lascaux ne résulte pas d’activités liées au chamanisme comme il le reconnaît lui-même. Il devient dès lors difficile de soutenir que le souterrain consacre l’étage inférieur d’un cosmos chamanique et encore plus difficile d’avancer que cette pratique en constitue le cadre conceptuel, même dans l’hypothèse de la double logique de l’auteur. Le Diverticule axial : La décoration de ce couloir est classée dans la catégorie des zones composées : « Comme la Salle des Taureaux, il est clair que la construction d’échafaudages et la réalisation des images résultent d’une coopération entre divers individus à l’état vigile ». Le terme vigile est employé ici pour traduire la conscience ordinaire par opposition aux états de conscience altérée du chamane. Dans cette section, David Lewis-Williams fait référence à plusieurs images. Un grand cerf noir, figuré la bouche ouverte au-dessus de l’entrée du conduit suscite le commentaire suivant : « Le fait que le cerf soit représenté en train de bramer avait probablement son importance pour le caractère multi sensoriel des expériences vécues dans la grotte : le son est impliqué par l’image. Peut-être ceux qui participaient aux rituels imitaient-ils le brame du 26

cerf : certains peuvent avoir interprété leurs hallucinations dans ce sens ». Ensuite, deux lignes de ponctuations noires, l’une placée sous le cerf et la seconde sous le ventre d’un cheval disposé à côté sur la même paroi, suggèrent au préhistorien que « Les signes et les images figuratives se combinent donc, comme ils le font dans la conscience profondément altérée ainsi que le montre le modèle neurologique ». Le dernier exemple choisi se trouve au fond du couloir orné qui descend insensiblement. Un cheval renversé sur le dos est représenté les jambes en l’air. Il ne peut être vu d’un seul tenant, il est nécessaire de tourner autour de la roche sur laquelle il est inscrit pour le découvrir entièrement. L'endroit, appelé Méandre, est le lieu où le couloir sinue à gauche et se resserre. Le visiteur qui s’avance tourne évidemment autour de la décoration. Cette disposition rappelle au préhistorien « le vortex neurologique avec ses images tourbillonnantes qui débouchent sur le stade de conscience altérée le plus profond et sur des hallucinations saisissantes ». Le cheval renversé occupe le centre du tourbillon. Enfin pour clore cette section, l’auteur fait état de la découverte par André Glory, au cours de ses fouilles, de trois lames de silex couvertes d’ocre rouge enfoncées dans une niche de la paroi, face au cheval renversé. Il s’ensuit un long développement relatif au fait que les hommes préhistoriques fichaient dans les fissures des murs, des objets, pierres, os…, autant d’indices qui montrent que les parois étaient considérées comme des membranes. Des données ethnographiques viennent à l’appui de cette hypothèse. Il est difficile dans cette partie de la grotte d’apprécier le degré de vraisemblance de l’interprétation dans la mesure où elle ne s’exerce que sur quelques images soigneusement sélectionnées. D’après le décompte de Norbert Aujoulat le Diverticule axial comporte 190 représentations toutes graphies confondues. C’est l’une des critiques parmi les plus souvent formulées de la thèse chamanique, le caractère limité des explications qui ne s’appliquent qu’à une frange souvent trop restreinte des dessins. Le Passage : Il s’agit d’un boyau bas et étroit long d’une vingtaine de mètres qui relie la Salle des Taureaux à l’arrière-grotte. Il est décoré sur toute sa longueur. Il est simplement présenté comme un secteur confus par opposition au caractère construit des deux premières sections de la grotte. L’Abside : La petite salle s’ouvre à droite au débouché du Passage. Elle contient des centaines de figures animales, de signes, de tracés enchevêtrés. C’est la concentration graphique la plus dense du paléolithique supérieur. Cette section est également qualifiée de confuse. Pour l’auteur, les 27

innombrables lignes gravées qui surchargent les parois peuvent être perçues comme « autant d’entailles faites dans la membrane… ». La Nef : Dans le prolongement du Passage, un haut couloir de 20m de long, la Nef est considérée comme une nouvelle zone composée ce qui limite son explication par le chamanisme. L’auteur met l’accent sur la composition des Bisons croisés. Ils sont superposés par la croupe dans un renfoncement de la paroi au fond de cette section. Son choix est étonnant, car il fait référence à un ensemble composé que la théorie excluait jusque-là de la sphère explicative chamanique. Mais deux raisons incitent David Lewis-Williams à passer outre : les bisons sont des figures de fond et ils sont fixés sur un dièdre rocheux où ils procurent à l’observateur la sensation qu’ils sortent de l’intérieur de la roche. Dans son livre sur la grotte, le préhistorien Norbert Aujoulat présente une analyse technique détaillée du panneau. Il observe que l’exécutant a réalisé pas moins de quatre plans successifs à hauteur des pattes arrière superposées des deux animaux. L’effet de perspective recherché est patent comme en de nombreux autres endroits de la caverne. David Lewis-Williams conteste que l’effet de profondeur recherché par le peintre l’ait été à la surface de la roche. Pour lui, le procédé vise simplement à suggérer que les deux bisons sortent de l’intérieur de la paroi-membrane. Il rejette l’idée d’une « scène » empruntée au monde extérieur que révèlerait une perspective linéaire. Pourtant, dans la même section, il semble admettre que le comportement animal, naturellement lié au monde extérieur, soit « indirectement un fil conducteur », en l’occurrence, à propos des bisons, « des manœuvres d’intimidation de la part de mâles durant la saison du rut ». Ici, l’effort de compréhension ne suffit pas, avec d’un côté la négation de ce qui par la suite devient plausible. Ce n’est pas tout. Faisant à nouveau référence à la posture agressive des deux bovinés et à leur sortie de la paroi, il écrit : « Si les animaux sortent de la cavité, comme je le pense, leur posture belliqueuse peut avoir été associée avec la crainte que les chamanes éprouvaient quand, au point culminant de leur quête de vision, ils se trouvaient face aux esprits animaux… peut-être les bisons en colère préparaient-ils les chamanes aux terreurs qui les attendaient dans la section suivante de la grotte, le Diverticule des Félins ». La version laisse le lecteur perplexe, il lui est objectivement impossible de démêler ce qui relève de la théorie proprement dite du produit de l’imagination de l’auteur. Le Diverticule des Félins : situé au plus profond du souterrain, le boyau terminal où il faut se baisser pour progresser est perçu comme un lieu privilégié par les chamanes en quête de visions et de contacts avec le monde 28

des esprits. Les entailles, les lignes parallèles gravées sur les parois sont d’origine chamanique. Le Puits : La faille profonde de plusieurs mètres constitue l’autre secteur « extrême » de la caverne. Elle contient la fameuse composition de l’homme-oiseau affronté au bison transpercé d’un javelot. D’après la thèse chamanique, il ne s’agit pas de la transcription d’un accident de chasse au cours duquel l’homme est renversé par le bison éventré. « Il s’agit plutôt d’une transformation par la mort : « la mort » de l’homme est mise en parallèle avec la « mort » du bison éventré. Tandis qu’ils « meurent » tous les deux, l’homme fusionne avec l’un de ses esprits protecteurs, un oiseau. Il est conclu que « Les peintures du Puits expriment l’essence du chamanisme à Lascaux dans une synthèse de ses métaphores complexes ». Nous avons consacré en 2012 un livre à la seule étude de la Scène du Puits. L’observation précise des dessins a révélé la complexité de la composition. Ce qui peut être dit de la version chamanique sur ce sujet, au vu des notations sur lesquelles elle se base, c’est qu’elle ne s’embarrasse pas d’un examen tant soit peu attentif des divers éléments graphiques qui forment le panneau. Il est clair pour nous que David Lewis-Williams rencontre des difficultés à dépasser les généralités quand il s’agit d’aborder la spécificité des images. On comprend très bien qu’avec Jean Clottes il se défende de ne pouvoir tout expliquer par le chamanisme. En ce qui concerne l’application de la théorie à Lascaux, il n’en ressort quand même pas grand-chose, il faut bien le dire. En définitive, la thèse chamanique propose des explications peu convaincantes, des développements parfois contradictoires et surtout elle occulte des pans entiers de l’iconographie du souterrain. Que penser en l’espèce d’une théorie qui laisse de côté la quasi-totalité du bestiaire de la caverne en expliquant qu’il peut bien signifier toute autre chose ? Si notre critique est sans concession, elle ne condamne pas pour autant l’hypothèse chamanique pour expliquer l’art pariétal. Au regard de sa large diffusion dans le monde chez les peuples chasseurs, il n’est pas impossible en effet que des croyances, des pratiques relatives à cette idéologie soient issues de traditions très anciennes. Mais toute théorie dans ce domaine doit s’appuyer sur des faits positifs et non sur une suite de conjectures. L’hypothèse chamanique ne sera peut-être jamais démontrable comme le laisse à penser en définitive la lecture du livre de David Lewis-Williams. L’ouvrage fait bien ressortir le faible potentiel de résolution au cas par cas de la théorie généraliste. Cela n’est pas vérifié qu’à Lascaux et ce ne sont pas les traces de mains, positives ou négatives, relativement fréquentes dans les grottes, interprétées comme pénétrant la roche pour atteindre les esprits qui se trouvent derrière qui peuvent passer pour des arguments décisifs. On les trouve dans les arts rupestres du monde entier et leur signification a vraisemblablement été très variable. Le recours à 29

la neurologie pour expliquer animaux et signes, ces derniers devant encore faire l’objet d’un tri parce que tous ne seraient pas d’origine entoptique, apporte certainement une dimension supplémentaire à la théorie. Mais il semble que les trois stades de la transe appliqués à l’art pariétal ne fassent même pas l’unanimité chez les spécialistes de la question. Le sens de l’art pariétal puise sa source dans l’ensemble des images imprimées et leur disposition sur les parois. Tout découpage est arbitraire. Ce sont les seules données sur lesquelles il convient objectivement de réfléchir. Produire des interprétations qui, pour une large part, ne sont pas impliquées par les faits eux-mêmes reste du folklore scientifique, comme se plaisait à l’écrire André Leroi-Gourhan à propos du comparatisme ethnographique appliqué à l’art pariétal au cours de la première moitié du siècle dernier. Il faut croire que les tentatives d’explication univoque de l’art des cavernes ont la vie dure puisque récemment, en 2012, Alain Testart, ethnologue, directeur de recherche au CNRS, auteur de nombreux ouvrages sur les sociétés primitives, s’est proposé de réactualiser la thèse totémique. Sa publication, Avant l’histoire, l’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac aux éditions Gallimard contient un chapitre réservé à l’art des cavernes. Il le réexamine à la lumière du totémisme australien bien qu’il y fasse directement peu référence dans son texte. Pour les besoins de sa démonstration, il énumère en premier lieu un certain nombre de principes : « L’art pariétal paléolithique représente l’animal sans le milieu dans lequel il évolue, l’art pariétal paléolithique est peu narratif, la composition des représentations animales obéit à des règles strictes, l’art pariétal paléolithique ne représente pas l’humanité ». Nous n’avons pas ici de remarque particulière à formuler sauf à préciser au lecteur ce que l’auteur entend par « règles strictes ». Il l’exprime en ces termes : « ce qui caractérise les rapports entre animaux d’espèces différentes, c’est qu’ils sont systématiquement représentés dans des espaces représentationnels différents », l’art pariétal est donc « l’expression d’une pensée classificatoire ». C’est autrement postuler que le cheval ignore le bison sur la paroi, que le bison ignore le mammouth, etc. Alain Testart déduit de ces données deux implications : le totémisme et le sens de la caverne. Sur le premier point, il pose l’hypothèse que les figurations animales représentent une « vision du monde », c'est-à-dire quelle est humaine, les animaux parlent sûrement de l’homme par le truchement de métaphores. Dans cette perspective, la classification des animaux selon l’espèce sert de modèle à la classification entre les hommes, comme les divisions sociales. Un tel schéma est proprement totémique. 30

Sur le sens de la caverne, il écrit : « Je dis que l’hypothèse interprétative la plus simple est que cette ornementation représente l’état du monde au temps du mythe, dans cette période intermédiaire pendant laquelle la différenciation entre espèces animales est accomplie, mais pas celle entre les hommes et les animaux encore inachevée ». Dans le même ordre d’idée, il pense que les grottes sont de bons symboles pour y inscrire les origines des créatures au commencement des temps. L’exposé d’Alain Testart est clair et tranché, il reste cependant théorique et basé sur quelques considérations discutables. De nombreuses mythologies du monde entier qui ignorent le totémisme font état d’un chaos primordial suivi de l’apparition de formes qui se différencient peu à peu. Beaucoup de récits des origines décrivent un processus de fabrication et d’émergence des formes sans se rattacher nécessairement à des croyances totémiques. C’est une première remarque. Par ailleurs, d’autres aspects de l’exposé relatifs au contenu de l’art préhistorique méritent quelques correctifs. L’auteur distingue l’art mobilier et de plein air de l’art des grottes pour montrer qu’à la lumière du jour la figure humaine, en particulier les traits du visage, sont plus réalistes. Il argumente en citant deux statuettes féminines du Gravettien, la dame de Brassempouy et celle de Dolní Věstonice, dont on peut s’accorder à dire que leurs visages sont des portraits. Il omet cependant de signaler que ces objets, exhumés par centaines de l’Atlantique à l’Oural, sont généralement dépourvus de visages. Dans le même domaine, il fait état des plaquettes gravées retrouvées à l’entrée de la grotte de la Marche dans la Vienne. Ces plaquettes et dalles de pierre datées du Magdalénien moyen sont au nombre de plus de 15OO. Beaucoup sont indéchiffrables, d’autres comportent au sein de lacis de traits des figures animales et humaines. Ces dernières, au nombre d’une soixantaine, sont principalement des profils humains dotés de têtes dont on ne peut nier le caractère réaliste. Il s’agit d’une collection unique, localisée à la grotte de la Marche et c’est bien l’exceptionnelle concentration de ce thème qui fait question. En l’état de nos connaissances, il n’a été repris nulle part ailleurs pendant le paléolithique supérieur sur toute l’étendue de l’aire eurasiatique. Dans le contexte de l’art mobilier, qu’il s’agisse des statuettes féminines du Gravettien ou des plaquettes gravées de la Marche, Alain Testart ne peut sérieusement soutenir que ces objets sont représentatifs d’un mouvement qui tend vers le réalisme du visage humain. Ils constituent plutôt des exceptions. Pour trop vouloir établir qu’un processus de différenciation devait s’opérer entre l’homme et l’animal au sortir de la grotte où le premier n’apparaît que sous forme embryonnaire, Alain Testart fait montre d’une singulière subjectivité. S’il existe des différences entre l’art mobilier, de plein air et l’art des cavernes, elles ne sont pas de cet ordre. 31

Il est cependant possible de suivre l’ethnologue sur la classification ou le rangement des animaux suivant l’espèce, pierre angulaire de sa thèse. La tendance aux regroupements dans l’espace d’animaux de même espèce s’observe effectivement dans l’art pariétal. Lascaux en fournit de bons exemples : concentration d’aurochs, groupe de cerfs, file de chevaux dans la rotonde, groupement de vaches rouges dans le Diverticule axial, frise de cerfs dans le Nef. Les grottes Chauvet, de Rouffignac, d’Altamira contiennent des dispositifs similaires et l’on pourrait multiplier les exemples à l'envi. Ce constat n’en demeure pas moins incomplet et convient rapidement d’être dépassé simplement parce que la division suivant les espèces ne rend pas exactement compte, à l’intérieur d’une même catégorie, des spécificités qui affectent les sujets qui la composent. Il suffit d’observer qu’au sein de ces groupements la diversité l’emporte sur le stéréotype. Les animaux sont individualisés par la taille, la couleur, le fini, le détail anatomique, la dynamique… Ce sont autant de données que l’on retrouve dans nombre de grands sanctuaires tout au long du paléolithique supérieur. Alain Testart ne l’ignore certainement pas quand il écrit : « Le naturalisme de la représentation de chaque animal s’allie avec la convention lorsqu’il s’agit d’en représenter plusieurs ». Le terme convention est relatif ici aux différentes combinaisons observées entre animaux de même espèce, frise, éventail, face à face, dos à dos… S’il était besoin d’en présenter un exemple significatif, il suffirait de se tourner vers les quelque trois-cents chevaux figurés à Lascaux où aucun d’entre eux n’est la copie conforme de l’autre. Il faut en déduire qu’au sein de la même espèce le particularisme domine et que la classification d’Alain Testart est exagérément réductrice. Mais qu’en est-il dans l’art des aborigènes d’Australie puisqu’il constitue le modèle de référence du chercheur ? Dans un article de la revue Histoire et Archéologie de janvier 1985, Michel Lorblanchet décrit assez précisément les contours de l’art australien. Il a séjourné à plusieurs reprises en Australie pour y étudier et relever les peintures et les gravures rupestres des indigènes qui occupèrent le continent autour de -50 000 ans. Les œuvres les plus anciennes sont datées d’un peu moins de 30 000 ans. C’est un art encore pratiqué de nos jours. À côté des animaux, l’art australien contient de nombreuses autres figurations d’objets, de végétaux, de figurations humaines comme les mains positives ou négatives, des motifs géométriques. Il s’agit d’une activité foisonnante qui s’exerce sur les parois rocheuses de dizaines de milliers de sites répertoriés à l’échelle du continent. Les animaux représentés, peints ou gravés sont les lézards, les crocodiles, les tortues, porcs-épics, serpents, kangourous… Leur style est schématique, l’expression graphique ignore les effets de profondeur, c’est un art en deux 32

dimensions. L’art aborigène se caractérise encore par la figuration souvent numériquement dominante d’empreintes d’animaux : émeus, kangourous, wallabys, tortues… Sur cet aspect, Michel Lorblanchet écrit : « Les empreintes forment à elles seules 50 à 70% de l’ensemble des représentations. Avec quelques autres signes et figurations animales ou humaines simplifiées, ces motifs constituent l’iconographie de base de l’art australien ». Cette particularité de l’art australien qui consiste à suggérer la présence de l’animal à travers son empreinte est importante. Elle vérifie la classification suivant l’espèce adoptée par les tribus indigènes, l’empreinte suffisant à caractériser l’espèce, mais pas l’individu, même si, comme le souligne Michel Lorblanchet, l’aborigène peut tirer quantité d’informations sur l’animal d’après ses traces au sol (poids, taille…). Il est toutefois évident qu’elle ne renseigne pas sur l’aspect physique réel de l’animal, sur certaines de ses particularités, sur sa gestuelle, la position du cou chez l’émeu, l’ouverture de la mâchoire chez le crocodile. C’est donc bien sur l’espèce que l’accent est mis dans ces dessins. La structure idéologique totémique procède de la classification des sociétés suivant celle que l’on opère dans la nature, en substance ici, les animaux catalogués par espèce. C’est le point de départ de la comparaison que se propose de développer Alain Testart, entre l’art aborigène australien et celui des chasseurs de l’ère glaciaire en Europe. On peut admettre d’envisager des rapprochements entre les deux modes de pensée, mais il est plus difficile de soutenir que leurs productions artistiques puissent présenter des analogies au point que les idéologies qui les sous-tendent en viennent à être confondues. En vérité, l’art des grottes ornées révèle ce que l’art australien ne montre pas, c'est-à-dire qu’il fait une large place dans le registre figuratif à la représentation d’un sujet en particulier. L’artiste paléolithique d’Europe occidentale fait la différence entre les animaux de la même espèce par l’introduction du détail. Ce caractère ne se rencontre pas dans l’art australien. Ce sont des données archéologiques incontournables. En 1982, au cours d’entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Les racines du monde, André Leroi-Gourhan donnait son avis sur les dessins australiens : « Ils ne se rapprochent pas de l’art préhistorique. C’est un autre système de référence, mythographique lui aussi, mais très différent… Ce qu’il y a de presque déconcertant, dans l’art paléolithique, c’est cette recherche de la précision anatomique et du mouvement. Il n’y a rien de cela dans les figures australiennes… ». Nous ne saurons pas comment Alain Testart comptait résoudre ce clivage, il est décédé en 2013. Il se peut qu'il en ait eu une idée, car il avait semble-t-il, le projet de développements plus importants. 33

Il va sans dire que les théories qui viennent d’être présentées ont largement influencé notre approche de l’art des cavernes. Il faut bien constater l’inanité d’explications globales qui éloignent inévitablement le chercheur de la réalité des faits, les idées en viennent à ne plus leur correspondre. Il arrive parfois que ne subsistent plus que les idées, et c’est à partir de ce moment que les faits peuvent leur donner tort. Il est souvent écrit que la recherche sur les significations ne peut au mieux proposer que des généralités. C’est une tautologie puisque les hypothèses formulées ne considèrent que des généralités. Il n’y a pas à notre sens, pour sortir de ce schéma, d’autres choix que de réduire le champ de la recherche à une cavité en particulier et tenter d’en tirer les principaux éléments de compréhension, une cohérence interne encore. Bien sûr, d’aucuns considèrent l’entreprise impossible simplement parce que, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, l’art pariétal reste en lui-même désespérément hermétique à l’entendement, même en le considérant au cas par cas. C’est néanmoins l’objectif de ces travaux, parvenir à un seuil de compréhension suffisant, nécessairement interprétatif, mais raisonnablement admissible de l’iconographie du sanctuaire étudié. Il faut entendre par seuil de compréhension suffisant le stade à partir duquel il est permis de donner un signifié tangible aux figures ou, ce qui revient au même, d’attribuer une valeur symbolique aux figures composant le bestiaire considéré. Il restera encore à comprendre leur enchaînement sur la paroi ce qui ne va pas sans difficulté puisque dans les ensembles composés, les images ne paraissent pas s’articuler entre elles. Afin d’éviter les travers des théories généralistes, la recherche du sens ou du symbole, comme l’on voudra, s’en tiendra aux seules données de l’art luimême. De leur analyse précise dépend la qualité de l’interprétation. Beaucoup trop d’observateurs s’affranchissent de l’examen détaillé des figurations et ils en arrivent à négliger leurs particularismes. C’est d’ailleurs un paradoxe puisque cet art apparaît bien comme celui du détail même quand il se présente sous des dehors schématiques. Nous pensons l’avoir montré avec l’homme-oiseau du Puits de Lascaux. Le choix que nous avons fait de Lascaux tient à plusieurs facteurs. Dans le temps, comme Chauvet semble en ouvrir le ban, la grotte se situe à une période charnière de l’art des cavernes. On assiste en effet au Magdalénien à la multiplication des activités artistiques en milieu obscur. Il n’y a pas de véritable césure dans cette tradition, on observe simplement que le phénomène s’amplifie tout en restant géographiquement limité dans son ensemble à l’aire Franco-Cantabrique. Par ailleurs, jusqu’à sa découverte en septembre 1940, la grotte se présentait dans un exceptionnel état de conservation. Son décor avait subi peu d’altérations. Cette préservation est due à la présence d’un lit marneux, imperméable, situé à la base des calcaires qui forment la voûte qui ne laissait 34

filtrer que des suintements des eaux de surface. L’effondrement du porche d’entrée peu après le départ des paléolithiques a aussi contribué à isoler le souterrain du monde extérieur, il en a scellé l’espace pendant des millénaires. De fait, le paléosol était intact, protégé par endroits par une croûte de calcite. Bien qu’aucune fouille sérieuse n’y ait été conduite, mise à part celle d’André Glory en 1960 sur ce qui restait du plancher du Puits, il est permis d’avoir une idée de la richesse archéologique du sanctuaire. Plus d’une centaine de lampes de pierre rudimentaires ont été retrouvées, de nombreux fragments de matières colorantes, des outils de silex, des sagaies décorées ou non, des coquillages, des restes osseux qui appartiennent à une écrasante majorité à ceux du renne. Jamais une grotte ornée n’a livré autant de témoignages de l’activité humaine qui s’y est déroulée. Ils sont rares la plupart du temps, même dans les sites qui sont restés préservés comme Chauvet. La couche archéologique a pu être localisée en plusieurs endroits du souterrain. Elle est apparue unique. On sait que Lascaux n’a jamais servi d’habitat. Les préhistoriens spécialistes de la caverne, Norbert Aujoulat, Brigitte et Gilles Delluc, penchent pour une fréquentation courte des lieux allant d'une à quelques générations. Les analyses polliniques indiquent qu’elle s’est produite au moment du maximum du réchauffement climatique de l’interstade, c'est-à-dire sensiblement autour de -17 000 ans. La faune figurée sur les parois, en particulier l’aurochs et le cerf témoignent effectivement d’un climat plus clément. Cependant, les datations font toujours l’objet de discussions depuis la découverte. Dès 194O, Henri Breuil situait la datation de la grotte au Périgordien (actuellement le Gravettien). Après 195O, les charbons de bois de la couche archéologique sont soumis aux datations par la méthode radiocarbone. Elles donnaient une occupation de la grotte vers – 17 000 avant le présent. Les peintures ne contenant que des pigments d’origine minérale ne peuvent être datées par ce procédé. Plus récemment, dans les années 2000, un fragment de sagaie retrouvé dans les déblais du Puits, analysé par spectrométrie de masse, a donné une nouvelle date, -18 600. Elle situe Lascaux à la charnière du Solutréen et du Magdalénien. Le débat autour de l’ancienneté de la grotte n’est donc pas définitivement clos. Brigitte et Gilles Delluc argumentent cependant de manière convaincante en faveur de son rattachement à la culture magdalénienne. Lascaux inconnu, paru aux éditions du CNRS en 1979, est l’ouvrage scientifique de base sur la grotte. Il contient les informations archéologiques principales relatives au souterrain et des études pluridisciplinaires qui font jusqu’à présent de Lascaux la grotte la plus étudiée pour le Paléolithique 35

Supérieur. Parallèlement à cette précieuse source documentaire, l’ouvrage de Norbert Aujoulat Lascaux, le geste, l’espace et le temps, de publication plus récente (2004), présente non seulement une exceptionnelle couverture photographique des œuvres pariétales de la caverne, mais aussi des analyses approfondies sur la technologie de construction des figures. L’ensemble de cette documentation a largement contribué au choix de Lascaux dans l’étude à venir. Mais c’est incontestablement la richesse de son bestiaire sans égale dans l’art pariétal qui fut décisive. Comme on l’a dit, il nous est parvenu dans un remarquable état de conservation. On note cependant quelques dégradations dues à la desquamation des parois et à l’érosion d’un faible courant d’air. D’après le décompte de Norbert Aujoulat, près de 2000 animaux et signes recouvrent les parois. Sur 900 animaux, 600 sont précisément identifiés. La qualité des œuvres est aussi au rendez-vous. Elle est perceptible dans la technologie de construction des figures, la large utilisation de la peinture en particulier la polychromie. Le talent des peintres et des graveurs s’est également exprimé à travers l’animation des images, le gigantisme de certaines d’entre elles. L’art de Lascaux n’est pas le fruit d’incursions furtives et erratiques, il porte la signature de professionnels soutenus par une collectivité. Les préhistoriens savent que l’architecture des souterrains, comme la morphologie des parois, a été déterminante dans la mise en place de l’ornementation. Sur ce plan encore Lascaux fait figure d’archétype. Ses compositions suivent les grandes divisions naturelles des lieux. C’est déjà une ligne de conduite, un fil rouge pour le chercheur qui n’a pas à procéder à des découpages arbitraires dans l’iconographie, son organisation lui est naturellement livrée. Mais une autre motivation convient d’être évoquée. Elle est certainement subjective, car elle consiste à considérer Lascaux comme un sanctuaire à part. Il se distingue pour nous de tous les autres sur un point bien particulier. En effet, son iconographie procure la sensation que derrière les images, se dissimule un potentiel narratif qui, certes nous échappe toujours, mais reste néanmoins à portée de compréhension. On y perçoit intuitivement un déchiffrement possible. Il n’en va pas de même dans bien d’autres cavités ornées. Pour comparaison, les compositions peintes du salon noir de la grotte de Niaux en Ariège, où la majorité des animaux sont figés sur leur support, ne laissent rien filtrer de la condition des individus mis en scène. Elle réside peut-être dans les signes angulaires qui affectent exceptionnellement près du quart des bisons qui sont les personnages les plus nombreux dans les compositions. Nul ne sait.

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IV.

L’INTERPRÉTATION DE LASCAUX

La cavité est située sur la commune de Montignac en Dordogne. Son entrée s’ouvre à flanc de colline, à 100 mètres au-dessus de la Vézère sur sa rive gauche. Les reliefs environnants sont doux, le paysage vallonné. Vers l’aval de la rivière, à quelques kilomètres, son cours devient méandreux, il est bordé de falaises abruptes truffées d’abris sous roche et d’habitats troglodytes. Dans l’ensemble, le paysage minéral a subi peu de modifications depuis le paléolithique, mais localement on observe des bouleversements. Avant la venue des premiers visiteurs, le porche de la grotte a connu un effondrement massif, il a pu en obstruer partiellement l’accès. Au départ des artistes qui ornementèrent le site, un second effondrement s’est produit scellant vraisemblablement définitivement l’entrée jusqu’à sa découverte en 194O. Il faut donc imaginer au magdalénien une galerie d’accès en pente douce, longue d’une vingtaine de mètres, descendant vers le premier secteur orné où pouvait filtrer un peu de lumière du jour. Il a été débattu de la possible existence à cette époque d’une seconde entrée vers le puits. La couche archéologique dans ce secteur, limitée à la scène de l’homme-oiseau et du bison, obère sérieusement l’hypothèse d’un autre accès au souterrain par cette voie. Lascaux ne s’inscrit pas dans la catégorie des sanctuaires profonds. Son réseau de galeries accessibles fait moins de 250 mètres de développement. Mise à part l’entrée dans le puits qui impose au visiteur une descente verticale dans le vide de plus de 5 mètres, la progression dans la caverne ne présente pas de difficulté majeure. Au bout de la galerie d’accès s’ouvre dans l’axe la Salle des Taureaux qui doit son nom aux grandes peintures de bovinés qui ceinturent les parois. Elle est de forme oblongue avec des arrondis marqués au fond ce qui lui a valu sa deuxième appellation, la Rotonde. Elle mesure un peu moins de 20 mètres de long pour 10 mètres de large et 5 mètres de haut. Le sol y est en légère pente descendante en entrant. Au moment de la découverte, plusieurs gours le recouvraient. Ce sont des concrétions naturelles de calcite qui prennent la forme de petits réservoirs d’eau stagnante. Ils sont postérieurs à l’occupation paléolithique de la caverne. La décoration essentiellement peinte occupe le bandeau supérieur des murs fortement incurvés et arrondis jusqu’à former une voûte.

Illustration 2: Plan de la grotte de Lascaux d’après André Leroi-Gourhan. L’art des cavernes, Atlas des grottes ornées paléolithiques françaises. Ministère de la Culture (ISBN 2 11 080817-9)

Sa surface est recouverte de cristaux de calcite blanche qui scintillent sous la lumière. En partie inférieure, une banquette encrassée d’argile, beaucoup plus sombre fait le tour de la salle. Elle rehausse la blancheur du support ornementé. Diamétralement opposée au seuil de la salle se trouve l’ouverture du Diverticule axial. Le couloir est long d’une vingtaine de mètres, il a un profil sensiblement linéaire. Au fond, il se resserre, sinue, puis finit en boyau. Au long du conduit, le passage est étroit à la base jusqu’à hauteur d’homme, plus haut, les parois s’évasent et se rejoignent en voûte jusqu’à 4 mètres du sol, en pente descendante vers le fond. C’est à cet étage que prend 38

place la décoration sur un support couvert de calcite blanche. Dessous, maculé d’argile, il est impropre à la décoration sur toute la longueur du diverticule. Les préhistoriens ont coutume de le diviser en trois secteurs : un premier compartiment, celui des vaches rouges, est séparé du second par un resserrement des parois sensiblement au milieu du couloir. Cet espace est vide de décoration sur quelques mètres. La partie terminale du conduit au point où il tourne est baptisée Méandre. La décoration du Diverticule axial a valu à la grotte le nom de « chapelle Sixtine de la préhistoire ». Elle forme avec celle de la Salle des Taureaux le premier volet de l’ornementation de la caverne. On n’y compte que des peintures. Le secteur à la fois gravé et peint se trouve dans l’arrière-grotte dont l’accès s’effectue par le Passage. Son ouverture se situe à droite de la Salle des taureaux, dans la banquette brune qui en fait le tour. C’est un boyau d’à peu près 20 mètres, bas de plafond, où le visiteur devait pour se déplacer se tenir courbé. Il fallait même ramper par endroits au moment de la découverte. Le boyau est sensiblement rectiligne, fait d’une succession de concavités couvertes de figurations gravées et peintes que l’érosion d’un courant d’air a en partie détruites. Son sol a été creusé dans les années cinquante, lors de l’aménagement des lieux en vue des visites touristiques. À cette époque, tous les sols de la cavité furent bouleversés sans qu’il ait été permis de procéder à des fouilles conventionnelles. Au débouché du Passage, le visiteur parvient au seuil d’une haute galerie axiale, la Nef. Immédiatement à sa droite, il découvre une butte d’argile fortement pentue qui conduit à une petite salle de forme circulaire dont le plafond se trouve à moins de 3 mètres du sol. Les parois concaves de l’Abside, puisque c’est son nom, sont couvertes de multiples graffitis mêlés à des centaines de figurations animales. C’est l’endroit le plus densément décoré de tout l’art pariétal paléolithique. Le support rocheux est érodé et il ne subsiste des œuvres que des gravures profondes et des vestiges de peinture. Au fond de cette salle s’ouvre l’accès au Puits, faille profonde de plus de 5 mètres que les inventeurs franchirent à l'aide d'une corde jetée dans le vide. Au pied de la descente se trouve la célèbre scène de l’homme-oiseau confronté à un bison. Elle marque la fin de la décoration dans cette direction. La Nef a une longueur d’environ 20 mètres, elle atteint une hauteur de 6 mètres, elle est large de plus de 5 mètres par endroits. Jusqu’à hauteur moyenne, la galerie est étroite à sa base, c’est au-dessus que les parois s’évasent. Le sol a un profil fortement descendant vers le fond. Les accidents naturels des surfaces rocheuses délimitent les différentes compositions : le panneau des sept bouquetins, de l’Empreinte, celui de la Vache noire et des Bisons croisés pour finir sur la paroi gauche. À droite, 39

face à la Vache noire, la composition des Cerfs nageant s’étire sur près de 5 mètres. Dans le prolongement de la Nef, le visiteur peut encore emprunter un conduit bas aux parois resserrées sur près de 20 mètres. Ce secteur correspond à la partie terminale du souterrain. La décoration peinte et gravée offre une certaine densité dans sa première partie pour se raréfier ensuite. Six félins gravés, les seuls représentants de cette espèce à Lascaux, ont donné le nom de Diverticule des Félins à ce boyau terminal. L’ornementation est donc présente dans tous les secteurs de la cavité. Ce rapide tour d’horizon destiné à livrer au lecteur un aperçu de l’architecture des lieux, de la localisation des œuvres, nous conduit à présent à leur étude proprement dite, avec en premier lieu, la Salle des Taureaux. 1. La Salle des Taureaux Ses éléments picturaux sont parmi ceux des plus spectaculaires de l’art des grottes ornées. Sur près de 25m, une frise monumentale organisée autour de quatre aurochs géants ceinture la grande salle. Elle se découvre d’un seul regard. À l’exception de la Licorne, première grande figure que l’on croise dans le souterrain et qui n’évoque aucun animal connu, tous les autres sont identifiables. Les signes, plus discrets, ne sont pas absents.

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Illustration 3: Dessin. Vue générale de la composition de la Salle des Taureaux. La banquette brune qui ceinture la salle matérialise la ligne de sol sur laquelle reposent les animaux.

Par ordre d’importance numérique, le cheval domine avec 17 représentants pour 11 bovinés, 6 cerfs et un ours (chiffrage Norbert Aujoulat). D’après la dimension des figures qui n’est certainement pas indifférente, un second classement s’impose. Les aurochs aux proportions surdimensionnées l’emportent largement. Le plus grand mesure pas moins de 5,60m, c’est l’animal le plus imposant de la caverne et de tout l’art paléolithique. Viennent ensuite les chevaux, le plus grand affiche 2,40m de long. Les cerfs ne dépassent pas 70cm. La Licorne, qui est à considérer à part, fait 2,60m, l’ours 1m. Dans un article des Dossiers de l’Archéologie, « L’espace suggéré » paru en 199O, Norbert Aujoulat émet un point de vue intéressant à propos du dimensionnement des figures, particulièrement celui des grands taureaux aux proportions monumentales relativement à celles plus modestes des chevaux et des cerfs : « Cette disproportion est effective aussi dans les autres secteurs du sanctuaire. Pour mémoire, citons le panneau du Grand Taureau noir, au sein duquel les mêmes rapports sont respectés. Le panneau qui lui fait face présente une vache dans une position de saut, dominant une horde de petits chevaux, composition en tout point identique à celle de la grande Vache 41

noire de la Nef. Dans ces trois espaces, la même hiérarchie est respectée, à savoir, par ordre décroissant, le taureau, la vache puis le cheval ». Le préhistorien s’attache à juste titre à la plus évidente des constatations, à celle qui saute aux yeux de tout observateur qui pénètre dans la Salle des Taureaux. Suivant le postulat selon lequel la décoration en question n’est pas le produit de l’accumulation d’images qui s’échelonne dans le temps, mais forme au contraire une composition, c’est-à-dire un agencement cohérent, le dimensionnement différencié des animaux est certainement une question centrale. Il ne correspond pas, dans les proportions qu’il adopte, à l’observation de la nature. Le seul traitement du thème figuré dans l’analyse de la frise évite bien entendu de répondre à ces distorsions. C’est la méthode qu’a utilisée André Leroi-Gourhan pour faire ressortir le couplage du cheval avec l’aurochs. Tous les deux formaient, dans sa théorie, la dyade fondamentale de l’art pariétal. Il la rapportait respectivement au genre féminin et masculin dans un rapport d’équivalence, de complémentarité ou d’opposition. Cet exemple montre d’emblée que la partition théorique qu’opérait le préhistorien ne correspond pas réellement à ce qui est figuré sur la paroi. La proposition occulte les grandes différences que l’on observe dans la composition entre des aurochs géants et des chevaux qui peuvent être minuscules en rapport. Leur répartition spatiale n’est pas davantage abordée. Quand elle l’est, elle reste schématique. Quatorze chevaux occupent la paroi gauche où ils sont organisés en file pour la plupart, pour trois seulement à droite. Ils ont un caractère discret de ce côté et ils ne présentent pas de disposition particulière. Dans cette répartition, on ne peut pas dire qu’ils contribuent à l’équilibre de l’ensemble de la composition inscrite en un lieu aux formes régulières qui se prêtait peu ou prou à cet exercice. Ce rôle en revanche paraît bien avoir été dévolu aux aurochs. Ils se répartissent des deux côtés de la salle même si l’on observe entre eux des différences (dimension, fini). On peut objectivement en conclure qu’ils pèsent d’un poids considérable dans la construction d’ensemble, il est incontestablement bien supérieur à celui des chevaux. Le seul dénombrement des animaux représentés pour qualifier l’œuvre n’est pas plus pertinent puisqu’il donne le cheval dominant alors que, visiblement, son envergure moyenne ne lui permet pas d’occuper ce rang. C’est le travers trop réducteur des explications généralistes. LeroiGourhan trouvait la démarche justifiée au plan scientifique. Il écrivait en 1958, dans un article du Bulletin de la Société Préhistorique Française, Répartition et groupement des animaux dans l’art pariétal paléolithique : « La représentation de chaque caverne comporte une série de fiches donnant au moyen de silhouettes schématiques la position de chaque sujet et une fiche donnant la réduction schématique de l’ensemble panneau par panneau. 42

En d’autres termes, les figures sont dépouillées des éléments de dimension ou de style qui peuvent entraîner une interprétation subjective… ». Nous comprenons très bien l’approche synthétique d’André LeroiGourhan à cette époque. Ses travaux portaient sur plus de soixante grottes ornées. Mais on mesure en même temps les difficultés qu’elle soulève lorsqu’on aborde le contenu de l’art au cas par cas. Depuis, la classification par la taille des animaux à Lascaux n’a pas vraiment fait l’objet d’une réflexion approfondie de la part des spécialistes. Dans sa monographie de 2003, Norbert Aujoulat fait simplement allusion à « l’impact visuel » des grandes figures sur le bestiaire, sans reprendre l’idée d’une hiérarchisation par la taille qu’il avait introduite dans son article de 1990. L’illustration 4 montre l’emprise graphique des aurochs sur la composition de la grande salle. À l’issue de cette présentation, l’idée qu’il existe une hiérarchie entre les espèces animales dans la rotonde constituera notre postulat de départ. Le classement se base sur la taille des sujets. Il n’est pas contingent de l’observation des animaux dans leur milieu naturel, lequel au demeurant fait défaut dans l’iconographie. Les bêtes évoluent sans arrière-plan, le paysage, les végétaux sont absents, la ligne de sol n’est que suggérée par la banquette sombre qui fait le tour de la salle.

Illustration 4: Dessin. Vue de la rotonde centrée sur l’ouverture du Diverticule axial. Les taureaux qui structurent la composition se répartissent de part et d’autre du couloir.

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Ces données donnent généralement à penser qu’il n’existe pas de connexion entre les différentes espèces, qu’elles évoluent indépendamment les unes des autres sur la paroi comme l’indique Alain Testart dans son dernier ouvrage Avant l’histoire. L’avis des préhistoriens est moins tranché, ils constatent simplement l’absence de syntaxe dans l’expression pariétale paléolithique qui ne permet pas d’établir des relations intelligibles entre les figures. Ils ne reprennent pas l’hypothèse d’un classement hiérarchique. En effet, l’idée d’un rangement à l’échelle de la composition implique qu’aurochs, chevaux et cerfs forment un ensemble cohérent. C’est la base de raisonnement indispensable à l’établissement d’un ordre dans le bestiaire. Comme le montre l’illustration 4, les quatre grands aurochs formant l’ossature du dispositif graphique sont répartis deux à deux de part et d’autre de l'ouverture du Diverticule axial. Le profil en trou de serrure de l’entrée du couloir opère une brèche dans la bande graphique de la Rotonde. Cette donnée architecturale introduit une certaine discontinuité, mais qui semble avoir été habilement intégrée dans la mise en place des figures. Elle ne perturbe apparemment pas plus que cela leur disposition linéaire réglée sur le sol imaginaire et l’ensemble qu’elles forment. Au fond de la salle, sur la paroi droite, deux aurochs se suivent : ils sont orientés à gauche (Illustration 5).

Illustration 5: Dessin. Paroi droite de la Salle des Taureaux ou Rotonde. Les zones hachurées marquent les emplacements d’écailles décrochées de la paroi.

Outre ces deux sujets, l’esquisse d’un troisième est juxtaposée à l’arrière-train du plus grand. L’animal est limité à la tête, il est orienté à l’opposé de ses congénères. Le dessin est dégradé, il a subi l’action d’un courant d’air qui a usé la roche encaissante. Mais il faut encore soupçonner la présence en partie basse de la paroi d’un autre individu de même espèce. Il 44

est superposé à la vache rouge, réduit au tracé des cornes et d’une ligne de dos, comme une simple évocation. De l’autre côté, sur la paroi gauche, deux autres grands aurochs se font face, ils dominent encore par leur dimensionnement le groupement des animaux (Illustration 6).

Illustration 6: Dessin. Paroi gauche de la Salle des Taureaux. Deux aurochs face à face dominent l’espace graphique.

Au paléolithique, une grande tête peinte figurait devant la Licorne qui se trouve à gauche de la frise. Une écaille de la paroi l’a entraînée dans sa chute. Elle fut retrouvée au moment de la découverte, mais le dessin est en mauvais état. Le rattachement de la tête à l’espèce équine ou à celle des bovinés reste un sujet de discussion pour les préhistoriens. Chez les bovinés, c’est tout pour la théorie mâle dans la grande salle, les observateurs considérant généralement que ces grandes figures sont des taureaux même si tous ne sont pas dotés de leurs organes sexuels primaires. Cette détermination se justifie par la présence de bovinés rouges, de plus petites dimensions et de formes plus graciles observés à la fois dans la Rotonde et dans le Diverticule axial. Le critère de la couleur n’est toutefois pas déterminant pour en faire des aurochs femelles. Dans la grotte, au moins deux spécimens femelles présentent des teintes à dominante noire. Le critère de la gracilité est plus convaincant, comme celui de leur dimensionnement relatif. Dans cette première section de la cavité, les vaches figurent à deux exemplaires. L’une d’entre elles est suitée, c’est-à-dire qu’elle est accompagnée de son veau. Elles sont localisées en partie inférieure de la frise, au niveau du sol imaginaire. Elles pourraient facilement être qualifiées de marginales dans la Salle des Taureaux où le genre mâle paraît plutôt dominant. Les grands aurochs et la harde des petits cerfs au centre de la paroi gauche en sont les représentants les plus identifiables. En revanche, l’observateur est dans l’impossibilité de déterminer le sexe des chevaux. C’est récurrent à l’échelle de la caverne. Parmi les plus de 300 spécimens représentés, le meilleur spécialiste de l'anatomie animale ne peut affirmer que c’est une jument ou un étalon qui est figuré, ce qui n’est pas le cas chez les bovinés (aurochs, bisons) et les cervidés. Pour les caprinés, le 45

développement des cornes désigne assez vraisemblablement des mâles. Ce constat montre peut-être le caractère intentionnel de ce traitement singulier des équidés. Nous ne sommes pas loin de penser qu’ils ont été volontairement asexués dans le discours graphique. Autrement dit, il conviendrait d'admettre qu'ils sont neutres sur ce plan. Au sein de la Rotonde, ils ne pèseraient donc pas d’un grand poids dans la répartition des genres si celle-ci est significative. La licorne ne peut davantage être sexuée, comme l'ours. De ce point de vue, et avec toutes les réserves qui s’imposent, il n’est pas interdit de penser que l’espace pariétal de la grande salle est voué au genre mâle. Nous reviendrons sur ce thème qui mérite des précisions. L’observation des éléments du bestiaire fait apparaître les données suivantes. Les chevaux sont concentrés sur la paroi droite. Ils sont majoritairement orientés à droite, vers le fond de la salle, à l’exception d’un spécimen, réduit au protomé qui est tourné vers l’entrée. C’est aussi la première figuration que le visiteur rencontre en entrant dans la salle. Les équidés se répartissent en deux catégories dans cette section : - Une série de 6 petits chevaux noirs sont disposés en file devant la Licorne. Ils forment un ensemble particulièrement dynamique au long de la ligne de sol imaginaire. Leur frise se développe sur plusieurs mètres, jusqu’au-delà du genou du premier grand aurochs. Pour être complet, il convient de noter que la Licorne est elle-même surchargée par deux esquisses rouges qui sont à rapporter aux chevaux (une silhouette incomplète et un protomé). - Deux autres chevaux se particularisent par leur dimension, leur facture technique et leur positionnement sur la paroi. Le premier est complet, il mesure 2,40m, il est peint de deux couleurs, le noir pour la tête, l’encolure et les membres, le rouge pour le reste du corps. Il se trouve en position médiane sur le bandeau graphique, au-dessus de la cavalcade des petits chevaux noirs. C’est le plus grand dans la composition, sa tête arrive à la hauteur du garrot du boviné dont il surcharge le flanc. Le second équidé, long de 1,4Om et réduit à l’avant-train est dépourvu de membres. Il semble flotter dans l’espace graphique, on le désigne souvent sous le nom de cheval vaporeux. Il emprunte aussi au noir pour la tête et l’encolure et au rouge pour le corps. Il s’interpose en haut de la paroi entre les encornures des deux aurochs qui se font face. Ces deux spécimens flottent au-dessus du sol imaginaire. Sur la paroi droite où ils ne montrent aucune organisation apparente, la situation des chevaux est bien différente. L’espèce se limite à deux représentants certains. Selon Norbert Aujoulat, un troisième, de couleur jaune se situerait sous l’encolure de la vache rouge suivie de son veau. Il faut 46

avouer, même à l’examen d’agrandissements photographiques, il reste difficile à identifier. Un premier cheval noir (1m) est superposé à la patte avant droite d’un grand aurochs à l’entrée du Diverticule axial. L’autre plus petit est trichrome (brun, rouge, noir). Il n’est représenté que par son avant-train. Situé en pleine paroi, à l’intérieur du corps d’un aurochs géant, il est visuellement plus repérable que son congénère. Les cerfs de la Rotonde sont au nombre de 6. Leur format respectif ne présente pas de différence sensible, il oscille autour de 70cm. À l’instar des chevaux, ils se concentrent majoritairement à gauche où cinq d’entre eux, de différentes couleurs (rouge, jaune et noir), sont étagés sur trois niveaux dans l’espace délimité par les lignes de corps des aurochs qui se font face et le cheval vaporeux situé au-dessus. Ils sont tous orientés à gauche, vers l’entrée. Ils ne reposent pas sur la ligne fictive du sol, comme du reste le sixième exemplaire situé sur la paroi droite. Celui-là, de couleur noire, traverse dans le sillage du petit cheval trichrome, le poitrail d’un grand aurochs. L’ours ferme le ban des espèces identifiées dans la Rotonde. Sur la paroi droite, il se confond avec la ligne ventrale d’un grand boviné d’où n’émergent que les oreilles, le museau et une patte griffue. La Licorne est certainement la créature qui a suscité les commentaires les plus nombreux. Avec 2,60m, la figure est de dimension conséquente. Elle se trouve sur la paroi gauche, à l’entrée de la salle et elle regarde vers le fond. Elle paraît ouvrir le cortège des animaux de ce côté. Dans son étrangeté, la Licorne est spectaculaire, elle ne s’identifie à aucune espèce connue. Le ventre est pendant, l’arrière-train est massif, la ligne de dos ondulante. Sa tête presque minuscule est reliée à deux longs tracés rectilignes qui pourraient lui tenir lieu de cornes. Elle a été successivement affublée de nombreux qualificatifs : créature imaginaire, fantastique, irréelle, composite... Elle a fait l’objet de multiples interprétations comme le rapportent Brigitte et Gilles Delluc dans leur Dictionnaire de Lascaux paru en 2008 : « On peut y lire un animal imaginaire ou composite : corps ventru de rhinocéros, garrot d’ours, de renne ou de félin, tête rectangulaire et ocelles de félin, queue courte de cervidé, pattes en pilon. On a proposé de voir dans cette figure, un félin dessiné (panthère) d’après tradition orale, un personnage barbu revêtu d’une peau de bête ou encore un renne sans bois. On a pensé aussi à un lynx, à une variété de rhinocéros fossile et à une antilope du Tibet… Aucune explication n’est vraiment convaincante ». On peut être de l’avis des deux préhistoriens, la filiation de la Licorne reste toujours aussi énigmatique. 47

Au contenu animalier de la Salle des Taureaux vient s’ajouter une cinquantaine de signes peints inégalement répartis sur les parois. Ils sont rouges ou noirs : points, bâtonnets… a. Les Taureaux Afin d’éviter les confusions entre les animaux, particulièrement les taureaux de la Rotonde, nous les avons provisoirement numérotés de 1 à 4 de la gauche vers la droite, le chiffre 4 revenant au plus grand. Nos propositions à venir sont empiriques, elles ne s’appuient que sur l’observation et l’analyse précise des figures. Dans ce registre, les travaux de Norbert Aujoulat publiés dans sa monographie de 2004 ont constitué une solide base de référence. Il a dirigé les recherches sur Lascaux pendant près de 10 ans, de 1989 à 1999. Il a étudié en particulier les techniques picturales, la construction des panneaux sur leur support rocheux et réalisé une couverture photographique des œuvres de première qualité. L’accent étant mis dans ce chapitre sur le dimensionnement des animaux qui peuplent la Rotonde, il était naturel de s’intéresser en premier lieu à la plus grande figure du bestiaire, à savoir l’aurochs n° 4 de la paroi droite. Dans le détail on parvient à la présentation suivante. Sa silhouette se détache du fond de l’hémicycle, elle est en partie semiplafonnant en raison de la forme convexe de la paroi sur laquelle elle s’inscrit. Sa ligne de dos surplombe le sol à près de 4m de hauteur. Sa grande taille (5,60m) atteint presque le double de ce que l’on observait dans la nature (l’espèce s’est éteinte au XVIIe siècle). Il était entier à l’origine, avant qu’un courant d’air ait quelque peu érodé son arrière-train. Par ailleurs, une écaille rocheuse décrochée de la paroi a emporté une partie du garrot, de l’épaule et du poitrail. L’animal est massif, il est clairement sexué, le fourreau et le scrotum (l’enveloppe des bourses) sont apparents. Ses deux pattes arrière sont largement écartées, elles reposent sur le sol imaginaire, elles forment une assise puissante de ce côté. Celles de devant sont en revanche décollées de cette ligne fictive, sans appui repérable. Cette posture procure l’impression curieuse d’une esquisse de cabrage, mouvement que l’on rencontre plus fréquemment chez les chevaux. Les contours de la silhouette ont été réalisés au noir de manganèse. Selon Norbert Aujoulat qui a étudié les techniques d’application des pigments, le peintre a utilisé la pulvérisation de matière par la bouche pour la partie inférieure du corps et le tracé au pinceau pour les lignes du dessus. Il explique ce changement par la difficulté d’accès à la partie supérieure de la paroi. En effet, la peinture au soufflé nécessite la proximité du visage du peintre avec la surface rocheuse à orner, ce qui était réalisable en partie 48

basse, mais plus difficile à mettre en œuvre à plusieurs mètres de hauteur audessus du sol. S’il est indiscutable que les aurochs mâles de la salle présentent un air de famille, ils ne sont pas pour autant identiques. D’abord, leur taille va décroissant de la droite vers la gauche. Ainsi le premier de la série en entrant dans la salle et resté inachevé ne mesure-t-il plus que 3,50m. Dans son livre sur la grotte Lascaux, un nouveau regard paru en 1986, Mario Ruspoli expliquait ainsi cette configuration : « La déformation de certains animaux a peut-être été voulue par leur auteur, soucieux de conserver à leur silhouette un aspect proche de la réalité, malgré l’angle de vision déformant de l’observateur. Ainsi s’expliquerait le fait que les taureaux de la partie droite de la salle soient plus grands que ceux de la partie gauche (car ils sont plus éloignés)… ». L’illustration ci-après donne un bon aperçu de la physionomie de l’aurochs 4.

Illustration 7: Dessin. Vue de l’aurochs 4. L= 5,60m. Une écaille tombée de la paroi l’a amputé à l’avant, son arrière-train a subi l’érosion d’un courant d’air. C’est l’animal le plus imposant de la grotte.

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Au-delà d’autres différences remarquables comme la posture, la dimension, l’observation par le détail du dessin de la tête de l’aurochs 4 montre des particularités que l’on ne retrouve pas ailleurs. De tous les bovinés de la grotte, il est celui qui est doté des encornures les plus démesurées. Pointées vers l’avant, elles dégagent une puissance inégalée. Celui qui le précède sur la paroi, tout de même long de plus de 4m, apparaît, en rapport, moins bien armé. D’autre part, le remplissage noir du mufle qui remonte jusqu’à la joue est propre à ce spécimen. On ne le retrouve sur aucune autre tête. Le dessin de l’œil est aussi particulièrement soigné. Il est figuré par une ponctuation noire très appuyée surmontée d’un tracé arciforme que l’on ne rencontre pas chez ses partenaires. Les mouchetures qui figurent le pelage autour de l’œil sont aussi particulièrement soulignées, elles sont plus discrètes sur les autres têtes. L’implantation de l’oreille « en poignard » ne suit pas celle que l’on observe sur les trois autres chefs où elle est liée à la naissance des cornes. Un tracé noir devant le mufle, généralement interprété comme la matérialisation d’un souffle ne figure pas ailleurs dans la salle. Enfin, les signes sont particulièrement concentrés autour de la tête de l’animal. Afin d’illustrer le propos, nous avons mis en rapport le dessin des quatre têtes de taureaux de la Rotonde (illustration 8), respectivement numérotées de 1 à 4. De l’une à l’autre des figures, les différences de traitement graphique sont sensibles. On observe immédiatement que le positionnement des têtes dans l’espace est variable. C’est particulièrement remarquable entre les images 3 et 4. L’aurochs 3 relève le chef comme l’indique l’angle obtus que forme le tracé du menton avec celui du poitrail. L’encornure qui s’élève à la verticale confirme cette lecture. Chez l’aurochs 4, le même angle est aigu. Il faut en déduire qu’il incline ainsi la tête vers le bas. Ses cornes suivent naturellement le mouvement comme le montre leur nette projection vers l’avant. Ces observations peuvent passer pour anecdotiques, et ne pas affecter la signification des figures. C’est certainement l’avis des chercheurs qui jusque-là n’ont pas manifesté un grand intérêt pour ce type d’observation. Peut-être ont-ils raison. Pour notre part, nous pensons ces différenciations chargées de sens. Les dessins des taureaux de la Rotonde ne sont pas stéréotypés et il y a certainement des raisons à cela. Dans la grotte, les animaux sont généralement représentés de profil, avec des segments graphiques vus de 3/4 avant ou arrière parfois conjugués sur le même individu. L’abbé Breuil qualifiait ce procédé de perspective semitordue qui voit le rabattement à 45° de certains organes : cornes, oreilles, sabots parfois aussi représentés de face. 50

L’aurochs 4 est peint de 3/4 avant, le poitrail et le fanon sont dégagés. Dans cette configuration, les cornes adoptent des formes relativement constantes qui relèvent de la même convention. La plus proche de l’observateur est dessinée en S, la plus éloignée en C. La règle semble se vérifier sur les encornures des animaux de la Rotonde.

Illustration 8 : Dessins. Têtes des quatre aurochs de la Rotonde. Leur mise en rapport montre des traitements graphiques différents : positionnements variables dans l’espace, particularités des détails de chaque profil. La corne en forme de S occupe généralement le premier plan, celle en C le second.

L’observation précise des œuvres peut conduire parfois à certaines difficultés de lecture. C’est l’exercice auquel s’est livré Norbert Aujoulat dans sa monographie sur la grotte. C’est avec lui qu’il convient à présent de composer dans le passage qui suit. 51

Dans son étude de l’aurochs 4, il met en évidence deux anomalies graphiques, elles affectent singulièrement l’encornure de l’animal. Le préhistorien en fait la présentation suivante : « L’encornure, fortement développée, aux enroulements très amples, nécessite cependant une certaine attention dans la lecture du mode de jonction de la partie proximale avec le vertex. La confusion vient de la présence d’un trait en arc de cercle, parallèle au chignon. Il simule une attache de la corne droite sur le côté opposé du crâne. Une observation plus précise montre que la bordure supérieure de cette corne n’est pas dans le prolongement du trait en arc de cercle qui semble plus lié au chignon qu’à l’encornure ». L’auteur conclut que l’effet de premier plan procuré par ce tracé est probablement fortuit. Mais poursuivant son analyse des tracés, il observe que le tracé du chanfrein ne rejoint pas le chignon. La précision de lecture de Norbert Aujoulat est ici à souligner. Il publie à l’appui de son commentaire un gros plan photographique qui permet au lecteur de suivre ses observations. Il y a en effet au sommet du crâne, le vertex, un tracé en arc de cercle qui ne se trouve pas exactement dans le prolongement de la corne en C, mais qui procure la sensation que l’appendice se trouve au premier plan. Il relègue de la sorte celui en forme de S au second. Cette configuration n’est pas conventionnelle comme on vient de le voir, la corne en C occupant le plus souvent le deuxième plan. Naturellement, le préhistorien songe à une confusion relative à l’attache de la corne en C du mauvais côté de la tête. Il formule encore une autre remarque tout aussi singulière : le tracé supérieur du chanfrein ne rejoint pas le chignon comme d’ordinaire. Son observation ne souffre pas de discussion, il s’agit d’une donnée claire du dessin. Dans le même esprit, nous avons noté ce qui peut passer pour une troisième anomalie. L’implantation de l’oreille fichée dans la nuque présente un curieux décalage vers l’arrière relativement à la base de la corne en S. Conformément à l’anatomie de l’animal dans la nature, elle devrait lui être juxtaposée. Mario Ruspoli en fait la remarque dans son livre sur la grotte, car cette configuration est très peu courante chez les bovinés du bestiaire. Mais un autre tracé qui par chance n’a pas été emporté par la chute de l’écaille rocheuse donne à son tour la sensation que la corne en S occupe effectivement le deuxième plan. Il s’agit du segment qui prolonge le chignon et forme l’arrière du crâne. Il recoupe la base de la corne en S ce qui s’observe chez les autres sujets sur la corne du deuxième plan. L’illustration 9 montre l’emplacement des différents points dont il est question.

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Illustration 9: Dessin. Tête de l’aurochs numéro 4. Le fléchage indique où se situent les difficultés d’une lecture conventionnelle de la figure : 1- tracé arciforme qui prolonge la corne en C, 2-absence de jonction entre le chanfrein et le chignon, 3-tracé qui recoupe la base de la corne en S, 4-implantation reculée de l’oreille sur la nuque.

Assez curieusement, Norbert Aujoulat ne développe pas davantage son commentaire. Il en reste à expliquer que le tracé arciforme qui prolonge la corne en C, maladroitement raccordé à cet appendice, doit vraisemblablement appartenir aux tracés du chignon. Il laisse aussi en suspens la question du rattachement du chanfrein au chignon. On peut penser qu’il hésite à envisager deux erreurs consécutives du peintre paléolithique dans l’enchaînement de ses tracés. Pour tenter de résoudre ce problème, nous nous sommes livrés à une simulation graphique, en éliminant du dessin le tracé arciforme qui parasite la lecture. Si comme le suppose le préhistorien il se rattache au chignon, sa suppression ne doit théoriquement pas dénaturer la figure. En réalité, le problème reste entier, on pouvait s’en douter. Le défaut de liaison graphique entre le chignon et le chanfrein donne toujours la corne en C au premier plan, la corne en S au second, ce que semble confirmer au passage le tracé qui recoupe sa base et prolonge le chignon. On en vient à s’interroger sur la réalité de ces difficultés de lecture qui passent pour des anomalies relativement aux conventions graphiques observées dans la grotte. Il semble plus probable que les problèmes soulevés soient inhérents à notre incapacité à comprendre ce que le peintre paléolithique a voulu traduire. Mais partons du principe qu’il n’a pas commis d’erreurs dans la disposition de ses tracés. À partir de ce postulat, il 53

reste à trouver la solution qui permettrait de rendre cohérentes entre elles toutes les données du dessin. À la rubrique du Dictionnaire de Lascaux « Perspective et anatomie » Brigitte et Gilles Delluc écrivent : « A Lascaux le rendu de la perspective est singulier. Les diverses parties des silhouettes animales sont vues sous deux, voire trois angles différents ». Sur cette base, il est alors possible d’adopter une lecture différente de la position de l’aurochs 4 dans l’espace graphique : le corps est figuré de 3/4 avant, la tête est de profil comme on le sait, mais l’encornure est vue de 3/4 arrière. Cette lecture, qui n’est certes pas conventionnelle, rend compte cependant de ce qui est observable : le tracé arciforme est à sa place, la corne en C occupe le premier plan et il n’est pas anormal que le chanfrein ne soit pas relié au chignon. La corne en S est dans la profondeur, le tracé qui prolonge le chignon recoupe régulièrement sa base puisque son implantation se trouve de l’autre côté de la tête. Le décalage de l’oreille vers l’arrière se comprend également, l’organe est lié à la racine de la corne en S. Il la rejoint plus bas sur la face cachée du profil. Avant la chute de l’écaille, le taureau devait donc présenter la deuxième, liée quant à elle à la corne en C du premier plan. Il ne s’agit pas là d’une exception puisque l’aurochs 3 semble lui aussi doté de deux oreilles, elles pouvaient suivre la même disposition. C’est ce que relève Norbert Aujoulat dans son commentaire sur l’aurochs 3 : « Toutefois, une originalité apparaît, une forme oblongue soulignant la corne du premier plan, qui pourrait traduire les contours d’une oreille, celle de gauche. Elle est certes plus courte qu’il ne serait normal ; cependant, son implantation à la base de la corne respecte parfaitement l’anatomie bovine ». Le préhistorien envisage de fait le rattachement du côté de la face cachée de la tête, de l’autre organe de l’ouïe à la base de la corne en C du second plan qui ne dévoile certainement que sa partie supérieure (cf. illustration 8). C’est la lecture la plus logique, on ne peut penser que l’artiste a rattaché deux oreilles à la même corne comme peut le suggérer le dessin. Les deux taureaux ont donc été pensés et conçus en trois dimensions par l’artifice de la perspective, avec une face visible qui dissimule celle du second plan. Relativement à la perspective arrière de l’encornure qui est envisagée, le montage graphique est unique à Lascaux, c’est pourquoi il est difficile à concevoir d’après le modèle de construction des autres taureaux. Il était, on peut le supposer, aussi difficile à réaliser simplement parce qu’il ne suivait pas les conventions ordinairement appliquées. Ainsi s’explique peut-être le raccordement maladroit ou hésitant du tracé arciforme à la corne en C sur lequel s’interroge à juste titre Norbert Aujoulat.

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L’expression originale de l’animal que lui confère un tel montage graphique n’est certainement pas dénuée de sens, il affecte de surcroît la figure la plus imposante du bestiaire. Faut-il y voir l’effet du hasard ? Il convient probablement d’écarter l’éventualité d’un simple exercice de style. Les véritables motivations d’une telle combinaison sont ailleurs. Nous savons déjà que l’animal incline la tête vers le bas comme le montrent l’orientation vers l’avant des cornes et l’angle aigu que forment les tracés du menton et du poitrail. Le tracé en forme d’arc qui surmonte l’œil confirme, de son côté, cette inclinaison. Il n’est donc pas impossible que le peintre ait recherché une animation particulière de la tête, en substance, à s’en tenir à une perspective arrière, un balancement du côté opposé à l’observateur, c'est-à-dire à droite, vers l’intérieur du mur. On parvient en somme à poser l’hypothèse de la conjugaison de deux mouvements : inclinaison de la tête vers le bas et sa rotation à droite, le reste du corps restant vu de 3/4 avant. Il s’agit d’une combinaison déjà rencontrée dans la grotte, précisément dans la Scène du Puits. Nous l’avons mis en évidence dans notre précédent ouvrage à la fois sur l’homme-oiseau et sur le bison. Pour mémoire, l’illustration 10 en rapporte le mécanisme.

Illustration 10 : Dessin. Vue partielle de la Scène du Puits. L’homme-oiseau opère un mouvement de la tête : rotation à droite combinée à son inclinaison du même côté qui naturellement découvre son œil gauche repérable sur l’arête nasale. Le bison incline la tête et la fait pivoter à gauche ce qui a pour résultat de rendre visible son œil droit (protubérance noire à la base de la corne en C sur le dessin).

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Nous avons longuement argumenté sur l’animation de ces deux personnages et donné la raison pour laquelle l’homme-oiseau opère un tel mouvement de la tête. Il ajuste son œil droit sur sa phalange détachée de la main droite pour désigner l’œil de l’oiseau sur le piquet (ligne virtuelle figurée par des pointillés sur le dessin). L’alignement de ces segments est précis et il est difficile d’y voir l’effet du hasard. On remarquera encore que la schématisation du dessin n’a pas diminué la précision des tracés du peintre. En tout état de cause, la combinaison de deux mouvements sur la tête du même sujet ne serait donc pas propre à l’aurochs 4. Elle semble néanmoins réservée à quelques rares figurations dans la grotte qui singulièrement comptent parmi les plus emblématiques. Le particularisme de l’aurochs 4 dans la Rotonde ne se borne pas au seul positionnement de sa tête dans l’espace graphique. Outre sa puissante encornure à la distribution originale, il est une donnée du dessin qui n’échappe pas à l’observateur tant soit peu attentif. Elle le distingue immédiatement de ses trois autres congénères. Son mufle est recouvert d’un aplat noir vaporeux. Au départ, cette caractéristique ne nous paraissait pas appeler à des commentaires particuliers. On peut effectivement penser à la reproduction d’une coloration du pelage, tel que le peintre a pu l’observer dans la nature, comme une simple connotation figurative. Norbert Aujoulat, plus orienté vers l’étude technique des tracés, ne la mentionne même pas dans sa présentation de l’animal. Dans l'ensemble, la littérature qui lui a été consacrée se borne à de courts descriptifs : « La tête, semblable à celles des autres taureaux, porte des mouchetures autour de l’œil et un aplat noir diffus, obtenu par soufflage, entre le mufle et la joue, remontant au niveau de la corne et de l’angle de la mâchoire », Dictionnaire de Lascaux. Nous avons pendant longtemps partagé cette idée que le mufle noir de la bête ne pouvait être chargé d’une signification particulière, préférant adhérer, faute d’argumentation, à une perception naturaliste de l’image. C’est le soin apporté à l’élaboration du dessin de la bête, la complexité de son montage qui reste parmi les plus exceptionnels comme on vient de le voir, qui nous a conduits à une prise en considération plus attentive de tous les détails présents sur la figure, y compris la coloration du mufle. Afin de rester au plus près de l’œuvre nous avons choisi pour éviter toute ambiguïté de lecture de présenter un cliché photographique en couleur de la tête en gros plan de l’animal (illustration 11). L’image permet de découvrir l’aurochs 4 sur son support rocheux, à l’emplacement choisi par le peintre paléolithique.

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Illustration 11 : photographie : Tête de l’aurochs 4.

Bien entendu, la coloration partielle du mufle ne peut être considérée isolément du reste de la représentation. Il convient ainsi, l’encornure mise à part, de se reporter à nouveau sur les particularités qui singularisent la tête de l’aurochs : la représentation très soignée de l’œil, avec autour de larges taches noires qui forment des mouchetures, un long tracé noir qui paraît planté dans le mufle, enfin une touche noire qui semble sortir de la bouche. Ce dernier détail, s’il n’est pas mentionné par Norbert Aujoulat, a toutefois retenu l’attention d’autres observateurs et préhistoriens. Brigitte et Gilles Delluc écrivaient en 1986 à son propos « Les animaux sont bien vivants. De leur mufle s’exhale même quelquefois un souffle matérialisé par un point ou un court trait… » Lascaux, un nouveau regard. Depuis, ils se sont montrés plus réservés dans les commentaires successifs qui figurent dans leurs divers ouvrages : ils ont rangé l’idée d’un souffle au chapitre plus aléatoire de l’interprétation. La préhistorienne Sophie A. de Beaune partage le même avis. Elle en faisait état en 1998, dans un article, Chamanismes et Préhistoire. Un feuilleton à épisodes de la revue L’Homme : « On doit faire remarquer que cette représentation supposée du souffle vital sortant de la bouche ou des naseaux des animaux est très rare par rapport à l’ensemble des figurations animales ». C’est assez exactement le cas à Lascaux, où seuls quelques animaux semblent affectés par cette particularité. Sous un autre aspect, l’emplacement du tracé devant la bouche de l’aurochs 4, à supposer qu’il matérialise un souffle, soulève une autre 57

question. En effet, chez les êtres vivants qui ont une respiration aérienne, le processus physiologique de la ventilation de l’air, inspiration, expiration, s’effectue naturellement par les voies dont c’est la vocation. Chez les ruminants en particulier, ce sont les naseaux. Les bovinés comme les autres créatures terrestres peuvent assurément aussi respirer par la bouche, mais ils le font accessoirement ou en des circonstances particulières : essoufflement pouvant avoir des causes diverses, excitation, course, chaleur, maladie, vieillesse… On peut objectivement soutenir que le tracé placé devant la bouche du taureau, s’il figure son souffle, ne se trouve pas situé à l’emplacement qu’il devrait occuper d’ordinaire. C’est davantage de l’orifice nasal justement représenté sur le dessin qu’il devrait émaner. Les paléolithiques ne pouvaient l’ignorer. Dans l’ambiance froide de la dernière glaciation, ils étaient à même d’observer la condensation de l’air expiré au sortir des naseaux des animaux. On ne peut pas dire non plus que la posture sur la surface rocheuse de l’aurochs trahisse chez lui un état si particulier qu’il puisse justifier la présence de ce trait devant la bouche. A contrario, ce pourrait être le cas du grand Cerf noir peint à l’entrée du Diverticule axial sur l’intrados de la voûte. Dans sa configuration, il dégage la sensation d’une bête poursuivie, ou peut-être même en rut. Ses bois sont rejetés en arrière, sa bouche est ouverte, son œil apparaît comme révulsé, le bout de son nez est enveloppé d’un nuage de pigment rouge. La différence d’attitude est sensible entre les deux animaux. Le taureau ne montre aucun signe de telles perturbations, ce serait plutôt le contraire. Les deux sujets ne sont pourtant séparés que de quelques mètres dans la grotte. L’interprétation d’un souffle devant le mufle du taureau demeure en définitive sujette à caution, du moins dans le sens où on l’entend généralement, c'est-à-dire comme une ventilation mécanique de l’air chez l’animal. Il semble falloir chercher ailleurs les explications avec l’inconvénient de voir l’éventail des hypothèses se réduire considérablement pour parvenir à une résolution. « Souffle vital » ou simple respiration, on ne dispose pas à ce jour d’autre traduction alternative pouvant nous éclairer sur ce point. En attendant de passer à la proposition susceptible d’apporter une réponse tangible à ce problème, il est nécessaire de fournir au lecteur un certain nombre d’informations sur la technologie des peintures et la nature des pigments utilisées par les peintres paléolithiques. Norbert Aujoulat, qui a procédé à des analyses fines des figures, est parvenu dans ses conclusions à établir que la pulvérisation de matière colorante sous forme liquide par la bouche a été largement pratiquée à Lascaux : « Il semblerait donc que la matière ne fut pas utilisée à sec, mais plutôt en solution. Les travaux de Michel Lorblanchet fondés sur l’expérimentation et son expérience acquise auprès des peintres aborigènes 58

d’Australie lui firent proposer le soufflage des colorants avec la bouche. Nous avons reproduit ces gestes et procédé à des analyses, notamment densitométriques. Les résultats obtenus sont comparables ... » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Au vu de ce rapport, il y a de bonnes raisons de penser que la technique du crachis de peinture par la bouche a été effectivement utilisée à Lascaux. Michel Lorblanchet figure parmi les précurseurs dans l’étude des techniques picturales paléolithiques, notamment dans le domaine de l’expérimentation. En 1990, il a reproduit avec succès en grandeur réelle le panneau des Chevaux ponctués de la grotte du Pech-Merle dans le Lot. À la lumière de lampes à graisse, il a appliqué la méthode du crachis direct de peinture avec la bouche. En utilisant ses deux mains apposées sur la paroi pour former un écran et guider le jet de peinture, il a su obtenir des tracés nets tout en évitant les projections parasites comme les éclaboussures ou les bavures. Le visage de l’opérateur se tient alors à une vingtaine de centimètres de la paroi. Au cours de la pulvérisation, les lèvres restent pincées de manière à ne projeter qu’une certaine quantité de matière et pour une meilleure précision. En vérité, il s’agit d’une vaporisation en fines gouttelettes qui peut se comparer, d’après l’expérimentateur, à une projection de postillons. Au cours de sa préparation à l’expérimentation, le préhistorien rapporte avoir eu la surprise de découvrir la toxicité du bioxyde de manganèse, colorant qu’il comptait utiliser pour reproduire les deux Chevaux ponctués. C’est un minerai courant dans la nature. Il dut se résoudre pour le noir, à employer du charbon de bois. En effet, cette matière provoque, après des expositions massives et répétées, des troubles neurologiques du type Parkinson. La consultation de la fiche signalétique du manganèse indique que l’intoxication peut se produire par ingestion, inhalation ou absorption par la peau. Par ingestion, il provoque des maux de tête, tremblements, fièvre, vomissements, perte de repère, délire… Les effets varient d’un individu à l’autre. La respiration des poussières est tout aussi nocive avec des conséquences comparables, elle entraîne en outre l’irritation des voies respiratoires. Les yeux ne sont pas épargnés, ils peuvent subir des lésions en raison du caractère abrasif de la matière. L’exposition prolongée de la peau provoque des affections caractérisées par des inflammations cutanées, on parle de dermite de contact, ses manifestations peuvent être spectaculaires et prendre la forme de plaques rouges plus ou moins étendues. La dangerosité du bioxyde de manganèse pour la santé humaine est donc prouvée, et il est licite de se poser la question, puisqu’il a été utilisé massivement à Lascaux, si les peintres n’en ont pas encouru plus que des désagréments. 59

Les études toxicologiques montrent que l’empoisonnement par le manganèse se produit dans le cas d’expositions massives et prolongées, pendant des semaines, des mois, voire davantage. L’intoxication des paléolithiques n’a donc pu survenir que si l’essentiel de la décoration de la grotte a connu un temps de réalisation relativement court dans le temps. En ne tenant compte que de la durée d’exécution des œuvres et non pas de celle de l’utilisation de la caverne qui a pu être plus longue, quelques estimations ont été avancées. À la rubrique « Fréquentation paléolithique », Dictionnaire de Lascaux, Brigitte et Gilles Delluc écrivent : « Il semble que Lascaux ait pu être utilisée durant seulement une génération… La durée d’exécution des œuvres a pu être appréciée lors de la réalisation de Lascaux II par Monique Peytral : une demi-journée pour un des grands taureaux, deux ou trois jours pour le taureau noir du Diverticule axial, une ou deux heures seulement pour la Scène du Puits ». Ces données sont basées sur le protocole suivi par Monique Peytral qui n’était pas forcément le même que celui des paléolithiques. Dans le mode d’application du pigment, elle a largement utilisé l’application avec les doigts, le pinceau et plus marginalement semble-t-il la projection au soufflé par le truchement d’un roseau creux taillé en flûte. L’étude technique de Norbert Aujoulat fait certes ressortir l’utilisation du pinceau, mais aussi le recours fréquent au procédé du crachis. La méthode utilisée par Michel Lorblanchet dans la reproduction des Chevaux pommelés de la grotte du Pech-Merle a fourni de nouvelles indications : « Nos tentatives préalables de projection d’une poudre pigmentaire à l’aide d’un os creux (technique du flocage) n’ont guère été satisfaisantes : le pigment s’est avéré plus difficile à maîtriser qu’un pigment craché mélangé de salive et nous n’avons pas obtenu la qualité, la précision et la finesse d’exécution observées sur la paroi de Pech-Merle » Art Pariétal, Grottes ornées du Quercy. La réalisation du panneau a montré en outre que l’exécutant avait besoin d’un assistant pour s’éclairer. En ce qui concerne sa durée d’exécution, dans le même ouvrage Michel Lorblanchet écrit : « L’expérimentation a montré que l’exécution de l’ensemble a demandé 32 heures. On peut estimer au minimum à 5 ou 6 jours la durée du travail des préhistoriques à raison de 6 heures par jour. Le travail est pénible : il exige une grande concentration dans la pénombre et demande beaucoup de souffle. De nombreux arrêts sont nécessaires. La réalisation d’une simple main négative demande plus d’une demi-heure de travail… ». La pénibilité du travail devant la paroi est également reconnue par Monique Peytral contrainte à des pauses fréquentes dans ses interventions à Lascaux II. On s’aperçoit que les estimations de la plasticienne et du préhistorien sur les temps d’exécution ne se recoupent pas vraiment, même 60

si elles sont relatives à des œuvres différentes. Il faut aussi considérer qu’ils ne visaient pas les mêmes objectifs. Dans un cas, la démarche est expérimentale et il est permis de penser qu’elle s’approche davantage de la réalité. Il semble alors que la réalisation d’un grand taureau dans la rotonde aurait certainement demandé plus d’une demi-journée de travail à Michel Lorblanchet. Nous lui devons d’avoir fait progresser la connaissance dans ce domaine, elles ont permis de réviser certaines idées reçues. André LeroiGourhan par exemple considérait en 1979 que la projection de pigments par la bouche n’était pas possible à Lascaux en raison de l’importance des surfaces considérées. Dans Lascaux inconnu, il pensait davantage à l’application de tampons imbibés de peinture. La durée du temps d’exposition des peintres au bioxyde de manganèse, variable d’une œuvre à l’autre, doit se compter en fonction de l’ampleur du projet à réaliser. Dans la rotonde, il est très vraisemblable que les grands taureaux ont vu le jour dans un temps rapproché et qu’ils ont été possiblement dessinés de la même main ou du même souffle de peinture. Dans son analyse chronologique des événements pariétaux, Norbert Aujoulat ne suggère pas autre chose quand il observe peu de variabilité technique et chromatique pour les animaux d’un même groupe : «Cette homogénéité indique que l’assemblage des figures d’un groupe monothématique a été créé dans un même temps et par la même compétence. La construction des panneaux ne se limite donc pas à une simple juxtaposition des motifs. Elle traduit la volonté de traiter globalement l’ensemble des éléments du groupe monothématique et de lui conférer une grande cohésion » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Tout bien considéré, si l’on admet ce point de vue d’une exécution rapprochée dans le temps de pans entiers du décor de la caverne, l’hypothèse d’intoxications par le manganèse des paléolithiques n’est certainement pas à écarter au regard de l’ampleur des travaux effectués. Pour en revenir au dessin de la tête de l’aurochs, à la représentation d’un « souffle » devant sa bouche et la coloration noire de son mufle, se profile une explication qui présente l’intérêt de pouvoir associer étroitement ces deux données graphiques. L’hypothèse est évidemment en rapport avec les considérations techniques qui viennent d’être abordées, elle correspond de surcroît au vécu des peintres de Lascaux, du moins tel qu’on peut se le représenter aujourd’hui. Sa formulation tient en peu de mots : l’aurochs 4 de la Rotonde crache une substance noire par la bouche ce qui a pour effet de noircir son mufle. Le préhistorien se montrera circonspect, voire sceptique à cet énoncé et l’une des raisons qu’il pourra à juste titre invoquer, c’est qu’une telle traduction ne correspond en rien à un comportement animal. La thèse est surréaliste. Nous n’oublions pas cependant que les thèses naturalistes 61

n’excluent pas le mode symbolique dans les représentations, que des théories magiques ou chamaniques qui font du dialogue avec les esprits la quintessence du comportement des préhistoriques dans les grottes ornées abordent des domaines tout aussi irrationnels. Le rapport du crachis noir à la couleur du mufle appelle à une autre considération. La substance noire en question pourrait bien correspondre à du pigment, c'est-à-dire à du bioxyde de manganèse, colorant précisément utilisé dans la réalisation des figures par ce mode de projection. Il fait assez peu de doute, mais Michel Lorblanchet est certainement le mieux placé pour en parler, que le procédé doit rapidement noircir le visage du peintre. Nous avons d’ailleurs observé le préhistorien, le nez maculé de colorant, sur une séquence vidéo au cours de laquelle il reproduisait par la même technique le profil d’un cheval. Voilà pour l’anecdote. On en vient à penser qu’au travers de cette représentation le peintre paléolithique a doté l’animal de sa propre technique picturale, peut-être comme le pensait Alain Testart parce que dans l’art pariétal, les animaux parlent des hommes par le biais de métaphores. Nous nous rangerons provisoirement à cette idée, elle s’accorde le mieux pour l'instant avec la version envisagée. Cette première relation entre deux segments graphiques, si elle peut orienter dans la recherche de sens, ne suffit pas, il faut en convenir, à former le corps d’une véritable hypothèse. La quête de nouveaux indices qui peuvent être mis en rapport avec les précédents nous renvoie vers un nouvel examen de détail de la tête de l’animal. L’illustration 12 en montre une vue photographique très rapprochée centrée sur l’œil du taureau. L’observation attentive de l’organe, dont on a vu que le traitement graphique était particulièrement soigné, révèle un tracé situé dessous, il paraît ne pouvoir être confondu avec les autres taches noires présentes sur la tête. Au coin de l’œil, il prend la forme d’une goutte d’eau. On ne peut être affirmatif, mais la tentation est forte de l’interpréter comme l’écoulement d’une larme.

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Illustration 12 : Photographie Fernand Windels. Gros plan de la tête de l’aurochs 4. Il apparaît sur cet autre gros plan que le tracé noir situé au coin de l’œil du taureau ne puisse se confondre avec les autres taches noires du profil. Il s’apparente davantage à une larme.

Le cas n’est pas unique à Lascaux. Dans la Nef, les cerfs sont dotés de leur larmier. Pour autant, ce caractère détonne chez les bovinés. Ailleurs dans la grotte aucun d’entre eux ne présente cette particularité. Il s’agit donc ici d’une exception qui aiguise l’intérêt qu’il convient de porter à l’œil luimême. Relativement à ceux de ses partenaires de la salle, il est très dilaté au 63

point que son dimensionnement avoisine celui de certaines tâches qui sont disposées autour. Il devient loisible de comprendre pourquoi le peintre a jugé bon de le distinguer en le surmontant d’un tracé en arc de cercle qui peut d’ailleurs aussi figurer un muscle orbiculaire. Il ne paraît pas excessif de conclure que l’organe de la vue du taureau, à travers sa mise en évidence par le peintre, connaît des difficultés dans son fonctionnement. Dilatation et larmoiement iraient assez bien dans ce sens. Si l’on se reporte à l’interprétation de départ, il n’est pas impossible que cette « irritation » soit due à l’effet de l’utilisation du manganèse dont on sait qu’il peut causer des lésions oculaires. Dans la même perspective, il est donné d’observer que certaines des marques noires présentes autour de l’œil font plus taches que mouchetures. C’est net à l’examen. Ces dernières sont d’ailleurs repérables, elles sont moins appuyées et de petites dimensions comme on les retrouve chez les autres taureaux de l’hémicycle. Les autres impacts de peinture ne résultent visiblement pas du même geste technique. Ils pourraient traduire de leur côté des affections cutanées plutôt que des marques de pelage. L’illustration 12 permet aussi de distinguer précisément l’extrémité d’un long tracé à barbelure qui semble fiché dans le mufle. Mais le terme fiché est certainement excessif, car en vérité, le trait n’y pénètre pas vraiment. Dans sa configuration, la pointe peut au mieux écorcher l’animal à cet endroit. L’abbé Breuil l’interprétait comme une flèche qui blesse le taureau au mufle. On n’en connaît pas d’autre traduction. On ne peut pas vraiment dire, dans le cadre de la théorie de la magie de la chasse que soutenait l’abbé, que l’endroit choisi par le peintre pour figurer la pénétration d’une arme dans le corps du taureau soit le plus idéal pour lui occasionner une blessure conséquente. Il faut bien constater encore que parmi les centaines d’animaux figurés dans la grotte, aucun d’entre eux ne paraît véritablement atteint par des projectiles. Le plus convaincant dans ce registre serait le bison du Puits, il est transpercé de part en part par un javelot. Il est plus vraisemblable de concevoir que la pointe de la barbelure atteint l’anatomie de la bête à son point peut-être le plus sensible. Tous les coups portés dans cette région sont toujours douloureusement ressentis. C’est vrai chez les animaux comme chez les hommes. Ainsi davantage qu’une blessure, l’auteur du tracé a pu vouloir signifier l’effet d’une douleur précisément située à hauteur des naseaux. De là à penser que le tracé doté d’une barbelure n’est que la traduction métaphorique d’une irritation provoquée par le caractère abrasif du manganèse sur les voies respiratoires, il n’y a qu’un pas. Les différentes interprétations proposées convergent donc vers le même thème, on veut parler des effets nocifs du manganèse sur l’organisme vivant. 64

Nous en avons même un échantillonnage complet. À ce stade de l’étude, il serait prématuré d’en tirer des enseignements qu’il faudrait probablement réviser par la suite d’autant que, parmi tous les autres animaux de la grande salle, aucun ne paraît atteint du même syndrome. Sur ce plan, l’aurochs 4 fait encore figure d’exception. Il est aussi à observer, s’il est effectivement en souffrance, que l’animal ne laisse rien transpirer de son état. Il affiche au contraire une superbe peu contestable. C’est l’une des difficultés de l’exercice que de parvenir à rendre cohérentes entre elles toutes les données du même dessin quand il ne s’agit pas de chercher à coordonner entre elles les images de la composition. C’est dans cette autre perspective qu’il est maintenant nécessaire d’élargir le champ de l’étude à l’aurochs 3 qui précède le 4 sur la paroi (l’illustration 5 p. 45 montre l’ensemble qu’ils forment sur la paroi droite). Par ses dimensions, c’est la deuxième plus grande figure de la composition. Son avant-train très bien détaillé dans la région thoracique se trouve à l’amorce du Diverticule axial au point que sa patte gauche y est en partie engagée, son mufle surmonte d’ailleurs l’entrée du couloir. Nous avons précédemment abordé certaines de ses caractéristiques, la position relevée de sa tête relativement à celle de son congénère, la figuration de deux oreilles. Son encornure respecte les conventions de la perspective observées dans la grotte avec une corne en S au premier plan, en C au second. Il est inscrit sur une paroi en arrondi et en fort encorbellement, ce que le dessin ne traduit pas. La tête portée haute du boviné interroge bien évidemment sur la cause qui en est à l’origine. Le relèvement du chef est attesté, on l’a vu, dans le positionnement de l’encornure qui s’élève sensiblement à la verticale et dans l’ouverture de l’angle que forment les lignes de poitrail et de menton. Cette configuration entraîne le tassement de la nuque et de l’oreille du second plan sur l’amorce de la ligne de dos, le chignon s’en trouve naturellement rehaussé de sorte qu’il s’élève nettement au-dessus de la bosse sommitale du dos. Ce dernier détail est surtout sensible lorsque l’angle d’observation est perpendiculaire à la figure, c'est-à-dire à son aplomb comme on peut le voir sur l’illustration suivante.

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Illustration 13 : Dessin. Aurochs 3 vue à son aplomb. Il est suivi de l’aurochs 4. On observe très bien le port différent des deux têtes. À gauche se trouve l’entrée du Diverticule axial en forme de trou de serrure.

Au vu du dessin, il est assez facile de comprendre que le taureau relève la tête parce que s’ouvre devant lui le Diverticule axial qui forme une trouée dans la bande graphique. A priori, le peintre n’avait pas d’autre choix, compte tenu des dimensions de l’animal, que de relever sa tête sous peine de la voir mordre sur le couloir. Mais il pouvait aussi procéder différemment, c'est-à-dire jouer sur la longueur du corps tout en lui conservant sa hauteur. Cela ne posait pas de problème technique particulier et n’entraînait pas d’anomalie morphologique chez l’animal puisque l’arrière-train n’est pas terminé. L’analyse de Norbert Aujoulat est différente : « Seuls les traits appartenant à l’avant-train ont été figurés. L’incomplétude peut traduire la volonté de ne pas oblitérer le tracé du cinquième aurochs. L’artiste ne disposait que d’un espace très limité, insuffisant pour la traduction intégrale de l’animal. Plusieurs autres indices renforcent cette hypothèse. Les extrémités distales des lignes supérieures et inférieures s’interrompent à quelques centimètres de la région frontale de l’aurochs de droite et du massif pelvien de la vache rouge superposée à ce même cinquième aurochs » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Il faut préciser ici que le cinquième aurochs du préhistorien correspond au numéro 4 de notre étude. 66

Dans cette analyse, il n’est à aucun moment question de la disposition de la tête et de son possible rapport avec l’ouverture du couloir. L’accent est essentiellement mis sur l’inachèvement des lignes à l’arrière. Il est postulé aussi que l’aurochs 4 a été peint le premier. C’est tout à fait possible et notre conclusion donnera raison au préhistorien, mais pour un motif différent du sien. Cependant, sur le plan de la chronologie de construction des deux aurochs il n’y a pas d’évidence à admettre que le 4 a précédé le 3. Leurs lignes corporelles n’entretiennent pas de points de contact, ce qui rend difficile l’établissement d’un ordre d’exécution. De plus, rien ne dit que dans un premier temps le peintre n’a pas laissé volontairement inachevé l’aurochs 3. L’aurochs 1 sur la paroi gauche de la Rotonde en est un cas exemplaire. À l’endroit où le peintre l’a placé et au regard de ses dimensions, il est cette fois évident que dès le début de son intervention sur la paroi il ne pouvait envisager de le terminer. Le chercheur déduit ensuite de son analyse que l’espace nécessaire à la réalisation d’un taureau complet s’est avéré insuffisant. L’hypothèse, qui après tout reste défendable, ne prend pas en compte la surface disponible qu’offrait la paroi droite avant toute mise en place des figures. Il est indiscutable que les peintres disposaient à l’origine d’un plan rocheux suffisant à l’inscription de deux grands aurochs dans leur entier. Le protomé cornu qui apparaît bien marginal dans la composition, accolé à l’arrière-train de l’aurochs 4, est la preuve que le peintre disposait de l’espace voulu. Il est néanmoins exact que dans ce secteur l’accès à la paroi était plus difficile. En contrebas se trouve l’ouverture du Passage. L’argument n’est pourtant pas décisif pour la raison qu’en d’autres endroits de la grotte, les paléolithiques ont su contourner des difficultés du même ordre. La supposition d’après laquelle le peintre s’est trouvé pris de court lors de l’inscription de l’aurochs 3 laisse d’autre part entendre que la disposition des images tient d’une certaine improvisation. Dans ce cas, il est préférable de s’abstenir, comme le rapportent les spécialistes dans leurs publications, de vanter l’excellence et la précision des cadrages picturaux sur la paroi notamment à Lascaux. Approximation et précision sont des termes qui généralement ne font pas bon ménage. Après la disposition de l’encornure de l’aurochs 4, c’est la seconde fois que Norbert Aujoulat émet un doute sur la capacité de l’artiste à organiser correctement ses tracés pour justifier de ses conclusions. Nous sommes partisans de considérer les coordonnées des quatre grands taureaux qui forment l’ossature de la composition de la grande salle comme résultant d’un projet précis qui laissait peu de place à l’improvisation. En d’autres termes, c’est soutenir que l’aurochs 3 est resté volontairement inachevé et qu’il convient d’aborder la composition telle qu’elle se présente 67

sur le bandeau rocheux. Il reste à déterminer la raison de l’incomplétude de l’animal. Parce qu’il est indispensable de procéder non seulement à une observation fine des tracés, mais aussi à un examen attentif de leur technologie de construction, le recours à la photographie s’est avéré plus indiqué que le dessin. L’illustration 14 est centrée sur la partie supérieure du panneau, elle permet de focaliser l’observation sur la ligne de dos de l’aurochs 3. L’interruption du trait proprement dit se produit à quelques centimètres de la région thoracique de son congénère. Deux ponctuations noires obtenues par soufflage, comme l’indiquent leurs contours diffus, le prolongent. Elles ne vont pas au contact du poitrail de l’aurochs 4. On remarque aussi que l’épaisseur du trait, large à hauteur du garrot, va s’amenuisant vers l’arrière comme si le peintre avait réduit sa charge de peinture pour amincir progressivement la ligne dorsale. Norbert Aujoulat, qui a consacré une bonne part de ses travaux dans la grotte à la technologie des figures, délivre dans ses conclusions de très intéressantes informations sur le thème des tracés élémentaires. Il écrit : « Pour les artistes paléolithiques, la ligne est techniquement le prolongement du point. Elle est obtenue par des impacts juxtaposés et joints, qu’il s’agisse de pulvérisations ou d’impacts successifs au tampon » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Nous adhérons d’autant plus à son analyse que c’est assez précisément ce que semble montrer le contour dorsal de l’aurochs 3 : une ligne obtenue par une juxtaposition d’impacts soufflés suffisamment denses pour arriver à former un trait continu jusqu’à élimination de l’effet pointilliste. Contrairement aux autres sujets, dont la construction relève du panachage de deux techniques, la pulvérisation de matière colorante et le tracé au pinceau pour les lignes supérieures, l’ensemble des lignes corporelles de l’aurochs 3 paraît tenir de la technique de la peinture soufflée.

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Illustration 14 : Photographie. Vue centrée sur le contour dorsal de l’aurochs 3 dont l’épaisseur va s’amenuisant de la gauche vers la droite. Deux ponctuations noires aux contours diffus sont constitutives de son extrémité distale. Si techniquement la ligne est le prolongement du point comme l’a établi Norbert Aujoulat, alors le dos de l’aurochs 3 est en cours de réalisation.

Comme nous avons précédemment écarté l’hypothèse de Norbert Aujoulat expliquant que l’inachèvement du tracé du dos était dû au manque de place et à la crainte d’oblitérer son congénère, il n’est plus qu’une solution pour expliquer pourquoi cette ligne se termine sur deux ponctuations. Elle peut se déduire de l’analyse des tracés élémentaires du préhistorien. Les deux impacts de peinture, si effectivement la ligne est techniquement le prolongement du point, ne font que préparer la poursuite du tracé. Ce qui revient à dire que son inachèvement n’est pas définitif et qu’il est en cours de réalisation. C’est à notre avis ce qu’a voulu signifier l’artiste magdalénien et il l’a fait explicitement savoir au spectateur tant soit peu attentif. Au cœur de l’interprétation, il devient évident qu’à travers ce montage, l’intention du peintre n’était pas de montrer les dessous de la technique qu’il utilisait dans la réalisation de ses tracés. On ne parvient pas à en discerner l’intérêt. Pour injecter du sens, il reste à se tourner vers l’autre acteur potentiel du panneau, l’aurochs 4, dont il a été beaucoup question jusque-là. Il devient en effet tentant de le faire entrer en jeu, car un faisceau d’indices concordants le désigne comme le véritable auteur du tracé de la 69

ligne de dos de l’aurochs 3. Il le surplombe d’abord de toute sa stature ce qui le met en position favorable pour pulvériser par la bouche du pigment noir sur le dos de son congénère. On comprend ensuite la nécessité pour lui de décoller les antérieurs de la banquette rocheuse qui figure le sol pour se mettre en position à cet effet. Parce qu'il a déjà largement œuvré sur la paroi, son mufle est couvert de matière colorante. De la même manière s’explique le mouvement de sa tête. Son corps étant vu de 3/4 avant, il est dans l’obligation de la faire pivoter à droite et de la baisser pour se trouver dans l’axe du corps de l’aurochs 3. Il peut ainsi correctement orienter son crachis de peinture. Notre lecture d’une vue 3/4 arrière de la tête se verrait ainsi confirmée. Ce réajustement de position qui tend à faire coïncider deux axes pour centrer la projection du pigment reporte l’attention sur deux tracés figurés devant la tête de l’officiant. Ils pourraient géométriquement traduire cette configuration. Il s’agit d’un signe à quatre branches non jointives, surmonté d’une traînée diffuse (crachis ?), et du long trait dont la barbelure est « fichée » dans le mufle. Ce dernier matérialise la relation du bout du nez avec le contour dorsal. La préoccupation du peintre paléolithique devient de plus en plus palpable : il met du prix au positionnement relatif de la tête de l’aurochs 4 avec ce tracé. C’est en tout cas la conclusion à laquelle on parvient et qui motive selon nous l’inscription de signes sur la paroi. Il faut ajouter que la distance qui sépare le mufle du point d’impact du pigment, que l’on suppose être la ligne de dos en cours d’élaboration, paraît aussi correspondre aux conditions requises pour une application efficace de la matière sur le support rocheux. On se réfère ici aux expérimentations de Michel Lorblanchet sur la technique du crachis de peinture par la bouche. Deux concentrations de ponctuations noires complètent cette section graphique. Elles se répartissent de part et d’autre du chef de l’aurochs 4 (voir illustrations 11 et 14). Quatre d’entre elles sont alignées sensiblement dans l’axe de sa bouche, six autres sont distribuées plus anarchiquement au-dessus du garrot. Le cadre interprétatif considéré laisse présumer qu’il s’agit de boulettes de manganèse. C'est la matière première indispensable dans la réalisation des lignes corporelles des animaux peints en noir. Il en a été retrouvé sous ce conditionnement dans la grotte. Nous reviendrons plus loin dans le texte sur ce dernier volet. Deux autres concentrations de ponctuations noires se trouvent dans le premier compartiment du Diverticule axial et nous avons de bonnes raisons de penser que ces graphies sont à considérer ensemble. Dans le livre La Scène du Puits, nous avons interprété les six ponctuations noires figurées sous la queue du rhinocéros comme la projection dans l’espace graphique de trois paires d’yeux parce qu’à quatre reprises la ponctuation figure l’organe de la vision sur les éléments figuratifs 70

composant la scène. On en vient à penser que la signification de ces tracés élémentaires dépend du contexte figuratif dans lequel ils s’inscrivent et de leur arrangement sur la paroi. La variation de sens des signes les plus simples comme le point ou le bâtonnet tient précisément à leur simplicité. Il en va probablement différemment pour ceux qui sont plus complexes, plus stables sur ce plan, car ils sont constitués de caractères graphiques plus nombreux qui tendent à leur procurer davantage de spécificité. Mais il existe aussi chez eux des variations qui peuvent être autant de déclinaisons d’un même concept originel. Il n’est pas possible de l’envisager pour la ponctuation simple par exemple. Il y a de bonnes chances alors qu’elle est à ranger dans la catégorie des signes à tout faire. Si l’on veut se montrer plus exhaustif dans l’examen de détail, il n’a pas échappé à l’observateur que sur la ligne dorsale de l’aurochs 3 figure une curieuse gibbosité juxtaposée aux deux ponctuations préparatoires à la poursuite du tracé. Les commentaires spécialisés évitent de la mentionner, peut-être parce qu’elle apparaît comme une incongruité. Il est certain qu’elle ne correspond pas à un détail anatomique lié au contour de l’animal. Nous pensons avec beaucoup de réserve qu’il pourrait s’agir de la représentation d’un œil réglé sur la ligne dorsale ayant la fonction d’un « niveau » permettant de vérifier la bonne courbure du tracé. Dans cette éventualité, il ne peut s’agir que du deuxième organe de la vue de l’aurochs 4, celui de sa face droite, que l’artiste a énucléé. Norbert Aujoulat n’a pas manqué de remarquer que la ligne de chanfrein de l’animal présentait un gonflement qui pourrait correspondre à l’emplacement vide du deuxième œil. L’interprétation d’un animal doté de la faculté de dessiner est déjà en soi assez extravagante, il faut le reconnaître. Elle s’appuie néanmoins sur des traductions convergentes basées sur l’observation de nombreux détails des dessins. Mais plus surprenant encore est le fait que la version proposée retrace quelque part un vécu des artistes dans la grotte. Tout semble se passer comme si l’on avait affaire à un dédoublement de personnage. On peut en première instance imaginer le procédé conçu comme allant de l’homme vers l’animal. Dans ce cas, il n’est pas inutile d’en revenir à la thèse d’Alain Testart qui proposait que les animaux représentés parlent des hommes par le truchement de métaphores comme dans les fables de La Fontaine. Dans le cas présent, on s’interroge vainement sur le but recherché par le peintre s’il ne faisait que dupliquer à travers les animaux sa propre expérience : en l'espèce, l’exposition au bioxyde de manganèse et à ses effets nocifs, son savoir-faire dans la technologie des tracés. Si nous ne sommes pas dans l’erreur totale, il y a donc une dimension qui nous échappe. C’est une première réflexion. 71

En second lieu, il est très intéressant de parvenir à proposer un lien tangible entre deux des grandes figurations de la Rotonde. Ce qui peut passer pour un progrès quand on constate généralement l’absence d’une syntaxe entre les animaux. Seule la Scène du Puits suggère à ce jour le déroulement d’un récit dans la grotte. Afin de pousser plus avant nos investigations sur la paroi droite, il faut en revenir au dessin de l’aurochs 3 qui présente une autre particularité relevée par Norbert Aujoulat : « En outre, on remarque un allongement anormal de ces deux lignes par rapport à la morphologie des aurochs complets. Notons aussi que le profil de la ligne ventrale n’accuse pas d’inflexion en direction de l’attache du membre pelvien du premier plan… » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Les deux lignes que le préhistorien considère sont celles du dos et du ventre de l’animal. La notation est exacte, l’étirement excessif des tracés en question provoque une longueur anormale du corps. Le chercheur qui en revient invariablement au manque de place en fait un argument en faveur de sa thèse. Bien qu’il ne l’exprime pas explicitement, son explication suggère évidemment que l’aurochs 4 fait écran à l’arrière-train du 3 qui ne pouvait alors plus être dessiné. Le recours à un artifice trouvé par le peintre pour masquer son cadrage approximatif au risque de déformer anormalement le profil de l’animal n’est certes pas impossible. Mais toute réflexion première sur la disposition des animaux devrait à notre sens plutôt privilégier l’idée que le peintre a maîtrisé son espace graphique. C’est la base la plus objective à considérer au départ d’une analyse. Pour Brigitte et Gilles Delluc la question ne semble pas se poser, l’aurochs 4 fait écran à l’arrière-train de son congénère : « Situé sur la paroi sud de la salle des taureaux, à l’entrée du Diverticule axial, cet aurochs (L = 4,20m) est analogue au précédent, mais sa tête est dégradée et son arrière-train dissimulé par le Taureau N°4 » Dictionnaire de Lascaux. L’hypothèse d’un animal en cours d’élaboration nous renvoie à notre tour à la question du manque de place soulevée par Norbert Aujoulat, mais elle n’intéresse pas la même section graphique. En effet, supposer que l’aurochs 3 se trouve dans une phase de construction entraîne à imaginer son achèvement futur avec le dessin de son arrière-train. C’est à ce stade que se pose selon nous le problème de l’insuffisance de place disponible. Pour la rechercher, on observe que l’aurochs 4 ne montre aucun signe permettant de penser à un mouvement de recul susceptible de libérer de l’espace. D’ailleurs, le protomé d’aurochs accolé à son arrière-train ne permet pas de l’imaginer. L’espace à conquérir ne peut donc se situer que devant l’animal en cours d’achèvement. On se heurte ici à un obstacle rédhibitoire puisque l’avant-train de l’aurochs 3 se trouve précisément à l’endroit de la rupture du plan rocheux, c'est-à-dire à l’ouverture du Diverticule axial. Son mufle, bien 72

que dégradé, est au contact de l’arrière-train de l’aurochs 2, ce qui achève de nous convaincre que ne s’offre plus aucune solution à ce problème. Comme nous pensons cette configuration intentionnelle, à savoir suggérer à l’observateur le manque flagrant d’espace, il devient possible de deviner la raison pour laquelle le corps de l’aurochs 3 s’étire exagérément sur la paroi. L’artiste a conçu l’animal de telle sorte qu’à l’issue de son achèvement, il doit inéluctablement enjamber l’ouverture du couloir pour se retrouver de l’autre côté, sur la paroi gauche de la salle. La conformation de ses antérieurs pourrait venir confirmer cette version. Les deux membres thoraciques ont une longueur excessive, particulièrement le droit bien engagé dans le couloir où il vient s’appuyer. Cette posture n’est pas sans évoquer la gestuelle humaine préparatoire à un mouvement de saut. Elle se traduit classiquement par une prise de marque : une jambe allongée vers l’avant posée au point d’appui de l’impulsion tandis que l’autre reste en retrait, le corps observant un léger recul avant l’élancement. Mais il est une autre version explicative de la configuration des mêmes segments graphiques. Il s’agit de la théorie de l’anamorphose particulièrement développée par Norbert Aujoulat dans sa monographie et d’autres articles relatifs aux techniques de l’art pariétal, en particulier aux effets de perspective. C’est une thèse reprise dans un certain nombre de commentaires sérieux et qui passe pour une bonne explication des anomalies anatomiques relevées sur certains animaux. D’autres la mettent en question. On peut se reporter au titre évocateur de l’article d’Yves Surre paru en 1992 dans le Bulletin de la société Préhistorique Ariège-Pyrénées : Anamorphose dans l’art pariétal : Mythe ou réalité ? Son application à Lascaux reste marginale puisqu’elle ne concerne que deux images, celle de l’aurochs 3 et de la Vache à la collerette du Diverticule axial. La rareté du procédé est également vérifiée à l’échelle de l’art pariétal dans son entier. L’anamorphose est une déformation volontaire appliquée à la figure qui, vue sous un angle approprié, lui restitue son véritable aspect. Le procédé pouvait se révéler utile au peintre paléolithique qui imprimait sur des surfaces qui ne sont pas planes, ce qui induisait des déformations que l’intervenant jugeait bon ou pas de corriger. Pour Norbert Aujoulat les antérieurs de l’aurochs 3 sont sciemment déformés pour être vus correctement rendus depuis le centre de la salle : « Le second exemple d’anamorphose est donné par le quatrième taureau de la Rotonde. L’origine de cette déformation résulte de la proximité du panneau avec l’entrée du Diverticule axial... Cette dissymétrie est due à l’adaptation des proportions de la figure à la configuration des lieux. La distorsion a été volontairement provoquée afin que, du centre de la Rotonde, 73

les contours de l’animal conservent des proportions analogues à celles des deux autres bovinés » Lascaux, le geste l’espace et le temps. L’illustration 15 montre les déformations des antérieurs de l’animal que l’on observe sous deux angles de vues différents : à droite le dessin tel que l’a figuré le peintre, à gauche tel qu’on le découvre au centre de la salle.

Illustration 15 : Dessin. Antérieurs de l’aurochs 3. L’image de droite les montre comme le peintre les a imprimés sur la paroi. À gauche, ils sont vus depuis le centre de la salle. Les pointillés forment la limite entre le couloir et la grande salle.

Comme nous venons de le voir à propos des lignes dorsale et ventrale de l’animal, la déformation intentionnelle de segments graphiques n’est pas à coup sûr liée à la recherche d’une visée figurative qui tendait à restituer une vision plus vériste de ses contours. Nous proposons une explication différente qui dispense le visiteur de devoir se rendre au centre de la salle pour obtenir l’angle de vision ad hoc de la figure au sens de Norbert Aujoulat et de la théorie de l’anamorphose. C’est la lecture la plus simple, elle reste au plus près de la forme donnée au dessin par l’artiste paléolithique. Pour information, l’illustration 16 montre l’image de la Vache à la collerette qui constitue le deuxième exemple d’anamorphose venant à l’appui de la thèse du préhistorien. Elle est inscrite sur le registre supérieur de la galerie où la hauteur sous plafond avoisine les 4 mètres. Dans son exécution, le peintre a exagérément dilaté le profil de l’animal en longueur. Vu du sol, il reprend des proportions correctement rendues.

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Illustration 16 : Dessin. La Vache à la collerette du Diverticule axial vue sous deux angles différents. À droite le profil de la bête tel que le peintre l’a réalisée alors qu’il était perché sur son échafaudage, à gauche elle est vue du sol, ses proportions sont correctement rendues.

Nous aborderons, le moment venu, la raison de l’étirement excessif des lignes de la Vache à la collerette. Il s’explique, d’après nous, par une autre motivation que celle d’une anamorphose. Pour en revenir à l’idée que l’aurochs 3 se prépare à franchir l’obstacle que constitue l’ouverture du Diverticule axial, il est impératif que, devant lui, l’espace puisse s’ouvrir, mais il est occupé par l’aurochs 2 sur la paroi gauche. Ce dernier doit donc libérer la place qu’il occupe et se décaler vers la gauche pour permettre la manœuvre. Il faut nécessairement le voir se déplacer à son tour sur la surface rocheuse pour se positionner à l’endroit où se tient l’aurochs 1 lequel, de fait, semble voué à la disparition puisque l’on se trouve à l’extrémité gauche de la frise des bovinés. Comme pour le confirmer, la dissolution de sa silhouette est en cours, elle est déjà réduite à l’avant-train. À l’issue du processus de sa désintégration, il ne restera de l’animal qu’une grande tête dépourvue d’encornure qui était dessinée en retrait. Il n’en subsiste que quelques tracés sur la paroi. On a retrouvé au pied du mur la figure originelle peinte sur une écaille qui s’est décrochée de la surface rocheuse. Nous reviendrons sur ce dessin dont l’identification prête à discussion. De l’autre côté, sur la paroi droite, l’aurochs 3, après franchissement du couloir, a évidemment laissé derrière lui un espace devenu vide devant l’aurochs 4 qui lui, reste campé sur ses positions. Selon la dynamique décrite du fonctionnement des taureaux dans la salle, on aborde l’idée qu’ils suivent un cycle qui va de la naissance à la disparition ou à la dissolution et que l’aurochs 4 en est le moteur. Il serait à l’origine de leur création. D’ailleurs, ils lui sont indiscutablement morphologiquement apparentés et pourraient en être les descendants. On n’a pas de mal à imaginer en effet qu’il met à profit chaque espace laissé libre devant lui pour peindre de son souffle chargé de matière colorante un nouveau colosse. On parvient en définitive à un 75

fonctionnement en boucle adapté à la forme de la salle qui, même si elle n’est pas exactement ronde, en procure tout de même la sensation. L’interprétation qui demande encore à être précisée et argumentée sur plusieurs points donne une dimension totalement inédite aux grands animaux qui structurent la composition. Dans la salle, le spectateur peut ressentir ce défilé ininterrompu sur les parois. Il ne voit plus une collection d’animaux figés dans leurs attitudes. Il peut de la même manière imaginer les naissances d’un côté et à l’autre bout de la salle les fins de vie. Il comprend enfin la raison pour laquelle il a la sensation que les animaux tournent sur les murs. Il lui est encore loisible de donner du sens à la diminution progressive du dimensionnement des taureaux sans avoir à penser à un effet d’optique censé donner une impression d’homogénéité au bestiaire concerné. Les paléolithiques ont manifestement fait ce choix en fonction de la largeur du bandeau rocheux à leur disposition qui va se réduisant de la droite vers la gauche. C’est l’indice d’une conception globale de la décoration de la salle avant la mise en place des sujets centraux. En bref, la version proposée bouleverse les conceptions classiquement retenues, elle permet une vision renouvelée de la plus magistrale composition de l’art pariétal paléolithique. À la vérité, elle ne fait que rejoindre un certain nombre de témoignages sur la grotte : André Malraux percevait des animaux en mouvement, Georges Bataille traduisait une sorte de ronde, André Glory appréhendait une horde tumultueuse, Denis Vialou pour sa part parle de libération du mouvement des animaux. Enfin et surtout, elle est porteuse d’un sens qui ne doit rien à un quelconque comparatisme ethnographique, si mesuré soit-il. Elle montre que les images peuvent parler d'elles-mêmes et former un discours graphique cohérent et intelligible à l’échelle d’une composition de plus de 20 mètres de long. Afin de conforter cette thèse, le dispositif graphique de la paroi gauche relatif aux aurochs 1 et 2 mérite un examen soutenu. Il comporte la phase la plus complexe du glissement des animaux vers la gauche. De ce côté, ils se font face ce qui se comprend puisque l’on a parlé d’un fonctionnement en boucle des bovinés. Il reste néanmoins à déterminer le mouvement supposé de l’aurochs 2 qui doit prendre la place du 1. La manœuvre nécessite le pivotement à 180° du corps de l’animal dans une marche à reculons. Il faut l’imaginer comme l’exécution d’un pas de danse. Pour établir une comparaison, elle intervient dans une ronde en mouvement au moment où les participants se lâchent les mains, effectuent un demi-tour sur eux-mêmes, puis se saisissent à nouveau les mains sans pour cela interrompre leur sarabande. Le cheval que l’on n’a pas sollicité jusqu’ici pour davantage de clarté dans l’exposé est le maillon qui relie les deux bovinés, il assure la continuité de la ronde des grands animaux au moment où elle va brièvement 76

s’interrompre, c’est-à-dire au cours de la volte-face de l’aurochs 2 (illustration 17).

Illustration 17 : Dessin. Cheval vaporeux et Taureaux 1et 2 de la grande salle. Le cheval vaporeux forme le lien entre les deux taureaux. À droite, l’aurochs 2 montre de l’instabilité. Elle est due à la vache rouge sous-jacente qui exerce une poussée arrière à hauteur de son jarret gauche.

Comme le montre le dessin, l’aurochs 2 est animé d’un mouvement qui procure à l’observateur la sensation d’une instabilité qui court au long de son profil. C’est net quand on rapporte sa posture à celle de son vis-à-vis. Ce dernier est d’aplomb sur ses antérieurs, il est parfaitement cadré entre la ligne de sol et le bord supérieur du bandeau rocheux. Cet équilibre est également sensible dans la lecture de ses deux encornures. Chez l’aurochs 1, les cornes ont des courbes quasi symétriques qui révèlent un port de tête peu dynamique, à l’image du corps de l’animal. De l’autre côté c’est à peu près l’inverse, la corne du premier plan connaît un déport important avec une implantation basilaire décalée vers le haut, presque sommitale sur le crâne. Si l'on s'en tient au même rapport, l’aurochs 2 montre un autre décalage : le sabot de la patte arrière gauche ne s’aligne pas horizontalement avec le droit, il est comme rabattu vers l’intérieur du mur. Le détail pourrait passer pour insignifiant si le seul arrière-train comparable dans la salle, celui de l’aurochs 4, ne présentait deux sabots alignés sur la même référence horizontale (voir illustration 7, page 51). L’artiste, quand il l’a voulu, a fait figurer ses animaux d’aplomb sur leurs membres. On peut en conclure que le membre en question procède d’une animation particulière qui ne va pas dans le sens d’une recherche d’équilibre de 77

l’arrière-train, si effectivement, comme nous le pensons, il tend à se dérober ou à chasser vers l’intérieur du mur. Cette lecture concorde avec un autre mouvement de l’animal. Diamétralement à l’opposé, il relève la patte avant droite. Dans ce cas précis, on peut difficilement refuser d’admettre une animation coordonnée de deux membres. Cette dynamique devient intelligible si tout le corps du boviné est entraîné à pivoter sur lui-même sous l’effet d’une force qui s’exerce sur son membre arrière gauche. La poussée est dissymétrique, elle tend ainsi à provoquer la rotation du géant. La force en question ne peut provenir que de la vache rouge sous- jacente qui lui est superposée. Elle mesure plus de 2 mètres de long et adopte une posture qui va dans le sens proposé. La vache est en effet visiblement dans l’effort, les postérieurs sont semi-fléchis, la cambrure du dos au niveau des reins est fortement marquée. Tout le poids du corps est porté vers l’avant, ce que l’artiste a traduit par une dilatation du profil à cette hauteur. Son encornure soigneusement dessinée enfourche la patte du boviné à hauteur du jarret. Naturellement, la tête est portée basse, elle concentre toute la force que la vache exerce sur le taureau. Dans cette configuration, l’abbé Breuil voyait l’animal s’effondrer. Les antérieurs ne sont qu’esquissés, ils semblent inopérants dans la manœuvre, sans appui sur le sol imaginaire qui à cet endroit connaît une forte dépression. Un lieu propice, en somme, pour traduire du flottement à hauteur de l’arrière-train du grand taureau. L’action de la vache qui intervient dans la ronde des taureaux est en quelque sorte régulatrice. Elle provoque certes une déstabilisation, mais c’est un basculement indispensable au bon déroulement du défilé des grands animaux sur la paroi. C’est peut-être d’ailleurs à son corps défendant que l’aurochs 2 se prête à la manœuvre, car d’après ce que l’on suppose, elle le conduit vers l’anéantissement. Dans la pirouette qu’il amorce et qui est susceptible de le faire sortir d’une trajectoire qui se veut probablement immuable, il dispose de deux repères visuels. Au départ, il peut s’aligner du regard sur celui de son congénère avec lequel il entretient sur ce plan un lien direct (voir illustration 17). La robe rouge brun du cheval vaporeux qui flotte entre les deux encornures s’interrompt opportunément à un niveau qui permet l’échange visuel. Ensuite, au cours de sa rotation dans l’espace graphique, il peut se fier à la silhouette de ce même équidé qui le surplombe, il remplit l’espace vide et vient précisément insérer le bout du nez entre ses deux cornes. On sait le cheval vaporeux dans l’alignement de la tête de l’aurochs 1. Ses cornes sont dédoublées d’un tracé rouge. Nous expliciterons la présence de ces segments graphiques dans la section réservée aux chevaux. Le cycle de fonctionnement des taureaux, tel qu’il a été présenté plus haut, va de la naissance à la dissipation ou à la disparition des corps. Il 78

évoque l’idée de début et de fin d’un cycle biologique avec deux stades intermédiaires : force de l’âge et vieillesse. Dans ce schéma, l’aurochs 2 incarne la force de l’âge qui au paléolithique n’avait pas la durée de celle que nous lui connaissons aujourd’hui. Le 1 quant à lui symbolise la vieillesse. En ces temps reculés, elle survenait aussi plus tôt. S’il est acquis que les deux animaux présentent de sensibles différences physiques, les préhistoriens qui ont décrit et commenté les figures ne se sont jamais prononcés à notre connaissance sur l’éventualité qu’une classe d’âge puisse expliquer ces différences. Il est vrai qu’elle ne saute pas aux yeux. En première analyse, il est seulement possible de soutenir que l’aurochs de droite dont le profil est complet adopte une posture plus dynamique, une allure plus souple que celle de son vis-à-vis qui en comparaison est figé sur ses appuis. Son cadrage maximum sur la paroi est de nature à renforcer cette impression d’un sujet qui ne dispose d’aucune possibilité de débattement dans l’espace graphique. L’aurochs 1 est aussi plus massif. Ce caractère se mesure à l’épaisseur du cou qui contribue à renvoyer vers le spectateur une image empâtée de la bête. Dans son essai sur la grotte, Thérèse Guiot-Houdart livre un commentaire qui va sensiblement dans le même sens : « De ces deux bovinés que tout donc oppose, il est difficile de dire lequel s’impose à l’autre, car chacun possède ce que l’autre n’a pas. L’un est lourd et paraît lent, ancré dans le sol, l’autre est léger, vigoureux, jeune peut-être ; l’un est complet, l’autre sans limites ; l’un se définit par son sexe, l’autre non ». L’auteure écrit encore à propos de l’aurochs 1 « Être immense qui se dissout dans la roche, ce qui lui fait d’ailleurs perdre une partie de sa force » Lascaux et les mythes. Dans ce livre paru en 2004, Thérèse Guiot-Houdart argumente dans le cadre de l’hypothèse d’un mythe de la fécondité.

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Illustration 18 : Dessin. Vue à l’aplomb de l’aurochs 1. On note son allure statique et son incomplétude. Il est cadré au maximum entre le sol et le bord supérieur du bandeau rocheux que ne rejoint pas sa ligne de dos.

L’ancrage au sol répertorié ne tient pas de la seule interprétation, il découle d’une lecture fine de la figure. Il est particulièrement détectable sur la patte gauche, enfoncée jusqu’au genou, que le peintre a précisément fait figurer sur le dessin par un renflement de son tracé suivi d’un amincissement. Ce segment amorce le canon du membre, immédiatement au-dessus de la ligne fictive du sol. La longueur des deux membres pose d’ailleurs question, ils sont anormalement courts relativement à ceux des autres taureaux. Le doute n’est pas permis, les gros plans photographiques de Norbert Aujoulat en apportent la confirmation. Cette donnée qu’on ne peut négliger conduit à en déduire que tout l’avant-train de la bête est empêtré ou enlisé dans le sol, ce qui va dans le sens d’un sujet réduit à l’immobilité. L’inscription d’un animal empêché de bouger sur son support permet cette fois d’envisager dans ce contexte interprétatif, un rapport étroit avec un âge avancé. C’est un lien qui vient naturellement à l’esprit pour la raison que la mobilité, même circonscrite à des territoires ordinairement parcourus par les tribus, était la condition sine qua non qui qualifiait le mode de vie paléolithique et, plus encore, le statut de prédateur. Sans la possibilité de se déplacer, l’activité de chasse était réduite à néant. Ces situations se sont immanquablement produites pour les chasseurs de rennes, qui devaient 80

redouter de voir arriver le jour du renoncement, synonyme peut-être d’abandon et de solitude. Il n’est donc pas impossible que l’aune de la vieillesse ait figuré en bonne place à l’extrémité de la frise des grands taureaux, comme une inscription en filigrane d’une étape significative de la fin de vie du chasseur. Le propos de Thérèse Guiot-Houdart, à l’évocation de la dissolution dans la roche de l’aurochs 1 dont une grande partie du corps n’a pas été dessinée, n’est pas moins intéressant. Nous ne reviendrons pas sur le manque de place pour l’expliquer, car à l’évidence, comme on l’a déjà dit, les proportions données à son profil au départ ne permettaient pas son achèvement. Pour sa part, Norbert Aujoulat pense que c’est la présence très dense des chevaux sur ses arrières qui n’a pas permis au peintre de le terminer. Il a en effet établi par l’étude de la superposition des tracés que les chevaux avaient été réalisés en premier. Si l’on se reporte justement à l’étude technique des lignes animales qu’il a, à notre sens, remarquablement analysées, il faut constater que le dessin de la ligne de dos, à l’endroit où il s’arrête, ne rejoint pas la limite supérieure du bandeau rocheux (voir illustration 18). Tout semble se passer comme si le peintre avait sciemment montré son intention de ne pas faire figurer la croupe. Thérèse Guiot-Houdart l’a très bien compris. Elle a exploité cette particularité en suggérant que « l’animal devenait insensiblement pierre et se dissolvait finalement dans la paroi qui s’enfonce à cet endroit sous un ressaut en surplomb » Lascaux et les mythes. On remarque que l’éventuel discours graphique qui mêlerait l’organique (la forme animale) au minéral est d’une certaine manière en adéquation avec l’immobilité susceptible de qualifier la figure. Ce n’est pas tant sur ce rapprochement qu’il convient d’insister, mais davantage sur l’autre exemple que l’on connaît d’un tracé interrompu à peu près aussi brutalement. Il s'agit de la ligne de dos de l’aurochs 3 qui s’achève sur deux ponctuations noires. On l’a interprété, suivant en cela l’analyse de Norbert Aujoulat, comme la préparation à la continuité du tracé jusqu’au poitrail de l’aurochs 4. C’est l’indice que le peintre a voulu montrer qu’il comptait finir ses lignes et achever l’arrière-train. Il est impensable d’imaginer qu’à cet endroit, sur une échelle aussi réduite, il a été brusquement surpris par le manque de place. On n’observe rien de tel sur l’extrémité distale de la ligne de dos de l’aurochs 1. Ce qui signifie dans son cas, et pour rester cohérent que c’est bien délibérément que l’officiant a mis fin prématurément au dessin, juste avant d’atteindre le bord du rocher. À aucun moment il n’a voulu suggérer la continuité du boviné dans le vide, ce qui revient à dire que c’est au premier degré qu’il faut interpréter l’amputation de sa partie arrière. En définitive, la thèse de Thérèse GuiotHoudart, quand elle perçoit le corps de l’animal se dissoudre dans la pierre pourrait bien se révéler judicieux. 81

Dans la perspective d’une décomposition totale de l’aurochs 1, la même section graphique contenait au paléolithique une autre représentation sensiblement située à hauteur de sa croupe. Une grande tête peinte, précédemment évoquée, se trouvait à cet endroit avant qu’un important décrochement rocheux qui a laissé une large empreinte sur le mur ne la précipite sur le sol de la caverne. Fernand Windels, premier photographe de Lascaux, en avait heureusement tiré un cliché en 1940 ce qui a permis une reconstitution de la peinture à son emplacement d’origine. Depuis cette époque, le dessin a beaucoup souffert si bien qu’il est aujourd’hui devenu illisible. Son identification à une espèce demeure néanmoins difficile. On y a vu tantôt une tête d’aurochs sans cornes, tantôt une tête de cheval. Norbert Aujoulat en a livré une analyse détaillée : « Reconnue comme boviné par Henri Breuil, Annette Laming-Emperaire et André Glory, son identification fut contestée récemment en suggérant comme thème celui du cheval : « il y manque l’encornure et l’arcade sourcilière, contrairement aux autres représentations de taureaux de la salle ; en outre, la ligne décrivant les contours de la mandibule rappellerait celle d’un équidé… En revanche, plus nombreuses sont les observations qui rapprocheraient ces contours de ceux des bovinés » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Le préhistorien argumente encore en se référant au dimensionnement de la tête trois fois plus longue que celles des chevaux de la grotte, à la présence d’un semis de ponctuations que l’on ne retrouve que chez les aurochs, à un mufle quadrangulaire marqué d’un tracé perpendiculaire au chanfrein… Pour le chercheur, l’absence de cornes n’est pas déterminante. Brigitte et Gilles Delluc se montrent moins formels bien qu’ils semblent incliner en faveur du cheval : « On peut tout aussi bien discuter d’une tête d’aurochs transformée en cheval ou plutôt une grande tête de cheval, traitée de la même manière que celles des grands taureaux voisins » Dictionnaire de Lascaux. Il est vrai, comme le montre l’illustration 19, qu’un tracé pouvant s’apparenter à celui d’une ganache rend toute lecture ambiguë. Il se referme curieusement au sommet du crâne. Norbert Aujoulat pensait à un repentir. Les deux argumentations ont leurs points forts et l'on ne peut exclure qu’elles contiennent chacune une part de vérité. D’autres œuvres dans la grotte sont composées de segments anatomiques appartenant à des espèces différentes. Il y a la Licorne située à proximité immédiate, l’homme-oiseau du Puits, le profil d’une vache qui se confond avec celui d’un cheval dans l’abside. Ce qui nous incline à penser que l’espèce figurée sur l’écaille est principalement relative au boviné tient évidemment au contexte interprétatif considéré. Toujours dans la perspective de la dislocation progressive des taureaux sur la paroi gauche, la tête peinte sur l’écaille pourrait alors figurer 82

le stade ultime de leur dégénérescence : corps réduit à la tête, perte de l’encornure.

Illustration 19 : Dessin. Remise en place de l’écaille (ligne de pointillé sur la figure) décrochée de la paroi. La silhouette de la Licorne se profile à gauche.

Dans son examen de la paroi, Norbert Aujoulat livre encore une information de nature à nous conforter dans l’idée de destruction : « Notons qu’une partie des vestiges du segment supérieur a été peinte sur la roche, preuve qu’avant l’intervention des hommes préhistoriques, une première phase de desquamation avait eu lieu » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. En d’autres termes, le support où s’inscrivait la grande tête à l’origine était fragile, l’officiant ne pouvait l’ignorer. Il n’est pas impossible alors qu’il ait volontairement opéré à un endroit friable de la surface rocheuse pour souligner l’idée de destruction attachée à la lignée des aurochs. Une desquamation semblable située sur la tête de l’aurochs 1 a pu avoir la même signification, elle a été décorée de ponctuations figurant le pelage. On parvient à un certain degré de certitude sur l’utilisation de telles particularités par les peintres quand on observe que d’autres œuvres les intègrent. Nous aurons l’occasion de les aborder au cas par cas dans la suite du texte. Une manipulation graphique appropriée permet de mettre en évidence la dimension bovine de la grande tête. Il suffit de supprimer du dessin le tracé apparenté à la ganache d’un cheval. La figure obtenue agrémentée d’une 83

paire de cornes donne l’image d’une tête de taureau très acceptable (illustration 20).

Illustration 20 : Dessin d’après Norbert Aujoulat. Remontage d’une tête de Taureau (salle des Taureaux). À gauche, la grande tête telle qu’elle figurait à l’origine sur la paroi. À droite, le dessin obtenu en supprimant le tracé en forme de ganache. Le rajout d’une paire de cornes donne l’image d’une tête de taureau convenable.

La valeur de l’expérimentation est assurément relative, elle montre seulement que l’hypothèse d’une tête inspirée de celle d’un boviné est plausible. Il y a encore un détail que le préhistorien n’a peut-être pas jugé utile de mentionner dans son argumentation en faveur d’une tête de taureau, mais qui nous paraît néanmoins significative à cet égard. En effet, la représentation de l’organe de la vue, autant qu’on puisse en juger, est bien attestée chez les aurochs mâles, elle est moins fréquente chez les vaches. Pour ce qui concerne les chevaux, la présence de l’œil est exceptionnelle et ils sont beaucoup plus nombreux. On cherche vainement l’organe parmi les 17 spécimens de la Rotonde. La section consacrée aux taureaux de la grande salle qui défilent sur la paroi, avec pour point de départ l’espace qui s’ouvre devant l’aurochs 4 à chaque translation des animaux vers la paroi gauche, est à compléter par deux autres figurations : le protomé noir accolé à la croupe de l’aurochs 4 et l’esquisse d’un autre individu figuré dessous. Il est limité au dessin de la croupe et à l’encornure et étroitement lié à la vache rouge suivie de son veau. Ce qui porte à 7 l’effectif des bovinés mâles dans la composition. C’est aussi le décompte de Norbert Aujoulat. Pour le premier cité, sa situation marginale à l’extrémité droite de la frise et son orientation divergente du mouvement de ses congénères sont deux 84

indices qui selon nous montrent qu’il ne participe pas au cycle de fonctionnement en boucle de ses congénères. De plus, comme le supposent Brigitte et Gilles Delluc, son aspect évoque davantage une simple esquisse bien que ses tracés puissent avoir été pour partie érodés par une usure d’origine éolienne. Il y a de bonnes chances, puisqu’il est lié à la bête qui est à l’origine de la création des lignes corporelles des aurochs, qu’il ne représente qu’un prototype, c'est-à-dire un essai de création, sorte de préalable à la mise en place des grandes figures. C’est une nouvelle fois une allusion indirecte au vécu des peintres paléolithiques dont on peut légitimement penser qu’avant toute intervention dans le souterrain ils se sont préparés, peut-être à la lumière du jour, à l’élaboration de leurs tracés. Tous les peintres, quelle que soit l'école à laquelle ils appartiennent, connaissent cette phase préparatoire. Mais ici, c’est symboliquement qu’ils ont reproduit une esquisse d’aurochs pour signifier au spectateur le protocole suivi. C’était un préalable à la véritable mise en chantier de la composition. Cependant, le bien-fondé de la traduction se heurte toujours à la même difficulté récurrente : comprendre le dessein qui sous-tendait une telle inscription. Quel intérêt guidait le peintre paléolithique dans l’illustration de ses pratiques picturales ? Il est difficile de concevoir qu’il s’agissait pour lui d’une préoccupation fondamentale. À l’autre bout de la frise, un protomé de cheval isolé, également séparé du mouvement général des chevaux de la paroi gauche pourrait avoir eu la même signification. C’est la première figure que l’on rencontre en pénétrant dans la grotte. Elle inaugure la composition de ce côté. Le dernier taureau ne peut être traité individuellement, car trop étroitement associé à la vache rouge suitée à laquelle il est superposé. Il est exceptionnel dans le bestiaire de l’art paléolithique de voir figurer le jeune d’un animal. En effet, la vache est suivie de son veau. La lecture fait peu de doute pour les préhistoriens : « C’est une figure exceptionnelle pour deux raisons. Il forme un groupe avec sa mère, alors que les figures animales sont souvent isolées les unes par rapport aux autres. En second lieu, c’est le petit d’un animal, alors que les animaux figurés sont habituellement des adultes » Dictionnaire de Lascaux. L’illustration 21 montre la disposition du veau suivant sa mère qui se glisse sous la ligne ventrale de l’aurochs 4.

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Illustration 21 : Dessin. Vache rouge suivie de son veau (salle des Taureaux). Sous l’aurochs 4, son encornure est mêlée à une autre plus puissante pouvant appartenir à un mâle dont le dessin de la croupe enveloppe la sienne. À gauche, au contact du veau se dessine le profil d’un ours noyé dans la ligne ventrale de l’aurochs 3.

Cette partie du panneau est aussi exceptionnelle, car elle montre la rare proximité pour ne pas dire le mélange des deux genres représentés à une échelle identique. Il n’y a pas d’autre exemple dans la caverne. La présence du veau trouverait alors dans ce cas précis une explication. Il serait le résultat de la fécondation de la femelle par le mâle. Les partisans d’un mythe de la fécondité pourraient voir dans cette éventualité la confirmation de leurs thèses sauf qu’on ne peut dire que cet épisode ait été vraiment mis en évidence sur le panneau. Si la vache mesure plus de 2,50m, elle n’en occupe pas moins la partie inférieure de la frise, dans une configuration qui ne la présente pas sous un jour si favorable. Comme le remarque à juste titre Norbert Aujoulat, les extrémités des pattes, de la queue, disparaissent sous la ligne de sol, elles ne sont pas représentées. Les jarrets sont fléchis comme chez sa congénère de la paroi gauche, mais ils ne traduisent pas le même effet de poussée vers l’avant. On ne retrouve pas la même cambrure du dos à hauteur des reins. Elle donne plus l’impression de supporter un poids, une charge qui la leste, au point de voir ses pattes s’enfoncer dans le sol. Nous savons l’aurochs 4 parfaitement calé à hauteur de ses postérieurs sur la banquette rocheuse plus sombre qui figure le sol. Devant, tout son corps s’élève au-dessus. Il n’est pas difficile d’imaginer que la vache rouge lui sert de socle pour ne pas dire de marchepied. La charge qu’elle supporte explique alors sa configuration sur le mur. Le statut des vaches dans un espace que l’on pense réservé aux mâles semble en fin de compte assez peu enviable, en particulier pour la vache suitée et par voie de conséquence, pour le partenaire qui l’accompagne. La présence de ce taureau, même réduit à une expression graphique des plus succincte, fait problème dans la salle où les mâles sont censés appartenir à la catégorie des dominants. Le spécimen en question est relégué au rang des 86

vaches ce qui ne cadre pas avec le statut qu’il devrait afficher. Sa collusion avec la femelle, qui est exceptionnelle, rappelons-le, pourrait bien en fournir la raison. Pour correctement appréhender ce qu’il faut bien qualifier de rapport hiérarchique entre les bovinés mâles et femelles dans la Rotonde, il est nécessaire d’étendre le champ de l’observation au premier compartiment du Diverticule axial où les vaches rouges sont indiscutablement dominantes, avec quatre représentations qui couvrent l’essentiel de l’espace graphique. Les taureaux en sont absents. L’unique spécimen mâle est un grand cerf noir situé précisément à l’entrée du couloir. Les chevaux présents à la fois dans la Rotonde et le Diverticule axial n’ont pas d’influence sur la répartition des deux genres suivant deux espaces distincts et juxtaposés en raison, selon nous, de la valeur sexuelle neutre qu’ils affichent. L’hypothèse d’une telle organisation spatiale qui consacre la dichotomie des genres au sein de la même espèce condamne évidemment toute mixité entre individus de sexe opposé et vraisemblablement la possibilité de reproduction biologique de l’espèce. C’est concordant avec ce que l’on observe dans la Rotonde où se déroule le scénario suivant : un taureau donne naissance à des formes animales qui pourraient facilement passer pour sa descendance, sans intervention d’une génitrice. Ce n’est évidemment pas le cas dans la nature. Il semble que l’on ait affaire à une forme de parthénogenèse chez un mâle ou plus exactement à une technique de fabrication qui ne produit que des mâles. Dans le cadre du récit mythique qui nous est proposé, on en vient à présumer la cause de la disgrâce qui frappe le taureau associé à la vache suitée : il s’agirait de la transgression d’un tabou. La violation de l’interdit n’a pu se produire qu’au franchissement du Diverticule axial dont le premier compartiment semble voué au genre femelle. Ce lieu proche était synonyme peut-être de tentation pour un jeune mâle occupant la place de l’aurochs 3 sur la paroi. La faute était grave, elle pouvait remettre en cause tout l’édifice construit dans la salle parce qu’elle provoquait la rupture de la chaîne que forment les grands animaux. Nous avons décrit l’aurochs 3 franchissant le couloir avec précaution en prenant ses marques pour surmonter l’obstacle. C’était peut-être sans compter qu’il pouvait présenter une difficulté plus sournoise. En d’autres termes, son prédécesseur sur la paroi a pu succomber à l’attraction de l’espace femelle. L’écart lui vaut probablement son châtiment dans la rotonde et sa relégation à un niveau inférieur. Le veau, quant à lui, va subir le pire des sorts. Il serre de près sa mère au point de se confondre avec elle. Ses deux oreilles rabattues vers l’arrière trahissent un sentiment de crainte. Il perçoit une menace à laquelle il ne peut opposer de résistance. Devant, sa mère est dans l’impossibilité physique d’intervenir. L’ours dissimulé derrière lui, museau au vent, incarnerait alors potentiellement le personnage du bourreau chargé 87

de l’exécution du châtiment, en substance, mettre fin à la vie d’une progéniture issue d’une union proscrite par la règle. S’il a existé des interdits de ce type au sein des tribus paléolithiques, ce qui n’est pas invraisemblable, il est clair que ces sociétés ne badinaient pas avec leur transgression. Quelques segments graphiques constitutifs de la tête de l’aurochs 3 contribuent à rendre flous certains de ses contours. Il est le dernier né de la série des taureaux et l’on pouvait s’attendre, en première instance, à des tracés plus nets à cet endroit. Il n’y a pas d’explication tangible à ces données graphiques. Brigitte et Gilles Delluc font état d’une tête dégradée sans autre précision, Norbert Aujoulat a été plus intéressé par l’examen d’autres caractéristiques anatomiques de l’animal. Des informations à notre disposition, le dessin ne figure pas sur un support friable comme on en trouve dans la salle. Dans ce secteur, la paroi n’a pas connu non plus d’érosion éolienne. Il reste la percolation des eaux de surface au travers du plafond, mais elle aurait entraîné un ruissellement le long de la paroi. Quant au décrochement d’une écaille, il aurait laissé une empreinte plus nette sur le mur. En plusieurs points, la figure recouvre un support à la texture différente, roche encaissante ou bien croûte de calcite blanche. Ces particularités n’expliquent pas davantage la faiblesse de certains tracés. Ce sont autant de raisons de penser que l’élaboration de la tête a été volontairement négligée à moins qu’une information complémentaire vienne expliquer, soit par érosion, soit par corrosion ou les deux à la fois, la dégradation du dessin (illustration 22).

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Illustration 22 : Photographie d’après Georges Bataille. Tête de l’aurochs 3. Son mufle est apparemment dégradé. Deux indices graphiques concourent toutefois à penser que certains tracés ont volontairement été négligés : 1° le dessin succinct de l’œil, 2° l’inachèvement de la corne en C plus courte dont le piton n’est pas raccordé, il flotte au-dessus, et ses contours sont diffus comparés à ceux de l’appendice gauche.

Deux indices graphiques vont dans le sens proposé. Le dessin de l’œil est réduit à sa plus simple expression. Ensuite, l’encornure présente une dissymétrie dans l’exécution. La corne en C, contrairement à celle de gauche, est restée inachevée. Ses contours sont diffus, ils ont été obtenus par soufflage de matière colorante. Elle est plus courte qu’à gauche pour la raison que son piton n’est pas raccordé. Il est situé immédiatement au-dessus et flotte indépendamment dans l’espace graphique. Son tracé a une forme triangulaire repérable sur la photographie. Le problème d’une dématérialisation volontairement partielle de certains segments de la tête ou de leur affaiblissement amène à considérer plus précisément les organes des sens concernés. Un mufle diffus peut montrer que le siège de l’odorat est perturbé, l’œil simplifié n’est pas la marque d’une bonne acuité visuelle : vue courte ou floue des images par exemple. Le flou de la corne droite, appendice qui dans la salle est synonyme de puissance mâle engage par ailleurs à la réflexion sur un défaut de virilité. La gracilité des encornures des vaches en rapport conforte ce point de vue. Ensemble, ces caractères conviendraient à l’idée qu’ils s’appliquent à un 89

sujet jeune dont les sens ne sont pas encore suffisamment affûtés. Le sens de l’ouïe n’a pas été oublié si l’on se reporte au dessin de l’oreille gauche que Norbert Aujoulat estime trop court : « Toutefois, une originalité apparaît, une forme oblongue soulignant la corne du premier plan, qui pourrait traduire les contours d’une oreille, celle de gauche. Elle est certes plus courte qu’il ne serait normal ; cependant, son implantation à la base de la corne respecte parfaitement l’anatomie bovine… » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Selon nous, c’est une oreille destinée à grandir pour atteindre la dimension de celle de droite, il en va de même pour la corne droite appelée à être consolidée à l’image de celle de gauche. C’est la raison pour laquelle son piton n’est pas encore raccordé et flotte au-dessus. Les interprétations sont convergentes, elles autorisent à penser que l’aurochs 3 est un animal en devenir. Son mufle, sa corne droite, son œil, son oreille gauche, son arrière-train inachevé sont, dans le temps, des segments anatomiques destinés à se développer ou à être complétés. Dans cette hypothèse, c’est bien l’immaturité de l’animal, à ce stade de sa conception, qui pourrait expliquer la transgression d’un interdit au passage du Diverticule axial. La classe d’âge à laquelle il appartient manque évidemment de discernement, elle est susceptible de tous les débordements, y compris dans le domaine de la sexualité dont il faut alors admettre la précocité. L’épisode est révélateur d’une initiation stricte des plus jeunes au respect de certaines obligations. Il sonne comme un avertissement et laisse planer la menace de la déchéance. À l’issue de la première partie de l’exposé consacrée aux bovinés de la Rotonde, et avant d’aborder celle spécifiquement réservée aux équidés, il nous paraît nécessaire de tenter de préciser le véritable statut de l’aurochs 4. Dans la version proposée, sa fonction est centrale. Il est donné à l’origine de la création des grands herbivores qui charpentent la composition et avec lesquels il ne se confond pas. Il jouit sur le mur d’une pérennité que les autres n’ont pas. C’est la condition du renouvellement du cycle des taureaux. Il existe ainsi une hiérarchie au sein de l’espèce qui vient s’ajouter à celle que l’on peut bien supposer entre espèces différentes. Son mode opératoire n’est pas moins extraordinaire, il utilise la technique du crachis de matière colorante par la bouche pour former ses tracés. Il est doué de la sorte, à l’instar du peintre, du pouvoir de la création des formes. S’il affiche les stigmates des effets nocifs du bioxyde de manganèse sur les organismes vivants, il n’en conserve pas moins sa superbe, il continue à se poser en majesté. Ce ne devait pas être le cas des peintres paléolithiques. Ces qualités le désignent comme un acteur hors du commun dans le bestiaire ce que confirme son dimensionnement sur la paroi. Elles suffiraient d’ores et déjà à l’élever au rang de divinité, ce que l’on peut naturellement hésiter à soutenir pour différentes raisons. 90

Dans la conclusion de son livre, Les religions de la préhistoire, André Leroi-Gourhan écrivait en 1964 : « Il y a plus de chances pour que les paléolithiques aient représenté des dieux que de la magie, encore qu’on ne puisse dire qu’ils ont représenté des dieux ». Il dira plus tard au cours d’entretiens avec Claude-Henri Rocquet : « Ce qui est certain dans la mesure où l’on peut être certain de quelque chose c’est que les animaux n’étaient pas du simple gibier » Les racines du monde. La réserve du préhistorien reste valable de nos jours, les recherches sur les significations n’ayant pas considérablement progressé depuis. Dans 400 siècles d’art pariétal dont la première édition est parue en 1952, Henri Breuil se montre en apparence moins réservé sur ce thème à propos d’une figuration de la grotte des Trois-Frères en Ariège. Il qualifie de dieu une figure composite, « le sorcier ». Elle mêle des segments humains et animaux et domine de plusieurs mètres, au fond de la grotte, des parois surchargées de gravures animales. Toutefois, il ne faut pas s’y tromper, l’abbé Breuil n’a jamais développé de théorie explicative mettant en jeu des dieux paléolithiques, il préférait adhérer à celle de la magie de la chasse. Son obédience ecclésiastique a vraisemblablement été déterminante sur ce plan. À l’heure actuelle, préhistoriens, archéologues, ethnologues, historiens des religions, choisissent de s’en tenir pour le paléolithique à la notion de croyances ayant un rapport avec la religion. L’art pariétal montre en effet une capacité d’abstraction qui dénote une prédisposition à la spiritualité. C’est le constat minimum qui peut être objectivement établi en l’état des connaissances actuelles. Mais c'est aussi une manière d'évacuer du champ explicatif le recours à une théorie religieuse. Au paléolithique le domaine des esprits, au néolithique celui des divinités, c'est-à-dire celui des religions structurées telles qu’on peut les concevoir aujourd’hui avec des lieux réservés aux cultes, une doctrine, un clergé… Les chercheurs sont certainement mieux fondés pour identifier une structure bâtie de la main de l’homme à un édifice religieux (lorsqu’elle présente certaines particularités), qu’une grotte à un sanctuaire. Leroi-Gourhan et à sa suite de nombreux préhistoriens n’ont pourtant pas hésité à utiliser le terme de grotte-sanctuaire. Ces considérations sont théoriques, nous sommes en réalité dans l’ignorance de la métaphysique des hommes du paléolithique supérieur. L’hypothèse que des religions constituées ont pu exister pendant la dernière glaciation ne peut être totalement écartée, si mince en soit l'éventualité. L’iconographie de Lascaux, qui n’est pas avare de détails, montre que l’aurochs 4 n’est pas le seul à être doté d’un souffle. Le segment graphique est déterminant dans la version proposée et il est essentiel de s’assurer de son degré de pertinence. Un grand cerf plafonnant à l’entrée du Diverticule axial semble bramer, il a le bout du nez enveloppé d’un nuage de pigment rouge. Un autre plus petit traverse le poitrail de l’aurochs 3, un tracé rouge sort de 91

sa bouche. La grande vache rouge qui traverse le plafond du premier compartiment du Diverticule axial présente un point rouge au même endroit. La Vache noire de la nef qui domine par sa taille et son positionnement sur la paroi souffle aussi du noir. En marge de ces exemples les plus nets, on peut citer un félin gravé dans la galerie terminale. Des traits gravés sortent de sa gueule, mais ils peuvent aussi bien passer pour les marques d’un feulement ou d’un rugissement. C’est le spécimen graphiquement le plus achevé des six représentants de l’espèce à cet endroit. Il faut signaler enfin le « Cerf aux treize flèches » haut situé sur la paroi à l’angle que forme l’abside avec la nef. Pour Denis Vialou : « La bouche exhale une langue stylisée avec deux courbes à extrémité bifide » Lascaux inconnu. L’animal est de très grande dimension, peut-être le plus grand de son espèce dans la caverne. Dans l’ouvrage qu’il consacre à Lascaux, Mario Ruspoli a un recensement sensiblement équivalent des animaux pourvus d’un souffle. La liste des animaux pouvant être concernés par cette particularité n’est donc pas si longue, et il est assez facile de leur trouver un dénominateur commun à une exception près ; il s’agit du petit cerf qui traverse le poitrail de l’aurochs 3. En effet ce sont tous de grands animaux haut placés sur les parois, ou bien comme le félin « rugissant », des sujets qui bénéficient de traitements graphiques parmi les plus soignés. Au passage, il est associé à la seule représentation d’un cheval vu de face, ce qui n’est pas banal. La discrimination par le souffle de ce petit groupe dans le bestiaire est, à notre sens, assez peu contestable : l’aurochs 4 est le plus grand et le plus haut situé dans la Rotonde, le Cerf noir, à l’entrée du Diverticule axial, est le plus haut placé et le plus grand de son espèce dans l’avant-grotte, la vache rouge accolée au plafond de ce même couloir ne peut être surpassée dans l’élévation, elle est aussi la plus grande de la composition dans le premier compartiment. Enfin, la Vache noire dans la nef domine par la taille et le positionnement tout le secteur décoré de la haute galerie. Le cheval est curieusement absent de cette suite. Ses deux seuls représentants parmi les plus grands occupant une position dominante sur les parois avec une grande tête de boviné se trouvent au plafond de l’abside. Ils sont dépourvus de souffle. L’espèce est certainement trop ordinaire ou courante dans la grotte pour appartenir à la catégorie en question. En outre, les équidés sont sexuellement indéterminés ce qui n’est peut-être pas indifférent. Les bisons et les bouquetins ne sont pas davantage concernés. Les premiers se situent aux marges des grands ensembles. Dans l’avantgrotte, l’espèce se réduit à un exemplaire. Les seconds ne sont présents qu’à deux reprises dans le même secteur, précisément au fond du deuxième compartiment du Diverticule axial. Or, nous pensons intuitivement qu’une bonne part de la trame du récit mythique se trouve contenue dans la Rotonde 92

et le Diverticule axial, ce qui cantonne bisons et bouquetins dans des rôles secondaires. Souffle, envergure, position dominante sur la paroi sont donc des données spécifiquement liées à quelques personnages. S’il s’agit d’acteurs de premier plan dans les compositions comme nous le présumons, ils n’ont pas le même rôle. Le souffle de l’aurochs 4 est destiné à la création de lignes corporelles, ce qui n’est visiblement pas le cas des sujets affectés de la même particularité. Le souffle, sorte de fil rouge, n’est que la marque d’une appartenance catégorielle qui s’étend à l’échelle de la caverne. L’aurochs 4 en est le chef de file. Il domine tout le bestiaire non seulement par sa taille, mais par son positionnement le plus élevé sur les murs. Une partie de son corps est même plafonnant dans la grande salle. Compte tenu des dénivelés que l’on observe dans les différents secteurs du souterrain, c’est une donnée objective. Aucun animal ne le surpasse sur ce plan, il règne véritablement sans partage, culmine au plus haut, il n’y a rien au-dessus de lui. Une configuration similaire peut être observée au seuil du deuxième compartiment du Diverticule axial. Une grande tête d’aurochs schématique, qui présente un air de famille certain avec les représentants mâles de la Rotonde, se trouve isolée en haut de la paroi droite. Derrière elle, le plafond est resté vide de décoration alors que sa surface s’y prêtait. La notation n’est pas indifférente quand on sait que la grotte a été utilisée dans toutes les parties qui étaient propices à l’ornementation. On est conforté dans l’idée que la hauteur des animaux sur la paroi est significative d’une domination, qui connaît certes des déclinaisons suivant les espèces et même les genres, mais ne souffre guère d’ambiguïté. L’emplacement de l’aurochs 4 au point culminant des parois se prêtant à la décoration dans le souterrain invite à une autre réflexion. S’il ne s’agit pas d’un hasard, ce choix oblige à reconnaître que les peintres de Lascaux ont eu à l’origine une vision d’ensemble qui impliquait, avant toute intervention picturale, une reconnaissance préalable et approfondie de la morphologie des lieux. Si l’animal, dans les proportions qu’il affiche, était destiné à culminer dans la caverne, il n’y avait pas de meilleur emplacement. Enfin, l’idée que l’aurochs 4 incarne une divinité créatrice écarte provisoirement la difficulté de compréhension qui, à plusieurs reprises, a parasité l’interprétation. L’animal ne reflète pas un comportement humain comme nous avons pu être tentés de le croire, il ne parle pas des hommes, il est tel que le peintre l’a représenté, c'est-à-dire un sujet hors norme capable, par le dessin, de donner naissance à des formes. Il représente alors un modèle que l’artiste paléolithique s’efforçait d’imiter au travers de la répétition des mêmes gestes. Ce que l’homme fait dans la grotte a été antérieurement fait par un autre à l’origine, et ce personnage, c’est le taureau. Il devient à présent possible d’expliquer la mise en évidence par le 93

peintre de Lascaux de la technique picturale appliquée, et des inconvénients associés à l’utilisation du noir de manganèse. Il ne faisait que suivre un protocole qu’il n’avait pas lui-même élaboré, mais que ses croyances lui intimaient de mettre en œuvre. Il reproduisait rituellement ce que le dieu taureau avait fait avant lui à l’origine. Suivant ce principe, la mise à profit dans les grottes ornées paléolithiques de formes naturelles évocatrices de segments d’animaux (croupe, contour dorsal…) trouve une explication : les artistes ne faisaient que réactualiser des images préexistantes dans la pierre, témoins de créations aux origines. En dehors des grandes compositions, fixées une fois pour toutes sur les surfaces rocheuses, l’Abside, couverte de centaines de tracés qui ont usé le rocher jusqu’au dernier cm2, pourrait avoir été ce lieu où symboliquement, à intervalles réguliers, les hommes venaient graver et peindre pour se replonger au temps de la création. Nous verrons ultérieurement que cette traduction présente de singulières analogies avec certaines des thèses de l’historien des religions Mircéa Eliade. S’il arrive que l’on puisse deviner au travers du déchiffrement des œuvres quelque comportement humain, quelque référence à une organisation sociale, un rapport à quelque réalité encore, c’est toujours indirectement. Il faut certainement se convaincre d’un mode de pensée différent du nôtre pour concevoir que ces impressions en filigrane ne concernaient que des animaux. Ces derniers incarnaient des modèles primordiaux dont les humains ne faisaient pas partie. Nous conviendrons dans la suite du texte, afin d’éviter d’avoir à rappeler le statut particulier de l’aurochs 4, de lui attribuer le nom de Grand Aurochs. b. La Licorne - Les chevaux Il a été déjà brièvement question des équidés avec le cheval vaporeux qui flotte entre les encornures des aurochs 1 et 2 sur la paroi gauche, où ils sont majoritairement concentrés. Nous les avons précédemment répartis en deux branches : deux grands chevaux à la robe rouge et à l’encolure noire occupent le rang supérieur. Pour rappel, le plus grand, superposé au flanc de l’aurochs 1, mesure 2,40 m, il occupe la zone médiane du plan rocheux. L’autre est le cheval vaporeux plus haut situé. Les deux spécimens flottent sans appui visible dans l’espace graphique. L’autre branche, qui est cette fois réglée sur la ligne de sol imaginaire, s’étire dessous sur près de 9 mètres. Six chevaux noirs de dimensions plus modestes la composent. Leur animation a été particulièrement soignée, et il n’est pas exagéré de parler d’un groupement en cavalcade qui débute à l’endroit où vient s’inscrire le personnage à la physionomie la plus fantastique du souterrain. La Licorne est la plus grande figure que le visiteur rencontre en pénétrant dans la cavité, il ne peut éviter de la croiser. C’est 94

précisément devant cette créature que s’achève le carrousel des grands taureaux dans l’hémicycle.

Illustration 23 : Dessin. La Licorne et les 6 chevaux noirs (Salle des Taureaux). La Licorne à gauche semble inaugurer la cavalcade des six chevaux noirs dont le déplacement suit la ligne de sol imaginaire.

Les six chevaux noirs disposés au long de la ligne de sol imaginaire sont orientés dans la même direction. Ils regardent vers le fond de la salle, comme les deux plus grands situés au-dessus. Il est difficile de ne pas leur prêter une organisation interne qui irait du cheval qui se tient devant la Licorne à celui qui se trouve figuré à la pointe la plus avancée du groupement, c'est-à-dire le cheval vaporeux, en tenant compte évidemment de la séparation en deux branches du mouvement général. Il y a celle qui suit la ligne de sol (les chevaux noirs), et l’autre qui tend à l’élévation (les deux chevaux bicolores). Prise isolément, l’énigmatique Licorne a résisté à toutes les tentatives de déchiffrement. Il n’est pas utile pour notre propos de rapporter les différentes versions qui s’y attachent. L’illustration 24 montre la difficulté de percer à jour sa filiation, elle explique les échafaudages théoriques les plus étonnants qui ont pu être conçus à son endroit. Si l’on peut être certain d’une chose, c’est que la créature ne peut s’identifier à aucune espèce animale connue.

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Illustration 24 : Cliché de Norbert Aujoulat. La Licorne.

Il est non moins certain qu’elle ne doit pas être considérée isolément, et qu’elle doit s’intégrer au contexte graphique de la paroi. Brigitte et Gilles Delluc en donnent la description suivante dans leur dictionnaire : « Après une petite tête de cheval tournée vers l’entrée, cet animal (2,60m) étrange semble ouvrir le défilé de la Salle des Taureaux. Il est dessiné d’un trait noir épais et comme soufflé… Sur sa robe se lisent 6 ocelles ovalaires, dont deux fragmentaires et deux traits noirs. On peut y lire un animal imaginaire ou composite : corps ventru de rhinocéros, garrot d’ours, de renne ou de félin, tête rectangulaire et ocelles de félin, queue courte de cervidé, pattes en pilon ». Les deux chercheurs proposent en outre que ses deux « cornes » soient les tracés de la queue de l’aurochs 1. Entre autres commentaires sur l’ambiguïté de la créature, Norbert Aujoulat rapporte de son côté : « Comme en prélude à l’iconographie aussi bien de la Salle des Taureaux que de l’ensemble de la grotte, la Licorne semble pousser tous les acteurs de la paroi gauche vers le fond de la galerie ». Il se montre plus précis en légende du cliché qu’il publie de la Licorne : « Animal énigmatique, la Licorne semble pousser les chevaux des deux frises, l’une achromatique, soulignant le panneau, la seconde composée de figures polychromes » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Les préhistoriens spécialistes de la caverne se rejoignent apparemment sur le fait que la Licorne est à l’inauguration de la frise sur la paroi gauche. Nous partageons le même avis, tout en considérant que par ses dimensions et son entourage immédiat, elle est plus proche des chevaux que des aurochs ou des cerfs qui peuplent l’hémicycle. 96

C’est une première orientation qui suggère que la créature pourrait avoir un rapport avec l’espèce équine. Dans ce registre, Thérèse Guiot-Houdart trouve que ses jambes ressemblent à celles d’un cheval, elle fait également allusion à une dépouille blanche qui dissimulerait un autre corps. Il faut dire que la Licorne est environnée par les chevaux. Elle est surchargée par deux esquisses rouges, et son poitrail vient ostensiblement au contact de la croupe du coursier qui la précède. Devant elle se trouve l’empreinte d’écaille décrochée de la paroi. Sur l’enlèvement figure la grande tête de taureau dépourvue de cornes, mais qui pourrait aussi contenir du cheval. Comme il est impossible d’analyser de front la figure dans son entièreté, sous peine de dériver vers des considérations insuffisamment argumentées, il reste à s’en tenir aux données graphiques de son profil les moins sujettes à caution. En la matière, l’observateur constate que la ligne de ventre est indiscutablement distendue. Elle est pendante et non loin de traîner sur le sol ; « un ventre fortement dilaté » note encore Norbert Aujoulat. Cette particularité, relevée dans de nombreux commentaires, a d’ailleurs fait germer l’idée de chasseurs dissimulés sous une peau de bête pour leurrer le gibier. Sans aller aussi loin, on peut très bien envisager que la Licorne soit affublée d’une enveloppe inadaptée à sa corpulence, qui dissimulerait un autre corps comme a pu le suggérer Thérèse Guiot-Houdart. On observe que la silhouette est aussi dilatée dans le sens de la longueur. L’impression est renforcée par ses deux appendices frontaux qui allongent le profil. C’est donc l’ensemble des lignes corporelles qui pourrait être atteint du même syndrome. L’étirement en longueur vers l’avant provoque d’ailleurs la curieuse sensation d’une instabilité de ce côté dans la mesure où le segment anatomique qui correspond à la patte avant est rabattu vers l’arrière. Il ne repose pas sur la ligne de sol tandis que l’arrière-train y est solidement ancré. Dans cette posture, la créature en manque d’appui devant devrait logiquement s’effondrer. Elle est d’ailleurs légèrement inclinée de ce côté. Suivant cette lecture, puisque la Licorne tient debout, il faut bien envisager, comme le montre le cliché de Norbert Aujoulat, que la croupe du cheval noir qui se trouve devant elle l’empêche de tomber. Dans cette configuration, comme tout le poids de son corps est reporté vers l’avant, la créature fait inévitablement pression sur le cheval. Autrement dit, au résultat, elle le pousse devant elle. On retrouve là le contenu d’exégèses qui attribuent à la Licorne une fonction active dans la composition. Norbert Aujoulat a la même version. Elle pourrait même générer une impulsion première, puisqu’elle se situe à l’origine de la cavalcade des chevaux noirs. Georges Charrière a composé sur la Licorne en 1970 dans la revue de l’Histoire des religions : la mythique licorne de Lascaux, l’élément oméga de sa bande. Son analyse d’un sujet mal fagoté l’a amené à qualifier la Licorne de « traîne-savate » relégué à l’arrière-garde du groupement des 97

animaux, d’où le titre de son article. Le chercheur propose donc une version sensiblement à l’opposé de celle que l’on soutient. Mais pour ne pas être du même avis, nous rejoignons néanmoins Georges Charrière sur un autre volet de son exposé dans lequel il s’attache au découpage du profil du protomé de la Licorne.

Illustration 25 : Dessin. Protomé de la Licorne selon Georges Charrière. Protomé de la Licorne privé de ses appendices frontaux et doté d’oreilles de cheval.

Au vu du dessin, il estime que le profil obtenu se rapproche de celui d’un cheval. L’image dégage effectivement un air de famille, mais ce n’est pas tant ce résultat qui retient l’attention, mais davantage la méthode suivie pour y parvenir. Nous l’avons utilisé dans l’étude de la Scène du Puits, pour parvenir à faire émerger des images doubles à partir des données primaires de la composition. Appliquée à la Licorne, mais sur des segments anatomiques différents de ceux de Georges Charrière, elle va permettre de mesurer à quel point il est passé très près d’un résultat qui nous paraît plus probant que celui qu’il a obtenu. Avant toute manipulation sur le dessin, il est essentiel de toujours considérer que la Licorne est enveloppée d’une peau distendue, trop large pour elle. Henri Breuil remarquait que le cou et la tête étaient ridiculement petits relativement au corps. On est ainsi conduit à penser que ce corps flasque ne fait que traduire un excédent de peau. S’il est repérable sur le ventre pendant, il pourrait l’être également au long du poitrail, du cou, du menton, du crâne, aux contours plus épais et d’un noir plus profond que sur le reste des lignes de la silhouette. Sur les êtres vivants, ces segments anatomiques, dans une moindre mesure pour le crâne, ont une propension à devenir plus flasques avec l’âge, quand la peau devient pendante et molle. Si l'on applique un « lifting » aux points les plus sensibles du protomé, on obtient le dessin de l’illustration 26.

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Illustration 26 : Dessin. La Licorne dépouillée de l’épaisseur de ses tracés. La figure de droite résulte de la suppression de l’épais tracé du poitrail, du cou et du menton sur le profil de la Licorne à gauche.

À ce stade, l’identification de la figure obtenue à un animal connu reste délicate, mais se profile toujours un air de famille avec l’espèce équine. À partir de l’idée suivant laquelle la peau qui recouvre tout le protomé présente un excédent, alors l’encolure dispose de la faculté de s’étirer vers l’avant, ce que l’on observe assez bien sur son profil. On revient à la notation d’Henri Breuil qui considérait la tête trop petite par rapport au corps. Elle ne se trouve pas, d’un point de vue anatomique, dans la position qu’elle devrait normalement occuper sur un profil correctement proportionné. Par traitement de l’image, Norbert Aujoulat a pu isoler une tache rouge qui se trouve sur l’encolure de la Licorne. Le procédé lui a permis d’identifier la tête et l’encolure d’un cheval à cet endroit. C’est à cette hauteur que les lignes de contour de l’animal énigmatique s’épaississent. La tête de la Licorne épurée de ses tracés épais, reportée sur la tache rouge qui figurerait son positionnement préalablement à son étirement vers l’avant fait apparaître cette fois un profil de cheval très acceptable. Il est limité au poitrail, à l’encolure, à la ligne de dos et de la croupe. La silhouette emprunte aux lignes supérieures de la créature. La connexion graphique avec la bosse censée figurer un garrot ne pose pas de problème. L’esquisse rouge peinte sur son arrière-train présente la même incomplétude (illustration 27).

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Illustration 27 : Dessin. Montage graphique opéré sur la Licorne. Montage graphique de la tête épurée de la Licorne replacée à hauteur de la tache rouge et mise en connexion avec le garrot .On obtient une silhouette correctement proportionnée, apparentée à celle d’un cheval. Derrière l’esquisse d’un cheval rouge reprend sensiblement les mêmes segments anatomiques.

Cette image n’a jamais existé, est-il utile de le préciser. Elle est destinée seulement à montrer que certaines lignes sont inspirées de celles du cheval. L’artiste n’a fait que les étirer pour parvenir au dessin qui est proposé sur la paroi. Les membres, caractérisés par la massivité, ne sont pas concernés par le procédé comme pourrait l’indiquer la coloration noire qui leur est réservée. D’ailleurs, ce ne sont pas des parties anatomiques où le cuir se prête particulièrement au travail de l’étirement et de l’ajustement à un profil. Il n’est pas essentiel, non plus, que la robustesse de l’arrière-train soit à attribuer à une espèce connue, ours ou rhinocéros. En effet, si la Licorne impulse le mouvement des coursiers, il était nécessaire de la doter de puissants appuis à l’arrière, solidement ancrés au sol, car le membre avant paraît inopérant dans ce mouvement. On devine la poussée de la Licorne conséquente quand on observe l’importante saillie musculaire du membre postérieur droit à hauteur de la fesse. Cette fonction, assez vraisemblable au vu du dessin et à la posture bancale qu’on lui suppose, va dans le sens d’une poussée avant. Cependant, elle n’explique en rien la présence des deux esquisses rouges de chevaux à l’intérieur, sans parler, comme on l’a proposé, du travail d’étirement de 100

l’enveloppe corporelle. Il faut supposer la Licorne conçue encore à d’autres fins. Son empathie avec les chevaux dont elle épouse potentiellement les formes et sa localisation à l’amorce de leur mouvement sont deux indices qui laissent entendre que la créature pourrait, à l’instar du Grand Aurochs, être dotée du pouvoir de la création des formes. Elle est idéalement placée pour assumer cette fonction à l’autre extrémité de la frise. Derrière elle, un protomé de cheval, l’un des rares à être orienté vers la sortie, qui visiblement ne participe pas au mouvement général des coursiers vers le fond de la salle, attesterait, à son tour, d’un essai de création. La disposition est, en effet, sensiblement la même à l’autre bout de la frise, avec le protomé de boviné accolé à l’arrière-train du Grand Aurochs qui s’écarte de la ronde des grands animaux. Nous avons précédemment formulé ce rapprochement. La comparaison des deux statuts ne va pas plus loin, la Licorne n’a pas le souffle créateur du Grand Aurochs. La proposition permet cependant d’appréhender simultanément le point de départ des deux grands mouvements qui animent les animaux de premier plan dans la salle. Aux deux extrémités de la frise, on assiste à deux phénomènes qui paraissent pouvoir se répondre en se rencontrant au centre de la paroi gauche. L’invention des formes équines, leur formatage par la Licorne, est rendue possible parce qu’elle dispose de la matière première pour le faire. En effet, c’est devant elle que viennent s’échouer les dépouilles des taureaux parvenus à la fin de leur cycle de vie. C’est autrement supposer que la créature s’adonne au recyclage des peaux des bovinés pour les travailler, les transformer et ainsi parvenir à générer du cheval. C’est l’autre dimension animale qui figure sur l’écaille décrochée de la paroi, laquelle présente une grande tête d’aurochs quelque peu dénaturée. L’adjonction d’un tracé en forme de ganache est la marque du cheval, et il ne s’agit pas d’un repentir comme le pensait Norbert Aujoulat, mais d’une combinaison qui consacre la conjonction des deux espèces. On mesure très bien la différence avec le processus qui préside à la naissance des aurochs sur la paroi droite. Ici, il n’y a pas de création pure. La Licorne, véritable matrice des formes équines, réutilise l’existant. Elle dépend donc étroitement du rythme suivant lequel les taureaux viennent se disloquer régulièrement devant elle. Le chef d’orchestre de ce mécanisme reste bien entendu le Grand Aurochs qui œuvre, à l’autre bout de la salle, pour donner vie à sa grande lignée. Dans ce fonctionnement, la dynamique des chevaux qu’impulse la Licorne doit se baser sur la vitesse de défilement des taureaux. La cadence reste à déterminer, mais on peut l’imaginer calquée sur un rythme biologique. Par voie de conséquence et pour rester cohérent, la Licorne, à l’instar du Grand Aurochs, ne participe pas au défilé 101

des animaux, elle jouit de la même pérennité sur la paroi. Pour simplifier, nous dirons qu’elle n’a pas d’âge. La fonction génitrice de la Licorne, basée sur un principe différent de celui du Grand Aurochs, se présente sous deux aspects, car les chevaux se divisent en deux branches. Il y a la théorie des petits chevaux noirs au nombre de 6, et celle des deux grands chevaux polychromes qui occupent le registre supérieur du bandeau graphique. Relativement à ses dimensions, la Licorne est en mesure de générer directement ces derniers. Les deux esquisses rouges qui la surchargent suggèrent deux futures créations de même envergure et selon le même mode opératoire, c’est-à-dire le recyclage des cuirs de taureaux. La gestation des chevaux noirs pourrait en revanche suivre un autre protocole. Si l’on suit le décompte de Norbert Aujoulat, ils sont en réalité au nombre de 8. Brigitte et Gilles Delluc confirment sa lecture, en précisant que la frise des chevaux noirs est complétée par deux amorces de crinières. Le préhistorien écrit : « L’extrémité droite de la frise des chevaux noirs se termine avec deux esquisses. Le caractère résiduel de la figure de gauche avait conduit à en faire un masque, ou une tête de rapace nocturne. Une analyse par analogie graphique nous amena à y reconnaître les contours incomplets d’un cheval, limités au chanfrein, au toupet, à la crinière et à l’amorce de la ligne de dos… La seconde esquisse est limitée à trois éléments… » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Les motifs ovalaires présents sur la robe de la Licorne ont parfois été interprétés comme des ocelles de félin. Dans cette hypothèse, ils sont en réalité surdimensionnés relativement au corps. Brigitte et Gilles Delluc dénombrent : « 6 ocelles ovalaires, dont 2 fragmentaires, et deux traits noir » Dictionnaire de Lascaux. Il convient certainement de manier la concordance des chiffres avec prudence et ne pas leur accorder de valeur démonstrative, mais dans la perspective envisagée, c'est-à-dire la fonction génitrice de la Licorne, les motifs qui figurent sur sa robe pourraient aussi bien passer pour des œufs que pour des ocelles de félin. L’ensemble qu’ils forment matérialiserait une nouvelle portée, destinée à remplacer celle qui a donné naissance à la théorie des chevaux noirs présents sur la paroi, car le processus est dynamique comme chez les bovinés. Leur éclosion n’est pas concomitante, elle se déroule dans la succession suivante : les deux traits noirs sont les traces de deux coquilles d’œufs anciennement éclos, les deux autres motifs annelés fragmentaires figurent deux naissances plus récentes, les quatre autres sont encore pleins. Ils forment ensemble une couvée complète. Si les œufs éclosent par paires, se succèdent dans le temps et s’ils contiennent des embryons de chevaux, on doit retrouver une disposition équivalente sur la frise. Il y a, à l’extrémité de la cavalcade, deux esquisses partielles de 102

chevaux. Ceux-là semblent connaître le même sort que les aurochs, ils se dématérialisent. Il n’en subsiste que des fragments. En remontant sur la paroi, deux autres sujets sont intimement mêlés dans le poitrail de l’aurochs 1. Derrière, on observe un nouveau couplage. Deux coursiers sont figurés à l’aplomb du grand cheval qui occupe le flanc de l’aurochs 1. Enfin, deux autres précèdent la Licorne, ils se trouvent sous la grande tête d’aurochs décrochée du mur. Le fonctionnement par paire des chevaux noirs ne rompt pas la dynamique de la cavalcade qu’ils forment, tous jouent dans la continuité d’un mouvement qui ne doit pas s’interrompre, mais qui s’achève par la dislocation des corps. L’orientation droite des deux esquisses en bout de frise confirme leur mise hors circuit. Le phénomène est similaire chez les aurochs quand ils pivotent et adoptent une orientation gauche. Il faut donc voir les équidés progresser par deux, de la gauche vers la droite, avec des dimensions décroissantes. Ils sont issus de la même couvée de 8 œufs pour 8 chevaux noirs. L’explication des différences de couleur de robe et de dimension entre les sujets du registre inférieur et supérieur, par deux gestations qui émanent du même personnage, ouvre sur la question de la relation entre les deux lignées. Il y a d’abord une évidente distinction à opérer. Les deux grands chevaux ont manifestement la propension à l’élévation, tandis que leurs congénères sont attachés à la ligne de sol imaginaire. À leur naissance, les chevaux noirs sont expulsés deux par deux du corps de la Licorne, au fur et à mesure de leur disparition à l’extrémité de la file qu’ils forment. C’est l’effet de poussée horizontale produit par la créature sur le sujet qui la précède et qui ébranle toute la lignée. Maintenant, il reste à établir le procédé par lequel la Licorne propulse les plus grands dans l’espace graphique puisqu’ils sont enclins à la prise de hauteur. Il se trouve que la Licorne est dotée de deux appendices rectilignes qui semblent sortir de sa tête. Ils ont été parfois assimilés à des « cornes ». Ils renforcent son aspect fantastique. Ils sont pointés vers le haut en direction de la sortie du champ graphique. Dans le contexte interprétatif considéré, ils pourraient matérialiser une double poussée frontale destinée à propulser les grands chevaux dans les airs. Nous expliquerons plus loin la nécessité d’une double détente dans ce fonctionnement. La proposition éclaire à la fois l’étirement de la tête, et le fait que le membre avant soit décollé du sol. Elle est également compatible avec la poussée horizontale exercée sur les chevaux noirs. Autrement dit, la Licorne est le siège de deux impulsions coordonnées entre elles. Ses « cornes » sont deux lignes de force qui permettent de visualiser la trajectoire aérienne des grands chevaux, laquelle sort obligatoirement du champ graphique. En définitive, l’assimilation des deux tracés parallèles à des cornes ne serait pas exactement erronée quand 103

on observe que celles des grands aurochs permettent de situer le positionnement de leur tête dans l’espace graphique. Les antennes de la Licorne déterminent pareillement des coordonnées spatiales, la différence est qu’elles sont virtuelles. Nous avons sensiblement fait le tour de l’étrange représentation au travers d’explications qui paraîtront à coup sûr rocambolesques. C’est, la plupart du temps, le lot des récits mythiques, pétris de fantastique, imprégnés à haute dose de scénarios extraordinaires. Nous les justifions néanmoins parce qu’elles sont cohérentes entre elles. Les fonctions multiples de la Licorne seraient suffisantes pour expliquer son invraisemblable apparence, mais d’un autre côté, la dissimulation, terme fréquemment utilisé pour qualifier la sensation qu’elle dégage, pourrait aussi bien convenir. C’est le seul sujet de la Rotonde qui résiste à une identification. La créature ne livre pas son genre, et ce n’est pas parce que l’interprétation lui attribue la fonction de couveuse qu’elle est assimilable à une entité féminine. L’espace de l’hémicycle appartient aux mâles, au Grand Aurochs en particulier, et il n’était peut-être pas de bon aloi de faire figurer une femelle en position si stratégique à l’autre bout de la composition. Le traitement à la marge des vaches rouges est révélateur sur ce plan. Cet aspect a aussi pu concourir à brouiller l’image d’un personnage qui se révèle clé dans le dispositif. Les chevaux, émanations de la Licorne, sont d’ailleurs dépourvus de genre. En somme, la Licorne est encore appelée à faire couler beaucoup d’encre. Pour en revenir à la fresque, il reste à imaginer, après son lancement sous la double poussée frontale de la Licorne, la suite de la trajectoire du coursier au-dessus du mur. Elle adopte certainement la forme d’une courte parabole. Au bout de la descente, le sujet propulsé se découvre dans le cheval polychrome qui occupe le flanc de l’aurochs 1. Il apparaît toujours en suspension sur la paroi. C’est le représentant le plus grand et techniquement le plus soigné de l’espèce dans la Rotonde. Brigitte et Gilles Delluc décrivent ainsi sa posture : « Les membres courts sont projetés en avant et en arrière en un artificiel galop volant » Dictionnaire de Lascaux. L’appréciation concorde avec notre approche d’un sujet qui évolue dans la dimension aérienne. Avec ce cheval au « galop volant » on se trouve au point de convergence des deux lignées équines. En effet, dessous, deux chevaux noirs lui sont adjacents. Norbert Aujoulat livre une description intéressante du plus grand : « Le cinquième cheval est au centre de la frise, immédiatement au-dessous du grand cheval. Sa morphologie générale décrit une courbe en « S », étirée dans le sens de la longueur, caractère accentué par une forte ensellure du dos et un alignement de l’arrondi de la crinière avec le chanfrein. Cela traduit la volonté de donner un mouvement d’extension maximum aux antérieurs, le corps ne reposant que sur les membres postérieurs » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. C’est en 104

conformation avec les données du dessin de l’animal, mais l’auteur ne précise pas que sa tête se trouve au contact de la ligne ventrale de son congénère du dessus. Son descriptif reste catégoriel, les chevaux noirs sont analysés d’un côté, les deux grands chevaux polychromes de l’autre, comme s’ils n’entretenaient pas de relation intelligible. Dans son texte sur Lascaux, Mario Ruspoli avait le même point de vue en postulant justement que l’artiste avait fait l’effort d’éviter l’empiètement du grand cheval sur la cavalcade qui se déroule plus bas. L’hypothèse relative à l’envergure des animaux est certainement défendable, mais il faut alors se ranger à l’idée que le mouvement en extension du cheval noir n’a qu’une motivation figurative puisqu’il ne s’inscrit pas dans une interrelation. Il y a pourtant une autre possibilité qui tient compte de surcroît de la position relative des deux chevaux noirs : le premier, en appui sur ses postérieurs, se projette pour propulser son congénère dans les airs. Sa poussée quasi frontale s’exerce à l’avant de l’abdomen, avec une incidence ascendante. La dynamique convient très bien à expliquer la forte ensellure de l’animal qui met de l’énergie dans son mouvement. On comprend aussi le rabattement de ses deux fines oreilles sur l’avant. Le phénomène est dupliqué à l’arrière, avec le deuxième cheval noir, largement englué dans le sol qui présente une dépression à cet endroit. Son dessin est limité à la tête, à l’encolure et à l’amorce de la ligne de dos. Le haut de son front se trouve à quelques centimètres du postérieur arrière droit du grand cheval. La forme de ce segment anatomique est curieuse, le membre semble avoir été contraint comme s’il venait de subir un choc. On remarque en effet qu’il adopte une courbure anormale, à l’opposé de ce qu’elle devrait être. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le gauche, qui lui est anatomiquement conforme. Il est ainsi à présumer qu’un contact s’est produit entre le membre et la tête sous-jacente. Dans cette perspective, le grand cheval pourrait éprouver, à l’issue de son premier lancement dans les airs par la Licorne, une seconde poussée destinée à le renvoyer hors du champ graphique, comme dans un rebond. Il est possible de convenir qu’il s’élève, car le peintre a fait figurer exceptionnellement le dessous de son ventre. Il est représenté en grisé dans l’illustration 28. C’est bien parce que le duo des chevaux noirs exerce une double impulsion pour propulser le cheval polychrome vers le haut que, par déduction, il est permis de penser que la Licorne a eu recours au même mode opératoire. En définitive, c’est l’envergure du coursier qui explique la nécessité d’une double impulsion destinée à l’envoyer dans les airs. L’une est appliquée à l’avant, l’autre à l’arrière avec un léger décalage dans le temps. Le mode opératoire concorde avec le fonctionnement par paire des chevaux noirs, et avec le double tracé qui sort de la tête de la Licorne, s’il figure deux lignes de force. 105

Le corps de l’animal projeté est légèrement ascendant, c’est logique puisque l’impulsion abdominale est la dernière dans le temps à produire son effet. Son encolure épouse le garrot de l’aurochs 1, ligne qu’elle est en phase de dépasser. Un tracé rouge qui sort de sa tête indique sa nouvelle trajectoire. Mario Ruspoli pensait qu’il s’agissait peut-être d’un javelot qui s’enfonçait dans sa tête. On voit mal une nouvelle fois une arme fichée à cet endroit du corps si elle était destinée à le blesser.

Illustration 28 : Dessin. Dynamique des chevaux (paroi gauche de la Salle des Taureaux). Le fléchage sur le dessin indique la dynamique respective des animaux. Les deux chevaux noirs propulsent hors du champ graphique le cheval polychrome propulsé initialement par la Licorne. On distingue l’effet de l’impact de la tête du cheval de gauche sur sa jambe arrière gauche qui paraît vrillée. La projection l’envoie survoler l’encornure et le chanfrein de l’aurochs 1. Les deux sujets de droite restent dans l’élan qui a servi à propulser le cheval précédent, c'est-à-dire le cheval vaporeux qui n’est pas représenté sur le dessin.

Le peintre paléolithique a jugé bon de renseigner le spectateur sur la nouvelle trajectoire du cheval. Elle est indiquée par le surlignage rouge des lignes du garrot, des cornes et du chignon de l’aurochs 1 que le coursier s’apprête à franchir. À ce propos, Brigitte et Gilles Delluc pensent à une esquisse ou une reprise de tracé. Norbert Aujoulat ne se prononce pas, il note simplement : « Cet aurochs se différencie chromatiquement des autres par le surlignage en rouge du garrot, des deux cornes et du chignon, c’est-à-dire de 106

l’ensemble des traits localisés dans sa partie supérieure. Cet apport est postérieur au tracé noir » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. L’explication que l’on propose, pour être conjecturale, s’appuie cependant sur un indice graphique qui n’a pas manqué de retenir l’attention de Norbert Aujoulat. Il en fait état dans l’analyse descriptive du cheval polychrome : « Une autre particularité singularise cette œuvre. À l’arrière de chaque patte avant, deux ponctuations noires, oblongues, sont associées à deux séries de stries parallèles, l’une rouge, l’autre noire, tracée sur la gauche de chaque ponctuation » Lascaux, le geste l’espace et le temps. L’illustration 29 montre ces tracés en gros plan et leur mise en rapport avec le dessin de l’encornure de l’aurochs 3. Chez ce dernier, nous avons dit que le piton de la corne droite n’avait pas été raccordé, et qu’il flottait audessus. Il est frappant d’observer la quasi-identité de forme entre les deux ponctuations associées aux jambes avant du cheval polychrome, et ce que l’on a interprété comme une pointe de corne. La conséquence à en tirer est que le train avant du grand cheval survole, ou plus exactement va survoler, les deux pointes d’une encornure et probablement un chignon représenté par les deux séries de traits, l’une rouge et l’autre noire, qu’il n’est pas difficile de rapprocher de celui de l’aurochs 1. Ce dernier a précisément un chignon noir dédoublé de rouge. Ce qui revient à dire que dans son envolée, une grande partie du corps du coursier va se situer une seconde fois hors du champ graphique. Sur la même illustration, l’écartement des deux pointes de cornes de l’aurochs 1 a été artificiellement rapporté à hauteur des deux ponctuations en question. On observe que les deux écartements sont du même ordre. Il est à préciser que les éléments du montage proposé sont à la même échelle. La réitération de l’expérimentation avec les autres encornures de taureaux s’est avérée négative, leurs écartements aux pointes sont plus importants. Ainsi, il n’est pas impossible que le dessin des cornes de l’aurochs 1, qui s’éloigne quelque peu des conventions de la perspective établies à Lascaux, avec deux appendices sensiblement symétriques, ait été influencé par la préoccupation de faire coïncider les deux mesures dont il vient d’être question. Ce montage indique que le grand cheval polychrome a pu être réalisé avant l’aurochs 1. C’est conforme à la chronologie établie par Norbert Aujoulat dans son étude. Elle donne la première séquence de réalisation des peintures consacrée aux chevaux.

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Illustration 29 : Dessin. Cheval sautant au-dessus de deux pointes de corne (Salle des Taureaux). La forme et la dimension des deux ponctuations associées aux antérieurs du grand cheval polychrome est nettement apparentée à ce que l’on interprète comme le piton de la corne de l’aurochs 3 dessiné à droite. L’écartement des deux ponctuations est du même ordre que celui des deux pointes de cornes de l’aurochs 1 (montage à gauche). Les stries rouges et noires indiquent le survol d’un chignon.

Le balisage graphique de la trajectoire du grand cheval sur la paroi qui se poursuit dans le vide est donc précis. L’animal volant insinue sa patte avant droite entre les deux cornes de l’aurochs 1, pour venir prendre la place du cheval vaporeux qui flotte entre les deux grands taureaux. Le montage théorique de la figure 29 illustre le point de passage du cheval au-dessus du boviné, tel qu’il faut bien l’imaginer. Quant au cheval vaporeux qui doit céder son emplacement, il est déjà atteint, à l’instar de ses congénères du bas de la paroi, par le syndrome de la dissolution, la croupe et les jambes ayant disparu. Les deux grands chevaux ont des proportions comparables. Le montage du cheval vaporeux sur le profil du cheval au « galop volant » montre qu’ils sont parfaitement interchangeables. L’hypothèse d’une projection dans les airs du grand cheval polychrome par le truchement de deux poussées à l’avant et à l’arrière conduit à un autre 108

développement concernant sa retombée à l’issue de son lancement initial par la Licorne. Au point supposé du contact de la tête du cheval avec le postérieur arrière gauche qui se déforme sous l’impact, c'est-à-dire à hauteur du sabot, ce segment anatomique éprouve naturellement le même effet de percussion. Il est arrondi, comme le montre l’illustration 28, tandis que le droit est de forme ovale. La forme ronde atteste d’une déformation qui trahit un télescopage. À l’avant, la même différenciation se remarque sur les sabots. Le droit est ovale, le gauche est arrondi. L’illustration 30, extrait d’un cliché de Norbert Aujoulat, permet d’apprécier la distinction. On est apparemment confronté à une contradiction dans la mesure où ce qui vaut à l’arrière, c'est-à-dire la déformation du sabot sous l’effet d’un choc, ne convient pas devant. Il n’y a pas de tracé sous le sabot avant gauche qui peut suggérer un scénario similaire. Ce n’est pas la ligne de dos du cheval noir sous-jacent qui peut être mise en jeu. Au regard de sa localisation, elle aurait affecté l’extrémité des deux pattes, de plus l’animal n’appartient pas à la même paire. Il faut chercher l’explication ailleurs. Elle consiste à trouver la trace d’un choc que pourrait avoir subi la jambe avant gauche du cheval. Il se trouve qu’elle est justement inscrite, comme on peut le voir sur l’illustration 30, sur une empreinte d’écaille décrochée de la paroi tandis que celle de gauche l’est sur une surface couverte de calcite. Sachant que les peintres ont utilisé à plusieurs reprises ces accidents naturels du support rocheux dans l’iconographie, le scénario suivant semble le mieux à même de répondre au problème qui se pose. Dans la phase terminale de sa retombée sur le mur, avant sa réception par les deux chevaux noirs, le grand animal amortit à l’avant sa descente sur le mur par l’intermédiaire de son sabot gauche qui, frottant sur la surface rocheuse, provoque en bout de course le décrochement d’une écaille de la paroi. En d’autres termes, la trace de choc recherchée se trouve dans l’empreinte laissée par la chute d’un pan de paroi.

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Illustration 30 : Photographie. Choc d’un sabot de cheval sur la paroi (Salle des Taureaux). Extrait d’un cliché photographique de Norbert Aujoulat. Le sabot avant gauche du cheval polychrome est de forme arrondie, celui de droite est ovale. En recherchant la trace d’une déformation due à un choc, on s’aperçoit que celui-ci se trouve contenu dans le décrochement d’une écaille sur la paroi qui a laissé une empreinte sur laquelle est peinte la jambe avant gauche.

La subtilité du procédé est remarquable. On mesure ici l’à-propos de l’artiste dans le degré d’utilisation des accidents naturels de la paroi. Il est légitime de supposer qu’à l’origine, l’animal était doté de quatre sabots de forme ovale et que deux percussions ont entraîné la déformation de deux d’entre eux. Ce n’est peut-être pas par hasard si l’extrémité de l’une des deux antennes de la Licorne comporte une excroissance ovalaire : elle figure la trace de la poussée initiale qui s’est exercée sur le sabot arrière d’un grand cheval envoyé dans les airs. Sur cet excellent extrait de cliché photographique, un examen attentif montre encore que le traitement pictural des deux jambes n’est pas identique. Trop nettement détaché du profil, le membre est plus épais à gauche. Il montre une légère inflexion à hauteur du genou, ce qui va dans le sens 110

proposé d’un freinage brutal de l’animal de ce côté destiné à amortir sa descente. À droite, le membre est rectiligne. Mais la différence s’explique peut-être par la forme du relief. L’attention portée à ces détails se justifie non seulement parce qu’ils constituent des arguments de nature à conforter les propositions formulées, mais aussi parce qu’ils pourraient se retrouver dans la composition centrale de la Nef. Sur le panneau de la Vache noire, les préhistoriens ont observé que la vingtaine de chevaux qui composent le tableau présentent, suivant leur localisation, des différences sensibles dans la forme de leurs sabots. Ceux de droite ont des sabots ronds tandis qu’à gauche ils sont ovales. Si l’on s’en tient à l’exemple du grand cheval polychrome, dans la Nef, la différence de forme de ces segments anatomiques est quelque part significative d’une intention qui reste certainement à établir, mais qui ne tient pas du seul exercice de style. Si l’on veut se convaincre de la précision du lancer des grands chevaux par les coursiers noirs, il est à remarquer, ce qui à notre sens constitue l’extrême pointe du mouvement de l’ensemble des équidés de la paroi gauche, la délicate insertion de la tête du cheval vaporeux qui vient occuper l’espace disponible entre les cornes de l’aurochs 2. Son dessin est particulièrement détaillé avec la représentation des naseaux, du bout du nez, de la lèvre inférieure. Dans le processus que suivent les chevaux sous l’égide de la Licorne, elle-même soumise à la cadence de défilement des taureaux sur la paroi, il y a obligatoirement un décalage de temps entre le lâcher des chevaux noirs et la propulsion dans les airs des grands chevaux. Ces derniers doivent en effet accuser un temps de retard sur la sortie du duo voué à les réceptionner à hauteur du flanc de l’aurochs 1. L’explication tient à ce que les deux chevaux noirs qui précèdent la Licorne empruntent une voie terrestre en suivant la ligne de sol imaginaire. Leur temps de déplacement est plus lent que celui de la voie aérienne, même à la course. Les deux modes d’impulsion de la Licorne pour être coordonnés ne sont donc pas simultanés. La créature donne une première impulsion du poitrail qui ouvre la voie terrestre aux chevaux noirs. Dans la continuité, elle projette ensuite sa tête vers le haut pour ouvrir sur l’espace aérien. Sa double poussée frontale s’exerce cette fois simultanément sur le sabot arrière gauche d’un grand cheval, et sur son abdomen. C’est le modèle de propulsion qui est dupliqué un peu plus loin par le duo des chevaux noirs dans leur projection aérienne. L’absence d’oreilles chez la créature, si elle devait en être dotée, trouverait à son tour une explication. Elles sont aplaties sur le haut du crâne par l’effet de la pression qu’elle exerce de ce côté. Il est désormais possible de porter une appréciation générale sur le travail des équidés de la paroi gauche auquel est étroitement associée la Licorne. On 111

peut penser qu’il ne vise qu’à porter à la hauteur de la ronde des taureaux, à son point de basculement, un grand cheval en charge de conduire la manœuvre à sa fin. Mais on se tromperait assurément si l’on en restait à cette conclusion. D’un bout à l’autre de la salle, les deux mouvements sont parfaitement coordonnés, ils s’imbriquent cycliquement l’un dans l’autre. Sans les chevaux, le grand carrousel des bovinés ne peut pas fonctionner. Il suffit de s’apercevoir que l’émergence des équidés sur la paroi gauche, à hauteur de la Licorne, se produit à l’endroit de l’immobilisation des taureaux en fin de vie, au moment où ils sont appelés à disparaître. Les chevaux sont à la relance d’un processus autrement naturellement voué à l’arrêt. Dans leur fonction, les grands chevaux servent à guider les taureaux autant qu’ils les aspirent vers le lieu de leur anéantissement. C’est d’ailleurs à cette condition que la Licorne pourra formater de nouveaux grands chevaux en réutilisant les dépouilles échouées devant elle. Sous l’égide du Grand Aurochs et de la Licorne disposés chacun aux deux extrémités de la grande salle, la disparition des animaux est également essentielle au bon fonctionnement de leur défilé perpétuel. C’est la condition du renouvellement de la création. Dans le dispositif, l’étrange figure se révèle bien stratégique, mais elle reste sous contrôle, subordonnée au créateur, et c’est peut-être ce qui lui vaut, au fond, son accoutrement de sujet mal fagoté comme suggéré précédemment, ou de « traîne-savate » selon le vocable de Georges Charrière. À l’issue de l’interprétation des deux grands mouvements qui traversent la composition dans une chorégraphie précise, il reste à examiner le cas des cervidés qui paraissent s’inviter dans l’extraordinaire sarabande. Ce sont tous des mâles, et à ce titre leur présence n’est pas si surprenante au sein d’un espace voué à leur genre. c. Les Cerfs Ils appartiennent à la faune du temps de Lascaux. Dans la grotte, l’archéologie atteste de leur présence par de rares vestiges osseux. Comme l’aurochs, ils sont un bon indicateur de l’environnement de l’époque. L’animal prise les forêts, les clairières, il tolère l’enneigement. Il peut également vivre en milieu découvert, en plaine ou en montagne. Au chapitre des analyses polliniques de la grotte dans Lascaux Inconnu, Arlette Leroi-Gourhan fait état d’un couvert forestier important qui couvre localement 60% du territoire. Il est composé de noisetiers, de pins, de noyers. Dans le même ouvrage, l’étude de Jean Bouchud sur des restes fauniques retrouvés dans la grotte a permis d’établir que le biotope se répartissait entre la taïga, la steppe et la forêt. Les hivers étaient longs et modérés, les étés courts avec des moyennes en juillet oscillant entre +15° et 112

+22°C. Il écrit : « Au point de vue du paysage, on imagine le long de la Vézère une sorte de forêt-galerie favorable aux micromammifères, le renne hantait alors les plateaux calcaires balayés par le vent ». L’analyse botanique pratiquée sur les objets de bois par Arlette Leroi-Gourhan et ses collaborateurs fournit des indications convergentes : « La présence de peuplement dense de chênes et de conifères et l’existence dans les environs de pin maritime, de noisetiers et d’essences pouvant être rapportées au châtaignier et au prunier évoquent très clairement une faune tempérée et confirment ce qui a pu être reconnu sur la douceur du climat au moment de l’interstade de Lascaux, mise en évidence par la palynologie » Lascaux inconnu. De telles conditions environnementales sont favorables au maintien du cerf dans la vallée de la Vézère tout au long de l’année, mais sont incompatibles avec l’écologie du renne en été. L’herbivore évite généralement de dépasser l’isotherme +13°C. Jean Bouchud admet son retrait vers les pentes du Massif Central à cette période. La présence du renne, dont les débris osseux sont largement dominants dans la caverne, rappelle cependant à la réalité de la dernière glaciation. Au temps de Lascaux, en Europe atlantique, l’immense glacier continental recouvre toujours une bonne partie des iles britanniques. Le cerf élaphe d’Europe ou cerf rouge puisque c’est de lui qu’il s’agit dans le bestiaire est un ruminant herbivore. Il appartient à la famille des cervidés. Sa distribution géographique est limitée à l’hémisphère nord en zone tempérée et tempérée humide. Au sein de l’espèce, les genres sont différenciés : les mâles portent des bois tandis que les femelles en sont dépourvues. Elles sont aussi plus graciles. Un mâle adulte peut atteindre 250kg, mesurer 2,50m de long et la tête s’élever à 2m de haut. Sa taille est cependant variable, elle est fonction des ressources alimentaires, de la présence ou non de prédateurs, lesquels influent sur ses dépenses énergétiques. La teinte de sa robe est rousse ou fauve en été, elle vire au gris en hiver. Si le cerf est sédentaire, son espace d’évolution est large, il peut s’étendre sur plusieurs milliers d’hectares. La morphologie de l’animal, haut sur pattes, est adaptée à la course. Il ne s’y livre que lorsqu’il est poursuivi. Ordinairement, il marche au pas ou au petit trot. Contraint à la fuite, il est capable de dépasser la vitesse de 70km/h en effectuant des bonds de plus de 3 mètres de haut qui dépassent parfois les 10 mètres de long. Le cerf nage aussi, il n’hésite pas à traverser étangs et cours d’eau. Le grand mammifère est discret dans la nature, il possède un odorat et une ouïe fine. Il attire toutefois sur lui l’attention à la saison des amours. La période du rut a lieu au début de l’automne. Sous nos latitudes, elle peut se prolonger jusqu’en novembre. C’est le moment du brame où les mâles se 113

signalent par des cris rauques et retentissants, tant à destination des femelles que des concurrents éventuels. Les luttes entre mâles ne sont pas rares, elles sont destinées à asseoir le règne du plus fort sur la harde des femelles. Le cerf est en effet polygame, il a la capacité de couvrir plusieurs dizaines de biches au moment de leurs chaleurs. La naissance de l’unique faon se produit sept à huit mois plus tard. Les progénitures gémellaires sont rares. Le développement des bois est lié au cycle sexuel de l’espèce, ils poussent à un an. Cette première tête a l’aspect d’une simple perche sans ramification, appelée daguet. Chaque année, de février à avril, les bois tombent pour repousser rapidement. Dès la deuxième année, le jeune cerf présente une coiffe ramifiée. Il devient subadulte entre 4 et 7 ans, d’âge mûr à 8 ans et plus. Il est à son apogée autour de 10 ans. Son espérance de vie dans la nature ne dépasse guère 15 ans.

Illustration 31 : Ramure du cerf d’après S.H Reynolds, 1939.

L’âge du cerf ne se mesure pas au nombre de pointes ou d’andouillers, mais à la base des bois ou meule, plus épaisse chez les sujets âgés. Dans son comportement social, le cervidé est grégaire bien que s’observent des mâles solitaires. Mâles et femelles vivent séparément une grande partie de l’année, de décembre à août, mois qui précède une nouvelle période de fécondation. Ils se répartissent alors en deux clans : les femelles se regroupent en harde, les mâles font de même de leur côté. Il est plus rare de trouver des groupements mixtes. L’organisation est plus structurée chez les femelles. La harde est généralement conduite par une biche dominante, elle guide biches, bichettes et faons. À l’âge de deux ans, les jeunes cerfs se joignent à la harde mâle. En son sein, le dominant ne se distingue pas particulièrement dans la conduite du groupe, et si un danger se présente il peut même être le premier à détaler. Le regroupement va de trois à huit individus en forêt pour atteindre plusieurs dizaines en milieu ouvert. Les 114

sujets sont majoritairement jeunes à côté d’autres, âgés en moyenne de 5 à 8 ans. Leur formation se disloque à l’approche du rut. Seuls les mâles de plus de 7 ans sont en mesure de se constituer un harem, les autres en sont naturellement évincés. Les vestiges osseux retrouvés sur le sol d’occupation paléolithique de la caverne appartiennent majoritairement au renne. On ignore s’il s’agit de restes qui correspondent à des prises de rations alimentaires par les artistes ou bien si l’on a affaire à des dépôts votifs. Quoi qu’il en soit, à Lascaux, le gibier de prédilection des chasseurs paraît bien avoir été le renne. S’il ne figure pas dans la décoration, le cerf en revanche y occupe une bonne place alors qu’il n’est attesté que par de rares vestiges archéologiques. La distorsion flagrante a donné des arguments aux opposants à la théorie de la magie de la chasse. La thèse préconise en effet que l’animal représenté figure le gibier convoité par les chasseurs, ce qui n’est pas le cas à Lascaux. Il reste à s’en tenir au fait que les deux cervidés ont cohabité dans la vallée de la Vézère pendant l’interglaciaire, du moins à certaines périodes de l’année. Ils appartiennent à la même famille, mais présentent des différences sensibles. Aujourd’hui, le renne est cantonné aux régions arctiques et subarctiques de l’Europe, de l’Asie, de l’Amérique du Nord où il porte le nom de caribou. Son biotope va de la toundra à la taïga. Le poids d’un mâle adulte se situe autour de 15Okg pour 1,30 m au garrot. La femelle atteint 100kg. Tous deux portent des bois, ce qui constitue une exception chez les cervidés. Ils sont moins imposants et morphologiquement différents de ceux du cerf. Les perches sont courbées et dénuées de ramifications, les empaumures sont aplaties, deux andouillers prennent place au-dessus des yeux. La ramure tombe chaque année à la même époque. Les mâles sont polygames, ils se livrent comme les cerfs à des luttes en période de rut. Les affrontements visent à la domination du plus fort sur un harem de 12 à 15 femelles. Le renne est nageur, il est bon coursier, il se montre endurant dans cet exercice. À la différence du cerf, il est migrateur. Au cours de l’année, il se partage entre régions d’estives et d’hivernages pouvant être séparées de plusieurs milliers de kilomètres. Grégaires, il n’est pas rare que les rennes se rassemblent en d’immenses troupeaux. Le prestige attaché au cerf tient autant à ses performances physiques qu’à sa physionomie altière dans la nature. La silhouette plus trapue du renne ne provoque pas le même engouement. Ses pattes terminées par de larges sabots n’ont pas de finesse, mais elles lui servent de raquettes. Elles lui sont aussi utiles pour creuser la neige et trouver de la nourriture. Depuis la plus haute antiquité, une riche symbolique est liée à l’image du cerf. Dans de nombreuses croyances, il renvoie tour à tour l’image de la virilité, de la fécondité, de la renaissance, de la mort… 115

Le grand mammifère est présenté en termes particulièrement évocateurs dans L’Anthologie du cerf de Pierre Moinot qui affecte l’animal d’une multiplicité de symboles relatifs à la force vitale : « Et d’abord ses bois, cette ramure dont le nom, la forme et la couleur semblent sortir des arbres et que chaque année élague comme un bois sec, chaque année les refait pour donner la preuve visible que tout renaît, que tout reprend vie : par la chute et la repousse de ces os branchus qui croissent avec une rapidité végétale la nature affirme que sa force intense n’est qu’une perpétuelle résurrection, que tout doit mourir avec elle et que pourtant rien ne peut cesser… Son brame les met en scène d’une façon qui frappe l’imagination des hommes… ». Le texte, non dénué de poésie, synthétise la perception onirique que peut susciter l’observation de l’animal dans la nature. Son apparence, ses mœurs projettent sur lui un large spectre symbolique dont les différents aspects se retrouvent dans de nombreuses mythologies. La vision des paléolithiques a pu graviter autour de tels concepts. Les allégories de l’auteur quand elles évoquent la mort, la renaissance, la pérennité des cycles biologiques nous ramènent à la Salle de Taureaux et à son déchiffrement. Il n’est pas exagéré de dire que notre version puise à des sources comparables, ce qui au fond ne devrait pas étonner, ce sont des thèmes lourds de sens et à valeur universelle. L’image du cerf à Lascaux est une composante figurative susceptible de relever du même ordre. Il reste à cerner sa fonction dans la composition de la grande salle. Justement, au tableau des universaux, nous n’y avons pas encore réellement détecté le thème de la sexualité et surtout celui de la chasse qui, pour des populations vivant de la prédation des grands mammifères herbivores, devait tenir une grande place dans les préoccupations du quotidien, sinon dans les croyances et les mythes. Le rang occupé par le cerf dans le bestiaire apparaît variable. Numériquement, il n’est pas négligeable, il occupe même la deuxième place après les chevaux avec 90 individus, soit près de 15% du total des animaux représentés d’après l’inventaire de Norbert Aujoulat. Sa distribution topographique dans le sanctuaire est inégalement répartie : 6 spécimens se trouvent dans la Rotonde, un seul dans le Diverticule axial, 4 dans le passage, 3 dans le Diverticule des félins et 7O dans l’abside. Cette dernière concentration est remarquable, peut-être significative d’une « niche », mais qui n’est pas exclusive d’autres espèces puisque les cerfs y cohabitent avec des chevaux toujours majoritairement présents, des bovinés et des bouquetins. L’impact visuel de l’animal dans l’iconographie est également fluctuant d’un endroit à l’autre de la caverne. S’il est situé au point focal de la composition dans la Rotonde, ses dimensions modestes (0,70m) au regard de celles des taureaux et même des chevaux en font un intervenant plutôt discret. Il trône en 116

revanche au seuil du Diverticule axial dans une position élevée et avec une corpulence qui retrouve quelque consistance. La couleur noire de sa robe tranche sur le rouge de celles des vaches qui occupent les lieux. Le cerf est aussi spectaculaire dans la Nef. Cinq têtes sont disposées en file, sur près de 5m de paroi, face au panneau de la Vache noire. Chacune d’entre elles mesure près de 1m. Non loin, sur la paroi sud de l’abside, deux autres sujets devaient également être des représentants remarquables. Quelque peu situés à l’écart de l’effroyable réseau de tracés qui couvre les murs, ils étaient peints et gravés avec une envergure de plus de 2m chacun. Les teintes ont aujourd’hui disparu sous l’effet d’une érosion éolienne, il n’en reste que des traces. Au paléolithique, ils devaient être très repérables. Tous les autres cerfs de l’abside, noyés dans le même palimpseste, sont pour la plupart d’une lecture difficile. Ailleurs dans la caverne, leurs figurations ne sont que des évocations. Il est frappant de constater qu’au sein de l’espèce, la biche est peu fréquente. Elle est représentée à deux ou trois reprises, de surcroît très discrètement. Il faut en conclure que c’est bien le genre mâle qui est mis en valeur à Lascaux, et qu’à l’instar des aurochs de la Rotonde, il ignore le genre femelle. L’iconographie ne propose d’ailleurs aucune scène d’accouplement avérée entre les animaux. Avant d’aller plus loin dans l’interprétation, il paraît nécessaire de faire le point sur la détermination du sexe des animaux présents dans le bestiaire. Dans ce registre, Lascaux prête moins à confusion que dans de nombreux autres sanctuaires où il est souvent difficile d’identifier le sexe des principales espèces figurées. Nous pensons qu’il faut se montrer réservé sur l’attribution d’un genre en l’absence de la représentation des caractères sexuels primaires. On l’a vu pour les chevaux à Lascaux, même si Brigitte et Gilles Delluc sont d’avis que le Cheval jaune du plafond de l’abside et le Cheval aux harpons dans la même salle sont des étalons, car ils montreraient une verge. Ces deux exemples ne sont pas convaincants. Pour le lecteur qui souhaiterait se forger une opinion, les relevés des deux animaux par l’abbé Glory figurent aux pages 225 et 283 du livre Lascaux inconnu. Certains autres commentateurs ont pu supposer par ailleurs que les ventres gonflés des équidés les désignaient comme des juments gravides. Très nombreux dans la grotte, aucun d’entre eux n’exhibe en effet de membre viril, qu’ils soient au galop, cabrés ou retournés sur le dos. Il reste tout de même singulier, s’il s’agit effectivement de juments susceptibles de mettre bas, qu’elles ne soient jamais accompagnées de leur progéniture. Malgré une sexualité qui ne s’exprime pas franchement dans l’iconographie, la littérature spécialisée attribue parfois à certains spécimens des comportements liés à la reproduction. Il en est ainsi des Chevaux chinois se suivant du Diverticule axial, ils sont interprétés parfois en phase de préaccouplement, et d’un 117

cheval gravé sur le panneau de la Vache noire, vu comme se préparant à la saillie, alors que son sexe n’est pas figuré. L’absence d’organes génitaux chez le cheval ou le bouquetin dans la grotte ne peut provenir d’un souci de discrétion comme a pu le suggérer André Leroi-Gourhan, quand d’autres espèces en sont parfaitement dotées, comme les bisons par exemple. Sa partition entre principe mâle et femelle, dans laquelle le cheval est masculin et le boviné femelle, ne se vérifie pas à Lascaux. Si la majorité des préhistoriens considèrent aujourd’hui que les aurochs de la Rotonde sont des mâles, le consensus a mis du temps à s’établir. En 1984, dans L’art des cavernes, Atlas des grottes ornées paléolithiques françaises, André Leroi-Gourhan les présente sous un jour ambigu : « L’élément principal est constitué par cinq aurochs géants qui s’affrontent sur deux files (2+3), ceux de droite sont ostensiblement des taureaux, les deux de gauche ont les caractères primaires du sexe voilés par la superposition d’autres figures… Si cette distinction est possible pour les vaches du Diverticule axial à la tête fine et à l’encolure déliée, elle est beaucoup moins certaine pour les figures de la partie droite de la Rotonde, les deux de gauche sont très incomplètes ». Quelques lignes plus loin, André Leroi-Gourhan en vient à présumer du sexe femelle de deux grands aurochs sans autrement motiver son opinion. Évidemment par la suite, il se trouve dans l’impossibilité de donner un sexe aux bovinés rouges de la salle, ce qui ne l’empêche pas d’assimiler ceux du Diverticule axial à des vaches. En vérité, c’est la théorie qui le conduit à cette lecture, et non pas l’analyse objective des sujets. Dans la Rotonde, il a besoin de vaches associées à des chevaux qui deviennent mâles afin de constituer ce qu’il nommera la dyade fondamentale. S’il est exact que certains aurochs n’exhibent pas leurs organes génitaux, et qu’il convient de se montrer prudent sur leur rattachement au genre mâle, il est une donnée qui souffre peu de discussion. De l’avis général des spécialistes, les peintres paléolithiques ont figuré des aurochs femelles parfaitement repérables. Leurs silhouettes sont plus graciles, leurs cornes sont fines, et leurs dimensions sont généralement plus réduites que celles des mâles. En définitive, le genre des bovinés de Lascaux est parfaitement différencié comme l’est celui des cervidés et des caprinés. Ces derniers portent des cornes toujours très développées. Le calibre de ces appendices reste cependant un bon indicateur, il différencie nettement les mâles des femelles dans la nature. Cinq des six cerfs répertoriés dans la salle occupent le centre de la composition sur la paroi gauche. Ils sont tous orientés à gauche. Leur espace d’évolution est clairement délimité latéralement par les aurochs 1 et 2 et verticalement par le cheval vaporeux. Le sixième est isolé à droite, il est superposé au poitrail de l’aurochs 3. 118

La première constatation qui s’impose est celle de la disproportion flagrante de leur dimensionnement relativement à celui des autres animaux. On se heurte d’emblée à une évidente difficulté à les intégrer dans un ensemble graphique aux éléments bien plus grands en rapport. Ils semblent évoluer dans un « espace représentationnel propre » pour reprendre l’expression d’Alain Testart qui rejette, à quelques exceptions près, toute forme de narration dans l’art pariétal. Il faudrait selon nous se montrer peutêtre plus circonspect sur la question de l’existence d’une syntaxe iconographique en considérant qu’elle nous échappe plutôt que de facto présumer de son absence. Nos propositions ont montré que des liens entre les figures peuvent exister. Au demeurant, s’il est admis aujourd’hui, à la suite de Max Raphael et d’André Leroi-Gourhan que l’art des grottes ornées paléolithiques est organisé, qu’il ne résulte pas de l’accumulation aléatoire de figures au cours du temps, il y a alors quelque paradoxe à considérer que les éléments qui le composent doivent se juxtaposer en s’ignorant.

Illustration 32 : Dessin. Harde des cerfs de la paroi gauche. Leur espace d’évolution est limité latéralement par les aurochs 1 et 2. Audessus flotte le cheval vaporeux. Les hachures figurent les décrochements de la paroi. L’étage inférieur est occupé par un cerf jaune suivi d’un rouge, le second par le cerf rouge de tête. Deux autres sujets occupent le registre supérieur.

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Dans l’espace qui leur est dévolu, les cerfs sont étagés sur trois niveaux. Ils sont comme suspendus au-dessus du sol sur lequel reposent les aurochs. Celui du niveau inférieur, jaune et noir, est le plus détaillé du groupe. Un autre de couleur rouge est à sa suite, il est superposé aux antérieurs de l’aurochs 2. Au deuxième niveau, on trouve un cerf rouge dépourvu d’arrière-train. Il est en tête de la harde, et arbore une ramure exubérante. À l’étage supérieur, l’artiste a utilisé les accidents naturels de la paroi pour figurer deux autres sujets : l’un est rouge, ses bois sont suggérés par un négatif d’écaille, derrière lui une ramure noire simplifiée se rattache assez bien à un autre décrochement de paroi. La brèche rocheuse suscite le contour de son corps qui n’est pas dessiné. Norbert Aujoulat a une présentation différente de la distribution spatiale des animaux : « Une surface trapézoïdale, délimitée latéralement par les deux grands taureaux affrontés et verticalement par le cheval brun et la ligne de sol a permis la réalisation d’un groupe de cinq cervidés aux proportions sensiblement identiques, tous orientés vers l’entrée. Ils sont représentés sur trois plans, celui du cerf jaune, puis des cerfs rouges partiels, enfin celui des deux esquisses… Les deux sujets peints à chaque extrémité latérale sont statiques alors que les figures superposées placées au centre sont animées » Lascaux, le geste l’espace et le temps. Le commentaire suscite plusieurs observations. Le préhistorien introduit l’idée d’une disposition sur trois plans de la harde, ce qui revient à dire qu’il envisage une mise en perspective atmosphérique des sujets qui la composent. En d’autres termes, il perçoit les cerfs distribués dans la profondeur du champ graphique. Il se fonde sur l’altération progressive des images dans les étagements successifs. Il situe au premier plan la figure la plus détaillée, le cerf jaune et noir, et au dernier les animaux qui empruntent aux négatifs d’écailles. Dans cette analyse, la dégradation des images est due, d’après l’auteur, à l’éloignement des animaux dans la profondeur. Il serait possible de le suivre dans son rapport si la répartition des animaux suivant les trois registres qu’il propose correspondait à leur situation réelle sur la paroi. Il dissocie en effet arbitrairement du premier plan le cerf rouge qui suit le jaune parce qu’il est moins précisément dessiné, pour le rattacher au deuxième plan. Il est pourtant manifeste que les deux individus partagent le même niveau (voir illustration 33). Il est tout aussi évident que le cerf rouge de tête, situé au deuxième niveau, ne se trouve pas dans le même alignement que ces derniers, il occupe seul cet étage. Au passage, c’est ce que le peintre a pu vouloir signifier en superposant ses antérieurs à un tracé (la ligne de dos d’un cheval) qui fixe son positionnement dans l’espace graphique. Le décalage entre les deux niveaux n’est pas considérable, mais il est sensible. Ces données graphiques, 120

difficilement contestables, rendent caduque la proposition suivant laquelle le cerf jaune est plus précisément détaillé parce qu’il occupe le premier plan. Sur la même ligne que lui, son congénère rouge est plus succinctement représenté. Ce qui peut valoir ailleurs dans la caverne, par exemple dans le Diverticule axial où trois chevaux sont représentés superposés, avec un animal de premier plan détaillé et un sujet de fond plus petit et plus succinctement traité, n’est pas forcément applicable dans la Rotonde. D’ailleurs, les proportions sensiblement identiques des cerfs ne vont pas dans le sens de leur décalage dans la profondeur. Ceux du troisième plan devraient être plus petits. Norbert Aujoulat ne s’y trompe pas quand en dernière analyse il écrit : « Autrement dit, nous sommes en présence d’une mise en perspective d’un groupe de cinq cerfs, par réduction des détails anatomiques, ce qui s’assimile à une perspective à la fois atmosphérique et par étagement » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Le préhistorien réalise ici le tour de force qui consiste à associer deux dimensions, profondeur et étagement sans réduction des sujets de fond. Dans le cas présent, c’est évidemment incompatible. Une nouvelle fois, ce qui est pertinent dans le Diverticule axial ne l’est pas obligatoirement dans la Rotonde. Enfin, une observation fine permet d’établir que l’un des sabots du cerf rouge du registre supérieur recouvre, à peu près certainement, l’une des deux empaumures du cerf noir et jaune. Il y a là une impossibilité si effectivement le premier se trouve dans la profondeur. Mais peut-on pour autant soutenir que l’espace qui forme une trouée dans la ronde des aurochs soit totalement dépourvu de profondeur ? C’est en contradiction avec la proposition que l’on a formulée sur le retournement de l’aurochs 2 qui doit pivoter sur lui-même vers l’intérieur du mur pour venir prendre la place du 1. Il a besoin d’une profondeur à cet endroit pour réaliser la manœuvre. Il faut ainsi admettre qu’elle existe, mais qu’elle reste limitée à la corporéité de l’animal. Par voie de conséquence, l’espace réservé aux cerfs ne contient pas de plan éloigné, pas suffisamment en tout cas pour voir la taille des animaux du troisième étage diminuer ce qui, cette fois, irait dans le sens de Norbert Aujoulat. La harde évolue donc dans une dimension confinée, sur un plan proche de celui des aurochs qui se font face. La ramure du cerf de tête, dont la partie supérieure recouvre le mufle de l’aurochs 1, accrédite cette thèse, ou alors il faut considérer que les deux animaux n’entretiennent aucun rapport, et qu’ils ont été dessinés indépendamment l’un de l’autre. Mais il en va de même à l’arrière, où un segment de perche noire vient au contact du mufle de l’aurochs 2. Considérées ensemble, ces données graphiques ne peuvent relever du hasard. En somme, l’étagement des cerfs dans l’espace qui leur est consacré doit être perçu dans la seule dimension de la hauteur, et il faut chercher une autre explication que celle de la réduction des détails pour justifier l’exploitation 121

des négatifs d’écailles sur les profils du niveau supérieur. Il découle de cette approche que les cervidés font preuve d’une certaine propension au vol ce qui n’est pas injustifié puisque dans leur étagement, aucun d’entre eux n’est en contact avec le sol. En se reportant à la notice du cerf, ce caractère n’est pas non plus totalement usurpé. Sa capacité à effectuer des bonds prodigieux dans la nature n’est peut-être pas étrangère à cette transposition sur la paroi. Le confinement des cerfs se verrait conforté par un détail justement observé par le préhistorien. Leurs animations respectives présentent effectivement des différences qui n’échappent pas à un œil averti. Aux deux extrémités de la harde, les cerfs sont immobiles, tandis qu’au centre, ils sont à la course. Au demeurant, ces derniers se distinguent par le dessin particulièrement soigné des membres, ce qui leur confère certainement une meilleure aptitude au déplacement. Si l’on s’en tient, comme c’est généralement le cas, à considérer la harde isolément, on ne trouve aucune explication à ces comportements différenciés. En revanche, le groupe des cerfs replacé dans un contexte graphique plus large permet de comprendre sa dynamique interne. Ils vont tous dans le même sens, et deux d’entre eux sont manifestement à la course : leurs antérieurs sont projetés vers l’avant et leurs encolures sont élancées. On sait par l’éthologie qu’ils n’adoptent le galop que lorsqu’ils sont poursuivis. C’est une première indication qui laisse à penser que la harde fait l’objet d’une traque. Dans cette hypothèse, si les uns sont à la course c’est qu’ils ont du champ libre devant eux et c’est bien ce que l’on observe sur la paroi. Il n’en va pas de même en tête et à l’arrière. Pour l’expliquer, il reste à faire intervenir les deux taureaux qui les encadrent. En tête se dresse la silhouette de l’aurochs 1, il fait barrage de son corps. En queue, c’est l’antérieur droit de l’aurochs 2 qui fait obstacle à l’avancée du cerf rouge, il paraît même empêtré sous son poitrail. Son animation est différente de celle de ses congénères qui montrent tous, y compris le cerf de tête, un allongement du cou vers l’avant ce qui révèle un élancement commun dans cette direction. Sa tête seulement esquissée est relevée, son encolure est nettement redressée, il semble même amorcer un mouvement de recul. La flexion de ses antérieurs à hauteur des genoux et à l’arrière, aux jarrets, ne l’inscrit pas dans la dynamique du groupe. Si l’animal ne peut s’élancer, c’est qu’il est retenu par la patte de l’aurochs 2. Son recul relatif n’est dû qu’au tirage vers l’arrière du taureau, lui-même soumis à la poussée dissymétrique sur son jarret arrière gauche de la vache rouge qui tend à le faire pivoter sur lui-même.

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Illustration 33 : Dessin. Gros plan sur les deux cerfs du niveau inférieur. Ils sont alignés sur une même horizontale imaginaire au premier niveau. Le cerf jaune est à la course, encolure et antérieurs tendus vers l’avant. Derrière, le cerf rouge relève l’encolure, ses pattes avant fléchissent aux genoux et aux jarrets. Il subit l’effet d’une force qui tend à le tirer vers l’arrière. La patte avant droite du taureau qui le surplombe explique sa configuration, si effectivement, elle fait obstacle à son passage et l’empêche de s’élancer à la suite de son congénère.

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Illustration 34 : Dessin. Cerf rouge en tête de la harde. Il est à l’arrêt comme l’observe Norbert Aujoulat. Devant lui se dresse l’aurochs 1 dont la proximité est attestée par la superposition partielle de ses bois avec le mufle du boviné. C’est l’absence de champ libre qui provoque l’arrêt de sa course. Son arrière-train n’est pas dessiné. Il est difficile de déterminer s’il regarde devant lui, sur le côté ou bien derrière lui.

S’il n’y a pas d’ambiguïté dans la lecture d’un cerf à l’arrêt en tête de la harde, l’artiste l’a vraisemblablement introduite dans le positionnement de sa tête. On ne parvient pas à vraiment distinguer si l’animal regarde devant lui, oriente la tête vers l’observateur ou même s’il la retourne carrément vers l’arrière, peut-être en direction du cerf jaune situé plus bas. L’indétermination vient de la position de l’oreille diamétralement opposée à un bout de nez trop finement dessiné, qui peut alors aussi bien passer pour une deuxième oreille. Deux taches plus sombres pourraient figurer deux yeux, elles se trouvent à la base des deux organes de l’ouïe. Cependant, l’examen 124

des meilleurs clichés photographiques ne permet pas de trancher en faveur de cette lecture. La ramure composée de deux perches dissymétriques ne renseigne pas davantage, encore que plusieurs andouillers pointent vers l’intérieur, entre les deux bois, comme dans une vue de face. L’hypothèse d’interactions entre bovinés et cervidés, pourtant représentés à des échelles différentes, permet d’envisager le scénario suivant. L’aurochs 2 qui défile sur le mur rabat la troupe des cerfs vers son congénère qui, devant, fait obstacle à leur fuite. Le confinement de la harde est complet, les animaux n’ont apparemment pas d’échappatoire, même par la voie des airs, puisqu’au-dessus le cheval vaporeux scelle l’espace supérieur. On sait de plus que l’aurochs 2 qui avance sur la paroi opère un pivotement vers l’intérieur du mur pour venir prendre la place du 1. Dans son mouvement, il enveloppe le troupeau de ce côté. Le 1, plus âgé dans notre déchiffrement, reste sur sa position. Il se pose simplement en opposition à la fuite des animaux. Nous n’avons pas trouvé dans l’iconographie de la grotte d’autre allusion à une action de chasse. Elle s’apparente à une manœuvre de rabattage, technique vraisemblablement pratiquée par les chasseurs de rennes au paléolithique supérieur. Mais dans la Rotonde, ce sont les cerfs qui figurent le gibier convoité . Les cervidés, qui forment la troisième composante de la grande frise au point de son articulation centrale, subissent ainsi la formidable pression exercée par les taureaux géants qui les encadrent. Ces derniers sont des chasseurs de sexe mâle comme on pouvait s’en douter. L’allégorie cynégétique qui met en scène des cerfs plutôt que des rennes ressort d’une explication simple. Nonobstant l’image plus prestigieuse des premiers, il n’est pas impossible que cette substitution ait un rapport avec la distinction des genres, plus délicate à établir chez le renne. En bref, il était nécessaire que les cervidés de Lascaux affichent clairement leur appartenance sexuelle dans le récit mythique. Nous verrons plus loin pourquoi. Un signe rouge est peint en évidence au long du chanfrein de l’aurochs 1. Il est composé de plusieurs tracés, points et bâtonnets. Sa partie supérieure se situe à hauteur de l’œil du boviné. La relation spatiale est étroite, elle oriente vers une possible correspondance du signe avec l'organe de la vue. À cet endroit, deux ponctuations sont séparées par un tiret. Le lien, s’il existe, suggère la représentation de deux yeux séparés par une courte ligne de chanfrein. Ils symboliseraient des segments corporels vus de face. À l’autre extrémité du signe, les mêmes tracés sont reproduits. S’il s’agit de la traduction analytique d’un face à face, il s’applique très probablement à celui des deux aurochs, l’horizontalité en moins. Entre les deux sont disposés trois bâtonnets. Ils pourraient très bien figurer dans ce cas les trois étagements des cerfs qui s’interposent entre eux. 125

Illustration 35 : Dessin. Signe rouge au long du chanfrein de l’aurochs 1. Tiret et double ponctuation à hauteur de l’œil indiquent une possible relation avec l’organe de la vue. Une forme oblongue nettement discernable sur le contour du chanfrein pourrait figurer le deuxième œil de la bête. Le tiret et la double ponctuation rouge figurent analytiquement une vue de face avec deux yeux séparés par un segment de chanfrein. Les trois tirets rouges concrétisent les trois étagements des cerfs intercalés dans le face à face des deux taureaux. Plus bas, le double tiret noir matérialise le décollement du signe qui tend vers l’horizontale.

Dans cette hypothèse, il est clair pour nous que le signe n’a pu adopter une conformation horizontale parce que l’étagement des trois tirets devait rester sensible dans le sens de la hauteur, comme devait l’être la prise en tenaille latérale des cerfs par les bovinés. L’artiste a trouvé une solution médiane en décollant le signe rouge de la ligne de chanfrein pour montrer qu’il tend aussi vers l’horizontale. Un double tiret noir matérialise cet écartement. L’illustration 35 dévoile encore un détail qui n’a jamais vraiment attiré l’attention des commentateurs. Noyée dans le tracé frontal, à hauteur de 126

l’œil, se trouve une forme oblongue qui se détache nettement du contour noir. Elle s’intercale entre l’organe de la vue et la partie supérieure du signe que l’on a assimilé à deux yeux séparés par un court chanfrein. La forme en question pourrait figurer le deuxième œil du taureau rabattu sur le front. Elle est en effet identique au tracé de l’œil quelque peu éteint de l’aurochs 3 (voir illustration 22). En ce point précis du dessin, l’artiste a semble-t-il concentré trois segments anatomiques que l’on retrouve, d’après notre explication, dans l’un des éléments constitutifs du signe rouge, à savoir deux yeux et un tracé frontal. Il serait peut-être exagéré d’affirmer que l’artiste a voulu, à travers ce montage, rendre plus explicite l’une des composantes du signe rouge. En revanche, la juxtaposition étroite de ces tracés n’est pas contestable. En résumé, le signe rouge traduit synthétiquement la situation des différents acteurs de la section graphique, les bovinés et cervidés et leurs interactions respectives : le face à face des aurochs et l’étagement des cerfs dans l’espace intermédiaire. Il indique en particulier que ces animaux se situent dans le même plan. Il en va ainsi du rangement des cerfs sur trois niveaux entre les deux bovinés qui se regardent. Le signe doit peut-être sa couleur rouge au positionnement du cheval vaporeux qui s’intercale à l’issue de sa descente entre les deux paires de cornes. Son positionnement permet à l’aurochs 2, préalablement à son basculement vers la gauche, de s’aligner sur son congénère qui constitue une référence spatiale fixe puisque ce dernier est immobile. Dans cette version, il est remarquable de constater toute l’attention qu’a portée le peintre paléolithique à la disposition des acteurs à cet endroit de la décoration. C’est le point focal de la grande frise. La concentration de cinq cerfs au centre de la paroi gauche appelle à une autre remarque. L’importance de la harde correspond à ce que l’on peut encore observer de nos jours dans la nature, lorsque les mâles se regroupent de décembre à la fin de l’été. Les estimations vont de 3 à 8 sujets en milieu forestier alors qu’en milieu découvert les rassemblements sont plus importants. On sait par ailleurs, d’après les analyses polliniques de la grotte, que localement, le couvert forestier était important au moment de l’optimum climatique de l’interstade, autour de 60% d’après Arlette Leroi-Gourhan et Michel Girard. Ces données scientifiques sont compatibles avec certaines concentrations de cervidés dans l’iconographie. On retrouve en effet trois autres regroupements homogènes de cinq sujets en différents points du souterrain : il y en a deux dans l’abside, un dans la nef. Au sein de chacun d’entre eux, tous les animaux sont orientés dans la même direction.

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Illustration 36 : Dessin d’après André Glory. Figures du haut, deux des cinq grands cerfs de l’abside (paroi nord). Ils sont connus sous l’appellation de Cerf fend la bise et de Cerf major. Figures du bas, frise de cerfs de l’abside (paroi sud). Leur dimension respective ne dépasse pas 4Ocm alors que l’envergure du Cerf major avoisine les deux mètres.

Il est ainsi permis de supposer que les cerfs de Lascaux évoluaient, au moins pour un certain nombre d’entre eux, en milieu forestier. Au sein de la harde représentée dans la grande salle, le cerf jaune et noir (illustration 33) est le sujet le plus remarquable. Au centre, il se distingue non seulement par sa couleur, par le fini de ses contours, mais aussi par le parfait équilibre de son galop volant. Le dessin des pattes est particulièrement détaillé avec la figuration des sabots et des ergots. Il contraste avec celui des deux cerfs rouges latéraux dont les membres sont filiformes. Le sujet exhibe par ailleurs des segments anatomiques plus réalistes, ils se retrouvent également dans son trophée. L’une de ses perches compte un étagement de ramifications, certes anormalement dédoublées, mais conformes à la morphologie d’un bois de cerf, l’empaumure est même présente. Sa ramure exagérément développée le donne pour un sujet adulte 128

en âge de former un harem. Enfin, l'œil occupe une cupule de la paroi. Il y a de bonnes chances pour que le cerf jaune et noir soit le mâle dominant du groupement tant il se distingue des autres. Il n’en demeure pas moins la difficulté à évaluer la part de réalisme que comportent ces dessins : les bois sont souvent hypertrophiés, voire franchement imaginaires. Leurs formes semblent tenir davantage du végétal que de l’excroissance osseuse constitutive des bois d’un animal ordinaire. Celui de droite, retenu par la patte de l’aurochs, n’a pas de perche dessinée. Sa coiffe, d’après le comptage de Norbert Aujoulat, se compose d’une quarantaine de tirets (illustration 33). Elle s’apparente plus à un feuillage ou encore à une structure végétale bourgeonnante qui promet autant de pousses à venir, qu’à une véritable ramure. Le rapport au végétal est encore plus sensible sur le profil du cerf de tête. Il arbore des perches dissymétriques (illustration 34), noueuses, aux ramifications sclérosées qui les font ressembler à des branches de bois mort dépourvues de feuillage. Norbert Aujoulat en donne la description suivante : « On ne compte pas moins de 22 pointes sur cette ramure. Le diamètre important des perches pourrait indiquer qu’il s’agit d’un très vieux cerf » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. On ne peut rien affirmer, mais il est tentant de songer qu’au sein de la harde, se glisse une allégorie relative aux différents stades de la vie du cerf mâle. Elle se déclinerait de la manière suivante : à droite, le cerf à la ramure bourgeonnante est le plus jeune de la troupe, devant lui, le cerf jaune et noir, le dominant, est à l’apogée de sa vie ; un peu plus haut, en tête, le cerf rouge en est au stade de la vieillesse, il s’immobilise et amorce sa décomposition, son arrière-train est déjà absent. Il faut noter que les aurochs de la Rotonde éprouvent le même syndrome, ils évoluent comme les cerfs, de la droite vers la gauche, de la naissance à l’extinction. Il y a donc coïncidence dans le fait que le cerf le plus âgé se retrouve face à un aurochs atteint par l’usure du temps. Ce qu’il y a de différent entre les deux espèces est relatif à la naissance. Celle des cerfs n’est pas rapportée dans la composition, ceux-ci semblent surgir de nulle part, comme s’ils étaient débusqués d’un couvert, ce qui confirmerait, malgré l’absence de paysage, que ces animaux évoluaient au paléolithique en milieu forestier. Il convient alors d’imaginer, pour parvenir à une explication synchrone de l’ensemble du dispositif graphique de la grande salle, que chaque rotation des aurochs sur la paroi donne lieu à la levée d’une nouvelle harde. Elle reste à chaque fois identique à la précédente, dans sa composition et sa disposition. Au troisième niveau, un maigre tracé noir ramifié vient au contact du mufle de l’aurochs 2. Il représente assez certainement une ramure qui se rattache à une empreinte d'écaille. Cette coiffe est peut-être la plus en 129

rapport, relativement aux autres, avec une figuration naturaliste. À son propos, Norbert Aujoulat commente : « L’aspect fragmentaire du cerf noir, limité au tracé des bois, incite à compléter les contours en y intégrant les éléments naturels de la paroi. En effet, il existe une certaine adéquation entre les bois de ce cervidé et le négatif de l’écaille qui pourrait suggérer le corps de l’animal. Au-dessous de la perche droite, de discrets tracés noirs très segmentés ne sont pas sans évoquer un œil, un chanfrein et une extrémité de museau fondue dans la ligne de croupe du cerf rouge » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Devant ce spécimen, au même niveau, le cerf rouge incomplètement dessiné ne possède pas de ramure. Il semble emprunter à son tour au négatif d’écaille dont la forme évoque une tête de profil surmontée d’une coiffe. Le préhistorien en formule la remarque : « Seuls l’encolure, le contour du corps et les membres ont été figurés. Au-dessus et à l’avant, quelques traits verticaux suggèrent les bois. Les formations naturelles de la paroi ont joué un rôle important dans la représentation de cet animal : deux larges empreintes d’écailles, tombées antérieurement, suggèrent la tête anguleuse et la ramure » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Les deux spécimens décrits ont en commun de partager le même procédé graphique qui consiste à substituer au tracé linéaire les formes suggestives du support rocheux. Comme nous avons précédemment éprouvé la subtilité du procédé sur la jambe du grand cheval dont la déformation du sabot est apparue en relation avec un décrochement de paroi, il semble indiqué d’examiner avec attention ce qui peut passer pour un simple mode d’expression figuratif.

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Illustration 37 : Dessin. Cerf noir incomplet. Seuls la ramure et des tracés fragmentaires de la tête ont été dessinés. Ils se rattachent à un écaillage de la paroi qui suggère le corps de l’animal (ligne pointillée sur le croquis). L’encolure de l’aurochs 2 l’enveloppe presque entièrement. La proximité des deux animaux est perceptible à travers la superposition d’une perche avec le mufle du boviné.

D’emblée, une remarque s’impose. Au départ, avant toute intervention du peintre, il faut bien dire que la forme de l’écaillage ne suggérait en rien celle d’un corps de cervidé. Il fallait qu’une intention précise guide l’artiste dans l’exploitation de cette particularité de la surface rocheuse. Elle ne tient certainement pas à la recherche d’un figuratif analytique, ni même à un changement de facture destiné à dégrader les silhouettes du registre supérieur, comme le pense Norbert Aujoulat dans son hypothèse perspectiviste. En second lieu, il est possible ici de présumer de l’âge de ce cerf. Il ne peut s’agir d’un daguet (jeune cerf mâle) dont les ramures sont lisses, sans ramification, mais d’un individu pouvant être âgé de trois ans et qui en est à sa deuxième tête. Sa coiffe reste modeste, deux ramifications sont repérables sur l’une de ses perches. Il est localisé à droite de la harde, du « côté jeune », au-dessus du cerf à la ramure bourgeonnante. Pour paraître le moins élaboré, ce trophée fournit cependant une autre indication non dénuée d’intérêt. Dans leur implantation sur le crâne, les deux perches sont nettement dissociées l’une de l’autre, ce qui n’est pas exactement conforme à la morphologie des cerfs de la caverne, qu’ont 131

particulièrement étudiés Brigitte et Gilles Delluc : « À Lascaux, la silhouette des cerfs est très fine, le ressaut de la gorge et du fanon est rarement accusé, comme il devrait l’être en automne ou en hiver. Les perches, habituellement très armées d’andouillers multipliés, s’implantent en V ou en Y au sommet du crâne » Dictionnaire de Lascaux. L’implantation des bois du cerf noir ne suit pas, à l’évidence, la convention que décrivent les deux spécialistes de la caverne. La raison pourrait se trouver dans la position de la tête qui ne regarde pas devant elle, mais à gauche, à la manière peut-être du cerf rouge figuré en tête de la harde. Il présente lui aussi des bois bien dissociés au sommet du crâne. Si l’on se fie au raccordement du négatif d’écaille avec la ramure, le cerf noir présente une encolure tendue vers l’avant et il relève la tête, comme l’indique l’inclinaison du tracé du crâne et celle de la ramure vers l’arrière. En admettant qu’il puisse regarder à gauche, il tente vraisemblablement de mesurer ce qui se passe derrière lui. Il est vrai qu’à partir des maigres tracés de l’animal, cette version est certainement discutable, mais elle débouche sur la compréhension globale du montage graphique qui met en jeu tracé peint, et forme de l’écaillage. En effet, l’utilisation de la forme du support est intelligible, si le peintre paléolithique a voulu figurer l’image d’une bête qui creuse son échine pour éviter un contact venu de l’arrière, comme dans une manœuvre d’évitement. La forme de l’écaillage devient cette fois suggestive d’un corps qui cherche à se dérober. Puisque son corps virtuel se trouve enveloppé presque entièrement par l’encolure du taureau, il n’est pas difficile d’imaginer que c’est la menace très proche qu’il tente de fuir. Sa crainte est fondée, plus bas, son jeune congénère est happé par la patte géante. Devant lui, le cerf rouge est à la course, il est sous le coup de la même menace et emprunte au même procédé : substitution du tracé par une particularité du support.

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Illustration 38 : Dessin. Cerf rouge du registre supérieur. Les tracés de la tête et de la ramure ne sont pas matérialisés. Par le truchement du raccord de l’encolure à l’empreinte d’écaille (pointillés sur le dessin), l’artiste les a habilement suggérés.

Le mode d’expression graphique qui fait intervenir les reliefs de la paroi est un peu un lieu commun en préhistoire. À Lascaux, le procédé est avéré. Dans ce registre, nous suivrons cette fois l’avis de Norbert Aujoulat. Il y consacre un chapitre entier dans sa monographie : « Cette exploitation des données naturelles peut se faire à différentes échelles, depuis la prise en compte d’un relief évoquant un simple segment anatomique jusqu’à celle des multiples formes de galeries ou de salles qui conditionnent la construction des ensembles picturaux » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. C’est aussi une opinion largement répandue chez les professionnels de la discipline. Dans cette technologie des œuvres, nous devons cependant dépasser ce constat d’une simple mise en valeur de données anatomiques. Elle ne vise pas à un rendu esthétique, à un souci de réalisme, ou à la transcription de la troisième dimension comme on peut l’observer dans un certain nombre d’autres grottes. Dans le cas présent, l’utilisation de l’écaillage sur le cerf noir ne fait que traduire la situation très particulière dans laquelle il se trouve, avec un taureau géant à ses trousses. La question qui se pose est alors de connaître la raison pour laquelle le peintre s’est abstenu de former certains de ces tracés. Ils auraient été plus explicites pour le spectateur. Au lieu de cela, il a recouru à un artifice où l’idée de substitution se double, ou 133

se confond peut-être, avec celle d’abstraction. On est fondé à suivre cette piste, car dans le schéma qui nous est proposé, en réalité, le corps du cerf noir n’existe pas, il n’est que suggéré. Il en va de même pour la tête et la ramure du cerf rouge qui le précède. Ces formes sont fondamentalement virtuelles, c’est du moins le constat minimum qui peut être dressé. Nous avons considéré jusque-là, avec Norbert Aujoulat, que la harde était composée de cinq individus. Nous les avons répertoriés les uns après les autres. Pour leur part, Brigitte et Gilles Delluc n’en dénombrent réellement que quatre : « Entre les taureaux n° 1 et 2, sous le cheval incomplet rouge à tête noire, un groupe de quatre « petits » cerfs (L chacun =0,70cm environ) regardent vers la gauche… Au contact du mufle du Taureau n° 2, un tracé ramifié pourrait être un signe ou la ramure isolée d’un cinquième cerf » Dictionnaire de Lascaux. La réserve émise par les deux préhistoriens sur la présence d’un cinquième cerf est parfaitement recevable, seules quatre silhouettes sont objectivement dessinées, la cinquième est une chimère, réduite à une simple ramure. Ce n’est pas pour autant que l’opinion de Norbert Aujoulat soit à rejeter. On se trouve alors dans cette situation où deux versions différentes ont autant de chances l’une que l’autre de correspondre à la réalité. C’est au travers de cette confrontation qu’une explication se dessine, elle valide les deux points de vue. À l’origine, lorsque l’aurochs 2 débusque la harde dans son avancée sur la paroi, la troupe des cervidés se compose de 5 individus. Ceux-ci sont parfaitement confinés dans un espace réduit où ils sont pris au piège sans possibilité de fuite. Nous en avons convenu dans une première explication relativement à la disposition des deux taureaux. Le 2, dans son retournement, enveloppe le fond graphique, tandis que le cheval vaporeux scelle le registre supérieur. Le dispositif est apparemment hermétique sur le mur, mais il souffre de rester ouvert vers l’intérieur de la salle, c'est-à-dire dans le vide de la Rotonde, où se tient ordinairement l’observateur. La béance offre incontestablement de ce côté une extraordinaire opportunité de fuite par les airs. À deux reprises déjà, nous avons été conduits à interpréter des animaux sortant du plan graphique, le procédé n’est donc pas inédit. Dans l’éventualité de ce scénario, l’utilisation des empreintes d’écailles apparaît sous un jour nouveau. Son concepteur les a mis à profit pour simplement figurer la trace de segments corporels qui se sont évaporés, ou plutôt envolés à travers l’espace de la rotonde. Nous verrons plus loin dans quelle direction. Sont concernés par cette combinaison le corps du cerf noir, la ramure et la tête du cerf rouge. En bref, c’est un individu presque complet à l’exception des membres qui s’est esquivé. Le peintre a vraisemblablement composé sur les deux images du registre supérieur, en laissant en place d’un côté une ramure et un embryon de tête, de l’autre, en les faisant disparaître sur le cerf 134

rouge. Il a opéré inversement pour les corps. Le jeu graphique apparaît remarquable de simplicité et de finesse. Il va sans dire que c’est le sujet le plus menacé par la proximité du taureau qui se décroche de la paroi. Avec du champ devant eux, ceux du centre restent au galop. En tête, le plus vieux est incapable de s’arracher de son support et il doit s’arrêter, mais lorgne peut-être vers l’intérieur de la salle, s’interrogeant possiblement sur son sort, c’est du moins la sensation qu’il peut procurer. Ici, la stratégie des taureaux apparaît plus claire, car la manœuvre de rabattage qui laisse un large côté ouvert ne vise en réalité qu’à contraindre les cerfs à quitter le support rocheux dans une intention vraisemblablement sélective. En effet, dans sa quête, le chasseur envisage toujours d’atteindre la plus belle proie, il pourra au retour de l’expédition en exhiber le trophée et s’enorgueillir de son exploit. Or, ce n’est pas exactement le scénario auquel on assiste. D’abord, nous n’avons pas affaire à une tuerie, mais à un effarouchement des animaux traqués qui doit provoquer, chez certains d’entre eux, la réaction de l’envol. Ensuite, au résultat, c’est un jeune cerf, âgé peut-être de trois ans qui est décroché, avec la tête et l’armement du cerf rouge, lui aussi désolidarisé du support. Il est vraisemblable que le mâle dominant, le cerf noir et jaune, au centre de la harde, devait être la proie convoitée par le rabatteur. C’est normal, il est apparemment le plus fort. Un indice graphique montre que l’animal va rester hors de portée. La patte géante de l’aurochs 2, qui emprisonne au passage le cerf le plus jeune et l’écarte de la galopade, est en extension maximale. On pourrait la voir s’élever en direction du mâle dominant, mais le geste est insuffisamment ample pour le menacer directement. L’inanité du mouvement se traduit sur la paroi par un membre inachevé. La patte, en effet, est incomplète, le sabot n’est pas dessiné (illustration 33). C’est résumer la forte pression que le taureau exerce à l’arrière de la harde, et le décrochement possiblement intempestif du cerf noir dont la trajectoire dans le vide de la salle reste maintenant à déterminer. Un signe géométrique noir, composé de segments disjoints, apposé sur l’épaule de l’aurochs 2, quelquefois interprété comme la marque d’une blessure ou d’un projectile fiché dans son corps, est susceptible de renseigner sur la voie aérienne suivie par le cerf noir. Dans la Scène du Puits, nous avions interprété le même type de signe comme la marque d’une trajectoire dont l’orientation est donnée par la barbelure latérale juxtaposée à deux tirets disjoints. Si cette graphie a effectivement une vocation directionnelle, ce que sa morphologie au fond peut laisser penser, et qu’elle est liée à l’évolution du cerf noir dans le vide de la salle, alors elle n’est pas rattachée au corps du taureau. Elle ne fait que le croiser à hauteur de l’épaule. Ainsi peut s’expliquer le fait que le signe en question n’a aucun 135

impact visible sur le taureau. À la suite de ce déchiffrement, il est permis de deviner le lieu de refuge du jeune cerf. Le signe qui présente une incidence ascendante est orienté vers l’arrière-train de l’aurochs 2, sensiblement à son point de contact avec le mufle du troisième taureau. Dessous, à la verticale, se trouve l’ouverture du Diverticule axial. L’illustration 39 montre la trajectoire supposée du cerf noir depuis l’écaillage de la paroi en passant par le signe disjoint. Elle longe le corps du taureau pour atteindre son arrière-train. Parvenu à ce point, l’animal s’engouffre ensuite dans le couloir qui s’ouvre dessous. C’est à cet endroit que se trouve le spécimen le plus spectaculaire de l’espèce. Il ne s’agit pas de la figure immature que l’on s’attendait à voir, mais bien d’un mâle dans la force de l’âge, armé de bois puissants, affichant une envergure de près du double de celle des cerfs de la rotonde. Nous en avions fait la présentation suivante en 2012 : « L’animal est peint sur la paroi droite, à l’entrée du couloir autrement dénommé le Diverticule axial. Le cerf est de couleur noire. C’est la plus grande représentation de son espèce dans ce secteur de la grotte. Il est inachevé. La ligne de ventre et les membres sont absents. Ce qui frappe d’emblée l’observateur, comme en forme de compensation au défaut de certains tracés, ce sont ses ramures surdimensionnées. Elles sont souvent qualifiées d’irréalistes, de fantastiques ou d’imaginaires » Lascaux, la scène du Puits.

Illustration 39 : Dessin. Aurochs 2 et 3. Entre les aurochs 2 et 3 s’ouvre le Diverticule axial. La ligne pointillée matérialise la trajectoire du cerf noir décroché de la paroi dans la Rotonde. Elle passe par le signe disjoint accolé à l’épaule du taureau. La flèche indique l’emplacement du grand cerf noir à l’entrée du couloir.

Il n’est pas inutile d’ajouter que l’animal est inscrit sur le haut de la paroi, de sorte qu’une partie de son corps est plafonnant, l’extrémité de ses perches 136

atteint même l’axe de la voûte du couloir. Il ne pouvait pas être plus haut situé. C’est le seul de son espèce dans le Diverticule axial. Ce qui fait problème dans l’identification de ce sujet à celui décroché de la paroi dans la Rotonde, c’est principalement sa dimension. Quant à sa ramure et à sa tête, bien qu’elles soient de couleur noire, il a pu en hériter du cerf rouge, mais on ne peut présumer ni de leur forme ni de leur puissance puisqu’elles ne sont pas dessinées. Dans la nature, chaque année, les mâles ont cette extraordinaire capacité à se refaire une nouvelle tête. À la chute des bois qui survient à la fin de l’hiver, la repousse d’un nouvel armement est spectaculaire, elle est liée au cycle de reproduction de l’espèce.

Illustration 40 : Dessin. Grand cerf noir du Diverticule axial (L=1,40m). Ses bois sont démesurés, un halo de pigment rouge enveloppe sa bouche. La partie inférieure du corps n’a pas été dessinée. Les hachures sur le croquis matérialisent les écaillages de la paroi.

Ajoutant au doute sur cette identité, situé à moins de trois mètres sur le mur, le sixième spécimen, le seul à occuper la paroi droite, semble mieux correspondre à la bête que l’on recherche. Il est noir, de même facture et de 137

taille comparable à celle de ses congénères de la salle. Il exhibe une ramure presque ridicule au regard de celle du grand cerf. Lui n’a pourtant rien d’un individu poursuivi, son profil figé est inexpressif. Il est figuré de plus traversant le tracé du poitrail du troisième taureau, à moins qu’il ne le croise. Dans le premier cas, une telle perméabilité est incompatible avec la thèse que l’on soutient puisque, sur la paroi gauche, ce sont les lignes corporelles des bovinés qui ont pour vocation d’encercler la harde en la ceinturant hermétiquement. De fait, elles ne sont pas censées être traversables par les cerfs. Il faut donc se tourner à nouveau vers le grand cerf noir qui, malgré ses dimensions, semble parfaitement correspondre à l’animal recherché. La figure 40 suffirait à accréditer la thèse d’un sujet fuyant l’espace de la grande salle. Mario Ruspoli a la même notation dans sa monographie de la grotte. Il voit le cerf plonger dans le couloir et s’échapper de la Rotonde. L’animal paraît en effet traqué sur ses arrières, avec un œil orienté dans cette direction. Sa tête relevée se trouve dans le prolongement d’une ligne de dos fortement ensellée qui n’est pas sans rappeler celle que suggère l’empreinte d’écaille rattachée à la ramure noire dans l’espace réservé à la harde. Coïncidence, peut-être, mais ce n’est pas la seule. Dans les deux cas, les membres sont absents. L’illustration 41 montre cet intéressant rapport de formes.

Illustration 41 : Dessin. Grand cerf noir. Il n’est pas impossible que la posture du grand cerf noir du Diverticule axial se soit inspirée de celle de son congénère dans la Rotonde dont le corps, suggéré par la forme d’une tombée de la paroi, évoque un animal à l’ensellure prononcée avec une tête relevée et des bois naturellement rejetés vers l’arrière.

Norbert Aujoulat présente l’animal en ces termes : « L’élément le plus élaboré est l’œil, organe rarement représenté chez les cervidés de ces deux espaces contigus. Le traitement se limite à une langue de matière noire (…), restituant un regard dirigé vers l’arrière. La ramure, normalement déployée, possède des paumures surdimensionnées, aux épois singuliers, les uns plus développés que les autres. La position de cette figure (…), son caractère 138

unique dans ce secteur, sa couleur noire (…) inciteraient à associer cette représentation à l’ensemble de la Salle des Taureaux » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Nous partageons bien sûr cette analyse descriptive, ainsi que le commentaire particulier sur le rattachement de l’animal à la Rotonde. Il émane de la harde, la surface rocheuse en porte encore l’empreinte. Dans un galop volant, il a traversé une partie de la grande salle pour venir se réfugier dans la galerie peinte. On peut encore observer que le dessin du grand cerf noir recouvre cette fois de sa couleur certains écaillages du mur. Cette donnée procède d’une certaine logique. À l’enlèvement de matière dans la Rotonde correspond un recouvrement de matière dans le couloir. Autrement dit, à un décrochage dans la grande salle répond un accrochage dans le couloir. Lors de travaux récents, nous avons examiné avec attention l’étrange conformation des bois de l’animal, en particulier leurs extrémités distales, c’est-à-dire les empaumures. Elles ne sont pas naturalistes, tant s’en faut, avec des épois aux formes curieuses. Nous en avions tiré une interprétation qui s’intègre assez bien au présent contexte de l’étude : « En supposant que la ramure du cerf puisse faire l’objet d’un trucage, et suivant l’appréciation de Thérèse Guiot-Houdart selon laquelle un élément aérien traverse la figure, on parvient à une interprétation originale de la forme des bois de l’animal. Il est nécessaire pour cela de revenir à la curieuse forme crochue des épois et à leur distribution à l’extrémité des perches. Il y a entre eux et la voûte du couloir où ils s’inscrivent une relation sensible du type « crampons-rocher ». Elle n’est pas dénuée de sens si les deux extrémités des perches fonctionnent comme deux points d’ancrage du cerf au plafond de l’entrée du Diverticule axial » Lascaux, la scène du Puits. Par la suite, sur ce thème, nous étions parvenus à un rapprochement particulièrement original avec la chauvesouris. L’espèce possède cette aptitude, par le truchement de ses pieds qui comptent cinq phalanges par membre, de se suspendre, la tête en bas, en position de repos. Ces segments anatomiques présentent, de surcroît, une excellente analogie de forme avec le dessin des épois du cerf noir qui en compte également cinq par perche. On pouvait en déduire avoir affaire à une hybridation graphique entre l’empaumure des bois d’un cerf et les phalanges des pieds d’un chiroptère. La combinaison est destinée à traduire l’accrochage du cervidé au plafond du couloir. Dans le livre La naissance du symbole, Myriam Philibert, préhistorienne, formulait en 1991 au chapitre du Diverticule axial, dans un contexte interprétatif différent, une proposition qui va sensiblement dans le même sens : « L’entrée est marquée par la présence d’une tête de cerf mégacéros aux bois formant une ramification à cinq branches comme les cinq doigts de la main… ». Il s’agit, pour être plus exact, de doigts crochus, ce que ne 139

précise pas l’auteure. Ils traduisent très bien l’accrochage au mur de l’animal. Si anatomiquement le rapport d’une chauve-souris à des bois de cervidé a de quoi surprendre, il cadre assez bien en revanche avec le contexte du récit mythique. En effet, le mammifère nocturne qui se déplace par la voie des airs est à peu près le seul capable de savoir s’orienter dans l’obscurité des souterrains, sans crainte de percuter les obstacles qui s’y trouvent. Son association symbolique au cerf qui flotte entre les murs de la Rotonde trouve ici sa justification, car l’herbivore volant doit trouver son chemin vers un nouvel espace, celui du couloir, où il lui semble pouvoir trouver refuge. On ne peut pas l’imaginer, errant indéfiniment, entre les murs du souterrain. Il s’engouffre dans le couloir parce qu'il est traqué dans la grande salle. Il trouve son salut dans la première brèche du dispositif graphique qui se présente à lui. Dans la précipitation, il n’avait pas d’autre choix. La question de son dimensionnement reste cependant le principal obstacle à son identification à celui décroché du mur gauche de l’hémicycle. Si la métamorphose de la ramure est un lieu commun chez le cerf élaphe, et peut se prêter à des jeux graphiques comme on vient de le voir, le doublement de son envergure dans le couloir appelle à une autre explication que celle relative à l’éthologie de l’animal. La mise en scène des cervidés dans le défilement continu des grands taureaux passerait facilement pour anecdotique. Sur les parois de la grande salle, leur emprise graphique est faible, même s’ils se trouvent au centre de la frise. Ils sont, de plus, confinés à un espace restreint. Il y a donc eu intention délibérée de réduire leur impact dans la composition qui, rappelons-le, est largement vouée au genre mâle. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que son représentant, peut-être le plus emblématique dans la nature, en soit réduit à la portion congrue. Confronté à ce problème, on peut se demander si ce n’est pas justement cette spécificité qui le relègue loin dans la hiérarchie dimensionnelle que l’on observe dans l’hémicycle. Le Grand Aurochs est le véritable maître des lieux, il incarne la création aussi sûrement que le principe mâle. Ainsi, naturellement le cerf ne peut se poser en rival potentiel, la disproportion est trop flagrante. En vérité, le caractère ostentatoire de l’animal dans la nature ne se révèle que pendant la période de rut, lorsqu’il se trouve au sein de son harem. Or ce n’est pas le cas dans la Rotonde, où sa sexualité débordante n’est pas à même de s’exprimer, faute d'un milieu propice ou peut-être de circonstance temporelle favorable. En revanche, dans le premier tiers du couloir, où va se réfugier son jeune représentant, il en va différemment. Il se trouve dans un espace occupé et dominé par quatre grandes vaches rouges qui incarnent naturellement le principe femelle. Ce ne sont certes pas des biches, ce qui peut passer pour une bonne raison dans l’emploi de la traque à son égard, nous verrons 140

pourquoi, car il n’est pas naturellement attiré par les aurochs femelles. On sait aussi que dans l’iconographie de Lascaux, les cerfs comme les aurochs ignorent leurs partenaires biologiques. C’est le propre des êtres fabuleux que de s’élever au-dessus de la nature. Celle-ci n’est cependant jamais très loin, et elle pourrait expliquer la prise de volume du cerf au seuil de l’espace femelle. Sa métamorphose ne peut être liée qu’à la reproduction. C’est ce que révèle l’envergure que l’artiste a donné aux bois. Elle est celle d’un mâle dominant, assez proche par certains détails de la coiffe du cerf noir et jaune. On en vient dès lors à deviner la manœuvre des taureaux. Elle a pour but de contraindre un cerf, de préférence le plus fort, à pénétrer dans le compartiment des aurochs femelles. C’est soupçonner qu’il existe un lien entre taureaux et vaches réalisé par le truchement du cerf. Sa nature est à préciser, mais il n’est pas impossible que ce rôle soit dévolu à l’animal, précisément à la charnière de deux espaces, l’un réservé aux mâles, l’autre aux femelles. Il s’agit d’un tournant dans le déchiffrement, car on est désormais enclin à considérer qu’il existe une connexion intelligible entre la décoration de la première partie du Diverticule axial et celle de l’hémicycle. Les différentes interprétations de l’imagerie de Lascaux ne concordent pour ainsi dire jamais. Par exception, il en est une qui mérite d’être rapportée, car elle se confond sensiblement avec notre propos. Dans son ouvrage, Thérèse Guiot-Houdart a accordé beaucoup d’intérêt au thème du cerf. Elle livre dans sa synthèse sa conclusion sur l’animal représenté dans la grotte : « J’appellerai Souffle (ligne 8) on pourrait parler aussi de Verbe le principe incarné à Lascaux par le cerf. Cet animal ne semble pas y avoir d’autre fonction que celle d’établir un contact (à la façon d’une prise de courant) entre les Principes mâle et femelle » Lascaux et les mythes. Bien sûr, les voies et les arguments qui conduisent l’auteure à cette opinion sont différents des nôtres, mais la convergence des points de vue méritait d’être relevée. Le sixième et dernier cerf auquel nous avons déjà brièvement accordé quelque attention est figuré à l’angle que forme la paroi droite avec l’entrée du couloir.

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Illustration 42 : Dessin. Cerf noir de la paroi droite. Il est figuré sortant du couloir qui s’ouvre immédiatement à gauche. Ses dimensions sont proches de celles des autres cerfs de la salle (70cm). Il est affublé d’une coiffe légère et affecté d’un souffle rouge. Il traverse le poitrail de l’aurochs 3 dans le sillage d’un cheval lui-même situé après 4 ponctuations noires.

Sans effectuer un saut interprétatif excessif, il est possible, au regard de sa localisation, de le donner sortant du couloir. À l’entrée d’un cerf correspondrait alors la sortie d’un autre, ce qui est en adéquation avec l’idée de succession et de fonctionnement cyclique de la composition. Comme le processus se répète invariablement à l’identique, il faut admettre que ce sujet occupait précédemment la haute voûte du couloir, et qu’il renvoyait, avant de se décrocher, l’image d’un animal échappé de la salle. Autrement dit, il avait l’aspect du grand cerf noir, il était lié à une harde précédant celle qu’il nous est donné d’observer dans la grande salle. Sa réémergence a lieu, après qu’il ait certainement accompli sa délégation dans la galerie consacrée aux femelles. Seulement son envergure a fondu, comme l’armement de ses bois. Il ne subsiste pour l’identifier que la marque d’un souffle rouge qui le relie au groupe restreint des animaux qui en sont dotés. Les va-et-vient d’éléments mâles dans un conduit femelle, où leur taille double pour ensuite en ressortir rétrécie de moitié, sont autant de données suggestives. L’artiste ne pouvait pas montrer un coït, mais ses références sont assez claires. 142

La question qui demeure en suspens pour l’instant est l’apparente aisance avec laquelle le petit cervidé croise, ou peut-être même pénètre le corps de l’aurochs à hauteur de l’épaule. Sur la paroi gauche, c’est le signe disjoint noir qui évoque le passage de côté du cerf décroché du mur. C’est parce que les lignes corporelles du boviné forment obstacle à cet endroit que le signe ne les recoupe pas. Comment expliquer alors cette configuration à droite qui semble contredire celle de gauche, car à l’évidence, dans ce premier cas, l’artiste a recherché le croisement des lignes. Cette donnée graphique est significative d’un lien entre le taureau et le cerf, elle est à l’opposé d’un antagonisme, d’un conflit entre les deux espèces. Il s’agit pourtant de notre traduction dans la manœuvre d'effarouchement de la bande par les taureaux. Pour entrevoir une solution, il faut se reporter aux cycles respectifs des deux espèces dans l’espace graphique qui leur est respectivement dévolu. Les taureaux défilent sur la paroi de la droite vers la gauche. Dans leur progression, ils passent inévitablement devant l’ouverture du Diverticule axial, si bien qu’ils en interdisent momentanément l’accès, le temps du franchissement. Les cerfs quant à eux doivent y pénétrer, puis en ressortir, sans provoquer de collision. Théoriquement, l’entrée ne leur pose pas de problème : ils sont doués de la faculté de s’orienter dans l’obscurité, et ils peuvent apprécier le stade d’avancement de la ronde des bovinés. Il en va différemment au ressortir. Ils ont probablement perdu cette extraordinaire faculté de se diriger dans la pénombre, mais surtout ils n’ont plus aucune notion sur le déroulement du grand carrousel dans la Rotonde. En superposant le cerf sortant du couloir au poitrail du taureau, le peintre n’a fait que régler le problème du croisement des deux espèces à un carrefour. Les deux mécanismes sont synchrones, ils ne conduisent pas à des collisions, mais au parfait glissement, au point de leur convergence, des deux mouvements. Du reste, après son escapade forcée dans la galerie des vaches rouges, le cerf en question n’a visiblement plus aucune velléité de fuite, comme sur la paroi gauche. L’animal est rentré dans le rang. Il se trouve dans le sillage d’un cheval partiel, lui-même dans l’alignement de quatre ponctuations noires situées non loin de la bouche du Grand Aurochs qui crache du pigment noir. L’ordonnancement n’est pas indifférent. Le cerf, le cheval, les quatre ponctuations font partie du même train, ils sont tournés vers un titan. La compréhension de cette disposition tient pour beaucoup à la signification qu’il conviendra d’assigner au groupement de ponctuations noires. Les préhistoriens le rattachent généralement à la catégorie des graphies abstraites de l’art pariétal. Nous avons précédemment exprimé un point de vue différent dans le passage consacré au Grand Aurochs, en assimilant la ponctuation noire à une boulette de pigment. S’il crache effectivement du 143

colorant par la bouche, et qu’il réitère son œuvre à l’infini, il est nécessaire de considérer qu’il soit régulièrement approvisionné en matière première. C’est le service dévolu au cerf et au cheval. Ce n’est peut-être pas un hasard si, dans le diverticule des vaches rouges, ils sont tous deux juxtaposés à des séries de ponctuations noires. Certaines données archéologiques sont de nature à aller dans le sens de cette interprétation. Dans leur dictionnaire sur la grotte, Brigitte et Gilles Delluc écrivent à la rubrique Manganèse : « On a découvert dans la Nef et le Passage beaucoup de poudre ou de blocs de manganèse et au fond du Diverticule des Félins une grande quantité de boulettes de manganèse mélangé avec de l’argile ». On mesure l’intérêt de cette notation dans le cadre de nos propositions, car il est certain que le pigment retrouvé sous forme de boulettes correspond à un conditionnement, et non pas à un état naturel. Dans l’hypothèse où le colorant a été symboliquement reproduit sur la surface rocheuse, il a donc pu adopter la forme d’une ponctuation noire. La publication en 2008 aux éditions du CNRS de l’ouvrage Les recherches à Lascaux (1952-1963) présente des données complémentaires, parfois inédites sur l’archéologie de la grotte. Elles sont parmi les rares informations scientifiques recueillies pendant cette période par l’abbé André Glory sur les sols d’occupation paléolithique. Le préhistorien y fait état en particulier de ses trouvailles dans le Diverticule des Félins : « A 1,75m plus loin, au début d’une nouvelle galerie comblée d’argile, nous avons recueilli, en essayant de la déboucher, une dent jugale de lait, supérieure, d’un Equus de forte taille, et mis au jour, à côté, une cachette de bioxyde de manganèse… C’était la réserve la plus importante de peinture, d’une quantité de 10dm3 de poudre noire, dans l’endroit le plus retiré de la grotte. De quoi refaire un autre Lascaux ! ». Il est précisé par ailleurs que la matière colorante se présentait pour partie sous forme de boulettes d’argile mêlée à du manganèse, au nombre d’une trentaine. Tout aussi intéressante pour notre propos est la note de Glory sur le manganèse retrouvé à Lascaux : « Au début du passage, non à la fin, et dans la Salle des Taureaux, furent trouvés une centaine de grains et de noisettes de manganèse de diverses constitutions… ». Ces concentrations de pigment, qui ne représentent peut-être pas l’entièreté du stock paléolithique dans la caverne, simplement parce qu’aucune fouille sérieuse d’envergure n’y a eu lieu, méritent quelque attention. Le dépôt enfoui au plus profond de la cavité suscite, comme ne manque pas de le formuler André Glory, l’idée d’une réserve, mais qui semble dépasser de loin, si l’on s’en tient aux estimations du préhistorien, son affectation à la réfection possible des peintures par les paléolithiques. On sait 144

d’autre part que les gisements de manganèse sont abondants et faciles d’accès dans la région. Il en va de même pour les oxydes de fer (hématite, goethite) qui donnent les rouges. Ce n’est donc pas la rareté qui fait la valeur de ces matériaux, et il faut chercher ailleurs la motivation d’un stockage important dans un endroit reculé du souterrain et malaisé d’accès. En revanche, la constitution de réserves de pigment dans la caverne se justifie certainement si les magdaléniens leur ont porté un intérêt symbolique particulier, en rapport avec la décoration pariétale. Six ponctuations noires flottant au-dessus du garrot du Grand Aurochs, situées hors du champ de son souffle, pourraient bien matérialiser symboliquement l’une des dites réserves. Ces découvertes dans le paléosol nous renforcent dans la présomption suivante : les paléolithiques ont été soigneux des colorants qu’ils trouvaient pourtant en abondance dans la nature. Ce comportement n’est pas fait pour surprendre, si comme on le propose, le pigment noir intervient dans le récit mythique. Il est la matière primordiale, source de la création des formes. Il n’est pas le simple élément constitutif d’un protocole technique. Parvenu à ce stade de l’étude, il reste à aborder la décoration du Diverticule axial où viennent, tour à tour, s’engouffrer les cerfs pour une raison qui se laisse à présent deviner. Ils sont associés, dans le même secteur, à deux séries de ponctuations noires. S’agissant, comme on le propose, de la représentation de nodules de pigment, ce matériau pourrait être l’explication à leur intervention dans le conduit femelle. L’endroit contient la plus forte concentration de ponctuations noires du souterrain. Dès lors, il devient envisageable de penser que les vaches rouges de la galerie sont parties prenantes dans un processus qui s’apparente à une chaîne opératoire. Elle est destinée à satisfaire les besoins en matière colorante du Grand Aurochs dans la Rotonde. 2. Le Diverticule axial a. Le Diverticule axial : Premier compartiment Il est bon de rappeler que la galerie, sensiblement rectiligne, longue d’environ 20m, a la forme d’un trou de serrure. Elle est étroite à sa base couverte d’argile et impropre à la décoration. Elle s’élargit dans son registre supérieur, où se situent les figurations. Les images sont pour la plupart plafonnantes sur le premier tiers de sa longueur. L’architecture naturelle du couloir permet de le diviser en trois sections : un premier compartiment séparé du deuxième par un resserrement des parois dépourvu de décoration, à peu près au milieu du conduit. Au fond, il devient plus étroit, le plafond s’abaisse et se termine en boyau étroit. C’est la troisième section décorée appelée Méandre. 145

De part et d’autre du cheminement, à hauteur d’homme, des trous naturels sont garnis d’argile. Ils gardent les empreintes de poutrelles de bois qui attestent qu’un plancher existait au paléolithique. Il s’étendait sur une bonne partie de la galerie. Il permettait aux peintres de travailler sans effort auprès des parois. Brigitte et Gilles Delluc en ont établi le profil au chapitre Accès aux parois dans Lascaux inconnu. Toute l’imagerie du premier compartiment couvre la partie haute des parois qui s’élève à près de 4m au-dessus du sol. Dès l’entrée, en levant les yeux, le visiteur peut découvrir l’ensemble de la composition où dominent les tons rouges. Ils recouvrent les profils de quatre grandes vaches dont trois regardent vers le fond. La quatrième, la plus grande avec près de 3m de long, est disposée transversalement. Elle occupe toute la largeur de la voûte, son corps retombe des deux côtés du couloir. C’est la figure de fond du premier compartiment. Comme les taureaux dans la Rotonde, il fait peu de doute que les quatre vaches forment l’ossature centrale de la construction graphique du premier compartiment. À l’image de la grande salle, l’ensemble qu’elles forment paraît adopter une disposition tournante, son pivot se situerait à hauteur de la vache traversant le plafond. Mais curieusement, ce sont davantage les chevaux à dominante jaune dans la composition qui contribuent à nourrir cette impression. Trois sur la paroi gauche regardent vers le fond, trois à droite sont tournés vers la sortie du couloir, ils forment un va-et-vient qui fonctionnerait en boucle par le truchement de la vache du plafond qui relie les deux côtés. L’analyse de Thérèse Guiot-Houdart est assez comparable si l’on en croit le passage suivant : « Il est certain que la répétition du motif « vache-rouge » crée une véritable unité de lieu comme le ferait un décor. Mais l’action se joue en réalité autour de ces vaches et elles n’y participent que d’une façon relativement passive, en partie même à reculons puisque la troisième et la quatrième vache se déplacent à contresens. En réalité, c’est le cheval qui va faire avancer le récit d’une scène à l’autre, par ses évolutions autour des vaches » Lascaux et les mythes. C’est peu dire qu’il y a convergence de vues entre les propositions de l’auteure et les nôtres. La disposition générale de la composition est donnée par l’illustration 43.

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Illustration 43 : Dessin. Premier compartiment du diverticule axial. Vue générale du premier compartiment du Diverticule axial où quatre grandes vaches rouges structurent la composition. On remarque à droite l’intrusion du cerf. Sa couleur noire provoque l’effet d’un contraste avec les tons rouges et jaunes des lieux.

Dès l’entrée, la présence du grand cerf noir qui pénètre dans l’espace consacré aux aurochs femelles provoque chez le visiteur qui se tient au seuil du couloir la sensation d’un contraste chromatique fort avec les couleurs chatoyantes, le rouge et le jaune qui dominent dans cette section. Il y est le seul représentant avéré du genre mâle. Nous avons déjà argumenté sur la localisation des genres suivant deux espaces distincts, et sur le fait que le grand cervidé assure la relation entre eux. La connexion, qui confine à la métaphore sexuelle, comporte une conséquence que l’on peut soupçonner. La traque répétitive des cerfs, intimement liée au défilement des aurochs de la grande salle, qui s’achève régulièrement dans le compartiment femelle suppose que de leur côté, les 147

vaches sont assujetties à un cycle qui leur est propre, mais qui doit être synchrone avec celui des mâles. Les deux organisations ne peuvent s’ignorer, elles doivent fonctionner ensemble si l’on a effectivement affaire à l’inscription d’une chaîne opératoire. Comme le cerf constitue le seul lien tangible entre les deux espaces, il intervient vraisemblablement à un niveau ou à un autre dans le déclenchement du cycle des vaches peintes dans la galerie. C’est peut-être de sa bouche ouverte que part ce signal. Dans cette hypothèse, l’animal brame. Son cri sonne, comme dans la nature, le temps de la reproduction.

Illustration 44 : Dessin d’après Norbert Aujoulat. Développé de la composition du premier compartiment du Diverticule axial. La partie hachurée matérialise une empreinte d’écaille.

La figure ci-dessus montre qu’une vache rouge à tête noire occupe la paroi opposée à celle du grand cerf noir. Elle est habituellement surnommée la Vache à la collerette noire par les préhistoriens. Avec 2,65m de long, son emprise sur la paroi est conséquente. Son profil plutôt massif est entier à l’exception des sabots, il s’étire exagérément en longueur. Le relief de la paroi procure aussi la sensation que la région ventrale est dilatée. La tête et l’encolure sont tendues vers le fond, l’encornure fine va curieusement dans le sens d’un allongement dans cette direction. L’animal s’inscrit dans une concavité de la paroi, ce qui a pour effet de l’isoler quelque peu de ses congénères.

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Illustration 45 : Dessin. Vache à la collerette noire. La tête et l’encolure sont tendues vers le fond de la galerie. Il n’y a pas de dégradé entre le rouge et le noir du remplissage coloré. Le procédé est exceptionnel dans la grotte.

Elle se particularise par un remplissage de couleur plutôt original. En effet, on n’observe pas de transition entre le noir de la tête et de l’encolure et le rouge du corps. Norbert Aujoulat apporte sur ce point une précision intéressante : « La couleur rouge recouvre la totalité du corps alors que la tête et l’encolure sont en noir. Cette bipartition n’est pas seulement chromatique, ce caractère s’associe à la morphologie de la paroi dont l’arête, séparant les deux concavités du tableau accentue cette limite » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. En faisant intervenir le relief de la surface rocheuse pour bien marquer la limite des deux couleurs, le peintre a indiscutablement voulu signifier qu’elles ne devaient pas se chevaucher en utilisant peut-être un cache, comme le suggèrent Brigitte et Gilles Delluc. Au vu de ce qui subsiste des remplissages de peintures polychromes, le fait est unique à Lascaux. N’entre pas en ligne de compte la figuration rouge de la mue de l’un des deux Bisons croisés de la Nef, qui ne présente pas de transition avec le noir de la toison. Il se peut que le peintre ait observé cette particularité dans la nature bien que les aurochs femelles arboraient généralement un pelage uniformément roux. L’espèce a en effet été observée jusqu’à son extinction en Pologne au XVIIe siècle. Quant à la finalité esthétique, elle n'est pas vraiment convaincante, de sorte que la question de l’effet recherché par le peintre reste entière. Dans l’éventail des autres possibilités, la plus immédiatement 149

perceptible, la plus tangible aussi, est le contraste produit par le compartimentage des deux teintes. Son impact est toutefois resté limité. Le noir ne concerne que la tête et l’encolure, tandis que le rouge recouvre l’ensemble du corps et reste dominant. C’est la couleur emblématique des vaches dans ce secteur de la grotte. Alors, si le noir ne se mélange pas au rouge sur la robe de la Vache à la collerette, c’est qu’il est possiblement intrusif, comme s’il avait été rapporté artificiellement sur le profil de l’animal qui devait, à l’origine, être entièrement rouge à l’instar de ses deux partenaires de la Salle des Taureaux. En introduction à la composition du couloir, prise isolément, la vache éprouve le phénomène sans cause apparente, on en est réduit à songer à une mutation spontanée du rouge vers le noir. La mise en jeu du grand cerf noir, sur la paroi opposée, conduit à une autre explication. À l’image la Vache à la collerette de son côté, il se tient en marge de la décoration de la paroi droite dont il est séparé par une arête rocheuse. Le peintre ne pouvait faire mieux, en les localisant de la sorte, pour les mettre en regard. Leur rapport tient du contraste. Ils sont d’espèces différentes et rien ne les rapproche sur le plan de l’éthologie. L’envergure de la vache est près de deux fois supérieure à celle du cerf. Ils sont, de plus, d’un genre opposé. Le rouge est dominant à gauche, le noir à droite. On a d’un côté une fine encornure rabattue sur l’avant, liée à un corps entièrement dessiné. De l’autre, une ramure exubérante, déployée verticalement, rattachée à un profil partiel. L’attitude statique de la vache est aussi à l’opposé de celle du cerf qui fuit la grande salle. Ils ont cependant en commun de regarder dans la même direction, c'est-à-dire vers le fond du couloir. L’intrusion soudaine du cervidé mâle est ainsi probablement à interpréter comme un choc, une percussion violente de l’espace réservé aux vaches rouges que pourrait à nouveau traduire un écaillage important de la paroi localisé au bout de son nez (illustration 40). Si le cerf est générateur d’un traumatisme à l’endroit où il se trouve, il est possible que la mutation chromatique de la Vache à la collerette ait un rapport avec son apparition. L’animal boisé a cette capacité, par son brame, les odeurs qu’il répand, d’influer à distance sur son harem de biches pour faire savoir sa suprématie et sa disposition à l’accouplement. C’est cette faculté que le peintre paléolithique a pu transposer dans le rapport du cerf noir à l’aurochs femelle qui finit par épouser sa couleur, mais sans mélange spontané avec le rouge. Dans la nature, pendant la période de reproduction, le cerf s’épuise et perd une partie de sa charge pondérale. Il est établi qu’à ce moment, en raison de son activité sexuelle débordante, parce qu’il cesse de se nourrir, le cerf peut perdre jusqu’au quart de son poids. Le spécimen du couloir qui a 150

tout de même doublé de volume depuis sa fuite de la Rotonde, mais qui n’est pas entièrement dessiné, pourrait traduire un tel phénomène. On est d’autant plus fondé à soutenir cette thèse que deux compositions de la Nef se rapprochent d’un schéma similaire, avec la mise en scène des deux mêmes espèces, topographiquement disposées de manière identique. Cinq cerfs défilent sur la paroi opposée à une grande vache entièrement peinte en noir. Elle domine de sa haute stature une vingtaine de chevaux. La différence notable avec le Diverticule axial tient au nombre de cerfs représentés. Dans la Nef, le binôme vache-cerfs est aussi orienté vers un fond de galerie. La vache est entièrement dessinée, alors que les sujets qui composent la harde sont réduits à la tête et à l’encolure. Ils sont dans l’agitation, avec des postures différenciées de l’un à l’autre. En regard, l’animation de la vache est minimale. En forçant la comparaison qui conduit à supposer que les cerfs de la Nef aient également une influence sur la couleur de l’aurochs femelle, on parvient à une explication de son remplissage de peinture. Dans le Diverticule axial, c’est un cerf isolé qui provoque la mutation chromatique de la Vache à la collerette. De surcroît, ce n’est pas un mâle dominant, même s’il en donne l’air. Au résultat, la coloration noire reste partielle par insuffisance de puissance virile mise en jeu, car la femelle ne s’y trompe pas. Le nombre fait la différence dans la Nef, il provoque la coloration totale de la femelle qui se gorge alors de pigment noir, jusqu’à peut-être en recracher, comme le montre la figuration d’un souffle noir devant sa bouche. L’interprétation, centrée sur un processus lié à la pigmentation de certains animaux, reste en première instance du domaine conjectural. Mais, dans la Nef, d’autres données graphiques donnent à penser que le récit mythique fait bien une large place à la matière colorante. Ainsi en va-t-il des fameux blasons peints et gravés liés à la Vache noire que l'on vient d'évoquer. Il paraît difficile de soutenir qu’ils n’ont rien à voir avec ce thème. À l’issue de cette première incursion dans la galerie axiale, la suite de la décoration de ce premier secteur voit le groupement de trois autres aurochs femelles. Elles occupent tout l’espace du conduit dans une disposition semicirculaire qui passe par le plafond. La perception de cette organisation est cependant variable d’un auteur à l’autre. Selon Thérèse Guiot-Houdart : « Pour admirer cette peinture circulaire, le spectateur doit non seulement pivoter sur lui-même, mais se tordre aussi le cou pour suivre ce qui se passe au plafond » Lascaux et les mythes. Dans leur dictionnaire sur la grotte, Brigitte et Gilles Delluc font état à leur tour d’une disposition en rosace des trois têtes de vaches sur la voûte de la galerie. Georges Bataille ne perçoit, dans Lascaux ou la naissance de l’art, qu’ « heureux désordre de figures ». André Leroi-Gourhan scinde pour sa part la 151

première section du couloir en deux parties, distinguant la paroi droite de la gauche sans commentaire particulier sur la vache qui occupe l’intrados de la voûte (Préhistoire de l’art occidental). Il reste fidèle à sa théorie d’un couplage fondamental cheval-boviné. Au chapitre qu’il consacre à la construction des panneaux dans sa monographie sur la grotte, Norbert Aujoulat détermine trois modes d’arrangement des figures : horizontal, vertical et aléatoire. Pour lui, les taureaux de la Rotonde se rangent dans une organisation horizontale. Pour être exacte, son analyse est cependant incomplète. Elle ne tient pas compte de la morphologie en hémicycle de la salle. C’est une donnée fondamentale que ne retient pas l’auteur qui, par ailleurs, note pourtant l’adéquation entre la forme de la paroi et la géométrie de l’œuvre. L’Abside offre d’autres exemples de construction circulaire avec deux grands chevaux au plafond et la frise tournante de cinq grands cerfs. Dans son importante contribution à Lascaux inconnu, Denis Vialou ne manque pas d’en faire état : « Le plafond. Les paléolithiques ont manifestement perçu sa structure circulaire : elle a guidé leur dispositif figuratif, notamment l’exécution de deux grands dessins de chevaux colorés ». En conclusion de ses travaux, le préhistorien revient sur la disposition des animaux dans l’Abside : « Dans l’Abside les figures tournent sur les parois en se mêlant obscurément… ».

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Illustration 46 : Dessin. Les trois vaches rouges. Disposition tournante des trois vaches rouges au plafond du premier compartiment. Les chevaux suivent le même ordonnancement.

On ne peut donc pas dire que les compositions circulaires de la grotte n'aient pas retenu l’attention des observateurs, mais la place qui leur a été accordée est restée plutôt marginale. Le dessin 46 montre, à notre avis, sans ambiguïté, qu’il s’agit de l’agencement que suivent les vaches et les chevaux sur l’arc de la voûte du couloir. Il n’est pas indifférent que les deux dispositifs, celui de la Rotonde et du Diverticule axial, adoptent une conformation tournante, s’ils doivent fonctionner de concert. Ils ont encore en commun d’être régis par deux représentations dominantes. Dans la grande salle, l’imposant carrousel est sous l’égide du Grand Aurochs. Dans l’espace plus modeste du couloir, le dispositif obéit à la vache rouge qui traverse le plafond. Les retombées de son corps des deux côtés de la galerie sont significatives de son emprise sur toute la composition. Elle appartient, avec le grand cerf noir, au cercle très restreint 153

des animaux dotés d’un souffle. Elle est naturellement la plus grande et la plus haute située sur le plan rocheux dans l’espace considéré. Chez les taureaux, nous avons pu mesurer l’importance du dessin de leurs encornures, ils trahissent en particulier, à côté de la puissance, leurs situations respectives dans l’espace graphique. Dans le couloir, les mêmes segments suivent un mode expressif différent. Nous avons précédemment observé l’étrange rabattement sur l’avant des cornes de la Vache à la collerette noire, en même temps que son encolure exagérément étirée vers l’avant. Devant elle est figurée la Vache dite à la corne tombante. Par traitement de l’image, Norbert Aujoulat est parvenu à faire ressortir le second appendice noyé dans la partie supérieure de la joue. À droite, sur la paroi opposée, à la même hauteur, se trouve la Vache rouge dite à tête noire. Ses deux cornes finement exécutées se détachent cette fois nettement du profil de la tête en s’élevant au-dessus du chignon. Elles sont aussi recourbées vers le bas. Les trois vaches sont orientées vers le fond du premier compartiment, c'est-à-dire vers celle qui traverse obliquement le plafond. Elle est la seule à présenter des cornes redressées au-dessus de la tête. C’est en adéquation avec son caractère dominant. Par le truchement d’encornures rabattues, le peintre a traduit l’allégeance des trois vaches à celle que l’on donne pour hiérarchiquement supérieure. La combinaison est cohérente si, bien entendu, on fait abstraction du phénomène d’anamorphose que soutiennent certains préhistoriens. Dans ce cas, effectivement, l’encornure de la Vache à la collerette noire apparaît davantage redressée audessus de la tête, elle retrouve des proportions anatomiquement conformes. Ce n’est pas à notre sens ce que le peintre a voulu exprimer, et si cette dernière présente une encornure moins nettement rabattue que les deux autres, c’est parce que sur le mur, elle se trouve la plus éloignée de la vache dominante. La disposition des mêmes appendices de la Vache à la corne tombante, qui présentent un recourbement maximum, trouve alors une explication : elle subit directement l’influence toute puissante de la vache dominante.

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Illustration 47 : Dessin. Montage graphique des têtes de vaches rouges. Ce montage rapproche pour comparaison les quatre têtes de vaches rouges du Diverticule axial dont les orientations ont été conservées. À droite, l’encornure de la vache dominante se dresse au-dessus de la tête. À gauche celles des trois autres présentent différents degrés de rabattement sur l’avant. Le recourbement est maximal sur la vache à la corne tombante qui fait face à la vache dominante.

Si le degré de rabattement des encornures sur l’avant est lié à la proximité de la grande vache du plafond, c’est que son influence fluctue avec la distance. Dans ce contexte, la Vache à la corne tombante accuse de plein fouet son ascendance qu’il convient d’interpréter préférentiellement comme une relation hiérarchique. Au bout du compte, la Vache à la collerette noire apparaît sous l’emprise de deux types d’influences à distance, celle du grand cerf noir conjuguée à celle de la femelle dominante. Sur ce terrain, le discours graphique n’est pas si éloigné de celui de la Rotonde. La suprématie du Grand Aurochs s’exprime en partie à travers son encornure dont l'envergure n’a aucun équivalent dans l’iconographie. Dans le compartiment des vaches, le peintre utilise les mêmes segments, mais joue sur leur finesse, synonyme de souplesse. Ils ont ainsi naturellement davantage de propension à la déformation, comme le recourbement ou le redressement. C’est la donnée anatomique mise en jeu pour signifier une hiérarchie parmi les aurochs femelles, en substance l’hégémonie de celle qui traverse le plafond. 155

Le cycle de fonctionnement des vaches, que l’on pense axé sur le traitement de la matière colorante noire, conduit à s’intéresser aux remplissages de peinture qui recouvrent leurs corps. Bien que le rouge demeure dominant, les teintes varient d’un sujet à l’autre. Norbert Aujoulat formule sur ce point une observation d’un grand intérêt : « La bichromie, à base de rouge et de noir, est une caractéristique constante des trois premiers bovinés de ce diverticule, parois droite et gauche confondues. Tous possèdent une région frontale noire, à la différence du corps peint en rouge. Cependant, dans le cas présent, seule la tête bénéficie de ce traitement ; les cornes, l’oreille et l’encolure y échappent. En outre, on note une superposition des deux couleurs, contrairement au motif précédent » Lascaux, le geste l’espace et le temps. Sur la Vache à la corne tombante, comme le remarque judicieusement le préhistorien, le noir se mélange au rouge. De l’autre côté, à droite, dans une disposition topographique quasi symétrique, la Vache rouge à tête noire présente aussi un mélange du noir avec le rouge. Cette particularité est d’autant plus surprenante que sur la Vache à la collerette noire, le peintre a mis l’accent sur la séparation des deux couleurs. La femelle dominante n’est pas concernée par le phénomène, sa robe partiellement peinte est uniformément rouge. Il est à présent possible d’entrevoir plus précisément la vocation du cycle des aurochs femelles dans la première partie du couloir. Elle est destinée à la dilution du pigment noir dans le rouge qui devient alors un liant permettant de le fluidifier. C’est apparemment la tâche dévolue à la Vache à la corne tombante et à la Vache rouge à tête noire. Pour sa part, la Vache à la collerette noire incarne le temps zéro du cycle que vont rythmer les chevaux des deux côtés du couloir. Ce sont eux qui dynamisent la frise tournante. La femelle dominante régule et dirige l’ensemble du dispositif, à l’endroit où il adopte une formation circulaire. En définitive, la théorie des vaches rouges et des chevaux se lit de la paroi gauche vers la paroi droite, jusqu’à la Vache rouge à tête noire, en passant par le plafond du fond du diverticule. Le grand cerf noir reste le personnage qui amorce le cycle des femelles. Il reste cependant à s’interroger sur l’orientation à gauche de la vache dominante elle entraîne son face à face avec la Vache à la corne tombante soumise à sa puissante influence. Il faut dire que sur la paroi gauche, certains acteurs ne donnent pas l’impression d’être dotés de tous leurs moyens. Il en va ainsi des trois chevaux que l’on pourrait qualifier de sommaires, évanescents, éthérés, pour reprendre le vocable de Norbert Aujoulat à leur propos. Relativement à ceux de droite au graphisme soigné, ils sont presque inexistants sur la surface rocheuse. Nous n’avons donc pas affaire à une construction symétrique de part et d’autre du couloir, mais à une participation des chevaux nettement déséquilibrée sur la paroi gauche. La 156

Vache à la corne tombante n’est d’ailleurs pas en reste, seule la partie antérieure de son profil a été dessinée. Elle semble se diluer dans le blanc de la calcite qui recouvre le mur, à l’image du cheval qui est présent sur son flanc. D’après notre estimation, nous sommes pourtant à l’amorce du cycle des bovinés rouges. Ce lancement hésitant, cette réticence peut-être, ne peut provenir, selon nous, que de la mystification qui a lieu à l’entrée de la galerie. Le mâle qui s’y engouffre n’est pas un dominant. Il n’a pu manifester par conséquent suffisamment de puissance virile auprès de la Vache à la Collerette. Dans cette situation, la vache dominante intervient naturellement pour contraindre le côté le plus faible du cycle. Sa tête et son encolure recouvrent déjà partiellement le deuxième cheval jaune tandis que de l’autre côté, juxtaposé à son tracé dorsal, caracole l’un des plus beaux coursiers de la caverne. Tout semble se passer comme si le filtre de son corps avait ce pouvoir extraordinaire de métamorphose des individus. La continuité de la frise des chevaux qui part de la paroi gauche pour se poursuivre à droite passe inévitablement par le plafond. C’est la vache dominante qui assure la liaison des deux bords, elle forme la boucle de la composition tournante. On en suit l’itinéraire sur l’illustration 48.

Illustration 48 : Dessin. Au plafond, la vache dominante occupe toute la largeur du couloir. Elle matérialise le lien entre les deux parois et les deux chevaux dont la trajectoire théorique est figurée en pointillés. À l’avant et à l’arrière, les deux tracés pleins sont paléolithiques. Une empreinte d’écaille forme le pivot de la construction tournante, un signe en grille rouge souligne sa mise en jeu. Une partie de la roche mise à nue est recouverte par le rouge de l’encolure de la vache. Le procédé contribue à lui donner une forme plus ronde.

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Le croquis reproduit ci-dessus appelle à plusieurs remarques. Il met premièrement en évidence un décrochement de paroi qui se situe sensiblement dans l’axe de la voûte, sa forme est à peu près régulière dans ce secteur. Il est certain d’autre part que l’écaillage de la surface rocheuse existait à l’arrivée des premiers magdaléniens dans la grotte puisque le remplissage de peinture de la vache, à hauteur de son encolure, le recouvre en partie. Le fait n’est peut-être pas fortuit dans la mesure où le colorant rouge occulte la forme véritable de l’empreinte d’écaille. Il lui donne un aspect plus arrondi à l’endroit où, d’après notre proposition, les animaux suivent une trajectoire semi-circulaire. Un signe géométrique rouge, tangent au bord de la desquamation, contribue à sa mise en évidence. Il laisse soupçonner que le peintre a de nouveau intégré à son dispositif graphique un accident de la paroi. Il se trouve, avec l’esquisse à peine discernable d’un petit cheval (non représentée sur le dessin), dans l’axe virtuel de la galerie. Ces données montrent l’intérêt que le peintre a accordé à cette ligne imaginaire d’après laquelle il a pu orchestrer la mise en place des animaux. Il y a ainsi de bonnes chances pour que l’écaillage du plafond matérialise le pivot central de la composition au fond de la première partie de la galerie. Le dessin montre encore la trajectoire supposée des chevaux à leur point de passage d’un bord à l’autre du couloir. En forme d’arc de cercle, elle passe au travers du corps de l’aurochs. Plusieurs indices graphiques sont de nature à corroborer ce point de vue. Ils sont relatifs, pour une part, aux lignes corporelles du boviné, d’autre part à des tracés exogènes. À l’avant, le tracé de son encolure, du poitrail, et de la patte est dédoublé. Norbert Aujoulat explique le fait par des difficultés techniques : « De nombreux indices témoignent des difficultés techniques rencontrées pour la mise en place des contours de cette peinture monochromatique » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Il faut reconnaître avec le préhistorien que l’inscription du dessin sur un plafond à plusieurs mètres au-dessus du sol nécessitait quelques contorsions. Bien que le peintre se soit certainement trouvé dans une position inconfortable à cet endroit, nous soutenons une version différente, en rapport précisément avec le passage du cheval à travers le corps de la vache. L’intervenant paléolithique ne commet pas d’approximations dans le placement de son tracé quand il dédouble l’encolure, le poitrail et la patte de l’animal. Il veut simplement signifier que la vache fait place à l’avancée d’un cheval jaune à travers son corps. Un tracé rouge, parfois interprété comme une arme de jet fichée dans son poitrail, ne fait que concrétiser ladite trajectoire. Ce n’est pas tout, de l’autre côté, au point présumé de la sortie du cheval du corps de la vache, un second tracé rouge, de même facture que le premier, relie les deux animaux. Il matérialise cette fois une trajectoire sortante en un point très précis, c'est-à-dire à l’endroit où la ligne de dos de la vache a fait l’objet d’une reprise. Brigitte et Gilles Delluc l’interprètent à 158

leur tour comme un tracé repentir (voir illustration 48). Il nous semble plus probable qu’il s’agisse de la suture de deux lignes qui se sont ouvertes au passage du cheval. Le dessin montre d’ailleurs que ce dernier a encore partie liée avec l’aurochs. Au point de contact du tracé rouge, sa croupe, qui devrait être arrondie, adopte une curieuse forme anguleuse. L’observation émane des deux préhistoriens, mais ils pensent plutôt à une anomalie graphique. On rejoint l’interprétation de Thérèse Guiot-Houdart sur le mouvement des chevaux dans cette partie du couloir : « En bref, ce premier panneau du panneau droit nous montre le cheval jaune dans une situation exactement contraire à celle où il se trouvait dans la scène précédente. Défaillant, pâle au point de devenir presque invisible quand la vache brune « l’avalait » pour ainsi dire à l’autre bout de l’image, il s’échappe de ce côté-ci en crevant la ligne rouge, comme régénéré par son passage chez cette « Dame-Pont »… » Lascaux et les mythes. La version de l’auteure est encore étonnamment proche de nos propositions quand elle décrit un cheval jaune anémié, disparaissant sous le boviné, pour reparaître métamorphosé de l’autre côté après avoir « crevé » la ligne rouge qui forme le contour dorsal de la bête à cornes. Il y a ainsi convergence de vues sur la trajectoire des chevaux : ils passent de la paroi gauche à la paroi droite en traversant le corps rouge dessiné au plafond. Cette même perception n’est cependant pas le gage d’une bonne traduction, nous en conviendrons. Thérèse Guiot-Houdart s’appuie sur une argumentation différente, elle dépasse la seule observation de l’œuvre paléolithique. Aussi, ce qui pourrait passer pour une vérification du bien-fondé de l’explication n’est peut-être qu’illusoire. Après tout, objectivement, la traversée du corps de la vache par le cheval n’est pas figurée, elle n’est au mieux que suggérée. C’est aussi vrai d’un certain nombre d’autres de nos traductions, nous le concédons volontiers. Ainsi présentée, l’organisation circulaire des animaux au plafond du couloir laisse de côté deux chevaux. À notre sens, ils ne sont pas directement impliqués dans le dispositif. Il s’agit d’un petit cheval jaune qui déborde de la composition sur la paroi gauche, il semble disparaître sous les antérieurs de la grande vache, et d’un second, qui paraît sortir du fond du couloir. Il forme avec celui sorti du corps du boviné l’un des tableaux les plus célèbres de Lascaux. On les appelle les Chevaux chinois. Ils sont logés dans deux concavités distinctes sur la paroi. Brigitte et Gilles Delluc en font la présentation suivante : « Ce couple pourrait représenter l’approche d’une jument par son étalon aux antérieurs redressés comme pour une saillie, mais aucun ne porte de caractère sexuel… Le cheval de gauche, brun et noir, à 5 traits d’épaule, semble en robe d’hiver, sombre, comme pommelée par la pulvérisation, à longs poils 159

abdominaux… Son congénère, jaune, à crinière ponctuée vaporeuse et à double trait d’épaule, paraît en robe d’été… » Dictionnaire de Lascaux.

Illustration 49 : Dessin. Chevaux chinois de la paroi droite. Le contour dorsal de la vache rouge du plafond scinde clairement le panneau en deux parties. Les postérieurs de la vache rouge du plafond sont succinctement inscrits à l’emplacement d’une brèche de la paroi.

Les deux spécialistes de Lascaux se gardent, à juste titre, et bien qu’ils y fassent allusion, de traduire une scène de préaccouplement des deux animaux. Ils sont d’autre part porteurs d’indices saisonniers qui sont relativement dépourvus d’ambiguïté : le cheval de gauche arbore sa livrée d’hiver, tandis qu’à droite le pelage du cheval jaune est ras, ce qui le situe plutôt à la saison estivale. Ils vivent chacun dans une séquence temporelle différente et pourtant ils paraissent en interaction. Il est tout aussi frappant d’observer la grande précision de leurs tracés, elle rend possible l’analyse par le détail de leurs animations respectives. Le cheval jaune est à la course, l’encolure est résolument tendue vers l’avant. La ligne rouge a contraint le peintre à ne pas relever davantage sa queue. La dynamique de son congénère est davantage empreinte de retenue. Son encolure est nettement relevée, ses sabots arrière donnent l’impression de traîner sur un sol imaginaire, celui de sa jambe avant droite prend appui sur l’arête rocheuse que suit la ligne rouge traversant le panneau. Les deux oreilles dressées révèlent que l’animal est 160

attentif à ce qui se déroule devant lui. Ces données sont significatives d’un sujet qui cherche à modérer son élan.

Illustration 50 : Dessin. Mise en rapport de l’arrière-main des deux Chevaux chinois. À gauche, celle du cheval d’hiver est vue de trois quarts arrière, à droite, de trois quarts avant. C’est le procédé utilisé pour mettre en évidence la différence d’animation des jambes arrière, siège de l’élancement dans la course des quadrupèdes. À droite, le mouvement présente de l’amplitude, les deux sabots sont décalés dans le sens de la hauteur, le cheval d’été est à la course. À gauche, leur localisation sur le relief donne l’impression qu’ils sont recourbés, ils sont de plus alignés sur la même référence horizontale. Le cheval d’hiver n’est donc pas dans une phase de propulsion.

Dans l’environnement immédiat des deux figures volent plusieurs formes apparentées à des plumes. Elles paraissent liées à la dynamique respective des deux coursiers. Du côté du cheval jaune, deux sont orientées à contresens de son mouvement, tandis qu’à gauche, c’est l’inverse. Tout porte à croire que les deux herbivores subissent l’effet de deux courants aériens à l’opposé l’un de l’autre, matérialisés par les tracés empennés. On est conforté dans cette traduction par l’orientation que l’artiste a donnée aux poils abdominaux du cheval d’hiver. Puisqu’il n’est manifestement pas à l’arrêt, mais qu’il avance comme le montre l’écartement de ses membres postérieurs, les hachures ventrales qui figurent son pelage devraient être dirigées vers l’arrière. Au lieu de cela, elles sont rapportées dans le sens de sa marche. Il ne s’agit pas d’une erreur s’il subit l’effet d’un vent arrière évidemment d’une vitesse supérieure à sa propre allure. C’est une force venue du fond du couloir, il n’en est pas maître, elle le projette vers l’avant, vers la ligne rouge. C’est l’autre raison pour laquelle il est possible de 161

soutenir que le dessin de son arrière-main ne traduit pas un sujet au galop. Dans cette situation, il tente au contraire de réduire sa vitesse en relevant l’encolure et en laissant traîner ses sabots arrière. En inscrivant celui de la jambe avant gauche de l’autre côté du tracé rouge, l’artiste a montré que l’animal avait atteint la limite extrême de son freinage. De l’autre côté, le cheval jaune éprouve inversement un vent de face, lequel ralentit naturellement sa course. Visiblement, il s’emploie à le combattre. L’animal est relié de plus à la ligne rouge par le trait qui figure sa trajectoire sortant du corps de la vache. La notation n’est pas indifférente. Elle explique l’étrange aspect anguleux de sa croupe au point de contact avec le trait. C’est la marque d’un tirage, il nuit probablement, avec le courant aérien, à sa prise de vitesse. Lors de nos précédentes recherches, il y a quelques années, nous étions parvenus à la conclusion que le panneau était l’évocation d’une allégorie relative à la succession des saisons, symbolisées par les deux chevaux, en situant toujours leur partition d’après la ligne rouge. Dans la suite interprétative du plafond des vaches rouges, le panneau prend une autre dimension. La Grande Vache du plafond se situe approximativement au milieu de la galerie, à l’endroit où les parois se resserrent. Il n’y a pas de difficulté à considérer, comme le note Mario Ruspoli, qu’elle est la figure de fond du premier compartiment : « L’espace est en quelque sorte circonscrit dans un compartiment naturel délimité par le rétrécissement du Diverticule axial dont les parois se rapprochent au niveau de la Grande Vache du plafond » Lascaux, un nouveau regard. L’animal est disposé transversalement, étiré de telle sorte qu’il semble même maintenir l’équilibre du plafond à hauteur de ses retombées latérales, à la manière d’une clé de voûte ou d’un pilier. Il cloisonne véritablement ce secteur, derrière, les parois sont vides de décoration sur plusieurs mètres. On retrouve ce clivage sur le diptyque des Chevaux chinois, matérialisé par la ligne rouge qui sépare les deux saisons. Que des vents d’orientations différentes soient associés à l’hiver et à l’été n’est pas si surprenant quand on sait que les changements de temps sont le plus souvent accompagnés par la variation de direction des vents dominants. Ils ont une grande influence sur le climat d’une région, mais ils ne sont jamais concomitants. Aussi, l'observateur peut-il s’interroger sur le risque de voir se percuter deux animaux symbolisant deux saisons, lesquelles sont naturellement décalées dans le temps. Le cycle des vaches rouges peut se situer à la fin de l’été, au début de l’automne, c’est concordant avec l’irruption du cerf noir dans le conduit femelle puisque l’on suppose qu’il est en période de rut. À l’exception du cheval d’hiver, tous les animaux du compartiment évoluent, sous l’égide de la vache dominante, dans la même séquence temporelle. Elle commande à 162

ses congénères, en même temps qu’elle contrôle la ronde des chevaux qui incarne la véritable dynamique de la composition. Dans cette fonction, elle régule leur vitesse de défilement sur la paroi, précisément à hauteur du cheval d’été qui vient de la traverser. Un trait rouge, on l’a vu, relie clairement les deux animaux, il étire nettement la croupe du coursier qui adopte un aspect anguleux. En bref, ce dernier subit l’influence de deux forces qui se conjuguent pour le ralentir : un vent contraire et un tirage arrière venu du boviné. À une régulation d’origine naturelle vient s’ajouter celle de la Grande Vache qui procède par ce moyen à un contrôle du défilement. Le synchronisme du cycle, avec l’œuvre du Grand Aurochs dans la Rotonde, tient sans doute à de tels ajustements. Le cheval d’hiver, en marge de la composition, ne participe pas à la ronde que forment ses congénères. Il en ressent néanmoins la proximité. Sous l’emprise d’un courant aérien qui le pousse vers l’avant, à l’approche du dispositif, il ralentit volontairement la force qui le porte vers une collision. Un choc a pourtant eu lieu. Il est inscrit en filigrane sur le dessin. Il a emporté les pattes arrière de la vache, et affaibli le contour de son train arrière : il n’en subsiste que des tracés évanescents, précisément inscrits sur un écaillage de la paroi. Le traumatisme sur la vache est important, il peut expliquer l’absence de remplissage de peinture de la partie arrière de son corps où viennent s’insinuer la tête et l’encolure du cheval d’hiver. La rupture du tracé dorsal, dont on n’observe plus que la suture au point de sortie du cheval jaune du corps de la vache, est probablement liée à ce phénomène. À deux reprises déjà, le programme iconographique déchiffré a conduit à la relation de l’écaillage du mur avec une percussion. Dans la Rotonde, la jambe avant du grand cheval accolé au flanc de l’aurochs 1 a provoqué un décrochement de paroi, l’entrée du grand cerf noir dans la galerie peinte aussi. Il faut cependant admettre que ces accidents naturels du support rocheux n’ont pas tous eu la même vocation : l’un suggère le décrochement d’un petit cerf dans la Rotonde et au plafond des vaches rouges un autre sert à matérialiser le pivot central de la composition. Tout semble se passer comme si la disposition des animaux avait tenu compte d’un certain nombre de particularités naturelles du support, suivant des combinaisons dont le sens varie d’un endroit à l’autre. En tout état de cause, le cheval d’hiver ne peut être tenu pour responsable du choc. Son profil est intact. On observe seulement que son encolure, à l’image de celle de la Grande Vache, recouvre une partie de l’écaillage de la surface rocheuse. Il ne fait qu’accompagner la percussion. Il faut chercher ailleurs la force capable de mettre à mal l’arrière-train du boviné.

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C’est en réexaminant avec attention le dessin, dans l’environnement immédiat du cheval d’hiver, qu’un indice graphique oriente vers la compréhension de l’origine du violent phénomène.

Illustration 51 : Dessin. Le cheval d’hiver. Le profil intact du cheval d’hiver dont la tête et l’encolure viennent s’insinuer sur la cuisse de la Grande Vache n’est pas à l’origine du choc qu’elle éprouve, il a emporté les pattes arrière. La percussion est symbolisée par la brèche rocheuse figurée en hachure sur le dessin. En revanche, le vent arrière matérialisé par le signe empenné semble fonctionner comme un véritable projectile. Son extrémité vient précisément au contact de la cuisse du boviné.

Il s’agit du signe empenné dont l’extrémité atteint avec une grande précision le contour de la cuisse de la vache. L’incidence du tracé sur la fesse lui donne un caractère agressif. Il est possible d’en déduire que ce sont des vents violents, venus du fond du couloir, qui sont à l’origine du phénomène destructeur. Ils sont capables de projeter le cheval d’hiver vers l’avant, ils fonctionnent comme de véritables projectiles. Ils sont responsables de la brèche ouverte dans le corps de la Grande Vache où est précipité le coursier. Du côté du cheval jaune, les deux signes apparentés sont disposés de telle sorte qu’ils paraissent moins mordants, ils glissent sur et autour de sa silhouette. L’offensive physique de l’hiver corrélé à une autre 164

force capable de destruction physique sur la grande Vache ne provoque pourtant pas son effondrement. Adossée au plafond, elle s’y maintient. Sa ligne dorsale forme toujours obstacle à une éventuelle percussion entre les deux chevaux. La ligne rouge fortement imprimée sur la roche se dresse encore en opposition devant le cheval d’hiver, elle l’oblige à un freinage d’urgence. Elle protège de la conflagration entre la saison froide et l’été. La combinaison indique que le cycle des vaches rouges est contraint dans le temps sous l’effet d’une pression qui lui est extérieure. D’ailleurs, à l’autre bout de la frise, sur le même côté, la vache dominante ne contrôle pas davantage l’entrée du cerf noir dans la galerie. Sur la paroi droite, aux deux extrémités du dispositif graphique, le cerf et le cheval d’hiver arborent les couleurs les plus sombres des animaux qui peuplent les parois. Ils fonctionnent comme deux bornes temporelles. Elles contribuent à la coordination des systèmes mis en place dans la Rotonde et le Diverticule axial. Ce pourrait être la conclusion de l’étude du panneau des Chevaux chinois. Mais ce serait à coup sûr sous-estimer la profondeur de la fracture temporelle inscrite sur le mur. Elle se situe exactement à l’endroit où s’achève l’ornementation du premier compartiment. Depuis notre entrée dans la grotte, c’est la première fois que l’on est confronté à une telle interruption. C’est comme si le fil temporel suivi depuis la grande salle venait se briser dans l’étroiture du couloir. On devine déjà que la décoration de sa deuxième section s’inscrit dans un autre temps. L’interprétation qui injecte du sens dans les éléments naturels du support rocheux n’est pas exactement inédite. Norbert Aujoulat a, le premier, clairement formalisé le rapport d’un élément figuratif, avec une brèche de la paroi, précisément sur l’un des cerfs appartenant à la Rotonde. Sans aller aussi loin, Brigitte et Gilles Delluc n’ont pas ignoré les décrochements de pans de paroi. Ils leur consacrent même une rubrique dans leur dictionnaire : « Dans la salle des taureaux et, à un moindre degré, dans le Diverticule axial, des écailles sont tombées de la paroi sous l’action des eaux infiltrées dans la masse rocheuse et peut-être du gel. Les cicatrices de certaines d’entre elles, tombées avant la mise en peinture de la grotte, ont été décorées de quelques traits, points et aplats (Licorne, Taureau N°1, petits cerfs de la Salle des Taureaux ; cerf noir, Chevaux chinois et Vaches rouges du Diverticule axial) ». Ce que nos propositions comportent de nouveau, c’est la place importante des faits de paroi dans le discours graphique, en particulier, les empreintes d'écailles. La seule difficulté consiste à déterminer si elles ont été effectivement mises en jeu par le peintre, et dans quelles intentions. On a pu mesurer que les motivations étaient variables comme la suite de l’étude va le confirmer. 165

Dans une lecture qui va de la paroi gauche à la paroi droite, la Vache rouge à tête noire est au point d’orgue du cycle des aurochs femelles. Elle est associée au troisième Cheval chinois, il émerge sous elle comme dans une mise bas. Son labeur qui consiste à diluer du noir dans le rouge va s’achever et se traduire au résultat par la production de boulettes de manganèse. Elles constituent la source de ravitaillement en matière picturale du Grand Aurochs. Le cheval va en assurer le transit vers la grande salle. Il est orienté dans sa direction. Sa robe jaune est pommelée, elle contient des impacts de peinture noire. À hauteur du bras des antérieurs qui ne sont pas dessinés, une suite de 26 ponctuations noires est répartie en forme d’accolade. L’aurochs femelle est peut-être dans la souffrance, car elle respire apparemment fort. Son orifice nasal est en effet exceptionnellement représenté. Norbert Aujoulat ne manque pas d’en formuler la remarque : « Les contours sont classiques, avec cependant des détails exceptionnels, comme le mufle, bien individualisé par des décrochements latéraux et rehaussés par l’ajout de l’orifice nasal, décrit par une réserve » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Ce n’est pas si surprenant si elle est dans la délivrance. Elle pourrait être aussi plus ou moins couchée sur le flanc. L’un de ses deux antérieurs est replié sous le poitrail, mais il est impossible de juger de la configuration des postérieurs, ils sont occultés par le cheval sous-jacent. L’hypothèse selon laquelle la vocation de l’animal est de dissoudre le noir dans le rouge ne conduit cependant pas à l’élaboration d’une peinture conditionnée sous forme de boulettes comme l’archéologie l’a montré. Il manque la charge qui donne de la consistance à la matière, elle permet une meilleure adhésion à la paroi. Elle contribue aussi à l’économie du pigment sans modification de la couleur si l’apport est correctement dosé. En conséquence, la Vache à la tête noire doit nécessairement traiter d’une charge.

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Illustration 52 : Dessin. Vache à la tête noire associée au troisième Cheval chinois. Ce dernier semble sortir du ventre de la femelle peut-être couchée sur le flanc avec un membre replié sous le poitrail. La vache conditionne le pigment sous forme de boulettes, le cheval assure leur transit vers la grande salle. Il est polychrome comme celui qui le précède dans la grande salle sur la paroi droite et qui appartient au cycle précédent. Les parties hachurées figurent des décrochements de la paroi.

À la rubrique « Charge » de leur dictionnaire, Brigitte et Gilles Delluc écrivent : « Matière inerte ajoutée à un pigment pour en modifier l’opacité, la texture ou la brillance et pour l’économiser. Une peinture est composée de pigments, d’une charge et d’un liant. À Lascaux, les pigments ont été mélangés avec du quartz, de l’argile, du gypse, de la calcite ou même de l’apatite (os broyé ou non) ». En se tournant vers l’image de la vache on voit que l’intérieur de son corps, parfaitement délimité par des contours clairs, n’est pas entièrement peint. Sur la tête et l’encolure, le noir présente un dégradé avec le rouge. À l’arrière, une partie de la cuisse et de la fesse n’a pas été peinte, de même qu’une bande étroite qui court au long de la ligne dorsale. Ces surfaces sont demeurées blanches, elles ont la teinte du support rocheux recouvert de fins cristaux de calcite. Ici encore le peintre a délicatement traduit, par soufflage de colorant, la transition entre le rouge et le blanc. Brigitte et Gilles Delluc sont d’avis que le fond blanc de la calcite a joué le rôle de troisième couleur. La recherche d’une charge qui viendrait s’ajouter au mélange du noir avec le rouge pour parvenir à une matière consistante incite à privilégier une interprétation différente. Le blanc de la calcite mis en jeu sur la robe de la 167

vache correspond, pour nous, à la charge. La proposition n’est pas simplement théorique puisque l’adjonction intentionnelle de calcite à la matière picturale est avérée dans la préparation de la matière colorante à Lascaux. Un tracé disjoint rouge est peint sur la fesse de la vache. Il est inscrit sur le fond blanc et pointe vers le haut, comme l’indique le sens de sa barbelure. Sa forme est identique à celle présente sur l’épaule de l’aurochs 2 où nous lui avons attribué une fonction directionnelle. Il matérialise, faut-il le rappeler, la trajectoire du cerf décroché de la paroi entre les deux grands taureaux. Bien qu’ils soient de couleurs différentes, il y a de bonnes chances pour que les deux signes aient la même signification. En suivant la direction vers laquelle pointe le signe, elle recoupe d’abord la ligne de dos de la vache, à l’endroit où précisément, le tracé change d’aspect. Il est très épais sur le dos, devient nettement plus fin à hauteur des reins pour reprendre de la consistance sur l’arrondi de la fesse. Il n’y a pas d’explication technique à cette modification. Le support à cet endroit ne présente aucune difficulté, il se prêtait à l’inscription de lignes homogènes. En remontant encore sur la paroi, suivant le même axe, à l’extérieur du contour de l’animal, on rencontre un petit écaillage de la paroi. Il pourrait paraître anodin, s’il n’était relié au corps du boviné par le truchement d’un curieux tracé ramifié qui adhère par ailleurs, tout à proximité, à un second négatif d’écaille. Sur l’encolure s’élève à la verticale un second tracé linéaire du même type. Il ne conduit pas comme précédemment à une brèche rocheuse. Dans Préhistoire de l’art occidental, André Leroi-Gourhan considérait ces formes proches de bois de cerf, qu’il rapportait ensuite à la catégorie des signes barbelés, symboles du principe mâle dans sa typologie. C’est, à notre connaissance, l’une des rares tentatives d’explication de ces tracés ramifiés qui émanent du corps de la bête. Il n’est pas possible ici de savoir si les décrochements de calcite reliés à la vache sont postérieurs à l’exécution du dessin, leurs empreintes ne comportent pas de marque de peinture. Nous pensons néanmoins qu’ils sont à intégrer au dispositif graphique dans la combinaison suivante. Le signe rouge disjoint reporte l’attention de l’observateur sur la couleur blanche de la fesse, et par conséquent, sur la croûte de calcite sous-jacente. L’orientation du signe indique une direction. Elle croise le tracé du dos qui en ce point précis perd de son épaisseur. Cette donnée souligne l’intérêt qu’il convient de porter à la ligne imaginaire qui aboutit à un éclat de calcite (voir illustration 52). Le signe ramifié concrétise le procédé d’enlèvement de matière sur le mur, il la fait éclater, ce qui suppose qu’il exerce une force sur la paroi. Il fonctionne à la manière d’un réseau de racines végétales en recherche de substance nourricière, capable, comme dans la nature, de s’immiscer dans les fissures la roche pour ensuite 168

la pulvériser. En d’autres termes, il absorbe la pulpe minérale blanche qui se trouve à sa portée sur le mur. L’autre tracé linéaire qui s’élève à la verticale est, quant à lui, en recherche d’autres sources, d’autres connexions avec les écaillages du support. Le scénario apparaîtra peut-être hautement spéculatif, mais il prend en compte toutes les données du dessin, en même temps que les particularités du plan graphique. Il introduit aussi la troisième composante de la matière picturale, c'est-à-dire la charge qui s’identifie ici à la calcite. Il n’est pas indifférent dans la traduction de la voir éclater sur le mur. Dans la réalité, elle était naturellement incorporée à la préparation en fine poudre blanche après broyage. Justement pour rester au plus près des faits archéologiques dont l’iconographie se fait l’écho dans notre déchiffrement, même s’il reste relatif à un mythe, il est nécessaire d’en revenir aux véritables techniques de préparation des colorants par les peintres paléolithiques. Les chercheurs les ont reconstituées par les analyses physico-chimiques et l’expérimentation. Ce retour aux données scientifiques sera aussi l’occasion d’aborder le thème des méthodes d’application de la peinture sur la surface rocheuse. La palette des artistes de Lascaux comporte trois couleurs : le noir, le rouge et le jaune. Leur mélange donne des teintes intermédiaires. L’ocre est une argile colorée en jaune ou rouge par les oxydes de fer (hématite, goethite…). Ce n’est pas un matériau rare, on le trouve dans de nombreux secteurs géographiques autour de la caverne. Le noir généralement utilisé dans les grottes ornées de la vallée de la Vézère est le minerai de manganèse, il en existe plusieurs sortes. Ailleurs il peut s’agir de charbon de bois. C’est une matière dure qui nécessite un broyage pour le réduire en poudre. Elle est relativement abondante dans la nature. Quelques-uns de ces gisements dans les environs du souterrain ont été cartographiés dans Lascaux inconnu. La transformation d’une terre colorée prête à l’emploi passe par plusieurs étapes. À l’état brut, le minerai n’est pas toujours concentré, il nécessite des manipulations pour parvenir à des teintes soutenues : triage des impuretés, lavage… Après traitement, le produit sec est broyé et réduit en poudre. Mais il peut subsister sous forme de blocs, tels que ceux retrouvés à Lascaux, et servir de crayons. D’après Norbert Aujoulat, cette technique n’a pas été utilisée dans la grotte, ces colorants étaient destinés à être réduits en poudre. Après broyage, le pigment peut être mélangé à une charge. Le procédé améliore la consistance et le pouvoir adhérant du produit. Son homogénéité et sa fluidité sont obtenues par l’adjonction d’un liant qui peut être de l’eau. Il facilite l’application de la peinture sur le support rocheux. Dans la thèse de doctorat qu’elle a soutenue en 2003, sur le thème « Caractérisation des oxydes de manganèse et usage des pigments noirs au Paléolithique Supérieur », Emilie Chalmin, maître de conférences à 169

l’université de Savoie, fait le point de ses travaux sur les peintures de Lascaux : « On peut conclure qu’il existe au sein de la grotte une grande diversité de préparations, faisant intervenir ou non des charges ». Sur l’analyse de certains blocs de pigment retrouvés dans la grotte, elle commente : « La comparaison des charges des blocs 39 et 43 avec l’argile présente dans la grotte a montré qu’il pouvait s’agir du même matériau ce qui favoriserait l’explication d’un mélange volontaire. Cette préparation a été réalisée soit dans le but de fabriquer des réserves de pigments (bien qu’il soit plus difficile de broyer ou de racler une matière élastique comme l’argile) soit pour confectionner des crayons permettant la réalisation d’esquisses ». La chercheuse formule ici deux propositions qui appellent à la réflexion. Elle revient d’abord sur l’idée de réserves de pigments émise en son temps par l’abbé André Glory, consécutivement à la découverte de concentrations de boulettes de colorant au fond du Diverticule des Félins, et à l’entrée du Passage. Sa deuxième proposition, relative à l’utilisation pratique du mélange manganèse-argile, qui donne une matière souple, difficile à réduire en poudre, entraîne une autre remarque. Dans son analyse sur la technologie des figures, Norbert Aujoulat a déterminé plusieurs méthodes d’application de la peinture sur la roche : la pulvérisation du pigment par la bouche, le dépôt à l’aide d’un outil (tampon ou pinceau), le tracé au doigt. On a vu que le premier moyen, le plus fréquemment utilisé, nécessitait la proximité du peintre avec la paroi pour éviter une trop grande dispersion du crachis. Étant donné que de nombreuses peintures se situent en partie haute des parois, notamment dans la grande salle et le Diverticule axial, il était donc nécessaire que l’officiant soit perché pour se rapprocher au plus près de la surface à décorer. On se souvient que la question de l’accès aux parois a été traitée par Brigitte et Gilles Delluc dans Lascaux inconnu. Ils ont envisagé l’utilisation de troncs d’arbres dans la grande salle, et la construction d’un plancher dans le Diverticule axial. De son côté Michel Lorblanchet, qui a expérimenté la méthode du crachis, a montré que sa mise en œuvre devait répondre sur un plan pratique à certaines conditions : « Remarquons que l’opérateur doit être assisté puisqu’il utilise ses mains comme écrans pour contrôler les jets de colorant. L’assistant est chargé de tenir la lampe de pierre à proximité de la paroi, de participer à l’entretien de l’éclairage et sans doute au broyage sur place d’une partie au moins du pigment pour la fabrication de la poudre en fonction des besoins de l’opération » Art Pariétal, Grottes ornées du Quercy. Le lecteur découvre peut-être que la réalisation de peintures en milieu obscur procédait non pas d’une improvisation, mais d’une organisation qui pouvait se heurter à certaines difficultés inhérentes à la technique utilisée. Il est à 170

préciser que ces informations sont relatives à la reproduction du panneau des Chevaux ponctués de la grotte du Pech-Merle dans le Lot, nous en avons déjà parlé à propos du temps d’exécution des œuvres et de la toxicité du bioxyde de manganèse. Dans la grotte quercynoise, le pan rocheux décoré ne présente pas de difficulté d’accès puisqu’il se trouve à hauteur d’homme. C’est bien différent à Lascaux. Il faut imaginer le peintre et son assistant, tous deux perchés sur des échelles de perroquet dans la grande salle, le premier soufflant le colorant sur la paroi, le second l’éclairant avec une lampe à graisse. Il fallait encore que le peintre dispose de suffisamment de poudre colorante à sa portée pour éviter d’interrompre à tout moment son tracé. On voit mal son assistant, en équilibre sur sa poutre de bois, éclairage en main, l’approvisionner en matière première. Dans cette situation, l’intervention d’un troisième individu n’est pas à exclure. Michel Lorblanchet en évoque d'ailleurs la possibilité. Le peintre pouvait encore disposer d’un sac en peau accroché à sa ceinture servant de contenant au colorant. Il n’en demeure pas moins que les manipulations de la poudre colorante devaient rester délicates ; sous cette forme, elle file entre les doigts et se disperse facilement. La préparation liquide n’offre pas de meilleures garanties. Ces questions pratiques amènent à s’interroger sur l’utilité du conditionnement du pigment sous forme de boulettes à Lascaux. Elle se devine immédiatement. Préalablement confectionnées, calibrées en fonction de l’opération envisagée, elles se transportent facilement d’un endroit à l’autre. Juché sur son échafaudage le peintre les manipule sans difficulté, à l’économie et sans perte. Il lui suffisait de malaxer la matière dans la bouche pour la rendre moins pâteuse, plus fluide. La réserve émise par Emilie Chalmin sur la difficulté de réduire en poudre une matière plastique prend ici tout son sens. Les nodules de colorant trouvés dans la grotte n’étaient pas destinés à être broyés, mais fondus dans la bouche du peintre. Ils constituaient une peinture prête à l’emploi, leur concentration en divers points de la grotte renforce l’idée qu’il s’agissait de réserves. La question qui se pose est de savoir à qui elles étaient destinées. Le caractère enfoui du dépôt du fond du Diverticule des Félins plaide en faveur d’une démarche plus symbolique qu’utilitaire. S’il s’agit d’une offrande, alors elle ne pouvait être destinée qu’au Grand Aurochs, consommateur boulimique de pigment dans son éternelle œuvre créatrice. Pour revenir au déchiffrement proprement dit, et à l’idée que le cheval jaune, c'est-à-dire le troisième Cheval chinois, assure le transit vers la grande salle des nodules de pigment noir, il faut se reporter aux divers groupements de ponctuations noires qui se répartissent sur les parois, depuis le cheval jaune jusqu’au Grand Aurochs. Elles ont été obtenues par soufflage dans la galerie et pour la plupart au tampon dans le Rotonde. 171

Il y en a 26 disposées en accolade sous le cheval jaune, 13 sont alignées horizontalement sous le grand cerf noir de l’entrée, 13 autres sont dispersées dans l’environnement du Grand Aurochs. Une tache noire, plus large, située sous le cervidé n’entre pas dans ce dénombrement. La figure ci-dessous rapporte la forme que prennent les trois groupements.

Illustration 53 : Dessin. Ponctuations du Diverticule axial et de la Rotonde. Côté gauche : les deux groupements de ponctuations noires du premier compartiment sur la paroi droite du Diverticule axial. Côté droit : distribution sur la paroi droite des ponctuations dans l’environnement du Grand Aurochs dans la Rotonde.

La concentration de 26 unités sous le cheval étant la plus importante, elle sera à la base de tous les décomptes. Elle correspond à la production globale de matière colorante générée par les vaches rouges au cours d’un cycle complet que déclenche chaque nouvelle incursion d’un cerf dans la galerie. Les 13 ponctuations figurées sous ce dernier sortent de la galerie vers la grande salle. Comme le chiffre 13 représente la moitié de 26, c’est que la quantité globale de boulettes de manganèse n’est pas directement mise en jeu, elle subit un fractionnement en deux parties égales. Autrement dit, le colorant sort du couloir par train de 13 unités. Celles figurées sous le cerf noir se trouvaient auparavant concentrées à l’intérieur du compartiment rectangulaire, à présent vide de remplissage. Le quadrilatère sert à calibrer les quantités. On retrouve sur les blasons peints de Lascaux (panneau de la grande Vache noire) la juxtaposition de carrés et de rectangles remplis de différentes couleurs. La disposition en accolade des 26 ponctuations qui forment une suite homogène connaît cependant deux inflexions à angles droits. Elles sont susceptibles de correspondre à deux divisions potentielles. La première intervient à la suite de la 13e ponctuation, la seconde 7 ponctuations plus tard. Ces dernières sont disposées en demi-cercle, elles se trouvent à 172

l’amorce de la jambe du cheval qui n’est pas dessinée. Les six autres remontent franchement sous son encolure. Au résultat, la fragmentation virtuelle du groupement se décline en deux moitiés, mais l’une connaît une division interne, c'est-à-dire à la deuxième inflexion à angle droit du groupement, elle donne 7+6. C’est aussi la répartition des ponctuations autour du Grand Aurochs : 7 sont devant lui, dont trois sont déjà en place sur la ligne de dos de sa dernière création, 6 derrière, au-dessus du garrot, en réserve. Il n’est pas interdit de penser, en raison de son emplacement, qu’un signe rouge intervient d’une manière ou d’une autre dans la combinaison. Il présente deux tirets disjoints désaxés relativement à sa composante principale formée de deux lignes parallèles. Sa configuration fait songer à un déboitement à une fracture ou une rupture. Il est peut-être les deux à la fois. Dans le premier cas, il est à relier à la jambe absente du cheval, dans le second aux ponctuations. Il peut encore signifier la sortie proche du couloir, perçue comme une rupture du conduit au seuil de la Rotonde. Deux tracés parallèles peuvent fort bien symboliser la galerie.

Illustration 54 : Dessin. Fragmentation des 26 ponctuations aux deux articulations les plus significatives du groupement. Il y en a 13 à gauche, elles forment un même ensemble. Au centre et à droite, elles se répartissent en deux fractions de 7 et 6 unités. Un signe disjoint rouge pourrait matérialiser la partition des 26 impacts de couleur à l’endroit où on les scinde en deux parties égales. Ceux du centre figurent parfaitement les deux jambes antérieures du cheval. Elles sont projetées en avant.

Pour sa part, Thérèse Guiot-Houdart décompose la série de 26 points aux deux mêmes endroits, mais avec un calcul différent, afin d’obtenir une série 173

de multiples du chiffre 7. Le résultat est intéressant, mais plus compliqué à obtenir. André Leroi-Gourhan pensait aussi que le chiffre 7 avait une signification particulière pour les paléolithiques. Il le retrouvait, avec son multiple, en comptant les 14 ponctuations de la partie gauche du groupement et les 7 de droite, en isolant les 5 formant le méandre. Par un autre calcul, mais en considérant deux fois le point central de la série figurée sous le cerf qui comprend 13 unités, il parvenait à obtenir un autre multiple de 7. Il en parle dans sa contribution à Lascaux inconnu au chapitre Les signes : « Le hasard a peut-être présidé à la répétition du nombre 7 dans presque toutes les lignes de ponctuations, mais il n’est peut-être pas impossible que, comme le pense B.A Frolov, ce nombre ait joué un rôle important dans la pensée du Paléolithique supérieur ». Si l’on tient compte d’une autre série de 7 points dans la grotte (dans la Nef, Leroi-Gourhan en note une seconde au fond du Diverticule axial), également liés aux antérieurs d’un cheval, on peut effectivement s’interroger sur la place de ce chiffre dans une éventuelle numération dont la signification restera probablement obscure. Mais pour abonder dans ce sens, nous nous sommes livrés à un autre décompte qui recense précisément le nombre total de ponctuations présentes sur la paroi droite de la galerie et la paroi droite de la Rotonde. Selon nous, les deux plans graphiques sont étroitement associés à ce thème. Le calcul écarte bien entendu le pointillisme qui figure le pelage sur la tête de l’aurochs 3. Ces impacts noirs sont d’ailleurs d’une morphologie assez différente. On parvient au total de 52, soit : Diverticule axial 26+13, Rotonde 4+3+6. C’est aussi le nombre de semaines dans l’année, comme le chiffre 7 correspond au nombre de jours dans la semaine. Le décompte global correspond évidemment à l’intervention consécutive de deux cerfs dans la galerie puisque le cycle complet des vaches aboutit à la production de seulement 26 points. C’est concordant avec la présence du grand cerf noir dans le couloir, et avec celui qui en ressort rétréci de moitié sur la paroi droite. Si les points peuvent connaître des arrangements arithmétiques multiples, il n’en va pas de même de leur dénombrement. Le total de 52 n’est pas contestable, ce qui n’évacue pas pour autant la part du hasard. On ne peut donc rien affirmer, mais ce résultat incite à penser que la boulette de colorant noir pourrait être sensible à la dimension temporelle. Sa propension à l’érosion dans la Rotonde, où toute la descendance du Grand Aurochs connaît l’usure du temps, trouverait là une explication. C’est toute la faiblesse de l’ensemble du dispositif déployé dans l’avant-grotte et qui justifie son existence. Elle oblige le Grand Aurochs à remettre inlassablement l’ouvrage sur le métier et en retour, les vaches rouges à travailler la matière colorante. La traque de la harde des cerfs connaîtra 174

toujours la même fin. Elle pourra viser le sujet dominant, elle aboutira invariablement au décrochement d’un cerf immature. C’est le grain de sable qui enrayera perpétuellement la formidable mécanique. Dans cette version, il n’y a rien de nouveau sous le soleil de la colline de Lascaux. L’illustration 54 montre assez bien la raison pour laquelle l’alignement des points forme un méandre à hauteur des bras du cheval jaune. La combinaison graphique ne fait pas que suggérer les deux jambes du coursier, elle les remplace. La substitution confère aux ponctuations la capacité de déplacement sur les murs qu’elles héritent des jambes dont c’est naturellement la vocation. Elles n’ont plus qu’à être guidées vers leur destination, c'est-à-dire vers la grande salle.

Illustration 55 : Dessin. Boulettes de Pigment de la Rotonde. La zone de diffusion des boulettes de pigment noir sur la paroi droite de la Rotonde est matérialisée par les deux lignes de pointillés. Elle prend sa source dans le Diverticule axial. Le colorant est introduit dans la grande salle par train de 13 unités.

Plusieurs courts traits rouges sont les témoins de passages répétés dans la zone de diffusion des ponctuations matérialisée sur le dessin. Une marque composée de tirets rouges est associée au petit cheval polychrome qui précède le cerf qui sort du couloir. Au terme de ce décryptage des deux premières grandes sections de la grotte, il est un nouveau passage de l’ouvrage de Thérèse Guiot-Houdart qui mérite une attention particulière. Le texte est relatif à la vache rouge associée 175

au cheval jaune et aux 26 ponctuations : « Si l’on veut bien tenir compte de ce qui a été expliqué jusque-là et moyennant quelques remarques complémentaires, cette image sera facile à interpréter : elle représente de façon allégorique l’union de la vache rouge et du cheval, c'est-à-dire le mélange du lait-sperme et du sang, suivi d’un ruissellement en pluie de ce « liquide mixte de fécondité ». Gouttelettes symboliques, les pointillés noirs s’écoulent par le pied du cheval ». Pour peu que l’on procède à des transpositions, nos conclusions sont fort ressemblantes. L’allusion à un mélange correspond dans notre version à celui du noir dans le rouge. Les points noirs, semence fertile issue de cette opération selon l’auteure, sont aussi les ferments de la création dans le scénario que l’on envisage. Le pigment est indispensable à la formation des tracés corporels par la méthode du crachis de peinture dans le processus de la reproduction des grands taureaux. Le cycle du sang attaché au principe féminin que prône l’auteure dans le Diverticule axial pourrait avoir trouvé sa place dans notre traduction. Nous l’avons écarté pour la raison que le sang, utilisé comme liant principal dans la préparation picturale, ne donne pas de bons résultats. Dans diverses expérimentations, il n’apparaît pas comme le meilleur candidat à cette fonction. Sur les tracés expérimentaux, il est responsable de l’apparition rapide de moisissures. Mais on ne peut écarter l’éventualité d’un dosage symbolique d’une petite quantité de sang avec de l’eau. Aujourd’hui encore, les techniques d’analyse sur la nature des liants ne permettent pas de les identifier. S’ils ont été d’origine organique (graisse animale, gomme végétale, sang, urine…), il y a de bonnes chances qu’ils n’aient pas résisté au temps. L’hypothèse qui fait une large place au colorant, véritable principe actif dans le fonctionnement des cycles, lui confère naturellement un caractère sacré qui se traduit jusque dans son mode de préparation, son conditionnement, son application sur la roche. On sait déjà que les pigments de Lascaux font l’objet de mélanges complexes. Leurs formules sont à prendre avec précaution, on ignore s'il s'agissait de compositions intentionnelles. De l’os broyé a été identifié dans certains microprélèvements de peinture. Sa présence peut être accidentelle. Mais dans l’éventualité où le liant a pu contenir du sang, la formule ne laisse pas le chercheur indifférent. Le pigment devient symboliquement une matière propre à générer du vivant. Nous reviendrons brièvement, dans la suite du texte, sur les colorants de Lascaux dans l’étude de panneau de la Vache noire.

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b. Le Diverticule axial : Deuxième compartiment Pour atteindre la deuxième section décorée de la galerie, il faut franchir les quelques mètres à l’endroit où les parois se resserrent. Le visiteur se trouve sensiblement au milieu du conduit. La décoration y est absente, et il fait peu de doute que cette architecture naturelle a introduit une division dans la programmation du récit mythique. Nous l’interprétons comme une rupture temporelle, initiée, comme on l’a dit, par le cheval d’hiver. Après l’étroiture, les parois s’évasent brusquement de part et d’autre de l’axe du couloir. Le même visiteur remarque immédiatement que la plupart des peintures ont perdu de la hauteur, un peu comme si leur organisation rétrogradait d’un niveau, relativement à celle du premier compartiment. Les surfaces propres à la décoration ne manquaient pas. Sur plusieurs mètres, la hauteur sous plafond ne diminue pas. La voûte est aussi peu accessible que dans la première section, elle ne comporte pas de peinture. Il n’y a qu’un dessin qui se trouve en situation élevée. Il s’agit de l’esquisse d’un protomé de taureau, il n’est pas sans rappeler ceux qui tournoient dans la Rotonde. Le passage de la grande salle vers le premier compartiment de la galerie peut être considéré sous le même rapport. D’une situation élevée, le dispositif pictural passe à un niveau plus modeste. Norbert Aujoulat qui a précisément analysé l’état des surfaces rocheuses du sanctuaire donne une explication technique à cet abandon du registre supérieur par les peintres : « Malgré les difficultés d’accès et les contraintes de « mise en page » imposées par une voûte et des parois au modelé tourmenté, plusieurs figures parmi les plus prestigieuses de l’art pariétal ont été réalisées sur ce support : les quatre vaches rouges et la frise des Chevaux chinois. Les surfaces peintes se limitent au premier tiers du Diverticule axial. Au-delà, les difficultés d’accès croissantes ont empêché de continuer à exploiter ce type de surface » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Le préhistorien fonde son analyse sur la difficulté d’accès aux parois dans la deuxième partie du couloir pour expliquer que son secteur plafonnant n’a pas été décoré. Mais c’est le cas sur toute la longueur de la galerie à l’exception de sa partie terminale. Si les peintres ont été capables d’accéder au registre supérieur du premier compartiment et d’y réaliser de surcroît des œuvres parmi les plus prestigieuses du bestiaire, il n’y a aucun argument tangible pour soutenir qu’ils en ont ensuite été empêchés pour des raisons techniques. Il est à préciser ici que le chercheur réfute en partie la thèse selon laquelle, au paléolithique, un échafaudage était disposé tout au long du couloir. Il pensait à des moyens plus légers. Elle est pourtant admise par une bonne partie de la communauté scientifique. Ces structures ont en effet laissé des traces. Des trous naturels dans les parois bourrés d’argile portent encore 177

des empreintes de solives qui étaient vraisemblablement disposées en travers du couloir. Elles permettaient l’accès à l’ensemble des surfaces rocheuses. Selon Norbert Aujoulat, il faut donc imaginer que le protomé d’aurochs disposé en haut de la paroi droite du 2e compartiment, d’une dimension relativement imposante (1,20 m), a été réalisé par un outil composé d’un manche d’une longueur adéquate muni au bout d’un pinceau. Comme il était nécessaire qu’il dispose d’un éclairage suffisant, il devait être accompagné d’un assistant. On a tout de même du mal à imaginer un tel déroulement des faits. En tout état de cause, ce mode opératoire n’explique pas davantage pourquoi l’animal est demeuré inachevé. Le peintre avait accompli le plus difficile, le reste du corps s’inscrivant naturellement plus bas sur la roche. Des indices probants montrent que les peintres de Lascaux disposaient de moyens appropriés pour accéder aux registres supérieurs du plan rocheux. Il en va ainsi dans la Salle des Taureaux. Le cheval vaporeux qui figure parmi les dessins les plus haut placés de la grande salle a été réalisé par la technique du crachis de peinture. À cet endroit, la bouche du peintre devait se trouver très près de la paroi, avec un éclairage suffisant au regard de la précision atteinte. Non loin, à une hauteur comparable, la corne droite de l’aurochs 3 a manifestement connu le même procédé de réalisation. Ces deux exemples suffisent à montrer que la technique utilisée ne dépendait pas forcément que de la difficulté d’accès à la surface à décorer comme le soutient Norbert Aujoulat dans son livre. D’après le préhistorien, une série de ponctuations suffisamment resserrées forment le chanfrein, le mufle et le menton du protomé d’aurochs sur la paroi droite du deuxième compartiment. Les autres contours ont été obtenus par frottements. L’intérieur de la figure ne comporte apparemment pas de détail. Le regard est toutefois attiré par un accident du support qui pourrait avoir été mis à profit par le peintre. Ce sont deux sillons parallèles, ils sont reliés à une tache noire de forme oblongue noyée dans le tracé du chanfrein. C’est une forme connue, elle se retrouve sur le même segment anatomique de l’aurochs 1. Elle matérialise également l’œil de l’aurochs 3. Il pourrait s’agir de la représentation d’un organe de la vision, curieusement placé, il est vrai, mais qui donne du sens aux deux sillons qui font alors office de larmier. André Leroi-Gourhan les représente d’ailleurs dans l’ouvrage collectif Atlas des grottes ornées. C’est inhabituel chez lui, il travaillait davantage dans la schématisation. Il est difficile de ne pas tenir compte de cette tache, localisée à l’identique sur l’aurochs 1. Elle va dans le sens d’une filiation étroite du taureau isolé dans le deuxième compartiment avec ceux de la Rotonde. C’est une opinion au demeurant assez largement partagée par les spécialistes. Les deux commentaires suivants sont explicites sur ce point. 178

« Située sur la voûte du Diverticule axial, à la limite de la paroi, audessus de la Vache qui saute et des « poneys », cette superbe tête de taureau (L=1,20m), demeurée à l’état d’esquisse, est très analogue à celles des Taureaux de la Salle des Taureaux… » Dictionnaire de Lascaux. « En raison de la déclivité du sol, il domine l’ensemble graphique de ce 2e tiers du Diverticule axial. Cette représentation partielle, mais aux dimensions imposantes est en tout point comparable à celles de la Rotonde » Lascaux, le geste, l’espace et le temps.

Illustration 56 : Dessin. Au centre, protomé d’aurochs du 2e compartiment. Une ponctuation oblongue noyée dans le tracé du chanfrein paraît liée à deux sillons naturels du support. L’aurochs 1 de la Rotonde, en haut à gauche, présente aussi une tache noire de forme comparable incluse dans le tracé du chanfrein. À droite, elle figure l’œil de l’aurochs 3. Plus bas, petit dessin schématique d’après André Leroi-Gourhan reproduisant le protomé du boviné (Atlas des grottes ornées) sur lequel figurent les deux sillons naturels du support.

On est ainsi fondé à croire que la rupture temporelle qui intervient entre les deux sections, et qui correspond à l’absence de représentation dans 179

l’étranglement de la galerie, n’isole pas entièrement la suite de la décoration. La transition est cependant sensible à travers une représentation de premier plan, elle se trouve immédiatement à gauche en entrant, sur la paroi opposée à celle du protomé d’aurochs. Il s’agit d’un puissant taureau noir, de grande envergure (L=3,50m), il est peint dans une concavité de la paroi. À la différence des autres mâles de la même espèce, la totalité de son corps est couverte d’un aplat de couleur qui laisse cependant apparentes plusieurs peintures sous-jacentes.

Illustration 57 : Dessin. Vue de l’entrée du 2e compartiment depuis le fond de la galerie. À noter l’emplacement des deux figures principales. En haut à gauche le protomé d’aurochs. Il surplombe l’ensemble de la décoration. À droite un puissant taureau noir. On remarque plus loin la grande vache rouge qui traverse le plafond et scelle le fond du premier compartiment.

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Le Taureau noir est l’animal le plus imposant du Diverticule axial. D’emblée, il est difficile de s’empêcher d’établir un rapport entre les deux mâles de l’entrée. L’un est haut perché sur le mur, mais il est réduit à l’état d’esquisse, l’autre est situé plus bas, entièrement dessiné dans une configuration particulièrement robuste. On peut se poser la question d’une mise en regard à distance des deux animaux, mais aucun indice ne permet de l’affirmer. Le Taureau noir est indiscutablement la figure centrale de la composition de la seconde section de la galerie. Son congénère est plus éthéré, presque absent, il est réduit à des tracés minimalistes, et il est isolé des autres figurations. Il semble planer, comme le fantôme d’un personnage lointain, ou bien il ne représente que l’évocation des images de la grande lignée mâle qui forme le carrousel dans la salle principale. On serait porté à le croire en raison de sa localisation qui n’est certainement pas indifférente quand on a considéré que les animaux les plus haut situés sur les parois, qui sont aussi les plus grands par la taille, formaient la cohorte des personnages les plus importants du bestiaire. Pour rappel, ils sont dotés d’un souffle (Grand Aurochs, Cerf noir, Grande Vache rouge, Vache noire dans la nef). L’absence de souffle ne permet pas de l’intégrer à la catégorie en question, mais il a le privilège de la dimension et de l’élévation sans partage. Derrière lui, le plafond resté vierge pourrait tout de même indiquer que son effigie sort, elle aussi, de l’ordinaire. On garde à l’esprit que la hauteur est un lieu de pouvoir à Lascaux. Comment admettre dès lors que le puissant Taureau noir n’occupe pas un rang plus élevé dans la hiérarchie animale. Il présente il est vrai une caractéristique qui le différencie des autres mâles de la même espèce. Même s’il est morphologiquement proche de ces derniers, son traitement graphique ne suit pas le même protocole. On en veut pour preuve le remplissage de peinture noire qui couvre son profil que l’on ne retrouve pas chez les bovinés mâles du même calibre. Il n’appartient pas à la même lignée, on pourrait même dire qu’il est d’une autre race. Mais il semble plus pertinent de penser qu’il appartient à un temps différent, plus ancien que celui de ses congénères. Il prend place dans une biographie, autrement dit, il fait figure d’ancêtre. Pour accréditer cette idée, il suffit de répertorier les figurations que son corps recouvre. À l’intérieur de ses contours se distinguent nettement deux vachettes rouges dont l’une est entièrement incluse dans le corps du grand mâle. Quel que fût l’ordre d’exécution, la superposition n’est pas accidentelle. Les deux ganaches, celle de la vachette et du taureau, sont parfaitement coïncidentes. Viennent ensuite quatre bovinés de couleur jaune, ils sont oblitérés en partie par l’aplat noir du taureau. Par traitement de l’image, Norbert Aujoulat en a rendu la lecture plus précise. Ce sont des 181

animaux de dimensions réduites, limités au dessin du protomé : « La ligne du dessus de l’imposante représentation d’aurochs oblitère quatre protomés d’autres aurochs, alignés et tournés vers l’entrée… La traduction du pelage par un semis d’impacts de couleur reste similaire à celle des grands taureaux de la Rotonde. Cette analogie autorise un rapprochement avec les bovinés de la première salle » Lascaux, le geste, l’espace et le temps.

Illustration 58 : Dessin. Grand Taureau noir superposé à deux vachettes rouges et à quatre protomés d’aurochs jaunes. La superposition est ici volontairement mise en évidence. Les deux figures du haut donnent une bonne idée de leur physionomie. Elles ont été obtenues par traitement d’image.

Le commentaire qui met l’accent sur l’analogie entre les quatre aurochs jaunes et ceux de la Rotonde n’est pas dénué de fondement. C’est le second indice, après le protomé d’aurochs de la paroi d’en face, qui renvoie assez certainement vers la grande salle. Il associe indirectement le Taureau noir aux autres grands mâles, mais pas seulement. La superposition avec deux vachettes rouges est le signe qu’il entretient parallèlement un rapport étroit avec les aurochs femelles juvéniles. C’est inédit, si l’on veut bien considérer 182

ce que nous nous sommes efforcés de mettre en évidence jusque-là. On veut parler de la division des genres qui prévaut dans les compositions de la Rotonde et du premier compartiment de la galerie. Dans le récit mythique, il fut donc un temps où mâles et femelles connaissaient des rapports plus naturels et probablement plus équilibrés. Une fracture s’est produite, hissant les premiers au sommet d’une hiérarchie sans partage. En attendant de tenter d’en établir les causes, le regroupement d’animaux sous le Taureau noir que le peintre, à dessein, n’a pas masqué, désigne intuitivement l’animal comme un protecteur. On remarque que la densité de pigment noir qui le recouvre diminue vers l’arrière. Norbert Aujoulat l’interprète comme le résultat de la difficulté d’accès à la paroi qui n’aurait pas permis au peintre de correctement achever son remplissage de peinture. Il faut savoir que la base du panneau se trouve à moins de 2 mètres du sol. Il semble une nouvelle fois difficile de le suivre dans cette analyse quand, tout près, dans le premier compartiment, la décoration surplombe le même sol de près de 4 mètres. Nous suggérons qu’il y a eu davantage intention d’imprimer un remplissage de peinture plus poreux pour faciliter le passage des animaux dans le corps du boviné. À cela vient s’ajouter une anomalie graphique : l’attache du segment caudal ne se trouve pas dans le prolongement de la ligne de dos, comme on l’observe sur nombre d’autres représentations vues de profil. Le peintre a indiscutablement dilaté la croupe de l’animal, vraisemblablement pour la même raison que précédemment. C’est une remarque que formulent également Brigitte et Gilles Delluc dans leur dictionnaire sur la grotte en évoquant la massivité anormale de la croupe. Les animaux qu’abriterait la puissante image sont des sujets jeunes. Les deux femelles sont particulièrement graciles, les bovinés jaunes forment probablement une lignée de jeunes mâles. Il est encore intéressant de noter l’ancrage très marqué du Grand Taureau noir à la paroi, où il paraît véritablement arrimé. Sa silhouette épouse en effet toute la concavité de la paroi, son antérieur droit dont l’extrémité n’est pas dessinée s’enfonce dans la ligne de sol tandis que l’autre est relevé, précisément au-dessus d’un trou bourré d’argile qui a servi de fixation à un élément d’échafaudage. On peut être certain que ce n’est pas la difficulté du support dépourvu de calcite qui a conduit l’artiste à amputer la patte de l’animal, car, derrière, sur le même type de surface, les postérieurs sont dessinés dans leur entièreté. Si l’on peut comprendre la configuration de ces derniers qui découvrent le scrotum, car ils sont largement écartés pour laisser le passage aux animaux qui viennent trouver refuge en son sein, l’animation de la patte avant relevée tient d’une autre explication. L’illustration 59 montre le soin que l’artiste a apporté au découpage de la façade avant du taureau à hauteur du chanfrein, du mufle, de la ganache, du 183

poitrail et des deux pattes (à l’exception du sabot avant gauche qui n’est pas représenté). Leurs contours sont d’une étonnante netteté, ils ont été obtenus à l’aide d’un pochoir qui permettait de parfaitement délimiter l’aplat noir. L’officiant a recherché ici une très grande précision dans le placement des tracés. La méthode, utilisée ailleurs dans la grotte, ne se limite vraisemblablement pas à une recherche plastique. Aussi, le membre relevé du boviné mérite-t-il de l’attention, il se pourrait que sa disposition soit destinée à éviter le trou naturel qui se trouve au-dessous. Il a servi de point d’appui à un élément d’échafaudage, il ne fait donc pas de doute qu’avant toute intervention sur le mur, le peintre ne pouvait ignorer l’emplacement de cet accident naturel. La précision dont il a fait preuve à cet endroit exclut l’improvisation. Il pouvait, dès le départ, c’est certain, réduire quelque peu les dimensions de sa figure pour contourner l’obstacle du trou dans la paroi, mais il a préféré relever le membre de l’animal. La gestuelle modifie singulièrement l’allure du taureau, et vraisemblablement la charge symbolique qu’il conviendrait de lui attribuer. En d’autres termes, l’orifice en question ne peut plus être considéré comme un simple obstacle, mais comme une donnée significative de l’expression picturale. Ces considérations renvoient vers l’ancrage au mur du taureau, avec un sabot planté dans le sol, à l’endroit où précisément venait s’encastrer une solive d’échafaudage dans la paroi. La parabole du tenon et de la mortaise n’est pas loin. Une forme ramifiée noire recouvre un cheval jaune qui vient s’emboîter dans l’espace parfaitement défini par les contours du grand mâle. Elle fait justement songer à un branchage. L’interprétation est à coup sûr intuitive, elle amène aussi à des développements plus larges sur la fonction véritable de l’échafaudage de la galerie, si un élément de sa structure a été intégré au discours graphique.

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Illustration 59 : Dessin. Avant-train du Grand Taureau noir. Il est manifeste que la patte relevée évite le trou dans la paroi qui a servi à l’appui d’un élément d’échafaudage. À cet endroit s’enfonçait une solive de bois à l’image de l’autre patte qui s'enfonce dans le sol imaginaire. La forme ramifiée noire superposée à l’encolure d’un cheval jaune partiel évoque un branchage. Cette graphie pourrait être orientée vers le trou en question.

Ainsi, à côté de sa fonction d’échafaudage, le plancher de la galerie, pourrait-il avoir eu un caractère emblématique, comme une élévation symbolique des paléolithiques au cœur du récit mythique. Mais le tracé ramifié noir trouve sa place dans un second scénario. Il pourrait en effet aussi bien se rapporter à un ensemble de signes présents au plafond du premier compartiment et en symboliser le prolongement. Un tracé branchu de même facture, ne comportant qu’une 185

ramification, est groupé avec deux autres : un signe disjoint en étoile et deux fois deux traits parallèles alignés sur le même axe. Il est possible d’en donner la traduction suivante : le tracé branchu à une seule ramification matérialise la première branche du réseau depuis la grande salle (1° compartiment), le signe en étoile le resserrement de la galerie en son milieu, les traits parallèles la partition du couloir en deux. Dans cette hypothèse, le signe branchu du deuxième compartiment, avec deux ramifications latérales, matérialise la deuxième branche du réseau souterrain depuis la grande salle. Le cheval jaune auquel il est associé finalise l’emboîtement des deux parties du couloir sous le taureau noir. Concernant le signe en étoile, il se retrouve à l’arrière du Grand Taureau noir, au point d’entrée des animaux en son sein. À cet endroit, il symbolise un autre type de resserrement.

Illustration 60 : Dessin. Ensemble de signes. À gauche et au centre ensemble de signes juxtaposés au plafond du 1er compartiment. Le signe à une branche symbolise la première ramification du souterrain depuis la grande salle, c'est-à-dire le premier compartiment, le tracé en étoile le rétrécissement central du Diverticule axial, les traits parallèles rouges la division en deux parties de la galerie. À droite serait matérialisée sa deuxième partie, c'est-à-dire le deuxième compartiment, toujours depuis la grande salle.

Il sera difficile de trancher entre les deux possibilités, mais ce qui importe pour notre propos, c’est bien l’enracinement du Grand Taureau noir sur la paroi. Autour de lui, les figures majeures de la composition, à savoir un grand cheval et surtout une vache noire sur la paroi opposée baignent dans une atmosphère tourmentée qui semble se prolonger jusque dans le Méandre, au bout du couloir. La Vache, dite « sautante » ou « tombante » suivant les auteurs, en concrétise l’un des éléments les plus spectaculaires. Avec moins de 2m, son envergure est plus modeste que celle du Grand Taureau noir qui se trouve sur la paroi opposée. De son côté, elle domine tout de même la décoration, les animaux qui l’entourent, essentiellement des chevaux, étant tous de petites dimensions. Sa posture extravagante attire immédiatement le regard. 186

Illustration 61 : Dessin. Vue générale du fond du couloir. La croupe du Grand Taureau noir est localisée en haut à gauche de la figure. Derrière un cheval paraît sauter dans le vide. La Vache sautante est à droite. Au fond se trouve le Méandre où s’inscrit le fameux Cheval renversé. Le deuxième compartiment offre des images d’animaux agités. À droite, deux signes rectangulaires rouges sont particulièrement en évidence.

Il fait peu de doute que ce spécimen, bien en évidence sur la paroi, soit un élément stratégique dans le dispositif graphique. Il est donc essentiel d’en caractériser l’animation le plus précisément possible. Dans ce but, nous avons passé en revue les différentes analyses descriptives de spécialistes qui se sont intéressés à la question.

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Le surnom de vache sautante lui a certainement été attribué très tôt après la découverte. En 1948, dans sa monographie sur la grotte, Fernand Windels fait état d’un animal qui « semble bondir vers un signe grillagé du type blason » (Lascaux, chapelle Sixtine de la Préhistoire). Quelques années plus tard, Henri Breuil, dans 400 siècles d’art pariétal, voit l’animal « sauter la barrière ». Plus près de nous, dans Lascaux un nouveau regard, Mario Ruspoli utilise indifféremment deux termes, « sautante » et « tombante », pour qualifier l’animation de la bête. En 2003, Denis Vialou éditait un livret intitulé La Vache sautante de Lascaux où il écrit : « En elle, tout est tension, mouvement, courbes ondoyantes : cou tendu, échine redressée, sinuosités dorsales et ventrales, amplifiées par celles des cornes et de la queue. Les pattes expriment, de façon tout à fait inusuelle, le côté le plus extravagant de cet animal agité… Une violence se révèle dans ces mouvements convulsifs : l’animal est-il blessé, affolé ? Tente-t-il de se relever ou, projeté sur le signe, s’arrête-t-il brusquement ? ». Brigitte et Gilles Delluc commentent pour leur part : « Peinte en face du taureau noir, sur la paroi sud du Diverticule axial, cette vache (L=1,75m) est curieusement animée : elle ne paraît guère sauter, mais se rouler sur le sol. Elle appuie son abdomen sur un relief horizontal. Elle étend ses antérieurs vers l’avant et agite sa queue en un fouet sinueux noir sur un fin nuage rouge. Elle relève ses postérieurs dans une position forcée, en tournant son arrière-train… » Dictionnaire de Lascaux. Enfin pour Thérèse Guiot-Houdart, la vache est couchée ou affalée, elle serait « soit morte, soit en chaleur » Lascaux et les mythes. Dans une première approche du tableau, nous avons plus récemment donné notre opinion : « Selon nous, la seule forme du support où s’inscrit l’animal suffit à expliquer sa contorsion, mais elle n’en donne pas l’explication » (Lascaux, la scène du Puits). Parmi ces commentaires, qu’il n’était pas utile de reproduire dans leur intégralité, peu nombreux sont ceux qui font intervenir la morphologie du support rocheux. Nous croyons néanmoins cette dimension essentielle à la compréhension du mouvement de l’animal, au point de penser, comme nous l’avons rapporté dans notre ouvrage précédent, que c’est principalement la forme ondulante de la surface rocheuse qui a dicté sa configuration, et donc certainement sa mise en place.

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Illustration 62 : Dessin. La Vache sautante du Diverticule axial. L’animal est en perte d’équilibre sur la surface ondulante du mur. C’est l’indication qu’elle se trouve possiblement sur un support mouvant. La bête n’est pas maîtresse de ses mouvements, elle est en manque d’appuis, car ils se dérobent sous elle. Le signe grillagé rouge épouse également le relief, il faut le voir gondoler et glisser sur le rocher. Le signe noir et ses deux appendices désaxés traduisent le déséquilibre de la vache sur la vire de la paroi.

Cette approche modifie singulièrement la perception que l’on peut avoir du dessin. Le support rocheux ondulant qui traverse de part en part le panneau, flotte en réalité sous la bête et il entraîne inévitablement son déséquilibre. Le relief n’est pas fixe, il se comporte comme un glissement de terrain. Au sein de ce milieu mouvant, les appuis au sol naturellement se dérobent, ils provoquent la glissade ou le dérapage de la vache. Il en va de même pour le signe grillagé rouge qu’elle effleure du mufle. Lorsqu’il est représenté dans les publications, par le dessin ou la photographie, c’est le plus souvent en vue orthogonale. Ces reproductions en deux dimensions (comme sur l’illustration 62) ne reflètent pas la forme que l’artiste lui a prêtée sur le mur. En réalité, le signe suit la forme du relief, sa structure se déforme, il gondole sur son support. Sa signification devient alors accessible. Il souligne, à l’endroit qu’il occupe, la morphologie particulière de la surface rocheuse, en même temps qu’il renvoie vers l’observateur l’image d’un écoulement que rien ne semble devoir arrêter. Un deuxième grand signe rouge, situé du même côté, à l’extrémité de la frise, adopte une conformation inverse. Il est peint dans une concavité de la paroi, où il paraît enfoncé. Il est possible d’en déduire, à la différence du premier, qu’il est stable dans son logement.

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Illustration 63 : Dessin. Configuration sur la roche des grands signes rouges de la paroi droite du 2e compartiment. Celui de gauche est inscrit dans une dépression du mur dont il épouse la forme. À droite, devant la vache, il suit la vire de la paroi. Ces localisations sont intentionnelles, elles ont pour effet de modifier le sens qu’il convient d’attribuer à des inscriptions très similaires.

D’une manière générale, le cadre minéral du deuxième compartiment présente un modelé plus tourmenté que dans le premier. Il a pu suggérer la mise en place d’une organisation graphique parcourue par de puissantes forces. Elles agitent les parois et perturbent la posture des animaux dont l’envergure est la plus imposante. Ce pourrait être le motif qui conduit le Grand Taureau noir à son ancrage au rocher, avec derrière lui, un cheval qui s’apprête apparemment à sauter dans le vide. Le phénomène est d’une telle ampleur, qu’il se fait possiblement ressentir jusque dans l’étroiture, au milieu du couloir. Il est accompagné de vents violents qui viennent frapper l’arrière-train de la Grande Vache traversant le plafond du premier compartiment, et ce sont eux qui poussent le cheval d’hiver à la collision. La Grande Vache rouge qui forme « pont » dans la galerie ne trône pas simplement au sein du cycle femelle, elle maintient aussi en place l’étranglement du milieu du conduit. Derrière elle, les parois s’évasent brusquement, les liens graphiques entre les deux parois deviennent moins palpables. L’ornementation en vient à se scinder en deux parties bien distinctes l’une de l’autre. L’observateur ne s’y trompe pas qui, cette fois, n’est pas en mesure de découvrir simultanément du regard l’ensemble du décor, alors que c’était le cas dans le premier secteur du couloir. L’écartement des parois consacre une scission dans l’ornementation du deuxième compartiment et par conséquent une séparation des animaux qui occupent respectivement les deux côtés du couloir. L’architecture rocheuse joue encore une fois à plein dans la disposition des figures. Il convient cependant d’abandonner l’idée suivant laquelle elle n’a servi qu’un but scénographique. Ici, elle intervient comme une dimension centrale dans la programmation du mythe. En effet, dans l’interprétation proposée, la surface des parois est sujette à des glissements en certains endroits, avec des effets qui se font ressentir autour. On peut soupçonner que le phénomène puisse être d’origine tectonique. 190

Les mythes ne sont généralement pas avares de ces épisodes cataclysmiques, souvent préludes d’un chaos, d’où émergeront parfois quelques survivants ou même d’autres créatures, promesses d’ordres nouveaux. La possibilité qu’un événement naturel suffisamment puissant pour imprimer la mémoire collective des paléolithiques soit ensuite passé pour un fait mythique n’est certainement pas à exclure. Mais il peut aussi s’agir d’une affabulation. L’hypothèse du séisme est donc la première qui vient à l’esprit. André Glory qui a établi la coupe stratigraphique du cône d’éboulis à l’entrée du souterrain, est parvenu à mettre en évidence que le sol d’occupation paléolithique, repérable par la présence d’os de renne et d’une industrie lithique qui s’avèrera magdalénienne, se situait entre deux périodes d’effondrement du porche d’entrée. La plus ancienne, et certainement la plus puissante en intensité, correspondait en stratigraphie à la présence de dalles de grandes dimensions effondrées les unes sur les autres. Elles résultaient selon lui d’une désarticulation soudaine et massive du porche d’entrée due à des secousses telluriques de grande ampleur provenant de l’activité volcanique du Massif central. Il écrit : « Cette voûte de faible épaisseur, désarticulée par les grands froids glaciaires, s’est soudain effondrée, semblet-il, très rapidement, peut-être sous l’effet de secousses sismiques produites par les éruptions cantaliennes en pleine activité… Il semble qu’il faille rattacher à ce phénomène tectonique les écailles tombées de la paroi à l’intérieur de la grotte, dont les emplacements ont été recouverts de lignes peintes. L’homme est venu après cette hécatombe… » Les recherches à Lascaux, 1952-1963. Le scénario envisagé par l’abbé est plausible. Ce premier effondrement entraîna l’obstruction partielle de l’accès au souterrain. Le second, qui s’est produit après le départ des magdaléniens, le scella définitivement jusqu’à la date de la découverte en 1940. Il y a 20 000 ans, la chaîne des Puys des volcans d’Auvergne entrait à nouveau en activité. Plusieurs études ont été consacrées à ces phénomènes éruptifs de la fin de la période glaciaire. Elles établissent des liens avec les effondrements rocheux contemporains de l’interstade de Lascaux. En 1968, Escalon de Fonton en formulait les hypothèses dans le Bulletin de l’Association Française pour l’étude du quaternaire : « Que ces effondrements soient dus à des secousses sismiques apparaît maintenant plus que probable. Mais quelle pouvait être la cause de ces secousses suffisamment violentes pour avoir été capables d’abattre des surplombs d’abris, des pans de falaises à peu près au même moment dans tout le midi de la France et même au-delà ? ». Dans un autre article, des relations furent établies entre ces séismes et l’activité volcanique. 191

« Certaines dates des coulées volcaniques de la chaîne des Puys coïncident très remarquablement avec les dates des foyers préhistoriques contemporains des effondrements d’abris et de grottes ». Il est donc vraisemblable que les hommes du Magdalénien ancien, vers 17 000, aient eu connaissance, soit directement, soit par la tradition orale, de phénomènes telluriques importants. En 1992, c’est ce que rapportent encore, J.P Raynal, chercheur à l’Institut du quaternaire à l’université Bordeaux 1, et J.P Daugas, attaché à la Direction des Antiquités Préhistoriques des Pays de Loire : « Le volcanisme tardiglaciaire : pendant la période considérée, le volcanisme est très actif dans la chaîne des Puys. Trois grandes périodes éruptives sont contemporaines du Magdalénien ancien, du Magdalénien supérieur, de l’Azilien et de l’Epipaléolithique… » L’homme et les volcans : occupation de l’espace régional à la fin des temps glaciaires dans le Massif central français. Nous savons peu de choses pour le paléolithique des pénétrations humaines sur les plateaux du Massif central. Depuis la vallée de la Vézère, elles pouvaient avoir lieu par l’ouest via les vallées encaissées. Mais elles restaient vraisemblablement limitées à la barrière de glace qui se trouvait alors à moins de 1000 mètres d’altitude. Des groupes de chasseurs ont pu mener des incursions dans cette direction, à la poursuite de leur gibier de prédilection. Cette activité est attestée à l’est du massif dans les vallées de l’Allier et de la Loire. Dire que les hommes de cette époque ont pu être témoins de phénomènes éruptifs n'est pas verser dans la fiction. C’est le sentiment de J.P Raynal et de J.P Daugas : « Il est par conséquent extrêmement probable que les magdaléniens, lors d’un séjour dans le Massif Central, voire à plusieurs reprises, aient été les témoins directs d’éruptions de grande ampleur ou de leurs corrélats. Si tel est le cas, on doit s’interroger sur l’impact à court ou plus long terme de telles manifestations sur la perception des territoires au sein des processus de subsistance et/ou des schémas psychiques ». Il serait assurément exagéré de considérer ce commentaire comme un élément prouvant la validité de nos thèses. S’il est certain que le spectacle de certains événements naturels exceptionnels a pu marquer la mémoire des tribus paléolithiques, il y a un pas à franchir pour soutenir qu’il a aussi influencé leur pensée symbolique. Il n’y a pas de traduction de l’art pariétal qui, hélas, puisse être prouvée. En conséquence, dans l’exercice interprétatif, il est seulement possible de parvenir à un certain degré de vraisemblance. Bref, continuer à supposer que la vache s’effondre sous l’effet d’un puissant glissement de terrain corrélé à une activité sismique conduit à observer au plus près son animation. Norbert Aujoulat en a livré une remarquable analyse : « Ses membres postérieurs se dérobant sont dessinés plaqués contre le corps. Celui de droite suit la bordure externe de l’abdomen, 192

l’autre, détouré par une réserve, est dessiné sur le flanc de l’animal. Cette attitude ne correspond pas à l’action suggérée par l’appellation initiale, la « vache qui saute »… La rotation du bassin permit le silhouettage de la crête iliaque, et, inversement, une atténuation du renflement occasionné par l’attache caudale. Il s’agirait donc d’une vache en position instable, qui glisse ou qui tombe » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Il y a aujourd’hui consensus chez la plupart des spécialistes pour admettre que la posture de l’animal ne se rapporte pas à un saut, mais davantage à une glissade, à une chute ou à un roulement au sol. Avec force détails, Norbert Aujoulat montre très bien que le bassin de l’animal pivote et qu’il n’est pas aligné sur l’avant-train. Il y a deux possibilités pour expliquer cette configuration : soit la vache, en perte d’équilibre, dérape sur le sol pour une raison inconnue, ou bien c’est le sol qui se dérobe sous elle. Nous adhérons comme on vient de le voir à la seconde, car c’est la forme ondulante de la paroi qui le suggère. La déformation des deux signes rouges grillagés va dans le même sens. Ils traduisent la plasticité du support, d’une part son écoulement vers le bas, sous la vache, d’autre part son enfoncement plus loin entre deux bouquetins. En dernière analyse, il se pourrait que le boviné soit victime d’une coulée de boue. Dans cette perspective il est à craindre que le phénomène ne lui réserve un sort des plus funestes.

Illustration 64 : Dessin. Vue d’ensemble des peintures de la paroi droite. Les parties ombragées concrétisent les ondulations de la surface rocheuse. La flèche horizontale souligne le déplacement latéral des chevaux sur la ligne de sol imaginaire, l’autre l’étagement de la composition calée entre deux vires. Elle forme aussi le point d’articulation de la frise qu’il faut concevoir en deux volets, chacun étant affecté d’un grand signe.

Un assemblage de six petits chevaux orientés à droite, dans le sens opposé à celui de la Vache sautante, qui regarde vers le fond du couloir, 193

souligne le bord inférieur du panneau. Ils forment un alignement transversal sous la femelle en déséquilibre. Ils défilent à la queue leu leu sur la corniche naturelle de couleur plus sombre, couverte d’argile, « remuée ou écrasée », semble-t-il, qui dessine un sol imaginaire. À la base du tableau, on ne peut pas vraiment dire que cette disposition contribue à réduire l’effet de tangage qui s’en dégage, mais il paraît moins tumultueux. À cet endroit, la coulée venue du haut ralentit pour se répandre latéralement en bordure du bandeau graphique. L’interprétation qui concrétise le glissement de terrain à travers les images de chevaux tient évidemment de l’allégorie. Dans un autre arrangement, l’artiste a introduit une dimension supplémentaire, mais elle est toujours relative au front de la coulée qui dévale sous la vache. Elle se trouve devant elle, où quatre petits chevaux sont étagés avec la particularité d’être représentés dans une perspective atmosphérique qui plonge du haut vers le bas. Depuis le sol imaginaire, ils remplissent l’espace entre deux plissements de la surface rocheuse. L’animal du premier plan est complet, il comporte un certain nombre de détails comme la figuration du pelage ou la structuration du mufle. Au-dessus, le second est de taille plus réduite, ses contours sont flous, ses sabots se résument à des ponctuations. Celui du registre supérieur est encore plus petit, ses membres sont absents. Cette fois, nous sommes d’accord avec Norbert Aujoulat sur l’utilisation dans cette construction d’un effet de perspective par le peintre. La réduction des dimensions des sujets de fond est patente. Ce n’est pas le cas, on l’a vu, dans le groupement des cerfs de la Rotonde.

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Illustration 65 : Dessin. Étagement de chevaux devant la Vache sautante. L’artiste a recherché un effet de profondeur en réduisant progressivement la taille des animaux. Celui du premier plan atteint 7Ocm, il est le mieux détaillé. Le sens de lecture est donné par le fléchage, du fond vers le premier plan. À droite débute la frise des petits chevaux qui forme le front transversal de la coulée de boue.

Dans ce type de construction, l’observateur moderne est enclin à privilégier un seul sens de lecture, qui va du premier plan vers le fond. Il perçoit assez systématiquement un éloignement dans la profondeur parce qu’il s’attache d’abord à détailler la figure la plus grande, comme le fait naturellement Norbert Aujoulat dans son analyse de la perspective : « Non seulement ce deuxième exemple de perspective appliquée à un groupe de figures porte sur une réduction du nombre de détails anatomiques en corrélation avec l’éloignement par rapport à l’observateur, mais, fait très rare, on observe, en même temps, une décroissance de la taille des quatre chevaux » Lascaux, le geste l’espace et le temps. Nous pensons au contraire que le peintre a voulu signifier un effet de rapprochement par le biais d’une croissance progressive de la taille des animaux depuis le plan du fond. C’est concordant au demeurant avec la 195

physionomie d’ensemble du panneau. Son organisation, principalement subordonnée à la Vache sautante qui occupe l’étage supérieur en s’effondrant, s’étire horizontalement à la base du mur sur un bandeau de plus de 7 mètres de long. C’est indiscutablement dans le registre inférieur de la paroi que l’artiste a mis l’accent sur l’étalement de ces figures. Il est donc assez contradictoire d’adopter un sens de lecture des chevaux étagés qui ne va pas du haut vers le bas. On peut dire que dans la proximité de la vache, tous les personnages sont entraînés vers le bas de la paroi. Il en va de même pour le signe grillagé rouge. Tout nous porte à croire que l’étagement des chevaux traduit un front de coulée qui dévale de la profondeur. Comme l’indique la figure 64, la frise de la paroi droite peut paraître ne pas comporter de division interne. Elle connaît néanmoins une articulation qui la scinde en deux volets. Elle se trouve à hauteur des chevaux étagés. Ils font face, comme dans une opposition, à un groupement d’autres chevaux qui ne suivent pas le même ordonnancement. Ces derniers sont assez étroitement associés à deux bouquetins qui encadrent le second grand signe rouge. On l’a précédemment donné pour stable, car il épouse le fond d’une dépression de la surface rocheuse. Il est précisément logé à l’endroit où la vire de la paroi, qui court sur toute la partie inférieure du volet gauche, s’atténue pour disparaître à hauteur du bouquetin qui termine la frise. Le phénomène ondulatoire qui parcourt tout le panneau prend fin avec le capriné. À cet endroit, le visiteur se trouve au point du second resserrement sensible du couloir. L’étranglement renforce l’assise des murs, comme l’écartement en fragilise la solidité dans ce deuxième secteur de la galerie. Si le volet gauche consacre un secteur plus stable, sur un plan rocheux moins tourmenté où les oscillations qui le parcourent s’atténuent, la présence des bouquetins n’est peut-être pas étrangère à ce changement. Ils dominent d’abord cette partie du panneau par leur dimensionnement, particulièrement celui qui est dessiné en jaune. Son profil est complet, autour de lui gravitent des chevaux. Dans toute l’avant-grotte, ils sont les deux seuls spécimens de leur espèce. Leur présence est liée, on peut s’en douter, au grand signe rouge qu’ils encadrent. Le bouquetin jaune, comme le réticulé qu’il effleure du bout du nez, éprouve l’ondulation du mur qui se dissipe peu après. Mais cette fois, le phénomène ne déstabilise pas l’animal qui reste campé sur la ligne de sol imaginaire. Souvenons-nous en effet, que la Vache sautante, certes soumise à une oscillation plus violente, se trouve dans une configuration très proche. On est autorisé à ce rapprochement parce que ce sont les deux animaux, qui, par la taille, dominent chacun de leur côté le panneau. Ils ont en outre un point commun. Ils ont un rapport graphique identique aux grands signes rouges, ils les effleurent au même endroit du bout du nez. Au résultat pourtant, leur configuration respective apparaît bien différente. La vache est fauchée, tandis que le bouquetin reste debout. La 196

différence d’intensité des ondulations de la roche peut certes rendre compte de ce traitement. Mais il est une hypothèse plus séduisante : sur le relief mouvant, le bouquetin tient mieux sur ses pattes que la vache.

Illustration 66 : Dessin. Volet gauche du panneau de la Vache sautante. Le bouquetin jaune en est le centre de gravité. Pour laisser apparente l’ondulation de la paroi, son profil est resté vide de peinture, le remplissage qui lui était destiné se trouve à la pointe de ses cornes. Autour de lui gravitent quatre chevaux. Son rapport graphique au grand signe est identique à celui de la Vache sautante, il l’effleure du bout du nez.

Ce pourrait être une bonne raison de le voir figurer à cet endroit. Parmi les grands mammifères terrestres herbivores, il est le champion de la maîtrise de l’équilibre sur les terrains accidentés. Dans la nature, le bouquetin des Alpes (Capra ibex) peut atteindre 100kg et mesurer jusqu’à 1 mètre de haut au garrot. Le mâle adulte peut posséder des cornes de 90cm de long. Il est doué en outre d’une grande rapidité et d’une extraordinaire agilité. La femelle est plus petite, elle est dotée de cornes de dimensions largement plus modestes. Sur ce critère, on peut soutenir que la majorité des caprinés représentés dans la grotte sont vraisemblablement des mâles. Le diptyque a souvent inspiré l’idée de bouquetins affrontés. C’est une attitude fréquente chez eux, elle décide de la hiérarchie entre mâles. Seulement, l’espace qui les sépare est occupé par le grand rectangle rouge cloisonné et enfoncé dans son logement. Il se trouve à l’endroit théorique du choc frontal entre les deux paires de cornes. Dans cette disposition, c’est obligatoirement le signe qui absorbe la percussion potentielle. Ainsi, la force conjuguée des deux bouquetins pourrait être la cause de son enfoncement dans le mur. La scène semble se répéter autour du bouquetin jaune. Les deux chevaux du registre supérieur, en contact graphique avec lui, pèsent chacun d’un antérieur sur leurs congénères du dessous, comme s’ils cherchaient à 197

les tasser, à les presser sur la vire qui traverse le panneau. Ils exercent à leur tour deux points de compression sur le relief encore mouvant. Après le Grand Taureau noir, la Vache effondrée, le troisième personnage d’envergure du deuxième compartiment (hors le protomé d’aurochs en haut de la paroi droite) se trouve sur la paroi opposée au diptyque des bouquetins. Il s’agit du Cheval galopant qui s’écarte du Grand Taureau noir. Il figure, avec 2,20m de long, parmi les plus grands de son espèce dans la caverne. Sa robe noire teintée de rouge se détache remarquablement sur le fond blanc du support. Sa silhouette est complète. Son animation est assez spectaculaire, elle a suscité le commentaire suivant de Norbert Aujoulat : « Ses membres, en extension maximale, ne reposent pas tous sur une ligne horizontale ; seuls les postérieurs s’appuient sur une discontinuité de la surface, à savoir une profonde incision ourlée à la base par un retour frontal de la paroi. Cette fissure, qui débute à 5Ocm de l’arrière de l’animal, s’interrompt à l’aplomb du poitrail, l’extrémité des deux antérieurs allant au-delà. La légère inclinaison de ce cheval vers l’avant, d’environ 15°, suggère l’amorce d’un mouvement de chute, … » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Il est assez vraisemblable, effectivement, de voir à nouveau la morphologie du support tenir un rôle central dans la disposition de l’œuvre. Nous partageons sur ce point l’avis du préhistorien. Mais nous n’avons pas la même perception quand il écrit, dans un autre chapitre de son ouvrage, que sa silhouette évoque le galop. Il y a une simple raison à cela. Les deux jambes arrière dans l’alignement de la croupe sont raides et parallèles. Elles s’appuient en outre sur un retour vertical de la paroi, sans reposer sur la ligne de sol imaginaire que forme la vire rocheuse qui court sous l’animal. Autrement dit, il est calé contre la paroi, comme le montre sa croupe anormalement rectiligne.

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Illustration 67 : Dessin. Cheval galopant sur la paroi gauche du deuxième compartiment. L’animal est adossé au mur comme le montre sa croupe rectiligne. La queue dégagée favorise le contact. Les jambes arrière raides et parallèles, dans l’alignement de la croupe, s’appuient sur un retour vertical de la paroi. À hauteur des jarrets, elles épousent parfaitement un léger décrochement de la surface rocheuse. Ne repose sur la vire qui forme la ligne de sol que la jambe avant droite. L’autre est dans le vide. Un signe disjoint lui est adjacent.

Il est normal qu’elle le soit, si la bête s’adosse effectivement à la roche. Brigitte et Gilles Delluc pensent à des tracés maladroits pour évoquer l’arrière-train de la figure. À notre sens, les déformations que l’on observe sont intentionnelles, elles sont destinées à traduire la butée de la partie arrière du corps contre la paroi. À l’avant, le sabot droit repose à l’extrémité de la vire, l’autre est dans le vide, un signe ramifié lui est associé. L’animal dispose ainsi théoriquement de trois appuis à partir desquels il peut se propulser. Ses deux oreilles pointent vers l’avant, l’œil est exceptionnellement représenté. La velléité d’un mouvement vers l’avant de l’animal est patente, son encolure tendue et la légère inclinaison du corps de ce côté le confirment. En s’en tenant aux strictes données du dessin, abstraction faite de toute considération éthologique, l’animal adossé au mur se détend sans élan pour sauter sous l’impulsion de trois de ses sabots, le quatrième étant déjà engagé dans le vide. Le signe ramifié est directionnel, c’est aussi le sens qu’il recouvre dans la Rotonde et le premier compartiment du couloir. Ici, il est orienté dans le sens de la dimension verticale qui s’ouvre sous le sabot flottant. Il montre que le support se dérobe et que le cheval est sur le point de s’élancer dans le vide. 199

Sur ces seules données, on ne peut affirmer qu’il va chuter comme le propose Norbert Aujoulat. L’animal s’est certainement préparé au saut qu’il va effectuer dans l’intention de le réussir. Nous pensons qu’il va chercher à atteindre la paroi opposée, du côté des Bouquetins affrontés, à l’endroit où justement sa surface retrouve quelque consistance et offre la meilleure possibilité de s’y arrimer. D’autres observateurs le voient basculer vers le fond de la galerie. Ceux-là admettent implicitement qu’il s’arrache de son support. C’est aussi la thèse que l’on soutient. Comme les grands chevaux et le cerf de la harde décroché du mur de la Rotonde, l’équidé s’apprête lui aussi à s’extraire de la surface rocheuse. Parmi les justifications de la manœuvre qui consiste à passer de la paroi gauche à celle de droite dans un contexte tourmenté, la suivante paraît la plus appropriée : voler au secours de la Vache sautante en perdition. Toutefois, on peut bien supposer que la tentative de sauvetage va échouer. Il suffit de s’apercevoir que la vague minérale emporte déjà l’infortunée femelle alors que le Cheval galopant n’a pas encore quitté son perchoir. Le récit qui se déroule dans le deuxième compartiment est entièrement consacré à un événement cataclysmique qui voit s’effondrer un ordre ancien. Celui-ci semblait caractérisé par un équilibre relatif entre principe mâle et femelle, qui ne se retrouvera plus pour cause de disparition de sa composante femelle. Les deux genres formeront désormais deux lignées indépendantes, hiérarchisées, cantonnées chacune dans une spécificité. Le principe vaut pour ceux qui, à l’abri du Grand Taureau noir, ont eu la chance d’échapper à l’apocalypse. Mais surtout, le bouleversement voit l’émergence d’un être différent, véritable substitut de l’ordre ancien, capable de donner spontanément naissance à une descendance. Son effigie fantomatique domine l’ensemble de la deuxième partie du couloir. Elle annonce, bien entendu, l’avènement du Grand Aurochs. c. Le Diverticule axial : Le Méandre Le visiteur qui poursuit sa progression dans le couloir débouche maintenant dans un espace beaucoup plus confiné. La voûte s’abaisse brusquement, les parois se resserrent, la galerie devient sinueuse, le modelé des parois est plus accidenté. L’étroiture procure au visiteur la sensation qu’il touche au fond en même temps qu’il se trouve à l’étage le plus inférieur du couloir. Depuis la grande salle, il n’a cessé de descendre et, avec lui, la hauteur de la décoration sur les murs. La prise en compte de ces étagements successifs donne à penser que l’endroit, communément appelé Méandre, correspond à un sous-sol. Il se termine après quelques mètres en un boyau impénétrable. 200

L’exiguïté ambiante des lieux n’a pas conduit les peintres à diminuer la dimension des animaux figurés. Le Cheval renversé, image emblématique du Méandre, mesure 2 mètres de long, un bison est à peine moins grand, deux autres chevaux sont du même calibre… Pour faire bonne mesure, un réseau de tracés ramiformes rouges s’élève à la verticale sur la paroi gauche. Selon le relevé de Norbert Aujoulat, il atteint 2,40 m de haut pour 1,60 m de largeur maximale. Il est assimilé à la catégorie des signes par les préhistoriens, pour la raison qu’il ne représente apparemment rien de concret, sinon une ressemblance avec un végétal. On sait pourtant que ce thème ne fait généralement pas partie de la panoplie iconographique paléolithique. Leroi-Gourhan y voyait pour sa part une ramure de cervidé. Dans sa théorie, il considérait le cerf comme un animal périphérique dans une composition dont le centre est occupé par le couple cheval-boviné (bison ou aurochs). Malgré les apparences, la disposition du grand signe n’est pas exactement anarchique. Deux longs tracés qui s’apparentent à des tiges sensiblement verticales, à peu près parallèles, forment comme un fût central d’où émergent des expansions latérales. Leur écartement s’amenuise progressivement vers le haut, si bien qu’ils pourraient figurer un tronc d’arbre creux muni de branchages. Sa forme rappelle effectivement à Norbert Aujoulat celle d’un arbre. Les ramifications se développent d’un seul côté : à droite pour la tige de droite, à gauche pour la tige de gauche. Au total, on ne compte pas moins de 15 ramifications. Elles n’apparaissent qu’à hauteur de deux chevaux qui sont étagés l'un au-dessus de l'autre.

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Illustration 68 : Dessin. Tracés arborescents (sans les chevaux qui lui sont associés) imprimés sur la paroi gauche très accidentée du Méandre. Ils adoptent la forme d’un tronc d’arbre creux d’où émergent une quinzaine de ramifications. Elles se développent toutes à l’extérieur du fût central dont la hauteur atteint 2,40 m. Une série de dix ponctuations rouges nourrit la base de la branche gauche et permet aux ramifications de rester dressées. À droite, les tracés présentent une nette inflexion sur ce côté du tronc et de l’une de ses expansions latérales.

La figure 69 montre la disposition du réseau de lignes rouges autour desquelles s’agglomèrent plusieurs chevaux. À gauche, toutes les ramifications se dressent vers le haut. Elles sont nourries par une matière rouge concentrée à la base de la branche principale. À droite, deux d’entre elles connaissent une nette inflexion. À leur extrémité flotte le protomé d’un cheval noir qui surplombe le Cheval renversé. À mi-hauteur, la branche présente également une courbure située précisément entre les jambes avant du cheval du registre supérieur. De fait, il n’est pas impossible que les chevaux pèsent de ce côté et interviennent sur la forme du tracé principal et de ses ramifications. Les équidés, au nombre de quatre, sont les seules figures véritablement réalistes du panneau. Nous les pensons tous liés aux tracés ramiformes. Les expansions de la branche gauche toutes érigées, à la différence de celles de droite, suggèrent une élévation qui correspondrait à l’étagement de 202

deux chevaux associés. Celui du bas, en faisant pression de son encolure sur le tracé rouge, concourt à en maintenir la verticalité.

Illustration 69 : Dessin. Vue générale du panneau du Cheval renversé. Les peintures sont imprimées sur un relief tourmenté. Dans la réalité, le Cheval renversé n’est jamais visible dans son entier, il suit la forme d’un pilier rocheux. Il chute vraisemblablement en spirale descendante.

Dans leur développement vertical qui forme comme un tronc creux, les deux branches principales du signe ramifié connaissent donc des destinations différentes sous l’action possible des équidés qui semblent perchés dessus. À gauche, le développement est résolument vertical, à droite il est vertical pour ensuite s’infléchir. Nous croyons même qu’il retombe. C’est le Cheval renversé qui en matérialise l’image. Il chute, comme chute la feuille d’un arbre, en tourbillonnant, à la différence près qu’il incarne une retombée certainement beaucoup plus lourde. Pour tenter de comprendre l’intention qui sous-tend une telle construction forcément allégorique, et pour éviter de s’égarer dans des considérations trop hypothétiques, il convient, dans la mesure du possible, de tenter d’en dégager la part de réalité qu’elle est 203

susceptible de contenir. C’est ainsi que l’activité tectonique décelée dans le deuxième compartiment tout proche conduit à la traduction suivante. Au cours d’une éruption volcanique verticale (elle peut être latérale) de type explosif, il se forme au-dessus de la bouche du volcan un panache de cendres qui a la forme d’une colonne montante. La branche gauche du dessin concrétise cette élévation. À droite, elle s’incurve et provoque des retombées de matières éruptives du type nuées ardentes qui tourbillonnent en dévalant à grande vitesse sur un côté des pentes du volcan. C’est un scénario connu des volcanologues.

Illustration 70 : Dessin. Vue en gros plan du cheval du registre supérieur. Juché sur la branche gauche du signe ramifié que son congénère maintient à la verticale, ses antérieurs prennent en étau la branche droite à l’endroit où elle s’incurve. Plus haut, c’est la poussée de la tête qui fait plier le tracé à cet endroit.

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Nous pensons avoir affaire à une allégorie qui exprime par des images symboliques un événement qui s’est réellement produit. La surface chaotique du Méandre évoque un milieu tourmenté, il doit intervenir à un degré ou à un autre dans le discours graphique comme on a pu le constater ailleurs dans le souterrain. Le meilleur exemple en est donné par la Vache sautante dont l’animation demeure bien difficile à cerner sans la prise en compte de la forme ondulante du support qui s’écoule sous elle. À ce titre, la correspondance avec une situation vécue, dans un espace réel, extérieur à la caverne, n’est pas à écarter. Nous avons mis l’accent sur cette orientation dans l'ouvrage consacré à la Scène du Puits. On est aussi fondé à penser à un phénomène volcanique, car le tableau se trouve à l’étagement le plus inférieur de toute la décoration de l’avantgrotte. Nous avons précédemment traduit ce lieu comme celui d’un sous-sol. Or, c’est du sous-sol que les volcans tirent leur activité. Dans cette suite interprétative, le signe ramifié qui forme un tronc creux pourrait être apparenté à un conduit de cheminée volcanique, d’où jaillissent, de part et d’autre, des scories incandescentes. Ce n'est pas si loin de l'idée d'un tronc d’arbre incandescent avec allusion au bois, matière nourricière du feu. L’image fait panache, parcourue par des convexions que les chevaux symbolisent. Elles s’élèvent à la verticale, pour s’infléchir d’un côté et retomber en lourdes volutes, le Cheval renversé en concrétisant alors extraordinairement l’image. S’il s’agit de la bonne traduction, ce détail n’est pas une invention. Il indique que des paléolithiques avaient la mémoire d’un phénomène éruptif caractérisé par des coulées pyroclastiques. Ce type d’écoulement provient de l’effondrement latéral du panache volcanique. Ses effets sont dévastateurs, vents violents issus de l’effet de souffle du volcan, projections de blocs rocheux, de cendres et de ponces. Une donnée topographique est de nature à venir conforter le scénario. Le profil du Cheval renversé est imprimé sur une formation rocheuse qui présente la particularité de se trouver en suspension au-dessus du sol. Elle lui a valu l’appellation de faux pilier. Arlette Leroi-Gourhan écrit : « Au bout du Diverticule axial, les parois rocheuses s’écartaient autour d’un faux pilier, celui sur lequel est peint le cheval renversé. La couche magdalénienne se trouvait à 0,50m sous la base du pilier, c’est-à-dire qu’il était possible de rejoindre le Méandre par la gauche, mais en se baissant, alors qu’à droite, il y avait 3 m de plafond » Lascaux inconnu. La mise à profit par l’artiste d’une architecture rocheuse si particulière devient compréhensible dans le cadre de notre proposition. Le dessin du Cheval renversé enveloppe un volume minéral sans pied, en suspension audessus du sol. C’est, de fait, une matière potentiellement destinée à chuter. Dans l’imaginaire paléolithique, elle est liée à une coulée pyroclastique. Le Cheval renversé renvoie superbement vers le spectateur l’image d’une roche 205

tourbillonnant dans les airs. On voit, comme sur le panneau de la Vache sautante, qu’il est aussi important de considérer la forme du support minéral que le dessin qui y figure pour retrouver de l’intelligibilité. Dans la réalité, les nuées ardentes sont à température élevée, elles sont composées de gaz, de vapeur d’eau et de particules solides en suspension pouvant atteindre d’énormes dimensions. À proximité, à moins de 8O cm sur la paroi opposée, où le Cheval renversé menace de retomber avec le massif rocheux qu’il enveloppe, les figures subissent de plein fouet la tourmente. Les acteurs sont au nombre de trois, un bison et deux chevaux rouges. Le boviné vient en tête. Sortant du fond, il est inscrit dans une concavité de la paroi. Sa posture est celle d’un individu qui lutte face à une force contraire. Son profil est massif, la tête est portée très basse.

Illustration 71 : Dessin. Disposition des images dans le Méandre. Les chevaux de gauche sont inscrits sur un massif minéral en suspension audessus du sol de la caverne. Ils symbolisent son effondrement qui menace les animaux de la paroi opposée. Le bison fait le gros dos, sa queue relevée protège le cheval qui le suit. Les deux animaux évoluent sur un sol meuble où ils s’enfoncent comme l’indique l’inscription de leurs sabots sous la ligne de sol virtuelle.

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Il est dans la difficulté, fait face à des vents contraires si puissants que son encornure va jusqu’à se déformer. Il évolue sur un sol meuble où il s’enfonce, le cheval qui le suit est dans la même situation. Ce dernier y est même englué jusqu’à la cuisse, à hauteur de son arrière-main. Devant lui, la bête cornue fait visiblement rempart de son corps. Il n’y a pas de doute sur l’inscription des sabots des deux animaux sous la ligne de sol virtuelle. La différence de teinte est nette entre la partie plus sombre de la corniche rocheuse du registre inférieur et le haut de la paroi couverte de calcite blanche. Tous deux foulent un tapis de cendres volcaniques criblé de trous par endroits, particulièrement sous le cheval, où le relief rocheux présente précisément ces particularités. On pourrait dire qu’ils émergent de l’enfer. Derrière eux se profile l’image la plus étrange de la composition. Il s’agit d’un cheval presque méconnaissable tant il paraît comprimé sur son support. C’est le dernier thème figuratif du Diverticule axial. Pour certains commentateurs, s’il a été grossièrement traité, c’est en raison du manque de place et de la difficulté du support. À notre avis, il n’en est rien. L’animal est littéralement écrasé contre la paroi, il subit le sort de ceux qui n’ont pas eu la chance d’échapper au piège mortel que nous venons de décrire. Il est au demeurant invraisemblable de penser que l’artiste ait pu envisager à cet endroit de parvenir à un rendu figuratif anatomiquement correct. Il a au contraire mis à profit la difficulté du support pour traduire l’image d’un animal en perdition.

Illustration 72 : Dessin. Dernier thème figuratif du Diverticule axial. Les déformations de la silhouette de ce cheval ne sont pas dues à l’œuvre d’un peintre maladroit. Il est sciemment déformé pour montrer que l’animal est plaqué contre le relief sous l’effet, peut-être, d’un souffle puissant.

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Dans cette version, toute l’imagerie du Méandre est cohérente, elle gravite autour d’un phénomène géologique dont l’épicentre devait dans la réalité se situer dans les monts Cantaliens. Il a comporté des bouleversements avec des conséquences sur de grandes distances. Dans la caverne, il est ressenti dans tout le deuxième compartiment. Le phénomène, que l’on peut supposer avoir été d’envergure, son côté spectaculaire et destructeur ont pu frapper les imaginations et imprimer les mémoires, comme le suggèrent J.P Raynal et J.P Daugas dans leur commentaire. L’hypothèse d'une transmission orale de génération en génération, transformée au cours du temps en épisode épique, puis mythique, si elle ne peut être prouvée, n’en reste pas moins du domaine du vraisemblable. L’activité volcanique fascine toujours les esprits par ses puissantes manifestations. Elle frappe l’imagination des hommes. En 1980 l’éruption du mont Saint Helens dans l’état de Washington aux États-Unis en constitue un épisode majeur, il est resté dans les mémoires. Elle fut précédée pendant plusieurs semaines de tremblements de terre. L’explosion du volcan provoqua des glissements de terrain de grande étendue, des coulées de boue furent mesurées à plus de 60km du cratère. On peut imaginer qu’au paléolithique l’activité des volcans d’Auvergne pouvait produire de tels effets, par exemple des coulées de boue de grande ampleur, les lahars, alimentés par la vaporisation du manteau de glace qui recouvrait alors le plateau. Le bison qui sort du fond du Méandre est l’unique représentant de son espèce dans la première section de la grotte. Il faut présumer qu’il a survécu dans la tempête minérale, et qu’il vient en précurseur annoncer la suite de l’ornementation. Les bisons sont en effet bien représentés dans la partie la plus reculée du sanctuaire (Nef, Abside, Puits) où ils figurent le plus souvent en marge des grandes compositions. Ils occupent aussi les trois extrémités du souterrain, le fond du Diverticule axial comme on vient de le voir, l’extrémité du Diverticule des Félins et le Puits. Sous les pattes arrière de l’unique bison du couloir peint, André Glory a découvert, « rangées » dans un trou de la paroi, trois lames de silex enduites de peinture rouge dont les bords avaient été utilisés. Le lecteur se souvient que David Lewis Williams en fait des vecteurs de communication avec les esprits présents derrière la paroi-membrane dans sa théorie chamanique. Dans notre contexte interprétatif, centré sur la technologie de construction des figures, nous pensons que ces objets lithiques pouvaient être destinés à renseigner le visiteur sur la poursuite du récit mythique dans les profondeurs de la grotte. En effet, les figures y sont majoritairement peintes et gravées, elles nécessitaient l’utilisation de pointes à graver comme le silex. La gravure fait totalement défaut dans les secteurs que nous venons d’explorer. 208

Au terme de l’étude de la Salle des taureaux et du Diverticule axial dont l’iconographie se rapporte à des épisodes majeurs relatifs à un mythe de la création, il est nécessaire d’en rappeler brièvement les grandes lignes. Dans la Rotonde, le Grand Aurochs œuvre inlassablement à l’acte de création proprement dit. Il génère des tracés corporels à son image par la méthode du crachis de peinture sur la paroi, procédé qui devait avoir pour les artistes de Lascaux une haute valeur symbolique. C’est Michel Lorblanchet qui, dans ses écrits, a mis le mieux l’accent sur la valeur symbolique de cette technique en s’appuyant sur les observations qu’il a effectuées auprès des aborigènes d’Australie, particulièrement dans le Queensland: « Ils projettent le pigment directement avec la bouche en utilisant comme masques pour contrôler le jet les doigts, les mains ou des objets divers… Très en vigueur pendant la première période picturale du Quercy, cette technique semble avoir eu une valeur symbolique exceptionnelle, car c’est le souffle de l’homme, l’expression la plus profonde de son être, qui crée directement l’animal… Il n’y a pas, dans tous les sens du terme, de projection plus authentique et de communion plus étroite entre le créateur et son œuvre » Art Pariétal, grottes ornées du Quercy. Il s’agit du thème central autour duquel gravitent nos principales propositions. Le chapitre consacré à la matière colorante dans le compartiment des vaches rouges en découle directement. Sur ce plan, l’exemple australien est éclairant, il montre l’intérêt accordé aux pigments et à leur technique d’application. La place éminente qui a été attribuée dans notre version à ces deux pôles n’est donc pas invraisemblable. L’archéologie de la grotte (nodules de manganèse) révèle des indices qui pourraient corroborer cette thèse. Dans la seconde section du couloir (deuxième compartiment et Méandre), l’iconographie fait référence à un épisode différent du récit mythique où l’architecture rocheuse, peut-être plus qu’ailleurs dans la grotte, est au centre du discours graphique paléolithique. Elle en a donné l’orientation comme l’essentiel des ressorts. Les grands signes ont participé, c’est inédit, à en identifier les contours. La transition vers l’arrière-grotte que suggère, selon nous, l’émergence du bison du fond du Diverticule axial oblige le visiteur à ressortir du couloir. Il doit traverser ensuite le fond de la grande salle, en passant évidemment sous le Grand Aurochs, maître du sanctuaire. Il contrôle les deux ouvertures de l’hémicycle : la haute galerie peinte qu’il peut obstruer à son gré par le truchement de l’aurochs 3 dont il a en charge le formatage et le Passage qu’il surplombe de ses postérieurs. À cet endroit, il faut se baisser pour emprunter le boyau qui s’ouvre dans la banquette rocheuse. Le conduit est long d’une vingtaine de mètres. Au paléolithique, il fallait ramper par endroits pour y 209

progresser. Ses parois sont couvertes de gravures en partie érodées par un courant d’air. Il ne subsiste des peintures que des traces vestigiales. 3. La Nef : Panneau de la Vache noire - Les Cerfs nageant Au sortir du Passage, le visiteur se trouve dans l’axe d’une haute galerie longue d’une vingtaine de mètres dont le sol est en pente descendante vers le fond. À sa base, le cheminement reste étroit, à mi-hauteur, les parois s’évasent dans la partie centrale de la diaclase. En descendant, il laisse à sa gauche la composition gravée et peinte des 7 bouquetins qui sont à portée de main et, plus loin, dans un renfoncement de la paroi, le panneau de l’Empreinte. Il est voué aux bisons et aux chevaux, eux aussi peints et gravés. À sa droite, il dépasse l’Abside. Au paléolithique, il fallait gravir une butte d’argile haute de 2 mètres pour y accéder. Elle fut vidangée lors de l’aménagement touristique de la grotte. C’est le lieu le plus densément décoré, des centaines de gravures y ont été répertoriées et relevées par André Glory. Le même courant d’air qui a érodé les œuvres du Passage a effacé la plupart des aplats de peinture qui recouvraient les silhouettes animales. Dans leur dictionnaire sur la grotte, Brigitte et Gilles Delluc font état de 1000 unités graphiques dans la petite rotonde : 125 chevaux, 70 cerfs, 38 bovins, 17 bouquetins. Les images sont enchevêtrées les unes aux autres, de nombreux tracés non figuratifs rendent leur lecture difficile. On parvient néanmoins à identifier quelques frises, en particulier deux grands chevaux sur la coupole du plafond et celles de cerfs, que nous avons déjà évoquées. Denis Vialou, dans sa contribution à Lascaux inconnu, a pu dégager la caractéristique essentielle de ce lieu si particulier : « Dans cette salle d’amples dimensions, hormis quelques tracés peints, et de rares silhouettes fortement incisées, rien n’est visible ou lisible d’entrée et jamais complètement sous un seul point de vue et avec un éclairage fixe : les figures tournent sur les volumes rocheux, s’enroulent entre elles et mêlent en les formant des séquences décoratives complexes. Sur plusieurs mètres carrés, il ne reste pas un pouce vierge… ». Dans cet embrouillamini les cerfs offrent les combinaisons les plus nettes dans les groupements d’animaux de même espèce. Au fond de l’abside s’ouvre l’accès au Puits qui contient la scène de l’homme-oiseau et du bison. Le panneau de la Vache noire sera la dernière grande composition abordée dans cet essai et, avec elle, celle des Cerfs nageant. Les deux tableaux sont en regard, ils sont disposés de part et d’autre de la haute galerie. Celui de la Vache mesure sept mètres de long contre cinq mètres pour les cerfs. Ils ont un impact visuel majeur dans la galerie. Pour plusieurs 210

raisons, nous pensons légitime de les considérer comme une suite de la décoration de l’avant-grotte. La Vache noire est dotée d’un souffle, marque distinctive, qui la relie aux animaux qui en sont pourvus dans la Rotonde et le Diverticule axial. En second lieu, mais nous avons déjà fait ce rapprochement, les mêmes protagonistes se retrouvent topographiquement localisés à l’identique dans la Nef et le Diverticule axial : la Vache noire est en présence de 5 cerfs dessinés sur la paroi d’en face, la Vache à la collerette noire qui doit une partie de sa teinte au grand Cerf noir se trouve aussi dans cette situation. Enfin et surtout, le panneau de la Vache noire se particularise par les fameux blasons peints. Ils se trouvent à la base de la composition. Ils concentrent, à une exception près, le violet, toutes les teintes utilisées par les peintres dans la caverne. On est conforté ici dans l’idée que les paléolithiques attachaient un intérêt particulier aux pigments. La composition est inscrite sur la paroi gauche de la Nef. Sa base se trouve à plus de 2,5 m au-dessus du sol paléolithique. Une corniche naturelle permettait aux artistes d’accéder au plan rocheux à décorer, elle leur servait de banquette. André Glory y a retrouvé une dizaine de lampes à graisse, un crayon d’ocre jaune et du manganèse. Norbert Aujoulat en donne la description suivante : « Une vingtaine de chevaux sont préférentiellement tournés vers l’entrée, en simple ou double file. Cette harde est oblitérée en partie par une très grande vache de couleur noire de 2,15m de long, regardant dans le sens opposé. Elle se différencie des autres aurochs femelles par les très nombreuses reprises de contours pour les lignes de dessus et de dessous, ainsi que pour la croupe, ce qui a pour effet d’en accroître les formes » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Le contour des animaux est gravé. Il est vraisemblable, comme le pensent les préhistoriens, que la nature du support, ici dépourvu de calcite, peut expliquer ce choix. À l’instar des animaux affectés d’un souffle, le boviné domine, par ses dimensions et son positionnement, l’ensemble de son environnement animalier y compris les représentants du genre mâle, bisons, cerfs, bouquetins présents dans la galerie. On parvient à concevoir plus largement la hiérarchie qui a présidé dans le bestiaire.

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Illustration 73 : Dessin. Vue de la partie droite du panneau de la Vache noire. La ligne pointillée matérialise une large fissure qui court au long de la composition. La vache est inscrite dans une concavité dont l’arête verticale se dresse devant elle. Ce relief la sépare des quatre chevaux de droite. Plus bas, une corniche permet l’accès au plan rocheux orné.

C’est l’une des caractéristiques majeures du montage graphique que de voir une femelle occuper si ostensiblement un rang hiérarchique supérieur à celui de certains mâles, même s’ils ne sont pas de la même espèce. On peut alors présumer qu’elle tient un rôle éminent, lié peut-être aux blasons peints, mais plus sûrement à la représentation d’un souffle. Ces blasons comptent trois tracés géométriques de forme rectangulaire gravés et compartimentés à l’intérieur. Ces divisions sont remplies de différentes couleurs, rouge, jaune, noir et mauve.

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Illustration 74 : Dessin. Partie gauche du panneau de la Vache noire. Ensemble de chevaux défilant derrière le boviné dont on aperçoit la croupe à l’extrême droite.

Les préhistoriens les classent dans la catégorie des signes quadrangulaires dont ils sont les exemplaires les plus spectaculaires et les plus achevés de la grotte. Certains d’entre eux s’accordent à dire qu’ils concrétisent la palette de couleurs des peintres de Lascaux. Les pigments recouvrant les différents damiers ont été étudiés par microscopie électronique. Un article paru en 2004 dans la revue « l’Anthropologie », signé par Colette Vignaud et trois autres chercheurs du CNRS, Le Groupe des « bisons adossés » de Lascaux. Étude de la technique de l’artiste par analyse des pigments, livre l’information suivante : « Tous les carreaux des « blasons » ont été réalisés à l’aide d’un pigment naturel sans addition d’aucune charge. Ceci différencie le geste de l’ « artiste aux blasons » du geste de l’ « artiste aux bisons » qui semble avoir exploité les différents matériaux à sa disposition pour aboutir à la texture et à la couleur désirée. En effet, la surface recouverte dans les carreaux est relativement réduite et l'on peut considérer qu’il s’agit d’une étape préliminaire à la préparation de la couleur pour la réalisation de grandes figures animales ». Si l’interprétation des chercheurs a de bonnes chances de s’avérer exacte, on peut soupçonner que l’impression des blasons sur la roche était destinée à expliciter l’étape d’un mode opératoire, d’un protocole encore, qui devait conduire à l’obtention d’une matière picturale prête à l’emploi. Mais leur mise en évidence dans la Nef conduit à notre avis à dépasser ce seul aspect technique. En clair, les oxydes naturels purs devaient être de puissants symboles du type « matière primordiale » ou « matière vitale » pour les paléolithiques. Ils sont la substance de la création des formes comme la chair, le sang et l’os sont constitutifs de la matière vivante. Il s’agit du thème central qui régit le programme mythique de Lascaux ainsi que nous venons de le rappeler. 213

Michel Menu, chercheur au CNRS, a procédé aux analyses des colorants de Lascaux. Il s’est exprimé à ce propos en 2008 au cours du colloque international de préhistoire qui s’est tenu au Musée de l’Homme à Paris sous la direction de Denis Vialou, sur le thème, Représentations préhistoriques : images du sens. Dans la conclusion de son exposé consacré à l’analyse de l’art préhistorique, en particulier aux colorants, à leur technique de réalisation et à leur mode d’application sur les parois, le chercheur fait le point sur l’ensemble des résultats qu’il a obtenus sur les pigments de Lascaux. Dans son discours, il introduit l’idée qu’il a existé une stratégie dans la recherche, la préparation, le broyage de la matière picturale. Il va même plus loin en suggérant la mise en œuvre d’une véritable chaîne opératoire portant sur les pigments. Nous conviendrons sans difficulté d’une convergence de vues avec nos propositions, même si Michel Menu s’en tient dans son intervention au seul aspect technique du domaine traité. Consécutivement à cet exposé, Jean-Michel Geneste, préhistorien, alors conservateur de Lascaux, rapporte oralement à l’assistance une anecdote revenue à sa mémoire à propos des blasons peints. Il se souvient en effet avoir fait visiter en 1994 la grotte à cinq aborigènes d’une tribu du nord de l’Australie. En arrêt devant les blasons peints ils se seraient exprimés en ces termes : « Là, c’est autre chose. Ce sont des couleurs primaires, celles de la création du monde, des clans, celles qui permettent en les manipulant d’exprimer le monde ». Ce témoignage, qui n’a certes qu’une valeur relative, présente l’intérêt d’être authentique, il n’y a aucune raison d’en douter. Il montre que le coup d’œil des visiteurs s’est avéré juste en identifiant des couleurs primaires que l’analyse scientifique déterminera. Nous croyons intuitivement qu’ils ne se trompaient pas non plus sur leur valeur symbolique. Il reste à déterminer la nature de la relation qu’entretient la Vache noire avec les réticulés polychromes, sachant dans la version proposée que ses congénères du Diverticule axial s’appliquent à la préparation du colorant, en substance, le minerai de manganèse.

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Illustration 75 : Dessin. Nef, paroi gauche. La Vache noire. Vache noire liée aux blasons peints par le truchement de la queue et des membres postérieurs. La double ligne abdominale et la croupe proéminente accentuent la massivité de son profil.

La reproduction ci-dessus montre les liens graphiques du boviné avec les blasons, ainsi que le gonflement anatomique excessif de son profil. La double ligne ventrale ajoute à la massivité de la bête. Henri Breuil la décrit « énorme », pour Fernand Windels elle est « gravide ». Georges Bataille la perçoit « à la fois grêle, énorme, monumentale ». Brigitte et Gilles Delluc préfèrent parler d’anomalie graphique pour qualifier la proéminence de la croupe. Si l’on observe attentivement les traits de reprise du contour gravé, sur les lignes de dos, de la croupe et du ventre, il s’agit de corrections minimes qui objectivement n’entraînent pas à des déformations excessives de l’ensemble de la silhouette. Dans le même registre, quelques commentateurs sont d’avis que le double tracé abdominal est aussi un repentir. Il faut l’avouer, si l’on est en présence d’un tracé destiné à une correction du profil de la bête, l’erreur de l’artiste était de taille. Elle ne va pas non plus dans le sens d’un meilleur rendu anatomique de la bête. Le plasticien Renaud Sanson, qui a exécuté le fac-similé du panneau, a déterminé que c’est le contour ventral extérieur qui avait été réalisé en second. Or, c’est celui qui parasite le plus la silhouette et contribue à son embonpoint. Il était facile pour l’exécutant de recouvrir de noir le premier sillon gravé du ventre pour le rendre moins visible, ce qu’il n’a pas fait. 215

Illustration 76 : Dessin. Il apparaît sur ce montage que le premier tracé abdominal de l’animal était anatomiquement correct. C’est donc volontairement que l’artiste en a rajouté un second. Le gonflement de la croupe procède vraisemblablement de la même intention, c’est-à-dire la dilatation du profil.

Nous pensons à un remodelage de la silhouette destiné à augmenter artificiellement son volume, il explique que le premier ventre ait été laissé visible. L’aplat noir qui la recouvre contribue à la rendre encore plus massive même si, par endroits, le passage de la pointe à graver de l’artiste a fragilisé le support et diminué l’adhérence du pigment à la paroi. La teinte de la vache la fait indiscutablement ressortir du bestiaire qui l’entoure. On est ainsi fondé à penser que c’était l’un des effets recherchés par l’officiant. La pigmentation de l’image qui a sur le spectateur un impact visuel fort est de nature à le renseigner sur la cause du curieux gonflement qui affecte l’animal. Son corps est gorgé de colorant noir, il fonctionne comme un véritable réservoir de manganèse. Le souffle figuré devant sa bouche indique vraisemblablement son trop-plein. Dès lors, sa relation physique aux blasons peints s’éclaire quelque peu, si l’on convient de dire avec Norbert Aujoulat qu’ils matérialisent la palette de pigments des peintres. Rien que de très banal si la vache puise sa teinte dans la palette de pigments primaires du peintre, en particulier le noir. On remarque d’ailleurs que ses membres postérieurs et la queue, en contact graphique avec les trois réticulés, s’inscrivent précisément dans trois compartiments de couleur noire. Il convient encore d’établir le motif de la localisation des rectangles peints sous les onglons de l’animal, car elle n’est certainement pas fortuite. Tous les colorants de la grotte sont d’origine minérale, ils sont extraits pour la plupart des gisements de la vallée de la Vézère. Comme ils 216

proviennent de terres colorées, c'est-à-dire du sol, les retrouver sous les sabots de la vache ne serait pas particulièrement étonnant. En somme, les blasons et leurs compartimentages peints de couleurs différentes pourraient symboliquement réunir les différents gîtes d’approvisionnement des décorateurs de la grotte. On sait par l’analyse que les teintes des carreaux ont été obtenues à partir de pigments de diverses provenances. Par exemple, plusieurs oxydes naturels de manganèse qui donnent les noirs ont été identifiés sur les blasons, ils sont certainement issus de gisements différents. En tout état de cause, le dessin ne montre pas autre chose qu’une vache noire présentant une charge pondérale excessive, reliée par les membres postérieurs et la queue à des signes géométriques polychromes dont les couleurs ont été obtenues avec du pigment pur. Il n’y a pas de saut interprétatif excessif à considérer que l’animal tire la couleur de sa robe des carreaux noirs avec lesquels il est en contact. Cette séquence s’inscrit en outre dans le cycle de production de la matière colorante par les aurochs femelles. Dans la Nef, on remonte à la source de la chaîne opératoire qui aboutira dans le premier compartiment du Diverticule axial à la réalisation d’une substance prête à l’emploi. Dans ce processus, la Vache noire stocke le pigment natif au point de devenir trop lourde pour parvenir à se mouvoir.

Illustration 77 : Dessin. Blasons peints du panneau de la Vache noire. Ses deux pattes arrière et la queue s’inscrivent dans les compartiments noirs des damiers. À droite le membre est engagé dans le carreau jusqu’au paturon, au centre, il semble s’en dégager.

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Il est pourtant loisible d’observer que la posture de la bête n’est pas exactement figée. En réalité, l’avant-train connaît une légère élévation. Les deux pattes avant, qui semblent si rigides, ne sont pas dans l’alignement de celles de derrière qui sont visiblement en appui sur les blasons.

Illustration 78 : Dessin. Rapport des membres avant de la Vache à ceux de l’arrière. Ils ne sont pas dans le même alignement. La différence de niveau indique un soulèvement de l’avant-train du boviné. Les onglons sont effilés à l’avant et plus arrondis à l’arrière.

La forme des onglons à l’avant et l’arrière ne suit pas non plus exactement la même conformation. Ils sont effilés devant et légèrement plus arrondis derrière. La notation n’est peut-être pas si anodine, car elle recoupe une autre donnée de la frise bien connue des préhistoriens. Brigitte et Gilles Delluc : « Les chevaux situés à gauche de la Vache noire de la Nef ont des sabots ovales (sans onglons), tandis que ceux de droite ont des sabots ronds » Dictionnaire de Lascaux. À cette échelle, c’est une partition exceptionnelle dans la grotte. André Leroi-Gourhan pensait que la frise avait connu deux temps d’exécution. En attendant, l’assiette légèrement ascendante de la Vache noire qui croule de surcroît sous un poids excessif n’a aucune explication rationnelle. Curieusement, cette donnée graphique n’a jamais attiré l’attention des observateurs. Elle est pourtant rapidement décelable, même si elle est peu marquée. Elle invite aussi à s’interroger sur la posture de l’animal, en particulier sur son calage dans l’espace pariétal. En effet, ses assises sur l’entablement encrassé qui semble servir de référence horizontale sont assez réduites. Si la patte arrière gauche y prend résolument appui, la droite en revanche s’en dégage. L’avant-train quant à lui ne repose sur rien qui puisse 218

expliquer son élévation. De ce côté, les deux membres battent le vide, ce que l’artiste a relativement bien traduit en les raidissant à l’extrême. Cette lecture conduit inévitablement à voir la Vache noire s’effondrer de tout son poids sur l’avant. Or c’est le contraire qui se produit, au lieu de tomber, elle s’élève. Il reste à imaginer qu’elle esquisse un mouvement de cabrage. Mais cette éventualité semble peu probable au regard de la masse corporelle engagée et de son assise arrière, qui au bout du compte ne tient qu’au seul véritable appui de la patte gauche. En bref, c'est toute la stabilité du personnage dans l’espace pariétal qui pose question. L’interprétation qui reste en rapport étroit avec la configuration du dessin mène à une seule explication possible. La sustentation du boviné dépend de forces qui lui sont extérieures et elles s’exercent à l’avant, du bas vers le haut. Leur siège se situe à l’endroit où est représenté un équidé figuré dans une position de semi-cabrage. Son encolure s’emboîte avec une grande exactitude sous le fanon du boviné, tandis que ses antérieurs ceinturent la patte avant droite de l’animal cornu. À la même hauteur, probablement pour une question d’équilibre, la gauche repose sur le haut de l’encolure d’un second cheval réduit au protomé. Les deux animaux sustentent non seulement la Vache noire à l’avant, mais ils soulèvent sa masse énorme. Ils sont sans appui visible, mais collent à la paroi, à la manière du bouquetin que l’on sait spécialiste hors pair de l’adhérence au rocher. Celui-ci est d’ailleurs figuré non loin. Il surcharge le premier cheval de la partie droite du panneau.

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Illustration 79 : Dessin. Sustentation et élévation de la Vache noire. La sustentation et l’élévation à l’avant de la Vache noire sont assurées par deux chevaux. L’emboîtement sous le fanon du boviné de la partie supérieure de l’encolure du cheval semi-cabré vu par transparence sur l’aplat noir est un modèle du genre, c’est le siège de la poussée de l’équidé. On observe à cet endroit un tassement de la crinière, mais pas des deux oreilles, car la tête inclinée se trouve entre les deux grandes jambes.

L’artiste a indiscutablement pourvu le cheval semi-cabré d'une puissante encolure. Elle confine même à l’anomalie anatomique, il est facile de comprendre pourquoi. Dans son élévation, toute la partie supérieure de l’encolure, en appui sur le fanon de la vache la pousse vers le haut. En somme, l’équidé se comporte comme un humain qui soulèverait une charge, 220

mais pas au sens où l’entend Alain Testart quand il écrit que les animaux parlent des hommes comme dans les fables de La Fontaine. Ici, la fonction du cheval qui s’apparente à un véritable office fait fortement penser par sa gestuelle à celle de son congénère du Méandre qui utilise ses jambes et sa tête pour infléchir une branche du grand signe ramifié rouge. Il y a dans ce montage une partie de l’explication à l’orientation privilégiée des chevaux vers la gauche. Elle est à l’opposé de celle de la Vache noire, ce qui contribue à voir les coursiers se succéder tour à tour sous l’énorme femelle pour la sustenter, puis la soulever à l'avant où elle est en manque d’appui. Sur un plan plus concret, la prise ou l'empoignade des chevaux dans ce sens était aussi plus efficace, elle réduisait le risque de bascule vers l’avant quand on sait que l’arrière-train de la Vache noire repose sur une seule patte.

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Illustration 80 : Dessin. Action coordonnée des deux chevaux à l’avant de la Vache noire. Le cheval semi-cabré la soulève tandis que le jaune qui disparaît sous l’aplat noir contourne son corps par la droite. La manœuvre aide à la lévitation dans la mesure où l’énorme masse noire est ainsi désolidarisée du support rocheux. Deux traits gravés sur le corps du cheval jaune indiquent son engagement dans un espace qui se rétrécit.

Immédiatement au-dessus, à hauteur du poitrail de la vache, un cheval jaune peint et gravé disparaît carrément sous l’aplat noir de sa robe. Seule son arrière-main est visible. Un examen minutieux du dessin a montré aux observateurs que sa partie avant ne se prolongeait pas dans le corps de la 222

vache. C’est d’autant plus surprenant que plusieurs autres silhouettes de chevaux sont gravées sur sa robe. Dans le cas présent, on est dans l’obligation de considérer que le cheval jaune se trouve dans un autre plan, ou bien qu’il est resté volontairement inachevé pour une raison inconnue. On retrouve néanmoins de l’intelligibilité dans l’hypothèse où il s’insinue dans l’espace peut-être très étroit qui existe entre le mur et le corps de la Vache noire qui fait écran. Autrement dit, l’animal disparaît sous la masse noire parce qu’il la contourne par la droite. D’ailleurs, il n’est pas impossible que le jeu du cheval jaune soit étroitement lié à celui du cheval semi-cabré situé dessous. Le premier qui se glisse entre le mur et le flanc du boviné facilite son élévation en évitant le frottement de la surface rocheuse. La juxtaposition des deux coursiers dans l’espace graphique n’aurait alors d’autre fin que de montrer la coordination de leurs actions respectives. La conjonction précise de trois lignes, le fanon de l’aurochs avec la partie sommitale de la crinière du cheval semi-cabré et l’extrémité du tracé abdominal du cheval jaune, va dans ce sens. Une autre donnée du dessin viendrait confirmer que le cheval jaune fait le tour complet du corps de la Vache noire et la désolidarise de son support. Il faut pour cela se reporter vers sa croupe d’où émergent deux chevaux. On est certain que l’un des deux coursiers est inscrit dans la robe noire du grand herbivore. Il est permis de suivre ses lignes gravées jusqu’à un cheval saisi dans la posture du cabrage, sensiblement au centre de l’aplat noir. En revanche, on n’y distingue pas vraiment le corps du deuxième qui se limite à l’avant-main. Ce dernier présente en outre la particularité, plutôt rare dans la grotte, de posséder deux yeux comme si sa tête émergeait de trois quarts avant derrière l’énorme croupe. Cette donnée graphique est intelligible si effectivement l’animal vient de suivre l’arrondi abdominal de la vache au long du mur, du côté non visible par le spectateur. Bien sûr, un certain nombre d’animaux ne présentent que des segments anatomiques partiels. Chez les chevaux, ce sont le plus souvent les jambes qui sont absentes. Ceux du panneau qui sont inachevés sont représentés en buste, ils sont regroupés à l’extrême gauche de la frise. On ne peut donc affirmer que l’avant-main du cheval doté de deux yeux appartient au cheval jaune dont une partie du corps disparaît à l’avant de la Vache noire. On observe cependant que sous sa croupe, le même cheval pose ses deux sabots sur ce qui ressemble à deux plots noirs de forme ronde. Leur identification, il faut le dire, n’a pas vraiment suscité l’intérêt des commentateurs. Bien qu’ils soient légèrement surdimensionnés, ils s’apparentent aux sabots arrière du cheval jaune que l’artiste a pris le soin d’imprimer très visiblement sur la surface rocheuse. Nous pensons qu’à cet endroit, en se dégageant de la vache, le cheval troque ses sabots ronds contre des sabots ovales plus légers. 223

Illustration 81 : Dessin. À l’arrière de la Vache noire émergent deux chevaux. Celui dont le corps se rattache aux deux jambes possède deux yeux et se présente en vue 3/4 avant. Il est figuré en médaillon en haut à gauche du dessin. Ses lignes corporelles ne se retrouvent pas, comme celles de son congénère, dans l’aplat noir. Il a contourné le boviné, ses sabots reposent sur deux sortes de plots qui s’apparentent aux pieds des chevaux de la partie droite de la frise.

La couleur rouge de l’avant-main du cheval fait cependant problème si, comme on le suppose, l’artiste a mis en scène le même animal pour traduire le contournement complet du boviné par la droite. Ce serait imaginer le raccordement du corps du cheval jaune à une avant-main rouge. Parmi les chevaux peints de Lascaux, aucun spécimen ne présente une telle disposition 224

des couleurs. S’il s’agit pourtant du même individu, entièrement jaune à l’origine avant qu’il ne plonge entre le flanc de la vache et la surface rocheuse, il y a une explication au virage du jaune vers le rouge de sa partie avant, au sortir de l’étroiture. La solution nous vient des Bisons croisés de la Nef. Ils sont situés quelques mètres plus bas, sur le même côté de la paroi dans la galerie. Nous avons développé une version argumentée de ce panneau lors de nos précédents travaux sur la grotte. Sans revenir par le détail sur cette analyse, et pour aller à l’essentiel, il convient d'en rester au passage consacré à la mue de l’un des deux bisons : « Quelle que soit la signification que l’on donne à la composition, il est difficile de ne pas convenir que le cadrage maximal du profil animal sur la roche qui déforme anormalement sa bosse n’a aucun effet sur le sens de l’œuvre. Il ne s’agit pas convenons-en, de la meilleure mise en peinture possible : elle écrase la ligne dorsale quand celle de son partenaire peut passer pour un modèle du genre sur le plan d’un certain réalisme figuratif dans la forme qu’elle adopte (sur ce plan il faut aussi considérer l’influence de la part du style). Ce n’est pas tout. On est également en mesure de commenter le non-cadrage de l’herbivore à droite, car à y regarder de près, la limite supérieure de la forme rocheuse qui surplombe précisément la partie arrière de sa silhouette pouvait certainement être mise à profit pour y accoler la ligne dorsale à hauteur de la chute des reins. Cette particularité du support n’a pourtant pas été utilisée. Les deux options sont à l’évidence à mettre en rapport, avec d’un côté l’utilisation d’un relief peu propice à un bon rendu figuratif d’une ligne dorsale de bison et de l’autre un rebord rocheux évocateur, mais ignoré par le peintre. Le bison du premier plan fait corps de manière flagrante avec son support. Sa proximité avec la surface rocheuse peut alors expliquer la raison de la chute de sa laine d’hiver. On parvient en définitive à comprendre que le boviné n’est pas exactement « coincé » entre les limites naturelles du plan rocheux, mais que son corps frotte sur la surface rugueuse, au contact de laquelle il perd sa fourrure. Il faut présumer que le bison y exerce une forte pression ce qu’illustre très bien, dans ce cas, l’aplatissement de sa bosse » Lascaux, la Scène du Puits.

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Illustration 82 : Dessin. Diptyque des Bisons croisés de la Nef. Le cadrage maximal du bison de gauche sur le support rocheux, qui à cet endroit adopte la forme d’un dièdre, explique la mue de sa toison. Son corps frotte contre la paroi rocheuse et fait chuter sa laine. On en trouve la confirmation dans la déformation de sa bosse, indice qui renseigne sur la pression que l’animal exerce sur le mur. Celui de droite n’est pas cadré sur les limites naturelles du support, il bénéficie d’un débattement ce qui lui permet d’éviter le contact avec la roche (excepté l’arrière-train). Il conserve sa laine d’hiver et esquisse même un mouvement de dégagement.

Pour en revenir au cheval du panneau de la Vache noire, son avant-main rouge, théoriquement jaune à l’origine d’après notre estimation, s’explique de la même façon que la mue du bison. Il se glisse entre la surface rocheuse et le flanc du boviné pour le désolidariser de son support ce qui entraîne inévitablement le frottement de son corps sur la roche. Dans ces conditions, à l’issue de sa trajectoire au long du flanc de la bête, il n’est pas anormal que sa couleur jaune ait viré au rouge. C’est le résultat de sa friction aux aspérités du support. Il devient alors possible d’envisager le raccordement d’une arrière-main jaune à une avant-main rouge. L’intérêt du procédé qui consiste à scinder en deux parties le même animal pour les localiser aux deux extrémités du corps de la Vache est de signifier le libre jeu de son énorme masse relativement à la surface rocheuse. Son soulèvement à l’avant s’inscrit, comme on vient de le voir, dans la même dynamique. En résumé, nous parvenons à ce constat que des chevaux s’affairent autour de la Vache noire dans le but de la déplacer, ce qu’elle ne semble plus 226

en mesure d’accomplir elle-même au regard de son embonpoint. Il reste encore à composer à ce stade avec une autre donnée de l’interprétation : seule sa patte arrière gauche repose sur le damier noir d’un signe réticulé, l’autre se dégageant visiblement du sien. Les autres chevaux ne sont pas inactifs. Si les uns s’affairent autour de la masse noire, d’autres œuvrent à l’intérieur. Il s’agit en particulier de deux sujets gravés et de la tête d’un troisième, noyés dans l’aplat noir. Ils se découvrent mieux en lumière rasante. Nous devons à Norbert Aujoulat un cliché photographique d’une qualité exceptionnelle qui permet d’avoir une bonne idée de la configuration de ces animaux. Sur le ventre de la vache se trouve la silhouette complète d’un remarquable cheval, cette fois véritablement cabré. Une partie de l’arrière-main (sabots, jambe, queue) dépasse de la seconde ligne abdominale de la vache. L’animal se trouve dans le sillage de l’un de ses congénères. Il est teinté en rouge et sa tête émerge de l’énorme croupe. On cherche vainement ses jambes avant. Il est certainement risqué de formuler un pronostic sur la seule foi d’un cliché photographique, si réussi soit-il, mais il semble que l’œil de l’appareil du préhistorien a su saisir l’essentiel du montage graphique qui nous est proposé. Disons-le tout de suite, il concrétise à notre sens la plus extraordinaire des combinaisons graphiques rencontrées jusque-là. On ne peut cependant rien affirmer, car tout se résume à un jeu de lignes si ténu, qu’il laisse place à une certaine indétermination. Le croquis de lecture du panneau publié dans Lascaux inconnu, qui fait encore référence dans la plupart des publications, n’a pas la vocation par définition de rapporter tous les détails de l’œuvre. Il fait l’impasse sur des tracés qui sont avérés, que la photographie révèle. Dans ce domaine, le facsimilé du panneau réalisé par Renaud Sanson est assurément plus fiable même s’il n’est pas exempt d’interprétation. André Glory pour sa part n’a relevé que la partie gauche du panneau. C’est une lacune dommageable si l’on doit se fier uniquement au croquis de lecture susmentionné. L’examen par le détail du cliché de Norbert Aujoulat (page 172 de son ouvrage) a conduit au dessin de l’illustration 83.

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Illustration 83 : Dessin. Disposition des chevaux recouverts par la robe de la Vache noire. Au centre, un cheval cabré surchargé d’une tête équine qui pourrait se raccorder à une jambe dépourvue de teinte. À gauche se trouve l’arrièretrain du cheval rouge privé de jambes avant dont la tête émerge de la croupe de l’aurochs. Deux données du dessin retiennent l’attention : 1° les jambes du cheval cabré à l’avant enserrent la queue du cheval rouge, 2° chez ce dernier la configuration de ses postérieurs entraîne à une impossibilité graphique : le dessin complet d’une deuxième jambe n’était techniquement pas possible, sa représentation aurait entraîné l’artiste à accoler les deux membres.

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La première observation concerne le cheval cabré. Ses deux jambes avant enveloppent la queue du cheval rouge qui le précède. On est fondé à croire qu’il s’agit d’une juxtaposition volontaire et non pas fortuite. En effet, dans le Méandre, à l’autre bout du sanctuaire, les antérieurs de l’équidé juché sur le grand signe rouge ramifié sont dans une conformation identique. Nous avons vu aussi qu’ils exerçaient une action sur l’une des deux branches en la faisant plier. Le rapport est du même ordre, comme on vient de le voir, avec le cheval semi-cabré qui enserre, avec ses jambes avant, une patte de la vache. Il n’est pas à exclure, par analogie, que le cheval cabré soit en mesure d’intervenir de la même manière sur l’appendice caudal du cheval rouge par l’intermédiaire de ses antérieurs relevés. Dans le cas présent, en les refermant sur la queue, il semble en capacité de pouvoir maintenir son congénère dans sa posture. Ce n’est pas dénué de sens puisque le cheval rouge est dépourvu d’appuis à l’avant. Mais l’instabilité de ce dernier peut se mesurer à un autre indice. Il est loisible de remarquer que le dessin de ses postérieurs comporte une anomalie graphique. Sous peine de l’accoler à la jambe entièrement dessinée du deuxième plan, l’artiste ne pouvait plus achever celle du premier plan qui s’interrompt sur la première ligne ventrale de la vache. Il n’y a pas de confusion possible sur ce point. Le membre est peint en rouge et gravé. La couleur et la gravure ne se retrouvent pas dans l’aplat noir sous-jacent. C’est le grand intérêt du cliché de Norbert Aujoulat qui laisse peu de place au doute sur ce point, à moins qu’avec une photographie prise sous un autre éclairage on parvienne à un résultat différent. Sous cette réserve, l’observateur est naturellement enclin à penser à une erreur dans le placement de ces segments, sauf que la queue gravée connaît la même interruption sur le tracé abdominal. On ne trouve aucune explication à cette donnée qui cependant va de pair avec le membre inachevé. Il se pourrait donc, une nouvelle fois, que l’erreur en question n’en soit pas une, mais que l’inachèvement procède d’une intention délibérée. Au résultat, le cheval rouge ne montre à son tour qu’un membre susceptible de le sustenter. La Vache noire se trouve dans la même situation, son corps ne repose que sur une patte, celle qui est engagée dans le damier noir d’un blason peint. La coïncidence peut être fortuite, mais il se trouve que les deux combinaisons sont à la verticale l’une de l’autre sur le dessin. Elles affectent les mêmes segments anatomiques, précisément le membre du premier plan comme le montre l’illustration 84.

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Illustration 84 : Dessin. Arrière-train de la Vache noire. Le croquis montre deux combinaisons graphiques à la verticale l’une de l’autre qui tendent à figurer des animaux dotés d’un seul appui arrière. En haut, le cheval gravé et peint dans la robe du boviné présente une jambe manifestement inachevée. Son tracé s’interrompt comme la queue sur une ligne abdominale. L’arrière-train de la vache tend vers la même configuration. Elle dégage sa patte arrière du damier noir sur lequel elle devait reposer à l’origine pour finir par tenir debout sur un seul appui, celui qui est inscrit dans l’autre blason.

Entre l’animation de la vache et celle du cheval rouge, il est encore possible de déceler une autre analogie, certes plus difficile à concevoir, mais qui découle du fil conducteur suivi. Le boviné qui visiblement dégage sa patte arrière droite du blason sur lequel elle devait être initialement posée, se trouve en train de pivoter à droite sur son unique point d’appui. Pourquoi ? Simplement pour la raison que le cheval jaune qui s’insinue entre la paroi et son corps pour en faire le tour ne le décolle pas simplement du support. Son passage provoque inéluctablement l’écartement de la surface rocheuse de la masse noire sur toute sa longueur. Il la fait pivoter, d’autant plus facilement 230

que l’arrière-train de la Vache noire ne présente qu’un point d’appui. Il faut alors imaginer l’énorme masse désolidarisée du mur venir se positionner plus ou moins transversalement dans le vide de la grande diaclase, où selon toute vraisemblance, elle doit chuter. Le travail des chevaux sur son avanttrain se limite à le rendre indépendant du support. De ce point de vue, l’endroit où l’animal est inscrit sur la surface rocheuse n’est pas neutre. La partie avant de son corps est dessinée sur un profil de paroi sortant relativement à l’axe de la galerie. La rotation à droite de l’aurochs entraîne bien sûr le déplacement vers l’arrière de sa longue queue attachée à un blason peint. Or celui-ci présente la particularité d’être fléché, ce qui pourrait signifier qu’il se déplace en remontant sur le mur sous l’effet de la traction exercée par ladite queue. Le réticulé est en effet décalé en hauteur par rapport aux deux autres. Le scénario de la chute dans le vide de la Vache noire soulevée à l’avant par le cheval semi-cabré et écartée de la paroi par le cheval jaune n’a pas tenu compte jusque-là de la disposition des deux équidés à l’intérieur de sa robe. Cela change ce déroulement s’ils œuvrent ensemble à illustrer la technique qui maintiendra la Vache noire en position au-dessus du vide. Elle sera retenue par la queue, comme le simule le cheval cabré qui enveloppe avec ses antérieurs la queue du cheval rouge. Ce dernier reproduit virtuellement le mouvement à droite de la vache sortant de la paroi en opérant une rotation à gauche, ce qui est normal compte tenu de son orientation. Sur son profil, le déplacement est décelable dans l’animation à l’arrière de la jambe incomplète du premier plan. L’artiste n’a pas commis d’erreur dans la conformation de ses tracés comme on pouvait le croire. Il semble qu’en vérité le membre vienne se ranger derrière l’autre, comme si l’animal croisait les jambes pour pivoter à gauche et sortir à son tour du mur. Dès lors, le cheval cabré, en retenant son congénère par la queue, peut éviter son basculement et garantir son maintien au-dessus du vide. Voilà ce que l’artiste a voulu expliciter en combinant l’action des deux coursiers à l’intérieur de l’aplat noir, mais leur action reste virtuelle. En réalité, au sortir de la paroi de la vache, c’est le blason peint lié à sa queue qui fait contrepoids. On a vu qu’il pivotait en même temps que l’animal en remontant sur le mur. Il constitue un arrimage apparemment solide. Il est en effet dessiné sur les reins d’un cheval présent dans partie inférieure de la frise qui semble ployer sous une charge avec une croupe anormalement basse relativement au tracé dorsal. Nous avons reporté sur un croquis l’ensemble des forces qui s’exercent sur l’aurochs femelle. Toutes sont le fait des chevaux qui l’entourent. Ils travaillent à la déplacer pour finir par la positionner et équilibrer sa masse au-dessus du vide. Au final, il s’agit bien, selon nous, d’une combinaison graphique exceptionnelle dans l’iconographie de la grotte. Ses ressorts sont 231

multiples, parfaitement coordonnés entre eux. Elle fait appel à une imagerie figurative et abstraite d’une grande originalité qui modifie d’une manière surprenante l’approche que l’on peut avoir du panneau. Dans l’interprétation formulée, il faut bien sûr imaginer la vache prendre position en travers de la galerie, mais pas seulement. La conséquence qui en découle est que tous les chevaux aux sabots ovales de la partie gauche de la composition ne peuvent plus être considérés comme alignés derrière sa croupe.

Illustration 85 : Dessin. Récapitulatif des forces qui s’exercent autour de la Vache noire. 1 action du cheval semi-cabré soulevant le train avant. 2 action du cheval jaune qui contourne la masse noire par la droite et la désolidarise du support rocheux jusqu’à la croupe. 3 pivotement à gauche du cheval rouge qui croise les jambes arrière. 4 action du cheval cabré en situation de retenir par la queue le cheval rouge qui s’écarte de la paroi.5 rotation à droite suivant l’axe vertical de la Vache noire sur son unique point d’appui. 6 remontée du blason qui suit le mouvement de la queue. Le tracé du bas rapporte le profil de la paroi rocheuse à l’endroit où s’inscrit l’aurochs femelle.

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C’est l’autre surprise de la combinaison graphique. Pas un commentateur ne soutiendrait que ces animaux se trouvent potentiellement à l’avant de la vache. C’est pourtant ce vers quoi conduit le déchiffrement proposé, on ne voit pas d’autre solution sauf à considérer que le volet gauche de la composition procède d’une exécution différente. Il est certain, comme le propose Norbert Aujoulat, que le troupeau d’équidés se scinde graphiquement en deux parties : « Les chevaux situés à l’arrière de la Vache noire ont, entre autres, des formes légèrement plus graciles et des sabots oblongs, par opposition aux équidés localisés à l’avant, plus trapus et dotés de sabots ronds » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. La forme différente des sabots des chevaux à l’avant et à l’arrière de la Vache noire est indirectement un argument en faveur de notre thèse si les deux sections de la harde évoluent au sein de milieux différents. Aux sabots ronds, la consistance solide de la paroi, aux sabots ovales, le vide puisque tous les animaux qui en sont dotés se trouvent devant la vache. On se souvient que ses onglons sont plus effilés à l’avant qu’à l’arrière. La piste suivie reporte l’attention sur le premier cheval de la théorie située à l’arrière de la Vache noire. Sa silhouette est complète. Elle présente la particularité d’exhiber ce qui ressemble à un fanon, comme chez les aurochs ou les bisons. Cette partie anatomique n’a pas de correspondance chez les équidés. Le fanon désigne chez eux les poils rigides présents derrière le pied. C’est du moins ce qui ressort de son dessin avec deux jambes avant tendues dans une configuration qui rappelle celle des antérieurs de la Vache noire. Il est d’ailleurs loisible de les mettre en rapport pour s’apercevoir de la similitude. Le cheval en question, à l’instar du boviné, pourrait être suspendu dans le vide. Un tracé gravé vertical, très repérable sur la paroi, le relie à un autre disposé sensiblement horizontalement. Ces marques, souvent considérées comme parasites, ne figurent jamais dans les publications. Dans l’illustration 86, nous avons procédé à un montage graphique en reportant devant la Vache noire le cheval qui se trouve immédiatement derrière sa croupe.

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Illustration 86 : Dessin. Montage graphique qui fait passer devant la Vache noire le cheval situé derrière sa croupe. Les antérieurs des deux animaux ont des conformations similaires. Elles pourraient signifier qu’ils évoluent dans la même dimension. Le poitrail du cheval n’est pas anatomiquement conforme, il semble s’inspirer de celui de la vache qui est naturellement pourvue d’un fanon.

L’image de la Vache noire disposée en travers de la Nef n’est pas très éloignée de celle de la vache rouge qui enjambe le fond du premier compartiment du Diverticule axial. Ces figurations ont en commun de concerner des animaux dominant leur environnement animalier par la taille et leur positionnement sur la paroi. La figuration du souffle les range, d’après nos propositions, dans la même catégorie. C’est pourquoi on est amené à penser que le sujet de la Nef, à l’instar de celui du Diverticule axial, est destiné à relier les deux côtés de la haute galerie. La différence tient à la distance qui sépare ici les deux parois : elle oscille autour de 5m. Pour la Vache noire lourdement lestée de pigment, c’est un franchissement plutôt risqué sauf à considérer que la partie de la harde des chevaux qui la précède dans notre version (ceux dotés de sabots oblongs) forme un pont virtuel devant elle. L’étirement en longueur de la frise, mesuré immédiatement à 234

l’avant de la Vache jusqu’au dernier protomé de cheval du volet gauche est de l’ordre de 5m. La chaîne formée par les animaux est donc suffisante au franchissement de la galerie à cet endroit. Dès lors, il devient possible de deviner la nature de l’obstacle que le boviné s’apprête à traverser. Il pourrait s’agir d’un cours d’eau, ce que suggère au passage le panneau des Cerfs nageant. Il occupe la paroi opposée et s’étire lui aussi sur une longueur de 5m. Il se compose de cinq grandes têtes de cerfs élaphes alignées les unes derrière les autres et regardant vers le fond de la galerie. Ils paraissent surnager dans l’eau d’une rivière qu’évoque le relief suggestif sur lequel ils sont imprimés. Voici l’interprétation de Mario Ruspoli : « Pour mieux voir les Cerfs nageant, le visiteur remonte de quelques pas le chemin sablonneux de la Nef : ils sont tous là devant lui, en file indienne, mais dans des attitudes différentes. Ils ne laissent voir que l’encolure, car le reste du corps disparaît dans une masse rocheuse sombre, embrumée, qui forme « sol imaginaire » ou plutôt « rivière imaginaire »… Le mouvement de la harde nageant rappelle les gués de passage de rivière régulièrement traversés par les cerfs… » Lascaux, un nouveau regard. Dans L’art des cavernes, André Leroi-Gourhan, à côté de cette version, imagine des cerfs passant la tête au-dessus de fourrés. Pour Norbert Aujoulat, qui fait le rapport à d’autres frises comme celle des sept bouquetins ou des petits taureaux jaunes du Diverticule axial, autant d’animaux alignés à la queue leu leu qui ne laissent voir de leurs corps que le protomé, le scénario de cerfs traversant le gué d’une rivière reste du domaine de l’hypothèse. Il a parfaitement raison et nous ne l’entendons pas autrement. Ce qui nous fait pencher en faveur de la traversée d’un gué c’est la forme du support rocheux. Cette donnée n’est pas neutre, elle tient un rôle éminent dans la Rotonde et le Diverticule axial et il y a fort à parier qu’il en est de même dans la Nef. Dans le schéma graphique décrypté, la traversée de la galerie par le boviné associée à l’hypothèse du gué de rivière apparaît la meilleure. Il n’est d’ailleurs pas à exclure que de l’eau ait circulé dans la Nef au moment de l’occupation paléolithique. On y a retrouvé des objets archéologiques au contact du dépôt de calcite laissé par un écoulement venu du haut de la galerie. Il devait s’agir d’un ruissellement, mais qui pouvait revêtir un caractère symbolique. Dans ce cas, la frise des cerfs est orientée dans la bonne direction, le petit cheval associé aussi. Regardant à l’opposé, il faut le voir traverser le courant d’eau, mais dans le sens inverse de celui de la Vache noire puisqu’il se trouve théoriquement sur l’autre rive. Il suggère ainsi un retour sur la paroi d’en face. Autrement dit, on aurait affaire à des passages répétés d’un bord à l’autre de la galerie.

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Illustration 87 : Dessin. Frise des Cerfs nageant. Le panneau se trouve sur la paroi opposée à celle de la Vache noire. Il s’étire sur 5m de long. L’envergure des têtes est de l’ordre du mètre. Elles sont dessinées dans des attitudes différentes, les bois sont pour la plupart rejetés en arrière, ce qui correspond aux encolures tendues. Le cerf à l’extrême gauche de la frise pourrait aborder une rive, la forme de la paroi évoquant assez bien un milieu liquide dans lequel les animaux sont immergés. Un petit cheval partiel est dessiné dans la ramure du cerf situé au centre.

Du côté de la Vache noire, puisque les chevaux du volet gauche forment devant elle une passerelle symbolique, alors trois d’entre eux lui font face. Ce sont les trois bustes figurés à l’extrémité de la frise. Ils incarnent à la fois la jonction avec la paroi opposée et le retour sur la rive de départ vers laquelle ils regardent. Les traversées répétitives de la Vache noire dans la Nef supposent à nouveau la mise en place du même stratagème que précédemment. C’est le rôle des quatre sujets du volet droit qui vont se substituer respectivement au cheval semi-cabré, au cheval jaune, au cheval cabré et au cheval rouge. Comme à gauche, ils sont tous graphiquement reliés par au moins un point de contact. Ils constituent ainsi une unité cohérente au service de la Vache noire qui à chaque passage se charge de pigment noir. Pour les partisans des thèses naturalistes, qui traduisent les images d’animaux comme la saisie des caractères propres à chaque espèce, il va de soi que cette interprétation ne peut être satisfaisante. Celles, culturalistes, basées sur la lecture de l’art à la lumière des mythes, y seraient certainement plus favorables. Pedro Lima, journaliste scientifique, auteur d’un récent livre sur la grotte, Les métamorphoses de Lascaux, donne un point de vue 236

intéressant sur la fonction des chevaux dans le bestiaire paléolithique : « En fait, le cheval constitue à la fois le ciment indispensable qui structure tout l’art pariétal et le pivot autour duquel viennent s’articuler, au gré des époques et des régions, d’autres thèmes animaliers » Les cahiers de Science et Vie (novembre 2013). Deux images de chevaux tirés du Passage pourraient convaincre les plus sceptiques des observateurs sur le fait que certains représentants de l’espèce dans la grotte suivent des contorsions qui n’ont vraisemblablement rien à voir avec le comportement ordinaire de l’animal dans la nature.

Illustration 88 : Dessin. Chevaux du Passage. Ces chevaux sont saisis dans des configurations anatomiquement anormales. La figure en bas montre la surprenante torsion de la jambe arrière droite à hauteur du canon : considérés ensemble les deux membres font presque penser à ceux d’un homme à la course qui plie la jambe à hauteur du genou.

Nous avons donc des raisons de penser que le croisement des jambes arrière du cheval rouge n’est pas seulement issu de notre imagination. En définitive, les panneaux de la Vache noire et des Cerfs nageant renseigneraient sur les gîtes d’approvisionnement en matière colorante des artistes de Lascaux. Il était nécessaire pour y accéder de franchir un cours d’eau qui pourrait être la Vézère. Au regard du grand intérêt pour les pigments que l’on devine chez les paléolithiques, il devait s’agir de lieux électivement choisis, peut-être sacrés, pas forcément les plus à portée de 237

main. Norbert Aujoulat a localisé quelques sites aux environs de Lascaux : « Un des gîtes manganésifères les plus proches n’est qu’à 2,5km à l’ouest de la colline de Lascaux, sur la rive droite de la Vézère. Objet d’une exploitation récente, il n’en subsiste que quelques mètres carrés » Lascaux, le geste, l’espace et le temps. Pour s’y rendre depuis la grotte, il fallait donc franchir la rivière. Une nouvelle fois, l’information n’est certainement pas à prendre pour une vérification de nos thèses. Seules des analyses physicochimiques des minerais permettraient d’établir des correspondances, mais il restera certainement difficile d’en avoir la certitude. La sortie du mur de la Vache noire est le point d’orgue du déchiffrement proposé. C’est aussi, il convient de l’admettre, celui qui prête le plus à discussion, car il s’écarte fondamentalement de la lecture traditionnellement adoptée de l’œuvre. Si l’expression de la troisième dimension obtenue par différentes techniques ne fait pas de doute, en particulier à Lascaux, il est beaucoup plus difficile de concevoir des animaux s’abstrayant du plan rocheux qui forme leur support. Le même problème se pose pour les animaux qui se trouvent, selon nous, dans une situation comparable : le Grand Cheval rouge et noir et le petit cerf de la Salle des Taureaux qui devient Cerf noir dans le Diverticule axial. Une réflexion s’impose donc sur ce thème qui, pour être plausible, mérite certainement d’être encore argumenté. La règle intangible qui s’est appliquée dans l’art des grottes ornées pendant plus de vingt millénaires est de ne jamais représenter de cadre naturel. Les animaux flottent sur les parois, ils évoluent dans un espace graphique abstrait : absence de paysage, de végétation, de ligne de sol. S’il s’agit d’un style paléolithique comme le proposent certains, il est très étonnant qu’il ait traversé tout le paléolithique supérieur sans subir de modifications. Même si aujourd’hui la chronologie des styles d’André Leroi-Gourhan peut être considérée comme dépassée, il n’en demeure pas moins que la facture du bestiaire représenté a varié au cours des âges et suivant les régions. L’absence de cadre naturel serait donc davantage à ranger au registre des règles de l’art pariétal qui se définit par ailleurs comme principalement animalier, avec la représentation majoritaire de grands mammifères herbivores. Il arrive que les animaux soient cadrés sur la surface rocheuse, suivant certaines de ses particularités. L’exemple le plus éclairant vient de la Salle des taureaux, où les aurochs se déplacent sur un sol imaginaire sensiblement horizontal qui fait le tour de l’hémicycle. Il est matérialisé par un changement de couleur et de forme du support. C'est une occasion que n’ont pas manqué de saisir les artistes. Ils maîtrisaient par conséquent le concept de cadrage de leurs figures sur une référence horizontale et il devient étonnant qu’en d’autres circonstances moins favorables dans la grotte ils ne se soient pas livrés en particulier à la représentation d’une ligne de sol. 238

Il faut en tirer la conclusion que les œuvres ne pouvaient s’inscrire dans des limites arbitrairement déterminées, que l’espace graphique devait rester ouvert, seulement contraint, ponctuellement, par l’architecture naturelle et suivant le contenu du message à imprimer sur la paroi. C’est précisément cette ouverture qui permet selon nous l’interprétation d’animaux flottant entre les murs de la caverne. Le paléolithique ne pose pas de limites graphiques aux œuvres qu’il déroule sur la paroi parce qu’il n’imagine pas de rupture dans l’espace du sanctuaire. En d’autres termes, dans le souterrain, il vit le mythe comme une réalité et non comme un simple récit fantastique qui lui serait extérieur. L’analyse de l’art pariétal d’après les critères qui nous sont familiers est assurément à revoir. Le public qui se rend au musée pour contempler les tableaux des peintres de la Renaissance ne peut avoir cette perception non plus qu’un spécialiste de l’histoire de l’art. Ils ne seront jamais que spectateurs. L’encadrement des œuvres matérialise irrémédiablement la limite entre la fiction et la réalité qu’il est alors impossible de franchir. L’art pariétal n’a de frontière que la grotte, il ne peut se lire comme une suite de tableaux accrochés à des murs selon la formule qu’utilisait André LeroiGourhan. Celui qui y pénètre en éprouve toutes les dimensions, depuis l’architecture rocheuse jusqu’aux espaces libres qu’elle contient. Ce concept n’est généralement pas absent des lieux voués aux cultes, ce sont des espaces sacrés distincts du monde ordinaire, mais l’iconographie qui s’y trouve n’y tient pas la même place que celle qu'elle occupe dans les cavernes. Tout bien considéré, l’absence de cadre naturel dans l’art des grottes ornées ne devient plus si étonnante si elle doit être liée à des croyances. La surprenante longévité de cette règle non plus. Ces considérations théoriques conduisent en dernière analyse à la Scène du Puits. C’est probablement la composition la plus célèbre de l’art des cavernes par son caractère narratif. Elle met en jeu la seule représentation humaine de la grotte. L’œuvre est isolée. On y accède depuis le fond de l’abside. En septembre 1940, les inventeurs descendirent dans le Puits, suspendus au bout d’une corde sur une hauteur de plus de 5m. Ce franchissement est la seule véritable difficulté spéléologique du souterrain. Au pied de la descente se trouvent les peintures : un homme nu, filiforme, affublé d’attributs d’oiseau paraît tomber à la renverse devant la charge d’un bison transpercé par un javelot. Sous l’homme se trouve l’effigie d’un oiseau fiché sur un piquet orienté dans la direction de l’unique représentation de rhinocéros de la caverne. Ce sont les seules figurations dans cette branche du réseau qui a la forme d’une haute galerie étroite, longue d’une trentaine de mètres obstruée à son extrémité par un éboulis pierreux qui devait conduire à l’air libre avant l’arrivée des paléolithiques. À une certaine époque, Lascaux devait donc connaître deux accès. 239

Il n’est pas dans notre intention de reprendre par le détail les éléments constitutifs de l’œuvre. Nous les avons exposés dans l’ouvrage qu’on lui a consacré. Il apparaît néanmoins utile, à la lumière de cet essai, de revenir sur certains termes des conclusions auxquelles nous étions parvenus. Dans notre version, la Scène du Puits évoque un voyage lointain en direction du nord, aux limites extrêmes de l’étendue praticable, c'est-à-dire jusqu’au glacier continental qui descendait alors jusqu’au sud de l’actuelle Angleterre. Nous avions postulé que ce raid de grande ampleur, qui devait s’inscrire au chapitre de la saga de l’exploration humaine de l’univers sensible, ne pouvait se confondre avec un récit mythique. Le présent déchiffrement du mythe de Lascaux dont on a dégagé les structures et le fonctionnement est de nature à modifier cette appréciation. Il est à présent possible de penser que la Scène du Puits, bien qu’elle se trouve à l’écart, soit à ranger au registre du mythe. En effet, au XVIIe millénaire avant le présent, la dimension terrestre de l’expédition pouvait certainement passer pour une entreprise exceptionnelle et peut-être confiner déjà à la légende. Elle élevait ses acteurs au rang de héros. Les exemples de personnages historiques « mythisés » ne sont pas rares. Il a pu en aller de même au paléolithique supérieur. Si l’irruption de l’homme dans le mythe reste marginale à Lascaux, elle marque cependant une étape qui verra beaucoup plus tard les dieux prendre apparence humaine. Pour l’heure, lorsqu’ils se figurent, l’homme et la femme se parent encore d’attributs animaux ou prennent des formes grotesques, caricaturales, quand ils ne sont pas carrément absents du panthéon des divinités animales qui peuplent les parois des souterrains. Sur ce plan, la Scène du Puits reste exceptionnelle. Il en va différemment de son caractère narratif. Elle s’inscrit parmi d’autres scénarios que nous nous sommes efforcés de rendre intelligibles. Au terme de l’interprétation des grandes compositions de Lascaux, mais qui n’est pas exhaustive puisqu’elle laisse de côté plusieurs sections décorées, comme le Diverticule des Félins, le Passage, l’Abside, il est possible d’en extraire quelques lignes de force. Elles s’articulent autour de personnages qui ont la particularité d’être pourvus d’un souffle. Dans leurs sphères d’influence respectives, ce sont les figures les plus imposantes par la taille. Elles occupent aussi les positions les plus élevées. Le Grand Aurochs qui incarne le principe créateur dans la Rotonde en est le chef de file. Viennent ensuite, par ordre hiérarchique, la Vache rouge traversant le plafond du Diverticule axial, la Vache noire de la Nef, le Cerf noir du Diverticule axial. Deux autres représentations pourraient prétendre appartenir à ce gotha. Il s’agit du Cerf aux treize flèches, haut placé et d’une grande dimension sur le mur de l'Abside : sa bouche exhale peut-être un souffle. L’autre est un félin de la galerie terminale, il semble feuler, c’est le plus achevé de la bande à laquelle il se rattache. Dans sa 240

contribution à Lascaux inconnu André Leroi-Gourhan en fait la présentation suivante : « Le 57 est la figure la plus soignée, le contour de la tête est assez bien analysé, c’est aussi la figure qui présente les caractères d’animation les plus développés. En effet, l’animal est figuré dans une double action, 1° celle d’émettre par la bouche un faisceau de traits sensiblement parallèles dont la nature ou la signification ne sont pas déterminées : il peut s’agir du souffle de l’animal, souffle qui peut correspondre à un feulement ou rugissement comme à l’émission d’un « souffle vital » ». Le préhistorien opte ensuite en faveur de l’hypothèse d’une émission sonore. Nous sommes plus enclins à l’interpréter comme une marque distinctive qui le rattacherait au cercle restreint des animaux rois. Le cheval, dominant par le nombre dans la grotte, ne figure pas dans ce tableau. Dans le dispositif graphique du souterrain, le principe mâle se taille la part du lion. Les femelles dominantes n’occupent que des espaces secondaires, comme dans le Diverticule axial ou encore dans la Nef. Si la Vache noire règne dans ce dernier secteur, on observe qu’elle est encadrée par des mâles : les Cerfs nageant, les Bisons croisés et les bisons du panneau de l’Empreinte. Ils sont disposés en triangle autour d’elle. Dans la grotte, la dichotomie des genres est patente. C’est par l’intermédiaire du cerf qu’ils concourent tous deux au processus de la création qui connaît son point d’orgue dans la Rotonde. Nous en avons suivi le déroulement, depuis l’extraction et le transport du pigment noir dans la Nef jusqu'à son traitement et son conditionnement sous forme de boulettes dans le premier compartiment du Diverticule axial, enfin sa projection sur la paroi par la méthode du crachis de peinture dans la Salle des Taureaux. Ces assemblages sont les rouages d’une véritable chaîne opératoire au sens où peut l’entendre Michel Menu. Le pigment, « substance primordiale » qui permet au Grand Aurochs de former les lignes corporelles des taureaux et de leur donner tour à tour forme et consistance est un préalable essentiel au processus de la création. On pourrait dire que le schéma du mythe que l’on vient de dégager ne se distingue pas fondamentalement de ceux répandus de par le monde : êtres surnaturels travaillant et donnant forme à la matière, de quelque nature qu’elle soit : océan primordial, masse amorphe, boue… Lascaux apporte une réponse venue du fond des âges au questionnement sur les origines du monde.

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V.

CONSIDÉRATIONS SUR LA PERTINENCE DE L’INTERPRÉTATION

L’existence de religions véritables au paléolithique reste largement controversée. L’art des grottes susceptible de la révéler est généralement considéré comme un art « à plat », ne dégageant aucune hiérarchie dans ses assemblages. En l’absence de texte écrit, les thèses sur les croyances paléolithiques s’inspirent majoritairement de l’observation des populations traditionnelles qui vivaient encore au début du XXe siècle selon des modes ancestraux. C’est le cas de certaines tribus de chasseurs-cueilleurs de la planète vivant à un stade technologique que l’on estime comparable à celui du paléolithique supérieur. Ces groupes humains vivaient au sein de la nature dans un rapport généralement considéré comme horizontal, avec une organisation sociale sans véritable hiérarchie. Le modèle évolutionniste a toujours à l’heure actuelle la faveur des anthropologues. Ce n’est qu’avec l’économie de production, c'est-à-dire l’invention de l’agriculture et de l’élevage que les sociétés s’organiseront hiérarchiquement, il y a un peu plus de 10 000 ans. Corrélativement, on assistera à l’émergence des dieux véritables dans les croyances religieuses. À l’évidence, la thèse que l’on soutient ne s’inscrit pas dans ce schéma qui reste cependant théorique. Il est alors indispensable d’examiner, à la lumière des différentes évaluations que l'on porte généralement sur les civilisations du Paléolithique Supérieur, la pertinence de nos propositions, en particulier sur les points suivants : la valeur du pigment au cours de la préhistoire, la domination du genre mâle dans le panthéon des divinités et l’organisation pyramidale qui en découle, la division sexuelle des tâches dans les sociétés archaïques, car si elle apparaît dans le domaine symbolique dans notre version, il y a de bonnes chances qu’elle se soit retrouvée dans l’organisation de ces populations. Les archéologues en sont convaincus, l’intérêt pour la couleur remonte à des temps très anciens. Certains pensent même qu’il dépasse la barre des 200 000 ans. En témoigne l’utilisation fréquente de l’ocre rouge dans les sépultures paléolithiques. Le colorant est présent dans près de la moitié des découvertes. Il peut constituer un lit sur lequel repose le défunt ou bien recouvrir tout ou partie du corps. Des coquillages percés formant des parures, pour certains teintés d’ocre ont été découverts au Maroc. Ils sont datés de plus de 80 000 ans. Vers -75 000, ils sont attestés en Afrique du Sud. En Espagne, les mêmes objets colorés ayant pu servir de pendentifs montrent que l’homme de Neandertal avait aussi une culture symbolique. La

preuve directe de l’existence de peintures corporelles, de tatouages ne peut être apportée par l'archéologie, mais les chercheurs envisagent sérieusement de telles pratiques. André Leroi-Gourhan, dans son petit livre Les religions de la préhistoire écrivait en 1964 : « À Pincevent en Seine-et-Marne, où de nombreux emplacements de tentes ont été découverts, l’intensité de la coloration par l’ocre paraît être en raison directe de l’intensité ou de la durée d’occupation, ce qui porte à penser que l’ocre jouait un rôle permanent, soit dans les techniques, soit dans la religion, soit vraisemblablement dans les deux en même temps ». Le préhistorien fait encore état d’un exemple précis que l’on pourrait rapprocher du discours paléolithique à Lascaux : « Le seul cas très curieux est celui de la sépulture du Cavillon à Grimaldi : un sillon de 18cm de long, rempli d’ocre, partait du nez et de la bouche vers l’extérieur. De là à assimiler l’ocre au souffle vital ou au verbe il n’y a qu’un pas, d’autant plus tentant que plusieurs animaux, dans l’art magdalénien, ont des traits qui leur partent du museau et passent pour la figuration d’un souffle. Le principal symbole paléolithique, par sa couleur, a dû être assimilé au sang et à la vie, mais il est bien difficile d’en dire plus ». Manifestement, les pigments sont révélateurs d’une utilisation symbolique par les cultures paléolithiques, ils devaient tenir une place importante dans leur métaphysique. Il n’est pas nécessaire d’argumenter davantage sur ce thème qui domine l'ensemble notre version. La toute-puissance du taureau dans le panthéon des divinités à Lascaux contraint méthodologiquement à réfléchir en premier lieu à l’organisation des sociétés quaternaires pour appliquer ensuite la règle sociologique selon laquelle la forme de la religion présente des analogies avec celle de la société qui l’a produite. La difficulté qui se fait jour est que nous ne savons à peu près rien de ces institutions, l’archéologie étant en grande partie impuissante à nous renseigner sur ce qui n’a pu laisser que des traces fugaces. La taille des habitations et des campements comme à Pincevent ou à Mezirich en Ukraine, permet tout au plus d’avoir une idée sur l’importance des regroupements humains et d’émettre des hypothèses sur la densité démographique dans l’occupation de certains territoires. La mobilité des groupes sur une aire régionale est tout aussi conjecturale même si, parfois, le transport de matière première comme le silex permet de la mesurer. Il faut alors se tourner vers les sources ethnologiques capables de fournir des modèles, mais qui resteront toujours sujettes à caution lorsqu’il s’agit de les transposer au paléolithique. Sur cette question de l’organisation des sociétés, l’anthropologie sociale n’est pas avare de commentaires. La quatrième de couverture du livre d’Alain Testart, La déesse et le grain, donne en particulier le ton sur la condition des femmes au cours des âges : « Des milliers de statuettes 244

féminines aux formes opulentes et au sexe marqué, la théorie selon laquelle ce furent les femmes qui inventèrent l’agriculture, quelques mythes : tout cela peut donner à penser qu’autrefois les femmes dominaient les hommes. C’est la thèse du matriarcat primitif, thèse fortement critiquée par l’anthropologie sociale, car aucune société actuellement connue et observable ne peut être dite « matriarcale » ». D’après l’auteur, de ce qui est vérifiable auprès des sociétés traditionnelles connues de chasseurs-cueilleurs, le pouvoir des femmes ne dépasse jamais celui des hommes. Il est en outre postulé que la discrimination par le sexe puise ses racines profondément dans le temps. Pour autant, les anthropologues continuent de penser que les sociétés paléolithiques étaient de type égalitaire alors que la hiérarchisation par le sexe, si l’on en croit Alain Testart, est une constante chez les primitifs. Il est difficile de croire que cet aspect n’a pas d’effet discriminant dans la vie communautaire. Même en se basant sur les seuls critères économiques, parler de sociétés égalitaires pour des populations qui pratiquent la division sociale entre les hommes et les femmes, vraisemblablement corrélée à la division sexuelle des tâches, semble n’être qu’une commodité de langage et non pas le reflet de la réalité. Christophe Darmangeat, enseignant à l’université Paris VII, l’exprime clairement dans un exposé sur l’oppression des femmes : « Tous les témoignages concordent même si c’est à un degré susceptible de varier d’un peuple à l’autre, les sociétés primitives se caractérisent toutes par une division sexuelle du travail très marquée. Celle-ci à son tour rejaillit sur toutes les autres dimensions de la vie sociale… ». Les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier sont tout aussi éclairants sur ce point, ils sont consignés dans son écrit, Masculin, Féminin, la pensée de la différence, 1996. Ces données généralistes s’ajustent assez bien avec la structure du mythe de Lascaux dans laquelle les mâles défilent de manière ostentatoire dans la grande salle, tandis que les femelles s’affairent à la préparation de la peinture dans un espace plus confidentiel ou bien dans l’arrière-grotte. Les deux sphères sont nettement séparées, elles ne se chevauchent que marginalement. On se trouve bien devant l’hégémonie du genre mâle à qui revient en plus la fonction la plus prestigieuse. La Grèce antique n’échappe pas à cet archétype. Aristote légitimait l’esclavage, l’ordre social de son temps, particulièrement le statut inférieur des femmes. Pour le plus important des philosophes occidentaux, dans la reproduction sexuée, ces dernières fournissent la matière tandis que l’homme donne la forme, la forme étant bien entendu supérieure à la matière. Il n’y a pas mélange des genres dans ce mode de pensée, les deux sont nettement séparés. On ne manque pas d’être frappé par la similitude avec Lascaux : 245

mise en forme des lignes animales par le mâle, production de matière par la femelle. Ces vocations respectives et parfaitement différenciées sont de nature à expliquer pourquoi l’art pariétal ne montre jamais de scène d’accouplement. Dans son dernier livre, Avant l’histoire, Alain Testart aborde l’art pariétal paléolithique sous un aspect qui nous paraît plutôt subjectif. Il n’y décèle aucune ostentation, parle d’un art caché qui se veut discret, modeste comme le sont les statuettes préhistoriques dont les dimensions n’excèdent pas 10 cm. C’est sûrement faire peu de cas des lieux où il s’inscrit. Il ne fallait pas manquer de cran pour parcourir à la lumière des lampes à graisse ou des torches les immenses souterrains comme Rouffignac, Niaux ou Chauvet, non plus que de ramper dans les boyaux étroits, escalader les cascades stalagmitiques, orner un plafond au-dessus du vide ou descendre dans les gouffres. Les paléolithiques pouvaient aussi redouter de fatales rencontres. L’archéologie a montré que les souterrains avaient été explorés jusque dans les recoins les plus retirés. C’est la dimension monumentale que néglige indiscutablement l’auteur. Ces défis ont certes connu des degrés divers, mais ils ne peuvent dans l'ensemble être qualifiés de modestes. Par ailleurs, le caractère discret, voire caché de ces manifestations, est une appréciation qui ressort d’un jugement de valeur discutable dans la mesure où l'on en ignore encore largement les motivations. Certaines grottes ont très bien pu être considérées comme des espaces sacrés, pouvant être accessibles à tous, conception qui ne comporte pas forcément l’idée de secret même si d’évidence une partie du corpus pariétal s’y rattache. La présence des enfants est attestée dans un certain nombre de grottes. Les monumentales compositions de la Salle des Taureaux ou du grand plafond d’Altamira ne présentent aucune difficulté d’accès, elles se trouvent, de plus, très près de la lumière du jour. Parler de dissimulation pour ce qui les concerne est assurément exagéré. Que dire alors des abris ornés qui restaient accessibles à tous les regards ? Dans le même esprit, Alain Testart récuse les thèses de Jacques Cauvin, préhistorien spécialiste du néolithique, auteur en 1997 du livre Naissance des divinités, naissance de l’agriculture. Il explique dans son essai, le passage au Proche-Orient, vers le Xe millénaire, du mode de prédation des chasseurscueilleurs à celui de l’agriculture par la « révolution des symboles », c'est-àdire la naissance de nouvelles croyances. Nous allons voir que la polémique Cauvin-Testart n’est pas si étrangère à notre propos. La théorie de Jacques Cauvin se base sur un fait archéologique. Il observe la multiplication des représentations anthropomorphes (statuettes féminines) pour la période succédant au Natoufien (culture des régions bordant la côte méditerranéenne de l’Asie) qui voit les premières sédentarisations vers – 246

10 000. Cette constatation lui permet de suggérer qu’avant l’avènement de l’agriculture, il s’est produit une révolution idéologique, autrement dit la naissance d’une nouvelle religion. Le chercheur voit dans cette mutation le moteur du changement qui va mener à l’économie de production. Pour lui, c’est le facteur culturel plus que l’économique qui explique le passage au néolithique. De son côté, Alain Testart qui ne conteste pas les données de l’archéologie s’attache à démontrer que Jacques Cauvin se trompe en accordant aux statuettes féminines le titre de « Grandes Déesses ». Elles sont de petites dimensions, de facture rudimentaire, on les trouve souvent brisées dans des tas d’ordures à l’extérieur des maisons. En bref, elles n’expriment aucune puissance. Il fustige de la même manière la présence dans le panthéon néolithique du Dieu-taureau dont les encornures ornent les maisons de Çatal Höyük en Turquie : selon lui, elles pourraient aussi bien être celles de vaches. Voilà pour l’essentiel les ferments de la polémique entre les deux chercheurs. Alain Testart enfonce le clou en 2006 dans un article de la revue Paléorient intitulé : Principe de l’analyse iconographique : les hiérarchies dans la religion et les programmes iconographiques. Il y édicte les critères de la supériorité dans la représentation religieuse en définissant la hiérarchie d’après les éléments suivants : « Tout d’abord, une figure est plus grande que les autres, notation très courante pour le pharaon dans l’iconographie égyptienne que l’on retrouve dans maintes autres cultures. Ensuite, une figure est au-dessus de l’autre, notation presque universelle… Le fait d’être de plus grande taille ou d’être situé au-dessus est donc significatif uniquement à l’intérieur d’une certaine unité iconographique. Avant d’y lire un signe de supériorité, il faut parvenir à distinguer au sein d’un ensemble architectural ou d’une vaste composition complexe de telles unités représentationnelles ». Cette citation nous a paru éclairante, car elle va précisément dans le sens de notre thèse sur Lascaux. En effet, si l’on tient pour recevable les trois conditions que pose l’anthropologue pour parvenir à l’identification d’un dieu dans une iconographie complexe, constituée en unités compositionnelles, c'est-à-dire en panneaux, alors le Grand Aurochs de la Rotonde est bien la figure centrale du sanctuaire. Il domine par la taille et sa position relative, rapportée à tous les animaux du souterrain, est la plus élevée. Il s’inscrit par ailleurs au sein d’un ensemble qui forme indiscutablement une composition parfaitement délimitée par l’architecture rocheuse des lieux. Il n’y a pas de préhistorien qui mettrait aujourd'hui en doute l’unité du dispositif pictural des grands taureaux. Il saute aux yeux de tous les observateurs. En définitive, puisqu’Alain Testart argumente dans le domaine du religieux, il accrédite l’idée qui est au fondement de 247

l’interprétation proposée, c'est-à-dire celle d’une divinité toute puissante à Lascaux. Jacques Cauvin et Alain Testard s’accordent cependant sur une donnée importante pour notre propos : la relation entre divinité et hiérarchie. La hiérarchie participe de la notion de divin, elle en est une composante essentielle. Autrement dit, s’il y a hiérarchie, il y a divinité. L’organisation des sociétés au paléolithique supérieur reste ignorée. Étaient-elles structurées horizontalement ou verticalement ? On a déjà vu que le terme égalitaire était employé par commodité de langage puisqu’il fait peu de cas du statut social souvent inférieur des femmes chez les populations traditionnelles. Ce n’est donc qu’en théorie qu’il désigne des sociétés qui ne présentent pas d’inégalités socioéconomiques. En 1966 à Chicago, le congrès international Man the hunter portait dans ses conclusions une appréciation d’ensemble sur les chasseurscueilleurs archaïques. Le modèle d’organisation égalitaire de leurs sociétés était adopté pour le Paléolithique. Si le postulat de groupements humains sans classes est toujours d’actualité pour de nombreux chercheurs, d’autres en revanche tendent à le battre en brèche. C’est le cas de Brian Hayden, enseignant à l’université Simon Fraser en Colombie-Britannique au Canada, auteur de L’homme et l’inégalité, invention de la hiérarchie durant la préhistoire (2008). Sa vision est que le Paléolithique supérieur constitue la véritable charnière dans l’histoire de l’humanité. Pour lui, la stratification sociale à cette époque est perceptible à travers de nombreux indices comme la présence d’objets de prestige. Il distingue plusieurs types de sociétés de chasseurs-cueilleurs allant d’une organisation simple à des structurations plus complexes. Les premières sont égalitaires. Sur les secondes, il écrit en 2007, précisant que certains archéologues restent convaincus que les sociétés du Paléolithique supérieur en Europe étaient de type égalitaire : « … il apparaît que la plupart des traits qui caractérisent les chasseurs-cueilleurs complexes étaient présents dans les principaux sites du Paléolithique supérieur en Europe de l’Ouest. Je propose donc que les communautés qui vivaient dans les environnements les plus favorables au paléolithique supérieur étaient des sociétés de chasseurs-cueilleurs complexes et hiérarchisées » Chasseurs-cueilleurs : une société hiérarchique ou égalitaire ? Dans son exposé, l’auteur fait référence aux populations indiennes du Nord-Ouest installées sur la côte sud de la ColombieBritannique. Le titre du livre de Christophe Darmangeat paru en 2012, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, reflète le même questionnement. Après l’hégémonie mâle, la division sexuelle du travail dans laquelle les femmes ne sont pas spécialisées dans les activités les plus prestigieuses, la discrimination sociale des deux genres par l’initiation et 248

vraisemblablement le statut particulier de certains experts (bon tailleur de silex, chasseur émérite, guérisseur, peintre…), on finit par croire jusqu’à un certain point au collectivisme de certains primitifs. Que la recherche des moyens de subsistance ait nécessité des contributions communautaires ne fait pas de doute, que le partage de la ressource entretienne la solidarité du groupe non plus, mais à notre sens, si l’on raisonne par analogie, ces aspects fonctionnalistes sont insuffisants à rendre compte de la structure des sociétés paléolithiques. De quelque point de vue que l’on se place, au bout du compte, le tout économique des théories est un facteur matériel trop réducteur, elles minorent invariablement la dimension culturelle. C’est la raison pour laquelle, au cours de cet aperçu sur la question de la hiérarchie dans les sociétés traditionnelles, nous avons délibérément ignoré la notion de richesse. Elle est pourtant indiscutablement à la source d’inégalités sociales. Elle intervient naturellement dans toutes les théories socio-économiques. Nous pensons cependant qu’il s’agit d’un facteur discriminant parmi d’autres, d’ailleurs il n’est pas certain que l’absence de richesse ne soit pas de nature à produire les mêmes effets. La pénurie peut entraîner à bien des convoitises, à des oppressions encore. On peut dire que la stratification sociale n'est pas seulement contingente de la répartition des richesses. La dimension culturelle est certes plus difficile à déceler par l’archéologie pour des populations disparues depuis des millénaires. Les lieux d’abattage du gibier laissent des traces raisonnablement interprétables comme de stockage des denrées alimentaires. Les préhistoriens ont retrouvé, par l’expérimentation, la chaîne opératoire des différents modes de débitage du silex. Il en va différemment des idéologies. Quand elles ont pu laisser des traces, elles restent d’interprétation aléatoire, c’est le cas pour l’art des grottes ornées. En l’état de nos connaissances, la détermination de l’organisation des sociétés de chasseurs-cueilleurs du quaternaire n’est toujours pas établie et il n’existe pas de preuve qu’elles ont été de type égalitaire, non plus d’ailleurs qu’elles aient connu des chefferies. De trop rares indices ne permettent pas de pencher en faveur de cette dernière éventualité. Il en est ainsi de la tombe de Sungir en Russie, datée de plus de 20 000 ans. Elle est extraordinaire par la richesse de son matériel archéologique. Les corps de deux adolescents étaient accompagnés de lances taillées dans de l’ivoire de mammouth, de javelots, de poignards, de milliers de perles en ivoire, de plusieurs centaines de canines perforées de renard polaire, de bijoux, de bracelets… À proximité se trouvait une sépulture d’adulte contenant un mobilier funéraire plus sobre. Ce sont des trouvailles exceptionnelles, que Brian Hayden explique par la qualité des défunts concernés. La conviction que les adolescents de Sungir appartenaient à une société qui comportait une stratification sociale vient précisément du fait, au regard de l’échelle de temps considéré, que l’on 249

connaisse relativement peu de sépultures pour le Paléolithique Supérieur. Il est légitime de présumer que l’inhumation n’était pas la règle et qu’elle était réservée à certains, comme le propose Brian Hayden : « Une autre preuve, encore plus convaincante, que ces sociétés étaient hiérarchisées et inégalitaires vient des sépultures. Alors que des millions de personnes ont dû vivre en Eurasie durant cette période, seule une petite centaine de tombes ont été découvertes. Cela indique que l’inhumation était un traitement spécial réservé à un groupe particulier de personnes. Tout aussi significatif est le fait que la plupart des inhumés sont accompagnés de parures ou d’offrandes funéraires souvent très élaborées… » Chasseurs-cueilleurs : une société hiérarchique ou égalitaire ? Ce tour d’horizon relatif à l’organisation des sociétés traditionnelles de chasseurs-cueilleurs ne permet donc pas d’abonder dans le sens de notre thèse, mais il ne la condamne pas non plus. Le volet le plus important de ce chapitre concerne naturellement l’histoire des religions. Le domaine est si vaste qu’il conviendrait pour en parler avec suffisamment de pertinence de maîtriser des connaissances quasi encyclopédiques. Disons-le dès à présent, nous nous sommes bornés à survoler ses sources documentaires et les exégèses des spécialistes de la question. L’exercice consistait à établir des comparaisons entre les principaux termes du mythe de la création dégagé dans l’interprétation, et ceux d’anciennes cultures dont les mythologues ont pu avoir connaissance. Assez rapidement, certaines correspondances se sont fait jour notamment au travers des travaux de Mircéa Eliade (1907-1986). Sa formation d’historien des religions, de philosophe, l’a amené à une étude comparée des mythes et à l’élaboration de synthèses sur les croyances des primitifs, sur la base de la notion de « sacré ». Son œuvre considérable est internationalement connue. Dans Aspects du mythe qui paraît en 1963, il définit ainsi le mythe : « Personnellement, la définition qui me semble la moins imparfaite, parce que la plus large, est la suivante : le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des « commencements ». Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence… C’est donc toujours le récit d’une « création »… ». Parmi ses essais les plus connus figure Le mythe de l’éternel retour qu’il édite en 1949. Nous avons extrait de son contenu les éléments qui intéressent directement notre propos. Pour l’auteur, les mythes relatent des histoires vraies, c’est-à-dire au sens où l’entendent les primitifs : puisqu’elles sont vraies, elles sont le réel. Le réel ne se trouve donc pas dans le quotidien des hommes, dépourvu de sens, mais dans le sacré, dans le mythe. Ce ne sont ni des affabulations ni des fictions nées de l’imaginaire, elles sont fondatrices, elles font référence au temps primordial de la création. 250

Dans son analyse, l’auteur a divisé son exposé en trois grandes rubriques portant sur les thèmes suivants : « la réalité est fonction de l’imitation d’un archétype céleste, le symbolisme du centre, l’action rituelle ». Le dernier point concrétise le premier, il est l’application du dogme. Eliade montre son fonctionnement en citant un proverbe indien : « Nous devons faire ce que les dieux firent au commencement », « Ainsi font les dieux, ainsi font les hommes ». Pour l’historien, le modèle divin à suivre est répandu non seulement chez les primitifs, mais dans de nombreuses autres cultures de l’histoire. En somme, l’imitation des dieux, la répétition des gestes exemplaires permettent le retour aux sources sacrées des temps primordiaux. Le rituel devient la réactualisation d’une action effectuée « in illo tempore ». Il s’ensuit qu’aucune action humaine n’est véritablement créatrice, elle n’est que répétition, régénération empreinte de nostalgie. Par ce truchement, l’homme plonge dans le sacré et suspend le temps profane. Le temps sacré accessible aux hommes par la répétition (retour à l’âge d’or) est ainsi réversible, il est cyclique. Il s’oppose au temps linéaire de l’ « histoire » lequel est daté et irréversible. Il a un début et une fin. Selon Eliade, la rupture est consommée avec l’avènement des grandes religions monothéistes judéo-chrétiennes. Enfin, le cycle cosmique du mythe comprend une création, une usure, une mort et pour finir, le chaos. La répétition de la création abolit le chaos et ainsi de suite. L’autre proposition importante est le symbolisme du centre. Il est possible de rendre un lieu sacré en accomplissant des rites qui répètent l’acte de création en un lieu où se rejoignent le ciel et la terre, qui devient alors centre du monde, « zone sacrée par excellence ». Ce peut être une montagne, un temple, une église, un lieu consacré… Tous les sanctuaires peuvent prétendre être le centre de monde, ils se distinguent de l’espace profane. Voilà très brièvement exposées les thèses de Mircéa Eliade sur le mythe de l’éternel retour. Il s’en dégage bien des similitudes avec ce que nous croyons avoir découvert à Lascaux. Avec le Grand Aurochs de la Salle des Taureaux, nous sommes certainement confrontés à un personnage surnaturel qui détient l’extraordinaire faculté de donner naissance aux formes vivantes par la projection sur le mur de son souffle chargé de pigment. Dans cette perspective, il est l’équivalent d’un démiurge, il est chargé de pouvoir, son œuvre créatrice le désignant comme un véritable dieu. Dans le sillage de l’acte primordial, les créatures qui en sont issues connaissent l’usure du temps pour finir par disparaître en se dématérialisant. Pour se maintenir, le processus nécessite d’être cyclique. Alors, inlassablement, le démiurge se remet à l’ouvrage, il entraîne avec lui la chaîne opératoire qui aboutit à la production de la matière primordiale, le colorant. 251

En nous référant au modèle établi par l’historien des religions, il est une explication qui éclaire mieux la mise en place de cette construction symbolique par le peintre paléolithique. En œuvrant sur la surface rocheuse, il ne fait que reproduire, tel qu’il le conçoit, l’acte créateur conduit par un personnage qui n’est pas humain et qui le précède dans le temps. C’est le processus qu’à son tour il copie en dessinant sur la roche. Il va même jusqu’à inscrire les stigmates des effets toxiques du bioxyde de manganèse que luimême éprouve dans le souterrain. Tout est une affaire de croyance en des modèles. Pour Mircéa Eliade ce sont des archétypes, fonds communs à toutes les mythologies. Dès lors, le rite qui répète le prototype primordial fait de la grotte un sanctuaire, un centre du monde comme l’exprime la théorie. Le lieu devient espace mythique par opposition à l’espace profane. Il est électivement choisi puis consacré dans la géographie d’un territoire. Les critères de sa sélection demeurent bien entendu inconnus. Il est symptomatique de noter que le vocable grotte-sanctuaire est couramment utilisé dans la littérature spécialisée, ce qui montre qu’il s’agit aussi d’une conception assez largement partagée par la communauté des chercheurs autorisés. L’iconographie de Lascaux qui nous livre le dogme en même temps que le rituel qui s’y attache ne constitue pas une grande surprise, même si les rites sont généralement considérés comme définitivement perdus par les préhistoriens. Dans Les religions de la préhistoire, André Leroi-Gourhan l’exprime en ces termes : « Du Paléolithique, le décor seul est parvenu jusqu’à nous, les traces des actes sont rarissimes et le plus souvent incompréhensibles. De sorte que nous n’avons à étudier qu’une scène vide, comme si l’on nous demandait de reconstituer la pièce sans l’avoir vue, à partir de toiles peintes où l’on aurait représenté un palais, un lac, une forêt au fond ». L’opinion qui consiste à dissocier d’une certaine manière le décor de la pratique rituelle, c’est du moins ce que laisse entendre ce passage, est à prendre avec une certaine réserve. Émile Durkheim (1858-1917), considéré par beaucoup comme le père de la sociologie française, pensait le rituel intimement lié à la structure du mythe, il rapportait cette idée en 1912 dans Les formes élémentaires de la vie religieuse : « Le culte qu’on rend à la divinité dépend de la physionomie qu’on lui attribue : et même, le rite n’est pas autre chose que le mythe mis en action ». C’est autrement postuler que la connaissance du mythe éclaire le rituel qui s’y rapporte. Suivant notre interprétation, on se trouve précisément dans cette situation à Lascaux avec la répétition de l’acte créateur par l’artiste paléolithique. Claude LéviStrauss, qu’on ne présente plus tant son œuvre est considérable, l’écrit en 1962 dans La pensée sauvage : « L’histoire mythique offre donc le paradoxe d’être simultanément disjointe et conjointe par rapport au présent. Disjointe, puisque les premiers ancêtres étaient d’une autre nature que les hommes 252

contemporains : ceux-là furent des créateurs, ceux-ci sont des copistes ; et conjointe puisque, depuis l’apparition des ancêtres, il ne s’est rien passé sinon des événements dont la récurrence efface périodiquement la particularité ». Dans cette ambiance qui replonge les paléolithiques à la période mythique du « commencement », il faut imaginer des cérémonies commémoratives, peut-être des dépôts votifs, suivant probablement un calendrier. C’est en ce sens que nous trouvons des correspondances entre le Mythe de l’éternel retour et nos propositions. L’œuvre de Mircéa Eliade est certainement incontournable dans la nouvelle histoire des religions. Elle a cependant fait l’objet de sérieuses réserves : un parti pris métaphysique qui attribue à l’homme préhistorique une religiosité supérieure, des sources documentaires disparates, des argumentations par analogies entre les croyances de primitifs subactuels et celles des préhistoriques. Plus généralement, elle tend à présenter la religion comme un trait fondamental, consubstantiel à l’humanité. En effet, pour l’auteur du Mythe de l’éternel retour, la spiritualité religieuse ne peut être conçue comme un stade, elle est inhérente à l’humanité. Il se pose ainsi en fervent défenseur de la thèse de l’Homo religiosus. D’autres critiques vont plus loin, en affirmant que l’universalité du mythe en question n’est qu’une construction intellectuelle pour la raison que ses sources d’information restent partielles. Elles occultent des pans entiers de traditions orales venues d'autres continents qui nous sont parvenues. Ces critiques sont certainement fondées. Mais ce qui nous importe ici n’est pas tant la validité des archétypes « universels » auxquels il est fait référence. C’est davantage la surprenante coïncidence entre, ce qui se dégage de l’interprétation de Lascaux et les grands principes édictés par la théorie de l’historien des religions : procédé de la création, notion de sacré vécu comme la réalité (dans ce domaine, on a même le sentiment qu’au plus fantastique du récit correspond la vérité la plus grande), imitation de modèles divins, lieux sacrés… Il nous semble encore que la nature cyclique du temps concourt à accorder un certain crédit aux thèses de Mircéa Eliade. Elle n’a pas pu échapper aux civilisations du quaternaire. De là à penser que, sous une forme ou sous une autre, elle a été intégrée à un système d’explication du monde, il n’y a qu’un pas. Il est un autre trait qui nous incline à présumer que l’art de Lascaux est relatif à un ordre religieux. On veut parler de la distinction des genres. Les taureaux et les vaches de la grotte occupent des espaces nettement distincts, ils assurent des fonctions différentes dans le processus que l’on a décrit. Des religions monothéistes de l’histoire aux rituels sacrés des aborigènes d’Australie, on observe peu de confusion des rôles entre le féminin et le masculin, ce dernier occupant, la plupart du temps, le devant de la scène. 253

Dans le registre des religions comparées, il était difficile de passer sous silence certaines similitudes que l’on observe entre le mythe de Lascaux, prônant l’existence d’un démiurge qui opère par certaines émanations de son corps (le souffle chargé de pigment), et ce passage du livre de la Genèse : « Le seigneur Dieu forma l’homme du limon de la terre et il souffla sur sa face un souffle de vie et l’homme devint âme vivante ». Notre comparaison s’en tiendra au processus qui apparaît similaire dans les deux cas. Le pigment de Lascaux extrait des terres colorées s’apparente au limon, terre détrempée que charrient les fleuves. Le crachis de peinture qui donne naissance aux formes animales peut s’assimiler quant à lui, au souffle de vie rapporté dans la Bible. Le rapprochement procède certainement d’un immense raccourci temporel à l’échelle humaine, il met en relation des modes de vie et de pensée profondément différents. Il a donc une valeur très relative. Il était seulement indiqué de le mentionner ici au regard de la similitude des deux modes opératoires. L’argumentation certainement la plus convaincante serait de retrouver dans d’autres grottes ornées des constructions symboliques du même ordre qu’à Lascaux. Mais nous savons que l’organisation des sanctuaires diffère d’un site à l’autre, même si les symboles utilisés restent relativement stables. Il reste à tenter de déceler des indices laissant penser à des cosmogonies, ou encore à des créatures hiérarchiquement surpuissantes figurées au sein de grands ensembles que l’on soupçonne homogènes. On a vu qu’elles pouvaient se distinguer par leur dimensionnement, ou leur situation relative dans l’espace graphique. Ces paramètres ne sont pas limitatifs. Aussi cela reviendrait-il à examiner, au cas par cas pour en avoir une idée plus précise, tout ce qui sort du « standard » dans l’ornementation figurative des souterrains. Par exemple un bison s’inspirant de la station bipède, debout sur ses pattes arrière, qui épouse le volume d’une stalagmite dans la grotte du Castillo en Espagne. Il n’est pas sans évoquer celui de Chauvet associé à une figure féminine sur un pendant rocheux. Dans le même registre, on peut encore citer le bison pastillé de la grotte de Marsoulas dans les Pyrénées ariégeoises, les exemples ne manquent pas. C’est un exercice d’envergure qui nécessiterait de nombreux développements, c’est pourquoi nous nous bornerons à quelques exemples choisis. L’une des figures les plus extraordinaires de la représentation paléolithique se trouve dans la grotte des Trois-Frères en Ariège. Elle est au rang de ces personnages qui pourraient figurer une divinité. Henri Breuil l’a baptisée « Dieu cornu ». C’est le dessin d’une créature hybride qui mesure 0,75 m de haut où sont mêlés des segments animaux et humains. Dans une alcôve, elle domine de plusieurs mètres l’ensemble le plus densément gravé des sanctuaires pyrénéens. 254

Robert Begouen et Jean Clottes, en charge de sa présentation dans l’Atlas des grottes ornées paléolithiques françaises, en donnent la description suivante : « Les gravures du sanctuaire sont situées sur le côté droit et sur le fond de la galerie qui se prolonge par un tunnel entièrement décoré revenant en une spirale ascendante dans la salle à la hauteur du Sorcier qui les domine toutes, à près de 4m du sol. Celui-ci a été peint et gravé : c’est la seule peinture du sanctuaire. Véritable homme-dieu, épicentre de l’endroit, il accumule sur lui tous les symboles virils, comme A. Leroi-Gourhan l’a signalé … ». Les commentateurs admettent généralement cette figure comme hiérarchiquement dominante dans le bestiaire. Henri Breuil le rapportait ainsi : « Telle est évidemment la figure que les Magdaléniens considéraient comme la figure la plus importante de la caverne… » 400 siècles d’art pariétal. La grotte des Trois-Frères est datée d’un magdalénien plus récent que celui de Lascaux.

Illustration 89 : Dessin d’après H. Breuil. « Dieu cornu » de la grotte des Trois-Frères en Ariège.

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Dans un registre différent, mais tout aussi significatif de l’existence d’une hiérarchie qui indique que l’on puisse avoir affaire à une expression religieuse, la grotte d’Altamira en Espagne Cantabrique propose un second exemple. Son plafond peint figure parmi les œuvres les plus célèbres de l’art quaternaire. Il est recouvert de peintures polychromes, en majorité des bisons au nombre d’une vingtaine. Dans les années 40, Max Raphael fut précurseur dans l’idée que l’art des cavernes ne résultait pas de l’accumulation de figures au fil du temps, mais qu’il devait être considéré comme formant des ensembles cohérents, structurés, vecteurs des idéologies paléolithiques. Dans Prehistoric Cave Painting, paru en 1945, il propose une version du grand plafond dont il a une conception unitaire. Au paléolithique, la hauteur sous la voûte décorée sur près de 150m2, très proche du porche d’entrée, n’excédait pas deux mètres. Toutes les œuvres étaient à portée de main. Le support rocheux présente en outre la particularité d’être bosselé par endroits. Il est aussi parcouru par de multiples fissures. Elles existaient au paléolithique puisque leurs bords internes présentent des traces de colorant. Plusieurs bisons de la composition sont cadrés sur les bosses du plafond, ils sont littéralement recroquevillés dessus. Dès l’entame de son étude, Max Raphael formule deux remarques qui à notre sens sont essentielles. Il observe qu’en marge du troupeau de bisons se tient une biche. C’est la plus grande figuration des lieux avec 2,25m de long. Il la situe dans un secteur qu’il appelle zone « supérieure ». Il focalise ensuite son attention vers la localisation tout aussi particulière d’un bison massif, lui aussi de grande dimension, autour de 2m, vraisemblablement de sexe mâle. Raphael l’associe à la grande biche puisque les deux lui paraissent en regard. Ils sont seulement distants de quelques mètres. Puis, au long de son texte, il qualifie ces animaux de « leaders ». Il n’a donc pas échappé à l’historien de l’art que les paléolithiques avaient introduit un ordre hiérarchique dans leur bestiaire et il est remarquable d’observer que l’essentiel de son interprétation, basée sur la disposition géométrique des figurations, est centré sur ces deux personnages. Si nous ne partageons pas avec lui l’idée d’un conflit entre clans dans sa version, nous sommes d’accord sur son analyse initiale. Nous pouvons brièvement rapporter ici la signification qu’il est possible de prêter à la composition du grand plafond. La grande biche est dominante dans un registre qui lui est familier dans la nature, celui de gardienne de la harde des femelles et des faons. Dans le mythe d’Altamira, il y a transposition de cette fonction, elle est rapportée à la protection du troupeau des bovinés. Un petit bison noir peint sous l’encolure de la biche symbolise ce rapport. Certains sujets du groupement sont au stade de la naissance. Ce sont ceux qui adoptent des positions fœtales sur les bosses fissurées du 256

plafond, elles ont la forme de coquilles d’œufs prêtes à éclater. Ils sont constitutifs du volet droit de la composition. Ces animaux ont été perçus différemment suivant les auteurs : les uns les voient se rouler dans la poussière, les autres se coucher ou encore galoper. Tout près, un autre bison est né, il pousse son premier mugissement, à côté, l’un de ses congénères a encore la tête rentrée dans les épaules, son voisin est inachevé, il est acéphale… Il n’est pas gênant pour nous que ces nouveau-nés aient l’aspect d’individus adultes. Nous retrouvons à Lascaux un peu de ce processus au travers des tracés ovales qui recouvrent la robe de la Licorne. Nous les avons assimilés à des œufs qui éclosent pour donner naissance à la théorie des petits chevaux noirs de la Salle des Taureaux. Le motif de l’œuf cosmique est présent dans certains récits de la création. Pour le paléolithique, cependant, nous ne disposons pas d’arguments interprétatifs suffisamment convaincants pour rendre le rapprochement significatif de manière à l’étendre plus largement à d’autres sanctuaires.

Illustration 90 : Dessin. Volet gauche du grand plafond. La biche et le bison peints en rouge sont les deux animaux leaders de la composition selon Max Raphael. Ils se trouvent en marge du troupeau de bovinés. Un petit bison noir est logé sous l’encolure de la biche. Une grande concentration de signes rouges correspond à la partie hachurée sur le dessin.

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La construction symbolique à Altamira, pour être très différente de celle de Lascaux, se rapporte selon nous au même thème de la création. On n’y trouve pas de démiurge, c'est de l'œuf que naissent les animaux. La version semble simplement se dérouler sous l’égide de deux personnages principaux : une biche protectrice et un bison mâle qui apparaît là pour contrebalancer le poids de la figure dominante. Il convient de préciser que la biche joue un grand rôle dans l’iconographie de l’art Cantabrique où elle est fréquemment présente. Il est cependant une constante qui se retrouve dans les deux grands sanctuaires, comme dans de nombreuses autres cavités ornées. On veut parler de l’utilisation du relief qui dépasse à notre avis la simple visée figurative. Nous ne contestons pas que les bosses du grand plafond rendent les animaux plus vrais, mais ce que l’on oublie le plus souvent de souligner, c’est qu’elles ont aussi dicté la posture recroquevillée des animaux concernés. Dans ce cas précis, à partir du moment de leur utilisation à cette fin, elles prennent inévitablement une autre signification que celles de simples protubérances destinées à un meilleur rendu visuel. Toute la difficulté est alors d’en donner une traduction plausible pour celui qui est à la recherche de sens.

Illustration 91 : Dessin d’après H. Breuil. Altamira. Bison recroquevillé sur une protubérance rocheuse. La posture de l’animal a suggéré à certains observateurs qu’il était couché, courrait ou se roulait dans la poussière. La version d’un sujet en position fœtale paraît tout aussi recevable. Les fissures principales de la roche sont reportées sur le dessin.

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La grotte d’Altamira est datée d’environ -14 000 avant le présent. Font-de-Gaume en Périgord pourrait présenter des affinités conceptuelles avec Altamira. C’est une grotte qui forme un couloir d’environ 120m de long. À quelques mètres du fond s’ouvre une salle de dimension modeste appelée le cabinet des bisons. Dans une alcôve qui fait penser à une niche ou à un nid, une dizaine de petits bisons se pressent les uns contre les autres et forment un assemblage. Ailleurs dans la caverne, les mêmes herbivores, mais de dimensions plus respectables, s’étirent sur plusieurs dizaines de mètres en de splendides alignements où plus de 80 représentants de l’espèce sont recensés. Cette organisation suggère que le réduit en question est un lieu de naissance. Une vingtaine de tectiformes (signes en forme de toit), associés pour la majorité aux bisons, pourraient être des marques de rattachement à la même maisonnée. André Leroi-Gourhan pensait à des « marqueurs ethniques », ce qui revient à peu près au même. Font-de-Gaume serait un sanctuaire à peine plus ancien qu’Altamira. Les constructions susceptibles de faire intervenir une hiérarchie par le dimensionnement, ou parfois par le fini soigné de certaines figures sont les plus faciles à établir. Denis Vialou note à propos de l’unique bison bichrome de la grotte de Fontanet en Ariège : « Cette figure est celle qui frappe le plus le visiteur : il remarque l’emploi des teintes, les proportions, l’isolement et la parfaite intégration sur la roche. De fait, cette figure est majeure et chacun des éléments ressentis correspond à des données graphiques et scéniques précisément conçues et voulues par l’auteur magdalénien. Il n’est pas rare de rencontrer dans les cavités pyrénéennes une ou quelques représentations exceptionnellement mises en valeur ou particularisées par une technique ou un style propre ». L’art des grottes en Ariège Magdalénienne. Il cite encore le grand cheval peint et gravé de Labastide, le bison pastillé de Marsoulas, les bisons modelés du Tuc d’Audoubert, le grand cheval de Niaux. Pour le préhistorien le bison bichrome de Fontanet joue un rôle central. Dans ce passage, le préhistorien n’utilise à aucun moment le terme « hiérarchie », mais à notre sens, il est implicite chez lui. La disposition de figures suivant la verticale dans les constructions graphiques peut aussi rendre compte d’une pensée classificatoire axée sur l’idée de hiérarchie. Elle est peut-être plus difficile à percevoir que l’ordonnancement des images par le dimensionnement, mais participe certainement d’une intention proche. La grotte de Pech-Merle dans le Lot et celle de Rouffignac en Dordogne serviront d’exemples. Dans la première, Michel Lorblanchet l’a établi dans un rapport remarquable consigné dans son livre sur l’art des grottes quercynoises : « L’architecture de ce second sanctuaire est différente de celle du premier : il s’organise autour d’un élément vertical déterminé par l’association essentielle des femmes et des mammouths au ciel de la caverne et au ras du 259

sol autour de l’orifice du puits où disparaissent les eaux de la cavité. Nous pensons que cet axe femmes-mammouths est le cœur du second sanctuaire… ». Il est à préciser ici que l’aplomb auquel l’auteur fait référence oscille autour de 7m et qu’une partie de la décoration du plafond se trouve au-dessus du vide. L’auteur pense que cet axe vertical constituait le lien symbolique entre le toit et le sol de la caverne. Il y voit l’un des éléments d’une mythologie de la création du monde sans pour autant faire référence, il convient de le préciser, à une relation hiérarchique dans la distribution des figures entre le haut et le bas. Il montre aussi que l’art pariétal paléolithique confine parfois au monumental. Dans le même ordre d’idée, la démesure revient à la grotte de Rouffignac qui appartient au groupe périgourdin. Il s’agit d’un réseau souterrain immense qui comporte près de 10km de galeries. Dès son authentification en 1956, elle fut baptisée la « grotte aux cent mammouths ». Un comptage plus récent porte ce chiffre à près de 16O sur près de 250 unités figuratives que comporte la cavité. Louis-René Nougier, préhistorien, inventeur des œuvres en 1956, constate rapidement que le secteur du grand plafond décoré qui concentre à lui seul près du quart des effectifs recensés doit constituer le cœur du dispositif pariétal. Comme les surfaces plafonnantes propres à la décoration sont légion dans le souterrain, il s’explique le choix de l’endroit par la présence d’un aven, sorte de puits d’une profondeur d’environ 7m qu’il faut dévaler en pente abrupte pour accéder à un étage inférieur. Le trou en question s’ouvre précisément à l’aplomb du plafond peint, si bien que les paléolithiques durent disposer des madriers de plusieurs mètres de long pour former un support permettant de l’ornementer. L’empreinte de ces structures a été retrouvée sur les bords de l’entonnoir d’argile qui conduit vers les profondeurs. La composition se trouve à près de 1000 mètres de l’entrée. Ainsi, il est à peu près certain que l’accumulation des dessins à cet endroit résulte d’une intention délibérée et non pas d’une improvisation. Outre l’emplacement singulier des œuvres, celles-ci se distinguent des autres secteurs décorés. Claude Barrière, disciple de René-Louis Nougier, le note dans sa monographie sur la caverne : « L’originalité de ce Grand Plafond s’accroît si l’on considère le bestiaire. Bien sûr, on retrouve ici les mammouths omniprésents, les rhinocéros, les bisons et les chevaux, mais : les dessins comptent les plus grands et souvent les plus beaux spécimens de la grotte ou les plus nombreux : 11 chevaux sur 14 sont ici avec les plus grands et les plus achevés, - la moitié des bisons avec le plus grand, - et surtout le Grand Plafond compte la totalité des bouquetins absents de tout le reste de la grotte… » L’art pariétal de Rouffignac 1982. On peut soutenir, à la lecture de ce rapport, que l’emplacement de grandes figures consacre l’importance des lieux comme le pensait son 260

inventeur. Au pied de la descente sous le plafond se trouve une figuration anthropomorphe entourée de plusieurs bisons, c’est le « Grand Être » selon Louis-René Nougier, bien que le dessin soit de dimension modeste (24 cm). L’œuvre est, avec deux autres identifiées avec certitude dans une autre branche du réseau, la seule représentation de ce thème dans l’iconographie de Rouffignac. Nous avons reconstitué la filiation que pourrait avoir entretenue le « Grand Être » avec le bison. La description qu’en donnent les préhistoriens est naturellement tournée vers la figure humaine : un long nez « camus », « un front haut et très bombé ».

Illustration 92 : Dessins. À gauche dessin du « Grand Être » par Claude Barrière. À droite, un possible portait originel inspiré d’une tête de bison.

Claude Barrière formule d’ailleurs une remarque intéressante dans sa monographie lorsqu’il rapproche le profil de certains bisons de ceux d’humanoïdes. Si nous nous trouvons confrontés à une organisation suivant l’axe vertical qui part du plafond vers le fond de l’aven, alors le « Grand Être » devait avoir effectivement une importance particulière dans cet ordonnancement. En plus de sa filiation, son emplacement devient stratégique. C’est l’interprétation qu’en donne Claude Barrière : « Nous sommes conduits à cette conclusion par la liaison indéniable du Grand Plafond et du puits du deuxième étage. Il y a là un choix manifeste et délibéré d’une localisation topographique très particulière, qui fait de cet ensemble vraiment le centre 261

de la grotte sur le plan explicatif. Le Grand Plafond se limite aux surfaces directement intéressées par l’entonnoir qui conduit au puits, du fond duquel on a la vision la plus complète du plafond… » L’art pariétal de Rouffignac. Le préhistorien livre ici à notre avis la clé du dispositif. En effet, depuis la galerie haute, il est impossible pour l’observateur de découvrir le plafond dans son entier, car la hauteur sous la voûte rocheuse ne dépasse pas 1,5Om, pour se réduire par endroits à 1m. Ce n’est que du fond du puits qu’il peut le contempler dans son ensemble. Il n’est pas impossible alors que le plafond décoré, qui concentre les envergures parmi les plus imposantes des animaux dessinés, ait rempli la fonction de bouclier protecteur d’un lieu de naissance. Il reste à ne pas l’interpréter comme l’émergence de fragments d’humanité, comme une pensée évolutionniste pourrait certainement être tentée de le croire. Il s’agit davantage selon nous d’un phénomène d’osmose avec les animaux du panthéon des divinités paléolithiques. Le Grand Aurochs de Lascaux, qui présente les stigmates d’une souffrance humaine, ne veut pas dire autre chose. La distanciation qui séparait les dieux du commun des mortels de la dernière période glaciaire n'est pas celle des religions connues prises pour référence dans une démarche comparatiste. Il y a néanmoins en germe dans cette conception, l’image anthropomorphique qui servira beaucoup plus tard à figurer les divinités. Pour finir sur le thème des anthropomorphes de Rouffignac nous avons choisi d’examiner « Adam et Ève », puisque c’est le nom que l’inventeur leur a attribué. Ils se rapportent eux aussi à la figuration animale. Les deux têtes de profil se font face, elles sont dessinées au doigt sur l’argile tendre, au plafond d’une galerie adjacente à celle du Grand Plafond. Claude Barrière les décrit ainsi : « Ces deux têtes sont affrontées. Elles ont en commun l’absence de saillie occipitale, une bouche profondément échancrée (on dirait « fendue jusqu’aux oreilles »). Mais Ève a le nez gros et rond, alors qu’Adam a un nez très long et retroussé. Ceci donne à ces figures une étonnante expression de joie hilare » L’art pariétal de Rouffignac. Louis-René Nougier réfute pour sa part le terme d’affrontement, il l’interprète comme un face à face entre un homme et une femme, un tête à tête d’où il se dégage de la tendresse : « Mais, vraiment, sa compagne, la douce, la tendre Ève a toutes mes faveurs ! …Un cou léger et gracile, un profil tout en courbes, en rondeurs, réalisé par un seul merveilleux tracé. Un nez et une lèvre supérieure arrondis, une bouche ouverte, mignonnement arrondie aussi... Un menton ravissant : rien à voir avec le menton rectangulaire « en galoche » de son compagnon » Premiers éveils de l’homme. Toutefois, la séduisante version d’une scène langoureuse devient moins évidente quand on procède à certains rapprochements graphiques. D’abord, le nez curieusement retroussé d’Adam n’est pas sans rappeler la forme d’une 262

pointe de corne de rhinocéros. Un dessin de cet animal, doté exceptionnellement d’une corne unique, est figuré en marge du Grand Plafond. Il a attiré à plusieurs reprises l’attention de Claude Barrière. Pour lui, il détonne de l’ensemble que forment les 11 spécimens de la caverne.

Illustration 93 : Dessins. Adam, Ève et le rhinocéros. En haut « Adam et Ève ». Dessous, profil de rhinocéros du Grand Plafond. Il est exceptionnellement représenté avec une corne unique qui rappelle la forme du nez d’Adam. Le dessin de sa tête n’est pas sans similarités avec le profil de l’animal. Leur dimensionnement est sensiblement équivalent : 86 cm pour Adam, 8O cm pour le rhinocéros. La base du nez d’Adam, en forme de boucle, se retrouve sur un autre rhinocéros de la caverne, elle lui tient lieu de narine.

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Il faut encore remarquer que le menton en galoche de l’anthropomorphe n’a vraiment rien de réaliste. Il pourrait s’apparenter à une patte de mammouth. Son extrémité n’est pas loin d’adopter la forme d’une sole que l’on retrouve sur de nombreux proboscidiens de la caverne. La coalescence de tracés tirés du rhinocéros et du mammouth pour former la figure d’Adam n’est peut-être pas si théorique qu’il y paraît quand on observe la relation étroite que les deux animaux entretiennent sur un autre dessin de la caverne (illustration 94).

Illustration 94 : Dessin. Superposition du mammouth le « Patriarche ». C’est l’une des figurations les plus emblématiques du bestiaire avec deux cornes de rhinocéros.

Ces données sont de nature à nourrir l’idée d’un calembour graphique qui mêle des segments d’humains, de rhinocéros et de mammouth sur la même figure. De son côté, « Ève » ne serait pas en reste : le dessous de son nez et la profonde échancrure de sa bouche pourraient très bien convenir à la représentation de deux pointes de cornes de rhinocéros, à l’image de celles qui sont superposées au « Patriarche ». En définitive, si l’on s’en tient aux rapports de formes, la tendre relation entre « Adam et Ève », chère à RenéLouis Nougier, apparaît bien moins romantique. Nous devons préciser que les figures mises en relation sont éloignées les unes des autres dans le souterrain, ce qui affaiblit tout de même la pertinence des rapprochements opérés. À moins que l’iconographie de Rouffignac ne participe d’un schéma d’ensemble. 264

Nous pensons avoir montré que l’existence de hiérarchies au sein du bestiaire paléolithique, synonymes de religions constituées, est une éventualité qu’il convient de sérieusement envisager. Mais il faut reconnaître qu’il reste à en fournir la preuve. Pour autant, l’hypothèse de cette organisation nous paraît suffisamment établie. Elle nous ramène invariablement à la question de l’organisation des sociétés de chasseurscueilleurs du Paléolithique Supérieur en Eurasie, où l’on estime généralement qu’elles se sont établies autour de -40 000 avant le présent. Si l’on reste dans l’ignorance de leurs stratifications sociales, bien que l’hégémonie du genre mâle y soit assez vraisemblable, elles ont pu très tôt, peut-être à leur arrivée sur de nouveaux territoires, adopter des structures du type chefferies. Elles se sont révélées efficaces à en juger par leur progression sur le continent au cours des premiers millénaires. Une efficacité que pouvaient peut-être leur envier les néandertaliens qui y vivaient depuis plusieurs centaines de milliers d’années. Le problème de leur disparition fait toujours débat. Des études récentes ont montré que le métissage entre les néandertaliens et les homosapiens remonte à plus de 50 000 ans et qu’il s’est probablement produit au moment où ce dernier sortait d’Afrique, pour coloniser l’Europe et l’Asie. Il est possible d’en déduire que les deux lignées génétiquement compatibles connaissaient alors, pour se mêler, des modes de vie assez similaires, notamment du point de vue de l’organisation sociale. Comme il semble en aller différemment par la suite, on peut envisager, vers -40 000, le scénario d’un choc entre deux cultures devenues distinctes sur ce plan, sans nécessairement penser à des confrontations directes. Il n’y a pas de doute, la mutation survenue dans l’organisation sociale de ces communautés n’a pas concerné les néandertaliens. Ils accusaient un handicap considérable qui ne leur permettait pas des novations rapides. Ils portaient le poids de plus de 2000 siècles de traditions. Durant la coexistence en Eurasie qui s’est étalée pour les deux lignées sur près de 10 000 ans, il faut imaginer d’un côté des groupes puissamment structurés, efficaces dans la recherche des ressources alimentaires. Ceux-là étaient dotés d’armes légères, ils étaient capables par leur organisation complexe coordonnée par des leaders, de concevoir et de mener à bien de grands projets comme celui de la décoration des cavernes. De l’autre, des populations socialement moins stratifiées, flairant intuitivement la différence, qui tendaient instinctivement à s’en écarter. Marylène PatouMathis, préhistorienne, parle, à notre avis à juste titre, d’un processus d’évitement et pourquoi pas de stress comme elle le suggère. Il faut dire qu’ils occupaient seuls le continent depuis des temps quasi géologiques. Ces comportements vont conduire à leur extinction progressive. Dans le refus du contact avec Cro-Magnon, les néandertaliens finissent par s’éparpiller, ils 265

pratiquent un nomadisme plus intensif, mesurable par l’archéologie au temps d’occupation de plus en plus bref de leurs campements. On sait que ce mode de vie ne favorise pas la démographie déjà médiocre chez l’homme fossile. Enfin, il n’est pas certain, comme le rapporte une filmographie connue, inspirée du roman La guerre du feu de J.H Rosny aîné, que les sapiens aient été mêlés de près ou de loin au sort des néandertaliens, ni même qu’ils aient montré de la compassion à leur égard. Ces derniers étaient tout de même un peu différents. C’est spéculatif, mais pas plus que les versions explicatives de la disparition des néandertaliens : génocide, compétition pour l’espace vital, problèmes alimentaires, climatiques, épidémies… La question se pose de savoir ce qui s’est passé chez homo sapiens vraisemblablement autour de -50 000 ans. Ils deviennent relativement rapidement capables non seulement de concevoir des symboles, mais aussi de les formaliser. Certains chercheurs ont pu parler pour cette période de « Big Bang de l’esprit ». En remontant dans le temps de quelques dizaines de milliers d’années, l’homo sapiens archaïque du Proche-Orient partageait probablement avec les néandertaliens la notion de métaphysique comme le montre l’inhumation de certains de leurs défunts. Ces comportements, certainement peu fréquents, mais attestés à cette époque, amenaient au sein de ces sociétés, on peut le penser, à des questionnements invraisemblables, étrangers à la vie matérielle, mais logiques sur l’univers sensible. Le cas des sépultures est le meilleur exemple, car il est avéré par l’archéologie, mais il a pu exister d’autres causes ayant entraîné les mêmes effets. Un pas va être franchi simplement parce qu’on est incité à réfléchir aux réponses qu’il convient alors d’apporter à cette question : la totalité du monde se trouve-telle seulement dans ce qui est observable ? Les capacités cognitives d’homo sapiens sont sollicitées, des connexions cérébrales vont s’établir et se développer, ils deviennent plus intelligents parce qu’ils font appel à leur imagination, leur créativité va véritablement exploser. Ils vont passer d’un vague concept à l’abstraction pure pour revenir à sa matérialisation sur divers objets. On assiste à la naissance des symboles. Le langage devient aussi plus complexe, simplement parce qu’il était nécessaire de pouvoir exprimer l’indicible, l’abstrait. Il va dès lors permettre la cohésion de groupes plus grands, plus structurés aussi, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises au cours de cet essai. Cette transformation concourt à plus d’intelligence sociale, c’est une force d’une efficacité remarquable à en juger par ses résultats. Cette inventivité est essentiellement culturelle, elle ne concerne pas tous les domaines. Il en va ainsi des techniques dites utilitaires. Alain Testart en fait justement la remarque : « Entre les deux domaines, le symbolique et l’utilitaire, le contraste est saisissant. Car si l’on peut parler pour le premier 266

parures corporelles, rituels funéraires, art pariétal ou mobilier - d’un bond en avant incontestable et patent, on ne voit rien de tel en ce qui concerne le second… Un tel contraste est le fait d’une société qui ne marque que peu d’intérêt pour les choses matérielles » Avant l’histoire. Il est assez piquant d’observer qu’un ardent défenseur des thèses fonctionnalistes en vienne à établir ce constat. Il n’est pas faux de dire que les progrès techniques du Paléolithique Supérieur, à l’exception de l’invention du propulseur ou de l’aiguille à chas, ne faisaient qu’améliorer de l’existant. C'est un constat révélateur selon nous d’un puissant mouvement d’adhésion à la sphère métaphysique où, par voie de conséquence, l’aspect matériel des choses comptait pour moins. Dans ce registre, le Paléolithique Supérieur ne connaît pas de véritable paradoxe comme se plaît à le souligner Alain Testart, car on ne peut jamais totalement dissocier le symbolique du matériel. Le premier, d’une manière ou d’une autre, a influencé et a pu peser sur le second. Une fois solidement installées, les croyances religieuses deviennent la plupart du temps profondément conservatrices. Elles sont un frein aux innovations de quelque nature qu’elles soient et l’on ne peut exclure qu’il en ait été ainsi au paléolithique supérieur. Après tout, les techniques héritées du passé avaient fait leurs preuves jusquelà, la nécessité d’en changer ne se posait pas vraiment. Le « Big Bang de l’esprit » serait ainsi le résultat d'une évolution culturelle, différente de l’évolution biologique que soutenait Charles Darwin dans l’Origine des espèces. Les échelles de temps sont en effet considérablement plus courtes dans le cas présent. Mais il n’est nul besoin, comme certains écrits le rapportent, de faire appel à l‘intervention de forces surnaturelles pour l’expliquer. Toutefois ce scénario ne peut s’envisager que si l’on accorde un certain crédit à la théorie religieuse qui sous-tend les manifestations idéelles les plus anciennes. Nous ne sommes pas partisans de la thèse de l’homo religiosus, c'est-à-dire de l’existence chez homo sapiens d’un gène religieux. En revanche, on peut légitimement présumer que la métaphysique lui colle à la peau depuis fort longtemps. Elle lui a d’ailleurs peut-être permis d’émerger des « âges farouches ». Le problème reste de savoir où placer le curseur entre le substratum cognitif qui constituait l’assise de la pensée archaïque et l’établissement de connexions cérébrales nouvelles empruntant peut-être des circuits existants, mais restés jusque-là inexploités. La naissance de la religion serait due à une intelligence augmentée.

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VI.

AU CRÉPUSCULE DES DIEUX PALÉOLITHIQUES

Au Pléistocène succède l’Holocène, période géologique actuelle qui débute vers – 12 000. Le réchauffement de la planète s’accélère. L’Inlandsis de l’hémisphère nord se retire, le niveau marin va remonter de plus de 120 mètres en quelques millénaires. Le processus isole l’Angleterre du continent. C’est le terme de la dernière glaciation. Sur l’aire Franco-Cantabrique, un climat de type tempéré s’installe. La flore et la faune s’en trouvent bouleversées. Le couvert forestier gagne progressivement sur l’étendue steppique. C’est le temps de l’extinction de certains grands mammifères : mammouth, rhinocéros laineux, probablement de l’ours des cavernes, bison des steppes. Le lion des cavernes a déjà disparu. Enfin, les troupeaux de rennes, ressource alimentaire principale des tribus paléolithiques, remontent vers des latitudes plus septentrionales. Si des groupes humains restent sur place, ils doivent s’adapter à ces nouvelles conditions environnementales. L’art des grottes reste en usage jusqu’à l’extrême fin du Paléolithique puis finit par disparaître. Les dieux animaux sombrent avec le bouleversement climatique qui a emporté avec lui certaines de ses icônes. Le Mésolithique se met en place vers -10 000, il suit chronologiquement l’Epipaléolithique, période contemporaine de la disparition des derniers grands chasseurs du Tardiglaciaire. Il forme la transition vers le Néolithique, qui voit l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, et la sédentarisation des populations humaines. Les mésolithiques sont des chasseurs-cueilleurs mobiles, ils chassent désormais à l’arc le petit et moyen gibier : lapins, chevreuils, sangliers, cerfs. Le débitage du silex est principalement microlithique. Leur art est assez pauvre. Il est principalement géométrique, peint ou gravé sur parois ou objets mobiliers. Alors qu’y a-t-il de nouveau sous le soleil du néolithique après le chant du cygne des religions paléolithiques ? L’archéologie ne permet pas de répondre autrement qu’à travers des interprétations liées aux bouleversements économiques que connaît cette période : abandon progressif de la chasse au profit de l’agriculture. C’est au Proche-Orient que se retrouvent les témoins archéologiques les plus anciens de cette mutation. Pour de nombreux archéologues, elle est avant tout de nature économique, comme une réponse à des problèmes alimentaires. Dans cette perspective, la sédentarisation des populations découle du développement de l’agriculture parce qu’elles devaient demeurer à proximité de leurs champs cultivés. Cette conception a été mise à mal quand il a pu être établi que des chasseurs-cueilleurs avaient construit des villages en dur (maisons constituées de soubassements de pierre avec des

superstructures de bois) avant de devenir agriculteurs. Avec la preuve acquise d’un ancrage territorial, au moins temporaire, précédant l’économie de production, le champ des explications s’est élargi à la sphère culturelle. Il y a déjà plus de 30 ans, Gabriel Camps, spécialiste de la Préhistoire et de la Protohistoire méditerranéennes et africaines écrivait à ce propos : « Si les hommes ont construit des villages pour y résider habituellement avant même de modifier leurs techniques alimentaires, c’est que la sédentarité est un fait culturel, un fait social et non économique... C’est la vie sédentaire qui, réduisant les déplacements des hommes, les incita à conserver près d’eux pour approvisionnement les souches des futures espèces domestiques ou à sélectionner les graines des espèces végétales consommables » La préhistoire, à la recherche du paradis perdu 1982. Les datations sont formelles, la sédentarisation apparaît entre -12 000 et 11 000 et l’agriculture est avérée entre -10 000 et -9000. La thèse de Jacques Cauvin, précédemment prise pour référence dans le texte, s’inscrit dans cette perspective. Pour rappel, il prône une « révolution des symboles », c’est-à-dire la naissance d’une religion nouvelle pour expliquer la Néolithisation au Levant. La déesse-mère et le dieu taureau en sont les personnages centraux. On se souvient des critiques acerbes d’Alain Testart à propos des statuettes féminines que Jacques Cauvin élève au rang des divinités, premier véritable processus d’anthropomorphisation des créatures suprêmes. Pour ce dernier, dans la chronologie, les sociétés innovent au plan idéologique (invention de la religion). Elles imaginent préalablement les changements, les idées précèdent les transformations techniques, économiques et sociales. Ce n’est pas sous l’effet du climat, ni même de la démographie des groupements humains qu’apparaissent les mutations. Comme le titre de son livre l’indique, Naissances des divinités, naissance de l’agriculture, les deux événements sont consécutifs. La religion fournit aux hommes un modèle vertical, hiérarchique dans lequel les dieux dominent, évidemment. Dans cette conception explicative de l’organisation du monde, que les dieux maîtrisent dans la distanciation, la reproduction par les hommes de l’archétype divin les conduit à leur tour à l’idée de domination de la nature. C’est le schéma mental qui a présidé à l’invention de l’agriculture. Son apparition a des causes idéologiques et non techniques ou économiques. Pour l’auteur, ce ne sont pas les déesses Khiamiennes (El Khiam, site éponyme de Palestine) qui sont les causes de la « révolution néolithique », c’est le mode cognitif qui les sous-tend et qui permet de penser l’agriculture. On retrouve chez Jacques Cauvin la conception classique du passage du monde horizontal des chasseurs-cueilleurs à celui du monde vertical des 270

sociétés agropastorales dans lequel les hommes s’élèvent au-dessus de la nature pour finir par la maîtriser. Si cette thèse a ses partisans, les théories économiques conservent la faveur des chercheurs, quoiqu’on observe leur recul. L’opinion la plus tranchée revient à Alain Testart qui soutient le point de vue fonctionnaliste : « Je critique tout autant, et peut-être même plus, le fait qu’aucune explication ne soit avancée sur la façon dont la croyance en ces déesses engendre la pratique agricole… J’en conclus que cette Cause Première n’est cause de rien du tout et que le livre de Cauvin nous fait assister à une suite de naissances miraculeuses » Les nouvelles de l’archéologie 1998. Jean Guilaine, professeur au Collège de France, spécialiste du néolithique, ne conteste pas la part de l’imaginaire dans l’invention de l’agriculture, mais il la lie à l’expérimentation préalable de certains groupes sur le terrain, dans le cadre d’un projet de société. De fait, il ne s’aligne pas sur la thèse de la « révolution des symboles » de Jacques Cauvin : « Je pense que la transition entre sociétés paléolithiques et néolithiques n’a pas été, au plan religieux, une rupture de nature, mais seulement de degré. Les grands chasseurs comme les premiers agriculteurs ont essentiellement une religion « mythologique », fondée sur l’histoire souvent enjolivée de leur groupe ou de leur communauté » Les Cahiers de Science et Vie, aux origines du sacré et des dieux 2011. La formulation de Jean Guilaine est intéressante en ce sens qu’elle nuance la thèse de la « révolution des symboles ». En effet, Jacques Cauvin élabore sa théorie en postulant la création de concepts, l’émergence de nouveaux symboles. Il évoque néanmoins la question d’une relation possible entre les statuettes féminines du paléolithique d’Europe et du néolithique. C’est à propos de ces créations qu’Alain Testart parle de « naissances miraculeuses ». Jacques Cauvin est clair sur la place qu’il assigne à l’art paléolithique : « Ce qui nous importe ici, c’est que pas plus le dénombrement spécifique des images que leur analyse spatiale ne suggère au Paléolithique le type de hiérarchisation qui caractérisera l’art néolithique. On ne met nulle part en évidence, comme c’eût été facile, un personnage animal dominant les autres et pouvant faire figure d’être suprême. Les animaux du Paléolithique restent en général perçus et représentés collectivement. » Naissances des divinités, naissance de l’agriculture. Il va sans dire qu’une telle appréciation ne concorde pas avec nos conclusions. L’auteur se base sur le principe que l’art pariétal paléolithique ignore le concept de hiérarchie dans sa construction alors qu’il ne connaît pas le début d’un commencement de son déchiffrement. Nous pensons être parvenus à glisser sinon le doute sur ce point, du moins à mettre en évidence une approche différente et tangible de celles classiquement retenues. L’avis 271

de Jean Guilaine paraît plus inspiré. La possibilité que des croyances de l’âge glaciaire soient restées imprimées dans la conscience collective de certaines populations, même au travers de schémas mentaux différents, ne peut être exclue. Le Dieu-taureau de Jacques Cauvin n’est peut-être pas celui de Lascaux, mais il incite à la réflexion. Quant à l’anthropomorphisation des divinités, les déesses-mères, elles s’inscrivaient déjà dans le panthéon paléolithique, mais vraisemblablement sans en occuper la place centrale. Nous l’avons dit, l’homme de la dernière glaciation connaissait de près les dieux animaux au point de se confondre parfois dans leurs images. Cette conception a pu le conduire plus tard à les supplanter dans l’iconographie. Les dieux peuvent bien mourir, il suffit que cesse le culte qui leur est rendu. Nous ne sommes pas dans la rupture, mais dans un processus de mutation de croyances ancestrales. Il n’était certes pas inéluctable, mais il en contenait le germe par essence. Nonobstant ces observations, qui pouvaient, de notre point de vue, éviter à Jacques Cauvin d’avoir recours à la « révolution des symboles » pour expliquer l’invention de l’agriculture, nous partageons par ailleurs son avis : le facteur culturel a pu jouer un rôle important sinon essentiel dans le passage de l’économie de prédation à celle de production. Au néolithique l’idéologie paléolithique cherche à s’adapter pour parvenir à d’autres constructions explicatives du monde, la statuaire féminine s’inscrit dans le mouvement de la montée de la figure humaine dans le panthéon des dieux. Elle reste cependant de tradition paléolithique par ses dimensions peut-être parce qu’elle était destinée à régner, comme auparavant, dans des domaines spécifiques. Elles n’incarnent pas la grande déesse de Jacques Cauvin, leur influence est limitée. Il y a des dieux plus puissants ailleurs, devenus invisibles peut-être, mais pas partout, comme on va le voir. Ce qui va aussi distinguer la métaphysique néolithique de celle du paléolithique c’est la distanciation du commun des mortels avec les dieux. Elle devient incommensurable pour les populations agropastorales, c'est-àdire à peu près telle que nous la connaissons. Les modes de vie peuvent expliquer cette différence. Les chasseurs-cueilleurs du paléolithique, peu nombreux, dont l’espérance de vie était courte, évoluaient dans des milieux généreux sur le plan de la ressource alimentaire, mais aussi plus hostiles. Dans la nature, la proximité des dangers qui parsemaient leurs pérégrinations leur intimait naturellement de se mettre sous la protection rapprochée des dieux, jusque dans leur intimité, pour atteindre à une forme d’osmose avec eux. Une fois encore, tout était une affaire de croyance en des puissances tutélaires. Il est de ces découvertes qui bouleversent des connaissances que l’on croyait solidement établies. Il en va ainsi du site de Göbekli Tepe en Turquie 272

qui constitue une trouvaille archéologique majeure pour le néolithique. Il se trouve plus précisément dans le sud-est de l’Anatolie. Connu depuis les années 60, ce n’est que depuis 1995 qu’il est fouillé méthodologiquement par Klaus Schmidt, archéologue de l’Institut d’Archéologie Allemand de Berlin. Directeur des fouilles, il a mis au jour un ensemble de constructions monumentales (une vingtaine de structures selon les sondages) formant des cercles de pierres allant de 10 à 30 mètres de diamètre. Certains monolithes (plus de 100) composant ces structures sont taillés en forme de T. Ils évoquent des formes humaines : corps pour la partie verticale, tête pour la partie horizontale. Hors la tête pour les plus grands, ils sont sculptés de figures animales (sangliers, renards, serpents, aurochs, félins, scorpions…). Ces blocs sont érigés verticalement, leur hauteur varie de 3 à 5m : ils pèsent chacun plusieurs dizaines de tonnes. Les datations du site affichent un âge de -9000 avant notre ère. Le résultat bouleverse la conception traditionnelle selon laquelle seules les sociétés agricoles étaient en mesure d’ériger une architecture monumentale. En effet, Göbekli Tepe est l’œuvre de chasseurs-cueilleurs. L’endroit n’était pas destiné à l’habitation, peu de traces domestiques y ont été relevées. De surcroît, l’eau absente à proximité exclut un usage d’habitation. Klaus Schmidt est ainsi fondé à retenir en priorité l’hypothèse d’un lieu de culte. Göbekli Tepe suit de près les premières sédentarisations humaines au Proche-Orient, elles vont conduire à l’agriculture. La construction du site mégalithique, dont on ignore la durée, ouvre sur plusieurs remarques que n’ont pas manqué de formuler les archéologues. La communauté qui en est à l’origine devait être hiérarchisée. De telles réalisations étaient dirigées par des concepteurs, avec des maîtres d’ouvrages coordinateurs et donneurs d’ordres. Les exécutants étaient eux-mêmes spécialisés, avec une répartition des tâches. Il y avait des carriers, des tailleurs, des sculpteurs, des travailleurs de base aussi. On est loin de l’image traditionnelle des sociétés de chasseurs-cueilleurs, toujours considérées égalitaires. S’il s’agit de temples comme l’envisage Klaus Schmidt, alors il est vraisemblable qu’un pouvoir religieux influent a existé à cette époque. Il était capable de mobiliser les énergies de nombreux intervenants sur des projets de grande envergure orientés vers le spirituel. Klaus Schmidt formule encore une autre remarque. L’approvisionnement en nourriture des ouvriers devait nécessiter ponctuellement la constitution de réserves importantes. Il s’interroge aussi sur le fait que la seule chasse et la cueillette aient été en mesure de satisfaire à ces besoins et finit par conclure que la religion a été le facteur déclenchant de l’exploitation agricole. En percevant un lien de cause à effet entre religion et domestication des plantes, l’archéologue allemand se range, en définitive, aux thèses de Jacques Cauvin. 273

Selon les thèses fonctionnalistes, l’abandon de la vie nomade est le premier acte qui a conduit à la domestication des plantes. Cette mutation va entraîner le stockage, la hiérarchie sociale et la religion. Cependant, on ne détient pas dans ce type d’explication de réponse véritablement satisfaisante aux premières sédentarisations au Proche-Orient. Elles se produisent au Natoufien entre 12 500 et 10 000 av. J.-C. Certains auteurs ont pensé que les changements climatiques consécutifs à la déglaciation avaient rendu les terres plus riches en plantes sauvages, ce qui aurait favorisé des expérimentations agricoles et entraîné l’ancrage territorial de certaines populations. D’autres théories font état de la nécessité d’abandonner la vie nomade pour des raisons démographiques. Sur ce point l’archéologie n’a jamais confirmé le fait. Il n’y a pas d’augmentation sensible des populations antérieurement à l’invention de l’agriculture qui serait alors devenue une réponse à des besoins alimentaires croissants. Les causes de la sédentarisation sont donc diversement interprétées sur un plan fonctionnel, qu’elles soient internes ou externes aux groupes de chasseurs. Alain Testart considère que la sédentarité est la cause du passage à l’économie agricole. Quand il s’agit d’expliquer pourquoi les hommes ont renoncé à une certaine mobilité, l’auteur tente, sans réellement convaincre, de montrer que c’est parce que l’équipement du chasseur s’est alourdi : « Pourquoi finalement, demandera-t-on, cette sédentarisation ? Probablement pour aucune autre raison que cette inventivité générale qui marque la fin du paléolithique supérieur et tout le mésolithique, l’archaïque, l’épipaléolithique, car à disposer de trop d’instruments, de trop d’équipements, on finit par grever sérieusement sa mobilité » Avant l’histoire. En revanche ce qu’Alain Testart met parfaitement en lumière, c’est la difficulté du passage de la vie nomade à la vie sédentaire. Le renoncement à la vie itinérante ne devait pas aller de soi pour des populations libres d’aller et venir et capables de trouver leur subsistance dans les milieux qu’elles rencontraient. Ce qui fait penser que les premiers ancrages territoriaux résultaient de choix délibérés, mais qui restaient contre nature. Le renoncement à un mode de vie millénaire n’a pu se produire que sous l’influence de puissantes motivations. Elles n’ont peut-être que peu à voir avec un projet économique, sûrement aléatoire au début. La capacité des premiers agriculteurs à nourrir des populations est une question qui se pose en effet. Au départ, les premières récoltes ne devaient être guère plus rentables que la cueillette des céréales sauvages. Il a fallu du temps et de la persévérance pour parvenir à efficacement maîtriser la domestication des végétaux. Les Natoufiens, premiers sédentaires connus, mais qui ont pu continuer à pratiquer le mode de vie nomade par période, ne sont pas devenus des agriculteurs. Ils ont vécu de la chasse et de la cueillette de plantes sauvages 274

pendant deux millénaires. C’est la preuve que la sédentarité, même partielle, n’a pas forcément impliqué directement l’économie de production au Proche-Orient, elle a simplement créé les conditions favorables à un changement de mode de vie. Dans un article du magazine Pour la Science, Jean Guilaine écrivait en septembre 2012 : « Je pense que ces sédentarisations ne sont pas imposées par la nature, mais procèdent plutôt de choix culturels. À un moment de leur évolution, des sociétés ont imaginé des modèles de vie sédentaire et les ont testés empiriquement. Les contraintes déterministes sont peu probables ». À notre avis, les causes des premières sédentarisations sont à rechercher dans les idéologies héritées du paléolithique supérieur, période qui a vu la naissance de véritables religions au sens où l'on peut l’entendre aujourd’hui : existence de dieux, de doctrines, de castes, de lieux de cultes. Le Néolithique ne voit pas la naissance de la religion, il ne fait que reprendre l’existant en le transformant. Il ne s’est pas produit, au cours de cette période charnière, de véritable rupture idéologique. Hors de toute considération économique, le poids de croyances a fort bien pu conduire à certaines décisions, comme l’abandon de la vie nomade. Il suffisait à certains prêtres influents, toujours animés par des croyances héritées du paléolithique, de prôner que la tribu devait rester ancrée près des lieux sacrés pour être au plus près des dieux, mieux vivre les croyances et pratiquer les rites au sein d’une architecture monumentale comme ce fut parfois le cas dans les souterrains pendant la dernière glaciation. Nous pensons d’ailleurs que le phénomène des grottes ornées paléolithiques a pu avoir auprès de leurs concepteurs des effets similaires, à savoir la réduction de la mobilité du groupe dont les activités devaient être concentrées autour du sanctuaire. L’itinérance restait la règle, mais son espace géographique se réduisait. Dans ces scénarios, la religion est le moteur du changement. C’est un levier puissant, le seul peut-être à l’époque à même de transcender la trajectoire de l’humanité primitive. Au néolithique, l’abandon progressif du nomadisme a fait naître des perspectives nouvelles. La question de la production de nourriture sur place, ainsi que le suggère Klaus Schmidt, se posait certainement dans le cadre de la réalisation de grands projets. Ils mobilisaient de nombreux acteurs autour d’hommes de pouvoir, comme dans le cas de Göbekli Tepe. Ces sociétés de chasseurs-cueilleurs connaissaient une organisation hiérarchique, c’est à peu près certain. Le déchiffrement de Lascaux, perçu certes au travers d’un prisme interprétatif, renvoie le même écho, mais venu de plus loin dans le temps. En somme, des croyances religieuses héritées du fond des âges, qui devaient par nature se poser en frein aux innovations, ont entraîné des effets collatéraux insoupçonnables. 275

Au paléolithique, les dieux étaient animaux. Il n’était pas anormal qu’il en fût ainsi. Ils grouillaient dans la nature, devant des groupes humains aux effectifs ridicules en rapport. Il était facile de comprendre que les premiers descendaient de lignées très anciennes. Il restait à imaginer qu’elles étaient certainement contemporaines des débuts de la création. C’est donc avec un certain pragmatisme que les hommes vont se placer sous la protection et dans le sillage de ces figures emblématiques. Ils les élèveront au rang de divinités, les imiteront par le rituel. Ce faisant, ils s’élevaient déjà par l’esprit au-dessus de la nature. La véritable révolution s’est produite au paléolithique, comme le propose Brian Hayden. La grotte est un lieu de naissance souvent assimilée à une matrice féminine, elle est un espace sacré. Elle a aussi vocation d’ancrage. À l’abri des outrages du temps, son décor naturel est immuable, il reste figé comme aux premiers instants, il inspire aux hommes la permanence. Durant trente millénaires il ne s’est peut-être rien produit de nouveau sous le soleil que l’éternel retour aux instants de la création. On ne saurait trancher entre hasard et destinée dans le processus qui a conduit les dieux à prendre forme humaine. Les sapiens vont désormais s’attacher à l’exploitation des immenses richesses de la terre. Ils ne regardent plus vers le haut de la même manière, les dieux sont aussi devenus plus lointains. D’une certaine manière, l’épilogue n’est pas illogique.

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TABLE DES ILLUSTRATIONS Illustration 1: Grand Plafond d’Altamira. ..................................................... 12 Illustration 2: Plan de la grotte de Lascaux d’après André Leroi-Gourhan. . 38 Illustration 3: Dessin. Vue générale de la composition de la Salle des Taureaux. ............................................................................................ 41 Illustration 4: Dessin. Vue de la rotonde centrée sur l’ouverture du Diverticule axial. ................................................................................ 43 Illustration 5: Dessin. Paroi droite de la Salle des Taureaux ou Rotonde. .... 44 Illustration 6: Dessin. Paroi gauche de la Salle des Taureaux. ..................... 45 Illustration 7: Dessin. Vue de l’aurochs 4. L= 5,60m. .................................. 49 Illustration 8 : Dessins. Têtes des quatre aurochs de la Rotonde. ................. 51 Illustration 9: Dessin. Tête de l’aurochs numéro 4. ...................................... 53 Illustration 10 : Dessin. Vue partielle de la Scène du Puits. ......................... 55 Illustration 11 : photographie : Tête de l’aurochs 4. ..................................... 57 Illustration 12 : Photographie Fernand Windels. Gros plan de la tête de l’aurochs 4. ......................................................................................... 63 Illustration 13 : Dessin. Aurochs 3 vue à son aplomb. ................................. 66 Illustration 14 : Photographie. Vue centrée sur le contour dorsal de l’aurochs 3 dont l’épaisseur va s’amenuisant de la gauche vers la droite. ......... 69 Illustration 15 : Dessin. Antérieurs de l’aurochs 3. ...................................... 74 L’image de droite les montre comme le peintre les a imprimés sur la paroi. À gauche, ils sont vus depuis le centre de la salle. Les pointillés forment la limite entre le couloir et la grande salle. ......................................... 74 Illustration 16 : Dessin. La Vache à la collerette du Diverticule axial vue sous deux angles différents. ................................................................ 75 À droite le profil de la bête tel que le peintre l’a réalisée alors qu’il était perché sur son échafaudage, à gauche elle est vue du sol, ses proportions sont correctement rendues. .............................................. 75 Illustration 17 : Dessin. Cheval vaporeux et Taureaux 1et 2 de la grande salle. .................................................................................................... 77 Illustration 18 : Dessin. Vue à l’aplomb de l’aurochs 1................................ 80 Illustration 19 : Dessin. Remise en place de l’écaille (ligne de pointillé sur la figure) décrochée de la paroi. ............................................................. 83 Illustration 20 : Dessin d’après Norbert Aujoulat. Remontage d’une tête de Taureau (salle des Taureaux). ............................................................. 84 Illustration 21 : Dessin. Vache rouge suivie de son veau (salle des Taureaux). ........................................................................................... 86 Illustration 22 : Photographie d’après Georges Bataille. Tête de l’aurochs 3.89 Illustration 23 : Dessin. La Licorne et les 6 chevaux noirs (Salle des Taureaux). ........................................................................................... 95

Illustration 24 : Cliché de Norbert Aujoulat. La Licorne.............................. 96 Illustration 25 : Dessin. Protomé de la Licorne selon Georges Charrière..... 98 Illustration 26 : Dessin. La Licorne dépouillée de l’épaisseur de ses tracés. 99 Illustration 27 : Dessin. Montage graphique opéré sur la Licorne. ............. 100 Illustration 28 : Dessin. Dynamique des chevaux (paroi gauche de la Salle des Taureaux). .................................................................................. 106 Illustration 29 : Dessin. Cheval sautant au-dessus de deux pointes de corne (Salle des Taureaux). ........................................................................ 108 Illustration 30 : Photographie. Choc d’un sabot de cheval sur la paroi (Salle des Taureaux). .................................................................................. 110 Illustration 31 : Ramure du cerf d’après S.H Reynolds, 1939. ................... 114 Illustration 32 : Dessin. Harde des cerfs de la paroi gauche. ...................... 119 Illustration 33 : Dessin. Gros plan sur les deux cerfs du niveau inférieur. . 123 Illustration 34 : Dessin. Cerf rouge en tête de la harde. .............................. 124 Illustration 35 : Dessin. Signe rouge au long du chanfrein de l’aurochs 1. 126 Illustration 36 : Dessin d’après André Glory. ............................................. 128 Illustration 37 : Dessin. Cerf noir incomplet. ............................................. 131 Illustration 38 : Dessin. Cerf rouge du registre supérieur. .......................... 133 Illustration 39 : Dessin. Aurochs 2 et 3....................................................... 136 Illustration 40 : Dessin. Grand cerf noir du Diverticule axial (L=1,40m). . 137 Illustration 41 : Dessin. Grand cerf noir. .................................................... 138 Illustration 42 : Dessin. Cerf noir de la paroi droite. .................................. 142 Illustration 43 : Dessin. Premier compartiment du diverticule axial. ......... 147 Illustration 44 : Dessin d’après Norbert Aujoulat. ...................................... 148 Illustration 45 : Dessin. Vache à la collerette noire. ................................... 149 Illustration 46 : Dessin. Les trois vaches rouges......................................... 153 Illustration 47 : Dessin. Montage graphique des têtes de vaches rouges. ... 155 Illustration 48 : Dessin. ............................................................................... 157 Illustration 49 : Dessin. Chevaux chinois de la paroi droite. ...................... 160 Illustration 50 : Dessin. Mise en rapport de l’arrière-main des deux Chevaux chinois............................................................................................... 161 Illustration 51 : Dessin. Le cheval d’hiver. ................................................. 164 Illustration 52 : Dessin. Vache à la tête noire associée au troisième Cheval chinois............................................................................................... 167 Illustration 53 : Dessin. Ponctuations du Diverticule axial et de la Rotonde.172 Illustration 54 : Dessin. ............................................................................... 173 Illustration 55 : Dessin. Boulettes de Pigment de la Rotonde. .................... 175 Illustration 56 : Dessin. Au centre, protomé d’aurochs du 2e compartiment.179 Illustration 57 : Dessin. Vue de l’entrée du 2e compartiment depuis le fond de la galerie. ...................................................................................... 180 Illustration 58 : Dessin. Grand Taureau noir superposé à deux vachettes rouges et à quatre protomés d’aurochs jaunes. ................................. 182 282

Illustration 59 : Dessin. Avant-train du Grand Taureau noir. ..................... 185 Illustration 60 : Dessin. Ensemble de signes. ............................................. 186 Illustration 61 : Dessin. Vue générale du fond du couloir. ......................... 187 Illustration 62 : Dessin. La Vache sautante du Diverticule axial. ......................................................................... 189 Illustration 63 : Dessin. Configuration sur la roche des grands signes rouges de la paroi droite du 2e compartiment. ............................................. 190 Illustration 64 : Dessin. Vue d’ensemble des peintures de la paroi droite. . 193 Illustration 65 : Dessin. Étagement de chevaux devant la Vache sautante. 195 Illustration 66 : Dessin. Volet gauche du panneau de la Vache sautante. ... 197 Illustration 67 : Dessin. Cheval galopant sur la paroi gauche du deuxième compartiment. ................................................................................... 199 Illustration 68 : Dessin. Tracés arborescents (sans les chevaux qui lui sont associés) imprimés sur la paroi gauche très accidentée du Méandre.202 Illustration 69 : Dessin. Vue générale du panneau du Cheval renversé. ..... 203 Illustration 70 : Dessin. Vue en gros plan du cheval du registre supérieur. 204 Illustration 71 : Dessin. Disposition des images dans le Méandre.............. 206 Illustration 72 : Dessin. Dernier thème figuratif du Diverticule axial. ....... 207 Illustration 73 : Dessin. Vue de la partie droite du panneau de la Vache noire. ................................................................................................. 212 Illustration 74 : Dessin. Partie gauche du panneau de la Vache noire. ....... 213 Illustration 75 : Dessin. Nef, paroi gauche. La Vache noire. ...................... 215 Illustration 76 : Dessin. ............................................................................... 216 Illustration 77 : Dessin. Blasons peints du panneau de la Vache noire. ..... 217 Illustration 78 : Dessin. Rapport des membres avant de la Vache à ceux de l’arrière. ............................................................................................ 218 Illustration 79 : Dessin. Sustentation et élévation de la Vache noire. ......... 220 Illustration 80 : Dessin. ............................................................................... 222 Illustration 81 : Dessin. ............................................................................... 224 Illustration 82 : Dessin. Diptyque des Bisons croisés de la Nef. ................ 226 Illustration 83 : Dessin. Disposition des chevaux recouverts par la robe de la Vache noire. ...................................................................................... 228 Illustration 84 : Dessin. Arrière-train de la Vache noire. ............................ 230 Illustration 85 : Dessin. Récapitulatif des forces qui s’exercent autour de la Vache noire. ...................................................................................... 232 Illustration 86 : Dessin. Montage graphique qui fait passer devant la Vache noire le cheval situé derrière sa croupe............................................. 234 Illustration 87 : Dessin. Frise des Cerfs nageant......................................... 236 Illustration 88 : Dessin. Chevaux du Passage. ............................................ 237 Illustration 89 : Dessin d’après H. Breuil. « Dieu cornu » de la grotte des Trois-Frères en Ariège. ..................................................................... 255 Illustration 90 : Dessin. Volet gauche du grand plafond............................. 257 283

Illustration 91 : Dessin d’après H. Breuil. Altamira. Bison recroquevillé sur une protubérance rocheuse. .............................................................. 258 Illustration 92 : Dessins. À gauche dessin du « Grand Être » par Claude Barrière. À droite, un possible portait originel inspiré d’une tête de bison. ................................................................................................ 261 Illustration 93 : Dessins. Adam, Ève et le rhinocéros. ................................ 263 Illustration 94 : Dessin. Superposition du mammouth le « Patriarche »..... 264

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TABLE DES MATIERES I.AVANT-PROPOS ........................................................................................ 7 II.PRÉSENTATION GÉNÉRALE ............................................................... 11 III.LES INTERPRÉTATIONS DE L’ART PARIÉTAL – EXPOSÉS CRITIQUES ................................................................................................. 19 IV.L’INTERPRÉTATION DE LASCAUX ................................................. 37 1.La Salle des Taureaux ............................................................................ 40 a.Les Taureaux.................................................................................... 48 b.La Licorne - Les chevaux ................................................................ 94 c.Les Cerfs ........................................................................................ 112 2.Le Diverticule axial ............................................................................. 145 a.Le Diverticule axial : Premier compartiment ................................. 145 b.Le Diverticule axial : Deuxième compartiment ............................. 177 c.Le Diverticule axial : Le Méandre ................................................. 200 3.La Nef : Panneau de la Vache noire - Les Cerfs nageant .................... 210 V.CONSIDÉRATIONS SUR LA PERTINENCE DE L’INTERPRÉTATION ............................................................................... 243 VI.AU CRÉPUSCULE DES DIEUX PALÉOLITHIQUES ...................... 269 BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................... 277 TABLE DES ILLUSTRATIONS ............................................................... 281

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maladresse (La) dans l’art contemporain Vérité du geste ou illusion esthétique ?

Lacombe Victoria - Postface de Christophe Ronel

Ce livre analyse l’esthétique inattendue de la maladresse. Celle-ci implique l’inexpérience, la gaucherie, le handicap, le hasard... L’auteur montre l’intégration de la maladresse, en tant que technique, dans la pratique artistique, qui finit par générer un nouvel académisme. L’auteur montre l’affirmation d’une nouvelle sensibilité réhabilitant le burlesque, l’idiotie et le monstrueux, qui contribuent au désenchantement du monde. (14.00 euros, 132 p.) ISBN : 978-2-343-05249-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36593-0 Éloge de l’anecdotique

Marcelé Philippe

L’anecdotique est le mal-aimé de l’art. Son concept est couramment sollicité pour désigner une œuvre jugée médiocre, voire mauvaise. Même du point de vue de la narratologie, un récit anecdotique sera un récit superficiel, sans grand intérêt. Le présent essai vise à le réhabiliter et à lui rendre justice en tentant de le redéfinir en lui-même et dans son rapport à son contraire, l’essentiel, l’absolu, l’infini. Son rejet est un phénomène du XXe siècle, relativement récent, sur lequel on peut s’interroger. (Coll. Histoires et idées des Arts, 18.50 euros, 186 p.) ISBN : 978-2-343-04969-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36528-2 Mondialisation & Frontières Arts, cultures & politiques

Sous la direction de François Soulages

Il est nécessaire de s’interroger sur les réalités de la globalisation et sur les espoirs de la mondialisation : comment la mondialisation, à la fois comme idée et comme idéal, est-elle travaillée par la réalité des frontières ? Quels en sont les enjeux pour les arts et les cultures ? En quoi cela engage-t-il des politiques et des diplomaties particulières ? Il est enrichissant de donner la parole à des artistes, des penseurs, des théoriciens, des citoyens, des politiques qui travaillent de ce côté-là : des femmes et des hommes d’Amérique latine et d’Europe, ainsi qu’un apatride. (Coll. Local et Global, 27.00 euros, 278 p.) ISBN : 978-2-343-04873-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36672-2 Lieux & Mondes Arts, cultures & politiques

Sous la direction d’Éric Bonnet et François Soulages

Depuis 2010 des chercheurs interrogent le géoartistique, la géoesthétique et la géopolitique quant à la globalisation et aux frontières, à la localisation et à la mondialisation : en quoi modifientils les rapports entre arts, cultures et politiques ? Dans le marché global contemporain, il en va d’une part des corps et des personnes, des résistances et des violences, d’autre part du temps

et de l’espace, des œuvres et des représentations. Alors, sous quelles conditions l’articulation localisation et mondialisation est-elle possible ? (Coll. Local et Global, 30.00 euros, 310 p.) ISBN : 978-2-343-04557-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36815-3 Frontières & artistes Espace public, mobilité & (post)colonialisme en Méditerranée

Sous la direction d’Éric Bonnet & François Soulages

Quels rapports les artistes de la Méditerranée ont-ils avec les frontières et quels effets cela a-t-il sur eux-mêmes, sur leurs œuvres, leurs créations et leurs réceptions ? En quoi la mobilité choisie ou obligée change-t-elle la donne, dans ces pays marqués par le colonialisme passé et, parfois, présent, par ses frontières remises en cause - Yougoslavie, Palestine, Israël, Liban, Syrie, Lybie, etc. ? (Coll. Local et Global, 18.00 euros, 182 p.) ISBN : 978-2-343-04914-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36676-0 création (La) artistique en France et à Cuba ; Rencontres, séparations et rendez-vous manqués La creación artística en Francia y Cuba ; Encuentros y desencuentros

Sous la direction de Philippe Bonnet et Anay Remón García

Ce recueil d’articles dévoile les liens tissés au cours des siècles entre la France et Cuba qu’ils soient historiques, politiques, économiques ou artistiques. L’influence de la Révolution française sur les idéaux indépendantistes américains, celle du Romantisme français sur la littérature et les arts plastiques cubains ou encore les échanges entre les artistes cubains et les avant-gardes parisiennes du XXe siècle sont autant de thèmes abordés pour illustrer ces riches échanges. (Des articles en français et en espagnol.) (29.00 euros, 344 p.) ISBN : 978-2-343-04864-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36665-4 Space Opera 40 ans de science-fiction à la télévision

Callejon Cyril-Mickaël - Préface de Yvan West Laurence

Space Opéra est un essai qui reprend la majorité des thèmes de la science-fiction diffusée à la télévision depuis ces quarante dernières années. Il intègre également l’évolution des grands classiques de cet univers tels que Star Trek, Battlestar Galatica, Doctor Who, etc. Ainsi, Space Opéra répond aux questions que tous les fans de SF se sont déjà posés. Par exemple, est-ce que la condition Androïde avait le même traitement dans les années 70 que dans la nouvelle œuvre de Ronald D. Moore ? (15.50 euros, 146 p.) ISBN : 978-2-343-04981-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36630-2 Allan Kaprow une traversée

Sous la direction de Corinne Melin

Allan Kaprow, une traversée a été conçu selon une double approche de l’artiste, de ses écrits, des formes qu’il a créées et recréées. Sont réunis d’une part des articles renouvelant l’interprétation d’un art ayant sa propre histoire, ses propres discours et d’autre part des récits de Happenings réinventés, d’Activités partagées situant l’oeuvre dans l’art vivant. (14.50 euros, 146 p.) ISBN : 978-2-343-04885-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36673-9 Lui ou l’appel des éléphants Essai

Forest Fred

Fred Forest, cet artiste hors du commun, nous conduit une fois de plus là où on ne l’attendait guère ! Il offre à notre réflexion dans le présent essai un parcours insolite. Un itinéraire où, tenant par la main son héros qu’il a nommé «Lui», il déambule en sa compagnie dans un aéroport un

jour de grève et rencontre, entre autres, un groupe d’éléphants, deux ouvriers portugais et un ethnologue belge aux yeux injectés d’un étrange liquide jaune... (18.50 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-343-05078-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36471-1 Roy Lichtenstein De la tête moderne au profil Facebook

Naivin Bertrand - Préface de Paul Ardenne

Et si l’œuvre de l’artiste pop Roy Lichtenstein ne se limitait pas aux sixties ? Et si ses peintures que tout le monde pense connaître nous donnaient à voir, non plus uniquement la postmodernité américaine, mais également ce qui fonde notre hypermodernité écranique, connectée et réseautique ? Ce qu’il qualifiait lui-même de «tête-moderne», cette représentation mass-médiatique de l’homme des années cinquante et soixante, annonce alors les profils de Facebook. (Coll. Eidos série Retina, 21.00 euros, 220 p.) ISBN : 978-2-343-04994-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36611-1 Street art et droit d’auteur À qui appartiennent les œuvres de la rue ?

Gré Charlotte

Le Street Art est le mouvement artistique du XXIe siècle. Pratique illégale née aux États-Unis dans les années 1970 et portée par un esprit de révolte contre l’ordre établi, c’est aujourd’hui un art reconnu qui s’expose dans les musées et se vend dans les galeries du monde entier. Cet ouvrage vise à explorer les tensions et contradictions qui entourent le Street Art. Les œuvres urbaines sont-elles susceptibles d’être protégées par le droit d’auteur ? Si oui, de qui sont-elles la propriété ? Peut-on autoriser et encadrer une pratique de l’art qui est contraire à la loi ? (Coll. Pour Comprendre, 11.50 euros, 82 p.) ISBN : 978-2-343-04699-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-36476-6 Raymond Depardon L’Immobilité et le Mouvement du Monde

Coordonné par Didier Coureau

Voici une approche du regard sensible, poétique et plastique que porte Raymond Depardon sur le monde. Elle conjugue immobilité - sous l’influence de la pratique photographique - et mouvement - du cinéma voyagé. Ces contributions s’articulent sur quatre thématiques : - le retour aux sources (monde d’hier), - la société d’enfermement (le monde social), - la tentation du désert (le monde ouvert), - les villes traversées (le monde intérieur et le monde extérieur). (Coédition CIRCAV, 24.00 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-05035-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36715-6 Une histoire de la photographie de l’argentique au numérique Photographes... photographiés !

Revon Jacques

Durant sa carrière de photographe puis de journaliste de télévision, Jacques Revon a pu successivement vivre et suivre l’évolution de la photographie et, au fil de ses rencontres, photographier des photographes. Dans cet ouvrage, il retrace l’histoire de la photographie à travers son parcours personnel et professionnel, et nous fait partager ses portraits de photographes. (Nombreuses illustrations couleurs.) (30.00 euros, 244 p.) ISBN : 978-2-336-30321-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36637-1 Penser la photographie numérique La mutation digitale des images

Chirollet Jean-Claude

La photographie numérique et les techniques de numérisation des images ont modifié radicalement sa conception et ses usages. De l’invention du daguerréotype au dix-neuvième siècle, jusqu’aux images digitales, le chemin parcouru par la photographie a métamorphosé intégralement la nature

des images, et la manière dont elles sont fabriquées et utilisées. Malgré cela, la photographie argentique demeure une référence de valeur pour les praticiens de l’imagerie digitale. (Coll. Ouverture Philosophique, 21.00 euros, 214 p.) ISBN : 978-2-343-05321-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36795-8 satisfaction (La) et la déception du spectateur au cinéma Théories et pratiques

Darmon Laurent

Alors que l’industrie cinématographique cherche à satisfaire le goût du public, la construction de la satisfaction pour un film est un sujet peu débattu. Le degré de satisfaction est le résultat d’un processus qui commence avant la projection et s’achève bien après celle-ci. C’est un parcours personnel et social, qui conduit le spectateur à rencontrer trois oeuvres : le film attendu, le film interprété et le film souvenir. Cette analyse constitue une contribution à l’évolution du goût. (Coll. Logiques sociales, 27.50 euros, 268 p.) ISBN : 978-2-343-04550-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36689-0 cinéma (Le) éducateur laïque

Laborderie Pascal - Préface de Roger Odin

Dans l’entre-deux-guerres, en France, les instituteurs de l’école laïque instruisaient les élèves au moyen du cinéma scolaire et éduquaient les adultes à la santé et à la citoyenneté dans le cadre du cinéma éducateur. Cet ouvrage consiste à mener de concert histoire du cinéma éducateur et analyse de ses films-paraboles, afin de comprendre comment un dispositif d’éducation par le cinéma et un mode de production de sens furent utilisés à des fins de propagande. (Coll. Champs visuels, 29.00 euros, 284 p.) ISBN : 978-2-343-05396-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36811-5 Chroniques subjectives du cinéma contemporain

Roussot Thomas

Cet ouvrage propose une autre approche, non critique mais purement esthétique de l’objet filmique, tentant de coller avec le flux des images, de plonger au cœur de ce qui est montré, sans jugement, sans théorisation sur tel ou tel angle de prise de vue, telle colorisation, tel message prêté aux cinéastes, tel scénario et sa logique possible à l’œuvre. Ici la valeur absolue d’un film est considérée comme indécidable. (23.00 euros, 230 p.) ISBN : 978-2-343-04616-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-36711-8 impact économique (L’) du téléchargement illégal sur le marché de la musique

Baumann Alexandre

«Geste citoyen» pour les uns, «vol» pour les autres, le téléchargement illégal divise et le débat sur son impact économique a une large propension à tourner en rond. Chaque «camp» cite les études qui supportent ses positions et personnes ne pense à les confronter entre elles. Aucun compromis ne semble donc possible. Plus largement, cette réflexion remet en question la méthode quantitative de l’évaluation économique et pose, en creux, cette question : peut-on réellement tout quantifier ? (20.00 euros, 204 p.) ISBN : 978-2-343-05233-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36806-1 Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961)

Gérard Brice

L’ethnomusicologie est souvent définie comme la discipline qui étudie les pratiques musicales considérées comme exotiques ou populaires. En France, ce domaine de savoir fut institutionnalisé en 1929. En distinguant plusieurs modes d’accès à la connaissance des musiques découvertes à travers le monde, cet ouvrage analyse et contextualise l’évolution de l’ethnomusicologie, à partir d’une documentation le plus souvent inédite et en renvoyant régulièrement à des archives sonores. (Coll. Histoire des Sciences Humaines, 37.50 euros, 372 p.) ISBN : 978-2-343-05232-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-36558-9

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L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL SÉNÉGAL L’H 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com L’HARMATTAN BÉNIN ISOR-BENIN 01 BP 359 COTONOU-RP Quartier Gbèdjromèdé, Rue Agbélenco, Lot 1247 I Tél : 00 229 21 32 53 79 [email protected]

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L ASC AUX Quand émergent les dieux L’existence de véritables religions au Paléolithique supérieur (entre 40 000 et 10 000 ans avant notre ère) reste largement controversée. L’art des grottes ornées susceptible de les révéler est généralement considéré comme une expression graphique « à plat » ne dégageant aucune hiérarchie dans ses assemblages. Dans la dialectique des hommes avec le sacré, avec les dieux, le rapport égalitaire est inconcevable. En l’absence de texte écrit, les thèses sur les croyances paléolithiques s’inspirent de l’observation des populations traditionnelles qui suivaient encore au début du xxe siècle des modes de vie ancestraux. C’est le cas de certaines tribus de chasseurs-cueilleurs connaissant un stade technologique que l’on estime comparable à celui du Paléolithique supérieur. Se fondant sur l’observation rigoureuse des grandes compositions pariétales de la grotte de Lascaux, l’auteur nous invite à une perception inédite de la pensée symbolique des populations du dernier âge glaciaire. Il parvient à l’idée que les croyances religieuses actuelles de l’humanité s’enracinent dans le paléolithique. Depuis de nombreuses années, Marc Bruet centre ses recherches sur la signification des œuvres pariétales du Paléolithique en Eurasie. Il est l’auteur d’une version explicative de la scène du puits de Lascaux, ouvrage paru en 2012 aux Éditions L’Harmattan. En couverture : dessin, Cheval chinois du Diverticule axial, grotte de Lascaux.

32 €

ISBN : 978-2-343-06914-2