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French Pages [193] Year 2012
LASCAUX La scène du puits
En couverture : Grotte de Lascaux, dessins sur calque. ©RMN
© L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55973-8 EAN : 9782296559738
Marc BRUET
LASCAUX La scène du puits
AVANT-PROPOS
La recherche de sens dans l’art pariétal paléolithique occidental peut au mieux passer pour une gageure. Pour de nombreux observateurs, c’est une utopie. Les manifestations artistiques du Paléolithique supérieur qui se sont déroulées entre -35 000 et -10 000 ans, et qui se sont exercées de manière privilégiée dans les cavernes de France et d’Espagne, ne contiennent apparemment pas de lien intelligible entre les figures qui leur donnent corps. C’est un art animalier voué aux grands herbivores qui semblent évoluer sur les parois dans un cadre imaginaire dépourvu de paysage, de ligne de sol et de végétation. Il comporte de surcroît un registre abstrait, celui des signes. Ils pourraient être impliqués dans une syntaxe mais on n’en perçoit pas le sens et le fonctionnement. Ils varient d’une grotte à l’autre, en quantité comme dans la forme, même si certains souterrains peuvent les partager à l’identique. Ils étaient autrefois qualifiés par les préhistoriens de « signes d’obscure signification » ce qui en dit long sur la difficulté à leur assigner du sens. Leur déchiffrement paraît bien hors de portée. Ainsi, succinctement présenté, le corpus de l’art du dernier âge glaciaire a cependant laissé le champ libre aux interprétations les plus diverses : l’art pour l’art, la magie de la chasse, le totémisme, le chamanisme ou encore le structuralisme d’André Leroi-Gourhan pour les plus classiques. Depuis plus d’un siècle, ces pistes qui jalonnent la recherche des significations en Préhistoire ne sont généralement plus citées que pour mémoire encore que certaines d’entre elles puissent revenir au goût du jour à la faveur d’une publication. Sous l’impulsion de Jean Clottes, préhistorien français de renom et de David Lewis-Williams, Directeur de recherches sur l’art rupestre à Johannesburg, la thèse chamanique a connu un regain d’intérêt en 1996. Nul n’ignore parmi ceux des lecteurs que la Préhistoire intéresse, l’âpre polémique que suscitât l’ouvrage, Les Chamanes de la Préhistoire. Elle mit véritablement aux prises, par publications interposées, les spécialistes de la question. Pour l’amateur averti de Préhistoire que nous sommes devenu, après tant d’années de lectures, d’excursions dans les grottes ornées et de réflexions sur le sujet, sans vouloir juger sur le fond, cet exemple est surtout révélateur de
la désaffection d’une partie de la communauté des chercheurs pour les théories explicatives globales de l’art pariétal. « L’interprétation c’est difficile » confiait André Leroi-Gourhan à Claude-Henri Rocquet, au cours d’entretiens qui donnèrent lieu à la publication en 1982 de l’ouvrage Les Racines du monde. Le célèbre préhistorien par rigueur scientifique avait lui-même énoncé depuis fort longtemps les carences de son explication de la religion des cavernes. Il considérait, dans le même esprit, qu’il était impossible de formuler des propositions sur le sens de l’art pariétal sans que celles-ci ne soient pénétrées de jugements de valeur issus de la pensée contemporaine. Il faut l’avouer, l’opinion n’est pas dénuée de fondement. Nous sommes devenus définitivement étrangers à la mentalité de l’homme de l’âge de pierre et si le comparatisme ethnographique peut aider à apporter quelques lueurs sur le comportement des tribus de la dernière glaciation, l’outil est à manier avec précaution. En définitive, après plus d’un siècle de recherches sur les significations, on en est à ce point où l’art du Paléolithique supérieur ne dégage de luimême aucun sens directement accessible et la tentation est forte d’aller puiser à des sources d’inspiration plus « exotiques ». Il serait d’un intérêt relatif d’exposer au lecteur les raisons qui ont éveillé notre curiosité pour les énigmes que pose l’art préhistorique. Il y a certainement le goût de la recherche que notre ancienne profession a pu exacerber, mais peut-être encore davantage la lecture de la littérature d’auteurs qui n’ont pas toujours été des spécialistes de la discipline mais dont les textes nous sont apparus souvent pertinents et la plupart du temps, à de rares exceptions, fort bien documentés. Nous avons estimé le moment venu de mettre au clair quelques-unes des idées que nous inspire l’art des chasseurs de rennes et d’en retranscrire les points essentiels dans la rédaction d’un livre. Le champ de l’étude est modeste. Il n’était pas dans nos compétences, ni dans les moyens dont nous disposions, d’aborder la signification de l’art pariétal dans son ensemble. A notre avis, cette voie est d’ailleurs à repenser si l’on espère parvenir un jour à un véritable début de compréhension. Nos investigations se limitent à la Scène du Puits de Lascaux et par extension à quelques autres réalisations de la grotte. Le Puits contient certainement l’œuvre la plus célèbre de l’art des cavernes. Elle est exceptionnelle par son caractère narratif. On ne connaît qu’un seul exemple du même type parmi les centaines de sites répertoriés. Il se trouve dans la grotte de Villars en Dordogne où une silhouette humaine fait face à un bison. A Lascaux, l’œuvre est encore remarquable par les thèmes qui sont mis en jeu : l’homme, l’oiseau, le rhinocéros. Ce sont des représentations uniques dans le sanctuaire qui en comporte des centaines d’autres, chevaux, aurochs, bisons, bouquetins… Enfin son emplacement 6
dans le souterrain n’est pas moins surprenant. Il est situé au fond d’une faille qui imposait au visiteur paléolithique une descente dans le vide d’une hauteur de plus de cinq mètres. La composition, centrée sur l’affrontement de l’homme avec le bison, a appelé les commentaires les plus nombreux et suscité les explications les plus diverses. On peut dire néanmoins, 70 ans après sa découverte, que l’œuvre conserve son mystère. Il ressort de la consultation de ces hypothèses dont nous n’avons peutêtre pas fait entièrement le tour, que la mort, qui semble être le thème émergeant de l’ensemble peint du Puits, a naturellement constitué l’ossature centrale de la plupart des explications qui en ont été avancées. Le bison qui perd ses entrailles paraît bien mortellement blessé par la lance qui le traverse de part en part. L’homme, qui lui fait face et qui tombe à la renverse, ajoute encore à l’impression dramatique qui se dégage de l’œuvre. A l’opposé de cette perception, la silhouette rigide de l’homme ne présente aucune blessure apparente. De plus, son sexe est en érection. Ces données du dessin s’accordent mal avec l’idée d’agonie ou de mort de la créature. C’est aussi l’opinion d’un certain nombre de commentateurs D’emblée l’ambiguïté s’installe et il devient difficile sur cette base de soutenir un raisonnement logique. Il est prioritaire de tenter d’apporter des réponses à ces apparentes contradictions qui minent dès le départ tout essai d’analyse. On peut émettre un jugement de valeur à leur propos. Elles font l’effet de chausse-trappes destinées à désorienter l’observateur non initié et à le conduire vers des impasses. Il faut se résoudre à considérer que la mort ne constitue pas le thème central de la Scène. C’est certainement bousculer bien des idées solidement ancrées mais il se vérifie qu’aucune d’entre elles ne permet d’aboutir à des traductions satisfaisantes. Nous avons pu mesurer l’intérêt de cette hypothèse. Elle ouvre sur des pistes de recherche inédites. Des arguments suffisamment probants existent pour soutenir que l’homme-oiseau n’est figuré ni mort, ni agonisant mais bien vivant et indemne de traumatismes consécutifs à une percussion par son vis-à-vis. La référence à une créature vivante modifie considérablement l’approche que l’on peut avoir du face à face avec la bête. Dans cette perspective on reste cependant confronté à une difficulté de taille. Postuler que le thème de la mort est à reléguer dans la composition implique que le ruminant doit être également considéré comme indemne de blessure. Très peu d’interprétations ont admis l’éventualité que l’homme du Puits puisse être vivant. Ce sont des thèses où le chasseur triomphe du combat avec la bête mais à notre connaissance aucune n’a encore soutenu que le 7
bison puisse être à son tour sauf de toute blessure. Il est d’évidence pour tous les observateurs que l’animal est atteint par le javelot qui le perfore, peutêtre même mortellement. Dans cette perspective, nous avons repensé à neuf la composition. Il ne perce aucune fantaisie dans l’originalité de la proposition, bien au contraire. Le lecteur pourra en juger. La présente version s’inspire d’observations précises effectuées sur le dessin. Nous l’avons examiné par le détail. Dans ce domaine, on ne peut nous faire le grief de l’approximation. Nous devons concéder en revanche ne pas avoir la connaissance directe de l’œuvre originale. Pour des raisons de conservation bien compréhensibles, la grotte de Lascaux est aujourd’hui un site difficilement accessible aux observateurs. Il s’agit indiscutablement d’une carence. Nous nous sommes efforcé de la combler par l’observation réitérée des documents. La Scène du Puits a été largement commentée et publiée, sa couverture photographique est abondante et de qualité, ses fac-similés passent pour des copies fidèles. Au bout du compte, pour pallier au mieux à cette difficulté, l’effort supplémentaire consenti dans la recherche documentaire s’est plutôt avéré profitable. Ce sont aussi les raisons pour lesquelles l’étude fait une large place aux observations des préhistoriens. Elles constituent des références essentielles dans le développement de nos propositions. De l’avis des spécialistes, l’art de Lascaux est le produit d’une même culture paléolithique. Nous avons cherché à le vérifier d’une certaine manière, en étendant le champ de l’étude de la Scène à d’autres œuvres, les Bisons croisés de la Nef, ceux du panneau de l’Empreinte dans la même galerie, les Chevaux chinois du Diverticule Axial et sa décoration terminale pour ne citer que celles qui nous paraissent les plus emblématiques. Pour rester dans le droit fil de l’étude, à savoir la recherche d’éléments cohérents entre eux dans l’ensemble iconographique, ont été volontairement exclues les références aux œuvres appartenant à d’autres sites pariétaux. Enfin, nous avons pu croiser certains éléments de l’archéologie de la caverne avec l’interprétation du panneau de l’homme-oiseau, ce qui est inédit. Nous conservons à l’esprit de ne proposer qu’une version dont il est aisé au demeurant d’éprouver les limites. Ce travail ne peut être exempt de suppositions, voire de conjectures. Nous le reconnaissons volontiers. De telles réserves n’altèrent pas notre sentiment d’avoir atteint l’objectif que nous nous étions fixé, c’est-à-dire parvenir à concevoir une hypothèse sensiblement cohérente, en rapport avec les éléments constitutifs de l’œuvre. Il fallut les agencer progressivement et patiemment à la manière des pièces d’un puzzle sans en connaître le résultat final ce qui nous a valu d’innombrables révisions dans leur montage. Le texte à suivre en restitue à peu près le déroulement chronologique. 8
INTRODUCTION
La grotte de Lascaux s’ouvre dans les calcaires crétacés de l’étage Coniacien, dans la partie sommitale d’une colline qui borde la rivière Vézère en Périgord noir, à deux kilomètres du village de Montignac. Le réseau souterrain est de dimension moyenne avec un peu plus de 200 mètres de développement. Il offre un découpage naturel qui permet de différencier ses diverses parties autour desquelles semble s’articuler la décoration pariétale. On distingue traditionnellement la Salle des Taureaux, le Diverticule Axial, le Passage, la Nef, le Diverticule des Félins, l’Abside et enfin le Puits. L’art de Lascaux, appartient à la culture du Magdalénien ancien, située vers -17 000 ans avant le présent. Il s’inscrit dans le mouvement artistique qui se déroule de -35 000 à -10 000 ans en Europe occidentale et dont l’une des particularités remarquables se trouve dans sa localisation dans le milieu souterrain. Par la richesse de son décor, le site est considéré à juste titre comme l’un des joyaux de l’art du Paléolithique supérieur parmi d’autres comme la grotte Chauvet en Ardèche ou Altamira en Espagne Cantabrique. Par extraordinaire, il nous est parvenu quasiment intact, jusqu’à sa découverte fortuite le 12 septembre 1940 par quatre adolescents, Marcel Ravidat, Jacques Marsal, Simon Couencas et Georges Agniel. La grotte de Lascaux est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO.
PLAN DE LA GROTTE
ILLUSTRATION 1 : Plan de la grotte de Lascaux d’après André Leroi-Gourhan. L’art des cavernes, Atlas des grottes ornées paléolithiques françaises. Ministère de la Culture. (ISBN 2 11 O8O817-9).
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LA SCENE DU PUITS
LES LIEUX - L’ACCES L’endroit appelé le Puits constitue, avec le fond du Diverticule Axial et celui du Diverticule des Félins, l’une des trois extrémités du réseau paléolithique souterrain de la grotte de Lascaux. C’est le secteur le plus difficile d’accès. Ailleurs la circulation ne présente pas autant de difficulté bien qu’il soit nécessaire dans le Diverticule des Félins de franchir un petit gouffre pour parvenir au fond de la galerie. Le Puits est à l’ouverture d’une faille dont le niveau du sol est inférieur de plusieurs mètres à celui de l’Abside. L’Abside est une petite rotonde richement gravée que le visiteur paléolithique devait traverser pour accéder à l’entrée du haut du Puits qu’il atteignait depuis cette salle en rampant dans un boyau étroit et sinueux, long de deux mètres. Au sortir du boyau, il débouchait sur une plate-forme d’argile surplombant de plus de cinq mètres le sol en contrebas. La descente verticale du visiteur était non seulement peu commode mais aussi dangereuse car l’argile de la plate-forme en encorbellement se montrait friable, il s’en détachait des morceaux à chaque passage. C’est au pied de la descente que se trouve l’œuvre pariétale la plus célèbre de l’art paléolithique occidental. Elle ne couvre pourtant pas plus de trois mètres carrés sur la paroi. C’est sensiblement la configuration des lieux que découvrirent les premiers visiteurs modernes en septembre 1940, ce fut aussi probablement celle rencontrée par les Paléolithiques. En effet, dans ce secteur de la caverne, les possibilités de sédimentation des sols sont faibles. On y a d’ailleurs ramassé en surface les premiers vestiges archéologiques. A l’opposé de cet itinéraire, l’hypothèse d’une seconde entrée paléolithique aboutissant au Puits a été plusieurs fois envisagée par les préhistoriens sans jamais pouvoir être confirmée. Elle supposait qu’au Magdalénien cette branche du réseau était ouverte avant que l’effondrement de son porche n’en obstrue définitivement l’entrée. Il est certain qu’un orifice secondaire a existé, mais, qu’au temps de la fréquentation de la grotte par les Magdaléniens, cet accès se trouvait déjà colmaté par l’éboulis pierreux qui forme toujours cul-de-sac. C’est généralement l’opinion des spécialistes qui considèrent que l’accès au Puits s’effectuait par le haut, via l’Abside. Les fouilles pratiquées par l’abbé
André Glory à cet endroit de la grotte confirment ce point de vue. Il a établi que le sol d’occupation paléolithique reste localisé au panneau peint sans extension vers le fond de la Grande Diaclase. Nous conviendrons donc d’admettre, qu’au moment de la décoration du Puits, cette branche du réseau souterrain était scellée. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet. Comme l’on vient de le voir, les difficultés d’accès très réelles au Puits soulèvent l’intéressante question de la fréquentation des lieux au Magdalénien. Les observateurs semblent partagés sur ce point. Pour les uns ils furent rarement visités, pour les autres ils furent relativement fréquentés. Arlette Leroi-Gourhan qui a procédé à l’analyse pollinique des sédiments de la grotte était d’avis que l’extrême fragilité du point de passage surplombant la galerie ne permettait pas des descentes répétées (Lascaux Inconnu). La préhistorienne Annette Laming-Emperaire et Fernand Windels, premier photographe de la grotte, avaient une opinion différente. Leurs observations sont rapportées dans le livre Lascaux Inconnu. Annette Laming : « Une pierre qui formait comme la margelle du Puits était à la fois noircie et polie ». Fernand Windels : « Les deux roches au-dessous desquelles s’ouvre le Puits, légèrement obliques, ont dû servir de points d’appui pour la descente car elles sont polies et noircies par d’innombrables passages qui remontent certainement à bien des millénaires » (Lascaux, chapelle Sixtine de la Préhistoire, 1948). Maurice Thaon, rapidement désigné par Henri Breuil, préhistorien renommé, pour effectuer des relevés et des clichés photographiques des peintures, formule des observations similaires. Brigitte et Gilles Delluc les rapportent dans leur livre : Lascaux retrouvé, éd. Pilote 24, 2003 – La caverne avant tout aménagement : « Il est curieux de constater que, de part et d’autre des parois de la niche au fond de laquelle s’ouvre une sorte de Puits, la roche est parfaitement polie comme si des individus s’y étaient appuyés pour observer dans la profondeur ». Les deux préhistoriens reprennent la même information dans leur dictionnaire sur la grotte à la rubrique « Traces d’utilisation » : « La margelle du Puits était noircie et lustrée ». Ces derniers contribuèrent à la réalisation de l’ouvrage Lascaux Inconnu (1979). Dans un chapitre consacré à l’accès aux parois ils considéraient que le problème de la fréquentation des lieux n’était pas résolu, certaines données leur paraissant discordantes. La fragilité de la margelle d’argile ne permettait pas des passages répétés. Pourtant, le paléosol du Puits recelait un abondant mobilier osseux et lithique qui pouvait laisser supposer le contraire. Devant la difficulté à se forger une opinion, en quête d’information complémentaire, nous nous sommes adressé à Brigitte et Gilles Delluc, très 12
au fait de l’histoire de Lascaux. Ils ont confirmé les conditions d’accès au haut du Puits, lors de la découverte, par le boyau étroit que dut rapidement élargir et abaisser Marcel Ravidat pour faciliter le passage. Ils précisèrent aussi que le 13 septembre 1940, soit le lendemain de leur première incursion dans la grotte, les quatre jeunes gens procédèrent assez facilement à la destruction d’une partie des sédiments formant balcon audessus de la diaclase, ce qui entraîna au fond du Puits la chute d’une grande partie d’entre eux au point que Ravidat dut placer un rondin de bois pour éviter un éboulement plus important. Il est permis, dès lors, de mieux comprendre comment les inventeurs parvinrent à franchir l’obstacle sans prise excessive de risques, en déroulant une corde au contact d’une margelle moins fragile car plus épaisse à son extrémité. Cet épisode ne figure pas dans les récits des moments de la découverte, mais il est indirectement corroboré par le témoignage d’André Glory, préhistorien qui procéda à de nombreux relevés d’œuvres dans la grotte. « MM Peyrony, Maury et le curé des Eyzies étaient emportés par le flot des visiteurs qui affluaient en cet après-midi du 24 septembre 1940, je m’isolais avec Thaon et Jacques Marsal pour mieux goûter le charme enchanteur des peintures et explorer ainsi des recoins encore inconnus (…) Devant nous, le sol se dérobe, c’est le vide, je descends une échelle de corde qui pend verticalement dans le Puits profond de huit mètres » (Lascaux Inconnu 1979). Le récit de Glory atteste, quelques jours seulement après la découverte, alors qu’aucun aménagement important n’a encore été entrepris dans la caverne, que les visiteurs avaient un accès aisé au Puits. A cette date, la margelle et le boyau étroit qui y conduisait avaient été détruits, c’est la preuve que leur démolition n’avait pas nécessité de gros efforts. On pouvait penser avoir recueilli les principaux renseignements sur le passage vers le Puits des explorateurs modernes, si une nouvelle version n’était venue en modifier le scénario. Elle vient d’une confidence que recueillit Norbert Aujoulat en 1992 (Directeur de recherches sur la grotte à cette époque) auprès de Marcel Ravidat et que le préhistorien rapporte dans son livre Lascaux, Le geste, l’espace et le temps paru en 2004 aux éditions du Seuil. Marcel Ravidat y fait état d’un trou en forme de demi-lune, de 30 cm de diamètre, ne permettant pas le passage d’un homme, ouvert au fond de l’Abside à un endroit où la station debout était possible. Il se trouvait peu avant l’entrée du boyau qui conduisait au haut du Puits. C’est par ce trou qui fut élargi que les quatre inventeurs descendirent au moyen d’une corde. La veille, ils avaient reconnu les conditions de passage par la margelle au débouché du boyau d’accès. Ils les avaient jugées dangereuses. A l’évidence, un tel mode opératoire présentait moins de risques. 13
La version tardive de Ravidat, rejoint néanmoins ce qu’il écrivait en 1940 : « Allant de merveilles en merveilles, nous arrivâmes devant un trou qui descendait verticalement et dont nous ne voyions pas le fond. Là nous fîmes une pause. Qui va descendre le premier ? ». Il est question ici d’un trou et non pas d’un vide, terme justement utilisé par André Glory à son entrée dans le Puits quelques jours plus tard. Ravidat pour sa part ne l’utilise pas, ce qui aurait dû être le cas s’il s’était trouvé sur le balcon surplombant la Grande Diaclase. Il ne fait pas non plus d’allusion ce jour-là au passage dans l’étroit boyau d’accès, même élargi, pour parvenir au haut du Puits. Un tel épisode constituait un souvenir marquant. Il méritait de figurer en bonne place dans son récit de l’entrée dans le Puits le 13 septembre 1940. Il restera difficile, le lecteur l’aura compris, d’établir les circonstances précises de la première incursion moderne dans le Puits, mais ce qui ressort des deux versions ce sont les précautions que prirent les explorateurs en 1940. Il apparaît donc clairement que le point de passage vers le Puits ne devait pas donner les gages d’une grande solidité et l’on peut comprendre les dispositions engagées par Marcel Ravidat et ses compagnons. Elles entraînèrent la destruction rapide de tout ou partie du balcon argilosableux. Ce fut une tâche relativement aisée à accomplir. L’hypothèse d’une certaine activité dans le Puits au Magdalénien, en dehors de toute considération sur les difficultés de s’y introduire ou même sur l’impossibilité d’utiliser de manière répétée une margelle friable, se fonde sur la source la plus objective à considérer, c’est-à-dire l’archéologie. Sur ce plan, le Puits s’est révélé comme le secteur le plus riche du souterrain en vestiges osseux et lithiques. On détient la preuve que l’accumulation d’objets à cet endroit résultait de dépôts effectués « in situ » par l’observation de leurs emplacements dans le paléosol. Nombre d’entre eux se trouvaient sur le sol d’occupation paléolithique sous le bouchon d’argile, ce qui exclut qu’ils aient pu être jetés du haut de la margelle. Dans cette éventualité, ils auraient dû alors se retrouver à son aplomb voire plus bas puisque le sol est en pente à cet endroit, vers le fond de la galerie. Il est certain que le Puits n’a pas fonctionné comme un dépotoir. Nous sommes partisan de considérer que les lieux ont bien connu une certaine fréquentation au paléolithique simplement parce que l’archéologie le montre. Il faut naturellement s’interroger sur le comportement des Magdaléniens devant l’obstacle que représentait le passage vers le Puits. La difficulté était identique ou peu s’en faut à celle rencontrée lors de la découverte. On peut être convaincu que les Paléolithiques savaient le passage dangereux, des paquets d’argile décrochés de la margelle ont été retrouvés 14
dans le paléosol. Ce constat établi, ils n’ont pourtant pas effectué le choix de la destruction du coin d’argile qui leur aurait permis un accès plus facile et surtout moins dangereux. Ils pouvaient fort bien procéder à un aménagement sommaire des lieux puisque celui-ci ne coûtait ni beaucoup de temps ni beaucoup d’efforts. L’aménagement semblait d’autant plus indiqué dans le cas de descentes répétées. Ailleurs dans la caverne, ils n’ont pas hésité à édifier des échafaudages pour accéder aux parois à décorer. La mise en place de ces structures leur a certainement demandé un labeur d’une autre envergure. Vers le Puits, tout semble s’être passé dans le respect des lieux. De manière évidente les Paléolithiques ont volontairement laissé subsister l’obstacle. Mais les allées et venues dans ce secteur devaient immanquablement endommager le coin d’argile suspendu dans le vide. Il y avait deux moyens pour franchir la hauteur de descente. Dans leur contribution à Lascaux Inconnu, Brigitte et Gilles Delluc ont examiné les deux possibilités pour conclure : « Mais il n’est pas interdit de penser que le 13 septembre 1940, les jeunes inventeurs imitèrent leurs lointains ancêtres qui descendaient sans doute là en s’aidant d’une corde voire d’un mât, encore que l’accès au Puits ne paraisse guère avoir pu permettre l’introduction d’un long baliveau ». Norbert Aujoulat fait la même observation dans son livre. Pour lui, le passage étroit vers le haut du Puits, doublement coudé, ne permettait pas l’admission d’un mât de perroquet long de 5 à 7 mètres nécessaire à la hauteur de descente. A cet effet, l’utilisation d’une ligne souple, corde ou échelle de corde, présentait deux inconvénients. Le lien entamait inévitablement par frottements la lèvre de la plate-forme à son endroit le plus fragile, où le sédiment était le moins épais, même en imaginant qu’un rondin de bois intercalé ait pu partiellement pallier à cette usure. En second lieu, la remontée par ce moyen rendait l’accostage de la plate-forme très délicat puisqu’il fallait s’y hisser. Il est probable néanmoins, comme l’ont suggéré Brigitte et Gilles Delluc, que la corde ait pu être utilisée lors de la reconnaissance des lieux par les Paléolithiques, comme le firent Ravidat et ses compagnons, ou bien même au cours de l’exécution de la décoration qui ne nécessitait apparemment pas de nombreuses allées et venues. En revanche, la corde n’était pas le moyen le plus adapté pour effectuer des descentes réitérées, c’est précisément le problème qu’il convient d’examiner. Une perche suffisamment longue et résistante pour supporter le poids d’un homme ou d’un adolescent était le moyen le moins vulnérant pour le balcon argilo-sableux, à la fois dans le sens de la descente et de la montée.
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Dressée à la verticale contre la lèvre du sédiment, calée correctement à sa base, elle permettait des descentes répétées, sans trop de décrochements de paquets d’argile pour peu que l’on se montre précautionneux, ce qui semble avoir été le cas des Paléolithiques. L’abbé Glory a fait une observation intéressante qui va dans ce sens : « Une écharde de bois tourbefiée était restée coincée dans l’une des fissures centrales de la voûte située à l’aplomb et au-dessus du Puits » (Lascaux inconnu). On a vu que le dernier témoignage de Marcel Ravidat ne contredisait pas les termes de son rapport de 1940 sur les instants de l’entrée dans le Puits, c’est pourquoi nous lui accordons un certain crédit, il est en outre assez précis. Il diffère il est vrai de la version traditionnellement retenue. Il faut se reporter au récit de sa descente dans le Puits le 13 septembre 1940 : Lascaux Inconnu : « Lascaux, les dix premières années sous la plume des témoins » : Archives Léon Laval 1954 : « Mes copains ont eu tous peur de ne pouvoir remonter car il fallait grimper à la corde lisse. Moi, ce n’était pas cela qui me faisait hésiter car j’avais confiance en mes bras : seulement, c’est dans ceux de mes copains, car il fallait tenir mes 70 kg à bout de bras et cela sans appui. M’ayant assuré qu’à eux trois ils me tiendraient, le cœur battant, je commençai la descente et arrivai bientôt au fond. Là, relevant la tête, je me rendis compte que j’étais descendu d’une dizaine de mètres. Je m’empressai de rassurer mes compagnons et partis de nouveau à l’aventure. Ici je ne parcourus que 20 à 30 mètres, me heurtant à un éboulement. Je fis donc demi-tour et inspectai les parois. Là fut grande ma surprise de voir une figure humaine à tête d’oiseau et n’ayant que quatre doigts, renversée par un bison, le tout formant un tableau d’environ 2 mètres ». Le récit de la première descente moderne dans le Puits, montre que son auteur n’a découvert le panneau peint qu’à son retour de son exploration de la faille. Or, il est rapporté par les observateurs qu’à l’origine tout visiteur qui descendait dans le Puits depuis la margelle, se retrouvait en arrivant en bas à l’aplomb des cornes du rhinocéros, c’est-à-dire à l’extrême gauche du panneau. On peut donc présumer avec une quasi-certitude qu’au terme de sa descente depuis la margelle, amputée d’une partie de son sédiment, Marcel Ravidat se trouvait sensiblement face au panneau peint, entre deux parois distantes de moins de deux mètres. Au moment où il touche le fond, le jeune homme assez logiquement s’assure de la consistance et de l’aspect du sol sur lequel il vient de poser les pieds, puis comme il l’écrit, il relève la tête pour estimer la hauteur de descente. On comprend difficilement dans ces circonstances comment il ne voit pas le panneau peint. Après celles de la veille, il cherche de nouvelles peintures pariétales, et à cette fin, il a dû examiner la surface des parois situées tout près de lui à l’endroit où il vient de descendre et où il se tient.
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Mais si l’on se reporte à sa version récente c’est-à-dire à la descente par le trou en forme de demi-lune élargi, à son arrivée en bas, Ravidat découvre des parois où la décoration est absente. La composition se trouve naturellement à quelques mètres devant lui. A l’issue de cette première inspection négative, il s’avance dans l’exploration de la diaclase, plus attentionné à regarder où il met les pieds que la surface des murs qui l’entoure. Il devient moins étonnant alors qu’il soit passé devant les peintures sans les voir. Ce scénario ressort dans le récit de son retour à son point de descente. Sûr du sol qu’il a sous les pieds, il inspecte attentivement les parois et découvre les peintures. Il faut savoir que le récit de la découverte a connu quelques divergences, ce qui n’est pas si étonnant. Les inventeurs furent rapidement placés sous les feux de l’actualité en raison de l’importance de leur trouvaille, et ils sont jeunes. Marcel Ravidat est le plus âgé, il a 17ans, son ami JacquesMarsal en a 15, Georges Agniel 16 et Simon Couencas 13. De plus, certainement pour la bonne cause, l’instituteur du village Léon Laval, première personnalité alertée de la découverte est intervenu dans la rédaction des écrits de Ravidat et Marsal. Il en a corrigé l’orthographe, rectifié les tournures de phrases maladroites et procédé à leur présentation. Il est à peu près certain que le récit « officiel » reflète la réalité dans ses grandes lignes mais on ne peut être convaincu que la narration la plus objective a pris le pas sur l’anecdote, ce qui, au fond, est bien naturel. Quelques années avant sa disparition, il est licite de considérer que Marcel Ravidat apporte un rectificatif qui à ses yeux ne bouleverse pas pour autant l’histoire de la découverte, il ne peut s’attendre à un effet d’annonce. Il le livre d’ailleurs à Norbert Aujoulat comme une confidence. Son témoignage présente aussi des accents de vérité si l’on se fie aux précisions qu’il donne : trou ne permettant pas le passage d’un homme, endroit où la station debout était possible, forme du trou… Marcel Ravidat a incontestablement joué un rôle central dans l’exploration de la caverne, particulièrement dans le Puits où il fut le premier à descendre. Sa relation des faits, même tardive, mérite donc de retenir l’attention. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle est de nature à pouvoir expliciter le procédé par lequel les Paléolithiques sont parvenus à introduire dans le Puits un tronc d’arbre d’une longueur suffisante pour permettre la descente depuis la margelle. Le trou en forme de demi-lune, situé à un endroit où l’on pouvait se tenir debout (détail qui n’est pas insignifiant puisque sur les photographies de l’époque Ravidat paraît assez grand relativement à la moyenne) permettait d’après ses dimensions, d’y introduire depuis l’Abside une perche de bonne longueur. Il est même permis de supposer que le trou a pu être 17
volontairement creusé à cet effet. Une fois au fond, le tronc était dressé à la verticale puis correctement calé à sa base, il restait à l’adosser à la lèvre du balcon argilo-sableux. On rejoint ici l’idée que les Paléolithiques aient eu le souci de la préservation de l’accès au Puits. La question qui se fait jour dans cette hypothèse est alors de tenter de comprendre les motivations d’un tel mode opératoire. L’une des réponses est suggérée par les commentaires des observateurs et des auteurs qui, nombreux, ont décrit la situation particulière du Puits dans la grotte : lieux retirés, extrêmes, difficilement accessibles, secrets, mystérieux… De fait, la volonté de laisser subsister l’obstacle, comme une entrave à l’exploration, peut très bien procéder d’une intention de préserver l’accès d’éventuelles intrusions dans cette branche du réseau qui ne devait être accessible qu’à certains. L’entrée dans le Puits revêtait donc peut-être un caractère confidentiel et pourquoi pas, secret. La localisation de l’œuvre sous l’auvent d’argile, si elle s’y dissimule comme on est amené à le supposer, va dans ce sens, de même que l’absence de décoration sur les autres surfaces rocheuses pourtant propices à l’ornementation. Qu’un visiteur indésirable se présente, son inspection du fond depuis la margelle à l’aide d’une torche ou une lampe à graisse s’avérait forcément négative. Il ne pouvait soupçonner l’existence plus bas, de peintures. Il va sans dire, qu’un tel scénario suppose qu’après chaque visite des initiés, le mât devait être déposé précautionneusement. La tâche pouvait revenir à un enfant. À l’aide d’une corde, il était remonté depuis la margelle ou par le trou en forme de demi-lune creusé a minima mais suffisant à son passage. L’endroit redevenait ainsi difficilement accessible. Dans l’autre sens, à l’entrée dans le puits, l’enfant était descendu par le même moyen. Parvenu au fond il relevait le mât pour permettre l’accès aux initiés. La présence d’enfants dans les grottes ornées est attestée au long du Paléolithique supérieur. Lascaux en fournit une preuve directe comme le rapportent Brigitte et Gilles Delluc dans leur dictionnaire paru sur la grotte en 2008 aux éditions Sud-Ouest. On la trouve à la rubrique « Empreintes » : « Puis Claude Barrière et ses collaborateurs ont décrit et moulé dans la même salle (la Rotonde) l’empreinte d’un pied d’enfant de 6 à 8 ans… ». On peut penser de la sorte qu’à Lascaux les enfants jouaient le rôle de précieux auxiliaires. Il n’est pas à exclure qu’ils aient même été impliqués dans son exploration. Ils étaient les mieux à même de se faufiler dans les lieux étroits, les passages bas ou bien d’escalader prestement une paroi. Des empreintes de pas d’enfants ou d’adolescents ont été retrouvées dans les zones profondes des souterrains. Il est certain qu’au Paléolithique supérieur les 18
jeunes devaient être très tôt exposés aux risques inhérents à un mode de vie immergé dans la nature. On ne peut bien entendu rien affirmer, mais des indices montrent que la Scène du Puits devait rester à l’abri des regards indiscrets. Il est indiscutable que sa localisation dans la grotte lui confère un statut à part et s’il est permis d’établir une comparaison, les lieux pourraient avoir eu la valeur d’une crypte pour les Magdaléniens. C’est la proposition que formule par ailleurs Jacques Picard dans son livre Le Mythe fondateur de Lascaux paru en 2003. Le 13 septembre 1940, les inventeurs ont peut-être détruit sans le savoir, ce que les Magdaléniens avaient pris le soin de préserver, mais c’était inévitable.
ILLUSTRATION 2 : Dessin. Coupes synthétiques de l’accès au Puits présentant les deux versions de descente. Les hachures obliques situent la Scène relativement au balcon argilo-sableux qui la surplombe. A : Version du récit de la découverte le 13 septembre 1940 B : Version de Marcel Ravidat recueillie par Norbert Aujoulat en 1992.
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COMPOSITION DE L’ŒUVRE - SES INTERPRETATIONS
ILLUSTRATION 3 : Scène du Puits. Dessin d’après Georges Bataille. Un bison transpercé par une lance perd ses entrailles, il semble charger un homme à tête d’oiseau en situation de culbute arrière ou bien étendu au sol. Au niveau inférieur un profil d’oiseau est figuré sur un piquet, devant lui six ponctuations et un rhinocéros qui paraît s’éloigner.
L’ensemble peint est monochrome, il a été réalisé au noir de manganèse. Il occupe moins de trois mètres carrés sur la paroi. Il est localisé sous l’auvent d’argile comme on vient de le voir. Au paléolithique, le visiteur découvrait un rhinocéros au pied de la descente. Il mesure un peu plus d’un mètre de long, c’est le seul exemplaire de cette espèce figuré dans la grotte. Ses contours sont épais, diffus, ceux du ventre et de la patte avant sont réduits à l’état d’esquisses. Il est réalisé en vue 3/4 arrière, en position horizontale par rapport à l’observateur. L’animal est orienté vers le fond de la diaclase. Sous sa queue relevée, sont figurées six ponctuations alignées deux à deux. L’ensemble constitue le volet gauche de la composition. Derrière lui, au même niveau d’exécution, à quelques dizaines de centimètres, le visiteur découvre la représentation en profil absolu d’un oiseau. Il est fiché ou posé sur ce qui paraît être un piquet dressé à la verticale. C’est l’unique volatile représenté à Lascaux. Immédiatement au-dessus, dans un style schématique, se trouve un homme nu à tête d’oiseau d’aspect filiforme. Il a les bras et les quatre doigts des deux mains écartés. La créature paraît en perte d’équilibre comme si elle tombait à la renverse, le sexe est érigé, les membres inférieurs sont grêles et joints, sans genou marqué, les deux pieds sont fusiformes. Près d’eux est 20
figuré un signe à crochet composé de traits disjoints. Il a été assimilé par certains auteurs à un propulseur. Face à l’homme-oiseau, se tient un bison. Sa tête est rabattue, ses cornes pointent vers l’avant en direction de son vis-à-vis comme s’il le chargeait. Le boviné est traversé de part en part par un tracé qui matérialise une arme de jet. L’arme pénètre sous la queue relevée de la bête pour ressortir sous le ventre, à l’endroit où des ovales emboîtés paraissent représenter ses entrailles pendantes. Ses dimensions sont proches de celles du rhinocéros, ses tracés sont plus nets que ceux du pachyderme, la différence d’exécution est perceptible. L’homme et le bison occupent le volet droit du panneau. Le duo homme-bison confère à l’œuvre sont caractère narratif. L’exemple est à peu près unique dans l’art pariétal paléolithique à l’exception d’une peinture de la grotte de Villars, plus modeste, où un homme semble affronter un bison. La relation intelligible qui se dégage de cette configuration est donc originale, elle donne à l’œuvre la dimension d’une scène qui retrace le déroulement d’une action qui voit l’affrontement de l’homme avec le bison. Ce n’est pas le seul caractère exceptionnel des peintures du Puits car la représentation humaine est peu fréquente dans l’art des cavernes. Il est d’ailleurs le plus souvent qualifié d’art animalier. La théorie explicative qui a certainement connu l’adhésion la plus large est celle de l’accident de chasse, au cours duquel le bison a renversé l’homme. Henri Breuil en a donné la version la plus sophistiquée. Son interprétation intègre en effet le rhinocéros que certains tendent à considérer isolément. D’après le préhistorien, premier spécialiste avec André Glory à se rendre sur les lieux peu de temps après la découverte de la cavité, la lance paléolithique ne pouvait provoquer la grave blessure qui affecte le bison sur la paroi. Il fait alors intervenir le rhinocéros qu’il désigne comme l’auteur de l’éventration d’où s’échappent les boyaux de la bête. Toujours selon Breuil, l’homme raide est mort ou mourant, vraisemblablement renversé par le bison, son propulseur se trouve à ses pieds. Il identifiait par ailleurs l’oiseau sur le piquet à un poteau funéraire comparable à celui qu’utilisaient les Eskimos. C’est dans cet esprit qu’en septembre 1949, Breuil procédera à la fouille du Puits en compagnie d’un autre préhistorien Séverin Blanc, dans l’espoir de mettre à jour la sépulture du chasseur. Ce fut sans succès. D’autres théoriciens écartent la thèse de l’événement réaliste. Les partisans du chamanisme ont interprété la raideur de l’homme-oiseau comme l’illustration d’un chamane en transe et l’oiseau sur le piquet comme un esprit auxiliaire servant de fil conducteur vers le ciel. Dans ce schéma le bison est un animal sacrifié. David Lewis-Williams, auteur du livre L’esprit 21
dans la grotte paru en 2002 aux éditions du Rocher, a donné la version chamanique la plus récente de la Scène du Puits. D’autres thèses ont fait appel au totémisme. Cette fois, l’homme est perçu triomphant de la bête laquelle est en mauvaise posture. Il porte le masque du clan. Il est protégé par son totem représenté par l’oiseau sur le piquet. Le rhinocéros est généralement exclu de ces versions. Ce sont les interprétations les plus classiques, il y en a bien d’autres. On peut convenir de dire, qu’aucune d’entre elles ne semble devoir s’imposer aux autres, d’une manière ou d’une autre, elles laissent généralement insatisfait. André Leroi-Gourhan lui-même ne s’est pas véritablement risqué sur ce terrain, bien que, comme Breuil, il interprète l’homme renversé par le bison. Il a analysé la composition, la définissant comme un pictogramme, en l’espèce un agencement linéaire de dessins figuratifs qui traduisent une action, dont il a exclu à son tour le rhinocéros.
SCENE DU PUITS
ILLUSTRATION 4 : Relevé de la Scène du Puits par André Glory. Archives photographiques du ministère de la Culture.© RMN
De l’abondante littérature sur le sujet, nous avons retenu un ouvrage qui lui est entièrement consacré : Le Mythe fondateur de Lascaux paru en 2003 aux éditions L’Harmattan. L’auteur, Jacques Picard, est médecin généticien et embryologiste. Il est professeur émérite à l’Université Catholique de Louvain en Belgique. Son étude de la composition l’a conduit à conclure que la Scène du Puits traduit un mythe dont les thèmes centraux sont l’homme, la chasse, la sexualité et la mort. L’ouvrage est riche d’enseignements non pas tant par ses conclusions que par la méthodologie suivie par l’auteur. Il a passé en revue les peintures dans 22
le détail, soulevant des questions rarement abordées. Il a recherché des réponses plausibles tout en admettant le caractère hypothétique de certaines d’entre elles. Nous adhérons à nombre des remarques qu’il formule sur les particularités propres à chaque élément de la composition. On peut être plus réservé sur le fond documentaire qu’il a utilisé. Jacques Picard se réfère par exemple à plusieurs reprises au relevé de la Scène de l’abbé André Glory publié dans Lascaux Inconnu. Il est resté un document de base utilisé encore aujourd’hui, à côté des nombreux plans photographiques qui avec le temps sont devenus, par leur excellente qualité, des sources fiables d’information complémentaire. Sur la foi de ce relevé, l’auteur a procédé à un examen comparatif des têtes de l’homme-oiseau et de l’oiseau perché pour conclure fort justement à leur quasi-identité. Il est pourtant manifeste que la tête de l’homme a été schématisée par André Glory : son œil gauche fait défaut, le tracé du crâne dans sa partie supérieure n’est pas conforme à celui représenté sur la paroi. Les gros plans photographiques révèlent ces approximations. Le dictionnaire de Brigitte et Gilles Delluc sur la grotte, rétablit la lecture du deuxième œil de l’homme-oiseau : « tête à bec avec deux yeux ronds vus de trois quarts, en lunettes sur l’arête nasale… ». La même remarque vaut pour la tête du bison. Une ponctuation noire est visible à la conjonction des tracés de la corne droite et du chanfrein. Placé à cet endroit, il ne peut s’agir que du deuxième œil de l’animal. On hésite à l’identifier sur le relevé de l’abbé, ou alors il est mal placé, pour tout dire, il semble ne pas l’avoir représenté. La barbe de l’animal est également absente. D’autres détails font défaut sur le même document. Les pointes des seins de l’homme ne sont pas représentées comme le contour en forme de parenthèse de son muscle pectoral gauche. Les six ponctuations ne sont pas correctement placées sous la queue du rhinocéros. Glory en avait probablement fait un relevé séparé de celui de l’animal. Le préhistorien a pourtant opéré par calque direct sur la paroi. Le procédé est aujourd’hui abandonné, mais il permettait d’atteindre une bonne précision d’autant que l’œuvre ne présente pas de difficulté de lecture. Ce n’est pas une critique en règle de l’œuvre de l’abbé Glory, son travail ne se résume pas à une suite d’approximations et il a reproduit fidèlement de nombreux autres segments graphiques. Il a fait figurer par exemple la ponctuation noire présente sur le flanc du bison qui pouvait facilement passer inaperçue. L’ensemble de ces remarques porte certainement sur des points de détail, mais ils nous sont apparus hautement significatifs d’un schéma graphique qui est loin d’être simpliste comme on pourrait le croire.
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A la décharge d’André Glory, il faut reconnaître qu’il a œuvré dans des conditions difficiles. Il travaillait souvent la nuit à Lascaux afin de ne pas perturber l’afflux des touristes qui visitaient la grotte dans les années cinquante. NB : L’ouvrage Lascaux Retrouvé de Brigitte et Gilles Delluc paru en 2003 aux éditions Pilote 24, présente en termes peu amènes la qualité du travail de relevé des figurations pariétales paléolithiques de l’abbé Glory : « Il va vite. A dire vrai, beaucoup de ses relevés manquent de justesse, de rigueur mais pas d’imagination. Ceux de Villars sont très sommaires, ceux de Bara-Bahau erronés, ceux de la galerie terminale de la Mouthe et du Puits de Lascaux fantaisistes ». Le jugement peut paraître sévère mais il émane de préhistoriens qui sont à même d’évaluer la qualité de la production de l’abbé. Dans d’autres domaines ils reconnaissent les mérites d’André Glory à Lascaux. Jacques Picard a cependant su tirer parti des documents qu’il a analysés. Il a passé en revue un certain nombre d’invraisemblances contenues dans les dessins : l’énorme blessure infligée au bison, la nudité du chasseur, sa tête d’oiseau, son improbable érection s’il a été figuré mort ou à l’agonie comme il est possible de le penser. Son diagnostic l’a amené à s’écarter des thèses d’Henri Breuil, c’est-àdire de la représentation réaliste d’un drame de chasse, pour privilégier l’hypothèse du sens symbolique de la Scène. Il a cependant repris son idée suivant laquelle le boviné a subi deux blessures, la première infligée par le rhinocéros, la seconde par l’homme auteur du lancer du javelot. On peut avoir une opinion différente sur ce point si l’on considère la construction d’ensemble du panneau. Il est en effet difficile de comprendre comment dans une phase antérieure, le rhinocéros s’est trouvé en situation de percuter le bison et de l’éventrer, alors que les deux herbivores occupent des niveaux différents sur la paroi. Pour être recevable semble-t-il, la proposition devait préalablement considérer que le rhinocéros occupait le premier plan tandis que le bison se trouvait dans la profondeur de champ. Ce préliminaire introduit au moins une relation spatiale entre eux si l’on se place bien entendu dans l’hypothèse d’une scène où les volets gauche et droit sont en connexion. L’abbé Breuil n’a jamais abordé la question de ce décalage des figures sur la paroi, ou bien pour lui, cela allait de soi. A notre connaissance, la critique des thèses de l’abbé est restée muette à ce sujet. Par ailleurs, il faut admettre que parfois, la publication scientifique n’aide pas véritablement l’analyse. Lascaux Inconnu paru aux éditions du CNRS en 1979 est un ouvrage majeur sur la caverne, tant au plan archéologique que 24
des analyses pluridisciplinaires qui y figurent. Nous lui devons de nombreuses références. Il offre cependant une curieuse présentation du relevé de la Scène d’A. Glory. La composition est d’abord imprimée sur une double page. Sur celle de gauche, le rhinocéros est figuré avec les six ponctuations sous la queue. La page de droite contient l’autre volet du panneau. L’éditeur ne pouvait faire mieux pour suggérer au lecteur l’isolement du pachyderme relativement aux peintures de l’homme et du bison. On peut supposer qu’il ne s’agit pas là d’une simple contrainte de pagination quand on sait que des chercheurs écartent le rhinocéros de leur théorie explicative de la composition. Mais il y a plus étonnant, puisque dans l’impression de la double page, les deux herbivores se retrouvent sur le même palier. Ce résultat est certainement lié au fait que Glory a effectué des relevés séparés des éléments du panneau et que le réajustement des calques destiné à recomposer l’œuvre est demeuré approximatif : sur le même volet, les deux sabots arrière du bison et le pied du piquet à l’oiseau sont alignés sensiblement au même niveau. Ce n’est pas conforme au dessin. Sur la paroi, la base du piquet se trouve nettement en dessous de cette ligne. Henri Breuil n’en aurait pas demandé tant, lui qui faisait l’économie de l’explication du décalage en hauteur des deux figures. C’est à partir des clichés des calques originaux des relevés d’André Glory, conservés aux archives photographiques du Ministère de la Culture que nous avons reconstitué une base documentaire plus conforme à l’œuvre. Nous avons repositionné ses relevés d’après la couverture photographique de la Scène dont nous disposions par ailleurs. Le livre Lascaux, le geste, l’espace et le temps de Norbert Aujoulat est incontestablement dans ce domaine la publication qui contient les meilleurs plans photographiques des monographies parues sur Lascaux. C’est un ouvrage événement dans sa catégorie. Nous avons doublé ces sources par des observations effectuées sur le facsimilé réalisé par Renaud Sanson. La copie est exposée au musée du Thot, près de Montignac. Elle semble assez fidèle, elle donne corps à la composition, ce que ne permet pas la photographie. On sait que la réalisation des œuvres pariétales au paléolithique intègre souvent les particularités du relief. De nombreux autres ouvrages et revues spécialisées ont été de précieux compléments d’informations, en particulier le Dictionnaire de Lascaux de Brigitte et Gilles Delluc qui foisonne de notions utiles pour l’amateur averti. Il sera fait référence à ces documents dans le texte, chaque fois que nécessaire, sur des points particuliers. La détermination des structures de la composition, autrement dit la manière dont nous pensons qu’elle a été conçue dans sa construction, constitue le véritable point de départ de l’analyse. 25
DETERMINATION DES STRUCTURES DE LA COMPOSITION La construction du panneau est organisée autour du face à face de l’homme avec le bison, les deux sujets apparaissant indiscutablement en interaction. On dispose par ailleurs de peu d’indices de nature à permettre la mise en évidence d’une relation spécifique entre les différents éléments constitutifs de l’œuvre dans son espace graphique. C’est un problème récurrent dans l’art pariétal paléolithique où les liens entre les images sont apparemment inexistants. Dans ce domaine, à bien y regarder cependant, il y a une mise en ordre qui n’est probablement pas fortuite. On la trouve dans la disposition des six ponctuations noires qui se trouvent sous la queue du rhinocéros. La même « géométrie » est en effet reproduite à une autre extrémité du souterrain, dans le Diverticule des Félins, où sont figurées six autres ponctuations disposées sur un modèle identique. Les deux ensembles ponctués appartiennent à cette catégorie de graphies qualifiées de signes par les préhistoriens en raison de leur caractère abstrait. Les signes sont omniprésents dans l’art pariétal, les ponctuations sont fréquentes, elles peuvent être isolées ou former des groupements en nappes ou en lignes comme c’est le cas à Lascaux. André Leroi-Gourhan qui a étudié plus largement les signes de l’art des cavernes a défini en ces termes dans Lascaux Inconnu, l’ensemble ponctué du Puits : « Or, le Puits, derrière le rhinocéros, présente un groupe de six points disposés verticalement par deux, alors que le fond le plus reculé du Diverticule des Félins, au-delà du gouffre offre un groupe de six points disposés exactement sur le même modèle ». Nous tenons une définition un peu différente de celle du préhistorien. Elle tient compte de la configuration du signe que découvre l’observateur qui fait face à la paroi. Il peut être décrit comme un alignement horizontal de trois doubles points disposés verticalement par deux (illustration 5).
ILLUSTRATION 5 : Dessin. Ensemble ponctué figuré sous la queue du rhinocéros : Alignement horizontal de trois doubles ponctuations disposées verticalement par deux.
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La définition d’André Leroi-Gourhan apparaît incomplète en ce sens qu’elle laisse de côté la relation par trois des points suivant l’horizontale. C’est un rangement aisément vérifiable sur de nombreux documents. Dans cette dimension, d’ailleurs, l’espacement des points est aussi régulier qu’à la verticale. Il n’y a donc pas de raison de négliger cette disposition puisque par définition les six points sont considérés comme formant un groupement. Ce point de discussion n’est pas simplement formel. Il constitue l’assise de la première structure que l’on parvient à dégager de la composition. On la met en évidence à partir du réajustement des relevés de Glory afin de situer aussi précisément que possible le positionnement relatif du rhinocéros, des six ponctuations et de l’oiseau sur le piquet. Ces corrections effectuées, il apparaît, sauf erreur de notre part, mais les gros plans photographiques de Norbert Aujoulat le confirment, que l’œil de l’oiseau sur le piquet figuré par une ponctuation noire se trouve dans le même alignement que les trois ponctuations du rang inférieur du signe et de la conjonction des tracés de la cuisse et de la queue relevée du rhinocéros (illustration 6). Ce dernier repère retient l’attention car il correspond sur le bison, à l’extrême droite du panneau, sensiblement au point d’entrée du javelot sous sa queue, elle aussi relevée.
ILLUSTRATION 6 : Dessin. Alignement horizontal de l’œil de l’oiseau, des trois ponctuations du rang inférieur du signe ponctué et de l’arrière-train du rhinocéros à la jonction des tracés cuisse-queue.
On a pu vérifier l’alignement de ces cinq segments sur le fac-similé de Renaud Sanson. Si elle s’avère exacte, cette disposition montre que le positionnement du rhinocéros n’est pas indifférent et qu’il est lié à la partie centrale du panneau. Dans cet arrangement le rhinocéros se rattache à la composition.
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Techniquement cette mise en ligne n’est pas irréalisable, même si la surface rocheuse est accidentée. Ici, les espacements entre segments considérés n’excèdent guère quelques dizaines de centimètres. Naturellement, une telle disposition peut être fortuite, mais à suivre le même fil conducteur on trouve un second alignement mettant sensiblement en jeu les mêmes formes graphiques. On remarque qu’au centre du panneau, le tracé d’une droite oblique ayant pour origine l’œil droit de l’homme et pour extrémité l’œil de l’oiseau sur le piquet passe précisément par l’un des quatre doigts de la main droite de l’homme et pas n’importe lequel. C’est l’unique phalange peinte qui est désolidarisée des deux mains. A examiner ce segment, sa réalisation est soignée, son tracé oblong est régulier, il diffère de celui des autres doigts traités moins précisément. André Glory le reproduit dans son relevé. A notre connaissance, ce détail n’a jamais attiré l’attention des observateurs. C’est assez surprenant car il modifie considérablement l’approche que l’on peut avoir du métabolisme de l’homme-oiseau à savoir s’il est figuré vivant, agonisant ou mort. En effet, l’alignement, œil droit de la créature, phalange détachée, œil de l’oiseau sur le piquet suggère que l’homme tombant à la renverse opère une visée vers l’œil de l’oiseau (illustration 7).
ILLUSTRATION 7 : Dessin. Alignement de l’œil droit de l’homme-oiseau, de la phalange détachée de sa main droite et de l’œil de l’oiseau sur le piquet.
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De ce point de vue, il semble difficile de devoir le considérer comme agonisant ou mort. La tête de l’homme-oiseau montre d’autres détails qui vont dans le même sens. Les deux yeux sont figurés : le gauche, visible sur l’arête nasale est un demi-point noir. Cette disposition paraît l’indice d’une rotation de la tête vers la droite, précisément du côté de la visée supposée. Brigitte et Gilles Delluc qui ont examiné la figure écrivent que la tête est vue de 3/4 avant, comme les membres inférieurs disposés l’un au-dessus de l’autre. C’est une analyse technique parfaitement exacte, mais elle est insuffisante à expliquer pourquoi la même convention ne s’applique pas tout à proximité, sur la tête de l’oiseau sur le piquet. Elle est représentée en profil absolu. Les deux têtes sont pourtant quasiment identiques et l’on ne peut éviter d’établir la comparaison. Ce traitement est certainement révélateur d’un positionnement différencié des deux têtes dans l’espace graphique. Il est significatif chez l’homme d’un mouvement de la tête. Un autre détail concourt à préciser le mouvement à droite de la tête de l’homme. Un remplissage de peinture noire ne participe pas seulement à la définition du contour du crâne, mais aussi à en révéler la partie sommitale. Cette particularité indique que la créature tourne non seulement la tête à droite mais qu’elle l’incline simultanément sur le côté. La conjugaison des deux mouvements, rotation et inclinaison à droite, ouvre l’angle de vision du sujet vers le bas. C’est une posture favorable à une visée dans cette direction, en l’occurrence vers l’œil de l’oiseau sur le piquet (illustration 8).
ILLUSTRATION 8 : Dessin. Le mouvement de la tête de l’homme-oiseau : rotation de la tête à droite conjuguée à son inclinaison du même côté qui naturellement découvre son œil gauche. Le remplissage de couleur noire bien visible en partie arrière du chef fait apparaître la partie sommitale du crâne.
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Cette hypothèse conduit à formuler plusieurs remarques. La tête de l’homme semble se comporter comme celle d’un véritable oiseau. Les volatiles d’une manière générale possèdent cette faculté de large débattement du cou qui leur procure une vision quasiment panoramique de leur environnement tandis que leur corps reste en place. La vision binoculaire en revanche leur fait défaut. Ils la récupèrent momentanément au besoin, en penchant la tête de côté pour parvenir à fixer avec leurs deux yeux. Ces mouvements nous sont familiers chez la gente emplumée ; ils sont rapides et permanents. C’est sensiblement le mouvement de la tête de l’homme que l’on vient de décrire. On remarque encore que des deux côtés de la base du cou les tracés sont interrompus, ce qui peut traduire l’apparente indépendance de la tête relativement au tronc, comme chez les oiseaux. On est enclin dès lors à penser que ce n’est pas un masque qui recouvre la tête de l’homme mais qu’il est doté d’une tête d’oiseau qui fonctionne comme celle d’un oiseau. On parvient dans cette perspective à un étrange mélange des genres en vérité puisque la tête inclinée restitue une vision binoculaire qui fait penser à celle de l’humain. En second lieu, l’hypothèse de la visée vers le bas porte à considérer que l’oiseau sur le piquet et le rhinocéros n’occupent pas le même étage que l’homme-oiseau sur la paroi. C’est la remarque que l’on formulait à propos de l’interprétation d’Henri Breuil qui négligeait le décalage en hauteur des figures. Au demeurant, au centre, la composition ne montre pas autre chose qu’une silhouette humaine surplombant un oiseau. Enfin, comme l’a souligné Jacques Picard, l’érection de l’homme, dans le contexte de l’agonie ou de la mort, est incongrue. Pour les tenants de la mort de l’homme devant le bison, c’est un problème qui n’est pas résolu. Dans l’hypothèse où il trouve de plus l’opportunité d’opérer un ajustement de l’œil de l’oiseau dans son inconfortable situation, il y a de bonnes chances qu’il soit non seulement vivant mais aussi en possession complète de ses moyens physiques, du moins tels qu’ils apparaissent sur le dessin. Il ne présente d’ailleurs aucune blessure. En ce qui concerne la rigidité qu’il affiche, jusqu’à celle de son sexe, elle peut bien avoir d’autres causes que celle de la raideur cadavérique. Cette première approche de l’organisation graphique du panneau fait ressortir deux alignements de segments qui ont en commun l’œil de l’oiseau sur le piquet. Ils sont fondés sur la ponctuation noire et orientés depuis l’œil de l’homme-oiseau, du haut vers le bas, puis de la droite vers la gauche depuis celui de l’oiseau (illustration 9).
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ILLUSTRATION 9 : Dessin. Alignements de segments orientés du haut vers le bas puis de la droite vers la gauche. L’œil de l’oiseau sur le piquet est commun aux deux arrangements.
Le rôle de la ponctuation paraissant significatif au centre, comme une articulation entre le volet gauche et droit du panneau, il reste à vérifier si du côté du bison, la ponctuation intervient aussi dans la mise en place du schéma graphique. La tête du boviné pivote vers le bas, de sorte que ses cornes pointent vers l’avant. Avec la queue, c’est le seul signe d’animation chez l’animal. Sa posture est a priori celle de la bête qui charge frontalement ou s’apprête à le faire. Or, ce ne semble pas exactement être le cas puisque le bison est doté d’un deuxième œil, le droit, parfaitement identifiable sous la corne du même côté. Il a la forme d’une protubérance noire. Cet organe qui n’est jamais mentionné par les commentateurs, montre que le peintre a représenté la tête du bison en vue 3/4 avant. Dans le contexte de la Scène le détail n’est pas indifférent. Il peut illustrer une tentative d’encorner sur le côté, c’est-à-dire à gauche et non de front. Pour résumer, le bison baisse la tête et la fait pivoter vers l’observateur, c’est-à-dire à gauche (illustration 10).
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ILLUSTRATION 10 : Dessin. Mouvement de la tête du bison : abaissement conjugué à une rotation à gauche. Il s’agit vraisemblablement d’une tentative d’encorner sur le côté ce qui a pour effet de découvrir l’œil droit. L’organe est figuré par une protubérance noire située à la conjonction des tracés du chanfrein et de la corne droite.
NB : On peut s’interroger sur le point de savoir pour quelle raison l’œil droit du bison n’a pas retenu plus tôt l’attention. Il faut y voir certainement l’influence du relevé d’A. Glory qui ne le fait pas figurer, mais aussi celle du relief difficile sur lequel la tête du bison est inscrite. Il rend la lecture malaisée. Il est plus curieux en revanche que Renaud Sanson, qui a réalisé le fac-similé de la Scène, ne le mentionne pas dans l’audiovisuel qu’il lui consacre au musée du Thot car il a parfaitement reproduit la protubérance en question. On peut encore supposer que l’hypothèse de la charge du bison sur l’homme-oiseau est si profondément ancrée dans l’esprit des théoriciens que,
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pour beaucoup d’entre eux, l’attaque ne peut être que frontale. De fait l’interprétation élimine évidemment l’existence du deuxième œil. Il n’est pas sans intérêt de détailler son œil gauche. Dans son relevé, André Glory le fait figurer par une ponctuation noire. Ce n’est pas l’exact reflet de celui représenté sur la paroi. Il occupe une cupule de la surface rocheuse. Dans le rond de l’œil vide de peinture, la pupille est figurée excentrée, apposée de telle manière qu’elle procure la sensation d’un regard dirigé vers l’arrière. Un procédé comparable a été appliqué sur le Cerf noir du Diverticule Axial, il donne de l’animal l’image d’une bête poursuivie. Dans un article du bulletin de la Société Préhistorique Française intitulé L’homme de Lascaux, totem vertical paru en 1955, l’auteur, le docteur Seuntjens, consacre une partie de son commentaire à la position de la tête du bison sur la paroi du Puits. Son interprétation l’amène à considérer que l’animal ne charge pas et que la tête est tournée vers l’arrière. En 1948 déjà, dans sa monographie sur la grotte, Lascaux, chapelle sixtine de la préhistoire, Fernand Windels, assisté d’Annette Laming, attachée de recherches au CNRS, formule une observation approchante : « Quelquesuns, très rares, sont vus au contraire de dos. (…). C’est le cas surtout des animaux de la Scène du Puits, le rhinocéros qui s’éloigne de l’homme étendu, et le bison blessé qui est adroitement représenté à la fois vu de dos et retournant la tête ». Renaud Sanson semble du même avis, il perçoit la tête du bison se retourner sur sa blessure (audiovisuel accompagnant sa présentation de la Scène au musée du Thot). La proposition du Dr Seuntjens n’eut pas grand écho, notamment auprès d’Henri Breuil, grand maître de la préhistoire Française de l’époque. Il n’en demeure pas moins qu’elle coïncide avec le pivotement à gauche de la tête du bison. Notre analyse de son mouvement ouvre en effet le champ visuel de l’animal vers l’arrière. Dans cette direction, depuis l’œil à la pupille, on peut aligner sur une même droite deux nouveaux segments : une ponctuation noire sur l’épaule du bison, et la conjonction des tracés cuisse-queue relevée (illustration 11).
ILLUSTRATION 11 : Dessin. Alignement de l’œil à la pupille du bison avec la ponctuation noire de l’épaule et la conjonction des tracés cuisse-queue.
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Ce dernier repère est identique à celui mis en jeu dans la première structure où la racine de la queue relevée du rhinocéros se trouve dans l’alignement des trois ponctuations du rang inférieur du signe et de l’œil de l’oiseau. Le troisième arrangement, s’il n’est pas fortuit, nécessite une grande précision d’exécution. Cette fois, l’écartement entre l’œil à la pupille et l’arrière-train est de l’ordre du mètre avec, à hauteur de l’épaule du boviné, une paroi fortement convexe. Enfin, on parvient à dégager un quatrième alignement de points où sont mis en jeu l’œil droit de l’homme, l’œil droit du bison et la ponctuation de son flanc (illustration 12).
ILLUSTRATION 12 : Dessin. Alignement de l’œil droit de l’homme-oiseau avec l’œil droit du bison et la ponctuation noire de son flanc.
Au travers de ces quatre structures organisées autour de la ponctuation, on arrive en définitive à parcourir la composition depuis la queue relevée du bison jusqu’à celle du pachyderme (illustration 13).
ILLUSTRATION 13 : Dessin. Traversée virtuelle de la composition par le truchement des quatre alignements de segments identifiés.
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NB : L’organisation du panneau autour de la ponctuation telle qu’elle vient d’être présentée, laisse envisager le possible calibrage de certains écartements entre les segments considérés. Cette vérification n’est possible que sur le panneau original, la photographie étant inexploitable en raison des distorsions de l’image qu’elle produit. Nous avons en effet renoncé à utiliser le relevé d’A. Glory qui donne cependant des résultats intéressants. Sur le thème de la construction du panneau, il reste à aborder ce qu’il y a peut-être de plus évident à remarquer, c’est-à-dire le décalage en hauteur que l’on observe entre le volet droit et gauche de la composition. Il est possible en effet de la diviser en deux plans décalés en hauteur et en profondeur comme l’indique la figure ci-dessous (illustration 14).
ILLUSTRATION 14 : Dessin. Partition de la composition suivant deux plans décalés en hauteur et en profondeur. Premier plan A : Il comprend l’oiseau sur le piquet, le signe ponctué et le rhinocéros. Second plan B : Il comprend l’homme-oiseau et le bison. Le signe disjoint se situe dans l’espace intermédiaire séparant les deux plans.
Le rhinocéros, le signe ponctué et l’oiseau sur le piquet occupent le premier plan ou plan A, l’homme-oiseau et le bison celui le plus reculé par rapport à l’observateur ou plan B. Le signe disjoint au pied de la créature est plus difficile à situer, il peut s’inscrire dans l’espace graphique intermédiaire entre les deux plans comme le montre la figure. Il suit une oblique dont l’axe recoupe le corps de l’oiseau sur le piquet. 35
La thèse d’un plan décalé dans la profondeur soulève malgré tout deux objections qui relèvent de la technique picturale utilisée. Les contours du rhinocéros sont flous relativement à ceux du bison dont la mise au point des tracés est plus nette, ce qui devrait être l’inverse si le boviné se trouve effectivement dans la profondeur de champ et le pachyderme dans la position la plus rapprochée de l’observateur. Les peintres de Lascaux connaissaient les techniques de la représentation dans la profondeur. Dans le Diverticule Axial par exemple, des chevaux sont alignés verticalement suivant des plans successifs. Les contours du sujet le plus éloigné sont ramenés à de petites dimensions, ils sont d’exécution moins précise que ceux de l’animal du premier plan, moins détaillés aussi. Dans le Puits la même remarque vaut pour les sujets du premier plan. Ils auraient dû logiquement faire l’objet de la même mise au point, ce qui n’est pas le cas. Les tracés vaporeux du rhinocéros tranchent incontestablement avec les contours du signe ponctué et de l’oiseau sur le piquet. De tels aspects, il faut en convenir, ne contribuent pas à soutenir l’idée d’une partition de la composition dans la profondeur. Il est évident de remarquer que le rhinocéros a fait l’objet d’un traitement à part qui le singularise. L’argument est mis en avant par les observateurs qui isolent l’animal de la Scène. Ils s’appuient sur des critères d’ordre technique (traitement graphique, différence de pigment utilisé) mais aussi climatique (incompatibilité du rhinocéros laineux avec les conditions climatiques régnant dans la région à l’époque de la décoration de la caverne). Nous verrons qu’il est possible de comprendre le cas très particulier que pose le rhinocéros, tant du point de vue de sa technique d’exécution, que de sa présence à Lascaux, dans un environnement peu compatible avec son écologie. NB : On retrouve une autre aberration graphique dans l’effet de profondeur reproduit sur le panneau peint des Bisons croisés de la Nef. La croupe de celui du second plan est figurée par transparence dans celle de son congénère qui la recouvre. Une telle organisation des figures réclame une certaine précision dans la mise en place des sujets, peut-être difficile à atteindre en raison de la nature accidentée du support rocheux et de la clarté relative que devaient diffuser les lampes à graisse paléolithiques. Ces obstacles n’apparaissent pas insurmontables.
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LES SAGAIES - LES LAMPES A GRAISSE Il est à peu près certain qu’un tracé de peinture parfaitement rectiligne, de faible épaisseur, homogène sur sa longueur, qui ne laisse apparaître aucun repentir, s’étirant sur plusieurs dizaines de centimètres sur la surface irrégulière et rugueuse de la roche, ne peut résulter d’un geste technique effectué à main levée. Ceci, quelle que soit l’habileté de l’exécutant. Le segment de droite qui figure la pointe du javelot ressortant sous le ventre du bison en est une bonne illustration. Le trait est ferme, sans reprise, régulier, parfaitement rectiligne sur la surface accidentée du support. Tout près sur la paroi, en rapport, le tracé vertical du piquet à l’oiseau est d’exécution moins précise. Sa réalisation est peut-être ce que l’on peut obtenir de mieux avec un geste effectué à main levée. Les gros plans photographiques attestent de cette différence de qualité dans le traitement des deux tracés. Les segments considérés sont pourtant de dimensions comparables. Néanmoins, le tracé du piquet s’inscrit sur une surface peut-être plus tourmentée, il était donc plus difficile à réaliser. Nous avons toutefois pensé à l’utilisation de techniques spécifiques pouvant expliciter l’inégalité du résultat. Elles n’impliquent pas obligatoirement l’intervention d’exécutants différents. On est ainsi enclin à privilégier le recours à des modes opératoires distincts chez le même peintre pour la raison que les deux tracés peuvent n’être pas chargés du même sens. Le tracé de la pointe du javelot, par sa facture, a vraisemblablement été obtenu avec le concours d’un objet en dur, d’une longueur adaptée ayant servi de « tige-guide ». Le pinceau de l’artiste convenablement imbibé de matière colorante en a suivi le bord. Le procédé utilisé à cet endroit, sur la partie qui constitue l’extrémité de l’arme, s’applique précisément à l’emplacement qu’occupe dans la réalité, la sagaie en bois de renne fixée sur sa hampe de bois. La sagaie est la partie vulnérante du projectile, l’efficacité du trait dépend de sa qualité. Elle doit être perforante, rigide, rectiligne, équilibrée, résistante et certainement calibrée en fonction du gibier convoité. Les chasseurs de rennes apportaient un grand soin à la conception et à la fabrication des pointes de leurs armes. Alors, il n’est pas si étonnant qu’une sagaie vraie ait pu être utilisée comme « tige-guide » dans la réalisation de l’extrémité du javelot qui perfore le bison. Un mode opératoire qui n’est pas dépourvu d’un certain sens symbolique convenons-en. Le piquet sur lequel semble perché l’oiseau n’a visiblement pas la même destination, il sert apparemment de support sensiblement vertical au volatile.
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On a retrouvé dans le paléosol du Puits la plus forte concentration de sagaies de la caverne. La présence de ces pointes dans le souterrain demeure inexpliquée. Lascaux n’a jamais servi d’habitat, ce n’était pas un lieu de production d’outils ou d’armes. Le mobilier lithique et osseux qu’on y a découvert semble se rapporter principalement à l’alimentation des hommes qui y séjournèrent et aux moyens mis en œuvre pour décorer les parois : ossements de renne, outils de silex, lampes à graisse, godets, colorants… On est évidemment tenté d’inclure les sagaies dans cette panoplie. Certaines d’entre elles, portent, gravées sur leur fût, des motifs comparables à ceux peints sur les parois. C’est un lien indiscutable entre l’œuvre pariétale et l’objet. C’est une preuve supplémentaire que le sol d’occupation paléolithique de la grotte couvert de colorants est contemporain de la réalisation de la décoration des murs. Deux signes composés de tracés disjoints, quasiment identiques à celui du Puits sont peints dans la Salle des Taureaux et le Diverticule Axial. Ces deux secteurs sont constitutifs de la partie avant de la grotte. Dans le Diverticule Axial le signe est peint en rouge sur la cuisse d’une vache de même couleur. Le sillon de peinture est remarquablement homogène. Il est vrai qu’à cet endroit, la surface de la roche finement granulée offre un excellent support. Le trait peint présente la particularité, quel que soit l’angle d’observation, d’adopter une faible courbure, régulière sur toute sa longueur. Celui de la Salle des Taureaux qui est identique est sensiblement rectiligne. Il y a fort à parier alors que la légère inflexion du tracé dans le Diverticule Axial n’est pas volontaire. Elle peut être due à la forme de la « tige-guide » utilisée à l’effet de sa réalisation. On pense évidemment à une sagaie quand on sait que le bois de renne d’où les Paléolithiques tiraient leurs pointes est naturellement courbe. La baguette, une fois extraite par évidement de matière, devait être redressée pour obtenir une pointe rectiligne. Avec le temps, l’objet avait tendance à reprendre sa forme initiale. La sagaie géante retrouvée à Lascaux, longue de 45 centimètres, illustre ce phénomène, elle a recouvré sa forme première. Dès lors la légère inflexion qui affecte le signe rouge du Diverticule Axial se comprend, si le pinceau du peintre pour fixer son trait a suivi le bord d’une sagaie redevenue quelque peu courbe (illustration 15).
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ILLUSTRATION 15 : Dessin. Le signe disjoint peint sur l’épaule gauche d’un aurochs de la Rotonde apparaît sensiblement rectiligne. Une marque identique figurée sur la fesse d’une vache rouge de la galerie peinte présente une inflexion perceptible de son tracé axial. Il est possible que cette légère courbure, régulière sur toute la longueur du signe, soit le résultat de l’utilisation par le peintre d’une tige pouvant être une sagaie ayant naturellement recouvré partiellement sa forme initiale.
Il est possible d’argumenter sur ce thème en sachant que les artistes ont recouru à des moyens sophistiqués pour obtenir des contours peints remarquablement nets. Ils sont pour certains impossibles à réaliser sur la roche sans l’utilisation de caches vraisemblablement découpés dans le cuir. Ainsi nombre de lignes n’ont-elles pas été exécutées de chic mais soigneusement réalisées. Il semble en définitive que certains tracés, ou encore les alignements de segments qui structurent l’organisation du panneau dans le Puits peuvent entrer dans ce mode de construction nécessitant le recours à des objets, sagaies ou branchettes de bois. Si leur ajustement au coup d’œil peut se concevoir pour des espacements réduits, il devient hasardeux pour des écartements de l’ordre du mètre sur des surfaces accidentées. C’est le cas sur le bison avec la mise en ligne de
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l’œil gauche, de la ponctuation du flanc et de la conjonction des tracés cuisse - queue relevée. Les sagaies que l’on a retrouvées entières ou encore fragmentées dans le Puits et dont la dimension a pu être estimée ont des longueurs qui varient de 10 à 50 centimètres. Le rôle fonctionnel des sagaies en bois de renne dans le Puits reste certainement à démontrer, mais il est de nature à résoudre en partie la surprenante concentration de ces objets à cet endroit où ils ont été volontairement amenés. Il est possible qu’ici, plus qu’ailleurs, les peintres aient recherché une grande précision d’exécution. Il est encore à remarquer que le bison du Puits est à peu près le seul animal apparemment blessé parmi les centaines d’autres figurés dans la grotte. Alors il ne devient pas si surprenant de retrouver électivement devant la fresque des objets ayant fait fonction de pointes d’armes de jet. C’est une relation qui, naturellement, vient à l’esprit. Des théories explicatives font des sagaies trouvées dans le Puits des dépôts votifs ou bien des offrandes. A l’instar des sagaies, de nombreuses lampes de pierre et des fragments qui s’y rapportent furent mis à jour dans le niveau archéologique du Puits. Plus d’une centaine de ces objets destinés à l’éclairage furent exhumés de la caverne dont près de la moitié à la base du Puits. Elles sont issues pour la plupart des fouilles que pratiquèrent H. Breuil et S. Blanc en 1949. Lascaux Inconnu H. Breuil : « Sous la couche moderne (de l’époque de l’aménagement de l’électricité dans la caverne), la pente à 45°, dévalant de la plateforme voisine des peintures, était constituée par une sorte de macadam grossier fait de menus blocs calcaires ramenés dans la grotte de l’extérieur, nullement façonnés mais sélectionnés pour servir de lampes en plaçant sur leur surface plate ou légèrement concave et vers le centre des brins de menus rameaux de conifères en ignition dont d’assez nombreux débris se trouvaient conservés dans ce niveau… ». Comme il a été observé pour les autres objets retrouvés dans ce secteur, la disposition au sol de ces blocs ne résulte pas de jets effectués depuis l’ouverture haute du Puits. Une dizaine de lampes formaient une autre concentration dans la caverne, dans la Nef, sous le panneau de la Vache noire. L’accumulation de lampes dans un endroit exigu, difficile à atteindre, qualifié parfois de recoin, ne trouve d’explication rationnelle que si l’éclairage avait recouvré ici une importance particulière. Sur ce point, les fouilles auraient dû permettre d’être mieux informés que nous ne le sommes aujourd’hui.
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André Glory travailla dans le Puits à la fin des années cinquante sur ce qui restait du sol d’occupation paléolithique. Henri Breuil avant lui en avait démantelé une grande partie comme on vient de le rapporter. L’appréciation que porta André Leroi-Gourhan sur l’intervention de Breuil dans le Puits en dit long sur la manière dont ce dernier conduisit ses recherches, son bilan est consternant. Son disciple A. Glory, dans un contexte bien moins favorable sut tirer parti d’investigations menées cette fois convenablement sur ce qui restait du sol en place. On peut dire qu’il a miraculeusement sauvé ce qui restait du matériel archéologique exhumé cette fois, dans le cadre de fouilles conduites dans les règles. Aucune autre grotte ornée connue à ce jour n’a fourni autant d’opportunités de pouvoir cerner son utilisation par les Paléolithiques. C’était particulièrement le cas dans le Puits au regard de la richesse de son matériel archéologique. Au chapitre de « L’éclairage » du livre Lascaux Inconnu, Brigitte et Gilles Delluc ont fait un point précis des fouilles d’A. Glory. Ils ont examiné en particulier les plans et les coupes de son rapport de fouilles qui mettent en évidence l’existence d’une construction élaborée contre la paroi, au pied du panneau peint. Pour Glory, il s’agissait d’un luminaire de fortune. L’assemblage est constitué de pierres calcaires disposées en oblique, calées par de l’argile compressée formant creuset avec au centre un bâtonnet de charbon de bois. Un éclairage fixe, reposant au sol, devait certainement permettre de diffuser une lumière relativement stable au pied de la paroi. On peut penser que ce type de structure s’étirait au long du mur peint pour parvenir à un éclairage homogène de la composition dans son ensemble. Il pouvait être destiné à fixer les ombres portées et permettre à l’artiste de travailler avec une assez grande précision avec, au besoin, l’appoint d’une lampe à graisse tenue à la main par lui-même ou un assistant. C’est peut-être ce dispositif qui a été interprété à tort par Breuil comme un macadam ou un dallage. D’ailleurs Brigitte et Gilles Delluc signalent que cette disposition n’a pas été retrouvée mais que diverses plaquettes, lampes ou fragments de lampes étaient alignés au long de la paroi nord, support de l’œuvre. La preuve archéologique d’un tel dispositif aurait attesté de la recherche d’excellentes conditions d’éclairage du plan rocheux ce qui n’est pas indifférent, si les Paléolithiques ont effectivement suivi le mode de construction que l’on propose. L’alignement de segments, voire le calibrage de leurs espacements, pouvait difficilement être obtenu dans une clarté relative et flottante. Nous verrons cependant que la recherche de lumière dans le Puits a pu répondre à d’autres exigences.
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LA BASCULE ARRIERE DE L’HOMME-OISEAU Au chapitre de l’analyse de l’homme-oiseau, Jacques Picard écrit dans sa conclusion : « Le schématisme du dessin, la tête d’oiseau, la nudité et l’érection indiquent qu’il ne s’agit pas d’une description réaliste mais d’une scène ayant la signification d’une parabole. » On peut être globalement de l’avis de l’auteur, sauf que la figure ne peut être analysée indépendamment de son inclinaison sur la paroi. Cet aspect modifie certainement l’approche que l’on peut faire du dessin. La bascule arrière de l’homme-oiseau lui confère, de fait, une dynamique, excepté s’il est figé dans cette position ce qui n’est pas satisfaisant. Nous avons évidemment écarté l’hypothèse qu’il puisse gésir au sol dans la mesure où il pointe du haut de sa silhouette l’œil de l’oiseau sur le piquet. Il convient d’envisager plus vraisemblablement que le peintre a fixé un instant du chavirement, ce qui conduit à nous intéresser au déroulement possible de la culbute. Quelle qu’en soit la cause, la chute de l’homme ne peut avoir de sens que vers le bas, vers le plan immédiatement inférieur. Il est baptisé plan A dans l’étude des structures de la composition. Le mouvement du corps qui ne paraît pas désordonné peut alors être décrit de la manière suivante : l’homme bascule en arrière, il tourne la tête et l’incline à droite vers le bas, il désigne simultanément du doigt l’œil de l’oiseau sur le piquet. Il faut encore remarquer que le haut du torse est quasiment vu de face. Les deux pointes des seins sont visibles avec le profil du muscle pectoral gauche. Paraissent également vus de face les deux bras qui s’écartent symétriquement de part et d’autre du tronc. Ils équilibrent le haut de la figure. Les membres inférieurs restent en position 3/4 avant. On a le sentiment que non seulement l’homme bascule vers l’arrière mais que tout le haut du corps pivote à droite, avec un bras droit effectivement dirigé vers le bas, tandis que le gauche est relevé au-dessus de la tête. En somme, dans son déséquilibre l’homme paraît opérer un retournement parfaitement maîtrisé de son corps à la manière de l’oiseau qui effectue un virage descendant sur l’aile. Le chavirement de la créature apparaît alors sous un jour nouveau, la chute devient contrôlée, elle se transforme en un mouvement aérien équilibré où les bras fonctionnent comme les ailes d’un oiseau qui plane dans les airs. Il semble se produire le passage d’un état terrestre (la bascule arrière) à l’aérien (le vol). Dans ces conditions, le phénomène ne peut se concevoir que si l’hommeoiseau bascule depuis un à-pic, au bord d’un vide depuis lequel il s’élance dans une trajectoire aérienne descendante. Face à lui, les cornes du bison semblent suivre son mouvement. Il baisse la tête et la fait pivoter à gauche. 42
La transformation de l’homme en véritable volatile est une question centrale que nous allons maintenant aborder. Il est nécessaire de préciser que le peintre n’a jamais traversé les airs autrement que dans son imaginaire, dans le rêve ou encore dans la transe chamanique.
LA TRANSFORMATION EN HOMME-OISEAU Il y a dans la mise en rapport de l’homme-oiseau avec l’oiseau sur le piquet une bizarrerie qui friserait le cocasse si nous n’étions persuadé que la Scène du Puits ne relevait pas du comique de situation. En effet, l’être doté naturellement du don de voler ne vole pas, tandis que l’autre qui n’en possède pas les qualités semble s’y essayer. De la même manière, l’homme surplombe l’oiseau sur la paroi. L’ordre n’est pas naturel, il tient même du monde à l’envers. Trois raisons peuvent expliquer l’aspect statique de l’oiseau rivé sur sa perche. Il s’agit d’une effigie, d’un emblème, d’un objet. Dans ce cas il n’est pas anormal qu’il paraisse figé sur son support. On peut encore supposer le volatile vivant, simplement posé et immobile sur le piquet. Enfin, il est vivant et perché mais se trouve dans l’impossibilité de voler. A notre connaissance, cette dernière éventualité n’a jamais été envisagée. Elle offre des perspectives très intéressantes sur la relation de l’hommeoiseau avec l’oiseau et sur l’inversement de l’ordre naturel qui vient d’être évoqué. Certains auteurs se sont risqués à l’identification de l’oiseau bien que sa schématisation empêche d’en dégager des éléments morphologiques précis. Il entre objectivement dans cette catégorie de figurations pariétales dont l’espèce n’est pas déterminable. Pour autant, il est possible de faire des rapprochements basés sur la forme de son corps rond et de son bec court avec le lagopède ou perdrix des neiges. C’est une figure emblématique de la faune aviaire des temps glaciaires. Le volatile a été chassé au Paléolithique supérieur comme en témoignent ses nombreux restes retrouvés dans les gisements. La figure ci-dessous permet de se rendre compte des similitudes qui existent entre le dessin du Puits et un profil de perdrix des neiges (illustration 16).
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ILLUSTRATION 16 : Dessins comparatifs de la perdrix des neiges (lagopède alpin) avec celui de l’oiseau sur le piquet de la Scène du Puits.
En l’absence d’identification formelle on a considéré que la figure du Puits s’inspire du lagopède. C’est une éventualité également envisagée par Brigitte et Gilles Delluc dans leur dictionnaire sur la grotte. Celui-ci vit actuellement dans les régions arctiques ou de haute montagne en Europe occidentale. Il présente plusieurs particularités avec un cycle de mue du plumage. En hiver il adopte une livrée blanche qui lui permet de se 44
confondre avec la couverture neigeuse ce qui le rend discret et difficilement repérable. Il a les doigts des pattes emplumés et passe la majeure partie de son temps au sol où il niche en milieu ouvert pour le lagopède alpin. Entre avril et juin, le plumage s’assombrit, il devient gris, plus roux pour les femelles. En suivant l’idée que l’oiseau sur le piquet était vivant mais ne pouvait voler, c’est qu’il avait pu perdre certains de ses attributs indispensables au vol. Si l’on fait référence à l’image conventionnelle d’un profil de lagopède, hors de toute comparaison trop précisément naturaliste, le dessin du Puits présente une anomalie morphologique. Pour Jacques Picard la queue de l’oiseau est courte, Henri Breuil le décrit presque sans queue, pour notre part il en est dépourvu. Sur le dessin, à l’endroit où devrait normalement s’implanter la queue, on observe une étroite bande vide de peinture qui sinue dans le plumage du croupion. C’est avec le bec le seul contour ouvert du profil de l’oiseau (voir illustration 16). Si l’ouverture du bec n’est pas anormale chez l’oiseau, il en va différemment à l’emplacement de la racine de la queue. La brèche graphique ne peut être que volontaire c’est certain, car il fallut certainement de l’application à l’exécutant pour ménager cette fine réserve. Nous la pensons significative de la marque d’une queue disparue. On remarque en remontant sur la paroi, tout à proximité, que se trouve le sexe érigé de l’homme-oiseau. La question se pose, dans l’hypothèse où l’on se place, de savoir s’il n’existe pas une possible correspondance entre les deux organes c’est-à-dire la queue disparue de l’oiseau et le sexe de l’homme. Ce dernier tracé se termine curieusement en forme de pointe avec un bord supérieur qui présente un dédoublement de peinture mais peut-être ne s’agit-il que d’un repentir. L’expérience du montage du sexe érigé de l’homme sur l’oiseau, à l’emplacement de sa queue, ne pose pas de problème de proportion. Le volatile recouvre de surcroît un profil plus conventionnel, avec une queue relevée. Le détail n’est pas insignifiant, il correspond chez beaucoup d’oiseaux à l’instant du posé qui voit la queue se relever et faire balancier. Ils assurent ainsi leur équilibre que ce soit au sol ou sur une branche (illustration 17).
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ILLUSTRATION 17 : Dessin. Montage du sexe de l’homme-oiseau sur le dessin de l’oiseau sur le piquet. Il a été opéré par translation du sexe de l’homme vers le croupion de l’oiseau.
Le procédé peut se définir alors comme un transfert de l’organe de l’oiseau vers l’homme. Il explique en outre, la raison pour laquelle, le membre viril de la créature est perpendiculaire à l’axe de son corps si l’artiste a imaginé la simple translation du segment graphique. Il faut d’ailleurs reconnaître que la physiologie de l’érection humaine ne correspond pas exactement à l’illustration qu’en donne le dessin du Puits. Par voie de conséquence, il devient envisageable d’attribuer un sexe à l’oiseau qui ne peut être que mâle. Dans la réalité le dimorphisme sexuel est peu marqué chez certaines espèces. Très souvent, c’est la lecture du plumage qui permet la différenciation entre le mâle et la femelle. On ne peut douter que les Paléolithiques l’aient ignoré. La plume de queue de l’oiseau qui fait ainsi fonction de phallus chez la créature pose le problème de la nature de son érection. Dans de nombreuses mythologies, la queue des animaux remplit souvent un rôle phallique. La parure corporelle est attestée au Paléolithique supérieur. Les sépultures, les habitats en ont fourni les preuves en livrant des objets, coquillages, dents percées, pendeloques en os, en bois de cervidé, en ivoire ou en pierre dont certaines portent des décors gravés. Lascaux a livré des coquillages dont un Sipho percé manifestement destiné à la suspension. 46
Les ornements de plumes font partie de cette catégorie d’objets périssables qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous mais la probabilité est élevée pour que de telles parures aient existé au sein des tribus paléolithiques. Chez de nombreux primitifs la plume n’est pas seulement ornementale, elle recouvre des symboles divers qui sont le plus souvent positifs. La plupart du temps, elle est synonyme de vol, d’ascension par opposition à la pesanteur. Elle traduit un état supérieur, une marque de puissance dont s’emparent volontiers les dominants qui peuvent arborer de grands panaches destinés à les distinguer. Les valeurs personnelles d’individus comme l’adresse, le courage peuvent aussi ouvrir droit à la plume. Chacun garde en mémoire le cliché traditionnel de l’Indien emplumé d’Amérique du Nord. La valeur symbolique de la plume n’est donc pas quelconque chez les peuples archaïques. A l’instar d’autres effigies, elle est universellement répandue et remonte sûrement assez loin dans les âges. Parler de parure chez l’homme du Puits serait largement exagéré. Il est visiblement nu et l’interprétation selon laquelle il se comporte comme un volatile donne davantage à penser qu’il n’est pas affublé d’un déguisement, même sommaire. Sur ce plan justement, son dépouillement le met en situation de pénétrer intimement l’essence de l’oiseau dans un rapport métaphorique avec l’acte sexuel qui ne serait donc pas précisément celui du mâle à la femelle. On peut difficilement analyser autrement la nature de l’érection dans une telle combinaison. Dans son étude de l’oiseau, Jacques Picard note encore l’absence chez lui, d’ailes et de pattes. Le défaut de représentation d’aile sur le dessin peut passer pour du schématisme. Nous privilégions néanmoins l’hypothèse d’une carence volontaire motivée par le même processus que précédemment. Il consiste à déplumer l’oiseau au profit de l’homme. On illustre en général une aile repliée d’oiseau par un tracé courbe apposé sur le flanc. Sur la silhouette humaine, seuls deux segments correspondent à la forme requise. Il s’agit des pieds montés à angle droit avec les membres inférieurs. Leurs tracés sont épais, légèrement incurvés sur la plante, particulièrement le droit, et pointus au bout. On peut observer leur raccordement approximatif avec les jambes, ce qu’André Glory reproduit assez bien dans son relevé. Leur facture est analogue à celle du sexe-plume avec lequel ils paraissent étagés. Ces trois segments sont à rapprocher, il est même possible d’y parvenir au sens littéral
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du terme. Dans cette perspective, après celui du sexe, un second montage est envisageable. En effet, le report des pieds de l’homme sur les flancs de l’oiseau complète convenablement sa silhouette à l’instant du posé, au moment où l’animal replie ses ailes (illustration 18). On obtient une figure dont le corps est vu de ¾, la tête restant en profil absolu.
ILLUSTRATION 18 : Dessin. Montage des pieds de l’homme-oiseau sur le dessin de l’oiseau sur le piquet doté de sa queue. Le rattachement de ces segments ne soulève pas de problème de proportionnalité avec le corps du volatile. Queue et ailes sont représentées à l’instant de son posé.
Il convient donc de concevoir, si l’on s’en tient au schéma combinatoire d’un transfert complet d’organes, que l’artiste paléolithique a mis théoriquement en jeu la face cachée de l’oiseau, c’est-à-dire son flanc droit doté de son aile. L’hypothèse n’est pas si hasardeuse dans la mesure où l’homme et le bison sont pourvus de leurs organes pairs comme le sont beaucoup d’autres figures par effet de perspective à Lascaux (cornes, oreilles, membres avant et arrière, plus rarement les yeux). Il n’y a pas de raison de penser que l’oiseau fasse exception d’autant que l’idée d’un plan décalé dans la profondeur met logiquement en jeu la face interne du premier plan, c’est-à-dire la face cachée de l’oiseau.
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L’illustration18 montre le résultat du montage du sexe de l’homme et de ses deux pieds sur le profil de l’oiseau. Elle laisse apparaître un étagement des ailes et de la queue, voire du bec ouvert comme chez l’homme-oiseau. Jacques Picard l’a remarqué : « Par rapport à l’homme-oiseau, l’oiseau est d’une taille imposante ». Dans notre hypothèse, il devient possible de comprendre que la dimension du volatile devait être proportionnée aux pieds et au sexe de la figure composite. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce dispositif graphique dans l’étude du signe ponctué. Dans ce processus, l’homme tient de l’oiseau de la tête aux pieds en passant par les bras qui, pour rester apparemment humains, n’en adoptent pas moins la configuration de deux ailes s’ouvrant. Ses membres inférieurs ne sont pas en reste, ils sont raides et parallèles en eux. Ils suivent la disposition des pattes de l’oiseau lorsque celui-ci prend son envol. A ce stade de l’analyse, l’hybridation graphique est telle, que la distinction humain-oiseau devient difficile. Il n’est pas impossible que ce fut le but recherché par le peintre. Dans le livre L’esprit dans la grotte, paru aux éditions du Rocher en 2003, David Lewis-Williams fait état d’écrits parus en 1988. Ils traitent précisément de ce thème. Les auteurs sont deux chercheurs de l’université de Santa Barbara (Californie), un biologiste Demorest Davenport et un archéologue Michael Jochim. Selon David Lewis-Williams, car nous n’avons pas la connaissance directe de cette communication, ils auraient abordé la signification des mains à quatre doigts de l’homme du Puits et leur analogie avec des pattes d’oiseau pour conclure : « la figure de l’homme est un oiseau au-dessus de la taille et un humain en dessous ». Notre point de vue est certainement différent, le dessin ne permet pas d’opérer une distinction aussi tranchée. Les tracés qui le composent sont homogènes de la tête aux pieds, ils sont filiformes, calibrés sur un même modèle et l’on peut hésiter entre jambes et pattes pour qualifier les membres inférieurs. Ce qui leur donne un caractère humain, c’est la disposition à angle droit des pieds comme d’ailleurs, l’emplacement du sexe et des bras. Le tronc n’inspire pas de commentaire particulier. Il est schématique et s’étire exagérément en longueur. D’un autre côté, l’analyse de Davenport et Jochim présente de l’intérêt en ce sens qu’elle correspond pour nous au passage de la créature d’un état terrestre à l’aérien. Dans cette transition, c’est la partie haute du corps qui est la plus engagée dans le vol. Elle fait suite à la bascule arrière. Jacques Picard a traité d’un problème connexe : « Les mains seraient identifiées sans difficultés comme humaines, s’il n’y manquait un doigt. On pourrait y voir quelque ressemblance avec une patte d’oiseau. Mais cette dernière devrait avoir un doigt opposé aux autres ou deux fois deux doigts 49
opposés. De plus la ressemblance avec une patte d’oiseau devrait concerner les pieds et non pas ses mains (qui correspondent aux ailes) ». L’auteur a certainement raison, il convient de distinguer les pattes, des doigts lesquels correspondent chez l’homme comme chez l’oiseau aux organes de préhension. On peut parfaitement considérer, l’oiseau étant visiblement dépourvu de doigts sur le dessin et pour rester dans le même schéma combinatoire, qu’ils ont fait à leur tour l’objet d’un montage sur les bras de l’homme. Pour ce qui concerne l’opposition des doigts chez l’oiseau, la remarque de Jacques Picard vaut lorsque l’animal se trouve au sol. Dès l’envol, ils se rétractent et l’ergot en opposition disparaît. C’est la configuration dans laquelle se trouve selon nous l’homme-oiseau. Si l’on a bien voulu nous suivre jusque-là, il ressort clairement que toutes les extrémités corporelles de la créature sont constitutives de segments appartenant à un volatile : bec, sexe-queue, pieds-ailes, doigts-plumes (on se réfère aux doigts emplumés du lagopède) pour ne pas parler des yeux qui n’entrent pas de ce classement ou encore des bras qui s’écartent comme le feraient des ailes. Il semble que ce soit la dynamique la plus en rapport avec l’état d’homme-oiseau (illustration 19).
ILLUSTRATION 19 : Dessin. Les extrémités corporelles de la créature empruntent dans leur ensemble à celles d’un volatile : bec, sexe-plume, doigts-plumes, piedsailes. La représentation du muscle pectoral gauche souligne la tension plus particulière du bras du même côté ce qui va dans le sens d’un membre relevé audessus du niveau de la tête tandis que l’autre est orienté vers le bas. Cette configuration indique que le haut du corps pivote et penche à droite.
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NB : Les mues de la perdrix des neiges peuvent être conséquentes, spectaculaires même, si bien qu’il n’est pas interdit de penser que la combinaison graphique du Puits s’en soit inspirée à travers le plumage du volatile au profit de l’homme. Un autre détail va dans le sens de l’identification de l’oiseau à cette espèce, il est signalé par Jacques Picard. L’auteur a pu montrer que les deux têtes, celles de l’homme et de l’oiseau, étaient bâties sur le même modèle avec le trait inférieur des deux becs dans le prolongement des yeux. Il se trouve que le lagopède alpin mâle présente une caractéristique assez voisine. Une raie noire part du bec pour aller jusqu’à l’œil. C’est particulièrement remarquable sur sa livrée blanche d’hiver (voir illustration 16). La thèse du décollage de l’homme-oiseau paré des organes permettant de le rendre effectif, puis son vol plané descendant sur l’aile, suppose quelque part son posé au sol en contrebas. Il faut se placer dans le cas où l’on a affaire à une séquence complète du mouvement. L’oiseau sur le piquet est seul susceptible de correspondre à cette phase. C’est explicitement admettre qu’il forme avec l’homme-oiseau un seul et même individu représenté au moment de son envol, puis de son posé. L’opinion peut s’appuyer sur l’air de famille que présentent les deux têtes. De nombreux spécialistes sont de cet avis, elles sont dessinées quasiment à l’identique autant qu’elles pouvaient l’être sur un support rocheux irrégulier. Jacques Picard a superposé graphiquement les deux têtes et a conclu : « L’homme-oiseau a la tête de l’oiseau perché. ». Nous pourrions compléter la formulation en ajoutant : l’oiseau perché a la tête de l’homme-oiseau. Il est vrai toutefois que la connexion d’une tête d’oiseau sur un corps d’oiseau n’est pas censée soulever de commentaire particulier. Si le dédoublement graphique du même individu sur la paroi est pertinent, il montre encore que la transformation de l’homme en oiseau a été totale entre le moment où la créature s’envole et l’instant de son posé. Le vol proprement dit n’est pas représenté, mais simplement déduit du contexte interprétatif de l’œuvre. On note au passage que le transfert de segments de l’oiseau vers l’homme répond à une combinaison coordonnée dans le temps : l’homme emprunte les organes du vol à l’instant où ils lui sont nécessaires, c’est-à-dire quand il bascule dans le vide, l’oiseau les abandonne lorsqu’il n’en a plus besoin, au moment de son atterrissage. C’est une relation fusionnelle qui lie les deux sujets. On ne déborde pas des données graphiques de la composition en supposant que deux ne font qu’un. 51
Le moment du contact avec le sol, naturel chez un oiseau, pour n’être pas chaotique, suppose encore la maîtrise dans l’espace des coordonnées verticales et horizontales. En l’absence de ligne de sol matérialisée sur la paroi, comme c’est toujours le cas dans l’art des cavernes, on observe que l’oiseau est assez précisément cadré suivant quatre axes comme le montre la figure cidessous : la ligne verticale du piquet, les deux lignes virtuelles qui passent par son œil, l’une horizontale, l’autre oblique, et enfin une seconde horizontale qui passe par la base du piquet et les soles des pattes du rhinocéros dont les contours, peut-être à cet effet, sont parfaitement découpés (illustration 20).
ILLUSTRATION 20 : Dessin. Cadrage du dessin de l’oiseau suivant 4 axes. Le tracé sur lequel l’oiseau semble juché matérialise l’un d’entre eux.
L’homme-oiseau est imaginaire, son caractère allégorique est vraisemblable. La suite de combinaisons graphiques dont nous pensons qu’il
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fait l’objet constitue une source d’explication tangible à sa physionomie sur le support rocheux. Elles ne donnent cependant aucune clé pour comprendre les raisons de la transfiguration de l’homme en oiseau. Nous allons maintenant examiner le dessin du bison compte tenu de la partie de l’étude consacrée à l’homme-oiseau, c’est-à-dire en supposant qu’il a fait lui aussi l’objet de montages graphiques. On est conforté dans cette appréciation quand on observe sa curieuse silhouette se découper sur la paroi. Dans ce domaine nous sommes parvenu à des observations très intéressantes et inédites de la figure de l’herbivore. Elles permettent aussi des développements élargis à d’autres représentations de la caverne. Enfin, elles modifient sans ambiguïté ce que l’on considère généralement comme le contenu de l’œuvre.
LE BISON
ILLUSTRATION 21 : Dessin du bison du Puits d’après le relevé d’A Glory. Ont été rajoutés la barbe et l’œil droit de l’animal. L’œil à la pupille a recouvré son aspect initial. Glory l’avait fait figurer par une ponctuation noire.
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Son étude a été précédemment abordée à travers le mouvement de sa tête et l’identification de son deuxième œil. L’animal occupe la partie supérieure droite du panneau. Il s’inscrit dans le même plan que l’homme-oiseau, celui le plus éloigné de l’observateur. On tient compte ici, de la partition donnée à la composition suivant deux registres décalés en hauteur et en profondeur. Le bison est peint sur une surface rocheuse en forme de dièdre, recouverte d’argile. Elle donne à sa robe une couleur ocre. La teinte contraste sur le fond blanc recouvert de calcite du panneau. Le boviné est classiquement présenté le corps raide, animé par deux mouvements, celui de la tête et de la queue relevée en fouet. Le dessin figé des pattes traduit son immobilité. Cela ne suffit pas à lui ôter une attitude agressive, ses deux cornes sont pointées vers l’avant en direction de l’homme. Une grande partie de sa masse corporelle est centrée sur l’avanttrain, à hauteur de l’épaule. Ce n’est pas anatomiquement incorrect s’agissant d’un bison. Mais, comme le fait observer Jacques Picard, cette disposition procure : « un effet visuel de poids porté vers l’avant… », « Comme si elle (l’auteur identifie le sujet à une bisonne) tombait vers l’avant en direction de l’homme-oiseau ». Cette analyse est compatible avec la présence d’un vide devant le bison où bascule l’homme. On pourrait s’accorder à dire que l’animal a chargé, qu’il est représenté contenant son élan sur l’à-pic au-dessus duquel, dans un cabrage, il maintient son corps suspendu. Dans une ultime tentative, il essaie d’encorner l’homme à gauche, c’est-à-dire dans sa direction de fuite car il semble bien que la créature parvienne à éviter l’agression sans dommage corporel. Un tel scénario n’est pas sans cohérence. Il correspond sensiblement aux attitudes respectives des protagonistes encore qu’il faille admettre qu’il se déroule au bord d’un vide. Outre son aspect statique, deux indices laissent entrevoir que la charge du bison retenue dans plusieurs versions de la Scène est hypothétique. Le premier est relatif à la forme de ses sabots avant. Le droit est arrondi, le gauche est fourchu et surmonté d’un renflement qui se situe vraisemblablement sous le genou, à hauteur de la cheville. S’il ne s’agit pas d’une fantaisie du peintre, ou même d’une erreur de sa part, on ne voit pas très bien dans ces conditions comment la bête peut charger. Elle ne peut, au mieux, que boiter. Ce détail n’a jamais été relevé par Breuil qui supposait la charge effective. Dans la même perspective, le mouvement présume d’une puissance de propulsion arrière suffisamment puissante pour projeter vers l’avant le corps de l’animal, elle devait être importante. Si l’on examine sous cet aspect le dessin des pattes arrière, on est rapidement convaincu que leur conception répond à des critères difficilement 54
compatibles avec ceux de la charge. Elles sont réduites à de fins tracés au point qu’elles paraissent même trop grêles pour supporter le seul poids de l’animal. Il est hasardeux dans ces conditions de pouvoir évaluer le niveau de la menace que représente le bison s’il fait du surplace. Mais il est peut-être affaibli ou immobilisé par le javelot qui le traverse. Sur ce plan, il faut se contenter de l’imaginer dans les cornes clairement orientées dans la direction de l’homme. Il est certain que l’hypothèse de la charge est discutable au vu du dessin. Cette éventualité affaiblit l’idée d’une percussion et du renversement de l’homme par le bison. Le profil de l’herbivore présente d’autres curiosités anatomiques. Nombre de tracés ou de raccordements de lignes ne s’inspirent pas de l’observation directe de la nature. Il est légitime dans ce cas, de se poser la question de savoir si l’exécutant était inexpérimenté ou bien maladroit encore qu’il soit parvenu à réaliser une figure dont l’identification à une espèce ne présente pas de réelle difficulté. Nous avons globalement considéré que les déformations graphiques que l’on observe sont volontaires, autrement dit que l’artiste s’est délibérément éloigné de la représentation réaliste du bison, ceci pour plusieurs raisons. La tête du bison est rabattue, elle est petite en rapport avec le corps, mais c’est souvent le cas des animaux composant le bestiaire de Lascaux. Dans le mouvement, curieusement, les poils du fanon ne suivent pas. Comme la barbe, ils restent en place. Celle-ci vient ainsi s’inscrire au milieu du front. Au-dessus, la crinière se divise en deux segments, une partie semble liée à l’abaissement de la tête. Cette disposition figurative ne correspond à aucune réalité physique chez l’animal. Quel que soit le mouvement de la tête, la crinière ne s’accommode jamais ainsi. Des théoriciens ont interprété le hérissement de la livrée comme une marque de colère ou de fureur de la bête, abondant en cela le point de vue d’Henri Breuil qui percevait la queue dressée comme l’expression de la furie. Il notait dans son livre Quatre cents siècles d’art pariétal paru en 1952 : « Les poils du fanon, du chignon et de la bosse sont faits de fortes et larges hachures verticales ». Le descriptif, pour être exact, n’en comporte pas moins, à notre sens, une interrogation sur le caractère naturaliste des tracés mais le préhistorien n’a pas développé sur ce thème. Il faut dire qu’aucun des autres bisons peints de la caverne ne présente de telles particularités à l’exception peut-être de l’un des deux Bisons croisés de la Nef. Il présente un chignon constitué de poils étirés matérialisés par des hachures comparables. 55
Dans le même registre figuratif, le toupet de la queue du bison du Puits est curieusement représenté. Il a la forme d’un trident. Le peintre ici, n’a pas été au plus simple pour figurer l’extrémité caudale. Il s’agit d’une caractéristique originale au sein du bestiaire, on ne la retrouve nulle part ailleurs dans la caverne. L’hypothèse d’un animal exprimant la fureur à travers le hérissement de ses poils, n’est certainement pas à rejeter. Mais pour beaucoup d’observateurs elle est apparue à ce point si séduisante qu’elle a coupé court à toute autre tentative d’analyse. La question du réalisme figuratif de la toison s’en est trouvée reléguée. Que dire encore sur l’absence de voussure dorsale que ne compense pas la crinière étirée et, par voie de conséquence, du défaut de décrochement de la ligne dorsale à hauteur des reins si caractéristiques chez le bison. Jacques Picard a argumenté sur l’aspect gracile de la silhouette pour conclure au sexe femelle de la bête. L’absence de fourreau sous le ventre tend à accréditer sa thèse, mais son identification ne peut être formelle. On est conduit à une prudente réserve quand on observe les dérèglements du dessin. On ne peut se fier à la finesse des cornes ou à l’arrière-train menu pour voir une bisonne bien que le dimorphisme sexuel soit sensible au sein de l’espèce. Enfin, l’œil gauche du bison logé dans une cupule de la paroi est détaillé avec la figuration d’une pupille excentrée dans le rond de l’organe. On peut s’interroger sur l’intérêt particulier que portait l’artiste à sa représentation, sachant que, sur la tête massive du bison, l’œil est difficilement repérable. En bref, le bison du Puits est le représentant le moins conventionnel des animaux de son espèce présents dans la caverne. Il n’est apparenté graphiquement à aucun autre. Il est situé à l’endroit le plus retiré du souterrain, le plus difficile d’accès. Il est à part, au propre comme au figuré. On ne saurait clore l’approche de la figure sans évoquer l’incroyable trajectoire de l’arme qui traverse son corps. Il est assez évident, comme le pensent beaucoup de commentateurs, qu’un javelot paléolithique, même projeté par la force d’un bras surpuissant, ne pouvait traverser le corps de la bête de part en part. Il nous a paru en définitive que le dessin ne peut être abordé sous l’angle du réalisme figuratif. La recherche de nouvelles combinaisons graphiques sur le profil du bison conduit à un démontage en règle des segments constitutifs de ses contours. La figure n’offre en effet, au premier abord, aucune prise de nature à pouvoir corroborer une telle hypothèse. Nous avons examiné en premier lieu la partie inférieure de l’avant-train jusqu’au point de sortie du javelot. Considéré isolément, le découpage qui correspond à deux interruptions du tracé du profil (extrémité du fanon et
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ligne de ventre) évoque une forme vague qui devient un peu plus suggestive en supprimant la patte avant droite (illustration 22).
ILLUSTRATION 22 : Dessin. Découpage du profil du bison à hauteur de son avanttrain auquel sont reliés les viscères de l’animal. La patte avant droite a été supprimée. On obtient une vague silhouette d’oiseau en vol inclinée à droite dont le mouvement circulaire dans le ciel est matérialisé par l’enroulement des intestins. Le dessin du bas illustre le profil caractéristique du milan royal en vol. On remarque une certaine analogie de forme entre le profil du corps du rapace en vol et la patte gauche de l’herbivore.
On doit reconnaître qu’il faut un peu d’imagination pour percevoir l’image d’un oiseau en vol, incliné à droite, évoluant les deux ailes largement déployées. Pour ne rien arranger, il est dépourvu de tête. Si le dessin obtenu n’est certainement pas convaincant, il ouvre cependant sur la possibilité d’une explication à la forme fourchue du sabot du bison qui est devenu, dans notre proposition, la queue d’un oiseau en vol dont l’envergure fait penser à un rapace. On sait que la silhouette en vol du prédateur varie avec les espèces. Il n’est pas toujours évident de l’identifier dans cette configuration. Certains d’entre eux se distinguent par leurs dimensions, la couleur du plumage ou encore par des particularités morphologiques. C’est le cas du milan royal. Il est parfaitement reconnaissable en vol grâce à sa queue échancrée. Cette forme typique répond donc assez bien à celle du sabot fourchu du bison. L’illustration 22 donne une bonne idée de la silhouette en vol du milan royal. 57
Celui-ci appartient à la catégorie des grands rapaces Européens bien que son envergure à l’âge adulte, qui se situe autour d’un mètre soixante-dix, soit moyenne. Il vit en milieu ouvert où il s’adonne à la prédation des petits mammifères, reptiles ou même oiseaux. Il se montre aussi charognard lorsque les circonstances se présentent. Son mode de vie a sûrement peu évolué depuis la préhistoire, ce qui laisse à penser qu’il a pu se trouver à proximité des lieux d’abattage du gibier, des aires d’équarrissages des dépouilles ou bien même à proximité des campements des chasseurs. Il peut être observé de près, d’autant qu’il se montre généralement peu farouche. Mais un autre élément va dans le sens du rapport de forme établi. En effet, un autre tracé peut être rapporté à l’image extraite. Il s’agit des ovales emboîtés qui forment les intestins de l’herbivore éventré. Ils sont juxtaposés à l’extrémité de l’aile droite du rapace. L’idée germe qu’ils matérialisent une trajectoire aérienne en spirale. C’est une caractéristique chez les oiseaux de proie, ils décrivent des mouvements circulaires dans le ciel. L’examen des entrailles pendantes, en dépit de ce que laisse supposer une éventration par l’effet du javelot, montre que celles-ci ne sont pas anarchiquement représentées. En prolongeant les anses du dessin aux points où elles sont interrompues, on obtient un enroulement ordonné et continu des boyaux (illustration 22). Leur rupture au point de sortie de l’arme constitue encore une curiosité dans la mesure où, s’ils illustrent l’épanchement des entrailles, le sectionnement de l’ensemble des anses n’est pas réaliste. La tête manquante du milan devait être proportionnée à la silhouette que l’on suppose insérée dans le contour du bison et correspondre à un segment relativement modeste sur le dessin. A l’évidence elle n’existe pas. Il n’existe d’autre tête que celle du bison dont il est flagrant qu’elle ne puisse être raccordée au profil de l’oiseau en vol que l’on vient d’extraire. C’est pour rester dans le cadre de la recherche de cette partie anatomique, qu’en sondant la tête du ruminant on s’aperçoit qu’une manipulation graphique appropriée permet de faire surgir une nouvelle figure. Elle s’inscrit de manière assez satisfaisante dans l’esprit de nos investigations. A l’aide d’un calque appliqué sur de gros plans photographiques du dessin, nous avons isolé la tête du bison et examiné ses lignes. Nous avons opéré ensuite diverses combinaisons en effaçant alternativement certaines d’entre elles. Ainsi, en supprimant les cornes, le chanfrein, la partie supérieure du mufle qui en prolonge le tracé, on parvient à isoler des segments qui forment une tête vue de profil.
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Elle s’apparente à celle d’un oiseau de proie, avec un bec crochu doté d’un œil logé sous une arcade sourcilière matérialisée par la cupule de la paroi. Elle regarde à droite, à l’opposé du quadrupède (illustration 23). L’œil est commun aux deux figures. Il jette le trouble sur le fait de savoir à qui appartient le regard qui est reporté sur la paroi : s’agit-il de celui du bison qui regarde vers l’arrière ou bien de celui de la nouvelle figure d’un rapace scrutant du même côté, mais cette fois, devant lui ? Quoi qu’il en soit de la vraisemblance d’un tel montage graphique, la présence d’un second profil rend assez bien compte de l’aspect quelque peu vrillé de la tête du bison comme du détail de l’œil s’il s’agit de celui d’un rapace. Le docteur Seuntjens commentait en 1955, dans un article du bulletin de la Société Préhistorique Française, le retournement de la tête du bison. Il mettait l’accent sur son regard lugubre : « L’artiste s’est débrouillé en tordant les cornes, comptant sur les spectateurs pour qu’ils voient plutôt le regard lugubre de l’animal qui me touche personnellement beaucoup, sans que cette sensation subjective puisse être retenue dans une critique scientifique ». L’embarras de l’auteur est patent lorsqu’il qualifie le regard de l’animal, il sait que le coup d’œil de l’herbivore ne produit généralement pas cet effet dans la nature, où il est d’ailleurs ordinairement doué d’une vision moyenne voire médiocre.
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ILLUSTRATION 23 : Dessin obtenu par la suppression sur le profil avant du bison, des cornes, du chanfrein, d’une partie du mufle. Il est loisible de reconnaître une tête de rapace centrée entre deux ailes : une aile haute rayonnante constitutive de la crinière du bison, une aile basse repliée formant le fanon de l’herbivore. Cette double image explique certaines anomalies du dessin, notamment l’aspect vrillé de sa tête et le fait que le fanon ne suit pas son mouvement. Le dédoublement de la crinière devient aussi plus explicite.
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Si la nouvelle figure en question ne peut être graphiquement reliée au corps du milan, elle est en revanche parfaitement centrée entre la crinière haute du bison et son fanon qui ne suit pas l’inclinaison de sa tête. Ce problème d’animation a été examiné par les préhistoriens. Il ne les a pas véritablement inspirés. La littérature est peu abondante sur le sujet. Il faut cependant convenir que la figure ne prête pas le flanc à l’analyse stylistique telle qu’elle peut être pratiquée ailleurs dans la caverne. Henri Breuil : Quatre cents siècles d’art pariétal : « le mufle est rentré dans la fourrure du fanon par un effet plus expressif que juste ». André Leroi-Gourhan : Préhistoire de l’Art Occidental : « le bison dans son traitement est très proche des figures du Magdalénien moyen : il offrirait une affinité plus grande encore si la tête n’avait curieusement été séparée de la barbe et du fanon pour exprimer le mouvement des cornes ». Denis Vialou : l’Art des Cavernes : « l’artiste avait déjà dessiné les longues jarres du fanon et de la barbe quand il décida de rabattre violemment et anormalement la tête de l’animal sur le côté : le front de l’animal est plongé dans la barbe ! Les cornes sont pointées contre le chasseur qui, bousculé, tombe raide à la renverse ». Brigitte et Gilles Delluc : Dictionnaire de Lascaux : « Un cas particulier concerne le bison de la Scène homme-bison du Puits : il élève la queue et il menace l’homme, comme si sa tête avait été découpée et tournée à 45°, laissant la barbe à l’extrémité du fanon poilu sous-jacent ». « Le bison très raide est animé par deux détails : rotation artificielle de la tête et queue en fouet ». D’un auteur à l’autre le diagnostic est identique, l’animation de la tête du bison fait problème dans le contexte des œuvres animalières de Lascaux dont les canons graphiques sont connus. Son étrange rabattement gêne indiscutablement André Leroi-Gourhan dans son analyse stylistique de la figure. Il rétablira même la tête dans sa position naturelle pour tenter d’établir la nature du mouvement (Lascaux Inconnu). La « rotation artificielle de la tête » de Brigitte et Gilles Delluc est une formulation qui à notre sens qualifie le mieux les distorsions graphiques du dessin, elle donne une bonne idée du caractère forcé ou contraint du mouvement qui n’a rien de naturel. L’animal se présente à l’évidence dans une posture anatomiquement incorrecte. La suggestion d’une rotation artificielle du chef va dans le sens de notre proposition. Elle laisse entrevoir l’éventualité d’un montage graphique qui n’a rien de naturaliste, d’un découpage, selon le terme de Brigitte et Gilles Delluc. Cette combinaison de lignes ne dénature pas entièrement le bison puisqu’il reste identifiable mais le fige dans une position peu conventionnelle.
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Denis Vialou laisse entendre pour sa part que l’artiste a improvisé le surprenant rabattement de la tête alors que le fanon et la barbe étaient en place. Nous réfutons l’idée d’une improvisation en partant du principe qu’un subterfuge graphique demande une réflexion initiale, voire des essais pour être réussi. Si talentueux que fut le peintre, il est un domaine de l’analyse technique des peintures qui peut faire l’unanimité des commentateurs : le panneau peint n’a apparemment pas connu de repentir, on n’observe aucune reprise flagrante de tracé. L’erreur laissait d’ailleurs sa marque indélébile sur la paroi. Nous pourrions argumenter sur le caractère subtil du montage pour la raison qu’il a pu passer inaperçu à l’examen depuis près de sept décennies. Mais le raisonnement est à double tranchant, il peut être aisément retourné pour affirmer que la figure n’existe pas. Il est préférable de se reporter à nouveau vers le dessin pour montrer que la nouvelle image est de nature à fournir une explication à la curieuse inclinaison de la tête qui laisse en place le fanon et provoque le dédoublement de la crinière. C’est le contenu de la proposition suivante. La tête obtenue est centrée entre le fanon et la crinière haute de l’herbivore. Ces segments, une fois désolidarisés du reste du corps, donnent une figure relativement intelligible de grande dimension : une tête d’oiseau de proie enveloppée de ses deux ailes (voir illustration 23). La plus haute est déployée presque rayonnante et l’autre, à demi repliée, figure aussi l’aile gauche du milan avec laquelle elle se confond. La figure est encore discutable mais il est vraisemblable que le peintre ait été contraint à d’inévitables distorsions graphiques, chez le bison d’une part, ce que l’on peut constater, chez l’oiseau ensuite. La raison en est simple, une telle hybridation n’allait pas de soi. Il semble de plus que l’herbivore devait rester identifiable. Ce n’était peut-être pas le cas du volatile, destiné lui, à demeurer indétectable sur le dessin. Il n’est objectivement pas possible d’être certain d’avoir affaire à une double image. D’ailleurs, si l’on se base sur sa structure et que l’on referme les tracés pour reformer le profil du bison, le dessin du rapace est invisible. Il était impossible au visiteur non initié de décomposer mentalement la figure sur la paroi. Pour autant certains arguments plaident ici en faveur de l’existence d’une double image. Il y a d’abord la figure de l’homme-oiseau et sa dimension hybride. Le traitement graphique du bison entre dans un cadre approchant d’autant qu’il met à nouveau en jeu la faune aviaire. Il apparaît encore, en filigrane du rapport conflictuel de l’homme au bison, un second antagonisme qui concerne cette fois l’oiseau de proie et le lagopède que l’on a associé à
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l’homme. Dans la nature, le premier exerce chez certaines espèces son activité prédatrice au préjudice de l’autre. Mais ce qu’il y a peut-être de plus convaincant c’est de pouvoir expliciter les contours du bison dont certains sont anormalement déformés. ─ Le rabattement de la tête qui oriente les cornes vers l’avant est indispensable au positionnement horizontal de celle du rapace entre les deux ailes. ─ Le fanon reste en place et ne suit pas la tête parce qu’il figure aussi l’aile basse du volatile. ─ La crinière est anormalement dédoublée en deux segments en raison de ses deux fonctions : crinière du bison et aile haute de l’Aigle. ─ Le hérissement ahurissant de la livrée, signe tangible de la fureur du bison pour les uns, se comprend davantage si la crinière contient de la plume dont on connaît le caractère érectile. ─ La dilatation de la silhouette à hauteur de l’épaule, qui est inscrite sur la puissante convexité du support, correspond à un gonflement apparent du volume du corps dont se montrent capables les oiseaux lorsqu’ils ébouriffent leur plumage. ─ La présence de la tête d’oiseau et son orientation élucident le problème d’un regard tourné vers l’arrière. Dans la nature, pour s’ouvrir un champ de vision comparable, le quadrupède se montre plus enclin à opérer un demitour. ─ Il y a une explication à l’obliquité du corps, à la raideur des pattes avant et à leur inclinaison vers l’arrière si l’on fait entrer en jeu « l’effet volatile » qui maintient en l’air l’avant-train par l’effet des deux ailes qui le recouvre. Sur ce plan, l’opinion de Jacques Picard est un peu différente. Il perçoit un animal suspendu et instable de ce côté. Pour David Lewis-Williams (L’esprit dans la grotte), le bison « flotte » dans un espace spirituel. Les deux auteurs cernent indiscutablement la même idée, celle de la sustentation du corps de l’animal. La présence de la double image contenue dans l’avant-train nous conduit non seulement à partager le même avis mais à l’expliciter par la dissection du dessin. Dans cette combinaison, il y a de bonnes chances pour que l’artiste ait réalisé en premier lieu la figure dissimulée de l’oiseau puis refermé ses lignes pour former la tête du boviné. La même piste conduit à remettre en cause la thèse de la charge du bison dont la dynamique est réduite au mouvement de la tête et de la queue. C’est le point de vue de plusieurs auteurs qui mettent l’accent sur son immobilité. Nous avons déjà évoqué, au regard de la gracilité des pattes arrières, le problème de la force de propulsion de la bête nécessaire à la charge. Il semble difficile d’imaginer qu’elles puissent projeter le mastodonte vers l’avant. 63
On parvient en revanche à obtenir le dessin d’excellentes pattes de volatile en détachant un onglon des sabots comme indiqué sur la figure cidessous. C’est sensible sur le membre droit où le tarse et la patte forment un angle caractéristique avec une articulation saillante (illustration 24).
ILLUSTRATION 24 : Dessin. Pattes arrière du bison dont les onglons ont été détachés. Celle de droite suggère plus particulièrement une patte de volatile. Outre la gracilité du membre, on remarque l’angle formé par le tarse et la patte proprement dite.
Il semble en définitive, qu’à l’exception des cornes, l’ensemble du corps du bison soit affecté d’une hybridation avec l’oiseau. Nous verrons plus loin dans le texte que le dessin de la queue n’échappe pas à ce schéma combinatoire. Nous sommes parvenu à une conclusion semblable pour l’homme-oiseau. Il est loisible à quiconque de reprendre le dessin et de faire apparaître les formes en question. C’est encore le meilleur moyen de se forger une opinion sur les figures obtenues. Bien que la composition du Puits ait lieu d’être considérée comme une réalisation exceptionnelle dans l’iconographie de la caverne, il est intéressant de vérifier si l’interrogation d’autres œuvres dans les autres secteurs du souterrain confirme l’utilisation de combinaisons graphiques puisant aux mêmes sources d’inspiration que celles du Puits. Il y a parmi les centaines de gravures de l’Abside, petite Rotonde que l’on traverse pour accéder au haut du Puits, une œuvre originale de modeste 64
dimension qui n’a pas échappé à l’attention des préhistoriens. En effet, elle contient la seule figuration probable dans la caverne d’un bœuf musqué. Elle se trouve sur la paroi sud, non loin de l’ouverture du Puits. Elle est composée de deux têtes, un cheval certain et un bœuf musqué ou ovibos moins évident à identifier (illustration 25).
ILLUSTRATION 25 : Dessin d’après A Glory. Gravure Ovibos-cheval de l’Abside.
Denis Vialou en a assuré la description dans Lascaux Inconnu : « Les naseaux du cheval, cercles concentriques seraient communs à la deuxième tête… La superposition des cornes sur le tracé dépouillé et « maladroit » de la tête caballine est nette. L’œil de l’ovibos en larme est identique à celui du cheval… ». Le préhistorien précise qu’il a pris le soin de vérifier plusieurs fois la figure sur la paroi et qu’elle correspond au relevé qu’en a tiré A. Glory. Il conclut enfin à la possibilité de « jeux graphiques ». Le montage de la gravure Ovibos-cheval s’apparente à celui du Puits en ce sens qu’il combine deux animaux d’espèces différentes. Le procédé qui voit fusionner les naseaux du cheval avec le mufle de l’ovibos n’est pas si éloigné de la combinaison qui associe le mufle du bison avec le bec de l’Aigle. Dans les deux montages le corps est unique. Dans l’Abside, Denis Vialou le donne pour celui du cheval. Les procédés, pour s’apparenter, n’en sont pas moins différenciés : sur le bison la fusion avec l’oiseau est complète. Ce dernier est scellé dans les contours de l’herbivore. Dans l’Abside elle est partielle avec la mise en
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commun des naseaux du cheval et du mufle de l’ovibos. L’apposition de deux yeux identiques, montre cependant le caractère unitaire de l’image. Parmi d’autres œuvres, il en est une qui présente une particularité graphique plutôt énigmatique. Elle se trouve sur le seul exemplaire de cervidé sur la soixantaine d’œuvres figuratives que comprend la galerie des peintures. Le couloir orné se situe, avec la Salle des Taureaux, dans la partie avant de la cavité. L’animal est peint sur la paroi droite, à l’entrée du couloir autrement dénommé Diverticule Axial. Le cerf est de couleur noire. C’est la plus grande représentation de son espèce dans ce secteur de la grotte. Il est inachevé. La ligne de ventre et ses membres sont absents. Ce qui frappe d’emblée l’observateur, comme en forme de compensation au défaut de certains tracés, ce sont ses ramures surdimensionnées. Elles sont souvent qualifiées d’irréalistes, de fantastiques ou d’imaginaires. Le peintre a semble-t-il apporté un grand soin à leur traitement. Sur chaque perche les andouillers et surandouillers sont doubles, les empaumures sont très développées, et d’étranges épois en forme de crochets les prolongent. Globalement la coiffe paraît rejetée vers l’arrière, la tête est relevée ou tendue vers l’avant, la ligne de dos est cambrée avec une croupe qui monte haut (illustration 26).
ILLUSTRATION 26 : Dessin du Cerf noir peint à l’entrée Diverticule Axial. Il est muni de ramures souvent qualifiées de fantastiques ou d’imaginaires.
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Le cerf est également haut placé sur la paroi, presque plafonnant de telle sorte que l’extrémité de ses perches se trouve sensiblement dans l’axe de la voûte du couloir. Dans son ouvrage Lascaux et les mythes, 2004, Thérèse Guiot-Houdart formule un point de vue intéressant sur la figure : « En effet, l’impression qui se dégage de son attitude est davantage celle d’un cerf « volant » que celle indiquée d’un cerf « bramant » au dos plus cassé qui serait plus statique ». Cette opinion prend place dans le cadre interprétatif plus large de la paroi droite du Diverticule Axial où l’auteur évoque une « présence diffuse et allusive, mais assurée des oiseaux dans l’ensemble du tableau peint de la paroi sud ». En supposant que la ramure du cerf puisse faire l’objet d’un trucage, et suivant l’appréciation de Thérèse Guiot-Houdart selon laquelle un élément aérien traverse la figure, on parvient à une interprétation originale de la forme des bois de l’animal. Il est nécessaire pour cela de revenir à la curieuse forme crochue des épois et à leur distribution à l’extrémité des perches. Il y a entre eux et la voûte du couloir où ils s’inscrivent une relation sensible du type « cramponsrocher ». Elle n’est pas dénuée de sens si les deux extrémités des perches fonctionnent comme deux points d’ancrage du cerf au plafond de l’entrée du Diverticule Axial. Les bois du cerf n’ont certainement pas cette vocation dans la nature. La forme de l’accrochage en ce point de la grotte fait davantage penser à un second animal dont on a d’ailleurs retrouvé les restes dans le paléosol : la chauve-souris. La morphologie du chiroptère montre que les phalanges des pieds au moyen desquels il se suspend la tête en bas en position de repos sont au nombre de cinq par membres comme les doigts d’une main. Elles présentent en outre une excellente analogie de forme avec les épois du cerf qui sont également au nombre de cinq par perche (illustration 27).
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ILLUSTRATION 27 : Squelette posé de la chauve-souris. On observe une certaine analogie de forme entre les épois du grand cerf noir et les phalanges des pieds d’une chauve-souris ainsi qu’entre les andouillers du cervidé et des doigts dont chaque aile est dotée chez le mammifère volant. Source Futura science.com.
Hormis le pouce peu développé, le petit mammifère possède quatre doigts par aile (voir figure), c’est aussi le nombre d’andouillers et de surandouillers disposés par paire au long de chaque ramure. Ainsi, la queue en moins, mais elle fait également défaut chez l’herbivore, ce sont dix-huit segments anatomiques qui forment les extrémités des membres d’une chauve-souris. C’est le nombre de cors qui composent la coiffe du Cerf noir à raison de neuf par perche. On est enclin à supposer, par analogie avec le schéma combinatoire du Puits, que la ramure fantastique de l’herbivore fait l’objet d’une hybridation graphique avec le chiroptère ; deux espèces qui, une nouvelle fois, n’ont à peu près rien à voir ensemble dans la nature. Mais la combinaison n’éclaire pas seulement la morphologie de la ramure. Elle est de nature à fournir une explication tangible à la localisation de l’hybride à cet endroit. Il est cramponné à la voûte du couloir comme l’affectionne la chauve-souris. Dans cette configuration, puisqu’il est suspendu au plafond, l’absence de membres chez le cerf n’est pas surprenante. Elle explicite aussi la forte cambrure du dos et le rabattement des bois vers l’arrière si le peintre a saisi le moment de l’accrochage de l’animal par la tête. Enfin la couleur noire du cerf qui contraste avec les tons rouges et jaunes des vaches et des chevaux qui tapissent les parois du 68
premier compartiment du Diverticule Axial n’est peut-être pas non plus indifférente. Certains auteurs ont parfaitement noté le caractère tranché du noir sur les tons plus chauds de l’endroit. Quel que soit le point de vue que l’on adopte, on ne peut faire abstraction du dessin aberrant de la ramure que l’on pourrait alors qualifier de surréaliste. Dans son ouvrage sur Lascaux, Norbert Aujoulat dont la connaissance de l’iconographie de la grotte est approfondie a relevé une autre curiosité. Elle se situe sur des segments anatomiques d’un herbivore de même espèce mais cette fois sur les merrains d’un petit cerf rouge, dans la Salle des Taureaux : « celui de droite, à la section très épaisse et en forme de croissant, semble répéter les contours de la tête et du cou sous-jacents ». Le préhistorien apporte peut-être la preuve que le naturalisme des bois du cervidé de la Salle des Taureaux fait question. Il en extrait lui-même un rapport de forme pour le moins curieux dans la perception d’une encolure possiblement dissimulée dans la coiffe du cerf. Le Cerf noir du Diverticule Axial est vraisemblablement à ranger dans la même catégorie, d’ailleurs certains auteurs n’hésitent pas à le rattacher à la Salle des Taureaux dont il paraît s’échapper. Il faut certainement d’autres exemples pour parvenir à la démonstration formelle de jeux graphiques. On pense évidemment à la Licorne, cette figure fantastique, la première que l’on découvre en pénétrant dans le sanctuaire. Elle pourrait être le résultat d’un agglomérat de segments anatomiques appartenant à des espèces animales différentes. C’est au demeurant une hypothèse envisagée par les préhistoriens depuis fort longtemps. L’Abside propose encore un cas intéressant de superposition de deux grandes figures sur le panneau appelé Vache-Cheval dont la lecture montre un avant-train dédoublé appartenant respectivement à une vache et à un cheval. L’équidé est reconnaissable à ses sabots ronds. L’arrière-train est commun aux deux figures, les sabots pouvant aussi bien être ceux d’un boviné que d’un cheval. André Glory en a donné la description suivante : Lascaux Inconnu : « Cheval. Le reste du corps y compris l’arrière-train » est confondu avec la grande vache 457. « Pattes avant : sabots ronds à boulet ovalisé sans paturon ». « Pattes arrières : sabots stylisés, mi-cheval, mi-bovidé ». Entre les deux têtes vient s’intercaler un cerf : « Un cerf complet aux pattes presque droites ; L = 0,74 m, H = 0,84 m ». Dans le même ouvrage, selon Denis Vialou : « Plusieurs détails confèrent à ce cerf une étrange allure : l’œil, l’oreille portée très en arrière, la forme du mufle, la longueur excessive de l’encolure, la raideur des pattes… ». Pour que le cerf retrouve un œil normal sinon proportionné à sa silhouette, il suffit de dissocier les deux figures car l’organe est superposé à celui du bovidé, ce qui lui donne l’aspect étrange que lui attribue le préhistorien (illustration 28). 69
Cet exemple n’est pas sans rappeler la superposition de l’œil du bison avec celui du rapace dans le Puits.
ILLUSTRATION 28 : Dessin d’après A. Glory. Combinaison de deux figures dans l’Abside. L’étrange aspect de l’œil du cerf vient de sa superposition avec celui de la grande vache numérotée 457 (Lascaux Inconnu).
LE JAVELOT L’analyse du bison serait incomplète sans l’examen du tracé oblique qui se surimpose à son corps et paraît le traverser de part en part. Sa lecture ne fait pas de mystère pour la plupart des commentateurs. Il s’agit d’une arme, javelot ou lance, dont la particularité est de pénétrer à peu près dans la région anale, de traverser l’arrière-train et de ressortir sous la ligne ventrale d’où s’échappent les intestins figurés par les ovales emboîtés. Jacques Picard lui a consacré une large place dans son livre. Il a tiré la conclusion que l’embrochement figuré n’est pas réaliste, comme l’effet d’éventration qu’il produit sur la bête. C’était aussi l’avis de H. Breuil qui considérait que le javelot n’avait pas pu occasionner une pareille blessure. On a vu qu’il avait résolu ce problème en désignant le rhinocéros comme l’auteur de l’éventration, ce qui suppose, comme le reprend Jacques Picard dans son commentaire, l’existence de deux blessures : la première provoquée par les cornes du pachyderme, la seconde par le javelot. 70
C’est un scénario possible mais il présume d’un contexte qui demeure largement théorique. Nous avons précédemment formulé la remarque : comment dans une phase antérieure, le rhinocéros a-t-il pu embrocher le bison alors qu’il ne se trouve pas au même étage que lui sur la paroi ? Henri Breuil n’a pas traité de ce décalage, il s’est affranchi sur ce point de la disposition des sujets dans la composition. Lorsque les artistes de Lascaux l’ont voulu, ils ont parfaitement fait figurer leurs animaux sur la même ligne de sol imaginaire. La référence horizontale constitue un lien spatial entre les figures, c’est particulièrement sensible dans la Salle des Taureaux, où tous les observateurs s’accordent à penser que la ronde des quatre aurochs géants disposée suivant un sol virtuel forme une composition cohérente. Dans le Puits, ce rapport est apparemment absent. Nous proposons pour notre part que la Scène se déroule au bord d’un à-pic. L’interprétation de l’abbé laisse encore supposer que dans un temps différent, postérieur à l’attaque du rhinocéros sur le bison, l’homme a assailli ce dernier sur ses arrières et projeté son arme. Ce n’est pas ce que montre le dessin, ou alors il faut encore imaginer la volte-face de l’animal qui doit venir percuter son agresseur pour finalement le renverser. Jacques Picard traite de près ces aspects et soulève de très intéressantes questions. Par exemple, la pénétration de l’arme par la voie anale lui paraît difficilement imaginable. L’angle d’attaque est inhabituel, il nécessite de plus une grande précision dans le tir. Par ailleurs, la puissance de pénétration de l’arme semble telle qu’il faut la concevoir comme le résultat d’un jet tendu, effectué d’assez près, encore qu’il faille imaginer qu’une force colossale en soit à l’origine. L’auteur évoque enfin la difficulté à penser que ce puisse être le fait de la silhouette chétive de l’homme-oiseau. C’est une opinion que l’on partage volontiers. Il est manifeste qu’aucune de ces questions ne peut être résolue dans le cadre de l’hypothèse réaliste, c’est-à-dire en supposant le déroulement d’une action de chasse qui a tourné au drame. Les invraisemblances sont trop nombreuses. Nous avons trouvé que des réponses peuvent être obtenues, sans déborder du contenu de l’œuvre. Elles ne présument pas du retournement de la bête vers l’homme après qu’elle a été atteinte par l’arme, ceci en suivant simplement ce qui se trouve figuré sur la paroi. Nous soutiendrons par conséquent que l’assaillant est imaginaire, qu’il n’a jamais existé autrement que dans l’esprit des théoriciens et que l’arme n’est pas exactement du calibre que l’on peut lui supposer. C’est une solution que l’on a laissé entrevoir dans l’interprétation des intestins pendant sous le ventre, mais ordonnés en spirale. Ils peuvent 71
représenter les orbes d’un rapace dans le ciel. La blessure devient alors virtuelle et il faut s’interroger sur le véritable caractère vulnérant de l’arme et sa réalité. Elle s’apparente pourtant indiscutablement à une arme de jet et elle pénètre vraisemblablement par l’orifice anal d’après le dessin. Suivant cette voie il n’est pas anormal que les entrailles pendantes, si elles figurent une blessure, aient la forme d’intestins. Les chasseurs paléolithiques connaissaient l’anatomie interne du gibier abattu qu’ils éviscéraient pour en tirer les parties comestibles. De ce point de vue le dessin est apparemment cohérent, il montre que le javelot pénètre par la voie naturelle laquelle communique avec les boyaux. On a vu de plus que sa pointe est susceptible d’avoir été réalisée à l’aide d’une sagaie vraie utilisée comme « tige-guide » par le peintre. Ces arguments plaident en faveur d’une arme véritable. Elle conserve néanmoins un caractère extravagant par la profondeur de sa trajectoire dans le corps de l’animal et par le fait que, pour nous, l’auteur du jet reste anonyme. On est porté à songer à une arme fabuleuse projetée par un bras invisible doué d’une puissance colossale et d’une précision extraordinaire. Il est cependant une solution plus satisfaisante qui consiste à envisager que le trait recouvre un concept intimement lié à celui d’une arme. Elle doit être suffisamment suggestive pour que la confusion soit totale et crédible. Le tracé est simple, il n’ouvre pas sur un si large éventail d’explications possibles. Mais la première question qu’il convient de résoudre, en écartant l’intervention d’une main invisible, est de tenter de déterminer la nature de la force colossale, certainement surhumaine, qui propulse le trait. En clair, il est indispensable d’identifier l’origine de la puissance concentrée à l’arrière de l’animal. Elle devait être proche de lui pour parvenir à une grande précision de tir, comme l’indique Jacques Picard. Le dessin ne propose pas d’autre solution que de la localiser sur le bison lui-même. La proposition paraîtra surprenante mais elle se fonde sur les données graphiques qui sont à notre disposition et que l’on ne peut étirer à l’excès pour les besoins de l’explication. Sur cette base, la réflexion s’oriente dès lors vers le formidable réservoir de forces que représente le quadrupède et qu’il peut exprimer dans la nature lors de la charge notamment. Le mouvement est parfaitement simulé sur la peinture avec la tête baissée qui oriente les cornes vers l’avant. Nous conservons cependant à l’esprit que certains indices ont montré que la charge du bison est hypothétique : il est figé sur sa position et ne présente que deux signes d’animation. C’est l’analyse classique de nombre d’auteurs. On peut toujours supposer qu’il a chargé mais c’est à nouveau présumer des 72
données graphiques de la Scène. Il y a aussi la forme des sabots avant et la gracilité des pattes arrière qui font davantage pattes d’oiseau. Ces éléments conjoints mettent à mal l’éventualité d’une poussée vers l’avant de la bête. Il faut en conclure que la formidable puissance naturelle du bison qu’on ne peut véritablement remettre en cause, même s’il est blessé, s’exerce inévitablement ailleurs et l’idée qu’elle puisse passer dans le javelot, pour paraître a priori saugrenue, n’en constitue pas moins une solution qu’il convient d’examiner. En haut de la figure, vers la conjonction des tracés de la cuisse et de la queue, le javelot entre et glisse sous l’appendice caudal généreusement et opportunément relevé. Celui-ci est rabattu sur le dos en crosse inversée et fouette vigoureusement l’air. L’observateur n’a aucune difficulté à imaginer son rabattement vers le bas. Ce n’est pas, convenons-en, outrageusement présumer du dessin. La mise en relation du fouetté de la queue, dans son mouvement naturel qui s’exerce alors du haut vers le bas, avec le tracé de l’arme n’est pas sans évoquer un geste technique bien connu des chasseurs. Il est indispensable à toute projection dans l’espace d’un objet, en l’espèce une arme de chasse, une lance ou un javelot. Le projectile était lancé par le bras ou par le truchement d’un propulseur. Le geste devait être rapide et sec. Il provoquait l’impulsion du trait que prolongeait autant que possible la force du bras du tireur. La dynamique du geste humain contenue dans la queue du bison et sa puissance répondent à certaines autres interrogations que s’est posé Jacques Picard (précision, puissance, paternité du tir). L’arme pénètre dans le corps par une ouverture située dans le rayon du fouetté de la queue, en l’occurrence près de l’orifice anal. Le tir peut donc être précis. La force colossale qui la propulse est par ailleurs moins énigmatique si elle émane de l’animal lui-même. Sur ce plan, elle est certainement surhumaine. Enfin, il n’est nul besoin de rechercher l’auteur du jet et d’imaginer qu’il puisse s’agir de l’homme-oiseau dont beaucoup d’auteurs s’accordent à reconnaître que la silhouette chétive ne renvoie pas vers le spectateur l’image d’un titan. La proposition montre en définitive que la dynamique de la queue du bison suffit à expliquer la projection de l’arme. C’est pourquoi nous la retenons comme une explication tangible à côté de celle d’H. Breuil pour qui la paternité du lancer revient à l’homme-oiseau. Dans sa théorie cependant, Breuil n’aborde pas la question de la formidable puissance qui anime le trait. Il s’en tient à expliquer que le javelot ne peut occasionner l’éventration et il élude l’étonnante profondeur de pénétration de l’arme dans le corps du bison. C’est pourtant ce que montre le dessin. On a mis en évidence l’ajustement de l’œil à la pupille excentrée avec la ponctuation du flanc et la conjonction des tracés cuisse-queue relevée au 73
chapitre « Structures de la composition » (illustration 11). L’arrangement contient l’organe indispensable à la visée et montre sensiblement le point d’entrée de la lance dans le corps du quadrupède. On comprend alors que le bison ajuste au coup d’œil, en retournant la tête, la pénétration de l’arme dans son corps. La proposition est cohérente puisque nous l’identifions comme l’auteur du lancer sans soutenir que l’animal attente à sa propre intégrité physique. Nous pensons simplement que l’arme le traverse sans le blesser. La projection du trait suppose encore l’existence d’un but ou d’une cible à atteindre sur laquelle le tireur, en l’espèce le bison, règle sa visée. Selon cette proposition, l’objectif ne peut se situer qu’en dehors des contours de la bête. On peut l’observer sur la figure, où la pointe du javelot dépasse largement de la ligne ventrale. Le tracé est exécuté avec soin, il est rectiligne et certainement orienté. En le prolongeant d’une dizaine de centimètres sur la paroi suivant son axe de descente, il va sensiblement rejoindre le pied du signe disjoint qui se trouve placé aux pieds de l’hommeoiseau. Sur ce point il n’y a pas d’erreur. La mesure est exacte. Nous tenons ainsi pour probable que le pied du signe disjoint constitue la cible en question visée par le boviné. Il confirme de plus que le lancer de l’arme est d’une incroyable précision. Dans cette hypothèse, la projection du javelot par le bison se heurte toutefois à une difficulté qui tient à sa faiblesse visuelle dans la nature, ce que le peintre n’ignorait certainement pas. Sur ce plan, le spécimen du Puits constitue une exception. On a montré que son œil gauche se confond avec celui du rapace qui lui est superposé. Il est donc pourvu de ce côté d’une acuité visuelle certaine qui dépasse largement celle dont pouvait être doté le bison des steppes. Il faut encore compter avec la puissante convexité du plan rocheux sur laquelle s’inscrit l’épaule du bison. Elle interdit la vision directe de l’œil à la pupille vers l’arrière-train que la forme de la paroi escamote véritablement. C’est pourquoi, il est permis de penser que la ponctuation noire située précisément sur ce relief et qui participe à l’alignement œil-orifice anal fasse office de repère optique dans une visée vers l’arrière (illustration 29). Un tel montage graphique est surréaliste. Il s’inscrit en cohérence avec l’existence de la double image logée dans l’avant-train du boviné comme avec l’alignement des segments mis en jeu. Conjointement, au plan d’une certaine logique, on relie très bien le mouvement de la tête du bison dirigé vers l’arrière et celui de sa queue relevée. Il est même possible de soutenir qu’ils sont coordonnés puisque l’on parvient à la traduction d’une visée liée au lancer d’une arme de jet. On note encore que la combinaison provoque simultanément l’orientation des cornes vers l’avant, c’est-à-dire vers l’homme-oiseau. 74
Il se dégage paradoxalement de l’idée du « bison-lanceur de javelot » un anthropocentrisme certain. C’est également perceptible dans la fabuleuse trajectoire de l’arme que nous allons aborder par le détail. Le moment venu, nous examinerons les raisons pour lesquelles l’arme qui traverse le corps du bison n’a probablement aucun effet destructeur sur lui, contrairement à ce que peut suggérer le dessin. Peu de commentateurs, spécialistes ou non de l’art pariétal, soutiendraient cette thèse a priori invraisemblable. Pour beaucoup, que les théories explicatives soient d’inspiration réaliste, magique, totémique, mythique, chamanique…, le bison est gravement affecté par sa blessure. Il reste toutefois à s’interroger sur la vraisemblance des solutions proposées jusqu’alors. C’est peut-être le meilleur argument que l’on puisse avancer pour considérer que les interprétations classiques sont déficientes ou du moins non suffisamment satisfaisantes.
ILLUSTRATION 29 : Dessin. Suivant le contenu de l’œuvre, la projection du trait dont la technique relève nécessairement d’un fouetté du bras du chasseur se retrouve dans le fouetté de la queue de l’herbivore. Le fléchage sur la figure indique le mécanisme qui conduit à la projection de l’arme par l’animal, visée comprise. Les deux animations du bison sont, de ce point de vue, indissociables. La flèche verticale du bas désigne la cible à atteindre c’est-à-dire le pied du signe disjoint.
Il reste maintenant à aborder la question du concept sous-jacent contenu dans le javelot. Le point de vue suivant lequel l’arme est fictive ou virtuelle est implicite chez les auteurs qui commentent son irréalisme. Ils l’interprètent seulement 75
comme relevant du mythe ou de la légende. Breuil lui substitue le rhinocéros : il ne concevait pas la capacité du trait à occasionner une si grave blessure. Il est alors permis de défendre l’idée que la blessure est aussi fictive que le projectile qui est censé la produire. C’est dans ce contexte que les intestins de l’herbivore peuvent être interprétés comme le mouvement circulaire d’un rapace dans le ciel. Cerner le sens d’un tracé, qui présente tous les signes de son identification à un projectile perforant mais qui ne produit pas exactement l’effet que l’on peut en attendre, montre que l’arme de chasse recouvre une autre signification et que l’on a affaire à une métaphore. C’est autrement supposer que la hampe du javelot et la sagaie fixée à son extrémité contiennent un concept à la fois différent et très proche de celui d’une arme. Il permettait au peintre de suggérer une certaine confusion des deux sens. Il faut se reporter vers l’examen des rapports de forme pour tenter d’en saisir la nature. On a précédemment remarqué que les artistes du Puits n’avaient pas envisagé le tracé le plus simple pour figurer le toupet qui marque l’extrémité de la queue du bison. Sur d’autres figurations de la caverne, ce segment n’est même pas représenté. Il est ici figuré par trois hachures reliées entre elles qui lui donnent la curieuse forme d’un trident. Les poils de la crinière sont du même style. Leur aspect insolite, c’est-à-dire le hérissement, a pu se comprendre en faisant intervenir la plume dans sa texture. Par analogie, on peut en déduire que le toupet de la queue contient la même essence. En d’autres termes, il comporte aussi de la plume. Sur la base d’un rapport de forme avec un trident, on trouve dans la documentation sur le comportement des oiseaux de proies de très intéressantes informations en particulier sur celui du faucon pèlerin et de ses techniques de chasse. En effet, les ailes étant repliées en recherche de vitesse au cours du piqué, le profil de l’oiseau dans son vol de chasse adopte sensiblement la forme d’un trident dans le ciel (illustration 30). D’après les observations qui ont été faites sur l’activité prédatrice du faucon pèlerin, chasseur d’oiseaux par excellence, c’est un rapace de haut vol. Il plonge le plus souvent en oblique, sur l’arrière de la proie. C’est une phase au cours de laquelle il peut atteindre de très grandes vitesses. Il a alors une trajectoire courbe qui lui permet de garder une relation visuelle avec son objectif. Elle devient rectiligne peu avant le contact, au moment du piqué terminal. Lors de la capture proprement dite, il peut percuter sa cible en plein vol, la couper ou la « lier » avec ses serres. Les ailes sont alors ouvertes, les pattes sont tendues vers l’avant. Le faucon effectue enfin une ressource une fois la proie saisie. Il est indispensable de consulter sur ce sujet l’intéressant 76
article que René-Jean Monneret consacre à la technique de chasse du faucon pèlerin (Techniques de chasse du faucon pèlerin falco peregrinus dans une région de moyenne montagne : Alauda pp 403-412 N° 4, 1973). Nous y avons trouvé l’essentiel des informations exposées ci-dessus. Cette présentation synthétique du vol de chasse du faucon pèlerin ouvre à la fois sur une explication à la forme du tracé du toupet et sur la ligne-javelot qui traverse le bison. Si l’on se réfère à nouveau au procédé de la double image contenue dans les contours de la figure, il est envisageable de considérer que le toupet de la queue contient un profil de faucon en configuration ailes fermées. Il est à l’amorce de son piqué. A suivre le rabattement de la queue qui impulse le pseudo-javelot, le fouetté se confond avec l’élancement de l’oiseau, lequel plonge alors en oblique suivant une trajectoire descendante qui coïncide avec la ligne de l’arme. Chez le faucon pèlerin, d’après les spécialistes, l’angle de trajectoire descendante relativement à l’horizontale varie de 20 à 40°.
ILLUSTRATION 30 : Dessin. Métaphore graphique du piqué du javelot et du piqué du faucon pèlerin dans son vol de chasse.
Parmi d’autres rapprochements qui peuvent être faits, citons la ligne du javelot qui ondule sur la surface rocheuse en raison de sa forme. Le tracé 77
s’inscrit d’abord sur un relief convexe devenant ensuite fortement concave à hauteur de l’abdomen. On est tenté d’y voir la phase de la trajectoire courbe du faucon. Dans le même ordre d’idée, le piqué terminal est matérialisé par la pointe parfaitement rectiligne de l’arme occupant une surface plus régulière du pan rocheux. Enfin, ce qui peut être noté c’est le positionnement du toupet au bout de la queue. Il n’est pas sans rappeler, si l’on se fie aux observations des spécialistes comme René-Jean Monneret, le vol de placement du prédateur qui incurve sa trajectoire dans les airs avant son piqué. L’envergure de cette préparation à l’attaque peut atteindre plusieurs centaines de mètres et même dépasser le kilomètre dans l’espace aérien. Si le javelot représenté sur la paroi du Puits présente un caractère métaphorique, force est de reconnaître que l’idée véhiculée, telle qu’elle vient d’être exposée, est assez séduisante. Le javelot du chasseur émérite traverse les airs comme le faucon, il frappe sournoisement comme lui de manière foudroyante, il percute généralement sa cible venant du haut lorsqu’il retombe après une trajectoire courbe. Ils sont tous deux synonymes de menace de mort. La comparaison n’est pas dénuée d’emphase, elle témoigne à nouveau d’un anthropocentrisme latent. NB : Nous avons examiné quelques-uns des aspects réalistes du javelot sans évoquer celui de la large barbelure latérale figurée sur sa pointe. Il peut s’agir d’une plume et non d’une armature tranchante. Pour diverses raisons ornementales, symboliques ou mêmes pratiques, les sagaies paléolithiques pouvaient en être dotées. Il y a un détail du tracé de l’arme ou de la trajectoire descendante du faucon qui n’échappe pas à un examen attentif. Jacques Picard n’a pas manqué d’en traiter dans son livre. En se basant sur le relevé d’A. Glory, il a fini par considérer que le javelot était d’un seul tenant. Sous certains angles d’observations en effet, la ligne traversant le bison peut apparaître en deux morceaux. Elle serait interrompue à hauteur de l’épais contour ventral qui ne facilite pas l’observation. Sur ce point l’avis des spécialistes est partagé. Henri Breuil pensait que l’arme était brisée dans le corps de l’animal. Il restera difficile, il faut en convenir, de parvenir sur ce point à une lecture claire du tracé. En usant de la double image contenue dans la ligne oblique, la fracture se situe à l’articulation de la fin du piqué d’approche du faucon dont la trajectoire est courbe, et du début du piqué terminal qui est rectiligne. Cette phase correspond pour l’oiseau à une correction de trajectoire mais chez lui 78
les deux mouvements sont enchaînés. C’est sensiblement l’ambiguïté qui se dégage du tracé. L’illustration 29 montre le décalage de la ligne du javelot entre la partie incluse dans le corps du bison et celle qui dépasse de la ligne ventrale. Si l’on prend cette fois en compte l’image d’une arme et du décalage de son tracé, on est à peu près confronté au même problème. Le javelot paléolithique était composé de deux parties : une hampe de bois sur laquelle était montée une pointe en bois de renne qui constituait la partie vulnérante du projectile. Sur le dessin l’artiste a fort bien pu suggérer la technologie de construction du trait par les chasseurs. D’ailleurs l’interruption du tracé sur la paroi, s’il existe, peut assez bien correspondre au niveau d’assemblage des deux parties de l’arme dans la réalité. De ce point de vue la peinture est cohérente dans la mesure où c’est l’élément perforant qui dépasse de la ligne de ventre. Dans l’éventualité d’une parabole relative aux éléments composant un javelot véritable, il est à remarquer que le dessin devient relativement explicite avec la représentation d’une pointe logiquement désolidarisée de sa hampe si le lien qui les unit est distendu ou même rompu. Les boyaux déroulés de la bête en seraient l’illustration. Ils sont figurés à l’endroit où on peut les attendre si l’on se réfère à la confection de l’arme. On sait d’autre part que les boyaux de bison pouvaient servir à réaliser d’excellentes ligatures. Dans sa fouille du Passage, André Glory a exhumé en 1958 une sagaie en bois de renne qui portait sur son fût enduit d’ocre rouge des raies visibles qui témoignent des traces d’un lien. Il s’agit indiscutablement d’une information précieuse sur la technologie de construction du projectile paléolithique. Le javelot de la Scène, s’il est en deux morceaux, en est une bonne illustration. Dans cette configuration il était certainement inopérant. Cependant aucune lecture ne semble prévaloir que le tracé soit perçu d’un seul tenant ou bien en deux morceaux. C’est peut-être ce que voulait traduire le peintre en inspirant à l’observateur la dissociation de deux éléments qui, dans la réalité, devaient rester intimement liés : hampe et pointe en bois de renne d’une part, enchaînement des deux phases de l’attaque du faucon d’autre part. Dans le même domaine de réflexion, on sait qu’une sagaie naturellement courbe avait à être redressée, comme devait l’être le piqué terminal du rapace. Le javelot ou le piqué du faucon sont orientés vers leur cible. Mais la question se pose de savoir si le trait ou l’attaque de l’oiseau de proie sont susceptibles de faire mouche. Sur la paroi, la pointe de l’arme n’est pas au contact du pied du signe disjoint qui est la cible à atteindre. Nous avons vu qu’il s’en faut d’une dizaine de centimètres. Autrement dit, la pente suivie par le javelot ou l’oiseau est parfaitement correcte et l’objectif est en vue. La trajectoire doit 79
donc être considérée comme en cours de traversée et très proche de son point d’impact. L’illustration sur le mur en est donnée par une donnée graphique précise. La ligne oblique qui fait figure de javelot n’est pas entièrement enfoncée dans le corps du bison, elle dépasse à l’arrière sous la queue relevée. Les conditions d’une trajectoire efficace sont réunies. Outre la bonne incidence, la puissance de pénétration et la vitesse de propulsion semblent au rendezvous, de plus la cible est très proche (figure 29). Il paraît en aller quelque peu différemment sur la paroi où le relèvement oblique du signe disjoint-cible et l’orientation qu’on peut lui supposer grâce à sa barbelure latérale suggère une trajectoire fuyante, comme une esquive in extremis, peut-être un envol, provoqué par la menace du piqué du faucon saisi dans sa phase terminale. Cette version se base sur la seule configuration du signe disjoint dans l’espace graphique et sur son analogie morphologique, disjonction des segments en plus, avec la partie du tracé traversant la bête et qui dépasse de la ligne de ventre. Il est ainsi possible que l’on ait affaire à l’assaut du faucon sur un autre oiseau qui pourrait être le lagopède puisque celui-ci est une proie naturelle pour le rapace. Dans ce type de situation où le danger est imminent, le lagopède sait compter sur son don de camouflage. Il peut rester immobile, confondu avec l’environnement, jusqu’à son envol tardif qui le rend alors vulnérable. Cependant, on ne trouve pas d’explication satisfaisante au phénomène de disjonction qui affecte le signe sur la paroi. Peut-être traduit-il la mise sous tension brutale des éléments graphiques qui le compose et provoque leur étirement synonyme d’éclatement possible. On retrouve les mêmes signes apposés sur des animaux dans la Salle des Taureaux ou dans le Diverticule Axial. Les contextes sont différents de celui du Puits, on ne peut donc en tirer d’enseignement éclairant sur la disjonction des éléments du signe à l’échelle de la cavité. Dans la grotte, les mêmes formes devraient logiquement recouvrir les mêmes significations. Des sagaies retrouvées dans la grotte portent, gravées sur leur fût, des tracés disjoints analogues. On a vu que certaines d’entre elles avaient pu servir de réglettes au pinceau du peintre. Il est alors certain qu’un élément de compréhension fait défaut dans l’interprétation de l’assaut du faucon sur l’arrière de sa cible. Mais ce qui est à remarquer, c’est que la manœuvre de l’oiseau de proie se solde vraisemblablement par un échec. Les deux trajectoires, celle du javelot et du signe disjoint, ne peuvent théoriquement se croiser si celle de ce dernier matérialise une trajectoire fuyante en oblique. On retrouve le positionnement attribué au signe dans l’espace graphique au chapitre des « Structures de la
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composition ». Il flotte dans l’espace intermédiaire qui sépare le plan du fond duquel il s’écarte pour s’orienter vers le premier plan. A peu près dans le même temps, au-dessus sur la paroi, l’homme-oiseau esquive les cornes du bison puis s’envole. Son obliquité par rapport à la verticale est légèrement différente de celle du signe disjoint, laquelle est plus prononcée, mais les deux inclinaisons vont du même côté. Il faut sûrement appréhender les deux menaces, l’une terrestre avec le bison et l’autre aérienne parfaitement coordonnées entre elles. Elles ont pour cible l’homme-lagopède (voir illustration 29). Ce sont apparemment deux manœuvres qui aboutissent à des fiascos, ce qui les rapproche encore et rehausse d’une certaine manière d’un lustre inattendu la manœuvre de l’homme qui parvient à les esquiver. Pour ce qui concerne le faucon, son échec n’est pas une véritable surprise. Dans la nature il connaît comme beaucoup d’autres rapaces et contrairement aux idées reçues, un taux élevé d’insuccès. Il doit réitérer ses attaques pour parvenir à ses fins, de plus il se fatigue très vite. On peut objectivement affirmer que son mode de prédation n’est pas de tout repos. S’il s’était produit, le contact de la pointe du javelot avec le pied du signe disjoint devait correspondre pour le faucon à la phase de capture ou de percussion proprement dite. Au cours de ce mouvement, à l’issue du piqué terminal, il saisit sa proie avec ses serres ou la percute, ailes ouvertes, pattes tendues vers l’avant. Sur la peinture cet épisode est illustré par une nouvelle double image située à la verticale de la pointe du javelot qui glisse sous les antérieurs raides du boviné. Ses lignes sont constitutives du tracé inférieur du profil de l’herbivore comme l’indique la figure ci-dessous. L’image obtenue évoque toujours vaguement une silhouette d’oiseau figée dans un vol rasant, ailes déployées, incliné à droite, les deux pattes en extension. Sa situation dans l’espace graphique est conforme à l’interprétation que l’on en fait, à savoir une attaque de proximité sur l’homme-oiseau qui s’écarte et bascule dans le vide (illustration 31).
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ILLUSTRATION 31 : Dessin. Double image d’un profil de rapace dans son vol rasant prêt à se saisir de sa proie. On note qu’elle est à proximité immédiate de la pointe du javelot orientée vers le pied du signe disjoint qui figure la cible toute proche.
Il faut encore admettre que la figure n’a qu’un rapport lointain avec une illustration naturaliste, elle n’est qu’allusive. Nous devons insister sur ce point. Dans le Puits, le peintre paléolithique insérait ses doubles images sur des lignes claires, il visait probablement à l’impression d’une double lecture des tracés sur la roche. La première, celle du bison devait paraître évidente à tout observateur. C’est du moins notre avis. Ses lignes ne pouvaient souffrir de déformations excessives ou c’était renoncer à pouvoir lui conserver une certaine ressemblance à une espèce. De ce point de vue, l’excellence de l’exercice est à souligner. Un tel camouflage pictural n’allait pas de soi. C’est dans cet esprit que nous pouvons soutenir que le peintre n’a pas improvisé la mise en place et la forme de ses figures. Nous n’en avons pas exactement terminé avec le piqué du faucon contenu dans l’image du javelot. La métaphore entraîne en effet à d’autres interrogations dans le contexte graphique proposé. La descente, toujours vertigineuse et spectaculaire du rapace dans la nature (le faucon pèlerin est l’oiseau le plus rapide qui puisse être observé 82
dans le ciel au cours de son piqué) n’a certainement pas échappé à l’observation des Paléolithiques. Elle s’exerce évidemment dans le vide de l’espace aérien, comme du reste, la trajectoire du javelot des chasseurs. Dans la Scène, la ligne oblique vue par transparence dans le corps du bison le suggère d’une certaine manière. C’est encore un détail relevé par Jacques Picard. Il faut alors admettre que les organes internes ne constituent pas un obstacle à la traversée de l’abdomen du bison. Le dessin ne contredit pas cette version puisque les boyaux sont répandus à l’extérieur. La question de la relation du tracé oblique, sagaie ou piqué de l’oiseau, avec le décrochement des boyaux est une possibilité que nous avons privilégiée. Le trait emprunte probablement la voie intestinale de l’animal avec un point d’entrée situé vers son orifice anal. Dans ce cas, le rapport du tracé aux viscères ne soulève pas de discussion. Pourtant, la traduction d’une traversée dans un abdomen vidé de ses organes internes ne permet pas de soutenir simultanément que le tracé provoque sur son passage le sectionnement des viscères puis leur écoulement à l’extérieur. On se heurte ici à une difficulté d’ordre chronologique : la vidange de l’abdomen doit être antérieure à la traversée, de quelque nature qu’elle soit, ou bien c’est évidemment renoncer à l’idée qu’elle puisse s’exercer dans un vide. En d’autres termes, il convient d’admettre que le tracé oblique, arme ou piqué de l’oiseau, n’est pas la cause du décrochement des organes internes de l’herbivore. A l’examen de détail du dessin, on observe que le tracé en question passe au-dessus de l’interruption de la ligne ventrale du quadrupède. Cette lacune représente apparemment une plaie ouverte d’où s’écoulent les boyaux. Henri Breuil et Jacques Picard sont du même avis sur ce point. Ce dernier écrit : « En effet, comme le montrent les figures 20 A et B et 22, la sagaie perfore la paroi ventrale clairement plus en avant du point de sortie des intestins… Cette sagaie, quelle que soit sa forme, ne peut avoir provoqué l’éventration représentée. La bisonne a donc subi deux blessures ». Notre point de vue est différent de celui de Jacques Picard. Il concerne sa proposition d’une blessure secondaire provoquée par le javelot. Elle est également implicite chez Breuil. Cette thèse ne se fonde sur aucun indice décelable sur le dessin. La peinture ne montre en effet aucune lésion susceptible d’être liée au passage du trait dans le corps de l’animal. C’est d’ailleurs généralement le cas à Lascaux où nombre de représentations animales portent des tracés s’apparentant à des flèches ou à des crochets. Ils ne semblent nullement affecter les silhouettes concernées. Le bison du Puits ne fait donc pas exception bien qu’il soit généralement cité comme l’un des rares sujets à être figuré blessé. La constatation selon laquelle la sagaie n’est pas à l’origine de la perforation ventrale du bison, ni même à celle d’une deuxième blessure dont
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l’existence apparaît tout de même spéculative, concorde avec le caractère virtuel et non vulnérant que nous lui avons attribué. On est dès lors enclin à penser que la vidange des organes internes du bison est de nature symbolique, simplement destinée à créer un vide intérieur, non fatale pour le boviné. Il est à remarquer que l’écoulement se produit par une ouverture conçue a minima. Ses bords sont proprement découpés, ils ne reflètent pas l’illustration d’une véritable déchirure de l’enveloppe corporelle. Sa forme dans ce cas, devrait être plus anarchique. Au vu du dessin, la réalité d’une large blessure ouverte est tout aussi discutable. Enfin, le relief de la paroi participe à ce schéma. L’abdomen du bison recouvre justement une surface fortement concave. Le creux de la paroi concrétise alors la perte de matière que subit l’animal. Cette version permet de mieux concevoir la traversée de part en part du tracé dans le corps de l’herbivore. Que l’intérieur du bison ait été préalablement « nettoyé » pour permettre un passage dans le vide du tracé oblique est un procédé peu banal et certainement surréaliste. On peut bien entendu le supposer issu d’une combinaison née de la seule imagination débridée de l’artiste. Nous pensons qu’il n’en est rien. Son inspiration, au contraire, est restée liée à l’observation attentive de la nature. La relation de la double image d’un vol circulaire de rapace contenu dans les intestins avec celle d’un piqué de faucon confondu avec le tracé de la sagaie, permet de le concevoir. Cette liaison fait en effet ressortir une chronologie précise. Elle est relative à deux phases caractéristiques du vol de chasse de l’oiseau. Il y a d’abord un vol circulaire au cours duquel le prédateur scrute l’espace environnant, c’est la phase de repérage de la proie. Ce mouvement précède invariablement l’instant de son piqué vers la cible. Nous parvenons donc à vérifier, par le biais des doubles images mises en rapport, que la vidange des intestins pendants (vol circulaire) doit être chronologiquement antérieure au passage du javelot (piqué de l’oiseau) à travers l’abdomen du bison. L’arme ne peut donc être à l’origine de la descente des viscères. Pour le montrer il suffit de se reporter à la double lecture du dessin qui dévoile alors la technique de chasse des rapaces dont le mode, à n’en pas douter, est resté immuable depuis les origines. Si la lance n’a aucun effet destructeur sur le bison, l’interprétation le désignant comme l’auteur du jet, il convient naturellement s’intéresser aux points d’entrée et de sortie de l’arme des contours de l’animal. La voie anale reste privilégiée, pour la raison qu’elle est une voie naturelle. Elle ne suppose donc aucune perforation dans la pénétration du corps étranger à l’intérieur du bison. Son point de sortie sous le ventre doit répondre à la même exigence. Il faut qu’il emprunte une voie naturelle pour 84
n’occasionner, en théorie bien entendu, aucune lésion de l’enveloppe corporelle. Le seul conduit correspondant, placé à cet endroit, ne peut-être alors, que le fourreau. Jacques Picard, suivant un raisonnement différent, a conclu au sexe femelle de la bête. Comme il le fait justement remarquer au début de son argumentation, les préhistoriens n’ont pas fait preuve d’un grand intérêt pour cette question. L’auteur écrit : « Le dessin ne montre pas de sexe mâle ». Nous avons une appréciation différente. Elle tient pour partie à la surépaisseur du tracé de la pointe du javelot qui émerge directement de la ligne de ventre et qui peut illustrer le fourreau. Le détail est susceptible d’avoir été reproduit par André Glory mais on ne peut l’affirmer au vu de son relevé. Les meilleures photographies ne renseignent pas davantage. De toute manière, à l’évidence, la peinture ne permet pas de déterminer immédiatement le sexe du quadrupède. Nous étions sensiblement confronté au même problème pour identifier le sexe de l’oiseau sur le piquet. Il avait pu l’être indirectement par le truchement du sexe de l’homme-oiseau. Nous avions conclu en outre que les deux sujets ne formaient qu’un seul et même individu ce qui revenait à leur attribuer un sexe identique. Pour ce qui concerne le bison, il est possible d’utiliser un autre biais. Bien que l’on ignore l’organisation des sociétés paléolithiques, il est permis de supposer que l’activité de chasse des grands herbivores était un domaine réservé aux hommes. On peut donc présumer qu’ils fabriquaient aussi leurs armes puisqu’ils en étaient les utilisateurs chevronnés. De telles occupations portaient certainement l’empreinte du mâle dans la répartition des tâches au sein des groupes. Dans de nombreuses mythologies la lance est un symbole phallique. Il pouvait en être de même au Paléolithique supérieur. De fait, la thèse selon laquelle le javelot est projeté par la queue en fouet du bison, autre symbole phallique, implique que l’animal représenté est de sexe mâle. Si l’on tient compte de la métaphore du javelot et du faucon, il est établi que quatre figures de la Scène sont des mâles : l’homme, le bison, l’oiseau sur le piquet et le faucon. Il reste à formuler une dernière remarque sur la trajectoire du javelot dans le vide intérieur de l’abdomen du quadrupède. Assimilée au piqué d’approche du faucon, cette phase du vol de chasse de l’oiseau devient théoriquement invisible pour un regard se trouvant à l’extérieur des contours de l’animal. Pour la proie, la menace ne se dévoile qu’au moment du piqué terminal. Celui-ci correspond à la partie de l’arme qui dépasse de la ligne ventrale très épaisse en ce point du dessin. Le tracé à découvert est court. Il traduit peut-être une attaque rapide et sournoise. 85
Dans la nature, l’attaque du faucon se doit d’être foudroyante comme devait l’être la trajectoire du javelot. Une partie de l’arme, vers la hampe, est aussi occultée par l’effet paroi. Le relief escamote véritablement la partie arrière de la silhouette du bison. Il est du à la convexité du support rocheux située à la hauteur de son épaule. Nous avons précédemment abordé cette particularité à propos de la visée de l’œil à la pupille vers l’arrière-train. Au bout du compte, dans la version proposée, les contours du bison jusqu’à son anatomie interne sont imprégnés de l’essence du volatile. Un schéma très proche affecte l’homme-oiseau. Chez l’herbivore, ils sont ceux des rapaces : le milan royal, le faucon pèlerin, et éventuellement l’aigle en raison de l’emprise de la figure qui se confond avec le profil avant jusqu’à le recouvrir entièrement. Ce sont autant d’espèces que l’on peut regrouper en une seule, sous l’égide d’un même individu. Il est possible de l’établir en reliant entre elles des différentes phases de vol identifiées : un vol plané circulaire qui constitue l’étape de repérage de la proie, un piqué d’attaque précédé d’un vol de placement, un assaut de proximité, ailes ouvertes, pattes tendues, enfin un battement d’ailes qui peut illustrer une ressource. Ces configurations se complètent, elles illustrent ensemble le vol de chasse du rapace, elles traduisent une unité d’action décomposée en quatre phases. Le procédé de la double image particulièrement mis en œuvre sur le bison du Puits montre les capacités de l’artiste à concevoir et à réaliser un ensemble graphique complexe. Il peut paraître surprenant pour l’époque. La même technique fut utilisée par les peintres se réclamant du mouvement surréaliste au XXe siècle. Ils redécouvrirent les œuvres d’Arcimboldo, peintre du XVIe qui utilisait des plantes, des fruits ou des animaux pour former des têtes anthropomorphes. Cette forme d’expression picturale n’est donc pas nouvelle et il ne faut certainement pas écarter l’hypothèse qu’elle put être pratiquée au Paléolithique supérieur. Une exposition s’est tenue en 2009 dans les Galeries nationales du Grand Palais à Paris avec pour thème, « Une image peut en cacher une autre ». Elle mettait en scène des œuvres de la Préhistoire à nos jours, avec, pour le Paléolithique, des vénus (représentations féminines) dont la plupart sont datées de plus de 20 000 ans. A notre avis, le bison du Puits aurait pu y figurer en bonne place. Il n’y a donc pas d’anachronisme flagrant à adopter cette idée pour des temps reculés, sauf à confondre les motivations des uns et des autres. Celles du peintre paléolithique devaient être bien différentes de celles des surréalistes du XXe siècle. On peut penser toutefois que l’intention de dissimulation leur était commune.
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« Corps en morceaux qui se lit comme un collage d’éléments disparates ». Nous aurions pu formuler cette proposition à propos de la construction du bison du Puits. Il s’agit pourtant d’un court extrait du commentaire qui accompagne la présentation de la copie de la Scène. Elle se trouve actuellement au musée du Thot près de Montignac. La citation émane de Renaud Sanson, auteur des fac-similés de la grotte dont la connaissance par le détail de l’œuvre du Puits est certaine. On peut alors s’interroger sur le point de savoir si le plasticien n’a pas à son tour soupçonné, au cours de sa reconstitution, l’existence de doubles images sous-jacentes au profil de l’herbivore. Mais le mieux serait certainement de lui poser la question. A ce stade de l’interprétation, au bilan, la double agression déjouée par l’homme-oiseau ne dédramatise pas pour autant l’atmosphère qui prévaut dans la composition. La menace du bison est clairement figurée, l’autre plus sournoise et rapide comme l’éclair est tout aussi redoutable. Les préhistoriens admettent généralement que le bison des œuvres d’art préhistoriques est le Bison priscus vivant dans le milieu ouvert de la steppe. Il disparut comme d’autres espèces à la fin du Paléolithique supérieur. Deux races vivantes passent pour ses modestes descendants : le Bison bonasus d’Europe et le Bison bison d’Amérique. Le premier est plus puissant mais n’atteint pas cependant la morphologie impressionnante de son ancêtre dont les restes fossiles, voire les cadavres, ont été retrouvés en Sibérie. Le Bison priscus devait être une véritable force de la nature. On peut se risquer à imaginer le comportement de l’animal fossile dans son environnement. Il devait être proche de celui des bisons actuels. C’était un ruminant paisible vivant en troupeaux d’importance variable, doué d’une ouïe et d’un odorat développés. Les plus fragiles, les jeunes ou les plus âgés pouvaient craindre les prédateurs comme les bandes de loups ou de lions, l’ours peut-être, enfin l’homme. Comme beaucoup de ruminants, le Bison priscus n’était pas naturellement agressif. Ses réactions aux attaques étaient en revanche meurtrières pour l’assaillant. A son approche, l’intrus risquait sa charge lourde et imprévisible. La puissance de ses cornes laissait peu de chances à ses adversaires, son piétinement était aveugle. Le chasseur de Lascaux l’a croisé, isolé ou en troupeaux. L’affrontement a pu avoir lieu, par nécessité alimentaire ou bien accidentellement. La proximité de la bête présentait donc de grands risques. Les chasseurs ne disposaient d’aucune arme susceptible de la terrasser et de provoquer sa mort instantanée. La Scène du Puits est encore exceptionnelle sur ce plan. Quelle que soit la signification que l’on attribue à la composition, l’homme se trouve assez certainement en situation de péril. C’est d’ailleurs l’opinion la plus 87
répandue. Le mode de vie des chasseurs des temps glaciaires les exposait à de multiples dangers mais il va de soi qu’ils savaient le plus souvent les anticiper. On peut donc être convaincu que la Scène du Puits ne reflète pas une rencontre banale. L’œuvre ne révèle pas les circonstances qui entourent la rencontre de l’homme avec l’animal. Pour rester au plus près des données de la composition, elles pourraient simplement ne pas avoir à être imaginées. En d’autres termes, cela revient à considérer que la créature s’est délibérément placée devant l’herbivore. La manœuvre peut passer pour suicidaire. Il est cependant possible de nuancer cette appréciation : il faut alors se placer dans le cas où l’hommeoiseau sait ne pas avoir à redouter la charge du quadrupède. Le risque dans cette hypothèse se limite à celui de la pointe des cornes orientées dans sa direction. Au bord de l’à-pic sur lequel il se trouve, il n’a pas à redouter la charge. Il trouve de plus, le moyen de fuite par les airs. Nous considérerons provisoirement cette version où l’homme provoque la situation dans laquelle il se trouve. C’est assurément lui accorder du courage sinon de la témérité, mais au plan d’un certain anthropocentrisme ce n’est pas si étonnant. Il y a au centre du dispositif graphique un subtil jeu d’équilibre qui se joue entre l’homme et le bison et au sein duquel le peintre a semblé cultiver le paradoxe : ─ L’homme, terrien par nature, se transforme en oiseau et s’élance dans les airs. ─ L’une des armes principales du bison réside dans la charge, mais sur la paroi il en paraît incapable. Le mouvement n’est esquissé qu’à travers sa tête rabattue. ─ L’animal propulse le javelot. Dans la réalité c’est l’arme du chasseur. Les rôles sont inversés, l’homme est désarmé. Il affiche de plus une nudité invraisemblable dans le contexte climatique de l’époque. ─ La toison de l’herbivore contient du poil et de la plume, c’est une livrée inimaginable chez les animaux. Il partage encore son œil gauche avec celui du rapace. Il devient ainsi paradoxalement doté de ce côté d’une vue perçante. ─ Le bison est un éventreur en puissance, c’est pourtant lui qui paraît éventré. Dans son livre L’Art des Cavernes (1979), Denis Vialou écrit sur le thème : « L’arroseur arrosé créa le comique cinématographique : une action conduisant à l’effet inverse de celui attendu. 17 000 ans auparavant, un dessinateur humoriste ou un conteur épique illustra l’histoire sanglante du chasseur chassé, au plus profond de la grotte de Lascaux, dans le Puits ». 88
La référence cinématographique de l’auteur pourrait également valoir pour le bison logé à la même enseigne du paradoxe que l’homme-oiseau. Sous cet aspect, les protagonistes de la composition du Puits présentent bien des convergences.
LA DIMENSION AERIENNE DE L’AFFRONTEMENT Il est difficile de procéder à la dissociation des éléments terrestres et aériens sur les dessins de l’homme et du bison tant ils paraissent imbriqués l’un dans l’autre. L’indifférenciation est d’autant plus surprenante, que dans la perception ordinaire du monde sensible, les deux domaines sont séparés. Dans le Puits ils paraissent en osmose. On peut être tenté de la sorte d’exclure de la composition toute idée de relation à un vécu, à une expérience humaine ayant existé et d’y voir plutôt l’illustration d’un monde des esprits, d’une sphère imaginaire ou de légende comme le proposent les partisans des thèses chamaniques ou ceux qui adoptent l’explication du mythe. Ce qui peut sembler extravagant dans la forme ne relève pas obligatoirement du surnaturel ou de l’épique selon le principe que la pensée métaphorique permet d’exprimer une idée ou des faits par combinaisons d’images qui traduisent la réalité différemment. En reprenant l’exemple de l’allégorie du javelot et du faucon, les deux termes du discours graphique correspondent à des réalités indépendantes l’une de l’autre. Cependant, elles peuvent très bien se confondre dans la métaphore du piqué, trait commun à l’arme et au volatile que l’on suppose en relation. Au résultat, le peintre fait figurer une arme fantastique qui dépasse largement l’effet produit par une arme vraie. En première analyse sa compréhension devient alors hermétique. Il n’y a qu’un pas à franchir pour y voir une lance légendaire. Dans le même ordre d’idée, il est impensable qu’un bison puisse projeter un javelot. Il n’en demeure pas moins que le fouetté de la queue traduit un geste technique incontournable dans le maniement de l’arme. Les jeunes chasseurs devaient en faire un apprentissage assidu. Il en allait de la subsistance des peuples vivant de la prédation des grands herbivores. C’est au plan des métaphores que se jouent le sens et la portée du schéma combinatoire qui est proposé. Jacques Picard a une lecture peu différente. Il considère simplement que le caractère irréaliste, emphatique ou mystérieux de certains éléments se réfère à des paraboles épiques ou mythiques. Elles le conduisent en définitive à s’opposer à l’interprétation narrative et réaliste de H. Breuil. On se gardera d’écarter ces pistes à ce stade de la réflexion mais il est vrai que les doubles images que l’on vient d’extraire de la composition modifient considérablement les données de l’étude de la Scène.
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Les têtes de l’homme et du bison ont un point en commun. Elles sont dotées de deux yeux. Chez le second, l’organe droit, celui opposé à l’observateur, est une protubérance noire logée sous la corne en forme de croissant. Le gauche, bien visible et répertorié par les préhistoriens, est détaillé avec la figuration de la pupille. Il occupe une cupule de la paroi. Si le premier peut passer pour naturaliste puisque son dessin se rapproche du globe oculaire généralement proéminent chez les bovinés, l’autre en creux ne l’est assurément pas d’après ce critère. Ce détail, où l’utilisation d’un accident naturel de la roche est certainement volontaire (il y a d’autres exemples à Lascaux où le relief a été mis à profit dans la représentation des yeux), ne surprend pas d’une certaine manière puisque l’œil en creux est commun au bison et au rapace qui le recouvre. Chez les grands rapaces, l’organe de la vue est protégé par une arcade sourcilière marquée, il n’est pas saillant. Cette particularité morphologique concourt à la sensation de regard inquiétant ou lugubre de l’oiseau dans la nature. André Glory a reproduit semble-t-il l’arcade sourcilière en question par un tracé courbe au-dessus de l’œil. Il découle du montage graphique mis en évidence, la conséquence logique que l’herbivore puisse connaître un net déséquilibre visuel. Il présente un œil droit doté d’une acuité ordinairement moyenne voire médiocre, propre aux bovinés, et un œil gauche doté d’une pupille incomparablement plus puissante. En bref, à travers l’organe de la vue du rapace qui lui est superposé, le bison voit mieux de l’œil gauche que de l’œil droit. Cette dissymétrie se retrouve encore dans la forme des sabots avant et peut-être même des pattes arrière. Nous avons justifié ces distorsions par l’existence de doubles images. Dans le bestiaire de Lascaux, la figuration des deux organes de la vue sur des têtes vues de profil est plutôt rare bien que les rabattements à 45° d’organes pairs comme les cornes soient fréquents. Cette technique est qualifiée de perspective semi-tordue. On peut rapidement passer en revue les rares cas où les deux yeux des animaux sont représentés à Lascaux. Brigitte et gilles Delluc signalent un cheval du panneau de la Vache noire. Un autre cas intéressant est noté par Norbert Aujoulat, il se trouve sur l’un des Grands Aurochs de la Rotonde mais il est assez difficile à détecter. Nous ajouterons, les deux yeux d’un cheval rouge situé au fond du Diverticule Axial mais dont l’un n’est curieusement jamais décompté. Il ne faut pas considérer les deux yeux en forme de larme de la gravure Ovibos-cheval de l’Abside car leur représentation résulte de l’agglomérat de deux espèces animales identifiables.
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Il convient de préciser que chez les animaux figurés en teinte plate, notamment chez les équidés, l’œil est le plus souvent absent. La représentation des deux organes sur le même animal ne peut donc simplement résulter de la recherche par les artistes d’un effet de profondeur ou de perspective puisque parmi les innombrables représentations soumises aux mêmes canons graphiques, l’œil unique semble la règle lorsque l’organe est figuré bien entendu. Sur le même thème, Lascaux offre encore un autre cas de figure avec deux yeux représentés du même côté de la tête. André Leroi-Gourhan le signale dans sa description du panneau de l’Empreinte : Lascaux Inconnu : « Les réfections des yeux et des oreilles, parfois même de la tête entière, sont particulièrement frappantes : le cheval 5 a, de ce fait, deux yeux du même côté de la tête et trois oreilles, le 6 a également comme le n° 10 deux yeux, le 9 possède au moins cinq têtes et trois crinières». Ainsi, il n’est pas excessif d’affirmer que la représentation des deux organes de la vue dans le bestiaire reste exceptionnelle. C’est également vrai à l’échelle de l’art pariétal paléolithique tout entier. Le montage sur la tête du bison d’un œil plus puissant que l’autre découle de la présence de l’organe du rapace qui lui est superposé. Il lui permet d’opérer l’ajustement précis de son arrière-train. Mais la combinaison suppose encore, en pratique, que l’œil à la pupille se trouve sous un éclairage suffisant à son fonctionnement dans le cadre d’une visée. Il importe peu que l’organe soit indifféremment perçu comme celui du rapace ou de l’herbivore. L’ajustement de l’œil, dans ce cas particulier, ne peut se concevoir que dans une ambiance claire. Elle est ici, implicite. Du reste, l’homme-oiseau qui pointe du haut de sa silhouette l’œil de l’oiseau sur le piquet évolue assurément dans la même atmosphère. C’est donc une grande partie de la composition qui se trouve sous un même éclairage. L’orientation de l’œil à la pupille qui opère la visée, peut même indiquer la direction d’où émane la source lumineuse. Elle se situe vraisemblablement vers la partie arrière de l’animal. Dans le schéma d’une source lumineuse située à la droite du panneau, près de la queue du bison, d’après son orientation sur la paroi, le rapace fait face à la clarté. L’herbivore pour sa part, dont la tête pivote vers l’arrière, n’expose que son côté gauche à la source lumineuse. L’autre côté reste naturellement plongé dans l’ombre. Chez le quadrupède, une telle disposition vient à l’appui du déséquilibre visuel que nous lui avons reconnu plus haut. En effet, ses yeux baignent dans des ambiances lumineuses différentes. Au chapitre traitant des lampes à graisse nous avons montré que, dans le Puits plus qu’ailleurs dans la caverne, l’éclairage des lieux tient une place prépondérante dans la technique de construction de l’œuvre. 91
Cette fois, c’est de l’intérieur du dessin que l’interprétation renvoie sur le même thème, c’est-à-dire celui de la lumière. Il faut peut-être admettre alors que les lampes à graisse retrouvées en nombre important au fond du Puits, au-delà de leur fonction utilitaire, ont recouvré un caractère plus symbolique en se substituant à une source lumineuse comme la lumière du jour par exemple. Cette nouvelle donnée est à intégrer dans l’interprétation de la Scène. Ce n’est pas impensable quand on songe que le bison abrite des doubles images relatives la dimension de l’espace aérien. L’option solaire amène à formuler plusieurs remarques. De l’observation du mouvement apparent du soleil dans le ciel découle la connaissance des points cardinaux et la prise en considération de la formation de l’ombre. Dans ce domaine, le dessin du bison se prête à un exercice d’orientation. Si l’œil gauche de l’animal (celui doté d’une pupille) est théoriquement éclairé par la lumière du jour comme on vient de le voir, et que son orientation par rapport à l’astre virtuel n’est pas aléatoire, on peut considérer que la source lumineuse, qui se situe vers l’arrière de l’animal, devient un pôle Sud. Dans l’hémisphère nord en effet, la trajectoire décrite par le soleil dans le ciel se produit invariablement au sud. De plus, quelles que soient les saisons, à son zénith l’astre se trouve à la verticale du même repère terrestre si l’on réitère l’observation au même endroit. C’est une constante particulièrement remarquable dans le cycle de l’astre. Il est difficile de penser que les Paléolithiques ne l’aient pas remarqué. C’est l’observation astronomique la plus simple à effectuer, la plus évidente à établir. Au moment du midi solaire, les ombres portées au sol s’étirent au plus court dans la journée. Elles indiquent la direction opposée à celle du sud. Il s’agit de celle du nord géographique. Suivant ce schéma, le corps du bison est orienté sud/nord, avec la queue située au sud et les cornes au nord. L’axe est/ouest (lever et coucher solaire, variables sur l’horizon suivant les saisons) vient facilement compléter l’orientation. Pour l’animal, l’est se trouve à droite et l’ouest à gauche, comme l’indique le dessin ci-dessous (illustration 32). On remarque alors que la barbe du bison devient correctement placée si elle figure une touche d’ombre reproduite au moment du midi solaire. On pense à une nouvelle double image. C’est l’instant de la journée où l’ombre est la plus courte, elle indique très précisément le nord géographique.
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ILLUSTRATION 32 : Dessin. Orientation du corps du bison sur la paroi suivant un axe sud/nord. La barbe qui demeure en place malgré le mouvement de la tête figure une ombre portée. L’Œil droit du bison se trouve également dans l’ombre, son œil gauche est dans la lumière, il est dirigé vers le sud. Ces coordonnées spatiales sont arbitraires. Aucune lumière naturelle ne pénétrait dans le Puits au moment de sa décoration.
Dans ce montage, la tête du bison pivote évidemment à gauche au moment du zénith. Sa face devient éclairée par la lumière dont la source se trouve au sud, vers la queue. L’œil à la pupille regarde dans la direction du sud, l’autre est plongé dans l’ombre. La proposition d’une orientation de l’ensemble du panneau suivant les points cardinaux, car il faut considérer que cette organisation s’applique à toutes les figures, constitue un référentiel spatial qui vient prendre place en milieu obscur, au plus profond de la cavité. Il s’agit du lieu où, précisément, le phénomène de désorientation est le plus sensible. Il fait supposer que le dispositif s’inspire d’un système de coordonnées parfaitement maîtrisé par les Paléolithiques dans leur environnement ordinaire. Leur capacité à le concevoir dans un lieu enfoui où ne pénétrait aucune lumière naturelle, l’atteste. L’hypothèse solaire renvoie à présent vers le deuxième volet de l’interprétation. L’exposé gravite jusque-là autour de la mise en évidence d’une expression picturale caractérisée par des rapports de formes décelables dans une série d’images secondaires. Il ne faut pas perdre de vue que la Scène du Puits, certainement emblématique au sein de l’iconographie de la grotte, revêtait pour les Paléolithiques une signification d’une autre envergure que celle produite par des jeux graphiques, si sophistiqués soient-ils. En outre, à ce stade de l’étude, il n’est toujours pas permis de saisir la manière de les utiliser dans la perspective de leur rattachement à un discours graphique cohérent. 93
La proposition d’une orientation de la composition suivant les points cardinaux ouvre sur la possibilité d’élargir le cadre interprétatif à une autre dimension. En effet, l’hypothèse de la mise en place d’une orientation, dont on ne perçoit pas immédiatement la pertinence en milieu obscur, laisse entrevoir que la Scène se rapporte à un espace réel, dans lequel, l’observation de la course du soleil dans le ciel sert à l’établissement de repères géographiques précis. En d’autres termes, il convient de considérer que l’œuvre contient les éléments d’une transposition de l’espace terrestre et aérien qui sont ceux du milieu extérieur au souterrain. Nous avons anticipé sur ce point en postulant que le face à face de l’homme et du bison se déroule au bord d’un à-pic comme une référence à un site existant dans la réalité. Le concept de transposition terrestre dans l’iconographie la grotte se heurte cependant à une difficulté inhérente à la thématique de l’art pariétal lui-même. Il ne contient pas d’illustration de ligne de sol, de ciel, de paysages ou de végétaux. Les animaux flottent sur les parois comme s’ils évoluaient dans un espace éthéré. En l’absence de cadre, il est ainsi difficile de montrer que les artistes paléolithiques aient pu intégrer en filigrane de tels éléments dans leurs schémas graphiques. Comme on l’a précédemment rapporté, la disposition des images sur les surfaces rocheuses à Lascaux suggère rapidement la référence à des lignes de sols. Elles sont souvent qualifiées d’imaginaires par les préhistoriens. Les animaux apparaissent en effet, dans beaucoup de cas, d’aplomb sur leurs appuis. Ils suivent la morphologie des parois. C’est très sensible en maints endroits de la grotte. Dans la Salle des Taureaux ou le Diverticule Axial, la roche encrassée en partie basse par l’argile, peu propice à la décoration, constitue une référence horizontale sur laquelle reposent les sabots des animaux. Parfois la profondeur de champ est même suggérée. C’est donc qu’il existe une certaine forme de représentation de l’espace dans l’art de Lascaux. La question reste de savoir si cet espace peut s’identifier à une aire reconnaissable appartenant au milieu extérieur à la caverne. Les préhistoriens en sont convaincus : la perception du plan rocheux par les artistes paléolithiques n’a pas été celle d’un simple support d’images, c’est un fond où interviennent les reliefs et la teinte des parois. Il s’agit d’un substrat exploité dans ses trois dimensions, à différents niveaux, de la cupule suggérant un œil à la dimension d’une salle ou d’un couloir. Les dernières théories chamaniques l’assimilent par exemple à une membrane séparant le monde réel de celui des esprits. Il est certain que l’espace pariétal ne se confond pas avec la toile de nos peintres. Le dispositif reste à interpréter car il n’est manifestement pas neutre.
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Pour Denis Vialou, l’espace graphique paléolithique est abstrait, symbolique, il est doté d’une signification propre (L’art des cavernes). Il semble, de fait, ne pas établir de lien direct avec l’espace extérieur bien qu’il précise que la relation à la verticalité et à l’horizontalité est présente dans la plupart des représentations. Dans la conclusion de son livre, Norbert Aujoulat oppose le milieu clos de la caverne avec sa décoration organisée à celui de l’espace extérieur « illimité et chaotique ». Les partisans des thèses chamaniques les plus récentes perçoivent pour leur part l’espace souterrain comme le monde des esprits, lequel présente autant de réalité que le monde sensible chez les adeptes de la croyance. L’univers est étagé, avec un monde spirituel d’en haut, situé à l’extérieur de la caverne, au-dessus des activités quotidiennes de la communauté, et un monde spirituel d’en bas, localisé dans la grotte où se déroulaient les activités rituelles et artistiques ainsi que les quêtes de visions par les chamanes dans les fonds. Il s’agit du fonctionnement des sanctuaires paléolithiques que propose David Lewis-Williams dans L’esprit dans la grotte. Dans son interprétation, les parois rocheuses sont perçues comme des membranes permettant le passage d’un monde vers l’autre. Ici, la théorie écarte certainement l’idée d’une correspondance entre le milieu souterrain et l’espace extérieur. André Leroi-Gourhan avait une opinion encore différente. Elle est orientée vers une relation entre les deux milieux. Il l’a exprimée en 1966 dans un article du bulletin de la Société Préhistorique Française intitulé : Réflexions de méthode sur l’art paléolithique : « Il serait intéressant de rechercher les traces de la vision des espaces fermés dont disposaient les Paléolithiques : tente, sous-bois, clairière etc., et l’usage qu’il en a fait dans sa transposition souterraine, car il n’est pas impossible qu’il existe une certaine coïncidence topographique entre, par exemple, bison-prairie-paroi large ou félin-fourré-étroiture ». On ne saurait manquer de citer sur ce thème les travaux de Max Raphael. Il a publié ses analyses sur l’art des cavernes ornées en 1945 dans l’ouvrage intitulé Prehistoric Cave Paintings. Pour ce théoricien de l’art, l’absence de cadre n’est pas la preuve de l’absence de toute relation à l’espace sensible dans l’iconographie souterraine (L’Art Pariétal Paléolithique, éd. Kronos, 1986). Enfin, les interprétations cosmiques font appel à un autre type de transposition de l’espace quand certains points des panneaux peints sont censés illustrer une cartographie du ciel nocturne. Chantal Wolkieviez soutient cette thèse (Lascaux et les astres, Les Dossiers d’archéologie, hors-série N° 15, juin 2008). Elle considère dans sa théorie explicative qu’au moment de la mise en place de la décoration du Puits, l’entrée secondaire de la cavité était ouverte 95
offrant ainsi une source de lumière de ce côté en l’occurrence à l’ouest puisque l’ancien porche aujourd’hui effondré de la Grande Diaclase s’ouvre dans cette direction. Elle en déduit que le panneau peint est orienté en fonction du coucher solaire équinoxial. Il se trouve qu’un passage ouvert à l’ouest au moment de la venue des peintres, presque certain selon ses termes, reste largement du domaine de la conjecture. De nombreux spécialistes considèrent toujours que le Puits constituait un cul-de-sac pour les Paléolithiques ce que confirme l’archéologie des lieux. Le sol d’occupation Magdalénien se limite au panneau peint, des traces signalées par Annette Laming-Emperaire et Franck Windels ou encore Maurice Thaon sur les parois du haut du Puits montrent que des passages s’effectuaient depuis l’Abside. Nous avons exposé ces éléments au chapitre « L’accès au Puits ». Ce sont des données objectives, aussi est-il difficile d’admettre que l’orientation de la cartographie du ciel nocturne en question, en l’absence d’une source de lumière naturelle au fond du Puits, puisse contenir quelque part de réalité. En définitive, que l’espace de la caverne ait une signification propre, qu’il tienne de l’espace terrestre ou de son opposé, du monde des esprits ou de la voûte céleste, l’idée qu’il puisse se confondre avec un double transcendé du monde sensible, même en l’absence de toute illustration, n’est pas à écarter. C’est à peu près l’ambiance dans laquelle semble baigner la composition du Puits à travers l’utilisation de figures doubles sur le bison et du procédé de dédoublement de l’homme-oiseau et de l’oiseau sur le piquet. Ainsi, dans le contexte souterrain du Puits, éclairé par la lumière des lampes à graisse, le positionnement de points cardinaux sur la fresque ne peut-il être qu’arbitraire. Il ne correspond pas à des relèvements astronomiques vrais de l’astre solaire dans le ciel. Il est indépendant de l’orientation géographique de la grotte, c’est un référentiel spatial fictif élaboré en milieu obscur. Dans la caverne l’orientation de l’espace est à inventer ou à réinventer mais l’exercice n’est pas anarchique, il répond à une méthodologie. Bien entendu, la mise en place arbitraire de points cardinaux, autour desquels s’organisent les personnages de la Scène, si elle dessine les contours d’un espace virtuel, ne signifie pas pour autant l’absence de références à la réalité du monde extérieur et à certaines particularités de sa géographie. L’hypothèse que l’on pose va tenter de le montrer. Pour avancer dans cette voie, il est indispensable que l’œuvre soit en mesure de livrer quelque d’indice permettant la localisation d’un lieu que l’on supposera naturellement situé aux alentours de la colline de Lascaux.
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L’endroit à déterminer, s’il existe, doit donc être suffisamment proche de la caverne pour être retenu comme significatif. Pour reprendre l’hypothèse de la bascule arrière de l’homme-oiseau dans le vide devant la menace des cornes du bison, puis son esquive et sa fuite par la voie des airs, on a vu qu’il est nécessaire de supposer que la Scène se déroule au bord d’un à-pic. Ce point particulier retient doublement l’attention dans l’esprit de notre recherche. Au moment de sa découverte en 1940, les peintures du Puits se trouvaient entièrement situées sous un auvent d’argile particulièrement fragile. Il fut rapidement détruit lors de la découverte. La localisation de l’œuvre dans un recoin si difficile d’accès laisse entendre qu’elle y a été dissimulée. C’est la conclusion à laquelle l’on parvient dans l’étude. Mais il peut y avoir une seconde bonne raison à sa réalisation à cet emplacement si singulier. L’endroit présente un caractère original en ce sens qu’il se situe sous un surplomb, celui que formait le balcon argilo-sableux et qui constituait le passage obligé des paléolithiques vers la base du Puits. Parallèlement, il est troublant de remarquer que l’analyse de la Scène a renvoyé, dans l’étude de sa construction, vers une ligne de partage verticale située en son centre et qui scinde l’œuvre en deux volets. On est enclin à penser que la coïncidence n’est pas fortuite pour la raison que la topographie des lieux a pu influencer la mise en place du dispositif graphique. Autrement dit, le décalage en hauteur des figures dans la composition, bien qu’il soit modeste sur la paroi, fait d’une certaine manière écho à la différence de niveau qui existe entre le haut et la base du Puits. On ne parvient pas à établir de rapport plus direct entre la construction de l’œuvre, son emplacement et la configuration des lieux à cet endroit. Le caractère fortuit de ce rapprochement est possible. Il concorde toutefois avec l’appréciation de préhistoriens qui considèrent que la morphologie des souterrains a été déterminante dans la construction des dispositifs pariétaux. Denis Vialou l’exprime dans un article des Dossiers d’archéologie, septembre 1990 : « Dans Lascaux, l’architecture naturelle a totalement déterminé et orienté la construction symbolique des peintres et des graveurs ». Le préhistorien considère que la topographie de la grotte dans ses grandes divisions, salles, couloirs, passages bas, a influencé directement la structure des dispositifs pariétaux dans leur dimensionnement, comme dans leur thématique. On sait aussi que la forme, la couleur des supports rocheux ont souvent été mises à profit par les peintres et les graveurs dans l’exécution des œuvres. 97
Il n’est donc pas si hypothétique de considérer que la dimension verticale tient une place dans l’œuvre. Si l’on interroge en second lieu la géographie locale de la colline de Lascaux, où le paysage minéral a vraisemblablement peu changé depuis le paléolithique, aucun relief significatif n’est susceptible de satisfaire au critère de la ligne verticale terrestre. A hauteur de Montignac, la Vézère coule nord/est-sud/ouest sur le fond large de la vallée. Les reliefs sont doux, ils n’offrent pas d’abrupts. En élargissant le cercle de la recherche à quelques kilomètres vers l’aval, il en va différemment. Le cours d’eau devient méandreux et l’on voit rapidement apparaître de hautes falaises calcaires bordant le lit de la rivière. Il y a à une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau de Lascaux un site particulièrement remarquable par ses dimensions gigantesques. C’est le premier qui retient véritablement l’attention en longeant la rivière vers l’aval depuis Montignac. La Roque St-Christophe est une barrière rocheuse, située sur la rive gauche à l’à-pic de la Vézère. Ses falaises s’étirent sur plusieurs centaines de mètres, elles atteignent la hauteur de 80 mètres. L’endroit est un repère géographique d’importance dans la vallée. Des terrasses en pleine paroi forment des abris. Ici, l’occupation humaine s’échelonne sur plusieurs dizaines de milliers d’années. Le site devait être stratégique, il pouvait autant servir de refuge que d’observatoire. L’habitat troglodyte est l’un des plus importants d’Europe. On est naturellement porté à considérer que la Roque St-Christophe répond au critère de notre recherche d’autant que l’orientation de la falaise est donnée nord/est, elle est assez proche de celle de l’à-pic virtuel de la Scène du Puits. Celui-ci se trouve en effet au nord selon nos points cardinaux. Ce type de relief est aussi favorable pour certains rapaces. Ils y nichent en dominant le paysage. Depuis les terrasses s’étirant au long des parois verticales ils étaient observés assez précisément. Pour l’anecdote, il paraît que le faucon pèlerin hante de nos jours les hautes falaises de la Roque St-Christophe. Elles ne sont cependant pas les seules à pouvoir lui convenir. Il serait exagéré d’asseoir une conviction sur de tels indices et nous ne soutiendrons pas que la Scène du Puits s’y rapporte à coup sûr ou encore qu’il s’agit du lieu de vie des artistes qui ornèrent la grotte. D’ailleurs, par définition, la référence à un site terrestre dans la Scène ne peut être qu’allusive. Il est possible en revanche de nourrir deux certitudes. En raison de la faiblesse des distances considérées, les peintres et les graveurs de Lascaux connaissaient les falaises de la Roque St-Christophe. Au plus près de la grotte dans la vallée, c’est le relief le plus spectaculaire 98
qu’il soit possible d’observer. On peut encore affirmer qu’il répond idéalement, plus qu’ailleurs, à la mise en rapport des deux espaces, le terrestre et l’aérien. Par ailleurs il est difficile de nier qu’à Lascaux, l’expression artistique est empreinte d’un penchant pour le spectaculaire lorsque les lieux le permettaient. Les Aurochs Géants de la Rotonde atteignent et dépassent même les 5 mètres de long sur une bande graphique de plus de 20 mètres où ils sont disposés en arc de cercle. Sans forcer le trait, la vision panoramique qui s’offre au visiteur est formidable. L’œuvre monumentale est unique dans l’art des temps glaciaires. Le couloir qui est adjacent, plus confidentiel, est couvert de peintures jusque sur la voûte dans son premier compartiment. Les Magdaléniens durent ériger des échafaudages dont les trous de fixation ont été retrouvés à la base des parois décorées pour les réaliser. Il est clair que les moyens déployés ont correspondu à un ambitieux projet décoratif, l’un des plus remarquables connus à ce jour pour le Paléolithique supérieur. Il a de l’ostentation dans l’art de la caverne. Ainsi, la propension pour le spectaculaire des artistes de Lascaux, si elle devait être reliée à une géographie particulière des environs de la grotte désignerait assez certainement le site de la Roque St-Christophe. Nous admettrons cependant, en l’absence d’indice plus probant, qu’il s’agit d’un rapprochement fragile. Si l’on fait à nouveau référence au système de coordonnées proposé, l’orientation sud/nord du bison indique que le basculement de l’hommeoiseau sur le côté qui fait suite à son renversement, s’effectue d’est en ouest. Il est permis alors de supposer qu’à l’amorce du mouvement, la créature se trouvait face à l’herbivore dont la tête baissée et pivotante sur côté suit la manœuvre. La trajectoire de l’homme-oiseau a été précédemment détaillée : son évolution vers un vol plané descendant sur l’aile, la visée qu’il opère simultanément vers l’œil de l’oiseau sur le piquet, enfin son posé en contrebas situé sur un plan différent de celui du bison. L’espace virtuel dans lequel se déroule la Scène ne permet pas d’estimer la valeur de l’écartement des deux plans dans une transposition terrestre. Il y a deux possibilités : considérer que le lieu du posé se trouve à la base de l’àpic depuis lequel l’homme-oiseau s’élance, ou bien envisager qu’il en soit éloigné. Deux motifs incitent à pencher pour la seconde éventualité. Le premier est relatif à la visée de l’homme vers l’oiseau par le truchement de sa phalange détachée de sa main droite. Le geste peut aussi bien être destiné à indiquer une direction, en substance celle de l’ouest. Ce peut être le sens qu’il donne à son vol descendant. 99
Dans ce scénario, la nécessité d’une prise d’orientation laisse présumer que le lieu d’atterrissage à l’ouest ne se trouve pas à proximité du lieu d’envol mais en est éloigné, voire très éloigné. C’est un premier point qui ouvre concrètement sur la question de la valeur de l’échelle géographique de l’espace terrestre qu’il faut alors considérer. Dans le même domaine de réflexion, il est à remarquer que si le vol descendant de la créature est calqué sur celui de la course d’un astre virtuel dans sa phase déclinante vers l’ouest, il revient à penser que le lieu du posé correspond à un coucher solaire sur l’horizon, c’est-à-dire dans le lointain. La comparaison prend son véritable sens dans une projection terrestre élargie, avec en filigrane, l’idée d’éloignement. Elle présente moins d’intérêt dans un cadre géographique local au sein duquel la course du soleil importait peu dans l’orientation puisque les tribus évoluaient sur des territoires parfaitement connus. L’élargissement d’un champ terrestre à de vastes étendues, au-delà de la vallée de la Vézère, permet de remarquer qu’il existe un axe de circulation naturel ouvert à l’ouest. La Dordogne à son confluent avec la Vézère, à Limeuil, s’écoule vers l’ouest en direction du littoral atlantique. Celui-ci devait être distant de plus de 200 kilomètres il y a 17 000 ans. En période glaciaire la régression marine qui provoque l’avancée des côtes est due à l’important stockage de l’eau dans les glaciers. La prise d’un cap de l’homme-oiseau vers l’occident depuis le confluent des deux rivières, à plus de trente kilomètres des falaises de la Roque StChristophe, suscite d’ores et déjà l’idée de franchissement d’une borne territoriale au-delà de laquelle, justement, au paléolithique, l’estimation d’une orientation géographique devenait peut-être nécessaire. En l’état de nos connaissances, il est difficile d’évaluer pour cette époque l’étendue des territoires ordinairement occupés par un groupe où le seminomadisme était probablement pratiqué. Il n’apparaît cependant pas excessif de supposer que des territoires centrés sur la vallée de la Vézère, à hauteur de son cours le plus méandreux et compris dans un rayon de 30 kilomètres, aient constitué le domaine d’installation privilégié de certaines tribus dont celle de Lascaux. Les cartes de répartition de l’habitat paléolithique pour la région se situant autour du maximum glaciaire vers -20 000 ans jusqu’à quelques millénaires plus tard, montrent que les populations ne se sont pas disséminées. La vallée de la Vézère a, semble-t-il, tenu lieu de véritable zone refuge. Le second motif que l’on peut invoquer fait implicitement référence à la prise en considération de vastes étendues. Il revêt un caractère plus objectif puisqu’il est issu de l’archéologie de la grotte. Il concorde avec l’orientation
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à l’ouest que l’on attribue au vol de l’homme-oiseau s’il s’est porté dans cette direction jusqu’au littoral atlantique en suivant le cours de la Dordogne. Les fouilles du paléosol de la caverne ont en effet permis d’établir l’existence d’une relation des hommes de Lascaux avec les plages de l’océan. On a retrouvé sur le sol d’occupation paléolithique, une série de coquillages qui reflètent certainement partiellement le matériel archéologique présent lors de la découverte. Les premiers visiteurs modernes ont pu procéder à des ramassages aux endroits où il affleurait en surface ce qui semble avéré dans le cas de Lascaux. Yvette Taborin, préhistorienne, était en 1979, à l’époque de l’élaboration de l’ouvrage Lascaux Inconnu, maître-assistant à l’Université de Paris I. Elle signa la contribution portant sur l’étude des coquillages de la grotte. Ils sont au nombre d’une dizaine. Trois d’entre eux ayant probablement servi de parure ont été découverts dans le Puits. Sur l’origine de quelques-uns, Yvette Taborin a pu faire des commentaires relativement précis : « On peut donc supposer avec de fortes présomptions que Eurispa alderi, Cardium edule, et surtout les Sipho ont été ramassés sur les plages à l’époque de Lascaux… Ces coquillages ont donc des provenances lointaines, de l’ordre de 150 à 200 kilomètres ». « Les coquillages retrouvés à Lascaux prouvent, encore une fois, l’existence d’échanges ou de déplacements périodiques vers l’ouest et peutêtre vers la Touraine ». A propos du Sipho percé, elle précisait : « On peut déceler l’action marine par l’usure du canal siphonal et de la pointe. Cette coquille a été ramassée sur une plage après avoir été roulée par la mer ». Brigitte et Gilles Delluc écrivent sur le même registre dans leur dictionnaire sur la caverne : « La circulation des objets et des idées est bien connue. Le silex matière première essentielle va et vient, par exemple le beau silex du bergeracois est attesté dans de nombreux sites, jusqu’aux Pyrénées. Des coquillages marins, fossiles ou non, deviennent parure. Ceux de Lascaux peuvent être aussi bien le témoignage de relations diffuses, de proche en proche, avec échanges, que la preuve d’expéditions lointaines, ponctuelles, hors des territoires du groupe ». Les deux préhistoriens résument fort bien l’importante question des transports d’objets sur des distances qui peuvent paraître considérables pour l’époque mais on tient les preuves qu’ils ont existé. L’interprétation de la Scène va précisément dans ce sens. Elle s’apparente au déchiffrement d’un itinéraire tourné vers le littoral atlantique d’où l’on pouvait observer le coucher du soleil sur la ligne d’horizon de l’océan.
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Il n’est pas impossible qu’au terme de son périple vers l’ouest, l’hommeoiseau ait atteint le littoral suivant la rivière, jusqu’à l’endroit où elle rejoint la mer. Dans cette direction, les rivages constituaient les limites de toute exploration humaine. Ils formaient comme une sorte de bout du monde. L’éventualité d’un raid, ponctuel, d’un caractère exceptionnel, fait certainement ressortir la valeur des coquillages rapportés dans la grotte. Ils n’apparaissent plus comme de simples ornements destinés à la parure, ce sont des preuves que l’on exhibe d’un périple authentique qui sort de l’ordinaire. Ils sont des objets précieux qui distinguent celui qui les porte. Ils sont si précieux que certains iront jusqu’à les copier. On a exhumé de la grotte un objet de pierre travaillé, imitant la forme d’un gastéropode marin vraisemblablement destiné à être porté. Sa manufacture peut difficilement se justifier dans le contexte de la grotte où l’étage géologique dans lequel elle est creusée contient des coquilles fossiles facilement accessibles. Elles dispensaient certainement de la fabrication d’un faux. La présence de coquillages fossiles ou non sur le sol d’occupation du souterrain au Magdalénien peut aussi être fortuite et résulter de pertes accidentelles au cours d’évolutions dans les passages les plus délicats à franchir. Il n’en demeure pas moins qu’un rapport significatif a pu exister entre ces objets et la décoration, en particulier celle du Puits. C’est une éventualité que l’on ne peut a priori écarter. Des coquillages fossiles non percés, également présents dans le paléosol contribuent à soutenir cette version. A leur sujet Yvette Taborin a tenté en vain de formuler une hypothèse, elle évoque le problème en ces termes : « Si l’on peut s’expliquer logiquement la présence de coquilles percées du premier lot par la rupture du lien de suspension ou du test de la coquille lors de pérégrinations difficiles dans la grotte, le problème que pose les fossiles du Crétacé, non percés reste insoluble puisqu’il est difficile d’imaginer une réserve de coquilles destinées à être percées dans un lieu qui n’est pas un habitat normal. Nous verrons qu’il est presque impossible de privilégier une hypothèse sur l’origine de leur présence dans la grotte » (Lascaux inconnu). Au terme de son article, l’auteur revient sur ce sujet : « Enfin sera-t-il possible de résoudre le problème de la présence des fossiles crétacés non percés ? ». La traduction d’un périple lointain dans la Scène du Puits, en présumant que ce scénario a quelque consistance, nous donne intuitivement à penser que les coquilles retrouvées dans la grotte, fossiles ou non, munies ou pas d’un trou de suspension, constituent un ensemble intimement lié à un voyage dont elles sont les témoignages.
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L’effigie de l’oiseau symbolisait l’idée d’un itinéraire de grande envergure. Son image plus qu’une autre était idéale pour exprimer le franchissement de grands espaces en raison de son extraordinaire faculté de déplacement. Ce postulat qui n’est pas invraisemblable permet d’entrevoir que l’hybride homme-oiseau concrétise la fusion de deux trajectoires : l’aérienne (l’oiseau) doublée de sa projection terrestre (l’homme). Autrement dit, la créature du Puits exprime un déplacement lointain sur l’étendue où la dimension aérienne trouve sa place dans la définition d’un cap au sol. On parvient ainsi à traduire la coalescence de l’homme avec le volatile par une course d’orientation au soleil, technique précieuse au voyageur lui permettant d’établir ses repères au sol. Au XVIIe millénaire, il devenait certainement nécessaire d’y avoir recours lors du franchissement des limites des territoires connus. S’il est permis de penser que l’oiseau puisse être perçu comme l’incarnation du voyage lointain à travers sa faculté de traversée des espaces, il apparaît par voie de conséquence comme un véritable catalyseur du temps terrestre. En effet, dans le rapport qui nous intéresse, puisque nous lions déplacement au sol et survol des mêmes étendues, on en vient à comparer les deux temps de parcours. Ils sont sans commune mesure. L’oiseau en vol devient, dans cette perspective, le véhicule du concept d’accélération du temps terrestre. Il raccourcit indiscutablement le temps de franchissement des espaces, en substance celui du marcheur paléolithique. De ce point de vue, l’espace et le temps des hommes, ne sont donc pas exactement absents de la composition, ils sont seulement suggérés, déformés ou encore comprimés dans l’allégorie de l’homme-oiseau. Ces notions d’espaces et de temps nécessaire à leur parcours étaient certainement présentes dans l’esprit des hommes du Paléolithique supérieur. Les populations estimées à quelques milliers d’individus occupaient seulement le quart du continent Européen. Vers le septentrion, d’immenses espaces restaient vides d’habitants, ils constituaient de véritables déserts humains. Il faut dire que les conditions climatiques qui y régnaient n’étaient pas favorables à des installations permanentes. Elles pouvaient être parcourues, ponctuellement, pour des raisons diverses lorsque la rigueur du climat glaciaire desserrait quelque peu son étau. Les hommes de Lascaux avaient parfaitement à l’esprit la notion de l’immensité vide d’humanité du monde environnant aux limites incertaines. Les étendues étaient occupées par les hardes animales. L’absence de cadre dans l’art pariétal paléolithique, son caractère principalement animalier constitueraient les indices d’une telle perception de l’espace terrestre. Le choix de la caverne ne contredit pas cette thèse, c’était le moyen de parvenir à utiliser des limites physiques d’un espace en comparaison de 103
celles toujours fuyantes de l’environnement extérieur. Le point de vue de Norbert Aujoulat n’est d’ailleurs pas si éloigné quand il oppose le milieu clos de la caverne à celui de l’espace extérieur qu’il qualifie « d’illimité et de chaotique ». L’art des cavernes s’inspire-t-il alors d’un sentiment d’immense solitude des tribus paléolithiques, de celui d’un splendide isolement ou encore les deux à la fois ? La question est évidemment réductrice. D’autres motivations sont probablement intervenues. Mais postuler que la condition humaine dans son environnement du dernier âge glaciaire a joué un rôle non négligeable dans les choix opérés, relève de l’évidence. Dans le chapitre suivant, sur le même thème, nous tenterons de dégager parmi les grands axes de l’organisation iconographique de Lascaux, les éléments de nature à illustrer concrètement cette approche. Le lagopède que l’on associe à l’homme dans son possible voyage n’a pourtant pas la réputation d’un grand dévoreur d’espaces. Ce n’est pas un grand migrateur, on l’observe dans son comportement actuel dans la nature. Pour autant, à l’instar du renne, les conditions de l’optimum climatique de l’Interstade de Lascaux devaient certainement le contraindre à se déplacer au début de l’été. Le métabolisme de l’oiseau supporte difficilement les températures supérieures à 15°. Sous un climat tempéré on le trouve en haute montagne, fréquemment au-dessus de 2000 mètres où il affectionne les versants nord des massifs. La perdrix des neiges était l’oiseau emblématique de l’ère glaciaire du Quaternaire. Alors, il y a 17000 ans, aux premiers réchauffements, le lagopède devait migrer vers le nord ou encore trouver refuge sur les plateaux soumis aux températures plus basses du Massif central. Si l’association homme-lagopède est pertinente, le début du voyage en question, apparemment contraint sous la menace du bison et du rapace, se situe au début de la belle saison. Le projet d’une expédition lointaine ne peut logiquement se concevoir à un autre moment. Le rapport à la mue de printemps du lagopède alpin aide à fournir une indication assez précise. Elle s’achève généralement vers la mi-juin. Il est fait référence ici à la transposition des segments graphiques, plume de queue, ailes et doigts emplumés de l’oiseau vers l’homme. Le procédé peut être situé dans le temps s’il s’inspire effectivement à la mue du lagopède. Sur la paroi, l’antagonisme de l’homme-lagopède et du bison-rapace nous conduit à examiner deux statuts à l’opposé l’un de l’autre : celui du migrateur et du sédentaire. Le problème ne se pose pourtant pas exactement en ces termes dans le Puits où l’on a affaire à une mise en scène exceptionnelle dont on ne peut tirer de conséquence si généraliste. Mais il apparaît possible par ce biais d’aborder plus largement la situation du bison dans la grotte. Avec un peu plus d’une vingtaine de représentants clairement identifiés il représente à peine plus de 4 % du bestiaire figuré. 104
Dans la Scène, sous cet éclairage, puisque c’est l’homme-lagopède qui est contraint à la fuite, interprétée ici comme le point de départ d’une migration, le bison et le rapace représentent alors des espèces qui se maintiennent au long de l’année dans la vallée de la Vézère ou ses environs. Ils deviennent ainsi quelque part emblématique de la région, relativement au lagopède tenu, lui, de la quitter. Dans la grotte, ce peut être vérifié pour l’herbivore sur le panneau des Bisons croisés de la Nef, où, justement, le cycle de mue du pelage de l’animal est mis en évidence par le peintre. L’un arbore sa livrée d’hiver, l’autre sa mue de printemps. On peut tenir pour vraisemblable le fait que ces ongulés aient été observés sur une longue période de temps dans l’année au sein des mêmes espaces. Sur le panneau de la Nef, ils sont en effet superposés par leurs croupes, signe qui les relie indiscutablement à un même territoire à deux saisons différentes de l’année. Cependant, le statut supposé du bison en Périgord à l’époque de Lascaux est insuffisant à éclairer à lui seul les raisons pour lesquelles l’animal était emblématique au point de caractériser une région. Le Bison priscus occupait naturellement des étendues bien plus vastes, certainement vers le nord, en zone steppique, milieu qu’il privilégiait. On le retrouvait peut-être même jusqu’à la latitude de la bande périglaciaire qui longeait le glacier Européen où il pouvait croiser des espèces adaptées aux grands froids comme le mammouth, le bœuf musqué, le renne ou le rhinocéros laineux. Dans le contexte climatique du XVIIe millénaire, le bison des steppes ne témoignait certainement pas d’un territoire aussi spécifique que celui du Périgord. En reconsidérant les caractéristiques de la végétation établies par les analyses polliniques de Lascaux durant l’Interstade qui marque une amélioration climatique, le couvert forestier dans les environs de la grotte est important, il occupe 60 % des surfaces. Dans cet environnement, le quadrupède privilégie les espaces ouverts de la prairie. L’espèce ne connaît pas de véritable problème pour se maintenir. Toutefois, la question peut se poser de savoir si elle n’a pas atteint là les limites de son expansion la plus méridionale. Ce n’est pas affirmer que le Périgord constituait un cul-de-sac pour l’écologie du bison, mais sa raréfaction vers le sud a pu être suffisamment sensible à cette époque pour lui attribuer une certaine spécificité locale. En ce sens sa symbolique est à rechercher dans le marquage de territoires largement orientés vers le nord et limités au sud par la vallée de la Vézère. C’est, au demeurant, l’orientation qui lui a été attribuée sur la paroi (illustration 32).
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En Périgord le bison croise d’autres grands herbivores comme l’aurochs ou le cerf. Ils sont les indices de conditions climatiques plus tempérées dont les effectifs peuvent dominer la grande faune à certains moments de l’année.
CONSIDERATIONS D’ENSEMBLE SUR LA GROTTE D’après le décompte de Norbert Aujoulat le dénombrement des espèces figurées dans la grotte de Lascaux donne les chiffres suivants : 364 chevaux (soit 60 % du total des animaux identifiés), 90 cerfs (15 %), 35 bouquetins (5,8 %), 28 aurochs (4,6 %), 26 bisons (4,3 %), 7 félins (1,2 %), un oiseau, un ours et un rhinocéros. Près de 400 signes viennent compléter ce tableau. Dans la répartition topographique des animaux sur les parois, les cerfs et les aurochs figurent dans les constructions centrales. Ils y occupent rarement des emplacements confidentiels. Ainsi, dans le Diverticule Axial, le seul exemplaire de cerf présent connaît-il une localisation exceptionnelle à l’entrée du couloir où il est pratiquement plafonnant. Il s’agit du Cerf noir dont nous avons évoqué les particularités de la ramure. La situation du bison en comparaison paraît bien différente. Il est présent aux trois extrémités du sanctuaire : au fond du Diverticule Axial, de celui du Diverticule des Félins et dans le Puits. Cette disposition n’a pas échappé aux préhistoriens. Norbert Aujoulat en fait mention non sans raison dans la conclusion de son livre. Ailleurs dans le souterrain, les bisons vont par paires et se croisent. André Leroi-Gourhan en a dénombré quatre exemplaires : deux encadrent le panneau central de la Nef, celui de la Vache noire, un se trouve dans l’Abside non loin de l’entrée du Puits, un autre se loge dans le Diverticule des Félins peu avant le secteur terminal. Il est permis de considérer, au vu de sa localisation dans la caverne, que le bison joue aux marges qu’elles soient celles du souterrain ou des ensembles graphiques. Cet état ne tient pas compte des sujets présents dans le Passage au nombre d’une quinzaine d’après les derniers recensements. Ce sont des figures partielles dont l’identification à l’espèce ne va pas de soi. Pour preuve, dans le décompte publié en 1979 dans Lascaux Inconnu seuls deux bisons sont mentionnés dans ce secteur. Ils le sont de plus entre guillemets ce qui montre qu’ils comportent une part d’indétermination. Nous en avons conclu que la présence du bison dans le Passage, au travers de tracés non immédiatement identifiables, avait un caractère interprétatif. Pour reprendre l’hypothèse d’une transposition terrestre, envisagée cette fois à l’échelle de la caverne, le bison y occupe une fonction de cadre territorial correspondant à sa distribution réelle dans la nature aux environs de la vallée de la Vézère, où nous venons de le voir, ses populations se montraient peut-être plus rares. Sur cette base, si le bison définit les limites de contours territoriaux situés le plus au sud, on y trouve à l’intérieur des 106
espèces comme le cerf et l’aurochs. Ils sont les représentants spécifiques de la grande faune de la région. Ils occupent alors naturellement une place centrale dans les panneaux peints de la grotte (illustration 33).
Illustration 33 : Localisation des principales figures de bisons dans la grotte. Ils occupent les secteurs reculés du souterrain et se trouvent en marge des grands ensembles figuratifs. 1-Bison du Méandre (fond du Diverticule Axial), 2-Bisons de l’Empreinte (entrée du secteur profond), 3-Bisons croisés (fond de l’Abside), 4-Bison du Puits, 5-Bisons croisés (fond de la Nef), 6- Bisons (cabinet des félins), 7- Bisons croisés (galerie terminale), 8- Bison (dernière figure du diverticule).
Il convient dans ce schéma, d’aborder le cas du cheval, largement dominant par ses effectifs dans la faune représentée sur les parois. Celui-ci paraît jouir du privilège de pouvoir figurer partout. Sa prolifération dans les configurations les plus diverses est telle, qu’il échappe à toute tentative permettant de lui assigner une fonction dans une partition territoriale. Cela a pu correspondre à sa large diffusion dans la nature du sud au nord. Norbert Aujoulat le rapporte dans un article consacré aux équidés représentés dans l’art pariétal : « Le fait de fréquenter un biotope aux critères médians et aux conditions thermo-hygrométriques très larges donne à cet animal un caractère d’ubiquité qui semble justifier une présence soutenue et 107
bien souvent majoritaire sur les parois des grottes et des abris » (L’art pariétal paléolithique : Techniques et méthodes d’étude, 1993). A l’échelle de la caverne, il semble servir de liant au sein des ensembles (il fait clairement pont dans la Rotonde dans le face à face de deux aurochs), ou encore de trait d’union entre les différentes sections décorées. Il est d’ailleurs présent dans le Puits sur la paroi opposée à la Scène. Il n’est pas exagéré de dire que le cheval dynamise nombre de compositions, qu’il y introduit par sa seule présence de la fluidité fonctionnant peut-être comme l’élément central d’une syntaxe. Ses animations sont nombreuses, parfois spectaculaires ou encore étranges. On le vérifie encore dans la Rotonde avec la séquence des chevaux « au galop volant », dans le Diverticule Axial, au seuil du deuxième compartiment, où l’on découvre les Chevaux chinois. Il y a plus au fond, un grand équidé noir peut-être à la course, l’un des plus imposants par ses dimensions. Enfin, à l’extrémité du couloir peint se trouve un spécimen qui semble chuter, renversé sur le dos. Le cheval se retrouve aussi doté de plusieurs têtes sur le panneau de l’Empreinte à l’entrée de la Nef, ou semblant encore flairer le sol. Il se cabre dans la composition de la Vache noire où il prolifère véritablement. André Glory avait répertorié la cinématique des chevaux de Lascaux ce qui montrait son intérêt pour cette question. En rapport, les autres animaux sont généralement davantage figés avec des exceptions comme la Vache tombant du Diverticule Axial, des cerfs sautant ou s’effondrant dans l’Abside, un félin paraissant rugir et bondir dans le Diverticule des Félins. Ainsi l’art de Lascaux a-t-il pu entretenir des rapports étroits avec la répartition de la grande faune des ruminants il y a 17 000 ans dans les environs de la vallée de la Vézère. Sur ce plan, le contenu du bestiaire de la grotte ne connaît pas de divergence profonde avec la faune supposée compatible avec l’amélioration climatique d’alors. La faune représentée témoigne de conditions tempérées, avec des espèces animales adaptées aux grands froids réduites à quelques figures : un renne douteux et un bœuf musqué dans l’Abside, un rhinocéros laineux dans le Puits. Ces derniers pour autant, appellent à une autre réalité, celle de la dernière glaciation dont la dimension reste globalement dominante et au sein de laquelle se développe l’épisode tempéré. On en veut pour preuve les nombreux restes osseux de la caverne qui attestent que le renne continuait à faire des incursions saisonnières en Périgord. Il restait à la base de l’économie des chasseurs tout au moins à certaines périodes de l’année. Les opposants à la théorie de la magie de la chasse pour expliquer l’art pariétal paléolithique ont relevé la distorsion flagrante qui existe entre la 108
faune figurée et la faune consommée à Lascaux. Ils en ont déduit que son art n’avait pas de but alimentaire et par conséquent, qu’il devait plutôt revêtir un caractère symbolique. C’est l’une des conclusions des préhistoriens qui contribuèrent à la rédaction de Lascaux Inconnu. Il est indéniable que l’absence du renne dans l’iconographie est de nature à condamner la théorie de la magie de la chasse à Lascaux en tant qu’explication. Mais peut-on en être vraiment certain ? Il est possible d’émettre un point de vue différent de celui ordinairement retenu dans lequel, au contraire, la faune représentée était destinée à valoriser la faune consommée. Les bisons, les cerfs et les aurochs participaient à la définition des contours sud d’un territoire au climat plus doux, particulièrement dans la vallée de la Vézère. Le bouquetin caracolait sur les pentes rocheuses, spécifiquement attaché aux escarpements des reliefs locaux. Mais ces étendues restaient largement orientées vers le nord où les bisons et les chevaux occupaient l’immensité de la steppe à des latitudes variables. Cette ouverture sur le nord introduit le cas particulier du renne. L’animal est sensible aux variations climatiques, migrateur par excellence, il est instable en Périgord. L’hiver, il descend régulièrement du nord, pour disparaître dans la même direction lors des premiers réchauffements annonçant la belle saison. Elle ne devait pas excéder trois à quatre mois dans l’année d’après les estimations. Le renne ne fait donc pas partie intégrante de la région, c’est un itinérant saisonnier non représentatif d’un territoire comme l’était la grande faune représentée dans la grotte. Il reste cependant à la base de l’économie de subsistance des chasseurs une grande partie de l’année. Sa venue est toujours providentielle, elle est souhaitée et vraisemblablement fêtée. C’est dans cet esprit que la caverne peinte aux couleurs d’emblèmes animaux qui définissent les contours d’un territoire où elle est ancrée, a pu fonctionner comme un réceptacle où le renne se répandait symboliquement. Ses ossements qui jonchaient majoritairement le sol jusque dans les endroits les plus reculés du souterrain peuvent en témoigner. Au plan de l’écologie animale, même s’il est difficilement vérifiable, ce scénario n’a rien de fantaisiste. Il permet en outre de concilier la faune représentée dans la grotte et celle qui y a été consommée. Il est d’ailleurs à constater que bien peu de figures animales présentes sur les parois font l’objet de blessures par des armes ou ce qui y ressemble comme le soulignent Brigitte et Gilles Delluc : « Le bison du Puits est éviscéré par une longue sagaie à barbelure. En dehors de lui et d’un félin, aucun animal de Lascaux ne semble affecté par sa blessure, comme si ces détails avaient été ajoutés sur des bêtes bien vivantes » (Dictionnaire de Lascaux).
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Il faut, selon nous, se montrer prudent sur la condamnation définitive d’une forme de magie de la chasse à Lascaux, le caractère symbolique de la faune représentée n’excluant aucunement cette éventualité. L’étude des restes fauniques retrouvés sur le sol d’occupation paléolithique fut réalisée par Jean Bouchud, paléontologue, pour Lascaux Inconnu. Il a pu établir pour la macrofaune que le renne représentait 90 % des vestiges osseux récoltés en divers endroits du souterrain. Il les a attribués majoritairement à de jeunes animaux abattus au début de l’hiver. Parallèlement, son analyse de la petite faune, attachée au contexte local de la caverne, lui a permis de dresser une esquisse du climat au moment du dépôt du paléosol. Il a admis le retrait du renne en été, l’animal ne dépassant pas l’isotherme +13°. De son côté, dans le même ouvrage, Arlette Leroi-Gourhan a montré par l’analyse des pollens présents dans les sédiments, l’apport volontaire de végétaux dans la grotte au moment de leur floraison, c’est-à-dire vers la fin du printemps ou pendant l’été. Ces deux périodes de présence humaine en apparence non concordantes, sauf si le sanctuaire a été occupé de manière permanente au long de l’année, ce qu’a fini par envisager Arlette Leroi-Gourhan, correspondent en revanche avec l’arrivée du renne en Périgord au début de l’hiver et à son départ au début de l’été. Il ne s’agit là que d’un recoupement mais qui suggère, puisque la grotte n’a jamais servi d’habitat, une relation non dénuée d’intérêt entre deux rythmes : celui des migrations saisonnières du renne et les périodes de fréquentations humaines du sanctuaire telles qu’elles ont pu être mises en évidence par les deux scientifiques. Avec d’autres résultats issus de l’analyse des pollens, Arlette LeroiGourhan écrivait : « Les Magdaléniens sont arrivés dans la grotte au moment de l’optimum climatique et ont quitté les lieux aux premières manifestations de l’épisode froid qui a suivi » (Lascaux inconnu). L’abandon de la grotte au retour du froid peut être significatif d’un comportement lié au changement de climat et il n’est pas interdit d’y voir une autre corrélation avec l’écologie du renne. Cette nouvelle dégradation climatique lui permet en effet de se maintenir en Périgord au long de l’année. Dans ces circonstances, la caverne symboliquement destinée à accueillir des manifestations qui suivent le rythme migratoire du ruminant devient d’un usage inutile aux chasseurs. Autrement dit, le retour définitif du renne dans la région de Lascaux va consacrer l’abandon du sanctuaire comme sa disparition saisonnière en avait initié la conception au moment de l’optimum climatique. Lascaux apparaît ainsi comme le fruit d’un brusque changement du climat perceptible à l’échelle humaine. 110
Arlette Leroi-Gourhan écrivait également dans sa conclusion des analyses polliniques à Lascaux : « S’il est impossible de donner des dates plus précises à la période de fréquentation de la grotte, il paraît raisonnable d’attribuer quelques centaines d’années au changement de végétation qui a marqué l’Interstade » (Lascaux Inconnu). D’après cette estimation, le sanctuaire dédié au renne qui a semble-t-il fonctionné au maximum du réchauffement climatique, c’est-à-dire au moment de la disparition complète du ruminant en été en Périgord, a été fréquenté par les Paléolithiques sur une période bien inférieure aux quelques siècles de la durée du changement de végétation qui ponctue l’Interstade. Dans cette perspective on se rapproche d’autres estimations faisant ressortir que la fréquentation de la grotte n’a pas excédé quelques générations. Il n’est ici question que du temps d’utilisation du sanctuaire, nous le dissocions de celui de sa réalisation qui a pu être beaucoup plus courte. Cette question fait cependant débat puisque certains préhistoriens comme Jean Michel Geneste considèrent que la fréquentation paléolithique du sanctuaire a pu être de l’ordre du millénaire. Une publication intitulée André Glory Les recherches à Lascaux (19521963) parue en 2008 aux éditions du CNRS dont les documents ont été recueillis et présentés Brigitte et Gilles Delluc a complété l’information sur l’archéologie de la grotte, en particulier celle de son matériel osseux. L’ouvrage contient des textes inédits d’André Glory sur la grotte. Il fait aussi référence à certains objets qu’il y avait découverts et conservés. On les croyait disparus jusqu’à leur découverte en 1998, dans la maison de l’abbé au Bugue en Périgord. Le matériel osseux retrouvé qu’André Glory avait isolé du reste de la faune, fut récolté par lui principalement dans le Diverticule des Félins. Astrid Vannoorenberghe, archéo-zoologue, a procédé à leur étude. Ses conclusions confirment dans leurs grandes lignes les résultats de Jean Bouchud. Les restes de renne dominent. Ils peuvent être globalement rapportés à une dizaine d’individus introduits dans la grotte, chiffre certainement sous-estimé selon l’auteur. Pour Astrid Vannoorenberghe, les restes osseux correspondent comme le pensait Jean Bouchud en 1979, aux reliefs des repas des artistes de Lascaux. D’après les fractures observées ils semblent en avoir consommé la moelle. Le chercheur n’en reste pas là, il s’interroge logiquement sur la localisation de ces restes dans un boyau bas et étroit, d’accès malaisé, peu propice à la prise de rations alimentaires : « Alors quel emploi les hommes ont-ils pu faire de la moelle osseuse si ce n’est la consommation alimentaire ? Son utilisation symbolique (en tant qu’offrande par exemple) est de toute façon difficile à démontrer ». Il est clair que la seule explication alimentaire ne semble pas entièrement convaincre l’auteur. On peut être porté à le croire quand, en divers points du 111
souterrain, se trouvaient également de nombreux bois de renne qui sont des parties non comestibles de l’animal. Du reste, leur utilisation comme outils paraît être restée marginale. Convaincu d’avoir affaire à des restes de nourriture, Jean Bouchud a avancé que des cadavres entiers avaient été apportés dans la grotte pour être consommés. S’il ignorait l’important dépôt d’ossements du Diverticule des Félins, on comprend difficilement qu’il formule une telle proposition. Pour des raisons simplement pratiques, le débitage des animaux en milieu obscur en vue de leur consommation sur place ne trouve pas de justification. Il est plus vraisemblable qu’il devait avoir lieu à la lumière du jour, les morceaux étant ensuite introduits dans le souterrain pour être mangés. Pour sa part Astrid Vannoorenberghe conclut plus prudemment que seules des parties de renne ont été introduites dans le sanctuaire. La thèse que l’on soutient selon laquelle le renne constituait un paramètre central dans l’utilisation de la caverne par les Paléolithiques laisse entendre que des rituels relatifs à l’animal s’y sont déroulés. Il n’est pas possible bien entendu d’en reconstituer les processus. On peut seulement imaginer qu’à certains moments de l’année liés à l’écologie du renne en Périgord, on introduisait dans la grotte certaines de ses parties anatomiques, comestibles ou non, jusque dans les endroits les plus reculés comme le Diverticule des Félins. Les chasseurs pouvaient s’y adonner à la consommation symbolique de viande ou de moelle osseuse. L’apologie du renne dans la caverne devait être liée à sa venue en abondance dans la région et au succès de sa chasse. Il n’est pas impossible dans ce contexte que des récits de chasse, des mises en scène aient pu se produire avec force travestissements et armes tirées du bois de renne. Ces manifestations avaient pour décor les murs de la Rotonde ou de l’Abside, lieux les mieux à même d’accueillir ces réunions. Au départ de l’herbivore au début de l’été, les Paléolithiques se regroupaient dans la grotte pour célébrer les succès obtenus et saluer les prouesses individuelles. Puis de nouveau, à l’entrée de l’hiver, ils se réunissaient dans le souterrain pour commémorer les premières prises. Sous cet aspect, Lascaux apparaît bien comme un théâtre éteint comme le soulignait André Leroi-Gourhan. De telles pratiques ont pu exister, peut-être assorties d’incantations. Elles étaient en relation intime avec les grands cycles de la nature. En définitive la présence largement dominante du renne dans les restes osseux à Lascaux dépasse probablement le seul souci de la logistique, c’està-dire celui du ravitaillement des artistes dans la grotte. L’hypothèse de leur fonction alimentaire n’est d’ailleurs pas évidente à établir comme semble le suggérer à juste titre Astrid Vannoorenberghe.
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L’OISEAU SUR LE PIQUET Le vol de l’homme-oiseau traduisant allégoriquement un périple lointain vers l’ouest depuis la vallée de la Vézère selon notre interprétation, conduit à voir dans l’oiseau sur le piquet la phase du posé de la créature sur les rivages du littoral atlantique. On a examiné par ailleurs, au chapitre de la mutation de l’homme en volatile, le processus des transferts de segments anatomiques de l’oiseau vers l’homme qui se résume à une sorte de plumage de l’un (chez le lagopède il s’agit du cycle de mue ordinaire qu’il connaît au cours des saisons) au profit de l’autre. Il est à rappeler que l’artiste a pu s’inspirer symboliquement de ce phénomène naturel pour priver le premier de ses organes de vol. Nous avons conclu à la transformation complète de l’homme en oiseau au cours de sa phase de vol et au caractère fusionnel des deux figures, l’homme-oiseau et l’oiseau sur le piquet incarnant le même personnage à deux moments de l’itinéraire suivi. Par conséquent, l’oiseau sur le piquet contient de l’humain ce qu’aucun indice ne laisse objectivement soupçonner sur le dessin. Sur ce plan on ne peut se fier qu’à l’identité de deux têtes dont l’une trône sur un corps humain. On peut encore faire appel au transfert des organes de l’oiseau vers l’homme qui prennent la place de membres humains (pieds, sexe, doigts) mais en réalité le processus transforme la silhouette en volatile. Parmi les explications de l’oiseau sur le piquet, en particulier du long tracé vertical parfaitement relié à la base du ventre (illustration 16) il se dégage chez les différents auteurs une forme de consensus. Il fait du tracé vertical un objet matériel sur lequel repose l’oiseau ou vient encore se ficher son effigie. Pour les uns, le profil du volatile est juché sur un bâton ou une perche. Pour Breuil, il s’agit d’un poteau funéraire. Le poteau totémique a également été envisagé. D’autres y voient le manche d’un propulseur décoré à son extrémité d’un oiseau comme on a pu en retrouver dans des sites Magdaléniens des Pyrénées. L’idée d’une patte démesurée n’a pas été retenue, vraisemblablement en raison de la disproportion de ce segment relativement à la dimension du corps de l’animal. Pour autant que l’on puisse en juger, ainsi que le note Jacques Picard, l’objet a été représenté verticalement ce qui affaiblit son identification à un propulseur à moins qu’il ne soit planté dans le sol ce qui ne correspond pas à l’utilisation que les Paléolithiques pouvaient en faire. Sur ce plan, la proposition du poteau funéraire ou totémique correspond mieux au dessin, elle intègre la verticalité de l’objet alors possiblement fiché en terre.
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Au chapitre de la construction de la composition nous avons trouvé que l’œil de l’oiseau répond à des coordonnées assez précises dans l’espace graphique. Pour mémoire, il est dans l’alignement des trois ponctuations du rang inférieur du signe ponctué et de la conjonction des tracés cuisse-queue relevée du rhinocéros, et dans celui qui passe par le doigt détaché de la main droite de l’homme et de son œil droit. On peut en déduire que l’oiseau sur sa tige occupe au centre de la composition un registre qui ne tient pas du hasard. D’après l’hypothèse selon laquelle, ces coordonnées correspondent au lieu d’un posé à l’ouest, en zone littorale, on remarque qu’à l’issue de la phase terminale du vol, l’oiseau regarde en direction du nord. On se réfère l’orientation de la composition. L’infléchissement de 90° est significatif. Il n’est pas pour surprendre si effectivement le voyageur se trouve alors face à l’océan. C’est une nouvelle prise de cap qui indique que le périple supposé ne s’arrête pas là. Son relèvement s’effectue depuis l’œil de l’oiseau pour aboutir à l’arrière-train du rhinocéros (voir chapitre Structures de la composition). De toute évidence, la Scène ne délivre aucun indice graphique faisant référence à l’élément marin. Si l’on s’en tient à considérer que l’art pariétal ne contient pas de paysage, cette absence n’est pas faite pour surprendre. Il faut interroger l’archéologie de la grotte, c’est-à-dire les coquillages récoltés sur le sol d’occupation paléolithique pour établir, comme l’a fait Yvette Taborin, une relation avec les plages de l’océan. Le rapprochement de ces objets avec la composition du Puits est cependant indirect. Nous reconnaissons qu’il ne peut avoir la force de preuve de motifs picturaux relatifs à la mer. Cependant, en reprenant l’étude des documents, de nouvelles données permettent d’alimenter la thèse que l’on soutient. André Glory note en effet dans son commentaire sur la Scène du Puits : « Bison…. La partie arrière suit la courbe d’un rocher très convexe. Sous la Scène, un rebord rocheux en saillie d’une niche à ras du sol est maculé d’une dizaine de taches noires et de trois larges flaques de peinture noire » (Lascaux Inconnu). Dans les archives du préhistorien, sur le même thème, se trouvait le texte exact qu’il avait préparé en vue de sa publication. Il est rapporté dans l’ouvrage Les recherches à Lascaux (1952-1963) au chapitre « Le Puits. Aménagement du paléosol » : « A l’aplomb du rhinocéros, les parois sont passées à la peinture noire. A 0,75 m à la verticale, sous les pieds de l’homme, et à 0,60 m sous les sabots du bison éventré, une dizaine de taches noires avec éclaboussures sont imprégnées dans la roche non peinte. Des essais de gravures sous la forme de petites lignes courbes ont été tracés à 114
0,60 m en verticale au-dessous du bison. En face, à 0,85 m en bas du cheval noir, la paroi est aussi couverte de grosses taches noires éclaboussées, mais, en plus, elle porte des traînées noires très localisées. Outre les chutes de peinture liquide, elle a donc été peinte intentionnellement ». Il n’existe à notre connaissance aucun document plus explicite relatif à ces traces de peinture, pas même de cliché photographique permettant d’en avoir un aperçu. Nous avons sollicité à ce sujet Brigitte et Gilles Delluc. Ils ne détiennent pas d’information supplémentaire. Sur une telle base documentaire il est assez difficile d’émettre une appréciation sur ces vestiges picturaux. Ils sont cependant intéressants dans la mesure où, André Glory qui les a, semble-t-il, examinés attentivement, les considérait comme des marques intentionnelles. Son opinion pourrait n’être pas dénuée de fondement quand on sait la rareté des coulures de peinture dans la grotte. On peut affirmer que, d’une manière générale, les peintres ont apporté un grand soin dans l’exécution de leurs œuvres. Sur ce plan, le Puits constituerait alors une exception. Il est difficile de le croire. Il n’y a pas de raison de penser qu’ici, les artistes se soient montrés plus maladroits qu’ailleurs dans la grotte. D’après André Glory, de la peinture liquide a volontairement été répandue à la base des parois du Puits, sous la Scène. Dans ce contexte, la recherche d’une relation à un élément marin reste bien incertaine sauf si l’on admet que c’est simplement l’effet de l’élément liquide qui a été mis en évidence. Il apparaît dans le Puits sous forme de taches noires, éclaboussures et flaques. L’eau est fluide, elle jaillit, éclabousse, s’écoule vers le bas pour s’étaler à l’horizontale. En somme, la peinture liquide convenait très bien pour illustrer la symbolique de l’eau. Nous ne perdons pas de vue que le périple supposé suit les cours d’eau de la Vézère puis de la Dordogne jusqu’au littoral atlantique. Le rapprochement nous semble indiqué dans le cadre interprétatif considéré. Bien que le Puits ait connu beaucoup de remue-ménage depuis sa découverte, ces marques ont pu ne pas disparaître. Il serait intéressant de les inventorier précisément. L’évocation d’une expédition lointaine, au départ axée d’est en ouest, puis devenant orientée sud/nord au voisinage du littoral donne l’œil de l’oiseau sur le piquet à la charnière des deux cheminements. Il en constitue le trait d’union ou le lien. Il laisse entendre que ceux-ci sont constitutifs du même itinéraire qui débute sur l’œil de l’homme volant pour s’achever sur le rhinocéros. La proposition montre que l’organe de l’oiseau constitue un point focal dans l’orientation, ainsi sa situation centrale dans la composition se conçoitelle très bien. 115
Cette approche permet de supposer que l’oiseau qui fait corps avec son piquet joue un rôle déterminant dans le tracé du périple. Il fonctionne même à la manière d’une boussole puisqu’il se tourne vers le nord. Nous allons voir que la comparaison n’est pas si excessive. Depuis la plus haute antiquité, on connaît un instrument rudimentaire qui était destiné à mesurer l’écoulement du temps. Un bâton planté verticalement dans le sol ou fixé sur un support plan suffisait au dispositif. Au soleil, l’observation du déplacement de l’ombre projetée de l’objet au cours de la journée permettait d’estimer l’état de son avancement. L’instrument est attesté chez les Mésopotamiens, dans l’ancienne Grèce, dans les civilisations Précolombiennes, ou encore chez certains primitifs comme les Indiens de Bornéo. Il porte le nom de gnomon, c’est l’ancêtre du cadran solaire, il est le premier dispositif connu de mesure du temps. On admet généralement que son invention est très ancienne, mais faute de document pour la situer exactement, son apparition est estimée vers -3 000 ans avant notre ère. Le gnomon ne fournit d’indication exploitable qu’au midi solaire, lorsque le soleil est à son zénith, c’est le moment de la journée où l’ombre portée du piquet ou du style est la plus courte. Avec des observations échelonnées au long de l’année, le gnomon permet de situer les solstices : au solstice d’été la longueur de l’ombre relevée est minimale, au solstice d’hiver elle est maximale. On se doute qu’une telle horloge solaire ne devait présenter qu’un intérêt secondaire pour les tribus paléolithiques qui savaient estimer l’état d’avancée de la journée ou des saisons sans avoir recours à un instrument. Ils devaient plutôt se fier aux horloges biologiques disponibles dans la nature. C’est dans un autre domaine que le gnomon se révélait comme un moyen précieux pour les groupes nomades qui parcouraient des contrées mal connues. Il servait à l’orientation, ce qui fut vraisemblablement sa destination première avant celle de la mesure du temps. Dans l’hémisphère nord, la course du soleil se déroule au sud. Au midi solaire le gnomon projette sur le plan du sol son ombre la plus courte de la journée et son orientation indique précisément le nord géographique. Le voyageur amené à utiliser l’instrument dans le cadre de ses pérégrinations, devait déterminer le point sur l’horizon qui se trouvait sur la méridienne du lieu. Il suffisait, comme l’illustre le schéma ci-dessous, que l’œil de l’observateur placé dans l’axe du bâton fiché en terre sur un sol horizontal, fasse coïncider l’objet avec son ombre portée au sol. Il opérait ensuite une visée vers la ligne d’horizon, au point où le bâton, d’une longueur suffisante, la recoupait. Il obtenait ainsi le relèvement terrestre du nord géographique (illustration 34).
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ILLUSTRATION 34 : Le gnomon est un piquet planté verticalement sur un sol plan. Ancêtre du cadran solaire, il servait d’aide à l’orientation. Pour obtenir le relèvement du nord géographique, l’observateur se plaçait dans l’axe du bâton et de son ombre portée au sol au moment du zénith solaire (ombre portée la plus courte de la journée). Le point recherché se trouvait à l’intersection de l’objet ou de son extrémité avec la ligne d’horizon. La mesure devait être répétée de loin en loin pour conserver le même cap à l’occasion de grands déplacements vers le nord.
L’opération répétée de loin en loin permettait une navigation assez précise dans cette direction. Bien entendu, selon l’endroit où se trouvait le voyageur, la hauteur de l’horizon variait et la lecture se faisait à différents niveaux sur l’objet. La mesure la plus précise que l’on obtenait par ce moyen consistait à faire coïncider l’extrémité du bâton avec la ligne d’horizon. L’observateur réduisait ainsi l’erreur de relèvement due à l’épaisseur de la tige de bois. La mise en œuvre du gnomon demandait donc quelques adaptations suivant le lieu d’où était effectuée la mesure. La tige de bois d’une bonne longueur, de la taille d’un homme par exemple était tirée d’une branche suffisamment rigide et rectiligne, elle était piquée verticalement sur un sol horizontal. Dans sa fonction d’orientation, le gnomon indique valablement le nord géographique à un moment précis de la journée.
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C’est justement l’orientation de l’oiseau perché selon le positionnement de nos points cardinaux. Il correspond au sens correct d’utilisation du piquet si celui-ci figure un gnomon. Le volet gauche de la composition, du côté du rhinocéros, fournit alors logiquement l’indice d’une visée horizontale. Elle est définie par l’alignement de cinq segments : l’œil de l’oiseau ce qui est conforme pour une visée, les trois ponctuations noires du rang inférieur du signe ponctué et la conjonction des tracés cuisse-queue du pachyderme. Une seconde ligne virtuelle horizontale est obtenue en reliant les soles des pattes arrière du rhinocéros dont le découpage est net et la base du tracé vertical que nous considérerons comme le pied du poteau fiché en terre. Dans le cas d’utilisation d’un gnomon il était important qu’il soit disposé sur une surface plane pour estimer correctement l’étirement de l’ombre projetée. La verticalité du piquet vient compléter l’arrangement. Jacques Picard l’a remarqué, le tracé disjoint que l’on interprète généralement comme le pied du bâton est décalé relativement à son axe. De plus, la ligne verticale est nettement interrompue dans sa partie inférieure ce qui crée un vide entre le corps du bâton et ce que l’on peut considérer comme son pied. Le décalage et la réserve que l’on observe sur le dessin sont certainement volontaires. Ils introduisent la faculté de débattement de l’objet à la fois verticalement et horizontalement. On peut y voir l’illustration des réglages de l’instrument auxquels le voyageur devait se livrer au fur et à mesure de l’avancée du cheminement. Il fallait qu’il tienne compte de la hauteur de l’horizon qui se présentait, et de la configuration du sol sur lequel le bâton était planté. Dans le même ordre d’idée, la représentation de l’oiseau en profil absolu est certainement significative de son alignement avec l’axe vertical du piquet. Comme on l’a vu, il fait exception dans la composition, le bison, l’homme et le rhinocéros étant, eux, figurés en vue de 3/4. Cette particularité, s’accorde avec la thèse du gnomon depuis lequel, c’est l’oiseau qui opère le relèvement du nord géographique sur la ligne d’horizon. L’observateur avait à s’aligner sur l’axe du piquet et de son ombre portée au sol. On rejoint l’idée que le volatile contient de l’humain. La base du piquet est par ailleurs constituée de deux tirets courts parallèles entre eux. S’il s’agit de l’illustration du pied et de son ombre portée, il faut reconnaître que celui de gauche qui figure l’ombre la plus courte toujours orientée au nord à midi, est peu conventionnel. Le tiret devrait s’écarter du pied. La barbelure latérale, pour sa part, indique le sens de fixation du piquet dans le sol.
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L’oiseau sur le piquet, rapporté à un procédé d’orientation au soleil du voyageur paléolithique, soutient alors très bien la comparaison avec la fonction de la boussole. Autant par ses dimensions, que par sa situation centrale, en évidence, à la charnière des deux volets de la composition, le piquet semble tenir une place stratégique dans le dispositif graphique. Il est à peu près certain que l’orientation sur la paroi de l’oiseau sur le piquet n’est pas indifférente. Les thèses classiques qui font de la figure un poteau funéraire ou totémique, un propulseur encore, n’ont jamais pris en compte son orientation sur le panneau. Elle est pourtant clairement donnée par l’oiseau. La version du gnomon amène par ailleurs à rectifier l’interprétation initiale qui avait été faite de la figure, c’est-à-dire celle d’un posé au sol de l’oiseau. Il s’agit davantage d’un planté. Il n’est pas possible bien entendu de déterminer si l’instrument peut avoir une telle ancienneté. Nous n’avons des courses lointaines au Paléolithique supérieur, hors des territoires du groupe, que des preuves indirectes par le transport sur de longues distances d’objets ou de matières premières. On ne peut évidemment écarter l’éventualité de transmissions par contacts de proche en proche. Mais dans le cas d’expéditions ponctuelles de grande envergure, il est vraisemblable que l’itinérant devait avoir recours à des techniques lui permettant de se repérer. Il est normal de penser à l’observation astronomique. NB : Pour l’anecdote, il est rapporté dans le livre Lascaux retrouvé de Brigitte et Gilles Delluc l’intérêt que portait André Glory à la gnomonique antique à un certain moment de sa vie. Il sera très difficile sinon impossible de connaître les motivations exactes de raids lointains sans rapport direct avec un comportement de subsistance chez les tribus paléolithiques. Il faut supposer qu’elles répondaient à la nécessité de contacts et d’échanges entre groupes, ou plus simplement à l’attrait de la découverte de contrées inconnues d’où l’on rapportait des curiosités, des récits qui venaient enrichir la mémoire collective de la tribu. Denis Vialou a traité de ce thème (actes du colloque du G.D.R 1945 du CNRS, janvier 2003) dans un texte intitulé Territoires : sédentarités et mobilités. Pour résumer sa thèse, les mobilités paléolithiques étaient de deux ordres, économique et symbolique. Les premières étaient liées aux activités de subsistance, et à la recherche de matières premières comme le silex. Les secondes étaient plus éloignées des préoccupations du quotidien. Il écrit à ce propos : « Les longs voyages jusqu’à la Méditerranée réussis par les Magdaléniens de Rhénanie ou du Bassin parisien pour acquérir des mollusques marins ne définissent évidemment pas les limites de leurs territoires. Ils expriment des mobilités libres, sans incidence directe sur 119
l’ordre économique des sociétés auxquelles appartenaient ces grands voyageurs ». « En revanche, les profils féminins traduisent une mobilité symbolique d’une force suffisante pour franchir les limites ethno-territoriales. Ils témoignent de contacts, de transmissions ou d’affirmations idéologiques qui révèlent l’ampleur des mobilités de nature symbolique. Ni un style, ni la culture dont il émane et qu’il exprime ne contribuent à définir un territoire. C’est d’ailleurs bien ce qui ressort de la statuaire féminine, à nouveau, des Gravettiens. On a vu que leur idéalisation de la femme traversait toute l’Europe… ». Ce qu’il importe de mieux cerner au premier chef, si l’on suit la proposition de Denis Vialou, c’est la force de la motivation qui poussait aux grands voyages car ils devaient exiger un investissement humain considérable. Au stade de l’interprétation de la Scène du Puits, où le voyageur met le cap au nord, il convient de s’interroger sur l’intérêt d’un tel axe de pénétration. Les sites d’occupations paléolithiques répertoriés durant les deux ou trois millénaires qui suivirent l’optimum glaciaire donnent aujourd’hui un bon aperçu de la situation. Jusqu’à la charnière du Solutréen et du Magdalénien, cultures auxquelles pourrait se rattacher la décoration de Lascaux, on constate qu’une marche vers le nord depuis la côte atlantique, pour peu qu’elle ait été significative, c’est-à-dire d’une certaine ampleur, conduisait vers des territoires à peu près vides d’habitants. Il existe pourtant une bonne raison de penser que le ou les voyageurs de Lascaux se sont portés très loin dans cette direction. C’est une espèce de coquillage fossile retrouvée dans la caverne, Oliva clavicula, qui nous renseigne. Selon Yvette Taborin, « elle ne peut provenir que des sites fossilifères d’Aquitaine et de Touraine » (Lascaux Inconnu). Sur la base de la traduction d’un itinéraire orienté vers le nord, on s’aperçoit que le report d’un trajet théorique sur une carte, compte tenu de l’avancée des côtes due à la régression marine, ne se trouve pas si éloigné de l’emplacement des sites fossilifères des faluns de Touraine. Les faluns sont des sédiments de l’ère Tertiaire, déposés au Miocène entre -25 et -5 millions d’années par des mers peu profondes. Ceux de Touraine renferment de nombreux mollusques marins, ces gisements affleurent en surface en quelques endroits, on les trouve jusqu’au nord de Rennes. On ne peut tirer de certitude sur l’itinéraire reproduit sur la carte cidessous. Il est naturellement approximatif, déduit de l’emplacement supposé des côtes il y a 17 000 ans, mais il est troublant de remarquer qu’il vient sensiblement croiser les affleurements situés aujourd’hui les plus au nord des faluns de Touraine (illustration 35).
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ILLUSTRATION 35 : Itinéraire théorique des voyageurs de Lascaux. Un cheminement d’est en ouest jusqu’au littoral suivi d’une remontée jusqu’en Bretagne où affleurent les gisements fossilifères des faluns de Touraine. Oliva clavicula retrouvée dans la grotte provient de ces gisements. Au XVIIe millénaire la régression marine permettait de rejoindre à pied les côtes du sud de l’Angleterre. L’inlandsis la recouvrait encore en partie (hachures verticales sur la figure).
L’origine de la coquille fossile Oliva clavicula a été déterminée par Yvette Taborin. Mais il n’est pas à exclure qu’elle vienne de Bretagne, peutêtre même d’une région située encore plus au nord (aujourd’hui ces espaces sont ennoyés) plutôt que d’Aquitaine ou de Touraine comme elle le propose. Une avancée jusqu’en Bretagne obérait sérieusement les chances de rencontres et d’échanges avec d’autres populations ce que ne devaient pas ignorer nos voyageurs. Il faut en déduire que le but de leur périple se trouvait ailleurs.
LE SIGNE PONCTUE - LES QUEUES RELEVEES Les six ponctuations noires alignées deux à deux suivant l’horizontale font partie de cette catégorie de représentations de style géométrique qualifiées de signes pour la raison qu’elles ne semblent correspondre à aucune intention figurative.
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Ils sont présents dans quasiment toutes les grottes ornées du paléolithique Franco-Cantabrique qui regroupe l’essentiel des sites d’art pariétal en Europe. Ils peuvent être ou non associés aux œuvres à caractère réaliste. Par le passé, la terminologie utilisée pour les catégoriser a largement emprunté aux rapports de forme : tectiforme (en toit), claviforme (clé de serrure), aviforme, naviforme…. Le registre abstrait de l’expression pariétale paléolithique a fait l’objet d’interprétations diverses suivant les auteurs. André Leroi-Gourhan les a considérés comme des symboles anthropomorphes et sexuels, il les a divisés en signes minces et signes pleins axant sa théorie sur leur couplage. Les partisans des thèses chamaniques les plus récentes ont un point de vue différent. Les signes ponctués, par exemple, sont des perceptions mentales de chamanes en état de transe qui sont autant de visions au même titre que les représentations naturalistes d’animaux. Ils n’ont pas d’existence matérielle, ils appartiennent au monde des esprits. Par le passé, les préhistoriens utilisaient l’expression « signes d’obscure signification » ce qui résume assez bien la difficulté à leur donner du sens. Ils sont au nombre de plusieurs centaines à Lascaux. André LeroiGourhan a procédé à leur inventaire et à un classement morphologique dans Lascaux Inconnu. Son étude a fait ressortir la grande diversité de cette catégorie de représentations : traits rectilignes simples, traits doubles parallèles, traits multiples, signes disjoints, signes ramiformes, les éventails et les rubans, les traits convergents emboîtés, les huttes, les signes quadrangulaires, les signes claviformes. Il a ensuite envisagé les groupements de signes, de même espèce, puis d’espèces différentes, l’assemblage des signes minces et pleins, enfin les ponctuations. Lascaux propose certainement l’éventail le plus large de formes abstraites présentes de l’art pariétal paléolithique. Deux signes ont été peints dans le Puits, on les retrouve ailleurs dans la caverne, associés à des contextes graphiques différents. Dans un précédent chapitre nous avons interprété le signe disjoint figuré aux pieds de l’homme-oiseau comme l’envol d’un oiseau devant la menace de la pointe du javelot assimilé au piqué du faucon. C’est la similitude de forme des deux tracés, disjonction en plus pour le signe et sa position relative sur la paroi, pointe en oblique, qui conduit à cette traduction dans le contexte de la fuite par les airs de l’homme-oiseau. Il est ainsi apparu que la signification donnée au signe disjoint peut difficilement se déduire de sa forme, laquelle évoque au mieux, par analogie morphologique, une pointe de javelot, c’est-à-dire une sagaie. Le signe ponctué présente le même type de difficulté et il convient pour aborder sa signification de prendre en compte le cadre interprétatif dans lequel il s’inscrit. Du reste, considéré isolément, il peut bien faire l’objet de
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multiples traductions, il ne dégage de lui-même aucun sens directement accessible. L’étude des structures de la composition permet d’intégrer une partie du signe dans un alignement de segments qui comprend : l’œil de l’oiseau, les trois ponctuations du rang inférieur du signe ponctué et l’arrière-train du rhinocéros (illustration 6 page 27). Au précédent chapitre nous avons interprété cette configuration comme la marque d’un relèvement du nord géographique opéré depuis l’œil de l’oiseau-gnomon. L’instrument est planté à l’ouest, sur les rivages du littoral atlantique. On se souvient par ailleurs de la partition de la composition suivant deux plans décalés en hauteur et dans le sens de la profondeur (illustration 14 page 37). Cette dernière dimension introduit un espace intermédiaire entre les deux plans. Elle correspond au déplacement en longitude du voyageur, précisément vers l’ouest. Dans ce schéma, il va de soi comme nous l’avons laissé entendre à travers la thèse d’un posé ou d’un planté de l’oiseau-gnomon à l’ouest, que l’homme-oiseau se trouve loin d’être à la verticale de son double juché sur le piquet comme peut cependant le laisser supposer le dessin. Dans cette configuration, il est alors impossible que le doigt détaché de la main droite de la créature puisse pointer l’œil de l’oiseau représenté sur la paroi (illustration 7 page 29). Il ne peut le voir depuis l’endroit où il se trouve tout simplement parce qu’il est dans la profondeur du deuxième plan. La visée de l’homme ne peut concerner que l’œil droit de l’oiseau, lequel est naturellement diamétralement opposé au premier. Il n’est pas représenté sur son profil car il se trouve sur la face interne du premier plan. La même géométrie dans l’espace permet, on l’a vu, de mettre théoriquement en jeu le second organe pair de l’oiseau c’est-à-dire son aile droite. Il y a en somme un subtil jeu graphique qui affecte le même organe sur trois des sujets de la composition : ─ Les yeux de l’homme fonctionnent comme ceux d’un oiseau mais contiennent de l’humain à travers la restitution d’une vision binoculaire par inclinaison de la tête sur le côté. ─ Les yeux du bison sont figurés mais l’un des deux est commun avec celui d’un rapace. ─ L’œil droit de l’oiseau est absent mais il est celui que désigne vraisemblablement la créature. Ces indices sont révélateurs d’une conception graphique issue d’une même pensée. Ils sont d’autant plus remarquables, qu’ailleurs dans la grotte les combinaisons pouvant concerner les deux organes de la vue des animaux ne sont apparemment pas légion. A Lascaux, la liste de ceux qui sont dotés de leurs deux yeux est courte, comme on l’a vu. La mise en jeu du deuxième œil de l’oiseau, ouvre enfin sur une possibilité d’explication de l’ensemble ponctué constitué de six éléments.
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Sa définition d’un arrangement horizontal de trois doubles ponctuations placées précisément devant l’oiseau lui aussi maintenant doté théoriquement de deux yeux, fait penser que les trois doubles ponctuations illustrent la projection horizontale trois fois répétée dans l’espace graphique des deux organes de la vue du volatile (illustration 36). L’hypothèse selon laquelle ce sont trois paires d’yeux qui sont alignées et qui flottent dans l’espace graphique entre l’oiseau et l’arrière-train du pachyderme, sans lien avec une enveloppe corporelle, permet d’entrevoir la possible matérialisation symbolique de trois relèvements successifs du nord géographique. Ils sont opérés depuis le gnomon. On reste dans le cadre d’un raid lointain, où le voyageur déterminait sa route en s’efforçant de suivre le même cap. Il était nécessaire qu’il le vérifie par des relèvements réguliers sur sa route.
ILLUSTRATION 36 : Dessin. Signification possible du signe ponctué : triple projection dans l’espace graphique des deux organes de la vue de l’oiseau sur le piquet. Il correspond à trois relevés successifs du nord géographique opérés depuis le piquet assimilé à un gnomon. Le dessin montre la mise en jeu de l’œil droit de l’oiseau situé sur la face interne du plan considéré, organe que désigne vraisemblablement le doigt détaché de la main droite de l’homme-oiseau.
La traduction de visées dans l’alignement de certains tracés n’est pas nouvelle. On la retrouve à trois autres reprises dans la composition : œil droit de l’homme, doigt détaché de sa main droite, œil de l’oiseau sur le piquet ou orientation donnée à son vol descendant (illustration 7 page 29) ; œil à la pupille du bison, ponctuation du flanc, orifice anal du bison ou ajustement par l’herbivore de la projection du javelot dans son arrière-train (illustration 29 page 80) ; axe de descente de l’arme dont la pointe est dirigée vers le pied du signe disjoint ou piqué du faucon pèlerin sur sa cible (illustration 29 page 80). Ces arrangements, à l’exception du dernier, sont constitutifs des structures de la composition que l’on a dégagées. Il apparaît ainsi probable que les deux tracés, celui du javelot et du signe disjoint, soient à intégrer aux axes principaux de la construction de l’œuvre. Nous pensions à l’origine ces structures basées sur la ponctuation (illustration 13 page 36). 124
D’après la signification attribuée au signe ponctué, se profile l’idée que le périple en question est à rapprocher d’une expédition qui tient de l’exploration. Il est vrai qu’il y a 17 000 ans, une destination vers le nord, à l’échelle terrestre considérée, ne devait pas constituer un exercice ordinaire pour les riverains de la vallée de la Vézère. L’ensemble ponctué, s’il puise dans le registre anatomique avec l’équivalence point-œil, ne constitue pas une abstraction pure, il dérive d’un organe du corps. D’une certaine manière, dans le Puits, il est ainsi à classer parmi les éléments figuratifs ce qui pose le problème de sa véritable appartenance à la catégorie des signes selon la définition qu’en donnent les préhistoriens. Le caractère abstrait est davantage présent semble-t-il, dans le regroupement, dans le triple agencement de la même particule élémentaire, c’est-à-dire le double point suivant l’horizontale. Dans la Scène l’équivalence point-œil n’est pas dénuée d’un certain fondement quand la ponctuation noire est utilisée à quatre reprises pour figurer les yeux de l’homme, du bison (le droit) et de l’oiseau. L’extraction graphique de l’organe, libre de toute liaison avec un corps n’apparaît donc pas exactement comme une synecdoque (représentation figurant la partie pour le tout) dans la mesure où c’est le sens de la vision que l’artiste isole et met en évidence. Le procédé ne fait que traduire le relèvement d’un cap sur l’horizon. Il n’en est pas moins vrai, qu’une projection coordonnée dans l’espace d’éléments anatomiques délivrés de leur support corporel, suppose quelque part leur rattachement à une forme matérielle. Nous n’avons pas affaire aux yeux de l’esprit, ils sont ceux du voyageur qui détermine ses repères sur l’étendue. L’art pariétal paléolithique n’est pas avare de tels procédés graphiques où un élément anatomique est représenté isolé. On y trouve des organes sexuels féminins tels que les vulves rattachées ou pas à des silhouettes. Il y a des mains négatives, plus rarement positives, apposées sur les parois de nombreuses grottes ornées. A Lascaux, le phénomène est particulièrement sensible dans l’Abside où des pattes, des cornes, peuvent être figurées isolées, ou encore curieusement raccordées à un profil animal, preuve peutêtre que ces segments jouent leur propre partition dans le discours graphique. Il est très intéressant de noter que le même signe ponctué mais de couleur différente se trouve à l’autre extrémité profonde du sanctuaire, dans le Diverticule des Félins. L’apposition de la même marque aux endroits les plus reculés du souterrain confortait André Leroi-Gourhan dans son idée que l’art de Lascaux procède d’une organisation d’ensemble. Justement, à propos des deux ensembles ponctués du Puits et du Diverticule des Félins, il écrivait en conclusion de son étude au chapitre « Les Animaux et les Signes » dans Lascaux Inconnu : « Or, le Puits, derrière le rhinocéros présente un groupe de 6 points disposés verticalement 125
par deux, alors que le fond le plus reculé du Diverticule des Félins, au-delà du gouffre offre un groupe de 6 points disposés exactement sur le même modèle. Il aurait été difficile de rencontrer une démonstration plus claire du caractère concerté de l’exécution des œuvres dans la caverne ». Nous partageons l’avis du préhistorien, la figuration du même signe dans les deux tréfonds de la caverne peut sûrement témoigner du caractère globalement organisé de la décoration. Pour être plus précis, les deux ensembles ponctués occupent les deux impasses profondes de la grotte avec les difficultés d’accès que l’on connaît. Celui du Diverticule des Félins n’est apparemment pas intégré à un dispositif figuratif comme nous pensons qu’il l’est dans le Puits. Il est isolé sur la paroi, face à la dernière figure gravée du boyau terminal, en l’occurrence un bison. La distinction est d’importance, elle laisse envisager que le signe ponctué du Diverticule des Félins nourrit un rapport plus exclusif avec les lieux et ne contient pas, comme dans le Puits, la dimension exploratoire d’un espace terrestre lointain. Vidées d’une partie de ce sens dans le Diverticule des Félins, les six ponctuations n’en apparaissent pas moins issues de la même pensée allégorique, celle de l’exploration, spécifiquement attachée cette fois à la caverne. L’archéologie des grottes ornées paléolithiques a montré que l’homme de Cro-Magnon avait la plupart du temps procédé à la reconnaissance totale des réseaux souterrains concernés. La constance de ces comportements ne se dément pas au long du Paléolithique supérieur, même dans les cavités qui paraissent avoir été peu fréquentées. Nous avons précédemment évoqué le possible rôle des enfants dans ces explorations. Cet aspect remarquable de l’art des cavernes traduit vraisemblablement une volonté de reconnaissance de l’espace souterrain dans toutes ses parties. On peut y voir l’intention d’une appropriation complète du milieu obscur. Cette thèse est répandue chez certains spécialistes de l’art des cavernes. Ainsi, les six ponctuations du Diverticule des Félins pourraient fort bien illustrer ce que l’archéologie des grottes ornées a pu mettre en évidence. A cet endroit, dépourvu de contexte graphique direct, ces marques traduisent manifestement l’intention de matérialiser l’enfoncement au plus profond des hommes dans les entrailles de la terre. Nous les interprétons comme le marquage des limites d’un cadre. De ce point de vue, l’investissement total de la caverne, à l’exclusion de la Grande Diaclase au seuil de laquelle se trouve le Puits, ressemble peut-être à l’occupation dans la réalité des territoires auxquels la tribu était attachée. Le Diverticule Axial qui forme la troisième branche du réseau, bien qu’il ne présente pas le caractère enfoui des deux autres, comporte lui aussi, à son extrémité, l’apposition de marques sensiblement équivalentes. 126
Le couloir peint est long d’une vingtaine de mètres. Son entrée est ouverte sur la Salle des Taureaux (illustration 1 page 8, plan de la grotte). Bien qu’il soit étroit à sa base, la circulation y est relativement aisée, il descend vers le fond où le plafond s’abaisse pour devenir un boyau impénétrable après quelques mètres. Vers son extrémité, à l’endroit où les parois se resserrent, communément appelé Méandre parce que le conduit forme coude, un cheval rouge a été peint. Malgré l’exiguïté des lieux, il occupe une grande surface de la paroi. Il présente comme l’a noté Norbert Aujoulat quelques contours difformes : trait du ventre peu arrondi, queue courte trop bassement implantée sur la croupe. La tête pour ainsi dire est quasi vue de face, comme en témoigne l’implantation des deux oreilles dont les attaches sont clairement distinctes l’une de l’autre. Ce positionnement particulier du chef est confirmé par la figuration des deux yeux qui sont deux points rouges parfaitement discernables sur les clichés photographiques des gros plans réalisés par Norbert Aujoulat. Nous avions répertorié cet animal dans l’inventaire des animaux pourvus de leurs deux organes de la vision. Brigitte et Gilles Delluc le mentionnent à la rubrique « Trois-quarts », dans le Dictionnaire de Lascaux, avec le cheval du panneau de la Vache noire doté lui aussi de deux yeux. Curieusement, ils ne signalent pas le deuxième œil du cheval rouge alors qu’ils présentent un animal qui « porte deux oreilles vues de face ou de trois quarts » et qu’une excellente photographie montre sans équivoque une tête équine dotée de deux yeux. Une autre particularité retient l’attention. Il s’agit de sa localisation sur la surface rocheuse du Méandre. Il suit le seul bison présent dans le Diverticule Axial. Toute l’encolure de l’équidé vient se loger sous la queue relevée du boviné (illustration 37).
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ILLUSTRATION 37 : Dessin. Peintures rouges du Méandre, paroi droite. Deux ponctuations rouges figurent les yeux du cheval logé sous la queue de l’unique bison du Diverticule Axial. La double ponctuation, particule élémentaire du signe ponctué présent dans le Puits et au fond du Diverticule des Félins se retrouve à la troisième extrémité du souterrain. L’assimilation de la double ponctuation à une paire d’yeux dans le Puits se trouve ici, confirmée.
Le détail d’un appendice caudal relevé de la sorte n’est pas si fréquent dans la grotte, il concerne au demeurant beaucoup plus fréquemment le bison que les autres espèces. A ne prendre en compte que les extrémités du réseau on retrouve cette particularité à deux reprises dans le Puits, à la fois sur le bison et le rhinocéros. Deux autres exemplaires de bisons avec la queue relevée sont présents dans la partie terminale du Diverticule des Félins, l’un deux constitue l’ultime élément figuratif de la décoration. Il est gravé sur la paroi opposée à celle de l’ensemble ponctué. Leroi-Gourhan en a donné la description suivante : « L’arrière-train de l’animal aboutit à une cavité semi-circulaire qui a été mise à profit pour figurer la queue levée de l’animal en état d’excitation » (Lascaux inconnu). Il existe ainsi dans le Diverticule des Félins une réelle proximité topographique entre le signe ponctué et la figuration d’une queue levée. Elle 128
n’est pas sans rappeler l’agencement des ponctuations alignées sous celle du rhinocéros. Il semble donc pertinent d’effectuer le rapport queue levée-double ponctuation-extrémités du réseau souterrain puisqu’il se retrouve aussi dans le Diverticule Axial. En effet, la double ponctuation est présente au bout du couloir orné, sous la queue levée du bison, ce sont les deux yeux du cheval rouge. Il paraît assez difficile de parler ici de hasard. Il est le seul animal de la galerie à comporter deux yeux, la plupart d’ailleurs n’en possèdent pas. Cette exception ne peut passer pour une fantaisie de l’artiste précisément à cet endroit, dans un fond, quand le Puits et le Diverticule des Félins offrent des configurations graphiques sensiblement équivalentes. Elles ne sont certes pas identiques mais présentent néanmoins quelques similitudes au regard des segments anatomiques mis en jeu. Dans le Puits, les ponctuations se trouvent sous la queue levée du rhinocéros, dans le Diverticule des Félins elles se situent en face d’un bison la queue en l’air, dans le Diverticule Axial les yeux du cheval rouge se logent sous la queue relevée en crosse du seul bison du couloir. Dans ce dernier cas, la double ponctuation est liée à un corps. On retrouve ici la signification qui lui a été donnée dans le Puits en l’occurrence une paire d’yeux qui constitue la particule élémentaire du signe ponctué. Il est possible de percevoir à travers ce dispositif, la trame d’une organisation de la décoration à l’échelle de la caverne comme le prônait André Leroi-Gourhan en même temps que sa complexité par la mise en place de configurations variantes autour du thème : double ponctuation ou paire d’yeux-queue relevée-fonds. On doit en conclure que les trois extrémités de la caverne étaient perçues différemment par les Paléolithiques. Leur marquage emprunte aux mêmes segments anatomiques mais il se décline en plusieurs arrangements. Il faut encore signaler un autre cas. Il est plus difficile à mettre en évidence car il n’est pas lié à un cul-de-sac. Il est localisé dans une niche en partie basse de la paroi gauche, au débouché du Passage qui ouvre sur la partie profonde du réseau, à l’entrée de la Nef. L’ensemble peint et gravé est long de quatre mètres. Il se nomme le panneau de l’Empreinte. Il est composé de plusieurs chevaux, de signes et de trois ou quatre bisons. Le montage graphique qui nous intéresse concerne à nouveau ces derniers. L’artiste s’est débrouillé pour faire figurer deux yeux sous une queue, cette fois à moitié relevée, en ne superposant pas moins de trois figures de bisons assez curieusement agencées entre elles (illustration 38). Deux sont incomplètes, elles se trouvent à l’intérieur des contours d’un bison entier particulièrement massif. Les deux organes de la vue appartiennent à des têtes différentes, elles présentent la même face à l’observateur.
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ILLUSTRATION 38 : Dessin. Eléments graphiques du panneau de l’Empreinte : sur le volet droit le jeu de trois bisons superposés aboutit à la figuration d’une double ponctuation logée sous une queue. Le volet gauche confirme la combinaison graphique qui concerne les organes de la vue sur le panneau, avec trois chevaux dotés de deux yeux sur la même face.
On peut être conforté dans l’intérêt porté à ces détails quand le volet gauche du panneau de l’Empreinte ne présente pas moins de trois chevaux dotés de deux yeux figurés sur la même face. André Leroi-Gourhan y voyait des réfections survenues dans un écart de temps indéterminable. Nous pensons davantage à des associations graphiques qui se font écho dans la même composition mais dont les ressorts nous échappent. 130
L’intérêt de cet exemple est triple. Il montre la répétition de la même combinaison, double ponctuation ou paire d’yeux - queue levée à certains endroits précis de la caverne (trois aux extrémités, une à l’entrée du secteur profond). Il éclaire ensuite le fait que l’artiste a réalisé des animaux incomplets sur le panneau de l’Empreinte. Il fait figurer à cet endroit une association de segments spécifiques appartenant à des bisons. En effet, en introduisant une queue et un œil supplémentaire il aboutit à la même combinaison. On retrouve une double ponctuation figurée sous une queue relevée. Enfin le phénomène de superposition de certaines figures à Lascaux ne serait pas si aléatoire. L’association des trois bisons du panneau de l’Empreinte le montre. Plus largement les queues significativement relevées des animaux composant le bestiaire de Lascaux sont relativement rares. Sur un peu plus de vingt bisons près de la moitié présente des queues nettement levées. Chez les aurochs, mâles ou femelles en nombre sensiblement équivalent il n’y a pas de cas net. Parmi la centaine de chevaux clairement dotés de leur appendice, mais il y en a certainement davantage, deux sujets montrent la hauteur maximale atteinte par ce segment sur leurs profils. Il ne dépasse jamais le niveau de la ligne de dos. Ce sont deux spécimens de petites dimensions dont les styles sont proches l’un de l’autre. Le premier est peint dans le Diverticule Axial, à l’aplomb des postérieurs de la Vache tombante. Il appartient à une frise de cinq petits chevaux. La queue légèrement convexe est sensiblement horizontale, elle s’insère dans un espace réduit entre le sabot de la Vache tombante et l’encolure du cheval qui le suit. On peut penser de fait, que c’est le défaut de place qui a conduit le peintre à adopter cette disposition. La seconde figure, également de petite dimension, est gravée dans la Nef sur le panneau de la Vache noire. Elle est superposée à un cheval plus grand. Le positionnement de sa queue est similaire à celui du petit cheval du Diverticule Axial mais il n’est pas dû cette fois au manque de place. Ici, le segment pouvait être aussi bien rabattu. Il faut reconnaître que les appendices caudaux des équidés de Lascaux qui dans nombre de cas ont des longueurs surdimensionnées ne dépassent pas un certain débattement graphique. Une telle conformation, au plan de l’éthologie de l’équidé ne correspond pas à l’observation de la nature. C’est peut-être la meilleure preuve que l’on ait affaire à une convention graphique qui ne reflète pas le comportement de l’animal dans son environnement réel, où la queue joue souvent comme l’élément le plus dynamique du corps. Le détail est d’autant plus surprenant que Lascaux figure parmi les grottes ornées où l’animation des sujets représentés est exceptionnelle. 131
Chez les bisons, beaucoup moins nombreux, le traitement du même segment est plus délié. Dans la moitié des cas les queues sont levées, ce qui les distingue nettement des chevaux et des aurochs. C’est sensible dans les secteurs reculés de la grotte que les bisons occupent de manière privilégiée : fond du Diverticule Axial, fond de la Nef, fond du Diverticule des Félins, fond de l’Abside, fond du Puits. Les raisons de ce traitement graphique différencié nous échappent et l’éthologie des animaux représentés ne paraît pas d’un grand secours pour les éclaircir. C’est un point que les préhistoriens s’accordent à reconnaître à travers certaines autres anomalies graphiques ou anatomiques des dessins. Le constat incite donc à la prudence notamment dans les traductions qui s’inspirent exclusivement du comportement des grands herbivores dans la nature. Pour reprendre l’exemple des queues levées, elles sont généralement perçues comme le signe d’un état d’excitation chez l’animal concerné. L’interprétation peut bien avoir une part de vraisemblance mais elle est alors insuffisante à expliquer la particulière nervosité des bisons dans la grotte et, en rapport, la singulière apathie d’un grand nombre de chevaux selon ce critère. Ces derniers font pourtant l’objet de bien d’autres animations parmi les plus acrobatiques. Les Paléolithiques ont parfaitement observé la course des chevaux dans la nature. L’animal dans sa prise de vitesse, relève progressivement la queue jusqu’à l’horizontale, c’est le signe qu’il a atteint sa vélocité maximum. Nous n’avons que deux exemples clairs de ce cliché à Lascaux comme on vient de le montrer et le moins que l’on puisse en dire, c’est que les sujets concernés ne paraissent pas particulièrement dynamiques. La meilleure illustration peut-être du thème des queues levées dans la grotte se niche dans un dièdre rocheux au fond de la Nef où sont peints deux bisons de sexe mâle. Ils sont superposés par la croupe et orientés à l’opposé l’un de l’autre. Ce sont les dernières figurations de la haute galerie, elles forment indiscutablement un ensemble composé de deux volets connexes. La toison de celui de gauche présente une mue de printemps caractérisée par un large aplat de couleur rouge qui contraste avec le fond peint en noir du reste de la robe. Celle de l’autre est entièrement noire. Deux filets de même couleur figurent leurs queues dépourvues de toupet comme c’est le cas de quelques spécimens dans la grotte. Les deux appendices sont de forme courbe. Celui qui appartient à l’animal qui mue émerge au-dessus de la croupe de son partenaire et inversement d’après la peinture. L’œuvre a été antérieurement évoquée pour montrer que les deux bisons avaient pu être observés pendant une longue période de temps au long de l’année sur le même territoire. La superposition des croupes montre qu’ils sont liés à un même lieu. Ici, l’introduction du décalage du temps entre les sujets paraît centrale dans la composition. Un animal mue visiblement, 132
l’autre semble conserver un pelage abondant perceptible à travers une épaisse crinière. L’explication éthologique ne traite pas de cet aspect. Elle fait cohabiter deux animaux certainement rattachés à un même lieu, mais évoluant visiblement dans des temps différents. Cette lecture effectuée, il paraît alors difficile de considérer qu’ils peuvent s’intimider réciproquement comme le proposent certains spécialistes. La même difficulté se fait jour avec les deux Chevaux chinois se suivant du Diverticule Axial. Ils sont souvent perçus en phase de pré-accouplement alors que l’un revêt sa robe d’hiver, l’autre sa livrée d’été. Dans les deux cas, relativement à l’indice saisonnier mis en valeur par les peintres, l’interprétation d’un comportement éthologique qui sous-entend leur interaction sur la paroi, n’est pas satisfaisante. Dans les deux cas cependant, on peut difficilement rejeter l’intention de composition de scènes par les artistes. La thèse selon laquelle les Bisons croisés de la Nef illustrent la rivalité de deux mâles à la saison des amours a été reprise dans de nombreux ouvrages. Nous avons choisi de citer celle de David Lewis-Williams. Il écrit dans L’Esprit dans la grotte : « Les queues dressées des bisons ont été interprétées, de façon plausible, comme des manœuvres d’intimidation de la part de mâles durant la saison du rut. D’ailleurs, l’un d’eux semble perdre sa fourrure d’hiver, comme c’est le cas à la fin du printemps. C’est un autre exemple de circonstances où l’éthologie (l’étude du comportement animal) devient, indirectement, un fil conducteur ». La référence de l’auteur au comportement du bison antique dans la nature, tel qu’on peut se le représenter aujourd’hui par l’observation des bisons d’Europe ou d’Amérique, qui sont les meilleures comparaisons possibles, est assez curieuse dans la mesure où il établit une relation entre la période de mue de l’herbivore et celle du rut. S’il est concevable d’imaginer que des différences ont existé entre les races actuelles et le Bison priscus notamment sur la durée de la mue ou de la repousse du poil, ou encore sur le décalage dans le temps du phénomène en raison de conditions climatiques plus rigoureuses, il est plus difficilement recevable, en l’état de ce qui est vérifiable sur les espèces vivantes, de postuler que le cycle des amours chez le bison coïncide avec sa période de mue. Dans un article du Bulletin de la Société Préhistorique Française (1997), intitulé « Bestiaire figuré, Environnement animal, Saisonnalité à la grotte de la Vache (Alliat, Ariège) » signé Michèle Cremades, chargée de recherches au CNRS, figure un tableau relatif à l’éthologie des ongulés. Il apparaît à sa lecture que la mue du pelage du bison, correspond à la mise-bas chez les femelles, c’est-à-dire au printemps, le temps du rut se situant en été quand le poil des animaux est ras. 133
Jacques Picard délivre une information identique dans son ouvrage. Ainsi, au plan de l’éthologie, la mue qu’affiche le bison de la Nef ne peut-elle se situer à la période des amours. Dans le même domaine, la livrée de son partenaire apparaît tout aussi anachronique. En définitive, si l’on se fie aux indices saisonniers que présentent les animaux, dont il faut penser qu’ils correspondent à des observations précises dans le temps et l’espace, on est obligé de conclure qu’aucun des deux ne se trouve dans le temps du rut. Dans ce cas précis, la référence au comportement du bison lié à la reproduction de l’espèce n’est pas pertinente. Renaud Sanson qui a réalisé le fac-similé des Bisons croisés doit être du même avis car dans son commentaire de la construction de la composition au musée du Thot il ne fait à aucun moment allusion à la rivalité de deux bisons mis en présence à la saison des amours. Pour lui, seul le bison de droite s’y trouve avec un sexe plus développé que celui qu’affiche son partenaire mais celui-ci est recouvert de sa laine d’hiver. Le problème de la mise en relation des deux animaux se pose donc en d’autres termes, il se complique même si l’un évolue en hiver, l’autre au printemps. La connexion des deux volets du diptyque est néanmoins indiscutable. Pour trouver une solution à cette inadéquation temporelle on est conduit à supposer que le concepteur du tableau a peut-être introduit, par le biais d’un artifice graphique, un élément symbolique de nature à réduire à néant le temps qui sépare les deux bisons. Il est nécessaire d’en appeler une nouvelle fois au jeu des formes. Il faut se reporter à la Scène du Puits, où l’étude a conduit, on s’en souvient, à parer l’oiseau en vol de la faculté de catalyser le temps terrestre. La présence du volatile, de nature à accélérer virtuellement le défilement du temps, permet dans cette perspective, la mise en rapport de termes anachroniques comme les Bisons croisés de la Nef ou encore les Chevaux chinois du Diverticule Axial. L’observation du diptyque des bisons montre que celui de droite présente une crinière étirée faite de hachures épaisses qui rappelle le style de la toison du bison du Puits. On a expliqué qu’elle était imprégnée de la propriété érectile du plumage de l’oiseau. La recherche sur les deux figures de segments pouvant évoquer la figure d’un volatile se trouve concrétisée au croisement des deux croupes. Il suffit d’isoler le dessin que forment les queues croisées des deux herbivores. On obtient l’image suffisamment suggestive d’un oiseau de grande envergure dans son vol battu (illustration 39).
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ILLUSTRATION 39 : Dessin. Bisons croisés de la Nef. Celui de gauche présente une mue de printemps, son congénère semble arborer sa laine d’hiver. Les deux animaux ne vivent manifestement pas dans la même séquence temporelle. Pour qu’ils soient synchrones, le peintre a inscrit la double image d’un oiseau au croisement des queues. Le vol de l’oiseau catalyse le temps terrestre, il en accélère virtuellement le défilement.
Il est vu de 3/4, ailes déployées, il est accolé à la croupe du bison d’hiver. La queue dans le prolongement du corps est exagérément longue, on la perçoit par transparence sur la cuisse du bison de gauche, ce qui constitue indiscutablement une curiosité technique puisque la partie de la croupe occultée demeure visible (il est licite de penser qu’il s’agit d’une erreur de l’artiste commise dans l’ordre d’exécution des deux figures. Elle était cependant aisément réparable, ce que l’auteur n’a pas jugé bon de rectifier. On peut douter de cette éventualité). Il n’est pas possible de rattacher l’oiseau obtenu à une espèce précise. La forme est fondue dans la composition comme le sont les doubles images du Puits où le toupet de l’appendice caudal du bison abrite pour sa part le profil du faucon pèlerin en piqué.
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La lecture de l’oiseau en vol permet de donner une version originale de la composition. L’effet de profondeur indiscutablement recherché dans le croisement des pattes arrière était techniquement sinon difficile, du moins délicat à réaliser. On n’y distingue pas moins de quatre plans superposés, parfaitement dissociés les uns des autres. Dans une scène dédiée aux mœurs du bison dans le temps du rut, l’artiste pouvait tout à fait éviter la complication de la superposition, sans altérer considérablement le sens de l’œuvre. En revanche, la réalisation de la double image du volatile nécessitait le croisement des croupes. On remarquera encore que l’effet visuel produit n’est pas précisément celui qu’aurait provoqué la recherche d’une symétrie des corps. En effet, la croupe du bison de gauche, plus massif, est aussi plus basse. Elle a pour conséquence la convergence des queues au bon endroit pour notre oiseau car pour peu que l’on fasse glisser l’une ou l’autre des deux figures, horizontalement ou verticalement, il disparaît. Un examen suffisamment approfondi de la construction de l’œuvre conduit à la version suivante. Les deux animaux sont divergents, leur superposition ne concerne qu’une petite partie des corps. On observe encore, à les détailler, que leurs animations respectives sont différentes et l’idée selon laquelle ils s’éloignent l’un de l’autre, jaillissant simultanément du dièdre rocheux où ils sont peints, ne reflète pas exactement ce que le peintre a certainement voulu signifier. C’est malgré tout l’opinion d’un certain nombre de commentateurs. Le bison du premier plan qui mue, fait l’objet d’un cadrage maximum de son corps sur la surface rocheuse où il s’inscrit. Sa bosse suit la limite supérieure du rocher ce qui a pour effet de l’aplatir curieusement. Il pouvait tout aussi bien être plus petit et ainsi éviter la déformation. Ses quatre membres reposent sur une ligne de sol virtuelle matérialisée par le pan encrassé de la paroi. Ces données graphiques sont parfaitement connues des spécialistes. Sur l’autre plan du renfoncement, à l’exception des pattes arrière, en rapport, son congénère n’a pas été conçu en fonction des limites du support. On peut s’accorder à dire qu’il est moins bien calqué sur ses dimensions ou encore qu’il est moins contraint par ses limites. Il bénéficie naturellement de davantage d’espace de débattement. Il est, autrement dit, plus libre de ses mouvements. C’est particulièrement sensible dans la projection de ses antérieurs vers l’avant. Ils sont nettement décollés de la ligne de sol imaginaire sur laquelle reposent les sabots de son homologue. On en déduit que le bison qui mue est plus intimement lié à la surface rocheuse qui contraint ses contours. Dans cette configuration, on est amené à penser qu’il est « coincé » sur son support. Cette posture ne paraît cependant pas entraîner son immobilité totale car on peut deviner l’esquisse d’une 136
animation dans le positionnement de ses pattes. Mais le mouvement est moins évident qu’à droite, chez son congénère. On peut être conforté dans l’idée que l’animal éprouve quelque part la contrainte de son support en faisant intervenir la forme de sa corne unique fortement convexe pouvant traduire cet état. En effet, de l’autre côté inversement celle de son homonyme, plus libre de ses mouvements, est exagérément développée. La même remarque s’applique à la figuration des deux sexes mâles. Il n’est donc pas interdit de penser que l’écartement des corps est dû à la seule manœuvre du bison de droite, l’autre restant lié à la paroi. Quelle que soit la signification que l’on donne de la composition, il semble difficile de ne pas convenir que le cadrage maximal du profil animal sur la roche qui déforme anormalement sa bosse n’a aucun effet sur le sens de l’œuvre. Il ne s’agit pas, convenons-en, de la meilleure mise en peinture possible : elle écrase la ligne dorsale quand celle de son partenaire peut passer pour un modèle du genre au plan d’un certain réalisme figuratif dans la forme qu’elle adopte (sur ce plan il faut aussi considérer l’influence de la part du style). Ce n’est pas tout. On est également en mesure commenter le non-cadrage de l’herbivore à droite, car à y regarder de près, la limite supérieure de la forme rocheuse qui surplombe précisément la partie arrière de sa silhouette pouvait certainement être mise à profit pour y accoler la ligne dorsale à hauteur de la chute des reins. Cette particularité du support n’a pourtant pas été utilisée. Les deux options sont à l’évidence à mettre en rapport, avec d’un côté l’utilisation d’un relief peu propice à un bon rendu figuratif d’une ligne dorsale de bison et de l’autre un bord rocheux évocateur mais ignoré par le peintre. Le bison du premier plan fait corps de manière flagrante avec son support. Sa proximité avec la surface rocheuse peut alors expliquer la raison de la chute de sa laine d’hiver. On parvient en définitive à comprendre que le boviné n’est pas exactement « coincé » entre les limites naturelles du plan rocheux, mais que son corps frotte sur la surface rugueuse du rocher, au contact de laquelle il perd sa fourrure. Il faut présumer que le bison y exerce une forte pression ce qu’illustre très bien, dans ce cas, l’aplatissement de sa bosse. Par voie de conséquence, puisqu’il se trouve au contact de la paroi, et qu’il recouvre partiellement la croupe de son congénère, le bison qui mue l’aplatit inévitablement contre le mur. Le scénario explique alors le vif dégagement du bison d’hiver, qui bondit pour s’écarter et se dégager de la pression qu’il subit.
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ILLUSTRATION 40 : Dessin. Bisons croisés de la Nef. Le cadrage sur le support rocheux du bison de gauche le « coince » entre la limite supérieure du rocher et la ligne de sol imaginaire ce qui a pour effet d’aplatir anormalement sa bosse. Intimement lié à la paroi son corps frotte vraisemblablement contre elle ce qui peut expliquer sa mue. Celui de droite ne subit pas la contrainte du support, il s’en écarte vivement sous la pression de son partenaire qui écrase sa cuisse. En évitant le frottement, il conserve sa laine d’hiver. Le bison qui mue est indiscutablement plus statique, son sexe est peu développé, sa corne unique est fortement recourbée. C’est l’inverse à droite où les mêmes segments, corne et sexe sont graphiquement plus déliés. On note des traits gravés qui affectent particulièrement le spécimen de gauche.
On tient là une explication tangible au procédé graphique qui fait figurer la croupe du bison de droite vue par transparence dans celle de son congénère. Le peintre qui s’est évertué au rendu de l’effet de profondeur par la réalisation de quatre plans successifs à hauteur des pattes arrière a annulé simultanément le procédé au niveau de la superposition des croupes où la lecture s’effectue à « plat ». C’est l’analyse de Renaud Sanson qui connaît la composition par le détail pour l’avoir reproduite dans un fac-similé. Ce n’est pas étonnant si, comme on vient de le montrer, la croupe du bison du premier plan aplatit ou écrase celle de son partenaire contre la paroi. Dans cette traduction, les parties anatomiques superposées tendent évidemment à se confondre dans le même plan. Cette disposition rend graphiquement plausible l’inscription d’un oiseau au croisement des queues, elles ne peuvent plus être perçues décalées dans la profondeur. Elles sont au contraire liées dans l’espace. Des traits obliques gravés sur le flanc des deux animaux, particulièrement sur celui qui mue, viennent matérialiser l’effet « raclage » des corps sur la roche.
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Une configuration approchante se retrouve sur le bison du panneau de l’Empreinte, à l’entrée de la Nef, à l’opposé de la galerie. Son corps est marqué de traits gravés en oblique. Il présente également une plaque de mue de son pelage et la comparaison ne s’arrête pas là puisqu’on se trouve à nouveau en présence de deux croupes superposées, celle du boviné et d’un équidé. Les contours des deux animaux étant gravés, ces parties anatomiques se confondent vraisemblablement dans le même plan. Il s’agit d’une variante du schéma des Bisons croisés, la croupe du bison écrasant cette fois celle du cheval contre le mur. On note en effet chez ce dernier la nette projection de ses antérieurs vers l’avant, ce qui traduit son dégagement sous la pression de l’aplatissement de sa croupe (illustration 41).
ILLUSTRATION 41 : Dessin. Panneau de l’Empreinte. On remarque la similitude du schéma graphique avec celui des Bisons croisés : une plaque de mue du boviné, des traits gravés, une superposition de deux croupes vues par transparence, une projection avant des deux antérieurs du cheval. Dans la Nef les deux panneaux encadrent la composition centrale de la galerie, il s’agit du panneau de la Vache noire.
Pour en revenir aux Bisons croisés, la configuration du dièdre rocheux dans la Nef contribue par ailleurs à alimenter la perception d’un unique animal qui fuit sur le plan droit du renfoncement. Les nombreux clichés photographiques pris dans l’axe de la haute galerie, sensiblement au niveau du panneau de la Vache noire, à quelques mètres de la composition, montrent très bien sous un minimum d’éclairage que le visiteur paléolithique qui descendait la pente de la Nef ne découvrait à l’approche du diptyque, qu’un seul bison, précisément celui qui bondit pour s’écarter. Il fallait qu’il arrive peu avant la hauteur du renfoncement pour apercevoir son congénère qui donne alors l’impression d’avoir été plaqué contre la roche, ou encore dissimulé dans le renfoncement.
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NB : Il y a peu, nous avons pu découvrir le fac-similé des Bisons croisés exposés au musée du Thot. Il se trouve face au visiteur qui entre dans la salle, encadré par le panneau de la Vache noire et celui des « Cerfs nageant ». Cette mise en place nous paraît pour le moins inappropriée dans la mesure où elle ne reflète pas la disposition du dièdre rocheux dans la grotte relativement à son axe de circulation. Elle ne reproduit pas l’approche souterraine que le visiteur paléolithique avait du panneau. L’ancienne muséologie en revanche, la respectait sensiblement. Dans la même salle on peut encore regretter la présence du nouveau fac-similé de la Scène du Puits. Il aurait dû se situer à l’écart des autres compositions, comme il l’est dans la grotte originale. Il n’est pas à exclure qu’ici, le peintre ait joué à la fois sur deux paramètres pour composer ; la forme du support et sa localisation dans le couloir. Pour finir, le sens qui peut être donné de la composition des Bisons croisés ne nous paraît pas lié à la reproduction de l’espèce. Il s’agit plus sûrement d’une métaphore relative au déroulement du cycle des saisons. La mise en évidence par le peintre, du phénomène de la mue chez le bison est indiscutable. C’est une période au cours de laquelle l’animal tend au « grattage » de son corps afin de se débarrasser de sa laine devenue superflue à l’arrivée de la belle saison. L’artiste a fidèlement reproduit ce qu’il a observé dans la nature. Sous la pression de son partenaire, le bison d’hiver se dégage. Il s’écarte pour réduire le frottement de son corps contre la paroi. Il préserve ainsi sa toison, synonyme du froid. Il devient alors possible de comprendre que la composition consacre une installation relativement brutale ou soudaine et peut-être précoce du printemps. La nouvelle saison chasse l’hiver qui s’efface précipitamment. C’est le sens de la rivalité des deux sujets. Le diptyque des Bisons croisés de la Nef se rapporte alors au déroulement d’une période assez précise de l’année. On peut penser que cette transition saisonnière s’appliquait aux territoires familiers des peintres de Lascaux. NB : Un autre panneau semble avoir été conçu sur les mêmes bases que celui des Bisons croisés de la Nef. Il s’agit de celui du Grand Taureau noir du deuxième compartiment du Diverticule Axial. Il se divise en deux parties : à gauche un taureau noir long de plus de 3 mètres qui paraît engoncé sur son support, à droite un imposant cheval noir qui s’en écarte et semble galoper vers le fond de la galerie. Le visiteur qui s’avance dans le couloir qui se rétrécit au milieu ne découvre qu’au dernier moment le taureau logé dans la concavité alors que le cheval est visible de plus loin. Norbert Aujoulat n’a pas manqué de le remarquer dans son livre sur Lascaux : « Sur le volet
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gauche, que l’on ne découvre qu’une fois franchi le premier rétrécissement du couloir… ». Il n’est donc pas impossible que la disposition de certaines compositions ait été conçue en fonction du sens de la progression du visiteur dans le sanctuaire avec des effets recherchés, particulièrement dans les boyaux ou les couloirs. Le problème que posent les Chevaux chinois du Diverticule Axial est du même ordre que précédemment. Celui recouvert de son pelage d’hiver donne l’impression de filer son partenaire dont la robe jaune évoque le temps de l’été. Ils sont chacun logés dans une concavité. Cette fois, leur espace d’évolution respectif est délimité par une ligne rouge qui les sépare et appartient au tracé du dos d’une vache rouge qui traverse le plafond à cet endroit. La sensation d’une composition reste toutefois sensible (illustration 42). Ils sont d’ailleurs souvent perçus comme formant un couple dans une composition où l’étalon serre de près la jument pour la saillir. La référence au tableau présentant l’éthologie des ongulés montre que cette scène doit se dérouler au printemps. La saison correspond également chez les chevaux à leur période de mue. Sur la paroi pourtant, l’étalon supposé est revêtu de sa robe d’hiver tandis que celle de sa partenaire est rase. Brigitte et Gilles Delluc partagent cette opinion. Ils l’expriment dans leur dictionnaire sur la grotte : ils privilégient semble-t-il, l’hypothèse du couple. Nous n’en comprenons pas très bien la raison. Comme on vient de le préciser à propos de la description des deux livrées, elles ne présentent aucun indice pouvant accréditer la thèse d’une mue. Ce devrait être pourtant le cas si les deux animaux ont été représentés au temps des amours. On finit par croire, si l’on fait référence aux Bisons croisés, que c’est précisément ce que le peintre a évité de faire figurer. Le peintre a écarté cette confusion afin qu’elle ne s’installe pas dans une composition qui devait rester étrangère au pré-accouplement des deux animaux. On cherche vainement, en outre, l’indice d’un quelconque caractère sexuel sur les silhouettes des deux équidés. Dans une démarche similaire à celle de l’étude des Bisons croisés de la Nef, il convient de franchir préalablement l’obstacle que constituent des indices saisonniers incompatibles entre eux dans le temps. Nous avons recherché sur le dessin des chevaux des combinaisons graphiques pouvant laisser deviner l’existence d’une double image de volatile. L’examen est négatif, aucune forme ne suggère la présence d’un oiseau. Ce qui en tient lieu est un peu différent. Il est à observer dans l’environnement immédiat des deux figures, des tracés qui se rapprochent de traits empennés qui paraissent voler autour 141
d’elles. Ils ont parfois été qualifiés de plumes et rangés dans la catégorie des signes « ramiformes » par André Leroi-Gourhan. Ils connaissent de nombreuses variantes à Lascaux. Leur morphologie permet en effet de les comparer à des plumes ou bien à des végétaux tels que des feuilles par exemple, mais on ne peut avoir de certitude quant à cette identification. Il est seulement possible de soutenir que l’on ait affaire à des « formes légères » (illustration 42). Nous écartons l’hypothèse de projectiles retenue dans certaines versions. Si l’on en croit leur répartition sur la paroi, ces tracés pourraient entretenir un lien étroit avec le mouvement apparent des deux Chevaux chinois. D’un côté ils défilent à contresens du mouvement du cheval jaune qui montre une encolure tendue vers l’avant. Ils peuvent témoigner ici, soit de la vitesse imprimée par l’animal, soit montrer qu’il évolue face à un vent imaginaire. Dans ce dernier cas, l’orientation des plumes ou des feuilles indique la direction de ce vent. Cette solution, du même niveau de vraisemblance que la première, présente l’intérêt d’être davantage compatible avec la configuration dans laquelle se trouve le cheval qui suit : les tracés empennés qui surmontent sa ligne de dos sont orientés cette fois dans le sens de son mouvement. Ils ne peuvent donc plus constituer l’indice de sa vitesse relative. En bref, la première proposition fonctionne du côté du cheval jaune mais devient inopérante chez son congénère. Il en va différemment en revanche si ce dernier subit à son tour l’effet d’un vent arrière dont le sens est donné par l’orientation des signes qui lui sont affectés. On reste alors dans un même cadre interprétatif. L’argumentation peut paraître courte pour admettre la vraisemblance du dispositif mais il est un détail du dessin, qui à notre connaissance, n’a jamais été abordé par les observateurs. Il est de nature à accréditer ce point de vue. Pour un certain nombre d’entre eux, partisans de l’explication éthologique de l’approche d’un étalon vers une jument, la question de la dynamique respective des deux animaux n’a semble-t-il jamais soulevé d’interrogation particulière. Il est pourtant manifeste que le cheval jaune ou équidé femelle n’a pas été figuré à l’arrêt. Son mouvement implique que le mâle qui suit avance naturellement de concert pour avoir quelque chance de se porter à la hauteur de sa future partenaire. Dans cette perspective, qui découle du contexte interprétatif considéré, on note qu’une énormité s’est glissée dans le sens des hachures ventrales qui figurent le pelage de l’étalon. Elles devraient être dirigées vers l’arrière puisque sa dynamique le porte vers l’avant, à la poursuite de la femelle. Contre toute attente, les poils du ventre du cheval concerné sont orientés dans le sens de sa marche. On ne peut considérer qu’il s’agit là d’une erreur ou d’une inattention quand le peintre a indiscutablement mis l’accent sur la livrée des deux
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herbivores. Il n’est pas davantage envisageable de soutenir qu’il a recherché un meilleur rendu figuratif dont la portée aurait été bien médiocre. Quoi qu’il en soit, à s’en tenir simplement au déplacement du cheval d’hiver vers l’avant, puisque l’animal n’est visiblement pas figuré à l’arrêt, le sens des hachures figurant son pelage ventral fait problème. Il en va différemment, si comme on le propose, il subit dans son évolution l’effet d’un vent arrière d’une vitesse évidemment supérieure à celle son propre train. Il le pousse vers l’avant. La proposition concorde alors avec le sens donné aux poils de l’abdomen du quadrupède. La combinaison de deux courants aériens, à l’opposé l’un de l’autre, au sein desquels évoluent les chevaux met en jeu des forces qui tendent d’une part à projeter le cheval d’hiver vers son congénère et d’autre part à ralentir la course de ce dernier. Le point de vue selon lequel le peintre a voulu suggérer la possibilité d’un contact physique entre les deux sujets par la conjonction de deux flux contraires n’est pas invraisemblable. Trois indices montrent que le cheval d’hiver est porté à modérer son train. Son encolure est relevée et ses jambes arrière sont relativement peu dynamiques, ses sabots paraissent même plutôt traîner sur la ligne de sol imaginaire. En réalité ils ne reposent pas exactement dessus. Ils sont inscrits sur une vire légère de la paroi, sur un plan différent de celui des jambes. Sous certains angles d’observation, ils apparaissent même recourbés. Ce détail est visible sur de nombreuses photographies notamment sur celles qui sont prises à la hauteur où devait se trouver le peintre lors de l’exécution de la figure. La photographie de couverture du dictionnaire de Brigitte et Gilles Delluc sur la caverne, entre autres clichés, en donne une parfaite illustration. On peut penser qu’il s’agit d’un procédé d’anamorphose mais il est très discutable, ici, sur des segments aussi réduits. La même tendance au ralentissement se retrouve sur le membre avant droit dont le sabot vient prendre appui sur l’arête rocheuse que suit la ligne rouge traversant le panneau. Il est possible d’envisager que l’animal freine des quatre fers selon l’expression consacrée de nos jours mais, simultanément, la jambe avant gauche franchit la ligne rouge et empiète sur l’espace où s’inscrit le cheval jaune. Elle traduit ainsi la brûlante proximité des deux sujets. L’animation du cheval jaune est différente, elle est plus dynamique, il n’y a aucune difficulté à l’interpréter dans un mouvement qui le porte résolument vers l’avant. Mais il est à contre-courant d’une force qui le ralentit. Ce dispositif montre que les deux acteurs, dans leurs animations respectives où interviennent les signes empennés, concourent à éviter à la fois une proximité et un éloignement excessif autour de la ligne rouge. Ce 143
repère intervient comme une délimitation à hauteur de laquelle leur espacement paraît devoir s’équilibrer au plus près.
ILLUSTRATION 42 : Dessin. Chevaux chinois du Diverticule Axial. La robe plus foncée, la figuration du pelage indiquent que le cheval de gauche arbore sa livrée d’hiver. A droite le pelage du cheval jaune est ras. Les deux animaux subissent des vents contraires dont la direction est donnée par les signes empennés qui les entourent. Sous la poussée d’un vent arrière, le cheval d’hiver tend à freiner sa course, l’encolure nettement relevée. En revanche, son congénère lutte avec un courant aérien contraire, encolure baissée. La composition ne traduit vraisemblablement pas une scène de pré-accouplement entre les deux animaux. Chez les chevaux, la période du rut coïncide avec celle de la mue, c’est-à-dire au printemps.
Les deux figures en mouvement sont les supports d’indices saisonniers qui ne peuvent coexister. Dans la réalité ils se succèdent dans le temps. Il faut alors penser que la cohabitation des deux chevaux et leur interaction témoignent d’un nouvel artifice graphique. On le trouve dans l’élément aérien. Il est destiné à rendre possible leur mise en scène. Dans le Diverticule Axial le vent se substitue à l’image de l’oiseau en vol. On parvient par ce biais à rendre symboliquement compatibles des animaux qui ne vivent pas dans la même séquence temporelle. La dimension aérienne du panneau des Chevaux chinois est plus diffuse, moins concrète à établir que celle des Bisons croisés. Les vents sont impalpables et il est nécessaire de concevoir que les signes empennés soient destinés à les matérialiser. Les deux combinaisons présentent cependant un air de famille. Les oiseaux partagent avec les courants aériens le même espace, ils filent ensemble dans le survol des étendues, ils tordent, accélèrent tous deux symboliquement le temps des créatures terrestres.
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L’existence diffuse de l’élément éolien dans le panneau des Chevaux chinois appelle un autre développement. La localisation de la composition dans le couloir répond à un principe validé par les préhistoriens : dans l’art pariétal l’architecture rocheuse a influencé la mise en place des figures et donc le sens qu’elles contiennent. En ce qui concerne les Chevaux chinois, il suffit de remarquer qu’ils se situent à l’endroit où le conduit se resserre nettement. L’architecture naturelle du Diverticule Axial a amené les préhistoriens à le diviser en deux compartiments. La distinction est pertinente puisque la décoration semble effectivement scindée en deux ensembles séparés. Le secteur du rétrécissement est vide de représentation sur plusieurs mètres. La topographie des lieux et l’idée selon laquelle la force des vents s’y exerce précisément sont deux éléments parfaitement complémentaires au plan de la mécanique des fluides. Ils correspondent à la réalité physique de l’écoulement de l’air dans l’environnement. Le vent accélère sa vitesse au passage de reliefs plus étroits comme les cols, les gorges ou les vallées. Au sein de ces paysages la pression qu’il imprime se fait plus forte. Sur le panneau peint les flux sont contraires, ils sont cisaillant, ils participent à sa partition en deux volets équilibrés autour de la ligne rouge qui figure le dos de la vache plafonnant. De ce point de vue, l’emplacement des deux chevaux dans le couloir ne tient pas du hasard. Le phénomène décrit est bien entendu virtuel. Le Diverticule Axial n’a pas connu de véritables courants d’air comme le montrait la fraîcheur des peintures lors de leur découverte. Au paléolithique, la galerie était obstruée à son extrémité. Nous pensons que le sens de la composition des Chevaux chinois gravite autour d’une allégorie relative à l’alternance des saisons à une période relativement précise du cycle annuel. Nous disposons de plusieurs éléments de réflexion pour parvenir à une traduction intelligible du panneau. Le cheval à la robe sombre symbolise l’hiver, celui de couleur jaune, l’été. Les deux saisons sont associées à des vents de direction opposée. Le phénomène n’est pas surprenant quand on sait que les changements de temps sont accompagnés le plus souvent par la variation de direction des vents dominants. Ils ont une influence considérable sur le climat d’une région. Sur la paroi, l’hiver talonne l’été, il empiète même sur son espace au point de freiner son arrivée. Le sabot qui dépasse de la ligne rouge sonde l’espace ambiant qui se présente devant lui. Il incite au ralentissement de l’arrivée de la saison froide. Le cheval jaune semble en effet éprouver des difficultés à se dégager face à des vents qui lui sont contraires. Ce schéma situe la scène au moment d’une arrivée semble-t-il retardée, mais imminente de l’hiver sur l’été, sans saison intermédiaire marquée autrement que par l’écartement qui sépare les sujets sur la paroi. Il est ainsi 145
l’indice d’une saison « chaude » relativement persistante selon notre traduction mais dont il est impossible d’évaluer la durée. Pour rester au plus près de la composition, il convient de prendre en compte la différenciation que le peintre a introduite dans la réalisation des signes. D’un côté les barbelures qui les composent sont fournies. De l’autre elles sont moins denses. Elles sont même absentes sur l’un des deux signes qui surmonte la croupe du cheval d’hiver. Il n’est pas excessif d’imaginer que le peintre a voulu caractériser les courants aériens qui parcourent le panneau. Dans cette perspective, l’effeuillage des signes du côté du cheval d’hiver n’est pas anormal. Il est le résultat de l’action d’un vent froid sur des végétaux comme ceux à feuilles caduques. En dernière analyse, les signes montrent non seulement la direction mais aussi la spécificité des vents. Ils sont froids et poussent le cheval d’hiver. Dans la concavité qui loge son congénère, ils sont chauds et soufflent de face. Si l’on excepte le panneau des Bisons croisés et celui des Chevaux chinois on ne trouve nulle part ailleurs dans l’iconographie de Lascaux de rapport aussi explicite au déroulement du cycle des saisons. Dans les deux cas l’interprétation conduit à cerner des périodes de l’année relativement précises : une installation brutale et peut-être précoce du printemps qui chasse l’hiver (Bisons croisés), une arrivée proche de l’hiver mais apparemment freinée ou ralentie par un été persistant (Chevaux chinois). A les mettre en relation, de tels indices laissent présumer que l’on se trouve confronté à la retranscription iconographique d’un véritable cycle saisonnier qui s’étend à l’échelle de l’année. Il apparaît possible d’en dégager la caractéristique principale. Il ressort de l’étude des deux panneaux que les peintres paléolithiques ont mis l’accent sur les phases de réchauffements du cycle annuel, à savoir le printemps et l’été. Les plus froides paraissent en effet plus en retrait avec un hiver chassé par le printemps, l’autre apparemment pressante mais retardée par une saison estivale persistante. Il ne s’agit que d’un cliché, portant sur un cycle annuel. Il s’inscrit vraisemblablement dans la phase la plus chaude de l’Interstade. On se souvient qu’Arlette Leroi-Gourhan situait l’arrivée des Magdaléniens dans la grotte au maximum chaud de cet épisode. Il est risqué de voir dans cette traduction les caractéristiques d’un climat. L’échelle de temps considérée est courte encore que l’on puisse considérer que les peintres de Lascaux ont rapporté les grandes tendances météorologiques de leur temps. Sur ce plan, la référence à des données plus générales paraît nécessaire. Il est opportun de citer largement la conclusion du chapitre consacré à l’analyse des charbons de bois de la grotte : Lascaux Inconnu : Les bois de Lascaux par Arlette Leroi-Gourhan, Fritz Schweingruber et Michel Girard : « Des données complémentaires botaniques et climatiques peuvent être mises en évidence dans cette étude des bois : C. Jacquiot (1960) remarque 146
notamment que la plupart des chênes « ont une texture faible qui caractérise les chênes ayant cru en peuplement serré, certains présentent une structure moyenne, indice de peuplements ouverts ». Il note également à propos des conifères que « la structure faible des bois de conifères est tout à fait comparable à celles des espèces homologues de la flore actuelle des plaines du Centre et de l’Ouest de la France. Elle indique un climat assez doux à printemps précoce ». L’esquisse d’un tel climat convient toutefois d’être modulée car la présence massive du renne dans les restes osseux de la caverne est l’indice de conditions peut-être moins clémentes. C’est l’analyse de Jean Bouchud qui a procédé à l’étude de la faune de la grotte. Il reste alors à présumer qu’il a existé des variations de températures d’amplitudes importantes entre les saisons pour admettre la migration du renne : sa disparition au début de l’été et son retour avec un froid compatible avec son métabolisme. La mise en évidence dans l’iconographie, en deux endroits de la grotte, d’une période de type tempéré, au moins dans ses phases de réchauffement (printemps, été) vient s’inscrire dans l’ambiance glaciaire de l’époque. Ce phénomène climatique devait être suffisamment sensible pour être reproduit sur les parois du souterrain par le truchement de métaphores. Mais cela ne signifie nullement que les Paléolithiques aient accueilli si favorablement l’épisode de l’Interstade. Les chasseurs de la vallée de la Vézère étaient davantage rompus aux rigueurs de la glaciation du Würm, ce dont témoigne son gibier de prédilection. Le réchauffement du climat entraînait de plus sa disparition temporaire. Les tribus durent adapter leur mode de vie à ces nouvelles conditions environnementales. Cette situation ne présentait cependant pas que des inconvénients. Elle ouvrait probablement sur la possibilité d’exploration de nouveaux territoires demeurés jusque-là ignorés des tribus. C’est une vision logique. Elle est compatible avec l’interprétation que l’on donne de la Scène du Puits. En attendant de progresser dans son déchiffrement, il est intéressant d’examiner si le Diverticule Axial, à la suite du panneau des Chevaux chinois, ne peut offrir d’autres constructions graphiques au sein desquelles s’exerce un vent imaginaire. Le second rétrécissement du couloir est sinueux dans sa partie terminale, il est bas et étroit. La figuration spectaculaire du Cheval renversé en marque l’entrée. Il est enroulé obliquement autour un faux pilier de telle sorte que l’observateur est obligé de tourner autour du relief pour le découvrir sans jamais parvenir à le saisir dans son entier. L’équidé est certainement en train de chuter mais la lecture est insuffisante à expliquer sa configuration si particulière dans le Méandre. Il donne la sensation d’être aspiré comme l’eau 147
dans un siphon, son mouvement est celui d’une spirale descendante. L’animal tourbillonne en chutant comme la feuille décrochée de sa branche par la force d’un vent qui se ferait à nouveau ressentir dans l’étroit passage, comme au milieu de la galerie, à l’endroit où les parois se resserrent et où se trouvent les Chevaux chinois. La comparaison de l’animation du Cheval renversé au mouvement tourbillonnant d’une feuille arrachée de son support coïncide avec sa localisation sous de grands tracés rouges apparentés à des branches d’arbre. André Leroi-Gourhan y voyait la symbolisation de ramures de cerfs. Nous sommes de l’avis de Norbert Aujoulat, cette hypothèse peut-être difficilement retenue. La lecture de branches d’arbre paraît plus probable. D’ailleurs deux ramifications composant l’ensemble semblent ployer sous le « poids » certainement relatif d’un protomé de cheval noir peint à leurs extrémités, précisément à la verticale du Cheval renversé. Face à lui, dans le même entonnoir, mais orienté dans le sens opposé, le bison aux contours rouges du Diverticule Axial fait le gros dos. Sa bosse est énorme, il a la tête baissée, son encornure est curieusement déroulée et sa queue largement relevée semble abriter le cheval rouge qui le suit. Ce ne semble pas être le cas du dernier représentant de l’espèce figuré en retrait. Ce cheval connaît d’importantes déformations de son profil, comme véritablement comprimé sur son support. C’est la dernière image du couloir. L’hypothèse d’un vent imaginaire, s’exerçant dans le Méandre et dirigé vers le fond du Diverticule, explique la posture particulière des animaux à cet endroit. Le Cheval renversé chute et tourbillonne comme une feuille détachée de sa branche. Le bison sort du Méandre, arc-bouté pour résister face au vent. Il faut encore évoquer la curieuse configuration de ses encornures déformées peut-être par la force des courants. Il s’agirait alors d’une métaphore graphique du type « un vent à déformer les cornes de bison » dont une formule approchante est utilisée de nos jours à travers l’expression « un vent à décorner les bœufs » (illustration 43). Enfin, comment expliquer autrement les surprenantes déformations que subit la dernière figure du couloir. A ce jour aucune interprétation n’en a été donnée. On est en droit de supposer, dans le cadre d’une transposition terrestre restant naturellement soumise au cycle des saisons, qu’il y a 17 000 ans en Périgord, les vents se faisaient fortement ressentir dans les vallées, suffisamment en tout cas, pour tenir selon nous une bonne place dans le dispositif iconographique du Diverticule Axial. On observe qu’à plusieurs reprises, selon l’interprétation que l’on en donne, une partie de la signification des œuvres se trouve dans le choix de la configuration des lieux et de la forme des parois : les figures du Méandre et les deux Chevaux chinois soumis à des vents dans les étranglements du Diverticule Axial, le Cerf noir dont les bois cramponnent le plafond à 148
l’entrée du même couloir comme le ferait un mammifère volant sur une voûte, les Bisons croisés de la Nef enfin la Scène du Puits qui contient la dimension d’un à-pic précisément logée au pied d’une descente verticale.
ILLUSTRATION 43 : Dessin d’après photographie (Dictionnaire de Lascaux) Brigitte et Gilles Delluc. Décoration peinte du Méandre au fond du Diverticule Axial. L’hypothèse d’un vent imaginaire s’engouffrant dans l’étroit goulet explique assez bien la configuration des animaux à cet endroit. A gauche un cheval renversé sur le dos aspiré vers le bas. A droite un bison rouge sortant qui fait le gros dos luttant contre le courant puissant qui déforme jusqu’à son encornure. Il semble abriter sous sa queue relevée qui forme auvent le cheval rouge qui suit. Sur la même paroi, immédiatement derrière, la dernière figuration représente un cheval rouge (non figuré sur le dessin). Celui-ci connaît d’importantes déformations de ses contours, son corps est littéralement aplati. Il pourrait subir de plein fouet le flux qui s’exerce virtuellement dans le Méandre.
D’autres exemples où la morphologie de la paroi joue un rôle essentiel peuvent être cités pour éclairer la configuration très particulière de certains animaux sur leur support. La Vache tombante et le Cheval galopant du Diverticule Axial en sont de bonnes illustrations. Ce sont deux représentations majeures du deuxième compartiment par leur dimensionnement. L’attitude de la vache est souvent qualifiée de tombante en raison de la torsion du corps au niveau du bassin (illustration 44). Son animation est 149
l’une des plus curieuses qui soient, ses membres postérieurs se dérobent, la patte arrière gauche est même repliée sur le flanc, ceux du devant sont tendus vers l’avant, ils paraissent pendre dans le vide sur la paroi qui forme vire et traverse horizontalement tout le panneau. C’est apparent sur le dessin dilaté des muscles des deux avant-bras qui semblent reposer sur le rebord rocheux. Il pourrait fort bien constituer le support des deux membres. Brigitte et Gilles Delluc ont donné de la figure la description suivante (Dictionnaire de Lascaux) : « Peinte en face du taureau noir, sur la paroi sud du Diverticule Axial, cette vache (L = 1,75 m) est curieusement animée : elle ne paraît guère sauter mais se rouler sur le sol. Elle appuie son abdomen sur un relief horizontal. Elle étend ses antérieurs vers l’avant et agite sa queue en un fouet sinueux noir sur un fin nuage rouge. Elle relève les postérieurs dans une position forcée, en tournant son arrière-train… ». Sur la base de ce commentaire où tout est dit en quelques lignes, il est permis d’analyser très simplement l’étrange animation de la figure qui semble en perte d’équilibre ou bien, peut-être mieux encore, en recherche de stabilité. La morphologie de la paroi est essentielle à la compréhension du mouvement de l’animal. Celui-ci essaye ni plus ni moins de se maintenir en se contorsionnant sur la vire qui parcourt le panneau. Les membres antérieurs reposent au bord, tandis que l’arrière-train tente de se maintenir sur le relief apparemment très étroit. Brigitte et Gilles Delluc ne semblent pas suggérer autre chose quand ils décrivent l’abdomen de la vache reposant sur le rebord rocheux. Norbert Aujoulat partage le même point de vue. Pour lui la vache est « lovée » dans la concavité horizontale. La vache n’est donc pas figurée sautant, et pas exactement tombante, elle a été représentée cherchant à positionner son arrière-train sur la corniche étroite et peut-être glissante qui lui offrait peu de place. La vache et son support entretiennent de ce point de vue des liens si étroits qu’il est légitime de penser qu’en l’absence de corniche, le dessin de la vache aurait été différent ou n’aurait peut-être même pas existé. Cette traduction n’a certainement à peu près rien à voir avec le comportement ordinaire de l’animal dans la nature sinon dans la suggestion de la position couchée au sol du boviné qui dispose généralement son arrière-train sur le côté. Pour Norbert Aujoulat « il s’agirait donc d’une vache en position instable, qui glisse ou qui tombe. » (Lascaux, le geste, l’espace et le temps). Selon nous, la seule forme du support où s’inscrit l’animal suffit à expliquer sa contorsion mais elle n’en donne pas la signification.
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ILLUSTRATION 44 : Dessin. La Vache tombante du Diverticule Axial. Cette qualification par défaut ne correspond pas au mouvement de l’animal peint sur la roche. Il est plus licite de penser qu’il tente de maintenir son corps sur la corniche trop étroite qui traverse le panneau. Lové, semble le terme plus adéquat pour qualifier sa configuration. L’aplat de couleur rouge sur son flanc illustre la pression exercée par le corps de l’animal contre la roche.
Sur la paroi opposée, mais décalé vers le fond du couloir, se tient le Cheval galopant. Il mesure plus de deux mètres de long. Sa robe est de couleur rouge sombre. Il est généralement donné pour galopant vers le fond du Diverticule Axial. Son encolure est en extension, les antérieurs sont projetés vers l’avant, ceux de l’arrière sont raides et joints. Sa localisation sur le mur a retenu l’attention des préhistoriens. La silhouette est en effet réglée suivant une ligne de sol imaginaire. Il s’agit d’une profonde vire rocheuse qui court jusqu’à hauteur de son avant-train mais elle se dérobe sous l’une des deux jambes avant. Le membre se trouve virtuellement dans le vide. Norbert Aujoulat définit ainsi l’herbivore (Lascaux, le geste, l’espace et le temps) : « Ses membres, en extension maximale, ne reposent pas tous sur une ligne horizontale ; seuls les postérieurs s’appuient sur une discontinuité de la surface, à savoir une profonde incision ourlée à la base par un retour frontal de la paroi. Cette fissure, qui débute à 50 cm de l’arrière de l’animal, s’interrompt à l’aplomb du poitrail, l’extrémité des deux antérieurs allants au-delà. La légère inclinaison de ce cheval vers l’avant, d’environ 15°, suggère l’amorce d’un mouvement de chute, impression confirmée par l’absence très localisée de la ligne de sol sous la partie avant de l’animal » (illustration 45).
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ILLUSTRATION 45 : Dessin. Cheval galopant du 2e compartiment du Diverticule Axial (plus de 2 m). L’animal s’apprête à sauter dans le vide sans élan. Sa croupe rectiligne illustre son adossement contre la paroi, la queue légèrement dégagée favorise le contact. Il utilise par ailleurs pas moins de trois points d’appui pour assurer son élan : les deux jambes arrières jusqu’aux jarrets sont en butées sur une surface verticale, la jambe avant droite repose à l’extrémité de la vire rocheuse qui se trouve sous l’animal. Dans ce schéma, celle de gauche se trouve dans le vide. Un signe ramifié lui est adjacent.
Il est assez clair que l’utilisation des formes de la paroi joue un rôle central dans la dynamique du cheval. On peut se ranger derrière l’opinion de Norbert Aujoulat qui le voit plutôt chuter en direction du fond, vers le Cheval renversé ou encore à celle de Brigitte et Gilles Delluc qui diagnostiquent un « galop volant » orienté dans le même sens. Il est cependant possible de formuler une proposition tout aussi cohérente mais peut-être plus surprenante. Il ressort de l’observation de la silhouette un détail noté par Brigitte et Gilles Delluc. Il semble d’une importance particulière. Il s’agit de la forme étrangement rectiligne de la croupe à quoi s’ajoute la disposition des deux membres postérieurs. Ces lignes apparemment d’exécution maladroite ont une explication : l’animal adosse sa croupe contre le support rocheux, ce qui l’écrase logiquement et les jambes arrière poussent sur la base du mur en même temps que le membre avant droit s’appuie à l’extrémité de la vire rocheuse pour contribuer à impulser le mouvement. En d’autres termes, l’animal se détend sans élan. Il prend appui sur la roche, comme pour effectuer un saut dans le vide pour
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franchir un obstacle, l’avant-main toute en extension, légèrement inclinée en avant. En observant le cheval avec du recul dans l’enfilade du couloir, l’impression qui se dégage est que son mouvement est traversant, c’est-àdire dirigé vers la paroi opposée, plutôt que vers le fond. Il est en effet peint sur un pan de roche sortant, face au mur où sont figurés deux bouquetins affrontés situés à la même hauteur. Le Diverticule Axial montre d’ailleurs un autre exemple d’un animal traversant, il s’agit de la vache rouge peinte au plafond, dans l’étranglement central de la galerie. Nous avons évoqué cette figure à propos des Chevaux chinois. Sa ligne de dos sépare les deux animaux. En définitive, la forme du support et sa localisation dans le souterrain semblent bien conduire la mise en place de certaines figures et contenir du sens non exclusivement lié à la recherche d’une visée figurative. Le Diverticule Axial offre selon nous, les exemples les plus accessibles à l’analyse et à l’interprétation des rapports figuration-morphologie de la paroi- localisation dans l’espace souterrain. Il faut aussi souligner le peu de conformité à un rendu naturaliste de certains animaux dont il est clair que les mouvements ou les contorsions sur la roche sont des créations imaginaires issues de la pensée des peintres et des graveurs. On peut citer : les chevaux « au galop volant » dans la Rotonde, le cerf accroché au plafond de l’entrée du Diverticule Axial, la vache tentant de se maintenir sur une vire étroite, le cheval sautant sans élan, le cheval aspiré vers le fond du Méandre, le bison faisant le gros dos face au vent, le cheval aplati par la même force au fond du Diverticule Axial, le cheval perché sur une branche, le cheval se roulant et le cheval avec une jambe repliée du Passage, un corps de cheval à têtes multiples sur le panneau de l’Empreinte dans la Nef, les chevaux dotés de deux yeux sur la même face sur le même panneau, le Cerf major de l’Abside chutant possiblement sous le poids de son énorme perche suivi par un second qui, inversement, semble fendre les airs, allégé par sa ramure plus gracile, il est appelé Cerf fend la bise, le cerf au cou de girafe sur le panneau Vache-Cheval toujours dans l’Abside, les figures truquées du Puits… et la liste n’est pas exhaustive. Le lecteur conserve à l’esprit que la première figure d’importance du sanctuaire ne correspond à aucun être vivant. Pour nombre d’observateurs il s’agit d’une créature fantastique. L’étrange Licorne borne peut-être, dès l’entrée dans la caverne, le seuil d’un univers transcendé où l’imaginaire des artistes va s’exercer ponctuellement mais suivant un schéma structuré. On est fortement tenté de le penser. Le chapitre largement consacré aux queues levées des animaux et aux développements qui ont suivi nous conduit maintenant à aborder le cas de
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l’unique rhinocéros peint dans la caverne. A travers sa queue relevée, il est atteint du même syndrome. Sur ce point particulier, la Scène du Puits est homogène, avec deux herbivores dans cette configuration et un homme au sexe érigé, tiré d’une queue d’oiseau elle-même relevée qui n’est autre que celle de l’oiseau sur le piquet. Le pachyderme est la dernière figure peinte du Puits. Ses deux cornes dans le même alignement illustrent l’extrême pointe décorative de la Grande Diaclase.
LE RHINOCEROS L’utilisation de colorants d’origine minérale dans la réalisation des œuvres à Lascaux ne permet pas leur datation directe. Ce pouvait être un moyen d’affirmer objectivement que le rhinocéros est à rattacher à la composition. A cette indétermination vient s’ajouter son aspect singulier relativement au reste du bestiaire. On l’a vu, c’est le seul spécimen de son espèce existant dans la caverne, il est de plus situé dans un recoin inaccessible. Pour sa part Norbert Aujoulat tend à l’exclure. Il en a exposé les raisons dans son livre. Nous les avons évoquées mais il est utile de les rappeler. Le premier argument tient à l’incompatibilité climatique de l’animal avec les autres espèces représentées comme le cerf ou l’aurochs qui témoignent de conditions plus tempérées. Le rhinocéros laineux (Coelodonta antiquitatis) appartient à la faune froide et il est vrai qu’il est difficile d’admettre qu’il ait pu cohabiter avec les espèces précitées. Il faut tout de même remarquer que celui de Lascaux ne se trouve pas exactement dans cette situation puisqu’il se situe dans un endroit retiré du souterrain, à l’écart des grands ensembles graphiques et qu’il est, objectivement, en présence d’un bison et d’un cheval dont l’esquisse peinte en noir occupe la paroi opposée à la Scène. Nous avons vu que le biotope de ces deux herbivores avait pu être très étendu. Pour pallier à ce problème, certains auteurs ont rapproché l’animal du rhinocéros de prairie (Dicerorhinus hemitoechus) qui existait au paléolithique supérieur, il était adapté à des climats moins rigoureux. Le dictionnaire sur Lascaux de Brigitte et Gilles Delluc donne une description précise du pachyderme : « Son épaisse ligne de dos rend compte du pelage brun foncé de cet animal, marqué par une bande noire le long du dos. Son tracé abdominal, avec de longs jarres semble demeuré à l’état d’esquisse ». Les caractéristiques du pelage du rhinocéros laineux, animal fossile (il a disparu comme le mammouth au cours de la transition postglaciaire) sont connues. On en tient la preuve dans l’examen de ses cadavres retrouvés congelés dans les pergélisols de Sibérie. Ils présentaient une bande noire sur 154
le dos, c’est le détail que relèvent Brigitte et Gilles Delluc dans leur commentaire sur l’animal. Il n’est pas sans importance, il confirme que la bête du Puits est un rhinocéros laineux. L’identification fait d’ailleurs peu de doute pour nombre de commentateurs et il convient de partager l’opinion de Norbert Aujoulat sur ce point. Il a probablement raison de trouver discordante sa présence à Lascaux. Une autre particularité le distingue des autres sujets de la Scène, elle tient à sa technique d’exécution. Ses contours sont indiscutablement plus vaporeux si on les compare par exemple à ceux du bison ou de l’hommeoiseau. On doit considérer sa mise en œuvre comme différente, cet argument est tout aussi recevable que le précédent. Enfin, l’étude au microscope électronique des pigments de peinture utilisés pour former sa silhouette, en substance de l’oxyde de manganèse, a révélé des différences cristallographiques avec la matière colorante utilisée pour la réalisation des autres sujets de la Scène. Suivant ce constat des spécificités relatives au rhinocéros, les thèses qui tendent à en faire un sujet à part et à l’isoler de la composition sont objectivement fondées. D’autres auteurs, comme Jacques Picard, ont un diagnostic différent. Il n’est certes pas professionnel de la discipline, mais il fait justement observer : « Que le rhinocéros ait été dessiné soit avant, soit simultanément ou après la partie droite du panneau, la question demeure : pourquoi a-t-il été placé à cet endroit à proximité de dessins qui constituent une scène, alors qu’il y avait encore de la place plus à l’écart sur la même paroi ? » (Le mythe fondateur de Lascaux). Plus loin dans son texte, il évoque encore la queue relevée du rhinocéros. Il reprend l’hypothèse dans laquelle les ponctuations ont été apposées antérieurement pour remarquer alors que l’appendice caudal évite d’empiéter sur elles. Pour lui, puisque la queue relevée est certainement destinée à éviter la surcharge, c’est l’indice de l’intégration du pachyderme à la composition. Le raisonnement de Jacques Picard est cohérent et il devient impossible de véritablement trancher en faveur de l’une ou l’autre thèse. Pour notre part le rhinocéros peut être inclus dans la Scène d’après d’autres critères. Ceux-ci sont moins évidents à faire valoir que les précédents puisqu’ils découlent pour partie d’une interprétation ce qui leur confère un degré certain de subjectivité. Ils se déclinent ainsi : ─ Les queues des animaux, en particulier celles des bisons sont levées dans les fonds, aux trois extrémités de la grotte. Le rhinocéros répond à cette caractéristique d’autant qu’elle contient la relation queue levée-double ponctuation.
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La combinaison est mentionnée par David Lewis-Williams dans L’esprit dans la grotte : « Ensuite, on y trouve aussi les queues relevées et les séries de points qui paraissent être associés à d’autres « extrémités » de la grotte ». ─ Tous les acteurs de la Scène présentent ou ont théoriquement présenté des queues relevées : sur ce plan on a affaire à un traitement graphique homogène mais qui s’exprime il est vrai, sous des formes diverses. Il y a le bison, l’homme-oiseau, l’oiseau sur le piquet, le rhinocéros. ─ Un ajustement de segments graphiques peut-être vérifié sur la paroi. Il lie l’arrière-train du rhinocéros au centre du panneau avec l’alignement de l’œil de l’oiseau et les trois ponctuations du rang inférieur du signe ponctué. On note par ailleurs que le pied du gnomon (ou tige sur laquelle l’oiseau est perché) se trouve sur la ligne horizontale de sol virtuel qui passe par les soles des pattes arrière du mastodonte. Pour reprendre la version d’une transposition terrestre souterraine d’une expédition remontant vers le nord, elle s’achève sur le dessin dans l’espace graphique qui sépare la dernière ponctuation de l’orifice anal du rhinocéros. Il s’agit du dernier relèvement du nord géographique opéré depuis le gnomon. Mais est-il possible de le situer sur une carte théorique du XVIIe millénaire ? On se souvient que les coquillages fossiles trouvés dans la grotte pouvaient provenir de Bretagne, peut-être même d’une région située encore plus au nord sans qu’il soit possible d’étayer cette éventualité. Les gisements fossilifères correspondants, s’ils existent, sont aujourd’hui recouverts par la mer. En tenant compte du niveau des océans il y a 17 000 ans, il est certain que l’avancée d’une expédition terrestre vers le septentrion au-delà de la Bretagne était possible jusqu’aux côtes du sud de l’Angleterre car la Manche n’existait pas. L’étendue en question peut bien s’imaginer, elle devait ressembler à une vaste plaine couverte d’une maigre végétation de profil steppe-toundra dont une partie se trouvait probablement en périphérie du front du puissant glacier continental qui n’était pas si éloigné. Il recouvrait encore une partie des îles Anglo-Saxonnes. Ces contrées inhospitalières battues par les vents glacés venus de l’inlandsis pouvaient accueillir la faune froide des grands herbivores comme le rhinocéros laineux. Il est donc vraisemblable qu’au temps de Lascaux, les chances d’y rencontrer l’animal étaient réelles. La queue relevée en crosse du pachyderme découvre son orifice anal. Cette configuration permet l’ajustement d’un point précis de sa silhouette opéré depuis l’œil de l’oiseau sur le piquet. Il pourrait être celui du seuil de l’espace glaciaire proprement dit qu’incarnerait alors l’animal. On pense au secteur périglaciaire qui longeait le front de l’inlandsis. Au maximum de la glaciation vers - 20 000 ans, il s’agissait d’une bande large de 2 à 300 km située à l’extérieur du front glaciaire dominée par un couvert végétal de type 156
toundra (Les climats de la préhistoire. Le grand glacier d’Europe du Nord. Dossiers Histoire et Archéologie N° 93, 1985, Michel Campy). Dans le scénario d’un raid mené jusque-là, au sein de territoires inconnus, le spécimen peint dans le Puits est une image rapportée illustrant et témoignant du grand voyage d’hommes venus des bords de la Vézère. L’hypothèse selon laquelle certaines œuvres des cavernes ornées paléolithiques de l’aire Franco-Cantabrique sont constitutives d’images importées ou communiquées par d’autres groupes humains a été envisagée par les spécialistes de l’art pariétal. Denis Vialou l’a exposé pour sa part dans le cadre du thème « Territoires, sédentarités et mobilités » (actes du colloque GDR 1945 du CNRS 2003) auquel nous avons déjà fait référence. La proposition formulée n’est donc pas si fantaisiste. Quelles que soient les circonstances de la rencontre de l’homme avec le rhinocéros, celle-ci a eu lieu. On peut présumer que ce n’est vraisemblablement pas dans les environs de la vallée de la Vézère au moment de la décoration de la caverne. Il est admis aujourd’hui, que la période de fréquentation de la grotte a été courte, que l’exécution de la majorité des œuvres ne s’est pas étalée dans le temps, elle se situe au moment du réchauffement maximum de l’Interstade de Lascaux. Dans ce contexte, il serait curieux que le rhinocéros ait été peint isolément soit avant soit après la réalisation du décor, dans un endroit difficilement accessible, même si sa silhouette reste particulière à bien des égards. La proposition formulée donne une solution au problème de la comptabilité climatique de l’animal avec le bestiaire de Lascaux en même temps qu’elle concourt à expliciter son traitement graphique différencié. On sait que la composition du pot de peinture utilisé pour sa réalisation n’est pas la même que celle des autres sujets du panneau. Mais il n’est pas interdit de penser à une matière colorante plus spécialement préparée. Jacques Picard émet un avis à peu près semblable : « Des différences de style si l’on admet qu’elles sont réelles entre le rhinocéros et le bison ne seraient d’ailleurs pas décisives. Il se pourrait qu’un même artiste ait voulu utiliser des moyens plastiques différents pour les deux représentations ». Avec le renne, la bête n’appartient pas au groupe des grands herbivores qui caractérise les territoires attachés à la vallée de la Vézère. Son statut est celui d’un étranger, sa reproduction sur la paroi doit répondre à d’autres critères que ceux qui sont utilisés pour les autres animaux. Sa silhouette fuligineuse traduit son appartenance à des contrées lointaines hors des territoires du groupe. Nous avons évoqué dans l’étude des structures de la composition l’anomalie que constituait le profil vaporeux du pachyderme. Pour une figure de premier plan la mise au point de ses contours devait être nette. Elle trouverait là une explication. 157
En définitive, les tenants des thèses qui tendent à l’isoler de la Scène ont certainement raison d’une certaine manière, ils font ressortir le caractère « exotique » de la bête et son rattachement à un milieu différent de celui du bestiaire de Lascaux. Le dessin de « l’étranger » n’est pas non plus exactement naturaliste. En 1995, dans le numéro 7 de la revue Paléo, Françoise Soubeyran a formulé une nouvelle proposition de lecture de la Scène du Puits où elle montre que le profil de rhinocéros s’apparente à celui d’un boviné. Pour l’auteur, la queue en particulier, aurait dû être plus courte, son attache plus basse et surtout son positionnement inversé pour s’incurver sous le signe ponctué plutôt que d’être relevé en crosse au-dessus. Sur ce point l’observation de Françoise Soubeyran est parfaitement fondée, il suffit d’observer l’anatomie des espèces encore vivantes aujourd’hui. Nous avons donné la raison pour laquelle l’appendice caudal devait être relevé de la sorte. Le dessin du rhinocéros est truqué, comme le sont les autres éléments figuratifs du panneau.
LE SUPPORT ROCHEUX DE LA SCENE Nous avons interprété l’utilisation par le peintre paléolithique du relief de la paroi où s’inscrit le bison sous plusieurs aspects : la traduction de la trajectoire courbe du faucon dans son piqué matérialisé par la ligne du javelot, la vidange des intestins que traduit la surface concave du rocher où s’inscrit l’abdomen enfin la puissante dilatation de la silhouette à hauteur de l’épaule qui recouvre la forte convexité du support. L’utilisation de cette particularité est attribuée à la double image de l’oiseau présent dans l’avanttrain de l’herbivore. Le volatile donne l’explication au hérissement de la crinière et à la dilatation du profil à hauteur de l’épaule. A cet endroit elle épouse d’ailleurs assez exactement la partie bombée de la roche au poil (plume) près, pourrait-on dire. Nous avons eu l’occasion d’évoquer d’autres exemples de la participation du support rocheux et de son influence sur le sens supposé des œuvres. Dans la Scène son utilisation a été totale. En effet, une autre de ses particularités fut certainement exploitée par le peintre lorsqu’il procéda à la mise en place des éléments constitutifs du panneau. De nombreux auteurs l’ont remarqué. Henri Breuil écrit dans son livre Quatre cents siècles d’art pariétal : « Le bison est à l’arrêt, tracé en noir sur une tâche jaune ocreuse naturelle, habilement choisie pour imiter une peinture bichrome ». Georges Bataille, dans Lascaux ou la naissance de l’art, fait la même remarque : « Le bison du fond du Puits est représenté d’une manière à la fois sommaire et expressive. De même que les figures voisines, il n’est pas 158
polychrome, mais tracé de larges traits noirs. Il utilise seulement la chaude couleur ocre de la roche à cet endroit, qui achève de l’animer ». Le Dictionnaire de Lascaux de Brigitte et Gilles Delluc reprend le même thème : « Le bison très raide est animé par deux détails : rotation artificielle de la tête et queue en fouet. Son corps dépourvu de calcite matérialisé par une tâche d’argile durcie, apparaît ocre sur le blanc du fond ». David Lewis-Williams, dans L’esprit dans la grotte, formule pour sa part une observation similaire : « Le contour du bison a été dessiné autour d’une zone plus sombre de teinte ocrée qui déborde par endroits et qui, à mon sens du moins, n’évoque pas spécialement un bison. Comme dans bien d’autres cas, un artiste du Paléolithique supérieur a tiré parti d’une formation naturelle pour en faire une image : la décoloration assez amorphe qui figurait déjà sur la paroi a été façonnée en un animal ». A l’instar de ces commentaires, on est amené à penser que l’emplacement particulier occupé par le bison sur une tache ocre jaune de la roche résulte d’un choix de l’artiste. Il a pu l’opérer relativement à la teinte dominante de la surface choisie pour la décoration, c’est-à-dire le blanc de la calcite. Nous avons sollicité à ce sujet l’avis de Brigitte et Gilles Delluc. Ils semblent admettre que le peintre a recherché le contraste chromatique entre la surface ocrée de la paroi, qui donne la couleur de la robe du bison, et le fond blanc du panneau. Dans la Scène, la mise à profit par l’artiste des teintes naturelles du support rocheux, sans autre utilisation de couleur que le noir, montre que celles-ci devaient répondre à un rendu spécifique qui n’était certainement pas celui de la recherche d’un effet décoratif. Il est au demeurant bien discutable dans le Puits où les peintures ne brillent pas par leurs qualités plastiques. On a vu que les doubles images fournissent une explication au traitement graphique de ces dessins parfois qualifiés de maladroits ou même de simplistes. Si l’intention esthétique peut être écartée en tant que cause du choix de l’emplacement du boviné, il reste à comprendre le sens que l’artiste a pu donner à la mise en valeur de la couleur ocre sur le fond blanc dominant du panneau. D’évidence, l’ocre procure la sensation d’un ton chaud. C’est d’ailleurs la formulation qu’utilise Georges Bataille dans sa présentation du bison du Puits. Or, s’il existe comme nous le pensons, un rapport d’opposition ou de contraste entre les deux teintes, il ne peut être que celui du chaud avec le froid que symbolise alors le blanc. Il revient au même de penser que la variation de coloration du fond rocheux corresponde dans la réalité à celles des sols. Le peintre a pu introduire cette distinction pour des surfaces recouvertes ou non par la glace ou la neige (ou susceptibles de l’être une
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grande partie de l’année). La proposition explique le caractère monochrome de la fresque s’il s’agit de la relation recherchée par le peintre paléolithique. L’inscription sur la roche d’un pôle « chaud » juxtaposé à une ambiance froide revêt un grand intérêt dans le cadre de la transposition terrestre envisagée. On peut en tirer la conséquence qu’il a pu exister au temps de Lascaux de puissants contrastes climatiques dans l’environnement des Paléolithiques au XVIIe millénaire. Il a été déjà fait mention de cette donnée. L’étude des climats du Paléolithique supérieur par les spécialistes de climatologie du Quaternaire fournit des renseignements substantiels sur l’approche de ce problème. Ils sont doublés par les analyses réalisées sur les éléments présents dans le niveau archéologique du souterrain. L’oscillation tempérée de l’Interstade de Lascaux a recouvré quelques siècles, elle intervient dans un climat de type glaciaire, après le maximum froid atteint vers -20 000 ans selon les estimations. L’amélioration climatique a été mise en évidence par les analyses polliniques des sédiments de la grotte au moment de son occupation autour de -17 000 ans (Lascaux Inconnu, Arlette Leroi-Gourhan, 1979). A cette époque, il fait doux et humide dans les vallées, le paysage se caractérise par un couvert forestier important entrecoupé de prairies. Dans le même ouvrage, l’étude de Jean Bouchud réalisée parallèlement portant sur la faune et la microfaune de la caverne lui a permis de dresser une projection du climat des environs de la colline de Lascaux. L’analyse de ce dernier est quelque peu différente de celle d’Arlette Leroi-Gourhan. Les micromammifères, lérots, loirs, hérissons, témoins de conditions tempérées locales, s’accordent peu avec la présence massive du renne dans les restes osseux. Jean Bouchud parvient alors à la conclusion suivante : les conditions climatiques étaient moins clémentes que celles révélées par l’analyse des pollens. Nous avons mentionné le résultat de cette étude. Dans la vallée de la Vézère les hivers sont longs mais modérés. Le terme modéré est à relativiser sous la plume de Jean Bouchud. Il situe les températures moyennes du mois de janvier comprises entre 0°et -10 °C. Ce ne sont certes pas des conditions polaires mais nous sommes encore loin d’un climat de type tempéré comme peut cependant le laisser entendre le terme qu’il utilise. La moyenne des températures pour le même mois sous un climat tempéré oscille largement au-dessus de 0 °C. Les étés sont courts et modérés, la température s’élève à plus de 15 °C en moyenne au mois de juillet, le couvert végétal est varié, il se partage entre la steppe, la taïga et la forêt. Les deux études, pour n’être pas concordantes montrent que les effets du réchauffement de l’Interstade ont pu être variables sur un même territoire selon que l’on se trouvait dans des lieux protégés comme les gorges ou les 160
vallées ou bien sur les plateaux plus exposés aux intempéries. Il faut imaginer une couverture végétale diversifiée, fluctuante dans son implantation au gré des reliefs et des expositions au soleil. La forêt s’installe dans les dépressions où les essences d’arbres pouvaient trouver l’humidité nécessaire tandis que la steppe recouvrait les plateaux. C’est sensiblement la projection de Jean Bouchud lorsqu’il écrit dans sa contribution à Lascaux Inconnu : « Au point de vue du paysage, on imagine le long de la Vézère une sorte de forêt-galerie favorable aux micromammifères, le renne hantait alors les plateaux calcaires balayés par le vent ». Peu avant cette époque, l’influence océanique n’exerce aucun effet tempéré sur la région. Les recherches les plus récentes conduites dans le cadre du projet MARGO (Multiproxy Approach for the Reconstruction of the Glacial Ocean Surface) dont l’objectif est d’élaborer des modèles climatiques fondés sur la chronologie et une connaissance plus fine qu’auparavant des climats anciens afin de parvenir à des prédictions plus fiables des changements à venir ont permis de mettre en évidence des données nouvelles. Les chercheurs sont en effet parvenus à établir une cartographie de la température des eaux de surface des océans entre -23 000 ans et -19 000 ans, c’est-à-dire sur la période correspondant au maximum froid de la glaciation du Würm (Communiqué de presse du CNRS, 2009). A la lumière de ces résultats, il est apparu qu’au long des côtes Européennes, le refroidissement des eaux avait été plus important que ne l’avaient prévu les anciennes projections élaborées à la fin des années 1970. Il reste à supposer que les masses d’air océaniques qui balayaient le littoral atlantique de l’Europe de l’Ouest ne pouvaient avoir d’effet tempéré sur le continent. Deux mille ans plus tard, au temps de Lascaux, on peut considérer que la situation a peu évolué dans ses grandes lignes bien qu’il soit admis que les grandes tendances climatiques aient pu être brutales. Les masses d’air froid continuent de pénétrer le continent par l’ouest. Elles fournissent une source d’explication à des hivers peu cléments, humides et froids sur ses zones d’influence. Le cheval d’hiver du Diverticule Axial poussé dans le dos par un vent virtuel en serait une bonne illustration. Il évolue sous un vent froid. Dans ces conditions, il faut s’interroger sur la réalité à cette époque d’un environnement hospitalier propice aux implantations humaines le long de la bande côtière et sur l’existence de tribus atlantiques avec lesquelles les Paléolithiques de la vallée de la Vézère auraient eu des contacts. A cette époque la douceur océane en Europe de l’Ouest est un mythe, le Gulf Stream n’existe pas. Il paraît plus vraisemblable, dans un tel contexte climatique, qu’ils aient eux-mêmes collecté sur les plages de l’océan certains des coquillages retrouvés dans la grotte.
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Sans que l’on puisse être formel, l’étude des climats du Quaternaire ne livrant que des tendances, révisables de surcroît comme on vient de le voir, l’interprétation dans la Scène du Puits d’une forte variation de température mis en valeur par le contraste des couleurs de la paroi, pour être théorique, pourrait contenir une certaine part de réalité. Il n’est pas interdit de penser, compte tenu de l’incidence locale des reliefs dans la répartition de la couverture végétale, que la mosaïque des paysages dans la région de Lascaux correspondait à des fluctuations chaud-froid relativement brutales au sein même des saisons à une certaine période de l’Interstade. Dans la Scène, si la tache ocrée de la paroi sur laquelle se trouve le bison, constitue un pôle chaud, plus exactement moins froid car il convient certainement de moduler cette valeur dans l’ambiance de type glaciaire de l’époque, on rejoint l’orientation virtuelle donnée précédemment au panneau avec un bison situé au sud, limite théorique de sa distribution dans le paysage au XVIIe millénaire (voir chapitre Considérations d’ensemble sur la grotte). A l’extérieur de ses contours, un froid relatif persiste malgré l’arrivée de la belle saison. L’homme-oiseau y bascule brusquement, au sortir des territoires mieux abrités, sa raideur, traduit peut-être alors son état de créature transie. Il va conduire son itinéraire vers l’ouest, suivant la rivière, jusqu’aux rivages de l’Atlantique pour remonter vers le nord, peut-être au-delà de la Bretagne à travers de vastes étendues dont il rapportera l’image du rhinocéros laineux. Ces régions sont inhospitalières, ce sont de véritables déserts humains. La toundra fait suite à la steppe sur des espaces infinis.
RESUME DES ELEMENTS DE L’INTERPRETATION Nous introduisons ce chapitre précédant la conclusion comme un condensé des interprétations successives des éléments du panneau. Nous avons pensé qu’il était nécessaire d’établir un bilan des propositions formulées au regard de leur densité. Nous l’avons assorti de quelques réflexions. La localisation de la Scène du Puits dans le souterrain se singularise des autres secteurs ornés par son accès difficile et sa situation retirée. De l’avis général, l’accès de la grotte au paléolithique s’effectuait par l’entrée actuelle qui fut aussi celle qu’empruntèrent ses inventeurs en 1940. Le Puits fut néanmoins fréquenté au Magdalénien ainsi qu’en témoigne le riche matériel archéologique retrouvé sur le sol d’occupation à cet endroit. Pour franchir la hauteur de plus de 5 mètres qui sépare le haut du Puits du sol en contrebas, les Paléolithiques utilisaient vraisemblablement un mât. 162
C’était la solution la moins vulnérante pour la fragile plate-forme d’argile qui s’avançait en balcon au-dessus du vide, au sortir de l’étroit boyau qui communiquait avec l’Abside. Le bouchon d’argile détruit au moment de la découverte scellait véritablement l’accès au Puits au Paléolithique supérieur. Sa préservation était essentielle, elle contribuait à protéger les lieux d’incursions intempestives. Arrivé au fond après la traversée du vide, l’initié se trouvait devant la composition. Il était à même d’en saisir tous les détails après l’allumage des luminaires disposés à la base de la paroi, au long du panneau. L’œuvre peinte au noir de manganèse est en bon état de conservation, elle forme un ensemble connexe, aucun argument décisif n’a pu, jusque-là, montrer le contraire. Nous l’avons structuré initialement suivant deux plans et quatre axes. Un premier plan décalé vers le bas, comprenant à partir du centre de la composition, l’oiseau sur le piquet, le signe ponctué et le rhinocéros. Le second plan occupe la partie supérieure du panneau. Il est dans la profondeur de champ, il contient le face à face de l’homme et du bison. Le signe disjoint présent aux pieds du chasseur flotte dans l’espace intermédiaire séparant les deux plans. Les quatre axes sont des alignements de tracés mettant en jeu principalement la ponctuation (point ou point-œil), et la conjonction des lignes cuisses-queues relevées des deux herbivores. Deux lignes supplémentaires sont venues compléter cette ossature : celle du javelot et du signe disjoint. La procédure du déchiffrement de l’œuvre est articulée en deux parties. Une première analyse des dessins fait apparaître une série de jeux graphiques à savoir le transfert de segments anatomiques de l’oiseau sur le piquet vers l’homme et des doubles images contenues dans la silhouette du bison. En second lieu, l’introduction du concept de transposition terrestre dans la composition donne corps au récit illustré d’un voyage. En première approche, l’homme à tête d’oiseau qui se tient au centre tombe à la renverse devant la menace des cornes du bison. Sa chute n’est pas la conséquence d’une percussion par l’animal mais une manœuvre d’esquive au cours de laquelle il se transforme en oiseau. L’hybride bascule en arrière, puis pivote à droite pour se retourner et enchaîner son mouvement dans un vol plané descendant. Il écarte les bras du corps comme le ferait un volatile avec ses ailes au moment de son envol. Plusieurs indices montrent qu’il est vivant et jouit de certains moyens physiques : son sexe est en érection, il incline la tête du côté droit ainsi que le révèle la représentation de ses deux yeux, il opère dans sa chute une visée en direction du bas, vers l’œil de l’oiseau sur le piquet, il ne présente enfin aucune blessure. 163
Le renversement, puis l’envol de l’homme-oiseau impliquent dans ce scénario que la Scène se déroule au bord d’un à-pic. La mutation de l’être humain en volatile passe par le transfert de segments tirés de l’oiseau sur le piquet. Ce dernier lui concède ses ailes et sa plume de queue dont il semble dépourvu sur le dessin. Ces organes viennent prendre place respectivement aux pieds et à l’emplacement du sexe de la créature. L’expérience de leur remontage sur le corps de l’oiseau fait apparaître l’hypothèse crédible. Le dessin obtenu est correctement proportionné dans l’ensemble de ses lignes. Dans la même manipulation, l’homme hérite des doigts de l’oiseau. Ils constituent des semblants de mains dotées de quatre phalanges. On comprend que la plume de queue permet de donner un sexe à la créature et que les ailes qui sont les organes locomoteurs du volatile deviennent des pieds par similitude de fonction chez l’homme. Privé de ses organes de vol, l’oiseau se pose en contrebas. Dans cette transformation on parvient à la conclusion que les deux sujets constituent en réalité le même personnage. Il y a fusion totale de l’homme avec l’oiseau, cette identité se retrouve dans le dessin des deux têtes qui sont des copies conformes. Face à l’homme-lagopède, à droite sur la paroi, le corps du bison est immobile. Il montre cependant deux signes d’animation, il incline la tête et agite sa queue. Il se trouve au bord du même gouffre que son vis-à-vis. C’est peut-être la raison pour laquelle il ne peut charger. D’ailleurs la forme de ses sabots avant lui permet au mieux de boiter comme la gracilité de ses pattes arrière fait problème dans une hypothétique projection de son corps vers l’avant. L’impuissance du bison est relative, il demeure menaçant avec ses cornes pointées en direction de l’homme-oiseau. Du corps de l’herbivore jaillit une seconde menace. Elle est concomitante avec l’envol de la créature. L’attaque est sournoise et redoutable. L’agression vient du haut, elle est aérienne. Un profil de faucon pèlerin, ailes fermées, se dissimule dans le toupet de la queue peint sous la forme d’un trident. Le rapace est configuré dans son vol de chasse, au cours de son vol de placement. Il précède toujours son piqué, phase au cours de laquelle, il peut atteindre des vitesses très élevées à l’effet de fondre sur sa proie. Il peut la saisir en vol, la percuter, les pattes tendues vers l’avant. L’assaut se produit la plupart du temps sur les arrières de la cible. Le lagopède figure au tableau de chasse du faucon. Dans la Scène du Puits, le piqué du rapace est impressionnant comme il devait l’être dans la réalité. La queue relevée de l’herbivore se rabat, elle propulse l’oiseau dans une longue descente oblique qui suit la forme de la roche convexe puis devenant fortement concave. On peut suivre sa
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trajectoire au long de la ligne du javelot qui paraît perforer le bison de part en part. L’illustration de la formidable plongée du prédateur dans le vide à travers la hampe du javelot rend bien entendu le trait fictif, l’arme n’est pas réelle, elle est le support d’une métaphore où le piqué de la lance du chasseur est assimilé à celui du rapace. C’est au fond, une imagerie qui peut très bien se concevoir. Il y a certainement de l’emphase dans le rapprochement des deux frappes. C’est l’une des touches anthropocentriques du tableau. Le jeu graphique fait ressortir l’irréalisme de la puissance de pénétration de l’arme dans le corps du bison et l’impressionnante blessure qu’elle semble occasionner. Henri Breuil était de cet avis, et il devait faire intervenir le rhinocéros pour expliquer l’éventration du boviné. La parabole du piqué ne manque pas d’intérêt car elle puise dans la pratique des armes de jet. Il faut penser au fouetté de la queue du bison qui propulse le javelot-faucon. L’appendice caudal tel qu’il est relevé suggère à l’observateur son rabattement brutal. Il reproduit allégoriquement l’incontournable geste technique du bras du chasseur, c’est-à-dire un fouetté qui intervient au moment du lancer de la sagaie après qu’il ait ajusté sa cible. L’attaque du faucon se solde pourtant par un échec. La pointe du javelot qui figure son piqué terminal n’atteint pas le pied du signe composé de tracés disjoints vers lequel elle est orientée et qui représente la cible à atteindre. C’est ce que laisse supposer le positionnement en oblique du signe sur la paroi. De même forme que la pointe du javelot, disjonction des segments en plus, il fait penser à un envol in extremis sous la menace venue du haut. Nous en concluons que l’homme-oiseau échappe à la double agression, terrestre et aérienne du bison et du faucon. La dissection graphique du bison peint sur la roche livre quatre autres doubles images. Elles sont identifiables à des degrés divers, toutes en relation avec des oiseaux prédateurs. Il s’agit de touches picturales dissimulées dans le tracé des contours de l’animal. Elles déforment sa silhouette qui reste cependant identifiable à l’espèce Bison. Du train avant du quadrupède on extrait un vol plané de milan royal. Sa queue échancrée, caractéristique en vol, se confond avec le sabot gauche du bison. Le volatile décrit des orbes dans le ciel. Ils sont illustrés par les intestins disposés en spirale à l’extrémité de son aile droite. La blessure est fictive comme l’arme qui est censée la provoquer. Sur la même partie du corps, à l’aplomb de l’extrémité du javelot, nous isolons l’image d’un vol rasant d’oiseau, les deux pattes tendues prêtes à s’emparer d’une proie. La partie inférieure du corps de l’homme-oiseau se trouve sous cette figure.
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Les membres postérieurs du bison livrent des pattes de volatile aux extrémités crochues. Elles sont obtenues en détachant les onglons des sabots de l’herbivore. Mais la double image peut-être la plus spectaculaire recouvre toute la face avant du dessin où les raccordements des tracés sont les plus énigmatiques. La figure obtenue tend vers davantage de réalisme relativement aux autres, nous avons exposé la manière de l’obtenir. C’est un profil de rapace en gros plan, composé d’une tête centrée entre deux ailes. La plus haute est déployée, elle forme aussi la crinière hérissée du bison dont le fanon se confond alors avec l’aile basse repliée. L’œil du volatile est superposé celui du ruminant, il occupe une cupule de la paroi et il est doté d’une pupille. Le regard est orienté vers l’arrière-train du bison. Nous avons globalement admis que ces doubles images ne procèdent d’aucune évidence, la raison se trouve dans leur caractère dissimulé. La création d’une hybridation graphique de deux espèces si différentes dans la nature comme l’oiseau et l’herbivore peut bien être le produit de l’imagination de l’auteur de ces lignes, elle ne semble pas moins s’apparenter à celle dont témoigne l’œuvre de l’artiste paléolithique dans le Puits. Il l’a fait figurer en clair dans l’association de l’homme avec l’oiseau laquelle soulève le même type de question. Quelle que soit l’approche que l’on fait de la créature, de la signification qu’on lui donne, la combinaison dans l’œuvre de deux genres sans grand rapport dans la nature est un fait, c’est la lecture la plus immédiate qui soit. Le dessin de l’homme contient du volatile, c’est certain, même si comme certains ont pu le supposer, il est affublé d’un masque d’oiseau. Il n’est donc pas inconsidéré de penser que le bison, son vis-à-vis, a pu subir un traitement graphique analogue. Le parallèle révèle l’unité d’intention qui a présidé à la réalisation de la composition. Le rhinocéros mis à part, peu de spécialistes remettent en cause cette unité. La différence se situe sur le bison dans le caractère manifestement dissimulé des doubles. On aura remarqué au passage que le concepteur a combiné sur le même registre, c’est-à-dire celui de l’espèce Oiseau, chez l’homme comme chez le bison. Force était certainement de s’interroger sur les anomalies du dessin du boviné. Ce sont-elles qui mettent sur la piste des doubles images. Par exemple, le curieux rabattement de la tête qui laisse en place le fanon et la barbe et entraîne le dédoublement de la crinière dont l’étrange hérissement a le plus souvent été interprété comme un signe de fureur. Le traitement graphique du bison est unique dans la grotte, il l’est aussi à l’échelle de l’art paléolithique tout entier. L’inscription en filigrane d’une image d’oiseau sur la face avant du quadrupède renseigne sur la plupart des distorsions de la figure. Nous les 166
avons passées en revue. En l’absence d’explication alternative sur de telles déformations, on peut estimer avoir progressé dans la compréhension de l’œuvre, tout au moins dans sa possible conception. Sur la base des doubles images obtenues, leur complémentarité peut être notée. Elles sont constitutives entre elles du vol de chasse caractéristique du rapace : un vol plané tournoyant suivi d’un vol de placement, une plongée en piqué oblique puis un vol rasant pattes tendues. Cette dernière phase constitue l’approche terminale de la proie. La conjugaison de ces images trahit l’action d’un seul individu ce qui revient à admettre que les espèces identifiées au cours de l’étude, le faucon pèlerin et le milan royal, ne sont que des facettes destinées à illustrer le comportement prédateur du rapace dans la nature. On observe un phénomène voisin chez l’homme-oiseau et l’oiseau sur le piquet. Les deux images se rapportent à un même individu. Enfin, même s’ils n’apportent pas la preuve de l’existence de doubles dans la Scène du Puits, d’autres jeux graphiques dans la grotte semblent d’inspiration comparable : Ovibos-cheval de l’Abside, Bisons croisés de la Nef, Cerf noir du Diverticule Axial… On peut y voir le sceau d’un même mode combinatoire en plusieurs endroits de la caverne. L’énigmatique Licorne de la Salle des Taureaux pourrait s’y rattacher. Elle ne serait pas l’illustration d’une pure abstraction, mais le produit de la coalescence de lignes corporelles empruntées à divers animaux. C’est d’ailleurs l’une des hypothèses envisagées par les préhistoriens. Au terme de cette première partie de l’étude, il ne se dégageait pas de scénario véritablement cohérent. L’homme y tient le rôle de créature chassée sous le coup de la double menace du bison et du rapace. L’échec des deux attaques devant l’esquive de l’hybride conduit encore à relativiser l’ambiance dramatique généralement dévolue à la composition. A ce déficit s’ajoute l’absence de connexion tangible avec la partie gauche du panneau ce que laisse pourtant entrevoir l’alignement de l’œil de l’oiseau avec les trois ponctuations du rang inférieur du signe et l’arrière-train du pachyderme. Enfin il restait surtout à tenter d’établir la nature de la relation fusionnelle de l’homme avec l’oiseau. C’est une clé essentielle dans la compréhension de la composition. La double image du rapace logée dans l’avant du bison ouvre sur le deuxième volet de l’interprétation. Elle aboutit au déchiffrement d’un voyage. Il est utile d’en rappeler les étapes. ─ Le quadrupède ordinairement doué dans la nature d’une vision médiocre se retrouve doté de l’œil puissant du rapace puisque les deux sujets partagent le même organe situé dans une cupule de la paroi. On en déduit que le bison éprouve un déséquilibre visuel entre l’œil gauche muni d’une pupille d’une sensibilité supérieure et le droit qui lui appartient en propre. Ce dernier est figuré par une ponctuation noire, sous la 167
corne, du même côté. Le même cas de dissymétrie s’observe dans la forme des deux sabots avant, nettement différenciés. Ils ne permettent pas à l’animal d’avoir une locomotion ordinaire. Le montage sur le boviné d’un organe de la vue d’une acuité supérieure à l’autre se confirme d’une autre manière, c’est-à-dire en supposant que son profil gauche se trouve dans la lumière du jour, tandis que le droit est plongé dans l’ombre. D’après la position excentrée de la pupille dans l’œil ainsi éclairé, l’organe est dirigé vers l’arrière-train du quadrupède. Avec une source lumineuse d’origine solaire, il regarde en direction du sud. Dans l’hémisphère nord, c’est la région du ciel où se produit invariablement le mouvement apparent de l’astre diurne. Dès lors, suivant cet axe, le panneau peint peut être orienté suivant quatre points cardinaux dont les coordonnées sur la paroi sont arbitraires mais ordonnées. Au paléolithique, la Grande Diaclase était scellée à son extrémité par un éboulement rocheux, la lumière naturelle ne pouvait y pénétrer. Il est donc exclu que l’artiste ait pu faire référence aux coordonnées réelles du soleil dans le ciel pour orienter le panneau. L’hypothèse solaire, la plus vraisemblable dans ce contexte et qui introduit l’idée de points cardinaux, est cependant indéfectiblement attachée à l’espace extérieur à la caverne. De ce point de vue, l’œuvre entretient un rapport au monde naturel, mais transcendé par sa transposition dans la caverne. Les éléments relatifs à un espace réel sont les suivants : ─ Le concept de transposition terrestre à travers un référentiel spatial virtuel sur la paroi conduit en retour à rechercher dans les environs de la grotte un lieu géographique pouvant correspondre. L’analyse du dessin de l’homme fournit une indication. Pour comprendre sa bascule arrière puis son envol, il doit se trouver au bord d’un à-pic. L’illustration en est donnée par le décalage en hauteur des niveaux des volets gauche et droit de la composition ce que tout observateur est à même de constater. Il est sensible au centre du panneau, avec l’homme-oiseau surplombant l’oiseau au piquet. La dimension verticale est latente dans le Puits. On se souvient que la Scène se trouve au pied de l’aplomb que les Paléolithiques devaient franchir depuis la fragile margelle argilo-sableuse suspendue dans le vide à près de cinq mètres de hauteur. Si l’œuvre comporte l’idée de verticalité, le choix de son emplacement à cet endroit du souterrain ne peut alors tenir du hasard. Il existe non loin de la colline de Lascaux, des paysages pétris de lignes verticales remarquables. Elles se situent dans les gorges de la vallée de la Vézère, en aval de la rivière. Par endroits des falaises grandioses bordent son lit. C’est le cas de celles de la Roque St-Christophe. 168
Le site troglodyte, l’un des plus importants en Europe, a servi à l’habitat humain pendant des millénaires, il était parfaitement connu des artistes qui ornèrent Lascaux. Les rapaces y nichaient naturellement. ─ Consécutivement à sa bascule arrière, l’homme-oiseau donne une orientation ouest à son vol descendant (selon nos points cardinaux), il l’indique par le truchement de son doigt pointé en direction de l’œil de l’oiseau sur le piquet. L’indice d’une prise d’orientation montre que son posé au sol n’a pas lieu au pied de la falaise qu’il vient de quitter, mais qu’il se situe plus loin vers l’ouest. L’élargissement de son itinéraire volant à un champ terrestre plus vaste au-delà des limites même de la vallée de la Vézère mène à l’idée du récit d’un périple lointain. Il faut bien entendu en imaginer l’envergure en l’absence de représentation tangible de l’espace dans la Scène. L’image de l’oiseau qui incarne naturellement la voie aérienne suggère précisément le franchissement de grandes distances. L’homme qui lui est associé en introduit la composante terrestre, comme une projection au sol d’un itinéraire aérien parfaitement maîtrisé. C’est une explication du caractère fusionnel des deux éléments réunis dans l’image de la créature sur la paroi. L’homme-oiseau illustre allégoriquement le voyageur paléolithique qui, pour estimer son cheminement sur de grandes distances, prend ses repères dans le ciel. Autrement dit, l’orientation de sa longue course terrestre va se baser sur l’observation de la trajectoire du soleil. Les coquillages marins retrouvés sur le paléosol de la grotte, dont certains ont été ramassés sur les rivages du littoral atlantique sont les témoins d’un grand voyage. Il est précisément orienté vers l’ouest dont l’axe de pénétration naturel, depuis la vallée de la Vézère, suit le cours de la Dordogne. Ces objets attestent du périple effectué et du lieu d’atterrissage de l’homme-oiseau. Il se situe sur les plages de l’océan, à plus de 200 kilomètres de son point de départ. ─ Au centre du panneau, le piquet vertical que surmonte l’oiseau a été identifié à un gnomon, simple bâton planté dans le sol dont l’ombre portée, la plus courte de la journée au moment du midi solaire indique le nord géographique. Son utilisation comme moyen d’orientation a vraisemblablement précédé sa fonction de mesure du temps. Le gnomon est en effet connu pour être l’ancêtre du cadran solaire. Dans la perspective qui est envisagée, l’hypothèse du gnomon prend toute sa place dans la composition. Parvenue sur les rivages de l’Atlantique, l’expédition se trouve hors des limites des territoires de la tribu. Dans un environnement moins connu, le voyageur paléolithique devait savoir s’orienter selon des techniques éprouvées, rudimentaires certes, mais devant être suffisamment précises. 169
Il n’est pas interdit de penser qu’au Paléolithique supérieur, l’instrument était connu et utilisé pour des navigations terrestres de grandes envergures. Correctement mis en œuvre, il fournit des indications relativement fiables dans le cadre d’un cheminement vers le nord. Le relèvement du nord géographique sur une ligne d’horizon au moment du midi solaire, demande l’alignement de l’œil de l’observateur sur le bâton et son ombre portée au sol. La représentation en profil absolu de l’oiseau, le seul dessin du panneau à présenter ce caractère, illustre le mode d’utilisation du gnomon. Le volatile est parfaitement calé à l’extrémité du piquet vertical avec lequel il fait corps. Il est rivé sur son axe et regarde vers le nord d’après l’orientation de la composition suivant les points cardinaux. C’est le seul sens d’utilisation possible de l’instrument permettant des relèvements topographiques utilisables dans la définition d’une navigation. En dernier lieu le gnomon permet d’expliciter le signe ponctué. L’alignement de l’œil de l’oiseau sur les trois ponctuations du rang inférieur traduit la réitération de relevés oculaires du nord géographique. Ils sont opérés depuis l’instrument. Afin de conserver le même cap, le voyageur devait répéter de loin en loin la même opération. Dans cette version, l’ensemble ponctué se décompose en trois doubles ponctuations alignées horizontalement. Elles représentent autant de paires d’yeux, indépendantes de leur enveloppe corporelle, dont la triple projection dans l’espace graphique est significative d’une pénétration profonde vers le septentrion. L’hypothèse solaire montre en définitive que la Scène contient la dimension de l’espace terrestre. Des coquillages fossiles, collectés sur le sol d’occupation paléolithique de la caverne peuvent avoir pour origine les faluns de Touraine selon les conclusions de l’étude d’Yvette Taborin (Lascaux Inconnu). Ces gisements fossilifères affleurent jusqu’au nord de Rennes. Un cheminement vers le nord suivi depuis le littoral atlantique à la latitude de Lascaux croise sensiblement les gisements Bretons en question. L’interprétation d’un voyage, tend à montrer que les coquillages de Lascaux sont des indices probants d’un déplacement d’individus venus de la vallée de la Vézère : leur itinéraire a suivi le cours de la Vézère puis de la Dordogne jusqu’à l’océan pour s’orienter ensuite vers le nord jusqu’en Bretagne. Dans cette perspective, la présence des coquillages dans la grotte n’est pas fortuite, ils attestent d’un grand périple, ce sont des objets témoins, en relation avec la décoration du Puits où certains d’entre eux ont été retrouvés. L’hypothèse d’un raid vers l’extrême nord se fait jour, peut-être même au-delà de la Bretagne. Il y a 17 000 ans, ces contrées sont les plus inhospitalières que l’on puisse imaginer. Ce sont de vastes plaines battues 170
par les vents glacés une grande partie de l’année. Le front de l’immense glacier qui recouvre l’Europe se trouve encore à la latitude de l’Angleterre. Il a peu régressé depuis le maximum glaciaire survenu il y a 20 000 ans. Les territoires en question peuvent correspondre au biotope du rhinocéros laineux dont le profil est peint sur la roche du Puits. C’est sur cette figure que s’achève le déchiffrement d’un voyage lointain. Comme les coquillages, le rhinocéros atteste de l’authenticité de la traversée, son profil vaporeux devient une image rapportée. Il est étranger à la vallée de la Vézère ce qui lui vaut son traitement graphique particulier relativement aux autres sujets de la composition. Cette particularité découle peut-être aussi de l’ambiance glaciaire dans laquelle il évoluait. On peut imaginer qu’elle se caractérisait par une atmosphère le plus souvent brumeuse qui ne révélait que des formes floconneuses et des silhouettes animales estompées comme le montre le profil inachevé du pachyderme. Il devenait certainement difficile de s’orienter dans de telles conditions. Heureusement, la queue de l’animal généreusement relevée qui découvre son orifice anal offrait un repère ténu mais précieux aux voyageurs. Le rhinocéros à narines cloisonnées était impénétrable à l’image de son environnement. Ils se confondent dans l’inviolabilité, la puissance et la dureté. L’animal incarne véritablement l’espace glaciaire.
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CONCLUSION
Au terme du résumé des significations attribuées aux différentes composantes de l’œuvre du Puits, dont l’axe central est relatif à une expédition peu commune entreprise il y a 17 000 ans, on en vient naturellement à tenter d’en cerner les motivations. Si l’on se fie à l’itinéraire déchiffré, il s’agit d’une marche vers l’espace glaciaire, autrement dit une avancée vers le rien. Qu’une telle expédition ait eu un caractère exploratoire semble l’hypothèse la meilleure mais encore fallait-il qu’elle serve un intérêt puissant qui dépassait certainement le simple attrait de la découverte. Nous écartons bien entendu l’impératif économique, invraisemblable tant au regard des distances parcourues, que des contrées considérées. L’espace terrestre mis en jeu dans la Scène est immense à l’échelle humaine. Sa traversée était probablement non sans risques pour l’explorateur du Paléolithique supérieur. Il convient encore de doubler les distances en raison du voyage retour à effectuer. Le départ de la traversée devait donc être impérativement fixé à la fin du printemps, au plus tard au début de l’été. Il pouvait coïncider avec la fin de la période de mue de printemps du lagopède c'est-à-dire vers la mi-juin. On se souvient que ce processus avait pu inspirer le transfert des organes de vol de l’oiseau vers l’homme. La belle saison restait courte même pendant la période de réchauffement correspondant à l’Interstade de Lascaux. On peut facilement imaginer les conséquences d’une mise en route trop tardive dans l’ambiance glaciaire de l’époque car il est certain que les voyageurs ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Pour évoquer à nouveau le lagopède, son mimétisme dans la nature est bien connu (l’oiseau confond la couleur de son plumage avec celui de l’environnement suivant les saisons). Ce don sur lequel il sait pouvoir compter provoque souvent son envol tardif devant une intrusion. Il est utile de rappeler ce comportement dans le contexte présent. La notion de temps de parcours au sein de contrées peut-être inconnues était certainement fortement présente dans l’esprit des partants compte tenu de la destination qui paraît avoir été fixée. Il y a dans l’interprétation de l’œuvre un point qui reste dans l’ombre mais qui aurait un rapport étroit avec la contrainte d’un départ ciblé dans le temps. Il s’agit de l’échec de la double menace du bison et du rapace sur l’homme-oiseau. On peut en effet s’interroger sur le fait que leur
conjugaison ait pour simple effet de provoquer l’esquive puis la fuite par les airs de la créature. Il est ainsi possible que l’on ait affaire à une mise en scène convenue entre les acteurs. Divers indices portent à le croire. Si l’on se reporte aux phases de l’attaque du rapace sur sa cible, l’assaillant à l’issue de son piqué effectue un vol rasant sa proie, pattes tendues pour tenter de la saisir mais, elle se dérobe. Dans ce déchiffrement, l’oiseau opère cependant, quasiment simultanément, même instantanément (le mouvement doit être considéré comme foudroyant), ce que l’on peut considérer comme l’accrochage de l’avant-train du bison. L’illustration en est donnée par la double image contenue dans son profil avant. Elle le recouvre entièrement. Cette ultime manœuvre qui complète certainement le mouvement du rapace ne peut être cependant rattachée à l’assaut proprement dit, elle lui fait simplement suite. Ainsi, devant de l’échec de son attaque, le rapace consacre-t-il sa ressource à éviter que le bison, le poids du corps porté vers l’avant, ne bascule à son tour dans le vide de l’à-pic où plonge la créature. La récupération « au vol » de l’herbivore par l’oiseau montre la coordination de l’action des deux partenaires mais dégage surtout la sensation qu’au bout du compte, de part et d’autre, la confrontation ne fait aucune victime. Le simulacre d’attaques n’est pas à exclure, son objectif étant de pousser au décrochage et à l’échappée de l’homme-oiseau. S’il s’agit de pressantes incitations au départ qui prennent la forme d’intimidations, elles peuvent se comprendre par l’urgence d’une entreprise planifiée, avec une étroite fenêtre de temps pour l’accomplir. Mais la possibilité que l’homme-oiseau se soit délibérément placé dans la situation dans laquelle il se trouve et que l’on peut interpréter comme une attitude de défi avec un sexe pointé vers l’adversaire, vient troubler ce scénario. Provocation, simulacres d’attaques, intimidations, sont autant de termes qui conviennent alors, ensemble, à définir selon nous l’esprit dans lequel se trouve chacun des protagonistes. On remarque encore que le javelot, l’arme de prédilection du chasseur paléolithique, impliqué dans la métaphore du piqué du faucon, n’est d’ailleurs pas dirigé vers lui mais vers un segment intermédiaire sensiblement parallèle à son inclinaison sur la paroi. L’homme-oiseau reste visé, mais il l’est indirectement. Il eut été certainement incongru ou sacrilège que la lance soit orientée vers lui. Une remarque similaire peut être formulée à propos des cornes du bison. Elles sont indiscutablement dirigées vers la créature mais, en la faisant pivoter sur le dessin, elles ne font qu’effleurer le bout des doigts de sa main gauche. Dans ce montage l’hybride reste bien hors de portée du boviné. Il y a de la ruse, du faux-semblant, de l’opportunisme et de la détermination dans les deux camps, avec d’un côté l’attaque sournoise du faucon que dissimule parfaitement l’herbivore, et de l’autre, la transformation à point nommé de l’homme en oiseau au moment de sa bascule arrière dans le vide. 174
Les subterfuges graphiques qui imprègnent l’ensemble de la composition peuvent se concevoir dans cet esprit. Il faut en déduire que la Scène contient ce qui ressemble à un défi réciproque entendu entre les acteurs où la notion de danger n’est vraisemblablement pas absente. Il devient dès lors possible de comprendre, dans un tel contexte, que les voyageurs aient recueilli des témoignages de leur périple s’ils étaient tenus d’en produire les preuves. Dans cette partie, qui s’est jouée il y a 17 000 ans, l’enjeu devait être considérable. Dans les interprétations classiques, les idées de danger et de mort sont assurément les mieux partagées. Mais leur mise en scène dans le Puits n’a pas le sens littéral qu’on leur prête généralement. Dans le contexte évoqué elles ne sont pas réelles mais simplement potentielles. Elles interviennent en effet dans une atmosphère de connivence entre les acteurs. L’homme-oiseau est certainement menacé, mais il convient de l’entendre dans le sens d’une épreuve qu’il doit subir et à laquelle il se prête. Elle est destinée à tester ses capacités à déjouer les dangers. Le test est probant, il témoigne de qualités acquises qui peuvent être mises en pratique. Elles sont issues de l’éducation et de l’expérience. La créature est donc apte à conduire son voyage et à en éviter les pièges. De telles compétences ressortent du scénario établit au cours de l’étude. Il est possible de les énumérer. Dans l’épreuve de force, face à un adversaire plus puissant, il faut choisir la ruse et l’esquive (transformation de l’homme en oiseau et fuite dans les airs devant la menace du bison). Dans ces circonstances il est préférable d’éviter l’affrontement direct. La même situation ne peut être maîtrisée sans la connaissance précise des mœurs animales (vol de chasse du rapace observé par le détail). La nature du terrain est décisive, sa méconnaissance peut conduire au risque de se trouver acculé (bord d’un à-pic). Les apparences peuvent être trompeuses, le danger ne survient pas toujours où on l’attend (piqué du rapace dissimulé dans les contours du bison). Le soin apporté dans la confection des armes est primordial. Leur fabrication doit être parfaite (pointe rectiligne du javelot sur la paroi) mais la mauvaise qualité d’une ligature suffit à la rendre inopérante même si la frappe est puissante et précise (liens distendus du javelot, fiasco du piqué du faucon). Enfin il est nécessaire de se montrer courageux mais avisé dans les situations dangereuses voire critiques (défi risqué mais calculé de l’homme). De tels principes devaient concrètement s’inscrire dans la vie des chasseurs de grands herbivores. La confrontation, en apparence tragique, n’est donc pas si dramatique. Elle traduit une rude préparation et sonne le départ d’une longue marche vers l’espace glaciaire. On pressent qu’il s’agit là de l’enjeu du pacte ou du défi 175
en question. Le raid était périlleux. Loin de leur base les voyageurs encourraient certainement de multiples périls. Le chapitre mis en scène dans le Puits de Lascaux n’est donc pas quelconque. La mise en évidence de l’influence de la topographie du Puits dans le choix de l’emplacement de l’œuvre, à la verticale de la margelle argilosableuse permettant l’accès à la Grande Diaclase, appelle à un autre développement. Il n’est pas impossible de penser que la recherche de sens requiert une vision plus globale du contexte topographique au sein duquel s’insère la composition. Suivant ce principe, la Grande Diaclase dans sa dimension la plus large est à prendre en considération dans l’interprétation, au-delà du recoin aux peintures, comme cela peut être le cas dans les autres secteurs de la caverne. On sait en effet que les peintres et les graveurs de Lascaux ont articulé leur dispositif iconographique suivant les grandes divisions naturelles de la caverne, aux architectures différentes, la plupart du temps totalement mises à profit. Si l’on tient compte des surfaces rocheuses peu propices à recevoir une décoration, des espaces libres visiblement destinés à séparer les panneaux ou encore des difficultés d’accès aux parois comme le plafond de la Nef, encore qu’il comporte des traits gravés à plus de 6 mètres du sol à son point le plus haut, il est remarquable de constater que l’ornementation envahit la caverne. En vrai, les espaces restés vierges de l’empreinte des peintres et des graveurs sont rares dans la grotte. Parmi ceux-ci il y a les parois de la Grande Diaclase qui étaient à même d’accueillir d’autres peintures. Au paroxysme de cette propension à occuper au maximum le plan rocheux jusqu’à le recouvrir totalement, on trouve l’Abside, avec ses centaines de gravures, superposées les unes aux autres dans un incroyable fouillis. Il est ainsi à peu près certain qu’à Lascaux, l’une des vocations de la décoration était d’occuper la totalité des surfaces disponibles jusque dans les endroits les plus reculés, malgré leur difficulté d’accès. Cette particularité que l’on retrouve rarement dans les sanctuaires paléolithiques, peut-être à mettre sur le compte d’une vision globale de l’espace de chaque secteur, lequel était interprété suivant différents critères qui tiennent pour beaucoup à la topographie des lieux, à certaines formes ou à la couleur des supports. Le dispositif graphique venait ensuite s’adapter suivant la perception qu’en avait l’artiste : ici un abrupt, là des couloirs hauts et étroits ou des passages bas, une salle ovale de petite ou grande dimension. Bien qu’il se trouve à l’écart des grands ensembles et que son ornementation paraît plutôt avoir été minimale, le Puits doit être perçu avec le même regard.
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Il faut donc intégrer l’espace de la Grande Diaclase dans l’interprétation de la Scène, même en l’absence de décoration. La venue du visiteur paléolithique dans le Puits, le lieu le plus impossible de la caverne, si difficile d’accès, périlleux même, confine à un comportement spéléologique difficilement dissociable de l’idée d’exploration extrême du souterrain. Il n’y a qu’un pas à franchir pour supposer que le sens de la composition en ait été affecté d’une manière ou d’une autre. Dans le cas contraire, c’est renoncer à faire intervenir l’influence de l’élément souterrain sur le dispositif iconographique ce qui ne correspond pas à l’idée que s’en font généralement les préhistoriens. Nos interprétations dans le Diverticule Axial vont, du reste, dans ce sens. Le rhinocéros illustre l’ultime motif décoratif de cette branche du réseau. Sa silhouette est orientée vers le fond de la faille. Après une progression de plusieurs mètres dans cette direction, le visiteur se heurte à un éboulis pierreux qui s’élève jusqu’au plafond. Nous avons vu qu’il formait cul-desac au paléolithique. Les préhistoriens y ont recherché en vain des traces d’activité remontant à cette époque jusque dans la salle ensablée qui fait suite et que les Magdaléniens n’ont vraisemblablement jamais atteinte. Ainsi, la thèse d’une expédition terrestre lointaine, au-delà de la Bretagne, en direction du nord, rapportée à l’architecture souterraine laisse-telle entendre qu’après la rencontre des explorateurs avec le rhinocéros, l’horizon était bouché par un obstacle s’élevant haut. Il interdisait toute progression. Le déroulement d’un tel scénario peut tenir de la légende et ne pas correspondre à un événement réel. A notre avis, les coquillages retrouvés dans la grotte et l’image du rhinocéros attestent, au contraire, de son authenticité. L’obstacle qui met un terme au périple des voyageurs paléolithiques n’est d’ailleurs pas que théorique. Il existait effectivement au XVIIe millénaire. Il s’agit du front du gigantesque glacier qui recouvrait l’Europe et se trouvait encore à la latitude de l’Angleterre. Il occupait l’horizon à perte de vue et formait une barrière qui avait la hauteur d’une chaîne de montagnes comme les Alpes ou les Pyrénées. Il s’observait certainement de très loin. Il faut imaginer la vision dantesque qu’il devait offrir, avec un front de falaises de glace aux dimensions vertigineuses scintillant par temps clair sous le soleil et aux pieds desquelles s’étendaient indéfiniment les champs chaotiques des séracs. Depuis le maximum glaciaire, c’est-à-dire deux ou trois mille ans auparavant, il avait peu régressé sous l’influence de périodes de réchauffements trop courtes entrecoupées de surcroît par de brefs retours du froid.
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Nous devons donc envisager que l’expédition soit au moins parvenue aux actuelles côtes du sud de l’Angleterre d’où l’on pouvait vraisemblablement apercevoir le front de l’inlandsis. Un tel voyage, probablement réalisé par quelques-uns ne devait pas manquer de contribuer à transcender la communauté tout entière. Son initiation résultait d’une prise de décision collective. Elle était suivie d’une mise en scène parfaitement réglée destinée à éprouver les partants et à sonner leur départ comme une forme de consécration de l’expédition. Il est naturel de s’interroger sur la faisabilité d’une telle entreprise au Magdalénien. Pour être exceptionnels, de longs voyages ont existé au cours du Paléolithique supérieur sur des distances de franchissement comparables. Mais le plus surprenant, c’est la destination du voyage car il semble bien que son but était de parvenir à atteindre le point situé le plus au nord, jusqu’aux limites de la terre. Dans cette perspective, certainement spéculative mais vers laquelle on est conduit, se dégage la sensation que la Scène du Puits fait allégoriquement référence à la tentative de définition d’un cadre terrestre dont les Paléolithiques ont cherché à évaluer les dimensions. L’inlandsis constituait indiscutablement une barrière infranchissable pour les hommes du Paléolithique supérieur d’Europe Atlantique. Il représentait la frontière septentrionale du monde comme les rivages de l’océan en constituaient la borne occidentale. Il est en effet peu probable que la navigation maritime ait attiré les maigres populations de chasseurs de l’ère glaciaire. La prise en compte d’un espace terrestre si étendu dans la Scène du Puits ne peut répondre qu’à la recherche d’un rapport à l’immensité du monde réel mais dont on ne perçoit pas directement l’intérêt pour les tribus de la vallée de la Vézère. Son étendue était majoritairement étrangère aux territoires du groupe, dépourvue d’intérêt économique immédiat, sa perception devait être ordinairement confuse ou même chaotique au regard de l’échelle terrestre considérée. En revanche, on peut en trouver la justification dans l’élaboration des fondements d’une idéologie qui cherchait à unifier ou à globaliser l’univers sensible tel qu’il se présentait il y a 17 000 ans. Le parti pris d’une vision totalisante de l’espace terrestre passait par l’appréhension de ses dimensions vraies comme pour mieux en ressentir l’envergure et les mettre à portée de l’entendement. Une telle démarche orientée vers la connaissance des bouts du monde est susceptible de fournir une explication à la motivation d’une expédition aux confins de la terre. Elle est en ligne directe avec le processus cognitif qui conduit généralement à l’élaboration de nombreux mythes de la création. Il faut en effet remarquer que dans cette catégorie de mythes l’acte créateur s’exerce presque toujours sur une matière ou un milieu perçu
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préalablement comme un tout, qu’il soit chaos, néant, étendue informe, eau, boue primordiale, inconnu… L’évaluation empirique des dimensions terrestres par leur reconnaissance sur le terrain permettait de les réduire à un concept pour les élever ensuite au rang de symbole. Il est possible d’entrevoir ce rapport dans la main mise des artistes paléolithiques sur la caverne. Le milieu souterrain est obscur, mystérieux, étranger aux préoccupations domestiques, mais il est un espace parfaitement défini et donc saisissable. La Scène du Puits de Lascaux est ainsi à intégrer au processus qui conduit à l’élaboration de croyances liées à un mythe de la création mais elle n’en révèle pas l’organisation. On parvient au mieux à l’esquisse d’un cadre. Au demeurant, l’histoire vécue, celle des voyageurs, si extraordinaire soitelle, ne peut se confondre avec celle du mythe qui est intemporelle. Sur ce plan l’interprétation ne peut donc conduire à la définition de l’appareil qui structurait le mythe de Lascaux particulièrement au plan des rites et des récits oraux qui l’accompagnait. Ceux-ci n’ont laissé aucune trace. « L’homme préhistorique ne nous a laissé que des messages tronqués ». C’est l’énoncé qui figure en page de couverture de l’ouvrage d’André LeroiGourhan Les religions de la préhistoire (1964). Au terme de l’étude, l’appréciation du préhistorien apparaît particulièrement pertinente. La composition, enfouie dans le secret des profondeurs du souterrain, devait tenir, par son caractère « universel », une place considérable dans l’organisation iconographique de la caverne. Elle pouvait même en être le cœur. A l’échelle de la cavité on peut encore présumer que l’art de Lascaux résulte d’une vision de l’univers sensible, mais transcendé, dont il constitue le double symbolique. Il n’est qu’un reflet de la réalité dont la marque se retrouve au travers d’observations vraies. Il est donc interprétatif par définition. L’homme de la dernière glaciation questionnait la nature. Il en formulait les réponses qu’il considérait convenables ou logiques, en d’autres termes, il les imaginait. On est amené à penser que l’art de Lascaux recouvre alors une tentative de compréhension des grands phénomènes qui régissaient la nature et qu’il y a, contenu dans sa conception, des réponses à ces interrogations. La question pouvait se poser pour des populations confrontées à l’immensité vide d’humanité, étrangère et peut-être inquiétante, seulement pénétrée du monde animal. La caverne constitue un milieu clos, favorable à la construction d’une imagerie de l’univers paléolithique, en particulier celle des territoires familiers.
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Les opinions de Norbert Aujoulat (Lascaux le geste, l’espace et le temps) ou celles de Michel Lorblanchet (L’art pariétal des grottes ornées du Quercy) pour ne citer qu’eux parmi les spécialistes de l’art pariétal sont peu différentes sur le fond. Ils ont en effet dans leurs conclusions sur sa signification une approche cosmogonique. Sur la forme, nous adhérons à celle de Michel Lorblanchet quand il écrit : « … : il convient en effet, de se méfier des lectures littérales simplistes de l’art pariétal paléolithique qui est essentiellement un art symbolique et métaphorique » (Chamanismes et arts préhistoriques. Vision critique). Cette appréciation convient parfaitement à la conclusion de l’étude mais ce serait assurément réduire la portée que lui donne l’auteur. L’expression picturale symbolique et métaphorique que l’on a pu mettre en évidence à Lascaux par le truchement des doubles images pourrait se retrouver, sous les formes les plus diverses, dans de nombreuses autres grottes ornées de l’aire Franco-Cantabrique. Les mains négatives ou positives que l’on rencontre assez fréquemment au long du Paléolithique supérieur sur les parois des grottes sont susceptibles d’en fournir de bons exemples. Elles représentent en premier lieu, quel que soit le sens qu’on peut leur attribuer ensuite, des doubles de mains humaines imprimées sur la roche. En vrai, ces segments proprement humains ne sont que des empreintes qui n’ont aucune consistance en elles-mêmes, ce sont des contours, des ombres ou des traces qui constituent des transpositions de la réalité, cette fois concrètement présente dans le souterrain, en substance celle de mains appliquées sur la paroi. En d’autres termes, ce sont au premier degré, de pures abstractions. De telles formes sont peut-être simplement les témoins d’une expression métaphorique profondément ancrée dans le langage des hommes du paléolithique, entendu cette fois, dans son sens le plus large. Enfin, d’un point de vue théorique, le concept d’une nature appréhendée dans sa globalité avait à intégrer toutes les orientations de l’espace terrestre. Dans le Puits, d’après notre déchiffrement, le ou les concepteurs de la décoration se sont bornés à privilégier l’axe ouest et nord de l’étendue. Il faut peut-être voir dans ce choix, l’effet de l’influence prépondérante du facteur économique sur le culturel. Les sociétés paléolithiques pratiquant vraisemblablement le seminomadisme restaient toutefois enracinées dans les milieux les plus favorables à leur subsistance. Elles vivaient de la prédation des grands herbivores, particulièrement celle du renne qui constituait la ressource principale de nourriture depuis des millénaires, c’était « l’Age du renne ». Les populations s’adaptaient au rythme de ses migrations. Durant l’Interstade de Lascaux, le cervidé disparaissait régulièrement vers le nord à la belle saison pour en ressurgir au retour du froid. Dans ces conditions, il est concevable que l’intérêt des chasseurs se soit plutôt porté dans la direction du nord qui 180
représentait le véritable axe du monde d’alors. Il en provenait l’essentiel de la manne nourricière. Il est d’ailleurs possible que ce soient les mêmes causes qui provoquèrent la disparition de la majeure partie des civilisations paléolithiques lors du réchauffement climatique du Xe millénaire. Les grands chasseurs de la Préhistoire sont restés dans le sillage des troupeaux de rennes lors de leur remontée définitive vers le nord. Au terme de notre interprétation de la Scène du Puits dont il émane dans ses grandes lignes, sous divers aspects, de l’humanité, du savoir, de la force et de la grandeur, on est saisi par la vitalité du souffle qui sous-tend l’œuvre. La composition est un rouage essentiel dans l’organisation pariétale de la caverne. Son essai de compréhension dans ses grandes lignes nécessite un exercice de recherche d’ampleur qui, un jour, sera peut-être mené à bien. Lorsque les circonstances s’y prêtent, il nous arrive de contempler le vol des rapaces dans le ciel. Sous nos latitudes, il vient à l’esprit qu’il s’agit du dernier spectacle ouvert qu’offre la faune sauvage comme l’ultime témoin resplendissant d’une nature qui agonise. Le ballet n’a pas varié depuis des millénaires. Pendant quelques instants, aussi loin que porte le regard, le spectacle des oiseaux devient différent et l’imagerie symbolique du peintre du Puits nous effleure. En vérité, comme la plupart des auteurs qui se sont penchés sur les significations, on ne peut se départir du sentiment d’avoir, par moments, pénétré un peu du sens contenu dans l’œuvre la plus magistrale de l’art des cavernes.
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TABLE DES ILLUSTRATIONS
1 : Plan de la grotte. .................................................................................................. 10 2 : Coupes synthétiques de l’accès au Puits .............................................................. 19 3 : Scène du Puits, dessin d’après Georges Bataille. ................................................ 20 4 : Scène du Puits, relevé André Glory..................................................................... 22 5 : L’ensemble ponctué de la Scène ......................................................................... 26 6 : Alignement horizontal de l’œil de l’oiseau et de l’arrière-train du rhinocéros .... 27 7 : Alignement de l’œil droit de l’homme-oiseau et de celui de l’oiseau sur le piquet .............................................................................................................. 28 8 : Mouvement de la tête de l’homme-oiseau ........................................................... 29 9 : Mise en relation de deux alignements ................................................................. 31 10 : Mouvement de la tête du bison .......................................................................... 32 11 : Alignement de l’œil à la pupille, de la ponctuation noire du flanc et de l’arrière-train du bison ..................................................................................... 33 12 : Alignement de l’œil droit de l’homme oiseau, de l’œil droit et de la ponctuation du flanc du bison ...................................................................... 34 13 : Traversée virtuelle de la composition ................................................................ 34 14 : Partition de la composition suivant deux plans ................................................. 35 15 : Les signes disjoints de la Salle des Taureaux et du Diverticule Axial............... 39 16 : Lagopède alpin et oiseau sur le piquet : profils comparatifs ............................. 44 17 : Montage du sexe de l’homme-oiseau sur le croupion de l’oiseau au piquet ..... 46 18 : Montage des pieds de l’homme-oiseau sur les flancs de l’oiseau au piquet ...... 48 19 : Configuration de l’homme-oiseau ..................................................................... 50 20 : Cadrage graphique de l’oiseau au piquet ........................................................... 52 21 : Le bison ............................................................................................................. 53 22 : Découpage de l’avant-train du bison ................................................................. 57 23 : Double image du rapace .................................................................................... 60
24 : Pattes arrière du bison ....................................................................................... 64 25 : Ovibos-cheval de l’Abside ................................................................................ 65 26 : Cerf du Diverticule Axial .................................................................................. 66 27 : Squelette de la chauve-souris ............................................................................ 68 28 : Vache 457 et cerf de l’Abside ........................................................................... 70 29 : Mécanisme graphique du lancer du javelot ....................................................... 75 30 : Vol de chasse du faucon pèlerin ........................................................................ 77 31 : Vol rasant du rapace .......................................................................................... 82 32 : Orientation graphique du bison ......................................................................... 93 33 : Localisation topographique des bisons dans la grotte ..................................... 107 34 : Le gnomon et l’orientation .............................................................................. 117 35 : Itinéraire théorique des voyageurs de Lascaux ................................................ 121 36 : Signification du signe ponctué ........................................................................ 124 37 : Peintures rouges du Méandre : bison et cheval................................................ 128 38 : Eléments graphiques du panneau de l’Empreinte ............................................ 130 39 : Bisons croisés de la Nef : double image de l’oiseau........................................ 135 40 : Support rocheux des Bisons croisés de la Nef ................................................. 138 41 : Panneau de l’Empreinte : bison et cheval ........................................................ 139 42 : Chevaux chinois du Diverticule Axial. ............................................................ 144 43 : Ensemble peint du Méandre ............................................................................ 149 44 : La Vache tombante du Diverticule Axial ........................................................ 151 45 : Le Cheval galopant du Diverticule Axial ........................................................ 152
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TABLE DES MATIERES
Avant-propos ............................................................................................................ 5 Introduction .............................................................................................................. 9 La scène du puits .................................................................................................... 11 Les lieux - l’accès ................................................................................................. 11 Composition de l’œuvre - ses interprétations ....................................................... 20 Scène du puits ....................................................................................................... 22 Détermination des structures de la composition ................................................... 26 Les sagaies - les lampes à graisse ......................................................................... 37 La bascule arrière de l’homme-oiseau .................................................................. 42 La transformation en homme-oiseau .................................................................... 43 Le bison ................................................................................................................ 53 Le javelot .............................................................................................................. 70 La dimension aérienne de l’affrontement ............................................................. 89 Considérations d’ensemble sur la grotte ............................................................. 106 L’oiseau sur le piquet ......................................................................................... 113 Le signe ponctué - les queues relevées ............................................................... 121 Le rhinocéros ...................................................................................................... 154 Le support rocheux de la scène ........................................................................... 158 Résumé des éléments de l’interprétation ............................................................ 162 Conclusion ............................................................................................................. 173 Bibliographie ......................................................................................................... 183 Table des illustrations .......................................................................................... 187
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