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French Pages 152 Year 2022
La vie ailleurs : espérances et déceptions
La vie ailleurs : espérances et déceptions JAMES LEQUEUX ET THÉRÈSE ENCRENAZ
17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A
SPOT Sciences Collection destinée à un large public qui invite le lecteur à découvrir à travers des essais toute une palette des sciences : histoire, origines, découvertes, théories, jeux…
Dans la collection « Grandes controverses en astrophysique », Suzy Collin-Zahn, ISBN : 978-27598-2613-1 (2021) « Sexualité, génétique et évolution des bactéries », J.P. Gratia, ISBN : 978-2‑7598-2538-7 (2021) « La pensée en physique – Diversité et unité », J.P. Pérez, ISBN : 978-2‑7598‑2481-6 (2021) « L’histoire du cerveau – Voyage à travers le temps et les espèces », Y. Gahéry, ISBN : 978-2-7598-2479-3 (2021) « Les clés secrètes de l’Univers – Émergence de l’Univers, de la vie et de l’Homme », M. Galiana-Mingot, ISBN : 978-2-7598-2534-9 (2021)
Composition et mise en pages : Flexedo
Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2641-4 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2642-1
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SOMMAIRE
Introduction.................................................................................. 7 1. De l’Antiquité à Giordano Bruno............................................... 11 Les premiers philosophes grecs admettent la multiplicité des mondes.............................................................................. 11 Contestations........................................................................... 13 Le christianisme et la vie ailleurs................................................ 15 La pluralité des mondes habités réapparait................................... 19 2. Science-fiction ou réalité ?...................................................... 21 Les découvertes de Galilée apportent de nouveaux éléments........... 21 La pluralité des mondes habités est maintenant acceptée............... 25 De la vie sur la Lune ?............................................................... 28 3. La vie sur le Soleil................................................................... 33 Un astre bien méconnu.............................................................. 33 Le Soleil de William Herschel...................................................... 38 Le Soleil au xixe siècle............................................................... 41 La fin des habitants du Soleil..................................................... 44 4. Planètes et satellites imaginaires............................................. 45 L’Anti-Terre des Pythagoriciens................................................... 45 Le satellite de Vénus................................................................. 47 Une planète à l’intérieur de la Terre !.......................................... 49 Une seconde Lune pour la Terre ?................................................ 52 Numérologie : les polyèdres de Kepler et la loi de Titius-Bode......... 54 Le Verrier et la planète Vulcain................................................... 58 La planète X… et les autres....................................................... 61 5. Enfin du concret ! Les canaux de Mars....................................... 63 Mars et l’Astronomie populaire..................................................... 63 La découverte des canaux de Mars............................................... 64 Percival Lowell et Mars.............................................................. 69 La difficile fin des canaux.......................................................... 71 La fin d’un mythe...................................................................... 76 6. La vie sur Mars, une quête sans cesse renouvelée...................... 79 Les débuts de l’exploration spatiale : désillusions et espérances...... 79 La mission Viking : un exploit scientifique, mais une réponse négative.................................................................................. 80 La météorite ALH 84001 : nouveaux espoirs d’une vie martienne ?.... 83 Enquête sur le passé de Mars : à la recherche de sites « habitables ».......................................................................... 87 Quel était le climat au début de l’histoire de Mars ?...................... 91 5
Sommaire
7. L’énigme du méthane martien.................................................. 93 Premières détections, premières controverses................................ 93 2004 : De nouvelles annonces…................................................. 94 Naissance d’une polémique......................................................... 97 Si le méthane existe, pourquoi est-il là ?..................................... 100 De nouveaux résultats : les mesures du rover Curiosity................... 102 Avec l’orbiter TGO, une nouvelle controverse !.............................. 103 8. De la phosphine sur Vénus ? Une brève histoire qui en dit long.... 109 Des conditions infernales peu propices à la vie............................. 109 La vie se serait-elle réfugiée au niveau des nuages d’acide sulfurique ?.............................................................................. 110 La découverte de la phosphine................................................... 112 Pas de phosphine dans des spectres infrarouges de Vénus.............. 115 Des méthodes contestées de traitement des données..................... 117 Les observations spatiales fournissent une nouvelle mesure décisive................................................................................... 118 Est-ce la fin de l’histoire ?......................................................... 119 Quelles leçons pour le futur ?..................................................... 120 9. Les microbes nous envahissent !.............................................. 123 Svante Arrhenius et la panspermie.............................................. 124 D’Alexandre Oparine à Fred Hoyle : les idées progressent, et aussi les divagations............................................................. 126 Une origine extra-terrestre de la Covid-19 ?................................. 131 Et pourtant, des molécules pré-biotiques proviennent bien de l’espace............................................................................... 132 10. Les visiteurs interstellaires : ‘Oumuamua................................ 135 Un objet provenant de l’espace interstellaire................................ 136 Un objet fabriqué par d’autres civilisations ?................................ 139 Conclusion.................................................................................... 143 Bibliographie................................................................................. 149
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La vie ailleurs : espérances et déceptions
INTRODUCTION
Depuis la plus haute Antiquité, l’homme s’est demandé s’il pourrait y avoir de la vie ailleurs que sur la Terre. Cette question est toujours brûlante, et nous n’avons toujours pas la réponse, bien que l’on ait cru quelquefois l’avoir. La possibilité d’existence d’autres mondes habités que le nôtre a suscité des controverses passionnées ; encore aujourd’hui, la fièvre s’empare des médias dès que le moindre indice peut laisser croire à une telle possibilité. La passion suscitant l’imagination jusqu’à l’irrationnel, l’histoire abonde en visions farfelues et en visites d’extraterrestres, sans oublier les ouvrages de sciencefiction où l’on a quelquefois des difficultés à séparer le vrai de ce que l’auteur a inventé. C’est l’histoire de l’homme face au problème de la vie dans l’Univers que veut raconter ce livre. Nous commencerons par décrire l’évolution des idées sur la pluralité des mondes habités depuis l’Antiquité la plus reculée jusqu’à ce que quelqu’un qui n’était pas astronome, Giordano Bruno, propose à la fin du xvie siècle une vision de l’Univers qui s’est révélée proche de la réalité : pour lui comme pour nous aujourd’hui, les étoiles sont autant de soleils entourés de planètes. Il a payé de sa vie, sur le bûcher, ses idées révolutionnaires. 7
Introduction
Venant juste après Bruno, Galilée, le premier savant moderne, s’est gardé de toute spéculation ; mais les faits qu’il découvrait ont paru tellement étranges à ses contemporains et contraires à leurs idées reçues qu’ils ont eu bien du mal à les accepter. Et puis finalement, puisque l’Univers était si extraordinaire, pourquoi ne pas imaginer à nouveau qu’il soit peuplé d’êtres vivants, tout au moins la Lune et les planètes : c’est ce qu’ont proposé au xviie siècle Fontenelle en France et Huygens aux Pays-Bas dans de remarquables ouvrages dont il est difficile de dire s’il s’agit de science-fiction ou de tentatives plus sérieuses. Après eux, au xviiie siècle, il est maintenant admis que les planètes pourraient bien être peuplées. Et pourquoi pas le Soleil ? C’est ce qu’a proposé un astronome aussi sérieux et compétent que William Herschel, suivi un demi-siècle plus tard par François Arago. Après la découverte sensationnelle de la planète Neptune en 1846, il est permis de penser que d’autres planètes, éventuellement peuplées, pourraient graviter autour du Soleil. Leur recherche a occupé certains astronomes jusque vers 1930. En même temps, d’autres astronomes ont cherché des planètes autour d’étoiles proches, mais aucun résultat crédible n’a été obtenu jusqu’à ce que les découvertes se succèdent à partir de 1995. Ces « exoplanètes » sont bien là, mais abritent-elles la vie ? En 1877, l’astronome italien Schiaparelli annonçait la découverte de canaux sur Mars. C’était enfin un signe concret de la présence d’êtres évolués sur une planète. Mais c’était un fantasme qui a persisté près d’un siècle, avec des hauts et des bas, alimentant l’idée que nous pourrions bien rencontrer un jour ces êtres, et même d’autres venant d’ailleurs. Tout s’est effondré lorsque des sondes ont observé Mars de près, sans trouver la moindre trace de canaux. Puis on a aussi recherché de l’eau sur Mars et sur Vénus, avec l’idée que s’il y a de l’eau il y a de la vie. Ici encore, les déceptions furent cruelles. Plus près de nous, quelques annonces sensationnelles méritent d’être examinées de près : d’abord celle de traces de vie dans une 8
La vie ailleurs : espérances et déceptions
Introduction
météorite provenant de Mars, puis de molécules pré-biotiques un peu partout. Enfin, des observations spatiales et au sol ont (peut-être) repéré du méthane sur Mars, dont certains se sont empressés d’annoncer la possible origine biologique, tandis que certains astronomes pensaient avoir trouvé de la phosphine dans la haute atmosphère de Vénus, un produit également attribué à la vie. Et puis, un visiteur venant de l’espace interstellaire est entré dans le Système solaire : proviendrait-il d’une civilisation lointaine ? La saga toute récente de ces dernières affaires est emblématique de l’excitation incontrôlée qui peut saisir les esprits lorsqu’il s’agit de vie dans l’Univers. Alors, nous retomberons sur nos pieds pour faire le point et conclure que notre bonne vieille Terre pourrait bien être un lieu unique pour la vie, que nous devrions nous attacher à préserver.
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1 De l’Antiquité à Giordano Bruno
LES PREMIERS PHILOSOPHES GRECS ADMETTENT LA MULTIPLICITÉ DES MONDES Depuis l’aube des civilisations, l’homme n’a cessé de se questionner sur sa place dans l’Univers. Dès l’Antiquité, les philosophes grecs se sont opposés sur cette question. Les plus anciens sur lesquels nous ayons des informations, les philosophes ioniens, vivaient au vie siècle avant notre ère à Milet, un port florissant à l’embouchure du fleuve Méandre dans l’actuelle Turquie. Le plus ancien et le plus célèbre est Thalès de Milet (ca. 625-ca. 547 av. J.-C.), le fondateur de la géométrie. Il est difficile pour nous de nous mettre dans la peau de ces philosophes, d’autant plus que leurs idées ne sont pas connues directement mais par des commentateurs qui ont pu les déformer. Un point remarquable et incontestable est qu’ils sont surtout intéressés par la Nature elle-même, indépendamment de la religion, de la morale et de la politique. Lorsqu’on demande à l’un d’eux pourquoi il est né, il répond : « pour étudier le Soleil, la Lune et les Cieux. » 11
De l’Antiquité à Giordano Bruno
Ces philosophes ont imaginé que des corps de nature terrestre peuvent tourner autour des étoiles, lesquelles sont faites de feu. Peuvent-ils être peuplés ? Pourquoi pas : selon eux « les animaux sont nés de l’humidité, de la chaleur et de substances terrestres. » Et comme ils pensent que l’Univers est Un, avec un principe unique en action en tout lieu, ceci a pu se produire partout. C’est une conception remarquablement proche de la nôtre, avec des arguments qui n’en diffèrent en rien. Mais c’est trop beau pour durer ! Lorsque le dernier philosophe ionien, Anaxagore (ca. 500-428 av. J.-C.), qui s’est établi à Athènes, porte le raisonnement jusqu’à ses conclusions et va jusqu’à proposer que la Lune puisse ressembler à la Terre et être peuplée, c’en est trop pour les Athéniens qui le bannissent en dépit de son amitié avec Périclès. On sait peu de choses sur le procès d’Anaxagore, qui préfigure ceux de Bruno et de Galilée, mais il est clair que pour les Athéniens il est politiquement correct de concevoir des dieux et des déesses qui manipulent les hommes, mais pas des êtres vivants ailleurs que sur la Terre. Une raison plus profonde sera explicitée par Plutarque six siècles plus tard : « Le peuple ne peut pas supporter ces philosophes qui traitent des phénomènes de la nature… parce qu’ils attribuent ce qui procède des dieux à des causes naturelles. » Malheureusement, cette opinion va dominer pendant longtemps. Cependant, les philosophes dits atomistes comme Démocrite (ca. 460-370 av. J.-C.) vont émettre des idées qui prolongent celles des philosophes ioniens. Ils pensent que l’Univers est constitué d’un nombre infini d’« atomes » qui s’associent entre eux pour former les corps, lesquels sont aussi capables de se démembrer et de se dissoudre. Comme ces phénomènes ont lieu partout dans l’Univers, il ne peut pas y avoir de différence de nature entre la Terre, la Lune, le Soleil et les astres qui peuplent le Ciel. D’ailleurs, il doit exister un nombre infini de « mondes » plus ou moins semblables au nôtre, c’est à dire le Système solaire, mais ils sont inobservables : en effet, les étoiles sont considérées comme faisant partie de notre propre monde et il 12
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De l’Antiquité à Giordano Bruno
faudrait chercher plus loin, ce qui paraît impossible. Un siècle plus tard, Épicure (ca. 342-270 av. J.-C.) reprend ce concept, et écrit : « Ce n’est pas seulement le nombre des atomes, c’est celui des mondes qui est infini dans l’Univers. Il y a un nombre infini de mondes semblables au nôtre et un nombre infini de mondes différents ». Trois siècles plus tard encore, le philosophe latin Lucrèce (ca. 98-55 av. J.-C.) reprend les idées d’Epicure dans son poème De Rerum Natura : « Le ciel, la Terre, le Soleil, la Lune, la mer, tous les corps enfin, ne sont pas uniques, mais plutôt infinis en nombre. » Donc l’Univers n’a pas de centre, et nous n’y occupons pas une position privilégiée. Autre conséquence de taille : « Nous devons reconnaître qu’ailleurs il y a d’autres Terres, des tribus humaines et des animaux sauvages. » CONTESTATIONS Bien entendu, tous les philosophes grecs n’admettent pas les propositions qui viennent d’être exposées. Certains sont les émules de Pythagore (ca. 580-ca. 495 av. J.-C.), qui vit dans l’île de Samos presque en même temps que les premiers philosophes ioniens. Leurs idées sont dominées par les mathématiques, ce qui ne nous surprendra pas de la part de ce géomètre, mais aussi par la morale ; ces deux éléments sont totalement absents chez les ioniens. Les conceptions que les pythagoriciens ont de l’Univers sont assez confuses, mais ils sont les premiers à avoir déclaré qu’il se divise en deux régions : le monde plus proche que la Lune, qui est imparfait, et le monde plus lointain, qui est la perfection même. Cette idée, reprise par Aristote (384-322 av. J.-C.), va dominer l’Antiquité et le MoyenÂge et être à l’origine de toutes sortes de préjugés. La plupart des Pythagoriciens ont rejeté l’idée que d’autres mondes que la Terre puissent être habités, mais il y a des exceptions : pour l’un d’eux, Philolaos (ca. 470-ca. 390 av. J.-C.), la Lune est comparable à la Terre et porte des plantes et des animaux quinze fois plus grands que les nôtres, sans doute parce que le jour lunaire est quinze fois plus long que le jour terrestre ! 13
De l’Antiquité à Giordano Bruno
Successeur des pythagoriciens, Platon (ca. 428-348 av. J.-C.), est partisan de l’unicité de la Terre. Il écrit dans un de ses ouvrages, le Timée : « Afin que ce monde soit semblable, en son unité, à une Créature parfaite, son Auteur n’en a pas fait deux, ni un nombre infini, mais ce Ciel est né, demeure et sera à jamais seul et unique ». Cette phrase nous paraît obscure, mais il est clair que pour lui, l’Univers ne peut contenir d’autre astre habité que la Terre. La plupart des philosophes de l’Antiquité vont partager son opinion. Cependant, un écrivain latin célèbre pour ses biographies des empereurs romains, Plutarque (ca. 50-ca. 120), écrit vers l’année 100 de notre ère un petit livre intitulé De la face qui apparaît sur la Lune, remarquablement traduit en français en 1572 par Jacques Amyot, évêque d’Auxerre. Plutarque commence par réfuter l’idée selon laquelle un visage est dessiné sur la Lune, idée vivace puis qu’on la retrouvera partout ensuite sous différentes formes, notamment dans le film de Méliès Voyage dans la Lune (figure 1.1). Puis il énonce plusieurs idées remarquables, notamment : « Le mouvement de la Lune empêche qu’elle ne tombe [sur la Terre], et la violence de sa révolution, ni plus ni moins que les pierres et cailloux, et tout ce qu’on met dedans une sonde, sont empêchés de tomber, parce qu’on les tourne violemment en rond. » Cette idée est si originale qu’elle n’aura guère de lendemain jusqu’à Huygens et Newton. Pour Plutarque, la Lune est de même nature que la Terre et a sa propre gravité, si bien qu’elle peut porter des êtres vivants, même si les conditions peuvent y être fort différentes de celles qui règnent sur notre globe. Encore une idée prémonitoire, qui sera vite oubliée, puis reprise par Kepler comme nous le verrons plus loin. Chose remarquable, les idées les plus avancées sur une vie possible sur d’autres mondes que la Terre sont le fait de poètes comme Lucrèce ou d’écrivains comme Plutarque, tandis que les scientifiques comme Érathosthène, Aristarque, Hipparque ou Ptolémée se sont gardés de se plonger dans le sujet. On retrouvera cette dichotomie tout au long de l’histoire, avec quelques exceptions comme Kepler et Huygens au xviie siècle et quelques autres plus récentes, dont nous reparlerons. 14
La vie ailleurs : espérances et déceptions
De l’Antiquité à Giordano Bruno
Figure 1.1. | Parmi les innombrables images montrant un visage dans la Lune, celle de Georges Méliès dans son film Voyage dans la Lune de 1902 est sans doute la plus célèbre. Un obus contenant les voyageurs tombe sur la Lune.
LE CHRISTIANISME ET LA VIE AILLEURS Pour les chrétiens, Dieu a créé l’homme à son image et il n’est pas envisageable que des créatures semblables puissent exister en dehors de la Terre. Le monde se limite donc à notre globe, avec ses plantes et ses animaux, et rien de semblable n’est possible ailleurs dans cette vision anthropocentriste. Double peine pour les ioniens, les atomistes et Épicure, qui non seulement avaient des idées inacceptables mais de surcroît étaient clairement opposés aux dieux et à la religion ! Le christianisme va les rejeter avec force et les plonger dans l’oubli pendant près d’un millénaire. Pour Dante, qui s’accommode assez bien des philosophes païens de l’Antiquité, Épicure est le diable en personne ! Quant à Lucrèce, l’émule d’Épicure, on ne savait pas grand-chose de lui jusqu’à ce qu’un manuscrit de ses œuvres soit découvert en 1417, 15
De l’Antiquité à Giordano Bruno
puis publié seulement 33 ans après ; les humanistes de la Renaissance l’ont apprécié comme poète, mais pas comme philosophe. Pour les Pères de l’Église, il n’est donc pas question de vie ailleurs que sur la Terre. D’ailleurs, le vrai chrétien ne doit pas étudier la nature en tant que telle, car la seule chose qui importe est le salut de son âme et la théologie est la seule science valable. Il en résulte un manque d’intérêt, voire un mépris pour les connaissances acquises par les Grecs, simplement parce qu’ils étaient païens. La redécouverte de leurs théories et des leurs résultats ne se fera que lentement et laborieusement, et ne sera entière qu’à la Renaissance. Le schisme entre catholiques et orthodoxes et l’avènement du protestantisme ne changeront rien à l’affaire : tous ne s’intéresseront guère qu’aux questions théologiques. On retrouve aujourd’hui la même attitude chez les fondamentalistes pour qui toute science est sujette à caution, la vérité ne se trouvant que dans les Écritures… Certains chrétiens sont cependant plus subtils. Saint Augustin (354-430) reconnaît que « dans un très grand nombre de cas, des hommes qui ne sont pas chrétiens ont de la Terre, du Ciel, des autres éléments de ce monde, des mouvements, des révolutions, des distances et des grandeurs des astres, de la nature des animaux, des végétaux et de minéraux, enfin d’autres choses du même genre, une connaissance qu’ils tirent avec une grande certitude de la raison et de l’expérience. Il est une chose plus que honteuse, pernicieuse et extrêmement redoutable, c’est qu’un de ces infidèles puisse entendre un chrétien qui prétend parler de ces sujets d’après les Saintes Écritures, et qui énonce tant de folies qu’il se trompe au point que l’infidèle a peine à se retenir de rire. Ce qui est le plus pénible […] c’est que ceux qui ont entendu un chrétien donner sa vaine opinion à partir de nos Livres Saints ne puissent plus se fier à ces mêmes livres en ce qui touche la résurrection des morts, l’espoir de la vie éternelle et le royaume des cieux »1. Donc Saint Augustin sépare clairement la 1. Traduction de Pierre Duhem. 16
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De l’Antiquité à Giordano Bruno
science de la théologie. Il ne sera guère suivi par la suite, et beaucoup vont tenter de les unifier en prenant à la lettre les descriptions de la création du monde dans la Genèse, au lieu d’admettre qu’elles ne sont que symboliques. Le mépris pour les découvertes des Grecs et l’ignorance font que la compréhension de la forme de la Terre elle-même va régresser au cours du Haut Moyen-Âge, avec la réapparition de la Terre plate. Cependant, les choses vont progressivement changer à partir de l’an 1000, grâce à la traduction depuis l’arabe des traités d’Aristote et de Ptolémée, qui étaient jusque-là ignorés du monde chrétien et dont l’influence va croissant. La Terre plate va progressivement redevenir sphérique grâce à de nouveaux navigateurs et explorateurs. Ces derniers, comme Marco Polo (1254-1324), découvrent des paysages et des peuples différents, donc certains « vivent comme des bêtes ». À la suite des enlumineurs et des sculpteurs du Moyen âge précédent, ils inventent d’ailleurs, dans les régions qu’ils n’ont pas visitées, des créatures humaines bizarres à tête de chien ou munies d’une longue queue. Ce sont les équivalents de nos extraterrestres d’aujourd’hui. Afin de calmer les troubles qui surviennent à l’Université de Paris entre les tenants et les adversaires d’Aristote, le pape Jean XXI charge en 1277 Étienne Tempier (ca. 1210-1279), évêque de Paris, de préciser quelle doit être la position de l’Église. Tempier réunit donc un comité de seize théologiens plutôt conservateurs appartenant à l’Université (figure 1.2), lesquels vont émettre pas moins de 217 « décrets », bientôt confirmés par l’archevêque de Canterbury. Le plus intéressant condamne ceux qui croient « que la Cause Primaire [c’est-à-dire Dieu] ne pourrait pas créer une pluralité de mondes ». Voici donc la Pluralité qui revient à la surface, une pluralité virtuelle puisqu’il n’y a rien pour l’étayer. Mais le ver est dans le fruit et certains vont s’engouffrer dans cette possibilité, sans que l’on sache d’ailleurs si c’est sous l’influence directe des décrets de Tempier. 17
De l’Antiquité à Giordano Bruno
Figure 1.2. | Une réunion de docteurs à l’Université de Paris, miniature de 1537 par Étienne Colaud. La réunion organisée par Tempier ne devait guère se présenter autrement, mais elle comportait 16 théologiens au lieu de 10 ici. Source : Wikimedia Commons.
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LA PLURALITÉ DES MONDES HABITÉS RÉAPPARAIT Parmi ceux-ci, Nicolas Oresme (ca. 1320-1382) : comme Aristote a écrit qu’il faudrait d’autres dieux pour régenter d’autres mondes, il réplique que « Dieu est infini dans son immensité, et si plusieurs mondes existent, aucun ne peut échapper à son pouvoir », ce qui implique qu’Oresme ne rejette pas la pluralité, sans pour autant oser peupler d’habitants les autres mondes. Mais la grande nouveauté émane de l’allemand Nicolas de Cuse ou de Cues (1401-1464), cardinal et ami du pape Pie II (figure 1.3). Dans son ouvrage De Docte Ignorantia, publié en 1440, il condamne l’anthropocentrisme en affirmant que « Partout où il y a un homme, il pense qu’il est au centre de l’Univers ». Bien entendu, il reste un catholique orthodoxe et condamne Épicure l’athée, cependant sa conception du monde est assez proche de celle d’Épicure et de Lucrèce. Il a peut-être lu ce dernier puisqu’il vient d’être redécouvert. En effet, il affirme que le Soleil, la Lune et même les autres étoiles peuvent être peuplés. Il va même jusqu’à imaginer que les êtres qui les habitent peuvent être différents : « Nous soupçonnons que les habitants du Soleil sont plus solaires, plus éclairés, illuminés et intellectuels ; nous les supposons plus spirituels que ceux qui se rencontrent dans la Lune et qui sont plus lunatiques ; sur la Terre, enfin, ils sont plus matériels et plus grossiers… Ces opinions nous sont suggérées par l’influence du Soleil, qui est de nature ignée, par celle de la Lune, qui est à la fois aqueuse et aérienne, par la matérielle lourdeur de la Terre. Il en est semblablement des régions des autres étoiles, car aucune d’elles, croyons-nous, n’est privée d’habitants »2. Dans la lignée de Nicolas de Cuse, beaucoup d’astronomes et de philosophes reprennent à leur compte le concept d’une pluralité des mondes semblables au nôtre ; comme leurs prédécesseurs grecs, ils y associent le plus souvent la notion d’habitabilité. Le plus emblématique d’entre eux est sans doute Giordano Bruno (1548-1600) qui, 2. Traduction de Pierre Duhem. 19
De l’Antiquité à Giordano Bruno
Figure 1.3. | Nicolas de Cuse, par le Maître de la Vie de la Vierge, ca. 1480. Hôpital St.‑Nikolaus, Bernkastel-Kues, Allemagne. Wikimedia Commons.
dans ses ouvrages Le Banquet des Cendres et L’infini, l’Univers et les Mondes, publiés en 1584, postule que les étoiles sont des soleils, sans doute entourées de planètes qui pourraient elles-mêmes être habitées. Mais l’Église, qu’elle soit catholique ou protestante, s’insurge fortement contre ces idées. Condamné au bûcher, Giordano Bruno paiera de sa vie ses hérésies. 20
La vie ailleurs : espérances et déceptions
2 Science-fiction ou réalité ?
LES DÉCOUVERTES DE GALILÉE APPORTENT DE NOUVEAUX ÉLÉMENTS En 1610, Galileo Galilei dit Galilée (1564-1642) braque sa lunette vers le ciel, et y découvre des choses étonnantes : les quatre gros satellites de Jupiter, les phases de Vénus qui rappellent celles de la Lune, les étoiles innombrables qui forment la Voie lactée, et aussi des taches sur le Soleil et des montagnes sur la Lune (figure 2.1). Ces deux dernières découvertes sont embarrassantes, car elles portent atteinte au dogme de la perfection des cieux proclamé par Aristote : elles ne seront pas pour rien dans les ennuis que Galilée aura plus tard avec l’Inquisition. Donc la Lune avec ses montagnes ressemble à la Terre. Pourquoi ne serait-elle pas peuplée ? Galilée se garde bien d’en dire quoi que ce soit, et même réfute cette idée, mais les spéculations vont bon train. Une lettre de 1616 de Giovanni Ciampoli à son ami Galilée en fait état : « L’un amplifie, l’autre modifie, et ce qui vient de la bouche de l’auteur est tellement transformé en se répandant que celui-ci ne reconnaît plus ses paroles… Votre opinion sur les ombres et la 21
Science-fiction ou réalité ?
Figure 2.1. | La Lune au premier et au dernier quartier, gravures du Sidereus Nuncius d’après de dessins de Galilée. L’aspect irrégulier de la séparation entre la partie éclairée et la partie sombre révèle les montagnes, qui projettent des ombres. Wikimedia Commons.
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Science-fiction ou réalité ?
lumière dans les taches brillantes ou sombres de la Lune suggère des analogies entre la Lune et la Terre ; quelqu’un en déduit que vous mettez des habitants sur la Lune ; le suivant se demande s’ils descendent d’Adam, ou comment ils ont pu sortir de l’arche de Noé, ou bien d’autres extravagances que vous ne pouvez pas imaginer ». Rien n’a changé depuis cette époque ! Le grand astronome Johannes Kepler (1571-1630), qui connaît bien les travaux de Galilée avec lequel il échange des lettres, est beaucoup moins prudent que lui. L’existence d’habitants d’autres mondes lui paraît être une nécessité : c’est pour lui la conséquences inéluctable des méthodes qu’a utilisées le Créateur pour édifier son monde. Juste après la découverte par Galilée des satellites de Jupiter, il écrit : « Il est évident que ces quatre nouvelles planètes n’ont pas été créées pour nous qui vivons sur la Terre, mais pour les habitants de Jupiter… de même que la Lune existe pour nous sur la Terre, mais pas pour d’autres globes. » Cette conception encore médiévale est développée en 1610 dans sa Dissertatio cum nuncio sidero (Conversation avec le messager céleste, une allusion au Sidereus Nuncius de Galilée) puis dans le Somnium, seu opus posthumus de astronomia lunari (Le Songe, un opus posthume sur l’astronomie lunaire), un ouvrage publié quatre ans après sa mort. Dans ce dernier, il met en scène un voyageur qui explore la Lune et en décrit les propriétés de façon tout à fait plausible du point de vue de la physique. Kepler avait déjà affirmé dans la Dissertatio que, comme la chaleur doit être insupportable pendant le long jour lunaire, les habitants, qui sont des géants, s’abritent dans des excavations qu’ils creusent en évacuant les débris en cercle tout autour : ce sont les cratères. Il est difficile de savoir si Kepler fait dans tout cela de la science-fiction, ce que suggère le titre de Somnium, ou s’il croit réellement à ce qu’il raconte. Le Somnium de Kepler est le premier d’un ensemble de livres du même genre : en Angleterre, le fondateur de la Royal Society, John Wilkins (1614-1672), publie en 1638 The Discovery of a World in 23
Science-fiction ou réalité ?
the Moone (La découverte d’un monde dans la Lune), et la même année paraît l’ouvrage posthume de l’évêque Francis Goldwin (15621633), The Man in the Moone (L’homme dans la Lune). En France, on trouve entre autres l’Histoire comique des Estats et Empires de la Lune, et l’Histoire comique des Estats et Empires du Soleil de Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), publiés de façon posthume en 1657 et 1662 respectivement, et beaucoup plus tard le Micromegas de Voltaire (1694-1778), qui date de 1752. Ce sont des ouvrages de pure imagination, qui sont en même temps des contes philosophiques. Ces livres se limitent au Système solaire. Dans un registre plus large, René Descartes (1596-1650) construit à la même époque un
Figure 2.2. | Pour Descartes, les systèmes planétaires naissent dans des tourbillons. Descartes n’avait décrit que la formation du Système solaire, mais il est clair en le lisant qu’il pense que des systèmes planétaires ont été formés autour des autres étoiles. Ses successeurs, comme Nicolas Bion (1652-1733) auquel nous empruntons cette gravure, les ont représentés de façon explicite dès 1699. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.
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La vie ailleurs : espérances et déceptions
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nouveau système du monde, basé sur des tourbillons de matière subtile. Il s’est peut-être inspiré d’Épicure, qui affirmait : « Les mondes […] se sont formés de l’infini en se séparant par des tourbillons particuliers, les uns plus grands, les autres plus petits. Ils se détruisent, les uns plus tôt, les autres plus tard, les uns par une cause, les autres par une autre »3. Pour Descartes, un de ces tourbillons est centré sur le Soleil et entraîne les planètes, d’autres entourent les étoiles et font mouvoir leurs propres systèmes planétaires (figure 2.2). Des tourbillons secondaires poussent les satellites de Jupiter et de Saturne. Les théories de Descartes vont avoir une grande influence, jusqu’à ce qu’elles soient détrônées par la gravitation universelle de Newton et ses conséquences sur le mouvement des planètes. LA PLURALITÉ DES MONDES HABITÉS EST MAINTENANT ACCEPTÉE Bernard le Bovier de Fontenelle (1657-1757), un savant respectable qui sera longtemps secrétaire de l’Académie des sciences, est un cartésien convaincu. Il connaît certainement le livre de Wilkins, qui a été traduit en français en 1656, et publie en 1686 ses Entretiens sur la pluralité des mondes, qui connaitront de nombreuses rééditions. C’est un excellent vulgarisateur. Pour attirer l’attention du lecteur, il écrit dans l’introduction : « Il semble que rien ne devroit nous intéresser davantage, que de sçavoir comment est fait le Monde que l’on habite, s’il y a d’autres Mondes qui lui soyent semblables, et qui soient habitez aussi bien que luy ». Fontenelle imagine ce que pourraient être les habitants de la Lune, de Mercure et de Vénus, qu’il suppose différents des hommes pour ne pas se mettre à dos les théologiens. Curieusement, il ne s’intéresse pas à Mars qui ne lui paraît pas habitable. En revanche, les satellites 3. Traduction de l’Abbé Batteux, 1758. 25
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de Jupiter et de Saturne lui paraissent dignes d’être habités, et pourraient être des « colonies » de leur planète respective. Enfin, comme Giordano Bruno et Descartes, il propose : « Les Étoiles Fixes sont autant de Soleils, nostre Soleil est le centre d’un Tourbillon qui tourne autour de luy, pourquoy chaque Étoile Fixe ne sera-t-elle pas aussi le centre d’un Tourbillon qui aura un mouvement autour d’elle ? Nostre Soleil a des Planetes qu’il éclaire, pourquoy chaque Étoile Fixe n’en aura-t-elle pas aussi qu’elle éclairera ». Ces idées sont explicitées dans la superbe gravure qui ouvre l’ouvrage (figure 2.3). À la suite de Bruno et de Fontenelle, Christiaan Huygens (16291695) est prêt à admettre la présence d’êtres vivants sur d’autres planètes que la Terre. Huygens est probablement, avec Galilée et Newton, le plus grand savant de tout le xviie siècle, qui n’en manque pourtant pas. Cela ne l’empêche pas de rêver, contrairement à Newton qui cependant s’intéresse à l’alchimie. En 1690, Huygens commence un ouvrage important, le Cosmotheoros, qui ne sera publié qu’en 1698, peu après sa mort. Écrit dans un souci affirmé de vulgarisation, ce livre est néanmoins en latin, et donc destiné à un public cultivé. Une de ses traductions en français, parue en 1724, précise qu’il s’agit d’un ouvrage « dans le goût de celui de M. de Fontenelle sur le même sujet, mais où on établit, par des raisons philosophiques, et par des conjectures tout-à-fait vraisemblables, ce qu’il n’a proposé que comme un simple jeu d’esprit. » En effet, Huygens est convaincu que la Raison elle-même exige l’existence de la vie sur les planètes : « Si nous ne permettions dans les planètes que de vastes déserts, des souches et des rochers inanimés, et les privions de toutes ces créatures qui témoignent de leur Architecte Divin, nous les placerions bien en dessous de la Terre en ce qui concerne la beauté et la dignité : une chose que la Raison ne peut admettre ». 26
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Figure 2.3. | Le Système solaire, et tout autour des étoiles entourées de planètes. Frontispice des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris
De plus, les planètes qui entourent les autres étoiles « doivent héberger leurs propres plantes et animaux, et des êtres doués de raison qui admirent les Cieux autant que nous et les observent avec autant de diligence. » Il est clair que le problème de la pluralité des mondes est maintenant considéré de façon on ne peut plus sérieuse. Mais il n’est toujours que le fruit d’une imagination débordante, qui supplée au manque de connaissances sur les possibilités de vie dans l’Univers. Cela va continuer jusqu’à aujourd’hui, et l’idée d’une vie ailleurs que sur la Terre va constamment susciter un enthousiasme immodéré, le plus souvent au détriment du sens critique. Nous allons en voir un exemple. 27
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DE LA VIE SUR LA LUNE ? Nous avons déjà évoqué ce sujet à plusieurs reprises. C’est un de ceux sur lequel l’imagination s’est le plus déchaînée. Replaçons-nous à l’époque de Galilée. Puisqu’avec ses montagnes la Lune ressemble à la Terre, elle pourrait bien avoir aussi des mers et une atmosphère propices à la vie. Toujours prudent et réaliste, Galilée conclut de ses observations « que le globe lunaire est très différent du globe terrestre, bien que l’on observe des similitudes sur certains points. » Il ne pense pas que les grandes taches sombres qui parsèment la Lune puissent être des mers, car elles devraient réfléchir la lumière comme des miroirs, ce qui n’est visiblement pas le cas. « Ce que l’on voit clairement sur la Lune, c’est que les parties sombres sont des plaines, avec peu de rochers et de montagnes, tandis que les parties claires sont pleines de rochers, de montagnes, de structures circulaires et d’autres formes. » Quant à l’atmosphère, Galilée n’en dit rien. Tout cela est décevant, mais qu’à cela ne tienne ! L’imagination est toujours en action, et beaucoup restent persuadés que les zones sombres sont bien des mers (figure 2.4). D’ailleurs, bien qu’il n’en soit rien, leur nom subsiste dans les atlas modernes. Quant à l’atmosphère lunaire, Huygens émet des doutes sur sa présence (ce qui n’est pas le cas de Fontenelle), ce qui l’embarrasse beaucoup car il aimerait bien qu’elle soit habitée. Il se demande aussi s’il y a de l’eau sur la Lune : « Si nous pouvions en être sûrs, nous pourrions y imaginer des habitants et des villes… » Mais ces doutes ne refroidissent nullement les ardeurs de ceux qui croient à la vie sur notre satellite. Même le grand astronome anglais William Herschel (1738-1822) est convaincu que les « lunaires » existent, mais il ne publiera pas cette idée sur les injonctions de l’astronome royal Nevil Maskelyne (1732-1811), qui l’estime insuffisamment fondée. En 1816, l’allemand Franz von Gruithuisen (1774-1852) prétend qu’il a vu des nuages sur la Lune, et pense y observer dans une région au relief assez tourmenté des fortifications et d’autres constructions, preuve irréfutable qu’elle est habitée (figure 2.5). Il imagine également, 28
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Figure 2.4. | La Lune dans un atlas de 1680. Le coloriste a représenté les mers en bleu, et le disque lunaire paraît entouré d’une atmosphère parfaitement imaginaire. Collection des auteurs.
avec son collègue Johann Hieronymus Schröter (1745-1816), que de la végétation pousse dans les cratères lunaires, où ils croient voir des changements de couleur. Hélas, tout s’effondre lorsque Friedrich Wilhelm Bessel (1784-1846) démontre en 1834 l’absence totale d’atmosphère sur notre satellite en étudiant les occultations d’étoiles par la Lune, qui devraient en être affectées si elle existait : donc plus de vie possible sur la Lune ! On a aussi pensé voir des changements sur la Lune. William Herschel lui-même observe le 4 mai 1783 un point brillant dans un cratère. Il l’attribue à une éruption volcanique (c’était toujours mieux que d’imaginer un feu produit par des habitants), alors que l’on sait aujourd’hui que le volcanisme lunaire est éteint et que les cratères sont formés par l’impact de météorites. Ce qu’il a vu est 29
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Figure 2.5. | Dessin par Gruithuisen d’une partie de la Lune où il prétend voir des ruines de bâtiments construits par des habitants. Wikimedia Commons.
probablement une illumination temporaire au lever du Soleil. En 1787, il voit la lueur de trois éruptions dans la partie non éclairée de la Lune, mais ne dit pas où. Il est loin d’être le seul à voir de tels phénomènes : une étude récente énumère pas moins de 579 témoignages publiés de 1540 à 1967, avec une forte concentration dans la quinzaine d’années qui suivent les observations d’Herschel. Quelques-uns de ces témoignages pourraient correspondre à la chute de grosses météorites, mais beaucoup relèvent de l’autosuggestion, favorisée par l’admiration générale pour ce grand savant. Cependant, les observateurs scrupuleux de la Lune que sont les Allemands Wilhelm Beer (1797-1850) et Johann Heinrich von Mädler (1794-1874), qui l’ont observée pendant plus de 600 nuits 30
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réparties sur 8 ans, n’ont jamais observé le moindre changement à la surface de notre satellite. Plus récemment, diverses campagnes rassemblant de nombreux astronomes amateurs pour observer la Lune ont repéré quelques lueurs temporaires, mais aucun changement à la surface.
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3 La vie sur le Soleil
Aussi étrange que cela puisse nous paraître aujourd’hui, on a longtemps envisagé que le Soleil pourrait abriter la vie. Certes, on voyait bien que l’astre était brûlant, mais rien ne peut arrêter l’imagination… L’historien Michael Crowe, auquel nous empruntons beaucoup d’éléments de ce chapitre, a dénombré plus de cinquante auteurs qui, avant 1900, ont imaginé la vie sur le Soleil. La plupart sont obscurs, mais quelques-uns sont des astronomes célèbres ou d’autres personnalités éminentes, qui se sont ingéniés à trouver des moyens de peupler le Soleil, même s’ils voyaient bien que ce n’était pas un lieu très favorable pour abriter des êtres évolués. Nous allons maintenant nous y intéresser. UN ASTRE BIEN MÉCONNU Jusqu’à Galilée, on ne savait rien sur le Soleil. Galilée, regardant dans sa lunette le Soleil à son lever ou à son coucher afin de ne pas être aveuglé, y a vu des taches sombres4. Il voit aussi leur déplacement 4. Les taches solaires avaient certainement été vues à l’œil nu auparavant, notamment en Chine et même en Europe, mais leur présence avait été occultée dans le monde chrétien. 33
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d’un jour à l’autre, preuve de la rotation du Soleil sur lui-même. Ces taches, qui ont aussi été observées par plusieurs autres astronomes, ont immédiatement suscité la controverse. Aristote avait assuré que le monde au-delà de la Lune devait être parfait, or le Soleil appartenait évidemment à ce monde supra-lunaire, puisque la Lune passait devant lui lors des éclipses. Comment le Soleil pouvait-il avoir ces imperfections à sa surface ? Certains ont imaginé qu’il s’agissait d’objets passant devant son disque, et cette idée sera encore présente au début du xixe siècle. Pour l’Église, mieux valait oublier ces taches, et c’est sans doute ce qui explique le succès d’une représentation fantastique donnée en 1635 par le Jésuite Athanasius Kircher (16021680), dont l’imagination était débordante. On en retrouvera des copies dans de nombreux ouvrages jusqu’au début du xviiie siècle (figure 3.1).
Figure 3.1. | Le Soleil, d’après Athanasius Kircher, dans un atlas céleste de 1680. Son aspect est totalement imaginaire, et les taches solaires ne sont pas indiquées, bien qu’elles aient été bien étudiées par le Jésuite Christoph Scheiner (1575-1650), dont l’image invoque pourtant la paternité. Collection des auteurs.
Pour certains, comme l’astronome français Philippe de la Hire (1640-1718), le Soleil est une masse fluide dans laquelle nagent des corps obscurs, qui parfois apparaissent à la surface en formant les 34
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taches. Cette idée avait déjà été proposée par Galilée sous une forme un peu différente. Pour Fontenelle, en revanche, le Soleil possède un noyau sombre couvert d’une couche liquide brillante, où des trous permettent de voir le noyau : ce sont pour lui les taches. Nous allons retrouver des avatars de cette théorie sous la plume de plusieurs auteurs anglais. On ne trouve pas au xviie siècle de mention explicite de l’existence d’habitants du Soleil : ni Fontenelle, ni Huygens n’en parlent. Newton avait calculé en 1687 que la pesanteur à la surface de l’astre était 23 fois plus grande que sur la Terre, ce qui devrait être bien inconfortable pour des êtres vivants dont on imagine qu’ils ne pouvaient être que rampants. Ceci n’a nullement empêché le successeur de Newton à l’Université de Cambridge, William Whiston (1667-1752, figure 3.2), de prétendre dans ses Astronomical Principles of Religion de 1717 que non seulement les planètes, mais aussi les comètes et
Figure 3.2. | William Whiston, tenant à la main un dessin illustrant ses théories sur les catastrophes dues aux comètes. Wikimedia Commons.
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le Soleil, sont peuplés, certains de leurs habitants étant invisibles. Ces astres pourraient en effet posséder des cavernes habitées sous leur surface. L’idée de ces cavités internes n’est pas totalement nouvelle. Vers 1692, le célèbre astronome Edmond Halley (1656-1742, celui de la comète), ami et admirateur de Newton dont il a financé la publication de son ouvrage majeur, les Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica, avait déjà supposé que la Terre fût creuse ; nous en reparlerons au chapitre suivant. Whiston reprend à son compte cette idée pour le Soleil. Il suppose donc que le Soleil possède des cavernes sous sa surface, où les habitants vivraient à l’abri de la chaleur torride de la surface grâce à une paroi dont l’épaisseur pourrait atteindre plusieurs milliers de miles ! Il se pose, sans la résoudre, la question de l’origine de cette chaleur. Et puisque tout ce qu’a créé Dieu doit avoir une utilité, les planètes, les comètes et même la Terre devaient également posséder des soussols habités. Whiston renonce à se faire une idée de la nature des habitants de ces cavernes et de leur mode de vie, d’autant plus qu’ils sont complètement isolés du monde extérieur. Et il s’excuse auprès du lecteur de ne présenter que des conjonctures, ce qui est effectivement prudent ! Whiston est suivi par divers auteurs plus ou moins célèbres : Gowin Knight, le bibliothécaire en chef du British Museum, Duncan Forbes, président de la Cour de Justice de l’Écosse, le poète allemand Johann Jakob Bodmer, etc. Certes ce ne sont pas des scientifiques, mais un physicien renommé, le jésuite Roger Boscovich (1711-1787, figure 3.3), leur emboîte le pas. Dans un ouvrage de 1758, il conçoit le feu comme la « fermentation » d’une substance soufrée. Bien que le Soleil et les étoiles brillent par ce feu, ils peuvent héberger des êtres vivants ne contenant pas une telle substance, donc à l’abri du feu. En 1776, un astronome célèbre, Johann Ebert Bode (1747-1826), directeur de l’observatoire de Berlin et auteur d’un magnifique atlas céleste, reprend l’idée d’un Soleil où une couche 36
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La vie sur le Soleil
Figure 3.3. | Roger Boscovich, par R. Edge Pine, Londres, 1760. Source : WIkimedia Commons.
protectrice abrite du feu externe les habitants d’un noyau froid, qu’il décrit ainsi : « [Le Soleil] est un corps planétaire sombre qui, comme notre Terre, est fait de terre et d’eau et présente à sa surface toutes les irrégularités des montagnes et des vallées, et qui est entouré jusqu’à une certaine hauteur d’une atmosphère épaisse. […] Ses heureux habitants sont éclairés par une lumière permanente, qu’ils peuvent voir sans en être affectés, et qui, grâce aux desseins les plus sages de la Divinité, leur communique la chaleur nécessaire au moyen de son épaisse atmosphère ». Voilà une physique bien rudimentaire ! Mais, comme nous allons le voir, celle de William Herschel n’est guère meilleure. 37
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LE SOLEIL DE WILLIAM HERSCHEL William Herschel (figure 3.4) est incontestablement un des meilleurs astronomes qui aient jamais existé. Il a découvert la septième planète du Système solaire, Uranus, et peut être considéré comme le fondateur de l’étude de notre galaxie, la Voie lactée. Il a une fascination pour l’éventuelle vie extraterrestre, et a cru voir une forêt sur la Lune, ce qui l’a peut-être incité à construire ses magnifiques télescopes dans le but de vérifier s’il y a de la vie sur notre satellite. Comme il n’a jamais plus mentionné la forêt lunaire, c’est sans doute que ses observations n’ont pas confirmé son existence. Herschel reprend en gros les idées de Whiston, Boscovich et Bode. En 1795, il décrit le Soleil comme entouré d’une atmosphère gazeuse, étendue et transparente, dont certaines parties sont lumineuses à la
Figure 3.4. | William Herschel, par Lemuel Francis Abbot, 1795. National Portrait Gallery, Wikimedia Commons.
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suite de « décompositions [réactions] chimiques ». Les taches correspondent à des trous qui laissent voir le « corps opaque » et sombre du Soleil, et autour une couche intermédiaire (figure 3.5). Certaines taches qui persistent longtemps sont considérées par Herschel comme des montagnes qui percent l’atmosphère lumineuse, ce qui l’autorise à penser que le corps du Soleil possède des montagnes et des vallées. Finalement, il conclut que le Soleil « n’est pas autre chose qu’une très grosse planète lumineuse », qui est « très probablement habitée, comme le reste des planètes, par des êtres vivants dont les organes sont adaptés aux circonstances particulières de ce vaste globe ». Bien sûr, la haute température de l’atmosphère est un problème pour la vie, mais Herschel le balaye d’un revers de main en faisant une analogie avec les hautes montagnes terrestres, qui sont très froides bien qu’elles ne soient pas protégées du rayonnement solaire par des nuages : il prétend que l’échauffement du sol n’est possible que si sa matière se prête à une « combinaison chimique » avec la chaleur qui la frappe.
Figure 3.5. | Le Soleil vu par Herschel. À gauche, schéma d’une tache solaire, avec la partie centrale sombre et la pénombre qui l’entoure. À droite, coupe à travers la tache, qui est supposée être un trou à travers lequel on voit au centre le corps sombre du Soleil, AB, et autour une couche intermédiaire plus chaude PY qui correspond à la pénombre. La couche superficielle très chaude gh émet la lumière. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris. 39
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Pourtant, pour Herschel, le noyau du Soleil n’est pas vraiment sombre, ce qu’avait d’ailleurs déjà remarqué Galilée : un peu plus tard, il estimera la brillance des différentes régions : si la brillance du disque solaire est 1 000, celle de la pénombre qui entoure des taches est 469 et celle du noyau des taches, donc du sol, 7. Ainsi, comme le dira plus tard François Arago (1786-1853) en exposant ces résultats « tous les noyaux des taches, quelque noirs qu’ils paraissent sur le Soleil, éblouiraient par leur très-vive lumière ceux qui les verraient séparément ». Mais cela ne paraît pas poser de problème à Herschel quant à l’habitabilité du Soleil, « un globe habitable tout-à-fait magnifique ». Les idées d’Herschel auront une postérité considérable. Par exemple, on trouve encore en 1854 dans l’Astronomie populaire d’Arago une description du Soleil conforme à ces idées, avec même un schéma (figure 3.6) directement inspiré de celui d’Herschel, présenté en figure 3.5. Et Arago y écrit : « Si l’on me posait simplement cette question : le Soleil est-il habité ? je répondrais que je n’en sais rien. Mais qu’on me demande si le Soleil peut être habité par des êtres organisés d’une manière analogue à ceux qui peuplent notre globe, et je n’hésiterai pas à faire une réponse affirmative ». Puis il rapporte l’anecdote suivante : « Le docteur Elliot […] dès l’année 1787 […] pensait que le Soleil pouvait être habité. Lorsque le docteur fut traduit aux assises de Old Bailey pour avoir tué miss Boydell, ses amis, le docteur Simmons entre autres, soutinrent qu’il était fou et crurent le prouver surabondamment en montrant les écrits où les opinions que nous venons de rapporter se trouvaient développées. Les conceptions d’un fou sont aujourd’hui presque généralement adoptées… ». Sans commentaire !
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Figure 3.6. | Le Soleil vu par Arago dans son Astronomie populaire de 1854. Le dessin est directement inspiré de celui d’Herschel. On y voit le noyau sombre S, la couche intermédiaire ab et la couche lumineuse extérieure. Collection des auteurs.
LE SOLEIL AU XIXe SIÈCLE La croyance en des mondes habités va bon train après Herschel, et assez curieusement elle va très souvent de pair avec la religion. Parmi les plus ardents prosélytes, on trouve Jacques-Henri Bernardin de Saint Pierre (1737-1814), qui dans son ouvrage posthume Harmonies de la Nature endosse complètement l’idée qu’Herschel donne du Soleil. Il en dit : « Elle me paraît la seule véritable, parce que je la trouve seule conforme aux plans généraux de la nature, qui varie ses ouvrages à l’infini, et qui n’en fait aucun en vain ». Il déclare que si les éléments du Soleil sont les mêmes que les nôtres, « il doit être habité puisqu’il est habitable ». Cette conclusion 41
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hâtive se répètera trop souvent par la suite, notamment à propos des planètes que nous savons maintenant entourer la majorité des étoiles de notre Galaxie, et dont certaines contiennent de l’eau liquide et sont qualifiées d’habitables ; prenant leurs désirs pour des réalités, beaucoup en concluent qu’elles sont effectivement habitées. L’écossais Thomas Dick (1774-1857), dans son livre Celestial Scenery publié en 1838, calcule la population qui, d’après lui, fleurit à la surface de tous les corps du Système solaire. Pour ceci, il considère le nombre d’habitants par unité de surface en Angleterre et suppose que les différents astres ont la même densité de population. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas Jupiter qui tient le record en sa qualité de plus grosse planète, mais les anneaux de Saturne qui ont une surface encore plus grande. De surcroît, « il serait présomptueux d’affirmer que le Créateur n’a pas placé des quantités innombrables d’êtres doués de sens et intelligents… dans les régions étendues du Soleil. » Sans doute effrayé par le nombre de ces êtres, puisque la surface du Soleil est 31 fois celle de tous les objets du Système solaire combinés, il ne s’aventure pas à en donner la valeur. Dick n’était certes pas un scientifique de premier plan, mais on ne peut pas en dire autant de Carl Friedrich Gauss (1777-1855), qui était sans doute le meilleur mathématicien de son époque. Or Gauss croyait qu’après la mort nos âmes prenaient une nouvelle forme matérielle et peuplaient les astres du Système solaire, Soleil y compris. Cependant, en raison de l’énorme gravité du Soleil, ses habitants ne peuvent être d’après lui que des très petites créatures, sinon ils seraient écrasés. On pourrait penser qu’Auguste Comte (1798-1857), le fondateur du positivisme, aurait une pensée plus rationnelle et se tiendrait à l’écart des questions philosophiques et religieuses ; il affirme en effet dans son Cours de philosophie positive de 1835 : « L’astronomie est jusqu’ici la seule branche de la philosophie naturelle [c’est-à-dire de la science] dans laquelle l’esprit humain se soit affranchi de toute influence théologique et métaphysique, directe et indirecte ». 42
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La vie sur le Soleil
Mais on trouve ailleurs des considérations étranges, complètement dépourvues de fondement : « Si, suivant une grande vraisemblance, les planètes pourvues d’atmosphères, comme Mercure, Vénus Jupiter, etc., sont effectivement habitées, nous pouvons en regarder les habitans comme étant en quelque façon nos concitoyens […] tandis que les habitans des autres systèmes solaires nous doivent être entièrement étrangers ». Et aussi : « La Terre n’est point le centre des mouvemens célestes, on n’y peut voir qu’un astre subalterne, circulant à son rang et en son temps, autour du soleil, entre Vénus et Mars, dont les habitans auraient tout autant motif de s’attribuer le monopole d’un monde qui est lui-même presque imperceptible dans l’univers ». Comte croit-il aux habitants du Soleil ou seulement à ceux de Vénus et de Mars ? La phrase est ambiguë, si bien que l’on ne peut répondre. Le doute n’existe cependant pas pour d’autres savants du xixe siècle. Parmi ceux qui croient à la possibilité d’une vie sur le Soleil, on peut citer le physicien anglais David Brewster (1781-1868) et aussi Norman Lockyer (1836-1920), un astronome réputé qui est le fondateur de la revue Nature. Ce dernier paraît à première vue ne plus croire aux affirmations d’Herschel, mais on lit dans ses Elements of Astronomy de 1870, et encore dans l’édition américaine de 1888 : « Le Soleil est-il habité ? C’est une question plus facilement posée que résolue. Si l’ensemble du Soleil est un globe incandescent, il est clair qu’aucun être organisé que nous pourrions imaginer ne peut y vivre. Mais si l’incandescence est limitée à l’atmosphère, comme beaucoup le pensent, et si la surface du globe lui-même est protégée de son enveloppe extérieure pas une atmosphère dense […] il n’y a rien qui puisse l’empêcher d’être habité ». 43
La vie sur le Soleil
LA FIN DES HABITANTS DU SOLEIL Curieusement, le déclin des idées sur l’habitabilité du Soleil n’a pas attendu les progrès de l’étude du rayonnement et de la thermodynamique à la fin du xixe siècle, qui a montré qu’il était totalement impossible d’y trouver des conditions propices à la vie. Même Camille Flammarion, qui s’était fait l’ardent propagandiste de la vie sur les planètes dans sa Pluralité des mondes habités de 1862, ne croit plus guère à la vie sur le Soleil, et il n’y a presque plus personne pour suivre Herschel. Le dernier ouvrage connu consacré à la question date de 1896. La disparition des habitants du Soleil ne semble pas avoir affecté grand monde !
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La vie ailleurs : espérances et déceptions
4 Planètes et satellites imaginaires
Au cours de l’histoire, on trouve plusieurs exemples d’astres créés ex nihilo par l’homme, quelquefois, il faut le dire, pour de bonnes raisons. Les auteurs de ces créations ne sont pas toujours allés jusqu’à peupler ces objets, aussi dévions-nous quelque peu du sujet principal de ce livre. Mais nous espérons que ce chapitre fera un intermède plaisant pour le lecteur. L’ANTI-TERRE DES PYTHAGORICIENS Parmi les divers systèmes du monde échafaudés par les Grecs anciens, celui de Pythagore et de ses émules, lesquels se distribuent sur sept ou huit générations, est un des plus curieux. On sait peu de choses sur Pythagore (ca. 580-ca. 495 av. J.-C., figure 4.1) qui est tellement entouré de mythes qu’il est impossible de distinguer ses contributions de celles de ses suiveurs, d’autant plus qu’ils cultivaient le secret. Il semble que les Pythagoriciens aient été les premiers grecs à comprendre le mouvement apparent du Soleil – son mouvement 45
Planètes et satellites imaginaires
Figure 4.1. | Pythagore et Philolaos essayant des instruments de musique. Gravure de Franchino Gaffurio, 1492. Wikimedia Commons.
diurne d’est en ouest et son mouvement annuel parmi les étoiles, le long de l’écliptique. Ils ont également affirmé que la Terre était sphérique. Un des derniers Pythagoriciens, Philolaos de Crotone (ou de Tarente ? ca. 470-ca. 390 av. J.-C.) est allé plus loin en supposant que la Terre tourne en 24 heures autour d’un feu central (qui n’est pas le Soleil), maintenant prudemment la Grèce dans la partie opposée à ce feu qui reste donc invisible. La raison qu’il invoque est que le feu étant plus noble que la Terre, il est le siège de la divinité et doit occuper la place centrale dans l’Univers. Comme la Terre, tous les astres tournent autour de ce feu, dont le Soleil en une année : le système rend donc compte assez correctement 46
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Planètes et satellites imaginaires
du mouvement diurne des étoiles et des autres astres et du mouvement annuel du Soleil. Mais Philolaos ajoute un objet étrange : l’Anti-Terre (antichton en grec), qui se trouve entre le feu central et la Terre, ou peut-être dans une position symétrique de la Terre par rapport à ce feu, comme son nom le suggère. Il n’est donc pas plus visible de la Grèce que le feu central lui-même. D’après Aristote, l’introduction de l’Anti-Terre par les Pythagoriciens, qui sont friands de numérologie, répond au désir que le nombre de corps célestes atteigne le nombre parfait : 10. En effet, si on ajoute au Soleil, à la Lune et à la Terre les cinq planètes connues à l’époque (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne) et la sphère des étoiles fixes considérée comme un objet céleste, on n’atteint que le nombre 9. Aristote critique les Pythagoriciens en écrivant : « Ils sollicitent les phénomènes dans le sens de certaines opinions et raisons qui leurs sont propres ; ils s’efforcent de les adapter à ces opinions, ce qui est inconvenant au plus haut degré. » Mais qui est à l’abri d’une telle démarche ? Nous n’en saurons pas plus, hélas, sur l’Anti-Terre et ses habitants éventuels. En effet, d’après Philolaos, « nous ne pouvons pas voir ceux qui habitent l’Anti-Terre ». LE SATELLITE DE VÉNUS « Vénus est aussi grande ou presque aussi grande que la Terre ; la Terre a un satellite, donc Vénus doit aussi avoir un satellite. Telle est la conséquence à laquelle ont conduit certains systèmes cosmogoniques et des considérations empruntées aux causes finales. » Voici comment Arago commence, dans le tome 2 de son Astronomie populaire, une étude qui y occupe cinq pages. Il y cite un certain nombre d’observations d’un objet lumineux proche de Vénus, sans d’ailleurs mentionner les premières connues (figure 4.2), publiées en 1646 par Francesco Fontana (1585-1656). Mais Fontana ne parle que de « pilule » et non de satellite. De son côté, Gassendi ne voit rien de semblable. 47
Planètes et satellites imaginaires
Figure 4.2. | Francisco Fontana et deux de ses gravures sur bois représentant Vénus et sa « pilule », d’après son Novæ cœlestium terrestiumque rerum observationes (Observations des phénomènes célestes et terrestres nouveaux) de 1646. Wikimedia Commons.
Cependant, Jean-Dominique Cassini (1625-1712) voit de nouveau à Paris un astre près de Vénus en 1686 et 1672, mais sans prétendre qu’il s’agisse d’un satellite ; puis c’est James Short (1710-1768), le célèbre constructeur de télescopes, et d’autres encore. En 1773, l’astronome franco-allemand Jean-Henri Lambert (1728-1777) s’empare des positions généralement peu précises mesurées à différentes époques pour calculer l’orbite de ce que l’on qualifie maintenant de satellite. Certains pensent qu’il s’agit en fait d’étoiles proches de Vénus au moment de l’observation, ou même d’Uranus qui se serait trouvé là par hasard. Ce peut être aussi l’effet de réflexions dans l’œil ou sur les surfaces des lentilles de la lunette qui sert à l’observation, Vénus étant très brillante ; d’ailleurs le grand observateur qu’est William Herschel n’a jamais vu le satellite avec ses télescopes à miroir. Mais cela ne suffit pas à calmer les ardeurs des croyants. En 1884, l’astronome et journaliste belge Jean-Charles Houzeau (18201888), reprenant les observations anciennes, propose qu’il s’agisse d’une nouvelle planète dont l’orbite autour du Soleil est voisine de celle de Vénus, avec laquelle elle entre en conjonction tous les 3 ans ; il lui donne même le nom de Neith, « déesse mystérieuse de Saïs [en Égypte], dont aucun mortel n’avait soulevé le voile. » Ce délire 48
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s’atténuera lentement, jusqu’à ce que les observations spatiales montrent que Vénus n’a pas de satellite et que Neith n’existe tout simplement pas. UNE PLANÈTE À L’INTÉRIEUR DE LA TERRE ! Cette idée particulièrement étrange est due à un certain Ludvig Holberg (1684-1754), qui publie en 1741 à Copenhague un livre prétendument traduit du latin en français, intitulé Voyage de Nicolas Klimius dans le monde souterrain, contenant une nouvelle teorie [sic] de la terre, et l’histoire d’une cinquième monarchie inconnue jusqu’à présent. C’est un conte philosophique à la manière des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (1721) et du Micromégas de Voltaire (1752), mais il a la particularité d’avoir une origine « scientifique ». En effet, l’idée que la Terre puisse être creuse remonte à Edmond Halley (1656-1742, l’homme de la comète), qui en 1692 avait publié dans les Philosophical Transactions of the Royal Society of London un article (hilarant pour nous aujourd’hui) intitulé An Account of the Cause of the Change of the Variation of the Magnetic Needle ; With an Hypothesis of the Structure of the Internal Parts of the Earth (Un exposé de la cause du changement de la variation [de la déclinaison] de l’aiguille aimantée, avec une hypothèse sur la structure de l’intérieur de la Terre). Halley considère la Terre comme un immense aimant avec deux pôles aux latitudes élevées, auquel se superpose un autre aimant avec deux pôles sur l’équateur ; moyennant quoi il explique les variations lentes de l’orientation de l’aiguille aimantée (la déclinaison magnétique) par un mouvement relatif des deux aimants, l’un étant porté par les couches superficielles de la Terre tandis que l’autre est solidaire d’un noyau qui peut tourner par rapport à cette coquille. Mais attention aux fuites ! Il ne faudrait pas que les océans se vident dans les abîmes. Halley se rassure sur l’imperméabilité du manteau. Et, puisque « la Création abonde en animaux de toutes sortes », il n’exclut pas que l’intérieur de la Terre soit habité, car sinon il ne servirait à 49
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rien. Certes la lumière du Soleil ne parvient pas jusque-là, mais n’y a-t-il pas, selon lui, différentes manières de produire de la lumière que nous ne connaissons pas ? Et pendant qu’on y est, pourquoi ne pas imaginer qu’il y a plusieurs coquilles internes séparées par des atmosphères (figure 4.3). Bien sûr, Halley voit bien que son hypothèse peut paraître « extravagant » ou « romantick » (romantique, sortie d’un roman), mais il prie le lecteur de considérer « la force et le nombre des arguments qui concourent à rendre acceptable une supposition si nouvelle et si audacieuse ! »
Figure 4.3. | La Terre de Halley, avec ses différentes couches internes pouvant tourner les unes par rapport aux autres. L’axe de rotation de la coquille externe est représenté. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.
Holberg se contente d’une seule coquille, ce qui lui permet de faire circuler une planète à l’intérieur de la Terre (figure 4.4). Un feu central illumine la planète Nazar. Celle-ci porte plusieurs peuples d’aspect différent : certains ressemblent à des arbres mobiles, d’autres 50
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Figure 4.4. | La planète Nazar à l’intérieur de la Terre, illuminée par un feu central. Nicolas Klimius, qui s’est aventuré dans un gouffre de Norvège qui s’est révélé sans fond, tombe vers la planète, la corde qui le retenait s’étant rompue. Il termine heureusement son voyage sur un griffon qui le pose doucement sur le sol. Archive.org
ont de un à quatre yeux ou une tête de singe, etc. Quant à la théorie de la « Terre creuse », elle aura une importante postérité : du xviiie siècle jusqu’à nos jours, de multiples auteurs ont fantasmé sur le concept d’une terre creuse, avec ou sans coquilles ou soleils intérieurs, peuplant souvent cette cavité interne d’êtres intelligents. Certains en ont même fait la base secrète des OVNIs ! Aujourd’hui encore, de telles affabulations alimentent certains ouvrages de science-fiction. 51
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UNE SECONDE LUNE POUR LA TERRE ? L’idée que la Terre pourrait avoir un autre satellite que la Lune semble remonter à l’américain Thomas Clap (1703-1767), dont le petit opuscule Conjectures upon the nature of motion of meteors, which are above the atmosphere (Conjectures sur la nature du mouvement des météores qui sont au-dessus de l’atmosphère), a été publié en 1781, bien après sa mort. Clap n’était pas n’importe qui puisqu’il fut de 1740 à 1766 recteur du Yale College à New Haven (Connecticut), la plus importante université de l’époque en Amérique. Il supposait que les spectaculaires bolides (figure 4.5) que l’on voit arriver de temps à autre dans l’atmosphère terrestre sont en fait des satellites qui tournent autour de la Terre en faisant 36 révolutions en une année, sans doute parce qu’il en avait vu deux à dix jours d’intervalle. S’il avait compris Newton, il n’aurait pas fait une telle erreur car on pouvait déjà calculer que la période des satellites très proches de la Terre n’était que d’une heure et demie. L’idée de Clap va attirer pendant quelque temps l’attention, notamment celle de l’anglais John Farley, qui suggère en 1811 que la Terre est entourée d’un grand nombre de petits satellites qui deviennent lumineux pendant le court instant où ils s’échauffent en plongeant dans l’atmosphère, au périgée de leur orbite elliptique. Cette hypothèse est complètement oubliée en 1840 quand intervient un autre acteur, l’astronome français Frédéric Petit (1810-1865), qui dirige le petit observatoire de Toulouse. Petit se spécialise dans les météores et les bolides. En 1846, il rapporte à l’Académie des sciences des observations d’un bolide se déplaçant lentement dans le ciel. Il en déduit que l’objet a une orbite elliptique autour de la Terre avec une période de 2 heures 45 minutes, et descend dans l’atmosphère à une altitude de 11,5 kilomètres, où il s’échauffe et devient lumineux. Il en résulte que « le bolide du 21 mars serait un satellite de la Terre. » Cependant, « plusieurs membres de l’Académie, M. Le Verrier entre autres, ont émis le vœu que M. Petit recommençât ses calculs en tenant compte de la résistance de l’air, » ce qui est tout à fait justifié. 52
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Figure 4.5. | Un bolide, dans L’arrestation du Christ, fresque par Petro Lorenzetti (ca. 1280-1348) dans la basilique inférieure d’Assise, détail. Photo des auteurs.
Même chose un an plus tard, à propos d’un bolide observé le 23 juillet 1846, qui cette fois descend selon Petit à 6 kilomètres d’altitude. Et Petit de conclure « à l’existence d’un ou de plusieurs satellites, jusqu’à présent inconnus, autour de la Terre. » Malheureusement pour lui, Le Verrier, maintenant célèbre pour sa découverte de Neptune en 1846, va démolir en 1851 ses arguments par une longue note à l’Académie qui se termine ainsi : « En résumé, l’incertitude des observations faites sur la marche des bolides permet toutes les hypothèses. Rien n’autorise, jusqu’ici, à s’arrêter de préférence à celle qui ferait de tel ou tel bolide un satellite de la Terre ; et c’est, au contraire, la seule que les circonstances physiques du phénomène paraissent exclure. » Certes, Le Verrier adopte un ton désagréable, mais c’est un esprit profond et perspicace que l’on prend difficilement en défaut. Cependant, Arago, qui déteste Le Verrier, ne paraît pas tout à fait convaincu par ses arguments et soutient son élève Petit, à vrai dire assez mollement ; un vulgarisateur célèbre de l’époque, Amédée Guillemin (1926-1893), mentionne de façon positive la découverte de Petit dans deux de ses ouvrages. Bien entendu, le grand public va s’en 53
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emparer, notamment Jules Verne dans son Autour de la Lune de 1869, suite de son livre plus célèbre De la Terre à la Lune ; mais pour lui la Terre n’a qu’un seul satellite en plus de la Lune. Petit n’abandonnera jamais son idée. Et puis, d’autres lui emboîtent le pas. En Allemagne, un certain Georg Waltermath (1840-1915), citoyen de Hambourg, assure en 1898 que la Terre a une autre Lune, dont il calcule l’orbite à partir d’observations dont il ne dit rien. Il prétend que Cassini et Maraldi l’auraient vue passer devant le Soleil, alors que ces derniers assuraient avoir observé une tache solaire. Puis Waltermath va ajouter à la Terre une lune supplémentaire. Devant aussi peu de sérieux, les rédacteurs de la revue Science auxquels il communique ses découvertes le traitent carrément de… lunatique. Waltermath ne semble pas avoir été au courant du fait que deux fameux astronomes de Harvard, Edward Pickering (1846-1919) et son frère William (1858-1938), pensaient qu’il pourrait y avoir un nouveau satellite près de la Terre, cette fois tournant autour de la Lune (quant à Petit, il était décédé en 1865). Mais ils ne l’ont pas vu malgré leurs efforts. Bien que sceptique, Edward Emerson Barnard (1857-1923) a cependant pris, pour essayer de trouver l’objet, d’excellents clichés de la Lune notamment pendant des éclipses, mais sans résultat positif. Ces recherches ont continué longtemps mais toujours en vain, notamment celles de Clyde Tombaugh, que nous retrouverons bientôt à la recherche d’une autre planète, la planète X. NUMÉROLOGIE : LES POLYÈDRES DE KEPLER ET LA LOI DE TITIUS-BODE Certains scientifiques et artistes adorent les nombres, auxquels ils assignent quelquefois une signification particulière. C’est ainsi, comme nous l’avons vu, que les Pythagoriciens ont inventé une nouvelle planète pour porter à 10 le nombre d’astres dans l’Univers. Ils ont découvert par ailleurs que les proportions harmoniques gouvernent les intervalles musicaux. Jean-Sébastien Bach a cultivé 54
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la numérologie dans beaucoup ses œuvres, incluant ainsi pour composer une contrainte qui s’ajoute aux lois de l’harmonie et du contrepoint.
Figure 4.6. | Les polyèdres emboités de Kepler, gravure de son Mysterium Cosmographicum. Le polyèdre intérieur est un octaèdre, dont la sphère inscrite correspond à l’orbite de Mercure ; la sphère circonscrite, qui est aussi la sphère inscrite du polyèdre suivant, l’icosaèdre, correspond à l’orbite de Vénus. On trouve donc l’icosaèdre entre Vénus et la Terre, puis le dodécaèdre entre la Terre et Mars, le tétraèdre entre Mars et Jupiter et le cube entre Jupiter et Saturne. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.
Johannes Kepler (1571-1630) cultive aussi la numérologie, bien que dans un genre un peu différent. Dans son premier ouvrage, le 55
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Mysterium Cosmographicum de 1596, il explique pourquoi les orbites des six planètes connues (dont la Terre, car il est un copernicien convaincu) ont les dimensions relatives observées. Pour ce faire, il emboîte l’un dans l’autre les cinq polyèdres réguliers, de telle façon que la sphère qui circonscrit un polyèdre intérieur soit la sphère inscrite dans le polyèdre suivant (figure 4.6). Bien sûr, cela ne marche pas très bien, mais l’accord paraît suffisant pour que Kepler soit persuadé qu’il a trouvé le secret de la structure de l’Univers. C’est pour lui l’argument majeur en faveur du système de Copernic puisqu’il place la Terre au milieu des autres planètes, et aussi une incitation pour établir ses trois lois qui décrivent le mouvement des planètes. Au xviiie siècle, on trouve gênante l’existence d’un intervalle qui paraît excessivement grand entre l’orbite de Mars et celle de Jupiter, là où Kepler a inséré son tétraèdre. Cet intervalle se retrouve comme résultat d’un exercice numérologique dû à Johann Daniel Tietz, dit Titius (1729-1796), que Johann Bode a exhumé d’une obscure note et publié en 1772. Il tente de rendre compte des dimensions des orbites des planètes, de Mercure à Uranus qui vient d’être découvert, par la suite des nombres 0,4 + 0,3 × 2n – 1, n étant un entier. Le tableau 4.1 montre le résultat. Tableau 4.1. | La loi de Titius-Bode.
Planète Mercure Vénus Terre Mars ? Jupiter Saturne Uranus
n – ∞ 1 2 3 4 5 6 7
0,4 + 0,3 × 2n – 1 0,4 0,7 1 1,60 2,80 5,20 10,0 19,6
Demi grand axe de l’orbite 0,387 0,723 1 1,524 – 5,204 9,58 19,14
L’accord est certes meilleur qu’avec les solides de Kepler, mais le vide entre Mars et Jupiter rend perplexe. Aussi est-ce la jubilation 56
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lorsque l’astronome italien Giuseppe Piazzi (1746-1826) découvre une nouvelle planète à l’Observatoire de Palerme, qu’il avait fondé en 1790 (figure 4.7). L’orbite de Cérès – c’est le nom dont Piazzi baptise le nouvel astre – a un demi grand axe estimé à 2,8 fois celui de l’orbite terrestre : c’est exactement ce que prédit la loi de Titius-Bode ! Mais, peu de temps après, Heinrich Olbers (1758-1840) découvre une autre petite planète qu’il appelle Pallas, dont l’orbite a à peu près la même taille que celle de Cérès. Deux autres planètes mineures (on nomme aussi ces astres astéroïdes ou planètes naines), sont découvertes un peu plus tard : Junon en 1804 et Vesta en 1807, puis on trouve de nombreux objets plus petits circulant également entre Mars et Jupiter. Bien entendu, on suppose alors qu’il s’agit de fragments d’une ancienne planète, mais les recherches ultérieures ont montré qu’il n’en est rien.
Figure 4.7. | Frontispice de l’ouvrage où Piazzi expose sa découverte de Cérès. On y voit la ville de Palerme avec sa montagne caractéristique. Wikimedia Commons.
On a d’abord cru que la loi de Titius-Bode avait un sens physique, mais il apparaît aujourd’hui que c’est faux. Le bon accord observé 57
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avec les orbites des sept planètes connues à la fin du xviiie siècle va se dégrader avec la découverte de Neptune, qui est à 30 unités astronomiques du Soleil alors qu’il devrait être à 38,8, puis de Pluton (39 unités astronomiques au lieu de 77). De plus, on sait aujourd’hui que les planètes géantes n’ont pas toujours évolué sur leur orbite actuelle, mais qu’elles ont migré de façon significative au cours de leur histoire. On ne peut donc pas décrire les rayons de leur orbite par une relation géométrique pérenne. LE VERRIER ET LA PLANÈTE VULCAIN Urbain Le Verrier (1811-1877, figure 4.8) est certainement un des meilleurs astronomes du xixe siècle. Il est surtout connu pour sa découverte de Neptune, mais le grand œuvre de sa vie est une théorie complète des mouvements dans le Système solaire, qu’il a réussi à terminer juste avant sa mort et qui a servi pendant un siècle à élaborer les éphémérides des planètes en France. Il s’est particulièrement intéressé à la planète Mercure, dont le mouvement est assez notablement affecté par l’action gravitationnelle des autres planètes. Celles-ci induisent une lente rotation de son orbite elliptique, qui est particulièrement mesurable au périhélie (c’est-à-dire le point de l’orbite le plus proche du Soleil), si bien que les astronomes parlent de l’avance du périhélie. Or l’avance observée est plus grande de 48 secondes de degré par siècle que celle que prédisent les calculs de Le Verrier. Le Verrier est suffisamment sûr de ce résultat pour le publier, et il sera vérifié plus tard par Simon Newcomb (1835-1909), qui corrigera la valeur de l’anomalie à 43 secondes par siècle. Évidemment, cela pose un énorme problème : la théorie de Newton, si bien vérifiée jusque-là par la mécanique céleste, seraitelle en défaut ? Personne n’est prêt à l’accepter. Alors, Le Verrier introduit une hypothèse plus hardie : une planète ou un groupe de petites planètes circulant plus près du Soleil que Mercure pourrait produire cette perturbation anormale. Ses calculs montrent que la 58
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Figure 4.8. | Portrait de Le Verrier par Charles Daverdoing. Ce portrait, le seul de l’astronome effectué d’après nature, date de l’année de la découverte de Neptune. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.
masse de ces perturbateurs serait comparable à celle de Mercure, mais il se pose une question cruciale : « Comment un astre qui serait doué d’un très-vif éclat et qui se trouverait toujours très-près du Soleil, n’eût-il point été entrevu durant quelqu’une des éclipses totales ? Un tel astre enfin ne passerait-il point entre le disque du Soleil et la Terre, et n’eût-on pas dû en avoir ainsi connaissance ? ». Mais voici qu’en décembre 1859 il reçoit une lettre d’un astronome amateur, le docteur Lescarbault (1814-1894), qui dit avoir observé le passage d’une telle planète devant le Soleil : c’est la lecture d’un compte-rendu de la découverte de Le Verrier dans un journal qui l’a décidé à lui écrire. Le Verrier se rend au domicile de Lescarbault à 59
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Orgères-en-Beauce (Eure et Loir), et se convainc un peu trop rapidement de sa bonne foi et de la qualité de sa lunette. Il accepte donc la découverte de cette nouvelle planète, qu’il baptise Vulcain un peu plus tard. Flammarion rapporte cependant ce qu’a vraiment vu Lescarbault : « Cet excellent docteur, qui aimait passionnément l’astronomie et en comprenait la grandeur, a bien réellement vu une tache ronde sur le Soleil le matin, avant son départ pour ses visites médicales, et il la revit lorsqu’il revint pour le déjeuner. Elle avait changé de place, mais ce déplacement était dû simplement au mouvement diurne apparent du Soleil, dont le méridien sud-nord est vertical à midi et oblique le matin ». Quoi qu’il en soit, le retentissement est grand : Le Verrier aurait-il découvert une deuxième planète ? Les journalistes sont enthousiastes, et aussi beaucoup d’astronomes. Certains sont cependant sceptiques, en particulier Emmanuel Liais (1826-1900), qui a eu maille à partir avec Le Verrier, qui avait un caractère épouvantable, et s’est exilé au Brésil : il y a beaucoup observé le Soleil et n’a rien vu passer devant, et il rappelle que personne n’a jamais vu d’autre passage que ceux de Vénus et de Mercure devant le disque solaire. L’échec des observations de Vulcain n’empêche pas Le Verrier de continuer à croire à son existence, ou à celle d’un anneau d’astéroïdes, et à passer beaucoup de temps à en chercher des preuves jusqu’à la fin de sa vie. En 1876, il conclut qu’il faudra attendre 1881 pour pouvoir observer le passage de Vulcain devant le Soleil, et qu’il serait bon de chercher la nouvelle planète en dehors du disque solaire. C’est ce que fait Janssen à l’occasion d’une éclipse totale de Soleil, toujours sans résultat. En dépit de tous les efforts, on ne trouvera jamais trace d’une quelconque planète, grosse ou petite, à l’intérieur de l’orbite de Mercure. Comment alors expliquer l’avance anormale du périhélie de Mercure ? Newcomb, ayant confirmé les conclusions de Le Verrier, finit par envisager l’inimaginable : un terme correctif 60
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à la loi d’attraction universelle de Newton. Mais il ne conclut pas, de même que les nombreux savants qui se sont essayés à résoudre le problème après lui. La solution viendra d’Albert Einstein, en novembre 1915, avec sa théorie de la relativité générale. La déformation de l’espace autour du Soleil due à sa gravité revient à ajouter effectivement un terme correctif à la loi newtonienne : c’est ce terme qui est responsable de l’anomalie. La valeur prédite par Einstein pour l’avance anormale du périhélie de Mercure est en parfait accord avec l’observation. Rendons hommage à Le Verrier pour avoir fait cette découverte remarquable autant qu’inattendue et pour avoir fait suffisamment confiance en ses calculs pour la publier. C’est grâce à lui que la Relativité générale a reçu sa première vérification observationnelle. LA PLANÈTE X… ET LES AUTRES Puisque Le Verrier a découvert Neptune en étudiant les perturbations que cette planète exerce sur Uranus, pourquoi ne pas continuer en étudiant cette fois les perturbations éventuelles de Neptune ellemême ? L’idée fait son chemin dans l’esprit de nombreuses personnes, y compris d’astronomes sérieux. Certains pensent même qu’une planète unique ne suffit pas à expliquer les perturbations d’Uranus et qu’il pourrait donc y en avoir une autre que Neptune. En 1900, William Pickering, le directeur de l’observatoire d’Harvard que nous avons déjà rencontré et qui est à l’affût de toute nouveauté, examine les nombreuses plaques photo du ciel de sa collection pour tenter d’y trouver la nouvelle planète, sans résultat. Doté d’une imagination débordante, il suggèrera au cours de sa vie l’existence de pas moins de 9 planètes nouvelles, dont en 1908 une certaine « Planète O » ! Percival Lowell (1855-1916), un riche amateur qui s’est construit à partir de 1894 un grand observatoire privé à Flagstaff (Arizona), est un autre visionnaire, inspiré par Pickering et Flammarion. Comme il a des connaissances en mathématiques, il étudie les perturbations d’Uranus, à défaut de celles de Neptune qui lui paraissent encore 61
Planètes et satellites imaginaires
difficiles à établir, et prédit l’existence d’une nouvelle planète, qu’il baptise « planète X ». En 1905, il lance avec ses collaborateurs une campagne photographique de trois ans pour la rechercher dans le zodiaque, mais sans résultat. Quand Lowell apprend l’annonce par Pickering de l’existence probable de la Planète O, dont les caractéristiques prévues ne sont pas très différentes de celle de la planète X, il décide de redoubler d’efforts et fait l’acquisition d’une machine appelée comparateur à clignotement, qui permet de comparer deux clichés du même champ pris à quelques jours d’intervalle et d’y repérer tout déplacement éventuel d’un astre. Toujours pas de résultat. Bien après sa mort, les recherches sont reprises en 1929 par Clyde Tombaugh (1906-1997), lequel finit par découvrir en 1930 une nouvelle planète, Pluton, qui n’est pas du tout à la position prévue pour la planète X. Tombaugh devient aussitôt célèbre, ce qui ne l’empêche pas de continuer à rechercher la fameuse planète X, sans jamais la trouver. D’ailleurs, des travaux récents en mécanique céleste montrent qu’il n’y a aucun besoin de nouvelle planète pour rendre compte des anomalies du mouvement d’Uranus et de Neptune, et que l’effet de Pluton sur ces dernières est négligeable. On sait que Pluton a été dégradée en 2006 de son rang de neuvième planète du Système solaire et ramenée à celui de planète naine par un vote de l’Union Astronomique Internationale, au grand dam des Américains, furieux de n’avoir jamais découvert une vraie planète.
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5 Enfin du concret ! Les canaux de Mars
MARS ET L’ASTRONOMIE POPULAIRE Dans le tome 4 de son Astronomie populaire, publié de façon posthume en 1857, Arago expose ce que l’on sait à l’époque sur la planète Mars, c’est-à-dire pas grand-chose : son mouvement orbital, sa rotation, les taches blanches qui apparaissent et disparaissent aux pôles selon la saison, sa couleur rouge. Même l’existence d’une atmosphère ténue est controversée. Arago ne croit pas à l’existence d’une végétation sur la planète, et ne parle pas du tout d’une vie éventuelle. Vingt-deux ans après, en 1879, Flammarion publie lui aussi une Astronomie populaire. L’identité des titres n’est pas un hasard, mais un hommage rendu par Flammarion à son prédécesseur… et un bon argument de vente. L’ouvrage aura beaucoup plus de succès que celui d’Arago, avec 100 000 exemplaires vendus la première année et de nombreuses rééditions. Et pourtant… Les 33 pages consacrées à Mars reflètent un véritable délire ! Mars est décrit comme une Terre en miniature, avec une atmosphère maintenant certaine bien qu’aucune 63
Enfin du concret ! Les canaux de Mars
observation nouvelle ne soit venue étayer son existence, peut-être des mers et en tout cas de la vapeur d’eau. Flammarion indique que la vapeur d’eau a été détectée par spectroscopie par différents auteurs, qui y ont vu les bandes caractéristiques ; il a simplement oublié que l’atmosphère terrestre contient de la vapeur d’eau, ce qui rend difficile la détection de celle des autres planètes. Cette erreur sera répétée à maintes reprises, aussi bien en ce qui concerne Mars que Vénus, dont l’atmosphère ne contient en réalité que des quantités d’eau tout à fait minimes. Flammarion imagine que Mars est couvert de végétation, qui peut différer de la nôtre mais n’en n’est pas moins là, et surtout des habitants. Ceux-ci doivent être plus avancés que nous : en effet, d’après lui, « Les humanités progressent avec le temps, et Mars, s’étant formé avant la Terre [?] et s’étant refroidi plus vite [?], doit être plus avancé, à tous les points de vue. Il est sans doute arrivé à son apogée, tandis que nous ne sommes encore que des enfants… ». Et puis, l’astronome américain Asaph Hall (1829-1907) vient de découvrir, en 1877, deux tout petits satellites de Mars, qu’il a nommés Phobos et Déimos. Et le délire de Flammarion continue : « Devons-nous les honorer du titre de mondes ? […] Qui sait pourtant ! La vanité des hommes étant généralement en raison directe de leur médiocrité, les microscopiques mites raisonneuses qui fourmillent sans doute à leur surface ont peut-être aussi des armées permanentes qui s’entre-déchirent pour la possession d’un grain de sable. » Que s’est-il passé entre les deux Astronomie populaire ? D’où vient ce fantastique changement ? LA DÉCOUVERTE DES CANAUX DE MARS À l’observatoire du Vatican, le Père Angelo Secchi (1818-1878) fait vers 1858 les premiers dessins en couleur de Mars, et décrit 64
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en français dans les Astronomische Nachtrichten, le principal journal astronomique de l’époque, « une espèce de continent rougeâtre contourné par un canal bleuâtre. Sur le reste de la surface de la planète on n’a que des continents sans ces canaux, et tout le globe est d’une monotonie frappante. » L’année suivant, il observe une autre structure étendue, qui lui paraît séparer deux continents et utilise pour la décrire le terme italien canale, qui se traduit en français par chenal plutôt que par canal, et en anglais par channel (comme celui qui sépare l’Angleterre de la France). Mais ce terme va bientôt prendre un sens restrictif, même en italien. D’autres astronomes font des dessins de la planète où l’on peut voir des structures fines plus ou moins rectilignes. En 1877, le directeur de l’Observatoire de Brera, près de Milan, Giovanni Schiaparelli (1835-1910 ; figure 5.1), un astronome réputé qui dispose d’une bonne lunette de 22 cm de diamètre, annonce qu’il voit de nombreuses lignes sombres sur la surface de Mars, qu’il appelle canali, sans toutefois prétendre qu’ils contiennent de l’eau et qu’ils puissent être creusés par des êtres vivants. Curieusement, il affirme que ces « canaux » se voient mieux quand Mars est plus loin de la Terre, ce qui aurait dû intriguer ses collègues. Les canaux deviennent dans ses cartes les traits dominants de la surface de la planète. En 1879, il annonce que certains sont doubles. Schiaparelli garde cependant une certaine prudence. Il écrit en 1882, encore en français : « Dans l’état actuel des choses, il serait prématuré d’émettre des conjectures sur la nature de ces canaux. Quant à leur existence, je n’ai pas besoin de déclarer que j’ai pris toutes les précautions commandées pour éviter tout soupçon d’illusion : je suis absolument sûr de ce que j’ai observé. » Grâce à ces découvertes retentissantes, il obtient en 1886 pour son observatoire une lunette de 49 cm de diamètre. À partir des observations avec ce nouvel instrument, il publie en 1888 puis en 1890 de grandes cartes des canaux (figure 5.2). 65
Enfin du concret ! Les canaux de Mars
Figure 5.1. | Giovanni Schiaparelli avec une vue fantaisiste de Mars, chromolithographie, début du xxe siècle. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.
Figure 5.2. | La carte de Mars dessinée par Schiaparelli en 1890 ; on y voit de nombreux canaux doubles. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.
Les résultats de Schiaparelli font sensation. On pense évidemment que les canaux sont creusés par des êtres intelligents, et on se souvient que des variations (bien réelles, et dues à des tempêtes 66
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Figure 5.3. | Camille Flammarion devant un globe de la planète Mars, où les canaux sont dessinés d’après Schiaparelli. Bibliothèque Nationale de France.
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Enfin du concret ! Les canaux de Mars
de sable) ont été vues sur la planète. De nombreux astronomes, professionnels ou amateurs, se précipitent pour observer Mars : les canaux de Mars vont faire beaucoup pour stimuler la construction des lunettes géantes de la fin du xixe siècle. Parmi les professionnels, Henri Perrotin (1845-1904) et Louis Thollon (1829-1887)
Figure 5.4. | Percival Lowell et sa lunette de 61 cm de diamètre, en 1914. Wikimedia Commons.
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La vie ailleurs : espérances et déceptions
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voient des canaux doubles en 1886 à l’observatoire de Nice, mais se bornent à reproduire dans leur article une carte de Schiaparelli, dont ils se sont visiblement inspirés pour retrouver ces canaux. William Pickering observe Mars en 1892 avec la grande lunette de 91 cm de diamètre qu’il vient d’obtenir pour son observatoire Lick aux USA ; toujours plein d’imagination, il constate que certains canaux traversent les « mers », dont il pense donc qu’elles sont plutôt des forêts, ce qui va encourager encore davantage les élucubrations sur la vie sur Mars. Parmi les amateurs, on compte bien sûr Flammarion (figure 5.3), qui dit bien qu’il ne voit pas très bien les canaux lui-même, mais qu’il fait confiance à Schiaparelli dont il reproduit fidèlement le dessin dans ses différents livres, notamment son gros ouvrage de 1892 en 2 tomes, La planète Mars et ses conditions d’habitabilité. Mais le plus intéressant est le riche et excentrique américain Percival Lowell, que nous avons déjà rencontré au chapitre précédent. PERCIVAL LOWELL ET MARS Lowell (figure 5.4) avait dès 1890 discuté de Mars avec Pickering, puis avait lu avec passion, à sa parution en 1892, le premier tome du livre de Flammarion que nous venons de citer, ce qui avait décuplé son enthousiasme. Lowell pense être un observateur chevronné alors qu’il n’a guère d’expérience. Avec la lunette de 61 cm de diamètre qu’il a financée lui-même, il voit des structures linéaires sur Jupiter, et des lignes nettes sur Mercure (figure 5.5) et sur Vénus. Il détermine la période de rotation des deux planètes, mais cette période se révèlera fausse dans les deux cas. Et il voit, quoique de façon sporadique et fragmentaire, pas moins de 400 canaux sur Mars, souvent doubles, qui forment un grand réseau sur toute la planète. Dans la conclusion de son ouvrage de 1896, Mars, Lowell présente ses idées avec un grand sérieux, ce qui en fait une lecture des plus réjouissantes. On y trouve « une chaîne de raisonnement par laquelle 69
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nous sommes parvenus à conclure qu’il est probable que nous voyons à la surface de Mars les effets d’une intelligence locale ». En voici le déroulé : • les conditions à la surface de Mars ne sont pas contraires à la vie ; • il y a un manque d’eau à la surface de la planète ; • s’il y a sur Mars des habitants dont l’intelligence est suffisante, ils doivent donc utiliser l’irrigation pour assurer leur subsistance ; • nous observons des structures couvrant le disque qui sont exactement ce qu’on attend d’un système d’irrigation ; • nous observons aussi des taches ressemblant à des oasis, là où nous nous attendons à les trouver.
Figure 5.5. | Mercure vu par Lowell. Cette incroyable image d’un astre de 7 secondes de degré de diamètre, très difficile à observer, témoigne de l’imagination débordante de son auteur. Archive.org.
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Puis on en vient aux détails : • les lignes que nous voyons ne sont pas les canaux d’irrigation eux-mêmes, mais les bandes de végétation qui les bordent. Donc la construction des canaux n’est pas la tâche herculéenne que l’on imagine à première vue ; • comme la gravité à la surface de Mars n’est que le tiers de celle sur la Terre, les habitants peuvent être trois fois plus grands et leurs muscles 33 = 27 fois plus volumineux donc 27 fois plus forts, donc ils sont 81 fois plus efficaces pour creuser un canal puisque le poids à soulever est 3 fois plus faible ; • la planète Mars est plus âgée que la Terre, ce qui est évident puisque ses continents sont moins escarpés et ses océans asséchés. Donc les habitants doivent y être plus évolués, ce que l’on peut constater par l’étendue et la perfection de leurs travaux ; • ils peuvent être très différents de nous. Et Lowell conclut : « Ne pas croire que tout cela est possible relève d’un conservatisme étriqué. » Il ne comprend pas encore pourquoi beaucoup de canaux sont doubles. L’explication viendra plus tard : en cas d’obstruction d’un canal, les martiens peuvent se servir d’un canal de secours qu’ils ont construit parallèlement. LA DIFFICILE FIN DES CANAUX Si beaucoup croient aux canaux, quelques-uns ont des doutes, mais ils sont peu nombreux à s’exprimer car ils craignent de passer pour de mauvais observateurs puisque tant d’autres les voient, ou prétendent les voir. En 1894, Edward Maunder (1851-1928) en Angleterre et Edward Barnard aux USA, observateurs des plus confirmés, déclarent ne pas voir de canaux même dans les meilleures conditions d’observation et concluent qu’ils n’existent pas. Barnard écrit à ce sujet : « Je vois des détails là où certains canaux se trouvent, mais ce ne sont pas du tout des lignes droites. Quand on les voit le mieux, ces détails sont très irréguliers et fragmentés. Je crois sincèrement 71
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que les canaux décrits par Schiaparelli sont des illusions, et que l’avenir le confirmera ». Quant à James Keeler (1857-1900), un pionnier de l’astrophysique qui, comme Barnard, observe avec la lunette de 91 cm de l’observatoire Lick (la même avec laquelle Pickering voit des canaux), il est franchement hostile à Lowell dont il écrit dans une lettre : « Il est dogmatique et se comporte en amateur. On croirait qu’il est le premier homme à avoir pointé une lunette vers Mars. Il ne fait pas de distinction entre ce qu’il voit et ce qu’il imagine ». Barnard et Keeler se trouvent être les deux co-rédacteurs en chef du prestigieux Astrophysical Journal et décident d’empêcher Lowell d’y publier, ce qui va conduire ce dernier à créer sa propre publication, les Annals of the Lowell Observatory. L’avenir va confirmer de façon définitive l’absence de canaux, grâce à Barnard et Keeler, et surtout aux observations que font Gaston Millocheau (1866- après 1919) puis Eugène Antoniadi (18701944) avec la grande lunette de Meudon (figure 5.6). Antoniadi avait travaillé avec Flammarion et dressé avec lui, à son Observatoire de Juvisy-sur-Orge, une carte de Mars montrant de nombreux canaux. Mais il avait toujours eu du mal à les discerner : il fallait pour cela savoir à l’avance où ils devaient se trouver, grâce aux cartes de Schiaparelli, et le dédoublement des canaux lui paraissait dû à la fatigue de l’œil. Il finit par se brouiller avec Flammarion en 1902. En 1908, il examine d’excellentes photographies prises l’année précédente par Lowell à Flagstaff mais n’y voit guère de canaux, contrairement à ce que prétend leur auteur. Ses observations de 1909, faites à la grande lunette de Meudon (figure 5.6) dans des conditions exceptionnelles, lui permettent de confirmer et de préciser l’opinion de Barnard, et de dresser de beaux dessins de la planète (figures 5.7 et 5.8), et une des meilleures cartes obtenues avant l’ère spatiale. Il est maintenant clair pour lui que les canaux sont des illusions d’optique : l’œil a en effet une forte tendance à trouver des alignements dans des 72
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Figure 5.6. | La grande lunette de Meudon. Il s’agit d’un équatorial double, avec une lunette visuelle et une lunette photographique parallèle. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.
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Figure 5.7. | Dessin publié en 1908 par Antoniadi à partir de photographies de Mars prises par Lowell à Flagstaff. Il les a obtenues par un intermédiaire car les deux hommes étaient en mauvais termes. Les photographies elles-mêmes sont bien moins contrastées que ce dessin, et les lignes droites dessinées par Antoniadi peuvent encore être des suggestions. D’après Antoniadi, Monthly Notices of the Royal Astronomical Society 69, 110, 1908, Plate 4.
structures ponctuelles qui fluctuent au cours du temps en raison de la turbulence de l’atmosphère terrestre, et l’observateur les dessine comme des droites trop fines. Mais malgré tout Antoniadi n’a pas été complètement à l’abri des illusions d’optique, comme on peut le voir sur ses dessins et sur la figure 5.9. Il faut réaliser qu’au plus près de la Terre, Mars a un diamètre apparent de l’ordre de 25 secondes de degré, alors que la turbulence 74
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Figure 5.8. | Dessin en couleur de Mars par Antoniadi. Comme dans tous les dessins de planètes, le contraste et les couleurs sont volontairement exagérés. Malgré toutes ses réserves à propos de lignes droites qui peuvent être des illusions d’optique, Antoniadi en dessine un certain nombre qui ne résisteront pas aux observations spatiales. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.
de l’atmosphère terrestre ne permet qu’exceptionnellement d’observer des détails plus petits que 0,5 seconde. Donc tout détail plus petit que 1/50 du diamètre de la planète est illusoire. Lowell, de plus en plus critiqué, ne désarme pas et publie encore en 1908 un livre de 288 pages, Mars as the abode of life (Mars, support de la vie). Il se console de son isolement scientifique en entreprenant, en parallèle avec ses observations de Mars, de rechercher une nouvelle planète au-delà de Neptune, la fameuse planète X dont nous 75
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Figure 5.9. | Comparaison d’un dessin de Schiaparelli (à gauche) avec un dessin de la même région pris par Antoniadi (au centre), et une carte basée sur les observations spatiales (à droite) ; le positionnement de cette image par rapport aux deux dessins est basé sur les coordonnées martiennes mais est assez problématique. La ressemblance est très médiocre : cette comparaison montre l’imperfection des dessins faits à partir des observations depuis le sol terrestre. Montage des auteurs.
avons parlé au chapitre précédent. Il meurt aigri en 1916, mais son successeur à la direction de son observatoire, Vesto Slipher (18751969), réalise près de 100 000 photographies de Mars où il prétend toujours, en 1921, voir les fameux canaux (en fait, on n’y voit pas grand-chose… tant est la force de la suggestion). Il considère que les conditions y sont réunies pour qu’y pousse une végétation. Quant à la vie animale, il la laisse aux biologistes, tout en pensant qu’elle ne peut pas être exclue en toute logique. LA FIN D’UN MYTHE Le mythe des Martiens a alimenté toute une littérature entre science et science-fiction, dont les fleurons sont les ouvrages de Flammarion et de Lowell, et dans un genre moins « scientifique » La Guerre des Mondes de Herbert George Wells (1866-1946), publiée en 1898 (figure 5.10). On compte également sur le sujet d’innombrables articles de journaux qui ont même envahi la presse scientifique. Aussi le désappointement est-il grand après la « disparition » des canaux de Mars. Cependant, on aurait déjà pu se douter que Mars n’était pas habitable. Si dans les années 1870 les premiers spectroscopistes qui étudient les planètes s’accordent à penser que l’atmosphère de la planète contient de l’oxygène et croient y détecter de la vapeur d’eau, les observations ultérieures avec de meilleurs instruments 76
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Figure 5.10. | Les martiens attaquent la Terre, gravure de Alvim Correa (1906) extraite de la traduction en français de Wells, La guerre des mondes. Wikimedia Commons.
ne confirment pas cette détection : par exemple, en 1894, à Lick, William Campbell (1862-1938) ne voit aucune différence entre les bandes de la vapeur d’eau dans le spectre de Mars et dans celui de la Lune lorsqu’elles ont la même hauteur au-dessus de l’horizon, 77
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ce qui montre qu’elles sont entièrement dues à la vapeur d’eau de l’atmosphère terrestre. Il y aura encore des controverses jusqu’en 1933, année où le problème sera définitivement résolu grâce à des spectres à très haute résolution : il y a un tout petit peu de vapeur d’eau et d’oxygène dans l’atmosphère très raréfiée de Mars. L’oxygène ne provient pas de la vie, mais simplement d’une décomposition par le rayonnement ultraviolet solaire du gaz carbonique qui forme l’essentiel de l’atmosphère martienne. Mais les mythes ont la vie dure, et celui des canaux martiens restera présent jusqu’à l’avènement de l’ère spatiale. Ce sont les premières images des sondes Mariner 4, Mariner 9 et Viking qui les ont enterrés. Les martiens n’ont pas disparu pour autant, et perdureront pendant longtemps. Contrairement à Lowell qui les voyait comme des géants, ce sont généralement de petits hommes verts ou gris, qui viennent nous visiter dans leurs soucoupes volantes. La place nous manque pour nous étendre sur ce sujet inépuisable, qui inclut les communications éventuelles avec Mars, et nous recommandons au lecteur de se reporter à l’excellent article Folklore martien, qu’il trouvera sur http://www.nirgal.net/folklore.html.
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6 La vie sur Mars, une quête sans cesse renouvelée
LES DÉBUTS DE L’EXPLORATION SPATIALE : DÉSILLUSIONS ET ESPÉRANCES Les premières images du sol de Mars envoyées par la sonde de la NASA Mariner 4 dans le courant de l’été 1965 ont définitivement enterré le mythe des canaux martiens. Il faut se rendre à l’évidence : pas trace de végétation, pas de civilisation avancée capable de créer des canaux d’irrigation… En revanche, une multitude de cratères, et une atmosphère très ténue, moins du centième de la pression atmosphérique terrestre ! Aux yeux des observateurs en quête de vie extraterrestre, la planète Mars, qui paraît plus ressembler à la Lune qu’à la Terre, perd beaucoup de son intérêt. Heureusement, quelques années plus tard, la sonde Mariner 9 offre une nouvelle image inattendue de la planète. Lancée le 30 mai 1971, elle est la première sonde à être satellisée autour de Mars, où elle est arrivée le 14 novembre de cette même année. Elle doit attendre pendant deux mois la fin d’une tempête de poussières qui masque la totalité de sa surface, avant d’en faire la cartographie. Si les canaux 79
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sont absents, les images dévoilent des structures bien plus variées et intéressantes que les reliefs lunaires : des volcans élevés (figure 6.1), d’immenses canyons, des réseaux de vallées desséchées. Voici une planète qui a connu dans le passé une activité volcanique et tectonique très importante. Du coup, l’intérêt de la NASA pour la planète rouge se réveille, et l’ambitieuse mission Viking est programmée.
Figure 6.1. | Première image des volcans de Tharsis, envoyée par la sonde Mariner 9 en 1972. On voit ici les trois volcans du plateau de Tharsis, de bas en haut Arsia Mons, Pavonis Mons et Ascraeus Mons. Leur altitude est comprise entre 15 et 18 kilomètres. Source : NASA.
LA MISSION VIKING : UN EXPLOIT SCIENTIFIQUE, MAIS UNE RÉPONSE NÉGATIVE La mission Viking, qui est extrêmement complexe et coûteuse, est composée de deux vaisseaux spatiaux identiques incluant chacun un 80
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orbiteur autour de Mars et un module d’atterrissage de plus d’une tonne (figure 6.2). À cette époque, étant donné le taux d’échec élevé des missions spatiales, les sondes sont dupliquées pour maximiser les chances de succès, que ce soit par les États-Unis ou l’Union soviétique. Les deux modules Viking, qui se posent sur Mars respectivement le 20 juillet et le 3 septembre 1976, fonctionnent parfaitement. Leur objectif principal est la recherche d’une forme de vie, cette fois sous forme de micro-organismes. Trois expériences de biologie sont consacrées à cette recherche (figure 6.3). Dans la première dite GEE (Gas Exchange Experiment), des échantillons du sol sont placés dans une chambre d’incubation en présence d’eau et de dioxyde de carbone pour rechercher des produits du métabolisme de micro-organismes. Dans la seconde expérience, dite LRE (Labeled Released Experiment), on cherche à voir le développement de micro-organismes éventuels à partir d’un échantillon de roche martienne mis au contact d’une solution nutritive. Enfin, la troisième expérience dite PRE (Pyrolytic Release Experiment) a pour but de rechercher des signes de photosynthèse
Figure 6.2. | Maquette de l’un des atterrisseurs de la mission Viking, déposés à la surface de Mars en 1976. Celui de Viking 1 a fonctionné pendant six ans, et celui de Viking 2 un peu plus de 3 ans. Source : NASA.
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Figure 6.3. | Les trois instruments de Viking destinés à rechercher la vie à la surface de Mars. À gauche, Gas Exchange experiment (GEE) ; au centre Labeled Release Experiment (LRE) ; à droite, Pyrolytic Release Experiment (PRE). Source : F. Forget et al., La planète Mars : Histoire d’un autre monde, Belin 2006.
sur des échantillons mis en présence de lumière, d’eau et de CO2. Ces expériences ont été conçues pour rechercher des formes de vie analogues à celles que nous connaissons aujourd’hui sur la Terre. Les premiers résultats suscitent une forte émotion et de grands espoirs. En effet, GEE détecte un fort dégagement d’oxygène, signe possible d’une activité métabolique ; dans le même temps, l’expérience LRE enregistre une production de dioxyde de carbone, conformément à ce que l’on attendrait d’une photosynthèse par des bactéries. Hélas, il faut vite déchanter. Le dégagement d’oxygène de GEE subsiste même après stérilisation par chauffage de l’échantillon ; il ne peut donc être dû à une activité biologique et doit avoir une origine chimique. Quant au résultat de PRE, il est lui aussi ambigu : des oxydants présents en surface pourraient produire les mêmes effets. Et surtout, une autre expérience apporte une réponse négative sans appel : les spectromètres de masse n’ont pas détecté la moindre trace de molécules organiques à la surface de Mars. Pour la communauté scientifique, on n’a donc pas trouvé de vie sur Mars. Cependant, Gilbert Levin, le responsable de LRE, reste convaincu que cette expérience a prouvé l’existence d’une trace de vie sur Mars : en 2007, il exprimait encore cette conviction. Et pourtant, du peroxyde 82
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d’hydrogène H2O2 (eau oxygénée) avait été détecté en 2004 dans l’atmosphère de Mars ; on sait qu’il s’agit d’un puissant bactéricide. De plus, on n’observe pas dans cette atmosphère la couche d’ozone qui protège la Terre du rayonnement ultraviolet du Soleil, lequel détruit donc les molécules organiques éventuellement présentes à la surface de Mars. La désillusion est immense. Les conséquences sont implacables pour le programme d’exploration de Mars : il est tout simplement arrêté par la NASA pendant deux décennies ! L’Union soviétique, devenue la Russie en 1991, se tourne néanmoins à son tour vers Mars à la fin des années 1980, mais avec un succès très limité. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la NASA s’intéresse à nouveau à la planète rouge. De nouveaux indices sont venus réveiller l’intérêt des exobiologistes : des réseaux de vallées, aujourd’hui desséchées, suggèrent que l’eau liquide a coulé en abondance dans le passé. C’est alors qu’une nouvelle bombe médiatique explose : la détection de traces de vie dans une météorite provenant de Mars. Largement propagée par la NASA, la nouvelle vient à point puisque cette agence s’apprête à lancer Mars Global Surveyor en novembre 1996, puis le mois suivant Mars Pathfinder, précurseur des futurs véhicules de surface. LA MÉTÉORITE ALH 84001 : NOUVEAUX ESPOIRS D’UNE VIE MARTIENNE ? Des météorites tombent fréquemment sur la Terre. Ce sont des fragments d’objets interplanétaires qui, après avoir partiellement fondu au contact de l’atmosphère terrestre, sont assez gros pour qu’un débris parvienne au sol. Les corps extraterrestres plus petits sont complètement volatilisés au cours de leur passage dans l’atmosphère terrestre : ce sont les météores, ou étoiles filantes. La plupart des météorites sont des morceaux d’astéroïdes, ces corps laissés pour compte lors de la formation des planètes, dont l’essentiel circule entre les orbites de Mars et de Jupiter ; mais certains nous 83
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rendent visite de temps à autre. D’autres météorites proviennent de la Lune, de Vénus ou de Mars ; on les identifie à partir de leur composition chimique et isotopique, semblable à celle de leur corps parent. Les météorites martiennes ont été éjectées de la surface de la planète à la suite de l’impact d’une grosse météorite, et sont arrivées sur la Terre après un voyage interplanétaire qui a pu durer plusieurs milliers d’années. On connait aujourd’hui plus de 250 météorites martiennes, provenant d’une dizaine d’impacts différents à la surface de Mars. Ce sont donc des morceaux de la surface de Mars, malheureusement très affectés par leur éjection et surtout par leur entrée dans l’atmosphère dont le frottement les a chauffés jusqu’à faire fondre leur surface. La plus vieille de ces météorites martiennes porte le nom barbare de ALH 84001 ; c’est celle qui nous intéresse ici (figure 6.4). Elle a été découverte en décembre 1984 dans la région de Allen Hills en Antarctique, d’où sa désignation. Constituée principalement d’un silicate, le pyroxène, elle a l’âge respectable de 4,1 milliards d ’années, que l’on a pu déterminer en étudiant ce qui reste des éléments radioactifs présents à sa formation. Et voici qu’en 1996, on y trouve des indices suggérant de possibles traces de vie !
Figure 6.4. | La météorite martienne ALH84001. Son poids est d’environ 2 kilogrammes. L’analyse de sa composition montre qu’elle a dû être éjectée de Mars il y a environ 16 millions d’années, et que sa matière date de 4,1 milliards d’années. Source : Wikimedia Commons.
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Quels sont les indices à l’origine de cette annonce spectaculaire ? Il y en a plusieurs et, comme souvent, la conjugaison d’un faisceau d’éléments fait oublier que la fiabilité d’aucun de ces éléments n’est établie. En août 1996, une équipe menée par David McCay, du Centre Spatial Johnson de la NASA à Houston, publie dans la revue Science un article retentissant annonçant la découverte de traces de vie dans les parties extérieures de globules sphériques de carbonate, qui sont inclus dans la météorite. On y voit des structures rappelant des micro-organismes terrestres (figure 6.5), de la magnétite (oxyde de fer) oxydée et des sulfures de fer pouvant résulter de l’action de bactéries, et des hydrocarbures polycycliques aromatiques. De l’aveu même des auteurs, aucun de ces éléments ne permet d’affirmer sans ambiguïté la présence de vie : c’est leur conjonction
Figure 6.5. | Image d’un fragment de la météorite ALH84001, analysé au microscope électronique à balayage. On y voit des structures présentant des analogies avec des bactéries observées sur terre, et suggérant de possibles formes de vie sur Mars. Source : Wikimedia Commons.
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qui les amène à conclure à « l’évidence d’une forme primitive de vie au début de l’histoire de Mars ». L’affaire fait grand bruit. Elle est, bien entendu, orchestrée par la NASA qui voit là une aubaine pour obtenir du Congrès américain l’augmentation de son budget. Mais peu après la parution de l’article de Science, des objections s’élèvent dans la communauté scientifique. Des études menées en 1999, puis en 2003, montrent que la magnétite et les sulfures de fer observés dans les globules de carbonates pourraient se former en solution aqueuse à la suite d’un choc thermique, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une origine biologique. Les structures qualifiées de microfossiles par David McKay sont aussi l’objet d’une violente controverse. Et puis, en 1998, l’équipe de Jeffrey Bada, à l’Université de San Diego, conclut, sur la base de l’analyse des abondances isotopiques, que la matière organique observée dans la météorite est très probablement le résultat d’une contamination terrestre. La controverse se poursuit au cours de la décennie qui suit : certains recherchent l’équivalent des nano-bactéries de ALH84001 dans d’autres météorites et, faute d’en avoir trouvé, concluent à leur origine biogénique ; d’autres, au contraire, annoncent en avoir découvert dans des météorites lunaires. Mais la contamination par des bactéries terrestres est bien connue pour certaines météorites, comme la météorite Tataouine, tombée en Tunisie en 1931 et analysée en 1998. Elle présente des globules de carbonates semblables à ceux de la météorite martienne et qui montrent des structures ressemblant aux « bactéries fossiles » de cette dernière. L’analyse isotopique de ces globules réalisée par un groupe de chercheurs français a prouvé sans ambiguïté qu’ils sont d’origine terrestre : du calcaire provenant du sol environnant s’est infiltré dans les fractures de la météorite. Mieux encore, on y a trouvé une espèce inconnue de bactérie baptisée Ramlibacter tataouinensis… que l’on a ensuite observé vivante dans les sables du désert environnant le point de chute. 86
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Malgré tout, en 2009, David McKay et ses collègues réitèrent leurs affirmations concernant l’origine biologique des structures observées dans la météorite. Enfin, dernier élément de la controverse, en 2020 des chercheurs japonais identifient la présence de molécules organiques azotées dans ALH84001. S’il ne s’agit pas d’une contamination terrestre, cette découverte pourrait impliquer la présence d’eau liquide au début de l’histoire de Mars… ce qui n’est pas vraiment une surprise, nous le verrons. En ce qui est des traces de vie dans la météorite, le débat n’est pas totalement clos. ENQUÊTE SUR LE PASSÉ DE MARS : À LA RECHERCHE DE SITES « HABITABLES » Revenons aux années 1990. On s’intéresse toujours à la recherche d’une forme de vie sur Mars. On y a observé, nous l’avons vu, des réseaux de vallées desséchées, semblables à certains réseaux observés sur les déserts terrestres, et dont la formation parait avoir nécessité d’importantes quantités d’eau (figure 6.6). Mais il y a une autre preuve de l’existence d’eau liquide sur Mars dans le passé : la mesure du deutérium dans l’atmosphère martienne.
Figure 6.6. | Réseau de vallées ramifiées à la surface de Mars près de Chryse Planitia. La dimension horizontale est de 100 kilomètres. Des réseaux comparables sont observés dans les déserts terrestres, en particulier dans le sud du Yemen. Source : NASA.
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Le deutérium (symbole : D) est un isotope de l’hydrogène H, ce qui signifie que le noyau de cet atome contient un proton et un neutron, au lieu d’un proton seulement pour l’hydrogène. Sur la Terre, on trouve le deutérium sous la forme d’eau semi-lourde HDO et en bien plus faible quantité d’eau lourde D2O, mélangées à l’eau ordinaire H2O. Il en est naturellement de même dans la vapeur d’eau de l’atmosphère. Or les mesures spectroscopiques réalisées sur Mars en 1988 révèlent que, par rapport à l’hydrogène, il y a 5 fois plus de deutérium dans son atmosphère que sur Terre. On explique ce fait comme suit : l’eau a été très abondante sur Mars dans le passé, mais elle s’est échappée suite à la dissociation de la vapeur d’eau en atomes O, H et D par le rayonnement solaire ; les atomes d’hydrogène, plus légers que ceux de deutérium, se sont échappés de façon préférentielle, contribuant ainsi à l’enrichissement du rapport D/H. Notons d’ailleurs que dans le cas de Vénus, l’effet est encore bien plus important : les mesures réalisées en 1990 ont montré un enrichissement du rapport D/H par un facteur 120 relativement à la valeur terrestre ; l’explication est la même que pour Mars, mais l’effet est beaucoup plus fort parce que l’atmosphère vénusienne est bien plus dense que celle de Mars. Sur la base de ces constats, les scientifiques modifient leur stratégie. Il ne s’agit plus maintenant de rechercher des traces actuelles de vie à la surface de Mars, mais de voir si certains sites pourraient avoir été habitables dans le passé. Dans cette perspective, le premier critère qui s’impose est celui de la présence passée d’eau liquide, d’où la nouvelle stratégie de la NASA : « Follow the water ! ». Mais l’ère Viking est révolue : les sondes seront plus simples et moins coûteuses : c’est la stratégie « Faster, better, cheaper » prônée par la NASA au début des années 1990. L’exploration spatiale de Mars est relancée à un rythme très soutenu, et confirme amplement la présence passée d’eau sur la planète. On constate que la partie nord de Mars, de basse altitude, a un relief peu élevé, et qu’il existe une ligne d’altitude constante qui entoure la planète sur des milliers de 88
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kilomètres, au-delà de laquelle le relief, plus élevé, est très tourmenté (figure 6.7). Ce pourrait être une ligne de rivage autour d’un immense océan aujourd’hui disparu. Un peu plus tard, l’orbiteur Mars Odyssey de la NASA détecte la présence d’eau en sous-sol sous les calottes polaires, sous forme de glace ou de pergélisol. Puis la sonde européenne Mars Express découvre des argiles dans les terrains les plus anciens, dont la formation a sans doute nécessité la présence de grandes quantités d’eau liquide au début de l’histoire de la planète (mais certains pensent aujourd’hui, à la suite de l’analyse de météorites martiennes, que ces argiles sont peut-être plutôt d’origine volcanique). Enfin, en 2012, les mesures radar de Mars Express réalisées dans les plaines du nord ont détecté un matériau hydraté ; ce résultat vient en appui de l’existence d’un océan boréal primitif (figure 6.8). Mais on ignore encore combien d’eau pouvait contenir cet océan.
Figure 6.7. | Cartographie de l’altimétrie de Mars réalisée par l’orbiter Mars Global Surveyor (fausses couleurs). La planète présente une forte asymétrie, les terrains de l’hémisphère sud étant plus élevés et plus tourmentés que les plaines du nord. Entre les deux, la ligne de séparation (en jaune) présente sur de longues distances une altitude rigoureusement constante, et pourrait être le vestige d’une ancienne ligne de rivage qui aurait délimité un océan boréal. Source : NASA.
Depuis 2012, le véhicule robotique américain Curiosity scrute inlassablement le sol martien à la recherche de traces de vie. En 89
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Figure 6.8. | Les limites de l’océan boréal martien suggérées par les mesures radar de Mars Express. Le pôle nord est au centre de la figure. Les régions en bleu correspondent à une faible constante diélectrique, caractéristique d’un matériau hydraté. Les contours s’accordent de façon remarquable avec les lignes de rivage suggérées par l’altimètre de Mars Global Surveyor. D’après Mouginot et al., 2012.
2014, il a identifié un site, appelé Yellowknife Bay (figure 6.9), pour lequel les critères d’habitabilité ont été réunis il y a quelque 3,5 milliards d’années : présence d’eau liquide, présence de nutriments (C, H, N, O, P, S), faible salinité, faible acidité, présence de soufre et de fer dans différents états d’oxydation. La vie aurait-elle eu le temps d’y émerger ? La question reste entière. Quant à la recherche de molécules organiques, elle n’a guère été concluante. Le nouveau véhicule Perseverance, qui s’est posé sur Mars le 18 février 2021, devrait permettre d’en savoir davantage ; en plus de ses analyses in situ, il récoltera des échantillons de matériaux martiens qui seront ramenés sur Terre pour analyse dans le cadre d’une mission ultérieure. 90
La vie ailleurs : espérances et déceptions
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Figure 6.9. | Le site de Yellowknife Bay, dans le cratère Gale, observé par le rover Curiosity, a été identifié comme un environnement « habitable », c’est-à-dire remplissant certains critères favorables à l’apparition de la vie : présence d’eau liquide dans le passé, faible salinité, faible acidité, présence des nutriments C, H, N, O, P, S et présence de soufre et de fer dans des états d’oxydation variés. Le terrain stratifié atteste de la présence d’un lac il y a quelque 3,5 milliards d’années. Source : NASA.
QUEL ÉTAIT LE CLIMAT AU DÉBUT DE L’HISTOIRE DE MARS ? Les missions spatiales martiennes successives nous ont donc appris que de l’eau liquide a autrefois coulé sur Mars. Mais il reste un problème : il y a 3,7 milliards d’années, date de la formation des réseaux de vallées ramifiées, le rayonnement solaire était plus faible qu’aujourd’hui, atteignant seulement 75 % de sa valeur actuelle. Il aurait donc fait bien plus froid sur Mars et l’eau aurait dû être entièrement gelée. Depuis plus de dix ans, les chercheurs ont tenté de trouver des explications à ce paradoxe. On peut penser que la chute de météorites ou des phénomènes volcaniques ont pu chauffer temporairement la planète, mais on peine à trouver une explication vraiment convaincante. Du coup, la question de savoir si la vie a pu émerger au tout début de l’histoire de Mars reste totalement ouverte. En effet, ce que l’on sait du développement de la vie sur Terre est qu’il s’est fait pendant de très longues périodes de climat tempéré, où l’eau était à l’état liquide. De plus, on sait aujourd’hui que la direction de l’axe de rotation de Mars 91
La vie sur Mars, une quête sans cesse renouvelée
a oscillé dans le passé avec une amplitude pouvant atteindre 60°, ce qui fait que les régions polaires actuelles ont pu être plus chaudes à certaines époques que le reste de la planète. On trouve d’ailleurs des vestiges de glaciers dans les régions qui sont aujourd’hui proches de l’équateur (figure 6.10). On le voit, nous sommes sans doute loin de pouvoir élucider les mystères du paléoclimat martien. La découverte d’une trace de vie fossile serait certes une découverte décisive, mais l’absence de trace de vie ne prouverait rien et la question de la vie sur Mars risquerait alors d’être sans réponse pendant des décennies.
Figure 6.10. | Vestiges de paléoglaciers sur les flancs de volcans martiens proches de l’équateur. À gauche, images prises par la caméra de la sonde Mars Express (fausses couleurs indiquant la nature des terrains, les anciens glaciers sont en jaune, source : ESA). À droite, prédictions obtenues à partir d’un modèle climatique global prenant en compte des variations de l’obliquité. D’après F. Forget et al., op. cit., 2006.
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La vie ailleurs : espérances et déceptions
7 L’énigme du méthane martien
Dans la longue saga de la quête de la vie sur Mars, l’histoire du méthane martien tient une place à part. Née au tout début de l’ère spatiale, elle a connu depuis plusieurs rebondissements, et la question n’est pas encore définitivement tranchée. PREMIÈRES DÉTECTIONS, PREMIÈRES CONTROVERSES Pourquoi s’intéresser au méthane ? C’est que sa présence est totalement inattendue dans l’atmosphère très oxydante de la planète Mars, qui est dominée par le gaz carbonique CO2 et dans laquelle le méthane devrait être rapidement détruit. Il ne devrait donc pas y en avoir, à moins qu’il ne s’en forme récemment. La présence de méthane pourrait donc être l’indice d’une forme de vie présente sur la planète ; du moins, c’est ce que certains espèrent. En effet, plus de 90 % du méthane que l’on trouve dans l’atmosphère terrestre est d’origine biogénique (figure 7.1). Dans le cadre de la recherche de la vie sur Mars, il n’est donc pas étonnant que le méthane ait très tôt attiré l’attention des observateurs. Dès 1969, une première détection 93
L’énigme du méthane martien
a été annoncée à partir des données du spectromètre infrarouge de la sonde Mariner 7, mais elle a été rapidement rétractée. Plus tard, en 1977, une limite supérieure de 20 parties par milliard (ppb, part per billion en anglais) est annoncée à la suite de l’analyse des données en infrarouge de l’orbiteur Mariner 9, ce qui signifie que le méthane constitue moins de 20 milliardièmes de l’atmosphère de Mars, qui est elle-même très ténue. La mesure est remarquablement précise, et les recherches menées dans les deux décennies suivantes, que ce soit à partir du sol ou de véhicules spatiaux, n’amélioreront pas cette limite supérieure. On en vient à oublier le méthane martien, et la quête de la vie sur Mars se focalise sur la recherche d’indices montrant la présence d’eau liquide dans le passé.
Fermentation biogénique (mammifères, etc.) 20 %
Marais et zones humides 21 %
Volcanisme < 0.2 %
Hydrates de méthane 1% Océans et lacs 3%
Termites et autres biogéniques 15 %
Autres non biogéniques 6% Combustion de la biomasse 8%
Gaz naturel, mines de charbon 14 %
Rizières 12 %
Figure 7.1. | Les différentes sources de méthane sur la Terre (d’après Atreya et al., Planetary and Space Science, 2007). Au moins 90 % et peut être 95 % du méthane est d’origine biologique, récente ou fossile.
2004 : DE NOUVELLES ANNONCES… Louisville, novembre 2004. La plus grande ville du Kentucky, aux États-Unis, accueille un nombre inhabituel d’astronomes. C’est là que se tient en effet l’assemblée générale annuelle de la section de 94
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L’énigme du méthane martien
planétologie de la Société Américaine d’Astronomie, qui regroupe plusieurs centaines de spécialistes des planètes. La plupart d’entre eux viennent des États-Unis, mais on côtoie aussi de nombreux chercheurs européens, en particulier des Français. La conférence est constituée d’une longue série de sessions, souvent menées en parallèle, qui couvrent tous les domaines de la planétologie et s’étalent sur toute une semaine. Les participants passent d’une salle à l’autre, y présentent leurs contributions et écoutent leurs collègues, au gré de leurs centres d’intérêt. Cette manifestation annuelle est toujours très attendue : c’est le plus grand rassemblement des acteurs de cette discipline et c’est souvent l’occasion de découvrir les premiers résultats des missions spatiales planétaires. Cette fois, une nouvelle sensationnelle agite la communauté : on a découvert du méthane sur Mars ! Deux équipes américaines annoncent indépendamment sa détection à partir d’observatoires terrestres. La première, menée par Vladimir Krasnopolsky, se base sur l’analyse d’un spectre infrarouge de Mars réalisé au télescope Canada-France-Hawaii, à l’Observatoire de Mauna Kea (figure 7.2).
Figure 7.2. | Le télescope Canada-France-Hawaii à l’Observatoire de Mauna Kea (Hawaii).
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L’énigme du méthane martien
La quantité de méthane détectée est très faible : deux fois moins que la limite supérieure obtenue par la sonde Mariner 9. La seconde équipe, menée par Michael Mumma, a fait encore mieux : elle a obtenu, toujours par spectroscopie dans l’infrarouge, une cartographie du méthane martien qui met en évidence des variations à la fois spatiales et temporelles. La nouvelle fait grand bruit : l’équipe de Krasnopolsky n’hésite pas à titrer ainsi son article, publié dans la revue Icarus en décembre 2004 : « Détection du méthane dans l’atmosphère de Mars : une preuve de vie ? ». Les résultats de l’équipe de Mumma ne seront publiés que cinq ans plus tard, dans la prestigieuse revue Science. Et ce n’est pas tout. Dans la foulée de ces deux résultats, une troisième équipe, dirigée par Vittorio Formisano, de l’Institut d’Astro physique Spatiale de Rome, annonce, elle aussi, la détection du
Figure 7.3. | La sonde Mars Express. Source : ESA.
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méthane sur Mars. Cette fois l’observation provient d’un spectromètre infrarouge porté par la sonde Mars Express, lancée par l’Agence Spatiale Européenne en 2003 et qui est toujours en orbite autour de la planète. L’article, publié dans Science en décembre 2004, annonce une valeur moyenne de 10 ppb, donc en accord avec le résultat de Krasnopolsky, avec des variations sur la surface de Mars entre 0 et 30 ppb. Prudemment, les auteurs rappellent que l’origine du méthane n’est pas nécessairement biogénique, mais pourrait être liée à une activité hydrothermale ou à des chutes de météorites. NAISSANCE D’UNE POLÉMIQUE Avec l’annonce simultanée de la découverte du méthane martien par trois groupes différents, l’intérêt de toute la sphère scientifique, et au-delà celui du public, est immédiat. La presse et les médias s’emparent de la question « Le méthane martien est-il biogénique ? », éludant bien souvent la première question qui devrait s’imposer : « La détection du méthane martien est-elle avérée ? ». En effet, à y regarder de près, aucune des trois détections n’est vraiment convaincante ! Dans le spectre pris à Hawaii par l’équipe de Krasnopolsky en 1999, la raie du méthane est à peine visible. Dans le cas des observations spatiales, la situation n’est pas meilleure : la signature du méthane n’apparaît marginalement que lors d’une observation particulière, localisée en une certaine région de la surface, et tend à disparaître dès que les spectres sont moyennés sur le disque martien. Quant aux observations de l’équipe de Mumma, ce sont incontestablement les plus précises : deux raies différentes du méthane apparaissent très clairement dans le spectre martien, dans une région particulière de Mars observée en mars 2003. Mais un autre problème se pose : le méthane est présent dans l’atmosphère terrestre dans des quantités bien supérieures à celle que l’on cherche à mesurer sur Mars, et il est très difficile de séparer le signal planétaire de la contribution terrestre, qui est bien plus importante (voir Encadré, p. 105). 97
L’énigme du méthane martien
Dès lors, la communauté scientifique se divise en trois camps : les « partisans du méthane martien » qui, sans surprise, regroupent beaucoup d’exobiologistes ; les « méthano-sceptiques » qui mettent en cause la qualité des mesures et, au-delà, l’emballement médiatique qui s’en est suivi, et enfin les « perplexes » qui sont à la recherche d’une explication convaincante de l’ensemble des données. Tout le monde attend la confirmation ou l’infirmation de la découverte par de nouvelles mesures.
Figure 7.4. | Cartographie des émissions du méthane observées par l’équipe de Mumma en mars 2003, vues de la Terre (fausses couleurs indiquant l’intensité). D’après Mumma et al., Science, 2009.
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Or, ces nouveaux éléments se font attendre. Les mesures réalisées par l’équipe de Krasnopolsky à Hawaii ne peuvent pas être répétées car le spectromètre qu’elle a utilisé a été démonté. D’autres mesures sont effectuées par cette équipe dans les années qui suivent mais ne fournissent, dans le meilleur des cas, que des détections très marginales. Les études menées avec Mars Express pour étudier les variations locales ou saisonnières du méthane ne livrent pas de résultat réellement concluant. Les études menées par l’équipe de Mumma avec divers télescopes, à Hawaii et au Chili, n’apportent plus de détection. Lorsque Mumma et son équipe publient finalement leurs résultats, en 2009, ils font état d’une éruption temporaire de méthane, apparue en mars 2003 et localisée en trois endroits de l’hémisphère nord de la planète (figure 7.4). L’équipe de Mars Express poursuit elle aussi sa recherche et confirme en 2008 la nature sporadique de l’émission
Figure 7.5. | Un exemple de spectre pris par le Planetary Fourier Spectrometer de la sonde Mars Express, montrant une émission du méthane jugée particulièrement intense. En noir, le spectre observé avec les barres d’erreur ; en bleu, un spectre théorique sans méthane ; en rouge : un spectre théorique incluant 61 ppb de méthane. Le modèle en rouge est en meilleur accord avec les données là où l’absorption par le méthane est attendue (flèche noire, à 3 018 cm– 1, soit 3,31 micromètres). Cependant il existe des désaccords inexpliqués à d’autres fréquences, en particulier entre 3005 et 3 010 cm– 1, soit 3.32-3.33 micromètres). D’après Geminale et al., Planetary and Space Science. 2008.
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du méthane, mais les signaux restent marginaux (figure 7.5). En dépit de ces incertitudes, un colloque organisé par l’Agence Spatiale Européenne en 2009 est dédié à l’étude du méthane martien et aux implications de cette découverte : méthane biogénique ou non ? Pour la plupart des participants, l’heure n’est pas tant à la contestation de l’existence du méthane martien qu’à ce que sa présence signifie. SI LE MÉTHANE EXISTE, POURQUOI EST-IL LÀ ? Si la découverte du méthane martien soulève tant d’objection dans la communauté, c’est que les modèles photochimiques et climatiques n’arrivent pas à rendre compte des observations. En particulier, le méthane de Mars ne peut subsister que quelques centaines d’années car il est détruit par différents mécanismes, notamment l’oxydation par l’oxygène et ses dérivés qui sont présents dans l’atmosphère martienne (l’oxygène n’est pas le résultat d’une photosynthèse comme sur la Terre, mais vient de la décomposition du gaz carbonique par l’ultraviolet solaire). Cette durée est courte face aux temps géologiques, mais longue par rapport aux quelques années sur lesquelles s’étalent les observations récentes. Si la molécule est observée aujourd’hui, c’est qu’il existe une source à l’œuvre en ce moment. Mais comment expliquer alors la disparition du méthane depuis l’éruption de 2003 ? C’est là toute l’énigme du méthane martien. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer l’origine du méthane (figure 7.6). Le volcanisme serait une source naturelle, mais l’activité volcanique de Mars est aujourd’hui très faible, comme en témoigne l’absence de dioxyde de soufre SO2. Les météorites et les comètes qui bombardent le sol martien (comme celui de la Terre ou de Vénus) pourraient être une source de matériau organique donc de méthane, mais le taux de ces impacts est bien insuffisant pour expliquer la quantité de méthane observé en 2003. Restent les sources internes. Une source potentielle non biologique est la réaction dite de « serpentinisation » qui se produit en sous-sol en présence de silicates et d’eau. Cette réaction produit de l’hydrogène et du dioxyde 100
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de carbone qui peuvent se combiner pour former du méthane en sous-sol. Ce méthane pourrait être stocké, comme c’est le cas dans le pergélisol et certains lacs de la Terre, sous forme de clathrates de méthane, des ensembles de type (CH4, 6 H2O) où une molécule de méthane est piégée dans une cage constituée de six molécules d’eau ; leur dissociation dans le sous-sol pourrait libérer du méthane dans l’atmosphère martienne, comme sur la Terre. L’autre source possible, celle qui est évidemment présente dans l’esprit de tous les exobiologistes, est biogénique : si une vie microbienne existe en sous-sol, des réactions métaboliques pourraient, en présence d’eau, conduire à la formation de méthane à partir de dioxyde de carbone et d’hydrogène, selon un scénario bien connu sur Terre.
Figure 7.6. | Les sources et les puits possibles du méthane sur Mars. Source : F. Montmessin/INSU/Marco Savary.
On peut donc trouver des mécanismes susceptibles d’expliquer la présence de méthane sur Mars. Mais comment le détruire ? Les modèles climatiques de la planète montrent que le méthane, une fois 101
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émis, diffuse très vite dans toute l’atmosphère. Comme il n’y a là aucun oxydant susceptible de le détruire rapidement, on comprend la perplexité, voire le scepticisme, des physiciens et des chimistes confrontés au problème. DE NOUVEAUX RÉSULTATS : LES MESURES DU ROVER CURIOSITY En août 2012, une nouvelle étape de l’exploration martienne s’ouvre avec la mise en service du rover Curiosity (figure 7.7), déposé à la surface de Mars par la NASA dans le cadre de la mission MSL (Mars Science Laboratory). Ce véhicule de près de 900 kg, dont 75 kg d’instrumentation scientifique, est un véritable laboratoire mobile, capable de prélever des échantillons de l’atmosphère et du sol martien pour en faire l’analyse chimique aux moyens d’instruments très sophistiqués. La première année, le robot ne détecte aucune trace de méthane. Mais deux ans après sa mise en service,
Figure 7.7. | Le rover Curiosity (Image d’artiste). Source : NASA.
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l’équipe de Chris Webster, responsable de l’un des instruments, annonce la présence dans l’atmosphère martienne d’une très faible quantité de méthane (0,4 ppb) avec des variations saisonnières, à laquelle s’ajoutent des émissions temporaires de méthane pouvant aller jusqu’à 7 ppb. Ce coup de théâtre plonge à nouveau la communauté dans la perplexité. Même au niveau de 0,4 ppb, l’existence d’une source permanente de méthane sur Mars ne peut pas s’expliquer par la chute de micrométéorites ou de comètes. Kevin Zahnle, le méthano-sceptique déclaré qui a mis en cause auparavant les données de Mumma (voir Encadré, p. 106), va jusqu’à suggérer que le méthane provient en fait de la sonde elle-même, ce que réfute l’équipe de Webster. AVEC L’ORBITER TGO, UNE NOUVELLE CONTROVERSE ! L’automne 2016 voit arriver une nouvelle donne : la mise en service de la sonde TGO (Trace Gas Orbiter), lancé conjointement par la Russie et l’Agence spatiale Européenne, qui est en orbite autour de Mars. En dépit de la perte de l’atterrisseur Schiaparelli, la mise en orbite de TGO, dédié à l’analyse des espèces atmosphériques mineures de Mars (à commencer par le méthane) est un succès. Deux ans plus tard le verdict tombe : il n’y a pas trace de méthane dans les données de TGO. La limite supérieure déduite des mesures est de 0,05 ppb, environ dix fois inférieure à la valeur détectée par Curiosity. L’équipe de TGO va même plus loin : selon son analyse, l’identification du méthane par Curiosity pourrait être le résultat d’une confusion avec la signature spectrale de l’ozone qu’elle vient justement de détecter ; cette hypothèse est rapidement réfutée par l’équipe de Curiosity. Bref, on est en pleine controverse… Est-ce la fin de l’histoire ? Pas encore. En effet, les mesures de TGO, réalisées à l’occasion de couchers ou de lever du Soleil, là où l’épaisseur d’atmosphère traversée par la lumière analysée par le satellite est maximale, ne sondent pas la même région atmosphérique que le robot Curiosity. Alors que celui-ci mesure l’atmosphère au 103
L’énigme du méthane martien
niveau de la surface, TGO observe l’atmosphère à une certaine altitude moyenne, au-dessus de 5 kilomètres. Ceci pose un nouveau problème : que se passe-t-il à la surface de Mars et dans les premiers kilomètres de l’atmosphère ? Pour l’instant, aucune mesure ne permet de répondre à cette question. Une équipe de chercheurs, dirigée par John Moores de l’Université de Toronto, tente de concilier les deux points de vue. Ils font remarquer que les mesures de Curiosity ont toujours lieu la nuit, alors que les mesures de TGO interviennent à l’aube ou au crépuscule. Or, dans la journée, la couche limite atmosphérique, sous laquelle le mélange des gaz par convection est intense, peut s’élever jusqu’à plusieurs kilomètres, permettant l’échappement du méthane vers l’extérieur, tandis que la nuit elle peut descendre à quelques mètres, entraînant une accumulation du méthane au niveau de la surface. Ainsi, le méthane pourrait être observable la nuit au niveau du sol par Curiosity, tout en étant indétectable dans l’atmosphère par TGO (figure 7.8).
Figure 7.8. | Le cycle jour/nuit possible de CH4 à la surface de Mars. Pendant la journée, le méthane émis par la surface diffuserait dans l’atmosphère et deviendrait indétectable par le satellite TGO. La nuit, il s’accumule à la surface et est détectable par le rover Curiosity. D’après Moores et al., 2018.
Reste à comprendre, selon ce scénario, quel est le mécanisme qui détruit rapidement le méthane, une fois celui-ci dégazé du sol martien. 104
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L’équipe de Sushil Atreya, de l’Université du Michigan, suggère la présence d’un oxydant très efficace à la surface même de Mars. Ce pourrait être le peroxyde d’hydrogène H2O2 (eau oxygénée), détecté en faible quantité en phase gazeuse, mais qui pourrait être stocké en phase solide à la surface en quantités bien plus importantes. Les perchlorates détectés à la surface de Mars par les robots Phoenix et Curiosity pourraient aussi réagir avec le méthane pour le détruire. D’autres indices suggèrent que la photochimie en phase gazeuse n’explique pas complètement la composition chimique de l’atmosphère martienne. Ils semblent impliquer l’existence d’une chimie hétérogène, faisant intervenir non seulement les phases gazeuses des constituants mais aussi leurs interactions avec la poussière soulevée lors des fréquentes tempêtes martiennes, selon un mécanisme qui reste à élucider. L’histoire du méthane martien n’est sans doute pas encore terminée… La détection du méthane martien par spectroscopie La spectroscopie (c’est-à-dire l’analyse du rayonnement en fonction de la longueur d’onde) est la principale méthode utilisée pour détecter une constituant chimique gazeux dans une atmosphère planétaire. L’observation peut se faire dans un large domaine de longueurs d’onde, allant de l’ultraviolet aux ondes radio, en passant par le visible et l’infrarouge. Dans chacun de ces domaines, les molécules présentent des signatures spectrales caractéristiques que l’on appelle des raies (ou des groupes de raies appelées bandes), à des longueurs d’onde particulières bien connues grâce aux calculs et aux mesures en laboratoire. L’identification d’une molécule à partir d’une seule raie est toujours hasardeuse : il faut au moins deux raies pour obtenir une identification sans ambiguïté. Lorsque l’observation se fait depuis la Terre, le spectre observé est l’addition du spectre planétaire recherché et de celui de l’atmosphère terrestre interposée entre la planète et le télescope. La séparation est difficile quand la molécule planétaire recherchée se trouve aussi dans
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l’atmosphère terrestre, ce qui est le cas du méthane et de la vapeur d’eau. La détection de la raie planétaire est quand même possible quand celle-ci est très légèrement décalée en longueur d’onde par l’effet Doppler-Fizeau, dû à la vitesse relative de la planète par rapport à la Terre. Dans le cas de Mars, la raie recherchée se trouve alors sur le flanc de la raie tellurique, qui est beaucoup plus intense que la raie planétaire car la molécule est bien plus abondante sur la Terre que sur Mars, et d’ailleurs plus large en raison de la pression beaucoup plus élevée sur la Terre. Il est donc nécessaire de mesurer avec précision l’intensité du signal aux différentes longueurs d’onde dans la région de la raie, et aussi déterminer très précisément ces longueurs d’onde pour être sûr de
Un exemple de spectre de Mars enregistré en mars 2003 par l’équipe de Mumma à une latitude de 70 °N. a) Le spectre observé depuis la Terre, comprenant le spectre de l’atmosphère terrestre, très largement dominant. b) Après correction de la contribution très importante des raies de l’atmosphère terrestre, le spectre planétaire résiduel à une échelle multipliée par 20 ; il montre une raie du méthane CH4 et trois raies de la vapeur d’eau. Ces raies sont plus étroites que les raies terrestres, qui sont élargies par la pression de l’atmosphère. c) La raie du méthane à une échelle multipliée cette fois par 70. d) Le spectre théorique du méthane sur Mars correspondant à une abondance de 40 ppb, qui est censée rendre compte de l’observation.
…
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L’énigme du méthane martien
… bien identifier la molécule. En ce qui concerne ces deux critères, les mesures de l’équipe de Mumma sont satisfaisantes : le spectre à haute résolution est magnifique (voir figure ci-dessous). Le problème soulevé par ses détracteurs concerne l’élimination de la contribution terrestre, qui passe nécessairement par une modélisation du spectre de cette contribution. Dans un article publié en 2011, l’équipe de Kevin Zahnle a fait remarquer que, compte tenu de la vitesse relative de Mars par rapport à la Terre en mars 2003, les deux raies attribuées au méthane martien tombent exactement à la longueur d’onde de deux raies très faibles dues à la molécule isotopique 13CH4 du méthane de l’atmosphère terrestre. Les deux raies martiennes observées seraient alors la signature d’une correction imparfaite de la contribution atmosphérique terrestre… une interprétation réfutée par l’équipe de Mumma. Elle est d’ailleurs peu compatible avec les variations de la raie observées sur le disque martien : si la raie était d’origine terrestre, elle devrait être uniforme sur le disque.
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8 De la phosphine sur Vénus ? Une brève histoire qui en dit long
DES CONDITIONS INFERNALES PEU PROPICES À LA VIE Aucune planète n’était autrefois plus mal connue que Vénus. Son diamètre et sa masse sont comparables à ceux de la Terre, et on ne voit à sa surface que des taches diffuses très peu marquées (figure 8.1), que certains ont bien sûr qualifiées de mers. On soupçonne qu’elle a une atmosphère. Comme c’était à peu près tout, l’imagination a pu se donner libre cours. On trouve dans l’Astronomie populaire de Flammarion les affirmations suivantes : « Ce monde diffère peu du nôtre […] Il doit donc être habité par des races végétales, animales et humaines peu différentes de celles qui peuplent notre planète. Quant à l’imaginer désert et stérile, c’est là une hypothèse qui ne pourrait germer dans le cerveau d’aucun naturaliste ». Hélas, il a tout faux. Nous savons aujourd’hui que Vénus est la planète la plus hostile à la vie que l’on puisse imaginer. Son sol est 109
De la phosphine sur Vénus ? Une brève histoire qui en dit long
à une température de 460 °C et à une pression de 93 bars, presque 100 fois plus grande que la pression de notre atmosphère, et des nuages d’acide sulfurique la recouvrent à haute altitude ; ces conditions sont vraiment infernales. Et pourtant, certains soutiennent l’idée qu’une vie est possible sur Vénus.
Figure 8.1. | La planète Vénus, vue par la sonde Mariner 10. À gauche, l’image originale. À droite, la même image où les contrastes ont été fortement augmentés. NASA/JPLCaltech.
LA VIE SE SERAIT-ELLE RÉFUGIÉE AU NIVEAU DES NUAGES D’ACIDE SULFURIQUE ? Si la vie est aujourd’hui totalement impossible à la surface de Vénus, elle aurait pu y exister dans un passé lointain. L’eau y a disparu, vaporisée par le rayonnement solaire, mais elle a été certainement présente au début de l’histoire de la planète, tout comme sur la Terre et sur Mars. Au moment de la formation de Vénus, la luminosité du Soleil n’était que 70 % de ce qu’elle est aujourd’hui, si bien que la température était compatible avec la présence d’eau liquide à la surface, et celle-ci a très bien pu être recouverte d’océans ! Dès lors, pourquoi ne pas rêver : Vénus aurait-elle pu abriter la vie ? Si la vie a peut-être existé autrefois à la surface de Vénus, pourraitelle s’être réfugiée aujourd’hui sous forme de micro-organismes au niveau de la couche de nuages d’acide sulfurique située à quelque 50 km 110
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De la phosphine sur Vénus ? Une brève histoire qui en dit long
d’altitude, là où la température et la pression sont plus clémentes ? La question a fait l’objet de nombreuses études. Il apparaît qu’une partie du rayonnement ultraviolet solaire, entre 200 et 400 nm, est absorbée au niveau des nuages par une substance non identifiée. Certains chercheurs ont proposé qu’il puisse s’agir de composés soufrés (soufre amorphe ou oxyde de soufre), mais d’autres, en particulier Sanjei Limaye, de l’Université du Wisconsin, y voient la signature de microorganismes. Leur métabolisme serait basé sur le fer et le soufre : nous savons que des métabolismes de ce genre, très différents de celui qui assure la photosynthèse par les végétaux, existent dans les cheminées hydrothermales au fond de nos océans. Malgré des conditions quand même peu clémentes, la durée de vie de ces micro-organismes pourrait être suffisante pour qu’ils aient le temps de se reproduire avant d’être détruits en retombant vers la surface (figure 8.2).
Figure 8.2. | Schéma évoquant la possibilité d’une vie à base de micro-organismes au sein des nuages de Vénus. Les éventuels micro-organismes pourraient survivre au niveau des nuages par réduction du gaz carbonique à la suite de l’oxydation du fer et des espèces soufrées, avec une durée de vie suffisante pour assurer la division cellulaire, avant de retomber dans la troposphère profonde et y être détruits. Il ne s’agit bien sûr que d’une simple hypothèse dénuée de fondements observationnels (d’après S. Limaye et al., Astrobiology 18, 10, 2018).
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De la phosphine sur Vénus ? Une brève histoire qui en dit long
LA DÉCOUVERTE DE LA PHOSPHINE Le 14 septembre 2020, une découverte publiée dans la très sérieuse revue Nature Astronomy fait la une de la presse. Une équipe menée par Jane Greaves, professeure à l’Université de Cardiff, au Royaume Uni, annonce avoir observé dans l’atmosphère de Vénus une molécule particulière, la phosphine. Les auteurs concluent en évoquant la présence possible de micro-organismes vivants qui pourraient être responsables de la production de phosphine. L’emballement médiatique est immédiat, toute la presse se fait l’écho de ce message : la vie pourrait exister sur Vénus ! Qu’est-ce que la phosphine ? Une molécule simple, de formule chimique PH3 donc composée d’un atome de phosphore et de trois atomes d’hydrogène, peu connue du public car elle est quasiment absente de l’atmosphère terrestre et, de surcroît, fortement toxique. Elle fut un temps synthétisée par l’industrie pour détruire des insectes ou des acariens, mais son usage est aujourd’hui interdit. Des traces de phosphine ont été détectées, dans des proportions très variables, dans les émanations de certaines bactéries terrestres anoxiques, c’est-à-dire vivant dans un milieu dépourvu d’oxygène. La phosphine pourrait donc signaler d’éventuelles formes anoxiques de vie extraterrestre. Dans le cas de Vénus, la présence de phosphine est totalement inattendue car son atmosphère est fortement oxydante, comme celle de la Terre et de Mars, et la phosphine y serait rapidement détruite. À défaut d’explications, les auteurs de la découverte suggèrent que des micro-organismes vivants pourraient être à l’origine de sa formation, sans toutefois préciser le cycle de réactions chimiques qui pourraient y conduire. Cette conclusion est aussitôt reprise, voire amplifiée, par la presse internationale. Le résultat annoncé par l’équipe de Cardiff a été obtenu à partir d’observations menées dans le domaine des ondes millimétriques avec deux instruments différents, tous deux très performants : l’un est le James Clark Maxwell Telescope anglais (JCMT) situé à l’Observatoire de Mauna Kea sur l’île de Hawaii (figure 8.3) et l’autre est 112
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De la phosphine sur Vénus ? Une brève histoire qui en dit long
Figure 8.3. | Le télescope JCMT à l’Observatoire de Mauna Kea (à droite), construit par le Royaume Uni en 1987. Cette antenne de 15 mètres de diamètre est dédiée à l’observation astronomique dans le domaine millimétrique et submillimétrique. On voit à gauche le CSO (Caltech Submillimeter Observatory). Photo des auteurs.
l’Atacama Large Millimeter-submillimeter Array (ALMA) au Chili (figure 8.4). Les premières mesures ont été obtenues en juin 2017, et les secondes en mars 2019. La présence de la molécule doit se traduire par une baisse de l’intensité lumineuse à une longueur d’onde bien précise ; c’est ce que l’on appelle une « raie ». Dans les deux cas, la raie observée est située à 1,123 mm de longueur d’onde. C’est la présence simultanée d’une signature spectrale observée avec deux télescopes différents qui est à la base de l’argumentation des auteurs. Ceux-ci estiment l’abondance de PH3 à 20 ppb (part per billion en anglais, soit une fraction du volume de l’atmosphère exprimée en milliardièmes). Les auteurs analysent alors les cycles de réactions chimiques qui pourraient conduire à la formation de la phosphine dans les 113
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Figure 8.4. | Le réseau d’antennes millimétriques ALMA au Chili. Il comprend 54 antennes de 12 mètres de diamètre et 12 antennes de 7 mètres. Sous la responsabilité de l’ESO (European Southern Observatory), il a été construit par ses partenaires européens en collaboration avec les États-Unis et le Japon. Il est situé sur le site de Chajnantor, sur l’altiplano au nord du Chili, à une altitude de 5 000 mètres. Source : ESO.
conditions de l’atmosphère vénusienne, et concluent à l’impossibilité de former cette molécule par des réactions chimiques classiques dans un milieu aussi oxydant. Puis apparaît, en fin d’article, la conclusion qui va déclencher la tempête médiatique : puisque la phosphine est observée, sa présence pourrait être due à des micro-organismes séjournant dans la couche nuageuse. Les auteurs précisent toutefois que la formation de la phosphine par d’hypothétiques organismes est hautement spéculative. Il n’empêche : en quelques heures, la nouvelle fait le tour de la planète. Elle est relayée, entre autres, par des communiqués de presse de l’European Southern Observatory, de la NASA, de la Royal Society de Londres et du Massachussetts Institute of Technology (MIT), lui aussi impliqué dans le projet. Toute la presse parle d’une vie possible sur Vénus, qui devient rapidement probable dans les médias. 114
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Cependant, très vite, des réactions se manifestent, notamment en France. Hervé Cottin, président de la Société française d’exobiologie, appelle à la prudence : la preuve de la présence de PH3 n’est pas avérée, dit-il avec raison, car l’observation d’une seule raie ne suffit pas pour identifier une molécule sans ambiguïté. De plus, quand bien même il s’agirait de phosphine, rien ne prouve que son origine soit d’origine biologique, puisqu’aucun scénario n’est aujourd’hui capable d’expliquer sa formation. Ces critiques sont reprises, dans une tribune du Monde, par Louis d’Hendecourt qui s’inquiète de la baisse de crédibilité qui pourrait affecter les recherches relatives à l’exobiologie, suite à ce genre d’annonces sensationnelles dénuées de fondement. Dans les semaines qui viennent, d’autres voix vont s’élever pour contester la découverte de l’équipe de Cardiff. PAS DE PHOSPHINE DANS DES SPECTRES INFRAROUGES DE VÉNUS Depuis 2012, une équipe internationale coordonnée par des chercheurs de l’Observatoire de Paris, dont une des auteurs (T.E.), fait des observations régulières de la planète Vénus pour étudier le comportement de deux molécules mineures, le dioxyde de soufre SO2 et la vapeur d’eau H2O, dont le rôle est crucial pour comprendre la météorologie de Vénus. Pour cette étude, l’équipe utilise un instrument particulièrement sensible, le spectromètre-imageur infrarouge TEXES (Texas Echelon Cross Echelle Spectrograph), monté sur le télescope infrarouge IRTF (InfraRed Telescope Facility, figure 8.5). Il permet d’enregistrer des spectres en chaque point du disque de Vénus, et donc de faire des cartes de la distribution des différents constituants atmosphériques sur ce disque afin d’étudier leur évolution en fonction du temps. On a ainsi constaté que la vapeur d’eau est relativement stable dans le temps tandis que le dioxyde de soufre présente des variations très rapides. Ce comportement étant difficile à expliquer, des observations répétées ont paru nécessaires pour mieux comprendre les cycles de l’eau et du soufre sur Vénus. 115
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Figure 8.5. | Le télescope IRTF à l’Observatoire de Maunakea, à 4 200 m d’altitude. Ce télescope de 3 mètres de diamètre a été installé par la NASA en 1979 avec comme objectif principal l’observation des planètes en soutien aux missions spatiales. Photo des auteurs.
Au fil des années, à raison d’une ou deux campagnes d’observation par an, l’équipe a ainsi accumulé une importante base de données. Or la molécule PH3 possède des raies dans le domaine spectral de l’instrument, l’infrarouge. C’est pourquoi, en mars 2020, six mois avant la sortie de son article, l’équipe de Cardiff est entrée en contact avec celle de Paris dans le but de rechercher la phosphine sur Vénus avec cet instrument. Malheureusement, c’était le début de la pandémie de COVID-19, et toutes les observations planifiées pour 2020 ont été annulées. L’équipe de Paris s’est alors tournée vers sa base de données. Il se trouve qu’une observation a été faite à des longueurs d’onde proches de 10,5 micromètres, où la molécule PH3 présente une raie relativement intense. Les observations sont sans appel : il n’y a pas trace de phosphine dans les spectres, qu’il s’agisse du spectre moyenné sur l’ensemble du disque ou des spectres individuels enregistrés dans les différents points du disque (figure 8.6). La limite supérieure correspondante est de 5 ppb, soit quatre fois moins que la valeur annoncée par l’équipe de Cardiff. Est-il possible de réconcilier les deux résultats ? Cela va s’avérer bien difficile. 116
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Figure 8.6. | Les résultats de TEXES montrant l’absence de phosphine dans l’atmosphère de Vénus. À gauche : le spectre intégré sur le disque de Vénus (barres d’erreur) ; la pente du spectre est due à la présence d’une raie de la vapeur d’eau dans l’atmosphère terrestre. En couleur, spectres synthétiques de Vénus incluant la raie de PH3 recherchée, correspondant à différentes abondances (5, 10, 20 ppb), ainsi qu’une raie de CO2 présente dans l’atmosphère de Vénus ; on voit qu’il n’y a pas trace de phosphine dans le spectre TEXES. À droite, une carte du rapport d’intensité des raies de PH3 et de CO2 sur Vénus, montrant que la phosphine est absente en tout point du disque (les valeurs en vert au bas de la carte sont dues à un artefact). La limite supérieure de PH3 déduite des observations est de 5 ppb. D’après T. Encrenaz et al., Astronomy & Astrophysics 643, L5, octobre 2020
DES MÉTHODES CONTESTÉES DE TRAITEMENT DES DONNÉES Après la publication de l’article de Jane Greaves, des voix se font entendre pour contester la découverte de la phosphine. Des critiques portent sur la méthode de traitement des observations en ondes millimétriques, qu’il s’agisse de celles avec le JCMT ou avec ALMA. Les données sont affectées par un problème instrumental bien connu des spécialistes : lorsqu’on observe des planètes comme Jupiter, Vénus et Mars, qui sont très brillantes dans ce domaine, leur spectre présente une forte oscillation d’origine instrumentale, dont l’amplitude est bien supérieure à celle de la raie que l’on veut détecter. On peut les corriger par des techniques de filtrage, mais celle qui a été utilisée par le groupe de Cardiff est dangereuse car elle peut faire apparaître de fausses raies. Face à ce faisceau de critiques, Jane Greaves et ses collègues revoient leur copie. L’équipe annonce d’abord que les observations de 2019 avec ALMA ne montrent qu’une raie très faible, mais maintiennent 117
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le résultat obtenu en 2017 avec le JCMT à Hawaii, où la raie aurait été 20 fois plus forte. Pour réconcilier les deux résultats, l’équipe est contrainte d’invoquer une variation temporelle de l’abondance de la phosphine. Or, dans son premier article, l’équipe de Cardiff justifiait la détection sur la base de la concordance entre les résultats des deux observations ! LES OBSERVATIONS SPATIALES FOURNISSENT UNE NOUVELLE MESURE DÉCISIVE Pendant ce temps, d’autres chercheurs ont fouillé dans leurs bases de données sur Vénus pour y trouver une quelconque trace de phosphine. Cette molécule possède de nombreuses signatures spectrales dans l’infrarouge proche, aux environs de 4 micromètres de longueur d’onde. Or ce domaine spectral a été observé régulièrement pendant plusieurs années par le spectromètre infrarouge SPICAV/SOIR de la sonde spatiale européenne Venus Express (figure 8.7) qui a été en orbite autour de Vénus entre 2006 et 2014. Cet instrument pointait le Soleil à travers l’atmosphère de Vénus au bord de la planète, et en prenait le spectre où l’on voyait les raies d’absorption produites par les constituants atmosphériques. Comme une grande épaisseur était traversée, la sensibilité était bien supérieure à celle que l’on obtient lors d’une mesure faite devant le disque planétaire, ce qui est le cas de l’instrument TEXES. De plus, chaque observation donne lieu à une série de mesures sondant différents niveaux atmosphériques à mesure que le disque solaire passe derrière le bord de la planète : on obtient donc le profil vertical de la molécule observée. Le 10 décembre 2020, l’équipe responsable de l’instrument SPICAV/ SOIR publie dans Astronomy & Astrophysics le résultat de sa recherche de la phosphine. Grâce à la sensibilité exceptionnelle de l’instrument, M. Trompet et ses collègues annoncent une abondance de phosphine toujours inférieure à 20 ppb entre 2006 et 2011 ; dans certains cas la limite obtenue est 10 à 100 fois plus faible. La conclusion est sans appel : il n’y a pas trace de phosphine dans les données de Venus Express. 118
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Figure 8.7. | La sonde Venus Express. Source : ESA.
EST-CE LA FIN DE L’HISTOIRE ? On aurait pu s’attendre à ce que la publication des données de Venus Express marque le point final de la controverse autour de la phosphine. Eh bien non… Le lendemain de cette publication, une session spéciale dédiée à la question de la phosphine sur Vénus s’est tenue (virtuellement) dans le cadre de l’Assemblée Générale de l’American Geophysical Union. Parmi les quatre organisateurs, deux sont des exobiologistes intéressés à la recherche de la vie sur Vénus, tandis que les deux autres sont des observateurs. Le programme a été soigneusement équilibré entre les présentations favorables à la présence de la phosphine et celles annonçant son absence. La session a réuni près de 130 participants, ce qui témoigne de l’intérêt de la communauté. Dans une ambiance très feutrée, les différents protagonistes ont présenté leurs conclusions. Mais il n’y a pas eu de débat 119
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sur la validité des mesures en ondes millimétriques. Les questions, majoritairement posées par des exobiologistes, ont plus porté sur l’intérêt de la phosphine comme biomarqueur que sur les observations elles-mêmes, et la session s’est conclue par une exhortation des organisateurs à rechercher la phosphine à d’autres longueurs d’onde. L’histoire de la phosphine n’est donc sans doute pas terminée. En dépit du scepticisme général manifesté par les observateurs et en dépit des résultats négatifs annoncés par les observations de TEXES et de Venus Express, de nouvelles observations avec TEXES ont été planifiées à l’Observatoire de Mauna Kea pour l’année 2021. D’autres campagnes d’observation seront peut-être programmées sur d’autres télescopes. L’avenir nous dira si la phosphine de Vénus suscite ou non le même engouement que le méthane martien. QUELLES LEÇONS POUR LE FUTUR ? Ce que l’on peut d’abord retenir de la saga de la phosphine, c’est l’emballement démesuré qui a suivi la première annonce. Ce qui aurait dû s’appeler « De la phosphine sur Vénus ? » s’est transformé en « La vie sur Vénus ? » sans que le moindre scénario justificatif soit proposé. Cette petite histoire illustre la fascination que la recherche d’une vie extraterrestre exerce sur le public. Raison de plus pour que les scientifiques soient extrêmement vigilants dans leur démarche et dans la présentation de leurs résultats au public. Ce n’est pas seulement le grand public qui est en quête d’une vie extraterrestre. À l’évidence, et c’est normal, la communauté scientifique manifeste le même engouement. Il suffit d’observer les divers articles scientifiques relatifs à la phosphine et à son intérêt potentiel comme biosignature, parus dans le courant de l’année 2020. Par exemple, des chercheurs ont tenté de rechercher la phosphine dans les données enregistrées par l’instrument LNMS (Large Probe Neutral Mass Spectrometer) de la mission Pioneer Venus, envoyée par la NASA en 1978. Cet instrument est un spectromètre de masse, qui mesurait la masse atomique des différents constituants 120
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de l’atmosphère vénusienne. Il y avait bien un signal pour la masse atomique 34, correspondant à une molécule ayant 34 fois la masse de l’atome d’hydrogène. C’est bien celle de PH3, mais malheureusement c’est aussi celle de H2S, dont la présence est bien connue sur Vénus ! Il est donc impossible de conclure à la présence de phosphine à partir de ces données. Et pourtant, un article sur ce sujet est apparu en septembre 2020 ! Au-delà de l’exemple de la phosphine sur Vénus, on peut se poser le problème de la pertinence de la diffusion à l’ensemble de la communauté scientifique de données archivées dont le traitement est particulièrement complexe. Dans le cas de Vénus, l’équipe de Cardiff était certes spécialiste de spectroscopie millimétrique, mais pas de son application à des sources très brillantes comme Vénus, d’où une erreur d’analyse. Or, de plus en plus, la politique en astronomie est de faciliter l’accès des données à l’ensemble de la communauté scientifique. Cette démarche est une excellente initiative qui permet au plus grand nombre d’accéder à la science. Mais dans le cas d’observations aussi complexes que celles d’ALMA, n’y a-t-il pas le risque d’une grande perte d’énergie, si les meilleurs spécialistes du sujet doivent passer un temps considérable à contester les analyses de leurs collègues plus novices ? Peut-être, malgré tout, est-ce le prix à payer pour assurer que les données obtenues avec des moyens de plus en plus coûteux et complexes soient utilisées le plus possible.
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9 Les microbes nous envahissent !
L’histoire de la météorite martienne que nous avons narrée au chapitre 6 n’est qu’un des épisodes d’une longue saga commencée dès l’Antiquité. En effet, Anaxagore (ca. 500-428 av. J.-C.) prétendait déjà que la vie terrestre aurait pu venir d’ailleurs. Un des pères de l’Église, Irénée, en dit avec horreur : « Anaxagore, qui fut surnommé l’athée, dogmatisa que les animaux sont nés de semences tombées du ciel sur la terre. » On attribue à Anaxagore la création du mot qui correspond à cette arrivée : panspermie (panspermia), ce qui signifie littéralement « mélange de graines ». L’idée fut ensuite oubliée ou occultée car elle ne plaisait pas à Aristote. Elle ressurgit au xixe siècle. En 1834, le célèbre chimiste suédois Jöns Jacob Berzelius (1779-1848) trouve de la matière organique dans une météorite tombée l’année précédente près d’Alès (Gard), mais ne va pas jusqu’à prétendre que cette météorite ait apporté de la vie sur Terre. D’autres sont plus affirmatifs, comme en 1865 le botaniste prussien Hermann Eberhard Richter (1808-1876), puis le célèbre physicien anglais William Thomson (Lord Kelvin, 123
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1824-1907) en 1871. Celui-ci pense que lors de collisions entre deux corps célestes dont l’un est couvert de végétation, « un grand nombre de fragments, grands et petits, porteurs de semences, de plantes vivantes, d’animaux seraient sans aucun doute dispersés dans l’espace. Comme il a indubitablement existé, depuis des temps infinis, des mondes porteurs d’êtres vivants, nous devons considérer comme fort probable qu’il existe une infinité de pierres météoritiques, chargées de germes, errant dans l’espace ». En 1874, un physicien prussien non moins célèbre, Hermann von Helmholtz (1821-1894), suggère de son côté que les comètes peuvent transporter des bactéries. L’idée de la panspermie va être développée par un autre physicien, suédois celui-ci, Svante August Arrhenius (1859-1927). SVANTE ARRHENIUS ET LA PANSPERMIE Svante Arrhenius (figure 9.1) n’est pas n’importe qui. C’est un grand chimiste, qui a obtenu le prix Nobel en 1903. Il a élaboré la théorie de l’effet de serre qui occasionne le réchauffement de la Terre sous l’effet de la vapeur d’eau et du gaz carbonique de l’atmosphère, et a montré qu’un doublement du gaz carbonique produirait une augmentation de 5 °C de la température du globe : c’est un peu plus que les prévisions actuelles, mais l’ordre de grandeur est le bon. Arrhenius s’est aussi intéressé à la biodiversité, montrant que le nombre d’espèces présentes dans un écosystème est lié à la surface qu’il englobe : c’est ainsi que pour être efficace, une réserve naturelle doit être très étendue. En 1907, il publie Das Werden des Welten (L’évolution des mondes), un livre qui a un certain retentissement et est bientôt traduit en anglais et en français. Il y développe ses idées sur la vie sur Terre et sur différents phénomènes astronomiques. Esprit moderne, il adhère à la théorie de l’évolution de Darwin et ne croit pas à la génération 124
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Figure 9.1. | Svante Arrhenius en 1909. Source : Wikimedia Commons.
spontanée des êtres vivants. Cependant, pour lui, la vie se perpétue en se déplaçant d’une planète à l’autre sous la forme de spores et est donc éternelle. Il écrit : « Nous pouvons bien nous habituer à la pensée que la vie a toujours existé, et que c’est un travail inutile de chercher à en connaître l’origine… » ce qui lui permet d’éluder le problème épineux de l’origine de la vie ! Cependant, contrairement à Richter et à Lord Kelvin, Arrhenius ne croit pas que la vie ait pu être amenée sur Terre par des météorites, puisque celles-ci sont portées à haute température lorsqu’elles 125
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traversent l’atmosphère terrestre. Il pense que ce sont les spores et les bactéries elles-mêmes, éventuellement fixées sur des grains de poussière, qui errent dans l’espace. Elles sont poussées par la pression de la lumière du Soleil et des étoiles, et aussi par des « forces électriques » plutôt vagues. Ainsi « le système solaire le plus proche de nous, celui de a du Centaure, serait atteint au bout de 9 000 ans » par des spores venant de notre propre Système solaire. Et de rappeler, en citant toutes sortes d’expériences de laboratoire, que les spores et les bactéries peuvent avoir une durée de vie fort longue, et peuvent être bien conservées par le froid et le vide des espaces interstellaires. Il sait que la lumière solaire peut avoir un effet mortel sur les cellules vivantes, mais pense qu’elle agit par l’intermédiaire d’une « oxydation » liée au milieu ambiant, action qui disparaît donc dans le vide interstellaire. Cependant, Arrhenius ignore encore à quel point toute matière vivante est rapidement détruite par le rayonnement ultraviolet solaire, dont nous sommes heureusement protégés en grande partie par la couche d’ozone absorbante qui est présente dans la haute atmosphère : l’existence de cette couche n’a été établie qu’en 1913. La destruction de la matière vivante par la lumière ultraviolette est l’argument majeur qui s’oppose à la panspermie sous la forme décrite par Arrhenius : en revanche, l’intérieur des météorites est protégé de ce rayonnement, ce qui laisse quand même une chance à cette théorie. Elle sera évidemment exploitée par ses successeurs. D’ALEXANDRE OPARINE À FRED HOYLE : LES IDÉES PROGRESSENT, ET AUSSI LES DIVAGATIONS La destruction de la matière vivante par le rayonnement ultraviolet ne semble pas avoir été sérieusement étudiée dans les années qui ont suivi la découverte de la couche d’ozone, pour la simple raison que l’on ne savait pas ce que le Soleil rayonnait dans ce domaine, faute de pouvoir l’observer depuis le sol : ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale que l’on a pu constater, à partir de fusées s’élevant au-dessus 126
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de la couche d’ozone, que le rayonnement du Soleil est important dans ce domaine spectral jusqu’aux longueurs d’onde assez courtes, les plus efficaces pour détruire toute bactérie isolée circulant dans le Système solaire. Dans un remarquable article sur l’origine de la vie, qui date de 1924, le savant soviétique Alexandre Oparine (18941980), qui n’est pas hostile à l’idée de panspermie, est cependant déjà conscient des dangers qui menacent les cellules vivantes isolées dans le milieu interplanétaire, et pense que la vie se propage plutôt par l’intermédiaire des météorites. Il se pose cependant des questions sur la survivance des êtres vivants qui pourraient être contenus dans les météorites, lorsqu’ils sont soumis aux conditions fort rudes de leur passage dans l’atmosphère terrestre et de leur chute finale. Et il remarque fort judicieusement que la panspermie ne résout pas le problème de l’origine de la vie : il est simplement déplacé. À mesure que le temps avance, il devient de plus en plus difficile d’ignorer le problème de la destruction par le rayonnement ultraviolet d’organismes vivants isolés dans l’espace : des expériences de laboratoire ont permis d’étudier la résistance de bactéries ou de spores au vide, au froid et au rayonnement ultraviolet, et les résultats sont peu encourageants. Néanmoins certains faits ont pu maintenir quelque optimisme. Par exemple, les astronautes de la mission Apollo 12 qui s’est posée sur la Lune en novembre 1969 ont récupéré et ramené à terre des fragments de la sonde Surveyor 3 qui était arrivée deux ans auparavant sur notre satellite. Or on a trouvé des bactéries sur un de ces fragments (une caméra) : elles seraient venues de la Terre avec cette sonde, qui aurait été mal désinfectée, et auraient survécu sur la Lune. Mais les règles de stérilisation n’ont pas été bien suivies non plus au retour des échantillons et il est plus que probable que les bactéries observées résultent d’une contamination à ce moment. Néanmoins, cette affaire a fait un tel bruit qu’elle a suscité l’envoi dans l’espace d’une quantité d’êtres vivants qui ont été directement exposés au vide et au rayonnement : bactéries, virus, graines, spores, lichens, et même des animaux primitifs comme les tardigrades (figure 9.2). 127
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Ces derniers se sont montrés particulièrement résistants, surtout s’ils avaient été déshydratés au préalable. Mais on doute quand même qu’ils puissent survivre les milliers d’années qui sont nécessaires à un voyage interstellaire.
Figure 9.2. | Un tardigrade vu au microscope électronique à balayage, à l’état naturel (à gauche) et déshydraté (à droite). La barre horizontale représente 0,1 millimètre. Ces animaux sont extrêmement résistants aux conditions climatiques. Source : Wikimedia Commons et Nature.
Finalement, on a conclu que les organismes vivants ne peuvent résister suffisamment longtemps aux conditions spatiales que s’ils sont entourés d’une carapace protectrice, ou inclus dans les profondeurs de météorites (on y revient !). Mais ceci n’a nullement découragé les spéculations. Dans les années 1980, le célèbre astronome anglais Fred Hoyle (19152001) et son étudiant Anglo-Sri Lankais Chandra Wickramasinghe s’intéressent aux poussières cométaires. Une occasion en or leur est fournie par le passage en 1986 de la comète de Halley, particulièrement brillante. Fred Hoyle a à son actif de remarquables travaux – il est un de ceux qui ont élucidé la nucléosynthèse des éléments dans les étoiles – qui lui ont valu de prestigieuses récompenses, mais il est aussi connu pour ses idées originales, auxquelles il s’accroche coûte que coûte même si des éléments objectifs viennent clairement les contredire. Or, en mars 1986, le survol de la comète de Halley par la sonde européenne Giotto, ainsi que les sondes soviétiques Vega 1 et 2, apportent de nouveaux résultats, particulièrement intéressants pour lui : le spectre infrarouge de la comète présente une signature spectrale 128
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nouvelle, qui sera d’ailleurs réobservée dans les mois qui suivent à partir de télescopes au sol (figure 9.3). Les auteurs de la découverte ont tôt fait d’attribuer cette signature à divers types d’hydrocarbures. Mais pour Hoyle et Wickramasinghe, il s’agit de bactéries, comme ils l’expliquent en 1987 dans une lettre à la prestigieuse revue Nature… immédiatement réfutée par d’autres spécialistes dans la même page de la revue.
Figure 9.3. | Le spectre infrarouge de la comète de Halley observé par le télescope anglo-australien en 1986, avec barres d’erreur. Il présente un maximum à 3,4 micromètres. C’est cette signature que Hoyle et Wickramasinghe interprètent comme due à une bactérie : la courbe est censée reproduire le spectre produit par ces bactéries, mais peut aussi bien être produite par des hydrocarbures. D’après Hoyle et Wickramasinghe, Nature 328, 117, 1987.
Quelques années plus tard, nos deux savants s’intéressent aux poussières qui sont mélangées avec le gaz très dilué de la matière interstellaire. À nouveau, ils constatent l’existence de structures qu’ils considèrent comme inexpliquées dans le spectre de certaines nébuleuses comme le Rectangle rouge (figure 9.4), un objet qui résulte de l’expulsion de matière par une étoile en fin de vie. Bien que l’on ait 129
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Figure 9.4. | Le Rectangle rouge (HD 44179 pour les astronomes), vu par le Télescope spatial Hubble. Il s’agit de matière expulsée par une étoile géante riche en carbone à la fin de sa vie ; la forme de la nébuleuse est déterminée par le fait que cette étoile fait partie d’un système double. Source : NASA.
déjà montré que ces structures peuvent être dues à des hydrocarbures aromatiques polycycliques, des produits non biologiques qui sont présents un peu partout dans le milieu interstellaire et dans des éjecta d’étoiles, Hoyle et Wickramasinghe les attribuent à des produits organiques carbonés, même voire à la chlorophylle… De là à imaginer que l’Univers contient de la vie partout, il n’y a qu’un pas, et il est vite franchi. Ils développent donc l’idée que la vie nait dans le milieu interstellaire, dans des poussières protégées par une couche de glace. Puis les agrégats de glace forment les comètes, lesquelles tombent sur les planètes qu’elles ensemencent. Après le décès de Hoyle, Wickramasinghe et son groupe continuent dans sa lignée. Ils trouvent des êtres unicellulaires dans une « pluie rouge » survenue en Inde en 2001, et ils pensent qu’ils étaient 130
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présents dans la haute atmosphère terrestre. Rien d’extraordinaire à cela, mais pourquoi ne pas imaginer que ces êtres sont venus de plus loin, apportés par une météorite ? D’ailleurs, ils découvrent dans une météorite tombée au Sri-Lanka en 2012 des structures qui rappellent celles de certaines poussières contenues dans la fameuse pluie : ils les attribuent à des diatomées (sortes de microalgues unicellulaires) fossiles. Le problème est que la nature météoritique du fragment qu’ils ont examiné est loin d’être prouvée, et qu’il pourrait bien s’agir d’une pierre terrestre. Ils ne sont pas les premiers à avoir décrit de supposées invasions de bactéries. D’autres invasions, survenues précédemment, proviendraient de Vénus, qui était justement au plus près de la Terre au moment de l’arrivée : les bactéries auraient été entraînées depuis Vénus par le vent solaire, et seraient ainsi parvenues rapidement sur la Terre. Wickramasinghe prend cette idée très au sérieux, d’autant plus qu’on avait déjà imaginé que des bactéries puissent se développer dans l’atmosphère de Vénus, une idée qui a ressurgi récemment (voir le Chapitre 8). En 2008, il calcule qu’au moins 30 milligrammes de bactéries vénusiennes pourraient parvenir sur Terre après un trajet d’une trentaine d’heures, pendant lequel elles n’auraient pas eu le temps d’être détruites. Encore faudrait-il qu’il y ait des bactéries sur Vénus… UNE ORIGINE EXTRA-TERRESTRE DE LA COVID-19 ? Et puisqu’il arrive des bactéries sur Terre, pourquoi ne pas imaginer que les redoutables coronavirus proviennent eux aussi de l’espace ? Ce pas a été franchi en 2003 par Wickramasinghe et ses collaborateurs à l’occasion de l’épidémie du premier SARS, qui a sévi de 2002 à 2004. Puisque le virus est apparu soudainement, comme tombé du ciel, pourquoi ne serait-il pas littéralement venu du ciel ? Le virus serait alors présent en permanence dans la stratosphère terrestre et descendrait sporadiquement dans des endroits bien localisés, d’où partirait l’épidémie : l’idée a fait l’objet d’un article dans la revue médicale 131
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The Lancet, pourtant réputée comme fort sérieuse. Ses auteurs ont réitéré, sous une forme un peu différente, à l’occasion de la présente pandémie de Covid-19, dont le virus a surgi « soudainement » dans la province de Wuhan : il aurait, quant à lui, été apporté par la chute d’un bolide survenue le 11 octobre 2019 dans le nord-est de la Chine. Malgré tout, aux dernières nouvelles, on n’a pas encore de preuves que des bactéries ou des virus venus de loin nous aient envahi. Peutêtre nous faut-il attendre la panspermie dirigée, proposée en 1973 dans la très sérieuse revue de planétologie Icarus par Francis Crick (1916-2004) – un de ceux qui ont établi la structure de l’ADN et ont reçu le prix Nobel en 1962 – et son collègue chimiste Leslie Orgel (1927-2007) : pour eux, pas de panspermie au hasard, mais des organismes pourraient être envoyés délibérément sur la Terre par des êtres intelligents occupant une autre planète. ET POURTANT, DES MOLÉCULES PRÉ-BIOTIQUES PROVIENNENT BIEN DE L’ESPACE Toutes les élucubrations que nous venons d’évoquer ne doivent pas occulter un fait bien établi : des molécules qui sont les briques de base de la vie ont bien été apportées sur Terre par les météorites et surtout par les comètes. Mais attention ! Ce ne sont pas des molécules complexes du vivant comme les protéines ou l’ADN, mais des composés relativement simples, qui existent dans le milieu interstellaire à partir duquel se sont formées les comètes en même temps que les planètes de notre Système solaire. On a en effet découvert, principalement par leur spectre infrarouge lointain et radio, plus de 200 molécules interstellaires, dont la plupart sont des molécules organiques à base de carbone, d’azote, d’oxygène et d’hydrogène ; on y trouve aussi des molécules à base de soufre et de phosphore, donc tout ce qu’il faut pour la vie. On a aussi observé nombre de ces molécules dans plusieurs comètes. On a même découvert l’acide aminé le plus simple, la glycine, dans la fameuse comète 67P/ChuryumovGerasimenko explorée de 2014 à 2016 à par la sonde européenne 132
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Les microbes nous envahissent !
Rosetta (figure 9.5), et même tout récemment dans le milieu inter stellaire. La masse totale de matériau pré-biotique apportée au cours du temps par les comètes pourrait être équivalente à la totalité de la biomasse présente aujourd’hui sur notre globe. Mais de là à créer la vie, bien des étapes sont nécessaires, et certaines échappent toujours à notre compréhension.
Figure 9.5. | La comète 67P/Churyumov-Gerasimenko vue par la sonde européenne Rosetta. De nombreuses molécules pré-biotiques y ont été identifiées, par exemple un acide aminé, la glycine. Source : ESA.
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La science-fiction et les réseaux sociaux regorgent de références aux Objets Volants Non Identifiés (OVNI), en particulier aux soucoupes volantes qui viennent déposer sur notre Terre de curieux visiteurs et qui vont quelquefois jusqu’à enlever temporairement quelques terriens. Les témoignages concernant les OVNI ont été très nombreux dans les années 1950-80, au point que le Centre National d’Études Spatiales (CNES) a créé en 1977 pour les étudier un Groupe d’Études des Phénomènes Aérospatiaux Non identifiés (GEPAN). Ce groupe existe toujours sous le nom de GEIPAN. Il a identifié 61 % des témoignages comme décrivant des phénomènes naturels, et seulement 2 % comme non encore expliqués, le reste étant inexploitable par manque de données. Les témoignages non expliqués pourraient bien l’être un jour ; ils sont d’ailleurs intéressants, car ils peuvent correspondre à des phénomènes naturels pas encore reconnus. Nous n’avons pas l’intention de discuter des OVNI dans ce livre, car nous pensons que les témoignages même les plus honnêtes relèvent de l’autosuggestion, et que certains sont des canulars. Et 135
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si les annonces en sont fortement médiatisées, leurs réfutations ne le sont pas. Qu’on en juge par un exemple qui concerne un des auteurs (J.L.) : « Il y a une quarantaine d’années, j’ai participé à une émission télévisée en différé consacrée aux OVNI. On y voyait d’abord un reportage concernant un homme qui prétendait avoir vu se poser une soucoupe volante, suivi d’une table ronde composée de journalistes visiblement convaincus de l’existence des OVNI, de deux astronomes dont moi-même et d’un psychiatre. Lors d’un premier enregistrement, mon collègue et moi avons développé les arguments habituels : les astronomes n’ont jamais vu d’OVNI alors qu’ils sont les mieux placés pour cela, l’arrivée de soucoupes volantes depuis d’autres planètes ou étoiles pose des problèmes d’énergie insurmontables, etc. Mais les arguments scientifiques sont de peu de poids pour des “croyants”… La prise n’étant pas de très bonne qualité technique, le producteur décida d’en faire une seconde. Alors, le psychiatre, qui n’avait rien dit la première fois et qui avait eu le temps de réfléchir, démonta de façon superbe le témoignage présenté dans le film, en montrant que l’homme était une sorte de coq du village qui avait tout inventé pour se faire briller. Nous nous sommes quittés en convenant que cette seconde prise serait diffusée. Mais c’est la première qui l’a été ! Un croyant était visiblement intervenu… ». Comme nous l’avons vu à plusieurs reprises dans les chapitres précédents, même de grands scientifiques peuvent tomber dans le panneau et échafauder des théories invraisemblables. Mais la réalité peut être assez subtile pour que l’on puisse les en excuser. Nous allons en voir un exemple tout récent. UN OBJET PROVENANT DE L’ESPACE INTERSTELLAIRE Le 19 octobre 2017, un dispositif robotisé de surveillance continue du ciel nommé PAN-STARRS (PANoramic Survey Telescope And 136
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Rapid Response System), situé à Hawaii, détecte dans le ciel nocturne un objet très faible se déplaçant très rapidement, de 6 degrés par jour. On en retrouve la trace dans des images prises le 14 octobre par un autre programme de surveillance du ciel. L’alerte est donnée à différents observatoires, qui le suivront pendant deux mois jusqu’à ce qu’il ne soit plus observable. On constate rapidement que sa trajectoire est en forme d’hyperbole, et non d’ellipse comme il convient à tous les corps appartenant au Système solaire : il provient donc de l’espace interstellaire. On a baptisé cet objet ‘Oumuamua, ce qui signifie le messager dans la langue hawaiienne. C’est le premier objet de ce genre que l’on ait découvert, mais pas le seul puisqu’il sera suivi en août 2019 d’une comète également d’origine interstellaire. Les dimensions moyennes de l’objet, que l’on peut déduire de son éclat en supposant qu’il réfléchit 10 % de la lumière du Soleil comme les astéroïdes et noyaux cométaires, sont de l’ordre de 55 mètres. Cet éclat présente des variations importantes et rapides atteignant un facteur 10, ce qui s’observe aussi dans quelques astéroïdes du Système solaire dont les dimensions sont inférieures à la centaine de mètres. L’analyse de ces variations montre que ‘Oumuamua, qui tourne sur lui-même avec une période de 8,7 heures, n’est pas du tout sphérique. Mais sa forme ne peut pas être déterminée sans ambigüité : ce peut être celle d’un cigare qui tournerait autour de son petit axe, ou d’une galette (figure 10.1). Celle-ci tournerait autour de l’un de ses diamètres, mais c’est une situation instable dynamiquement et cette deuxième forme est donc très peu probable.
Figure 10.1. | Deux aspects possibles d’‘Oumuamua (vues d’artiste). Source : NASA.
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Rien d’anormal pour l’instant : ‘Oumuamua peut être tout simplement un astéroïde ou un noyau de comète. Les petits astéroïdes, qui sont le plus souvent des agglomérations poreuses de débris résultant de collisions et rassemblés par la gravité, ont les formes les plus variées ; certains sont allongés comme Itokawa (figure 10.2), dont la mission japonaise Hayabusa 1 a ramené sur terre une petite quantité de matière. Les simulations numériques montrent qu’il est facile de produire dans certaines circonstances une accumulation de débris très allongée comme ‘Oumuamua.
Figure 10.2. | L’astéroïde Itokawa, photographié par la sonde japonaise Hayabusa 1. C’est un amoncellement de fragments divers, très sombre contrairement à ce que laisse penser l’image très exposée. Sa longueur est de 600 m. ‘Oumuamua pourrait lui ressembler, mais est 10 fois plus petit et a une forme plus allongée. Source : ISAS, JAXA.
Rien d’étrange non plus à ce qu’un objet venu d’ailleurs pénètre dans le Système solaire : on sait maintenant que la formation des systèmes planétaires, dont plus de 700 sont connus en plus de notre propre Système solaire, est loin d’être tranquille et comporte des épisodes où des astéroïdes, des comètes et même des planètes sont éjectés. On a d’ailleurs découvert des planètes isolées qui proviennent sans doute de telles éjections. 138
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Mais il y a quand même un problème : la trajectoire d’‘Oumuamua est perturbée par une force de direction opposée au Soleil, que l’on peut expliquer ainsi : l’échauffement de la face exposée à la chaleur solaire s’évapore ou se disloque, formant un jet de matière dirigé plus ou moins vers le Soleil et qui tend à éloigner l’objet du Soleil par réaction. Or on n’a pas observé un tel jet de matière, que ce soit de gaz ou de poussières. Il est vrai que l’objet est très faible, que le gaz peut être par exemple de l’hydrogène indétectable si l’objet, très froid, contient de l’hydrogène solide, et que les grosses poussières sont également indétectables. Mais l’absence de certitude reste assez frustrante, et l’objet nous a quitté pour toujours sans qu’on puisse en savoir plus. UN OBJET FABRIQUÉ PAR D’AUTRES CIVILISATIONS ? Bien entendu, l’arrivée d’un objet venu d’ailleurs va susciter toutes sortes d’interrogations et d’émois. Sa forme allongée évoque celle du vaisseau spatial du célèbre roman de science-fiction d’Arthur C. Clarke Rendez-vous avec Rama, publié en 1975. Les dimensions de ce vaisseau sont comparables à celles d’‘Oumuamua ! Aussi a-t-on tenté de détecter des signaux radio pouvant être émis par les habitants éventuels de l’objet, mais sans résultat. Qu’à cela ne tienne ! Un astronome connu, Abraham (Avi) Loeb, un israélien né en 1962 qui a dirigé le département d’astronomie de l’Université d’Harvard de 2011 à 2020, est persuadé qu’‘Oumuamua n’est pas un objet naturel, mais est une voile solaire fabriquée par une civilisation lointaine. Loeb est l’animateur d’un projet nommé Breakthrough5 StarShot qui veut envoyer de très petites sondes vers l’exoplanète la plus proche de nous, laquelle tourne autour de l’étoile Proxima Centauri. Elles seraient propulsées chacune par une petite voile solaire (figure 10.3), laquelle serait accélérée par la pression de 5. Le terme breakthrough que l’on peut traduire par découverte capitale est constamment utilisé aux USA pour désigner les projets les plus fous, afin d’attirer l’attention des décideurs. 139
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radiation exercée par la lumière d’un puissant laser. C’est clairement ce qui a fait imaginer à Loeb qu’une telle voile (beaucoup plus grande) aurait été fabriquée par les habitants d’une exoplanète et serait parvenue jusqu’à nous. La pression de radiation exercée par le Soleil sur cette voile occasionnerait la force d’éloignement que nous avons mentionnée plus haut. Cette voile serait-elle un débris, ou aurait-elle été envoyée intentionnellement vers notre Système solaire ? Voilà qui va alimenter les spéculations.
Figure 10.3. | Un projet de la NASA pour une voile solaire. Source : NASA.
Il y a quand-même un hic… Pour que la voile soit poussée en direction opposée au Soleil, il faudrait qu’elle soit convenablement orientée, mais les variations de l’éclat de l’objet montrent que cette orientation change continuellement. De plus, comme la voile solaire serait très aplatie, on ne devrait jamais la voir presque de face malgré sa rotation car les variations d’éclat seraient encore bien plus grandes 140
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qu’observé. Personne n’a réussi à montrer que toutes ces conditions sont compatibles. Mais peu importe. Avi Loeb publie en janvier 2021 aux États-Unis un livre intitulé Extraterrestrial : The First Sign of Intelligent Life Beyond Earth, où il expose ses idées sur la nature d’‘Oumuamua. Il est simultanément traduit en de nombreuses langues, et publié en particulier en français par les Éditions du Seuil sous le titre Le premier signe d’une vie intelligente extraterrestre. Et la manchette dit « Si j’ai raison, c’est la plus grande découverte de l’histoire de l’humanité. » Rien que ça ! Bien entendu le livre devient aussitôt un best-seller, et suscite 5 pages d’interview de l’auteur dans Télérama, un journal qui ne s’intéresse pourtant pas particulièrement à la science. Donc un gros effet médiatique, matérialisé par des torrents d’articles journalistiques plus ou moins bien informés, avec des droits d’auteur confortables à la clé, et peu de risques de contradiction puisque l’objet a disparu. Le livre n’est pas sans intérêt, malgré l’autosatisfaction évidente de l’auteur, car il contient des réflexions sensées sur divers sujets ; mais il ne fait pas la part belle aux contradicteurs. En effet, les réactions de la communauté scientifique ont été généralement négatives : si l’on peut expliquer rationnellement les propriétés d’‘Oumuamua, ce qui est le cas, pourquoi faire appel à d’hypothétiques extraterrestres ? D’ailleurs, il aurait fallu au moins 50 000 ans à sa vitesse actuelle (26 kilomètres par seconde) pour qu’il nous soit parvenu d’une des exoplanètes les plus proches : ceci jette bien des doutes sur l’intention de ses expéditeurs éventuels, comme le fait remarquer l’astronome américain Ben Zuckerman dans un article très récent. Mais certains ne désarment pas, et proposent d’envoyer au plus vite une sonde pour rattraper l’objet dans sa course et en préciser la nature : c’est le projet Lyra. Pourquoi pas, mais aussi pourquoi ne pas attendre l’arrivée d’autres objets du même genre ? Deux nous sont parvenus en l’espace de quelques années, et il y en aura certainement d’autres. D’ailleurs, on peut aussi placer une sonde en attente pas trop loin de la Terre et la diriger vers un des prochains 141
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visiteurs interstellaires pour connaître mieux sa nature, ou à défaut vers une comète qui arriverait pour la première fois dans l’intérieur du Système solaire : c’est le but du projet Comet Interceptor de l’Agence Spatiale Européenne, qui devrait être lancé en 2028. Il devrait couper court à bien des élucubrations sans fondement.
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CONCLUSION
Tout au long de cet ouvrage, nous avons rencontré des situations dans lesquelles des philosophes et des scientifiques ont défendu ou contesté l’idée de l’existence d’une vie extraterrestre. Depuis l’Antiquité jusqu’au xixe siècle, en l’absence d’observations astronomiques pertinentes, il ne s’agissait que d’un débat d’idées, personne n’étant alors en mesure de prouver ou d’infirmer l’existence d’une forme de vie ailleurs que sur Terre. La fin du xixe siècle a marqué un tournant, avec les observations détaillées de la surface de Mars et la découverte de « canaux » interprétée par leurs auteurs comme la signature d’une civilisation intelligente ; le mythe a perduré jusqu’à l’envoi des premières sondes spatiales martiennes. Depuis cette époque, à plusieurs reprises, des scientifiques, tous de bonne foi, se sont appuyé sur des observations parfois très complexes pour justifier l’existence d’une forme de vie sur Mars : c’est le cas des expériences de biologie de la mission Viking et de l’analyse de la météorite martienne ALH84001. Quand il apparaît finalement que les conclusions relatives à l’existence d’une vie martienne sont négatives, l’intérêt de la communauté scientifique se déplace vers la recherche d’une vie fossile, vestige éventuel d’une vie primitive. À défaut de la découvrir, on s’attache alors à la notion d’« habitabilité » pour décrire les environnements susceptibles 143
Conclusion
d’avoir pu autrefois abriter la vie. Parmi les récentes controverses que nous avons décrites dans ce livre, certaines semblent aujourd’hui définitivement tranchées par l’ensemble de la communauté ; cependant, même dans ce cas, certains tenants de la vie extraterrestre ont longtemps continué à publier des articles en faveur de leur analyse ; cette forme de déni apparaît en particulier dans le cas des expériences Viking et de la météorite martienne. Clairement, la question de « la vie ailleurs » suscite des passions et des comportements irrationnels, même chez certains scientifiques. Si les controverses autour de la vie extraterrestre se sont longtemps focalisées sur la planète Mars, elles prennent aujourd’hui une nouvelle dimension avec la découverte de milliers de planètes autour d’autres étoiles de notre Voie lactée. Beaucoup de ces exoplanètes sont rocheuses et de taille comparable à la Terre ou un peu plus grosses : on les appelle alors les super-Terres. Bien entendu, la question s’est posée immédiatement : pourraient-elles abriter la vie ? Impossible de les explorer in situ, comme cela a été fait pour les planètes du Système solaire ; il faut donc utiliser des méthodes indirectes pour déterminer leurs caractéristiques physiques et orbitales. De ces nouvelles candidates potentielles à l’exobiologie, nous sommes en mesure de déterminer la masse, parfois le rayon et donc la densité, et la distance à leur étoile, ce qui nous donne une estimation de leur température de surface. Dans certains cas, nous pouvons même déterminer leur composition atmosphérique. À partir de ces quelques éléments, les scientifiques ont défini un critère permettant de sélectionner les exoplanètes rocheuses potentiellement intéressantes : il faut qu’elles se situent à l’intérieur de la zone d’habitabilité de leur étoile, c’est-à-dire à une distance telle que l’eau puisse y séjourner sous forme liquide. Ce critère fait bien entendu allusion à la position privilégiée de la Terre vis-à-vis du Soleil, qui lui a permis de garder l’eau liquide à sa surface tout au long de son histoire. Après une quinzaine d’années d’exploration, en particulier par le satellite Kepler, les astronomes ont identifié plusieurs 144
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Conclusion
dizaines de telles cibles. Il est intéressant de noter qu’à chaque découverte d’un de ces objets, les déclarations fracassantes ont fleuri dans la presse : « On a identifié l’équivalent de la planète Terre ! ». Bien entendu, ces affirmations, parfois lancées ou relayées par les agences spatiales ou les organismes de recherche eux-mêmes, ne reposent sur aucun élément sérieux. Nous sommes bien incapables, avec les technologies d’aujourd’hui, d’obtenir une image autre que ponctuelle de ces objets lointains. Tout au plus avons-nous une idée de sa nature physique, de sa température et, dans quelques cas, de sa composition atmosphérique. Il n’empêche, la nouvelle fait le tour de la Terre… jusqu’à ce qu’une nouvelle candidate vienne détrôner la précédente. Cependant, les méthodes mises en œuvre s’affinent ; d’ici une ou deux décennies, nous serons peut-être en mesure d’identifier, dans l’atmosphère de ces objets, des « biomarqueurs », c’est-à-dire des molécules telles que l’oxygène ou l’ozone qui pourraient être l’indice d’une forme de vie ; là encore, il faudra être prudent… il ne s’agira que d’indices, et non de certitudes. Il est vrai que les implications liées à cette révolution dans l’astronomie qu’est la découverte des exoplanètes sont de nature à donner le vertige. Nous savons aujourd’hui qu’en moyenne chaque étoile de notre Galaxie est dotée d’au moins une planète. Cela implique l’existence de milliards de candidates potentielles rien qu’au sein de notre Galaxie… Selon une étude statistique publiée récemment par l’équipe de Kepler, plusieurs planètes rocheuses « habitables » doivent être présentes autour de chacune des étoiles les plus proches. Dès lors, plus que jamais, la question se pose : la vie existe-t-elle sur l’une de ces planètes ? Comme tous les lecteurs de ce livre sans doute, nous nous sommes posé la question. On trouve souvent, dans la littérature scientifique ou dans les médias, des prises de position tranchées, soit en faveur de l’existence d’une vie extraterrestre (sur la base de la multitude des cibles potentielles), soit à l’encontre de celle-ci (sur la base des multiples facteurs presque improbables qui ont été nécessaires à 145
Conclusion
l’apparition de la vie sur la Terre). Nous pensons qu’il est impossible d’apporter aujourd’hui une réponse nette à cette question. En effet, la probabilité d’existence d’une vie extraterrestre peut être représentée comme le produit de deux facteurs, dont l’un est infiniment petit (la probabilité d’émergence de la vie dans un milieu donné) et l’autre est infiniment grand (celui des cibles potentielles). Le résultat est donc indéterminé ; tout au plus pouvons-nous mentionner que la découverte des exoplanètes a complètement bouleversé cette problématique. Abordons maintenant la question sous un autre angle, celui du paradoxe de Fermi : si la vie existe ailleurs que sur Terre, pourquoi n’avons-nous pas été visités par d’autres civilisations ? Selon le physicien français Gabriel Chardin, il existe une explication simple : si des civilisations avancées existent ou ont existé dans l’Univers, leur durée de vie est infiniment courte au regard de l’échelle des temps cosmologiques. Avec un taux de croissance et d’utilisation des ressources supposé de 2 % par an, les civilisations (terrestre ou extraterrestres) sont appelées à disparaître à l’échéance de quelques milliers d’années, voire moins. Selon Gabriel Chardin, la vie agit comme un accélérateur, entraînant, par une consommation de plus en plus rapide des ressources, la fin précoce du milieu qu’elle a investi. Ce qui expliquerait l’absence de visiteurs extraterrestres… Cette remarque plutôt pessimiste nous amène à un dernier point, particulièrement crucial : celui de l’avenir de notre propre Terre. Depuis quelques années, nous assistons à une sorte de délire médiatique poussant à la colonisation des autres planètes, à commencer par Mars. De richissimes hommes d’affaires propagent tous azimuts l’idée qu’une colonisation de Mars est possible, avec la perspective d’y envoyer des milliers, voire des millions de « colons » au cours du siècle à venir. Ce qui était jusqu’à présent considéré comme de la science-fiction est aujourd’hui présenté par les media comme un scénario plausible, voire souhaitable ! Selon tous les experts en aéronautique, ces affirmations constituent des contre-vérités : l’envoi 146
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Conclusion
d’un homme sur Mars n’est pas pour demain, pour des raisons à la fois technologiques, budgétaires et même biologiques. Il n’empêche, ces propos ont refleuri récemment suite à l’atterrissage réussi du robot américain Perseverance. Pire, ces affirmations sont infiniment dangereuses car elles sous-tendent l’idée qu’une fuite dans l’espace (réservée à une élite !) est une issue possible aux problèmes liés au réchauffement climatique : quand la Terre deviendra inhabitable, quelques-uns d’entre nous irons sur Mars ! Il est urgent de s’élever contre le concept de colonisation planétaire, et de mettre tout en œuvre pour préserver la Terre et la maintenir habitable pour les générations à venir. L’enjeu est de taille et mérite que tous les efforts et toutes les énergies lui soient consacrés. Et pour finir, rappelons-nous les derniers propos du capitaine Haddock, de retour d’un voyage sur la Lune, tels que les a imaginés en 1954 son auteur, Hergé, dans son album On a marché sur la Lune : « On n’est vraiment bien que sur notre bonne vieille Terre ! »
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BIBLIOGRAPHIE
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