La Version Latine Et l'Adaptation Francaise de l'Historia Rerum in Partibus Transmarinis Gestarum de Guillaume de Tyr, Livres XI-XVIII (Medieval Translator) (French Edition) 9782503535791, 2503535798

La comparaison de la chronique latine de Guillaume de Tyr, Historia Rerum in partibus transmarinis gestarum (XIIe siècle

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La Version Latine Et l'Adaptation Francaise de l'Historia Rerum in Partibus Transmarinis Gestarum de Guillaume de Tyr, Livres XI-XVIII (Medieval Translator) (French Edition)
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The Medieval Translator Traduire au Moyen Âge

General Editors Catherine Batt Roger Ellis René Tixier

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The Medieval Translator Traduire au Moyen Age Volume 13

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The Medieval Translator Traduire au Moyen Age Volume 13 Mireille ISSA LA VERSION LATINE ET L’ADAPTATION FRANÇAISE de L’HISTORIA RERUM IN PARTIBUS TRANSMARINIS GESTARUM de GUILLAUME DE TYR LIVRES XI - XVIII

étude comparative fondée sur

LE RECUEIL DES HISTORIENS DES CROISADES – HISTORIENS OCCIDENTAUX

F

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© 2010, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2010/0095/133 ISBN 978-2-503-53579-1 Printed in the E.U. on acid-free paper

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Abréviations des titres des principaux ouvrages de référence BAD Blaise Albert, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Turnhout, Brepols, 1954. BAL Blaise Albert, Lexicon Latinitatis Medii Ævi, Turnhout, Brepols, 1975. BAM Blaise Albert, Manuel du latin chrétien, Turnhout, Brepols, 1986. BAV Blaise Albert, Le Vocabulaire latin des principaux thèmes liturgiques, Turnhout, Brepols, 1966. BM Baumgartner Emmanuèle, Ménard Philippe, Dictionnaire étymologique et historique de la langue française, Paris, Librairie générale française, 1996. BW Bloch Oscar, Wartburg von Walther, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1964. DC Du Cange Charles, Glossarium Mediæ et Infimæ Latinitatis, Graz, Academische Druck-U, 1954. DDM Dauzat Albert, Dubois Jean, Mitterand Henri, Nouveau Dictionnaire étymologique, Paris, Larousse, 1964.

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Abréviations des titresdes principaux ouvrages de référence

EM Ernout Alfred, Meillet Antoine, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1985. GF Godefroy Frédéric, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, Liechtenstein, Kraus reprint (Nendeln), 1969. LRD Latham Ronald Edward, Dictionary of Medieval Latin from British Sources, London, Oxford University Press, 1975-1997. LRR Latham Ronald Edward, Revised Medieval Latin Word-List from British and Irish Sources, London, Oxford University Press, 1965. LPE Littré Paul-Émile, Dictionnaire de la langue française, Encyclopædia Britannica, 1994. MPS Ménard Philippe, Syntaxe de l’ancien français, 4e éd. revue, corrigée et augmentée, Bordeaux, Bière, 1994. NJF Niermeyer Jan Frederik, Mediæ Latinitatis Lexicon Minus, Leiden, Brill, 1976. PP Paris Paulin, Guillaume de Tyr et ses continuateurs, dans Histoire générale des Croisades par les auteurs contemporains, Paris, Firmin-Didot, 1879-1880. SA Souter Alexander, Glossary of Later Latin, Oxford, Clarendon Press, 1949. TL Tobler Adolf, Lommatzsch Erhard, Altfranzösisches Wörterbuch, Wiesbaden, Franz Steiner, 1955. WW Wartburg von Walther, Französisches Etymologisches Wörterbuch, Eine Darstellung des galloromanischen Sprachsschatzes, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1948, et Basel, Zbinden, 1959-1988.

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Introduction

L’

Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, chronique latine du xiie siècle, retrace les événements de la première Croisade. Les éloges faits à son auteur, Guillaume, archevêque de Tyr, sont nombreux : Guillaume « dont la forte personnalité domine la seconde moitié du xiie siècle syrien »1, « le prince des historiens des Croisades »2, etc. C’est, en plus de l’importance de ces témoignages, la propre valeur de la chronique qui nous a poussée à y appliquer une certaine attention. Mais, au préalable, il ne nous semble pas inopportun de voir qui est le chroniqueur et quelle fut son œuvre. Selon Paul Rousset, « Guillaume appartenait à la catégorie des “Poulains”, c’est-à-dire des Latins nés en Syrie »3. Nous avons une date de naissance : 1130. On ignore, cependant, la nationalité de l’historien, présumé le plus souvent français ou né de parents français4. L’important article que consacre à ce sujet l’Histoire littéraire de la France explique les différentes nationalités conjecturées : Guillaume de Tyr pourrait être italien, en raison des études effectuées en Italie, allemand, anglais ou même syrien5. 1

  P. Rousset, Histoire des Croisades, Paris, Payot, 1957, p. 115.

2

  L. G. Michaud, Biographie Universelle ancienne et moderne, Paris, L.G. Michaud, t. 19, 1817, p. 144. 3

  P. Rousset, Histoire des Croisades, p. 115.

4

  E. Atwater Babcock, A. Ch. Krey, A History of Deeds Done beyond the Sea, by William Archbishop of Tyre, New York, Columbia University Press, vol. I, 1943, p. 7. 5   P. Paris, « Guillaume de Tyr », dans Histoire littéraire de la France, Paris, FirminDidot, t. 14, 1817, p. 587 : « Il y a quelques incertitudes sur la patrie de Guillaume de Tyr : les uns le font allemand, les autres anglais; d’autres syrien, d’autres français. Les deux premières opinions ne peuvent être soutenues (confusion avec un autre Guillaume, le

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Introduction

L’œuvre de Guillaume de Tyr fut entreprise sous l’instigation du roi Amaury. Sa composition est bien expliquée dans la notice suivante : Guillaume a laissé une œuvre historique importante : Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, qu’il avait commencée après 1165. C’est la plus intéressante de toutes les chroniques que l’on possède sur l’Orient latin du xiie siècle. Elle comprend 23 livres (1095-1184). Pour la période entre 1095 et 1143, Guillaume utilise les chroniqueurs antérieurs, comme Albert d’Aix, Tudebode, Foucher de Chartres. De 1143 à 1184, il fait œuvre originale. On perçoit qu’il a mis à contribution des sources arabes, car il entendait cette langue, ainsi que le syriaque et le persan6.

D’après l’Histoire littéraire de la France7, la chronique de Guillaume de Tyr aurait été éditée deux fois au xvie siècle, dans la ville de Bâle, en 1549 et 1564. Nous y ajoutons une édition du xviie siècle donnée par Jacques Bongars, et la récente édition de R.B.C. Huygens8, à laquelle nous nous référons, de temps à autre, pour faire quelques brefs renvois comparatifs. Quant aux traductions, elles furent faites en langues diverses. L’œuvre reçut également de nombreuses continuations : « La chronique a, en effet, été traduite dès le début du xiiie siècle, entre 1220 et 1223, et a fait l’objet d’un certain nombre de continuations en français qui, élaborées en plusieurs étapes, vont jusqu’en 1277 »9. La récente traduction anglaise d’Emily Atwater Babcock et August Charles Krey, A History of Deeds Done beyond the Sea, by William Archbishop of Tyre, a été faite en 1943. Son introduction nous fournit quelques éclaircissements biographiques. Il existe également une ancienne traduction anglaise de William Caxton, Godefroy of Bologne, or the Siege and Conqueste of Jerusalem, by William of Tyre, translated from the French by William of Caxton, and printed by him

premier Latin devenu archevêque de Tyr, mort en 1130)... La troisième opinion est moins éloignée qu’elle ne le paraît de la dernière; en le faisant naître à Tyr ou à Jérusalem, elle lui donne des parens (sic.) français. » A la quatrième opinion, l’auteur de l’article ajoute : « Il est certain que Guillaume se montre constamment, dans son ouvrage, tellement instruit de ce qui regarde notre patrie, non seulement sous le rapport des événements généraux, mais sous des rapports plus particuliers et qui concernent les personnes, qu’il est difficile de croire que, s’il n’y avait pas fait un long séjour, il n’eût pas du moins avec elles et avec ceux qui y étaient nés, des relations habituelles et quelquefois intimes d’amitié. » Quant aux études faites en Italie, elles paraissent elles aussi discutables : « On sait que les Italiens, même dans le douzième siècle, venaient souvent s’instruire sous les professeurs célèbres que Paris renfermait en grand nombre. » 6   G. Jacquemet, Catholicisme : Hier, aujourd’hui, demain, Paris, Letouzey et Ané, t. 5, 1962, p. 408. 7

  P. Paris, « Guillaume de Tyr », p. 593.

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  R. B. C. Huygens, Willelmi Tyrensis archiepiscopi Chronicon, Turnhout, Brepols, CCCM, L XIII et L XIII A, 1986. 9

  R. Bossuat, Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1964, p. 648.

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Introduction

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in 1481, éditée à Londres en 1893. A ces deux versions anglaises nous ajoutons une traduction italienne de Joseph Horologgi, effectuée à Venise en 1562. Les traductions françaises sont également nombreuses. La plus récente, faite en 1824, est celle de François Guizot, et elle s’intitule Histoire des faits et gestes dans les régions d’Outre-Mer, depuis le temps des successeurs de Mahomet jusqu’à l’an 1184 de Jésus-Christ, par Guillaume de Tyr. Elle s’insère dans les trois tomes 16, 17 et 18 de la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au xiiie siècle. C’est à cette traduction que nous renvoyons également, en vue de confronter quelques points. Une autre traduction, portant le titre de Franciade Orientale, faite en 1574, est celle de Gabriel Du Préau. Nous avons pris soin de fournir dans notre bibliographie les titres complets de ces quatre éditions et des diverses traductions. La traduction française qui nous concerne a fait l’objet au xixe siècle de deux éditions successives. La première est celle de l’Académie Royale des Inscriptions et BellesLettres, datant de 1844 et intitulée L’Estoire de Eracles Empereur et la Conqueste de la Terre d’Outremer. C’est la translation de l’Estoire de Guillaume arcevesque de Sur. C’est sur cette édition que nous nous fondons pour établir notre étude comparative. La seconde édition, intitulée Guillaume de Tyr et ses continuateurs, a été donnée par Paulin Paris, en 1879-1880, après avoir reçu de nouvelles annotations. Nous l’utilisons, elle aussi, pour effectuer quelques utiles comparaisons. La date et le lieu de la traduction demeurent hypothétiques10. Dans son Inaugural-Dissertation, qu’il consacre à une comparaison rapide de l’Historia et de L’Estoire de Eracles, mais dont nous ne pouvons négliger de signaler l’importance, Franz Ost se fonde sur la concordance de certains événements historiques11, pour la situer vers la fin du xiie siècle, après la mort de Guillaume de Tyr, ou au xiiie siècle. La date de la fin des continuations n’est pas décidée. Le 10   G. Gröber, Grundriss des Romanischen Philologie, Strassburg, Trübner, 1902, p. 721, § 135 : « Die Kreuzzugschronik beginnt wahrscheinlich mit der Übersetzung von Wilhelms von Tyrus Belli sacri historia, bald nachdem das Original, Ende des 12. Jhs, in Frankreich bekannt geworden war. » R.B.C. Huygens, « La Tradition manuscrite de Guillaume de Tyr », in Studi Medievali, t. 5, fasc. I (1964), p. 334 : « Comme la plupart de nos manuscrits latins, (L’Estoire de Eracles) date du xiiie siècle, et comme eux il a été fait en France, loin de l’Orient latin. » Ces constatations sont nuancées par F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung der Geschichte der Kreuzzüge, Wilhelms von Tyrus, Halle, 1899, p. 9 : « Der Übersetzer hat sein Werk in Palästina geschrieben, aber für seine europaïschen Landsleute, also vom Standpunkte seiner Heimat, Frankreich aus. » 11   F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 6 : « Einige Zusätze der Überträgung, die P. Paris in Anmerkungen zu den betreffenden Kapiteln hervorhebt, scheinen auf diese Zeit hinzudeuten. Buch 22, Kap. 4, heisst es : “Louis hinterliess einen Sohn; das war der König Philipp”, mit dem Zusatz : “de cui bontez se sent toute la crestienté”. Die Präsensform “sent” beweist, dass der Übersetzer zu Lebzeiten Philipps (1180-1223) schrieb. Buch 14, Kap. 1, wird ein Graf Philipp erwähnt mit dem Worten “qui hodie Flandriensium procurat comitatem”; der Franzose aber übersetzt “qui mout tint bien et viguereusement la conteé de Flandres” und setz hinzu “puis fu mors outre mer, quant li rois Felipes i ala”. Die Perfektform “tint” gegenüber die Präsensform “procurat” und der Zusatz der den Tod des

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Introduction

Recueil des Historiens des Croisades va jusqu’à 1277. Paulin Paris propose 127512. Le titre de la traduction française de Guillaume de Tyr est associé à la mention de l’empereur Héraclius13 dans le prologue : Tradunt veteres historiæ, et idipsum etiam habent Orientalium traditiones, quod tempore quo Heraclius Augustus Romanum administrabat imperium. La reprise de cette mention dans la version française, Les anciennes estoires dient que Eracles qui mout fu bons Crestiens, governa l’empire de Rome, lui a valu le titre de L’Estoire de Eracles. Celle-ci contient la traduction de Guillaume de Tyr avec, en plus, une continuation des événements jusqu’en 1277. La question la plus épineuse demeure celle de l’identité du traducteur. Les uns attribuent en effet ce travail à Bernard, trésorier de l’abbaye de Corbie; les autres voient dans Ernoul, valet de Balian, seigneur d’Ibelin, l’auteur de la traduction, et estiment que Bernard de Corbie, après l’avoir recueillie, s’est chargé de la prolonger. Le nom du trésorier de Corbie soulève alors quelques controverses. François Guizot désigne Bernard comme traducteur de Guillaume de Tyr avec une certaine réserve : « Nous avons cru, dit-il, devoir nous en tenir à une conjecture, qui se fonde sur des faits, et placer décidément en tête de notre chronique le nom de Bernard le Trésorier. »14 Il est également contesté dans le Recueil des Historiens des Croisades15. Mas-Latrie, qui a édité en 1871 le rapide abrégé de l’Historia de Guillaume de Tyr suivi des Grafen berichtet und den Kreuzzug des fransösischen Königs beendet sein lässt, weisen über das Jahr 1190 hinaus. » 12

  P. Paris, Histoire littéraire de la France, Paris, Firmin-Didot, t. 14, 1817, p. 593.

13

  S. Runciman, Histoire des Croisades, vol. I, La première Croisade et la fondation du royaume de Jérusalem, Paris, Dagorno, 1998, p. 30 : « Pour les générations suivantes, (Héraclius) devait être le premier des croisés. En écrivant son histoire des Croisades, cinq siècles plus tard, Guillaume de Tyr y inclut l’histoire de la guerre contre les Perses ; et la vieille traduction française de son œuvre est connue sous le nom de Livre d’Eracles. » 14

  F. Guizot, Histoire des faits et gestes dans les régions d’Outre-Mer, dans Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au xiiie siècle, Paris, J.-L.-J. Brière, t. 16, 1824, p. VIII. 15   Recueil des Historiens des Croisades, Historiens Occidentaux, de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, Imprimerie Royale, t. 1, mdcccxliv, p. XXII : « Ipsam autem Tyrensis archiepiscopi historiæ interpretationem Bernardo Thesaurio primi illi assignant qui litterariam Galliæ historiam scripserunt ... Nos tamen in ea re erravisse putamus viros commendabiles, eoque certius quod, si quis hanc opinionem secutus est, hunc sane fugit quo tempore in lucem primum edita fuerit hæc ipsa interpretatio. » De même pour M. R. Morgan, The Chronicle of Ernoul and the Continuations of William of Tyre, Londres, Oxford University Press, 1973, p. 46 : « As we have seen in reviewing the state of studies, (Bernard) was widely credited with the authorship of various large sections of the chronicles, either the abrégé, or the continuations, or the translation of the Historia, right up to Mas-Latrie’s edition of 1871. Yet the manuscript evidence for connecting his name with the chronicles at all is minimal. To the end of the two manuscripts, Berne 340 and Arsenal 4797, is attached this colophon: “ceste conte de terre d’outre mer fist faire le tresoriers Bernars, de sant piere de Corbie. En lacanacion .millo.ccxxxii”. That is all.

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continuations, sous le titre de Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, avec un essai de classification des continuateurs de Guillaume de Tyr, estime qu’Ernoul et Bernard de Corbie sont des continuateurs de Guillaume et que le premier reproduit l’œuvre du second. Les constatations de Mas-Latrie maintiennent ainsi dans le doute le nom du véritable auteur de la traduction de Guillaume de Tyr16. Cette traduction – ou plus précisément l’adaptation, en raison des libertés que nous tâcherons de mettre en lumière dans notre étude – a dû répondre à un besoin de connaître les faits de la croisade, chez un public dont la chronique de Villehardouin vient de susciter la curiosité, comme le dit Paulin Paris, dans la préface de son édition17. Faite dans la langue vulgaire, qui la destine à un large public, elle illustre « cet effort gigantesque d’adaptation, contemporain d’une admirable floraison latine »18. Si l’établissement d’une comparaison entre un texte latin et sa traduction en ancien français suscite dans l’absolu un vif intérêt, voir comment un auteur et un traducteur traitent un même sujet, quelles sensibilités communes ils finissent par répandre, quelles initiatives sont prises par le second, quels moyens linguistiques celui-ci adopte pour communiquer l’information, ce sont autant de questions auxquelles il serait toujours intéressant d’apporter des réponses. En effet, la comparaison de l’Historia, dont la valeur documentaire et historique est indéniable19, à son adaptation française, permettrait de voir comment, d’une part, un chroniqueur traite des événements de la plus haute importance dans l’histoire du pays avec lequel il établit des liens solides, de par sa naissance et en vertu de sa brillante carrière ; et comment, d’autre part, un adaptateur reprend la même histoire qui offre par son actualité un vif intérêt et dont l’adaptation dans la langue vulgaire du Moyen Âge permet Bernard is named only in two manuscripts of a family of five containing the same text, and then only in a colophon, not, like Ernoul, in the body of the text. » 16

  L. de Mas-Latrie, Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, Paris, Librairie de la Société de l’histoire de France, 1871, p. VII : « Nous savons aujourd’hui positivement ... qu’Ernoul et Bernard le Trésorier s’étaient proposé surtout de raconter, non la Conquête, mais la fin et la Perte du royaume de Jérusalem, de manière à ce que leur chronique fût, ce qu’elle est devenue depuis et vraisemblablement à leur insu, une suite de celle de Guillaume de Tyr, qui paraît avoir été mise en français, vers l’époque où ils écrivaient. » 17   PP, t. 1, p. VI : « L’œuvre du maréchal de Champagne offrit un attrait qu’on aurait vainement demandé aux meilleures chroniques latines. On en vint à s’étonner qu’on eût abandonné jusque-là aux gens de l’Église le soin de raconter ce que faisaient les gens du siècle. Pourquoi ne pas laisser aux clercs leurs livres latins, et ne pas écrire des livres français pour ceux qui ne connaissaient pas d’autre langage ? » 18   P. Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, Paris, P.U.F., 1954, p. 113, § 224. 19

  C’est la valeur historique de la chronique de Guillaume de Tyr qui a inspiré la délimitation du corpus retenant la partie qui s’étend du livre XI au livre XVIII. Notre choix souligne l’importance du livre XVI, dont le prologue qui date de 1143 forme une charnière décisive : ce qui précède est repris sur des témoignages indirects et ce qui suit appartient au vécu de Guillaume.

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Introduction

« une extension des conquêtes de la pensée profane »20. Voilà pourquoi notre préoccupation majeure est de savoir quel succès le traducteur de L’Estoire de Eracles a pu obtenir dans sa tâche. Il fut normal, lors de la confrontation du texte latin à la version française du Recueil des Historiens des Croisades d’une part, et du Recueil aux deux éditions de Huygens et de Paulin Paris d’autre part, d’enregistrer une certaine quantité de variantes. Le livre XII par exemple contient deux cas de décalage de chiffres. Au chapitre 16, L’Estoire de Eracles du Recueil et Paulin Paris font correspondre à quadraginta equites, que maintient le Chronicon de Huygens, l’expression de onze chevaliers. Dans le texte du traité signé entre les Latins d’Orient et les Vénitiens que propose le chapitre 25, Guillaume de Tyr avance le chiffre de trecentos bizantios sarracenatos, retenu par Huygens, auquel L’Estoire de Eracles fait équivaloir qatre besanz sarrazinois. Notre étude comparative, qui se contente de la seule consultation du Recueil des Historiens des Croisades, semble soulever ainsi des objections : afin de mieux cerner les raisons de tels flottements, elle devait en principe contribuer à une meilleure connaissance des différents manuscrits de la chronique de Guillaume de Tyr et de sa version française. La tradition manuscrite de R.B.C. Huygens établit l’existence de trois fonds latins, dont le premier se trouve à la Bibliothèque Nationale de France, le second à la Bibliothèque du Vatican et le troisième à Londres21. La dispersion des manuscrits entravant nos recherches, nous nous sommes limitée lors de la consultation du fonds de la Bibliothèque Nationale de France, et après avoir écarté une quantité considérable de copies, de reprises d’anciens manuscrits et de fragments, aux manuscrits BN lat 1780122 et BN fr 908123. Leur examen n’a pas concouru toutefois à l’établissement de propositions définitives. Dans le cas de quadraginta equites, le BN fr 9081, fº 141 v, dit onze. Dans celui de trecentos bizantios sarracenatos, le BN fr 9081, fº 146 v dit ccc besanz sarrazinois. Ainsi, dans l’impossibilité de pouvoir consulter la totalité des manuscrits, et dans la crainte de généraliser des constatations partielles sur l’ensemble des vingt-trois livres de la chronique de Guillaume, l’examen des variantes nous pousse à souligner volontiers le caractère nécessairement provisoire de nos résultats. La lecture parallèle que nous menons est alors effectuée en quatre temps. Une première partie sera consacrée au respect du mot à mot, à l’examen des endroits où l’adaptateur procède aux omissions ou aux additions. Elle montrera quelles initiatives l’adaptateur prend à l’égard de la version originale, en quoi il tente de se rapprocher ou, en revanche, de s’éloigner de la chronique latine, quelles dimensions ces interventions peuvent prendre, quel effet elles peuvent avoir sur le volume des chapitres et sur le débit de la narration. Une seconde partie est 20

  J.-Y. Badel, Introduction à la vie littéraire au Moyen Âge, Paris, Bordas, 1969, p. 222.

21

  Huygens, Willelmi Tyrensis archiepiscopi Chronicon, pp. 3-31.

22

  Le BN lat 17801 a été rédigé vers 1200. Il comprend 273 folios (280 sur 210 mm) à deux colonnes, vides de miniatures. 23

  Le BN fr 9081 remonte au xiiie siècle. C’est un parchemin de 318 feuillets (345 sur 220 mm) à deux colonnes, contenant des miniatures.

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Introduction

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consacrée à l’étude des difficultés syntaxiques et à celle des solutions qu’apporte l’adaptateur aux problèmes que pose la langue latine au Moyen Âge, tels que l’emboîtement de la phrase de Guillaume de Tyr, l’emploi des conjonctions et la syntaxe des temps verbaux. Cette partie permettra également l’examen des moyens limités, voire marqués par une certaine déficience, comme le dit Margaret Ruth Morgan24, que l’ancien français met à la disposition de l’adaptateur, pour faire face à l’abondance du latin. Dans un troisième temps, il sera question des problèmes du vocabulaire. Nous nous attacherons, d’abord, à observer l’attitude de l’adaptateur vis-à-vis du latin du xiie siècle, riche et fécond, où coexistent emprunts, grécismes, mots savants, termes de diverses civilisations, mots techniques, néologismes médiévaux ; ensuite, à expliquer les solutions que l’auteur de L’Estoire de Eracles apporte à la préfixation et à la suffixation ; enfin, à voir les propriétés du vocabulaire de L’Estoire, comme la polysémie et les couples de synonymes. La dernière partie mettra en lumière les différences thématiques. Face à certains thèmes chers au cœur de Guillaume de Tyr, se trouvent dans l’autre version ceux que fait émerger le libre travail de l’adaptateur. Si le développement des premiers est l’expression d’un intérêt personnel que Guillaume de Tyr, archevêque et historien, peut avoir pour son actualité, les seconds reflètent, en plus des goûts de leur auteur, tout l’esprit du siècle, ainsi que les dispositions et exigences de leurs lecteurs. Nous examinerons, surtout, la vision que chacun des deux auteurs a de l’Orient latin, de la guerre sainte et des antagonistes. La perspective que nous avons observée dans l’analyse et dans la présentation des exemples va du latin vers l’ancien français. Dans les première, deuxième et quatrième parties, nous avons préféré insérer nos exemples, vu leur ampleur, dans des tableaux à deux colonnes, latins et français en regard. Dans la troisième partie consacrée au vocabulaire, les exemples sont présentés superposés. Les extraits latins et français sont présentés avec les références exactes aux livres, chapitres, lignes et pages du Recueil des Historiens des Croisades. En vue d’une meilleure compréhension, nous nous sommes efforcée de donner la traduction littérale des exemples latins. Enfin, si quelques rares exemples latins se présentent seuls, qu’on veuille ne pas y voir une lacune. Ils ne possèdent pas, tout simplement, de correspondants dans la version française.

24   M. R. Morgan, The Chronicle of Ernoul and the Continuations of William of Tyre, Londres, Oxford University Press, 1973, p. 153 : « For the rest, the chroniclers had to improvise, and the chief deficiency of the vernacular was its limited syntactic possibilities. This is very much evident in the French translation of William’s Historia, where the restrictions of French syntax show up particularly clearly by comparison with the great stylistic possibilities of Latin, of which William is a competent exponent. »

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PREMIÈRE PARTIE SUPPRESSIONS ET ADDITIONS

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es diverses initiatives font de l’auteur d’une translatio médiévale un adaptateur libre. La traduction d’une œuvre historiographique du Moyen Âge ne saurait déroger à ces tendances générales. Celle de l’Historia de Guillaume de Tyr implique à son tour des libertés qui font naître de sérieuses divergences. Nous tenterons de les regrouper en deux catégroies, les suppressions et les additions, mais il nous importe au départ de revoir les conditions qui justifient les raisons pour lesquelles l’auteur de L’Estoire de Eracles opère des modifications. D’une part, la chronique française, répondant à un besoin de vulgarisation, s’adresse à un public sur lequel la nouveauté du thème de la croisade finit par exercer son influence mais que distingue de « la cour de Jérusalem »1 une langue tenue pendant longtemps pour inférieure au latin. Voici ce qu’en dit Paul Zumthor : Porteuses de réalité vécue et d’expérience quotidienne, les langues vulgaires sont naturellement adaptées à un registre de sensibilité plus commun; elles drainent et introduisent en littérature un élément humain plus directement authentique que le latin. Ce sont elles presque uniquement qui se prêtent à l’expression de la veine merveilleuse et héroïque2.

1   C’est avec une certaine réserve que nous reprenons cette expression de B. Woledge et H. P. Clive, Répertoire des plus anciens textes en prose française, Genève, Droz, 1964, p. 62. Les Latins de Jérusalem ne furent pas évidemment les seuls destinataires de la chronique de Guillaume de Tyr. 2

  P. Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, p. 129, § 248.

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Suppressions et additions

Si alors, comme le soutient Franz Ost, l’adaptateur anonyme ne se tient pas beaucoup au-dessus de la foule3, cela veut dire que son énorme travail d’adaptation fut influencé et facilité par « ce registre de sensibilité », auquel lui-même ne doit pas être tout à fait étranger et en vertu duquel il mettra en œuvre ses goûts et ses affinités, afin de réduire ou d’augmenter à loisir son récit. D’autre part, le serment de fidélité que prête Guillaume de Tyr au cours de trois interventions dans sa chronique, à savoir dans le prologue principal, dans la præfatiuncula du livre XVI et dans le prologue du livre XXIII, n’engage pas à autant de scrupules l’adaptateur, qui, bien plus, exclut de sa narration prologues et préfaces. Cela signifie que, malgré son recours aux témoignages de l’archevêque de Tyr, références qu’il fait à des endroits rares de L’Estoire, l’adaptateur n’est pas tenu à une exigence morale susceptible d’empêcher que des modifications ne se produisent. L’Estoire de Eracles est effectivement loin d’être un modèle de fidélité4. Nombreuses sont alors les suppressions et les additions. Leur dépouillement posait progressivement un problème de classification qui consistait à trouver les critères selon lesquels seraient identifiées les différentes formes de réduction et d’augmentation. La première solution qui s’offrait, celle d’adopter comme critère la dimension de la suppression et de l’addition, aurait eu le mérite d’évaluer l’incidence du cas attesté sur le texte, c’est-à-dire de rendre compte de la gravité du vide créé dans la trame du récit ou, en revanche de la taille de la greffe et de son adaptation au contexte. Dans une perspective plus large, elle aurait servi, en plus, à établir un parallèle et à détecter la possibilité que l’adaptateur ait suivi une méthode de compensation entre la suppression et l’addition. Les avantages de cette solution n’auraient pas été néanmoins suffisants pour empêcher le sacrifice des particularités linguistiques et thématiques de chaque cas, révélatrices des motifs selon lesquels agit l’auteur de L’Estoire de Eracles. Il nous a paru naturel ainsi de nous en tenir au critère de la différence thématique, c’est-à-dire d’examiner les domaines tels que les citations classiques ou les gloses géographiques, où la plume de l’adaptateur opère des ablations et des greffes régulières. Cet arrangement permettrait à notre avis d’accorder au cas étudié l’importance qui lui est naturellement due. Nous nous efforcerons toutefois de ne pas perdre de vue les bienfaits de la première solution; il y aura lieu, sans nul doute, d’étudier les conséquences heureuses ou fâcheuses que peut avoir l’intervention de l’adaptateur sur le tissu narratif. 3

  F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 29 : « Wir zogen aus der Auslassung von Zitaten den Schluss, dass der Übersetzer für eine grössere Menge schreibt und selbst nicht viel höher als diese steht. » 4   Ce qu’en dit M. Petit-Radel, « Bernard dit le trésorier, traducteur et continuateur de Guillaume de Tyr », dans Histoire littéraire de la France, Paris, Firmin Didot, t. 18, 1835, p. 419, s’avère ainsi peu fondé : « Nous remarquerons que la première et plus grande partie de Bernard ne consiste pas en une simple imitation, mais que c’est une traduction littérale de l’Histoire rédigée par Guillaume de Tyr, et où le traducteur n’a fait que quelques suppressions, transpositions ou additions de peu d’importance. »

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Il nous restera à déterminer les procédés suivis par l’adaptateur. Certaines définitions que donnent Gérard Genette dans Palimpsestes : la littérature au second degré5 et Edmond Faral dans Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle6 nous ont été bénéfiques. Cependant, des deux répertoires, ni l’un ni l’autre ne suffit à couvrir, seul, la totalité des définitions requises : Palimpsestes ne développe pas autant les procédés d’augmentation que ceux de réduction; Les Arts poétiques n’accorde de son côté que peu de place aux suppressions. Nous nous sommes vue ainsi convaincue d’adopter, en ce qui concerne les suppressions les définitions de Genette, et les définitions de Faral pour les additions. Et c’est également avec beaucoup de profit que nous avons consulté la traduction du De Inventione de Cicéron7 ainsi que la rhétorique médiévale de Pierre Fabri8. Ces quatre références nous ont aidée à élaborer la grille de définitions applicables à L’Estoire de Eracles.

5

  G. Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.

6

  E. Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Paris, Champion, 1982.

7

  Cicéron, De l’invention, éd. Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

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  P. Fabri, Le Grand et vrai art de pleine rhétorique, Genève, Slatkine Reprints, 1969.

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Chapitre 1 Les suppressions

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’appliquant le mieux aux procédés suivis par l’adaptateur, ce sont les définitions suivantes que nous avons retenues chez Genette : l’élagage ou série d’« excisions multiples et disséminées au long du texte »9, l’amputation ou ablation « massive et unique »10, et, plus fréquemment, la condensation, « qui est une sorte de synthèse autonome »11. L’examen de ces trois procédés contribue à faire surgir les raisons qui sous-tendent le choix de l’adaptateur. Ce dernier, en effet, pratique l’élagage aux passages marqués par la présence de Guillaume de Tyr. Les expressions empreintes de paganisme latin et les expressions appartenant au registre officiel subissent le même traitement. Mis en application dans l’Historia, l’élagage ne se réduit pas toutefois à une quantité de suppressions seulement multiples et disséminées. L’adaptateur réagit presque instinctivement, toutes les fois qu’une incommodité vient embarrasser son dessein. La haute fréquence des excisions et l’analogie des cas soulignent ainsi le caractère systématique du procédé. En revanche, grâce à l’amputation qui participe de la nature de l’élagage mais qui peut atteindre des dimensions considérables, L’Estoire de Eracles se voit allégée des passages développant un thème susceptible de contrarier les convictions personnelles de son auteur. Les références mythologiques et littéraires classiques d’Horace, de Virgile, de Lucain, les citations bibliques glorifiant une civilisation non chrétienne, les prologues longs et fastidieux sont souvent frappés d’interdiction. Le propre de ce procédé est d’anéantir le fragment mutilé sans en laisser de trace. La condensation, quant à elle, affecte principalement les passages dont la conservation intégrale n’offre pas d’intérêt au public ou même alourdirait 9

  G. Genette, Palimpsestes, p. 324.

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  Ibidem, p. 323.

11

  Ibidem, p. 341.

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la traduction. Elle effeuille de leurs éléments intraduisibles les textes officiels, comme les chartes et les rescrits, les lettres, les portraits, le discours direct, les réflexions religieuses de Guillaume de Tyr, hérissés de difficultés linguistiques telles que les compétences personnelles de l’adaptateur, plus affaiblies encore par les défaillances de vocabulaire que présente l’ancien français face au latin, se retrouvent inférieures à pouvoir les vaincre. Il arrive cependant à l’adaptateur de déroger à cette répartition des thèmes par procédés, laquelle, paradoxalement, laisserait comprendre la mise en place d’une stratégie ponctuelle de réduction : il n’en est rien, quelque systématique que soit le procédé. Dans le répertoire suivant, qui permettrait comme nous l’avons signalé de développer séparément l’examen des thèmes qui se prêtent à la censure, l’étude du procédé soulignerait parfois l’arbitraire de l’intervention de l’adaptateur.

1. Le nos de Guillaume de Tyr L’adaptateur procède par ratures systématiques, chaque fois que s’entend la voix propre de Guillaume de Tyr12. La disparition des passages où se manifeste le nos du chroniqueur entraîne du coup l’effacement des deux fonctions de narrateur que remplit Guillaume de Tyr, narrateur narrant sur le rapport d’autrui et narrateur témoin des événements. Dans l’un ou l’autre cas, c’est l’acteur principal de l’Historia qui s’efface pour devenir une référence citée dans le texte français comme source d’authentification. Mais, Guillaume de Tyr n’est pas tout à fait éclipsé : il arrive à l’adaptateur, à la manière d’une minorité de traducteurs médiévaux, de faire quelques allusions à l’auteur de l’œuvre originale. De cet adaptateur qu’il croit être Bernard, trésorier de Corbie, traducteur et compilateur de L’Estoire de Eracles, Paulin Paris dit dans sa préface13 : « C’est incidemment et sans y attacher d’importance, qu’il lui arrive parfois de nous parler de “Guillaume qui ceste istoire mist en latin”. Quand l’archevêque de Tyr s’était mis lui-même en scène, le traducteur, au lieu de le suivre à la lettre, se contente 12   Il y a lieu de rappeler que, dans le livre XVI et la suite, Guillaume de Tyr raconte les événements contemporains ou recueillis des témoins qui y avaient assisté : quæ autem sequuntur, partim nos ipsi fide conspeximus oculata, partim eorum, qui rebus gestis præsentes interfuerunt, fida nobis patuit relatione, L. XVI, ch. 1, l. 4, p. 704. Dans les quinze premiers livres, la relation repose sur des témoignages divers. Nous nous contentons de reprendre brièvement les affirmations de P. W. Edbury et de J. G. Rowe, dans William of Tyre, Historian of the Latin East, Cambridge University Press, 1988, p. 45. Par le «solis traditionibus instructi », que formule Guillaume de Tyr dans le prologue principal, pour évoquer l’unique contribution des traditions, Edbury et Rowe comprennent les traditions orales transmises de génération en génération, les documents officiels conservés dans les archives, la Vulgate, les auteurs chrétiens et les auteurs païens. À cette liste, les deux auteurs ajoutent, comme sources dans lesquelles Guillaume de Tyr aurait puisé les informations de ses premiers livres, les noms d’Albert d’Aix, de Raymond d’Aiguilliers, de Foucher de Chartres et de Baudri de Dol. 13

  PP, pp. XII-XIII.

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ordinairement de ces mots : “Cil dist qui fist cest livre”. » Paulin Paris poursuit son commentaire en citant Louis de Mas-Latrie : « Ce n’est pas assurément dans la pensée de se substituer à l’auteur original; comme le dit agréablement de MasLatrie, “il ne mettait à ces omissions ni ruse ni malice; c’était le plus naïf et le moins coupable des plagiaires”. » Le recours de l’auteur français à des références faites à Guillaume de Tyr prouve donc que le premier ne cherche point à s’approprier la chronique. À travers ces références, transparaît en effet l’auteur original mais relégué à l’ombre d’un adaptateur honnête. Il semble que le « je », qui, dans tous les cas, ne prétend pas supplanter le nos latin14, ne suffit pas pour repersonnaliser la narration que l’adaptateur a tenté de dépersonnaliser en évinçant le chroniqueur. Si l’emploi de la première personne du singulier, dans L’Estoire de Eracles, implique un changement de la voix narrative, les références faites à Guillaume de Tyr rappellent le besoin qu’éprouve un narrateur extradiégétique d’un cachet officiel, propre à sceller la narration et indispensable pour raffermir son crédit auprès de son public. Ces références sont de deux types  : direct, tel que cil meïsmes qui ceste estoire fist, et indirect comme l’expression selon le latin, dont le modèle peut avoir des variantes telles que qui s’acorde au latin ou nomé en latin, périphrases accompagnant en général les gloses géographiques et attestant indirectement la présence de Guillaume de Tyr. Les deux types tiennent lieu d’adtestatio rei visæ de second degré. Leur petit nombre est loin de pouvoir contrebalancer l’absence des annonces récapitulatrices et des annonces anticipatrices ainsi que celle des prologues, champ libre à Guillaume de Tyr pour montrer sa maîtrise de la matière narrative. Au sujet de ces deux interventions, l’adaptateur est formel. Il convient d’en dire un mot. 1. 1. Les annonces récapitulatrices et les annonces anticipatrices L’une des premières caractéristiques du texte latin se définit par la tendance de Guillaume de Tyr à pourvoir sa narration de formules de renvoi, servant à récapituler un événement ou à anticiper sur le récit. Les annonces récapitulatrices imitent le modèle unde sæpius supra fecimus mentionem. Elles consistent à reprendre, en les résumant, les événements antérieurs ou elles se réduisent à de simples renvois. Les annonces anticipatrices, faites sur le modèle sicut in sequentibus dicetur, remettent à un temps ultérieur la narration d’événements sur les14

  Dans l’Histoire des faits et gestes dans les régions d’Outre-Mer de François Guizot, le nos de Guillaume de Tyr est le plus souvent rendu dans les prologues, préfaces et formules de renvoi, par un « je » à travers lequel s’exprime la personne de l’historien. La rare occurrence d’un « nous », comme dans le livre XIV consacré aux événements de l’Église qui concernent directement Guillaume de Tyr, laisse mieux entendre la voix de l’archevêque. Ch. 11, l. 13, p. 621 : Per eosdem dies migravit ad Dominum carnis onere deposito, prædictus noster prædecessor dominus Wilelmus, primus Latinorum Tyrensium archiepiscopus, post urbis liberationem (À la même époque le seigneur Guillaume, notre prédécesseur, premier archevêque latin de Tyr depuis la délivrance de cette ville, fut affranchi du fardeau de la chair).

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quels le chroniqueur juge nécessaire de revenir. La profusion de ces annonces exprimées généralement à l’aide du nos rend compte de l’omniprésence de Guillaume de Tyr, dont l’objectif est de venir en aide à son destinataire. Celui-ci, se sentant dépassé par l’immense richesse de l’Historia en faits et en personnages, risque, au détriment d’une multitude de péripéties jugées secondaires, de ne recueillir de la chronique latine qu’une vue d’ensemble. Les annonces servent donc, principalement, à ancrer dans l’esprit un choix d’informations condamnées à l’oubli. En plus de leur fonction mnémotechnique, les annonces récapitulatrices et les annonces anticipatrices remplissent, dans l’Historia, une seconde fonction narrative, non moins importante. Elles contribuent soit à souligner la netteté du découpage narratif, en indiquant le sens général de la narration ou la direction particulière d’une digression ou en dessinant les frontières des chapitres, soit à mettre en valeur certain personnage ou événement digne d’une attention particulière. L’adaptation, consistant à transposer le récit dans un second système narratif, a fini par dépouiller la chronique latine de toutes ces formules. Le nos de Guillaume de Tyr est, dans la majorité des cas, condamné à disparaître, autrement l’adaptateur lui substitue la deuxième personne du pluriel qu’il emploie dans des expressions telles que com vos oïstes desus et si com vos orroiz apres, apostrophes qui accentuent l’oralité de L’Estoire de Eracles. Nous en proposons l’exemple suivant, tiré du livre XI : - ... cui substitutus est, invitate ut credimus divinitate, Arnulphus, de quo sæpissimam in superioribus mentionem habuimus15. ... en son leu fu esleüz un autre qui ne li resembla mie : ce fu cil Hernoux, arcediacres, dont vos avez oï parler desus (l. 2, p. 479)

Au sujet de la succession d’Arnoul à la dignité patriarcale, Guillaume de Tyr intervient, dans le même énoncé, à deux reprises : une première fois pour émettre un bref jugement réprobateur et une seconde fois pour renvoyer à une information antérieure. Dans le texte français, les deux interventions sont remaniées : à la première personne du pluriel, doublée dans la première intervention d’un verbe d’opinion, l’adaptateur substitue un trait descriptif que lui inspire le contexte historique de l’élection patriarcale, et sa propre annonce récapitulatrice exprimée à la deuxième personne du pluriel. Il nous a semblé convenable de rattacher aux formules de renvoi les interventions de Guillaume qui animent cette fois-ci la matière historique proprement dite. Un simple témoignage tel que quia neutum pro certo compertum habemus16 ou même un jugement agrémenté d’« une formule de dévotion et d’humilité »17, 15   Ch. 15, l. 2, p.  479 : Lui succéda, contre la volonté du Seigneur comme nous sommes bien tenté de le croire, Arnoul que nous avons très souvent mentionné. 16

  L. XII, ch. 3, l. 40, p. 515 : Nous n’avons ni l’un ni l’autre pour sûr.

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  E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen-Âge latin, Paris, P.U.F., t. 2, 1956, p. 169.

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comme dans rexit (Fulcherius) autem eamdem ecclesiam strenue, et feliciter annis duodecim, quartus ante nos, qui nunc eidem ecclesiæ, non electione meriti, sed sola Domini dignatione et patientia præsidemus18, dans lesquels Guillaume de Tyr se met directement en scène, constituent dans l’Historia des points où se croisent le temps réel des événements et celui de la narration19. D’un point de vue historiographique, ces témoignages tenus dans la chronique, qui passe depuis longtemps pour la source principale de l’histoire des croisades, attestent une maîtrise sûre de l’information historique, qu’elle ait été indirectement recueillie ou qu’elle soit tenue de première main. À ces endroits aussi, la plume de l’adaptateur a bien marqué ses coups de censure, en dépouillant L’Estoire de l’autorité qu’apporte la version latine. 1. 2. Les préfaces et les prologues Les suites de la suppression des annonces récapitulatrices et des annonces anticipatrices sont d’effet peu pénible tant au niveau de la présentation générale de L’Estoire qu’à celui de la narration au sens propre : la modeste taille des ablations épargne aux chapitres de graves réductions de dimension et la trame narrative ne semble pas, elle non plus, en pâtir considérablement, d’autant moins que l’adaptateur déploie dans sa narration son propre réseau d’annonces, comme nous le verrons plus tard. La disparition des annonces a ainsi pour effet maximal d’éveiller chez le destinataire la curiosité de connaître l’auteur original de l’impressionnant récit des croisades. Par contre, l’amputation des préfaces et des prologues constitue une grave atteinte à l’intégrité de l’Historia. La chronique se retrouve amputée de paragraphes, voire de pages entières, comme l’illustrent la disparition du prologue principal qui s’étend sur quatre pages et celle de la préface du livre XVI que nous reproduisons avec les trois vers conclusifs d’Horace : Quæ de præsenti hactenus contexuimus Historia, aliorum tantorum quibus prisci temporis plenior adhuc famulabatur memoria, collegimus relatione; unde cum majore difficultate, quasi aliena mendicantes suffragia, et rei veritatem, et gestorum seriem, et annorum numerum sumus consecuti : licet fideli, quantum potuimus, hæc eadem recitatione, scripto mandavimus. Quæ autem sequuntur deinceps, partim nos ipsi fide conspeximus oculata, partim eorum, qui rebus gestis præsentes interfuerunt, fida nobis patuit relatione. Unde gemino freti 18   L. XIV, ch. 11, l. 27, p. 622 : Pendant douze ans, Foucher gouverna d’une main ferme et heureuse l’église de Tyr. Il fut le quatrième archevêque avant nous, qui présidons maintenant à la même église, non que nous soyons digne de cette élection, mais plutôt grâce à la volonté et la patience de Dieu. 19   L’exemple du L. XVII, début du ch. 7, p. 768, dans lequel Guillaume de Tyr s’exprime à la première personne du singulier, rend compte du degré d’intimité entre le chroniqueur et les événements : Memini me frequenter interrogasse et sæpius, prudentes viros, et quibus illius temporis solidior adhuc suberat memoria (Je me souviens d’avoir assez souvent interrogé des hommes avisés, ayant une mémoire assez solide de ce temps). Il confirme par conséquent les déclarations de la préface du livre XVI.

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Suppressions et additions adminiculo, ea quæ restant, auctore Domino, facilius fideliusque posterorum mandabimus lectioni. Nam et recentium temporum solidior solet occurrere memoria; et quæ visus menti obtulit, non ita facile oblivionis sentiunt incommodum, sicut quæ solo sunt auditu collecta. Ut enim Flacci nostri utamur verbo, huic nostro consonante : Segnius irritant animos demissa per aurem, Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus, et quæ Ipsi sibi tradit spectator20.

Un changement de sources historiographiques est déclaré dans la préface du livre XVI, lequel constitue le premier maillon dans la chaîne des événements vécus par Guillaume de Tyr, alors que l’histoire des événements antérieurs a été composée à partir de témoignages indirects. La préface, important paragraphe de neuf lignes illustré des vers 180-182 du De Arte poetica d’Horace, a été rayée, et c’est aux deux tiers de sa dimension originelle que le chapitre français a subi une réduction. Du titre même du chapitre a disparu le segment qui annonce la préface. La dimension de l’ablation soulève la question de l’effet produit sur l’enchaînement des événements rapportés. Le contexte historique dans lequel s’insère la préface du livre XVI attire l’attention de Peter Edbury et de John Rowe, qui fournissent à ce sujet quelques explications : He (William of Tyre) chose to signal the transition from his narration of past events to the account of his own generation with the accession of King Baldwin III in 1143. At that date he would have been in his teens, just a few years before his departure to the West to study in the Schools of France and Italy. To the modern Historian there is nothing very different about the tone and content of the Historia for the decades either side of 1143, and we might prefer to divide the work at 1127, the point at which his last extant literary source, the Historia Hierosolymitana of Fulcher of Chartres, breaks off, and again at 116521, when William returned to the East ...22 20   P. 704. Les faits que nous avons racontés jusqu’à ce moment ont été recueillis auprès d’importantes personnes, qui conservaient encore le souvenir de ces premiers temps. Or, en affrontant de graves difficultés, et comme mendiant un soutien étranger, nous avons cherché à établir la vérité des choses, l’ordre des événements et des années. Nous nous sommes efforcé de rester aussi fidèle que possible pour consigner ces événements dans notre histoire. Ce qui va suivre maintenant, en partie nous l’avons vu de nos yeux, et en partie les personnes qui avaient assisté aux événements nous l’ont révélé dans une narration digne de foi. Nous nous appuierons sur ces deux sources pour laisser à la postériorité, avec l’assistance du Seigneur, une lecture plus facile et plus fidèle des choses qui nous restent à raconter, car le souvenir des faits récents persiste toujours mieux et ce qui s’offre à l’esprit par le moyen de la vue est moins exposé au danger de l’oubli que ce qui s’acquiert par ouï-dire. 21   Les deux dates de démarcation proposées par Edbury et Rowe correspondraient dans l’Historia respectivement au L. XIII, ch. 19, p. 585 et au L. XIX, ch. 11, p. 900. Compte tenu de ce que pensent les deux auteurs, les ruptures historiographiques sont presque nulles dans L’Estoire de Eracles. 22

  P. W. Edbury, J. G. Rowe, William of Tyre, Historian of the Latin East, p. 44.

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En effet, un rapide résumé des événements qui se situent aux alentours de 1143, date probable de la rédaction de la préface, montrerait que le récit poursuit son cheminement normal. Le livre XV rapporte, successivement, la renonciation de Jean Comnène à la bataille de Césarée (1138), le siège et la prise de la ville de Panéas (1138), la conspiration du prince d’Antioche contre Raoul, le patriarche de la même principauté, et la mort de ce dernier (1141), l’empoisonnement de l’empereur Jean Comnène et l’intronisation de son fils Manuel (1143), enfin la mort brutale de Foulques d’Anjou, troisième roi du royaume latin (1144). Le chapitre premier du livre XVI, se situant dans le prolongement immédiat de l’événement capital, à savoir la mort du roi de Jérusalem, traite de l’accession au trône de Baudouin III, fils de Foulques d’Anjou. Le livre XVI perpétue par la suite la même série d’événements : la chute d’Édesse (1144), la mort de Sanguin (1145), etc. Trois raisons, au moins, justifieraient l’amputation de la préface du livre XVI : la présence de l’encombrant nos, ensuite l’intention qu’a l’adaptateur, qui de toute évidence ne se préoccupe point des circonstances extratextuelles de la composition de la chronique latine, de passer outre à la mention des sources de Guillaume de Tyr, enfin le caractère fastidieux des prologues dont la traduction peut avoir quelque intérêt mais sans doute aucun attrait. Selon Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, l’absence des prologues et préfaces traduit les préférences de l’auteur pour l’ordo naturalis ou entrée directe en matière. Nous serions encline à adopter cette justification si l’adaptateur n’imposait pas à certains endroits de sa narration, que nous aurons l’occasion d’étudier plus loin, ses propres façons de commencer et de disposer sa narration. En somme, la disparition de la voix de Guillaume de Tyr déclenche, dès l’élimination du prologue principal, l’écart séparant la chronique latine, qui doit son autorité historique à la présence directe de son auteur, et la version française, qui, en dépit de quelques liens vagues avec l’auteur latin, a déjà basculé dans l’anonymat. Ce premier jalon rendra ainsi facile l’application des divers procédés en lesquels consiste le long processus de l’adaptation.

2. Les suppressions stylistiques Certains procédés de réduction affectent le domaine du style de l’Historia. Deux secteurs en sont la cible : le discours redondant et les figures de style, la métaphore et la comparaison notamment. Le style clair de L’Estoire ne peut pas s’accommoder de la rhétorique de la chronique latine. Dans son attitude, l’auteur français semble agir afin d’éviter d’être long ou même confus, comme le précise plus tard Pierre Fabri : « se la matiere est longue ou obscure, l’en la doibt apeticer à mots briefs et entendibles. »23

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  P. Fabri, Le Grand et vrai art de pleine rhétorique, p. 69.

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2. 1. Le discours redondant Alors que la suppression du nos de Guillaume de Tyr répond à un dessein narratif, l’adaptateur de L’Estoire de Eracles a disposé d’une liberté plus ou moins grande dans la réduction du discours redondant. Ce dernier fournit une matière stylistique d’une si ample élasticité qu’il devient difficile d’établir avec l’exactitude requise où et comment se sont dissous en cours d’adaptation les détails que Guillaume de Tyr a pris soin d’investir d’un apport informatif certain. L’historien tend à multiplier les variations dans son discours; de son côté, l’adaptateur, comme le laisse comprendre son comportement, y voit un défaut. En effet, une impression de répétition, voire de lourdeur, se fait sentir à mesure que progresse l’Historia. Ceci constitue une raison suffisante pour que soient rencontrées dans la version française des condensations synthétiques, régressives ou même généralisantes, pouvant détrôner les formules redondantes latines, lesquelles, en raison de leur fréquent usage, finissent par se stéréotyper. Nous citons à titre d’exemples lexicaux d’abord celui de preudome employé par l’adaptateur toutes les fois que Guillaume de Tyr a recours à sa périphrase élogieuse habituelle vir prudens et strenuus et regno commendabilis24, ou bien l’exemple de tot le resgne qui résume le contenu sémantique, politique et religieux, de christianus populus et regnum25, ou bien même celui de la locution verbale faire grant assemblée pour condenser militares copias corrogare et populum in unum congregare26. La pratique de la condensation affecte surtout des séquences narratives plus larges. L’expolition, la subdivision et l’énumération permettent à Guillaume de Tyr de creuser sa matière et de doter sa chronique d’arguments dont l’excès montre que le chroniqueur est à la recherche d’un degré de minutie historiographique, qui ne va pas cependant sans être accompagnée de quelque effet de répétition fastidieuse. Le texte français est allégé de ces surcharges et le débit de la narration, délivré des pauses lentes, gagne en rapidité. Entre autres exemples qui abondent sur ce point, nous proposons cet extrait du livre XI : Illuc ergo veniens (rex Balduinus), omnes qui in obsidione erant, tam per mare quam per terras, sua exhilaravit præsentia, et in opere cœpto reddidit ferventiores. Statim enim in ejus adventu visi sunt qui exterius in obsidendo laborabant maximum reperisse solatium; ita ut et major eis audacia accessisse videretur, et vires non dubitarent incrementum accepisse. Obsessis autem e converso et desolatio se intulit solito amplior, et spes resistendi omnino succubuit ener-

Quant li rois vint a cel siege, mout en orent grant joie cil qui la vile avoient asise et par mer et par terre, plus en furent hardi et penible de grever leur ennemis en meintes maniere. Cil qui asis estoient en devindrent tuit esbahi, si que de la poor qu’il avoient se commencierent il a deffendre trop foiblement. (l. 7, p. 468)

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  L. XI, ch. 5, l. 25, p. 460 : « ... homme sage, fort et recommandable pour le royaume. »

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  L. XI, ch. 13, l. 4, p. 474 : « … le peuple et le royaume chrétiens. »

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  L. XVI, ch. 15, l. 9, p. 729 : « ... amasser des troupes militaires et réunir le peuple. »

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Les suppressions vata; quoque hostes vident solito fortiores, eo se debiliores reputant, quodque illis accederet totum sibi decedere reputantes27. 27

La description de la venue du roi en aide aux assiégeants de la ville de Tripoli est mieux circonstanciée dans le texte latin. Elle est divisée en deux parties, opposant les assiégeants, omnes qui in obsidione erant, aux obsessis. La première partie se scinde en deux pauses; la seconde constitue en quelque sorte une paraphrase de la première. Le parallélisme des deux pauses est remarquable : l’arrivée du roi déclenche un sentiment de consolation et active l’opération militaire. Cet enchaînement de cause à effet est deux fois décrit moyennant des expressions presque équivalentes. Dans le verbe exhilaravisse se retrouve l’expression paroxystique maximum reperisse solatium et l’idée du ravivement des forces, appuyée par le comparatif ferventiores, est reprise dans major audacia accessisse et dans vires incrementum accepisse. L’adaptateur a estimé que la pause paraphrasante se retrouve implicitement au début de la description, aussi l’a-t-il supprimée, opérant ainsi un passage de l’explicite vers l’implicite et occasionnant une diminution visible de la dimension du passage. Voici un autre modèle tiré du livre XVI : Elaborabat ergo fideliter, ut dominus rex, refusis sibi expensis, quæ pro vocanda fecerat expeditione, ad propria rediret indemnis : et procul dubio minus hostiliter in eo facto, contra dominum regem et christianum exercitum se habuisset, si convocatas exteras nationes, pro suo potuisset arbitrio cohibere. Multa enim fidei, sinceritatis, et constantiæ illius in plerisque negotiis, certo rerum experimento cognovimus argumenta28.

Le roi eust donné granz donz, volentiers plus que cil aferes ne li avoit couté, se li en vossist estre retornez; et en meintes autres besongnes pot l’en bien conoistre qu’il avoit bon cuer vers la nostre gent. (l. 54, p. 717)

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  Ch. 10, l. 7, p. 468 : La présence du roi Baudouin réconforta tous ceux qui, tant de l’armée de mer que de l’armée de terre, participaient au siège, et ranima leur courage dans ce qu’ils avaient entrepris. En effet, aussitôt qu’il fut arrivé, ceux qui travaillaient de l’extérieur à affermir le siège retrouvèrent une consolation, si bien qu’ils parurent acquérir un plus grand courage et la certitude de l’accroissement de leurs forces. Les assiégés, au contraire, sombrèrent dans un plus grand désarroi et tout espoir de résistance leur échappa. Ces derniers, qui d’habitude s’estimaient plutôt forts, se trouvèrent d’autant plus affaiblis qu’ils voyaient leurs adversaires obtenir tout ce qui leur manquait. 28   Fin du ch. 8, l. 64, p. 717 : Ainard cherchait sincèrement à déterminer le roi qui refusait le remboursement des frais qu’avait coûtés cette expédition et à rentrer en toute impunité dans ses propriétés. Il aurait mieux réussi sans le moindre doute à épargner les offensives hostiles contre le roi et l’armée chrétienne, s’il avait détenu le commandement

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Pour démontrer la sincérité des sentiments d’Ainard, connétable de Damas, envers les Latins sortis pour une nouvelle expédition sous la conduite de Baudouin III, Guillaume de Tyr expose deux preuves de bienveillance qu’il choisit parmi ses multa argumenta : la proposition financière faite par le connétable aux Latins, en guise d’indemnité, et le regret que ce dernier éprouve de ne pas pouvoir leur assurer une meilleure défense militaire. L’adaptateur abandonne la seconde preuve qui se retrouve implicitement dans la dernière partie généralisante du passage. Il est à signaler cependant que, quand bien même le procédé de la condensation aurait contribué à l’allégement de l’adaptation française, l’effet de répétition que crée l’emploi systématique des équivalences engendrées n’est pas inférieur pour autant à celui des formules stéréotypées de Guillaume de Tyr. De même que ces dernières semblent appauvrir la phrase de l’archevêque, de même le recours systématique aux formes condensées confère à L’Estoire de Eracles une impression de monotonie. D’autre part, si la condensation des expansions narratives permet d’adapter le débit de la narration à un rythme voulu plus rapide, elle n’en ôte pas moins à la chronique française quelques aspects de sa force argumentative. 2. 2. Les figures de style Le fait que l’Historia doit ses effets stylistiques à la tradition biblique et aux anciennes sources littéraires ajoute à la difficulté que pose le manque d’un vocabulaire pertinent un problème d’entente sur le référent. L’impossibilité de communiquer au public de L’Estoire de Eracles certaines allusions savantes, telles que Veneris opus29, filius Belial30 ou bien Scyllam fugere in Charybdim decidere31, justifie les remaniements formels fondamentaux qu’elles subissent dans le texte français, où elles sont dépouillées de leur forme signifiante et adaptées en fonction du sens concret qu’elles portent implicitement. Cependant, certaines images, bien que faciles à conserver, disparaissent sans obéir à une règle absolue, sinon à l’intention de proposer une version sobre, dénuée des embellissements recherdes troupes des nations étrangères, car nous avons de nombreuses preuves sûres de la fidélité et de la sincérité de ses sentiments et de sa fermeté dans plus d’une affaire. 29   L. XIV, ch. 3, l. 32, p. 610 : Sed comessationibus et ebrietatibus supra modum deditus, Veneris operibus et carnis deserviens immunditiis, usque ad infamiæ notam (Mais alors il s’était abandonné plus qu’il ne fallait aux festins et à l’ivresse et s’était livré aux impuretés de la chair, jusqu’à ce qu’il fut marqué par l’infamie) et : Mes trop entendoit a boivre et a mengier, et des huevres de luxure estoit il mout blasmez, quar trop s’en entremetoit honteusement, l. 35, p. 610. 30   L. XVIII, ch. 11, l. 11, p. 836 : Accesserunt porro ad dominum regem viri impii, filii Belial, Domini timorem præ oculis non habentes (Peu après, s’étaient approchés du roi des hommes impies, fils de Bélial, et n’ayant dans les yeux aucune crainte de Dieu) et : ... vindrent au roi aucuns des barons, l. 9, p. 836.

  L. XVIII, ch. 9, l. 30, p. 833 : ... dum Scyllam fugit, decidit in Charybdim, et : mes quant il orent eschivé un peril si cheirent en un autre, l. 28, p. 833. 31

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chés par Guillaume de Tyr, que l’adaptateur semble estimer d’un emploi précieux. Ce serait l’unique justification probable de la disparition totale de comparaisons comme hic tanquam angelus Domini exercituum32, laquelle, en raison de sa signification religieuse, ne devrait pas être étrangère au public de L’Estoire de Eracles, ou bien encore comme quo defuncto, tanquam pastore percusso, dispersæ sunt oves, et tanquam arena sine calce, sibi invicem non cohærentes33, dont l’adaptateur ne retient que l’idée du désespoir exprimée pourtant à l’aide d’un terme de comparaison. Certaines adaptations illustrent un remarquable phénomène de déplacement de sens : la métaphore sic igitur inter duas molas miser ille populus incessanter conterebatur34 est adaptée en fonction de son sens figuré, l’image concrète en ayant été rejetée, et la comparaison quasi pudore prohibitus dominus comes responsum non daret35 a subi un glissement de la cause psychique à la réaction physique. Mieux respectées dans l’Histoire des faits et gestes dans les régions d’Outre-Mer de Guizot, les images de Guillaume de Tyr y sont rendues dans des formes traductives presque semblables. Les comparaisons telles que l’ange du Seigneur des armées, ou bien dispersés comme des brebis dont le berger a été renversé, et, tels que les grains de sable que la chaux n’a pas réunis ou bien encore placé comme entre deux étaux, montrent une fidélité étonnante à la construction syntaxique de Guillaume de Tyr. La traduction de Guizot conserve de même fils de Bélial, de Charybde en Scylla, mais elle rejette Veneris opus à laquelle elle préfère l’expression de libertinage, qui réussit, en explicitant le contenu de la métonymie savante, à conserver sa connotation réprobatrice. Il conviendrait de signaler en outre qu’une bonne majorité des figures de style dans l’Historia est choisie dans les deux champs lexicaux de la maladie et la douleur, en raison de leur forte valeur métaphorique. Très souvent, les images sont reprises en termes identiques, si bien que leur itération a fini par prendre l’allure d’un mécanisme d’ornementation, déclenché toutes les fois qu’il est nécessaire d’illustrer le récit. Celles qui sont relatives, par exemple, au thème de la déchéance politique et militaire des Croisés, sont reprises avec le terme de remedium, les citoyens livrés à eux-mêmes d’ægrotantes36 et les ennemis sont 32

  L. XVI, ch. 12, l. 48, p. 726.

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  L. XVIII, ch. 19, l. 54, p. 853 (À sa mort, ils se dispersèrent comme des brebis après que le pasteur eut été frappé, et ne purent s’unir tel le sable sans chaux) et : Quant cil dedanz l’orent perdu trop en furent esbahi. Comme gent desespérée il ne savoient en quel maniere il se deüssent contenir, l. 39, p. 853. 34   L. XVII, ch. 15, l. 21, p. 784 (Ainsi, ce pauvre peuple paraissait comme broyé sans cesse entre deux meules) et : En ceste maniere estoient les genz de ces terres a perill et a grant mesese, l. 20, p. 784. 35   L. XI, ch. 11, l. 32, p. 470 (Interdit par la honte, le comte ne put donner de réponse) et : Li quens abessa la teste et ne li volt respondre, l. 35, p. 470. 36   L. XVI, ch. 4, l. 51, p. 710 : ... sero memor urbis eximiæ, quasi jam defunctæ parat exequias, qui ægrotantis, et remedia postulantis, curam habere noluit (... et se souvenant tardivement de la ville remarquable, le comte, après avoir refusé d’en prendre soin, comme d’un malade qui implorait le remède, lui prépara des obsèques comme à une défunte) et :

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presque systématiquement qualifiés de pestis37. Les défaites, notamment accompagnées d’infamie et de honte, sont exprimées à l’aide du champ sémantique du deuil et de la douleur; la notion d’accablement qui suit un échec militaire s’associe à l’image biblique cithara in mærorem versa est38. Une vue d’ensemble des figures stylistiques de l’Historia montre ainsi qu’elles constituent une imagerie d’inspiration et d’expression si particulières à la chronique latine que l’adaptation s’en avère artificielle, d’où la nécessité de les supprimer. Quelques rares métaphores laudatives ont échappé à ce traitement rigoureux. Nous citons l’exemple de populus ferreus39, métaphore conservée dans des termes analogues afin de présenter les Latins sous un meilleur jour. En dehors de ces emplois rares, L’Estoire de Eracles renonce volontiers à l’élégance que confère à la chronique latine le déploiement d’une rhétorique appropriée. Au total, la régression du discours redondant et l’amenuisement des figures de style répondent à un besoin de simplicité et s’inscrivent dans un ensemble de conditions requises pour un texte qui se veut essentiellement de distraction.

3. Les textes officiels Pas plus privilégiés que les passages où se fait sentir la présence de Guillaume de Tyr ou que les figures de style, les textes officiels, estimés peu attachants, ont été eux aussi la cible des divers procédés de la censure. La question que l’on pourrait soulever avec raison au sujet de ce qui peut dépouiller un passage de son intérêt incontestablement approuvé dans la version latine trouverait sans doute sa réponse dans l’explicitation des nuances que recèle l’expression de Paul Zumthor, « registre de sensibilité ». En effet, l’esprit d’un public pour lequel l’histoire de la croisade s’identifie à un récit d’exploits héroïques, glorifiés de sacrifices et de martyres, hautement exotique et très souvent teinté de merveilleux, ne peut s’intéresser ni à un ensemble de gloses savantes, de considérations religieuses et dogmatiques, ni surtout à des textes juridiques tels que chartes Li quens Jocelins qui mauves conseill i avoit mis, s’aperçut lors que folement s’estoit contenuz de la garde de cele cité, l. 45, p. 710. 37   L. XI, ch. 16, l. 5, p. 480 : Non defuit nostris pestis illa, sævior hydra, recens, et damno capitum facta locupletior (Cette peste, plus cruelle que l’hydre et croissant de plus belle chaque fois que sa tête est coupée, ne nous manqua pas) et : ... ne leur failli onques cele tempeste, l. 5, p. 480. 38   L. XVII, ch. 7, l. 34, p. 769 : Nostris autem e diverso versa est in luctum cithara et facti sumus canticum hostium nostrorum tot die (Pour les nôtres, par contre, les choses devinrent tristes et nous fûmes pendant toute la journée la risée de nos ennemis) et : Encontre ce toz li roiaumes de Jerusalem en fu correciez et descomfortez quant cil grant home furent retornez, l. 27, p. 769. Cette citation de Job 30, v. 31, est d’ailleurs très fréquente chez Guillaume de Tyr. 39

  L. XVI, ch. 11, l. 15, p. 723 : Il commencierent a dire en leur langage que c’estoient pueples de fer, l. 17, p. 723.

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et pactes. Les sensibilités de l’auditoire médiéval peu savant s’accommodent mal de la rationalité d’une érudition dont la langue a réussi à se maintenir, car mise au service « de trois types d’institutions supérieures et conservatrices, les chancelleries, la justice et le droit, enfin l’Église... »40 En procédant soit à des condensations soit à des éliminations totales, l’adaptateur agit dans le but de sauver l’attrait de son récit. On penserait, non sans raison, si l’on prend le contre-pied de l’attitude de l’auteur français, aux énormes efforts qu’aurait coûtés la pénible adaptation de ces passages, dont le maintien cependant n’aurait pas eu lieu sans avoir risqué de ternir le texte français. Dans la rubrique suivante, seront donc étudiés les textes qui n’offrent pas de grand intérêt pour l’adaptation, comme les gloses géographiques de Guillaume de Tyr, les pièces officielles relatives à l’histoire de l’Église, les portraits et enfin les édits et les chartes. 3. 1. Les gloses géographiques Le fonds copieux que forment les gloses géographiques de Guillaume de Tyr se présente dans l’Historia comme la source principale qui fait de la chronique latine un texte savant. La suppression de ces gloses dans L’Estoire de Eracles est motivée, le plus souvent, par la connaissance insuffisante des endroits cités par l’archevêque de Tyr et, à un degré de fréquence moindre, par son refus de reprendre certaines informations qu’il avait intentionnellement avancées dans des chapitres antérieurs. Le livre XVI, particulièrement riche en gloses toponymiques41, surtout dans les huit premiers chapitres fournit un grand lot d’exemples. Dans le texte français, les gloses ne possèdent pas de trace : Hujus domini Balduini, anno primo quo regnare cœpit, Turci, quibusdam faventibus et vocantibus locorum incolis, castrum quoddam nostrum, cui nomen est Vallis Moysi, in Syria Sobal, quæ est trans Jordanem, occupaverant. Est autem prædictum oppidum, juxta Aquas Contradictionis, ubi Moyses populo Israelitico vociferante et deficiente præ siti, ex silice fluenta produxit, et bibit populus universus et jumenta ejus. Cognito itaque quod

El premier an que cil derreniers Baudouins commença a regnier, li Turc par le consentement de ceus qui abitoient el païs et gaengnoient les terres, vindrent soudeinnement et pristrent un nostre chastel qui a non li Vaux Moysi et siet en la terre que l’en clamoit la Surie Sobal, mes ele est ore apelée la terre de Mont Roial. Cist chastiaux siet assez pres del leu ou Moyses fist issir les eues de la pierre par le cop de sa verge, quant li peuples

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  L. Giard, « L’Institution de la langue (Moyen Âge et Renaissance) », Cultura e societa nel Rinascimento tra Riforme e Manierismi, Firenze, S. Olschki Editore, 1984, p. 491. 41   Le nombre élevé, dans le livre XVI, des gloses toponymiques constitue à notre avis une preuve de la connaissance intime pour Guillaume de Tyr des endroits mentionnés, théâtre des événements dont le chroniqueur est témoin direct. Ceci nous pousse à invoquer le témoignage que fait Paulin Paris en faveur de l’historien dans l’Histoire littéraire de la France, Paris, Palmé, tome 9, 1980, p. 156 : « Guillaume Archevêque de Tyr paroît aussi avoir bien sçu la Géographie pour son temps. »

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Suppressions et additions prædictum municipium hostes, nostris qui in eo erant occisis, detinerent, congregatis undique militaribus copiis, dominus rex, licet tener adhuc nimium, illuc proficiscitur, et transiens cum suis expeditionibus, vallem illustrem, ubi nunc mare Mortuum, quod et lacus Asphaltus dicitur, interjacet, secundæ Arabiæ quæ est Petracensis, in finibus Moab montana conscendit. Inde Syriam Sobal, quæ est tertia Arabia, quæ hodie vulgo dicitur terra Montis Regalis, percurrentes ad locum perveniunt destinatum42.

Israel moroit de soif. Nostre gent oïrent dire que leur ennemis avoient einsint ce chastel pris, et occis touz ceuls qu’il trouverent dedenz. Si asemblerent leur ost : li rois meïsmes i ala qui molt estoit jeugnes et tendres. Il passerent le lai qui a non la mer Morte et monterent par les montengnes de la seconde Arrabe. Quant il s’approchoient de la terre de Mont Roial, li Turc del païs qui avoient porparlée la traïson del chastel, se mistrent dedenz. (p. 712)

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Cinq notes topographiques glosant des noms de lieux bibliques que continuent à porter certaines localités orientales au Moyen Âge ont disparu dans l’adaptation de ce passage. Dans la majorité des cas, ces gloses instructives prennent la forme d’une proposition relative déterminative dont l’emploi récurrent constitue pour Guillaume de Tyr un procédé d’amplification. Leur élagage a fini par écourter le passage français et réduit sa valeur essentiellement documentaire. De plus, une première lecture montrerait que les connaissances de l’adaptateur demeurent effectivement très générales. La célébrité du château-fort de MontRoyal, qui a été construit en 1115 comme le rapporte Guillaume au chapitre 25 du livre XI et dont le nom n’a cessé de se répandre au fil des chapitres, l’emporte sur les gloses savantes des Aquæ Contradictionis ou du Lac Asphalte par exemple, lesquelles reflètent l’érudition de l’archevêque et sa fidélité à la Vulgate et aux Anciens43. Ce n’est pas l’onomastique savante en effet qui intéresse l’adaptateur; 42   L. XVI, début du ch. 6, p. 712 : Dès la première année du règne du roi Baudouin, les Turcs occupèrent sous l’instigation même de certains habitants un de nos forts qu’on appelle le Val Moïse, situé dans la Syrie Sobal, au-delà du Jourdain. Ce fort se trouve près des Eaux des Disputes, là où Moïse fit jaillir du cœur du rocher, devant le peuple juif qui gémissait et défaillait de soif, de l’eau pour donner à boire à tout le peuple et aux bêtes de somme. Ayant appris que les ennemis occupaient le fort dont ils avaient tué les gardes, le roi, bien que trop jeune, s’y rendit à la tête de ses troupes qu’il avait réunies de toutes parts, et après avoir parcouru l’illustre vallée où se trouve la Mer Morte, appelée aujourd’hui le Lac Asphalte, il atteignit la montagne de la Seconde Arabie ou Pétra, dans le pays de Moab. De cet endroit même, il traversa la Syrie Sobal ou Arabie Troisième, que l’on appelle communément de nos jours Mont-Royal, et arriva à l’endroit qu’il voulait. 43

  Aquæ Contradictionis est la première traduction donnée par la Vulgate à «  Me Meriba » ou « Eaux des Disputes », selon le Dictionnaire de la Bible, Paris, Letouzey et Ané, 1928. La traduction de Guizot ne mentionne pas le nom du lieu : « Les Turcs ... s’étaient emparés d’un château-fort appartenant aux Chrétiens, nommé le val de Moïse et situé dans la Syrie de Sobal, au-delà de l’Euphrate, tout près de ces lieux où Moïse, pour apaiser les clameurs du peuple d’Israël et satisfaire sa soif, fit jaillir les ondes du rocher et abreuva tout le peuple et les bêtes de somme. » Le « Lac Asphalte » est expliqué

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le nom d’Aquæ Contradictionis est remplacé dans L’Estoire par une longue périphrase ajoutant à la glose de Guillaume de Tyr un détail tiré comme un vague souvenir de la Bible. À son tour, la suppression des noms de lieux européens témoigne que les connaissances géographiques de l’auteur français ne dépassent pas le cadre de l’Occident traditionnel, autrement dit l’Italie, l’Allemagne et surtout la France. Nous proposons cet exemple tiré du chapitre 14 du livre XI, dans lequel l’adaptateur n’affiche pas de grande familiarité avec les lieux cités : Quam ascendentes, aura flantes secunda, mare Britannicum navigantes, dein Calpen et Athlanta, angustias hujus mediterraneæ influxionis ingressi nostrum hoc mare pertranseuntes, apud Joppen applicuerunt44.

Il apareillierent bele navie et se mistrent enz; par la mer d’Angleterre s’en alerent, jusqu’il vindrent a la mer d’Acre, puis ariverent el port de Jaffe. (l. 4, p. 476)

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D’ailleurs, c’est en s’appuyant sur des exemples prouvant la grande intimité de l’adaptateur avec les lieux français que Franz Ost tire la conclusion que l’adaptation a eu lieu en France45. par Abel Félix-Marie, Géographie de la Palestine, Paris, Gabalda et Cie, 1933, t. 1, pp. 192-5 et 498-505, à la lumière des rapports de Josèphe, de Diodore de Sicile et de Pline. 44

  L. 4, p. 476 : Ils traversèrent la mer britannique, poussés par une brise agréable, puis ils s’engagèrent dans la mer Méditerranée, en passant par le détroit de Calpé et Atlas, et vinrent mouiller à Jaffa. 45   Bien plus, fort des preuves que constituent certaines additions qu’il a repérées dans L’Estoire, F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 13, est allé même jusqu’à avancer la possibilité de pouvoir cerner la région natale de l’adaptateur : « In diese Reihe von Belegen gehören auch einige Stellen, die uns m. E. den zuverlässigsten Beweis für die Annahme, dass die Übersetzung in Frankreich geschehen ist, und vielleicht auch zugleich einige Aufschlüsse über das engere Heimatland unseres Übersetzers geben ... Buch 20, Kap. 12 spricht Wilhelm von einem Bischof Johannes, der “apud Parisios clausit diem ultimum”. Der Franzose übersetzt dies : “Jean ... morurent a Paris”, setzt aber erstens hinzu “et Huitace, li deans de Charmentré”, zweitens : “et furent enterrez en l’iglyse Seint Victor a senestre, si comme l’en entre vers le cuer”. Der letzte Zusatz beweist uns, dass der Übersetzer die Kirche genau kannte, so genau, dass er die Gräber darin und den Weg zu ihnen beschreiben konnte ... Jedensfall aber bedingen diese Zusätze eine enge Bekanntschaft mit dem Orte Charmentré, der im Departement Seine et Marne, Arrondissement Meaux, also nicht fern von Paris liegt. Eine ähnliche detaillierte Ortsbeschreibung, wie im Kap. 12 bietet auch eine Stelle Buch 20, Kap. 21, wo Wilhelm von Thomas Becket spricht : “martyrio coronatus est”; die Übersetzung aber : “fut martiriez dedenz l’yglise devant un autel qui est si com l’en vet del cloistre vers le cuer”. Diese nähere Bekanntschaft mit Canterbury ist wohl auf eine Wallfahrt zurückzuführen, denn die Stadt war im Mittelalter das Ziel vieler Pilgerfahrten. Buch 1, Kap. 17 macht der Übersetzer bei Erwähnung des Grafen Thibaut von Champagne den Zusatz : “qui gist a Largny (Laigny, Leigny)”, und Buch 3, Kap. 5 setz er zu “Guiz de Possesse” (oder Porcesse; der Ort liegt 5 Meilen von Vitry), hinzu “uns bers de Champaigne”. Aus diesen letzten beiden Zusätzen, die m.

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Ainsi que nous l’avons avancé, la suppression d’un détail géographique n’est pas toujours liée à l’état des connaissances de l’adaptateur. Un nom de lieu effacé peut parfois être attesté à un endroit antérieur de la chronique française, dans une information qui semblerait anticiper sur la narration. Une bonne compréhension des deux textes, latin et français, exige dans ces conditions le recours constant aux renvois : ... dominus Raimundus bonæ memoriæ, comes Tolosanus, vir religiosus et timens Deum, vir per omnia commendabilis, cujus actus admirabiles et vita virtutibus insignis speciales desiderant tractatus in oppido suo, quod ipse fundaverat ante urbem Tripolitanam, cui nomen Mons Peregrinus, viam universæ carnis, verus Christi confessor, ingressus est46.

Li bons quens de Toulouse, Raimonz, mout preudome, qui moult amoit Nostre Seingneur, de beles contenances en toutes choses qu’il fist, de si granz fez et de si hautes œvres que l’en en porroit un grant livre fere tout par soi, selonc le droit de la nature des homes et la volenté Nostre Seingneur, se parti de cest siecle le derrenier jor de fevrier. (l. 2, p. 452)

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Le silence que fait le texte français sur la citadelle du Mont-Pèlerin impose la nécessité de remonter le cours de l’histoire, jusqu’au chapitre 26 du livre X, qui décrit les circonstances dans lesquelles fut construite la citadelle de Tripoli. Ces ellipses, souvent bénignes, sont bien fréquentes dans L’Estoire de Eracles. Elles s’assimilent mieux à des omissions immotivées qu’à des suppressions volontaires. Alors qu’en raison de l’érudition de ses notes la chronique latine s’impose comme source de documentation permettant de livrer une percée dans une onomastique médiévale peu explorée, l’ensemble des gloses de la chronique française présente en gros un tableau criblé par endroits, les coups de censure qui lui sont portés ayant concouru à restreindre le théâtre des événements aux seuls noms des hauts lieux traditionnels. 3. 2. Les pièces officielles de l’histoire de l’Église La connaissance intime des particularités de l’Église qu’avait fait acquérir à Guillaume de Tyr l’exercice d’éminentes fonctions ecclésiastiques se traduit concrètement dans l’Historia par l’ampleur des développements auxquels se livre le chroniqueur tant sur des sujets théologiques généraux, comme la naissance et le traitement des hérésies, que sur les conflits inhérents à la hiérarchie ecclésiastique. L’Historia peut ne pas être qu’une histoire des croisades, si nous pouvons établir que l’ensemble de ces développements constituent une collection d’arE. hier bei weitem nicht so gewichtig sind, wie die obenerwähnten, zieht P. Paris den etwas voreiligen Schluss, dass die Heimat unseres Überstzers die Champagne gewesen sei. » 46

  L. XI, ch. 2, l. 2, p. 452 : Raymond, comte de Toulouse, de bonne mémoire, homme religieux, craignant Dieu et recommandable à tout point de vue, dont les hauts exploits et la vie vertueuse seraient dignes d’être racontés, prit la voie de toute chair après avoir remis ses péchés au Seigneur, dans le Mont-Pèlerin, citadelle qu’il avait fait construire lui-même en face de la ville de Tripoli.

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chives propre à une période de l’histoire de l’Église médiévale. L’attitude de l’adaptateur, en revanche, ne manque pas d’inconséquence. Il juge parfois utile de maintenir, dans ses dimensions intégrales, un exposé détaillé pareil à celui qu’offre le livre XV47 : le conflit qui oppose Raymond, prince d’Antioche, au patriarche Raoul et les péripéties qui s’ensuivent, y compris l’organisation d’un synode, détail qui serait ailleurs voué à la disparition, passent dans la version française sans modification attentatoire. Parfois, d’une manière opposée, l’adaptateur effectue de sévères amputations et condensations. Tel est le cas du chapitre 13 du livre XIV. Le chapitre 13 reproduit les lettres qu’Innocent adresse en 1131 aux patriarches et évêques des Églises latines d’Orient afin de les exhorter à présenter respect et obéissance à Foucher, archevêque de Tyr. La dimension des textes latins nous contraint à donner leur version française nettement abrégée et à reproduire les trois lettres latines dans notre appendice [Appendice 1]. La première est adressée aux évêques d’Antioche, la seconde à Raoul patriarche d’Antioche, et la troisième aux évêques Baudouin de Beyrouth, Bernard de Sion et Jean de Ptolémaïs. Voici ce qui en subsiste dans L’Estoire: Cil arcevesques Fouchiers quant il fu revenuz de Rome, recouvra a molt grant peine trois de ses eveschiez : Acre, Saiete, Barut. Li patriarche d’Antioche l’en toli trois : Triple, Tortose et Bibicham. Il respondi qu’il ne li rendroit mie s’il ne li obeissoit. Or lessons a parler de ces eglises. Si dirons del roi qui estoit revenuz en Jerusalem.

C’est en quatre lignes, donc, que se résume le conflit de juridiction qui oppose Foucher, archevêque de Tyr, à Raoul, patriarche d’Antioche, et à Gibelin, patriarche de Jérusalem. L’exposition du litige s’étend dans le texte latin du Recueil sur 118 lignes. Le moyen principal de la réduction est l’amputation des trois lettres du pape Innocent II et du rapport de la distribution des évêchés suffragants. Dans une note expliquant la réticence de son éditeur à insérer les deux pièces officielles, Paulin Paris précise qu’elles « n’avoient d’intérêt immédiat que pour l’archevêque de Tyr »48. Il n’en est pas moins vrai que Guillaume de Tyr, qui reconnaît lui-même à la fin du chapitre 14 être sorti du droit fil de son histoire, en s’étendant sur une question litigieuse l’impliquant directement, attache aux choses de l’Église un soin tel, que l’histoire des expéditions militaires donnent parfois l’illusion de découler et non de se doubler de celle de l’Église. Par contre, l’intervention expéditive de l’adaptateur or lessons a parler de ces eglises; si dirons del roi qui estoit revenuz en Jerusalem montre clairement son adhésion, qui n’exclut pas cependant une certaine désinvolture, à la vie séculière.

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  Précisément la partie allant du ch. 12, p. 676 au ch. 18, p. 689.

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  PP, t. 2, p. 17.

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3. 3. Les portraits De nombreux portraits de rois, brossés dans l’esprit de la Vita Caroli, parsèment de temps à autre la chronique latine, notamment les chapitres traitant de nouvelles intronisations. En s’attardant sur la description des traits physiques et moraux de son personnage, Guillaume de Tyr contribue à mettre ce dernier en relief dans un contexte riche en protagonistes. Les portraits se précisent au fur et à mesure que se succèdent les événements. Le caractère dont la description est menée parfois jusqu’à la mort du personnage finit par se détacher avec netteté, l’idéalisation dans laquelle le portrait a baigné au début ayant décrû progressivement. Cette idéalisation n’est pas pourtant détestable. Bien au contraire, entre le récit des combats et celui des documents officiels, les portraits de Guillaume de Tyr forment d’agréables pauses de détente. Dans L’Estoire de Eracles, ils ne perdent pas leur touche de charme, bien qu’ils subissent, pareils à toutes les expansions pléthoriques de Guillaume, des modifications profondes. Le portrait par exemple de Baudouin III accédant au trône de Jérusalem, après la mort de Foulques d’Anjou, s’étale sur les trois premiers chapitres du livre XVI. Le texte français est plus réduit. Nous ne proposons, eu égard à l’habituelle longueur des passages latins, que le chapitre premier qui s’étend sur 21 lignes dans l’Historia et qui n’en fait que 15 dans la version française : Defuncto domino Fulcone Hierosolymorum ex Latinis rege tertio, successit ei dominus Balduinus tertius, ex domina Milisende regina filius ejus, fratrem habens unum puerulum Amal­ ricum nomine annorum septem, ut præmissimus, qui postmodum eidem sine liberis defuncto, successit in regno, sicut in sequentibus aperietur. Tredecim annorum erat dominus Balduinus, cum regnare cœpit : regnavit autem annis viginti. Fuit autem adolescens optimæ indolis id de se certis promittens indiciis, quod postea in virilem evadens ætatem, pleno rerum persolvit experimento. Nam vir factus, sicut facie, et tota corporis habitudine, præ cæteris differenti formæ præminabat elegantia ita et mentis vivacitate et eloquentiæ flore, omnes reliquos regni principes facile anteibat. Erat autem corpore procerus, mediocribus major; ad corporis proceritatem membrorum habens consonam et quasi proportionaliter respondentem universaliter dispositionem, ita ut nec in modico, a ratione totius, in eo pars aliqua dissentiret.

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Ne demora guieres apres la mort au roi Fouques, que li baron firent coroner leur seigneur son fil, le tierz Baudoin, qu’il avoit eu de la reine Milesent : emfes estoit de treize ans, si com ge vos ai dit, quant il fu coronez. Mes de tel aage estoit il assez sages et apercevanz et de bon afere, si que des lors pooit l’en connoistre que il seroit preudom et a bien entendroit quant il auroit aage d’ome. Einssint avint il que quant il fu parcreuz, ausint com li visages li chanja, lessa li cuers toutes enfances. Il fut de mout grant biauté et de toutes bonnes connoissances. Plus bel et mieuz parloit que nus hom que l’en poïst trover; assez estoit granz de cors et bien fourniz de membres. Legiers estoit, vistes et forz plus que autres hom. El vis avoit couleur fresche et merveille; de ce ressembloit il sa mere, mes au pere restreoit il des eulz que il avoit un pou gressez : nequedant ne li mesavenoit mie. Cheveus avoit fors, le visage avoit bien vestu la barbe [qui estoit une grant avenance en cel tens]. Sa mere fut megre et ses peres gras : cil

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Les suppressions Fuit sane facie decorus elegantissima, colore vivido et innatum designante vigorem  : a quibus plane in ea parte matrem referens, et ab avo non degener materno; oculis mediæ quantitatis, modice prominentibus fulgoris temperati; capillo plano, non flavo penitus; barba mentum genasque grata quadam plenitudine favorabiliter vestitus; carnositatis media quadam habitudine modificatus ita ut nec fratris more pinguior nec matris exemplo dici posset macilentus. Tanta autem, ut in summa dicatur, formæ præibat eminentia, ut ignaris etiam, eximia quadam in eo refulgente dignitate, certum in se de regia majestate daret indicium49.

tint de l’un et de l’autre, si qu’il fu maiens, ne gras ne megres. Regardeure avoit bone et bele, si qu’il sembloit que s’uns estrangers hom venist qui onques mes ne l’eüst veu, par regarder son visage le deüst il connoistre a roi. (p. 704)

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Une amputation de dimension considérable, fratrem habens unum puerulum, Amalricum nomine, annorum septem, ut præmissimus : qui postmodum eidem sine liberis defuncto, successit in regno, sicut in sequentibus aperietur, et quelques excisions de moindre importance, regnavit autem annis viginti ainsi que ab avo non degener materno et fulgoris temperati, ont eu pour effet de réduire le chapitre. La métaphore eloquentiæ flos est explicitée à son tour conformément au traitement réservé à l’ensemble des figures de style. La réduction du portrait de Baudouin III repose essentiellement sur la condensation. Les redondances habituelles de Guillaume de Tyr sont reprises en termes synthétiques. Par exemple, la longue 49   Début du ch. 1, p. 704 : Après la mort de Fouques, troisième roi du royaume latin en Orient, succéda Baudouin III, le fils qu’il avait eu de la reine Mélisende. Baudouin avait, ainsi que nous l’avons dit, un jeune frère, âgé de sept ans et nommé Amaury. C’est lui qui par la suite succéda à son frère aîné, mort, comme nous le verrons, sans avoir eu d’enfant. Quand il commença à régner, Baudouin n’avait que treize ans et son règne dura vingt ans. C’était un jeune homme d’un excellent naturel et il portait en lui déjà les preuves prometteuses de pouvoir s’acquitter de ses fonctions, une fois arrivé à maturité. Dès qu’il atteignit l’âge adulte, il se distingua parmi les autres princes du royaume par la grâce de sa physionomie et de son allure et il les surpassa facilement par la présence de son esprit et par la finesse de son éloquence. Il était de taille élancée, un peu plus grande que la moyenne, et disposait de membres si harmonieux avec sa haute taille et si bien proportionnés qu’en lui il n’y eut pas la moindre imperfection. Il avait le visage bien fin, le teint vif et reflétant une naturelle vigueur. En ceci il ressemblait à sa mère, mais aussi à son grand-père maternel. Ses yeux étaient de grandeur moyenne, un peu saillants et le regard modérément fulgurant. Ses cheveux étaient lisses, et non tout à fait blonds; une barbe lui recouvrait bien commodément le menton et les joues et son corps était d’un embonpoint modéré, de sorte qu’on ne pouvait dire qu’il fut plus corpulent que son frère, ni maigre comme l’était sa mère. Sa personne répandait une telle distinction, qu’il était possible même à ceux qui ne le connaissaient pas de reconnaître dans cette exquise dignité qui se reflétait en lui les preuves sûres de la majesté royale.

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phrase, erat autem corpore procerus, mediocribus major ad corporis proceritatem membrorum habens consonam et quasi proportionaliter respondentem universaliter dispositionem, ita ut nec in modico, a ratione totius, in eo pars aliqua dissentiret, est reprise en quelques mots : assez estoit granz de cors et bien fourniz de membres. Le travail d’adaptation libre auquel s’est livré l’auteur français a engendré aussi des écarts : les additions, legiers estoit vistes et forz, au pere restreoit il des eulz, puis qui estoit une grande avenance en cel tens, n’ont pas de support sémantique dans le texte latin. Confrontée au texte latin, l’adaptation du portrait ne passe pas pour mieux qu’une imitation respectant les grandes articulations du modèle, mais rédigée dans un style dépourvu d’effets et de reliefs. Les portraits de la version française ne perdent pas, comme nous l’avons dit, le charme particulier, que leur procure leur spécificité en comparaison du reste de la chronique. Ceci n’empêche pas, pour autant, que le dépouillement du portrait de Baudouin III de sa force expressive ait fini par l’affadir et par le réduire à un procédé narratif formel, servant à introduire le personnage. Cependant, examinées séparément, les deux représentations de Baudouin III offrent, chacune, une particularité thématique. Guillaume de Tyr met l’accent sur les qualités d’élégance et de grâce, qu’il vante au travers d’un champ sémantique riche : optimæ indoles, formæ elegantia, eloquentiæ flos, proceritas consona, respondens dispositio, decorus elegantissima facie, grata plenitudo, formæ eminentia, eximia dignitas, regia majestas. L’intelligence bénéficie, elle aussi, de la faveur du chroniqueur : plenum experimentum, mentis vivacitas. Le texte français est en revanche dominé par des qualités physiques  : granz de cors, bien fourniz de membres, legiers, vistes, forz plus que autres hom. La description du même modèle dont se servent deux moralistes séparés par une distance temporelle n’est pas rendue en termes analogues. Le modèle lui-même est remoulé en vertu d’un choix de qualités positives, éventuellement complémentaires mais non concordantes, et il répond d’une manière approximative aux valeurs que requiert la conception faite d’un idéal par chacun des deux auteurs. Cela signifie dans une perspective plus large que le désaccord partiel des deux chroniques sur le contenu du portrait confirme sa fonction symbolique d’édification morale. 3. 4. Les chartes et les édits L’intérêt que pourraient offrir ces pièces, les plus longues et les plus fastidieuses de l’Historia, est de conférer à la chronique une précision historique incontestable, dictée par le principe d’objectivité et de fidélité aux sources, que Guillaume de Tyr entend respecter et suivre, comme il le déclare non seulement dans ses prologues mais aussi dans les formules qu’il adopte pour introduire les pièces officielles. Ces formules introductives, tel que l’illustrent les exemples suivants, rescriptum ... cujus tenorem præsenti interserere narrationi dignum duximus50, ou bien ut nihil antiquitatis eorum quæ interim occurrunt prætereamus libet

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  L. XI, ch. 28, l. 6, p. 502 : ... le rescrit dont nous avons jugé utile d’insérer le contenu dans notre narration.

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rescriptum ... ad majorem rerum gestarum evidentiam ponere51, ou bien encore sicut ex tenore litterarum ... manifeste deprehenditur52, montrent que Guillaume de Tyr insère ses chartes, édits, pactes, actes juridiques, lettres impériales ou apostoliques, à titre de documents justificatifs, utiles pour illustrer, appuyer et par voie de conséquence légitimer la narration des événements. Ces textes n’ont pas été conservés dans leur totalité en cours d’adaptation. Leur reproduction n’offrant aucun intérêt narratif aux yeux de l’adaptateur, celui-ci se livre à des condensations draconiennes. L’économie qu’il fait des clauses et des articles, des noms propres et des informations secondaires les réduit le plus souvent à un simple énoncé; par conséquent, la dimension des chapitres perd considérablement de son ampleur et des vides apparaissent dans la trame du récit. L’exemple du chapitre 25 du livre XII illustre le mieux le traitement sévère que réserve l’auteur français à ces textes. Le traité signé entre les Croisés d’Orient et les Vénitiens octroie à ces derniers, en contrepartie de leur contribution militaire, le prélèvement sur le butin d’une part pouvant s’élever jusqu’au tiers de la valeur globale. En raison de l’importante dimension du texte latin que nous donnons lui aussi dans l’appendice [Appendice 2], nous proposons le texte français : Il fu acordé et juré que li barons de toutes les citez lou roi qu’il tendroit en son demaine et en toutes celes que l’en tendroit en fié de lui, li Venicien auroient une rue entiere, une yglise, uns bainz et un four que il tendroient tozjorz par heritages, quites et frans sans nules coutumes, ausint com li rois doit tenir lez seues choses franchement. En la place de Jerusalem recevoient autant de rante en leur proprieté com li rois i seut avoir. Se il vuelent fere en la cité for, ne moulin, beinz, balances, mines a mesurer le blé, bouz a metre vin, huile, miel, dedenz leur rue, tuit cil qui voudrent cuire, bangnier, mesurer, moudre, le porroit fere ausint franchement comme se les choses estoient le roi. En la fonde de Sur, se la vile est conquise, otroierent au duc et tot le commun de Venise qatre besanz sarrazinois le jor de feste seint Pere et seint Pol. Se Venicien a plet contre autre Venicien ou contenz contre home d’autreterre, li plez sera le roi. Se ces deus citez sont prises, Sur et Escalonne, il auroit la tierce partie en chascune, tot franchement. Assez i ot autres convenances qu’il n’estuet mie a descrivre qui furent vizées et mises en chartres scellées et des prelaz et des barons de la terre de Surie. En la fin fu acordé que se Nostre Sires delivroit le roi de prison, il leur feroit ces choses otroier et comfermer et s’il i venoit novel roi, ausint le feroit et s’il ne le vouloit fere, ne le tendroient mie por roi. Quant ces choses furent bien asseurées, il murent d’Acre par mer et par terre, et assistrent la cité de Sur le quinziesme jor de fevrier53.

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  L. XII, début du ch. 25, p. 550 : Pour ne rien omettre de ces anciens faits, qui apparaissent de temps à autre, il sied d’exposer le rescrit, pour mieux mettre les événements en évidence. 52   L. XIV, ch. 11, l. 35, p. 622 : ... comme on le comprend clairement du contenu des lettres. 53

  L. XII, ch. 25, p. 55-553.

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C’est dans ce paragraphe que se résume le texte latin de 113 lignes. Le condensé que propose l’adaptateur ne tient compte ni de la formule introductive, dans laquelle Guillaume de Tyr intervient directement, ni surtout de toute la première partie servant à situer le sujet du traité dans son contexte historique contemporain et à présenter, selon un ordre de préséance précis, les personnalités investies du pouvoir d’autoriser et de parrainer l’octroi de privilèges. L’adaptateur supprime également deux grandes parties relatives, l’une aux concessions faites sur des bien-fonds dont il méconnaît les repères précisés par l’archevêque de Tyr, et la seconde, la dernière du chapitre, aux dons prévus dans la principauté d’Antioche. Pour compenser l’absence des deux parties, il se contente en revanche du simple énoncé synthétique assez i ot autres convenances qu’il n’estuet mie a descrivre qui furent vizées et mises en chartres et des prelaz et des barons de la terre de Surie. Ces deux amputations, les plus importantes entre toutes, ont ainsi pour effet de dépouiller partiellement le texte du traité de sa fonction de titre de propriété. L’adaptation française ne livre que l’essentiel des points généraux. Les développements des articles sont omis : l’adaptateur signale par exemple le droit des Vénitiens d’établir leur commerce, mais il évite de détailler la réglementation des relations commerciales ou des usages pratiques, tels que l’emploi des unités de mesure et de capacité. Il n’est pas difficile de constater en outre qu’un petit nombre de contresens peut naître de la suppression massive des développements particuliers que Guillaume de Tyr, fidèle à sa coutume, livre en abondance, et qui finissent parfois par nuancer légèrement l’idée générale. Par exemple, l’expression se Venicien a plet contre autre Venicien ou contenz contre home d’autre terre, li plez sera le roi, ne saurait correspondre que difficilement à la clause pénale, du traité (Si vero aliquod placitum ... res suæ remanentes reddantur). En y exposant les différentes formes de litiges, Guillaume de Tyr s’attarde sur les compétences juridiques des deux cours vénitienne et royale ; dans un résumé rapide, l’auteur français attribue exclusivement le droit d’arbitrage à la personne du roi. La différence de dimension des deux textes est alors révélatrice de la méthode suivie par l’adaptateur : suppressions attentatoires, condensations expéditives lui permettent de contourner les difficultés des textes officiels, que l’archevêque de Tyr semble privilégier dans son œuvre. En somme, les gloses savantes, les portraits, les pièces relatives à l’histoire de l’Église et les chartes, reproduits par Guillaume de Tyr avec un souci d’exactitude, constituent une sérieuse collection d’archives susceptible de faire de la chronique latine une référence documentaire, autorité dont L’Estoire de Eracles ne peut pas être investie. Il devient facile, si on prend en considération leur grand nombre dans la chronique latine, de se rendre compte de la multiplicité des ellipses narratives dans la version française, pauses où le rythme du récit est plus rapide que dans la narration même de l’action militaire, qui constitue le corps de l’œuvre. Bien plus, si le survol rapide des textes officiels crée une impression de vide ou de défaillance narrative, l’accélération du rythme contribue, par un effet contraire, à estomper cette impression et par conséquent à maintenir la cohésion interne du récit, qu’une adaptation plus fidèle aurait risqué de compromettre.

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4. L’influence de l’Antiquité païenne En supprimant les mentions de la datation romaine, les expressions latines officielles, juridiques, ecclésiastiques et religieuses, ou empreintes de paganisme latin, enfin les citations latines classiques et les références mythologiques et littéraires, l’adaptateur a fini par dévêtir l’Historia de sa forme païenne pour ne retenir que son contenu chrétien. 4. 1. La substitution du calendrier chrétien à la datation romaine La chronique latine se signale pour la datation des événements par l’utilisation de deux systèmes de datation sans distinction : le calendrier romain, preuve de l’attachement de l’historien à son éducation classique, et le calendrier chrétien comme l’exige l’exercice de l’archiépiscopat. Loin d’engendrer dans l’Historia des contradictions ou des confusions, ce double emploi passe pour un signe d’enrichissement dont l’auteur français en revanche n’a pas besoin. C’est le calendrier chrétien qu’emploie la version française. Certaines dates coïncidant avec des fêtes liturgiques reçoivent même des précisions que l’adaptateur juge nécessaire d’ajouter : Per idem tempus dominus Wilelmus bonæ memoriæ, Hierosolymorum patriarcha, vir simplex ac timens Deum, viam universæ carnis ingressus est. Obiit autem quinto kalendarum Octobris, pontificatus ejus anno quintodecimo  : cui postmodum subsequente Januario, octavo Kalendarum Februarii substitutus est dominus Fulcherus Tyrensis archiepiscopus, in prædecessorum nostrorum numero tertius54.

En cel tens qui lors estoit, Guillaumes li patriarches de Jerusalem, hom religieus qui amoit Nostre Seingneur et haoit pechié, acoucha malades, et morut le jor de feste seint Cosme et seint Domian, el quinziesme an puis qu’il avoit esté patriarches, el mois de genvier, apres le jor de la conversion monseingneur seint Pol. Fu esleüz et requis por estre en son leu, Fouchier, l’arcevesque de Sur. (p. 733)

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L’adaptation des deux dates romaines, respectivement relatives à la nouvelle de la mort du patriache de Jérusalem et à celle de l’élection d’un successeur, renferme d’abord une confusion : l’auteur supprime la première date, le cinquième jour avant les calendes du mois d’octobre, qui correspond au 26 septembre, et remet la nouvelle de la mort du patriarche au huitième jour avant les calendes de février, autrement dit le 24 janvier, qui, dans le texte latin, est celle de l’élection patriarcale. Toutefois, la référence aux solennités religieuses n’est pas toujours le fait de l’adaptateur, puisque Guillaume de Tyr, lui aussi, tout en se contentant de signaler les fêtes chrétiennes principales, présente la fête com54

  L. XVI, début du ch. 17, p. 733 : Dans le même temps, Guillaume, patriarche de Jérusalem, homme de bonne mémoire, simple et craignant Dieu, prit la voie de toute chair. Il rendit l’âme le 26 septembre, alors qu’il était dans la quinzième année de son pontificat. Le 24 janvier suivant, il fut remplacé par Foucher, archevêque de Tyr, troisième patriarche avant nous.

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mémorée selon une mise en scène digne d’interprétation. En effet, ce genre de coïncidence est expliqué par les deux chroniqueurs comme un signe d’intervention divine, approbatrice le plus souvent. La mention de la fête, consistant essentiellement à relier au surnaturel l’entreprise de la croisade, traduit dans les deux chroniques l’effort, nourri par un sentiment religieux, de tirer de l’événement une morale propre à conférer à cette entreprise une légitimité religieuse et à faire de l’événement un témoignage favorable à la religion. 4. 2. Les expressions latines Les expressions officielles, juridiques, ecclésiastiques et religieuses, sont destinées dans L’Estoire de Eracles à l’omission totale; quelques-unes sont très librement adaptées. Bien qu’il y ait de la peine à établir de manière exacte les raisons qui dictent cette attitude à l’adaptateur, deux interprétations dont la première au moins est sûre peuvent être avancées. La première raison qui motive ces silences se rattacherait à l’état des connaissances linguistiques de l’auteur français. Il est question d’une culture classique avec laquelle l’esprit de ce dernier, et à plus forte raison du public qu’il a en vue, n’aurait pas les moyens d’être familiarisé. Or, les équivalences proposées dans L’Estoire de Eracles aux expressions latines strictement techniques montrent que la tâche de l’adaptateur a été entravée principalement par des défaillances de vocabulaire. L’exemple du syntagme nominal suffragans urbs, terme de droit politique, dont l’adaptation hésite entre le syntagme français cité obeissanz et la périphrase une petite cité qui est desouz la grant cité55, met en évidence le manque d’un vocabulaire pertinent, l’ancien français étant incapable de subvenir aux besoins du nouveau registre officiel. Certains emplois latins sont de véritables cas désespérés : l’auteur abandonne d’emblée des formules de chancellerie telles que cum plenitudine gratiæ et apostolicarum prosecutione litterarum56, ou des termes de droit comme jus docendi Romanorum ou bien jure metropolitico subjectus, ou bien même metropolis et colonia ainsi que toute la terminologie définissant leur statut juridique.

55   L. XI, ch. 9, l. 30, p. 467 : Est autem Biblium urbs maritima, in Phœnice constituta, una de suffraganeis urbibus, quæ Tyrensi metropoli jure metropolitico intelliguntur esse subjectæ (Ancienne ville maritime de la Phénicie, Byblos est l’une des cités suffragantes reconnues pour être soumises, selon le droit métropolitain, à la juridiction de Tyr) et : C’est une cité de la marine qui siet en la terre de Fenice et est obeissant a la cité de Sur, l. 26, p. 467. Ensuite au livre XVI, ch. 10, l. 3, p. 720 : Est autem una de urbibus suffraganeis, quæ ad Bostrensem metropolim habet respectum (C’est l’une des cités suffragantes et dépendantes de la métropole de Bostrum) et : C’est une petite cité qui est desouz la grant cité de Bussereth, l. 3, p. 720.

  L. XI, ch. 4, l. 6, p. 457 et passim : Dominus Daimbertus ... cum plenitudine gratiæ et apostolicarum prosecutione litterarum, jussus est ad propria redire (Aussitôt que le Saint-Siège remit à Daimbert les lettres apostoliques et le fit rentrer dans sa grâce, ce dernier reçut l’ordre de retourner chez lui) et : Il li rendirent enterinement s’enneur et bones letres que li apostoiles li bailla, puis li distrent qu’il s’en retornast en Jerusalem, l. 5, p. 457. 56

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La deuxième raison résiderait dans les convictions religieuses de l’adaptateur. On constate, en examinant par exemple la variété des expressions latines relatives au thème de la mort, que ce n’est pas l’indisponibilité linguistique qui justifie le manque dans la version française d’expressions répondant aux élégantes tournures viam universæ carnis ingredi ou ultimum diem fato claudere, ou bien in fata concedere. La forme païenne de ces dernières pousse l’auteur de L’Estoire de Eracles à adopter, à côté du verbe morir, des tournures tout aussi euphémiques, comme trespasser ou mieux encore se partir de cest siecle57, de forme, cependant, et de contenu chrétiens. Il en est de même des expressions empreintes de paganisme latin. Fruit d’un intéressant moulage d’un concept chrétien, en l’occurrence celui d’une présence providentielle bénéfique et toute-puissante, dans une forme païenne, ces tournures relatives à l’intervention divine, quoiqu’elles s’astreignent à remplir une fonction d’embellissement, reflètent dans l’Historia la coexistence intime des deux cultures. L’exemple suivant montre que l’adaptateur, fidèle à ses principes, se tient libre de les remanier : ... paratis ad iter necessariis, prout regiam decebat dignitatem, Deo placitæ peregrinationis, mense Maio, iter arripiunt unanimiter, sed avibus infaustis et omine sinistro ; nam tanquam invita Divinitate, et eis irata, iter assumpserunt; in tota illa profectione nihil Deo placitum, peccatis nostris exigentibus, operati sunt ...58

Il s’acorderent que el mois de mai se metroient a la voie. Mes Nostre Sires [qui bien voit cler en tieux aferes] ne volt mie en gré recevoir lor services, si comme il aparut a la veue del siecle; non pas por ce tuit cil qui bone entencion orent en cel afere ne perdirent onques rien de leur guerredon qu’il orent deservi as ames, mes li estaz de la terre d’outremer porquoi il s’esmurent, n’amenda onques gueres por leur muete, si com vos orroiz. (l. 3, p. 736)

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Tout comme Divinitas, qui renvoie à Dieu sous la plume de Guillaume de Tyr, les expressions avis infausta et omen sinistrum sont dans un contexte chrétien vidées de leur sens païen et, suivies de la formule nihil Deo placitum, elles revêtent une signification chrétienne pour se rattacher à la notion de la volonté divine. Dans l’esprit de l’adaptateur, le contexte chrétien n’est pas suffisant   L XI, ch. 2, l. 5, p. 452 : In oppido suo, viam universæ carnis, verus Christi confessor, ingressus est, pridie Kalendas Martii (En véritable confesseur du Christ, il prit la voie de toute chair le 28 février) et : Selonc le droit de la nature des homes et la volenté Nostre Seingneur, se parti de cest siecle le derrenier jor de fevrier, l. 4, p. 452. Puis au livre XII, ch. 2, l. 12, p. 513 : ... quod dominus rex in Ægypto, sicut et verum erat, ultimum fato clauserat diem (Il apprit que le roi avait fini ses derniers jours en Égypte, ce qui était vrai) à quoi l’adaptateur propose au ch. 1, l. 18, p. 512 : Li rois Baudouin trespassa de cest siecle, et quelques lignes plus bas : ... que li rois ses cousins estoit morz au revenir d’Egypte. 57

58   L. XVI, ch. 19, l. 3, p. 736 : Ils firent les préparatifs, comme cela convenait à leur dignité royale, et partirent en pèlerinage au mois de mai. Leur voyage se fit cependant sous de mauvais auspices et presque contrairement à la volonté divine, dont ils attirèrent la colère; car, en raison de leurs péchés, ils n’entreprirent rien qui plût au Seigneur.

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pour étouffer le fond païen qu’elles ne cessent de suggérer. Ce traitement s’applique à toute l’Historia : les termes de præsagium et d’auspicium59, qui sont d’usage très courant dans la chronique latine, ne connaissent dans la version française aucune fortune. À leur endroit, l’adaptateur opère des ablations complètes. 4. 3. Les références mythologiques et littéraires L’explication que donnent Peter Edbury et John Rowe du recours de Guillaume de Tyr aux citations littéraires fournit, par inversion du raisonnement, la justification de l’absence de ces citations dans L’Estoire de Eracles. Bien qu’ils estiment que l’érudition de la chronique latine n’est pas aussi vaste que l’archevêque le laisse comprendre, les deux auteurs soutiennent : «What we have is an educated churchman sharing with his peers their common intellectual background »60. Ceci pourrait être vrai, mais relatif. Comparée à L’Estoire de Eracles, l’Historia passe en effet pour un chef-d’œuvre d’histoire qui laisse s’épanouir dans toute son ampleur une érudition à laquelle l’auteur français ne semble pas pouvoir prétendre. L’amputation massive de citations de droit civil d’Ulpien, de citations mythologiques de Virgile, littéraires d’Horace, de témoignages de Josèphe, de vers épiques de Lucain – nous n’oublions pas les auteurs consultés par l’archevêque dans la partie qui n’est pas prise en compte dans notre étude, comme Éginhard, Juvénal, Ovide, Solin et Tite-Live – de vers de poésie d’auteurs anonymes, de fréquents emplois proverbiaux, tous de dimensions variables, ôte à la chronique française toute prétention littéraire. La répartition des citations classiques, quant à elle, n’est pas homogène à travers la chronique; l’usage qu’en fait Guillaume de Tyr, quand l’occasion s’en présente, a fini par les concentrer, comme des témoignages en séries, autour des gloses expliquant l’histoire d’un haut lieu célèbre. La ville de Tyr bénéficie d’un grand nombre de ces témoignages : les premiers chapitres du livre XIII, consacrés à la description circonstanciée de la métropole de l’archevêque, en sont particulièrement riches. Nous en avons choisi cet exemple d’Ulpien : Est autem Tyrus civitas antiquissima, secundum quod Ulpianus, vir prudentissimus jurisconsultus, ex eadem urbe trahens originem, in Digestis, titulo De

Forz estoit a grant merveille la cité de Sur et mout encienne. Ulpins qui molt fist des lois, i fu nez, si com l’en dit. (p. 555)

59   L. XI, ch. 5, l. 23, p. 460 : ... melioribus irruens auspiciis et animositate divinitus collata, simul et viribus, auctore Domino, fortioribus receptis (Il se lança sous de meilleurs auspices, en s’armant d’une énergie divine et, en même temps, en recevant du ciel des forces plus grandes). 60

  P. Edbury, J. Rowe, William of Tyre, Historian of the Latin East, p. 35.

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Censibus, asserit, dicens61 : Sciendum est esse quasdam colonias juris Italici, ut est in Syria Phœnice splendidissima Tyriorum colonia, unde mihi origo est, nobilis regionibus : serie seculorum antiquissima, armipotens, fœderis quod cum Romanis percussit tenacissima. Huic enim Divus Severus et Imperator noster, ob egregiam in Rempublicam Imperiumque Romanum insignem fidem, jus Italicum dedit62. 61 62

La proposition relative qui molt fist des lois, résumant la présentation d’Ulpien, laisse voir clairement que l’auteur français ne possède pas la même culture littéraire que Guillaume de Tyr. Outre ces escamotages, le simple condensé permet à l’adaptateur d’éluder un vocabulaire technique difficile comme colonia et jus Italicum et lui épargne la reprise de faits historiques63 qu’il semble ne pas connaître tout à fait. À ces inégalités intellectuelles s’ajouteraient des réticences personnelles. En fait, le choix des citations donne à penser, comme cela se pré-

61   Domitius Ulpianus, Digestis, L, 15, « De Censibus », R. J. Pothier, Pandectæ Justinianæ, Paris, t. 4, 1819, p. 626. Nous faisons observer que, dans le Digeste, cette citation suit une définition donnée par Ulpien du statut de la colonie : « Olim COLONIÆ erant oppida cum suo agro seu territorio, quo Populus Romanus victis abdutisque inde originariis civibus, Cives ipse suos ad incolendum deduxerat ... Coloniæ potius nomen datum est civitatibus provinciarum illis omnibus, quibus jura aliqua seu privilegia, quasi in societatem quamdam cum Populo Romano indulta sunt. Et inde passim, etiam absque deductione civium, factæ Coloniæ sub Imperatoribus, id est jus Coloniæ datum. Quod in quo consistat, vix est ut aperte dignosci possit », (Les colonies, autrefois, désignaient des chefslieux avec un champ ou bien un territoire dans lequel le peuple romain avait emmené ses propres citoyens, après en avoir vaincu et détourné les habitants originaires. Le nom de « colonie » est plutôt donné à toutes les villes des provinces, auxquelles furent accordés certains droits ou privilèges, presque en commun avec le peuple romain. Cet usage se généralisa partout, car on se mit à accorder le droit, même sans éviction des habitants. On donna le « droit des Colonies » aux villes soumises au pouvoir des empereurs. Mais il est difficile de savoir clairement en quoi ce droit consiste). 62   Début du ch. 1, p. 555 : Tyr est une ville très ancienne comme le confirme Ulpien, l’éminent jurisconsulte qui en est natif, dans le Digeste sous le titre De Censibus : « Il faut savoir, dit-il, qu’il existe des colonies bénéficiant du droit italique, comme Tyr, la très splendide colonie de la Syrie phénicienne. Je tire mon origine moi-même de cette ville, noble entre toutes, vieille de plusieurs siècles, puissante en armes et très fidèle aux alliances qu’elle a conclues avec les Romains. Notre empereur, le divin Sévère, lui accorda le droit italique pour sa remarquable fidélité envers la République et l’Empire. » 63   Maurice Chéhab, Tyr à l’époque romaine, Beyrouth, Imprimerie Catholique, 1962, p. 37, situe en l’an 198 l’octroi du jus Italicum à la ville de Tyr « qui aimait s’appeler Colonia Septimia Tyr Metropolis. »

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cisera dans l’étude des citations bibliques, que l’auteur de L’Estoire se refuse à reproduire les citations propres à vanter les civilisations païennes ou non chrétiennes. À notre grand étonnement, cette attitude connaît de temps à autre quelques rares exceptions : certaine citation classique, qui devrait être bannie selon le principe de l’adaptateur, bénéficie dans la version française d’un traitement moins sévère que le processus de l’adaptation ne l’avait jusque-là prescrit. Voici à titre d’exemple cette citation de Josèphe, traitant du jeune Abdimus qui interprétait les sophismes, paraboles et énigmes, que Salomon envoyait à Hyram, roi de Tyr : 64 65

De quo ita legitur in Josephi Antiquitatum, libro octavo64  : « Meminit horum duorum regum, Menander, qui ex Phœnica lingua Antiquitates Tyriorum in vocem convertit Helladicam, ita dicens : Moriente Abibalo, successit in ejus regnum filius ejus Hyram, qui cum vixisset annis quinquaginta tribus, regnavit triginta quatuor. Hujus temporibus erat Abdimus, Abdæmonis filius, in vinculis, qui semper propositiones quas imperasset Hierosolymorum rex evincebat ». Et iterum infra : « Adjecit ad hoc, regem Hierosolymorum Salomonem misisse ad Hyram Tyri regem, figuras quasdam, et petiisse ab eo solutionem, ita ut si non posset discernere, solventi pecunias daret. Cumque fateretur Hyram, se non posse illas solvere, multaque foret pecuniarum detrimenta passurus, per Abdimum quemdam Tyrium, proposita fuerant, sunt absoluta; et alia ab eo proposita, quæ si Salomon non solveret regi Hyram, multas pecunias daret ». Et hic fortasse est quem fabulose popularium narrationes Marcolfum vocant, de quo dicitur quod Salomonis solvebat ænigmata, et ei respondebat, æquipollenter iterum solvenda proponens66.

De la cité fu nez Abdimus uns joenes vallez qui ot non Josephes, que Irem, le roi de Sur, tenoit en prison65. Salemons qui mout estoit sages, li enjoint devinailles et paroles repostes et oscures, porce que cil les devisast et les esponsist. Li rois ne le savoit fere, si les enveoit a cel sage home; cil les devinoit et esponnoit toutes bien et trop soutillment; dom il avint une fois que Salemons i mist fermaille de trop grant avoir que ses paroles ne seroient pas devinées, cil Abdimus les devina et gaengna. Yrem, ses sires, ot cel avoir. De cestui dist l’en que ce fu Marcoux de que l’en parole, que Salemons et Marcoux desputerent. (l. 13, p. 555)

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  L.VIII, § 2.

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  PP, t. 1, p. 476 : uns joenes vallez, si com dist Josephes, que Iram, li rois de Sur, tenoit en prison. 66   L. XIII, ch. 1, l. 51, p. 556 : À propos de ce jeune homme, on lit dans le livre huit des Antiquités de Josèphe : « Ménandre qui a traduit de la langue phénicienne en grec toute l’histoire antique de Tyr a mentionné ces deux rois, en disant : Après la mort d’Abibal, son fils Hyram lui succéda. Il vécut cinquante-trois ans et régna pendant quatorze

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L’adaptateur n’écarte donc pas l’histoire anecdotique d’Abdimus, l’interprète des énigmes. Bien au contraire, le condensé français, paraphrase très libre, atteint une taille bien plus volumineuse que d’ordinaire. Ce choix confirme que l’auteur a travaillé à rendre sa narration plus attachante et que, ses efforts ayant réussi à adapter l’Historia au goût d’un public différent, L’Estoire de Eracles a fini par avoir sa propre identité, d’« expression bien française », comme le dit Franz Ost67 à juste titre, mais aussi « d’esprit ». En effet, les suppressions expriment la répugnance à la latinisation et, à la différence des emplois savants de Guillaume, les solutions qu’apporte L’Estoire se distinguent par une spontanéité doublée d’une certaine déficience d’expressivité et caractéristique d’une langue répondant à peine aux nouvelles exigences.

5. Les citations bibliques En alléguant une quantité d’additions que l’auteur français greffe au corps de son œuvre et qui portent en elles-mêmes des exhortations morales, confirmant l’autorité du clergé ou prônant les valeurs chrétiennes, et en se fondant d’autre part sur la conservation des citations bibliques et sur l’omission des citations classiques, Franz Ost tire la conclusion que l’adaptateur est un religieux68. Cette hypothèse serait bien fondée en raison, si l’opposition de l’omission massive des ans. De son temps, Abdimus, fils d’Abdémon, qui venait toujours à bout de toutes les propositions du roi de Jérusalem, était dans les fers ». On lit encore plus loin : « À ces faits il ajoute que Salomon envoya à Hyram, le roi de Tyr, des expressions figurées, et lui réclama la solution, à condition que ce dernier s’en acquittât en versant des sommes d’argent, s’il en fut incapable. Pendant que Hyram se plaignait de ne pas pouvoir résoudre les énigmes et qu’il exprimait ses craintes d’être passible de sommes considérables, Abdimus résolut les énigmes du roi de Jérusalem, à qui il en proposa d’autres, que ce dernier était tenu d’expliquer, sous peine de payer beaucoup d’argent au roi Hyram. » C’est lui probablement que les histoires populaires appellent Marcoux, dont on raconte qu’il interprétait les énigmes de Salomon et qu’il lui répondait de la même manière en lui proposant les siennes. 67   F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 23 : « ... die Übersetzung ist durchaus französisch in Stil und Ausdruck und entbehrt fast ganz der Unbeholfenheit und Plumpheit, die vielen Übersetzungen sonst anhaftet. » 68

  Ibidem, p. 7 : « Der französische Übersetzer war, wie die folgenden Bemerkungen beweisen, Geistlicher... Weitere Beweise liefern Zusätze der französischen Übersetzung selbst. Buch 1, Kap. 5, wird von dem Tempel in Jerusalem gesprochen, und der Franzose fügt hinzu : “que la laie gent apelent le temple Dominus”. Er setzt sich hier also gewissermassen in Gegensatz zu den Laien. Auf einen Übersetzer geistlichen Standes weist auch der Umstand hin, dass fast sämtliche weltlichen Zitate aus den römischen klassischen Schriftstellern ausgelassen werden, die biblischen aber und die Zitate aus Kirchenvätern, nicht zu übersetzen versäumt werden. Dazu gesellen sich noch als Beweise eine Fülle von religiösen Mahnungen und Warnungen, von Zusätzen, die die Autorität der Geistlichkeit erhöhen sollen, oder eine Vertrauheit mit dem alten Testament zeigen. »

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citations païennes au maintien des citations bibliques pouvait être prise comme preuve. Or, le problème de l’identité de l’adaptateur ne se pose pas en termes d’opposition : l’attitude de l’auteur de L’Estoire de Eracles, bien que déterminée par des tendances générales, connaît bien des écarts, comme nous venons de le voir avec les références mythologiques. Le traitement des citations ne contribue pas à faire une nouvelle lumière sur l’identité de l’adaptateur; ce n’est pas de toute façon l’objet de notre propos. Contrairement aux citations païennes, Les citations bibliques sont soumises à un traitement plus favorable. Elles sont rapportées en substance, tantôt abrégées, tantôt amplifiées de lieux communs : Domino igitur rege in regnum reverso, cruce quoque dominica Hierosolymis restituta, gavisus est populus qui remanserat, reverso ad se populo, dicens69  : Mortuus erat, et revixit; perierat, et inventus est70.

Quant li rois fu retornez en son reaume et la voire croix fu remise en Jerusalem, grant joie firent tuit cil qui les atendoient, et plus assez cil qui estoient retornez, et bien distrent tuit cil qu’il estoient ausint comme revescu. (l. 16, p. 727)

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La citation de saint Luc se retrouve dans la version française très librement condensée. L’adaptateur s’en tient au seul terme qui déclenche un sentiment de consolation; la citation renonce par conséquent à sa nature proverbiale. Le livre XVI nous offre un autre exemple dans lequel la citation reçoit une addition : Hæc autem, qua nostris iter erat, regio dicitur Traconitis cujus in Evangelio Lucas facit mentionem, dicens71  : Philippo autem Iturcæ et Traconitidis regionis tetrarcha. Videtur autem nobis a traconibus dicta. Tracones enim dicuntur occulti et subterranei meatus, quibus illa regio abundat : nam pene universus illius regionis populus in speluncis et cavernis habitat, et in traconibus habet domicilia72.

La terre par ont nostre gent aloient a non Traconite, et, si comme je croi, ele est einsint apelée porce qu’il i a tant de boues soz terre, quar tracones en latin sont caves. Seint Luc dist en l’Evangile que Felipes, li freres Herodes, fu sires de la terre d’Iture et de Traconite. (l. 46, p. 720)

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  Luc, XV, 24.

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  L. XVI, ch. 13, l. 17, p. 727 : Dès que le roi fut rentré à Jérusalem et que fut remise la Croix du Seigneur, le peuple qui y était resté en fut satisfait et s’écria : « Il était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé ». 71

  Luc, III, 1.

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  L. XVI, ch. 9, l. 45, p. 719 : Cette terre que les nôtres devaient traverser s’appelle Trachonite. Dans son Évangile, Saint Luc en fait mention : « Philippe, roi d’Iturée et de Trachonide ». Il semble alors que la région tire son nom de notre langue, car par « trachones » on désigne les passages secrets et souterrains, qui d’ailleurs abondent dans le pays, dont tous les habitants presque habitent dans des grottes et des caves, et font des « trachones » leurs domiciles.

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Cependant, deux genres de citations sont catégoriquement rejetés : les citations qui glorifient la civilisation païenne et les citations redondantes. Le traitement que leur réserve L’Estoire de Eracles mérite notre attention. 5. 1. Les citations glorifiant la civilisation païenne Elles présentent avec les citations classiques, dans la chronique latine, deux points de ressemblance : l’éloge qu’elles portent pour une civilisation non chrétienne et leur concentration autour des chapitres destinés à la description des villes traditionnelles; ce qui nous a facilité d’ailleurs leur repérage. Voici cet exemple tiré du livre XI qui consacre une place importante à l’histoire de Sidon : Est autem Sydon civitas maritima inter Berythum et Tyrensem metropolim sita, provinciæ Phœnicis portio non modica, commodissimum habens situm, cujus tam Veteris quam Novi textus instrumenti frequentem habet memoriam. De ea quippe in secundo Regum libro, ita Salomon ad Hiram, Tyriorum regem  : « Præcipe igitur, ut præcidant mihi servi cedros de Libano, et servi mei sint cum servis tuis : mercedem autem servorum tuorum dabo tibi quamcumque petieris. Scis enim quomodo non est in populo meo vir qui noverit ligna cædere sicut Sydonii  »73. In Evangelio quoque ejus facit Dominus mentionem dicens  : «  Amen dico vobis, si in Tyro et Sydone hæc facta essent »74, et cætera. Et alibi : « Egressus Jesus, secessit in partes Tyri et Sydonis »75. Hanc Sydon Chanaan fundasse legitur; unde et usque in præsentem diem nomen tenet auctoris76.

La cité de Saiete siet seur la mer entre Barut et Sur, en la province de Fenice; mout i a biau siege de vile; encienne cité est mout. Sydon, le fil Canaam, la fonda, dont ele tient encore le non selon le latin. (l. 21, p. 477)

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  I Rois, V, 6.

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  Matthieu, XI, 21.

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  Marc, VII, 24.

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  L. XI, ch. 14, l. 22, p. 477 : Sidon est une ville maritime située entre Beyrouth et la métropole de Tyr. Elle occupe une partie importante de la province phénicienne et se trouve dans un site très avantageux, que l’Ancien et le Nouveau Testament mentionnent fréquemment. Le second Livre des Rois rapporte, en effet, ce que Salomon dit à Hiram, le roi de Tyr : « Ordonne à tes serviteurs de me couper des cèdres du Liban, j’ordonnerai aux miens de les accompagner, et je donnerai à tes serviteurs la récompense que tu me demanderas. Sache donc qu’il n’y a pas un homme dans mon peuple qui puisse couper le bois comme les Sidoniens ». Dans le même Évangile, le Seigneur fait mention de la ville : « Je vous dis que si les miracles accomplis chez vous l’avaient été à Tyr et à Sidon ». Et

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Le traitement des citations dans l’une et l’autre chronique répond à deux objectifs différents. Pour Guillaume de Tyr, le recours aux sources antiques et à la Bible demeure l’outil le plus sûr pour conférer à la glose une plus grande crédibilité. Il remplit ainsi une fonction documentaire, alors que dans la chronique française les anciennes références littéraires et les références bibliques, provenant de l’Ancien ou du Nouveau Testament, sont indistinctement condamnées à disparaître, quand elles sont destinées à illustrer la glose historique d’une civilisation étrangère à l’auteur français. Ce dernier s’astreint en revanche à une description commune, une sorte de définition non savante, adaptée à l’expéditivité requise pour introduire le cadre spatial de la nouvelle série d’événements. Il reste à signaler l’importante réduction de volume que subissent les chapitres. Face au passage latin dans l’exemple du livre XI, le passage français paraît très réduit. La diminution de volume des chapitres est d’autant plus importante que d’une part, le nombre de gloses historiques nécessitant dans l’Historia l’appui des citations est élevé, et que d’autre part Guillaume de Tyr n’hésite pas à répéter ses citations. Sur ce dernier point nous dirons un mot. 5. 2. Les citations paraphrastiques En plus des citations bibliques favorables aux civilisations païennes, la censure de l’adaptateur touche les citations redondantes, autrement dit celles qui dans l’Historia se répètent ou se paraphrasent. Deux modes de répétition ont été constatés. D’abord, Guillaume de Tyr n’hésite pas à faire d’une même citation plus d’un usage, en des points différents de sa chronique, le plus souvent sans en citer l’auteur77. L’édition de Huygens qui signale dans son apparat les multiples reprises partielles ou totales des citations nous a souvent aidée à repérer les occurrences et à observer le comportement de l’adaptateur. Nous proposons d’abord l’exemple de la citation d’Ézéchiel78 : Tu ergo, fili hominis, assume super Tyrus lamentum : et dices Tyro quæ habitat in introitu maris, negotiationi populorum, ad insulas multas ... Tu dixisti, perfecti decoris ego sum, et in corde maris sita79.

ailleurs : « Partant de là, il s’en alla au pays de Tyr et de Sidon ». On lit que cette ville a été fondée par Canaan. Depuis, et jusqu’à nos jours, elle porte le nom de son fondateur. 77   Le chroniqueur procède de la même façon avec les citations mythologiques et littéraires. P. Edbury et J. Rowe, William of Tyre, Historian of the Latin East, p. 33, l’ont bien signalé : « more commonly lines are quoted without attribution, in such a way as to suggest that they formed part of his general knowledge rather than that he had a close familiarity with the authors’ works. » 78

  Ézéchiel, XXVII, 3.

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  L. XIII, ch. 1, l. 39, p. 556 : Et toi, fils de l’homme, fais tes lamentations sur la ville de Tyr. Tu diras à Tyr qui se trouve au milieu des mers, en commerce avec les peuples et avec de nombreuses îles : « tu as dit de toi-même : – Je suis d’une parfaite beauté et habite au cœur des mers. »

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Conformément à l’explication que nous avons fournie, la citation d’Ézéchiel dont nous n’avons reproduit qu’un extrait ne subsiste pas dans la version française. Le dernier membre de cet extrait, in corde maris sita, est attesté plus haut dans l’Historia, au chapitre 17 du livre XI, fusionné au tissu narratif et dépourvu de tout signe distinctif : Est autem Tyrus civitas in corde maris sita, in modum insulæ circumsepta pelago, caput et metropolis provinciæ Phœnicis, quæ a rivo Valeniensi, usque ad Petram Incisam, Doræ conterminam, protenditur80.

La cité de Sur siet en une isle ausint comme en la mer; ce est li chiés et la seignorie de la terre de Fenice qui dure des le ruissel de Valenie jusque a Pierre Encise. (l. 7, p. 482)

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L’adaptateur s’estime tenu de conserver la description de la ville de Tyr comme partie intégrante du récit, faisant ainsi preuve d’une plus grande fidélité à la narration propre de l’archevêque qu’aux citations utilisées par ce dernier à titre d’illustration. Plus intéressante est encore la reprise de la citation regnum in seipsum divisum, desolabitur81 qui bénéficie dans la chronique latine d’un statut privilégié. Certaines occurrences, comme celle du livre XIV proposée ci-dessous, sont respectées, dotées même d’un commentaire personnel qui confirme leur provenance de la Bible : Interea dominus patriarcha Wilelmus, vir mitissimus, et pacis amator, et quidam de regni principibus, videntes intestina hæc prælia, regno nimis esse periculosa, attendentes illud evangelicum : Omne regnum in seipsum divisum desolabitur, et domus supra domum cadet82.

Voirs est ce que dit l’Evangile que chascuns resgnes devisez en soi meïsmes sera descomfortez, por ce se trest avant li patriarche Guillaumes, sages hom et pesibles, et des autres barons assez qui bone volenté avoient et connaissoient bien le grant perill ou la Crestienté estoit por cele guerre. (p. 630)

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Ailleurs, l’auteur français agit d’une manière paradoxale, comme le montrent les deux exemples suivants :

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  L. XI, ch. 17, l. 8, p. 482 : La ville de Tyr est située parmi les eaux, assiégée comme une île par la mer. C’est la capitale et la métropole de la province phénicienne, qui s’étend depuis le ruisseau de Valénie jusqu’à Pierre Encise, aux frontières de Dora. 81

  Luc, XI, 17.

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  Début du ch. 17, p. 630 : Entretemps, le patriarche Guillaume, homme calme et paisible, et quelques-uns des princes du royaume, voyant que les conflits intérieurs constituaient de sérieuses menaces et soucieux de ce que l’Évangile dit « tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine, et ses maisons croulent l’une sur l’autre ».

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Suppressions et additions Rex vero, fama deferente hæc audiens, sollicitus primum, ne illius occasione scissuræ, major in nostram confusionem hostibus pateret introitus, quia regnum in seipsum divisum, juxta verbum Domini, desolabitur83.

Li rois oï novele de cele descorde; molt li desplot pour ces deus resons : l’une fu que ce povoit estre trop grant perilz a la terre, qar quant li anemi verroient afoibloiez ces deus homes de lor guerre, plus legierement lor corroient sus et lor gasteroient lor terres. (l. 8, p. 590)

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Et : In quo facto, nostra nihilominus deterior facta est conditio  : nam pro viro impotente, et qui pro sua debilitate nostris erat obnoxius, eatenus, ut tanquam subjectus, annua tributa persolveret, durior nobis oppositus est adversarius. Nam, sicut regnum divisum contra se, juxta verbum Salvatoris, desolabitur; sic unita plurima, sibi robur ex mutuo solent assumere, et in hostes consurgere fortiora84.

De ceste chose fu mout empiriez li estres del roiaume de Surie, quar avant ne se doutoient il mie de ceus de Damas, einz en avoient grant preu tantdis com il avoient si foible roi, mes or avoient en leu de celui trop fort voisin, sage, puissant et malicieus, par qu’il estoient en grant perill de cele part. (l. 29, p. 803)

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En assurant la subordination grammaticale de la citation de saint Luc, la conjonction causale quia dans le premier exemple et la conjonction comparative sicut ... sic dans le second renforcent l’insertion, dans son contexte narratif, de la citation qui a fini par devenir une locution figée. L’adaptateur n’en tient pas compte. Un second phénomène de censure est digne d’attention : l’objet en est cette fois-ci les citations qui paraphrasent le discours au lieu de l’illustrer, constituant aux yeux de l’auteur de L’Estoire de Eracles une reprise inutile; ce sont ces citations que nous appellerons paraphrastiques. On pourrait objecter que d’une manière générale toute citation, quand bien même symbolique, est paraphrastique en raison de la concordance de son contenu avec le contexte. Il y a cependant chez Guillaume de Tyr une tendance à utiliser la citation biblique dans un contexte dont l’expression est faite, sinon avec les mêmes termes de la citation, du moins avec des termes identiques. De cette pratique se dégage un effet de 83   L. XIII, ch. 22, l. 11, p. 590 : Aussitôt que les rumeurs furent parvenues au roi, ce dernier, très soucieux que cette scission n’offrît aux ennemis l’occasion de semer dans le royaume plus de confusion, car « tout royaume divisé contre lui-même, court à la ruine », comme l’avait dit le Seigneur ... 84   L. XVII, ch. 26, l. 20, p. 803 : Ceci s’étant produit, la situation du royaume se détériora, car l’homme faible qui, en raison de son impuissance, nous était soumis et, tel un sujet, nous payait même des tributs annuels, fut remplacé par un autre roi, difficile adversaire. Or, de même qu’« un royaume divisé contre lui-même court à la ruine », selon les paroles du Sauveur, de même par leur union, de nombreux royaumes s’apportent la force mutuellement et se soulèvent plus solides contre les ennemis.

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répétition que l’adaptateur juge nécessaire d’enrayer. Il devient normal dans ces conditions qu’il supprime, non les termes de la narration, mais ceux de la citation. Nous en proposons un exemple : Hostes igitur aditum pro votis habentes, confluentibus undique in urbem ingrediuntur legionibus, et quos de civibus habent obviam gladiis perimunt, conditioni, ætati aut sexui non parcentes : ita ut de iis dictum videretur85  : Viduam et advenam interfecerunt, et pupillos occiderunt, juvenem simul ac virginem lactentem, cum homine sene86.

Li Turc qui ne douterent rien les marcheanz qui gardoient la ville, se mistrent enz a grant presse; quenqu’il encontroient de gent, homes et fames, decoupoient touz. (l. 8, p. 711)

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En admettant que la citation biblique illustre la description du massacre, elle constitue mieux une répétition dont le but est d’expliciter en termes concrets l’énumération généralisante, conditio, ætas aut sexus. La proposition relative française quenqu’il encontroient de gent, homes et fames prétend condenser à la fois l’énumération et la citation. Le livre XVI fournit un autre exemple, dans lequel la citation précède la narration : Sed hoc in adolescentia. Nam vir factus, secundum Apostolum, evacuavit quæ erant parvuli87. Insignibus enim virtutibus secutis, vitia prioris compensavit ætatis  : uxore enim suscepta, cum ea vixisse continentissime dictus est. Et quæ in adolescentia minus Deo placita, et notæ subjacentia, lubrico ætatis impellente, contraxerat, postmodum prudentiore consilio detersit, et studio in melius reformavit saniore88.

De sa char estoit plus legiers, tantdis comme il fu joenes, que sa hautece ne requeist, si neis que il en fesoit tort a aucuns mariages, ce dit l’en; mes quant il ot sa fame prise, ce pechié guerpi del tout, et vesqui moult loiaument avec li. Ce meïsmes qu’il avoit en sa joenece mesfet de cele chose, amenda il en fesant apres penitances. (l. 15, p. 706)

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  Psaumes, XCXIV, 6.

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  L. XVI, ch. 5, l. 7, p. 711 : Les ennemis obtinrent ainsi d’accéder à la ville de la manière qu’ils le souhaitaient. Les troupes déferlèrent de toutes parts, tuant à l’épée tout citoyen qu’ils rencontraient sur leur chemin, et n’épargnant ni la condition, ni l’âge, ni le sexe. Il semblait ainsi qu’on pouvait dire : « Ils ont tué la veuve et l’étranger, et massacré le mineur, le jeune homme et la jeune vierge, en même temps que le vieillard. » 87

  I Cor., XIII, 11.

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  L. XVI, ch. 2, l. 38, p. 706 : Mais ceci fut pendant sa jeunesse, car, dès qu’il atteignit l’âge mûr, « il se débarrassa de tout enfantillage », comme le dit l’Apôtre. Il amenda les premiers vices de sa jeunesse par le respect de singulières vertus. En effet, dès qu’il eut pris femme, il vécut avec elle, dit-on, dans une parfaite continence. En outre, toutes les habitudes désagréables à Dieu et entachant sa vie de honte, qu’il avaient prises dans sa jeunesse, emporté par la faiblesse de son âge, il les purgea ensuite par une sage décision et les réforma avec un zèle salutaire.

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Le condensé, ce meïsmes qu’il avoit en sa joenece mesfet de cele chose, amenda il en fesant apres penitances, que l’auteur français fait correspondre à la citation de saint Paul et à la glose quæ in adolescentia contrahere, postmodum detergere, qui la suit immédiatement dans le passage latin, fait pâle figure. En somme, contrairement à Guillaume de Tyr qui investit sa citation d’une double valeur, morale d’abord et esthétique formelle ensuite, l’auteur de L’Estoire de Eracles se soucie davantage, comme tous les exemples précédents contribuent à le montrer, de l’apport didactique de la citation et s’attache mieux à expliciter son contenu en fonction du contexte.

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L’ensemble des tentatives de l’adaptateur de L’Estoire de Eracles est régi par deux grandes orientations. La première se définit par l’effort d’alléger, dans la mesure du possible, la narration française de la présence de l’auteur original. L’élimination des commentaires et des témoignages personnels, qui marquent l’intervention directe de l’archevêque, et le cisaillement d’un style qui se distingue par sa tendance à l’expolition, constituent à cet effet deux moyens fondamentaux. L’auteur français a dû également porter ses efforts sur l’ensemble des gloses érudites qui, à leur tour, mettent en évidence la présence de Guillaume de Tyr : si elles acquièrent sous la plume de ce dernier une valeur historique, elles ont fini par la perdre avec le recul dans le temps et éventuellement l’éloignement géographique. L’orientation parallèle se résume par le refus de la civilisation latine, du patrimoine tant littéraire que linguistique, et elle se concrétise par le rejet des références mythologiques et littéraires, des figures de style savantes et de tout un répertoire d’expressions officielles. Les suppressions infligées au corps de l’Historia ont contribué, ainsi que nous l’avons vu, à produire une chronique française d’esprit et d’inspiration, dont on pourrait qualifier l’expression de pauvre, mais non d’artificielle. Toute cette variété dans l’Historia, constituée principalement d’un important appareil citationnel, faisant sa richesse même et destinée à procurer un plaisir esthétique89, ne se situe pas au centre des préoccupations de l’auteur français. L’intérêt pris à la lecture de l’Historia n’est pas celui qu’offre L’Estoire de Eracles, adaptation faite pour un public plus large.

89

  Cicéron, De l’invention, Livre IV, 3, p. 128, § 3 : « Postremo hoc ipsum summum est artificium res varias et dispares in tot poematis et orationibus sparsas et vage disjectas ita diligenter eligere » et : « C’est le comble de l’art de choisir des citations variées et différentes qui sont éparses et disséminées partout dans un si grand nombre d’œuvres en vers, de discours. »

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Chapitre 2 Les ajouts

A

ux suppressions effectuées au cours de l’adaptation de L’Estoire de Eracles fait pendant un ensemble d’additions qui, elles surtout, sont révélatrices du niveau de liberté dont use l’auteur. Si, d’un côté, la sévérité du jugement que porte l’éthique littéraire sur les opérations éliminatoires ne change en rien la fidélité de l’adaptateur au textuel, étant donné que le résidu, aussi squelettique soit-il, produit par l’élagage, l’amputation et la condensation, demeure conforme au contenu de la chronique latine, la pratique de l’amplification constitue par contre une dérogation au principe de fidélité. En effet, l’auteur français dépasse largement les limites du texte de base et puise dans les sources extratextuelles ce qu’il estime être adaptable à sa narration. C’est ce niveau de liberté précisément qui vaut à L’Estoire de Eracles le titre d’adaptation et qui marque son appartenance à un genre littéraire bien particulier au Moyen Âge90. Bien que toutes les additions effectuées dans l’adaptation de L’Estoire de Eracles n’apportent rien de nouveau comme l’estime Franz Ost91, certaines d’entre elles peuvent être instructives. Paulin Paris, de son côté, laisse une appréciation : 90   Nous invoquons ici l’explication de J. Monfrin, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », in Journal des Savants, 1963, janvier-mars, p. 161-2 : « Il semble bien que l’on ait rarement eu, avant la fin du Moyen âge, le souci historique et philologique de laisser ou de retrouver l’œuvre d’un auteur sous la forme exacte que celui-ci avait voulu lui donner. Suivant une idée généralement répandue, tout écrit destiné à instruire est perfectible et du moment qu’on le transcrit et qu’on le traduit, on ne voit aucune raison pour ne pas le modifier au goût du jour ou l’améliorer en le complétant à l’aide de renseignements puisés à d’autres sources. C’est pourquoi la notion de traduction qui est aujourd’hui la nôtre eut quelque peine à se dégager. » 91

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  F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 19.

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Suppressions et additions Le traducteur ... parvint à rendre en excellent français les vingt-deux livres latins de l’archevêque de Tyr, omettant avec autant de discernement les rares horsd’œuvre de l’original, éclairant le texte, ajoutant çà et là des mots et des phrases dont nous lui savons beaucoup de gré, et que nous aurons soin de distinguer, en les enfermant entre crochets92.

Adopté également par le Recueil des Historiens des Croisades, ce procédé typographique nous a été, pour ce qui est du dépistage des ajouts, fort utile mais insuffisant. En effet, seul un petit nombre d’ajouts étrangers à la narration a été placé entre crochets, formant ainsi des greffes indépendantes, alors que n’a pas été prise en compte une grande majorité d’additions, tant extérieures qu’inhérentes à la trame narrative, et atteignant très souvent des dimensions considérables. Il nous reste à préciser qu’à la différence des suppressions de L’Estoire de Eracles qui ne remplissent aucune fonction, les additions de la chronique française ne se présentent pas sous le même signe gratuit. Si, à quelque endroit de la chronique française qu’elle soit attestée, l’occurrence d’un ajout dévoile la même multiplicité de propriétés que celles d’une suppression, comme son organisabilité en thèmes, l’expression grammaticale ou stylistique qu’il prend et les effets qu’il peut avoir sur la narration, il y a cependant un point capital qu’il serait injuste d’ignorer, celui des diverses fonctions que lui attribue l’adaptateur. Voilà pourquoi leur étude présentera des différences d’approche.

1. Les fonctions des ajouts Les additions greffées au corps de L’Estoire de Eracles répondent à deux fonctions essentielles. À certains endroits de sa chronique, l’adaptateur croit devoir combler des lacunes, les expansions qu’il effectue ont ainsi une fonction de remplissage. D’une manière égale, il procède au développement d’une idée qui se trouve implicitement dans un élément de l’énoncé : le développement remplit ainsi une fonction d’explicitation. Au sein de cette dernière, nous parlerons de deux sous-fonctions, à savoir d’éclaircissement et de renforcement. 1. 1. La fonction de remplissage Elle connote principalement l’existence réelle de lacunes ou manques dans la chronique latine. Cette réflexion paraîtrait d’autant plus paradoxale que l’Historia, en vertu de sa richesse documentaire que lui font mériter les soins de son auteur, atteint un certain degré d’exhaustivité, qui pousse cependant l’archevêque à se tenir au-dessus des menus détails offrant sous la plume de l’auteur français une matière dense pour l’extension. Guillaume de Tyr se satisfait des événements principaux. Ce qui est essentiel pour l’historien l’est également pour l’adaptateur, quoiqu’au prix de sérieux remaniements. En revanche, ce qui est 92

  PP, t. 1, p. XI.

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Les ajouts

secondaire pour le premier serait de nature lacunaire et digne d’être comblé pour le second, à qui il devient loisible d’agir de la manière qui lui semble la plus harmonieuse avec l’esprit de son récit. Un modèle en est offert au livre XVIII. Il s’agit de l’élection papale de 1154 : Dum hæc in partibus geruntur Orientalibus, Romæ defuncto domino Anastasio papa quarto, substitutus est ei dominus Hadrianus tertius : hic Anglicus natione, de castello Sancti-Albani, apud Avinionem civitatem Provinciæ, in Arelatensi diocesi, abbas fuit canonicorum regularium in ecclesia sancti Rufi; unde ad ecclesiam Romanam a domino bonæ memoriæ Eugenio vocatus, in episcopum Albanensem ordinatus est, Nicolaus nomine. Hic defuncto domino Anastasio, qui prædicto domino Eugenio successerat, de Norvegia, Occidentali et ultima provincia, ad quam missus fuerat ab eodem legatus, electioni interfuit, et a clero et populo unanimiter electus est, et Hadrianus appellatus93.

Tandis comme ces choses aloient einsint es parties d’Orient, a Rome fu morz li apostoiles Anastaises; apres lui fu mis el siege monsegnor saint pere Andrius, li tiers. Cil estoit nez d’Angleterre, del chastel de saint Abau; Nicolas avoit non, povres clers, passa la mer et vint a escole en la cité d’Avignon, puis se rendi en une abaïe de chanoines ruillez, dehors les murs de cele cité, qui estoit de saint Just, dont il fu puis abés. L’apostoile Eugenes oï parler qu’il estoit sages hom et religieux, l’envoia querir et le fist evesque d’Albane; puis fu envoiez legaz en la terre de Norvegue qui est outre Danemarche. Novelement en estoit venuz quant l’apostoile morut, si fu esleüz apres lui, si comme je vos ai dit, et fu nommez Endriens. [Ne demora guieres porce qu’il quenoissoit bien la malice et la mescreance de ceus d’Avignon, le siege de l’abaïe dont il avoit esté abés osta d’ilec et la mist dehors la cité de Valance. Lors fist del siege une bele yglise qui encore i est, et molt riches edifices]. Del leu où l’abaïe fu, fist prioré et establi que la novelle abaïe qui est pres de Valance obeiroit a l’evesque d’Avignon. (p. 817)

93

L’adaptation du portrait d’Adrien III présente des variations. Alors que Guillaume de Tyr respecte un ordre chronologique marquant les étapes successives de la vie de l’ecclésiastique, le portrait français paraît enrichi de précisions dont certaines ne concordent pas même avec l’information latine. Selon sa cou93   Début du ch. 2, p. 817 : Pendant que ces choses se produisaient dans le royaume d’Orient, le Pape Anastase IV décéda à Rome et fut remplacé par Adrien III, qui était de nationalité anglaise et né au château de Saint-Alban, et qui fut à Avignon, ville de Provence dans le diocèse d’Arles, abbé des chanoines réguliers de l’église Saint-Ruff. Convoqué ensuite à l’Église romaine par le Pape Eugène, de bonne mémoire, il fut consacré sous le nom de Nicolas, évêque de l’église d’Alban. Après la mort du Pape Anastase, successeur d’Eugène, il rentra de Norvège, l’extrême province occidentale, à laquelle il avait été envoyé comme légat du Pape Eugène, et participa aux élections. Il fut élu à l’unanimité par le clergé et le peuple et reçut le nom d’Adrien.

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tume, Guillaume de Tyr ne lésine pas sur les détails de l’histoire de l’Église; bien au contraire, un exemple que nous avons proposé plus haut montre que c’est dans la version française qu’a lieu l’escamotage de ces détails. Or, aussi vraisemblablement que le laisse comprendre le temps présent du verbe « être », dans lors fist del siege une bele yglise qui encor i est, et la novelle abaïe qui est pres de Valence obeiroit a l’evesque d’Avignon, l’addition finale qui fait la lumière sur l’abbaye de Saint-Ruff apporterait des informations historiques contemporaines à l’auteur français, desquelles lui-même serait parti pour reconstruire un maillon perdu, celui autrement dit du transfert du siège abbatial. La nouveauté de l’ajout, bien que contestée par Paulin Paris94, réside également dans le jugement qui dénonce la malice et la mescreance de ceus d’Avignon, vices auxquels Guillaume de Tyr ne fait pas la moindre allusion, mais que l’auteur de L’Estoire de Eracles trouve indispensable d’alléguer pour justifier la mésentente qui détermine le transfert. Certaines additions dans L’Estoire de Eracles illustrent mieux que d’autres la fonction de remplissage. Elles suggèrent une présence effective de l’auteur; les développements que se permet ce dernier seraient dignes d’un témoin oculaire des événements relatés. Nous proposons cet exemple tiré du livre XI : 95

Eodem anno postquam rex de prædicta convaluit ægritudine, anxius quomodo urbem Tyrensium, quæ sola de urbibus maritimis ab hostibus detinebatur, suo mancipare posset imperio, inter Ptolomaidam et prædictam Tyrum castrum ædificat ...95

En celui an meïsmes puis que li rois fu gueriz de s’enfermeté, mout li revint grant engoisse au cuer de cele cité de Sur que li Sarazin tenoient toute seule en la marine; [mout i metoient grant garnison, si que il pooient chevauchier souvent par la terre des Crestiens, et fere granz roberies et granz domages a la nostre gent par la mer; meismes i venoient granz navies de la cité d’Acre, et galies armées qui tenoient si toute la marine que ne des pelerins ne des marcheanz n’i pooient mie

94   L’explication que donne PP, t. 2, p. 193, ne reconnaît pas la validité des détails que livre le passage ajouté : « Cette phrase, ne demora guieres ... obéïroit à l’evesque d’Avignon, ajoutée par notre traducteur, contient sur l’abbaye de Saint-Ruff des détails peu connus. Située près de la Durance, elle avait été fondée vers 1039. “Mais depuis”, lisons-nous dans Moréri, “soit que cette église ait été ruinée durant les guerres des Albigeois, ou pour quelque autre raison, les religieux vinrent s’établir près de Valence dans l’île d’Esparvière, que l’abbé Remond avait achetée d’Eudes, évêque de Valence, où il avait fait bâtir un somptueux monastère. Ils avaient un prieuré dans l’enceinte des murailles de la ville de Valence : on en a fait le chef d’ordre, après la destruction du prieuré par les Huguenots, en 1562”. Ou la Gallia christiana n’a pas bien connu les origines de l’abbaye d’Esparvière, ou notre traducteur qui semble avoir écrit avant la guerre des Albigeois s’est trompé : ce qui est moins vraisemblable. » 95   Ch. 30, p. 507 : La même année, dès qu’il fut guéri de sa maladie, le roi, cherchant le moyen de faire tomber en son pouvoir la ville de Tyr qui était encore entre les mains des ennemis, fit construire une fortification entre Ptolémaïs et la susdite Tyr ...

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Les ajouts bien trespasser; par quoi les citez des Crestiens estoient plus chieres et meins garnies de viandes et d’autres choses]. En grant pourpens estoit li rois de jorz et de nuiz comment il poïst cele cité conquerre. Si comme l’en trueve lisant en L’Estoire d’Alixandre, il a un leu entre Sur et Acre ... (p. 507)

C’est dans ces expansions qu’est mieux sentie la griffe de l’adaptateur. L’addition livre un supplément d’informations militaires dont est friand, non seulement le public de L’Estoire de Eracles, mais d’une façon particulière l’adaptateur lui-même, et dont la relation est animée par une tendance à l’exagération, rendue saisissante grâce notamment à la fréquence élevée des adverbes et adjectifs hyperboliques comme mout et grant. L’énoncé même et galies armées qui tenoient si toute la marine que ne des pelerins ne des marcheanz n’i pooient mie bien trespasser constitue un témoignage encore favorable à l’idée de la croisade, dont il résume les motivations premières, religieuse et financière. Tout cela sert à prouver que les ajouts investis, dans L’Estoire de Eracles, d’une fonction de remplissage obéissent principalement au goût de leur auteur et gagnent de l’importance, dans la mesure où ce dernier présume que l’information originale est insuffisante et sujette à toutes sortes de manœuvres. 1. 2. La fonction d’explicitation Comme elles continuent à avoir un lien avec le texte original, les additions qui remplissent dans la chronique française une fonction d’explicitation ne sont pas considérées comme extérieures à la narration. Elles prennent naissance d’un point de départ du texte latin, d’un mot, d’un membre de phrase ou d’une idée, dont elles se proposent de préciser ou de renforcer le sens, puis elles s’étendent dans la version française sous forme de développements explicatifs de longueur variable. Il y a lieu de signaler que d’une part la pratique systématique que fait l’auteur de L’Estoire de Eracles de l’explicitation et d’autre part son recours à la simplification des passages latins dans lesquels Guillaume de Tyr se livre à l’expolition laisseraient comprendre que l’auteur français adopte une attitude ambiguë, d’où le besoin de tirer au clair une différence essentielle. En effet, les condensations stylistiques de l’auteur français contribuent à alléger son récit d’une tendance stylistique particulière à l’archevêque, compatible avec l’esprit de la chronique latine mais inadaptable en français, alors que l’existence de développements explicitatifs, répondant à des lacunes de compréhension, est légitimée dans la chronique française par la propre fonction des additions. L’inaptitude de l’expression française à égaler l’expression latine, qui se caractérise par la concision, explique sa tendance à l’extension et trouve sa satisfaction dans des expansions propres à expliciter ce que l’expression latine est, en raison de sa densité même, incapable de communiquer. Ces expansions ne portent pas exclusivement sur les éléments latins inaccessibles à la compréhension mais aussi, bien souvent, sur des emplois familiers

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dont elles sont chargées de préciser l’aire sémantique en fonction du contexte où ils se présentent. Ainsi conditionnées, elles n’ont rien d’absolu quant à la forme qu’elles revêtent et peuvent librement varier entre un mot, un couple de synonymes ou une phrase entière. Le substantif injuria par exemple désigne « l’affront » et correspond au substantif outrage96, mais parfois « la trahison », et L’Estoire lui donne pour équivalent le couple les granz torz et la desloiauté97, alors que dans un exemple du livre XVII injuria est explicité par l’événement historique qui justifie son emploi98. Cette adaptation contextuelle vaut également pour les développements qui portent sur les usages latins difficiles, et qui remplissent ainsi des sous-fonctions explicitatives tout aussi importantes. L’exemple de nundinæ solemnes99 montre que l’addition proposée dans la version française est indispensable pour élucider une information historique, en familiarisant le public avec une expression latine qui, pour des raisons linguistiques, plus encore culturelles, se trouve hors de sa portée. De même, des gloses étymologiques telles que des casiaus : einssi cleimme l’en la les viles champestres100, ou bien une grant estoile

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  L. XII, ch. 17, l. 3, p. 536 : Pontius enim Tripolitanorum comes secundus, regi Hierosolymorum suum denegabat hominium ... rex autem tantam non ferens injuriam, ad partes illas pervenit, super tanta injuria ultionem petiturus (Pons, second comte de Tripoli, refusait de rendre l’hommage au roi de Jérusalem ... mais le roi, ne pouvant pas supporter une si grande offense, arriva dans la région, dans l’intention de venger le grand affront) et : ... se trestrent vers la terre de Triple por venchier cel outrage, l. 9, p. 537. 97   L. XI, ch. 6, l. 22, p.  461  : ... parans ad delendas Latinorum injurias, auctore Domino, ad ulteriora imperii violenter procedere (se préparant à venger les injures faites aux Latins, il comptait s’avancer de force, avec l’aide de Dieu, aux extrêmes points de l’Empire) et : ... si que il poïst bien venchier acertes les granz torz et la desloiauté que ces gens avoient fete as pelerins si longuement, l. 22, p. 461. 98   Ch. 28, l. 41, p. 808 : ... et recompensata est mensura supereffluente, quam nostri nudius tertius passi erant, injuria (L’assassinat des Templiers, que les nôtres avaient souffert il y a deux jours, fut ainsi vengé outre-mesure) et : Mès tant i ot occis des leur que bien leur fu vendue la mort as Templiers, l. 39, p. 808. 99   L. XVI, ch. 9, l. 10, p. 718 : ... transitaque cavea Roob, in planitiem pervenerunt quæ dicitur Medan, ubi singulis annis Arabum et aliorum Orientalium populorum solent nundinæ convenire solemnes (Ayant traversé la cave de Roob, ils arrivèrent dans la plaine dite Médan, où les Arabes et les autres peuples d’Orient célèbrent chaque année leurs foires solennelles) et : Ilec s’assemblent chascun an a certein tens les qarvennes de toute la paiennie de la terre d’Oriant, et viennent la trop granz richeces de meintes manieres; la foire i est moult pleniere ne sai quanz jorz (l. 12, p. 718). 100   L. XI, ch. 12, l. 44, p. 473 : Villam etiam Bethleem, quam ecclesiæ concesseram ... et unum casale, quod est in territorio Accon (La ville de Bethléem, que j’avais cédée à l’Église, et un village qui se trouve dans le territoire d’Acre) et : Li rois i fist elire un preudome qui avoit non Achetins, chantres del Sepucre, et li dona et a ceus qui apres lui tendroient le siege, a tozjorz, la vile de Belleam et des casiaus : einssi cleimme l’en la les viles champestres, l. 9, p. 473.

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que l’en cleime comete101 renforcent à la manière d’une définition savante le sens du mot et contribuent à l’ancrer davantage dans son contexte. La pratique de l’addition permet donc à l’auteur de L’Estoire de Eracles de fournir à l’emploi latin posant des difficultés le moyen d’échapper à la censure et de subsister, en facilitant de cette manière sa transmission au public et en contribuant à sa vulgarisation.

2. La présence de l’adaptateur Sans être réellement destinée à compenser l’absence de l’auteur original, la place que se ménage l’auteur français dans la chronique française n’est pas insignifiante, son intervention directe dans le récit s’effectuant au moyen d’une quantité considérable d’annonces de renvoi et de formules d’excusatio et de fastidium. Cet important réseau, dans lequel l’auteur s’exprime à la première personne du singulier, présente avec l’original des points d’intersection. Toutefois, il se distingue d’une manière générale par sa propre indépendance qui reflète la liberté prise, dans une large mesure, par l’auteur au cours de ses interventions. Dans le même ordre d’idées, nous parlerons de l’importante addition qui, en tête du livre XII, et lui servant d’introduction ou de prologue, illustre « l’ordre artificiel » suivi par l’auteur de L’Estoire de Eracles et atteste indirectement sa présence. 2. 1. L’intervention directe de l’adaptateur Ainsi que nous l’avons signalé, L’Estoire de Eracles ne retient plus dans leur ensemble les annonces originales de renvoi; elle est est jalonnée des propres formules de l’adaptateur. Celui-ci préfère le « je » du conteur ou bien, fait beaucoup plus fréquent qui lui épargne d’« imposer son identité et sa personnalité devant son auditoire »102, le « vous » lui permettant un contact plus direct avec son auditoire, aux traditionnelles formes d’intervention de l’archevêque103.   L. XVI, ch. 17, l. 8 : Visus est et cometa per dies multos (L’on vit une comète pendant de nombreux jours) et : Lors meïsmes vit l’en par plusors nuiz ausint comme une grant estoile que l’en cleime comete. 101

102   R. Hartman, La Quête et la Croisade, Villehardouin, Clari et le Lancelot en prose, New York, Postillion Press, 1977, p. 31. 103   Les diverses formes adoptées dans L’Estoire de Eracles mettent en évidence surtout une différence de niveau de langue qui se veut soutenu dans la chronique latine et familier dans la version française. L’exemple suivant tiré du livre XVI, début du ch. 14, p. 728, l’illustre bien : Dum hæc circa nos geruntur, in partibus Edessanis factum miserabile, scriptis innodari dignum accidit : quod ut plenius intelligatur, altius aliquantulum repetenda est historia (Pendant que ces événements se déroulaient chez nous, il arriva à Édesse un accident malheureux, digne d’être écrit. Mais afin de le mieux comprendre, il faudrait reprendre l’histoire d’un peu plus haut) et : Tantdis com li aferes aloient en ceste maniere el roiaume de Surie, doulereuse mesaventure avint a la cité de Rohes que ge vos veill conter.

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Parmi ces dernières, nous rappelons le nos de modestie, les démonstratifs du type prædictus, supradictus, sæpedictus, appartenant au registre officiel, et les formes impersonnelles telles qu’on les voit dans des passifs comme dicitur, tractatur, videtur, lesquelles garantissent la discrétion indispensable au principe d’objectivité de l’historiographie. Cependant, l’adaptateur préfère le plus souvent intervenir aux moments qu’il juge lui-même propices à l’organisation de la matière narrative et disposer, pareillement à l’archevêque, de ses annonces comme d’outils servant à mettre en valeur un protagoniste ou un événement. L’usage qu’il en fait, en délimitant les chapitres, en soulignant la direction qu’ils peuvent prendre et en annonçant les nouveaux développements, lui permet ainsi un maniement plus libre du découpage narratif. De temps à autre, un « nous » est attesté dans un nombre limité de commentaires religieux et il a pour effet de marquer la distinction entre la narration faite à la première personne du singulier et le commentaire qui vise principalement l’édification morale, et, en contrepartie, de permettre à l’adaptateur de gagner la sympathie et l’approbation de son public : Ceciderunt quoque et alii plures viri commendabiles et digni memoria, quorum animæ sancta requie perfruantur, quorum nomina non tenemus : quæ tamen certum est in cœlis esse conscripta, quia pro causa fidei et christiani populi libertate, glorioso fine quieverunt104.

Assez en i ot morz des autres dont nos devons croire que Nostres Sires meist les ames en bon repox, quar il furent ilec mortiriez por son servise. (l. 33, p. 732)

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Très souvent, soucieux de susciter un plus vif intérêt, l’adaptateur a recours à l’exhortation. Des formules telles que or vos diré qui constitue à la fois une pause et une annonce dans la narration, ou bien le didactique sachiez que, ou bien même l’adjectif voire qui exprime la volonté de paraître fidèle aux événements105, servent à mieux accrocher l’information. En outre, une profusion de formules d’excusatio et de fastidium vient se greffer à l’adaptation française. Comme, d’un côté, le nombre des excusationes dépasse largement celui des formules latines auxquelles elles prétendent correspondre et que, d’un autre côté, Mes a ce que vos l’entendoiz bien, il m’estuet un pou de loing commencier mon conte, p. 728. 104   L. XVI, ch. 16, l. 31, p. 732 : Furent tués également d’autres hommes recommandables et dignes de mémoire, dont nous ne possédons pas cependant les noms. Que leur sainte âme jouisse du repos ! Mais il est certain que leurs noms se trouvent inscrits dans les cieux, parce qu’ils ont cherché une fin glorieuse, en œuvrant pour la foi et pour la liberté du peuple chrétien. 105

  E. Vitz Birge, Medieval Narrative and Modern Narratology: Subjects and Objects of Desire, New York-London, New York University Press, 1989, p. 113 : « Vrai is used, in a way familiar to us, to express the degree of fidelity of a message to its historical referent ... But vrai is also frequently used in a more peculiar way. Often it can only be said to refer to the faithfulness of the text to another text, or to a literary tradition. »

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les formes sous lesquelles elles se présentent offrent des ressemblances systématiques, elles passent aussi bien pour des tics d’oralité parsemant la narration à titre gratuit que pour de véritables excuses qui expriment soit un sentiment d’impuissance face à une information insuffisante, soit une « modestie affectée »106. Dans tous les cas, les excusationes ne sont pas diversifiées; elles se retrouvent le plus souvent sous forme de simples tournures négatives telles que je ne sai qui et ne sai quanz ou même de proposition comparative comme si com je croi. De fréquence moindre, le fastidium constitue dans L’Estoire de Eracles un témoignage plus sincère : Hic (Arnulphus), sicuti et prius, seipsum continuans, multa pessima gerit opera. Nam inter cætera, neptem suam, apud dominum Eustachium Grener, unum de majoribus regni principibus, nobilium duarum urbium dominum, Sydonis videlicet et Cæsareæ, nuptui collocavit, cum ea conferens ecclesiastici patrimonii optimas portiones, Hiericho videlicet, cum omnibus pertinentiis suis, cujus hodie redditus annualis quinque millium dicitur esse aureorum107.

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Si comme il avoit fet avant, ne cessa mie por sa disgneté a fere assez mauveses œvres, quar il doutoit poi Nostre Seignor : por ce se contenoit desloiaument. Longue chose seroit de raconter ses mauves fez, mes entre les autres vos en dirai un. Il avoit une seue niece que il maria a un des greingneurs homes de la terre, ce fu a Huitace Grenier qui estoit sires de ces deus citez de Saiete et de Cesaire. Sachiez que il li dona por prendre sa niece, la meillor vile que li Sepucre tenist, ce fu Gericoh et toutes les apartenances. Bien la prisoit l’en cinq mil besanz de rente. (l. 5, p. 479)

Si, par crainte de tomber dans l’ennui, le narrateur allègue la peine de poursuivre la narration jusqu’à son terme, l’expression longue chose serait, généralisée sur toute l’étendue de L’Estoire de Eracles, ne constitue pas moins un moyen habile d’attirer l’attention sur la gravité du sujet. Enfin, la correspondance de certaines annonces françaises avec les annonces latines s’explique par la concordance, dans les deux chroniques, des épisodes narratifs, et équivaudrait à ce moment considéré de l’intervention directe des deux auteurs à un témoignage de fidélité dont l’adaptateur lui-même désire faire au cachet personnel de Guillaume de Tyr. Toujours est-il que l’ensemble des formules d’anticipation et des formules de récapitulation de L’Estoire de Eracles conserve son autonomie et fait entendre la voix directe de l’auteur anonyme. Une preuve indirecte en est donnée par Franz Ost, qui croit qu’en parsemant

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  E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen-Âge latin, t. 1, p. 154.

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  L. XI, ch. 15, l. 5, p. 479 : Comme il en avait l’habitude auparavant, Arnoux commit de nombreux méfaits. Parmi eux, il donna sa nièce en mariage à Eustache Grenier, l’un des plus grands princes du royaume et seigneur des deux nobles villes Sidon et Césarée, avec, comme dot, les meilleures parties du patrimoine de l’Église, c’est-à-dire Jéricho et toutes les dépendances, dont le revenu par an est aujourd’hui, semble-t-il, de cinq mille pièces d’or.

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Suppressions et additions

son récit de formules de renvoi, l’auteur français n’a pas réussi à rendre l’expression mesurée108 de Guillaume de Tyr. 2. 2. L’addition introductive du livre XII Alors que le début de la chronique française s’avère conforme à l’original, l’adaptateur ne s’étant pas permis de grandes libertés109, celui du livre XII mérite une attention particulière. D’une dimension équivalant au tiers de l’ensemble du chapitre, une importante addition inaugure le livre et fait office d’introduction, digne d’être traitée selon l’enseignement des arts poétiques sur les façons de commencer un récit. La particularité de cette introduction réside principalement dans la présentation anachronique de deux personnages, Xerxès et Baudouin I, dans une intéressante comparaison faite pour déprécier la politique tyrannique pratiquée jadis par l’ancien roi perse, au moment crucial de la prise des décisions, au profit de celle, éclairée, du premier roi des Latins dont l’adaptateur vient d’annoncer la mort. En vue de faciliter l’examen, il nous a semblé judicieux de reproduire le début du livre :

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  F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 34 : « Die Redeweise Wilhelms ist gemessen und würdevoll; wohl keine Stelle seines Werkes verrät irgendwelche Rücksichtnahme auf einen Leser. Der Übersetzer aber hat seine Übertragung mit Anreden an die Leser gespickt; fast kein Kapitel geht vorüber, wo er nicht den Zusatz macht : “dont ge vos parlé dessus” oder “or avez oï...” oder “sachiez que...”, “si vos dirai comment...” oder “oï avez comment” oder “il est bien droit que sachiez”. » 109   La comparaison du début des deux chroniques montre qu’en dehors des modifications stylistiques, l’auteur français est plutôt respectueux du contenu : Tradunt veteres historiæ et idipsum etiam habent Orientalium traditiones quod, tempore quo Heraclius Augustus Romanum administrabat imperium, Mahumet primogeniti Sathanæ, qui se prophetam a Domino missum mentiendo, Orientalium regiones, et maxime Arabiam seduxerat, ita evaluens doctrina pestilens, et disseminatus languor ita universas occupaverat provincias, ut ejus successores jam non exhortationibus vel prædicatione, sed gladiis et violentia in suum errorem populos descendere compellere invitos (Les anciennes histoires disent, tout comme le font les traditions des Orientaux, que du temps d’Héraclius, auguste empereur des Romains, Mahomet, le fils aîné de Satan, qui prétendait être envoyé de Dieu, avait séduit les pays d’Orient, l’Arabie surtout. Sa doctrine malsaine s’était fortifiée et le découragement s’était répandu et avait occupé toutes les régions, si bien que ses successeurs s’étaient mis à bousculer dans l’erreur les peuples, malgré eux, non pas par l’exhortation ou la prédication, mais par le sabre et la violence). L’adaptation française reprend le procès de la religion musulmane sans grande modification de la composition thématique : Les anciennes estoires dient que Eracles qui mout fu bon Crestiens governa l’empire de Rome. Mès en son tens Mahomez avoit ja esté qui fu mesages au deable, et il fist entendant que il estoit prophetes envoiez de Damledieu. El tens Eracles estoit ja la desloiautez et la fausse loi que il sema espandue par toutes les terres de l’Orient et nomeement en Arrabe, que li princes des terres ne tenoient mie a ce que l’en enseignast et amonestast a croire cele male aventure, einçois contreignoient par force et par espée touz leur sougiez a obeïr au commandement Mahomet et a croire en sa loi.

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Les ajouts Secundus Hierosolymorum rex ex Latinis fuit dominus Balduinus de Burgo, qui cognominatus est Aculeus; vir religiosus ...110

Xerses fu uns puissanz rois de la terre qui a non Aise, et avoit mout grant contenz à la terre d’Egypte111. Touz ses barons manda un jor, et quant il furent tuit assemblé, il parla touz premiers et leur dist : «Biaux Seigneurs, ge vos ai ci mandez seulement por fere semblant que ge prengne conseill a vos comment ge me contendré vers ceuls de Grece, qui meinz ennuiz m’ont fez, savoir si ge les guerroierai ou non. Mes ce vos di ge bien que ge ne vos demanderai nul conseill; einçois sachiez certeinnement que ge les guerroierai : a vos apartient sanz plus a obeir a mon commandement, ne mie moi consseillier ». Einsint emprist sa guerre dom il li meschei meintes fois. Ceste essample, vos ai ge dite, por moustrer que li rois Baudoins, dont ge vos ai parlé, n’ot mie cele coustume; quar onques riens n’emprist des aferes del resgne que il ne s’en conseillast as barons, se il les pot avoir, ou a bachelers, ou a autres chevaliers, se il n’ot autres genz; et meintes foiz a sa privée mesniée de son ostel, quant autrement il ne le pooit amender. Por ce fist meintes bonnes œvres et granz acroissemenz a son reaume; quar bien afiert a si haut home comme est rois, que il se conseust tozjorz de ses granz besongnes, mes que il sache connoistre entre ses conseillers les plus sages et les plus loiaux, et ceuls croire devant les autres, quar a aucuns riches homes est droiz que plus tiengne chier et privez d’aux ceuls qui sevent donner bon conseil, et ne mie ceuls ou il n’a sens ne loiauté par quoi leur aferes vont a mauves chief. Si com vos avez oï, li rois Baudoin trespassa de cest siecle, qui avoit esté rois apres son frere; et quant il vint au roiaume tenir, il bailla la conteé de Rohes, qu’il avoit tenue, a un suen cousin Baudoin de Borc...

110 111

110

  Le second roi de Jérusalem fut Baudouin de Bourg, surnommé l’Aiguillon.

111

  PP, t. 1, p. 432 : Au roiaume de Grece.

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Selon les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, une œuvre peut commencer suivant « l’ordre naturel » ou entrée directe en matière ou, comme le conseille Geoffroi, suivant « l’ordre artificiel » qui prescrit au début du récit la présence d’un proverbe, d’une sentence ou d’un exemple. À ces deux principes s’ajoutent des variantes qui recommandent le prologue ou le sommaire112. Nous avons trouvé parmi ces techniques ce qui serait applicable à l’introduction du livre XII. La comparaison, dont la force serait confirmée éventuellement par une réputation particulière du roi perse dans l’Occident médiéval, rend en effet un hommage posthume à la mémoire du roi Baudouin I, en faisant valoir ses mérites personnels, et constitue un témoignage bien flatteur à la postérité que forme le public de L’Estoire de Eracles. D’une manière secondaire, elle laisserait comprendre une critique faite à l’adresse des ennemis contemporains, représentés indirectement par le biais du roi Xerxès. Cependant, le fait illustre qu’elle rapporte paraboliquement est surtout porteur d’un message didactique : le personnage de Baudouin I servant lui-même de modèle à imiter, c’est un art de gouverner que l’adaptateur désire transmettre. D’autre part, la comparaison peut constituer un prologue, dans lequel intervient l’adaptateur en personne afin de justifier son choix, et qui comporte en plus un très rapide sommaire des événements, reprenant la dernière nouvelle lancée à la fin du livre XI, celle de la mort de Baudouin I, et l’insérant au début du livre XII pour donner suite à la succession de Baudouin de Bourg au trône de Jérusalem. L’introduction du livre XII correspond ainsi, de par sa composition et ses finalités, aux préceptes de « l’ordre artificiel » qui confère au livre une mise recherchée, absente dans le reste des livres de L’Estoire de Eracles que marque une plus grande fidélité. Il subsiste toutefois un problème d’insertion contextuelle. Le caractère anachronique, que nous avons relevé un peu plus haut, de la comparaison française qui réunit deux personnages appartenant à deux époques distantes, se précise davantage dans l’incompatibilité historique de l’exemple choisi avec, non seulement le contexte limité du livre XII, mais bien aussi le contexte général. Si l’adaptateur a bien évité d’« entrer d’emblée dans le vif du sujet »113, le développement comparatif, vu de loin, ne semble pas être réussi comme « transition adéquate »114, en dépit de l’intérêt que présente son caractère divertissant. Il s’apparente mieux à une longue digression, faiblement justifiée par le besoin d’introduire un nouveau personnage et artificielle dans la mesure où elle est supprimable. Au total, pareillement aux annonces de renvoi, l’introduction du livre XII contribue, elle aussi, en reflétant le degré de liberté selon lequel elle s’est faite, à concrétiser la présence de l’auteur français. Bien plus, ces moments où intervient l’adaptateur rapprochent les distances entre l’œuvre et ce dernier, en montrant le succès qu’il a obtenu, quoique dans une petite mesure, à faire sienne une narration d’autrui et à s’imposer comme auteur original, et en faisant tomber, sans le dissiper totalement, l’anonymat du récit. 112

  E. Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, p. 58.

113

  E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen-Âge latin, t. 1, p. 121.

114

  Ibidem, p. 121.

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Les ajouts

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3. Les domaines privilégiés des ajouts Si la pratique de la réduction, dans ses trois formes, l’élagage, la condensation et l’amputation, obéit dans L’Estoire de Eracles à un choix de thèmes, celle de l’augmentation s’articule à son tour autour de quelques axes thématiques principaux. Les prédilections de l’auteur français ont fini par instituer dans sa chronique des centres d’intérêt thématique, tels que les récits de bataille, les portraits, l’évocation des richesses et la religion. Cependant, parmi ces thèmes, les gloses géographiques et historiques de Guillaume de Tyr qui sont exposées d’une manière générale aux coups de la censure bénéficient en des endroits exceptionnels d’un traitement différent. Dans certaines d’entre elles l’adaptateur se permet d’insérer ses propres éléments, empruntés à diverses sources, et formant ainsi une glose à l’intérieur de l’originale. Tel est le cas de la Sapinoie115 ou encore de l’église Sainte-Anne : c’est uns leus qui est en Jerusalem, en la partie qui est devers Oriant, delez la porte qui a non Josaphas, pres d’un lai ou l’en lavoit anciennement brebiz del sacrefice et estoit apelée Probatique piscine116, greffes dont la qualité confirme par ailleurs l’inaptitude de l’auteur français à prétendre à un niveau savant. Dans l’exemple de la ville de Césarée117, l’intervention systématique et   L. XI, ch. 13, l. 23, p. 475 : Erat autem eidem civitati pinea sylva vicinior (Une pinède assez proche de cette cité) et : Pres de cele cité avoit un mout biau bois de pins que l’en clamoit la Sapinoie, l. 17, p. 475. 115

116   L. XI, ch. 1, l. 25, p. 451 : Est autem idem locus Hierosolymis in parte orientali, juxta portam quæ dicitur Josaphat, secus lacum qui tempore antiquo Probatica dicebatur Piscina (Ce lieu se trouve dans la partie orientale de Jérusalem, près de la porte qu’on appelle Josaphat, longeant le lac qui s’appelait anciennement Piscine Probatique). 117   F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 26 : « Der Übersetzer glaubt diesem Mangel abhelfen zu müssen ... Bezeichnend für die ängstliche Sorgfalt, mit der der Übersetzer bemüht ist, etwaigen Verwechselungen und Missverständnissen vorzubeugen, ist der Zusatz in Buch 4, Kap. 7, wo eine Stadt “Maresse” erwähnt wird : “ce n’est mie cele dont ge vous ai parlé desus quar ele a non Marasse”, und in Buch 11, Kap 16, bei Nennung der Stadt Cesaire : “Ce n’est mie cele Cesaire qui est archeveschié en la terre de Surie, einz est une autre”». S’agissant effectivement de deux Césarée, l’une, maritime, située en Palestine et la seconde en Cilicie, l’auteur français se considère tenu de faire des rappels constants en vue d’épargner la confusion. Voici quelques exemples : L. XI, ch. 16, l. 31, p. 481 : ... unde in hostes progressi, ante urbem quæ vulgo appellatur Cæsarea (De là, s’avançant vers les ennemis, ils s’arrêtèrent devant la ville qu’on appelle communément Césarée) et : ... tant qu’il vindrent devant une cité qui a non Cesaire ou li Turc s’estoient avant logiez. Ce n’est mie cele Cesaire qui est archeveschié en la terre de Surie, einz est une autre, l. 31, p. 481. Ensuite, au livre XV, ch. 1, l. 9, p. 655 : ... ut pactis inter se et principem prius initis, satisfaciant, versus Cæsaream acies dirigi præcipit (En vue de satisfaire au pacte qu’il avait conclu avec le prince, il ordonna aux troupes de se diriger vers Césarée) et : Il s’adrecierent tot droit vers la cité de Cesaire por tenir les couvenances qu’il avoient au prince et ceste cité de Cesaire n’est mie cele qui siet en la terre de Surie dont ge vos ai parlé desus meinte foiz, mes une autre qui est outre Antioche, l. 7, p. 655. Enfin, au livre XVI, ch. 28, l. 13,

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presque involontaire de l’adaptateur est également digne d’être signalée : il est rare qu’il manque, toutes les fois qu’est mentionné le nom de la ville dans le texte latin, de préciser : ce n’est mie cele Cesaire dont ge vos ai parlé, faisant de la mention une formule figée. Quelques additions intéressantes reflètent une image fidèle des mœurs de l’époque. Les choses ne vont pas de la même manière pour Guillaume de Tyr, qui ne s’attache qu’aux événements historiques majeurs. Ces additions apportent des idées sur les aspects de la vie sociale, dont certains, comme le port de la barbe chez les Orientaux à titre d’exemple, sont mieux illustrés que d’autres. En effet, la description du comportement particulier aux Arabes lors d’un deuil, il arrachoient leur barbes, coupoient leur treces118, ainsi que les deux commentaires suivants, doublés d’un jugement moral, autant li vaudroit s’il perdoit la barbe comme s’il se laissoit chastier119, et le visage avoit bien vestu la barbe [qui estoit une grant avenance en cel tens]120, constituent un échantillonnage représentatif des habitudes médiévales en Orient. Le jugement de l’auteur peut s’étendre à la vie des personnages eux-mêmes, comme le montre cet enseignement que l’adaptateur intègre en moraliste au portrait de Baudouin III : Jeus de table et de dez amoit plus qu’il n’aferoit a roi [car hom qui tant a afere comme rois, ne doit a tel

p. 754 : ... apud Cæsaream urbem maritimam, et : il vint en la cité de Cesaire qui siet en la marine, l. 19, p. 754. 118   L. XVI, ch. 12, l. 24, p. 725: ... et cognito quod jam infelicem exhalaverat animam, in vocem erumpunt flebilem, et doloris immensitatem fletus ubertate testantur (Ayant appris que le prince avait rendu son âme malheureuse, ils jetèrent des cris tristes et manifestèrent l’immensité de leur douleur par l’abondance des larmes) et : Li Turc quant il virent ce haut home mort, acorurent tuit entor lui; la commença li pleurs et li deus trop granz. Il arrachoient leur barbes, coupoient leur treces et les qeues de leur chevaus, en signe de grant duel (l. 27, p. 725). 119   L. XI, ch. 11, l. 36, p. 470 : Mos enim Orientalibus, tam Græcis quam aliis nationibus, barbas tota cura et omni sollicitudine nutrire, pro summoque probro et majori quæ unquam irrogari possit ignominia reputare, si vel unus pilus quocumque casu sibi de barba cum injuria detrahatur (L’usage chez les Orientaux, tant les Grecs que les autres nations, est d’apporter aux barbes tout le soin et toute attention. On considère comme une extrême offense et comme la plus grande ignominie que l’on puisse s’infliger, si un seul poil, quelque soit le cas, est injurieusement arraché d’une barbe) et : ... qar il estoit coutume entre les genz d’Oriant, meïsmement as Grieus et as Hermins, que il gardent leur barbes et norissent a si grant entente com il pueent, et tiennent a trop grant honte et a souverein reprouche se l’en leur arrachoit un poil par despit ... Puis li dist comment il pot estre a ce menez que il, toute l’enneur de l’ome et la victoire de son vis et chose que il ne poïst perdre sanz estre honniz a tozjorz, avoit einsint abandonée, quar autant li vaudrait s’il perdoit la barbe comme s’il se laissoit chastier, l. 40, p. 471. 120   L. XVI, ch. 1, l. 17, p. 705 : Barba mentum genasque grata quadam plenitudine favorabiliter vestitus (Il avait le menton et les joues gracieusement couverts d’une charmante barbe, presque pleine).

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Les ajouts

deduit entendre, se lors non que les grand besongnes sont bien finées]121. La taille modeste de tous ces ajouts ne dénature pas leur importance dans L’Estoire de Eracles, en ce sens que, se comportant dans la chronique comme de véritables realia, ils conservent moins leur valeur dans leur dimension que dans la nouveauté de l’information qu’ils apportent, alors que si on choisit d’adopter la dimension comme critère d’importance, ce seraient les descriptions des batailles et, à un degré moindre, l’évocation des richesses qui s’imposent comme thèmes privilégiés : Rex autem videns pedestres manipulos supra vires aggravari, aciesque præmissas subsidio indigere, cum suis qui ei adhærebant, pronus inter media ruit agmina, et gladio instans animosius, densissimos hostium dissipat cuneos : adhærentibusque ei fideliter earumdem acierum consortibus; et aliis jam destitutis, vires et animos verbis et exemplo conferentibus, unanimiter in hostes irruunt : et invocato de cœlis auxilio, affuit divinita clementia, et facta hostium strage infinita, reliquos resistere non valentes in fugam vertunt122.

Li rois qui n’estoit mie encore asemblez, vit que ses genz a pié estoient maumenez, quar les premieres batailles ne les pooient mie tensser ne garantir, einçois avoient grant mestier d’aide. Lors commanda as batailles qui avec lui estoient, qu’eles poinsissent toutes ensemble  : mout les ot priez que il se penassent de deffendre la foi Jesucrist et de garder ennors. Il cria a Nostre Seingneur merci que cel jor secoreüst son pueple. Lors feri des eperons touz premiers et se feri en la plus espesse route de ses anemis, totes ses genz le suivirent qui bien se plungierent dedenz les presses. Lors commença li abateiz mout aspres, et mout en i ot de morz et de navrez. Li nostre qui estoient ensemble as premereinnes batailles, avoient mout longuement sofert et enduré la charge de ces granz genz qui leur coroient sus; si estoient tuit las et failloient presque tuit, mes quant il virent leur genz si bien contenir, si pristrent cuer et se rafreschirent tuit. Lors corurent sus as Turs plus fierement qu’il n’avoient avant fet  : en cel point dura la bataille bien longuement. A la fin li Turc n’el porent plus endurer, einz tornerent en fuie tuit descomfit. Nostre gent les commencierent a suivre par diverses parties si com il s’enfuioient. (l. 31, p. 529)

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121   L. XVI, ch. 2, l. 35, p. 706 : Ad hæc et alearum, et damnificos talorum ludos, plusquam regiam deceret majestatem sequebatur (En plus, il se livrait aux jeux malfaisants de dés et d’osselets, plus qu’il ne convenait à la majesté royale). 122

  L. XII, ch. 12, l. 30, p. 529 : Voyant que les fantassins s’épuisaient au-dessus de leurs moyens et que les troupes expédiées en premier manquaient de secours, le roi se lança

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Les récits de combat constituent dans L’Estoire de Eracles un domaine extrêmement favorable à l’interprétation personnelle de l’adaptateur : aussi les ajouts sont-ils bien fréquents. Dans l’exemple du livre XII, le détail des manœuvres que fournit l’addition se retrouve implicitement condensé dans les deux propositions participiales, adhærentibusque ei fideliter earumdem acierum consortibus, et aliis jam destitutis, vires et animos verbis et exemplo conferentibus, unanimiter in hostes irruunt. Introduite par l’habituel énoncé stéréotypé, lors commenca li abateiz mout aspres, employé chaque fois que l’adaptateur désire intensifier l’impact de son récit, l’addition explicitative a pour objet la description de l’abattement des Croisés, à l’étape initiale du combat. L’état de souffrance n’est pas peint à l’aide d’un style neutre, et le choix d’expressions comme avoient mout longuement sofert et enduré la charge de ces granz genz, et estoient tuit las et failloient presque tuit, fait appel au pathétique et il a pour effet de justifier la reprise des forces, décrite à son tour au moyen d’un vocabulaire tout aussi relevé : si bien contenir, pristrent cuer, se rafreschirent et corurent aux Turs plus fierement. Ce vocabulaire est utilisé à bon escient afin de mieux faire valoir la victoire finale et les efforts méritoires au prix desquels elle est obtenue. Il en est de même pour les passages évoquant la richesse. Voici un modèle extrait du livre XV : 123

Perveniens igitur Antiochiam dominus Imperator cum filiis suis et familiaribus, et militia non modica ad urbem ingressus, domino principe dominoque comite, stratoris officium exequentibus, dominoque patriarcha cum universo clero et populo ordinata de more processione in psalmis et hymnis, canticis et musicorum concentu instrumentorum cum plausu et exultatione populorum, prius ad cathedralem ecclesiam, deinde ad palatium principis solemniter deductus est. Ubi cum per dies aliquot, balneis, et cæteris quæ ad corpus pertinent recreationibus, tanquam dominus in domo, pro libero usus esset arbitrio, profusaque et pene prodiga tam in dominum principem et comitem, quam in

Si com l’empereres vint en Antioche, grant joie li firent li prince et li quens de Rohes. Il tenoient verges et desfesoient la presse devant lui. Ses fuiz et les barons qui plus estoient privez de lui ennorerent mout, et les tenoient a seignors. Li patriarches et tot le clergié vindrent contre lui a procession. Li pueple le suivoient a harpes et a vieles et toutes manieres d’estrumens123. Robes avoient vestues de dras mout precieus. Les rues estoient encortinées mout richement. Tuit se penoient de fere bel ator. Premierement le menerent en la mestre yglise de monseingneur seint Pere. Apres vint el pales le prince; leanz entra comme en sa meson. Ne sai quanz jorz i demora a moult granz eses et a granz delices. Il et

en pleine mêlée, avec ceux qui se tenaient à ses côtés et, fonçant plus impétueusement avec son épée, il dissipa les angles les plus serrés des ennemis. Les mêmes troupes qui l’avaient fidèlement suivi continuèrent à se battre à ses côtés et ranimèrent, par la parole et l’exemple, les forces et le courage des autres qui se voyaient faiblir. Ils se précipitèrent tous sur les ennemis, en invoquant le secours des cieux : la clémence divine les toucha. Ils massacrèrent un grand nombre et mirent en fuite les autres qui n’avaient pas la force de résister. 123

  PP, t. 2, p. 46 : Li pueples les sivoit a fleutes et a tabors, harpes, vieles et toutes manieres d’estrumens.

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Les ajouts eorum magnates necnon et in cives indifferenter usus esset imperiali munificentia, principem simul et comitem, et omnes provinciæ primores, ad se fecit evocari124.

sa gent, selonc la coutume de leur terres, entendoient a leur cors bengnier et estuver en toutes manieres qu’il leur plesoit125, comme en leur choses. L’empereres dona granz dons au prince et au conte. Les greingneurs mesniées de borjois et les plus paranz ennora il meintes foiz, et leur envoia de ses joiaux por trere a sa volenté. Apres ce, ne demora mie qu’il fist venir le prince et le conte et les gregnors barons de la terre; li citoien meïsmes qui en Antioche avoient grant pooir, i furent mandé. (p. 658)

124 125

Il s’agit également d’une addition explicitative reprenant les composantes classiques du thème de la richesse, qui traduit le goût prononcé de l’adaptateur pour le faste et auquel est réservée une place privilégiée. Parmi ces composantes, nous citons la parure des personnages, la richesse des lieux, mais aussi l’hospitalité qu’accompagnent les témoignages d’honneur et la largesse des dons et des présents. S’il est possible de considérer que leur insertion risque de compromettre l’unité des passages latins, ces développements, qui ont pour but d’émerveiller le public, n’en apportent pas moins à la chronique française une note d’agrément, dont, en raison de son caractère officiel, est dépourvue la chronique latine. À son tour, le thème religieux, avec ou sans appuis textuels bibliques, fournit dans L’Estoire de Eracles une matière vaste et riche au commentaire. Étroitement reliée à la croisade, l’idéologie religieuse de la chronique repose principalement sur deux réalités, se situant l’une dans la continuité de l’autre, la première définissant la croisade comme un acte de pénitence126 et la seconde résidant dans la conviction du Croisé que ses échecs sont dus à ses péchés. L’Historia paraît sur

124   L. XV, début du ch. 3, p. 658 : L’empereur arriva à Antioche avec ses fils et sa suite et entra dans la ville à la tête d’une armée importante; le prince d’Antioche et le comte d’Édesse remplissaient la fonction d’écuyers. Le patriarche, le clergé et tout le peuple, qui avaient organisé une procession comme de coutume, l’emmenèrent solennellement, au rythme des psaumes, des hymnes et des cantiques, qu’accompagnait un concert d’instruments musicaux ainsi que les applaudissements et les ovations du peuple, d’abord à l’église cathédrale, ensuite au palais du prince. Quand il y eut passé quelques jours, disposant des bains et des autres moyens de délassement, aussi librement que l’aurait fait un seigneur dans sa propre demeure, et qu’il eut répandu indistinctement ses largesses avec une prodigalité impériale, tant pour le prince et le comte que pour les nobles et les citoyens, il fit venir à lui le prince, le comte et tous les seigneurs de la province. 125

  Ibidem : En toutes manieres que il leur plesoit estoient a repos et en soulas come en la leur chose. 126

  P. Alphandéry, A. Dupront, La Chrétienté et l’idée de Croisade, Paris, Albin Michel, 1995, p. 10.

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Suppressions et additions

ce chapitre moins sévère; la comparaison des deux chroniques fait apparaître en effet l’inégalité des commentaires en nombre et par conséquent du niveau de rigorisme des deux auteurs : Dominus quoque Eugenius papa tertius, vir Deo plenus, paternam gerens pro filiorum Orientalium, quæ dicebatur, afflictione sollicitudinem, et eis affectu pleniore compatiens, viros religiosos, et exhortatorii sermonis habentes gratiam, potentes in opere et sermone, ad diversas Occidentis partes dirigit, qui principibus, populis, et tribubus, et linguis, Orientalium fratrum denuntient pressuras intolerabiles; et ad tantas ultum iri fraterni sanguinis injurias, eos debeant animare. Inter quos vir immortalis memoriæ et honestæ conversationis speculum, dominus Bernardus, Clarevallensis abbas ...127

Par le commandement l’apostoile s’esmurent bon sermoneor, seint home et bien parlant, qui premierement as barons et as chevaliers, apres au commun de la gent moutroient la grant engoisse que li Turs fesoient soufrir as Crestiens qui estoient leur frere en la foi Jesucrist; il n’en avoient nule peinne128 si comme il estoit bien aparissant, quar il n’entendoient l’aise se non de leur cors, et as mauves deliz dom il avoient granz pechiez, bien en deussent fere la penitance par ces pelerinages ou il poïssent avancier la besongne Dame Dieu. En cel tens vivoit misires seinz Bernard ... (l. 9, p. 735)

127 128

Ces additions ne sont donc pas rares dans L’Estoire de Eracles. Leur austérité religieuse et morale fait transparaître des visées politiques comme l’appel à la guerre sainte que l’adaptateur désigne par la périphrase la besongne Dame Dieu, ou morales comme l’exhortation à la vertu. Guillaume de Tyr ne s’attarde pas sur ces moments; sa chronique, bien qu’elle verse parfois dans l’édification, se veut un texte plus historique que religieux. D’autre part, si l’archevêque a réussi à exprimer l’association qu’établit dans son esprit le Croisé entre ses défaites et ses péchés, nous sommes portée cependant à estimer cette conviction particulière de la croisade mieux saisie dans L’Estoire de Eracles. La très récurrente expression latine peccatis nostris exigentibus correspond infailliblement dans L’Estoire de Eracles à une sévère condamnation qui fait émerger, dans la chronique française, la place du thème du péché :

127   L. XVI, ch. 18, l. 8, p. 735 : Le Pape Eugène III, homme plein de Dieu et portant une sollicitude paternelle pour ses fils de l’Orient qui, semble-t-il, enduraient les tourments, et compatissant d’une grande affection à leurs malheurs, manda des hommes religieux ayant le don de la prédication, puissants en œuvres et en paroles, dans tous les pays de l’Occident, où ils pourraient dénoncer devant les chefs et les peuples de différentes nations et langues les pressions intolérables que vivaient leurs frères du royaume d’Orient et les pousser à venger les grands affronts que ces frères de sang subissaient. Parmi eux, il y avait Bernard abbé de Clairvaux, homme de mémoire inoubliable, modèle parfait de vie édifiante. 128

  PP, t. 2, p. 117 : Il n’en avoient nule pitié, si com il estoit bien aparissant.

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Les ajouts Eodem anno, qui erat ab incarnatione Domini millesimus centesimus vicesimus, cum peccatis nostris exigentibus regnum Hierosolymorum multis vexationibus fatigaretur, et præter eas quæ ab hostibus inferebantur molestias, locustarum intemperie et edacibus muribus, jam quasi quadriennio continuo fruges ita penitus deperissent, ut omne firmamentum panis defecisse videretur129.

[N’est mie merveille se li peres enseingne ses emfanz, quant il les voit mesprendre. Nostre Sires Jesucrist qui est verais peres de toz les Crestiens, vit que ses pueples s’estoit plus abandonez a pechié que mestiers ne li fust, por ce les volt chastier et batre en meintes manieres, quar d’une part soufri que] li ennemi de la foi fesoient chevauchiées et domages granz par les viles de la terre, et d’autre part une pestilance sourdi en la terre, c’une maniere de soriz que l’en apele muloz, nasquirent es terres gaengnables. (p. 531)

129

L’importante greffe laisse apparaître trois réalités à la fois; la conception du malheur d’abord, sous-tendue par un sentiment de culpabilité, prenant ses origines dans le dogmatisme de la religion chrétienne mais s’affirmant à l’époque des croisades, ensuite la tendance à l’édification de l’adaptateur, qui fait une large part dans sa chronique aux gloses moralisatrices, enfin le degré de réceptivité dont est capable de faire preuve le public de L’Estoire de Eracles à la prédication. Enfin, un nombre d’additions ayant pour point de départ un précepte religieux, une fête, est effectué sur le mode d’explicitation : Transcursa igitur mente universa regione, et diligenter investigato, quisnam inveniretur aptior ad fundandum monasterium locus : tandem post multam deliberationem, placuit Bethania, castellum Mariæ et Marthæ, et Lazaris fratris earum, quem dilexit Jesus, familiare Domini diversorium et domicilium Salvatoris. Is autem locus ab Hierosolymis distat stadiis quindecim130.

Longuement penssa et prist conseill a meintes genz qieus leus en tout le roiaume porroit estre convenables a fere cele abaïe. Auderrenier, seur touz li plot et accorda que l’en la feroit en Bethanie. Ce fu li chastiaux as deus sereurs Marie et Marthe, la ou Nostre Sires resucita seint Ladre leur frere. Il est loing de Jerusalem qinze milles. Si com dit l’Evangile Nostres Sires i aloit meintes foiz herbergier quant il avoit preeschié en Jerusalem, porce que nus ne li donoit a mengier en la cité. (l. 6, p. 699)

130

129   L. XII, début du ch. 13, p. 531 : La même année, en l’an 1120 de l’Incarnation du Seigneur, nos péchés valurent au royaume de Jérusalem d’être accablé de plusieurs malheurs. En plus des tourments que nous infligeaient les ennemis, les récoltes étaient complètement détruites par l’invasion des sauterelles et des rats, pendant près de quatre ans, à tel point que toute la terre semblait manquer de pain. 130

  L. XV, ch. 26, l. 9, p. 699 : Ayant alors parcouru dans son esprit tout le pays et recherché soigneusement le site le plus avantageux pour fonder le monastère, Mélisende choisit, après longue délibération, la ville de Bethanie, là où habitaient Marie et Marthe avec leur frère Lazare, le bien-aimé de Jésus, dans le domicile familier que fréquentait le Seigneur pour se reposer. Cet endroit se trouve à quinze stades de Jérusalem.

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Suppressions et additions

Introduite par la référence si com dit l’Evangile, qui lui garantit une autorité religieuse, l’addition prend l’allure d’une transcription scripturaire, qui consiste en l’explicitation d’un événement biblique, décrit dans le texte latin avec concision et élégance, et en son amplification à l’aide de détails concrets sans doute puisés dans les souvenirs personnels de l’adaptateur et jouant un rôle primordial dans le renforcement de l’information religieuse de base. De temps à autre, les gloses de l’adaptateur aspirent à un niveau d’interprétation théologique qui se veut savant; le ton de l’intervention toutefois n’en demeure pas moins chargé d’une vive désapprobation : Hæc est Chalcedon, urbs antiqua, ubi quarta sexcentorum triginta sex Patrum convenit sancta synodus, domini Martiani Augusti, et domini Leonis Romani pontificis, contra Euthyceten monacum et abbatem, qui unam tantum in Domino Jesu Christo asserebat naturam131.

Toutes les compaignies ensemble se logierent devant la cité de Calcedoine  : c’est une mout encienne citez ou jadis sist un des qatre granz conciles; la furent assemblez sis cent et trente sis prelaz, el tens Marcien l’empereor et Leon l’apostoile de Rome. La fu ilecques damnée l’ipocrisie d’un abé qui avoit non Eutices, qar il disoit que Jesucrist n’avoit eue que une seule nature, mes la foi crestienne est ceste que il fu veraiment dex et hom. (l. 23, p. 737)

131

On dirait que la narration de ces passages revêt un caractère nocif qui réside dans leur capacité à répandre des opinions hérétiques. Cela justifie d’une part l’emploi de termes violents comme damnée et ipocrisie dans le procès de la doctrine eutychienne, et d’autre part le témoignage de la double nature du Christ. Dans ces conditions, les deux répliques garantissent pour l’auteur de L’Estoire de Eracles une force préservatrice, tandis que l’exposition de la question religieuse dans le texte latin paraît moins insidieuse et par conséquent plus rationnelle. En somme, la répartition des additions en thèmes ne prétend pas opérer un changement fondamental par rapport à la narration originale. Elle contribue à l’éclosion, en les creusant et en intensifiant leur acuité, des sensibilités médiévales sur lesquelles l’Historia ne jette pas une lumière suffisante, telles que le goût de l’épopée, du luxe, de l’exotisme, génératrices de modifications différentielles et susceptibles de préciser l’identité de L’Estoire de Eracles.

131   L. XVI, ch. 19, l. 24, p. 737 : Chalcédoine est cette ville antique où six cent trentesix Pères tinrent le quatrième concile, sous le règne de Marcien Auguste et de Léon, Pontife Romain, pour réfuter la doctrine d’Eutychès, moine et abbé qui soutenait que Le Seigneur Jésus-Christ avait une seule nature.

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Les ajouts

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4. Les procédés d’amplification La pratique de l’amplification dans L’Estoire de Eracles est conforme à l’acception qui prévaut au Moyen Âge : amplifier veut dire « développer, allonger un sujet »132, opter pour l’extension dans l’expression des idées. Les procédés grammaticaux et stylistiques mis en œuvre à cet effet remplissent deux fonctions essentielles, le remplissage et l’explicitation, et ils permettent de saisir la méthode suivie par l’adaptateur. D’un côté, la proposition relative et la proposition subordonnée causale introduite par la conjonction quar intègrent dans la version française des innovations; d’un autre côté, la subordonnée consécutive introduite par si ... que, la négation suivie d’une affirmation, les couples synonymiques et les énumérations créent des extensions à partir de la trame narrative elle-même. Dans l’exposé sommaire que nous proposons, nous nous attacherons à citer les exemples les plus récurrents. L’addition qu’introduit un pronom relatif se présente souvent dans L’Estoire telle une glose savante destinée à appuyer le nouveau latinisme qui vient de faire son entrée dans la langue. Les deux propositions relatives dans la phrase en cel tens morut li apostoiles Endriens d’une maladie qui prant a la gorge, que l’en apele esqinance133, dont la première est étrangère au récit original, concourent à vulgariser le terme savant de squinancia, en faisant bénéficier au néologisme francisé d’éclaircissements suffisants pour préciser son sens et aptes par conséquent à fixer son emploi134. Nous citons un autre exemple appartenant au domaine de la médecine, que l’adaptateur tend à enrichir de ses gloses : Gazi ... fut feriz sodeinement d’un mal qui a non apoplisie : [c’est une enfermeté dont l’en pert et veoir et oïr et parler, et tout les sens qui sont en home]135; le présentatif c’est introduit la nouvelle définition. Mais la proposition relative peut avoir aussi de temps à autre un fonctionnement différent. C’est le cas des formules figées dans lesquelles il est rare de trouver dissociées les deux composantes, c’est-à-dire le même antécédent et la déterminative habituelle, comme dans l’expression stéréotypée chevaucheurs sarrazins qui chevauchoient por mal fere utilisée toutes les fois que Guillaume de Tyr 132

  E. Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, p. 61.

133   L. XVIII, début du ch. 26, p. 865 : Per idem tempus domino Hadriano papa apud Anagniam urbem Campaniæ morbo squinanciæ defuncto (Dans le même temps, le Pape Adrien est mort, à Anagnia, ville de la Campagne, de la maladie de l’esquinancie). 134

  M. Boutarel, La Médecine dans notre théâtre comique depuis ses origines jusqu’au siècle, Caen, le Boyteux, 1918, p. 38 : « Voici une des meilleures définitions de l’esquinancie que nous ayons rencontrée : le mot esquinancie était un terme générique pour désigner, d’une manière imprécise, toute cause d’obstruction siégeant au niveau du cou et apportant une gêne quelconque à la respiration ou à la déglutition, quel que soit l’organe atteint. » e

xvi

135   L. XII, ch. 14, l. 9, p. 535 : ... contigit quod morbo, qui apoplexia appellatur, tetigit eum manus Domini (Il arriva que la main du Seigneur le toucha d’une maladie qu’on appelle apoplexie).

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Suppressions et additions

cite l’intervention des combattants ennemis136. À un degré de fréquence égal, la proposition causale introduite par la conjonction quar et très souvent encadrée de crochets, signe que nous avons traité plus haut, se veut elle aussi porteuse d’une nouveauté : Cui rei colorem quærens, ordinem quem primi principes studiose et cum multa deliberatione in ecclesia Hierosolymitana instituerant, regulares canonicos introducendo commutavit137.

Porce qu’il poïst mieuz fere sa volenté des choses de l’iglise, il porchaça tant par sa malice, que li establissemenz fu despeciez que li dus Godefroiz et li autre baron avoient establi en l’iglise del Sepucre, quant la cité fu conquise; [quar il i mistrent clers qui avoient riches provendes et par ceus et par leur compaignies servoient mout bien l’iglise;] cil ne fina onques jusqu’il i avoit mis chanoines ruillez, [qui estoient menues genz, ne riens ne li osoient contredire qu’il vossist fere]. (l. 14, p. 479)

137

Alors que, répondant dans L’Estoire de Eracles à des fins informatrices, la proposition relative et la proposition causale se chargent de combler des manques et que l’amplification s’apparente dans ces conditions à une opération de remplissage, certains procédés passeraient mieux pour des « amplificateurs stylistiques  ». En effet, surgissant de la narration, les additions que ces derniers introduisent dans la version française n’ont pas de sérieuse valeur informative. Parmi ces procédés, nous citons d’abord la négation suivie d’une affirmation, qui consiste ainsi que l’indique le titre « à nier d’une part le contraire de l’idée et à affirmer d’autre part l’idée elle-même »138. L’opposition des deux pauses est consolidée par l’adverbe einz : li princes d’Antioche vit que li quens de Rohés estoit en tele engoisse et en perill d’estre desheritez, si n’en fut pas iriez, einz en ot grant joie139, ou bien cil ne leur cela onques, einz leur reconut et leur dit comment il le

136   L. XI, ch. 5, l. 20, p. 460 : Idem nobilis homo cum equitibus septuaginta hostium fines ingressus, cum quatuor millibus Damascenorum prœlium committens (Le même homme noble entra dans le territoire des ennemis à la tête de soixante-dix chevaliers, et il engagea le combat contre quatre mille) et : ... entra en la terre as Turs a tout soissante dis chevaucheeurs, et encontra qatre mile chevaucheeurs sarrazins de Damas qui chevauchoient par la terre et vouloient mal fere a la terre de Jerusalem, l. 19, p. 459.

137  L. XI, fin du ch. 15, p. 479 : Afin de donner le change, il modifia l’ordre que les premiers princes avaient institué avec beaucoup de soin et après de nombreuses délibérations, dans l’église de Jérusalem, en introduisant des chanoines réguliers. 138

  E. Faral, Les Arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, p. 84.

139

  L. XVI, ch. 4, l. 61, p. 710 : Princeps vero Antiochenus, de comitis gaudens adversatibus (Le prince d’Antioche, se réjouissant des hostilités qui s’opposaient au comte).

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Les ajouts

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porpenssoit a faire140. Ce moyen d’amplification est peu pratiqué dans L’Estoire de Eracles, mais il tire son succès de l’effet de surprise que créent d’abord la négation d’un fait, à un moment où c’est ce dernier qui d’après le contexte serait escompté, et ensuite la présence du contraire qui finit par gagner en affirmation. En outre, bien qu’il n’ait pas d’incidence directe sur la narration, il semble toutefois s’offrir comme un ornement propre à épargner à cette dernière une pauvreté stylistique. Ce jugement vaut également pour la conjonction de subordination si ... que. Destinée à exprimer un degré d’intensité, la conjonction consécutive débouche souvent dans L’Estoire sur une proposition subordonnée renfermant des détails de la propre invention de l’adaptateur et donnant libre cours à l’exagération : li Turc giterent feu grezois partout si qu’il sembla que toz li païs ardist141, dont le sens est amplifié par le fonctionnement de la conjonction doublé de l’adverbe partout et de l’indéfini toz. L’emploi systématique de la subordonnée consécutive a fini par faire de l’exagération un procédé de style correspondant à la définition de Cicéron142. Ce procédé, qui contribue par le greffage de comparaisons hyperboliques à relever ainsi les couleurs de la narration, est particulièrement adopté dans les récits de combat. L’exemple suivant serait peut-être le mieux représentatif : lors en i ot entre deus tant occis que toutes les rues encouroient de sanc143; l’image sanglante à laquelle la proposition consécutive sert de support, anime le récit d’un souffle épique. Tous ces procédés visent à faire gagner de l’étendue à l’expression française de L’Estoire de Eracles. Cependant, s’ils réussissent à lui conférer un caractère d’extensibilité, cette dernière n’est profitable que dans une mesure limitée, parce que l’apport d’éléments nouveaux à la chronique s’avère moins prépondérant que celui qu’apportent les procédés proprement stylistiques. À l’exclusion des additions qui se distinguent nettement par leur originalité, la chronique française donne l’impression que son auteur ne parvient pas à se détacher de son respect aux recommandations de la rhétorique médiévale, et que, dépendant étroitement de l’usage formel d’un certain nombre d’outils, l’amplification devient une opération gratuite qui débouche souvent sur des résultats identiques.

140   L. XI, ch. 14, l. 53, p. 478 : ... vocatus est ille; et crimen confessus (Il fut convoqué et il avoua son crime). 141   L. XVI, ch. 11, l. 18, p. 723 : His omnibus ignem subjiciunt, vento nostris obvio fomitem et vires ministrante (Ils mirent le feu, alors que le vent animait les flammes contre les nôtres). 142   Cicéron, De l’invention, Livre IV, 44, p. 185, § 6 : « Superlatio est oratio superans veritatem alicuius augendi minuendive causa » et : « L’exagération est une figure qui force la réalité pour amplifier ou déprécier quelque chose. » 143   L. XI, ch. 13, l. 40, p. 475 : Sicque cives miseri, inter hostium cohortes geminas infeliciter angustiati, nunc his, nunc illis instantibus, gladiis in medio depereunt (Ainsi, les malheureux périrent à l’épée au milieu des ennemis, pressés misérablement d’une double contrainte, sous les coups des uns et des autres).

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Suppressions et additions

Allant du simple couple de synonymes jusqu’à la greffe la plus volumineuse, la différence de dimension que présentent les deux versions dans les exemples cités permet de saisir des variations d’effet. La majorité des additions de taille importante dans L’Estoire de Eracles, telle que l’introduction du livre XII, dans lesquelles les emprunts aux sources étrangères se mêlent à l’imagination de l’adaptateur, apportent à la chronique une dose d’originalité qui suscite beaucoup d’intérêt. Cependant, certains ajouts de taille plus modeste sont réussis, au même titre qu’ils sont indispensables à la compréhension d’une situation et aisément reliés au tissu narratif, si bien qu’ils passent à peine pour des éléments étrangers. Par contre, les ajouts qui remplissent une fonction d’explicitation ainsi que d’importantes digressions forment des excroissances creuses frisant le verbiage et ayant pour effet de ralentir, de suspendre et même d’interrompre le rythme de la narration. * Le bilan général des additions et des suppressions dans L’Estoire de Eracles aiderait à évaluer le contrepoids que les deux opérations peuvent apporter l’une à l’autre. Hormis les chapitres qui ont été la cible de modifications radicales, les deux textes français et latin n’offrent pas de grandes différences dimensionnelles car l’alternance des additions et des suppressions peuvent pallier le décalage que crée l’opposition de la concision de la langue latine à l’extensibilité et à la volubilité même de l’ancien français. Ce qu’il y a de commun entre suppressions et additions consiste à montrer principalement combien l’adaptateur estime que le texte original est glosable et apte à toutes sortes de modifications. Par conséquent, quoi que l’on juge de l’honnêteté de l’adaptateur français, le maniement libre du contenu de l’information indique une contribution à sa réécriture. Les libertés qu’il s’est permises au cours de cette opération et qui se sont concrétisées sous forme de sérieuses amputations et insertions, effectuées avec des procédés appropriés, et engendrant une thématique d’esprit médiéval, mais subissant l’influence étrangère de l’époque des croisades, ont fini par distinguer l’identité de L’Estoire de Eracles de celle de l’Historia.

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SECONDE PARTIE LES FAITS DE SYNTAXE

S

’il est vrai que l’auteur de L’Estoire de Eracles ne s’est pas astreint au respect total du mot à mot, hormis les additions et les suppressions, la chronique française n’offre pas de graves irrégularités. D’une manière générale, la phrase française présente avec la phrase latine de nombreuses analogies, moins de structure que de sens. L’auteur, qui demeure fidèle au contenu, s’est efforcé en fait de rendre le sens idée par idée, phrase par phrase, quoique se fasse sentir à certains endroits l’impression qu’il sacrifie le contenu en faveur d’un respect formel des expressions1. La confrontation de la phrase latine à la phrase française fait voir cependant des différences capitales de structure, réfléchissant elles-mêmes des inégalités d’étendue et de densité. Composée de suites de propositions qui s’enchâssent les unes dans les autres, la phrase de Guillaume de Tyr est particulièrement longue, alors que, résultant de l’émiettement de la phrase latine, la phrase française se caractérise par l’ordre simple des mots, organisé selon la construction sujet-verbe-complément, mais surtout par son relâchement syntaxique, que favorisent la parataxe et la coordination, deux modes d’enchaînement répondant à un souci de clarté et de simplicité et ayant pour effet principal de produire un récit rectiligne. À la phrase emplie de subordonnées de l’Historia correspond donc essentiellement dans L’Estoire une phrase parataxique. L’auteur français fragmente la 1

  Ceci a été signalé par F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 22 : « Der Franzose hat sich die Übersetzung leicht gemacht; er hat den einen lateinischen Satz in eine grössere Anzahl von selbstständigen, meist Hauptsätzen, auseinandergezogen und die Gedanken, ungeachtet ihrer Bedeutung für den Inhalt, gleichwertig nebeneinander gestellt; oft ohne das kausale, konsekutive oder temporale Verhältnis derselben zu berücksichtigen. » Nous tâcherons de montrer que cette façon de procéder se généralise sur l’ensemble de la chronique française.

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Les faits de syntaxe

longue phrase de Guillaume de Tyr en un nombre de propositions indépendantes, puis il les transpose, en vue de les simplifier, sur un plan uni. Le nivellement se présente ainsi comme une solution aux problèmes d’équivalence entre la syntaxe latine et la syntaxe française, mais il implique des changements radicaux, affectant de nombreuses catégories grammaticales. La parataxe, bien que dominante, n’occulte pas toutefois dans la chronique française une subordination pratiquée surtout au niveau des propositions intérieures des phrases et faisant bénéficier à l’expression de certaines circonstances, notamment à celle du temps, d’une importance particulière. L’étude que nous proposons comprendra trois parties. Dans un premier temps, nous traiterons la parataxe dans L’Estoire de Eracles ainsi que toutes les manifestations qui en découlent, à savoir l’émiettement de la phrase latine et la juxtaposition des propositions, y compris la proposition principale, réduite à son tour en une indépendante. Nous passerons en revue les divers types de ligature et moyens d’enchaînement des phrases, parmi lesquels la coordination, l’asyndète ainsi que les reprises au moyen d’outils grammaticaux précis, d’expressions stéréotypées ou de constructions anacoluthiques. Dans un second temps, nous nous attacherons à l’examen de la subordination dans L’Estoire de Eracles. Dans l’expression de la circonstance, nous examinerons tour à tour le traitement que réserve l’auteur français à la subordination latine et les principales conjonctions françaises mises en œuvre. Privilégiée dans L’Estoire de Eracles, l’expression du temps fera l’objet d’une étude plus détaillée. Nous montrerons ensuite que la proposition complétive échappe, à quelques exceptions près, à la tendance paratactique. La troisième partie permettra l’examen du nivellement : l’auteur procède à l’aplanissement des propositions latines, celles en particulier dont la construction pose des difficultés syntaxiques, telles que la proposition participiale, l’apposition ainsi que les formes adjectives et les formes nominales du verbe. Le nivellement ne se produit pas sans entraîner de sérieux changements, tant au niveau de la valeur temporelle des verbes qu’à celui des moyens de coordination et de subordination.

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Chapitre 1 La parataxe dans L’Estoire de Eracles 1. L’émiettement de la phrase longue de Guillaume de Tyr

L’

organisation complexe de la phrase de l’Historia présente les mêmes caractéristiques que celles de la phrase latine classique, hypotaxique et si bien codifiée que l’agencement de ses divers constituants semble parfois gêner l’intelligence immédiate du texte. Mais cette phrase porte des empreintes médiévales2, que l’on voit à travers l’emploi de faits syntaxiques particuliers au latin du Moyen Âge, valant à la phrase de l’Historia un certain relâchement, qui n’atteint pas cependant le degré d’ampleur propre à opérer une rupture entre le latin de l’Historia et le latin classique. On noterait principalement, parmi ces faits qui caractérisent le latin de Guillaume de Tyr, l’emploi de la conjonction quod à la place de la conjonction classique ut, ou bien même dans l’expression de la circonstance, mais surtout dans un grand nombre de propositions subordonnées qui concurrencent les complétives infinitives. Il est une autre caractéristique médiévale : le recours de Guillaume de Tyr à une syntaxe des cas renonçant partiellement au jeu des déclinaisons et bâtie sur les tours prépositionnels que favorise la latinité tardive de la décadence. En dehors de ces emplois médiévaux, la phrase de l’Historia se distingue par l’emboîtement rigoureux de ses propositions, relatives, complétives et participiales et, très compartimentée, elle tend bien souvent à la concision. Le texte français, quant à lui, ne porte pas de phrases

2

  Ch. Mohrmann, « Le Latin médiéval », Cahiers de Civilisation médiévale, Poitiers, C.E.S.C.M., 3 (juillet-septembre 1958), p. 279 : «Le latin, même celui des plus “classicistes” du xiie siècle ... est d’une structure typiquement médiévale. Le caractère “paratactique” de la phrase, l’ordre des mots, tout moderne, le vocabulaire, la structure même de cette langue sont très loin du latin classique. »

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Les faits de syntaxe

longues. De courtes propositions, renfermant chacune son propre verbe au passé simple, temps de prédilection pour un récit d’action, se juxtaposent sans suivre un ordre précis, si ce n’est celui, chronologique, d’un récit linéaire qui ne connaît pas de relief. L’extrait que nous proposons pourrait en être aisément représentatif : Quo perveniens rex, impugnato vehementius præsidio, quadraginta non milites, qui in eo ad custodiam relicti fuerant, interpositis conditionibus quod cum salute ad suos haberent reditum, castro recepto, permisit abire incolumes; habitaque cum suis deliberatione, utrum magis expediret dirui funditus præsidium, aut christianitati reservari, placuit de universorum assensu municipium everti funditus : nam sine multis sumptibus, et labore continuo, et multo periculo transeuntium, non videbatur a nostris posse conservari3.

Li rois Baudoins s’en vint devant cele forteresce et l’asist. En sa venue commencierent a asaillir chevaliers et sergenz mout bien et mout hardiement. Cil dedenz se deffendoient a trere et a ruer au mieulz que il pooient. Quant cil assauz ot une piece duré, onze chevalier4 qui estoient en la forteresce firent parler au roi, et li rendirent la forteresce par tel couvent que il les feroit conduire a sauveté. Li rois la prist en ceste maniere, por ce que il ne vouloit mie fere ses genz blecier a prendre cele forteresce ou il ne poïst pas fere grant gaeng. Lors prist consseill a sa gent que il feroit de cele forteresce, se il la garniroit ou il la feroit abatre. Touz li consauz fu a un acort que il la feïst tote fondre, quar ele estoit loing de ses autres citez, si n’i porroit demorer garnison qui ne fust a grant coust et a grant perill : cil meïsmes qui venir i voudroient n’i porroient venir sanz grant force. (l. 18, p. 536)

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Sur l’emplacement d’une phrase latine, dont la longueur rend difficile son maintien intégral dans la version française, se trouvent six phrases indépendantes dont la plupart se juxtaposent et s’articulent de diverses manières. Le principal moyen consiste en la reprise d’un membre de la phrase qui précède et en sa représentation dans la phrase suivante à l’aide de diverses particules : le même antécédent forteresse est repris par le pronom personnel la, par le possessif sa et par l’adverbe de lieu dedenz. Marquant une transition décisive dans la narration, 3   L. XII, ch. 16, l. 15, p. 535 : Dès que le roi Baudouin fut arrivé, la forteresse de Gérasa ayant été rigoureusement investie, il permit de partir en toute tranquillité à quarante soldats qu’on y avait laissés pour la défense. Ceux-ci obtinrent en effet de rentrer chez eux sains et saufs, à condition de livrer la forteresse. Le roi délibéra alors avec les siens pour savoir s’il valait mieux la démolir complètement ou la conserver pour les Chrétiens. On résolut à l’unanimité de la détruire de fond en comble, car sans dépenses excessives, un entretien continuel, et sans être exposé aux nombreuses offensives des passants, il semblait qu’elle ne pût pas être conservée par les nôtres. 4

  PP, t. 1, p. 457 : ... quarante chevalier qui estoient en la forteresce firent parler au Roi...

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La parataxe dans L’Estoire de Eracles

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l’adverbe lors, de son côté, achemine la série des actions vers leur conséquence. Sur cet ensemble de phrases, une seule est subordonnée par la conjonction quant; d’ailleurs, la temporelle qu’elle introduit cil assauz ot une piece duré condense, tout en exprimant leur durée, les manœuvres successives du combat. L’enchaînement parataxique n’empêche pas l’existence, au niveau des propositions intérieures qui charpentent les phrases indépendantes, d’une certaine subordination faite de relatives, de complétives, de causales, d’une hypothétique et d’une comparative. Dans l’exemple latin, l’adaptation affecte les quatre ablatifs absolus ainsi que la complétive introduite par la conjonction quod et l’interrogative indirecte introduite par l’adverbe utrum, déterminant respectivement les substantifs conditio et deliberatio. Les quatre propositions participiales et les deux complétives se transforment dans la version française en propositions indépendantes, dotées, chacune, d’un verbe au passé simple. Le même traitement est réservé au participe présent perveniens : le passé simple adopté dans la proposition indépendante li rois Baudoins s’en vint devant cele forteresce et l’asist rend mieux explicite la valeur du passé qu’exprime le participe présent lui-même5. Il en est de même du participe substantivé transeuntes, auquel l’auteur français fait correspondre une proposition relative cil meïsmes qui venir i voudroient, qui l’explicite6. La juxtaposition des différentes propositions confère ainsi à la phrase française une fluidité que ne vient entraver aucun emboîtement et qu’accroît en outre l’automatisme créé par l’emploi des tournures stéréotypées comme les circonstanciels, mout bien et mout hardiement et au mieulz que il pooient. L’émiettement semble d’autre part ramener toutes les actions à un même plan. Le nivellement, caractéristique principale de la langue de L’Estoire de Eracles, consiste dans l’extrait que nous proposons tout comme dans toute l’œuvre à uniformiser le relief, au prix toutefois de sérieuses modifications. L’emploi du passé simple dans la chronique française confère au récit un caractère énumératif, en créant l’impression que les actions se succèdent dans la simple linéarité de l’ordre chronologique, quitte parfois à bouleverser celui de la narration originale.

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  K. Strecker, Introduction à l’étude du latin médiéval, Genève, Droz, 1948, p. 40 : « Le latin médiéval ne respecte pas toujours les distinctions exprimées par les différents temps du passé ... Il n’est pas rare de voir le participe présent exprimer des actions passées. » Très fréquent dans l’Historia, en particulier dans les expressions qu’introduit un relatif de liaison telles que quod audiens ou bien quod videns, l’emploi du participe présent à la place d’un verbe au passé montre que Guillaume de Tyr se permet des libertés avec la syntaxe des temps. 6

  La phrase cil meismes qui venir i voudroient porte un contresens dû probablement à une mauvaise compréhension du génitif. PP, t. 1, p. 458, a pris multo periculo transeuntium au même sens : cil meïsmes qui venir i voudroient ne porroient mie passer sanz grant force. F. Guizot, Histoire des faits et des gestes dans les régions d’Outre-Mer, voit dans transeuntium un génitif objectif : exposés aux attaques de tous les passans (sic.).

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Les faits de syntaxe

En effet, affectant la valeur temporelle et aspectuelle des verbes latins, la généralisation du passé simple dans L’Estoire de Eracles se trouve très souvent à l’origine de nombreuses discordances chronologiques, qui n’excluent pas parfois des contresens. Dans l’exemple que nous venons d’analyser, abstraction faite du changement qui sacrifie la valeur originelle du participe présent, celle de l’action pendant qu’elle s’accomplit, en faveur de la ponctualité du passé simple, puisque ce changement obéit principalement à la volonté de l’auteur, la causalité exprimée par l’ablatif absolu impugnato præsidio, reliant l’action du siège de la forteresse de Gérasa à celle de la permission de sortir, laquelle est exprimée par la proposition quadraginta milites permisit abire, se réduit dans la narration française à un simple lien d’antériorité dans le temps. Ces modifications qui visent à aplanir et à niveler les constructions syntaxiques et qui ont des répercussions sur la syntaxe des temps sont bien récurrentes dans L’Estoire. De leur ensemble nous dégagerons plus loin quelques grandes lignes.

2. Les ligatures L’accélération et le ralentissement du récit dépendent étroitement de l’ensemble de moyens grammaticaux et syntaxiques, qui assurent l’enchaînement à la phrase de L’Estoire de Eracles. Alors que l’asyndète et la coordination, dont et et ne sont les principales conjonctions, et la conjonction car et l’adverbe si, constituent des outils d’accélération, la progression du récit semble être alourdie, grâce aux reprises faites au moyen de pronoms démonstratifs et de pronoms personnels, donnant naissance à de très fréquentes anacoluthes et expressions stéréotypées. 2. 1. La conjonction et, l’adverbe si et l’asyndète La coordination dans l’Historia est réduite à quelques outils, parmi lesquels des conjonctions conclusives et adversatives telles que ergo et autem. Tout en exprimant la conséquence ou l’opposition, les deux conjonctions, en plus de l’adverbe igitur, se présentent dans le texte latin, comme de rapides synthétisants. De même, la conjonction affirmative etiam et l’adverbe enim sont utilisés dans la narration latine, la première avec une double valeur temporelle et causale, et le second comme particule de renforcement. Les conjonctions et adverbes français jouent en revanche un rôle plus important. L’adverbe lors est peu usité dans L’Estoire de Eracles. Beaucoup plus fréquente, la conjonction et permet au récit de progresser selon un ordre chronologique, par la simple addition des propositions. Elle peut cependant déroger à sa fonction de simple coordonnant, dans les phrases où elle a une valeur circonstancielle :

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La parataxe dans L’Estoire de Eracles Et modico temporis intervallo violenter expugnatum recepit, nulli parcens eorum quos intus comprehendit, quamvis multo pretio vitam tentarent emere, et pecuniæ interventu obtinere salutem. Has dedit primitias, inclytus et nobilis, suæ adolescentiæ, princeps, et bonæ indolis argumenta prima7. 78

85 Si asprement enprist le besoigne que li chastiax fu pris en poi de tans. Il trova leenz de riches persons a grant planté8 qui molt voloient doner or et argent por salver lor vies, mes il n’en volt onques rien prendre, ainçois lor fist colper les testes, et dist qu’en ceste maniere voloit estrener la guerre de lui et des Turs, et cil en fussent commencement. (p. 589)

Dans les deux versions, la dernière phrase exprime la conséquence de tout le développement qui précède, quoique cette conséquence s’apparente davantage dans l’énoncé latin à un jugement personnel, dont la construction asyndétique contribue à mettre son autorité en valeur. En contrepartie, l’emploi de la conjonction et qui coordonne dans le texte français la dernière phrase indépendante à la proposition principale dist que suggère que la conséquence découle sans impression de rupture et il facilite, d’une manière secondaire, le nivellement du jugement émis par le narrateur sur le récit de l’action. La conjonction et assure donc une liaison thématique; toutefois, le nivellement qu’elle engendre s’inscrit essentiellement dans la tendance à la linéarité. L’adverbe si, quant à lui, non seulement remplit dans L’Estoire de Eracles le rôle de coordonnant, qui « égalise »9, mais aussi il « étage »10. Il a donc des incidences sur le sens et l’aspect, comme l’explique Philippe Ménard : Au lieu d’unir et d’égaliser comme et, [l’adverbe si] isole et détache le segment qu’il introduit du segment précédent. Il marque un léger temps d’arrêt. L’emploi de si correspond souvent à un changement de perpective et s’accompagne d’un changement d’aspect verbal : on passe du duratif au ponctuel (ou vice-versa), du conatif au résultatif (ou vice-versa). C’est par excellence la particule qui détaille sans présenter les faits sur le même plan.11

En effet, dans L’Estoire de Eracles, excepté la subordination avec si dans l’expression de la comparaison ou de la cause, l’emploi parataxique de l’adverbe comme conjonction de temps est si rare, concurrencé par les diverses conjonctions temporelles appropriées, que la fréquence de l’adverbe faite principalement de quelques occurrences où si remplit sa fonction d’adverbe de liaison n’est pas 7   L. XIII, fin du ch. 21, p. 589 : En peu de temps, la forteresse de Capharda tomba entre ses mains. Il n’épargna aucun de ceux qu’il saisit à l’intérieur, bien qu’ils tentassent de racheter leur vie à grand prix et d’obtenir le salut moyennant des sommes d’argent. Tels furent les prémices de cet illustre et noble jeune homme et les premiers signes qu’il donna de sa personnalité. 8

  PP, t. 1, p. 507 : Il trova leanz de grans prisons et de riches assés.

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  J. Rychner, L’Articulation des phrases narratives dans la « Mort Artu », Genève, Droz, 1970, p. 178. 10

  Ibidem, p. 178.

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  MPS, p. 186, § 197.

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très grande. Nous signalons que l’emploi du si ne correspond pas à celui de son équivalent latin sic, qui accompagne très souvent la conjonction ergo et l’adverbe igitur, et qui joue dans la chronique latine le rôle de particule conclusive ou même d’un renforçateur12 : Tradunt seniores, eam aliquando insulam, a solida terra omnino separatam fuisse : sed obsidens eam aliquando Assyriorum potentissimus princeps Nabuchodonosor voluit eam solo continuare, sed opus non consummavit13.

Les enciennes genz distrent que ce fu une ille ceinte de mer de toutes parz et desseurée d’autre terre; mes li puissanz rois des anciens14, Nabugordenosor, l’asist aucune foiz, la volt prendre par force par terre si fist aporter si granz terrauz que il i volt entrer par le rivages; mes il ne parfist mie cel uevre : si fu au siege trois anz et dis mois. (l. 2, p. 560)

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L’extrait latin n’offre pas de particule servant à enchaîner les phrases correspondant à si et, par conséquent, l’expression adoptée pour communiquer l’information réduite à ses deux actions essentielles continuare velle et non consummare paraît laconique. Quant à l’adaptation, elle ne présente pas de relief accidenté. L’emploi de l’adverbe si facilite la progression des actions et, alterné de la conjonction mes, il sert à marquer le passage de la cause à l’effet, impliquant ainsi un changement aspectuel du verbe, du conatif au résultatif. De même que le coordonnant et et l’adverbe si détachent les propositions les unes des autres et qu’ils opèrent un changement de perspective, comme le passage de la cause à l’effet dans les deux exemples précédents, de même l’asyndète marque fortement un temps d’arrêt. Une suite de propositions asyndétiques, phénomène très fréquent dans L’Estoire de Eracles, peut conférer au récit une allure énumérative15. Autrement dit, si la coordination des propositions de la chronique française confirme leur caractère autonome, l’asyndète, elle, dépouillant la phrase de particules de liaison telles que pronoms, adverbes ou conjonctions, accentue ce caractère en créant l’impression que les segments successifs sont isolés les uns des autres. Voilà pourquoi l’asyndète impose un mode de compréhension implicite, alors que et et si établissent un rapport explicite :

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  Le plus souvent, l’adverbe sic figure dans des emplois classiques tels que la locution de subordination comparative sic ... sicut, dans laquelle il sert de corrélatif.  13

  L. XIII, ch. 4, l. 5, p. 560 : Les anciennes générations racontent que, jadis, la ville était isolée de tous côtés et que, voulant la rattacher à la terre ferme, Nabuchodonosor, le très puissant chef assyrien, l’assiégea mais ne put jamais achever ce qu’il avait entamé. 14

  PP, t. 1, p. 481: Li poissanz rois des Assiriens Nabugodonosor l’assist aucune foiz.

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  Cicéron, De l’invention, Livre IV, 40, p. 179, § 41 : « Dissolutum est quod, coniunctionibus uerborum e medio sublatis, separatis partibus effertur » et : « Il y a asyndète quand les particules joignant les mots sont supprimées et que la phrase se présente avec des membres séparés. »

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La parataxe dans L’Estoire de Eracles At vero comes Joscelinus, cum iis quos assumpserat viæ consortes, cum multa sollicitudine et timore continuo iter incœptum peragens, cum victu modico et duobus utribus, quos secum casu detulerat, usque ad fluvium magnum Euphratem pervenit16.

87 Jocelin s’en aloit o grant perill et o grant doute de nuiz; fesoient leur jornées lui et ses compaignons; de jorz se tapissoient en kaves et en bois. Par aventure avoient porté avec aus deux boisiaux de vin et un petit de viande, de qui mout leur ot grant mestier, quar onques plus n’en orent, jusqu’il vindrent au flum d’Elfrate. (p. 541)

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Dans l’énoncé latin, l’enchaînement de l’action principale et des actions secondaires permet de voir deux plans d’action différents, correspondant à deux niveaux temporels : le premier, exprimé au plus-que-parfait assumpserat et detulerat, est antérieur à l’action principale, et le second, celui du récit proprement dit, est exprimé à l’aide d’un participe présent peragens et d’un passé simple pervenit, lesquels nuancent les aspects verbaux, duratif du premier et ponctuel du second. À la superposition des actions, un circonstanciel cum multa sollicitudine et timore continuo vient se greffer pour exprimer une idée accessoire. Le tout fait de l’énoncé latin une entité organisée en fonction de l’action principale. Dans la version française, l’absence de ligatures crible le récit saccadé des actions et empêche de saisir les liaisons thématiques entre les propositions. La simple juxtaposition des propositions aplanit la structure hiérarchique de la phrase latine. Seul un plus-que-parfait, avoient porté, exprimant une action antérieure, constitue un relief. C’est dans les récits de combat toutefois que l’asyndète est le mieux pratiquée. Grâce à l’absence d’outils de liaison, les actions semblent se détacher avec plus de netteté : Evasit tamen dominus Imperator cum paucis ex principibus suis; et cum residuo suorum, licet cum difficultate nimia, post dies aliquot in partes Niceæ se contulit. Hostes vero victoria potiti, onusti spoliis, et gaza multiplici facti locupletiores, equis, armis usque ad nauseam ditati, in sua se contulerunt, tanquam locorum periti, præsidia, expectantes avide Francorum regis adventum, qui ad easdem prope partes advenisse dicebatur. Sperabant enim,

Nequedant l’empereres eschapa et aucuns de ses barons. A mout grant peinne s’en retornerent arriere vers la cité de Nique. Li Sarrazins furent liez de la victoire qu’il orent; assez guaengnierent dedenz les teintes as Thyois or et argent, robes et chevaux et armes. Tuit enrichi se retornerent dedenz leur forteresces. Leur espies envoierent par toute cele terre, et contr’atendoient l’ost le roi de France de que il avoient oï dire qu’il venoit apres et n’estoit guieres loing. Bien

16   L. XII, début du ch. 20, p. 541 : Escorté de ceux qu’il avait choisis comme compagnons de route, le comte poursuivit son chemin avec un effroi sans fin et arriva jusqu’au grand fleuve de l’Euphrate, muni de maigres provisions et de deux outres qu’il avait emportées avec lui par hasard.

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Les faits de syntaxe quod ex quo domini imperatoris majores fuderant copias, et de comitatu domini regis Franciæ multo facilius possent obtinere17.

leur sembloit que puis qu’il estoient venuz au desus des genz l’empereor, legierement porroient descomfire les François. (l. 26, p. 743)

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Le manque de ligatures entre les phrases de l’extrait français, issues de la fragmentation des phrases latines longues, crée un effet asyndétique d’autant plus réussi que l’adaptateur procède, en tête de phrase, à des mises en relief de certains membres, tels que le groupe prépositionnel circonstanciel de manière a mout grant peinne, ou des adverbes d’intensité tuit et bien, ou même le régime inversé leurs espies envoierent. Ainsi que nous l’avons dit, l’asyndète marque un temps d’arrêt. Grâce au procédé, les actions se suivent dans la narration épique presque indépendamment les unes des autres, dans une succession chronologique qui tenterait de reproduire celle de la réalité. 2. 2. Les reprises Servant à leur tour à enchaîner les propositions, les reprises, qui consistent en la répétition d’un mot sous forme de pronom, de verbe ou même d’une expression, ont pour effet, à la différence de la coordination et de l’asyndète, de ralentir le rythme de la narration. La comparaison de l’Historia et L’Estoire de Eracles montre qu’il n’y a pas de concordance dans leur fréquence. En balisant la narration française, les diverses reprises dont la profusion s’expliquerait par l’absence d’une vision globale des événements empêchent que soit perdu le fil des idées. En revanche, faites au moyen de pronoms, les reprises latines sont d’un usage moins fréquent. L’anaphorique is est éclipsé par le démonstratif hic; ce dernier est à son tour d’un emploi peu répandu, l’historien lui préférant le démonstratif du type prædictus, sinon la reprise du nom, ou bien à la limite la mention de la fonction ou du titre nobiliaire. L’emploi du pronom chez Guillaume de Tyr n’acquiert pas l’importance que lui accorde l’usage latin classique et obéit ainsi à la tendance médiévale : « En règle générale, le Moyen Âge a perdu le sens des distinctions et des nuances entre les divers pronoms »18. L’archevêque de Tyr privilégie en général les tours classiques, tels que le relatif de liaison, de fréquence très élevée dans la chronique :

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  L. XVI, ch. 22, l. 29, p. 743 : Cependant, l’empereur put s’échapper avec un petit nombre de ses princes et arriver dans la région de Nicée, en dépit toutefois d’énormes difficultés. Maîtres de la victoire, les ennemis qui étaient chargés de butins et enrichis de trésors et d’immenses quantités d’armes et de chevaux rentrèrent dans leurs villes, en attendant impatiemment l’arrivée du roi des Francs, qui, raconte-t-on, était sur le point d’arriver dans cette région. Les ennemis, qui se vantaient d’avoir mis en déroute les meilleures troupes de l’armée impériale, comptaient vaincre beaucoup plus facilement les forces du roi. 18

  K. Strecker, Introduction à l’étude du latin médiéval, p. 37.

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La parataxe dans L’Estoire de Eracles Anno sequente mortuus est dominus Gelasius papa secundus domini Paschalis successor, qui et Johannes Gaietanus dictus, vir litteratus; qui fugiens domini Henrici imperatoris persecutionem, et æmuli sui antipapæ, qui cognominatus est Burdinus, declinans violentiam, in regnum Francorum se conferens, apud Cluniacum diem clausit extremum, ibidem etiam sepultus. Cui successit dominus Guido, secundum carnem nobilis, Viennensis archiepiscopus, qui postea in papatum assumptus, Calixtus appellatus est19.

89 Uns troubles sourdi mout granz en l’an apres, entre l’empereor Henri d’Alemengne et l’apostoile qui novelement estoit esleüz, qui avoit non Gelaises et estoit bien letrez hom. Il ot un autre esleüz contre lui qui estoit apelez en seurnom Bordins; celui se tenoit li empereres et fesoit meintes hontes et granz maux l’apostoile Gelaises, si que par force et par les menaces l’empereor, convint qu’il s’en alast en [la terre qui est si douce, c’est] France. Il vint à Cligni10; ilec sejorna tant c’une maladie le prist dom il morut, et fu la enterrez. Apres lui fu esleüz uns arcevesques qui de Vienne estoit, gentilhom qui avoit non Guiz; mes apres, quant il fu apostoiles, l’en l’apela Calixes. (p. 522)

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Le relatif de liaison permet de dissiper toute équivoque et contribue à resserrer les membres de la phrase. L’adaptateur utilise les pronoms personnels, mais cet emploi peut engendrer des ambiguïtés dans un récit où abondent les protagonistes : dans convint qu’il s’en alast, le pronom personnel, il, ne reprend pas l’antécédent avec la même précision que le relatif de liaison qui fugiens. Il est un autre moyen de reprise récurrent chez Guillaume de Tyr : c’est le participe présent d’un verbe de perception comme audire ou videre. Ce procédé résume l’événement qui vient de s’écouler et constitue en même temps de tremplin à l’action suivante, qui se présente souvent comme la conséquence. Fidèle au procédé, l’auteur de L’Estoire de Eracles ne manque pas de ponctuer son récit de propositions subordonnées temporelles, du type quant il vit ce, qui explicitent le participe présent et qui annoncent une principale introduite d’une manière presque systématique par les adverbes mout ou bien. Très fréquente dans la chronique française, la construction quant il vit ce crée en plus un effet de rythme, en assurant à la phrase un certain équilibre :

19   L. XII, début du ch. 8, p. 522 : L’année suivante, mourut le pape Gelase II, successeur du pape Pascal, appelé autrement Jean Gaétan. Cet homme cultivé, qui fuyait les persécutions de l’empereur Henri et de son rival, l’antipape connu sous le nom de Burdin, échappa à leurs violences et, s’étant réfugié dans le royaume des Francs, finit ses jours à Cluny où il fut de même enterré. Son successeur fut Guillaume, noble de naissance, archevêque de Vienne qui, ensuite, dès son accession à la dignité papale, prit le nom de Calixte. 20

  PP, t. 1, p. 444 : Il s’en alast eu [en la terre qui est si douce et si piteuse, qu’ele reçoit touz les essilliez, ce est li] roiaumes de France. Il vint a l’abaie de Cluigni.

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Les faits de syntaxe Sicque solutis castris Imperator versus Antiochiam acies præcipit dirigi, et universus illuc exercitus properare. Audientes hoc princeps et comes, sero ducti pœnitentia, dominum Imperatorem ab incœpto revocare nituntur; sed perseverat in proposito, quod irrevocabiliter conceperat Imperator21.

Einssint se deslogierent tuit et s’adrecierent a aler vers Antioche. Quant li princes et li quens de Rohes oïrent ce, mout en furent esbahi, et trop se repentirent de ce qu’il avoient fet, mes ce fu a tart. Lors alerent isnelement a l’empereor, mout li distrent qu’il fesoit contre s’enneur de ce qu’il lessoit cele cité qui estoit si aprouchiée de prendre, por ce le prioient mout qu’il ne s’en partist mie, et li prometoient grant aide des ilec en avant. (l. 15, p. 658)

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Nous en proposons un autre modèle : Videns ergo rex, quod ars arte deluderetur, longis laboribus et expensis non modicis, quas per quatuor menses et eo amplius ibidem consumpserat ...22

Quant li rois vit ce, bien connut que n’estoit mie legiere chose de prendre einssi la vile a cele foiz, quar il avoit ja sis qatre mois... (l. 23, p. 482)

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Dans les deux exemples, la conjonction quant entraîne l’effacement de la nuance causale de la tournure participiale, au profit de l’expression du temps. Le pronom démonstratif ce, correspondant au pronom démonstratif latin hoc dans le premier exemple, et à la complétive quod ars arte deluderetur dans le second, constitue un excellent moyen de reprise. Dans les deux principales mout en furent esbahi et bien connut, les adverbes intensifient l’effet des verbes. Les reprises dans L’Estoire de Eracles fonctionnent différemment. Le démonstratif, pronom ou adjectif, connaît dans la narration française une bien plus grande fortune. Non seulement il constitue l’un des principaux moyens de reprise, bien plus, employé avec valeur déterminative dans une proposition relative, il apporte une solution aux problèmes d’insuffisance lexicale, notamment à la difficulté que pose l’adaptation des adjectifs substantivés : Interea princeps Antiochenus et comes Tripolitanus nostris exciti legationibus, cum ingentibus copiis, et valida manu, optato advenientes, castris se adjungunt nostris : quorum adventu geminatus est

Au prince d’Antioche furent venu li mesage et au conte de Triple qui les venoient qerre. Cil s’esmurent mout esforcieement de leur païs et vindrent a grant compaignie en l’ost. De leur venue

21   L. XV, ch. 2, l. 17, p. 658 : Ainsi, après avoir levé le camp, l’empereur donna l’ordre à ses troupes de se diriger vers Antioche, et à l’ensemble de son armée de se mettre en route. L’ayant appris, le prince d’Antioche et le comte d’Édesse, pris de remords quoique tardivement, tentèrent de dissuader l’empereur. Mais ce dernier s’obstina à continuer ce qu’il avait proposé de faire. 22   L. XI, ch. 17, l. 30, p. 482 : Le roi voyant alors qu’à ses manœuvres les ennemis répondaient par les leurs, et que malgré les longs travaux et les dépenses considérables qu’avait coûtés le siège pendant quatre mois et un peu plus ...

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La parataxe dans L’Estoire de Eracles obsessis timor, et resistendi spes omnis visa est cecidisse. Dumque hi qui recentes advenerant, certatim vires experiuntur, et laudis et gloriæ cupidi, consequendæ gratia congregatis seorsum urbem impugnant agminibus : obsessis ingeritur formido amplior et diffidentia; nostris vero spes de obtinenda victoria jam certior, animos erigens, minuebat tædium, et ad impugnandum singulis diebus reddebat fortiores. Nec mora, dum hæc circa urbem fiunt, ecce qui Damascum ierant redeuntes trabes secum miræ magnitudinis afferunt, et soliditatis optatæ23.

91 furent mout li nostre esbaudi, et cil de leanz orent gregneur poor qu’il ne soloient, por ces genz qu’il virent venir freschement. Cil qui estoient venu voudrent montrer leur proeces et commencierent a assaillir plus asprement que li premier ne fesoient, si que trop s’esmoierent cil dedenz, quar il cuidierent tout soudesnement estre pris. Toutes voies se deffendirent tant comme il porent. Cil qui a Damas estoient alé querre le merrien, vindrent en l’ost et amenerent tres a grant planté, mout lons. (p. 672)

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Parmi les cinq occurrences du pronom démonstratif cil, certaines présentent des ressemblances. Les deux expressions cil de leanz et cil dedenz remplacent le participe passé substantivé obsessis. Dans les autres cas, cil remplit des fonctions différentes. Dans cil s’esmurent mout esforcieement, le pronom opère une scission syntaxique : dans la première phrase du passage latin, le participe passé exciti assume la fonction d’un verbe conjugué. C’est cette valeur verbale de l’adjectif que l’adaptateur préfère conserver et qui, introduite par le démonstratif cil, véritable outil de reprise dans ce cas, donne naissance à une nouvelle phrase. Enfin, le démonstratif introduit deux différentes propositions relatives déterminatives cil qui estoient venu et cil qui a Damas estoient alé, calquées sur les relatives latines hi qui recentes advenerant et qui Damascum ierant redeuntes. Cependant, le plus-que-parfait des premières ne rend pas l’aspect duratif du participe présent d’emploi périphrastique dans les secondes, car l’antériorité qu’il exprime semble mieux s’inscrire dans la reprise de faits antérieurs à la narration. Parmi les moyens de reprise, le plus concis est le pronom personnel. L’adverbe pronominal i marque particulièrement les passages desciptifs :

23   L. XV, début du ch. 10, p. 672 : Entretemps, incités par nos délégations, le prince d’Antioche et le comte de Tripoli arrivèrent à la tête d’immenses troupes bien armées et vinrent à souhait s’associer à notre camp. À leur arrivée, les craintes des assiégés redoublèrent et tout espoir de résistance se perdit. Ceux qui venaient d’arriver se précipitèrent à éprouver leurs forces à qui mieux mieux et, avides d’éloges et de gloire, ils formèrent, pour atteindre leur objectif, leurs corps de bataille séparément, puis ils livrèrent l’assaut contre la ville. Une grande terreur envahit alors les assiégés, qui perdirent leur confiance. Par contre, le cœur animé par la certitude de la victoire, les nôtres laissaient s’évanouir leur lassitude et redoublaient de jour en jour de courage dans leurs attaques. Pendant que ces événements se produisaient, on vit rentrer ceux de Damas, portant des poutres d’une taille étonnante et de solidité souhaitée.

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Les faits de syntaxe Sic ergo, ut diximus, quasi insula est præfata civitas, procellosum circa se habens mare, latentibus scopulis et nimia inæqualitate periculosum : ita ut peregrinis et ignaris locorum, ad urbem navigantibus, periculosum sit accedere; et nisi ducem habeant, qui adjacentis maris habeat notitiam, non nisi cum naufragio ubi possunt appropinquare. Erat autem ex parte maritima per circuitum muro clausa gemino, turres habens altitudinis congruæ proportionaliter distantes. Ab Oriente vero unde est per terras accessus, muro clausa triplici, cum turribus miræ altitudinis, densis admodum, et prope se contingentibus24.

Entor cele cité la mer ne sera ja empes, quar il i a granz roches pres de l’entrée ou les ondes hurtent mout durement; et granz montengnes i a repostes desouz l’eue; en tele maniere que se nés i venoit, et li governeeur ne connoissoit mie bien sa maniere du port, ne porroit estre qu’ele ne perillast. Devers la mer, la cité estoit close de deus peres de murs granz et forz, torneles i avoit grosses et espesses; devers souleill levant, ou l’entrée est par terre, avoit trois peres de murs bien espes, tors i a tres hautes et bien espesses, si pres apres que par uns pou eles ne sont jointes ensemble, et uns fossez si granz et si parfonz que sanz grant peinne ne pooit l’en aler a la mer de l’un chief jusqu’a l’autre25. (p. 562)

24 25

Alors que la description latine, faite de phrases qui s’enchaînent sans reprises, est presque dépourvue de déictiques et que Guillaume de Tyr préfère la répétition du circonstanciel de lieu ad urbem ou l’emploi des verbes de possession esse et habere, la récurrence de l’expression i a exprime une pauvreté lexicale et crée une impression de monotonie. La reprise au moyen de pronoms personnels ne va pas parfois sans engendrer dans le texte français des ruptures syntaxiques, tant au niveau des phrases qu’à celui des propositions intérieures. Cela se voit dans des constructions anacoluthiques, dans lesquelles l’adaptateur procède à des mises en relief d’un membre de la phrase ou d’une proposition entière, par sa reprise au moyen d’un pronom personnel ou d’un adverbe pronominal :

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  L. XIII, début du ch. 5, p. 562 : La ville de Tyr est une presqu’île, comme nous l’avons dit, entourée d’une mer houleuse, de rochers cachés et de reliefs irréguliers et si dangereux que son accès par voie de mer est difficile aux pèlerins et à ceux qui méconnaissent les lieux. À moins que ces derniers ne soient accompagnés d’un guide, qui ait une connaissance profonde des mers contiguës, il ne leur est pas possible de s’en approcher, sans avoir à essuyer le danger d’un naufrage. Du côté de la mer, la ville était clôturée d’une double enceinte jalonnée, par intervalles réguliers, de tours d’une hauteur convenable. Du côté de l’est, qui offre un accès par voie de terre, la ville était entourée d’une triple muraille, dominée par des tours d’une altitude étonnante, très épaisses et presque se touchant les unes les autres. 25

  PP, t. 1, p. 482 : Et un fossé si large et si parfont que sanz grant peine porroit corre la mer de l’un bras en l’autre.

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La parataxe dans L’Estoire de Eracles ... in regnum nostrum proponit violenter introire, facile putans tam modicum populum aut consumere gladio, aut a cunctis Syriæ finibus fugientes eliminare26.

93 Si fist sa gent aler par terre por venir el roiaume de Surie, quar il fu avis que legiere chose estoit de si petit pueple com estoit toute la nostre gent, d’occire les touz en un jor ou en un meins, de chacier les a tozjorz hors d’el païs27. (l. 3, p. 518)

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Toutefois, la forme la plus récurrente de l’anacoluthe dans L’Estoire est la proposition subordonnée temporelle, introduite par la conjonction quant, et elle porte parfois sur une ancienne information, mais surtout sur un membre de l’énoncé qui la précède immédiatement. Dans ce dernier cas, l’effet anacoluthique est mieux senti car « la subordonnée est placée à l’intérieur de la principale, en raison d’une anticipation du sujet commun aux deux propositions »28 : Quod non longe ab eorum proposito, certum est accidisse. Nam prædictos quingentos, quasi incautius se habentes, et progressos longius, rex considerans, et impetuose suos convocans, illis procedit obviam, et versos in fugam prosequens, imprudentius in eorum decidit insidias29.

Tout einssint com il le penssoient leur avint, quar li rois qui plus savoit de guerre que li autre, quant il vit que cil Turc chevauchoient si a desarroi, il fist monter sa gent et tantost issi hors encontre ceuls qui einsint s’abandonnoient. (l. 23, p. 485)

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En récapitulant un événement antérieur, l’anacoluthe ouvre une parenthèse dans la phrase, afin d’apporter les précisions chronologiques propres à situer l’action dans son contexte. Quoique l’insertion de cette proposition incidente ébranle l’équilibre syntaxique de la phrase et qu’elle y crée une impression de discontinuité, elle constitue pourtant un excellent moyen de reprise et contribue ainsi à l’affermissement de la cohérence narrative. À leur tour, des expressions stéréotypées sont déployées en grand nombre comme outils de liaison à travers le récit français. Placées en tête des chapitres, elles ne se présentent pas seulement comme équivalentes aux expressions impersonnelles construites avec les verbes accidere et contingere. Accompagnées d’une date ou d’une indication temporelle, elles sont très souvent destinées à inaugurer les chapitres latins, mais aussi, tout en résumant ce qui a été dit avant, elles 26   L. XII, ch. 6, l. 3, p. 518 : Il se détermina à forcer l’entrée dans le royaume, croyant qu’il lui serait facile d’anéantir à l’épée un peuple si peu nombreux, ou bien de l’expulser, en le mettant en fuite de tout le pays syrien. 27

  PP, t. 1, p. 440 : Car il li fu avis que legiere chose estoit de si petit pueple, com il i avoit de la nostre gent, ocire tout en un jor ou au mains chacier a touzjorz hors du païs. 28   P. Imbs, Les Propositions temporelles en ancien français, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 38. 29   L. XI, ch. 19, l. 19, p. 485 : Ce qui leur arriva ne fut pas très loin de ce qu’ils projetaient de faire. Le roi, qui observait les cinq cents hommes marcher inconsidérément et s’avancer un peu plus loin, se rua contre eux et les mit en fuite. Mais en voulant les poursuivre, il tomba dans leurs embûches.

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Les faits de syntaxe

fonctionnent comme de véritables moyens de reprise. La plupart d’entre elles portent cependant, non pas sur un membre ou sur une partie de l’énoncé, mais sur un ensemble d’événements, de durée réelle plus ou moins longue. Très fréquentes dans L’Estoire, des expressions comme tant alerent ces choses30 ou bien ne demora gueres31, ou même il arriva ne demora gueres apres ce que32, donnent ainsi naissance à des ellipses narratives. Elles se caractérisent, en outre, par le fait que, le plus souvent, elles s’accompagnent des dates que l’adaptateur transpose dans ses chapitres, plus par fidélité au texte que par souci de dater les événements. Certaines de ces expressions se présentent à l’intérieur de la phrase. Nous en citons l’expression tant fere que : Audita igitur Antiochenorum legatione, et super regionis illius turbatione quam periculosam nimis metuebat, motus dominus rex vehementer, ad illorum vocationem properans, usque Berythum pervenit. Sed comite Tripolitano per terras suas illi transito prohibente, assumpto sibi Anselino de Bria, nobili viro, et fideli suo, usque ad portum Sancti-Symeonis navigio pervenit33.

El point ou la terre d’Antioche estoit, li rois ne leur volt donc pas faillir, quar il connoissoit bien le perill et bien savoit que si encessor l’avoient bien gardée et secoreu meintes foiz ; por ce se hasta de movoir tant com il pot quant il ot receuz les mesages des barons et vint par ses jornées jusqu’a Barut. Mes quant il volt passer outre, li quens de Triple, por fere la volenté à la princesse d’Antioche li néa le passage de sa terre. Li rois qui n’en pot plus fere, prist avec lui un suen baron qui estoit nez de France et estoit molt sages hom, Ansiau de Brie avoit non. Entr’aux deus se mistrent en mer tot celeement. Tant firent qu’il ariverent tot sauvement au port Saint Symeon qui est pres d’Antioche. (p. 612)

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30   L. XI, début du ch. 2, p. 452 : Anno sequenti, qui erat ab incarnatione Domini Millesimus centesimus quintus (L’année suivante, qui était 1105 de l’Incarnation du Seigneur) et : Tant alerent ces choses que li anz fu passez. Li noviaus tens vint de l’Incarnation Jesucrist M et C et V, p. 452. 31

  L. XI, début du ch. 7, p. 462 : Accidit etiam per eosdem dies, dum adhuc prædicti nobiles ... (Il arriva dans ces mêmes jours, pendant que des deux hommes nobles ...) et : Ne demora guieres apres ce que cil dui haut home..., p. 462. 32   L. XIII, début du ch. 9, p. 567 : At Tyrenses interea crebris vigiliis ... fatigati (Pendant ce temps, les habitants de Tyr étaient fatigués de leurs veilles multiples) et : Il arriva ne demora gueres apres ce, que li citoien de Sur ..., p. 567 33

  L. XIV, début du ch. 5, p. 612 : Après avoir écouté la délégation d’Antioche, le roi, qui éprouvait une immense peur, au sujet des troubles dangereux qui menaçaient le pays, se lança à l’appel des citoyens et arriva jusqu’à Beyrouth. Cependant, comme le comte de Tripoli lui interdit de traverser son territoire, le roi prit le bateau, accompagné d’Anselin de Brie, homme noble et fidèle, et arriva au port de Saint-Siméon.

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La parataxe dans L’Estoire de Eracles

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Le sémantisme diffus du verbe fere favorise son rôle de terme synthétique. Les deux occurrences, qui résument des événements révolus, ne sont pas cependant du même effet sur le débit de la narration. Le premier emploi du verbe fere constitue une pause dans la narration et le second reconstitue l’action, en mettant en valeur son intensité et en l’inscrivant dans l’ordre chronologique linéaire, quoique très souvent, en raison de l’usage systématique qu’en fait l’auteur français, tant fere que se comporte comme expression figée, vidée de tout sens précis. Au total, la phrase française est considérablement simplifiée grâce à deux modes d’enchaînement. Le premier, à caractère énumératif, consiste dans la double tendance à juxtaposer les phrases dont la facture asyndétique, en l’absence de ligatures, accentue la linéarité du récit, ou à les coordonner au moyen de particules pouvant même se substituer aux conjonctions de subordination qui est affaiblie dans L’Estoire de Eracles, comme nous le verrons ci-après. Le second mode, à caractère répétitif, met en pratique une quantité de moyens de reprise, tels que adverbes, pronoms, verbes et expressions stéréotypées qui, en créant dans le récit un effet de recommencement, « ont une utilité certaine pour une lecture à haute voix [et qui] facilitent la mémorisation. »34 Cependant, si l’émiettement de la phrase de Guillaume de Tyr et la pratique de la parataxe contribuent d’une manière effective au relâchement syntaxique dans L’Estoire de Eracles, le système de la subordination, dont il convient de voir les principales conjonctions, paraît lui aussi régi par cette tendance.

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  R. Hartman, La Quête et la Croisade, Villehardouin, Clari et le Lancelot en prose, p. 27. 

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Chapitre 2 La subordination dans L’Estoire de Eracles

L

a juxtaposition et la coordination des phrases dans L’Estoire de Eracles se complètent d’une subordination peu développée, fondée sur un nombre restreint de conjonctions que choisit l’adaptateur en fonction des besoins de son texte. La subordination dans l’Historia est bien plus importante, enrichie par la variété des moyens que procure la combinaison des usages classiques et des tendances médiévales. Ce qui distingue la subordination de la chronique latine de celle de la version française ne se restreint pas toutefois à l’unique différence en nombre de conjonctions, mais aussi à leur déploiement qui, dans l’une ou l’autre chronique, obéit à la seule intention de l’auteur. Ces différences marquent plus l’expression de la circonstance, dans laquelle une certaine réticence à calquer le système de subordination de Guillaume de Tyr est constatée, que la proposition complétive française qui demeure respectueuse de la complétive latine.

1. L’expression de la circonstance Une observation essentielle permet de caractériser la subordonnée circonstancielle dans la version latine : Guillaume de Tyr dispose d’un ensemble de conjonctions diversifiées et propres à nuancer et à enrichir l’expression de la circonstance. En revanche, le récit français tend à affaiblir le fonctionnement des conjonctions latines et, de ce fait, à sacrifier les multiples valeurs circonstancielles dont chacune acquiert dans l’Historia une importance particulière, au profit d’une circonstance privilégiée, celle du temps.

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Les faits de syntaxe

1. 1. L’expression de la comparaison Peu développée dans L’Estoire de Eracles, elle est le fruit de l’amenuisement de l’expression comparative de Guillaume de Tyr : l’idée de la disparité ou de la préférence, exprimée au moyen d’intensifs comme le comparatif et le superlatif ou de tournures construites avec l’adverbe quam ainsi que l’idée de l’égalité faite à l’aide des locutions conjonctives à deux termes et l’idée de la variation proportionnelle sont effacées. En revanche, l’expression de la comparaison française se caractérise par la pauvreté des moyens de subordination, réduits à certaines conjonctions de prédilection. Qu’elle soit construite avec un comparatif, un adverbe ou bien encore avec le verbe malle, l’idée de la disparité exprimée dans la chronique latine au moyen de la conjonction quam, tend plutôt à disparaître dans la version française : - Bursequinus autem videns quod longe aliter quam ratus fuerat, ei accidisset35. Burssequins qui tost aperçut que li noauz en estoit siens. (l. 46, p. 580) - Maluit opibus avarus incumbere, quam populo consulere pereunti36. Il respondi qu’il ne s’en entremetroit ja, par quoi il fu morz et ses avoirs perduz. (l. 20, p. 711)

Le même traitement est réservé au comparatif en général, quoique l’adaptateur recoure parfois à l’adverbe plus : - Princeps sane solito amplius et manifestius ipsi oppositum se dabat37. Mes li princes plus apertement qu’il ne souloit, se commença a metre contre lui. (l. 10, p. 689)

En l’absence de l’adverbe plus, la proposition française correspondante transcrit l’idée de la comparaison au moyen d’un adjectif indéfini : - Princeps autem et comes, ut dicitur, adolescentes ambo, et illius ætatis lævioribus nimium tracti studiis38.

35   L. XIII, ch. 16, l. 51, p. 580 : Bursequin vit qu’il lui est arrivé ce qu’il n’avait pas pris en compte. 36   L. XVI, ch. 5, l. 20, p. 712 : L’homme avare préféra mieux retenir ses trésors que prendre soin du peuple anéanti. 37   L. XV, ch. 14, l. 12, p. 689 : Mais le prince s’était mis à s’opposer plus ouvertement. Ou bien, L. XV, ch. 12, l. 9, p. 677 : Habentes igitur ejus æmuli tantum studiorum suorum cooperatorem, animosius ejus impugnationibus insistentes, Romam proficiscuntur (Ayant un associé si diligent, ses rivaux partirent à Rome, avec une insistance plus avivée à poursuivre leurs attaques) et : Quant il sorent qu’il avoient si bon aideor comme le prince, plus en furent haut et hardi de prendre contenz contre le prelaz. (l. 8, p. 677) 38

  L. XV, ch. 1, l. 36, p. 656 : On raconte que le prince d’Antioche et le comte d’Édesse, jeunes encore, étaient très portés sur les jeux puérils.

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Li prince et li quens de Rohes qui estoient joene home ambedui, se contenoient en autre maniere. (l. 27, p. 656)

Le superlatif est rendu à l’aide d’expressions hyperboliques : - Sanguinus, vir sceleratissimus39... Sanguins de Halape qui trop volentiers grevoit les Crestiens. (l. 2, p. 643)

Au comparatif pris à la place d’un superlatif l’auteur fait correspondre l’adjectif positif : - In hujus parte munitiore, quoniam reliqua civitas hostilitatis metu diu iacuerat desolata40. Mes en l’an devant, Doldequins i estoit venuz, et en la fort partie de la vile avoit fermé un chastel ... (l. 15, p. 536)

Enfin, les tours négatifs français ne ... mie ou ne ... onques, que l’adaptateur fait correspondre aux adverbes minus et minime, occultent totalement l’idée de l’infériorité et tranche définitivement l’alternative créée par l’idée de la préférence : - Videtur tamen minus regularem habuisse introitum41. ... si sembla il bien qu’il n’i entrast mie selonc reson. (l. 50, p. 515) - ... alieni tamen minime cupidus42. ... mes onques por ce ne convoita l’autrui. (l. 3, p. 705)

Dans l’expression de l’égalité, l’auteur français réduit nettement les locutions conjonctives à deux termes, comprenant un subordonnant et un corrélatif tel qu’un pronom, un adjectif ou un adverbe, comme talis ... qualis, sic ... sicut et sicut ... ita43 :

39

  L. XIV, ch. 25, l. 2, p. 643 : Sanguin, qui fut un grand criminel ...

40

  L. XII, ch. 16, l. 11, p. 535 : Dans cette partie très fortifiée de la ville, vu que le reste était resté encore désert à cause des guerres. 41

  L. XII, ch. 3, l. 36, p. 515 : Il semblait cependant avoir eu un accès au trône illégitime.

42

  L. XVI, ch. 2, l. 6, p. 705 : ... point envieux de la fortune des autres.

43

  L. XVII, ch. 12, l. 6, p. 777 : Gazam urbem antiquissimam ... reformare proponunt, ut sicut a septentrione et ab oriente fundatis in gyrum municipiis eam quasi obsederant, ita eidem ab austro simul non deesset stimulus (Ils proposèrent de renouveler la très ancienne ville de Gaza. En effet, de même que du nord et de l’est ils avaient enclos la ville, avec des places fortes qu’ils fondèrent tout autour, de même il leur semblait indispensable de le faire du sud) et : Li rois et li baron se pensserent que qui la porroit refermer et garnir, la cité d’Escalonne seroit enclose de toutes parz entre leur forteresces, si que touz les jours les couvendroit estre au contenz et au palet de quelque part qu’il fussent, l. 3, p. 777.

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Les faits de syntaxe

- ... talibus utentes vestimentis, quales pro remediis animarum suarum populus largiebatur44. Neuf ans demorerent einsint en abit del siecle, qu’il vestoient tieux robes comme li chevalier et les autres bones genz leur donoient por Dieu. (l. 16, p. 520)

La locution tantus ... quantus est soumise à un traitement variable : les deux propositions, principale et subordonnée comparative, peuvent être réduites en simples groupes nominaux ou en propositions indépendantes : - ... ut civibus obsidione angustiatis aut obsides sibi restituant, aut pecuniam conferentes tantam summam tribuant, quantam pro sui liberatione ab initio pepigerat45. ... que il li feroient rendre ses ostages et quiter le plus et le tout de sa raençon. (l. 11, p. 576) - Qui tanto id melius facere poterant, quanto status nostri pleniorem habebant scientiam46. Cil fesoient greigneur mal que tuit li autre, quar il savoient les covines des terres et les menoient por fere les gregneurs doumages. (l. 52, p. 486)

L’idée de l’égalité dans le premier exemple est anéantie et celle de la variation proportionnelle dans le second exemple se transforme en causalité, lien logique dont l’expression moyennant la conjonction quar demeure moins compliquée. Parfois, la locution tantus ... quantus peut se retrouver dans autant ... comme ou ausint comme : - Verum in platea Hierusalem tantum ad proprium habeant, quantum rex habere solitus est47. En la place de Jerusalem recevoient autant de rante en leur propriété com li rois i seut avoir. (l. 5, p. 551)

Partout, l’effet rythmique qu’assurent ces couples corrélatifs, utilisés par Guillaume de Tyr d’une manière systématique, n’a plus lieu d’exister dans la chronique française. La locution tam ... quam, d’emploi systématique dans l’Historia, est, elle aussi, bien souvent, condamnée à disparaître :

44   L. XII, ch. 7, l. 16, p. 520 : Ils portaient les vêtements tels que le peuple les leur concédait, pour le salut de leur âme. 45   L. XIII, ch. 15, l. 11, p. 576 : ... que les Aleppins, sous la pression du siège, ou bien lui rendraient les otages ou bien amasseraient l’argent et lui payeraient une somme aussi grande que celle qu’il avait établie, dès le début, pour sa libération. 46

  L. XI, ch. 19, l. 45, p. 486 : Ils étaient capables de faire d’autant mieux qu’ils connaissaient la situation des nôtres. 47

  L. XII, ch. 25, l. 32, p. 551 : Que les Vénitiens aient en la place de Jérusalem autant de propriétés que le roi aurait le droit d’en avoir.

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- Nec solum finitimos mors illius auditam contristavit populos; sed et longe rumor hic dispersus, tam majorum quam minorum in amaritudinem deduxit animas48. Cil meïsmes qui Crestien estoient par toute terre, quant il l’oïrent dire en furent correciez et descomfortez. (l. 7, p. 774)

Elle se retrouve, cependant, occasionnellement, sous la forme de tant comme accompagnée du verbe pooir et exprimant une capacité maximale : - ... convocatis subito universis regni principibus, et militaribus tam equitum quam peditum auxiliis conglobatis49. Si manda barons, chevaliers et sergenz a pié tant com il en pot avoir. (l. 11, p. 643)

L’expression tant com il pot en avoir réussit bien par ailleurs dans L’Estoire de Eracles, puisqu’elle peut équivaloir également à l’adjectif quantus50 et qu’elle fonctionne bien souvent comme formule stéréotypée51. Dans l’expression de la variation proportionnelle, la tournure « pronom is + comparatif ou superlatif + quod » ne survit pas : - Urbanitatis quoque præcipuæ, eo minus quod dicendi nimia utebatur libertate52. Jeus et gabois disoit mout bel, nequedant meintes foiz i melloit cortoises felonnies et couvertes. (l. 12, p. 706) - Moræque impatiens eoque maxime quod neminem sibi resistere posse arbitrabatur53. ... et fu montez en tel orgueill que bien li fu avis que riens ne l’osast atendre. (l. 23, p. 528)

Dans les deux exemples, les propositions comparatives eo minus quod dicendi nimia utebatur libertate et eodem maxime quod arbitrabatur perdent leur fonction dans l’adaptation. Les propositions indépendantes qui les remplacent montre48

  L. XVII, ch. 10, l. 8, p. 774 : La mort du prince d’Antioche n’affligea pas seulement les habitants du pays : là où se répandit la nouvelle, elle attristait l’âme tant des grands que des petits chefs. Ou bien : L. XV, début du ch. 13, p. 678 : Porro tam dominus papa quam universa ecclesia, et : En tel point estoit li patriarches que toute la court de Rome beoit a lui grever, p. 678. 49

  L. XIV, ch. 25, l. 12, p. 643 : Il convoqua soudain tous les princes du royaume et réunit des renforts, tant de chevaliers que de fantassins.   L. XIII, ch. 16, l. 17, p. 579 : Collecta quantam habere potuit militia (Il réunit des troupes autant qu’il put) et : ... prist tant de gent com il pot avoir en si poi de tens, l. 17, p. 579. 50

51   L. XVIII, début du ch. 27, p. 866 : Interea Noradinus ... convocata ex universis finibus suis militia (Noradin, pendant ce temps, convoqua ses troupes de tout son territoire) et : Lors assembla de gent tant comme il en pot avoir en son païs, l. 4, p. 866. 52

  L. XVI, ch. 2, l. 29, p. 706 : Il était d’une remarquable affabilité, que ternissait cependant une liberté d’expression outrancière. 53

  L. XII, ch. 11, l. 23, p. 528 : ... et avec d’autant plus d’impatience qu’il estimait que personne ne pouvait lui résister.

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raient l’inaptitude de l’ancien français à faire correspondre à la locution conjonctive « is + comparatif ou superlatif + quod », une conjonction française ayant le même sens précis. Par contre, quand Guillaume de Tyr, selon un usage latin médiéval, emploie dans la même locution la conjonction causale quia à la place du quod, l’auteur français retient la nuance causale de la conjonction : Balac enim Turcorum princeps magnificus et potens, regionem totam frequentioribus irruptionibus molestabat, idque confidentius, quia paulo ante dominum Ioscelinum ceperit54.

Cil Balac estoit montez en trop grant orgueill, por ce que novelement avoit sorpris le conte de Rohes et Galeran. (l. 16, p. 537)

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Enfin, dans les annonces anticipatrices et les annonces récapitulatrices latines conservées dans l’adaptation, les conjonctions ut, sicut, prout, introduisant les fausses comparatives, sont reprises en comme si. De même, les comparaisons abrégées qu’utilise Guillaume de Tyr introduites par l’adverbe tamquam sont maintenues dans la version française, introduites par comme ou ausint comme : - ... et vinculis miserabiliter alligatus, tanquam vir sanguinum ignominiose tractatus55. Si le fist mout honteusement mener ausint comme meurtrier. (l. 14, p. 686)

1. 2. L’expression de la cause À la différence des autres circonstances, l’expression de la cause dans la chronique française se caractérise par une fidélité remarquable à celle de Guillaume de Tyr  : les conjonctions latines et françaises se correspondent chaque fois que la circonstance de la cause se manifeste, de sorte qu’il est plus fréquent de trouver chez l’un ou l’autre auteur des expressions causales concordantes que d’expressions indépendantes, libres de tout équivalent dans l’autre version56. Certaines divergences affectant les temps et les modes verbaux peuvent néanmoins apparaître. La conjonction quia par exemple d’emploi assez

54   L. XII, ch. 17, l. 12, p. 536 : Balac, le grand et puissant prince turc, accablait toute la région de ses fréquentes attaques, avec d’autant plus de confiance que, peu de temps auparavant, il avait fait de Jocelin son prisonnier. 55   L. XV, ch. 17, l. 13, p. 686 : Enchaîné dans les fers, il fut honteusement traité tel un meurtrier. 56   Parfois, l’élimination de l’expression de la cause dans L’Estoire de Eracles est justifiée par le besoin de mettre en relief celle de la conséquence, faite dans ce cas au moyen de por ce. L. XVII, ch. 10, l. 38, p. 775 : Sed post dies aliquot non proficiens, quia instructus erat diligentius, infecto negotio, Antiochiam est reversus (Mais voyant quelques jours plus tard qu’il ne faisait pas de progrès, le château-fort étant soigneusement muni, il rentra à Antioche, sans avoir achevé son affaire) et : Mes quant il orent demoré ne sai quanz jorz, bien virent qu’il n’estoit pas legier a prendre en pou de tens, por ce s’en partirent et vindrent en Antioche, l. 33, p. 775.

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régulier dans la chronique de Guillaume de Tyr peut être accompagnée du subjonctif : ... instantibus nuntiis qui pro eo missi fuerant, et allegantibus ut nihilominus procederet, quia quod factum erat contra ius et fas et contra hereditariæ successionis legem antiquissimam nullo modo stare posset ...57

Quant li mesage qui l’enmenoient oïrent ce, mout li distrent qu’il ne lessat mi por ce a passer outre, quar ce qui estoit fet d’autrui ne devoit mie estre tenu, et sitost com li baron le verroient, il se torneroient devers lui comme a leur droit seigneur. (l. 63, p. 516)

57

L’emploi du subjonctif stare posset avec la conjonction quia insinue dans l’énoncé latin des subtilités que l’adaptateur ne peut pas rendre. Cet emploi particulier exprime que « la raison donnée représente la pensée d’un tiers et non de l’auteur »58. Il est donc chargé de traduire la neutralité de Guillaume de Tyr. L’emploi régulier de la conjonction car est rarement concurrencé dans L’Estoire de Eracles par celui de que : - Habitaque deliberatione de instanti negotio, varias promunt sententias; dicentibus aliis ...59 Cil seigneur qui s’estoient assemblé ne s’acorderent mie premierement, que l’une partie d’eus disoit que li roiaumes fu donnez et otroiez au duc Godefroi. (l. 4, p. 513)

Cette conjonction a une valeur explicative, grâce à laquelle elle « pourrait être considéré(e) comme une ligature coordonnante et se traduire par car »60, qui ne favorise pas pour autant son emploi dans la chronique française. D’une manière générale, c’est l’emploi de car qui l’emporte. Bien que l’auteur de L’Estoire ne mise par sur l’élégance de son style, cette conjonction confère à l’expression causale une certaine distinction : « Les propositions causales peuvent être introduites de diverses façons ... : par les conjonctions que et car, la première plus animée et plus familière, la seconde plus intellectuelle et plus littéraire »61. Nous proposons l’exemple suivant :

57   L. XII, ch. 3, l. 48, p. 515 : ... malgré les messagers qui lui avaient été envoyés et qui l’avaient poussé à avancer, parce que cette élection était contraire au droit humain et au droit divin et qu’elle ne pouvait pas tenir contre la très ancienne loi de la succession héréditaire. 58

  A. Ernout, F. Thomas, Syntaxe latine, 2e éd., Paris, Klincksieck, 1964, p. 348, § 346.

59

  L. XII, ch. 3, l. 7, p. 514 : Ainsi on se réunit pour délibérer de l’affaire pressante et on émit des jugements divers. Les uns disaient ... 60   G. Moignet, Grammaire de l’ancien français, 2e éd. revue et corrigée, Paris, Klincksieck, 1976, p. 237. 61

  MPS, p. 211, § 232.

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104 Accesserat præterea ad timoris et ærumnæ cumulum, quod Ascalonitæ, tamquam vermes inquieti, scientes quod rex cum omnibus regni viribus, circa partes Tyberiadenses detineretur occupatus, hostes quoque regionem pene totam obtinerent, egressi cum ingenti multitudine, ad montana conscendunt, et Hierosolymam, militaribus copiis destitutam, obsident  : nonnullos, quos extra urbem reperiunt, aut captivant, aut interficiunt : messes aridas, quas agricolæ in areas congresserant, tradunt incendiis. Tandem cum per aliquot dies ibi consedissent, videntes quod nullus ad eos egrediretur, sed omnes intra mœnia cautius se haberent, timentes regis adventum, reversi sunt ad propria. At vero æstate jam in autumnum declinante, juxta consuetudinem, peregrinorum cœperunt applicare naves. Qui vero in eis advecti erant, audientes quod rex et populus christianus tantis laborarent angustiis, illuc cum omni celeritate tam equites quam pedites certatim properant : ita ut evidentibus incrementis noster per singulos dies multiplicaretur exercitus. Quod intelligentes hostium principes, timentes ne multiplicatis viribus, ad ulciscendum suas se pararent injurias, in fines Damascenorum se receperunt; nostri vero abinvicem discedentes, reversi sunt ad propria. At vero hostilium exercituum princeps, qui regnum ita potenter afflixerat, Damascum perveniens, consentiente, ut dicitur, Damascenorum rege Doldequino, a quibusdam sicariis interfectus est. Suspectam enim ejus dicebatur habere potentiam, ne eum regno privaret62.

Les faits de syntaxe Une chose i avoit qui mout croissoit l’effroi et la poor de la nostre gent; quar li Turc d’Escalone qui tozjorz estoient en porpens de grever la Crestienté, savoient certeinement que li rois a tout son pooir estoit traiz vers Tabarie ou il avoit assez a fere, qar li Turc l’avoient si encombré qu’il ne s’osoit movoir; por ce assemblerent ce qu’il porent avoir de gent et se trestrent as montengnes; la cité de Jerusalem asistrent, quar bien savoient qu’il n’i avoit guieres de chevaliers. La gent qu’il trouverent dedenz la vile occistrent et menerent en prison; les blez qui estoient par les granches dehors ardirent touz. Quant il orent iluecques sis ne sai qanz jorz, il virent que nus de ceus en la cité ne vouloit issir encontr’eus, einçois se tenoient tout qoiement por garder et deffendre lor vile. Il orent poor que li rois ne venist por eus lever del siege, puis s’en partirent et retornerent vers leur païs. En cele seson qui lors estoit qui se treoit ja vers l’aoust, commencierent nés de pelerins a ariver en la terre de Surie. Tuit cil qui venoient, sitost comme l’en leur disoit que li rois et la Crestienté estoit a grant meschief et a grant perill de leur cors, hastivement s’en aloient vers lui a cheval et a pié, si que leur olz estoient ja molt creuz et qu’il avoient genz assez. Quant li Turc s’aperçurent, mout douterent que li rois ne se vossit venchier de la honte qu’il li avoient fete et qu’il ne venist encontr’aus o son grant pooir, por ce se partirent del païs et se trestrent vers Damas. Ilec ne sai quel murtrier, que l’en ne sot qui il fu, occist de coutiaux le chevetaine de lor ost : l’en cuida que Doldequins, li sires de Damas, l’eüst fet fere, ou au meins qu’il le consentist, quar il doutoit mout celui qui estoit sages et puissant, et grant poor avoit qu’il ne li tossit son reaume. (p. 486)

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62   L. XI, ch. 20, p. 486 : En plus de l’effroi et des misères, il arriva que les Ascalonitains qui, tels des vers agités, savaient que le roi était retenu avec toutes les forces du royaume autour de Tybériade et que presque tout le pays était tombé entre les mains des ennemis,

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Sur les quatre propositions introduites par quar, deux propositions sont causales, qar li Turc l’avoient si encombré et quar il doutoit mout. Elles correspondent dans la version latine, la première à la subordonnée complétive hostes quod regionem pene totam obtinerent, et la seconde à une proposition principale suspectam enim ejus dicebatur habere potentiam. Les deux propositions latines sont chargées d’une nuance causale : dans la première, l’action des Ascalonitains est provoquée par la certitude que leurs alliés occupent déjà la région de Tybériade; dans la seconde, les soupçons que conçoit Doldequin au sujet du chef de ses forces armées justifient l’assassinat de ce dernier. L’expression de la cause, dans le second cas, est renforcée par l’adverbe enim. Alors que dans les deux propositions quar li Turc d’Escalonne qui tozjorz estoient en porpens de grever la Crestienté savoient et quar bien savoient qu’il n’i avoit guieres de chevaliers, qui d’ailleurs ne correspondent pas à une proposition mais qui explicitent respectivement les deux participes scientes et destitutam, la conjonction quar a le sens explicatif de l’expression c’est que. Il est une autre caractéristique de l’expression de la cause dans L’Estoire de Eracles. Elle partage certaines conjonctions avec d’autres circonstances, comme la comparaison et le temps. La conjonction si comme exprime la comparaison63 mais elle peut avoir dans la chronique française une double valeur causale - temporelle, ou même adversative - temporelle, et prétend équivaloir au cum historique :

sortirent en immense multitude. Ils se dirigèrent vers la montagne et assiégèrent Jérusalem qui était alors vide de troupes. Ils trouvèrent à l’extérieur de la ville quelques-uns. Ils prirent certains comme captifs, tuèrent les autres et mirent ensuite le feu aux maigres moissons que les paysans avaient amassées. Au bout de quelques jours de siège, voyant que personne n’était sorti vers eux, et que tout le monde s’abritait prudemment à l’intérieur des remparts, et craignant l’arrivée du roi, ils se résolurent à rentrer chez eux. Comme l’automne arrivait déjà, des navires de pèlerins commencèrent à aborder comme d’habitude. Dès que les nouveaux arrivés eurent entendu que le roi et le peuple chrétien souffraient de tant d’épreuves, ils accoururent en toute hâte, chevaliers et fantassins, si bien que de considérables accroissements augmentaient l’armée de jour en jour. L’ayant vu, les chefs des armées ennemies qui, face à la force croissante des Latins, craignaient qu’ils n’offrissent à ces derniers l’occasion de venger leurs affronts, se replièrent vers Damas. À leur tour, les nôtres s’éloignèrent de l’endroit et rentrèrent chez eux. Cependant, de retour à Damas, le chef des ennemis, qui avait infligé au royaume de cruels coups, fut tué par des assassins avec, dit-on, l’assentiment du roi Doldequin. On racontait que ce dernier redoutait sa puissance et craignait qu’il ne le privât de son royaume. 63   L. XVII, début du ch. 24, p. 799 : Sic igitur duobus mensibus eodem tenore continuata obsidione, accidit ut more solito circa Pascha adesset transitus, et peregrinorum adveniret frequentia (Ainsi, pendant deux mois de siège ininterrompu, se fit comme d’habitude, autour de Pâques, que des pèlerins arrivèrent en abondance) et : Il avint si comme il estoit la coutume, entor la Pasque, que grant venue fu de pelerins qui tozjorz passent en cele seson, p. 799.

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106 Cum igitur per quinque menses continuos nostri principes in obsidione perseverassent, hostiumque vires attritæ viderentur aliquatenus, nostros autem spes solito amplior obtinendi civitatem foveret, ecce subito Ægyptiorum classis flatibus acta prosperis, comparuit64.

Les faits de syntaxe Cist sieges ot ja duré cinq mois, li pooirs des Crestiens ne fesoit se croistre non et amander en toutes choses. Encontre ce, leur ennemis apetiçoient de genz qui estoient mortes et bleciées. Li cuers meïsmes leur estoient en poors et en esmaï. Si com les choses estoient en ceste maniere, la navie de Grece s’aparut enmi la mer qui avoit si bon vent qu’il venoient a pleines voiles croisiées. (p. 801)

64

La proposition synthétisante si com les choses estoient en ceste maniere reprend les trois propositions latines cum igitur nostri principes perseverassent, vires attritæ viderentur, et spes foveret. La conjonction comme tente de rendre la valeur temporelle et adversative de la conjonction cum. Nous signalons, toutefois, que les cas de correspondance entre la conjonction cum, que nous verrons plus en détails dans l’expression du temps, et la conjonction comme, demeurent plutôt exceptionnels : Nam cum regem cum suis expeditionibus appropinquantem intueretur, contabuerunt corda eorum quæ timoris angustia65.

Einssint le cuidoient fere, mes mout leur failli de ce qu’il pensoient, quar si tost com il virent le roi venir vers auls ses batailles rangées, tieux effroiz se mist en leur cuers et si grant poor orent que il envoierent querre ceuls d’els s’estoient partiz por aller a Jafe. (l. 29, p. 455)

65

Dans ces rares occurrences, le mode subjonctif du verbe latin ne survit pas. La conjonction française suffit pour exprimer la condition temporelle, nuancée de cause, de l’accomplissement d’une action. La rareté de ce genre de correspondances trouverait peut-être sa justification dans le refus de l’adaptateur pour les rapprochements entre le cum latin et le comme français. 1. 3. L’expression de la conséquence L’idée de la conséquence dans la chronique latine met en œuvre un nombre de locutions conjonctives comme ita ... ut, tantus ... ut et adeo ut66, dont la ver64   L. XVII, début du ch. 25, p. 801 : Alors que nos princes, pendant cinq mois continus, poursuivaient leur assiègement, et qu’ils voyaient les forces de l’ennemi bien faiblir et leur espoir d’obtenir la ville s’animer plus que d’habitude, la flotte égyptienne apparut soudain, poussée par un vent agréable. 65   L. XI, ch. 3, l. 30, p. 455 : Quand ils virent le roi s’avancer avec ses troupes, ils eurent un serrement de cœur, à cause de l’angoisse. 66   Ou bien, L. XI, ch. 16, l. 17, p. 480 : Hi frequentibus bellis et congressionibus assiduis Persarum adeo copias attriverunt, ut jam se nec pares reputent (Ils brisaient les troupes des Perses, de leurs combats si fréquents et de leurs assauts si réguliers, qu’on estimait que

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sion française est plutôt respectueuse. L’expression de la conséquence française se distingue cependant par une certaine tendance à l’exagération : une place privilégiée est accordée à la locution si ... que, qui sert à mettre en valeur, plus que la circonstance dans laquelle se déroule l’action, son intensité. L’adaptateur ne manque pas de recourir à cet emploi, plus fréquemment en jonction qu’en tmèse, toutes les fois que l’énoncé latin lui semble se prêter à l’intensification, au prix de faire subir à l’énoncé latin un déplacement de sa valeur circonstancielle. Ainsi, de nombreuses propositions subordonnées latines67, complétives ou circonstancielles, se retrouvent dans la version française sous forme de subordonnées consécutives : Vidensque sibi mortis imminere diem, uxore sua coram se posita, Cæcilia, quæ ut superius præmisimus, domini Philippi Francorum regis erat, et prædicto juvene, consuluisse dicitur ambolus, ut post ejus obitum jure convenirent maritali68.

Lors dist a ce vallet et a sa fame que il connoissoit si leurs bones manieres que bien leur osoit loer seur s’ame a embedeus que il s’entrepreissent par mariage. (l. 7, p. 483)

68

Le plus souvent, l’emploi de si ... que est annoncé dans la proposition principale par un adverbe d’intensité comme mout et tant, ou même de l’adverbe si, dont elle constitue l’aboutissement69. Dans le cas où les subordonnées se multiplient, des cascades successives de si ... que jalonnent la phrase, créant ainsi une gradation :

personne ne les rivalisait dans leur force) et : Cil de Persse les souloit veincre et defouler en toutes places, si que il avoient trop greigneur pooir que cele gent, l. 10, p. 480. 67

  De même pour les propositions indépendantes. L. XIV, ch. 25, l. 6, p. 643 : Et oppidanos intus obsessos acriter impugnat, urget indesinenter, et multa molestat instantia (Il assaillait âprement les assiégés dans le fort, les pressait sans relâche et les gênait de son assiduité), et : Tant i metoit change de gent et tiex asailleeurs que cil dedenz ne pooient avoir repos, l. 6, p. 643. La transformation en proposition consécutive permet à l’adaptateur de condenser une suite d’assertions. 68   L. XI, ch. 18, l. 5, p. 483 : Voyant alors arriver son dernier jour, il conseilla, dit-on, à sa femme, Cécile, fille de Philippe, roi de France, et au jeune homme de s’engager après sa mort par les liens du mariage. 69

  L. XII, ch. 7, l. 36, p. 521 : ... neglecta humilitate quæ omnium virtutum custos esse dinoscitur, et in imo sponte sedens, non habet unde casum patiatur, domino patriarchæ Hierosolymitano, a quo et ordinis institutionem et prima beneficia susceperant, se substraxerunt (Cependant, ayant négligé l’humilité qui est connue pour être la gardienne de toutes les vertus et qui, tant qu’elle reste volontairement profonde, ne laisse pas de place à quelque occasion de chute, ils se rebellèrent contre le seigneur patriarche de Jérusalem, de qui ils avaient reçu tant la fondation de l’ordre que les bénéfices premiers), et : Mès apres, quant li richesces leur vindrent, il sembla qu’il eussent oublié leur proposement et monterent en grant orgeil, si que il premierement se soutrestrent au patriarche de Jerusalem, l. 34, p. 521.

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108 Ortum est igitur schisma periculosum nimis, ita ut non solum quæ infra urbem erant periclitarentur ecclesiæ, et populus mutua cæde periret, verum etiam pene orbis concuteretur universus, regnaque diver diversis accensa studiis inter se colliderentur70.

Les faits de syntaxe Li cismes sourdi si granz, et ne mie seulement en la cité de Rome, mes par toute Crestienté, si que des prelaz et des barons li un se tenoient deça et li autre de la, si que meintes mellés et granz guerres en sordirent ou il ot genz occis. (l. 5, p. 621)

70

Nous avons pu enregistrer quelques cas rares de chevauchements syntaxiques, dans laquelle une proposition consécutive prend naissance d’une autre proposition circonstancielle, qui lui sert de principale. Dans la phrase française suivante, la subordonnée temporelle introduite par la conjonction quant fait office, en même temps, de proposition principale à la consécutive introduite par la conjonction tant ... que : - ... nocte una vino æstuans et præ nimia crapula supinus jacens in tabernaculis suis, ab eisdem domesticis suis, gladiis confoditur71. Si que une nuit, quant il orent assez mengié et beu del vin, tant qu’il estoient toz yvres, il li corurent sus et le deglavierent tout. (l. 6, p. 714)

Tous ces exemples illustrent principalement une tendance à l’exagération, particulière à l’esprit épique qui anime L’Estoire de Eracles. Moins fréquent, le groupe prépositionnel por ce est employé par l’adaptateur, tel un terme synthétisant, à la suite d’une série d’informations : Romam vero perveniens, prima facie difficiles habuit ad dominum papam introitus, tanquam Romanæ persecutor ecclesiæ, et qui singularem sedis apostolicæ primatum comminuere et infringere voluerit, sedem æmulam contra Romanum erigens et parificans ecclesiam, tanquam læsæ majestatis reus, ab ingressu sacri arcetur palatii, et a domini papæ colloquio suspenditur72.

La ne feu guieres bien receu au commencement, einz li firent tuit mout lede chiere et commanda l’apostoile qu’il ne venist mie devant lui, quar il disoient que cil ne le vouloit pas bien obeïr, einçois vouloit dire que li sieges d’Antioche estoit ausint haut ou plus comme celui de Rome; por ce le tenoient a rebelle et a cismatique. (p. 678)

72

70   L. XIV, ch. 11, l. 8, p. 621 : Ainsi prit naissance un schisme si grave que, non seulement les églises qui étaient à l’intérieur de la ville furent en danger et que le peuple risqua de périr dans des carnages réciproques, mais aussi que toute la terre fut troublée et que les royaumes embrasés par des passions contradictoires se trouvèrent aux prises. 71   L. XVI, ch. 7, l. 5, p. 714 : Une nuit, alors que Sanguin s’adonnait à l’ivresse et que, dans sa tente, il s’étendait à force d’avoir bu, il fut transpercé de coups de glaives par ses domestiques. 72   L. XV, fin du ch. 12, p. 678 : Arrivant à Rome, le patriarche d’Antioche eut au début un accès difficile chez le pape, car il fut présenté comme le persécuteur de l’Église romaine, qui voulait briser et détruire la supériorité du Saint-Siège, en élevant un siège rival et une

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Au total, au moment où les différentes expressions circonstancielles sont sujettes à l’aplanissement, l’expression de la conséquence, dans sa forme intensive particulière à L’Estoire de Eracles, demeure l’unique relief. La très haute fréquence de la conjonction si ... que vaut à l’expression de la conséquence française une importance bien plus grande que celle de l’Historia. 1. 4. L’expression du but Épargnant à l’adaptateur les difficultés que pose l’expression du but de l’Historia, tant la subordination que le tour prépositionnel ou la construction gratia + génitif, l’infinitif introduit par la préposition por semble être la solution la plus commode pour alléger la phrase de conjonctions compliquées comme por ce que73, et contourner par conséquent l’emploi du subjonctif dans la subordonnée finale latine introduite ut ou ne : - Quod videntes adversarii, clamoribus perstrepentes obviam se dare contendunt, ut impediant regressum74. Quant li Turc les aprochierent, si commencierent a huer et a soner timbres et buisines et tabors, si ferirent des esperons au devant por destorber ceuls qui s’en aloient. (l. 4, p. 722)

Mais l’effort de simplifier la proposition subordonnée de but est constaté de plus d’une manière. L’adaptateur n’hésite pas parfois à recourir à l’expression d’autres circonstances qui commandent des conjonctions peu compliquées comme l’hypothèse ou le temps, en opérant de cette manière un nivellement de la valeur circonstancielle : Erat autem nostris indictum publice, ut defunctorum corpora camelis et aliis animalibus ad sarcinas deputatis imponerent, ne nostrorum considerata strage, redderentur fortiores inimici  : debiles quoque et saucios, jumentis imponi mandatur, ne omnino nostrorum aliquis aut

Il avoit esté commandé en nostre ost que les morz ne les navrez l’en ne lesast pas remanoir, einçois les meïst l’en seur chameux et seur autres voitures, quar li Turc eussent trop grant joie s’il en trouvassent nus apres aus; et puis hardiement les assaillissent quant il veissent leur nombre

église qui l’égalerait. Puis, accusé de lèse-majesté, il fut interdit d’entrer au palais sacré et d’avoir un entretien avec le pape. 73   L. XVII, ch. 21, l. 19, p. 795 : Et ut firmum esset quod aggrediebantur, et de perseverantia in proposito nulli dubitare liceret, juramentis exhibitis corporaliter se invicem obligant, quod ante urbem captam, ab obsidione non desistant (En vue de consolider ce qui avait été avancé, et afin que nul ne doutât de la persévérance de l’autre, on s’engagea par des serments qui empêchaient de renoncer à l’opération du siège) et : Et por ce que il se tenissent plus fermement a cele chose qui soudeinnement leur estoit venue es cuers, tuit s’entrejurerent que ne se partiroit del siege jusque la cité fust prise, l. 16, p. 795. 74   L. XVI, ch. 11, l. 4, p. 722 : Dès qu’ils virent les nôtres tenter de retourner, les ennemis entreprirent de se mettre de travers en lançant des cris, afin de leur barrer le chemin de la retraite.

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110 mortuus aut debilis crederetur. His datum erat in mandatis, ut gladios educentes saltem speciem validorum exprimerent75.

Les faits de syntaxe apeticier. Si estoit devisé que tuit tenissent leur espées tretes, neis les foibles genz, por moutrer biau semblant par de fors. (l. 10, p. 723)

75

La première proposition finale ne redderentur fortiores est rendue par une subordonnée hypothétique française qui maintient la potentialité de l’action que peut exprimer la conjonction ne. La seconde, ne omnino crederetur, est retranscrite par un infinitif. De telles transformations visent surtout la simplification. La proposition relative circonstancielle de but dans l’Historia, semble échapper à ce traitement. Que ce soit par fidélité au modèle latin, ou pour les propres raisons de l’ancien français, elle garde dans L’Estoire sa valeur finale : Erat autem civitas muro circumdata solido, et turrium excelsarum vallata præsidio civitatis parte superiore alterum inferius76, ad quæ civibus etiam expugnata urbe, secundum poterat esse refugium  : sed et hæc omnia, sicut usui solent esse contra hostes, si sint qui pro libertate velint contendere, et se viriliter hostibus opponere; sic sine utilitate jacent, ubi non reperitur in obsessis qui vicem velit gerere defensoris77.

Voirs est qu’ele estoit fort et bien fermée de hauz murs espes, et i avoit un chief de chastel ou cil de la vile se poïssent bien garantir se la citez fust prise. Ce deüst estre grant seurté a la vile, se il eüst genz de quoi l’en poïst garnir ces forteresces, mes puis qu’il n’i avoit qui les deffendist, ce n’estoit mie aventages, einçois estoit la vile plus foible par les tors que l’en ne gardoit mie. (l. 32, p. 709)

76 77

Dans les deux extraits, l’imparfait du subjonctif marque une action éventuelle ou irréelle. Il ne suffirait pas cependant de dire que le maintien du mode subjonctif dans les deux verbes poïst et deffendist respecte la valeur du subjonctif

75

  L. XVI, ch. 11, l. 7, p. 723 : Il fut alors enjoint aux nôtres l’ordre public de charger les corps des morts sur les chameaux et sur les autres animaux destinés au transport des bagages, de peur que les ennemis ne reprissent leurs forces à la vue des massacres; ensuite, de transporter les invalides et les blessés sur les juments, afin que personne ne fût totalement pris pour un infirme ou pour un mort. Ces derniers reçurent même l’ordre de tenir l’épée nue, du moins pour garder les apparences de la force. 76   Dans l’édition du Corpus Christianorum, R.B.C. Huygens signale à cet endroit la présence de lacunes : et turrium excelsarum vallata civitatis parte ... ... inferius. Afin que nous évitions un contresens, ce sont ces vides que nous prendrons en considération dans notre traduction. 77   L. XVI, ch. 4, l. 35, p. 709 : La ville était clôturée d’une enceinte solide et protégée dans sa partie supérieure d’un fort aux hautes tours, qui pouvait servir aux citoyens d’abri bien commode, même si la ville était occupée. Mais tous ces moyens qu’on devrait en principe utiliser contre les ennemis, si seulement il se trouvait quelqu’un qui eût la volonté de se battre pour la liberté et de s’opposer courageusement aux agresseurs, s’élevaient inutilement là où il ne fut personne parmi les assiégés qui voulût mener la défense.

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« de volition »78 du verbe velle. Dans l’extrait français, le subjonctif dans la première subordonnée relative est justifié par l’emploi de la condition se il eüst, dans la principale qui est ainsi « mise en doute »79. Dans la seconde proposition relative qui les deffendist, le subjonctif est motivé par le tour négatif il n’i avoit. Cet exemple montrerait que la proposition relative à valeur finale conserve dans L’Estoire de Eracles une certaine autonomie, à la différence des autres moyens d’expression du but, soumis à une adaptation réductrice. 1. 5. L’expression de l’opposition Plus que tout autre expression circonstancielle, celle de l’opposition dans l’Historia est sujette à l’effacement. La tendance paratactique veut qu’elle soit dépourvue de ses moyens dans L’Estoire, qui se caractérise par sa pauvreté en conjonctions adversatives. Un certain effort d’éviter une subordination compliquée est observé et la conjonction mes demeure le meilleur outil permettant une expression claire80. Les conjonctions latines licet, etsi, etiam si et l’adjectif indéfini ne possèdent aucune forme correspondante dans la version française : Sicuti vir providus erat et in negotiis suis circumspectissimus, licet oppidum jam ex partibus pluribus effregisset, et jam obsessis nullus esset spes resistendi, tamen bellorum declinans insidias et casus præliorum ancipites, obsidione soluta, in ulteriores sui regni partes se contulit81.

Il estoit molt sages et porveanz en ses autres aferes, si s’apenssa qu’il estoit puissanz et au desus, por que ne seroit mie sens d’atendre la bataille. Bien savoit que si anemi estoient preu et vaillant as armes; sanz faille le chastel avoit ja molt fret et depeciez, si que cil dedanz n’avoient point d’esperance qu’il se poïssent longuement tenir; toutevois il s’en parti por les noz eschiver et s’en entra bien avant dedanz sa terre. (l. 26, p. 845)

81

L’énoncé français ne tient pas compte de la subordonnée concessive introduite par la conjonction licet et renforcée par l’adverbe tamen. Bien plus, l’insertion dans le récit français de l’idée qu’émet la subordonnée latine, celle de la 78

  A. Ernout, F. Thomas, Syntaxe latine, p. 336, § 335.

79

  MPS, p. 92, § 80.

  L. XII, ch. 3, l. 32, p. 515 : Qæcumque autem aut domini patriarchæ, aut domini Joscelini in eo facto fuerit intentio, Dominus rei eventum misericorditer convertit in bonum (Or, quelle que fût l’intention du patriarche ou de Jocelin dans cette affaire, par sa miséricorde le Seigneur tourna les événements en bon) et : Bien pot estre que l’entencion au patriarche et a Jocelin ne fu mie tres pure vers Dame Deu en cele oevre, mes toutes voies Nostres Sires les torna en bien, l. 46, p. 515. 80

81   L. XVIII, ch. 15, l. 34, p. 845 : Noradin agit en homme sage et bien avisé dans ses affaires, quoique la ville fût criblée en de nombreux points et que les assiégés n’eussent aucun espoir de résister. Il préféra renoncer aux embûches et aux risques d’un combat incertain et alla se réfugier dans les régions les plus lointaines de son royaume.

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ruine de la ville, se présente comme étant une motivation suffisante de l’action suivante, autrement dit le départ de Noradin, l’assiégeant, et illustre ainsi le glissement de la valeur concessive en valeur causale, exprimée au moyen de la parataxe. Il en est de même dans la concessive conditionnelle suivante introduite par la conjonction etsi : Nam etsi prius dura nimis, et pene intolerabilia, et quibuslibet quæ postmodum accidere possent non inferiora passi erant, spes tamen et fiducia obtinendi civitatem, laborantium animos confovens, ad tolerantiam gratis quibusdam stimulis accendebant82.

La menue gent qui orent oï cele parole, se descomforta trop, quar premierement, tandis com il cuidoient comquerre cele cité, l’esperance qu’il en avoient leur estoit grant alegement de leur travaill et des meseses qu’il en soufroient. (l. 42, p. 722)

82

Un glissement de l’adversité exprimée par etsi à la simultanéité dans le temps est opéré dans l’adaptation, à l’aide de la conjonction tandis com, et moyennant l’inversion syntaxique entre la principale et la subordonnée : celles-ci expriment deux actions, non plus opposées, mais concomitantes. 1. 6. L’expression de l’hypothèse Alors qu’il procède à l’amenuisement de l’emploi adverbial avec alioquin et sic, de la conjonction sive et de la comparative conditionnelle introduite par tamquam si83, l’adaptateur préfère maintenir la subordonnée introduite par la conjonction si. La subordonnée conditionnelle est réduite dans la chronique latine à l’expression d’une action potentielle ou irréelle dans le passé. Guillaume de Tyr adopte à cet effet deux types de concordance qui maintiennent le même mode et temps verbaux dans la principale et la subordonnée : l’imparfait du subjonctif pour exprimer une condition et une conséquence éventuelles et réalisables84, et le plus-que-parfait du subjonctif pour exprimer une action irréelle

82   L. XVI, ch. 10, l. 51, p. 722 : Bien qu’ils eussent souffert de très dures épreuves, presque intolérables, et non moins difficiles que celles qui pouvaient leur arriver par la suite, l’espoir et la certitude de s’emparer de la ville ranimaient leurs forces et les excitaient, comme des aiguillons, à la constance. 83   L. XII, ch. 23, l. 20, p. 548 : Quod ita factum est, et ita eis successit ad votum, tanquam si aliquo certio nuntio universa quæ postea acciderunt ex ordine didicissent (Ce qui fut fait, et ceci leur arriva à souhait, comme s’ils avaient appris par ordre, grâce à un message sûr, tout ce qui allait leur arriver plus tard) et : Einsint com il le penssoint leur avint, l. 18, p. 547. 84   L. XIII, ch. 22, l. 20, p. 590 : Domino se votis obligavit, quod si vitam indulgeret et salutem, domino principi satisfaceret, et ei debitam fidelitatem impendens reconciliaretur (Il fit alors un vœu à Dieu de satisfaire au prince, en lui rendant, pour la réconciliation, la fidélité qu’il lui devait, si Dieu sauve sa vie et son salut) et : Lors voua que se Dam le Dex le respitoit de mort, il se racorderoit au prince et li feroit son homage qu’il li devoit, l. 16, p. 590.

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du passé85. Quelques exceptions et même des irrégularités viennent parfois déranger cet usage, quand la condition ne porte plus sur une action passée86. À cette syntaxe de l’hypothèse, L’Estoire de Eracles fait correspondre respectivement le type « indicatif imparfait dans la subordonnée et conditionnel présent dans la principale », employé pour exprimer la potentialité, et le type « subjonctif imparfait du subjonctif dans la subordonnée et dans la principale » pour l’expression d’une action irréelle du passé. L’expression de l’hypothèse dans la chronique française présente une particularité digne d’être mentionnée, quoique peu répandue. Le subjonctif employé dans les subordonnées complétives ou circonstancielles latines donne parfois naissance dans L’Estoire à une proposition hypothétique. Ce changement s’applique surtout aux subordonnées latines comprenant deux actions successives et coordonnées, exprimées au subjonctif imparfait à valeur de potentiel, dont la première se transforme en condition nécessaire pour l’accomplissement de la seconde. Dans le cas des propositions latines à une seule action, le procès est divisé. Nous proposons ces deux modèles : Idque visum est pro tempore expedientius, ut pomeria civitati adjacentia, unde civibus multa erat commoditas, in manu forti exstirpare niterentur, et in parte saltem hostes protervos damnificare87.

Il se pensserent qu’entour cele cité avoit grant planté de jardins dont leur ennemi avoient grant preu et grant soulaz, et s’il les pooient estreper, mout seroit doumachiez et grevez cil de la vile. (l. 4, p. 795)

87

85   L. XII, ch. 21, l. 12, p.  543  : Quod si liberas ferias urbem impugnandi per diem sequentem habuissent, effractis mœnibus procul omni dubio violenter occupassent civitatem (Si dans les jours suivants, ils avaient eu l’occasion d’attaquer la ville, ils l’auraient prise, sans le moindre doute, en démolissant les remparts) et : ... fu mout la cité afebloiée, en la maniere que se il eussent eu encore un jor d’asaillir, cil fussent entré par force en la vile, l. 12, p. 543. 86

  À de très rares endroits de la chronique latine, précisément dans le discours direct et les textes officiels, le futur antérieur dans la subordonnée et le subjonctif présent dans la principale sont employés pour exprimer une condition et une conséquence potentielles. L’auteur français emploie le présent de l’indicatif dans la subordonnée et le futur ou le conditionnel présent dans la principale. L. XII, ch. 25, l. 33, p. 551 : Quod si apud Accon, furnum, molendinum, balneum, stateram, modios et buzas ad vinum, oleum vel mel mensurandum, in vico suo Venetici facere voluerint, omnibus inibi habitantibus absque contradictione quicumque voluerit coquere, molere, balneare, sicut ad regis propria libere liceat (Si les Vénitiens veulent installer dans la ville d’Acre un four, un moulin, un bain et une balance, et se servir dans leur quartier de boisseaux et de bouteilles pour mesurer le vin, l’huile ou le miel, que tous ceux, parmi les habitants désirant cuire, moudre ou se baigner dans cet endroit, le fassent sans aucune contestation, comme s’il s’agissait de la propriété royale) et : Se il vuelent fere en la cité for, ne moulin, beinz, balances, mines a mesurer le blé, bouz a metre vin, huile, miel, dedenz leur rue, tuit cil qui voudrent cuire, bangnier, mesurer, moudre, le porroit fere ausint franchement comme se les choses estoient le roi, l. 6, p. 551. 87

  L. XVII, ch. 21, l. 5, p. 795 : Il leur parut plus utile à ce moment de tenter un tour de force pour détruire les vergers qui bordaient la ville et qui étaient pour les habitants

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Et : At vero equites, licet expedientius possent incedere, peditum tamen oportebat in incessu conformes fieri manipulis ne dissolveretur agmen, et irruendi super cuneos hostibus daretur occasio88.

Cil a cheval attendoient cil a pié, quar se il les eslongnassent tantost les perdist touz. (l. 35, p. 719)

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Les deux types « indicatif imparfait et conditionnel présent » et « subjonctif imparfait », adoptés régulièrement dans L’Estoire de Eracles, maintiennent la potentialité du subjonctif imparfait des verbes dans les propositions finales latines. 1. 7. L’expression du temps L’expression du temps dans L’Estoire de Eracles tire son importance de deux faits. D’abord, le genre littéraire auquel appartient la chronique française nécessite le recours constant aux liens de la temporalité. Il y a pour l’auteur de L’Estoire de Eracles, récit historique, un besoin permanent de situer les actions, les unes par rapport aux autres, selon un ordre temporel clair et souvent réduit aux deux notions essentielles de l’antériorité et de la postériorité. Ensuite, l’expression du temps forme dans L’Estoire de Eracles un creuset dans lequel se fondent de nombreuses circonstances, dont les différentes formes grammaticales posent des difficultés d’équivalence ou même gênent l’intention narrative simplificatrice de l’auteur. C’est ainsi que l’expression circonstancielle et surtout les notions de causalité ou de finalité dont sont imprégnées certaines conjonctions latines, tant les temporelles que celles qui relèvent d’autres expressions circonstancielles, risquent bien souvent de s’effacer au profit de l’expression du temps. Toutefois, si ce comportement montre que l’auteur français prend ses libertés avec les différentes expressions circonstancielles latines, il révèle en même temps que l’expression du temps dans l’Historia n’est pas, elle non plus, totalement respectée. En dehors de certaines conjonctions latines de fonctionnement simple comme quotiens, postquam ou antequam, dont l’adaptation en toutes les fois que, puis que et ençois que maintient leur sens précis, l’adaptateur français semble tenir à sa propre syntaxe temporelle, mieux déployée que l’expression, riche en conjonctions, de Guillaume de Tyr, mais plus élémentaire, réduite à quelques outils favoris tels que sitost comme ou quant pour exprimer l’antériorité et, moins fréquemment, tant ... que dans l’expression de l’antériorité avec aboutissement,

une importante source de commodités, et pour au moins faire du tort aux ennemis acharnés. 88   L. XVI, ch. 9, l. 27, p. 719 : Quant aux chevaliers, quoiqu’il leur fût possible de s’avancer plus aisément, ils durent cependant s’adapter à la marche des fantassins de peur que les troupes ne se rompissent et que ne fût donnée aux ennemis l’occasion de les attaquer.

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puis que pour la postériorité, et enfin les conjonctions tandis comme et endementres que, pour rendre le sens de la conjonction latine dum, exprimant la simultanéité : Comite igitur domum reverso, missis occulte nuntiis, qui populum universum, patefacta Imperatoris postulatione, ad arma sollicitent, fit tumultus cum immoderato strepitu per urbem; et turbis undique convenientibus, clamor attollitur in immensum. Hæc audiens comes arrepto equo velociter ad palatium festinans, tanquam popularium incursus fugiens, ante pedes Imperatoris se dedit exanimem89.

A bone pes se fu partiz li quens de Rohes de l’empereor. Mes sitost com il fu revenuz a son ostel, il envoia ses mesages tout celement parmi les rues de la vile qui semerent et espandirent une parole par le pueple que l’empereor et li Grifon vouloient avoir et garnir la cité d’Antioche, si en couvenoit a issir le prince et toz les Latins : se conseill n’i estoit mis hastivement, ce seroit sanz delai. Tantost sourdi par la vile un temoute et un cri que merveille i avoit grant noise. Tuit corurent as armes les menues genz et apres li grant home. Si tost com li quens de Rohes oï ce, il sailli seur un cheval hastivement et corut parmi les rues tant comme il pot, ausint comme s’en le chaçast, tant qu’il vint el pales; devant le piez l’empereor se lessa cheoir, ausint comme pasmez et fist chiere d’ome esbahi. (p. 661)

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Reprenant respectivement l’idée de la construction participiale comite reverso et du participe présent audiens, les deux subordonnées temporelles sitost com il fu revenuz a son ostel et sitost com li quens de Rohes oï ce sacrifient leur valeur causale au profit de la valeur temporelle. Bien plus fréquente est la conjonction quant. Elle éclipse même la présence d’autres conjonctions temporelles telles que lorsque. Son emploi s’accompagne dans le récit français d’une particularité stylistique : la proposition principale à laquelle se rattache la subordonnée introduite par quant débute systématiquement par un renforçateur, adjectif hyperbolique ou adverbe d’intensité. Ce procédé d’exagération est destiné à appuyer l’effet de l’énoncé :

89   L. XV, début du ch. 4, p. 661 : De retour chez lui, le comte envoya des messagers qui dévoilèrent la requête de l’empereur et qui soulevèrent le peuple en l’appelant à prendre les armes. La ville se vit aussitôt envahie par le désordre et par un énorme vacarme. Avec l’affluence des troupes qui venaient de partout un bruit immense régnait. L’ayant entendu, le comte saisit rapidement son cheval et accourut, tel un homme qui fuyait l’attaque du peuple, au palais où il se jeta, épuisé, aux pieds de l’empereur.

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116 Præsagiebat tamen animus eorum qui præcesserant, ex quo viderunt acies interruptas et tantam subsequentium moram, quod aliquid sinistri obtigerat, nec erant eis pro voto universa. Ex quo autem per eos qui evaserant, et cum rege in castra se contulerant, de infausto, qui acciderat, facti sunt certiores eventu, statim luctus occupat universa, mœror et anxietas corda sibi vindicat singulorum90.

Les faits de syntaxe Quant li chevalier qui la estoient virent leur seigneur venir a si pou de gent et sorent certeinnement que si douloureuse mesaventure li estoit avenue, trop commencierent a fere grant duel. (l. 15, p. 750)

90

L’emploi de la conjonction quant illustre bien la tendance à décomposer l’action en ses multiples phases successives, en ponctuant la phrase de pauses qui permettent à l’énoncé français de reprendre haleine, tandis que la phrase latine forme une entité globale. Dans l’exemple cité, elle entraîne la division de l’action en deux étapes successives, exprimées à l’aide du passé simple, dont la première, transcrite en verbe de perception comme veoir, déclenche la seconde, déterminée par un renforçateur stylistique comme l’adverbe trop, qui marque l’intervention de l’adaptateur, et dont l’emploi en tête des principales favorise la dramatisation de la situation. Dotée d’un verbe de perception veoir, la subordonnée temporelle introduite par quant « place dans la perception du sujet un personnage, un objet, une situation, un fait, présents dans la partie du texte qui vient de se dérouler et connus du lecteur. »91 De la fréquence de la conjonction quant il résulte que le lien temporel prime toute autre expression circonstancielle. En outre, accompagnée normalement du passé simple ou du passé antérieur, la conjonction a fini par acquérir dans la chronique française une fonction précise, celle d’exprimer une action révolue mais ponctuelle. À quelques endroits de la chronique, prise dans le sens de « pendant que », elle peut avoir à côté de l’aspect ponctuel un aspect duratif : Nocte ergo insequente, castris more locatis solito, cæteris præ labore quieti membra concedentibus, prædicti pestilentes viri, intempestæ noctis silentio, clam ab exercitu diffugiunt, relicto sine

La nuit en droit de primesome, quant cele bone gent se dormoient por la lasseté, li traiteur Grezois se partirent de l’ost et s’enfoïrent tout celeement. (l. 9, p. 740)

90

  L. XVI, ch. 26, l. 7, p. 749 : Ils pressentaient cependant qu’un malheur s’était produit, car ils s’aperçurent que les bataillons étaient rompus, que ceux qui les suivaient tardaient à les rejoindre et que de fâcheux événements s’étaient abattus sur ces derniers, auxquels ils ne pouvaient être d’aucun secours souhaité. Aussitôt, ils apprirent ce qui s’était passé avec certitude, par le moyen de ceux qui avaient pris la fuite, alors que le roi se rendait à son camp, et ils se mirent en grand deuil, le cœur envahi par l’affliction et l’angoisse. 91

  J. Rychner, L’Articulation des phrases narratives dans la « Mort Artu », Genève, Droz, 1970, p. 105.

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duce populo, qui eorum fidei fuerat commendatus92. 92

Quant à la conjonction cum, bien privilégiée dans la chronique latine, elle n’est pas prise seulement comme simple moyen de subordination temporelle. Dotée d’un signifié particulier, elle exprime essentiellement un rapport de temps qui ne peut être ni tout à fait l’antériorité ni tout à fait la simultanéité. Elle possède en effet un aspect duratif de l’action qui prend fin avec l’échéance de l’action principale, dont elle est en quelque sorte la cause, d’où sa double valeur temporelle et causale, confirmée par l’emploi du subjonctif qu’elle régit : Il est un principe capital de la syntaxe latine, selon lequel toute conjonction, dans le sens lexical qui lui est propre, régit l’indicatif, mais se fait suivre du subjonctif chaque fois que, dans le discours, une autre idée s’ajoute à ce sens lexical, chaque fois que la conjonction est sémantiquement approfondie ... Ainsi cum, dont le sens au plan lexical est coïncidence dans le temps, et qui dans ce sens est suivi de l’indicatif, s’enrichit de sens perspectifs se rattachant à l’idée de cause, de relation logique, et se fait suivre alors du subjonctif.93

La syntaxe temporelle dans L’Estoire de Eracles se trouve, en revanche, incapable d’égaler l’expression nuancée de la conjonction latine. La tendance à la simplification lui réserve le même traitement que subit l’ensemble des conjonctions latines. Ainsi, les subordonnées introduites par cum n’échappent pas à la parataxe, car elles se retrouvent souvent dans le récit français en indépendantes exprimées au passé simple et placées côte à côte avec leurs propositions principales. Éventuellement, la juxtaposition des deux nouvelles indépendantes exprime la valeur circonstancielle de la subordonnée : Ad quam cum pervenisset, accidit casu, quod in die festo, qui dicitur Ramis palmarum, cum de more populus universus in vallem Josaphat convenisset, ad solemnem et celebrem tantæ diei processionem, subito ex una parte comes cum suis ingrederetur, et e regione domini regis funus cum exequiis importaretur94.

Il i vint le jor de Pasques flories. Il avint que li pueples s’asembla en la mestre cité de Jerusalem por voir la haute procession que l’en fet en remembrance de la venue que Nostre Sires i fist a cel jor. Li quens entra d’une part en la ville, et l’en porta de l’autre part de la vile la biere del roi qui morz estoit ... (ch. 1, l. 30, p. 512)

94

92   L. XVI, ch. 21, l. 9, p. 740 : La nuit suivante, après avoir établi le camp comme d’habitude, alors que tout le monde avait abandonné son corps au sommeil à cause de la fatigue, ces hommes corrompus désertèrent en silence l’armée au milieu de la nuit, laissant sans guide le peuple qu’ils avaient pris à leur foi. 93   G. Moignet, Essai sur le mode subjonctif en latin postclassique et en ancien français, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines d’Alger, 1959, t. I, p. 173. 94   L. XII, ch. 2, l. 16, p. 513 : Dès que Baudouin, comte d’Édesse, arriva à Jérusalem, il se produisit en ce jour de fête qu’on appelle les Rameaux, alors que tout le peuple s’était réuni dans la vallée de Josaphat pour célébrer la grande procession, qu’il entra subitement

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Alors que le cum exprime l’antériorité dans la première proposition cum pervenisset, et la simultanéité nuancée de causalité dans la seconde cum populus convenisset, la subordination cède dans l’extrait français à la juxtaposition qui émousse la valeur particulière du subjonctif en vue d’accentuer l’idée de la succession chronologique de l’arrivée du comte d’Édesse et le rassemblement processionnel du peuple. Parallèlement, la subordination de la proposition latine introduite par cum peut parfois suppléer à la juxtaposition : la valeur de la conjonction n’a pas cependant un meilleur sort. La ponctualité du passé simple et du passé antérieur est loin de conserver le sens du subjonctif, qui est « le mode de la proposition dont le sens n’est pas complet en lui-même »95: Cumque per mensem continuum ibidem operam consumpsissent, videntes quod non proficerent, ad partes Halapienses se contulerunt, de sua multitudine confisi, machinantes ut dominum Tancredum incaute et cum impetu provocarent ad prælium. Dominus autem Tancredus, sicut vir prudens erat et in agendis circumspectus, dominum regem litteris evocat et nuntiis, ut mature subsidium conferat. Qui sine mora convocata ingenti militia, assumpto sibi domino Bertrammo Tripolitano comite, cum suis iterum copiis ad partes illas se contulit. Qui cum pervenissent ad oppidum Rugiam, ibi dominum Tancredum cum suis expeditionibus invenerunt  : unde in hostes castrametari fuerant, ordinatis agminibus pervenerunt. Ubi cum se mutuo uterque conspexisset exercitus, Turcis declinantibus prælium, a regione discesserunt, nostris abinvicem sumpta licentia, ad propria reversis96.

Quant il i orent sis un mois, cil de leanz se furent si bien deffendu qu’il n’i reçurent mie grant domage. Quant li Turc virent qu’il i perdoient le tens et la peinne, si se partirent d’ilec. Mout se fierent en la planté de gent qu’il avoient, por ce se trestrent vers Halape. Mout entendoient a ce, et metoient grant peinne que Tancrez qui si estoit preuz et hardiz, chevauchast contr’els folement a pou de gent contre leur grant assemblée, mes cil qui estoit sages le fist comme bien apenssez. Par ses letres manda au roi que hastivement le venist secorre. Cil asembla chevaliers et vint sanz demorance vers ces parties; avec lui amena le conte de Triple qui de la seue gent avoit asez avec lui. Il vindrent tuit ensemble jusque au chastel de Ruge. Leanz trouverent Tancrez qui les atendoit a tot son ost. D’ilec s’en issirent por aler contre leur anemis et chevauchierent les batailles toutes conrées, tant

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d’une part avec les siens et que de l’autre côté fut portée la dépouille du roi suivie de la pompe funèbre. 95

  G. Moignet, Essai sur le mode subjonctif, p. 64.

96

  L. XI, ch. 16, l. 22, p. 481 : Comme ils s’étaient épuisés dans la même manœuvre pendant tout le mois, ils s’aperçurent qu’ils ne réalisaient aucun progrès, allèrent se réfugier dans la région d’Alep et, présumant de leurs forces, projetèrent de provoquer Tancrède à un combat risqué et violent. Cependant, Tancrède, homme prudent et veillant à ses affaires, envoya au roi des lettres et messages lui demandant des secours rapides. Le roi réunit sans plus attendre d’immenses troupes, s’associa Bertrand, comte de Tripoli, et se rendit de nouveau dans les régions à la tête de son armée. Dès leur arrivée à la ville de

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119 qu’il vindrent devant une cité qui a non Cesaire ou li Turc s’estoient avant logiez. Ce n’est mie cele Cesaire qui est archeveschié en la terre de Surie, einz est une autre. Quant li Sarrazin les virent einssint venir contr’aus por combattre, il les douterent, si les commencierent a eschiver et retrere leur genz vers leur païs. Li nostre les poursuivirent jusqu’il furent fors de la terre, puis pristrent congié, et s’en retorna chascun en sa terre. (l. 20, p. 481)

Les deux temps de l’indicatif, le passé antérieur il orent sis et le passé simple il virent, expriment un passé ponctuel et révolu. Dans les deux propositions subordonnées, quant il orent sis un mois et quant li Sarrazin les virent, la conjonction quant exprime l’antériorité, alors que la temporalité du cum nuancée de causalité est sacrifiée. Il en résulte que la relation entre ces deux subordonnées et leurs propositions principales, respectivement cil de leanz se furent si bien deffendu et il les douterent, est différente de celle que la proposition introduite par cum peut avoir avec sa principale : « la proposition en cum + subjonctif … décrit la situation effective dans laquelle s’inscrit l’événement rapporté dans la proposition principale »97, alors que « la proposition en cum + indicatif fournit la date de ce qui est rapporté dans la proposition principale »98. La syntaxe des temps verbaux dans l’expression du temps française semble favoriser la généralisation du passé simple. Temps idéal pour exprimer des actions qui s’additionnent dans un récit historique rectiligne, le passé simple tire sa prépondérance de celle de la circonstance du temps et se présente comme un substitut aux modes et aux temps dont l’adaptation pose des difficultés. Accompagné du passé antérieur, il contribue d’une manière directe à renforcer les deux notions d’antériorité et de postériorité et à accentuer indirectement les suites du nivellement des notions de causalité, de finalité ou d’adversité. La prédominance du passé simple est même renforcée. L’Estoire de Eracles atteste un bon nombre de cas où l’adapateur fait alterner le passé simple avec

Rugia, ils rencontrèrent Tancrède avec ses bataillons. De là, ils s’avancèrent sur les ennemis et les trouvèrent disposés en ordre de bataille devant la ville que l’on appelle communément Césarée, où ils avaient dressé leur camp. Comme les deux armées s’étaient mises à se surveiller mutuellement, les Turcs renoncèrent au combat et s’éloignèrent de là ; à leur tour, les nôtres prirent congé et rentrèrent. 97

  M. Lavency, « Problèmes du classement des propositions en cum », dans Syntaxe et latin, Actes du IIe Congrès international de Linguistique latine, Aix-en-Provence, (28-31 mars 1983), éd. Christian Touratier, Marseille, 1985, p. 282. 98

  Ibidem, p. 282.

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l’imparfait99. Dans les descriptions, le passé simple se retrouve à la même place qu’occuperait l’imparfait. Nous proposons le portrait de Baudouin II : Dicitur autem fuisse forma conspicuus, corpore procerus, facie venusta, capillo raro, flavo, canis mixto; barbam habens raram, sed tamen usque in pectus demissam; colore vivido, et quantum ætas illa patiebatur, roseo. Habilis ad usum armorum, et equis regendis aptissimus : rei militaris multam habens experientiam, in agendis suis providus; in expeditionibus fœlix; in operibus pius, clemens et misericors; religiosus et timens Deum; in orationibus jugis, ita ut callos in manibus haberet et genibus, pro afflictionis et genuflexionis frequentia100.

Façonez fu cil noviax rois de Jerusalem mout bien comme hauz hom, quar il fu granz de cors, biaus et clers de visage, cheveux ot blonz, mes n’en ot mie moult et fu mellez de chennes. Sa barbe n’ot pas espesse, mes ele fu longue jusque au piz, selon la coutume qui coroit lors en cele terre. Rouelanz fu assez, selonc son aage; mout sist bien a cheval; astes fu as armes qui bien li sistrent et dont il savoit plus que les autres. En ses aferes fu mesurables et apensez; en besongne de guerres fu bien aventureus. Aumosnes donoit volentiers et largement; en oroisons estoit longuement et tant souvent s’agenoilloit que il avoit es meins et es genolz unes duretes que l’en cleime chauz. (p. 516)

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L’alternance du passé simple avec l’imparfait dans cet exemple illustre que le passé simple est le temps « de la narration et de la description »101. Il n’est plus aisé alors dans de tels cas de saisir sa valeur première de prétérit, ni de sa nouvelle valeur qui semble se confondre avec la valeur descriptive de l’imparfait : L’emploi du passé simple dans les descriptions tient-il au fait que les gens du Moyen Âge sentaient comme des événements des faits qui à nos yeux s’inscrivent dans la durée ? Peut-être. Il semble aussi que les auteurs anciens faisaient bien moins que nous la différence entre l’essentiel et l’accessoire, entre les faits de premier plan (à mettre au passé simple ou au passé composé) et les faits de second plan (à mettre à l’imparfait).102 99

  Le présent historique, quant à lui, est presque inexistant dans L’Estoire de Eracles.

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  L. XII, ch. 4, p. 516 : Il était dit-on d’une beauté remarquable, de grande taille et d’une physionomie séduisante. Il avait le crâne peu garni, blond et mêlé de quelques cheveux blancs, la barbe claire mais lui descendant jusqu’à la poitrine, le teint frais et rose autant que son âge le permettait. Rompu à l’usage des armes et ayant de grandes dispositions pour l’équitation et une large expérience dans l’art militaire, il était sage dans la direction de ses affaires domestiques, heureux dans ses campagnes, dévoué aux œuvres de piété, clément, miséricordieux, pieux et rempli de la crainte de Dieu, inlassable dans la prière à tel point qu’il avait des cals aux mains et aux genoux, en raison des pénitences qu’il s’infligeait et de ses fréquentes génuflexions. 101

  E. Vitz Birge, Medieval Narrative and Modern Narratology : Subjects and Objects of Desire, p. 152  : « The passé simple is the fundamental tense both for narration and for description. » 102

  MPS, p. 140, § 146.

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Dans le portrait du roi Baudouin, les multiples valeurs des verbes à l’imparfait demeurent conservées : imparfait d’habitude dans selon la coutume qui coroit en cele terre, valeur fréquentative dans toutes les fois que besoing li seurvenoit, imparfait descriptif pour le reste. Les verbes au passé simple, en majorité estre et avoir, n’expriment point des événements. Il n’y a pas lieu par conséquent de distinguer dans le portrait l’essentiel du secondaire. Tous les faits sont vus par l’adaptateur avec la même distance; aussi sont-ils ramenés sur un plan unique, celui de la description. Et c’est la valeur descriptive que les verbes au passé simple finissent par prendre. En somme, l’expression de la circonstance dans L’Estoire de Eracles est régie par deux tendances principales. Elle se distingue d’abord par un effort de simplification, à la base duquel se trouverait l’impuissance de l’ancien français à concurrencer l’expression de Guillaume de Tyr, laquelle dispose d’une quantité importante de conjonctions. Cette première différence est sentie concrètement par le désir d’éviter les écueils que présenterait le déploiement d’une syntaxe égale à la subordination latine, parmi lesquels la concordance des temps et des modes verbaux, et l’équivalence sémantique des conjonctions, celles, en particulier, porteuses de plus d’une nuance. La parataxe, consistant essentiellement à affaiblir le fonctionnement des conjonctions, et la coordination, qui met en pratique des outils d’enchaînement syntaxiques plus commodes, permettent une expression plus directe. Le maniement des diverses circonstances de l’Historia, d’autre part, paraît obéir à un choix. Dans L’Estoire de Eracles, l’expression de la comparaison, de la cause, du but et de l’opposition se voit défavorisée en comparaison avec celle de la conséquence, de l’hypothèse et du temps, tandis que l’ensemble de ces circonstances, hormis l’expression temporelle, qui se trouve relativement développée en raison des exigences historiographiques, s’attribue dans la chronique latine une plus grande importance.

2. La proposition complétive La conjonction que connaît dans la chronique française un bien plus grand succès que la conjonction latine quod, que concurrence dans l’Historia la proposition infinitive et à laquelle Guillaume de Tyr préfère, de temps à autre, la conjonction ut, voire les conjonctions causales quia et quoniam. La généralisation de la proposition complétive introduite par la conjonction que comme la principale équivalente aux complétives conjonctives et infinitives latines vaut ainsi à la conjonction française une importante expansion. En dehors de certaines irrégularités qui accompagnent parfois l’emploi du quod dans l’Historia103, les deux subordonnées complétives conjonctives, latine et française, 103   Ces irrégularités affectent notamment le mode du verbe de la subordonnée. L’indicatif que régit l’emploi d’un verbe de connaissance cède parfois à un subjonctif immotivé. L. XII, ch. 18, l. 20, p. 539 : Cognoscentes autem qui in suburbanis habitabant Turci quod

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Les faits de syntaxe

présentent d’une manière générale une structure identique et la version française tend à maintenir la valeur des modes verbaux, l’indicatif comme étant le mode du réel et le subjonctif comme le mode du potentiel et de l’irréel : Confugerant ad eam præterea, intuitu munitionis ejus, de Cæsarea, Ptolomaida, Sydone, Biblio, Tripoli, et aliis maritimis urbibus, quæ in nostram jam devenerant potestatem, cives inclyti et locupletes, ibique domicilia multa sibi pretio comparaverant : Impossibile penitus arbitrantes quod urbs tam munita in nostrorum ditionem aliquo casu posset descendere104.

Toutes les richesces des citez estoient amenées leanz; et bien cuidoient estre a garant tuit cil qui la estoient, quar nus ne poïst pensser que citez si fort et bien garnie poïst estre prise par nul efforz de Crestiens. (l. 21, p. 563)

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Face à la prépondérance de quod, employée dans l’Historia avec les verbes d’affirmation, d’opinion, de perception, de connaissance et de sentiment, et concurrençant même ut dans les tournures impersonnelles comme contingere, evenire, accidere, factum est ou elaborandum est105, l’emploi de la conjonction ut a fini par régresser pour se consacrer exclusivement aux verbes d’ordre et d’obligation, tels que præcipere, postulare ou ordinare, avec lesquels il forme des complétives finales. Les constructions syntaxiques avec les conjonctions causales quia

hac fraude rex, et qui cum eo intus erant, castrum obtinuerant (Les Turcs qui habitaient les bourgs apprirent que le roi avait pu, par cette ruse, obtenir le fort, lui et tous ceux qui y étaient); alors qu’au L. XII, ch. 19, l. 4, p. 540 : Qui accedentes ad castrum proprius, cognoscentes quod eo casu in manus hostium devenisset (En s’approchant du château-fort, ils apprirent par quel artifice il venait de passer entre les mains des ennemis). Ces changements n’influencent pas l’adaptation française : Li Sarrazin qui estoient el païs entour, oïrent la novele comment cil chastiaux estoit einsint emblez, l. 18, p. 539 et : Cil s’en alerent tant qu’il aprouchierent ce chastel, tantost sorent la verité comment ce chastel fu emblé, l. 5, p. 540. 104   L. XIII, ch. 5, l. 23, p. 563 : Un grand nombre d’illustres et riches habitants de Césarée, de Ptolémaïs, de Sidon, de Byblos, de Tripoli et des autres villes maritimes qui étaient tombées déjà en notre pouvoir, se réfugièrent dans la ville de Tyr, dont ils admiraient les remparts et se procurèrent des domiciles très précieux : ils estimaient qu’il était impossible qu’une ville aussi fortifiée pût tomber entre nos mains sans difficulté. 105   L. XII, ch. 10, l. 14, p. 526 : Sicque factum est illa die, quod de tot millibus qui dominum principem secuti fuerant, culpis nostris id merentibus, vix vel unus qui nuntiaret, evasit (Il arriva ainsi ce jour- là, que des milliers qui avaient suivi le prince, à peine si échappa un seul qui annonçât ...) et : En tele maniere avint doulereuse aventure a la Crestienté en cel jor, que de toutes ces beles genz qui en la bataille estoient alées, remest a peine un ou deus qui noveles deissent de ceuls qui morz estoient, l. 13, p. 526.

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et quoniam106 sont encore moins nombreuses et elles gagnent, en plus du verbe dicere, les verbes de perception107. De son côté, le récit français, tout en fondant dans le que les multiples conjonctions latines, demeure respectueux des verbes introducteurs des différentes subordonnées complétives latines. Une place privilégiée est accordée toutefois aux verbes d’opinion comme cuider et penser, ainsi qu’aux deux verbes de perception veoir et oïr, qui fonctionnent souvent comme verbes de connaissance. Outre les verbes introducteurs, la chronique française dispose d’une tournure impersonnelle, faite à l’aide d’un verbe d’état et de l’adverbe d’intensité bien et constituant la proposition principale d’une complétive introduite par que. Elle correspond occasionnellement dans la version latine à un verbe impersonnel dont le pronom il est supprimé108 et dont la proposition infinitive est le sujet. Très fréquente dans le récit français, cette tournure apporte à la narration différentes nuances, un jugement favorable, un témoignage de l’exactitude des faits, une réfutation : Et pari voto, et unanimi consensu, eum (Balduinus comes Edessanus) in regem eligentes, in die sanctæ Resurrectionis, qui proxime secutus est, solemniter et ex more inunctus et consecratus est, et diadematis insigne regium suscepit, quæcumque autem aut domini patriarchæ, aut domini Joscelini in eo facto fuerit intentio, Dominus rei eventum misericorditer convertit in bonum. Nam virum justum, pium ac timentem Deum, divina eum præveniente gratia, se exhibuit  : eratque vir in cunctis prospere agens. Videtur tamen minus regularem habuisse introitum, legitimumque regni hæredem certum est a debita successione fraudulenter exclusisse illos qui

Le jor de Pasques vint qui pres estoit, et fu sacrez et et enoinz, et reçut la couronne en l’eglise del Sepucre ou Nostre Sires au tierz jor resourdi de mort a vie. Bien pot estre que l’entencion au patriarche et a Jocelin ne fu mie tres pure vers Dame Dieu en cele oevre, mes toutes voies Nostre Sires les torna en bien, quar cil rois fu piteus et droituriers, larges et viguereus guerriers, si que grant bien en vint a la terre a son tens. Et si sembla il bien qu’il n’i entrast mie selonc reson, quar Huitaces li droiz oirs en perdi sa droiture. Bien est voirs que si tost com li rois fu morz, ce ne sai ge mie se ce fu par son atirement ou par le conseill des barons, mes mesages murent

106   V. Väänänen, Introduction au latin vulgaire, Paris, Klincksieck, 1963, p.  173  : « Comme la complétive se rapproche de la causale, quod conjonction complétive et causale a entraîné quia et cum dans les complétives ... Chez les auteurs chrétiens et autres de basse époque, la construction avec quod et quia, plus rarement quoniam et quomodo, devient d’usage courant. » 107   L. XVIII, début du ch. 1, p. 816 : Interea Rainaldus de Castellione ... videns quia domino patriarchæ factum non multum placuerat ab initio, et adhuc in eodem perseverebat, suspectas ejus omnes habebat vias, et : Renault de Chastellon ... vit bien que ses avancemenz avoit molt despleu au patriarche de la vile, ne encor ne li plesoit il guieres, p. 816. 108   C’est l’étude de C. Büchsenschütz, Die Setzung des Personalpronomens als Subjekt in der altfranzösischen Übersetzung des Wilhelm von Tyrus, Halle, Kaemmerer, 1907, p. 86, qui montre que les propositions principales impersonnelles dans L’Estoire de Eracles introduites par or, einz, ne, n’, mout, lors ne possèdent pas le pronom personnel il.

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124 eum promoverunt. Mortuo namque domino rege sive de ejus supremo judicio, sive de communi principum regni consilio, quia neutrum pro certo compertum habemus, missi erant quidam nobiles et magni viri qui ad regni successionem communi edicto citarent comitem Boloniensium dominum Eustachium, dominorum Godefridi ducis eximii et domini Balduini regis fratrem109.

Les faits de syntaxe tantost qui vindrent en France au conte Huitace de Boulongne, por lui venir querre a recevoir le roiaume de Jerusalem. (l. 44, p. 515)

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Les expressions bien pot estre que, sembla bien que et bien est voirs que constituent des procédés de mise en valeur qui, tout en faisant sentir la présence directe de l’adaptateur, traduisent le besoin qu’éprouve ce dernier de l’adhésion de son public. Dans l’Historia, la parataxe dans les complétives est peu courante. L’effet de relâchement syntaxique que crée l’absence de la conjonction quod entre la principale et la subordonnée est rarement admis110. La conjonction française est, en revanche, un peu plus exposée aux dérogations, en dépit de la tendance générale à conserver la subordination. En effet, l’emploi de la conjonction que connaît de temps à autre quelques exceptions, comme l’omission de la conjonction dans les complétives coordonnées, ou au contraire la répétition de la conjonction, provoquée par la présence d’une proposition incidente, le plus souvent d’une subordonnée temporelle ou d’une subordonnée hypothétique. Nous en proposons ces deux exemples : 109   L. XII, ch. 3, l. 30, p. 515 : D’un accord unanime, on choisit comme roi le comte d’Édesse, le jour de la Résurrection qui a suivi immédiatement. Il fut oint et sacré solennellement selon l’usage et reçut le diadème royal. Or, qu’elle qu’ait été dans cette affaire l’intention du patriarche ou de Jocelin, le Seigneur a miséricordieusement tourné au bon cet événement, car Baudouin se montra en homme juste, pieux et craignant Dieu, assisté par la grâce divine et agissant en tout à souhait. Il semble cependant qu’il ait eu un accès au trône peu légal et il est certain que ceux qui l’avaient porté à la dignité royale ont, par fraude, exclu de la juste succession le légitime héritier du trône.

  L. XII, ch. 9, l. 36, p. 524 : Ecce nuntii recurrentes uno verbo asserunt, hostes, tribus turmis ordinatis, habentibus singulis equitum vicena milia, citatis gressibus ad nostrum exercitum accedebant (voici des messagers de retour lui confirmant, d’une seule voix, que les ennemis rangés dans trois bataillons, ayant chacun vingt mille chevaliers, s’approchaient de notre armée à pas rapides) et : Tandis com il entendoient a ce fere, li mesage qu’il avoit envoiez por espier, retournerent a lui mout grant oirre, et distrent que li Turc avoient fetes leur batailles de toutes genz; en chascune avoit mil homes a cheval, l. 33, p. 524. Dans l’exemple latin, la construction de la complétive directement avec le verbe déclaratif, en l’absence d’une proposition infinitive, donne à la phrase une allure de style indirect libre. Ensuite, même si dans cet exemple l’absence de la conjonction quod a pour effet de présenter le discours sous forme de proposition indépendante, il y a toujours une « dépendance dans la pensée de l’écrivain », comme le disent A. Ernout, F. Thomas, Syntaxe latine, p. 435, § 419. 110

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La subordination dans L’Estoire de Eracles Factumque est quod vix ad urbem Tulupam, quæ a Turbessel vix quinque aut sex distabat milliaribus, illam impotentem multitudinem adduxerat, cum ecce Noradinus universam regionem suis impleverat legionibus111.

125 Il avint einsseint que a peines estoit li rois venuz en la cité de Tulube qui est pres de Torbessel a cinq milles, et avoit son charroi mis dedenz, quant Noradins sordi qui couvri tout le païs de sa gent. (l. 8, p. 786)

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Et : Unde collectis, quas pro tempore habere poterat militaribus tam equitum quam peditum copiis, ad partes illas cum suis legionibus impiger convolat, propositum habens, aut obsidione urbem prædictam absolvere, aut martios eventus et belli fortunam cum Noradino experiri112.

Li rois assembla tant de gent qu’il pot avoir a cheval et a pié et sen aloit cele part, bone volenté avoit que s’il trovoit encores les Turs au siege, qu’il se combatroit a elx combien qu’il eussent de gent. (p. 839)

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Quant à la proposition infinitive française, très peu usitée dans L’Estoire de Eracles, elle ne constitue point une solution dans l’adaptation de l’infinitive latine. L’adaptateur lui préfère soit la construction fere fere113, soit le simple emploi prépositionnel por + verbe infinitif, à valeur finale ou causale, mais principalement la subordination faite au moyen de la conjonction que : Interea princeps Ægyptius de regis captivitate arbitrans sibi multam opportunitatem emersisse, ut regnum Hiero­ solymorum sibi merito suspectissimum, aliqua ex parte posset opprimere, ex omnibus Ægypti finibus militaria præ­ cipit auxilia convocari; urbibusque mari­ timis mandat, præfectis operum specialiter ad hoc deputatis, galeas præpari, armari classem, et cætera quæ ad usum navalis exercitus possunt esse necessaria sine dilatione præcipit ordinari114.

Tantost com li princes d’Egypte sot que li rois estoit en prison, bien fu avis que bien fu resons de corre sus au roiaume de Surie, tantdis comme li pooirs croistrait qu’il ne li feissent mal; por ce commanda par tote sa terre que cil qui armes porroient porter, venissent a sa meson. Il en voia genz par totes les citez de la marine por appareillier navies et galeis armer a grant planté. (p. 543)

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111   L. XVII, ch. 17, l. 6, p. 786 : Il arriva qu’à peine eut-il conduit cette petite troupe vers la ville de Tulupe, située à près de cinq ou de six milles de Turbessel, que Noradin emplit la région de ses troupes. 112   L. XVIII, fin du ch. 12, p. 839 : Le roi rassembla autant de troupes militaires, chevaliers et fantassins, que le temps le lui permettait. Il accourut par la suite vers ces régions à la tête de ses soldats, en comptant débarrasser la ville du siège ou bien tenter quelques combats contre Noradin. 113   L. XIII, ch. 6, l. 8, p. 563 : Castellum ædificari præcipit multæ altitudinis (Il ordonna qu’on construisît un château d’une grande altitude) et : ... tant que il firent fere un chastel de fust, molt haut, l. 8, p. 563. 114

  L. XII, début du ch. 21, p. 543 : Sur ces entrefaites, croyant que la captivité du roi offrait la bonne opportunité d’accabler en quelque endroit le royaume de Jérusalem qu’il

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Les faits de syntaxe

Très nombreuses sont également dans L’Estoire de Eracles les complétives déterminant un substantif, parce qu’en plus des propositions qu’il calque sur la proposition latine faite au moyen du quod et moins couramment de la conjonction ut115, l’auteur français tend à transformer les verbes de sentiment en syntagmes nominaux, que détermine une proposition complétive introduite par la conjonction que, et annoncée parfois dans la principale par le corrélatif ce : Quod audientes regni nostri quidam proceres, consentientibus etiam aliorum nonnullis, indignati sunt, quod tantus princeps, et cui sua poterant sufficere, et qui gratis Domino militare videbatur, regni tantam portionem sibi dari postulabat116.

Quant li baron de Surie l’oïrent dire grant courrouz en orent et grant desdeing de ce que si haut prince qui tant avoit grant terre en son païs et estoit la venuz por pelerinage, vouloit ore gaengnier un des plus riches membres del roïaume de Surie. (l. 11, p. 769)

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Plus rarement, la subordonnée est une interrogative indirecte introduite par l’adverbe comme : ... stupentes supra modum, quod civitas, quæ singulis pene diebus cum terrestri tum marino populorum frequentebatur accessu, omnibusque commodis utroque accessu consueverat cumulari, in tam arto sederet posita117.

... et tenoient a trop grant merveille comme si noble cité comme estoit Sur ou presque chascun jor soloient venir les marcheandises par mer et par terre, et estoit plaine de si grant richesces et de totes manieres d’usaisement, pouvoit estre en si pou de tens si agrevée. (l. 3, p. 567)

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En somme, le traitement de la subordination dans L’Estoire de Eracles montre qu’à la tendance paratactique générale c’est la proposition complétive qui semble redoutait à juste titre, le chef égyptien fit convoquer des secours militaires de toutes parts de l’Égypte et manda aux villes maritimes, après avoir désigné à cet effet des maîtres d’œuvre, de préparer les navires et d’armer la flotte, puis il ordonna que toutes les autres choses indispensables à l’usage de l’armée navale fussent arrangées sans plus attendre. 115   L. XVI, ch. 21, l. 20, p. 741 : Hæc autem ut credimus, ea videbantur intentione asserere, vel ut dominum regem in idem præcipitarent periculum, et eadem incedere via persuaderent (Il paraît qu’on affirmait ces choses avec l’intention, comme nous le croyons, de précipiter le roi dans ce danger et le convaincre de s’engager dans cette voie) et : Ce li firent entendant par cele entencion espoir que il vouloient mener le roi meïsmes la ou li empereres s’estoit embatuz perilleusement, l. 20, p. 741. 116   L. XVII, ch. 7, l. l1, p. 769 : L’ayant entendu, certains nobles du royaume, approuvés même par certains autres, s’indignèrent de voir un si grand prince, à qui les biens pouvaient suffire et qui semblait militer pour la cause du Seigneur, réclamer une grande partie du royaume. 117   L. XIII, ch. 9, l. 3, p. 567 : Les habitants de Tyr s’étonnaient grandement qu’une ville fréquentée par les peuples, tous les jours, par terre et par mer, et comblée de commodités de tous genres, fût réduite à une telle angoisse.

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résister le plus. L’adaptation de la subordonnée circonstancielle diffère de celle de la subordonnée complétive, par le fait essentiel que l’expression de la circonstance se voit dans la version française débilitée par l’affaiblissement du fonctionnement d’un certain nombre de conjonctions, alors que l’adaptation de la subordonnée complétive favorise le rôle de la conjonction que. Ce double traitement des conjonctions de la subordination a pourtant un effet commun. Le relâchement de la syntaxe dans l’expression de la circonstance d’une part, et d’autre part l’expansion de la conjonction que, impliquant la subordination de la proposition infinitive et le recours fréquent aux complétives déterminant un substantif, favorisés tous deux par le phénomène du nivellement comme nous le verrons ci-après, contribuent à conférer à la phrase de L’Estoire de Eracles une plus grande extensibilité.

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Chapitre 3 Le nivellement

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a fragmentation de la longue phrase de Guillaume de Tyr en propositions autonomes, de dimension réduite, s’accompagne d’un phénomène de nivellement, qui a ses particularités dans la chronique française. L’un des principaux objectifs de l’adaptation est de faciliter la compréhension du texte, la solution en étant d’aplanir, en les explicitant, les catégories grammaticales qui entravent cette tâche, en raison de leur concision et leur complexité. Ces catégories peuvent être syntaxiques comme l’ablatif absolu et l’apposition, mais aussi lexicales comme les formes nominales et adjectives du verbe. L’emploi massif des premières, de l’ablatif absolu en particulier, et la fréquence élévée des secondes, constituent dans l’Historia une réserve bien solide, d’où l’importance de leur effet.

1. L’ablatif absolu L’effet que peut avoir l’adaptation de l’ablatif absolu sur la phrase est d’autant plus fort que le tour participial est de très grande fréquence dans la chronique latine. Ce que Guillaume de Tyr réussit à dire dans une construction à deux termes118 est bien souvent rendu en une proposition indépendante. Toutefois, la tendance générale à la transformation parataxique de l’ablatif absolu connaît des exceptions, car il arrive à l’adaptateur de recourir soit à la subordonnée 118

  La construction participiale absolue est bien courante dans la chronique française. Faite sur le modèle latin, elle comprend le participe présent des verbes de perception, oïr et veoir, et un sujet, pour constituer une proposition participiale. L. XVI, ch. 21, l. 3, p. 740 : por ce les fist venir l’emperere devant soi et leur demanda, voiant ses barons, por que ...

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complément d’objet direct d’un verbe de connaissance119, d’opinion ou de perception soit à la subordonnée temporelle introduite par la conjonction quant : Idem dominus rex curam gerens indefessam quomodo regnum sibi a Deo commissum posset ampliare, sumpta occasione ex galeis quibusdam quæ in regno hiemaverant, mense Februario, congregata pro viribus christiani populi, ex universi regni finibus multitudine, urbem obsidet Berythensium120.

Por ce se porpenssa que plus hardiement porroit aler em bataille por la besongne Jesucrist. Il savoit bien que en leur porz avoient ivernées galies qui bien li porroient aidier a comquerre aucunes des citez de la marine; por ce quant il vint el mois de fevrier, il assembla tout son pooir de tot le resgne et ala aseoir la cité de Barut. (l. 3, p. 474)

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Les deux ablatifs absolus sumpta occasione et congregata multitudine sont rendus dans la version française de deux manières différentes. Constituant le noyau d’une principale et introduisant une complétive subordonnée par la conjonction que, le verbe savoir affaiblit partiellement dans le premier ablatif absolu sumpta occasione l’expression d’une circonstance de second plan, en l’occurrence de la cause, au profit de la simple linéarité chronologique. Le nivellement de la cause a consisté, par simplification, à investir l’ablatif absolu sumpta occasione de la même expression d’antériorité dans le temps qu’exprime le second ablatif absolu congregata multitudine. Cela veut dire que la subordination de l’ablatif absolu peut aboutir dans l’adaptation de L’Estoire de Eracles au même résultat de nivellement que la parataxe elle-même. Mais alors que l’adaptateur multiplie les moyens pour simplifier sa phrase, les deux opérations finissent par ôter à cette dernière la caractéristique de concision qui distingue la phrase de Guillaume de Tyr. Par ailleurs, ce n’est pas seulement par le moyen de la parataxe ou, d’une manière opposée, de la subordination qu’est sacrifiée la concision que l’emploi de la proposition participiale vaut à juste titre à la phrase latine. L’adaptation de l’ablatif absolu dans L’Estoire n’échappe pas à la division du procès en deux ou en trois étapes. 119   C’est le même traitement que subissent certains cas d’accusatif absolu qu’il nous a semblé convenable de rattacher à l’étude de la proposition participiale. Les constructions absolues faites avec les verbes cognoscere ou bien comperire et ayant pour régime une complétive introduite par la conjonction quod sont rendues au moyen de complétives introduites avec la conjonction que, complément d’objet direct d’un verbe de perception. L. XII, ch. 20, l. 19, p. 542 : Ubi quid circa dominum regem medio tempore accidisset cognito compertoque quod ulterius procedere non esset fructuosum (Là, ayant appris ce qui était arrivé pendant ce temps au roi et ayant découvert qu’il était inutile d’aller plus loin), et : ilecques oïrent certeinnes noveles que li chastiaux avoit esté pris, li rois en estoit menez a Marram en prison. Bien virent que n’estoit mie grant preu d’aler avant, l. 23, p. 542. 120

  L. XI, début du ch. 13, p. 474 : Cherchant sans cesse à fortifier le royaume de Dieu, le roi voulut saisir l’occasion qu’offrait la présence de quelques navires déterminés à passer l’hiver dans la région. Au mois de février, il réunit, autant que les moyens des Chrétiens le lui permirent, de nombreuses troupes venant de tous côtés du royaume et alla mettre le siège devant la ville de Beyrouth.

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Le nivellement

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Dans quæstione vero prædicta per hujusmodi sopita transactionem121, le participe parfait sopita est rendu en deux syntagmes verbaux : quant ceste pes fu einsint bonement devisée et fete par acort des deus. Les circonstances qu’exprime l’ablatif absolu ne sont pas pour autant complètement négligées dans la version française. En effet, si le nivellement se fait au détriment des particularités syntaxiques et, comme nous le verrons ci-après, des valeurs temporelles qu’exprime le participe passé pris le plus souvent comme un prédicat, l’adaptateur se soucie davantage de rendre le contenu de la construction participiale, c’est-à-dire de la fonction circonstancielle qu’elle remplit. Parfois un groupe prépositionnel ou adverbial exprime certaines circonstances, comme l’opposition par exemple : - Egressus cum honesto filiorum ac nepotum comitatu, invitis his qui eum obsederant122. Tot salvement s’en issi malgré le pueple. (l. 20, p. 833) - ... prohibente domino patriarcha, qui illuc usque eum fuerat prosequutus, renitentibus etiam de proceribus nonnullis exercitum iter iubet arripere123. Si que contre la volenté au patriarche qui la estoit et au plus des autres barons, il fist son ost deslogier et movoir. (l. 23, p. 524)

Parfois, un temps ou un mode verbal suffisent pour rendre la circonstance exprimée par l’ablatif absolu, comme le fait le conditionnel, qui marque l’hypothèse : ... ordinantes ut altera illarum versus Ramulam procedat, dominum dominum regem ad pugnam provocans; altera Joppen properet, ut, rege contra alteram occupato, illam urbem impugnet, convocatis his qui in classe illuc jam advenerant124.

La firent deus parties de leur genz et commanderent que li un se tressissent vers lou roi et assemblassent a lui, tandis comme li rois seroit encombrez li autre s’en alassent tuit a Jafe et assaillirent par terre et cil des nés par mer ... (l. 22, p. 455)

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Bien qu’occultée, dans le texte latin même, par la construction asyndétique de l’ablatif absolu rege occupato, la valeur hypothétique de ce dernier peut être saisie par référence au verbe. Il s’agit en effet de manœuvres projetées par les Égyptiens contre l’armée de Baudouin II, et l’ablatif absolu exprime une action qui attend son échéance et de l’accomplissement de laquelle dépend celui d’une 121

  L. XI, ch. 9, l. 18, p. 466 : À peine l’affaire fut-elle apaisée par cet accord que ...

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  L. XVIII, ch. 9, l. 20, p. 832 : Il sortit, escorté de ses fils et neveux, malgré la présence de ceux qui l’assiégeaient. 123   L. XII, ch. 9, l. 20, p. 524 : Il donna l’ordre de se mettre en route contre le gré du patriarche qui l’avait accompagné jusque là, et en dépit de l’opposition de quelques nobles. 124   L. XI, ch. 3, l. 22, p. 455 : Ils commandèrent à l’un des deux escadrons d’avancer vers Rame et de provoquer le roi à un affrontement et à l’autre de se diriger vers Jaffa, puis, tandis que le roi serait occupé dans sa bataille, de convoquer le secours de la flotte qui y serait arrivée déjà et d’assiéger la ville.

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Les faits de syntaxe

seconde action exprimée par le subjonctif impugnet. Le conditionnel seroit rend fidèlement le sens hypothétique voulu dans la version originale, mais la subordination de ce conditionnel à la conjonction temporelle tandis comme a pour effet principal de décontracter la phrase. C’est l’ablatif absolu à valeur circonstancielle de temps qui semble le plus avoir essuyé les effets du nivellement. En admettant que l’homogénéisation des temps verbaux demeure pour l’auteur français le moyen principal pour la simplification de son récit, il n’est pas difficile de constater que, dans la transposition des ablatifs absolus, le choix des temps verbaux obéit à une syntaxe élémentaire, qui s’appuie sur quelques temps de prédilection : deux temps simples, le passé simple et l’imparfait, et deux temps composés, le passé antérieur et le plus-queparfait. Le passé simple est adopté systématiquement dans les récits de combat pour rendre les diverses circonstances dans lesquelles se déroule l’action militaire. La suprématie du passé simple dans la chronique correspond à celle des propositions participiales qui se succèdent dans le texte latin à un rythme rapide. L’auteur français emploie l’imparfait de l’indicatif pour exprimer la simultanéité, et le passé antérieur ou le plus-que-parfait pour exprimer l’antériorité. Alors que l’emploi des temps composés ne poserait pas les mêmes problèmes qui accompagnent en général les temps simples125, ce sont ces derniers, le passé simple notamment, qui méritent attention. Nous en proposons un exemple : Æstate vero sequente, præparatis jam ex parte ad iter necessariis, et congregato navigio, dum ad iter accingeretur, copiis undecumque convocatis valida correptus ægritudine…126

En l’esté apres il appareilla sa muete mout richement; nés et viandes avoit toutes prestes, chevaliers et autres genz vouloit avecques lui mener, tant comme il poïst concueillir, mes tandis com il atornoit einsint son afere une grande maladie li prist dom il fu mort. (l. 34, p. 462)

126

L’imparfait utilisé dans un récit d’action, au moment où l’on s’attend à un passé simple, du moins dans le cas de copiis convocatis, que sépare des deux premiers ablatifs absolus la temporelle introduite par dum, exprime, non pas une suite d’actions qui se succèdent dans le temps ou même qui s’enchaînent selon 125   Par exemple, au L. XII, ch. 3, l. 7, p. 514 : Habitaque deliberatione de instanti negotio, varias promunt sententias (On délibéra de l’affaire pressante et on finit par émettre des avis divers), le même rapport d’antériorité, qui relie le temps verbal exprimé dans l’ablatif absolu au présent promere, relie le plus-que-parfait au passé simple dans la version française : cil seignor qui s’estoient assemblé ne s’acorderent mie premierement, l. 5, p. 513. Il en est de même au L. XI, ch. 1, l. 13, p. 450 : Completis ergo negotiis ... cum ingenti equitum peditumque transfretare volentium multitudine, in Apuliam reversus est (Il acheva ses affaires puis rentra en Apulie avec une immense quantité de chevaliers et de fantassins désireux de traverser la mer) et : Quant Buiemonz ot bien fetes ses besongnes en France, il s’en parti a tout grant planté de chevaliers et d’autre gent, l. 13, p. 450. 126   L. XI, ch. 6, l. 34, p. 462 : L’été suivant, après avoir préparé ce qui était nécessaire pour entreprendre son voyage, rassemblé sa flotte et réuni des troupes de toutes parts, il fut atteint d’une maladie grave au moment même où il s’apprêtait à se mettre en chemin.

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Le nivellement

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un ordre de cause à effet, comme le fait dans la version latine l’accumulation des ablatifs absolus, mais des actions concomitantes. L’emploi de l’imparfait fait perdre à l’action son aspect perfectif exprimé dans le participe passé et détruit par conséquent les liens qu’établit la version originale, pour les réduire à un simple rapport de simultanéité dans le temps. Cette action prend ainsi dans la version française une valeur descriptive.

2. L’apposition Les modifications qu’implique l’emploi de l’imparfait ne sont pas uniquement d’ordre aspectuel. L’occurrence d’un imparfait, notamment dans l’adaptation de l’apposition, pourrait renforcer la valeur narrative de cette dernière, étant donné qu’elle exprime des idées de second plan et des circonstances accessoires. Le mérite de l’imparfait est d’accentuer cette valeur : « En raison de sa valeur durative, [l’imparfait] note tout ce qui n’est pas événement, c’est-à-dire ce qui relève du commentaire, du décor, de la description, de l’évocation des circonstances (notamment pour marquer la simultanéité) et des faits de second plan »127. Dans L’Estoire de Eracles, l’apposition est en fait sujette à se transformer, d’une manière automatique, en proposition relative, dont le verbe à l’imparfait évoque l’arrière-plan qui appuie un fait de premier plan exprimé au passé simple. La proposition relative peut être déterminative, comme dans il prist avec lui un suen baron qui estoit nez de France et estoit molt sages hom, Ansiau de Brie avoit non, qui équivaut à assumpto sibi Anselino de Bria, nobili viro, et fideli suo, usque ad portum Sancti-Symeonis navigio pervenit128, ou bien à valeur circonstancielle, respectant la circonstance exprimée par l’apposition, comme dans cet exemple : Quodque satis videtur abominabile, sacerdotem longævum, Petri Apostolorum principis successorem, virum ægrotativum, et pene perpetuo infirmantem, nudo capite, et melle delibuto, per diem æstivum in sole ferventissimo compulit sedere, nemine contra solis importunitatem præbente remedium, vel gratia pietatis muscas abigente129.

Apres fist il encor gregnor deablie, car cil qui estoit evesques et prestres sacrez el leu monsegnor seint Pierre, qui vielz estoit et maladis, fist lier el somet de la tor, et le chief tout oindre de miel, et fu ilec au souluel ardant en un jor d’esté, toz seu souffri le chau et les mouches a grant torment. (l. 11, p. 816)

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127

  MPS, p. 139, § 146.

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  L. XIV, ch. 5, l. 4, p. 612 : Et après s’être associé l’un de ses fidèles, Anselin de Brie, homme noble, il arriva par mer jusqu’au port de Saint-Siméon. 129

  L. XVIII, ch. 1, l. 11, p. 816 : Ce qu’il fit au patriarche d’Antioche parut abominable. Un jour d’été, il obligea le vieil ecclésiastique, le successeur de Pierre, le prince des Apôtres, homme malade et presque toujours défaillant, à se mettre sous le soleil ardent, la tête nue et enduite de miel, sans que quelqu’un offrît, par égard, de le protéger contre un coup de soleil ou même de repousser les mouches.

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Les faits de syntaxe

La proposition relative cil qui estoit evesques et prestres sacrez el leu monsegnor seint Pierre, qui vielz estoit et maladis maintient la notion concessive exprimée dans la série des appositions latines. La proposition relative favorise ainsi l’extensibilité de la phrase française et l’emploi de l’imparfait correspondant à l’apposition latine contribue à sa transformation en véritable pause descriptive.

3. Les formes adjectives et les formes nominales du verbe L’adaptation de l’Historia a connu, en plus des problèmes de syntaxe, des difficultés lexicales. Nous nous contentons de signaler le traitement de quelques catégories morphosyntaxiques comme les formes adjectives ou nominales du verbe. La complexité de ces catégories pousse l’auteur de L’Estoire de Eracles à recourir à l’explicitation. Grâce à ce traitement, le participe passé passif, le participe présent, le participe présent substantivé, l’adjectif verbal, le gérondif et le nom d’action en -us de la quatrième déclinaison sont rendus dans la version française sous forme de propositions autonomes, que l’adaptateur prend soin par la suite de juxtaposer ou de subordonner. La juxtaposition exige cependant de l’auteur français le respect de la circonstance exprimée dans le texte latin, au moment où lui-même cherche à simplifier les diverses circonstances, en les nivelant sur l’expression du temps. La subordination est dans la majorité des cas favorable à l’expression temporelle. C’est ainsi que la causalité exprimée par le participe parfait passif est sacrifiée au profit de celle du temps, grâce à la subordination la plus élémentaire mais la plus courante dans L’Estoire. Dans hoc strepitu civium, et suorum clamantium vociferatione vehementi motus Imperator130, le participe motus est rendu par une subordonnée temporelle, quant l’emperere oï ce. Parfois, la difficulté de trouver un équivalent est accrue par la fonction du participe comme dans a quo spreta et contra matrimonii leges abjecta ad comitem Britanniæ se contulit131, et mes il la lessa contre le commandement de seinte eglise et de la loi de mariage et li cuens de Bretengne la prist et espousa. Le passé simple lessa résume les deux participes apposés spreta et abjecta, et la conjonction mes, assurant la coordination de la proposition, sauve l’expression de l’opposition. Il en est ainsi pour le participe présent :

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  L. XV, ch. 4, l. 23, p. 662 : L’empereur, troublé par le vacarme et les clameurs du peuple qui s’agitait... 131

  L. XIV, ch. 1, l. 23, p. 606 : Après avoir été répudiée, contrairement à la loi même de l’Église, elle se réfugia auprès du comte de Bretagne.

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Le nivellement Cognito autem dominus rex, quod circa partes illas cum omnibus viribus suis (Noradinus) detineretur occupatus, volens illius occupationes ad suum trahere compendium, sciens Damascenorum fines absque militarium virorum robore hostium facile patere insidiis, congregato exercitu, regionem Damascenorum ingreditur, et cuncta pro arbitrio incendiis tradens ...132

135 Mes li rois qui molt estoit sages et apenssez, oï les noveles que Noradins guerroioit einssi les genz de sa loi, si s’apenssa que tandis comme il entendoit a cele afere, il referoit aucune chose de son preu. Bien se prist garde que la terre de Damas n’estoit mie bien garnie de chevaliers ne de genz a armes, por ce semont tant de sa gent comme il en pot avoir et s’en entra an la terre des Turs, el reaume de Damas. Il commança a gaster et a destruire et ardoir les casiaux ... (l. 11, p. 866)

132

L’adaptateur a le même comportement avec le participe présent substantivé, que Guillaume de Tyr, fidèle à un usage classique qui se répand plus tard, emploie bien souvent : « Dès le début de la langue latine, certains mots ... pouvaient être rangés dans la catégorie des noms ou dans celle des adjectifs. À l’époque impériale un grand nombre d’adjectifs et de participes sont employés comme noms, et dans le latin tardif, cet emploi se développe encore »133. Dans l’exemple de maximum iter agentibus solebat imminere periculum134, le participe présent agentibus est explicité par la proposition relative les Crestiens qui aloient loing de leur recez. Les rares participes présents latins substantivés appartenant à la langue administrative ou religieuse, employés pour combler un manque lexical, sont parfois traités de la même manière135. Concurrencé par le gérondif et l’adjectif verbal, le supin est presque inexistant dans l’Historia. Le plus souvent, le gérondif et l’adjectif verbal se transforment dans L’Estoire de Eracles en proposition indépendante : equis regendis aptissi132   L. XVIII, ch. 27, l. 10, p. 866 : Ayant appris alors que Noradin était occupé à assiéger ces régions, le roi, voulant en tirer profit, et sachant que le territoire de Damas, vide de forces militaires, s’offrait facilement à ses embûches, rassembla son armée et envahit la ville de Damas qu’il livra à son gré par la suite au feu. 133

  BAM, p. 18.

134

  L. XIV, ch. 8, l. 9, p. 617 : Ceux qui voulaient prendre ce chemin étaient exposés à un grave danger.   L. XVI, ch. 10, l. 3, p. 720 : Est autem una de urbibus suffraganeis, quæ ad Bostrensem metropolim habet respectum (C’est l’une des cités suffragantes et dépendantes de la métropole de Bostrum), et : C’est une petite cité qui est desouz la grant cité de Bussereth, l. 3, p. 720. Alors que le groupe prépositionnel de supernis disparaît dans l’adaptation. L. XVI, ch. 8, l. 19, p. 715 : ... universus regni populus voce præconia congregatur, et implorato de supernis auxilio, vivificæ crucis ligno secum assumpto salutari, tam dominus rex, quam principes omnes, Tyberiadem usque perveniunt (Le peuple se réunit à l’appel, et implorant le secours du ciel, et portant le bois de la Croix vivifiante, le roi et tous les princes arrivèrent à Tybériade) et : Au jor de la semonsse, s’assemblerent et murent mout lieement li rois et touz li olz, puis vindrent davant la cité de Tabarié, l. 19, p. 715. 135

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Les faits de syntaxe

mus136, et mout sist bien a cheval. Parfois, l’adaptateur les rend par un infinitif : opinantes eos vires ad resistendum habere137, et quant il conurent les nostres en cel tertre, bien cuidotent estre a garantise avec aus, ou bien sociis quibus multum in natando erat exercitium138, et li dui Hermin qui bien savoient noer, ou bien encore et duodecim aliis ad sarcinas et impedimenta devehenda139, et douze autres vessiax a porter homes et chevax et touz hernois. * Pour venir à bout des difficultés syntaxiques, l’auteur de L’Estoire de Eracles a donc suivi une méthode à deux voies principales : la simplification de la phrase complexe de Guillaume de Tyr et l’extension de la phrase française grâce à l’explicitation. Or, la simplification et l’extension ont imposé l’emploi de moyens grammaticaux et stylistiques bien précis : d’abord, la division du procès en temps successifs, grâce, principalement, à la conjonction quant employée avec des verbes de perception; ensuite, l’emploi de la conjonction que, comme moyen principal d’enchaînement logique; enfin, l’emploi abusif de la locution conjonctive si ... que. Simplification et extension ont ainsi concouru à étendre la phrase française dans toute sa latitude. D’autre part, la réduction de la subordination et la coordination dans L’Estoire de Eracles se voit sous-tendue et confirmée par le nivellement des éléments intérieurs qui charpentent la phrase. L’aplanissement de la forme et de la fonction de l’ablatif absolu, de l’apposition et des formes nominales et adjectives du verbe entraîne ainsi le nivellement des valeurs circonstancielles et temporelles, le tout répondant à un besoin de simplicité et ayant pour résultat de livrer une phrase française linéaire, qui renonce à la complexité de la phrase de Guillaume de Tyr. Le souci de Guillaume de Tyr de fournir une information complétée de toutes les circonstances indispensables montre que l’historien procède grâce à son appréhension globale de l’événement. En revanche, l’auteur français qui développe volontiers, au détriment des autres circonstances, l’expression du temps dans ses simples notions d’antériorité et de postériorité, et de la conséquence, semble poussé par une vision sélective, conditionnée par un besoin de simplifier le récit et en même temps par une tendance à l’exagération dramatique.

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  L. XII, ch. 4, l. 4, p. 516 : ... et rompu à l’art équestre.

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  L. XII, ch. 10, l. 6, p. 526 : Ils estimaient qu’ils avaient des moyens de résister.

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  L. XII, ch. 20, l. 6, p. 541 : ... et il se fit escorter de bons nageurs.

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  L. XIII, ch. 21, l. 5, p. 588 : ... et douze autres navires pour transporter les bagages.

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TROISIÈME PARTIE ÉTUDE DU VOCABULAIRE

L

e matériau lexical de L’Estoire de Eracles ne souffre pas en général d’une insuffisance flagrante. Une première lecture montrerait qu’en dehors d’une minorité de mots voués à la suppression, les termes de la chronique française, appartenant ou non à une langue de spécialisation, possèdent des équivalents plus ou moins appropriés et adaptés suivant quelques principes allant de l’explicitation du terme à sa transposition fidèle. Les différentes voies suivies reflètent la nécessité pour l’auteur de L’Estoire de Eracles de modeler le vocabulaire selon ses propres exigences. Néanmoins, ce travail d’adaptation n’affecte pas de manière exclusive les nouveautés médiévales intégrées au vocabulaire de l’Historia grâce aux emprunts et aux termes techniques, mais aussi la part considérable qu’occupe dans la chronique latine le vocabulaire classique, enrichi par l’apport de la dérivation. À la lumière de ces données, nous avons jugé utile d’examiner en détails les difficultés qu’a rencontrées l’adaptation du vocabulaire : les cas de suppression, le problème des mots savants et ceux, multiples, de la dérivation et de la composition. Nous consacrerons également une partie indépendante aux caractéristiques du vocabulaire de L’Estoire de Eracles, notamment aux problèmes de polysémie et aux couples de synonymes. Enfin, nous tâcherons de répertorier les différentes expressions appartenant aux trois principaux vocabulaires français, religieux, féodal et militaire.

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Chapitre 1 Les suppressions lexicales

L’

une des voies d’adaptation la plus vraisemblablement commode, puisqu’elle permet à l’auteur français de surmonter les difficultés que posent les termes compliqués, est la suppression. Pratiquée surtout sur les expressions de civilisation étrangère, elle trahit la méconnaissance soit du terme latin soit de son équivalent français, ou l’éventuelle inexistence de termes correspondants. D’ailleurs, l’une des raisons principales pour lesquelles l’adaptation de l’Historia a impliqué l’omission de passages entiers est le manque de familiarité de l’auteur avec leur vocabulaire. Voici à titre d’exemple le traitement de murex : - Hæc et triti conchilii, et preciosi muricis, egregio purpuram colore prima insignivit.1 La seult l’en prendre les poissons de mer dont l’en tient la porpre que li rois suelent vestir. (l. 7, p. 555)

Les deux termes de conchylium et murex ne possèdent pas d’équivalents français appropriés. Celui de conchile signifie à lui seul « poisson à écailles ressemblant aux pourpres et porcelaines »2. Le Dictionnaire étymologique de la langue latine donne à concha le sens de « coquille, coquillage, conque »3. C’est le Dictionary of Medieval Latin from British Sources qui donne à conchylium le sens de « shellfish or shell » et de « murex, purple color »4. Il en est de même pour

1

  L. XIII, ch. 1, l. 21, p. 556 : Elle se distingua par la pourpre, couleur remarquable qu’elle fut la première à tirer, en broyant des coquillages et du murex précieux. 2

  GF, t. II, p. 219, 1ère col.

3

  EM, p. 136, 1ère col.

4

  LRD, fasc. I, p. 419, 2e col.

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Étude du vocabulaire

purpura, supprimé en raison de son appartenance au vocabulaire d’une civilisation étrangère5. La tendance à la suppression est beaucoup moins importante cependant que la tendance contraire ou l’effort de trouver des équivalents. La disparition du terme n’entraîne pas forcément celle de l’idée. La fidélité tenace de l’auteur français au texte original ne fléchit que dans les cas extrêmement difficiles d’expressions techniques et spécialisées. Par conséquent, il nous a été particulièrement malaisé de cerner parmi les différentes terminologies du vocabulaire technique celle qui est la plus touchée par la suppression. La langue juridique, la langue commerciale, géographique ou médicale subissent toutes le même sort et sont reprises dans L’Estoire avec une plus ou moins grande réduction de termes. Le terme de metropolis6 par exemple, relevant de la langue administrative et employé par Guillaume de Tyr moins souvent dans son sens classique de « métropole, capitale »7 que dans son sens chrétien de « métropole, église métropolitaine »8, possède pour tout équivalent dans la version française le syntagme la greindre cité, qui implique un élargissement de sens. Le vocabulaire artisanal ne possède pas, lui non plus, de correspondant à ligni cæsor, dans cet exemple où ce dernier est associé à architecturæ periti : - Dominus sane patriarcha cum regni principibus, vicem domini regis obtinens, lignorum cæsores et architecturæ peritos convocans ...9 Li patriarches s’en entremist et li autre baron du regne, et orent asemblé touz les engigneors qu’il porent trouver. (l. 7, p. 563)

Le terme général d’engigneor ne suffit pas pour rendre en même temps les deux sens de « tailleurs de bois » et d’« architecte ». C’est ce dernier que donne le Dictionnaire de l’ancienne langue française10 : « ingénieur, faiseur d’engins, de machines, mécanicien, architecte, celui qui fait le plan du travail, en dirige l’exé-

5

  F. Biville, Les Emprunts du latin au grec, t. II : Vocalisme et conclusions, LouvainParis, Peeters, 1990, p. 500 : « Il est fort possible que les termes relatifs au commerce des épices, des tissus, de la pourpre (fūcus, purpura) ou à la navigation, soient directement passés du phénicien ou punique au latin, mais la majorité d’entre eux sont venus par l’intermédiaire du grec, le grec qui, à l’époque hellénistique et même auparavant, devait constituer la langue fondamentale des échanges commerciaux en Méditerranée. » 6   L. XI, ch. 6, l. 20, p. 461 : Tandemque Durrachium obsidens, Epiri primæ metropolim (Enfin il assiégea Duras, la première métropole de l’Épire) et : Au derrenier, vindrent a Duras qui est la greindre cité de l’une des Epires et l’asistrent, l. 20, p. 461. 7

  BAD, p. 529, 2e col.

8

  BAL, p. 585, 1ère col.

9

  L. XIII, ch. 6, l. 6, p. 563 : Le patriarche, qui obtint de parler au nom du roi, appela des tailleurs de bois et des architectes experts. 10

  GF, t. III, p. 169, 2e col.

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Les suppressions lexicales

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cution. » Il en est de même de trophæum11, métaphore de la victoire destinée à disparaître, comme tout mot servant de support d’image. Dans l’exemple suivant, l’adaptateur procède soit à la suppression totale du terme, comme celui de thesaurus, soit au jumelage de deux synonymes en un seul terme, comme letre qui rend elementum ou « lettre de l’alphabet »12 et characteres ou « caractères, écrits, lettres, signes »13 : - Hujus quoque cives excellenti mentis acumine, et ingenii vivacitate præclari, individua vocum elementa, convenientibus designare apicibus, primi tentaverunt : et memoriæ thesauros ædificantes, mortalim primi scribendi prudentiam et mentis interpretem sermonem, characteribus designandi formam posteris tradiderunt.14 Li citeain de la vile, si com l’en trueve en l’Escripture, troverent premierement letres de latin. (l. 6, p. 555)

En somme, bien que l’on puisse imputer ces différentes suppressions qui criblent le vocabulaire de la chronique latine plus à l’inaptitude de l’ancien français qu’à une tendance générale de simplification, et qu’elles demeurent de fréquence relativement réduite, le procédé a cependant pour effet de dépouiller le vocabulaire de L’Estoire de Eracles de termes de spécialisation. Les expressions générales adoptées ôtent à la langue de la chronique française la précision et la pertinence des termes techniques.

  L. XIV, ch. 7, l. 28, p. 616 : Antiochiam cum summa lætitia et trophæorum insignibus reversi sunt (Ils rentrèrent à Antioche, avec la plus grande joie et portant des signes de victoire) et : La fu a leur revenue la joie moult grant, l. 24, p. 616. 11

12

  BAD, p. 303, 1ère col.

13

  BAD, p. 146, 2e col.

14

  L. XIII, ch. 1, l. 13, p. 555 : Ses citoyens, réputés pour l’excellente finesse de l’esprit et la vivacité de l’imagination, furent les premiers à essayer de désigner chaque élément de la voix par des signes convenables et, en érigeant des œuvres de mémoire, ils furent les premiers des mortels à écrire la sagesse et la parole interprétant l’idée et à transmettre à la postérité la forme désignant les caractères.

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Chapitre 2 Les termes savants

E

n replaçant L’Estoire de Eracles dans le contexte général des traductions médiévales, il s’avère que la part qu’occupent les mots savants dans le vocabulaire de la chronique française est minime face à la richesse considérable du reste des œuvres médiévales. L’observation suivante de Charles Brucker ne vaut ainsi que pour la modeste réserve de termes ayant fait leur transfert direct de la chronique latine vers la version française : Sous l’influence des modèles latins, le vocabulaire, celui des traducteurs en particulier, s’enrichit considérablement de mots d’origine savante, échappant ou ayant échappé à l’évolution phonétique attendue, dite populaire : il s’agit de mots empruntés au latin et ayant gardé une physionomie relativement proche du latin.15

Ceci trouverait son explication principale dans l’abondance lexicale de l’Historia, alimentée par les deux procédés de la dérivation, préfixation et suffixation, qui permettent à l’archevêque non seulement de se servir à volonté de dérivés latins préexistants, fournis par le fonds classique, mais aussi d’user de nouvelles formations répondant aux nouveaux besoins lexicaux. À un titre moins important, les emprunts puisés dans la langues étrangères trouvent dans le vocabulaire de l’Historia une place convenable. La chronique de Guillaume de Tyr est dotée d’une série de mots techniques, dont certains relèvent du vocabulaire des civilisations étrangères. Face à toute cette réserve, les compétences de l’adaptateur se voient parfois dépassées. Nous ne perdons toujours pas de vue, en outre, que l’adaptation d’une œuvre historique au Moyen Âge n’est pas tenue aux mêmes scrupules linguistiques que la traduction d’une œuvre scientifique dont la nature 15

  Ch. Brucker, Traduction et adaptation en France, actes du colloque organisé par l’Université de Nancy II (23-25 mars 1995), Paris, Champion, 1997, p. 77.

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Étude du vocabulaire

des termes impose le respect du mot-à-mot. La qualité du public peut être différente de celle du cercle savant des clercs, d’où la nécessité pour l’adaptateur de simplifier son vocabulaire. Ainsi, toute cette réserve est soumise dans la version française à deux traitements : le premier consiste dans la transposition directe du terme latin, procédé permettant de doter la chronique française d’un vocabulaire savant, et le second dans l’équivalence française médiévale disponible à l’époque.

1. La transposition directe En dehors de leur petite fréquence, qui fait leur particularité, les termes savants issus du nom latin et francisés au prix de modifications phonétiques, paraissent bien adaptés au vocabulaire de L’Estoire. Voici deux exemples en -ance et en -té : - Qui principis favore freti, qui eum, ut prædiximus, odio inexorabili contra fidelitatis debitum quo eidem tenebatur astrictus, persequebatur, omnino facere, vel eidem obedire negant16. La se demora por atendre se li princes abessast vers lui la rancune de son cuer, et ses clergiez li gardast obediance. (l. 8, p. 689) - ... ita ut ex omni Orientali tractu convocati prudentiores physici, adhibitus remediis quæ illius infirmitas minus exaudire videbatur, de vita ejus desperarent penitus17. Il se descorderent, mes li plus disoient qu’il n’en povoit garir. Cele enfermeté li envoia Nostre Sires por le preu des Crestiens. (l. 21, p. 852)

Il en est ainsi d’un nombre restreint de substantifs suffixés en -tio qui survivent dans la langue de L’Estoire de Eracles. Le terme d’incarnatio par exemple passe dans la version française en raison de son appartenance à la langue de l’Église, alors que l’ensemble des mots latins en -tio est voué à la disparition : - Concessa autem nostris divinitis hæc victoria, anno ab incarnatione Domini MCXX18. Ceste victoire otroia Nostre Sire as Crestiens l’an de l’Incarnacion Jesucrist M et C et XVIII.

16

  L. XV, ch. 14, l. 3, p. 689 : Ceux qui comptaient sur une faveur du prince, qui persécutait le patriarche d’une haine implacable, contrairement au lien de fidélité qui l’attachait, refusèrent de lui obéir en tout. 17   L. XVIII, ch. 19, l. 24, p. 852 : Ainsi, les médecins les plus savants furent convoqués de tout l’Orient et vinrent administrer les remèdes. Mais sa maladie ne semblait point se laisser vaincre et les médecins désespéraient de sa guérison. 18

  L. XII, ch. 12, l. 51, p. 530 : Cette victoire fut accordée aux nôtres, en l’an de l’Incarnation du Seigneur 1120.

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Nous citons au même titre procession19, eslection20, subjection21, qui survivent dans la langue de L’Estoire et qui côtoient des formations demi-savantes, dont oroison et beneiçon : - ... in orationis jugis22. ... en oroisons estoit longuement. - ... ut post ejus obitum jure convenirent maritali23. ... prist a noces et a beneiçon madame Sezile la fame Tancre.

L’appartenance du terme savant aux terminologies principales de l’Historia, religieuse ou militaire, favorise également son maintien dans des contextes différents : « Le mot en provenance du latin chrétien est devenu de plus en plus polyvalent, et ses emplois se sont étendus en dehors des contextes dont auparavant il paraissait inséparable »24. Nous citons le cas du terme chrétien redemptio, retenu dans sa forme populaire raençon dans la version française, en fonction de sa connotation religieuse mais utilisé, comme dans l’exemple suivant, avec son sens de « prix qu’on donne pour la délivrance d’un captif »25 : - ... datis obsidibus pro certa summa pecuniæ, quam pro sua redemptione pepigerant26. Cil Baudoins parla de sa rançeon et fu acordé por une somme d’avoir.

La langue médicale est, elle aussi d’une manière particulière, bien illustrée d’exemples de termes ayant fait leur transfert dans la version française par simple adaptation formelle. C’est le cas du substantif fisique dont l’emploi est d’autant 19   L. XII, ch. 2, l. 17, p. 513 : Cum de more populus universus in vallem Josaphat convenisset, ad solemnem et celebrem tantæ diei processionem (Comme tout le peuple s’était réuni, selon la coutume, dans la vallée de Josaphat, pour célébrer la procession de ce si grand jour) et : Il avint que li pueples s’asembla en la mestre cité de Jerusalem por voir la haute procession, ch. I, l. 30, p. 512. 20   L. XIV, ch. 10, l. 11, p. 620 : ... absque fratrum et cœpiscoporum conscientia, solo populi, ut dicitur, suffragio electus est (Il est élu par le suffrage du peuple seul, sans le consentement des frères et des évêques) et : Raoul avoit non, nez del chastel de Danfront, en Passois, sans esleccion des clers, par la volenté et par le cri del pueple, l. 6, p. 619.

  L. XV, ch. 1, l. 52, p. 657 : Qui sub miseræ servitutis jugo ab infidelibus dominis premebantur indebite (Ceux-ci vivaient contraints par le joug injuste de la servitude des infidèles) et : ... quar tozjorz avoit il assez Crestiens en la cité qui vivoient en subjection, l. 48, p. 657. 21

22

  L. XII, ch. 4, l. 6, p. 516 : ... assidu dans la prière.

23

  L. XI, ch. 18, l. 8, p. 483 : ... pour qu’ils se marient après sa mort.

24

  J. Chaurand, Introduction à l’histoire du vocabulaire français, Paris, Bordas, 1977, p. 38. 25

  GF, t. X, p. 472, 1ère col.

26

  L. XI, ch. 8, l. 3, p. 464 : Il donna quelques otages, en échange d’une certaine somme d’argent qu’on lui avait demandée en guise de rançon. 

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plus étonnant que son dérivé français fisicien coexiste dans L’Estoire de Eracles avec son équivalent français mire27, et celui de tisique, désignant une maladie, adaptation d’ethica28. L’auteur paraît puiser à une réserve de termes lexicaux dont « la francisation ... a pu paraître la solution de facilité qui s’offrait aux traducteurs »29. - Nostri autem Orientales principes, maxime id efficientibus mulieribus, spreta nostrorum Latinorum physica et medendi modo, solis Judæis, Samaritanis, Syris et Sarracenis fidem habentes, eorum curæ se subjiciant imprudenter, et eis se commendant, physicarum rationum prorsus ignaris30. ... quar il ne parlassent ja de leur espurgement as fisiciens, einçois i avoit nus Samaritans et Sarrazins et Suriens qui rien ne savoient de fisique, et donoient poisons a touz les hauz homes de la contrée. (l. 5, p. 879) - ... quæ postea in ethicam versa est, nec ab ea, usque in diem obitus, remedium sensit aut convalescentiam31. Par ce fu si atenuoez qu’il cheï en tisique de quoi il ne pot onques puis guerir, einz li dura jusque a la mort. (l. 14, p. 880)

Le vocabulaire de L’Estoire renferme enfin des mots divers ayant effectué leur passage en ancien français selon le même principe d’évolution, dont des termes de civilisations étrangères tels que calemele ou « roseau »32 pour canamella, ainsi que çucre pour zachara, ou des toponymes que l’adaptateur semble ne pas reconnaître comme Decapolis dont l’adaptation en Dis Citez s’assimile à une transposition sémantique :

27

  L. XVIII, ch. 17, l. 19, p. 848 : ... quod Noradinus hostium potentissimus ... aut mortuus erat, aut incurabilem et desperatam deciderat ægritudinem (que Noradin, le plus puissant ennemi, ou bien allait mourir ou bien était tombé dans une maladie incurable et désespérée) et : ... que Noradins furent si tres durement malades que tuit li mire distrent qu’il n’en porroit eschaper, l. 23, p. 848. 28

  Un sens est donné à ethica dans le BAL, p. 349, 1ère col. : Ethica ou ethica febris, pour hectica, est une « fièvre habituelle ». Le terme de tisique ou phtise signifie « phtisie », « affection pulmonaire », d’après le GF, t. 6, p. 139, 2e col. 29

  J. Chaurand, Introduction à l’histoire du vocabulaire français, p. 41.

30

  L. XVIII, ch. 34, l. 4, p. 879 : Sous l’instigation de leurs femmes, nos princes d’Orient rejetaient la médecine des Latins et nos remèdes et n’avaient de confiance que dans les Juifs, les Samaritains, les Syriens et les Sarrasins. Ils se soumettaient imprudemment à leur traitement et se recommandaient à eux, qui ignoraient complètement les doses des remèdes. 31   L. XVIII, ch. 34, l. 13, p. 879 : Plus tard il eut une affection pulmonaire dont il ne put guérir ni trouver convalescence jusqu’à sa mort.  32

  GF, t. II, p. 39, 3e col. : chalemele ou « roseau ».

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- Ita ut non solum hortos ... verum et canamellas, unde pretiosissima usibus et saluti mortalium necessaria maxime, conficitur zachara33. Entre les autres precieuses choses nessent ilec les calemeles ou li çucres croist. (l. 19, p. 560) - ... in ea regione quæ Decapolis dicitur34. ... siet en cele terre que l’en cleime la Region des Dis Citez. (p. 727)

La conservation de certains termes parmi les exemples cités ci-dessus paraîtrait compatible avec l’observation de Jacques Chaurand : « C’est la langue des traducteurs qui illustre le mieux le besoin qu’avait le français d’un apport nouveau. »35 Elle exprimerait en plus le désir de mettre le public en contact direct avec le terme et remplirait ainsi une fonction didactique. L’auteur de L’Estoire de Eracles a cependant le même comportement vis à vis des noms latins ordinaires, dont l’adaptation obscure est ainsi porteuse de confusions sémantiques. Nous citons à titre d’exemple le cas de pestis qui correspond systématiquement dans L’Estoire à tempeste36, constituant ainsi un contresens37. Cette façon de procéder à propos des termes savants amène à considérer les cas de parfaite équivalence. Il y a lieu de signaler qu’il est beaucoup moins fréquent de trouver des cas d’équivalence exacte entre un substantif latin et son dérivé français, comme celle de fidelitas et feeuté38 qui s’établit définitivement grâce, encore une fois, à son appartenance à la langue de la féodalité, que des cas de correspondance entre un substantif latin et un substantif français étranger à son origine mais de sens voisin. Ce sont ces derniers en particulier qui illustrent la préférence de l’auteur français pour les équivalences purement françaises et sa tendance à établir des équivalents par synonymie voire par paronymie, aux dépens de la précision sémantique de l’idée :

33   L. XIII, ch. 3, l. 32, p. 559 : ... en sorte que non seulement les jardins, mais aussi la canne à sucre dont on fabrique le sucre, aliment nécessaire très précieux pour les usagers et pour le salut des mortels ... 34

  L. XVI, début du ch. 13, p. 727 : ... dans cette région qu’on appelle Décapolis. 

35

  J. Chaurand, Introduction à l’histoire du vocabulaire français, p. 40.

36

  GF, t. X, p. 748, 2e col. : tempeste ou « tempête, tourmente furieuse », « violente agitation ». 37   L. XI, ch. 19, l. 2, p. 484 : Iterum de Perside, quæ mala semper consuevit effundere germina, ex qua tanquam ex fonte pernicioso, aquæ solent pestilentes derivare (De nouveau, de la Perse, qui eut toujours l’habitude de répandre les mauvais germes et qui, comme une fontaine pernicieuse dont découlent des eaux pestilentielles...) et : C’estoient une fonteine qui tarir ne pooit, einz descendoit en la terre de Surie li ruissel qui tempestoient toute la gent, l. 3, p. 484. Tempester, selon le GF, t. X, p. 748, 3e col. : « faire beaucoup de bruit par mécontentement. » 38   L. XI, ch. 6, l. 30, p. 461 : Dominus quoque Boamundus, juramento corporaliter præstito, amicitiam et fidelitatem perpetuam conservandam promisit (Boémond, ayant prêté serment, promit de conserver pour toujours l’amitié et la fidélité) et : Buiemont li rejura amor et feeuté a tenir a tozjorz des lors en avant, l. 31, p. 462.

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- ... et tam pomeriis violenter expugnatis, quam fluminibus libere pro arbitrio usi sunt commoditate39. Grant aesance orent des jardins en meintes manieres. (p. 765) - Præstitit ergo ... et Tyrensium urbi et regno universo utilitates incomparabiles40. Quar de la grande planté de viandes par sa terre et par sa forteresce leur donna grant seurté. (l. 2, p. 765) - Dicebatur a nonnullis, quod comitis Bertrammi dolis et machinationibus prædictus comes Willelmus interierit41. Meintes genz distrent que li quens Bertran par grant desloiauté et par grant traïson l’avoient einsint fet occire. (l. 16, p. 466)

Dans le dernier exemple, l’emploi des termes péjoratifs desloiauté et traïson implique d’abord le passage du fait réel au jugement de valeur et par conséquent la présence directe de leur auteur. Parfois, à un substantif latin correspond son dérivé populaire : - Præstitisque juramentis, quod prædictæ conventiones eis sine fraude et malo ingenio, bona fide conservarentur42. L’en leur jura ces convenances a tenir a bone foi, sanz mal engin. (l. 24, p. 469)

À cette catégorie de termes transposés directement de l’Historia dans le texte français nous rattacherons une minorité de latinismes qui a réussi à s’introduire dans le vocabulaire de la chronique française par le moyen de gloses explicatives, propres à ancrer l’acquisition du nouveau terme. La glose se présente dans L’Estoire de Eracles comme une définition ayant pour effet de spécialiser le sens du terme. Elle exprime dans la majorité des cas, pour l’adaptateur au même titre que pour le public à qui elle s’adresse sur un mode didactique, l’existence de termes désignant un référent étranger, comme les appellations scientifiques adoptées dans le domaine méconnu de la médecine. Nous en donnons l’exemple de disintere, nom scientifique du commun menoison, qui signifie «  diahrrée, dysenterie »43 :

39   L. XVII, ch. 5, l. 2, p. 765 : Ils jouirent librement des commodités qu’offraient tant les jardins qu’ils avaient pris de force que les fleuves. 40   L. XI, ch. 5, l. 17, p. 460 : Il offrit alors ... à la ville de Tyr et à tout le royaume des commodités incomparables. 41   L. XI, ch. 9, l. 22, p. 466 : Quelques-uns racontaient que le comte Bertrand tua le comte Guillaume par ses ruses et ses machinations. 42   L. XI, ch. 10, l. 29, p. 468 : Ils se prêtèrent serment de conserver les conventions en bonne foi, sans fraude ni mauvais esprit. 43

  GF, t. 5, p. 241, 2e col.

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- Rex bibit medicinam, cum dysenteria febriculam incurrit44. Li rois des lors que il ot prise cele poison, del tout cheï en une fievre, et ot avecques une maniere de menoison que l’en apele disintere. (l. 13, p. 880)

La glose dans L’Estoire de Eracles est constituée de deux parties : l’explication commune, comprenant une comparaison, et la définition faite au moyen d’expressions présentatives comme que l’en apele ou que l’en cleime, du terme savant le plus souvent issu du latin et transposé en français selon l’évolution phonétique. C’est le cas de dysenteria > disentere. Cependant, les gloses de L’Estoire ne renvoient pas uniquement à un référent nouvellement exploré mais aussi quelquefois à une réalité connue dont la désignation latine échappe à la compréhension du public, d’où la nécessité de l’explication. Le terme de callum renvoie au même cal signifiant « épaississement et endurcissement de la peau »45 : - ... in orationibus jugis, ita ut callos in manibus haberet et genibus46. ... que il avoit es meins et es genolz une duretés que l’en cleime chauz. (l. 8, p. 516)

Ces cas particuliers sont assez nombreux. Nous en citons encore ceux de cometa et de casal 47 : - Nam per quadraginta dies, et eo amplius, cometa circa noctis initium visus est longe comam trahere48. Quar l’en vit continuelement qarante jorz, a l’anuitier, l’estoile que l’en cleime comete, qui avoit une roe de feu si grant que touz les airs en estoit alumez. (l. 28, p. 460) - Villam etiam Bethleem, quam ecclesiæ concesseram ... et unum casale, quod est in territorio Accon, nomine Bedar49. 44   L. XVIII, ch. 34, l. 12, p. 879 : Depuis le jour où le roi prit le remède, il attrapa une fièvre de dysenterie. 45

  GF, t. 6, p. 409, 2e col.

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  L. XII, ch. 4, l. 6, p. 516 : ... si assidu dans sa prière qu’il eut des cals aux mains et aux genoux. 47   B. Porëe, « Guerre, fortification et habitat dans le territoire d’Acre », dans La Guerre, la violence et les gens au Moyen Âge, CTHS, 1996, t. 1 : Guerre et violence, p. 248, fait la distinction entre la ville et le casal : « On doit s’interroger ici sur la définition du casal. Alors que le village est une unité de base arabe, l’unité de base croisée est soit la ville (de villa), soit le casal (de casale), ce qui signifie une implantation rurale. » 48   L. XI, ch. 5, l. 28, p. 460 : Pendant quarante jours, et un peu plus, on vit au début de la nuit une comète traînant une longue queue. Dans le GF, t. 9, p. 130, 2e col., comete a le sens d’« astre à traînée lumineuse en forme de queue ou de longue chevelure, qui décrit des orbes très allongés. » 49   L. XI, ch. 12, l. 43, p. 473 : ... la ville de Bethléem que j’avais cédée à l’Église et le casal de Bedar, qui se trouve dans le territoire d’Acre. Selon le BAD, p. 135, 2e col., casalis serait un terme postclassique et il désigne une « ferme ». Le BAL, p. 153, 2e col., précise le sens : « village suburbain, banlieue ». C’est le sens que donne Guillaume de Tyr lui-

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Li rois i fist eslire un preudomme qui avoit non Achetins, chantres del Sepucre, et li dona et a ceus qui apres lui tendoient le siege, a tozjorz, la vile de Belleam et des casiaus : einssi cleim l’en la les viles champestres50. (l. 9, p. 473)

Ces occurrences ne sont pas facilement justifiées. Il est difficile de penser que la glose est propre à définir les mots comme comete, cal et casal, qui seraient aussi étrangers au français de l’époque que le terme médical de disintere. Certaines gloses sont constituées d’une interprétation personnelle de l’adaptateur français. Greffées au récit, elles servent non plus à expliquer le sens du terme latin, mais à commenter l’emploi de son équivalent français. Nous citons l’exemple de baronie qui subit dans l’exemple suivant un glissement de sens de « réunion de barons, de guerriers »51, « vaillance de baron » ou même « train de baron », vers celui de « domaine ou fief de baron » : - Orientalis enim Latinorum tota regio quatuor principatibus erat distincta52. La terre qui estoit as Crestiens a cel jor outre mer, estoit toute partie en qatre granz baronies ... Je apele le roiaume baronie, parce qu’il estoit si petiz. (l. 7, p. 755)

Cette glose serait également instructive si la présente adaptation de principatus, qui hésite entre roiaume et baronie, est comparée à une adaptation antérieure où le même mot est rendu par princée53. La glose révélerait par conséquent la confusion que fait l’adaptateur entre les trois formes de pouvoir. Néanmoins, toutes les gloses que livre la version française ne sont pas le fait de leur auteur. Quelques-unes, formulées par Guillaume de Tyr lui-même par souci d’élucidation, sont calquées telles quelles. Cette transposition vers la chronique française montre une fidélité remarquable aux originales :

même au livre XI, ch. 19, l. 43, p. 486 : Recesserant etiam a nobis per illos dies, nostri domestici, et suburbanum nostrorum quæ casalia dicuntur, habitatores Sarraceni (Ces jours-là, nos domestiques, des Sarrasins habitant des faubourgs qu’on appelle casaux, s’éloignèrent de nous). 50

  Le GF, t. 2, p. 107, 1ère col. donne à chesal le sens de « bourg, château, domaine, ferme ». L’expression viles champestres de la glose de L’Estoire de Eracles est une extension de ce sens à celui de « ville en pleine campagne ». Le GF, t. 9, p. 35, 1ère col., cite d’ailleurs deux exemples de cette expression. 51   GF, t. I, p. 590, 1ère col. Le TL, 1955, t. 1, fasc. 1, p. 849, donne à baronie le sens de « Ritterschaft », « Vassallenschar », et comme sens abstrait « Vassallenschaft », « Ritterlichkeit ». 52   L. XVI, ch. 29, l. 7, p. 754 : Toute la région orientale des Latins était divisée en quatre principautés. 53   L. XI, ch. 6, l. 35, p. 37, p. 462 : Unico filio principatum et nominis herede relicto (Il laissa la principauté à son fils unique, héritier de son nom) et : ... fu ses oirs de la princée, l. 38, p. 462. Le GF, t. 6, p. 409, 1ère col. donne à princée le sens de « principauté, seigneurie, domination ». Le même sens est proposé par le TL, 1967, fasc. 64, t. 7, p. 1862.

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- Cui responsum est, triginta millium Michaëlitorum : quod genus aureorum tunc in publicis commerciis erat celebre, a quodam imperatore Constantinopolitano, qui eam monetam sua fecerat insignem imagine, Michaële nomine, sic nuncupatum54. Il repondirent que li quens leur devoit trente mile Michelois : c’estoit une maniere de besanz qui coroient lors, quar uns empereres avoit esté en Constantinopble qui avoit non Mischias et cil avoit fet batre cele monoie et la fist apeler Michelois de son non. (l. 57, p. 471)

D’une manière générale, les gloses trahissent soit un défaut de connaissance linguistique soit une volonté de mettre le destinataire en contact direct avec le latinisme que l’initiative de l’auteur finit par vulgariser. Les gloses ont ainsi un effet bénéfique, puisqu’elles forment des indices particuliers d’une double richesse linguistique, celle principalement de L’Estoire de Eracles dont le vocabulaire s’enrichit de néologismes, et celle du texte de départ dont elles scellent la supériorité en l’imposant comme modèle à suivre.

2. Les équivalences françaises de l’époque La survivance de quelques latinismes dans la version française pouvant être justifiée par la richesse lexicale du récit de Guillaume de Tyr, il est clair que l’auteur de la chronique française, face à la tâche d’adapter des termes techniques plus familiers, comme ceux relevant de la numismatique ou de la géographie, préfère les équivalences, directes ou glosées, que l’ancien français met à sa disposition : - De funda Tyri, ex parte regis, festo Apostolorum Petri et Pauli, trecentos in unoquoque anno bizantinos sarracenatos, ex debitis conditione persolvere debemus55. En la fonde de Sur, se la vile est conquise, otroient au duc et a tot le commun de Venise qatre besanz sarrazinois le jor de feste seint Pere et seint Pol. (l. 9, p. 551)

54   L. XI, ch. 11, l. 54, p. 471 : On lui répondit que la somme était de trente mille Michelois. C’est une sorte de monnaie en or, alors courante dans le commerce public, depuis le temps d’un certain empereur de Constantinople qui avait battu cette monnaie. Celle-ci eut son image à l’effigie et prit ainsi le nom de Michelois. Le BAL, p. 585, 2e col. donne au terme de Michalatus une interprétation différente : « monnaie d’or byzantine, à l’effigie de saint Michel. » 55   L. XII, ch. 25, l. 48, p. 552 : Nous devons payer chaque année à la fête des apôtres Pierre et Paul, de la bourse de Tyr, en les prélevant sur la part du roi, trois cents besants sarracénats. G. L. Schlumberger, Numismatique de l’Orient latin, Paris, Ernest Leroux, 1878, p. 131, explique les caractéristiques du besant sarracénat en le comparant au besant sarrasin : « Ce sont ... les mêmes légendes, célébrant Allah et Mahomet et indiquant les noms des Khalifes avec la date de l’hégire. De là cette expression mystérieuse de “besants sarracénats” ou besants frappés à l’imitation des pièces sarrasines. » Le vrai besant sarrasin n’est autre alors, toujours d’après Schlumberger, que le dinar, de valeur économique de trois grammes.

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- Dotis autem quantitas erat in centum millibus hyperperorum, justi ponderis, exceptis decem aliis ejusdem monetæ millibus, quos dominus Imperator ad opus nuptialium expensarum liberaliter concessit56. Li empereres dist qui li dorroit en mariage cenz mille perpres d’or ; c’est une monoie de Costantinoble : une perpre valoit bien set solz de parisis. (l. 14, p. 857) - Ita quod omnia montana ... Henfredus videlicet de Torono, junioris Henfredi, qui postea factus est regius constabularius, pater, usque pæne ad quartum vel quintum ab urbe lapidem, quiete possidebat57. Son pouvoir duroit bien pres de cinq mille en ces monts. (l. 33, p. 574) - Est autem Hiberia regio in plaga septentrionali constituta, quæ alio nomine dicitur Avesguia, Persis contermina58. Quar il a une terre pres del roiaume de Perse qui a non Avesguie et siet devers bise. (l. 8, p. 480) - Protenditur enim in austrum versus Ptoleimadam, usque ad eum locum qui hodie vulgo dicitur Districtum Scandalium59. Nequedant de vers midi, si com l’en vet a la cité d’Acre, la terre gaengnable dure jusqu’au destroit Scandarion. (l. 7, p. 559) - Est autem civitas ab occidentali parte, unde nostris erat accessus60. Nequedant la citez estoit vers le soleill couchant. (l. 13, p. 761) 56   L. XVIII, ch. 22, l. 17, p. 857 : La dot équivalait à cent mille perpres, d’un poids correct, hormis une autre dizaine de mille de cette monaie, que l’empereur concéda généreusement pour les dépenses du mariage. Le LRR donne à hyperperum, p. 232, 1ère col., le sens de « byzantine gold coin. » En renvoyant à la même glose, le DC, t. 4, p. 272, 3e col. donne du terme de hyperperum la définition suivante : « Moneta Imperatorum Byzantinorum aurea, sic appellata, quasi ex auro eximie rutilo et recocto confecta esset, quod pluribus docemus in Dissertatione de Imperatorum Constantinopolitanorum nummis, ut et hanc monetæ aureæ nomenclaturam vix cognitam ante nostrorum in Orientem expeditiones » (Monnaie en or des empereurs de Constantinople, ainsi appelée car elle est battue en or parfaitement rouge brillant et reforgé, comme nous l’apprenons des exposés des empereurs de Constantinople sur les monnaies. Cette appellation était à peine connue avant nos expéditions en Orient). Le GF, t. 6, p. 107, 1ère col. donne à perpre le sens de « monnaie byzantine de valeur variable ». 57   L. XIII, ch. 13, l. 35, p. 574 : Honfroi de Toron, père du jeune Honfroi qui devint plus tard connétable du roi, possédait en toute tranquillité toutes ces montagnes jusqu’à la quatrième ou la cinquième pierre milliaire de la ville.

Le terme de lapis est, d’après le BAD, p. 486, 2e col., l’équivalent de « milliarium ». 58

  L. XI, ch. 16, l. 15, p. 480 : L’Hibérie est située dans la région du Nord. Elle est voisine de Perse et a comme autre nom Avesguie. 59

  L. XIII, ch. 3, l. 8, p. 559 : Il s’étend du sud vers Ptolémaïs, jusqu’au lieu qu’on appelle aujourd’hui le détroit de Scandalion.  60

  L. XVII, ch. 3, l. 22, p. 762 : La ville se trouve alors du côté ouest et elle offrait un accès aux nôtres.

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- Erectus est ergo, et in sublime deductus miro opere lapideo, ferri duritiem imitante, ad altitudinem cubitorum decem61. Ceste fonteinne sourt el plus bas de cele contrée, et si l’a l’en si hauciée par oevres de meins que l’en la fet sordre par desus une tor qui a pres de cinq toises, fete de trop dure pierre. (l. 13, p. 559)

Avec les expressions techniques françaises déjà établies, possédant chacune une aire sémantique précise, le contexte ne semble pas souffrir d’un manque de pertinence sémantique. Le problème est posé en ces termes dans les cas où l’auteur français, fidèle à sa méthode, a trait à une large tranche de termes techniques latins n’ayant pas leurs propres correspondants en ancien français. Bien rares sont les cas où le terme latin et le terme français offrent une parfaite coïncidence, comme le terme de druguement proposé au latin interpretes62 par exemple ou de granz crolles pour terræ motus63. Ces cas demeurent bien moins fréquents que les équivalences opérant un déplacement de sens : - ... præsidia quædam violenter occupantes, suburbana tradentes incendiis, colonos captivantes et agriculturæ dantes operam64. La commencierent a prendre les petites forteresces et fondre jusqu’en terre, ardoir les viles et prendre les gaengneurs et mener en prison. (l. 5, p. 462)

Le terme général de vile constitue un élargissement de sens de l’adjectif suburbana qui signifie « banlieue, faubourg »65. Ce comportement affecte également les termes de civilisation classique que Guillaume de Tyr emploie bien souvent d’une manière inappropriée dans un contexte médiéval, comme celui de nundinæ, indûment appliqué à l’idée de marché au Moyen Âge : - In planitiem pervenerunt quæ dicitur Medan, ubi singulis annis Arabum et aliorum Orientalium populorum solent nundinæ convenire solemnes66. 61   L. XIII, ch. 3, l. 20, p. 559 : La muraille, faite en pierre admirablement travaillée et ayant presque la dureté du fer, s’élève jusqu’à dix coudées. 62   L. XI, ch. 11, l. 30, p. 470 : Tandemque edoctus per interpretes (Il fut en fin de compte instruit par ses interprètes) et : Trop s’emerveilla que ce pooit estre de que paroles estoient et avoient esté, tant que il demanda a un suen druguement, l. 32, p. 470. 63   L. XI, début du ch. 23, p. 492 : Anno ab incarnatione Domini millesimo centesimo decimo quarto, tantus universam Syriam terræ motus concussit (En l’an 1114 de l’Incarnation du Seigneur, un tremblement de terre frappa toute la Syrie) et : N’estoit mie encore passez li anz de l’Incarnation Jesucrist M et C et XIIII, quant uns granz crolles vint en la terre de Surie, p. 492. 64

  L. XI, ch. 7, l. 5, p. 462 : Ils occupèrent les places fortes, livrèrent les faubourgs au feu et capturèrent les paysans qui s’adonnaient à l’agriculture. 65

  BAD, p. 789, 2e col. 2.

66   L. XVI, ch. 9, l. 11, p. 718 : Ils arrivèrent dans une plaine qu’on appelle Médan, là où chaque année les Arabes et autres peuples orientaux célèbrent chaque année une foire solennelle.

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Ilec s’asemblerent chascun an a certain tens les qarvennes de toute la paiennie de la terre d’Oriant, et viennent la trop granz richesces de meintes manieres ; la foire i est moult pleniere ne sai quanz jorz. (l. 12, p. 718)

Le terme classique de nundinæ désigne selon Le Dictionnaire étymologique de la langue latine67 « jour de marché, proprement chômage neuvième jour » ; celui de « foire » désigne un « grand marché public à époque fixe »68. C’est peut-être l’adjectif sollemnis qui confirme le sens religieux que donne Philippe Contamine des nundinæ : « points de convergence des routes, des produits, de l’argent, ces rencontres ne sont pas des assemblées spécifiquement économiques. Avant d’être remplacé par le mot nundinæ le terme utilisé pour désigner la foire est feria, fête religieuse. »69 Le vocabulaire religieux et militaire, riche en termes techniques et emprunts est bien souvent soumis à ce traitement. Nous citons pour le moment le cas de gentes, qui correspond dans la version française soit au substantif infideles qui tient compte de son évolution sémantique70, soit tout simplement au terme général de Turc que l’adaptateur emploie indistinctement : - Gentiles enim qui fuerant ejus habitatores, urbe violenter effracta, pene omnibus in gladio ceciderant71. Quar li Turc qui estoient en la cité quant ele fu prise, furent presque tuit occis. (l. 7, p. 500)

Le vocabulaire de la chronique française montre ainsi par endroits une certaine déficience qui conduit l’auteur à adopter parfois des termes au sémantisme vague tels que besongne72 ou chose, de fréquence élevée, relayant un substantif, un verbe, voire tout un énoncé, et conférant au récit une monotonie certaine. 67

  EM, p. 447, 1ère col., à l’article novem.

68

  GF, t. 9, p. 633, 1ère col.

69

  Ph. Contamine, L’Économie médiévale, Paris, Amand Colin, 1993, p. 192.

70

  Pour comprendre cette évolution, nous nous appuyons sur l’explication d’E. Löfstedt, Late Latin, Oslo, 1959, p. 75 : « Gentes, when placed antithetically to populus Romanus signifies “foreigners”, “barbarians”, a meaning which was of course strongly pejorative in tone. Hence when we find genus from the earliest Fathers onwards signifying “the heathen” this is only a simple and natural transference of this usage into a religious context. » 71   L. XI, ch. 27, l. 6, p. 500 : Les barbares qui y habitaient y périrent presque tous à l’épée, après que la ville fut prise par la force. 72   L. XI, ch. 9, l. 3, p. 465 : ... sicut et continuo fecerat a die obitus prædicti venerabilis viri, qui in eodem negotio moriens defecerat (comme Guillaume Jordan, qui avait participé au siège depuis la mort du vénérable comte qui n’avait pas pu l’achever) et : ... et duroit li sieges des lors que li quens Raimonz avoit esté morz en cele besongne, p. 465. Un peu plus loin, l. 19, p. 466 : Accidit quod inter armigeros utriusque familiæ, ex causa levi, orta est contentio ; pro qua pacificanda, cum velox in equo sæpe dictus comes Willelmus occurreret (Une dispute s’éleva entre les écuyers des deux familles, pour des raisons futiles ; le comte Guillaume, pour l’apaiser, accourut rapidement à cheval) et : Il avint que

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Tous ces emplois dont l’adaptation est vraisemblablement effectuée selon ce que leur auteur juge lui-même convenable ou possible donnent l’impression que ce dernier se contente de se rapprocher de l’idée, non de la cerner avec exactitude. Nous dirions cependant que ces emplois, quoiqu’ils fassent subir à l’idée des changements radicaux et qu’ils finissent par appauvrir le vocabulaire de la chronique française en le privant de sa pertinence et de son expressivité, sont adoptés pour échapper aux éventuels vides qu’aurait engendrés le procédé de la suppression de termes. Leur existence confirme l’idée que c’est l’effort d’improviser des équivalences lexicales, selon toutes les possibilités qui sont offertes à l’auteur de L’Estoire de Eracles, qui l’emporte sur la suppression et qui dicte par ailleurs toute forme d’adaptation.

entre les deux escuiers a ces deux hauz homes sourdi une mout grant mellée par cette petite achoison ... Guillaumes l’oï dire, tantost sailli sus un cheval ... Si comme il entendoit mout a cette besongne, l. 12, p. 466.

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Chapitre 3 La préfixation dans l’Historia et dans L’Estoire de Eracles

L

e vocabulaire de l’Historia ne peut que refléter la richesse du vocabulaire latin médiéval, dont le fonds classique est alimenté par deux sources qu’il convient de voir de plus près : la dérivation qui, moyennant un bon nombre de préfixes et de suffixes, permet la multiplication des unités lexicales, et les innovations médiévales exprimant en elles-mêmes dans quelle mesure elles dépendent des exigences de l’époque. Quoiqu’il demeure plus classique que médiéval, le vocabulaire de Guillaume de Tyr porte l’empreinte de l’évolution linguistique qui marque le vocabulaire latin médiéval. La dérivation latine dote la chronique d’une énorme réserve de mots. L’archevêque semble bien apprécier les nombreuses nuances qu’apportent au mot simple les jeux de préfixation et de suffixation dans lesquels les affixes sont exploités à fond. Certains, privilégiés dans l’Historia, se retrouvent à la base d’un petit nombre de nouvelles créations, fruit du travail de dérivation auquel le chroniqueur se livre volontiers.

1. La préfixation dans l’Historia Elle se caractérise par deux tendances principales : l’exploitation intensive de tout mot préfixable et la tendance de Guillaume de Tyr à l’emploi simultané, voire doté de la même acception, du terme de base et de sa forme dérivée. D’abord, l’emploi fréquent de verbes usuels hautement productifs comme stare, statuere, cedere, ferre, mittere et venire, est un trait de style chez Guillaume de Tyr. Il résulte de cette première tendance qu’est mis en œuvre un grand nombre de déverbaux ayant chacun un préfixe qui lui apporte une précision sémantique, d’où la diversité des nuances. La densité de ces dérivés est si élevée qu’ils donnent l’impression de se concentrer dans un même énoncé. Mais cette impression ne fait que confirmer la tendance particulière de Guillaume de Tyr à épuiser les

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différentes formes de préfixation possible. De la seconde tendance il résulte qu’un grand nombre de dérivés coexistent dans la chronique latine avec le terme de base. De nombreux emplois préfixés sont très souvent investis du même sens que le terme de base seul, et l’adaptateur se trouve par conséquent devant un véritable cas de synonymie. Toutefois, le préfixe apporte au mot simple auquel il est antéposé une précision découlant de la signification particulière dont il est normalement doté. Le préfixe ad- par exemple ajoute au procès une notion d’adhésion dont tient bien souvent compte l’auteur français, qui tend pourtant davantage à adopter des expressions différentes mais fidèles au modèle qu’à réutiliser le même préfixe : - Pactis igitur hinc inde juxta prædictas conditiones, adhibito consensu dominæ comitissæ et liberorum ejus ... redactis73. Les couvenances furent aseurées devant le roi. La contesse et si emfant si acorderent bien. (l. 24, p. 785) - ... ut in his eum haberent adjutorem74. ... et crierent merci que il sanz demorance venist vers aus. (p. 612)

Face au préfixe trans-, médiéval par excellence, l’adaptateur s’attache à exprimer l’idée du « passage ». Les équivalences françaises proposées figurent moins sous forme nominale que verbale ; cette dernière, faite souvent à l’aide d’un verbe de mouvement, permet à l’auteur le libre maniement des compléments circonstanciels. - Antequam de obitu ejus instrueretur, ad eamdem Romanam transfretare decrevit ecclesiam75. Einçois que il seüst rien de sa mort, se mist en mer por venir a Rome. (l. 11, p. 457) - Qui tandem in Siciliam veniens, apud Messanam moram faciens necessariam, transitum exspectans, gravi correptus ægritudine76. Il se parti de Rome et vint en Sicile, en la cité de Meschines, por atendre son passage. (l. 7, p. 457) - Quo facto de partibus suis, tam monachos quam abbatem transferentes ...77 Ne demora guieres apres que il firent venir moines et abé de lor terres. (l. 12, p. 824) 73   L. XVII, ch. 16, l. 23, p. 785 : Les pactes furent de part et d’autre rédigés selon les mêmes conditions, avec l’assentiment de la comtesse et de ses enfants. 74

  L. XIV, fin du ch. 4, p. 612 :... afin qu’il vînt les aider.

75

  L. XI, ch. 4, l. 13, p. 457 : ... avant même qu’il ne fût instruit de sa mort, il décida de prendre la mer pour se rendre à l’Église romaine. 76

  L. XI, ch. 4, l. 8, p. 457 : Celui-ci, quand il fut venu en Sicile et qu’il eut fait une halte nécessaire à Messine, en attendant la traversée, tomba gravement malade. 77

  L. XVIII, ch. 5, l. 13, p. 824 : Quand ils eurent fini, ils emmenèrent de là les moines et l’abbé. 

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- ... cognatam regionem, singultibus lacrymosis deserere suspiriis, et transmigrationem ad populum alterum cum fletibus et lamentis inire78. Et lessoient leur terres et les mesons ou il avoient esté nez ; leur païs guerpissoient a tozjorz et ne savoient ou il devoient demorer. (l. 24, p. 787)

Le préfixe trans- met à la disposition de Guillaume de Tyr deux formations préfixales, adaptées à leur réalité géographique. Les adjectifs transmarinus79 et transmontanus80 désignent dans l’Historia, le premier plus vraisemblablement le royaume de Jérusalem et le second les Alpes : - Harum igitur dominus Boamundus memor injuriarium, a transmontanis reversus partibus81. Buiemonz, li sages et li viguereux, qui ot resté en France dom il amenoit trop grant planté de gent ... (l. 12, p. 461)

Le préfixe per- est chargé de plusieurs valeurs dont la principale est « beaucoup, tout à fait ». C’est donc un intensif susceptible de créer un superlatif absolu. Moins fréquemment, une seconde valeur inspirée de la préposition ­per, « de bout en bout » ou bien « complètement », exprime l’idée de parachèvement. De son côté, l’adaptateur qui réserve à ce préfixe ainsi qu’à præ- un traitement nettement privilégié appuie ses termes par des adverbes d’intensité comme bien ou des adjectifs indéfinis comme tout, meint. La nuance du préfixe peut paraître parfois si forte qu’un adverbe d’intensité seul tel que trop ne suffit pas. Aussi l’auteur a-t-il recours au couple de synonymes. Entre autres solutions, certains moyens syntaxiques comme la subordonnée consécutive introduite par la locution tant ... que rendent l’intensité exprimée par le préfixe per- : 78   L. XVII, ch. 17, l. 26, p. 787 : On se séparait avec des sanglots et des larmes de la région presque natale, et on allait, avec des lamentations, s’exiler chez un autre peuple. 79   Dans le titre même de la la chronique latine : Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, auquel la version française fait correspondre : L’Estoire de Eracles Empereur et la conqueste de la terre d’outremer. Nous trouvons nécessaire de souligner que l’adjectif transmarinus est d’un emploi discutable. F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 10, soulève cette question. L’expression la terre d’outremer qui désigne le royaume d’Orient sous la plume de l’auteur de L’Estoire de Eracles, supposé avoir adapté la chronique latine en France, paraît plus réaliste que le transmarinis partibus qui, du point de vue de Guillaume de Tyr, installé en Orient, demeure vague. Pour R.B.C. Huygens, « M. R. Morgan. – The Chronicle of Ernoul and the Continuations of William of Tyre », Speculum, 52 (janvier-avril 1977), p. 410, Guillaume de Tyr emploie l’expression de partes transmarinæ pour désigner la France et l’Italie. 80   R.B.C. Huygens, « Editing William of Tyre », Sacris Erudiri, 27 (1984), p. 461: «William was almost certainly neither of German nor of English descent, his use of words ultra- and transmontanus, always denoting Europe in general and more specifically France, strongly suggests a reliationship with Italy. » 81

  L. XI, ch. 6, l. 15, p. 461 : N’oubliant pas ces injures, Boémond retourna des régions situées au-delà des monts.

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- Nec haberet unde eis exhibitæ militiæ et impensi fideliter officii persolveret stipendia82. Il avoit assez chevaliers avec lui, mes ne les pooit pas bien soignier des ilec en avant, ne rendre les soudées qu’il avoit deservies. (p. 469) - Rex autem cum suis non remissiore cura sollicitus, noctem eamdem, ut de futuro bello tractaret necessaria totam ducit pervigilem83. Li rois n’estoit mie endormiz, einçois metoit grant cure et grant entente a ce que les seues genz fussent bien armees et conree chascun selon ce qu’il estoit. (l. 10, p. 528)

Quant au préverbe de-, il n’est pas employé dans la chronique latine avec sa valeur privative. C’est l’un des préfixes que Guillaume de Tyr tend le plus à employer en composition avec le même sens que le verbe de base. Il se produit par conséquent que très souvent la valeur propre du préfixe, celle de « provenance » ou de « séparation », se voit éclipsée par le sens global du terme. La tendance à la simplification dans la chronique française met en évidence cette confusion sémantique. L’auteur français se comporte comme s’il avait trait à un simple verbe, sans tenir compte de la nuance spécifique du préfixe : - Deterriti ergo signis de cælo minacibus, et terræ motu frequenti, clade quoque, simul et famis angustia, et hostium proterva nimis et pene quotidiana instantia84. ... et tuit li communs estoit si espoentez qu’il ne savoient que devenir. (l. 11, p. 532) - Accedebant etiam per illa nihilominus tempora, ut loca deoscularentur venerabilia, sanc­ tæ viduæ85. En cele seson meïsmes avint mainte foiz que bones fames qui joenes estoient venues en Jerusalem en pelerinage et por besier les sainz leus por amor de nostre Seignor. (l. 16, p. 824)

Le préfixe præ-, exprimant le débordement ou l’excès, nuance maintenue dans la version française, se révèle aussi intensif que le préfixe per- : - Quod Antiocheni ægre nimis ferentes, regem persuasionibus impelleunt ... ejus præsumptuosus refrenaret impetus86. 82

  L. XI, ch. 11, l. 2, p. 469 : Il n’avait pas non plus de quoi payer la solde à ses hommes et s’acquitter de leurs dépenses. 83

  L. XII, ch. 12, l. 9, p. 528 : Poussé, lui et ses soldats, par un souci non moins vif, le roi passa la nuit entière sans sommeil, afin de traiter des préparatifs nécessaires de la guerre. 84   L. XII, ch. 13, l. 14, p. 532 : Effrayés par des signes menaçants du ciel et de fréquents tremblements de terre, par des désastres, par la faim et l’assiduité extrêmement violente et presque quotidienne des ennemis ...  85

  L. XVIII, ch. 5, l. 17, p. 824 : De saintes veuves arrivaient également ces temps-là, afin de baiser les lieux vénérables. 86

  L. XIV, ch. 5, l. 14, p. 613 : Ceci fut accueilli très difficilement par les habitants d’Antioche, qui exhortèrent le roi à réfréner son élan audacieux.

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Si parlerent au roi et li distrent que hontes seroit grant et mauves essamples se cil sires ne comparoit sa folie, qui si orgueilleusement li coroit seure sanz reson. (l. 16, p. 612) - Erant autem insulani a quibusdam de nostris diligenter præmoniti87. Maintes genz del royaume de Jerusalem sorent assez l’entancion au prince Renault et le firent savoir a ceus de Chipre. (l. 19, p. 835)

Nous retrouvons également ce préfixe particulièrement apprécié par Guillaume de Tyr en composition avec des termes où il perd sa valeur d’intensif au profit d’un signifié indépendant, à savoir « précédemment », que l’adaptateur français préfère omettre de son côté. Des verbes comme prædefungi et prætaxare88 n’ont pas de correspondant dans L’Estoire de Eracles : - Uxor enim principis prædefuncti, domini regis Balduini filia ...89 ... de la princesse qui estoit suer la reine Milesant. (l. 7, p. 611) - Spondentes firmissime, quod prætaxato paucorum dierum effluxo numero, ad Iconium urbem nominatissimam perventurus esset exercitus90. ... et leur distrent que il feïssent chargier viandes jusqu’a un certein nombre de jorz, et bien le creancerent fermement que dedenz ce tens il les auroient menez en tel païs. (l. 21, p. 739)

Toutefois, la chronique française se caractérise généralement par le refus des subtilités apportées par le préfixe latin. Le préfixe ex-, ne possédant en lui-même aucune nuance d’intensité ni d’excès privilégiée par l’auteur français, est, à la différence des préfixes præ- et per-, condamné à la simplification. Aux différents déverbaux par ex- que Guillaume de Tyr emploie côte à côte avec le verbe simple, l’auteur français opte pour l’idée qu’exprime ce dernier, souvent sans chercher à le nuancer au moyen d’éléments secondaires tels que adverbes ou circonstanciels : - Fuerunt nonnulli de magnatibus, qui prædictum præsidium exposcerent sibi dari91. Aucuns en i ot des greigneurs qui prierent le roi qu’il leur donast ce chastel. (l. 16, p. 787)

87   L. XVIII, ch. 10, l. 21, p. 835 : Les habitants de l’île étaient suffisamment prévenus par les nôtres. 88

  Le verbe prædefungi se retrouve dans le SA, p. 313, 1ère col., sous sa forme participiale prædefunctus, au sens de « previously deceased » et le DC, t. 6, p. 474, 2e col., donne au verbe prætaxare le sens de « prius numerare, assignare ». 89

  L. XIV, ch. 4, l. 6, p. 611 : L’épouse du prince défunt, fille du roi Baudouin ...

90

  L. XVI, ch. 20, l. 30, p. 739 : Ils répondaient fermement que l’armée allait arriver à la très célèbre ville d’Iconium, dans un nombre de jours comptés à l’avance. 91

  L. XVII, ch. 17, l. 17, p. 787 : Quelques-uns des seigneurs demandaient à avoir le château.

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- Hæc audiens comes arrepto equo velociter ad palatium festinans ... ante pedes Imperatoris se dedit exanimem92. Si tost com li quens de Rohes oï ce, il sailli seur un cheval hastivement et corut ... tant qu’il vint el pales, devant le piez l’empereor se lessa cheoir, ausint comme pasmez et fist chiere d’ome esbahi. (l. 7, p. 661) - Volens sibi universam regionem, filia quam ex marito susceperat, exherede facta, vendicare93. ... einçois la vouloit desheriter por fere de la terre a son bandon. (l. 9, p. 611)

La simplification des dérivés en ex- paraît ne pas suffire. Parmi les exemples présentés ci-dessus, certains, comme l’adjectif exanimis, ne possèdent pas même un correspondant simple. Ceci explique le recours de l’auteur de L’Estoire de Eracles à la comparaison telle que come pasmez et fist chiere d’ome esbahi, ou à une préfixation française différente comme dans desherité, alors que dans l’exemple qui va suivre le terme d’excommunicatio, pareil aux termes savants latins chrétiens maintenus pour répondre au besoin, passe avec son préfixe latin : - Domino imperatore Henrico ad ovile ecclesiæ post multa tempora, quibus per excommunicationis sententiam a cœtu fidelium præcisus fuerat, revocato94. ... et l’empereres se fist asoudre a grant humilité de l’escomeniement ou il avoit esté lonc tens. (p. 522)

Quant au préfixe in- qui connaît dans la chronique française un grand succès, il est chargé de deux valeurs : la première est privative et correspond au préfixe des- ou, dans les cas de carence lexicale, à la tournure négative ou à des équivalents sémantiques : - Accedens ergo ad præsidium, et locum imparatum reperiens ...95 Quant li Turc aprouchierent a la forteresce qui estoit desgarnie ... (l. 16, p. 527) - Rex autem miserabili regionis illius casu cognito, præcedessorem suorum vestigiis inhærens…96 Li rois ot pitié de la gent d’Antioche por la mesaventure qui seur aus estoit venue quant il perdirent lor segnor. (l. 7, p. 872) 92   L. XV, ch. 4, l. 4, p. 661 : L’ayant entendu, le comte saisit vite son cheval et se hâta vers le château ... pour aller se jeter inanimé aux pieds de l’empereur. 93   L. XIV, ch. 4, l. 9, p. 611 : ... voulant réclamer toute la région, en déshéritant la fille qu’elle avait eue de son mari. 94   L. XII, fin du ch. 8, p. 522 : L’empereur Henri fut rappelé au berceau de l’Église après un longtemps, durant lequel il était séparé de la communauté des fidèles par une sentence d’excommunion. 95

  L. XII, ch. 11, l. 15, p. 527 : S’avançant alors du château et trouvant le lieu mal préparé ... 96

  L. XVIII, ch. 30, l. 9, p. 872 : Le roi, ayant appris le malheur qui était arrivé à cette région misérable, vint à suivre les traces de ses prédécesseurs.

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Cette valeur est bien souvent cependant doublée d’une nuance d’infini, comme le montre la définition suivante : Toutes les langues, dans la période avancée de leur développement, ont une tendance à multiplier les mots composés avec des prépositions ... Des adjectifs composés, tels que indeficiens, indeflexibilis, indesinens, ineffabilis, incommutabilis, immarcescibilis – et tous les composés en in- privatif, souvent calqués sur le grec, désignant les attributs de Dieu – traduisent l’enthousiasme pour ce qui ne finit pas et comme un besoin d’absolu.97

Cette observation vaut pour certains adjectifs en in- lesquels, dans les contextes non religieux de l’Historia, finissent par connoter en fonction de leur fréquence particulière « l’extraordinaire » ou le « sublime ». À ce fait de style correspondent dans L’Estoire de Eracles des adjectifs tels que grant appuyés de renforçateurs98. Mais le préfixe in- se voit de même doué d’une valeur sémantique également importante, «  l’accession  » ou «  l’aboutissement  », comme dans influentia99, et antéposé à quelques nouveaux termes médiévaux comme le verbe inthronizare ou « introniser, installer »100 : - Nam quicquid in mare descendit Galileæ, et inde egreditur, usque ad istius fluminis influentiam, Jor dicunt. Reliquum vero quod exinde defluit, Jordanem esse dicunt, quasi Jor et Dan commixtis101. Li fluns Jordain vient de deus fontaines qui sont delez Cesaire, et sordent al pié du mont Libane : l’une a non Jor et l’autre Dain, por ce l’apele l’en le flun Jordain. (l. 9, p. 583) - ... suffragio electus est, et in cathedralem principis Apostolorum inthronisatus102. ... par la volenté et par le cri del pueple, s’en entra en la chaaire monseingneur seint Pere et se tint por eslit. (l. 7, p. 619)

Alors qu’avec son premier sens négatif, le préfixe in- est condamné à la disparition, c’est cette seconde valeur que maintient L’Estoire de Eracles sous la forme du préfixe en- :

97

  BAM, p. 55.

  L. XVIII, ch. 31, l. 10, p. 874 : ... vasa quoque argentea, immensi ponderis et magnitudinis inauditæ (des vases en argent, d’un poids immense et d’une taille inouïe) et : ... chaudieres et puelles et outilz de cuisines qui erent granz et larges de fin argent, l. 13, p. 874. 98

99

  Le DC, t. 4, p. 355, 2e col., donne à influentia le sens de inundatio.

100

  BAD, p. 443, 1ère col.

101   L. XIII, ch. 18, l. 14, p. 583 : Ce qui descend vers la mer de la Galilée et qui sort jusqu’au cours du fleuve s’appelle Jor. Le reste qui en découle, après l’union de Jor et Dan, s’appelle Jourdain. 102

  L. XIV, ch. 10, l. 11, p. 620 : Il fut élu par suffrage et consacré archevêque dans la cathédrale du prince des Apôtres.

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- Domino rege ægritudine invalescente, eatenus debilitato, ut equitare non posset, lecticam instruunt ...103 Iluecques li engregna si sa maladie que il ne pot aler avant ... (l. 17, p. 508) - Videntes ergo cives nostrorum singulis diebus vires invalescere ...104 Li citoien de la vile s’aperçurent bien que la chose ne se poit pas einssint durer longuement, quar leur ennemis enforçoient apertement. (l. 13, p. 468)

La préfixation dans l’Historia repose fondamentalement sur les adverbes et les prépositions, procédé qui s’inscrit d’ailleurs dans la tendance à l’emploi intensif des prépositions dans le latin médiéval, au détriment des déclinaisons. Le préfixe super- possède selon Blaise « une valeur affective »105, qui est intensive dans l’Historia. Cela se voit d’abord dans la tendance de Guillaume de Tyr à abuser de ce préfixe et ensuite dans certaines nouveautés extensives du vocabulaire : - Duas siquidem turres, comportatis lapidibus, et congesto ad multam quantitatem cemento ... superædificare cœperunt106. ... dom il avint que il refirent deux tors mout hastivement de pierre et de mortier plus hautes assez que les tors de fust. (l. 20, p. 482) - Unde est ergo, quod ingratus et meorum beneficiorum immemor, de meo superabundans et dilatus ... non compateris ?107 Dont t’est il donc, fist il, ice venu que tu, que ge ennoré si et enrichi de la moie chose ? (l. p. 44, 491)

Nous retrouvons dans l’Historia, forgé sur le même modèle, le comparatif superamplior : - ... complices munerum largitione, et promissis superamplioribus, quosdam potentiores effecerat108. ... letres enveoit au plus puissanz holmes del païs et leur prometoit granz loier. (l. 15, p. 611)

103

  L. XI, ch. 31, l. 15, p. 509 : Ils préparèrent le lit au roi, dont la maladie empirait et l’affaiblissait au point qu’il ne pouvait pas aller à cheval. 104

  L. XI, ch. 10, l. 17, p. 468 : Les habitants voyaient nos forces augmenter chaque

jour. 105

  BAM, p. 55.

106

  L. XI, ch. 17, l. 25, p. 482 : Ils entreprirent de construire deux tours plus hautes que le château de bois, avec un amas de pierres et une grande quantité de ciment. 107

  L. XI, ch. 22, l. 43, p. 491 : Comment se fait-il, ingrat et oublieux de mes faveurs, que tu ne puisses compatir, toi qui vis dans la surabondance grâce à mes biens ? 108

  L. XIV, ch. 4, l. 17, p. 611 : Elle s’était fait des complices parmi les hommes les plus puissants, grâce à ses dons généreux et ses promesses très riches.

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L’adaptation de super- est faite en fonction du sens global du terme et de son suffixe. Dans le cas du verbe superædificare, auxquel le suffixe apporte une nuance de « dépassement », l’équivalence française consiste en un comparatif plus haut assez que. Quant aux deux adjectifs superabundans et superamplior, dans lesquels le préfixe répand son sens véritable, ils sont rendus à raison par des expressions renforcées. Dans le cadre de la préfixation, il nous a semblé judicieux de voir quelques cas de composition. Guillaume de Tyr n’échappe pas à la tendance générale de son époque, dont la langue s’est vue enrichie par bon nombre de mots composés selon « le latin de la basse époque, comme ceux débutant par almi-, celsi-, cuncti-, docti-, dulci-, flammi-, grandi-, hymni-, imbri-, luci-, melli-, multi-, splendi-, verbi-, etc. »109 Très nombreux sont, parmi la liste des préfixes, ceux qui obéissent dans la chronique latine à un usage fréquent. Quoiqu’il nous ait été parfois malaisé de cerner le comportement de l’adaptateur, nous avons pourtant établi l’existence de deux formes principales : l’adaptation sémantique et, plus rarement, la transposition. Quant à la suppression de mots composés, elle est peu illustrée. Ceci nous fait penser que dans le cas de mots composés incompréhensibles l’un des deux éléments composant le mot finit par favoriser sa conservation. Cette même observation explique la priorité accordée à la transposition sémantique du mot composé de l’Historia vers L’Estoire de Eracles. En effet, cette forme d’adaptation est plus courante que la francisation du terme, qu’entraverait l’inexistence d’équivalent lexical à l’un ou à l’autre élément composant. Nous citons genuflexio repris dans la version française par un verbe dérivant de son premier élément, et non en substantif, en raison de la difficulté que pose l’adaptation du second : - ... ita ut callos in manibus haberet et genibus, pro afflictionis et genuflexionis frequentia110. ... en oroisons estoit longuement et tant souvent s’agenoilloit que il avoit es meins et es genolz unes duretés que l’en cleime chauz. (l. 7, p. 516)

Les quelques échantillons suivants illustrent les différents modes d’adaptation, chacun selon les particularités de son cas : - Erat autem domino comiti, filius ei æquivocus, nomine Rainaldus111. Raimonz avoit non por son pere. (l. 21, p. 792) - Græci autem more suo amphibologice respondentes ...112

109

  K. Strecker, Introduction à l’étude du latin médiéval, p. 31.

110

  L. XII, ch. 4, l. 6, p. 516 : ... si bien qu’il avait des cals aux mains et aux genoux, en raison de ses fréquents sacrifices et génuflexions.  111

  L. XVII, ch. 19, l. 23, p. 792 : Le comte avait un fils qui portait le même nom de Rainaud. 112

  L. XVIII, ch. 31, l. 27, p. 875 : Les Grecs répondaient comme d’habitude d’une manière équivoque.

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Li mesage respondirent au conte, si com il souloient, paroles douteuses ou il n’avoit point de certeineté. (l. 32, p. 875) - Qui dum portam civitatis ingrederetur, nihilque omnino casus timeret sinistri, in introitu portæ, inter murum et antemurale113. En son retorner, quant il vouloit entrer en la porte de la cité et ja estoit dedenz la barbacane. (l. 9, p. 791) - Qui fugiens domini Henrici imperatoris persecutionem, et æmuli sui antipapæ, qui cognominatus est Burdinus114. Il ot un autre esleüz contre lui qui estoit apelez en seurnom Bordins. (l. 3, p. 522) - ... dominumque suum in lectica semivivum deferentes115. ... einz pristrent leur seigneur qui encore vivoit et le mistrent en une litiere. (l. 16, p. 533) - ... castrum jam semirutum, ante se diu non posse stare116. Bien est voirs que li chastiaux estoit qamoissiez en meinz leus, ne le pooient plus tenir. (l. 9, p. 650) - Dicebatur autem et patriarchæ niti consilio, qui tanquam vir argutus et versipellis117. L’en disoit que li patriarches qui mout estoit malicieus la meintenoit en ce conseill. (l. 29, p. 790)

La nouveauté qu’apporte æquivocus n’est pas formelle mais sémantique, provoquée par un phénomène de glissement de sens de l’adjectif, de l’abstrait ou « équivoque » au concret ou « homonyme ». Quant au terme technique militaire antemurale, désignant une référence médiévale connue, il possède son équivalent français. L’adjectif versipellis est rendu par l’expression même de sa connotation péjorative. Le substantif médiéval antipapa, dépourvu de correspondant, est rendu par une tournure verbale. Le préfixe semi- qui entre dans la composition des deux adjectifs semivivus et semirutus ne survit pas.

À cet adverbe le LRR, p. 18, 2e col., donne le sens de « ambiguously». 113

  L. XVII, ch. 19, l. 7, p. 791 : ... alors qu’il se trouvait dans la porte de la ville, entre le mur et l’avant-mur, ne se doutant d’aucun événement malheureux ... Antemurale ou « basse muraille précédant la muraille principale, ouvrage extérieur », BAD, p. 85, 1ère col. 114

  L. XII, ch. 8, l. 2, p. 522 : Lui, fuyant les persécutions de l’empereur Henri et de son rival, l’antipape connu sous le nom de Burdinus ... 115

  L. XII, ch. 14, l. 11, p. 533 : Ils portèrent leur seigneur, à moitié mort, dans une litière. 116

  L. XIV, ch. 29, l. 9, p. 650 : ... que le château, déjà à moitié détruit, ne pourrait pas tenir longtemps. 117

  L. XVII, ch. 18, l. 26, p. 790 : On disait alors qu’il était appuyé par le conseil du patriarche, homme subtil et rusé.

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Combiné à l’adjectif montanus, l’adverbe ultra permet à Guillaume de Tyr l’usage particulier de l’expression partes ultramontanæ qui désigne le nord des Alpes : - ... ut qui plenius nobilium virorum et illustrium adolescentium, in partibus ultramontanis habebat notitiam118. ... et li prierent mout secreement que il, qui connoissoit toz les vaillanz homes del reaume de France ... (l. 5, p. 618)

Il en est de même pour la préposition cis qui entre dans la nomenclature géographique119 et qui a permis la création de l’adjectif cismarinus : - Afferunt ibi dedicationis die multi, tam de partibus ultramontanis, quam de cismarinis regionibus, magni et nobiles viri120. Mout i ot hauz homes des parties d’outre le mont et de la terre de Surie. (l. 4, p. 687)

En somme, face au vocabulaire de l’Historia dont la richesse lexicale est amplifiée grâce à un procédé de préfixation massive, aussi bien dans son héritage classique que dans son évolution sémantique et ses capacités créatrices, l’adaptateur traite deux problèmes majeurs : l’immense quantité de dérivés et les confusions sémantiques que cette richesse implique entre le dérivé et le mot simple. Son comportement est régi par deux principes, dictés tous deux par une tendance générale à la transcription d’après le sens : sa préférence pour certains préfixes intensifs comme per-, præ- et super- et, essentiellement, une fidélité plus grande au sens original du terme de base qu’à celui, renforcé, de son dérivé.

2. La préfixation dans L’Estoire de Eracles Face à la riche préfixation de l’Historia, la préfixation française paraît maigre, réduite à quelques éléments qui montrent clairement que, dans sa recherche des équivalences, l’adaptateur ne compte pas sur ce procédé, qu’il préfère les formes simples : « La langue de tous les jours, qui favorise les expressions étoffées, d’une part, et d’autre part, se soucie peu des nuances subtiles, tend à remplacer les verbes composés par des simples, d’autant plus que le préverbe n’a, assez souvent, d’autre fonction que celle de renforcer le sens du simple. »121 Les préfixes les plus récurrents dans L’Estoire de Eracles sont négatifs comme des- et mal- et, 118

  L. XIV, ch. 9, l. 8, p. 618 : Comme quelqu’un qui connaissait bien les hommes nobles et les jeunes illustres, dans les pays situés au-delà des montagnes. 119

  Cf C. Nyrop, Grammaire historique de la langue française, Genève, Slatkine Reprints, 1979, t. 3, Formation des mots, p. 233, § 509. 120

  L. XV, ch. 18, l. 5, p. 687 : Furent présents le jour de la dédicace du Temple de nombreux grands et nobles hommes, venant des pays situés tant au-delà qu’en deçà des montagnes. 121

  V. Väänänen, Introduction au latin vulgaire, p. 99.

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Étude du vocabulaire

à la différence des dérivés latins, une grande majorité ne coexiste pas avec le mot positif. La catégorie de dérivés en des- contient toutes sortes de substantifs, d’adjectifs, d’adverbes et de verbes. Outre le nom desconfiture, le verbe desrenier et l’adjectif desloial, de fréquence élevée, certains dérivés sont relativement récurrents : - Ascalonitis vero, postquam præsentem suorum stragem conspexerunt … renovatus est dolor122. Puis que les Turc d’Escalonne virent cele grant mortalité de leur gent ... furent si decomforté ... (p. 809)

Alors que les équivalences françaises en des- sont mieux adaptées grâce à la pertinence du signifié privatif qui apporte au mot de base la négation catégorique du procès, celles en mes- et en mal- paraissent moins confirmées en raison du sens particulier, celui de « fâcheux », que les deux préfixes ajoutent à la négation, ou tel que le définit Jacqueline Picoche, « de façon mauvaise, contraire au confort ou à l’intérêt du sujet. »123 C’est la raison pour laquelle que, souvent polysémiques, comme le mot meschief124, très fréquent d’ailleurs, les dérivés en mes- ne correspondent pas systématiquement au terme latin : - Prædictus Joscelinus, in hac parte minus sapiens ... nihil omnino porrigebat, licet dominum comitem, suosque extremam pati non dubitaret inopiam125. ... ne onques por mesese qu’il eüst, un presant ne li envoia, ne secors ne li fist a lui ne a sa gent ; par quoi il feïst semblant qu’il li pesast de sa mesestance. (l. 10, p. 90) - Cui successit Johannes filius ejus, patre multo humanior, et meritis exigentibus, populo nostro patre longe acceptior126. Nequedant en aucunes choses mesprist il vers les Latins en la terre d’Orient ... (l. 4, p. 517)

122   L. XVII, début du ch. 29, p.  809  : Quand les habitants d’Ascalon virent leur désastre, leur douleur redoubla. 123   J. Picoche, Le Vocabulaire psychologique dans les Chroniques de Froissart : Le plaisir et la douleur, Amiens, Publications du Centre d’Études Picardes, 1984, p. 262. 124   Ce mot possède dans L’Estoire les différentes acceptions relevées par J. Picoche à la page 294. 125   L. XI, ch. 22, l. 8, p. 489 : Jocelin, peu raisonnable ... n’offrit rien, bien qu’il ne doutât pas que le comte et son peuple fussent en train de souffrir une misère extrême. »

GF, t. 5, p. 280, 3e col., mesestance : « mauvaise situation, fâcheux état des choses. 126   L. XII, ch. 5, l. 2, p. 517 : Lui succéda son fils, Jean, beaucoup plus humain que son père et plus aimable, par ses œuvres, envers notre peuple. GF, t. 5, p. 299, 2e col., Mesprendre : « commettre une faute, un crime », « manquer à quelqu’un », « transgresser une loi ».

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- ... et allegantibus ut nihilominus procederet, quia factum erat, contra jus et fas ... nullo modo stare posset127. Et li distrent que se il failloit a la sainte terre a cel besoing, Nostre Sires, qui la chose estoit, l’en sauroit mout maugré. (l. 57, p. 516)

Nous signalons également que dans L’Estoire de Eracles l’adverbe mal est employé comme adjectif, qu’il reçoit la marque du féminin et qu’il entre dans la composition d’un adverbe de manière : - Multos enim fideles habebant et habuerat ab initio civitas illa habitatores, qui sub miseræ servitutis jugo ab infidelibus Dominis premebantur indebite128. Ceus espargnierent il por l’enneur Jesucrist, qar li Turc les avoient longuement tenuz desouz male seignorie. (p. 657) - Nostri autem, scientes hostium acies in fugam versas, non eisdem vestigiis inhærentes, tanquam de trophæ certi, sed ad diversa incaute nimis tendentes129. Li Turc qui si fuioient virent bien que li nostre les chaçoient malement et sanz tenir conroi. (l. 44, p. 667)

Enfin, le préfixe entre- connaît à son tour une grande fortune. Un nombre non négligeable de verbes est bien souvent mis en usage à la forme pronominale. En outre, le préfixe est doté moins souvent du « sens locatif »130 ou « restrictif »131 que peuvent exprimer les dérivés latins en inter- que « la réciprocité d’une action, d’un sentiment, d’une perception »132. Dans la version latine, ce sont des substantifs, verbes, adverbes et adjectifs latins exprimant la réciprocité qui lui correspondent : - ... ita ut utrique partibus daretur mutuo hostium castra singulis diebus intueri. Cumque jam per menses quasi tres se invicem lacessere formidarent133. 127

  L. XII, ch. 3, l. 48, p. 515 : ... et qui le poussaient à s’avancer, car ce qui fut fait, contre la loi et le droit divin, ne pouvait pas se maintenir. GF, t. 5, p. 121, 1ère col., Maugré : « chagrin, peine, mécontentement ». 128   L. XV, fin du ch. 1, p. 657 : Il y avait beaucoup de fidèles et, dès le début, les habitants de cette ville avaient été injustement contraints par les infidèles au joug de la servitude. 129   L. XV, ch. 6, l. 48, p. 667 : Les nôtres, qui savaient que les troupes ennemies étaient mises en fuite, se lancèrent, épars, à leur poursuite comme s’ils étaient sûrs de la victoire et s’avancèrent imprudemment dans diverses directions. 130   M. Hanoset, « Sur la valeur du préfixe entre- en ancien français », dans Mélanges de Linguistique romane et de philologie médiévale, Gembloux, Duculot, t. 1, 1964, p. 307. 131

  Ibidem, p. 309.

132

  Ibidem, p. 308.

133

  L. XII, ch. 6, l. 19, p. 519 : De sorte qu’il fut possible pour les deux armées de surveiller le camp, l’un de l’autre, chaque jour. Comme, pendant près de trois mois, ils craignaient de se provoquer l’un l’autre ...

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Tant s’entredouterent qu’il furent en ceste maniere trois mois qu’il s’entrevoient touz les jorz. (l. 25, p. 519) - Juramenta præstans, quod ... Christianis tam ex regno quam ex principatu fidelem debeat societatem observare134. ... quar il s’alia a nostre gent que il s’entraidassent se mestier fust. (l. 25, p. 493) - Congrediens ergo prædictæ acies instant protervius in alterutrum135. Cil qui asemblé estoient ne s’entr’espargnoient de rien, ainz avoit grant occision de genz. (l. 40, p. 580)

Au total, l’apport du lot des dérivés français par préfixation au vocabulaire de L’Estoire de Eracles est beaucoup moins important que celui de la dérivation latine. Alors que le vocabulaire de l’Historia se voit alimenté par la multiplicité des combinaisons, celui de la chronique française doit se suffire des préfixes les plus courants et remédier aux nombreux problèmes que posent les dérivés latins au moyen des tournures périphrastiques et explicatives.

134

  L. XI, ch. 23, l. 26, p. 493 : Dodequin prêta le serment de respecter l’alliance avec les Chrétiens tant du royaume que de la principauté. 135

  L. XIII, ch. 16, l. 46, p. 580 : Les troupes furent aux prises et se lancèrent sauvagement les unes contre les autres.

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Chapitre 4 Les cas de suffixation

L

es cas de suffixation possèdent dans la chronique latine et dans son adaptation française à peu près les mêmes particularités que la préfixation. D’abord, une vue générale montre que la suffixation dans l’Historia est considérablement productive : la quantité de dérivés latins dépasse largement celle de dérivés français. Ensuite, elle obéit parfois chez Guillaume de Tyr à quelque tendance stylistique, alors qu’elle est réduite chez l’auteur français à un choix limité de suffixes récurrents. Un dernier trait caractérise la suffixation dans L’Estoire de Eracles : repris fidèlement sur leur modèle latin, les suffixés français sont encore plus rares que les préfixés offrant cette caractéristique de parfaite équivalence.

1. La suffixation dans l’Historia Le vocabulaire chrétien de l’Historia comprend normalement des composés verbaux chrétiens comme evangelizare136, ainsi qu’une quantité un peu plus grande de verbes en -ficare. Ces derniers sont admis dans la chronique selon la tendance de l’époque ainsi expliquée par Dag Norberg : Les composés verbaux sanctificare, beatificare, glorificare ... avaient été à la mode chez les Chrétiens de l’Antiquité. Ces compositions étaient très pratiques et sur

136   L. XVI, ch. 18, l. 20, p. 735 : ... regna circuit, regiones obambulat evangelizans ubique regnum Dei (Bernard parcourait le royaume et les régions pour prêcher le royaume de Dieu) et : Cil emprist de mout bon cuer a porsuivre la besongne Dame Dieu el roiaume de France, l. 17, p. 735.

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Étude du vocabulaire leur modèle on a forgé au Moyen Âge des verbes comme ratificare, publificare, exemplificare, qui ont eu une grande fortune dans les langues modernes.137

Les verbes composés en -ficare sont assez nombreux dans l’Historia. Parmi eux certains sont classiques comme parificare138. Certains autres, classiques au départ, passent cependant dans la langue chrétienne investis d’une connotation religieuse. Nous en proposons le verbe damnificare que Guillaume de Tyr emploie dans les deux acceptions, la première traditionnelle au sens de « léser », et la seconde sous forme de l’adjectif damnificus, morale réprobatrice, signifiant « injurieux »139 : - ... ut pomeria civitati adjacentia, unde civibus multa erat commoditas, in manu forti exstirpare niterentur, et in parte saltem hostes protervos damnificare140. Il se pensserent qu’entour cele cité avoit grant planté de jardins dont leur ennemi avoient grant preu et grand soulaz, et s’il les pooient estreper, mout seroit doumachiez et grevez cil de la vile. (l. 4. p. 795) - Ad hæc et alearum, et damnificos talorum ludos, plusquam regiam deceret majestatem, sequebatur141. Jeus de tables et de dez amoit plus qu’il n’aferoit a roi. (l. 13, p. 706)

L’emploi de ces composés illustre qu’ils « avaient un effet plus grand que le verbe ordinaire, et [que] leur longueur contribuait à produire sur le lecteur une impression plus profonde. »142 Nous mentionnons, également parmi les suffixes médiévaux répandus, l’élément -scere143 qui se trouve à la base de nombreux inchoatifs :

137

  D. Norberg, Manuel pratique de latin médiéval, Paris, Picard, 1968, p. 72.

138

  L. XV, ch. 13, l. 4, p. 678 : Et sedem qui præerat, Antiochenam videlicet, Romanæ subjacere ecclesiæ dedignabatur  ; sed ei eamdem in omnibus parificare contendebat, dicens : « utramque Petri esse Cathedram » (Il refusait de soumettre le siège auquel il présidait, celui d’Antioche, à l’Église de Rome et il essayait de le rendre égal à elle en tout, disant que les deux chaires étaient celles de Pierre) et : Sans faille, aucune fois avoit il dit que misires seint Peres avoit einçois esté en Antioche si comme prelat et chiés de seinte eglise que a Rome, (l. 4, p. 679). 139   « Injurious », comme le donne le LRR, p. 130, 1ère col. Pour A. Ernout, Notes de philologie latine, Genève-Paris, Droz, 1971, p. 23, damnificus signifie ce « qui cause des pertes ». 140   L. XVII, ch. 21, l. 5, p. 795 : ... afin d’extirper par la force les vergers voisins à la ville, qui fournissaient aux habitants beaucoup de commodités, et endommager en partie les ennemis effrontés. 141   L. XVI, ch. 2, l. 36, p. 706 : En plus, il se livrait aux jeux malfaisants de hasard et aux osselets, plus que cela ne convenait à la dignité royale. 142

  A. Ernout, Notes de philologie latine, p. 34.

143

  BAM, p. 15.

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- ... quod tempore domini Heraclii Romanorum imperatoris, invalescentibus contra eum Arabiæ populis, certum est accidisse144. Quant li Turc d’Arrabe vindrent en ces terres a gregnor pooir que cil n’avoit, maint buen Crestien d’outre la mer vindrent puis en Jerusalem. (l. 3, p. 822) - ... ut una de infidelium urbibus per eorum studium fideli populo accrescere145. ... tant que par la volenté de Nostre Seingneur et par leur aide, l’en eüst conquises aucunes des citez par la marine as Sarrazins. (l. 12, p. 476)

L’adaptation française de tous ces dérivés a en commun le fait que l’auteur de L’Estoire de Eracles ne prend pas en considération la nuance du suffixe. Elle est effectuée dans la mesure où le permettent les maigres disponibilités lexicales de l’ancien français. Le verbe evangelizare, l’adjectif damnificus ainsi que les inchoatifs en -scere n’ont pas d’équivalents. L’auteur français leur fait correspondre une proposition entière, apte à rendre le sens avec plus ou moins de précision mais adaptée surtout en fonction de l’idée globale de l’énoncé. Certaines formes d’adaptation comme porsuivre la besongne Dame Dieu pour evangelizare, et l’en eüst conquises aucunes des citez pour accrescere, se présentent comme l’explicitation du terme latin. Le verbe innotescere est rendu par la conséquence de l’action qu’il exprime et, en l’occurrence, de sa gravité, alors que les verbes parificare et invalescere sont repris eux aussi sur un mode explicitatif par l’idée de comparaison qu’ils renferment. Seul le verbe damnificare correspond à un verbe ; mais le sens précis de son suffixe, « rendre, actualiser », tout comme le sens évolutif de -scere, « qui vient de commencer », n’est pas pris en compte. Il en est de même des diminutifs. L’emploi très fréquent de ces derniers dans l’Historia en fait un trait de style propre à Guillaume de Tyr. À la manière des auteurs médiévaux qui « marquent une grande prédilection pour les diminutifs, alors que souvent ceux-ci n’expriment aucune nuance spéciale »146, l’archevêque de Tyr apprécie ces tours et les emploie bien souvent en faisant abstraction de la différence de sens qu’ils devraient avoir en comparaison avec le mot simple. Ce serait ce manque de distinction entre le sens de base et le sens nuancé qui pousse l’adaptateur dans bien des cas à ne pas respecter ces emplois : - ... et de residuo fieret advenientibus Christicolis in xenodochio aliqua misericordia. Ita ergo multorum annorum curricula ...147 En cele maniere que vos avez oï fu cil leus sostenuz par lonc tens, einçois que la cité de Jherusalem fust prise par les Crestiens. (l. 42, p. 826)

144   L. XVIII, ch. 4, l. 4, p. 822 : Il est certain que ceci s’était produit du temps d’Héraclius, empereur des Romains, alors que les populations arabes se fortifiaient. 145   L. XI, ch. 14, l. 14, p. 476 : ... afin que l’une des villes des infidèles revînt, grâce à leur contribution, au peuple fidèle. 146

  K. Strecker, Introduction à l’étude du latin médiéval, p. 31.

147

  L. XVIII, ch. 5, l. 56, p. 826 : De ce qui en restait, on faisait dans l’hôpital la charité aux fidèles nouvellement venus. Ainsi, de nombreuses années s’écoulèrent.

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- Rex in palatio suo, quod secus templum Domini, ad australem habet partem, eis ad tempus concessit habitaculum148. Li rois leur otroia, a tant com leur pleroit, un abitacle es mesons de l’ospital, delez le temple Nostre Seingneur. (l. 8, p. 520) - ... secundum carnem princeps potens, et apud suos felicissimus, priusquam etiam ad regni vocaretur gubernacula149. Gentilx home estoit de lignage, chevaliers bons et seurs ; de guerres estoit bien aventureus, mes, einçois qu’il eüst le roiaume, de grant proveance estoit. (l. 5, p. 605) - Et jam per conventicula cœuntes, tractare incipiunt, quomodo his molestiis quas patiuntur, finem imponant150. ... si commencierent a parler en vile par tropeax, et pristrent conseil comment cele mesese qu’il soufroient fust trete a fin. (l. 2, p. 573)

À l’exception de conventiculum, pris comme diminutif et rendu à juste titre par tropeau, aucun de ces emplois ne fonctionne tel un diminutif et leur emploi obéit à une tendance stylistique. L’adaptateur a pris soin de rendre leur sens courant, très distinct de leur sens propre151. L’adaptation de curriculum par exemple, fondée sur le déplacement de sens de « petite course » à « cours du temps », n’exclut pas même une certaine légèreté : curriculum correspond dans le texte français à son contraire lonc tens. À certains correspond leur équivalent dérivant par voie d’héritage, comme habitaculum ou « habitation, demeure »152 et abitacle. L’adaptation en proposition explicitative nous conduit à voir de même les solutions que l’auteur de L’Estoire de Eracles propose aux substantifs en -us, appartenant à la quatrième déclinaison. La difficulté de traduire ces substantifs, noms abstraits ou noms d’action indistinctement, pousse elle aussi l’adaptateur à opter bien souvent pour la proposition qui a pour but d’expliciter l’idée verbale 148   L. XII, ch. 7, l. 6, p. 520 : Le roi leur céda une demeure dans son palais, qui longeait le Temple du Seigneur vers le sud. 149   L. XIV, ch. 1, l. 8, p. 605 : ... prince puissant de naissance, très fortuné chez les siens, avant même qu’il ne fût appelé au pouvoir. 150   L. XIII, ch. 13, l. 2, p. 573 : Et en tenant de petites réunions, ils se mirent à discuter comment mettre fin aux contraintes dont ils souffraient. 151   Nous reprenons le sens premier que donne de ces diminutifs E. Fowler Tuttle, Studies in the Derivational Suffix -aculum : Its Latin Origin and its Romance Development, Tübingen, 1975 : Curriculum ou « place of running, course, race », p. 5. Habitaculum : « place of dwelling », p. 33. Gubernaculum : « rudder, helm ». Conventiculus : « assembly, meeting », p. 19. Diliculum : « daybreak, dawn », p. 15. 152

  BAD, p. 384, 2e col. : « Habitation, demeure ». C’est le même sens rendu chez E. Atwater Babcock, A. Ch. Krey, A History of Deeds Done beyond the Sea, by William Archbishop of Tyre, Columbia University Press, vol. I, 1943, p. 525 : « Since they had neither a church nor a fixed place of abode, the king granted them a temporary dwelling place in his own palace, on the north side by the Temple of the Lord. »

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qu’implique le nom et qui tient compte non seulement du propre sémantisme du nom, mais aussi du sens de tout l’énoncé : - Sed cognito suorum interitu, Austro flatus ministrante necessarios, in portum Tyrensem se receperunt153. Mes quant il oïrent les nouveles que leur gent estoient descomfites, il leverent les voiles, et mox venz s’i feri qui ventoit, tant qu’il ariverent au port de Sur. (l. 51, p. 456) - Interea Noradinus lætus admodum de Imperatoris discessu, cujus adventus magnum, præsentia majorem ei terrorem incusserat ...154 Molt fist grant joie Noradins de ce que l’empereres s’estoit partiz del païs, car sa venue li avoit fet grant peor. (p. 866) - Accedenti ergo prædicto comiti ad urbem Edessanam, dominus Tancredus ei dicitur introitum denegasse155. Quant li quens Baudoins vint en sa cité de Rohes, Tancrez li vea l’entrée. (l. 7, p. 464) - Omnes enim Orientalis pontifices, de utroque patriarchatu, in neutram partium manifeste declinaverant156. Ilec pristrent Conseil se il recevroient ce legat ou non, car tuit li prelat de ces deus patriarchées, Antioche et Jerusalem. (l. 10, p. 870) - In fata concessit, unico filio principatus et nominis herede relicto ex domina Constantia ...157 Cil avoit non Buiemont et fu ses oirs de la princée d’Antioche. (l. 38, p. 462) - Nam spe futuræ in comitatum successionis, dominum comitem in regum introducere nitebatur158. Que se li quens Baudoins avoit le roiaume par l’aide de lui qui cousins il estoit, ne li donast la contée de Rohes qui estoit mout grant chose. (l. 40, p. 515)

L’examen permet de constater que l’adaptation des substantifs en -us se fait dans L’Estoire de Eracles selon deux voies principales : l’explicitation au moyen d’une proposition et la francisation par le suffixe -ée. Les noms abstraits et les 153   L. XI, ch. 3, 1. 51, p. 456 : Mais ayant appris leur mort, ils se retirèrent dans le port de Tyr, poussés par 1’agréable vent du midi. 154   L. XVIII, début du ch. 27, p. 866 : Pendant ce temps, Noradin, très heureux du départ de 1’empereur dont l’arrivée l’avait frappé d’une très grande peur ... 155

  L. XI, ch. 8, 1. 9, p. 465 : Tancrède, dit-on, interdit 1’entrée à Baudouin qui voulait se rendre chez le comte dans la ville d’Édesse. 156

  L. XVIII, ch. 29, l. 17, p. 870 : Tous les pontifes d’Orient, dans les deux patriarcats, avaient manifestement refusé l’un et 1’autre parti. 157

  L. XI, ch. 6, 1. 36, p. 462 : Il finit ses jours, laissant un fils qu’il avait eu de Constance, héritier de la principauté et de son nom. 158

  L. XII, ch. 3, 1. 27, p. 515 : I1 s’efforcait d’introniser le comte, dans 1’espoir de lui succéder dans le comté.

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noms d’action se retrouvent plutôt sous forme de proposition complétive introduite par que, alors que les substantifs désignant une fonction ou une dignité, tels que principatus et comitatus, se francisent en subissant les modifications phonétiques. Il en est de même pour un grand nombre de néologismes chrétiens comme patriarcatus, de formation analogue. Quelques exceptions existent cependant. De même que certains substantifs médiévaux en -atus peuvent se retrouver sous forme de proposition, comme pontificatus qui dans fuit autem et in suo pontificatu conversationis immundæ159 est rendu par une proposition relative appositive, il qui estoit prestres et patriarches fu de trop mauvaise vie, de même 1’adaptation d’un nom d’action peut s’aligner sur celle de principatus, comme 1’illustre 1’exemple du nom introitus ci-dessus mentionné, rendu par son équivalent français entrée. En plus des dérivés en -us, les formes particulières d’adaptation affectent également les adjectifs en -bilis. Dans leur majorité, ces adjectifs sont de formation verbale et ont un sens de « modalité passive »160. Dans l’adaptation française, ils sont rendus de deux façons, sous forme soit d’un adjectif indépendant de 1’adjectif latin soit d’un groupe prépositionnel à valeur de déterminant : - Habilis ad usum armorum161. ... astes fu as armes. (l. 5, p. 516) - ... quod comes Edessanus sorte tam miserabili captus erat162. ... que li quens de Rohes avoit einssint este pris par mesaventure. (p. 783)

De son côté, la chronique française offre une dizaine d’adjectifs en -able, fonctionnant très souvent comme des tics de style indépendamment de leurs équivalents latins. L’incompatibilité des adjectifs français en -able avec les dérivés latins est due d’une part à 1’infériorité du nombre des premiers, alors que la chronique latine est relativement riche en adjectifs en -bilis163, d’où le sérieux décalage en unités lexicales, et d’autre part aux particularités qui accompagnent l’emploi de l’adjectif en -able. Nous proposons d’abord ces quelques exemples :

159

  L. XI, ch. 15, 1. 11, p. 479 : II eut une conduite déshonorante pendant son ponti-

ficat. 160   E. Thorné Hammar, « Le Développement de sens du suffixe -bilis en français », dans Études romanes de Lund, Lund et Copenhague, 1942, p. 29. 161

  L. XII, ch. 4, 1. 3, p. 516 : Habile dans le maniement des armes.

162

  L. XVII, ch. 15, 1. 2, p. 783 : ... que le comte avait été pris captif, par ce mauvais

sort. 163   E. Thorné Hammar, « Le Développement de sens du suffixe -bilis en français », p. 19 : « Il semble que la prédilection qu’on peut constater en latin pour les formations à l’aide du suffixe -bilis soit due, jusqu’à un certain degré, à la sonorité de ces formes, c’està-dire qu’on les a employées pour des raisons stylistiques. »

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- His dictis laudant omnes domini Imperatoris propositum, et extollunt usque ad sidera mentem providam164. Tout mesurablement parla a eus ... (l. 32, p. 662) - ... ex Tyro et Sydone naves quædam, viris fortibus et bellicosis refertæ165. Ne sai quantes nes de Sarrazins estoient meues de Sur et de Saiete pleinnes d’armes et de chevaux et de viandes et de genz bien desfenssables. (l. 12, p. 474)

La suffixation en -able dans L’Estoire de Eracles ne déroge ainsi en rien à la tendance médiévale qui offre certaines particularités. Parmi ces exemples, seul l’adverbe mesurablement est un déverbal à sens passif. En revanche, espoentable a un sens actif et defensable, conformément au progrès de la dérivation nominale, signifie « vaillant ». Eva Thorné Hammar explique cette évolution dans les textes des xiie et xiiie siècles : ... dans un grand nombre de cas, le sens du suffixe et parfois même celui du thème se sont affaiblis à un degré tel que le sens de l’adjectif est devenu tout à fait vague et général, et, surtout, purement qualificatif, dénué de toute notion verbale. Ainsi par exemple des mots comme defensable et aidable se trouvent avec le sens général de vaillant166.

Le plus récurrent parmi les dérivés français en -able est le nom-adjectif gaengnable. On peut bien le constater dans la présentation de la ville de Tyr : Erat autem prædicta civitas non solum munitissima, ut prædiximus, sed etiam fertilitate præcipua, et amœnitate quasi singularis : nam licet in ipso mari sita sit, et in modum insulæ tota fluctibus ambiatur, habet tamen pro foribus latifundium per omnia commendabile, et planitiem sibi continuam divitis glebae et opimi soli, multas civibus ministrans commoditates : quæ licet modica videatur, respectu aliarum regionum, exiguitatem suam multa redimit ubertate ; et infinita jugera multiplici fecunditate compensat. Nec tamen tantis artatur angustiis : protenditur enim in austrum versus Ptolemaidam, usque ad eum locum qui hodie vulgo dicitur Districtum Scandarionis, milliaribus quatuor aut

Plenteive cité estoit de toutes choses la cité de Sur et delitables plus que nule autre vile ; quar jasoit ce qu’ele soit dedenz la mer assise et avironée d’eue de toutes parz ausint comme une ille, ne remeint mie por ce qu’ele n’ait devant pres de la porte uns granz pleins de terre gaengnable qui est trop aportanz. D’ilec vient la grant plante de tout biens a la cité. Bien est voirs que li gaengnables n’est mie mout granz au regart des autres citez, mes les terres sont iluec si bones qu’eles aportent bien autant comme les autres qui sont plus larges. Nequedant de vers midi, si com l’en vet a la cité d’Acre, la terre gaengnable dure jusqu’au destroit Scandarion, ou il a bien quatre milles ou cinq. De l’autre

164

  L. XV, ch. 4, 1. 36, p. 663 : Ces paroles ayant été dites, tous louèrent le projet de l’empereur et portèrent sa sagesse aux nues. 165

  L. XI, ch. 13, 1. 18, p. 474 : Quelques navires, pleins d’hommes forts et guerriers arrivèrent de Tyr et de Sidon. 166

  E. Thorné Hammar, « Le Développement de sens du suffixe -bilis en français »,

p. 15.

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178 quinque  ; e regione in septentrionem, versus Sareptam et Sydonem iterum porrigitur totidem milliaribus167.

Étude du vocabulaire part, devers bise, si com 1’en revet a Sur, redure bien li gaengnables autant. (p. 558)

167

Le mot gaengnable prétend correspondre dans la version latine non seulement à dives glebæ et opimum solum, mais aussi à tous les mots-clés appuyant le champ notionnel de « la terre cultivable », copieux d’ailleurs grâce d’abord à une synonymie riche comme celle de fertilitas et fecunditas, ensuite à la série des mots satellites venant à l’appui comme dives, opimus et ubertas, dépourvus presque d’équivalents dans le texte français. La reprise de gaengnable, tantôt en déterminant, tantot en substantif, supplée en outre le manque de pronoms français correspondant au relatif de liaison quæ ainsi que l’absence du pronom sujet des verbes protendi et porrigi. Il nous a paru convenable d’examiner dans le cadre des adjectifs en -bilis le cas de quelques compositions parasynthétiques168, faites le plus souvent d’un premier élément privatif in- et du suffixe -bilis et ayant le plus souvent la valeur d’un superlatif extrême : - ... unde motus in indignationem et iram inexorabilem princeps, domino patriarchæ violentas injecit manus169. Li princes qui estoit noviaux hom en fu molt correciez et molt troblez, si que a ce le mena li granz corroz, qu’il fist oevre d’ome hors del sen, car il fist prandre le patriarche et mener el donjon d’Antioche. (l. 8, p. 816) - ... ægritudinem incidit incurabilem, de qua usque ad obitum salutem non recepit170. La reine Melissent ... chaï en une longue maladie qui li dura jusqu’a la mort. (l. 29, p. 867)

167   L. XIII, début du ch. 3, p. 558 : Cette ville n’était pas seulement très fortifiée, comme nous 1’avons dit, mais elle était aussi d’une fertilité remarquable et d’un charme singulier. Bien que située au cœur même de la mer, entourée de flots de toutes parts comme une île, elle avait à son entrée un très bon territoire et s’étendait sur une plaine au sol riche et fécond, qui apportait aux habitants de nombreux avantages. Quoique cette plaine parût de dimension modeste, en comparaison avec les autres régions, elle compensait son exiguïté par son abondance et les innombrables arpents par sa bien plus grande fécondité. Pourtant, ces étroitesses ne la resserraient pas tellement car, au sud elle s’étend sur quatre ou cinq milles vers Ptolémaïs, jusqu’à 1’endroit qu’on appelle aujourd’hui communément « le District de Scandarion ». Du côté du nord, elle se prolonge sur la même distance vers Sarepte et Sidon. 168

  J. Collart, L. Nadjo, La Grammaire du latin, P.U.F., Que sais-je, 1994, p. 73 : « Est parasynthétique toute forme comportant à la fois un préfixe et un suffixe. » 169

  L. XVIII, ch. 1, 1. 8, p. 816 : Le prince, poussé par un sentiment d’indignation et une haine implacable, prit de force le patriarche comme prisonnier. 170

  L. XVIII, ch. 27, 1. 28, p. 867 : Elle tomba dans une maladie incurable dont elle ne put jamais se remettre. 

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- Incorrigibiles inventi sunt, comminantes etiam se aliquando graviora molituros171. Cil em blasmerent les mestres et les freres et leur prierent molt doucement qu’il s’en amendassent ; cil respondirent onques nule mesure, einz distrent qu’encor le feroient il pis. (l. 31, p. 821)

L’adaptation de ces tournures privilégiées dans la catégorie des qualificatifs en raison de leur puissante expressivité est soumise à un traitement sémantique plutôt favorable. La comparaison de ces adjectifs latins et de leurs équivalences françaises met en lumiere la même tendance à l’excès de l’auteur de L’Estoire de Eracles que celle qu’exprime l’adaptation des dérivés en per-, en præ- et en super-. La plupart des exemples cités se retrouvent dans la version française explicités en propositions relativement longues et renforcées au moyen de mots d’intensité excessive comme l’adjectif grant, les adverbes trop et moult, le pronom indéfini nul, ou bien de la combinaison de plusieurs de ces mots. L’adjectif inexorabilis est même rendu par un couple de propositions consécutives enchaînées : molt troblez si que a ce le mena li granz corroz qu’il fist oevre d’ome hors del sen. En résumé, tout comme le traitement de la préfixation, l’adaptation française des dérivés latins par suffixation, susceptible de montrer une nette différence quantitative entre dérivés latins et dérivés français, obéit à une tendance principale : un choix sélectif de dérivés qui, explicités, trouvent dans L’Estoire de Eracles un accueil plus favorable que d’autres.

2. La suffixation dans L’Estoire de Eracles Outre les dérivés en -tio, ayant survécu dans l’adaptation française en raison de leur appartenance à la langue religieuse, la modeste réserve de dérivés français au moyen d’un suffixe se réduit dans L’Estoire en revanche à une poignée de termes aux désinences familières en -ance et -té et, moins fréquemment, de noms d’agent en -eor, de substantifs en -ment, en -aille, à valeur diminutive et parfois péjorative : - Cum satis in expedito videretur esse, ut et præsidium … facilius occuparetur.172 Legiere chose estoit de prandre le chastel, se il vossissent avoir sivée leur mein et hastée leur bone cheance173. (l. 21, p. 850)

171   L. XVIII, ch. 3, 1. 38, p. 821 : Ils se montrèrent incorrigibles et menacèrent bien plus de préparer des choses pires encore. 172   L. XVIII, ch. 18, 1. 33, p. 850 : Comme il paraissait assez facile, si on pouvait continuer avec la même persévérance, de s’emparer du château-fort avec tous ceux qui s’y étaient réfugiés pour se sauver ... 173

  Chance ou « manière dont une affaire, une entreprise peut tourner », GF, t. 9, p. 63, 1 col. ère

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- ... licet corporis esset invalidi, tum propter senium imminens, tum propter jejunia pene continua et subtilem nimis dietam174. Il estoit foibles de viellece et des atenances, parquoi il grevoit son cors de grant cuer. (l. 19, p. 735) - ... vir militaris, magnificus, et liberalis plurimum, plebi et equestri admodum acceptus ordini175. C’estoit uns hom qui trop amoit chevaliers et avoit leur acointances176, larges et de grant cuer. (l. 9, p. 620) - Habentes igitur ejus æmuli tantum studiorum suorum cooperatorem ...177 Quant il sorent qu’il avoient si bon aideor comme le prince ... (l. 8, p. 677) - Imperator Constantinopolitanus ... cum solito et ad hoc deputato comitatu ingreditur178. Li veneor et li vallet l’empereor orent eceint un buisson ... (l. 4, p. 693) - ... ut dominum regem cum prædicto domino imperatore ad colloquium invitaret, ut communi consilio, licet sero, de itinere tractaretur179. ... quar l’emperere après cele mesaventure li enveoit parler au roi por prendre un parlement. (l. 9, p. 744) - ... quod civitas, quæ singulis pæne diebus cum terrestri tum marino populorum frequen­ tabatur accessu, omnibusque commodis utroque accessu consueverat cumulari180. ... comme si noble cité ... estoit plaine de si grant richesces et de totes manieres d’usaisement. (l. 3, p. 567) - ...dicens ... suum vero e contra exercitum, necessariis abundare181. Li olz Sanguin si com il pooient bien veoir, estoit planteis de viandes et de tout aesement. (l. 12, p. 650) 174   L. XVI, ch. 18, l. 19, p. 735 : « ... bien qu’il fût faible de corps, tant à cause de l’imminence de la vieillesse qu’à cause des jeûnes continuels et d’une diète extrêmement stricte. » GF, t. 9, p. 219, 1ère col. : astinence ou « la continence ». 175

  L. XIV, ch. 10, 1. 9, p. 619 : ... homme militaire, magnifique et très généreux, qui fut très bien admis par le peuple et l’ordre des chevaliers. 176

  Acointance ou « rapport », selon le GF, t. 8, p. 24, 3e col.

177   L. XV, ch.12, 1. 9, p. 677 : Ses rivaux ayant eu comme collaborateur à leur si grande ardeur ... 178

  L. XV, ch. 22, 1. 2, p. 693 : L’empereur de Constantinople s’engagea comme d’habitude, après avoir envoyé une escorte. 179

  L. XVI, ch. 23, 1. 19, p. 745 : II était venu pour inviter le roi et l’empereur à un colloque, en vue de décider d’un avis commun, quoique tard, du chemin à suivre. 180

  L. XIII, ch. 9, 1. 4, p. 567 : ... que cette ville, fréquentée presque quotidiennement par terre et par mer et comblée d’ordinaire de toutes les commodités venant par ces deux accès ... 181

  L. XIV, ch. 29, 1. 9, p. 650 : ... disant que son armée, par contre, abondait en vivres.

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Les cas de suffixation

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Nous signalons en même temps la fréquence sous la plume de l’auteur français des dérivés en -aille, qui reflète l’importance de ce préfixe au Moyen Âge : «  The suffix -aille was reaching its highest productivity in Old and Middle French, and produced massnouns with increasingly pejorative and often humorous overtones »182 : - Ex hac nihilominus urbe fuit Abdimus adolescens, Abdæmonis filius, qui Salomonis omnia sophismata et verba parabolarum ænigmata ... solvebat183. Salemons ... li enjoint devinailles et paroles oscures, poi ce que cil les devisast et les esponsist. (l. 17, p. 556) - Ille vero impiger ... classem instruit, militiam comparat, armis victualibus et machinis naves excelsas onerat184. Cil qui avoient la chose mout a cuer, ne fu mie pareceuls ne andormiz, eincois fist tantost apareillier une grant navie qu’il fist mout bien garnir de bones genz d’armes et de vitailles. (l. 14, p. 800)

Ces divers échantillons confirment ce que nous avons avancé sur la méthode de l’adaptateur. Il n’est pas très fréquent de rencontrer un terme latin adapté en son dérivé direct ; par conséquent, l’adaptation se fait selon des liens plutôt vagues. Hormis les deux exemples prendre un parlement et usaisement, susceptibles d’illustrer un cas d’équivalence plus ou moins correcte avec les expressions communi consilio et commodum, le reste des cas offre dans son traitement des particularités. Le mot atenance est adopté par une synonymie lâche, puisqu’il est doté d’une aire sémantique plus large que celle des deux termes latins associés jejunium et dieta. Aideor est synonyme de cooperator. Le terme d’acointance prétend condenser l’énoncé latin en entier. Enfin, l’emploi de cheance, accompagné de son adjectif positif bonne comme dans l’exemple ou pris en composition avec le préfixe négatif obéit, tout comme meschief et mesaventure, à un usage arbitraire, souvent indépendant du texte original et si familier qu’il est devenu caractéristique de style. Il convient enfin de mentionner la présence d’un petit nombre de doublets dans L’Estoire de Eracles, engendrés par la coexistence de deux mots dérivant d’un même radical et remplissant la même fonction. Le phénomène n’est pas toutefois répandu, puisque l’adaptateur préfère le plus souvent s’arrêter à une forme unique. Certains dérivés en -ance coexistent avec l’infinitif substantivé du verbe :

182

  E. Fowler Tuttle, Studies in the Derivational Suffix -aculum, p. 65.

183

  L. XIII, ch. 1, 1. 51, p. 556 : De cette ville vient également le jeune Abdimus, fils d’Abdémon, qui interprétait ... tous les sophismes et toutes les expressions paraboliques de Salomon. 184

  L. XVII, ch. 24, 1. 14, p. 800 : Sans attendre, il équipa sa flotte, prépara sa milice et chargea ses grands navires d’armes, de victuailles et de machines de guerre.

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Étude du vocabulaire

- Hæc autem ut credimus, ea videbantur intentione asserere, vel ut dominum regem in idem præcipitarent periculum185. Trop granz richeces i avoient gaengniées : ce li firent entendant par cele entencion espoir que il vouloient mener le roi meïsmes la ou li empereres s’estoit embatuz perilleusement. (l. 20, p. 741)

Un peu plus bas : - Aliis itaque redeundum esse dicentibus, aliis vero procedendum fit votorum tanta dissonantia...186 Li autre vouloit que l’en alast avant, quar il avoient esperance que plus tost poissent trouver viande en passer avant qu’an retorner arrieres. (l. 29, p. 741)

Certains déverbaux concurrencent des dérivés en -ment : - ... formidansque ne continuis laboribus et bellorum indeficientibus periculis, suorum virtus succumberet ...187 Por ce metoient toute la peine et le coutement por enfoncer et garnir cele vile, ne ne vouloit mie que les genz de la garnison se lassassent ne empirassent de guerre, ne de deffendre la cité. (l. 5, p. 638)

Et : - ... murenulæ, inaures, spinteres, et periscelidæ, annuli, torques et corona ex auro purissimo188. Une autre maniere de joiaux i ot que les dames pendent a leur coux et a leur oreilles : cil furent riches et de granz couz. (l. 11, p. 874)

Il nous a été facile en outre de constater la prépondérance des dérivés. Si, en principe, la prédominance de l’infinitif substantif et du déverbal caractérise une évolution lexicale populaire, « le peuple abrégeant volontiers les longs mots »189, L’Estoire pourrait paraître à ce propos d’un niveau plutôt plus élevé. Quelques rares noms d’agent en -eor viennent eux aussi concurrencer parfois des substantifs appartenant à la même famille, d’ailleurs plus usuels. Nous citons les doublets chevaliers et chevaucheor, que justifie une différence sémantique,

185   L. XVI, ch. 21, 1. 20, p. 741 : Ils paraissaient confirmer ces choses avec l’intention, comme nous le croyons, de précipiter le roi dans ce péril. 186

  L. XVI, ch. 21, l. 28, p. 741 : Les uns disaient qu’il fallait retourner, les autres voulaient s’avancer, et les avis furent si discordants. 187

  L. XIV, ch. 22, 1. 6, p. 638 : Il craignait que leur courage ne s’affaiblît à cause des contraintes continuelles et des dangers interminables. 188

  L. XVIII, ch. 31, 1. 9, p. 874 : ... des chaînettes, des boucles d’oreilles, des bracelets, des bracelets de chevilles, des anneaux, des colliers et des couronnes en or très pur. 189

  A. François, La Désinence - ance dans le vocabulaire français, Genève-Lille, DrozGiard, 1950, p. 12.

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Les cas de suffixation

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puisque le premier, beaucoup plus fréquent, désigne un grade militaire, alors que le second est un véritable nom d’agent : - ... quo cum pervenisset, ipse cum fortioribus et magis strenuis loco ad id congruo se locat in insidiis, levis armaturæ præmissis militibus, qui discursionibus vagis urbanorum irritent animos, et provocent ad insectandum190. Quant il s’aproucha de la vile, il prist des meillors chevaliers qu’il avoit avec soi, et se mist en un enbuschement, et envoia de ses chevaucheors devant la vile bien montez et armez legierement. (l. 17, p. 581)

Au total, de même qu’il a contribué à faire la lumière sur une caractéristique lexicale commune aux deux chroniques, celle de refléter l’évolution de leur temps, ainsi le traitement du phénomène de suffixation a imposé ses propres difficultés relatives à l’adaptation des néologismes latins médiévaux et de certaines formes de dérivation ne pouvant pas trouver d’équivalents. La solution principale que l’adaptateur semble avoir choisie est la simplification.

190   L. XIII, ch. 17, 1. 19, p. 582 : Quand il y arriva, il se mit en embuscade, lui-même et les plus forts de ses soldats, dans un endroit convenable, et envoya des chevaliers légèrement armés pour effectuer des allées et venues intermittentes, en vue d’irriter les citadins et de les provoquer au combat.

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Chapitre 5 Les caractéristiques du vocabulaire de L’Estoire de Eracles

E

n plus des suppressions lexicales, du traitement des mots savants et des mots dérivés qui définissent le comportement général de 1’auteur de L’Estoire de Eracles, le vocabulaire de la chronique française est marqué à son tour par quelques particularités qui s’inscrivent dans l’ensemble des traits caractéristiques de l’ancien français, parmi lesquelles le phénomène de la polysémie et le couple de synonymes. Ces deux particularités ont pour effet de conférer au vocabulaire de L’Estoire une certaine pauvreté, la première par le fait de s’attribuer de multiples références et la seconde par son emploi quasi systématique.

1. La polysémie L’Estoire de Eracles paraît d’autant plus marquée par les problèmes que posent les emplois polysémiques généraux du Moyen Âge qu’une riche synonymie en revanche permettant de rapprocher les nuances et d’investir les mots de nouvelles significations alimente le vocabulaire de la chronique de Guillaume de Tyr191. Cette source vitale n’exclut pas pourtant l’existence dans l’Historia d’un usage polysémique de dimension réduite dont il conviendrait de dire au passage 191   En revanche, si nous pouvons encore excepter les binômes synonymiques qui ont fini par s’établir, en raison de leur caractère stéréotypé et répétitif, comme une tendance de style indépendante de 1’état de 1’ancien français, le vocabulaire de L’Estoire de Eracles s’avère pauvre en synonymes et reflète un état linguistique qui « manque particulièrement de synonymes », comme le précise F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, t. 1 : De l’époque latine à la Renaissance, Paris, rééd. Colin, 1973, p. 569, dans la comparaison qu’il établit entre la synonymie déficiente de 1’ancien français et celle, riche et foisonnante, de la langue latine.

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Étude du vocabulaire

un mot. Nous citons fidelis lequel, dérivant de fides, mot considérablement polysémique dans l’Historia192, finit par être investi d’un nouveau sens qui coexiste avec l’ancien193 et qui marque sa double appartenance au vocabulaire de la féodalité et à celui de la religion : - ... per excommunicationis sententiam a cœtu fidelium precisus fuerat194. ... et l’empereres se fist asoudre a grant humilité de l’escomuniement ou il avoit esté lonc tens. (p. 522)

Et : - Sed comite Tripolitano per terras suas illi transitionem prohibente, assumpto sibi Anselino de Bria, nobili viro, et fideli suo, usque ad portum Sancti-Symeonis navigio pervenit195. Li rois qui n’en pot plus fere, prist avec lui un suen baron qui estoit nez de France et estoit molt sages horn, Ansiau de Brie avoit non. (l. 5, p. 612)

Il en est de même de honor qui possède dans la chronique latine un premier sens classique, « honneur », et un second sens chrétien ou « gloire ». D’après Kenneth-James Hollyman196, honor possède comme sens concret « une concession foncière » et dans le latin classique, au pluriel, « les fonctions publiques ». En langue vulgaire, il a le sens de « propriété terrienne, fief » et en même temps un sens abstrait, « honneur, gloire » ou peut-être « dignité, charge ». Ce sont les deux sens abstraits qui l’emportent dans la chronique française, le sens concret de « fief » étant inexistant. Cette prédilection illustre ainsi une évolution sémantique en rapport avec celle de la pensée médiévale comme le fait remarquer Yvonne Robreau197. L’Historia propose ces deux exemples : 192   À fides, dont fidelis hérite sa polysémie, G. Freyburger, Fides, Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, Paris, Les Belles Lettres, 1986, pp. 75 et svt, donne de nombreuses acceptions parmi lesquelles : « la persuasion » ou « la conviction » dans l’expression ad fidem, « la preuve » ou « le témoignage » quand fides est construit avec un infinitif, « la caution » ou « la garantie dans un contexte économique ou dans un domaine militaire et enfin « 1’exactitude » ou « la conscience ». 193

  Cf B. Victorri, C. Fuchs, La Polysémie : Construction dynamique du sens, Paris, Hermès, 1996, p. 11. 194

  L. XII, fin du ch. 8, p. 522 : Il fut séparé de la communauté des fidèles par une sentence d’excommunion. 195

  L. XIV, ch. 5, 1. 3, p. 612 : Comme le comte de Tripoli lui interdit de passer à travers son territoire, le roi s’associa un de ses fidèles, Anselin de Brie, homme noble, et prit le bateau vers le port de Saint-Siméon. 196   K.-J. Hollyman, Le Développement du vocabulaire féodal en France pendant le Haut Moyen Age, Genève-Paris, Droz-Minard, 1957, p. 33. 197   Y. Robreau, L’Honneur et la honte : Leur expression dans les romans en prose du Lancelot-Graal (xiie-xiiie siècles), Genève, Droz, 1981, p. 18 : « Des textes comme Le Roman de L’Estoire dou Graal, La Queste del Saint Graal et L’Estoire del Saint Graal,

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- Remissisque nuntiis, multa liberalitate, honore et gratia præventis, ver opperiens futurum, hiberna in Cilicia circa Tarsum tempora peregit198. Les messages le roi ennora mout et leur donna granz dons, puis se partirent de lui. (l. 27, p. 692)

Et : - Sumptaque a negotiatoribus quasi per symbolum pecunia, ante januam ecclesiæ dominicæ Resurrectionis, quantum vix lapidis jactus est, monasterium erigunt, in honore sanctæ et gloriosæ Dei genitricis, perpetuæque virginis Mariæ199. Li marcheant cuellirent une taille entr’aus et orent tant d’argent que il firent ilec une iglise en l’anor de la gloriexe vierge qui le filz Dieu porta. (l. 8, p. 824)

Les deux exemples possèdent, en marge de leur propriété polysémique, des particularites sémantiques communes dans les deux cas à l’emploi latin et à son correspondant français. Dans le premier, honor et ennorer se rattachent à « des marques de considération »200 et ils sont accompagnés de notations de générosité et de richesse. Dans le second cas, l’expression in honore et sa traduction en l’anor de évoquent « le besoin d’immortaliser le souvenir »201, qui se concrétise dans la construction d’un édifice. Ces cas de polysémie latine, fruit du partage classique et religieux, sont le mieux résumés par Christine Mohrmann : La iustitia continuait à désigner aussi bien une idée du droit romain que la iustitia Dei biblique. Fides signifiait encore la fidélité, souvent conçue d’ailleurs en référence à la féodalité médiévale, mais aussi la foi au sens chrétien. Honor, regnum et imperium comportent un sens politique médiéval ; mais ils ont en même temps un sens religieux, sacré et liturgique. Le rex est à la fois le roi terrestre et le roi céleste. Pax et concordia sont encore des notions générales qu’on

n’offrent aucun exemple d’honor au sens de “terre” ; cette absence souligne sans doute la volonté des conteurs de donner au roman une direction spirituelle ». De son côté, G. Sh. Burgess, Contribution à l’étude du vocabulaire pré-courtois, Genève, Droz, 1970, p. 89, trouve que ce passage de 1’honneur-fief à 1’honneur-gloire s’explique peut-être par la position de la basse noblesse qui ne recevait plus de la main des seigneurs la récompense qui lui était due. 198   L. XV, ch. 21, l. 19, p. 692 : L’empereur renvoya les messagers en les comblant de présents, d’honneurs et de grâces et, sentant le printemps s’approcher, il passa la saison de l’hiver en Cilicie, près de Tarse. 199

  L. XVIII, ch. 5, 1. 8, p. 824 : Ayant pris des commerçants une somme d’argent en guise de cotisation, ils érigèrent un monastère à peine à une jetée de pierre de l’entrée de l’église de la Résurrection, en l’honneur de la Sainte et glorieuse Mère de Dieu, éternelle Vierge Marie. 200

  Y. Robreau, L’Honneur et la honte, p. 43.

201

  Ibidem, p. 63.

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Étude du vocabulaire infléchit souvent dans un sens politique, mais en même temps ces mots sont chargés d’un sens chrétien profond et très riche202.

L’interférence linguistique classique et religieuse se retrouve en revanche moins importante dans L’Estoire de Eracles. Le terme d’enneur par exemple est polysémique car, en plus de son sens de « gloire », il peut signifier « dignité ou charge »203, mais il n’est plus question de polysémie proprement dite dans les expressions religieuses où il a un sens chrétien, puisqu’il est le résultat d’une transposition fidèle du latin. Il illustre ainsi un cas de polysémie française héritée d’un usage latin. Le cas de « conseil » par contre qui rend le terme classique de consilium dans son sens de « consultation, conseil », de « délibération » ou même de « décision », mais qui se retrouve systématiquement doté d’un sens religieux, à savoir « approbation », dans les équivalences que donne l’adaptateur français des tournures participiales stéréotypées de Guillaume de Tyr relatives à la grâce divine, illustre une polysémie propre à L’Estoire : - Cognoscentes igitur nostri eorum propositum, consilium ineunt quale pro temporis angustia poterant invenire commodius204. Li nostre baron connurent bien l’entencion qu’il avoient, si pristrent conseill tel comme il porent, selonc le besoing. (l. 24, p. 463)

Et : - Sed miserante nostros labores divina clementia suscitavit Persarum insolentiæ205. Mes nostres sires i mist conseill quant lui plot, quar il a une terre pres del roiaume de Persse qui a non Avesguie. (l. 8, p. 480)

D’ailleurs, les cas de polysémie religieuse et classique proprement française ne sont pas nombreux. Ce ne sont pas toujours en effet les nouvelles exigences de la langue religieuse qui entrent en ligne de compte, pour se trouver à la base des emplois polysémiques. Le plus souvent, les exemples sont ceux mêmes qu’offre en général l’ancien français. Nous citons parmi les nombreux emplois récurrents le cas d’achoison, aux multiples significations telles que « cause »,

202

  Ch. Mohrmann, « Le Latin médiéval, substrat de la culture occidentale », dans Études sur le Latin des Chrétiens, t. 4, Latin chrétien et latin médiéval, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1977, p. 67. 203   L. XI, ch. 4, 1. 11, p. 457 : Ebremarus vero, ejusdem sedis incubator ... (Ebremar était alors l’usurpateur du siège) et : Quant Ebremarz, qi cele enneur tenoit contre reson ..., l. 10, p. 457. 204

  L. XI, ch. 7, 1. 23, p. 463 : Connaissant alors leurs intentions, les nôtres délibérèrent sur ce qu’il serait plus commode de faire en ce moment de détresse. 205

  L. XI, ch. 16, l. 8, p. 480 : Mais la clémence divine, compatissant avec nos peines, suscita 1’arrogance des Persans.

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« prétexte » ou « état de chose»206, et correspondant en même temps aux divers sens que peut avoir le latin occasio, parmi lesquels « moment favorable », « prétexte », « motif allégué » : - ... adeo prædictos Dei famulos concives eorum cœperunt affligere, ut pro quolibet levi verbo multos ex eis occiderent, ætati non parcentes, aut conditioni207. ... les orent mout soupeconneus, si qu’il les occioient por assez legieres achoisons. (l. 15, p. 501) - ... præordinaret, quod in odium eorum, et infidelitatis pœnam, oblata qualibet occasione, quæ aliquam saltem honestatis speciem videretur prætendere, soluta obsidione, ad propria rediret208. Et pensa bien en son corage que s’il trovoit bone achoison de soi partir de ces terres ou il avoit proposé a rendre sa promesse, volentiers s’en retorneroit en son païs. (l. 9, p. 658)

L’emploi d’occasio correspond dans le second exemple à l’un des quatre sens donné par le Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens : « prétexte honnête », « motif allégué »209, et le terme d’achoison rend le sens d’« occasion, concours heureux de circonstances »210. Quant au verbe achoisonner, il exprime une action répréhensible211 : - Nam quorumdam erat opinio, quod comitis Flandriensum factum quoddam occasionem præstiterat huic malo212. Li uns disoient que li quens de Flandres fu plus achoisonnez de ceste chose que nus autres. (l. 4, p. 768)

Nous nous arrêterons surtout sur les termes de baillier et de preudomme. Le verbe baillier dont la polysémie ne lui fait pas perdre la pertinence sémantique,

206   Nous reprenons ces différentes acceptions parmi celles que relève N. AndrieuxReix, Ancien français : Fiches de vocabulaire, Paris, P.U.F., 1987, p. 108. 207   L. Xl, ch. 27, 1. 16, p. 501 : Ils commencèrent à accabler ces serviteurs de Dieu, leurs propres concitoyens, si bien que pour le plus léger motif ils en tuèrent un grand nombre, sans prendre en considération l’âge ni la condition. 208   L. XV, ch. 2, 1. 12, p. 658 : Poussé par sa haine et désireux de venger cette trahison, l’empereur donna l’ordre de lever le siège et de rentrer, en saisissant la première occasion qui semblerait sauver son honneur. 209

  BAD, p. 571, 2e col.

210

  WW, t. 7, fasc. 47, p. 295, l èe col.

211

  WW, t. 7, fasc. 47, p. 295, 1ère col. : « blâmer », « accuser » .

212

  L. XVII, ch. 7, 1. 5, p. 768 : L’opinion de certains était que 1’action du comte de Flandre avait provoqué ce tort. PP, t. 2, p. 147 : Li un disoient que li cuens de Flandres fu plus achoison de ceste chose que nus autres.

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à la différence du participe substantivé bailli, titre administratif au sens peu précis, signifie dans L’Estoire à la fois « gérer » et « donner »213 : - ... ut electum unum de magnatibus tuis ad partes illas dirigas214. ... qe vos preissiez un de vos gran barons et li baissiez de vos barons et de nostre gent assez que il menast en vostre terre de Surie. (l. 8, p. 454) - Successit autem ei in eodem principatu de ejus supremo judicio, quidam ejus consanguineus, Rogerius, Richardi filius215. Tancrez ot devisé en son testament que l’en baillast la princée d’Antioche a tenir et a garder. (l. 14, p. 483) - Dominum Adam, archidiaconum Acconensem, in episcopum ejusdem loci eligunt ; et curam fidelium illic commorari volentium, committunt spiritualem216. Par le conseill des preudomes qui estoient en l’ost eslurent a evesque de Belinas l’arce­ diacre qui avoit non Adans, et li baillierent la cure de la Crestiente qui la demoroit. (l.36, p. 675) - Unde recto itinere in Angliam abeuntes, prædictum ibi reperiunt adolescentem: cui causa vice secretius patefacta ...217 Li message qui aloient por lui en orent bien or noveles ou il le porroient trover, si vindrent jusqu’a lui, les letres li baillierent celeement, et li distrent leur mesage. (l. 3, p. 635)

Le verbe baillier semble suffire pour rendre le sens de chacune des expressions verbales latines eligere et causam patefacere, qui n’offrent pas entre elles de lien d’étroite synonymie218. La polyvalence sémantique de ce verbe est ainsi mise en évidence grâce à son emploi adapté selon des rapprochements approximatifs, pour rendre la série des expressions verbales qui possèdent des sens divergents.

213

  GF, Supp., t. 9, p. 556, 3e col. Le TL, t. 1, p. 804, donne d’abord « geben, übergeben, zuführen » (donner, remettre, amener, conduire); ensuite : « mitteilen, überliefern » (communiquer, faire part de, faire parvenir, transmettre) ; enfin, « fassen, ergreifen, nehmen » (saisir, comprendre, prendre). À la page 805 : « betasten, streicheln » (tâter, caresser) ; ensuite, « verwalten, regieren » (administrer, gérer, régir, gouverner). 214

  L. XI, ch. 3, 1. 8, p. 454 : ... afin que tu choisisses un de tes grands chefs et que tu l’envoies dans ces ré­gions. 215

  L. XI, ch. 18, 1. 11, p. 483 : Lui succéda dans la même principauté, selon son testament, son cousin Roger, fils de Richard. 216

  L. XV, ch. 11, 1. 52, p. 676 : À la place du même évêque, ils élurent Adam, archidiacre d’Accon, et lui confièrent le soin spirituel des fidèles qui voulaient y rester. 217   L. XIV, ch. 20, 1. 5, p. 635 : Ils prirent alors le chemin direct d’Angleterre où ils trouvèrent le jeune homme, et ils lui confièrent en secret le but de leur voyage. 218   Tel que le souligne O. Duchácek, « L’Homonymie et la polysémie », Vox Romanica, 21 (janvier-juin 1962), p. 53 : « II ne faut pas oublier que les rapports entre les acceptions de différents mots sont très variés. II y a toute une gamme de parentés sémantiques même entre les acceptions d’un seul mot. »

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191

Elle est par contre amoindrie dans la correspondance du verbe baillier aux deux expressions synonymes curam committere et succedere in principatu, ces dernières illustrant la richesse de la synonymie qui caractérise la langue de l’Historia et montrant que l’emploi du verbe baillier n’est pas généralement sans appauvrir le vocabulaire de L’Estoire de Eracles. D’autre part, à la différence du verbe, le titre de bailli n’est pas précis. Il correspond tantôt au præses219, tantôt au procurator220: - Cecidit autem in eodem conflictu præses Ascalonitus ; sed universi exercitus procurator evasit fugiens221. Li bailliz d’Escalonne i fu occis. Li granz connestables s’en echappa a foïr. (l. 45, p. 456)

Et : - Captus est etiam die quidam nobilis, qui aliquando fuerat procurator in civitate Acconensi222. En cele bataille fu pris un riche Tur qui avoit aucune foiz esté bailliz de la cité d’Acre. (l. 49, p. 456)

Nous signalons au passage que procurator est rendu à son tour dans le premier cas par connestable223, ce dernier devant en principe équivaloir au néologisme médiéval constabularium224. C’est également le præfectus qui est repris par le terme de bailli : 219

  NJF, p. 839, 2e col. donne de præses le sens de « gouverneur de province » ; il signifie surtout « comte carolingien », p. 839, 2e col. (comes comme le dit le DC, p. 469, 2e col. ou même « vicomte », p. 840, 1ère col.) 220   Le DC, t. 6, p. 521, 2e col. « vicarius, locum tenens, qui alterius vice res gerit », ou « vicaire, lieutenant, celui qui peut gérer une affaire à la place d’un autre. » 221   L. XI, ch. 3, 1. 42, p. 456 : Le gouverneur d’Ascalon fut tué dans ce conflit. Mais le vice-commandant de toute l’armée y échappa. 222   L. XI, ch. 3, l. 48, p. 456 : Un certain noble fut pris ce jour même : il fut autrefois le procureur de la ville d’Acre. 223   Également au L. XVI, ch. 8, 1. 3, p. 715 : ... et procuratoris ejus Menehedin, qui alio nomine Ainardus dicebatur, gratia destitutus (... se voyant privé de la faveur de son procureur, surnommé Ainard) et : Li connestables de la terre ne l’amoit pas, que il apeloient Mehelin, l. 3, p. 715. F. Guizot, Histoire des faits et gestes dans les régions d’Outre Mer, rend le titre de procurator par « régent » : ... et se trouvant privé de la protection du régent Menheddin, autrement nommé Ainard. Dans le GF, Supp., t. 9, p. 159, 1ère col., connestable désigne un « officier de la maison des anciens rois de France, des grands feudataires, chargé des écuries. » Le BM donne à « connétable » le sens d’« intendant d’une maison royale et aussi le chef de guerre », et à « baillif » celui de « tuteur » ou « gouverneur ». 224   L. XVI, ch. 4. 1. 57, p. 710 : Domina autem regina, quæ regni moderebatur imperium, communicato cum proceribus consilio, Manassem regium constabularium, consanguineum eum ... dirigit (La reine qui tenait les rênes du pouvoir, envoya le connétable du

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- Præfecto loci, ad cujus sollicitudinem spectabat, ne quid in locis adjacentibus enormiter et contra disciplinam temporum fieret ... asserunt.225 ... et demandoient le baillif qui il vouloient moutrer leur pleintes. (l. 11, p. 539)

La confusion que créent ces différents emplois, tout comme les titres militaires et religieux que nous aurons l’occasion de voir plus loin, montre qu’il n’y a pas de concordance exacte entre les deux chroniques sur les référents, dont la dénomination semble moins échapper à Guillaume de Tyr qu’à l’auteur français. En­ effet, selon Georges Matoré, « le bailli, dont la juridiction est le baillage – baillie signifiant “autorité” – est un officier qui est le représentant direct du roi ou du seigneur [qui] s’opposera même au xiiie siècle aux prétentions épiscopales »226. Face à cette pluralité de sens, l’adaptateur de l’Historia ne s’en tient qu’au sens général de chef. Un second cas de polysémie, celui de preudome, est digne d’attention. Qu’il soit adjectif ou nom, preudome ou preuz possède lui aussi des significations multiples, dont les principales sont ainsi résumées par Théo Venckeleer : « Dès le troisième quart du xiie siècle, il est manifeste que prodome désigne, seul, un être à qui l’on reconnaît de grandes qualités morales »227. Ce terme laudatif désigne également celui « qui agit en fonction d’une valeur considérée comme absolue »228 ; il a en outre une autre signification, « celle qui sanctionne l’expérience, le savoir-faire et le savoir-vivre »229. Remplissant toutes ces acceptions, l’emploi de preudome équivaut dans l’Historia à l’adjectif venerabilis ou au génitif de qualité bonæ memoriæ, bien récurrent sous la plume de Guillaume de Tyr, lesquels soulignent les qualités d’honnêteté230 ou d’intégrité morale :

royaume Manassé, son cousin) et : Li uns fu Manesiers li conestables roi, cousins la reine, l. 51, p. 710. 225   L. XII, ch. 18, 1. 12, p. 539 : Tous affirmèrent au chef du lieu qui veillait à ce que rien dans les environs ne fût fait contre la discipline de l’époque. 226

  G. Matoré, Le Vocabulaire de la société médiévale, Paris, P.U.F., 1985, p. 52.

227

  Th. Venckeleer, Rollant li proz, Contribution à l’histoire de quelques qualifications laudatives en français du Moyen Age, Université de Strasbourg II, Paris, Champion, 1975, p. 404. 228   Ibidem, p. 404. Ce sens est confirmé dans l’explication que fournit J. Crosland, « Prou, preux hom, preud’ome », French Studies, Oxford, 1 (1947), p. 152 : « With the advent of Chivalry and the ideal of the Christian Knight the meaning of preudom underwent a change and was raised to a higher level. Its second meaning is more comprehensive than its first as it includes the moral and spiritual values. » 229

  À ces deux sens, Th. Venckeleer, Rollant li proz, p. 404, ajoute une acception toute particulière. En tant que terme juridique, prud’home possède le sens d’un « homme que la grande expérience rend impartial. » 230

  TL, t. 7, p. 1926 : « wackerer Mann, Ehrenmann ».

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- Dominus Raimundus, bonæ memoriæ, comes Tolosanus, vir religiosus et timens Deum, vir per omnia commendabilis, cujus actus admirabiles et vita virtutibus insignis speciales desiderant tractatus231. Li bons quens de Toulouse, Raimonz, mout preudome, qui mout amoit nostre Sein­gneur, de beles contenances en toutes choses qu’il fist, de si gran fez et de si hautes oevres que l’en en porroit un grant livre fere tout par soi. (p. 452) - Erat autem vir vitæ venerabilis, simplex, ac timens Deum, longævus, et jam in senium vergens232. Cil estoit preudom et de seinte vie et de grant aage. (l. 5, p. 681)

Le sens moral de preudome subit parfois un déplacement vers « l’intellectuel »233 : - Inter quos ... Lambertum miræ simplicitatis hominem et honestæ conversationis, litteratum etiam, ejusdem ecclesiæ archidiacunum234. Il i avoit ... uns Lambert, arcediacre de l’eglise, simple home et de bone vie, et preu de clers. (l. 23, p. 620)

Il peut signifier également « conscient », quand il équivaut au latin prudens, autrement dit celui « ayant une expérience dans les affaires du royaume ». Ce changement sémantique opère une rupture avec le sens premier : - ... ut juxta conventiones inter nostrum Deo amabile imperium, et fidelitatem tuam prius per prudentum virorum mediationem initas ...235 - Tu sez bien que selonc les couvenances que nos feïsmes a toi et tu a nos, par conseill de preudomes ... (l. 15, p. 659)

En plus de ces diverses acceptions, le terme de preudome désigne le militaire, auteur de hauts exploits et ayant une expérience dans les combats. Dans ce contexte, il se présente plus souvent accompagné d’une série de termes laudatifs, 231   L. XI, ch. 2, 1. 2, p. 452 : Raymond, comte de Toulouse, homme pieux et craignant Dieu, recommandable en tout, dont les grands exploits et la vie remarquablement vertueuse auraient mérité des livres importants. 232   L. XV, ch. 15, l. 3, p. 681 : II fut un homme de vie vénérable, simple et craignant Dieu, patient et déjà s’approchant de la vieillesse. 233   Tel que le définit Ch. Brucker, «Sage » et son réseau lexical en ancien français, des origines au xiie siècle, Paris, Champion, 1979, t. 2, p. 1206. À cette signification de prudens Brucker ajoute celle de « réservé ... dans le domaine intellectuel mais qui glisse dans le domaine moral », voire « soumis, humble ». 234   L. XIV, ch. 10, 1. 26, p. 620 : Parmi lesquels ... fut un certain Lambert, homme d’une simplicité étonnante et de vie honnête, lui aussi cultivé, archidiacre de la même église. 235

  L. XV, ch. 3, l. 13, p. 659 : ... pour qu’en vertu des conventions signées autrefois, par le soin d’hommes valeureux, entre notre royaume aimé de Dieu et toi ...

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selon l’habi­tude qu’avaient les auteurs « d’accumuler des adjectifs désignant les qualités qui obligatoirement faisaient partie du portrait idéal d’une dame ou d’un chevalier »236 : - ... armorum usu et rei militaribus experientia, omnibus qui eum præcesserunt, vel secuti sunt, anteponendus237. ... as armes preuz et aperz ; plus fiers et plus hardiz que nus lions de chevalerie ; passoit touz ceus qui onques eussent este en la terre d’outremer. (l. 5, p. 637) - ... facie despicabili, sed moribus conspicuus, et actibus insignis militaribus238. Lez estoit de visages, mes chevaliers estoit preuz et seurs et bien entenchiez. (l. 33, p. 695)

L’emploi de preuz est ainsi soutenu par celui des adjectifs synonymes du sens particulier qu’il présente. Dans le premier exemple, preuz se voit renforcé par l’adjectif aperz avec lequel il partage le sens de « celui qui a l’expérience »239 et, dans le second, par le couple seurs et bien entenchiez qui forme avec preuz un trinôme de forte expressivité. Moins souvent, preudome dénote dans L’Estoire de Eracles « la puissance, le pouvoir » : - Interfuerunt et alii multi, nobiles et potentes, et digni memoria viri240. Meinz autres preudomes i ot del resgne de France que l’en ne puet mie touz nomer. (l. 19, p. 759)

C’est avec cette valeur que l’auteur de L’Estoire de Eracles applique preudome dans le cas particulier du Caliphe d’Égypte : - Placuit sermo, et optimus visus est in conspectu caliphae241.

236

  A. Melkersson, L’Itération lexicale : Étude sur l’usage d’une figure stylistique dans onze romans français des xiie et xiiie siècles, Minab, Surte, 1992, p. 126. 237

  L. XIV, ch. 21, 1. 5, p. 637 : Dépassant par l’usage des armes et par son expérience militaire tous ceux qui l’avaient précédé ou suivi. 238

  L. XV, ch. 23, 1. 30, p. 695 : ... au visage ingrat, mais remarquable par ses vertus et célèbre par ses exploits militaires. 239

  Le sens de « peritus », comme le propose Th. Venckeleer, Rollant li proz, p. 404. De son côté, E. Lerch, « Ruth Wigand, Bedeutungsgeschichte von “prud’home”», in Romanische Forschungen, 1941, t. 55, p. 225, établit que ce sens de prud’home est secondaire : « Die Bedeutung dieser Worter and die Grundbedeutung von prodome selbst (ein tüchtiges Stück von einem Menschen) weisen darauf hill, dass bei prodome die ritterliche Bedeutung “tapferer Degen” erst sekundar ist. » 240   L. XVII, ch. 1, 1. 18, p. 759 : Intervinrent aussi de nombreux autres hommes nobles, puissants et dignes de mémoire. 241   L. XI, ch. 3, l. 10, p. 454 : Ce discours plut au Calife et parut obtenir un excellent effet. PP, t. 1, p. 381 : Ceste parole fu mout plesanz a ce grant home.

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Ceste parole fu moult plesant a ce preudome, et dit que leur conseulz estoit mout bons. (l. 10, p. 454)

I1 arrive de même que ce terme se présente comme une synthèse partielle des attributs qui offrent eux-mêmes des liens sémantiques plus ou moins compatibles comme, dans l’apologie suivante des Templiers, les deux notions de peritus et de prudens : - Qui tanquam viri fortes, et in armis strenui, et commissum usque in præsentem diem fideliter prudenterque servaverunt242. Moult fu bien fez cil chastiaux, et tost par commun conseill fu donez as Temples, porce qu’il avoit en cel ordre assez de freres qui estoient bon chevalier et preudome. (l. 17, p. 778)

Preudome garde certainement son sens de base dont découlent les multiples acceptions, celui de « noble de naissance et de caractère », tel que le définit Jessie Crosland : « At first, it seems to have combined moral and physical virtues, meaning both gallant and honorable, noble by birth and character »243 : - De communi omnium consilio placuit, ut nobilis quidam et præcipuæ indolis adolescens, Raimundus nomine, domini Wilelmi Pictaviensium comitis filius, ad hoc vocaretur244. Un joene home fuiz le conte Guillaumes de Poitiers, Raimonz avoit non, qui mout estoit preuz et vaillanz qui demoroit en la cort le conte Henri, roi d’Engleterre, qui chevalier l’avoit fet. (l. 13, p. 618)

Outre ces acceptions245, preudome possède dans la chronique française le sens particulier de familiaris lequel, s’appliquant à une assemblée de conseillers, bien souvent de barons, se restitue son sens intellectuel :

242

  L. XVII, ch. 12, 1. 24, p. 778 : ... qui, en tant qu’hommes forts et experts en armes, s’acquittèrent de leur mission jusqu’à nos jours avec fidélité et sagesse. 243

  J. Crosland, « Prou, preux, preux hom, preud’ome », p. 150.

244

  L. XIV, ch. 9, 1. 12, p. 618 : On décida à l’unanimité de convoquer Raymond, jeune homme noble et de caractère supérieur, fils du comte Guillaume de Poitiers. 245

  Nous n’avons pas enregistré par contre dans la partie comprise dans notre étude, d’emploi feminin de prudefemme. Bien que les portraits des femmes reposent dans l’Historia sur les mêmes combinaisons d’adjectifs qu’utilise Guillaume de Tyr en général, il semble que la prouesse guerrière dont prud’home porte essentiellement l’éloge prime les qualités morales ou caractérielles ainsi que celles relatives à la noblesse de l’extraction. C’est parmi ces derrières que l’adaptateur opère son choix de qualificatifs correspondant à l’expression de bone dame. L. XVII, ch. 11, l. 20, p. 777 : Uxor vero ejus, mulier pudica, sobria, et timens Deum, quales Deus amat (Son épouse fut une femme vertueuse, sobre, craignant Dieu, selon que le veut Dieu) et : Sa fame en plora mout qui estoit mout bone dame de seinte vie et de nete contenance, l. 17, p. 777. Ou bien L. XI, ch. 21, 1. 3, p. 488 : Fuerat prædicta comitissa, domini Rogeri comitis ... uxor, nobilis, et potens, et dives matro­na (La comtesse, femme du comte Roger, avait été noble, puissante et riche) et : Ceste dame avoit esté fame au conte Rogier ... haute fame estoit de tres grant richesce, l. 3, p. 487.

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- Tandem placata ejus indignatione per quorumdam eorum familiarum interventionem, rex alios quoque ejusdem rancoris participes, multa vix reconciliavit instantia246. Au derrenier s’entremistrent preudomes d’apesier ces rancunes et en parlerent au roi et a la reine. (l. 44, p. 633)

Il semble cependant que dans la majorité des emplois, preudome remplit une fonction d’anaphorique qui correspond bien souvent dans la chronique latine à un démonstratif du type prædictus : - Certum est autem prædictos principes cum domino Imperatore pacta iniisse ; ipsumque versa vice conditionibus quibusdam se principibus obligasse, a quibus ipsum prius certum est defecisse247. Li baron d’Antioche li avoient meintes foiz mandé que li preudome qui d’outre les monz vindrent por guerroier les ennemis Nostre Seingneur en la seinte terre, par Constantinoble passerent, couvenances orent a l’empereor Alexe, et il a aus ; mes il ne leur tint pas ce qu’il leur ot en couvenant, par quoi les preudomes ne fu pas liez vers lui, einçois firent prince en Antioche et seigneur sanz son congié. (l. 15, p. 641)

En somme, il semble que l’appauvrissement du vocabulaire de L’Estoire qu’engendrent les emplois polysémiques soit régi par deux facteurs essentiels. Le premier consiste en ce que le phénomène de la polysémie affecte en général l’ancien français dont le vocabulaire de L’Estoire reflète l’état, et le second a pour effet de freiner l’enrichissement lexical, car face à un terme aux multiples sémantismes l’auteur français semble se contenter de restreindre son choix aux seules significations nécessaires et propres à l’utilisation systématique.

2. Les couples de synonymes Les couples de synonymes ou binômes synonymiques248 de L’Estoire de Eracles ne sont pas seulement justifiés dans la remarque suivante : « Les traducteurs français, tout particulièrement ceux du xive et du xve siècle, ont tendance à traduire un terme latin par deux ou trois mots français plus ou moins synonymes »249. Ils atteignent bien plus un niveau de fréquence assez élevé : « La 246   L. XIV, ch. 18, 1. 46, p. 633 : Enfin, son indignation ayant été apaisée grâce à l’intervention de certains de ses familiers, c’est avec beaucoup de sollicitations que le roi se réconcilia à peine avec les autres et avec ceux qui ont provoqué sa haine. 247

  L. XIV, ch. 24, 1. 19, p. 641 : II fut certain alors que ces princes avaient conclu un traité avec l’empereur. Lui aussi, après leur avoir imposé certaines conditions, fut le premier à y manquer. 248   Dans notre exposé des couples de synonymes, nous nous inspirerons de l’étude de Cl. Buridant, « Les Binômes synonymiques : Esquisse d’une histoire des couples de synonymes du Moyen Age au xviie siècle », Bulletin du Centre d’analyse du discours, 4-5 (19801981). 249

  Ch. Brucker, Traduction et adaptation en France, p. 77.

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pratique du couple binômial n’a donc pas la même intensité chez tous les traducteurs, même si elle est générale au Moyen Age et jusqu’au xvie siècle250. » L’examen des couples de synonymes dans la chronique française montre qu’ils se rattachent dans leur majorité au champ sémantique de l’émotion et du sentiment que l’adaptateur tend en permanence à exalter en en amplifiant l’expression. Les rapports associant les deux termes sont variables et très souvent le sens de l’un se voit modifié, contaminé par celui de l’autre, mais ils contribuent tous deux à renforcer le sens global. Nous citons l’exemple de Sanguin qui molt estoit cruiels et ententis a cele besongne, qui correspond au superlatif vir sævissimus251 et dans lequel le premier terme couvre la totalité du champ sémantique du second qui apporte à son tour des restrictions à celui, large et général, du premier. Parfois, les deux termes ne présentent pas en commun de traits sémantiques précis et les liens de l’adjonction paraissent lâches, comme dans le binôme participial trop iriez et merveilles en fu esbahiz qui rend plurimum consternatus252 ou dans grant corrouz en orent et grant desdeing qui équivaut a indignati sunt253. Dans certains binômes, les deux synonymes constituent une reprise sémantique l’un de l’autre et l’association de l’un semblerait même affaiblir l’autre, comme dans les exemples c’estoit grant honte et grant avillement de roi proposé à indignum esse254, ou bien le peuple esmut et esfrea mout pour populum commovet universum255. De temps à autre, l’auteur de L’Estoire se trouve devant la difficulté des mots savants, comme dans d’aucune pes ou de trives ou bien cil qui ne doutoit pechié ne blasme dont le second terme est chargé de préciser, suivant des liens métonymiques, l’aire sémantique du premier avec lequel il forme un couple destiné à expliciter le contenu vague de conditio256 et de conversatio immunda257 res­ pectivement. La solution qu’apporte le binôme prétend combler le manque de mots savants dans L’Estoire et il y remplit une fonction « d’explication para250   Cl. Buridant, « Problèmes méthodologiques dans l’étude des traductions du latin au français au xiiie siècle : le domaine lexical. Les couples de synonymes dans l’Histoire de France de Charlemagne à Philippe Auguste » dans Linguistique et Philologie, actes du Colloque des 29 et 30 avril 1977 publiés par D. Buschinger, Paris, Champion, p. 297, 29. 251

  L. XIV, ch. 28, 1. 8, p. 648.

252

  L. XII, ch. 2, 1. 14, p. 513.

253

  L. XVII, ch. 7, 1. 12, p. 769.

254

  L. XVI, ch. 3, 1. 20, p. 707.

255

  L. XIV, ch. 26, 1. 25, p. 646.

  L. XVI, ch. 12, 1. 3, p. 724 : Pacem postulans sub conditione qualibet, dum solummodo ad propria possit redire exercitus (Recherchant la paix, il proposa certaines conditions afin que son armée pût seulement ren­trer) et : Si parlast d’aucune pes ou de trives teles par quoi il et si homes s’en poïssent retorner sauvement, l. 5, p. 724. 256

257   L. XI, ch. 15, 1. 11, p. 479 : Fuit autem et in suo pontificatu conversationis immundae (Pendant son pontificat, il eut une conduite honteuse) et : Il qui estoit prestres et patriarches fu de trop mauvaise vie, comme cil qui ne doutoit pechié ne blasme, l. 12, p. 479.

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phrastique »258, sans doubler toutefois « un calque du latin, plus ou moins savant, par son correspondant vulgaire, plus familier »259. Nous signalons également les séquences formées de propositions coordonnées, investies des mêmes fonctions que remplirait à leur place un mot. Dans li barons qui plus savoient de guerre et mieuz connoissoient la maniere des Turs260, le second terme apporte une précision qui délimite davantage l’aire sémantique du premier terme. L’auteur français ne manque pas cependant d’adopter des trinômes comme iluec of grant bataille fiere et perilleuse261 et, un peu plus fréquemment, des énuméra­tions qui lui permettent de créer l’impression de respecter le détail de l’événement, comme le montre cette comparaison entre naves quædam, viris fortibus et bellicosis refertæ262 et son adaptation quantes nez de sarrazins estoient meues de Sur et de Saiete pleinnes d’armes et de chevaux et de viandes et de genz bien defenssables. La courante mise en pratique de ce procédé, qui consiste ainsi à accumuler les éléments contenus implicitement dans un élément de la phrase latine, se traduit en outre par la très haute fréquence des emplois stéréotypés comme huer et soner timbres et bui­sines et tabors ou bien trere filez et qarriaux, et giter grosses pierres, lesquels, très souvent, se résument dans l’Historia en un mot ou en une expression synthétisante263. De son côté, la chronique latine paraît elle aussi offrir quelques exemples de couples synonymiques précis, notamment dans les chartes, conformément à la tendance du latin médiéval, tel que le fait observer Robert Politzer : Groups like avere-possidere, agere-facere, ire-venire, firmus-stabilis, rogatus-petitus, scire-sapere, which abound in Late Latin legal as well as literary texts, seem to indicate that Late Latin synonymic repetition, while perhaps not “caused” by

258

  Cl. Buridant, « Problèmes méthodologiques dans l’étude des traductions du latin au français du XIIIe siècle », p. 297. 259

  Ibidem.

  L. XVI, ch. 9, 1. 16, p. 718 : Rex vero de consilio eorum qui rei militari habebant experimentiam ... (Le roi suivant le conseil de ceux qui étaient rompus à l’art militaire ...) 260

  L. XVI, ch. 16, l. 9 : Commissa est igitur ibi inter partes pugna ... periculosa nimis utrique parti (Les deux parties se livrèrent à un combat très dur). 261

262

  L. XI, ch. 13, 1. 19, p. 475 : Un certain nombre de navires chargés d’hommes forts et de vaillants guerriers. 263

  Comme dans ces deux exemples tirés du L. XVI. Le premier au ch. 11, 1. 4, p. 722 : Quod videntes adversarii, clamoribus perstrepentes obviam se dare contendunt, ut impediant regressum (Les ennemis les ayant vus, ils se mirent à lancer des cris de guerre en vue de les empêcher de retourner) et : Quant li turc les aprochierent, si commencierent a huer et soner timbres et buisines et tabors, si ferirent des esperons au devant por destorber ceuls qui s’en aloient, l. 4, p. 722. Ensuite, au ch. 15, 1. 13, p. 730 : Qui in præsidiis infra urbem erant, terrorem incutiunt, et assiduis molestant vexationibus (Ceux qui se trouvaient dans le château, à l’intérieur des remparts, les frappaient de terreur et les gênaient de leurs attaques assidues) et : Leur fesoient trop ennui et domage, quar il ne finoient de trere pilez et qarriaux, et giter grosses pierres, l. 12, p. 729.

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Romance-Latin bilin­gualism, was at least intimately connected with it and reinforced by its existence264.

Les couples firmiter ac libere, tenere ac possidere, ainsi que le trinôme præcipere, dare atque concedere, appartenant à la langue juridique des chartes, constituent des emplois stéréotypés qui définissent « la possession »265. Bien récurrents dans l’Historia en raison de sa richesse en textes de loi, ils disparaissent en revanche sous la plume de l’adaptateur qui préfère les éluder en les condensant : - Et duo casalia in territorio Ascalonitano, unum videlicet Zeophir, et aliud nomine Caicapha, cum suis pertinentiis, episcopo, ejusque successoribus, firmiter ac libere tenere ac possidere præcepi, dedi atque concessi266. Li rois ... li dona et a ceus qui apres lui tendroient le siege, a tozjorz, la vile de Belleam et des casiaus et deus autres delez Escalonne, Zefir et Catafia, o toutes les apartenances. (l. 9, p. 473)

On retrouve les couples de synonymes un peu partout dans l’Historia, d’une manière moins fréquente et cependant moins arrêtée que ne l’illustrent les binômes de la langue officielle des chartes. Les uns sont formés par simple affinité sémantique des deux termes ; les autres présentent la particularité d’introduire à l’énoncé un effet stylistique car bien souvent ils sont dictés par un fait de sonorité, comme l’emploi du même préfixe, de la même rime ou de la même désinence : - His verbis dictis, præcepit eum captum vinculis mancipari, afflixitque eum mirabiliter et miserabiliter, non minus et multimodis quaestionibus et tormentis267. Quant il ot ce dit, tantost commanda qu’il fust pris et mis en bones buies; en moult penible prison le tint et assez mesese le fist soufrir ... (l. 51, p. 491) - ... et pari voto et unanimi consensu eum in regem eligentes ...268 Si que tuit a une voiz eslurent a roi le conte Baudoin. (l. 44, p. 515)

En revanche, très rares sont dans l’adaptation française les couples de synonymes calquant le modèle latin. Ils se présentent indépendamment d’un appui d’origine et constituent un fait de style propre à l’auteur. En somme, les deux caractéristiques du vocabulaire de L’Estoire de Eracles, la polysémie et le couple de synonymes, ne peuvent pas présenter en commun le 264   R. L. Politzer, « Synonymic Repetition in Late Latin and Romance », Language, Baltimore, 37 (1961), p. 487. 265

  R. L. Politzer, « Synonymic Repetition in Late Latin and Romance », p. 486.

266

  L. XI, ch. 12, 1. 48, p. 473 : Je recommande, donne et concède à l’évêque et à ses successeurs deux casaux sis dans le territoire d’Ascalon, nommés l’un Zéophir et l’autre Caicapha, avec leurs dépendances, à tenir et à posséder fermement et librement.  267   L. XI, ch. 22, 1. 51, p. 491 : Baudouin ... affaiblit son prisonnier en lui faisant subir de nombreuses tortures et souffrances hors du commun et dignes de compassion. 268

  L. XII, ch. 3, l. 30, p. 515 : Ils l’élurent tous d’un accord unanime.

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fait de procéder tous deux de la seule opération de l’adaptation. Autrement dit, la polysémie de L’Estoire ne reflète pas forcément celle de l’Historia, plus restreinte de surcroît. C’est que la polysémie du latin médiéval est déclenchée par une évolution sémantique qui est à son tour conditionnée par les nouvelles exigences, et dont, par conséquent, L’Estoire de Eracles ne paraît pas porter forcément de marques profondes. Si alors la polysémie latine est motivée, celle de l’ancien français demeure l’indice d’un certain épuisement linguistique. Inversement, c’est l’emploi du couple de synonymes dans la chronique française qui semble dériver par voie directe d’un usage latin préexistant. À la seule différence quantitative que crée une fréquence nettement plus élevée dans la version française, le couple de synonymes possède dans l’une et l’autre chronique la même force d’insistance.

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Chapitre 6 Les vocabulaires

L’

observation que fait August Charles Krey sur le vocabulaire de Guillaume de Tyr semble exclure injustement la part des emprunts et des néologismes : « Not only does he command a vocabulary adequate to describe his chosen wide range of topics, but his vocabulary is remarkably pure Latin ... His style is marked throughout by a quality of urbanity relatively unknown in the West of the time »269. S’il est vrai que le style de Guillaume de Tyr demeure classique, il est cependant représentatif de l’état du latin médiéval qui « présente certains traits caractéristiques qui le rapprochent des langues vivantes, à savoir : évolution syntaxique, néologismes, emprunts, etc »270. L’étude lexicale de l’Historia montre que les vocabulaires religieux, féodal et militaire admettent à des doses variables un nombre considérable d’emprunts et de néologismes médiévaux. C’est la langue de l’Église, dont il y a lieu de souligner la prépon­dérance, qui en paraît la plus marquée : « Medieval Latin is composed of heterogeneous elements, which had the language of the Church as the principal factor tending towards unity and continuity »271. Les exemples les plus connus de l’Historia sont ceux qu’offre le latin ecclésiastique :

269

  A. C. Krey, « William of Tyre, the Making of an Historian in the Middle Ages », Speculum, The Medieval Academy of America, Cambridge, Massachussets, 16, n. 2 (April 1941), p. 163. 270   Ch. Mohrmann, « Le Dualisme de la latinité médiévale », dans Revue des Études latines, Paris, Klincksieck, t. 29, 1952, p. 39. 271

  E. Löfstedt, Late Latin, p. 60.

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- Hæc est Chalcedon, urbs antiqua, ubi quarta sexcentorum triginta sex Patrum convenit sancta synodus, domini Martiani Augusti, et domini Leonis Romani pontificis272. Toutes les compaignies ensemble se logierent devant la cité de Calcedoine : c’est une mout encienne citez ou jadis sist un des granz conciles ; la furent assemblez sis et trente sis prelaz, el tens Marcien l’empereor et Leon l’apostoile de Rome. (l. 23, p. 737)

La série des termes empruntés renferme aussi presbyter, catholicus, schisma, diaconus, eleemosyna273 et de nombreux autres que nous verrons plus bas. L’Historia met en œuvre également un grand nombre de néologismes médiévaux en -atus désignant une « charge » ou une « dignité ecclésiastique ». De ces deux sources, nous proposons quelques exemples. L’adaptation française en omet certains, transpose d’autres et explicite quelques-uns : - ...in operis pietatis et eleemosynarum largitione liberalis admodum274. ... larges vers toutes genz la ou il cuidoit le sien bien emploier, meïsmement en aumosnes. (l. 4, p. 605) - Ortum est igitur schisma periculosum nimis275. Li cismes sourdi si granz. (l. 5, p. 621) - Cui successit dominus Guido, secundum carnem nobilis, Viennensis archiepiscopus, qui postea in papatum assumptus, Calixtus appellatus est276. Apres lui fu esleüz uns arcevesques qui de Vienne estoit, gentilhom qui avoit non Guiz ; mes apres, quant il fu apostoiles, l’en l’apela Calixes. (l. 7, p. 522)

Le vocabulaire militaire possède lui aussi sa part d’innovations constituée soit d’emprunts soit de nouvelles créations telles que soldanus et megadomesticus : - Soldanus interea Iconiensis, audito tantorum principum adventu ...277 Li soudan del Coine qui estoit mout puissanz en Turquie ot oï assez avant parler de ces hauz princes ... (l. 28, p. 737)

272

  L. XVI, ch. 19, 1. 24, p. 737 : Voici donc Calcédoine, ancienne ville, ou six cent trente-six Pères tinrent le quatrième synode, sous le règne de Marcien Auguste et de Léon pontife romain. 273

  BAM, p. 11.

274

  L. XIV, ch. 1, 1. 7, p. 605 : ... très généreux dans les œuvres de piété et dans les aumônes. 275

  L. XIV, ch. 11, 1. 8, p. 621 : Ainsi commenca un schisme très dangereux.

276

  L. XII, ch. 8, 1. 5, p. 522 : Lui succéda Guy, noble de naissance, archévêque de Vienne qui prit plus tard le nom de Calixte quand il fut élevé à la dignité papale. 277

  L. XVI, ch.19, 1. 27, p. 737 : Ayant appris l’arrivée d’un si grand prince, le sultan d’Iconium ...

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- Erat autem inter principes vir magnificus, megadomesticus Joannes nomine, qui cum suis Isaacio multum affectabat imperium conservari278. Entre les autres hauz homes, en avoit un qui estoit senechaus, Hues avoit non : cil tendoit a ce, de tout son pooir, que li empires fust gardez au fuiz einz né. (l. 18, p. 695)

L’adaptation de ces nouveautés n’a rien de systématique qui puisse nous permettre de tirer des conclusions. L’auteur français s’en tient parfois à la transposition du latin, comme eleemosyna-aumosne, schisma-cisme, soldanus-soudan. Inversement, dans le cas où le mot latin ne saurait s’y prêter, il recourt à la suppression du néologisme sinon, afin de combler le vide, à l’explicitation du latinisme comme dans l’exemple de papatus rendu par la proposition temporelle quant il fu apostoiles, soit aux équivalences françaises disponibles dont certaines sont adéquates comme synodus-concile279, d’autres moins réussies telles que megadomesticus-senechaus280. Toutes les voies d’adaptation lexicale adoptées dans le traitement des emprunts et néologismes ainsi que des mots savants et dérivés nous conduisent à observer de près les vocabulaires de l’Historia et de la plus ou moins grande fidélité de ceux de L’Estoire.

1. Le vocabulaire religieux L’importance de ce vocabulaire réside en premier lieu dans le fait qu’il reflète l’influence directe que laisse sur la propre langue de l’Historia l’exercice de l’ar278   L. XV, ch. 23, 1. 16, p. 695 : Il y avait alors entre les princes un homme noble, grand écuyer, nommé Jean, qui tendait avec les siens à ce que le pouvoir demeurât à Isaac. 279   F. Cabrol, H. Leclerc, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Letouzey et Ané, 1953, t. 15, 2e partie, p. 1837, 1ère col., établissent une synonymie entre « synode » et « concile » : « Ces deux termes signifient avant tout une réunion laïque et, dans un sens plus restreint, une assemblée ecclésiastique, c’est-à-dire une réunion des chefs de l’Eglise régulièrement convoqués pour délibérer et statuer sur les affaires religieuses. » 280   Voici le sens de megadomesticus tel que le donne le DC, t. 5, p. 326, 3e col. et qui semble d’ailleurs n’être attesté que chez Guillaume de Tyr : Magnus domesticus, dignitus in aula Constantinopolitana, summus militia præfectus, ou bien « chef suprême des forces militaires dans la cour de Constantinople », le magnus domesticus étant à son tour celui qui « apud Bizantinos, copiis militaribus terrestribus præerat, ut maritimis magnus dux », t. 3, p. 160, 2e col., autrement, celui qui, « à Byzance, commandait les unités de terre, pareillement au magnus dux qui commandait les forces navales. » Alors que de « sénéchal », L. Lalanne, Dictionnaire historique de la France, 2e éd., Genève, Slatkine-Megariotis Reprints, 1977, t.  2, p.  1651, 2e col., donne l’explication historique suivante  : « Lorsque le régime féodal se fait constituer, les seigneurs ne pouvant suffire aux nombreuses fonctions dont ils se trouvaient investis par le fait de leurs usurpations sur les pouvoirs publics, se déchargèrent sur certains officiers des soins de présider leur assises, de percevoir leurs revenus et même de commander sous eux leurs forces militaires (xiie siècle). Les officiers reçurent suivant les lieux le nom de bailli ou celui de sénéchal. » F. Guizot, Histoire des faits et gestes dans les régions d’Outre-Mer, explique dans une note le titre de « mégadomestique » : « Généralissime des troupes de terre ».

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chiépiscopat de Guillaume de Tyr. Dans sa Biographie universelle, Michaud fait une lumière suffisante sur les fonctions ecclésiastiques du chroniqueur : Guillaume avoue avec ingénuité que ce prince (Amauri, roi de Jérusalem) l’admettait souvent à son intimité et se plaisait à s’entretenir avec lui. I1 dut à la faveur d’Amauri l’archidiaconat de la métropole de Tyr ... Rodolphe, évêque de Bethléem, étant mort en 1173, il lui succéda comme chancelier du royaume. La même année, il fut promu à l’archevêché de Tyr ... En 1178, il se rendit à Rome, où il assista au troisième concile de Latran281.

Ceci étant, il n’en est pas moins vrai ensuite que l’Historia ne peut que respirer l’influence que le christianisme exerce sur le latin du Moyen Âge : « Non seulement il (le christianisme) fit introduire ou former des termes nouveaux, il en rendit beaucoup d’anciens méconnaissables et d’autres présentaient chez les Chrétiens des sens étrangers au latin classique »282. En effet, l’Historia porte largement les empreintes de la langue chrétienne faite essentiellement d’emprunts, dans les nombreuses dénominations des différents aspects de la vie religieuse. L’adaptateur français s’en montre le plus souvent respectueux. 1. 1. La hiérarchie et les fonctions religieuses Dans la chronique de Guillaume de Tyr foisonnent les expressions religieuses et liturgiques, dont un grand nombre de grécismes, à l’image du latin chrétien lequel puise dans un large répertoire de termes remontant au grec, qui rendent compte des différentes composantes de l’Église. L’Historia ne manque pas de mentionner, en plus de l’ordre institutionnalisé dont le pape est le chef suprême et s’échelonnant par « le patriarche, l’archevêque, l’évêque, l’abbé, le chanoine, le prêtre »283, d’autres dignités et fonctions religieuses. Afin d’en avoir une idée plus claire, nous proposons ces divers exemples dotés de leurs équivalents français : Dum hæc in Oriente geruntur, dominus Honorius papa, extremum diem claudens, fatale debitum solvit dumque de substituendo ei successore inter cardinales tractaretur, divisa sunt eorum

Ne demora mie granment que l’apostoile Honoires fu morz. Li chardonal s’asemblerent por eslire pape ; ne s’acorderent mie, einçois i ot granz contenz, si que l’une partie eslurent un diacre qui ot

281   L. G. Michaud, Biographie Universelle ancienne et moderne, Paris, L.G. Michaud, t. 19, 1817, p. 144-145. Nous tâcherons plus tard de montrer que l’Historia n’est pas pourtant une histoire de l’Église, comme le disent P. Edbury et J. G. Rowe, William of Tyre, Historian of the Latin East, p. 85 : « Although he was well placed to write about the history of the Church in the Latin East, the Historia was not conceived as an ecclesiastical history. » 282

  F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, t. 1, p. 130.

283

  Price Glanville, Le Problème de l’ordre des mots d’après un fragment des Chroniques de Jean Froissart, Question auxiliaire II : Le Vocabulaire religieux des premiers textes français, Thèse de Doctorat, Faculté de l’Université de Paris, 1956, p. 25.

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Les vocabulaires desideria  : ita quod, non valentes in idem consonare, sub contentione duos elegerunt, Gregorium videlicet, diaconum cardinalem Sancti Angeli. Quem consecrantes voca­verunt Innocentium ; et Petrum qui cognominatus est Leonis, presbyterum cardinalem, tituli Sanctæ Mariæ Transtyberim, quæ dicitur Fundens Oleum, quem etiam consecrantes, qui eum elegerant, Anacletum vocaverant284.

205 a non Gregoire, chardonax de Seint Ange : il fu sacrez, et l’apelerent Innocent. L’autre partie eslurent Perron Leon, un provoire, char­donal de seinte Marie outre le Toivre. Cestui meïsmes sacrerent et li mistrent non Anaclete. (p. 621)

284

- Hanc itaque legationem Arnulphus archidiaconus, et Aichardus, eodem tempore decanus, suscipientes, Romam perrexerunt285. Per dessus ce, Ernous, li arcediacres, Acharz, li deans del Sepucre, s’en alerent a Rome. (l. 7, p. 473) - Rex cum domino patriarcha, et majoribus regni principibus apud Tyrum convenientes, de pontifici eidem ecclesiæ ordinando cœperunt habere tractatum286. Des lors que la citez de Sur fu conquise par la Crestiente ni avoit il eu point d’arceves­que ... por ce s’asemblerent li rois et li patriarches a la cité de Sur. Des prelaz et des autres barons i ot. (p. 591) - In Bethleemitica ecclesia, Aschetinum, virum illustrem eamdem gubernantem, quem Hierosolymitanum capitulum ejusdem ecclesiæ cantorem ... elegerat atque statuerat episcopum287. Li rois fist eslire un preudome qui avoit non Achetins, chantres del Sepucre. (l. 9, p. 473)

284   L. XIV, début du ch. 11, p. 621 : Pendant que ces événements se déroulaient en Orient, le pape Honoré mourut et rendit la dette à Dieu. Les cardinaux se mirent alors à discuter de sa succession mais leurs opinions se divisèrent en sorte que, ne pouvant pas s’entendre sur le même candidat, les électeurs finirent par élire deux successeurs, à savoir Grégoire, diacre cardinal de Saint-Ange qui, une fois consacré, reçut le nom d’Innocent, et Pierre, connu sous le nom de Léon, prêtre cardinal du titre de Sainte-Marie de Transtibre, autrefois appelée la Fondeuse d’huile. Après son élection et sa consécration, ce dernier reçut le nom d’Anaclète. 285   L. XI, ch. 12, 1. 28, p.  472  : Soutenant cette légation, Arnout, archidiacre, et Achard, doyen à cette époque, continuèrent leur chemin vers Rome. 286   L. XIII, ch. 23, l. 2, p. 591 : Le roi se réunit à Tyr avec le patriarche et les grands princes du royaume, en vue de délibérer de l’ordination d’un chef à la tête de l’église. 287   L. XI, ch. 12, 1. 38, p. 473 : Achetin, homme illustre, qui gouvernait l’église de Bethléem et que le chapitre de Jérusalem avait élu chantre de la même église et consacré évêque ...

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- Cui successit dominus Gelasius, qui et Johannes Gaietanus dictus est, sanctæ Romanæ ecclesiæ cancellarius288. Apres lui vint Gelaises qui estoit chanceliers de Rome. (l. 6, p. 517) - Missus enim erat ut prædiximus idem legatus, ut super quibusdam criminibus, eidem patriarchæ, a quibusdam canonicis ecclesiæ suæ objectis cognosceret, et causam fine debito terminaret289. Si com ge vos ai dit, cil estoit envoiez en Antioche porce que li clerc de la cité avoient envoié a l’apostoile que leur patriarche se contenoit mout desleaument et meint grant crimes vouloient prover contre lui. (l. 43, p. 676) - ... ordinem quem primi principes studiose et cum multa deliberatione in ecclesia Hierosolymitana instituerant, regulares canonici introducendo commutavit290. Il porchaca tant par sa malice que li establissemenz fu despeciez que li dus Godefroiz et li autre baron avoient establi en l’iglise des Sepucre ... cil ne fina onques jusqu’il i avoit mis chanoines ruillez. (l. 14, p. 479) - ... ubi quanta sexcentorum triginta sex Patrum convenit sancta synodus291. La furent assemblez sis cent et trente sis prelaz. (l. 25, p. 737) - Videns ergo legatus quod ad se venire nolebat patriarcha, de domini principis confisus patrocinio et viribus, in palatium ascendit, ibique data in eum depositionis sententia, annu­lum et crucem compulit violenter resignare292. Et quant li legaz vit que cil ne vouloit venir devant lui, et sot bien que li princes li estoit pres d’aidier en cele besongne, il messes s’en ala el pales au patriarche, et ilecques dist la sentence por quoi il le desposa. (l. 9, p. 686) - Habitu ergo se simulant monachos, sicas sub laxis vestibus portantes293. Cil se mistrent en aventure en abit de moines, et porterent coutiaux et misericordes soz les froz qui estoient larges. (l. 8, p. 539) 288   L. XII ch. 5, 1. 6, p. 518 : Son successeur fut Gélase, surnommé Jean Gaétan, chancelier de la sainte Église de Rome. 289   L. XV, ch. 11, 1. 62, p. 676 : Le même legat fut envoyé, cornme nous l’avons dit, afin d’être mieux instruit au sujet des délits commis par ce même patriarche, auprès de certains chanoines de son église qui s’opposaient à lui, et d’y mettre dûment fin. 290   L. XI, ch. 15, l. 12, p. 479 : Il changea l’ordre que les premiers princes avaient institué avec soin et après maintes délibérations au sein de l’église de Jérusalem, en y introduisant des chanoines réguliers. 291

  L. XVI, ch. 19, 1. 24, p. 737 : ... où six cent trente-six Pères tinrent leur quatrième synode. 292   L. XV, ch. 17, 1. 9, p. 686 : Le légat vit que le patriarche refusait de venir chez lui et, confiant dans la protection et les forces du prince, il descendit au palais. Là, ayant prononcé contre le patriarche la sentence de déposition, il le força à rendre l’anneau et la croix. 293

  L. XII, ch. 18, 1. 9, p. 539 : Ils se déguisèrent en habit de moines, cachèrent des poignards sous leurs amples vêtements.

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La pertinence du vocabulaire de L’Estoire de Eracles n’exclut point libertés ni emplois imprécis. Si à papa, presbyter, cardinal, diaconus, archidiaconus, decanus, cantor, cancellarius, legatus et monachus l’adaptateur opte pour leurs correspondants exacts pape, provoire, chardonal, diacre, arcediacre, dean, chantre, chancelier, legat et moine, il en est autrement pour canonicus et patres. Le premier se retrouve dans la version française soit sous sa forme française correspondante chanoine, soit dans le terme de clerc qui ne s’applique que vaguement au membre du chapitre régulier vivant dans la maison épiscopale294, et patres ou « les évêques réunis en concile »295, est repris par prélat ou « supérieur, chef en général »296. L’adaptateur évite surtout les métaphores religieuses de Guillaume de Tyr. Leur suppression n’est autre ainsi que le résultat de l’incompatibilité des figures stylistiques, religieuses ou autres, appuyant la riche rhétorique de la chronique latine, et de celles, maigres ou presque inexistantes, de l’adaptation française : - Post cujus obitum, cum universi illius amplissimæ sedis suffraganei, tam archiepiscopi quam episcopi, de more convenissent, ut ecclesiæ pastoris destitutæ solatio, utiliter providerent297. Apres sa mort tuit li prelat qui desouz lui estoient, s’asemblerent por eslire patriarche en Antioche. (l. 3, p. 619) - Ut interim distractis ecclesiis, et cathedrali ecclesia membris mutilata propriis, qui primus accederet curam habens regiminis, cum maledicto homine partem deteriorem acciperet 298. ... si qu’endementres li baron et li autre chevalier qui l’en dona pars en la vile, sorpistrent neis lez choses qui devoient estre a l’eglise, n’onques puis nes pot l’en recovrer enterinement. (l. 9, p. 592)

L’empreinte personnelle de l’auteur français est mieux sentie dans l’adaptation des titres religieux et des titres de saints. Celui de misires seinz est appliqué aux religieux jouissant d’une renommée relativement plus solide, comme misires seinz Bernarz, li abes de Clerevaux299 ou bien de cestui misires seint Eusebes, l’arcevesque de Cesaire300. Les saints bénéficient dans la chronique française du titre de monsei­gneur seinz, comme dans li cors monseigneur seint Thomas gist en 294   Fr. de La Chaussée, Noms demi-savants en ancien français, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1988, p. 11. 295

  BAV, p. 519, § 382.

296

  GF, t. 6, p. 378, 3e col.

297

  L. XIV, ch. 10, 1. 4, p. 619 : Après sa mort, comme tous les suffragants de ce vénérable siège, tant les archevêques que les évêques, s’étaient habituellement réunis pour subvenir au besoin des églises démunies de la consolation d’un pasteur ... 298   L. XIII, ch. 23, 1. 13, p. 592 : Ainsi, les églises se retrouvant entretemps détachées et les propres membres de l’Église cathédrale mutilés, celui qui le premier se présenta pour prendre soin de ce commandement, reçut la partie mauvaise avec l’homme maudit. 299

  L. XVI, ch. 18, 1. 15, p. 735 : Dominus Bernardus, Claravallensis abbas.

300

  L. XVI, ch. 5, 1. 31, p. 712 : Eusebius Cæsariensis.

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cele cité301. Ce sont ces derniers en particulier qui illustrent une adaptation française moins dépendante du texte original, contrairement à une grande majorité de mots du vocabulaire religieux qui se présentent appuyés de leurs équivalences exactes dans la version latine. 1. 2. La vie religieuse et les formules liturgiques La même difficulté empêchant la reprise des emplois métaphoriques de Guillaume de Tyr conduit l’auteur de L’Estoire à abandonner volontiers les expressions liturgiques qui abondent dans la version latine. À la différence du latin liturgique, né « au cours d’une tradition séculaire d’im­provisation, à l’aide de formules et de tournures fixes »302, l’ancien français ne compte pas de tournures chrétiennes. L’Estoire se caractérise à ce sujet par une tendance à la simplification des expressions latines relatives aux différentes activités de la vie religieuse, notamment celles qui ont fini par s’établir comme formules officielles : - Erant autem ibi tres vel quatuor pauperes mulierculæ vitam sanctimonialem professæ303. Leanz avoit trois povres fames ou quatre qui vivoient en abit de religion. (l. 28, p. 451) - Ejus vero sponsa, perpetuum vovens cœlibatum, in claustro puellarum religioso admodum, apud Fontem Ebraudi, sanctimonialem perpetuo vitam duxit304. La domoisele dist qu’ele n’auroit james seingneur, einçois voa chastée et prist abit de religion en l’abaïe de Fontrevaut ou ele demora jusqu’a sa mort. (fin du ch. 1, p. 607) - Erat ... aliquando gentilis, quem dominus rex pietatis intuitu accedentem ad baptismatis lavacrum, de sacro fonte susceperat305. Ce sembloit si que li rois en ot pitié et le fist baptisier et le leva de fonz et il mist son nom. (l. 30, p. 477) - Quibus in præsentia sua constitutis, fidem suam pie ac religiose articulatim aperiens, in spiritu contrito et humiliato, pontificibus præsentibus peccata confitens, carnis solutus ergastulo, animam cœlis intulit, cum electis principibus, auctore Domino, coronam immarcessibilem percepturus306.

301

  L. XVI, ch. 5, l. 29, p. 712 : Corpus beati Thomæ Apostoli.

302

  Ch. Mohrmann, « Le Dualisme de la latinité médiévale », p. 37.

303

  L. XI, ch. 1, 1. 29, p. 451 : I1 y avait trois ou quatre pauvres femmes vouées à mener une vie religieuse. 304

  L. XIV, ch. 1, 1. 64, p. 607 : Sa fiancée qui avait fait le vœu de célibat perpétuel vécut toute sa vie comme religieuse dans un couvent très austère de jeunes fines à Fontevrault. 305   L. XI, ch. 14, 1. 36, p. 477 : II y avait un païen qui avait demandé le sacrement du baptême et que le roi, poussé par sa piété, accueillit des fonts baptismaux. 306   L. XVIII, ch. 34, l. 19, p. 879 : Ensuite, il fit profession pieusement et religieusement à tous ceux qui se trouvaient en sa présence des articles de sa foi et, d’un esprit contrit et humilié, il confessa ses péchés aux prélats qui s’y trouvaient. Puis, une fois délivré du poids

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A toz pria que s’il leur avoit riens meffet, qu’il li pardonassent por Dieu, et pria Nostre Seingneur qu’il eüst merci de s’ame. Davant toz dist apertement qu’il moroit en la foi Jesucrist comme crestien ; toz les poinz et les articles si comme il les creoit, dist ilec mout bien et seinnement. Ne demora guieres apres ce que l’ame s’en parti. (l. 19, p. 880)

Dans l’ensemble de ces exemples, ce que propose l’auteur français consiste à dépouiller l’idée de sa forme stéréotypée. L’explicitation des expressions vita sanctimonialis et de perpetuo cœlibatum vovere répond avant tout à un souci de clarté. Elle pourrait être motivée toutefois par l’inaptitude de l’ancien français à fournir les équivalents lexicaux. D’autre part, si la nature stéréotypée des expressions latines a fini par les officialiser, les équivalences françaises, en raison de leur caractère répétitif qui contribue bien au contraire à mettre la pauvreté de l’expression française en évidence, ne sauraient avoir ce même effet. L’adaptation de baptismatis lavacrum et sacri fontes qui « désignent moins les fonts au sens concret que l’eau du baptême et ses effets »307, semble à son tour restituer leur sens premier et concret. De même, l’adaptateur renonce au verbe conterere qui compose l’expression in spiritu contrito et humiliato et qui « désigne dans le latin biblique et patristique, une grande douleur, l’affliction, l’accablement, et dans le latin liturgique et théologique, le repentir, la contrition »308. L’auteur se montre également réservé vis a vis des expressions liturgiques relatives à la mort, telle que carnis ergastulo solvere les­quelles, bien récurrentes chez Guillaume de Tyr, représentent la mort comme « une délivrance des liens de la chair et de la demeure terrestre »309. Toutes ces formules subissent dans L’Estoire de Eracles un dépouillement de leur forme métaphorique : seule l’idée est transmise. En revanche, la reprise du couple les poinȝ et les articles310 pourrait confirmer l’hypothèse que l’auteur de L’Estoire de Eracles est un religieux. 1. 3. Le vocabulaire ecclésiastique juridique C’est ce vocabulaire en particulier qui met à l’épreuve les disponibilités lexicales de l’ancien français. D’une manière générale, il se distingue par le maintien des expressions et termes relevant des procédures et habitudes juridiques encore de la chair, i1éleva son âme aux cieux afin de recevoir de la main de Dieu, avec ses princes élus, la couronne éternelle. 307

  BAV, p. 475, § 333.

308

  Ibidem, p. 209, § 92. J.-Ch. Payen, Le Motif du repentir dans la littérature française médiévale, des origines à 1230, Genève, Droz, 1968, p. 54, l’explique : « En ancien français on dit contrition vraie, entiere, de cuer parfait. L’expression contrition parfaite n’est employée qu’à partir du xve siècle. » 309

  BAV, p. 545, § 408.

310

  Dans le LPE, t. 1, p. 309, 1ère col., « l’article de foi » c’est le « point de croyance », une « vérité réelle ». Le même sens est soutenu dans le WW, t. 25, fasc. 148, p. 378, 2e col. Ce sens est nuancé dans le GF, t. 8, p. 193, 3e col., qui donne la définition suivante : « croyance à laquelle les Chrétiens sont obligés d’adhérer; chose regardée comme indubitable ».

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en vigueur ou bien familières à l’auteur français selon toute apparence et, d’une manière inverse, par l’omission arbitraire de termes tout aussi importants, mais appartenant au registre purement politique ou administratif : - ... multas tam super parrochiali jure, tam super jure decimationum, cœperunt inferre molestias311. Avec lui commencerent a fere tort au patriarche et a toutes autres iglyses de la droiture de parochage et de leur dismes. (l. 6, p. 820) - Etiam in adolescentia sua erat Deum timens, et ad ecclesiasticas institutiones, et ecclesiarum prælatos omnimodam habens reverentiam312. Les choses de l’eglise gardoit bien enterinement. Des qu’il estoit gennes emfes, cremoit il Nostre Seingneur et amoit. Son service escoutoit chascun jor par grant devocion. (l. 4, p. 705) - ... maximum enim a Deo acceptum regni judicant incrementum, si christianæ fidei et nostræ jurisdictioni, per hujus operam, jure perpetuo possit accrescere civitas prænominata313. ... se la Crestienté pooit avoir si fort cité ... (l. 16, p. 715) - Est autem Berythum ... una de suffraganeis urbibus quæ Tyrensis metropoli intelliguntur subjectæ314. Ele est obeissanz a l’archeveschiée de Sur. (l. 7, p. 474)

Les deux expressions droiture de parochage et disme reprennent fidèlement l’idée de « charges grevant la paroisse »315 et celle du « dixième du revenu »316. Quant aux expressions latines ecclesiasticæ institutiones, christiana jurisdictio et suffragans urbs, elles subissent un traitement différent, institutio et jurisdictio étant élagués en raison de leur désinence, et suffragans, terme technique marquant la dépendance de la juridiction d’un archevêque ou désignant la ville considérée comme le siège d’un évêché suffragant, étant repris simultanément

311

  L. XVIII, ch. 3, 1. 8, p. 820 : Ils commencèrent à faire beaucoup de tort, tant au droit paroissial qu’à celui de la dîme. 312   L. XVI, ch. 2, 1. 8, p. 705 : En plus, dans sa jeunesse il craignait Dieu et avait un respect entier pour les institutions religieuses et les chefs des églises. 313   L. XVI, ch. 8, 1. 16, p. 715 : ... jugeant qu’il n’y aurait pas pour Dieu de progrès plus agréable que cette ville puisse perpétuellement grandir par l’œuvre de la foi chrétienne et de notre juridiction. 314   L. XI, ch. 13, 1. 5, p. 474 : Beyrouth est alors une des cités suffragantes soumises à la juridiction de la métropole de Tyr. 315

  R. Naz, Dictionnaire de droit canonique, Paris, Letouzey et Ané, t. 6, p. 1234, 2e col.

316

  Ibidem, t. 4, p. 1231, 1ère col.

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avec subjecta au moyen du participe obeissanz, qui rend l’idée de soumission à une métropole317. 1. 4. La croisade Les deux chroniques sont presque concordantes au sujet de la nature de la croisade, pèlerinage dont le but est d’affermir le pouvoir des Chrétiens. Quelques hésitations donnant lieu à des observations subsistent dans le choix des expressions : - Et exhortationibus ejus spontaneum præbentes assensum, iter versus Hierosolymam compromittunt et vivificæ crucis signum humeris aptantes, ad iter accingerunt318. ... si que meintes genz voerent que il iroient en ce pelerinage, et pour alier a ce servise, mistrent le signe de la croix seur l’espaule. (l. 25, p. 735) - Hi omnes, ut diximus, in urbem convenerant Acconensem, tractaturi quod optimum, et loco et tempori magis conveniens videretur ; quod primum, auctore Domino, ad incrementum regni et christiani gloriam nominis attentarent319. Assez i ot des autres qui tuit estoient assemblez dedenz la cité d’Acre por prendre conseill en quel partie l’en porroit mieuz fere la besogne Nostre Seingneur d’afebloier ses enemis et de croistre le pooir des Crestiens. (l. 27, p.759) - ... unde et eidem in Franciam, antequam etiam iter arriperet, honesta præmiserat donaria, et exenia multi pretii, ut ejus sibi conciliaret gratiam, largitus fuerat320. En France meïsmes, quant il ot dire qu’il estoit croisiez, li avoit il envoiez granz present et riches joiaux, porce qu’il avoit esperance que par l’aide des Francois deüst il conquerre citez et chastiaux seur ses ennemis. (l. 6, p. 752) - Hic, vivente adhuc patre, cum aliis nobilibus qui iter Hierosolymitanum arripuerant ... eamdem viam qua alii ingressus est ...321

317

  Ibidem, t. 7, p. 1111, 2e col. : « Le suffragant » désigne « les évêques et les évêchés soumis à un métropolitain. » 318

  L. XVI, ch. 18, 1. 31, p. 735 : Et, montrant sous ces exhortations un empressement spontané, ils promirent de prendre le chemin de Jérusalem : ils mirent le signe de la croix vivifiante sur l’épaule et se préparèrent pour le voyage. 319   L. XVII, ch. 1, l. 42, p. 759 : Ils se réunirent tous, comme nous l’avons dit, dans la ville d’Acre, pour délibérer de ce qui semblait convenir le mieux au lieu et au temps : ils s’efforcaient en premier d’agrandir avec l’assistance de Dieu le royaume et la gloire des Chrétiens. 320   L. XVI, ch. 27, 1. 7, p. 752 : Avant même de se mettre en route, il envoya en France d’honorables dons et prodigua des présents de grande valeur, en vue de gagner la grâce du roi. 321   L. XII, ch. 1, l. 7, p. 511 : Celui-ci, du vivant de son père et en compagnie des autres nobles qui avaient pris le chemin de Jérusalem ... s’engagea dans la même voie avec la même dévotion qui poussait les autres chefs.

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Icil Baudoins lessa son pere tout vif quant les croiz furent prises par France. (ch. 2, l. 6, p. 513) - Ille vero impiger, assumpto sibi salutiferæ crucis ligno, equitumque honesto comitatu ad partes illas properat322. Il fist sa semonsse hastivement ; la voire croiz fist porter devant lui. (l. 7, p. 533)

À la très recurrente expression latine ad regni incrementum correspond infailliblement por croistre le pooir des Crestiens. Certaines différences secondaires méritent pourtant d’être signalées. L’emploi métonymique iter Hierosolymitanam arripere – parfois iter arripere ou viam ingredi – auquel Guillaume de Tyr a souvent recours ne survit pas dans la version française. Ce sont les expressions se croisier et fere la besongne de Dieu qui lui correspondent, la première l’emportant sur la seconde par sa parfaite convenance. Un autre changement concernant la traduction de vivificæ crucis lignum en la voire croiz serait digne d’attention. La substitution des adjectifs implique en réalité celle d’un jugement religieux par un détail concret, cette dernière étant motivée par le besoin de la narration d’un sceau d’authenticité. Il conviendrait en outre de s’arrêter sur l’expression fere la besongne de Dieu à laquelle se substitue de temps à autre celle de servise de Dieu. Alors que dans les expressions se croisier et prendre la croix s’inscrit l’idée de l’engagement et que le terme de pèlerinage ne peut renvoyer qu’à une pratique collective marquée par une finalité religieuse, l’expression fere la besongne de Dieu, bien que faite de termes vagues, maintient dans L’Estoire de Eracles une nette distinction par le fait qu’elle implique principalement l’idée de la guerre sainte et qu’elle accorde une priorité à la faction militaire. Sa haute fréquence dans la version française ne pourrait pas donc être jugée gratuite. Tournure privilégiée, elle met en évidence certains goûts de son auteur. 1. 5. La religion des autres Les religions non chrétiennes sont parfois reprises chez Guillaume de Tyr par le terme de professio ayant dans le latin chrétien le sens de « foi »323 mais pouvant avoir la même valeur péjorative que superstitio : - Erant autem, et a diebus Apostolorum fuerant, illius cives urbis in Christi fide radicati et fundati, ita ut, sicut alias dictum est, aut rarissimus, aut nullius alterius professionis homo inter eos habitaret324.

322   L. XII, ch. 14, 1. 5, p. 533 : Infatigable, le roi prit le bois de la croix salvatrice et, escorté d’une compagnie convenable, il se dirigea vers ces régions. 323   BAD, p. 668, 2e col. : « professio c’est l’action de professer, de proclamer une vérité religieuse » et « profession de la foi, foi, croyance ». 324   L. XVI, ch. 14, 1. 10, p. 728 : Les habitants de ces villes étaient alors si bien enracinés dans leur foi chrétienne, comme ils le furent depuis le temps des Apôtres, qu’il était rare, sinon impossible, qu’un homme professant une autre foi pût habiter entre eux.

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Toz li remenanz estoit de Crestiens qui avoient reçüe la foi Jesucrist, des le tens que li Apostre preeschierent, et fermement l’avoient puis tozjorz tenue, si que nus n’i abitoit, entr’aus qui ne fust crestiens. (l. 8, p. 728) - Instar enim sacrilegii videbatur Deo devotis principibus, si aliquos qui in christiana non censerentur professione, in tam venerabili loco esse permitterent habitatores325. Quar li haut baron qui la pristrent distrent que ce seroit grant tort et hontes et ordoiement as seinz leus se cil i abitoient qui ne creoient mie en Jesucrist. (l. 9, p. 500)

Selon que le contexte se présente imprégné ou non des sentiments de l’un ou de l’autre auteur, les dénominations des non Chrétiens dans les deux chroniques sont susceptibles d’être marquées d’un ton dépréciatif. Nous citons le terme de superstitio qui marque une vive condamnation326 : - Noradinus, vir providus et discretus, et juxta traditiones illius populi superstitiosas, timens Deum ...327 Cil fu preuz et sages et selonc sa loi doutoit Dame Dieu. (l. 12, p. 714)

Les expressions qui ne fust crestiens et qui ne creoient mie en Jesucrist montrent que la religion chrétienne demeure pour l’auteur de L’Estoire une référence absolue. Le terme de loi confirmerait sa reconnaissance, quoique atténuée par l’indifférence qu’exprime le possessif, de l’existence d’une jurisprudence religieuse328 imposant des valeurs semblables à celles qu’il préconise. L’archevêque de Tyr n’hésite pas à recourir aux termes classiques gentilis et paganus qui connaissent une certaine fortune dans le latin chrétien. Dans l’Historia, ils sont dotés toutefois du nouveau sens religieux d’« infidèle » qui double leur sens politique commun de «  barbare  ». De son côté, l’auteur français emploie les termes communs Sarrazin, païen et enemi de la foi, empreints de la même condamnation : - Decesserunt itaque ecclesiæ Antiochenæ in partibus illis tres archiepiscopi, Edessanus, Hieropolitanus et Coricensis : quorum ecclesias etiam nunc infidelitas detinet, et gentilis superstitio, licet invitas329. 325   L. XI, ch. 27, 1. 9, p. 501 : Aux yeux de ces princes dévoués à Dieu, le fait que l’on recensât au milieu des Chrétiens certains qui ne professaient pas la foi chrétienne dans ces lieux saints passait pour un sacrilège. 326

  BAD, p. 799, 1e col. : « superstitio ou superstition païenne ». Le WW, t. 12, fasc. 89, p. 443, 1ère col., donne à ce mot le sens de « déviation du sentiment religieux fondée sur la crainte ou l’ignorance, et prêtant abusivement un caractère sacré à des croyances, pratiques », « pratique superstitieuse, croyance infondée. » 327

  L. XVI, ch. 7, 1. 14, p. 714 : Noradin, homme prévoyant, discret et craignant Dieu selon les habitudes superstitieuses de son peuple ... 328

  TL, t. 5, p. 582 : loi ou « Gesetz, Recht ».

329

  L. XVII, fin du ch. 17, p. 789 : Trois archevêchés dans cette région se séparèrent ainsi de l’église d’Antioche : Édesse, Hiérapolis et Coritium. Leurs églises sont occupées jusqu’à présent par les infidèles, transformées malgré elles en lieu de culte des païens.

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[Rohes] fu tolue a la Crestienté et vint es meins as enemis de la foi Jesu­crist qui encore la tienent a ce jor d’ui. En cele seson furent morz trois arcevesques qui estoient souz le patriarche d’Antioche, cil de Rohes, cil de Geraple, cil de Corice. Onques puis n’ot en leur yglise prelaz de Crestiens, que li Sarrazin ont tot sorpris. (l. 66, p. 789) - Dominicus Michaelis Venetiæ dux, Dalmatiæ, atque Croatiæ regni princeps ... paganorum classium regis Babyloniæ gravissima strage facta, demum in Hierusalem partes, ad necessarium Christianorum patrocinium victoriosus advenit330. - Noradinus, Sanguini filius, cujus superius fecimus mentionem, convocata infinita Turcorum ex omni Oriente manu, circa partes Antiochenas cœpit solito protervius desævire331. II envoia en Oriant por guerre touz les chevaliers que il pot avoir en Paiennie. (l. 6, p. 771)

En résumé, les équivalences simplificatrices que déploie l’adaptateur dans sa chronique sont des termes médiévaux d’usage courant. Ils accusent un sentiment religieux exalté et un effort de maintenir au premier plan le but de la croisade. 1. 6. Les sièges religieux L’adaptation des noms de sièges, fussent-ils ceux des dignités ou des édifices religieux, s’avère plutôt libre. Les dénominations françaises font souvent défaut et témoignent que dans l’esprit de l’auteur les divers types de sièges religieux tendent parfois à se confondre. Nous en proposons quelques exemples : - Proposuit de pio mentis fervore, ecclesiam Bethleemiticam, quæ usque ad illum diem prioratus tantus fuerat, ad cathedralem sublimare dignitatem332. Por ce s’apensa que l’eglise de Belleam qui tozjorz avoit este priorez jusqu’a cel jor, seroit archeveschiée, en remembrance de ce que Nostre sires i avoit esté nez. (l. 3, p. 472) - ... eamque in monasterio sanctæ Annæ, matris Dei genitricis et semper virginis Mariæ, monacham fieri compulit violenter333. Par sa seue autorité la mist en religion et la fist devenir nonein en l’iglise madame seinte Ane, la mere Nostre dame. (l. 23, p. 451)

330   L. XII, ch. 25, l. 8, p. 550 : Après avoir fait un grand massacre des païens qui se trouvaient dans la flotte du­roi de Babylone, Dominique Michæl, doge de Venise et prince du royaume de Dalmatie et de Croatie, arrive enfin victorieux à Jérusalem, pour le secours imminent des Chrétiens. 331   L. XVII, ch. 9, l. 8, p. 771 : Noradin, fils de Sanguin, dont nous avons fait mention plus haut, réunit de tout l’Orient une immense troupe de Turcs et se mit selon son habitude à sévir avec assez de violence dans la région d’Antioche. 332

  L. XI, ch. 12, l. 4, p. 472 : Poussé par une pieuse ferveur, il proposa d’élever à la dignité de cathédrale l’église de Bethléem qui avait été un grand prieuré jusqu’alors. 333

  L. XI, ch. 1, 1. 24, p. 451 : II poussa sa femme à se faire religieuse contre sa volonté, dans le monastère de Sainte-Anne, mère de la Mère de Dieu et éternelle Vierge Marie.

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- Hic apud suos abbas exstiterat canonicorum regularium in monasterio cui Cella nomen334. ... abés avoit esté de chanoines ruilez, en une abaïe qui avoit non la Cele. (l. 14, p. 621) - ... ad Cavense cœnebium, quod juxta Salernum situm esse dinoscitur, cum multa misit ignominia : ubi usque in supremum senium vitam compulsus est, lege loci, ducere cœnebiticam335. ... si l’en envoia en une abaïe deles Salerne ; la fist vivre comme moine tout le remenant de sa vie. (l. 13, p. 522) - ... tandemque in claustro ecclesiæ Dominici Sepulchri regularem vitam et assiduitatem professus, ad ecclesiam Tyrensem vocatus est336. ... si ala outre mer en pelerinage, en l’iglise del sepucre remest ; si fist ilec sa profession, puis fu esleiiz a arcevesque de Sur. (l. 19, p. 622)

Alors que prioratus se retrouve en prioré et que cathedralis dignitas ne survit point, ce sont les deux termes d’iglise et abaïe, d’usage bien commun dans L’Estoire, qui correspondent régulièrement au monasterium, au cœnebium et au claustrum, abolissant ainsi les différences principales entre le couvent, le monastère et le cloître. Au total, l’adaptation du vocabulaire religieux de l’Historia est marquée par un comportement respectant l’essentiel des idées et conditionné par un besoin de simplifier ce qui est indispensable à la compréhension, mais aussi par une liberté plus ou moins tributaire des capacités de la langue. Face à un lexique latin nettement supérieur, fort de ses termes savants qui permettent une nomenclature riche et précise, le vocabulaire religieux de L’Estoire, en revanche, reflétant une image fidèle des possibilités qu’offre le français religieux médiéval, se caractérise principalement par le rejet des métaphores et des expressions officielles dont le latin de l’Église et par conséquent la langue de l’Historia font l’usage systématique, mais auxquelles il n’est pas aisé, en raison des incommodités lexicales et syntaxi­ ques qu’elles imposent, de se maintenir dans la langue de L’Estoire de Eracles.

2. Le vocabulaire féodal L’Historia et L’Estoire de Eracles ont en commun la faculté de reproduire une image suffisante de la société féodale que définissent l’institution du fief et l’ensemble des rites. L’effort que requiert l’adaptation lexicale de la chronique latine 334   L. XIV, ch. 11, 1. 20, p. 622 : Celui-ci était abbé des chanoines réguliers dans le monastère de Celles. 335   L. XII, ch. 8, 1. 11, p. 522 : ... et l’envoya couvert de hontes au couvent de Cava qui, dit-on, est situé près de Salerne et où il fut obligé de mener la vie monastique, selon la loi du lieu, jusqu’à la fin de sa vieillesse. 336

  L. XIV, ch. 11, l. 26, p. 622 : Enfin, s’étant engagé pour une vie régulière et assidue dans le cloître de l’église du Sépulcre, il fut appelé à l’église de Tyr.

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et qui a impliqué des rapprochements approximatifs, des à-peu-­près, des calques forcés, voire des contresens, est moins senti dans le domaine de la féodalité que dans certains registres des deux vocabulaires religieux et militaire tel que le montrera l’examen plus loin. Le vocabulaire de la féodalité de L’Estoire donne une impression générale de naturel et de spontanéité. Le traitement des notions permet de conclure à une certaine familiarité entre le monde féodal et l’auteur. En comparaison des autres vocabulaires, celui de la féodalité porte par conséquent la marque d’une plus grande fidélité au texte original et, à nous en tenir à l’autorité de la chronique latine comme d’une référence officielle, l’adaptation de ce vocabulaire pourrait être ainsi estimée grâce à sa représentativité des mœurs de l’époque d’un certain degré d’exactitude. Ceci n’empêche pas pourtant l’occurrence d’irrégularités provenant essentiellement de l’inaptitude de l’ancien français à répondre parfois aux besoins lexicaux. Parmi les titres nobiliaires consacrés par le régime féodal, nous citons celui de baro. Les barones dans l’Historia sont avant toute chose « les notables, surtout ceux qui formaient le conseil royal »337. Ce n’est pas toutefois avec ce sens premier que baron, bien que très fréquent, revient d’une manière exclusive sous la plume de l’auteur de L’Estoire dans laquelle il désigne non seulement les titres latins qui ne survivent pas en ancien français, tels que proceres ou capitaneus338, mais bien plus ceux comme princeps ou nobilis339 auxquels l’usage courant a fini par faire bénéficier d’un équivalent propre, dont ils disposent d’ailleurs dans L’Estoire : - Similiter easdem et eodem modo confirmationes, baronum successores, et novi futuri barones, facient340. - Eodem anno, accesserunt ad Ægyptium calipham quidam de principibus ejus341. Il avint que en cel an meïsmes vindrent au calife d’Egipte aucuns de ses barons. (p. 454) - Unde nobis videtur opportunum ... ut unus de magnatibus tuis ad partes illas dirigas342.

337

  K.-J. Hollyman, Le Développement du vocabulaire féodal en France, p. 126.

338

  Les proceres sont les magnates ou comites, d’après le DC, t. 6, p. 515, lère col. et le capitaneus est le « caput militum, præfectus copiis militaribus, nostris capitaine », ou bien « chef des soldats ou des troupes militaires », t. 2, p. 134, 2e col. 339   K.-J. Hollyman, Le Développement du vocabulaire féodal en France, p. 126 : « C’est ainsi que barones commence à remplacer principes, proceres, optimates, primates, primi, potiores, seniores. » 340

  L. XII, ch. 25, l. 92, p. 553 : Pareillement, les successeurs aux barons et les futurs barons feront les mêmes confirmations. 341

  L. XI, début du ch. 3, p. 454 : II arriva la même année que vinrent chez le caliphe d’Égypte certains de ses chefs. 342

  L. XI, ch. 3, 1. 7, p. 454 : II nous semble opportun ... que tu envoies un de tes grands chefs.

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Nos cuidons que preuz fust a vostre terre et bien et enneur a vos que vos preiissiez un de vos granz barons et li baillissiez de vos barons et de nostre gent assez que il menast en vostre terre de Surie. (l. 7, p. 454) - Rex interim Damascenorum legatos, cum verbis pacificis, ad nostri capitaneos exercitus ... dirigit viros prudentes et discretos, qui viam pacis prætentarent343. Porce que li rois qui volentiers eschivoit la bataille, envoea messages por parler de pes aus barons de l’ost. (l. 13, p. 573)

L’absence des différents titres latins posant des difficultés d’adaptation favorise ainsi la récurrence de baron : « Tous ces mots, à l’exception de principes et de seniores, qui subissent un autre sort, ne se retrouvent pas dans la langue vulgaire »344. Cette évolution est bien prise en considération dans L’Estoire de Eracles. Les barones désignent dans L’Estoire néanmoins des seigneurs « pour lesquels l’essentiel n’est pas la qualité nobiliaire mais la domination sur les hommes et la richesse foncière. »345 Sur un pied d’égalité, le titre de comes reçoit dans la version française le même traitement favorable. En revanche, moins privilégiés dans l’une et l’autre chronique, marchio et castellanus conservent leur valeur mais ne gardent qu’une fréquence médiocre : - De laicis vero ... dominus Hermannus, provinciæ Veronensis marchio ...346 Des princes de l’empire ... Hermanz li marquis de Veronne ... (l. 5, p. 758) - Galtherus quoque de Falcunberga, castellanus Sancti-Aldemari, qui postea fuit Tiberiadensis dominus, ipse quoque vir prudens, urbanitatis eximiæ, providus in consiliis, et in armis strenuus347. Il li restoit Gautiers de Fauqenberge, chastelains de Seint Omer, cortois hom et bien parlanz et de grant conseill et chevaliers bons. (l. 13, p. 790)

Les deux chroniques, l’Historia moins encore que son adaptation française, n’instruisent pas assez cependant sur le statut juridique des trois titres348. CeuxPP, t. 1, p. 381 : ... que vos preissiez un de vos granz barons et li baillissiez de vostre gent assez. 343   L. XIII, ch. 13, 1. 16, p. 573 : Le roi de Damas envoya alors, chargés de paroles apaisantes, des messagers, hommes avisés et discrets, en vue de tenter des procédures de paix avec les capitaines de notre armée. 344

  K.-J. Hollyman, Le Développement du vocabulaire féodal en France, p. 126.

345

  Ph. Contamine, La Noblesse au Moyen Age, Paris, P.U.F., 1976, p. 21.

346

  L. XVII, ch. 1, 1. 9, p. 758 : Parmi les laïcs, Herman, marquis de la province de Vérone. 347   L. XVII, ch. 18,1. 11, p. 790 : ... et Gautier de Falconberg, châtelain de Saint Audemer, qui devint plus tard seigneur de Tybériade, homme sage, très éloquent, avisé dans ses opinions et habile dans le maniement des armes. 348

  L’article que consacre le DC, t. 2, p. 208, 3e col. et p. 209, 1ère col. expose les multiples sens du castellanus : sens généraux de castelli incola ou « habitant du château », de

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ci paraissent employés par les deux auteurs indistinctement sans que des précisions apportent d’utiles éclaircissements concernant les droits que la possession ou l’exploitation d’un château leur valent349. Dans l’Historia, tout comme dans la version française, les termes de comes, marchis et castellanus fonctionnent mieux comme titres glorieux de noblesse, s’appliquant au personnel détenant un statut social éminemment privilégié, que des fonctions féodales aux dimensions militaires ou juridiques précises. Les titres nobiliaires côtoient souvent dans les deux versions des termes moins nobles. Le terme de borjois est bien moins usité par Guillaume de Tyr dans sa forme de burgensis que par son adaptateur. Nous signalons d’abord que dans l’esprit de l’adaptateur le bourgeois « ne désigne pas seulement les habitants des bourgs mais aussi ceux des cités »350 : - Per idem tempus, rege Hierosolymis existente, pia liberalitate et largitione principali, civibus contulit Hierosolymitanis ... libertatis consuetudinem351. Tandis com li rois fu a sejor en la terre de Jerusalem, si com il estoit piteus et larges de fere bonté a ses genz, il dona grant franchise as borjois de Jerusalem. (p. 534)

L’écart de fréquence du terme, dans l’Historia et L’Estoire de Eracles, ne possède toutefois aucun effet sur la valeur du terme proprement dite, dont conviennent les deux chroniques. Le borjois appartient à une classe sociale privilégiée, qui se tient cependant en-dessous de la noblesse. Il s’oppose ainsi « d’une part au noble, et de l’autre au manant, au vilain »352, ou bien il relève des « habitants des villes qui n’appartiennent ni au clergé ni à l’aristocratie »353 :

custos castri seu domus regiæ ou « gardien de la forteresse ou de la demeure du roi », et de militibus præsidiariis in castro præfectus ou « chef des garnisons. » Le sens commun de castellanus se retrouve dans la définition suivante : « Castellani ... sunt qui feuda castellaniæ possident, quibus ipso jure castellum habere competit, cum mero imperio, seu jurisdictione suprema  » ou bien «  les châtelains sont ceux qui possèdent selon le droit seigneurial des fiefs pouvant comprendre, conformément au même droit, un petit château soumis à leur propre pouvoir ou à leur suprême juridiction. » 349   Au sujet de ces titres, cf K.-J. Hollyman, Le Développement du vocabulaire féodal en France, p. 112, ainsi que l’étude d’A. Dumas, « Le Régime domanial et la féodalité dans la France du Moyen Age », dans Recueils de la Société Jean Bodin, t. 4 : Le Domaine, Bruxelles, La Librairie encyclopédique, 1949, p. 158. 350   A. Chédeville, Histoire de la France urbaine, t. 2 : La Ville médiévale, des Carolingiens à la Renaissance, Paris, Seuil, 1980, p. 103. 351   L. XII, début du ch. 15, p. 534 : À la même époque, alors que le roi se trouvait à Jérusalem, il accorda aux citoyens de cette ville, par une bonté pieuse et une générosité princière, l’exemption des impôts. 352

  BW, p. 82, 2e col.

353

  A. Chédeville, Histoire de la France urbaine, p. 105.

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- ... profusaque et pæne prodiga tam in dominum principem et comitem, quam in eorum magnates necnon et in cives indifferenter usus esset imperiali munificentia354. Les greingneurs mesniées de borjois et les plus paranz ennora il meintes foiz, et leur envoia de ses joiaux por trere a sa volenté. (l. 11, p. 659)

La chronique de Guillaume de Tyr signale par endroits la soumission du burgensis à des usages imposés par le roi. La nature de ces rapports n’y est pas suffisamment détaillée355 : - Præterea super cujuslibet gentis burgenses in vico et domibus Veneticorum habitantes, eamdem justitiam et consuetudines quas rex super suos, Venetici habeant356.

En plus des titres et des fonctions, les rites féodaux occupent dans le vocabulaire de l’Historia et de L’Estoire de Eracles une place importante. Les deux chroniqueurs dépeignent des scènes d’enfieffement ou par contre de dépossession. Les cérémonies d’investiture comprenant l’hommage ou le «  servitium hominis »357, engagement trop longtemps considéré comme « le nœud de la vassalité [qui] engage celui qui fait l’offre volontaire de sa personne »358, reprennent ainsi les différents rites, le croisement des mains, le baiser de paix et le serment de fidélité : - Unde Wilhelmus, pro parte sibi designata, factus est homo principis Antiocheni, fidelitate ei manualiter exhibita ; Bertramnus partis sibi designatæ a domino rege Hierosolymorum investituram suscepit, ei solemniter exhibens fidelitatem359. Einsint furent fetes les convenances entr’els et bien afermées. Dom il avint que Guillaumes por la seue part fist homage de ses meins au prince d’Antioche. Bertran de ce qu’il devoit avoir fu revestuz del roi et en devint ses hom liges. (l. 7, p. 466)

354   L. XV, ch. 3, l. 8, p. 659 : ... et qu’il eut répandu indistinctement ses largesses avec une prodigalité impériale, tant pour le prince et le comte que pour les nobles et les citoyens. 355   Ch. Petit-Dutaillis, Les Communes françaises, Paris, Albin Michel, 1970, p. 44, énumère les devoirs des bourgeois comme suit : « Les impositions seigneuriales, les tonlieux, la monnaie, les bans et banalités, les réquisitions, les devoirs de guet et d’ost, font l’objet de clauses très variées, allant de la règlementation à l’abolition. » 356   L. XII, ch. 25, l. 77, p. 552 : En outre, que les Vénitiens aient sur les bourgeois de toutes les autres nations et sur les habitants du quartier vénitien la même justice et les usages que le roi exerce sur les siens. 357

  K.-J. Hollyman, Le Développement du vocabulaire féodal en France, p. 142.

358

  R. Boutruche, Seigneurie et féodalité, t. 2 : L’Apogée (xie-xiiie siècles), Paris, Aubier, 1970, p. 155. 359   L. XI, ch. 9, 1. 14, p. 466 : Guillaume, en raison de la part qui lui échut, devint l’homme du prince d’Antioche à qui il jura fidélité et donna la main, et Bertrand fut investi, pour sa part, par le roi de Jerusalem. Il lui voua sa fidélité solennellement.

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De même que le mot de lige360 est employé dans la chronique française, ainsi Guillaume de Tyr a recours parfois à l’équivalent latin ligius, qui ne porte aucune indication cependant sur cette forme particulière de l’hommage361 : - Factus est autem ibidem comes Bertrammus, fidelitate manualiter exhibita, domini regis homo ligius : unde et ejus successores, usque in præsentem diem, regi Hierosolymorum idipsum tenentur exhibere362. Li quens Bertrans reçut la vile del roi et l’en fist homage lige de ses meins. Einsi doivent fere li segneur de Tripoli au roi de Jerusalem jusque a cel jor d’ui. (l. 27, p. 469)

L’investiture proprement dite moyennant un objet sacré est parfois mentionnée : - ... eique, tanquam qui regionem illam plenius noverat, comitatum donat ; sumptaque fidelitate, per vexillum investit, et inducit in possessionem363. Por ce l’en revesti par une baniere et prist son homage de lui. (l. 14, p. 517)

De la dépossession de fiefs les deux auteurs offrent de nombreux cas. L’exemple suivant expose un cas lié à un règlement de compte personnel : - Fulco ... ab eodem comite captus est, et vinculis mancipatus, occasione quorumdam castellum, quæ ab eo contendebat violenter eripere, quæ pater ejus et frater in finibus prædicti comitis jure hereditario, sed de fœdo prædicti comitis diu possiderant364. 360

  TL, t. 5, p. 442 : « Lehensherr ». Fr. L. Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité?, 4e éd. revue et augmentée, Paris, P.U.F., 1968, p. 95 : « ... le dominus ligius, le seigneur “lige”, d’un mot apparenté à l’allemand ledig, “vide, libre” ». Le DC, t. 5, p. 104, 2e col. : « ligius is dicitur qui domino suo ratio feudi vel subjectionis fidem omnem contra quemvis præstat », ou bien : « le lige se dit de celui qui voue son entière fidélité à son seigneur, contre un tiers, selon le droit de soumission féodale. » 361   Les serments ont commencé à partir de 996, comme le précise R. Boutruche, Seigneurie et féodalité, p. 164, à comprendre dans les formules d’hommage multiple « une réserve de fidélité », qui semblait exclure le roi du groupe des ennemis du seigneur auquel le vassal rend l’hommage : « De cet usage on est passé à la notion d’un hommage supérieur rendu par le vassal à un personnage choisi dans la galerie de ses maîtres. Au serment, au seigneur qui le recevait, comme au subordonné qui s’y soumettait, le même qualificatif fut applique : “ lige” ». 362   L. XI, ch. 10, l. 32, p. 469 : Ainsi, le comte Bertrand devint ici même l’homme lige du roi et fit son serment de fidélité en lui donnant sa main. Depuis ce temps, ses successeurs sont tenus jusqu’à nos jours par le même engagement envers le roi. 363   L. XII, ch. 4, 1. 11, p. 517 : II lui remit le comté, comme à quelqu’un qui connaissait bien la région. Puis, ayant reçu le serment de fidélité, il l’investit de son fief en lui remettant l’étendard. 364   L. XIV, ch. 1, 1. 36, p. 606 : Foulques ... fut saisi par le comte de Poitiers, qui l’enchaîna à cause de certains châteaux qu’il s’efforçait de lui arracher par la violence. En effet, le père et le frère de Foulques possédaient par droit d’héritage dans le territoire du comte des châteaux, qui, cependant, faisaient partie du fief de ce dernier.

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... tantost le prist et mist en prison, porce que il vouloit avoir ne sai qanz chastiax que li pere et le frere avoient tenu longuement comme leur heritage del fié le conte de Poitiers, en la marche d’Anjou et de Poitou. (l. 32, p. 605)

Guillaume de Tyr et son adaptateur s’attachent toutefois à décrire plus souvent de véritables saisies de fiefs dues aux raisons traditionnelles : « Le retrait du fief était dû à trois causes essentielles : défaut de service, absence d’hommage, félonie »365. Les exemples de dépossession motivée par le manquement du vassal à ses engagements sont relativement nombreux dans l’Historia. Favorablement accueillis dans la version française, ils sont repris en termes presque identiques : - His verbis dictis, præcepit eum captum vinculis mancipari, afflixitque eum mirabiliter et miserabiliter, non minus et multimodis quæstionibus et tormentis : quousque abjurata universa regione, cuncta quæ ab eodem comite dono susceperat, resignaret366. Quant il ot ce dit, tantost commanda qu’il fust pris et mis en bones buies ; en moult penible prison le tint et assez mesese le fist soufrir, jusqu’il lessa toute la terre qu’il tenoit et forjura que james n’i clameroit nule droiture. (l. 51, p. 491)

Il en est de même du combat judiciaire, ultime moyen pour trancher le litige367 : - Comes vero, inficiatus crimen, seipsum obtulit, quod judicium curiæ super objectis, tanquam in hac parte innocens, paratus erat subire. His ita se habentibus verbis, de consuetudine Francorum, decernitur inter eos pugna singularis, et ad exequendam pugnam dies competens designatur368. 365

  G. Fourquin, Seigneurie et féodalité au Moyen Age, Paris, P.U.F., 1970, p. 105, parle même de concession du fief à un autre vassal. E. Perroy, Le Moyen Age, t. 3 : L’expansion de l’Orient et la naissance de la civilisation occidentale, Paris, P.U.F., 1961, p. 244, ne mentionne que la félonie : « La tenure est en quelque sorte “commise”, confisquée, par le seigneur, dès que le manquement du vassal, la félonie, est prouvé devant l’assemblée de tous les vassaux. » 366   L. XI, ch. 22, 1. 51, p. 491 : Ayant dit ces paroles, Baudouin, comte d’Édesse, donna l’ordre de jeter Jocelin dans les fers et se mit à l’affaiblir en lui faisant subir de nombreuses tortures et souffrances hors du commun et dignes de compassion, jusqu’à ce que Jocelin lui rendît, en prêtant son serment d’abjuration, toute la région que le comte lui avait cédée à titre de don. 367   D’après Fr.-A. Mignet, De la féodalité : des institutions de Saint Louis et de l’influence de la législation de ce prince, 1796, Genève, Slatkine-Megariotis Reprints, 1977, p. 57 : « La faculté d’attaquer les témoins comme parjures et d’accuser les juges de prévarication s’étant introduite et ayant exigé le combat dans l’un et l’autre cas, il s’ensuivit que les témoignages, les présomptions, les jugements ne decidèrent plus rien, puisque la bataille décidait tout. » 368   L. XIV, ch. 16, l. 6, p. 629 : Rejetant l’accusation, le comte se montra à son tour prêt, tel un homme innocent, à obéir au jugement que ferait la cour sur ces reproches. Ces paroles ayant été dites, on jugea de recourir au combat singulier, selon les mœurs des Francs, et on fixa le jour convenable pour l’exécution du châtiment.

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Li quens Hue sailli avant et dist que c’estoit mensonge qu’il disoit, et estoit prez qu’il feist encontre ce que la cort esgarderoit par droit. Li gage de bataille furent ilec donez prestement, jor leur fu asené qu’il feissent ce qu’il devroient. (l. 7, p. 629)

Ainsi, contrairement aux termes spécialisés de la juridiction ecclésiastique dans lequel l’ancien français fait considérablement défaut, le répertoire juridique de la féodalité qu’illustrent des mots précis comme homage, home lige, revestir, droiture, servise et gage, ne souffre pas des mêmes défaillances. Même si elle fait constater un décalage au niveau de la richesse et de la variété de l’expression, non de la pertinence, la comparaison faite entre le vocabulaire de la féodalité de l’Historia et son adaptation française met en lumière le resserrement, preuve d’un bon degré de fidélité, des liens d’analogie lexicale, rares partout ailleurs, même dans la langue militaire que privilégie L’Estoire. Le traitement du vocabulaire féodal se signale surtout par une certaine aisance, découlant de la parfaite adaptation de l’auteur aux mœurs de son époque.

3. Le vocabulaire militaire Puisque l’Historia donne une impression générale d’exhaustivité lexicale, le vocabulaire militaire peut paraître sous cet angle comme ayant été exploité à fond, tout comme le vocabulaire religieux et le vocabulaire féodal. Il est à noter cependant que si la chronique de Guillaume de Tyr reproduit une image suffisante des débuts de l’Église ou du régime féodal de l’Orient latin, elle ne s’impose pas comme étant une histoire ecclésiastique ou féodale. Ce n’est pas non plus une référence militaire, d’autant moins que certains secteurs du vocabulaire de l’action guerrière, comme les divisions militaires, ne paraissent pas aussi approfondis que les autres, tels que ceux des armes et des opérations. En outre, au moment où Guillaume de Tyr se sent plus à l’aise avec le vocabulaire religieux et le vocabulaire féodal, ce n’est pas la même importance qu’il accorde au vocabulaire militaire, pour lequel l’auteur de L’Estoire de Eracles montre de son côté une certaine attirance. 3. 1. Les compagnies et troupes En dehors de quelques termes désignant ce qu’on pourrait considérer comme une armée de terre formée de chevaliers et de fantassins, et d’une armée navale que Guillaume de Tyr désigne expressément par la navalis exercitus, il est moins aisé de voir dans le vocabulaire de l’Historia des divisions militaires au sens défini du terme que des unités recrutant un nombre irrégulier de combattants, soumises avant tout à la loi féodale du prince369. Ces unités prennent dans la chronique différentes appellations, comme turma, agmen, manipulus ou acies, qui côtoient 369   A. Corvisier, Dictionnaire d’art et d’histoire militaires, Paris, P.U.F., 1988, p. 181 : « La féodalité est d’essence militaire et le fief peut être considéré comme une circonscription militaire. »

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des termes vagues tels que manus et copiæ, que l’historien emploie indistinctement dans le sens de « troupe, corps d’armée », sans que des indices établissant le nombre des effectifs soient livrés. Les mêmes adjectifs hyperboliques qui accompagnent ces emplois en permanence, comme infinita ou immensa, ne font qu’en accentuer l’imprécision. L’auteur de L’Estoire de Eracles semble moins osciller puisque les noms collectifs comme planté ou gent, termes généraux et indéterminés, lui permettent de surmonter le détail technique : - Porro pedestres manipuli, domini regis et equitum exemplis edocti, in ipsas hostium acies acrius se ingerunt, et insistunt animosius370. Au daerrainier avint que la gent a pié de l’ost le roi se ferirent en la bataille trop hardiement, les Turs qu’il troverent abatuz furent mort tantost. (l. 32, p. 584) - ... confestim ex omnibus regni finibus apud Tyberiadem præcipitur, tam equitum quam peditum innumera manus convenire371. Lors fist sa semonsse mout esforcieement. Lors assembla son ost a cheval et a pié dedens la cité de Tabarié. (p. 669) - Factum est autem, postquam prædicti fratres civitatem in suam pro parte susceperunt, ut congregatis alimentorum, armorum, virorum copiis, locum certa die diligentius commu­nire curarent372. Il avint quant cil frere orent la partie de cele cité, qu’il vostrent envoier grant garnison de bestes por viandes, d’armeures et de genz. (l. 7, p. 838) - ... timensque ne, priore domino expulso, durior ei pararetur adversarius, convocata tum ex partibus Antiochenis, tum ex suis ingenti militia...373 Quant Jocelins ... s’apensa que ce n’estoit mie seure chose d’avoir si pres de lui si poissant voisin, quar tout fust li autre turs, ne li povoit mie fere tant de mal comme cil ; por ce manda gent et assembla tant com il pot, et s’aproucha de celui por lui destorber. (l. 6, p. 70)

La méthode de l’auteur de L’Estoire consiste ainsi à reprendre en termes généraux tous les termes latins, qu’ils soient porteurs ou non de précisions.

370   L. XIII, ch. 18, 1. 43, p. 584 : Enfin, les troupes des fantassins, imitant l’exemple du roi et des chevaliers, se lancèrent contre les mêmes cohortes d’ennemis avec plus d’acharnement et les poursuivirent avec courage. 371   L. XV, ch. 8, l. 2, p. 669 : Ce conseil ayant été approuvé à l’unanimité, le roi, après avoir retiré et placé en sécurité les otages, donna aussitôt l’ordre de réunir de tous les coins du royaume, à Tybériade, une immense troupe, tant de chevaliers que de fantassins. 372   L. XVIII, ch. 12, l. 10, 838 : Il arriva alors que ces frères, après avoir pris la ville comme leur part, prirent un jour le soin de munir soigneusement l’endroit d’une quantité de vivres, d’armes et de troupes d’hommes. 373   L. XIII, ch. 11, 1. 7, p. 570 : Jocelin le vieux, comte d’Édesse, craignant que Balac, après avoir banni le premier seigneur, ne se montrât un ennemi plus dur, réunit une immense armée de toutes les régions d’Antioche ainsi que de ses soldats.

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Hormis la gent, les noms collectifs commandent un verbe au singulier374, montrant que l’idée de masse prévaut375. Nous signalons en plus le caractère polysémique du terme ost désignant dans L’Estoire de Eracles, par ordre croissant de fréquence, d’abord « armée » dans son sens opérationnel plus souvent qu’institutionnel, ensuite « expédition croisée », et surtout « troupe, détachement ». De temps en temps, la carence de termes spécialisés et la pauvreté de la synonymie qui procure à l’expression de l’Historia de plus amples capacités lexicales, amènent l’auteur français à multiplier la reprise du terme : Nam acies quibus præerant viri nobiles et in armis strenui, Gaufridus Monachus et Guido Fremellus, quæ primæ fuerant ad irruendum in hostes deputatæ, optime et secundum rei militaris disciplinam progressæ, majores hostium cuneos et densiores cohortes, violenter dissolutas, pæne in fugam adegerant. Sed acies cui præerat Robertus de Sancto Laudo, cum, exemplo aliarum quæ præcesserant, animosius debuisset in hostes irruere, hostibus vires resumentibus, substitit improbe : demumque in fugam lapsa, principis aciem, quæ aliis erat ministratura, solvit per medium, et partem secum in fugam vertit, ita ut de cætero revocari non posset376.

Li nostre se contenoient mieuz, quar mieuz valoient as armes que leur ennemi. Li Turc se meintenoient por le grant fes de gent qu’il avoient. Les premieres batailles de nos genz se contindrent mout bien en leur venir. Dui vaillant home en estoient cheveteinne, li uns avoit non Jeufroiz li Moines et li autres Guiz Fermauz. Cil dui les adreçoient la ou il pooient veoir la plus espesse route de Turs, si les despeçoient es glaives et as espées ausint comme bestes. La tierce bataille conduisoit Robert de Seint Leu. Quant il vint por assembler a ceus, une grant compaignie de Turs se parti des autres, si se feri en cele bataille, si que cil Roberz fi si effreez en lor venir qu’il ne si garda oncques, einçois se qu’il ne si garda oncques, einçois se mist a la voie por foïr et tote sa bataille avec lui. Si durement s’enfoïrent arrieres qu’il se ferirent en la quarte bataille que li princes conduisoit et la partirent par mi ; touz les desconreerent, si que une partie de cele bataille meïsmes s’enfoï apres aus en tele maniere que nus nes pot rapeler ne retenir. (l. 40, p. 524)

376

374   A. R. Epp, « A Medieval Perspective on Agreement Patterns with Gens », Romania, 113 (1992-1995), p. 3 : « An examination of singular collective nouns, which included asanblée, bataille (meaning “bataillon”), conpaignie, cort, fole, maisniée, ost, presse, pueple, quarte, rote, and tierz, demonstrates that, considered as a group, Old French collective singular nouns, with the exception of la gent, tend strongly to take singular verbs. » 375   MPS, p. 129, § 128 : « Lorsque le sujet est un singulier collectif (ou un pronom comme chascun), le verbe se met tantôt au singulier et tantôt au pluriel, selon que prédomine dans l’esprit l’idée de masse ou l’idée de pluralité. » 376

  L. XII, ch. 9, 1. 43, p. 525 : C’est que les troupes commandées par des hommes nobles et experts en armes tels que Godefroi le Moine et Guy Fremellus, qui avaient été

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Les deux termes acies et bataille semblent désigner une grande formation de combattants : « sources narratives et documents comptables s’accordent pour indiquer que “les armées royales” étaient presque toujours composées d’un nombre relativement restreint de grandes unités appelées “batailles” ou, dans les textes latins, acies. »377 De leur côté, cuneus et cohors ne survivent point dans L’Estoire de Eracles et sont repris par le terme de route, qui ne rend pas le sens militaire technique du premier378 ni le sentiment d’hostilité dont est chargé le second, quand Guillaume de Tyr l’applique à l’ennemi. Celui de compai­gnie, que l’auteur français hasarde à des endroits peu nombreux, apporte une précision de quantité, propre à alléger la lourdeur des répétitions. 3.2. Les combattants et les grades militaires Vu la diversité des tâches des belligérants et celle de la hiérarchie militaire médiévale, influencée en plus par celle de la féodalité, leur vocabulaire offre plus de variété dans l’Historia et dans son adaptation que celui des divisions. Bien qu’il garde certains termes généraux, propres à reprendre les latinismes n’ayant pas d’équivalence, l’auteur de L’Estoire de Eracles déploie plus de termes techniques spécialisés et précis, parmi lesquels escuier qui rend armigerus, ou bien soudoier pour stipendarius, ou même le fréquent couple archier et arbalestrier, cas d’espèce puisque c’est le terme français qui l’emporte par la propriété de son emploi sur la périphrase latine arcus et balistas habentes, contrairement au traitement habituel : - ... ita ut equites omnes et stipendariis pedites ... de castris egrediantur379. Li quens de Triple et Guillaumes de Bure li connestables menroient avec ax touz les soudoiers de l’ost a cheval et a pié. (l. 28, p. 568)

envoyées en premier pour foncer sur les ennemis et qui s’étaient avancées selon les règles de l’art militaire, avaient presque mis en fuite les plus grands angles et les cohortes les plus massives des ennemis, après les avoir violemment rompus. Mais l’armée commandée par Robert de Saint-Laud qui était tenue, comme les autres qui ont précédé, de fondre avec assez d’acharnement sur les adversaires, s’opposa mal à ces derniers qui eurent l’occasion de recouvrer leurs forces. Enfin, mise en fuite, elle coupa en deux l’armée du prince Roger, laquelle devait servir de renfort aux autres, et entraîna une partie avec elle dans sa défaite à tel point qu’elle ne put être rappelée du reste. 377   Ph. Contamine, Guerre, état et société à la fin du Moyen Age : Études sur les armées des rois de France, 1337-1494, Paris-La Haye, Mouton, 1972, p. 79. 378   Le DC, t. 2, p. 656, 1e col. : le cuneus n’est autre que « militum multitudo, exercitus ». C’est le Gaffiot, Dictionnaire Latin français, p. 454, 2e col., qui donne comme sens figuré : « Formation de bataille en forme de coin, de triangle ». Le WW, t. 2, fasc. 34, p. 1537, 2e col., donne à « coin » le sens de « troupe d’infanterie formant un triangle dont une pointe était tournée vers l’ennemi. » 379

  L. XIII, ch. 9, 1. 25, p. 568 : ... en sorte que tous les chevaliers et les fantassins soldés sortent au combat.

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- Quod videntes qui in turribus erant, arcus habentes et balistas380. Et quant li archier et li arbalestrier de la vile l’apercurent ... (l. 11, p. 569) - Accidit quod inter armigeros utriusque familiæ, ex causa levi, orta est contentio381. Il avint que entre les deus escuiers a ces deus hauz homes sourdi une mout grant mellée par petite achoison. (l. 12, p. 466) - Captus est inter cæteros ibi vir nobilis et inclytus, dominus Hugo de Ibelin ; Oddo quoque de Sancto-Amando, regius marescalcus, Joannes Gotmannus, Rohardus Joppensis et Balianus frater ejus, Bertrandus de Blanquefort, magister militiæ Templi, vir religiosus et timens Deum382. Entre les autres fu pris mein hauz horn, molt vaillanz : Hue de Ybelin, Hueudes de Saint Amant, marechaux le roi ; Gehan Gormanz, Roarz de Safe et Baliens ses freres, Bertram de Blancafort, mestre del Temple. (l. 7, p. 842) - Ab eo loco ubi prius fuerat discedens, in eum qui dicebatur Campus Sanguinis, castra jubet locari : recensitoque ejus exercitu, inventi sunt equites septigenti et peditum instructorum tria millia383. Il fist son ost deslogier et movoir, tant qu’il vint a un plain qui ot non le Champ del sanc. La fist nombrer sa gent por savoir son pooir. Si trova qu’il avoit set cenz homes a cheval, de gent a pié trois mile, qui tuit portoient armes. (l. 24, p. 524) - ... quidam de familia domini Joscelini ... exprobrare cœperunt domini comitis paupertatem, domini vero sui immensas e converso extollers copias ; frumenti, vini, et olei, et alimentorum redundantiam, auri argentique immensa pondera ; militum, peditumque numerositatem384. 380   L. XIII, ch. 10, 1. 10, p. 569 : Ceux qui étaient sur les tours, armés d’arcs et d’arbalètes, virent ... 381   L. XI, ch. 9, 1. 19, p. 466 : II arriva que pour une cause légère une dispute s’éleva entre les écuyers des deux familles.

Selon Ph. Contamine, La Guerre au Moyen Age, 3e éd., Paris, P.U.F., 1992, p. 160, le valet, le garcon et l’écuyer ont, en plus de la tâche de s’occuper du ravitaillement, le devoir de participer au combat : « La règle du Temple, dit-il, prévoit que, lorsque les chevaliers vont à la bataille, une partie de leurs valets, garçons ou écuyers, reste dès avant l’engagement en arrière, avec les bêtes de somme; les autres, portant des lances, accompagnent les chevaliers, mais lorsque la charge a commencé, ils rejoignent l’arrière-garde afin de dégager le terrain. 382   L. XVIII, ch. 14, 1. 11, p. 842 : Les ennemis prirent entre autres comme prisonniers, Hugues d’Ibelin, homme noble et illustre, Odon de Saint-Amant, maréchal du roi, Jean Gotman, Richard de Jaffa et son frère Balian, Bertrand de Blanquefort, maître du Temple, homme pieux et craignant Dieu. 383   L. XII, ch. 9, 1. 26, p. 524 : S’éloignant du lieu où il était auparavant, vers celui qu’on appelait « Champ du Sang », il donna l’ordre d’établir son camp. Puis il procéda au recensement de son armée et trouva sept cents chevaliers et trois mille fantassins armés. 384

  L. XI, ch. 22, 1. 17, p. 490 : Certains des familiers de Jocelin se mirent à reprocher au comte Baudouin sa pauvreté et à vanter en revanche l’immense richesse de leur seigneur

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... si que li sergent Jocelin distrent as mesages le conte Baudoin que leur seigneur estoit povres et mauchevissanz de si grant terre com il avoit, mes li seigneur Jocelins qui avoit petite terre, estoit combles et riches de blez et de vins, d’or et d’argent ; chevaliers et sergenz a pié treoit de sa terre a son besoing plus que mestier ne li estoit. (l. 15, p. 489)

La coexistence d’eques et miles385 peut être justifiée chez Guillaume de Tyr par une différence sémantique. Le terme d’eques, un peu mieux répandu dans la chronique latine, paraît n’avoir en commun avec miles que l’une de ses deux caractéristiques principales, celle de s’appliquer au combattant équipé d’une monture : « le seul guerrier digne de ce nom (miles) était, aux yeux des hommes de ce temps, celui qui utilisait un cheval »386. Par contre, à la différence du miles qui « peut aussi, surtout dans la seconde moitié du siècle, constituer un titre »387, l’eques ne porte aucune distinction honorifique. L’Estoire de Eracles montre bien cette différence. L’adaptateur fait correspondre chevalier à miles et la périphrase homme a cheval ou parfois chevaucheor à eques. Moins fréquemment, Guillaume emploie comme nom d’action le terme de sessor dans le sens de « cavalier » : - Equi vero eorum itineris longitudine, et laboris difficultate fatigati, viarum non ferentes asperitatem, sessoribus suis, omnino deficientes, negabant obsequium388. Li cheval as Turs qui las estoient del lonc travaill ne pooient mie longuement soufrir le pongniez, einçois leur failloient tout pleinement, si que li plus d’aus demoroient a pié, par quoi il ne pooient metre nule deffense en aus. (l. 28, p. 793)

Parmi les latinismes qui ne peuvent pas être transposés, tels que commilito ou primicerius, l’ancien français étant inapte à les reprendre en un mot, certains sont rendus en termes approximatifs, d’autres en une tournure explicitative. Le terme de primicerius est essentiellement pris dans son sens de « premier »389. L’adaptation abolit les nuances techniques dont il est doté parfois comme la précision du grade ou de l’unité militaire à laquelle il est rattaché :

en froment, vin et huile, l’abondance des vivres, l’immense quantité d’or et d’argent et le grand nombre de chevaliers et de fantassins. 385   K.-J. Hollyman, Le Développement du vocabulaire féodal en France pendant le Haut Moyen Age, p. 129: « Le mot miles désigne, dans les textes du Haut Moyen-Age, à la fois le vassal et le chevalier ; et le mot chevalier est souvent associé à celui de vassal dans une même conception. » 386   G. Duby, Hommes et structures du Moyen Age, Paris, E.H.E.S.S., Réimpression 1984, p. 331. 387

  J. Flori, L’Essor de la chevalerie, xie-xiie siècles, Genève, Droz, 1986, p. 229.

388

  L. XVII, ch. 20, 1. 30, p. 793 : Les chevaux, fatigués du long voyage et de la difficulté du labeur et ne pouvant pas supporter les rugosités des chemins, refusaient de se soumettre à leurs cavaliers, à qui tout manquait. 389

  Le DC, t. VI, p. 497, 2e col.: le primicerius c’est le primus cujusque ordinis.

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- ... et urbem antiquissimam, Pharamiam nomine, confregit violenter, et confractæ copias suis commilitonibus dedit in prædam390. Iluecques a une cité mout encienne qui a non Faramie ; li rois la prist de venue. Le gaeing que il ot fet dedenz, departi tout a ses chevaliers. (l. 3, p. 508) - Videns interea dominus Imperator, tanquam vir providus et discretus, sibi certum imminere mortis diem, vocatis ad se consanguineis et affinibus, quorum multa eum turba semper sequi consueverat, primoribus sacri palatii, et exercituum primiceriis391. En la fin vist bien l’empereres qui sagement s’estoit contenuz que la mort l’aprouchoit mout. Lors fist venir devant lui tous les barons de son lignage et les autres granz homes de son ost. (p. 694) - ... missa voce præconia ex edicto imperiali publice mandatur primiceriis, centurionibus, quinquagenariis legionum, iterum cohortes instrui, instrumenta bellica reparari, armis accingi populum universum392. L’emperere fist crier partout que ses genz s’apareillassent et fist charchier ses engins. (p. 656) - Erat autem prædictæ classis primicerius, et præceptor supremus, quidam juvenis, procerus corpore, et forma decorus, Norœgiæ regis frater393. Sires et cheveteinnes estoit de cele navie uns biaus bachelers, blonz et granz et bien fez, freres lou roi de Noroegue. (l. 6, p. 476)

L’emploi simultané de præceptor394 et primicerius peut être considéré comme un couple de synonymes plutôt que désigner deux titres distincts. Dans L’Estoire, un mareschel est même hasardé à primicerius, alors qu’il correspond au marescalcus comme nous l’avons vu plus haut, tous deux d’emploi peu répandu : 390   L. XI, ch. 31, 1. 2, p. 508 : Il détruisit violemment la très ancienne ville appelée Pharamia et la livra en butin à ses compagnons d’armes. 391   L. XV, début du ch. 23, p. 694 : Voyant la fin de ses jours s’approcher, l’empereur, homme prévoyant et discret, convoqua ses proches et ses alliés, dont il s’était toujours habitué à se faire escorter en grand nombre, ainsi que les principaux du palais sacré et les chefs de son armée. 392   L. XV, ch. 1, l. 2, p. 656 : Le crieur public fut envoyé sur un ordre impérial pour que les chefs des bataillons, les centurions et les commandants des légions de cinquante rangeassent les troupes en ordre de bataille, que les machines de guerre fussent réparées et que tout le peuple fût armé.

Le DC, t. VI, p. 612, 2e col. : Les quinquagenarii sont ceux qui « in re militari, dicti, qui quinquaginta militaribus præerant, ut Centuriones qui centum », ou bien ceux qui « se trouvaient à la tête d’une cinquantaine d’effectifs, alors que les centuriones en commandaient cent. » 393

  L. XI, ch. 14, l. 7, p. 476 : Le commandant et chef suprême de cette flotte était le jeune frère du roi de Norvège, homme de taille élancée et au beau physique. 394

  Le DC, t. VI, p. 451, 1ère col. le præceptor c’est le dominus, princeps, supremus magistratus.

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- Per idem tempus, dum hæc circa Montem-Ferrandum aguntur, Rainaldus qui cognominatus est Episcopus, nepos domini Rogeri episcopi Liddensis, militiæ sancti Georgii primicerius, miles in armis strenuus, et actibus militaribus insignis ...395 En cel tens, quant li sieges seoit a Mont Ferrant, un chevalier preuz et bien esprouvez en besongnes, mareschel d’une compaingnie que l’en clamoit les Chevaliers seint Jorge, Renaut l’évêque ... (l. 14, p. 646)

Nous citons enfin l’emploi d’amiral imprégné d’une dose d’exotisme, puisque l’auteur de L’Estoire le propose à princeps à la place de son dérivé : - Convenerant ad eamdem expeditionem quatuor inclyti Arabum principes fratres396. Lors vindrent quatre amirauz ... (l. 19, p. 725)

Le traitement du vocabulaire des combattants et des grades se caractérise ainsi par des variances que crée le jeu des correspondances multiples, comme primicerius-mareschel et marescalcus-mareschel. Il est également régi par le désir de faire un choix indépendant du terme de base, comme pour principes-amiraux, mais surtout par les disponibilités du français médiéval, lesquelles, dans un nombre de cas, comme sessor, commilito, centurio et quinquagenarius, imposent la suppression du terme. 3.3. Les armes Le goût particulier de l’auteur de L’Estoire de Eracles pour les récits de combat se traduit surtout dans le champ lexical des armes. Dans la description de l’équipement personnel d’un combattant ou des dispositifs d’attaque et de défense, les deux chroniqueurs recourent aux énumérations. Celles de L’Estoire de Eracles, que l’auteur ne manque jamais d’amplifier de nouveaux éléments, sont constamment plus longues, parfois plus exhaustives, mais souvent à caractère stéréotypé : - At vero nostri loricis, ocreis et clypeis onerati ...397 La gent l’empereor estoit pesamment armée de hauberz et de chauces et d’escus et de hiaumes. (l. 10, p. 742)

395

  L. XIV, ch. 26, 1. 17, p. 646 : À la même époque, alors que ces événements se déroulaient dans la région de Mont-Ferrand, Renaud surnommé l’Évêque, neveu de Roger évêque de Lydda, chef de la troupe de Saint-Georges, chevalier rompu aux armes et remarquable par ses exploits militaires ... 396

  L. XVI, ch. 12, 1. 13, p. 725 : Quatre frères arabes, grands princes, avaient rejoint cette expédition. 397

  L. XVI, ch. 22, 1. 8, p.  742  : Les nôtres étaient en revanche alourdis de leurs hauberts, chausses de fer et bou­cliers.

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- Hostes tamen interea crebris sagittarum immissionibus exercitum fatigantes, multiplicatis molestiis, nostrorum cohortes dissolvere nitebantur398. Leur ennemis se commencierent a metre audevant et a trere espessement de forz ars turquois et ferir de maces et de qanes forz et roides. (l. 31, p. 719) - Erat autem eidem civitati pinea sylva vicinior, quæ multam et idoneam obsidentibus, ad componendum scalas et quaslibet machinas, abunde præstabat materiam399. Pres de cele cité avoit un mout biau bois de pins que l’en clamoit la Sapinoie ; mout grant bien a nostre gent, quar il prenoient merrien a fere berfroiz, perrieres, mangoniaux et eschieles. (l. 17, p. 475)

Ces ajouts témoignent d’un certain détachement de la version latine. D’ailleurs, la majorité des équivalences traductives proposées dans le vocabulaire des armes de L’Estoire ne constituent pas des transpositions calquant le latin. Tous les noms d’armes offensives et défensives ou celles notamment qui composent l’armement du chevalier, auquel les deux chroniques attribuent d’ailleurs une place singulière400, appartiennent essentiellement au français médiéval : - ... lorica quoque indutus, et accinctus gladio, casside caput tectus aurea medius immixtus agminibus ...401 L’empereres qui estoit home de grant cuer ... aloit de haubert, le chapel de fer en la teste entour les engins. (l. 20, p. 656)

398

  L. XVI, ch. 9, 1. 35, p. 719 : Les ennemis, pendant ce temps, accablaient notre armée d’une pluie dense de flè­ches et tentaient de dissoudre nos troupes en leur multipliant les dangers. Sous le sens général de « tuyau », le GF, t. I, p. 775, 3e col., donne à cane la définition vague de « sorte de pieu ». Les exemples ne sont pas nombreux. 399   L. XI, ch. 13, 1. 23, p. 475 : « Il y avait assez près de la ville une pinède qui fournissait aux assiégeants des quantités abondantes de bois, convenables pour faire des échelles et toutes sortes de machines. » 400

  J. Prawer, The Crusaders Kingdom, European Colonialism in the Middle Ages, New York, Præger Publishers, 1972, p. 338 : « The chronicles of the Crusades usually describe the infantry as being less armed than the knights. » 401   L. XV, ch. 1, 1. 27, p. 656 : Vêtu de son haubert et armé de son épée, la tête couverte d’un heaume en or, l’empereur se lança au milieu des troupes.

Nous avons retenu quelques définitions des armes citées dans les exemples ci-dessus, de Cl. Gaier, Armes et combats dans l’univers médiéval, Bruxelles, De Boeck Université, 1995, pp. 131 et svt. : Le clipeus, troisième forme de bouclier « attribuée à des fantassins, elle affecte la forme d’un petit écu au revers très concave ». La galea cassis « est une calotte de fer en forme de cône aplati latéralement et incliné asymétriquement vers la partie antérieure ». Le chapel est le chapeau de fer, « simple casque ovoïde à bords horizontaux », et la lorica ou le haubert « c’est une cotte de mailles ordinaire, refendue devant, dont les manches se sont allongés au point d’englober les mains dans des prolongements en forme de moufle, les mitons. »

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- Qui autem in excelsis turribus erant constituti, arcubus et balistis tantam inferebant his, qui in castellis et circa machinas eos impugnabant, jaculorum et sagittarum multitudi­nem, tantoque instabant saxorum pugillarium jactu, ut vix etiam manus auderent exerere402. Cil qui fesoient le guet por garder les chastiaux il demoroient en grant perill, quar les grosses pierres desendoient seur aux et a l’aler et au venir. Leur treoit l’en espessement d’ars et d’arbalestes qui estoient en hautes tors. Pierres meneurs leur gitoit l’en assez a fondes et as meins. (l. 16, p. 564) - Freti autem equis velacibus, quibus non defuerant necessaria, et armorum levitate, arcuum videlicet et pharetrarum, castra magnis vociferationibus circumstrepunt403. Cil orent leur chevaux bien sejornez, comme cil qui riens ne failloit, si les troverent forz et isniaux ; il furent legierement armez, quar li plus d’aux ne portoient que leur ars et leur sajetes. (l. 7, p. 742)

À propos de l’arbalète, les deux chroniqueurs ne mettent pas l’accent sur « sa puissance et sa précision »404, mais sur son emploi massif. L’artillerie dans L’Estoire de Eracles est reprise de son côté par les termes de mangoniau, chaable, engin et perriere, les uns parfois appuyés d’une glose expliquant la fonction du dispositif405. D’ailleurs, la glose est aussi employée par Guillaume de Tyr : - Ipsi nihilominus interea cum Turcis neque ferventibus, ad congressus quotidianos accinctis, obsessos assultibus urgent assiduis, et machinis jaculatoriis, quas petrarias vocant406. 402

  L. XIII ch. 6, 1. 24, p. 564 : Ceux qui s’étaient placés sur les hautes tours versaient avec leurs arcs et arbalètes une si grande quantité de javelots et de flèches sur ceux qui les attaquaient depuis les châteaux, installés autour des machines, et faisaient tomber sur eux une pluie de pierres qu’ils lançaient à la fronde, si bien qu’on osait à peine montrer la main. 403

  L. XVI, ch. 22, 1. 5, p. 742 : Confiants dans leurs chevaux, auxquels ne manquait pas le nécessaire, et dans leur armure légère, faite d’arcs et de carquois, ils assaillirent la forteresse en lancant de grands cris. 404

  C. Gaier, Armes et combats dans l’univers médiéval, p. 175.

405

  Cf H. W. Koch, La Guerre au Moyen Age, Paris, Nathan, 1980, pp. 81 et svt : Le mangonneau, l’arbalète, armes primitives, sont formés d’une poutre reliée par des cordes et destinés à lancer un projectile, dont l’efficacité dépend de la torsion de ses cordes. Quant à la glose onomastique, elle est répandue un peu partout dans L’Estoire de Eracles. Voici un exemple tiré du vocabulaire de la marine. L. XVII, ch. 25, 1. 10, p. 801 : Erant porro in eadem classe, galeæ, ut dicitur, septuaginta et aliæ naves viris, armis et victualibus usque ad summum oneratæ (II y avait dans cette même flotte soixante-dix galères, comme on le disait, et d’autres navires chargés jusqu’au bout d’hommes, d’armes et de vivres) et : En cele navie avoit soissante galies et autres néz que l’en cleime dromonz, chargiées et garnies de toute riens qui mestier pueent avoir por vile deffendre, l. 13, p. 801. 406   L. XV, ch. 9, 1. 18, p. 672 : Les Chrétiens eux-mêmes, cependant, animés de la même ardeur que les Turcs et prêts chaque jour au combat, pressaient les assiégés de leurs assauts ininterrompus, abattaient les murailles en lançant de grosses pierres avec des lance-projectiles qu’on appelle perrières.

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Endemeintres il ne furent mie oiseus, einz avoient drecié grant planté de bones perrieres qui gitoient as murs et dedenz la vile grosses pierres. (l. 14, p. 671) - Nuntiatur... quod dominus Joannes, Constantinopolitanus Imperator, domini Alexii filius, convocatis de universi imperii finibus, populis, tribubus et linguis, in multitudine curruum et quadrigarum, et inauditis copiis equitum congregatis, in Syriam descendere maturabat407. Une novele corut par le païs que l’emperere de Constantinoble qui fu fill l’empereor Alexe, vouloit venir en Surie, et ja estoit en toute la voie; si amenoit si grant planté de genz a cheval et a pié que toute la terre en estoit couverte par la ou il venoit. Chars et charrettes et sommes amenoit trop. (p. 641) - Transcursa igitur solitudinis vastitate, quæ inter nos et Ægyptum media interjacet, cum equitatu numeroso et peditum jaculis instructorum infinita multitudine ...408 Li pueple a pié ne pooit estre nombrez tant en i avoit dont chascuns avoit armes et sajetes, ou au meins javeloz por lancier. (l. 7, p. 518)

Nous n’oublions pas enfin les projectiles incendiaires, lesquels sont rarement mentionnés sous le nom de feu grégeois409 : - His omnibus ignem subjiciunt, vento nostris obvio fomitem et vires ministrante410. Li Turc giterent feu grezois partout, si que sembla que toz li païs ardist. (l. 23, p. 723)

Les récits de bataille étant nombreux, ces différents termes sont d’une fréquence relativement haute. Les deux auteurs privilégient certaines expressions, comme jaculi et sagittæ et leurs équivalentes trere espessement d’ars et d’arba-

J. Prawer, The Crusaders Kingdom, p. 349 : « The second type of war engines were the projectors for every type of missile. Their generic name was petrariæ or perriere, that is the stone-throwing catapults. » 407

  L. XIV, début du ch. 24, p. 641 : On annonce ... que Jean, empereur de Constantinople, fils d’Alexis, avait réuni des forces de toutes les nations, tribus et langues de son empire, et qu’il pressait le pas pour descendre en Syrie, accompagné d’énormes troupes de chevaliers, avec une immense quantité de chars et de quadriges. 408   L. XII, ch. 6, 1. 6, p. 518 : Ayant alors traversé des déserts vastes, qui nous séparaient de l’Égypte, avec une cavalerie nombreuse et une multitude infinie de fantassins armés de javelots ... 409

  P. Deschamps, Les Châteaux des Croisés en Terre Sainte, 3e vol. : La Défense du comté de Tripoli et de la principauté d’Antioche, Paris, Geuthner, 1973, p. 139 : « Dès la première Croisade, les Francs éprouvèrent le redoutable effet du feu grégeois que les Sarrasins avaient emprunté aux Grecs. » J. Prawer, The Crusaders Kingdom, p. 347, définit cette arme incendiaire et inextinguible comme étant « a mixture of resin, sulphur, pitch, naphta and oil, sometimes containing pinewood charcoal and incense, in breakable pottery containers. » 410

  L. XVI, ch. 11, 1. 18, p. 723 : Ils mirent le feu, alors que le vent animait les flammes contre les nôtres.

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lestes ou perrieres et mangoniaux, reprises sans modification et conférant à la phrase une certaine monotonie. 3. 4. Les opérations militaires La chronique de Guillaume de Tyr offre de minutieuses descriptions des différentes opérations et actions qui constituent l’art martial au Moyen Âge : la mise et la levée du siège, les renforts, les attaques et les retraits, la chevauchée qui demeure le privilège des chevaliers411, les travaux de sape ... bénéficient tous d’une place privilégiée dans les chroniques qui en fournissent des détails intéressants. L’archevêque emploie à cet effet tout un vocabulaire approprié, que L’Estoire de Eracles tente de reprendre avec un souci de justesse d’où la précision de ses termes. Vu l’ampleur de ce champ lexical, nous nous contentons de proposer ces quelques exemples : - Cives autem, in talibus assueti, semper erant in excubiis, continuas noctibus per successiones agentes vigilias, ut semper ad resistendum invenirentur parati412. Mes cil qui estoient acoutumez de guerre, se tenoient tozjorz en regart de jorz et de nuiz, et avoient echauguettes seur les tors por garder qu’il ne fussent seurpris. (l. 35, p. 495) - Conversis igitur ad urbem agminibus, et ad eam pervenientes kalendas Maii civitatem undique vallant obsidione413. Le premier jour de may vindrent devant la vile et l’asistrent de totes parz. (l. 7, p. 671) - Et cum trium horarum spatio se mutuo conspexissent, nostris autem audentibus in eos irruere...414 La montance de trois ores furent einssi les uns contre les autres, si que onques les Turs ne les oserent corre sus. (l. 12, p. 566)

411   J. Prawer, « La Noblesse et le régime féodal du royaume latin de Jérusalem », dans Le Moyen Âge, 1-2 (1959), p. 54 : « La chevauchée, forme aristocratique du combat, devient l’apanage d’une caste, même si elle immobilise les chevaliers sous les murs d’une place forte. Ce comportement est dicté par le code chevaleresque de la classe noble. » 412

  L. XI, ch. 24, 1. 30, p. 495 : Les citoyens, habitués à ces situations, étaient toujours en état de garde et passaient des nuits successives en faisant la sentinelle, en vue de rester en permanence prêts à la résistance. E. E. Viollet-Le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle, Paris, Ernest Cründ, 1924, t. V, p. 114 : « Échauguette désignait au Moyen Age la sentinelle », mais aussi les « petites loges destinées aux sentinelles, sur les tours et les courtines ». 413

  L. XV, ch. 9, 1. 9, p. 671 : S’étant retournés vers la ville, les bataillons y arrivèrent le premier mai et mirent le siège. 414

  L. XIII, ch. 8, l. 10, p. 566 : Comme ils se surveillaient pendant trois heures, les nôtres osèrent enfin se lancer contre eux.

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- Sic igitur illo redeunte ad propria, constabularius in castra se recipit415. Omfroiz del Toron s’en revint a ses herberges. (l. 52, p. 788) - Dominus Balduinus Edessanus comes, qui cum sua cohorte cæteros præcedebat, in eos animosius irruens ...416 Baudoins li quens de Rohes qui fesoit l’avant-garde, quant il vit cele grant planté des ennemis... (l. 30, p. 497) - Accedens ergo ad præsidium et locum imparatum reperiens, ex diversis partibus fossores immitit, qui collem cui prædictum insidebat, municipium suffoderent, trabibusque subnexum, igni postea supposito consumendis, turres superpositas et mœnia, cedente aggere, ad terram dejiceret417. Quant li Turc aprouchierent a la forteresce qui estoit desgarnie, il mistrent les miniers de toutes parz en un tertre seur quoi li chastiaux seoit, puis commencerent a estançoner cele roche pour bouter le feu apres, quar sitost comme eles crevassent, les tors et les murs cheissent ensemble. (l. 16, p. 527) - Videns igitur Noradinus terram comitis, Latinorum auxilio destitutam, de Græcorum mollitie, quibus commissa erat, præsumens, frequentibus irruptionibus, et quas Græci non satis supportare noverant, eam cœpit aggravare418. Quant Noradins aperçut que li Grieu tenoient les forteresces que ge vos ai nomées desus, qui sont unes moles genz et ausint comme famelin, bien se penssa qu’auroient pas grant aide des Latins qui plus sont ausez d’armes ; por ce commenca souvent a envoier coreors qui fesoient leur chevauchiées por gaster leur terres ... (l. 56, p. 788)

Le vocabulaire des opérations militaires de L’Estoire de Eracles n’est pas donc marqué par la même déficience que celui des divisions militaires, le traitement 415   L. XVII, ch. 17, 1. 57, p. 788 : Réintégrant alors ses propriétés, le connétable se retira dans la forteresse. 416   L. XI, ch. 25, 1. 30, p. 497 : Baudouin, comte d’Édesse, qui précédait les autres avec sa troupe, se lança contre ses ennemis avec ardeur. 417   L. XII, ch. 11, 1. 15, p. 527 : Les Turcs trouvèrent le lieu mal défendu et envoyèrent des sapeurs par divers chemins, pour creuser au pied de la colline sur laquelle est juchée la forteresse, appuyée par les poutres auxquelles ils devaient mettre le feu par la suite. II voulait aussi abattre les tours situées là-dessus, ainsi que les murailles, en démolissant la palissade. Cf H. W. Koch, La Guerre au Moyen Age, p. 79 : « Jusqu’à l’invention de la poudre, cette méthode n’avait qu’un effet limité, mais elle est bien caractéristique du début du Moyen Age, période où nombre de murailles et de fortifications étaient construites soit en bois, soit au moyen d’un mortier doté d’un degré de résilience extrêmement bas : sous l’effet de la chaleur, il devenait cassant et s’émiettait, ce qui entraînait la chute des pierres qu’il est censé tenir. » 418   L. XVII, ch. 17, 1. 61, p. 789 : Quand Noradin vit que la terre du comte était privée de l’aide des Latins et, confiant dans la lâcheté des Grecs à qui ce soin était confié, il se mit à l’accabler de ses fréquentes irruptions contre lesquelles les Grecs ne surent pas se maintenir.

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ayant été facilité par la présence d’équivalences médiévales disponibles et ayant fini par pourvoir les termes de la version originale d’un correspondant français, mot ou expression. 3. 5. Les fortifications L’entente des deux chroniques sur les ouvrages militaires n’est pas totale. La convenance des types de fortification partielle, dont à titre d’exemples antemurale-barbacane, vallum-trenchiée ou turris-tour, est de fait et elle n’admet de variations que dans la mesure où ces dernières continuent de graviter autour du terme principal, comme la substitution occasionnelle des termes de fosse et tornele a trenchiée et tour. Le problème des manques subsiste au niveau de la dénomination des châteaux-forts proprement dits. Le chastel, « le terme de loin le plus employé »419, désigne divers types de constructions fortifiées. Dans L’Estoire de Eracles, il s’applique à maints endroits pour équivaloir au castrum, à l’oppidum ou au præsidium : - Transmisso Euphrate fluvio magno, regionem citra fluvium pro arbitrio tractantes, op­ timum regionis præsidium Turbessel obsident420. Toute cele terre commencierent a guerroier et a gaster, puis asistrent un mout fort chastel del païs qui a non Torbessel. (l. 19, p. 480) - Quibus per artifices et lignorum cæsores sub omni celeritate lævigatis, et clavis ferreis debita soliditate conjunctis, erigitur subito immensæ altitudinis machina, qua desuper universa prospicitur civitas421. Li charpentier furent appareilliez qui jointrent les fuz a bonnes chevilles de fer et a grosses bendes. Tantost drecierent un chastel si haut qu’en en poïst voir par toute la cité. (l. 8, p. 673) - Substitutus est ei vir simplex ac timens Deum, dominus Gormundus, natione Francus, de episcopatu Ambianensi, de oppido Pinqueniaco422. Apres lui fu eslüz un mout seint home et de grant religion et qui doutoit et amoit Notre Seingneur, Gormonz ot non, nez fu de l’eveschié d’Amiens, del chastel de Pinqeigni. (l. 35, p. 519)

419

  Ph. Ménard, « Le Château en forêt dans le roman médiéval », dans Le Château, la chasse et la forêt, Les Cahiers de Commarque, Sud-Ouest, 1990, p. 193. 420

  L. XI, ch. 16, 1. 21, p. 481 : Et ayant traversé L’Euphrate, ils se mirent à maltraiter la région située au-delà du grand fleuve et assiégèrent la forteresse de Turbessel, la meilleure de la région. 421   L. XV, ch. 10, 1. 10, p. 673 : Les artisans et les tailleurs de bois assemblèrent ces poutres avec des clous de fer et construisirent en toute vitesse une machine d’une hauteur immense, du haut de laquelle on put voir toute la ville. 422

  L. XII, ch. 6, 1. 29, p. 519 : II fut remplacé par un homme simple et craignant Dieu, Gormond, Franc d’origine, de l’évêché d’Amiens et de la ville de Picquigni.

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- Capta igitur urbe, et hostium gladiis tradita, qui prudentiores erant ex civibus, vel magis expediti, in præsidia, quæ in urbe esse diximus ... se contulerunt423. Cil qui plus savoient des citoiens de la vile, se corurent garantir en un donjon qui estoit li chiés del chastel. (l. 10, p. 711) - At nostri interea emptis multo pretio navibus, sumptisque ex eis malis, vocatis artificibus, castrum ligneum ingentis erigunt celsitudinis ; intusque et de foris cratibus et coriis contra incendia et fortuitos casus diligenter communiunt424. Lors pristrent grant planté de charpentiers et firent drecier en pou de tens un chastel de fust mout haut ; de cloies le garnirent mout bien es costez de toutes parz, puis le couvrirent de cuirs tout escruz, porceque li feus que l’en li lenceroit ne s’i poïst prendre. (l. 18, p. 800)

D’ailleurs, ces hésitations existent parfois chez Guillaume de Tyr. Dans la relation de l’édification du château-fort historique de Montréal425, præsidium et castrum se font pendant : Per idem tempus, cum adhuc christianus populus ultra Jordanem non haberet ullum præsidium, cupiens rex in partibus illis regni fines dilatare, proposuit, auctore Domino, in tertia Arabia, quæ alio nomine Dicitur Syria Sobal, castrum ædificare, cujus habitatores terram subjectam et regno tributariam ab hostium irruptionibus possent protegere. Volens igitur proposito satisfacere, convocatis regni viribus, mare transit Mortuum, et transcursa Arabia secunda, cujus metropolis est Petra, ad tertiam pervenit. Ubi in colle, ad ejus propositum loco satis idoneo, præsidium fundat, situ naturali et artificio valde munitum, in quo

En cele seson meïsmes li pueple des Crestiens n’avoit encore nule forteresce outre le fleum Jordain. Li rois desirroit mout a acroistre son reaume et eslargir en cele partie ; si ot porpenssement de fere un chastel en la terre qui a non la tierce Arrabe, que l’en apele par son nom la Surie Sobal, porce que il se penssoit que la garnison de cele forteresce garderoit que li Turc ne poissent corre par le païs, ne gaster les viles qui treu leur rendoient ; et, por ce fere, il assembla grant gent de son reaume, et passa la mer Morte par mi la segonde Arrabe. La trouva un tertre qui estoit convenable a fermer. Ilec fist une tour et un

423   L. XVI, ch. 5, 1. 11, p. 711 : La ville ayant été prise et les citoyens passés au fil de l’épée, ceux des citoyens qui furent les plus avisés ou les plus dispos accoururent à la place forte qui se trouvait dans la ville. 424   L. XVII, ch. 24, 1. 17, p. 800 : Pendant ce temps, les nôtres qui avaient acheté des navires à un prix très élevé en retirèrent les mâts et convoquèrent des artisans qui érigèrent un château de bois d’une hauteur énorme. Puis, ils le recouvrirent soigneusement de l’intérieur et de l’extérieur de claies et de peaux d’animaux pour le protéger contre le feu ou contre tout accident fortuit. 425

  J. Prawer, Crusader Institutions, Oxford, Clarendon Press, 1980, p. 109 : « Fortresses to the east of the Dead Sea and the Jordan meant the disruption of the last feasible line of communication between Egypt and Damascus, a vital artery in the body of Muslim domination. The most prœminent points in this expansion are the erection of Montreal (1115), and Kerak (1143). »

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Les vocabulaires post operis consummationnem tam equites quam pedites, ampla illis conferens prædia, habitatores locat  ; oppidoque, muro, turribus, antemurali et vallo, armis, victu et machinis diligenter communito, nomen ex regia dignitate deductum ei imposuit, Montemque Regalem, eo quod regem haberet fundatorem appellari præcepit426.

237 baile et bonnes trenchiées et bonnes barbacanes devant. Li sieges del leu estoit fort, et mout le fist bien fermer de riches oevres : porce que il l’avoit fet fermer, li mist a non Mont Roial. (l. 14, p. 499)

426

Cet extrait apporte des éclaircissements sur l’emploi de certains termes, notamment sur l’oppidum qui y signifie « édifices situés en dehors des murs de la ville ou de la citadelle »427 et qui est repris à raison par le baile ou « enceinte retranchée, fortification extérieure »428, alors que dans un exemple cité plus haut il est rendu par chastel, là où il désigne probablement « la ville »429. Mais l’alternance de præsidium et de castrum, doublée de celle de forteresce et chastel, embrouille davantage les correspondances. Au total, si le comportement de Guillaume de Tyr vis-à-vis de la langue militaire montre à certains endroits quelques hésitations qui sous-tendent une thématique à examiner ultérieurement, des liens différents s’instaurent entre l’auteur de L’Estoire de Eracles et sa propre langue. Les quelques échantillons proposés montrent que les cas de transposition directe du vocabulaire de l’Historia, traitement réservé aux latinismes incompris et produisant des néologismes francisés, sont presque inexistants. L’adaptateur traite avec un vocabulaire qui lui est fami-

426   L. XI, ch. 26, l. 12, p. 499 : À cette époque, comme le peuple chrétien ne possédait pas encore de place forte au-delà du Jourdain, le roi, désireux d’étendre le territoire de son royaume à travers ces régions, proposa d’édifier avec l’assistance divine, dans la troisième Arabie qu’on appelle aujourd’hui Syrie Sobal, une forteresse dont les habitants pussent protéger le territoire d’alentour, qui serait soumis au royaume, contre les irruptions des ennemis. Voulant satisfaire cette proposition, il convoqua les forces du royaume, traversa la Mer Morte, puis la seconde Arabie, dont le chef-lieu est Pétra, et arriva dans la troisième Arabie. Là, sur une colline qu’il trouva assez convenable pour sa proposition, il fonda dans un site naturel une forteresse qu’il fortifia selon son art et dans laquelle, dès que la construction fut faite, il installa des habitants, autant de chevaliers que de fantassins, en leur donnant de larges butins. Et, ayant soigneusement muni le lieu de fortifications, de murs, de tours, de remparts et d’une fosse, d’armes, de vivres et de machines, il lui imposa un nom inspiré de la majesté royale et ordonna que la forteresse fût appelée Montréal, au nom du roi, son fondateur. 427

  DC, t. VI, p. 49, 2e col : « Oppidum, suburbium, ædificia extra urbis murum vel extra arcem situ. » 428

  GF, t. I, p. 553, 3e col. : « Enceinte retranchée, fortification extérieure formée de pieux, barrière, palissade, poterne, porte avancée par laquelle on se fait apporter ce qu’on veut en cas de besoin. » 429

  DC, t. VI, p. 49, 2e col.

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Étude du vocabulaire

lier et les équivalences qu’il propose sont dans une majorité écrasante purement françaises. D’autre part, nous ne pouvons pas omettre le problème de la synonymie latine, à laquelle non seulement la langue militaire de L’Estoire mais aussi celles de la religion et de la féodalité sont incapables de prétendre. Quelques exemples montrent que la diversité des synonymes latins et la variété des tournures, quand bien même certaines parmi ces dernières tendraient à se stéréotyper, l’emportent sur le plan de la richesse et de la complexité de l’idée. Au verbe armer de L’Estoire de Eracles par exemple correspondent dans l’Historia au moins deux verbes synonymes, instruere430 et armare431. De même, le verbe français logier fait face chez Guillaume à castra locare432, ou castra metari qui se retrouve le plus souvent dans sa forme soudée433, à castra ponere434 ou bien même à des expressions moins définies comme se habere435 dont il tente de reproduire l’idée de « prendre du 430   L. XVII, ch. 3, 1. 12, p. 761 : Pervenientes igitur prædicti reges ad locum prænominatum, videlicet Dariam, urbem habentes jam vicinam, instruunt acies, et ordinem incedendi assignant (Arrivant alors au lieu souhaité, c’est-à-dire à Darie, et se trouvant dans le voisinage de la ville, les rois armèrent les bataillons et donnèrent l’ordre de s’avancer) et : Au matin, quant il fu ajorne, et li olz des Crestiens fu armez ..., l. 8, p. 761. 431   L. XI, ch. 25, 1. 23, p. 497 : Ipse etiam Bursequinus, audito nostrorurn adventu, suos armari præcipit, et instructis agminibus ad agendum strenue commilitones invitat (Bursequin lui-même, ayant appris l’arrivée des nôtres, ordonna d’armer ses soldats et, après avoir équipé ses troupes, il appela ses compagnons d’armes à se battre courageusement) et : Borsequins meïsmes qui sot bien la venue de nos genz, commanda que ses olz s’armast, venissent encontr’eus les batailles rangiées, l. 25, p. 497. 432

  L. XIV, ch. 7, 1. 8, p. 615 : Nuntiatur interea consonantibus rumoribus et fama celeberrima quod hi qui Euphraten transiisse in manu robusta ... in finibus Halapiæ castra locaverant (Des rumeurs concordantes et de nombreux bruits répandirent alors que ceux qui avaient traversé L’Euphrate avec de fortes troupes ... avaient mis le camp dans le territoire d’Alep) et : Ne demora pas puis que li rois fu venuz que les noveles vindrent certeinnes en la vile que li Turc qui avoient passe le flum d’Efrate ... si s’estoient tret vers la partie de Halape en un leu qui a non Cavestrine. La s’estoient logiez ..., l. 6, p. 615. 433

  L. XII, début du ch. 9, p. 523 : Eodem anno, quidam infidelium potentissimus princeps ... cum ingentibus copiis partes Antiochenas in gravi suorum multitudine ingressus erat, circa Halapiam castrametatus (Cette année, un très puissant prince infidèle ... entra dans la région d’Antioche à la tête d’une lourde armée et établit son camp près d’Alep) et : Cist trois orent assemblé mout grant planté de gent, et se trestrent vers la terre d’Antioche; deça la cité de Halape se logierent et fu li olz mout granz, l. 5, p. 523. 434   L. XI, ch. 19, 1. 14, p. 484 : Tamen antequam convenirent, ipse cum suis expeditionibus in vicino eis loco castra posuerat (Mais avant que les deux bataillons ne se fussent réunis, le roi avait établi lui-même son camp dans un endroit voisin) et : II n’atendi pas que il ot tant de gent com il pot avoir, mes tressit pres des Turs et se loja delez aux, l. 17, p. 485. 435   L. XVIII, ch. 13, 1. 33, p. 841 : Nuntiatur porro hostibus in insidiis commorantibus, quod dimissis pedestribus alis domini regis exercitus, circa lacum Meleha secure nimis et imprudentius se haberet (On annonça ensuite aux ennemis qui guettaient dans leurs

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repos en sécurité, tout en facilitant la continuation des opérations de guerre »436. Parfois, l’adaptateur de l’Historia cherche à varier son expression. Quelques synonymes repassent à des endroits rares de sa chronique, mais le choix du mot pour lequel va sa préférence l’emporte. Il en est ainsi de l’idée de « réunir des forces » qui se retrouve dans la chronique latine dans les deux expressions convocare et congregare, que l’auteur français rend généralement par rassembler mais pour laquelle il n’hésite pas parfois à recourir au verbe concueillir437. * Puisant à deux sources, le latin classique et le latin médiéval qu’alimentent d’une part les emprunts grecs latinisés pour satisfaire aux nouvelles exigences de la langue de l’Église, et d’autre part l’importante contribution d’une dérivation intense et génératrice de nouveautés, le vocabulaire de l’Historia de Guillaume de Tyr est placé sous le signe de l’abondance. En outre, le travail personnel du chroniqueur qui a consisté à grossir la réserve de sa chronique de mots savants aussi bien que de termes de civilisation, a réussi de son côté à établir certains néologismes, les uns de sens, constitués d’emplois classiques ayant subi un déplacement de sens, les autres de forme, engendrés par le travail de préfixation et de suffixation moyennant des particules aux nuances subtiles. En comparaison de ce vocabulaire, celui de L’Estoire de Eracles se caractérise, en raison des formes d’adaptation en lesquelles a consisté le traitement des différentes catégories de termes, par une pauvreté lexicale qu’impose essentiellement la rareté des emprunts au latin. Les nombreuses voies d’adaptation suivies par l’auteur sont toutes marquées par la préférence de ce demier pour les disponibilités que l’ancien français met à sa portée. Bien plus, cet adaptateur n’hésite pas à recourir à la suppression des termes de civilisation, poussé soit par la méconnaissance du terme soit par les défaillances de la langue. L’Estoire de Eracles n’offre par conséquent que peu d’innovations, dont quelques-unes ont survécu grâce à la glose didactique. Quant à la dérivation, elle est le plus souvent indépendante, les dérivés français n’étant pas appuyés de leur forme d’origine et réduits à quelques préfixes de prédilection tels que des- et mal- ainsi qu’à une embuscades, que le roi, après avoir renvoyé des troupes de fantassins, campait sans nulle inquiétude et même imprudemment à côté du lac Melcha) et : Li rois s’estoit logiez a pou de gent seur le lai et ne se gardoit de riens, l. 18, p. 841. 436

  A. Corvisier, Dictionnaire d’art et d’histoire militaires, p. 150.

437

  L. XII, ch. 6, 1. 15, p. 519 : Rex ... tam ex Antiochenis quam ex Tripolitanis partibus convocatis militaribus auxiliis, suisque in unum congregatis, in campestria Philistiim, illis descendit in occursum (Le roi convoqua des secours militaires tant de la région d’Antioche que de Tripoli et, les ayant réunis en une seule armée, il descendit dans le camp des Palestiniens, afin de leur tenir front) et : Li rois de Jerusalem ... ot envoié querre chevaliers en la terre d’Antioche hastivement et en cele de Triple : il ot en son païs concueilli de gent ce qu’il en pot avoir, l. 16, p. 518.

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vingtaine d’adjectifs en -able. L’auteur se contente en outre de quelques dérivés populaires en -ance et d’autres termes de religion en -tio qui coexistent avec des formations demi-savantes, alors que n’est pas prise en considération la majorité des suffixes qui procurent à la version latine un enrichissement considérable. L’adaptation française possède en plus les propriétés linguistiques de toute œuvre médiévale, à savoir le grand nombre de termes polysémiques, les plus récurrents d’ailleurs en ancien français, comme baillier et preudome, et le couple de synonymes. L’étude des vocabulaires a révélé l’importance pour les deux auteurs du vocabulaire féodal, mais aussi l’existence d’une certaine incompatibilité de goûts, susceptible de créer des centres d’intérêt inégaux. L’Historia accorde à la langue de la religion une importance qui se traduit par l’ampleur même de cette langue au sein de la chronique, alors que même si l’adaptateur montre de son côté, par la variété qui anime son expression, une nette prédilection pour l’action guerriere, le vocabulaire qu’il déploie dans L’Estoire demeure d’un point de vue général marqué par un défaut de rigueur qui le prive de la pertinence du modèle latin.

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QUATRIÈME PARTIE LES THÈMES PRIVILÉGIÉS DE L’HISTORIA ET DE L’ESTOIRE DE ERACLES

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a liste des différences relevées au fil de l’étude comparative établie entre l’Historia et L’Estoire de Eracles, reprenant les particularités syntaxiques, grammaticales et sémantiques propres à chacune des deux langues, demeure incomplète si elle ne comprend pas les différences thématiques. Bien que les deux chroniques ne soient pas animées d’une même inspiration, L’Estoire de Eracles, adaptation faite en langue vulgaire, ne se veut pas moins une chronique. Autant que son auteur soutient un effort sincère de respecter la matière historique de son modèle, l’œuvre française illustre un genre littéraire qu’ont fini par favoriser et consolider les travaux médiévaux d’adaptation et de traduction et dont elle porte à juste titre le nom, l’estoire, qui répond « aux besoins d’historicité de l’époque »1. En vertu d’une prétendue fidélité à l’authenticité des faits, ce genre littéraire obéit donc à une éthique. À première vue, L’Estoire de Eracles semble s’entendre avec l’Historia sur son contenu de base selon une morale littéraire susceptible de régir une œuvre d’adaptation historique. Une lecture parallèle montre que la thématique qui sous-tend la première demeure réellement conservée dans ses grandes lignes. Cela n’empêche pas qu’elle se colore néanmoins dans la seconde de nuances dont elle est redevable soit aux exigences d’un public différent soit aux goûts personnels de son auteur. Ces mêmes nuances s’avèrent génératrices d’une quantité d’écarts thématiques, peu nombreux en comparaison avec les principaux points de rencontre, et elles constituent pour chaque chronique un ensemble de thèmes privilégiés. Les divergences thématiques ne veulent pas dire que l’information historique de la chronique de Guillaume de Tyr n’est plus intacte. Exception faite de 1

  R. Hartman, La Quête et la Croisade : Villehardouin, Clari et le Lancelot en prose, p. 35.

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Les thèmes privilégiés de l’Historia et de L’estoire de eracles

quelques contresens qu’engendre une mauvaise compréhension du texte latin, l’œuvre française se caractérise par une certaine platitude, due plus à un souci de fidélité au texte de Guillaume de Tyr qu’à un scrupule de conformité aux exigences de l’historiographie. Par conséquent, si le détail historique des événements est respecté dans la version française, la vision chez les deux auteurs n’en est pas la même puisqu’elle porte sur les éléments principaux d’une histoire des croisades, comme la conception que se fait chacun des deux auteurs du phénomène de la croisade ainsi que des thèmes qui en découlent comme le pèlerinage, l’identité des antagonistes, le problème de la religion et de la foi chrétienne et l’action militaire dont le récit semble respecter des voies narratives distinctes et appropriées.

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Chapitre 1 La guerre sainte

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a définition classique de « pèlerinage guerrier », commune à l’Historia et à L’Estoire de Eracles dont elle constitue l’axe thématique principal, sacrifierait par son insuffisance une quantité d’aspects soit explicitement développés dans le récit soit sous-jacents mais faciles à interpréter. Cette simple définition de la croisade s’émaille de suites qui finissent par différencier les deux chroniques. La conception de la croisade chez Guillaume de Tyr d’abord pourrait être résumée ainsi : « En puisant dans les légendes, dans la tradition tout l’arrière plan “historique” qui précède la croisade (avènement de l’islam, invasion turque, destruction des lieux du culte chrétien à Jérusalem), Guillaume de Tyr brosse un tableau grouillant de crimes et de passions et, ce faisant, montre que la croisade devait avoir lieu, qu’elle était nécessaire, voire inévitable »2. Tout en mettant l’accent sur le caractère fatal de la croisade et en établissant qu’elle se présente chez l’archevêque de Tyr tel un projet politique qui tire sa raison d’être d’un fond historique, cette définition ne révèle que la moitié de ce projet, qui consiste plutôt en l’expansion du pouvoir de l’Occident. En réalité, deux visions complémentaires des événements de la croisade se partagent le projet de Guillaume de Tyr : un motif religieux, urgent et servant de tremplin à une vaste action militaire, mais permettant par conséquent une activité politique précise. La chronique de Guillaume connaît manifestement mieux le jeu des alliances, le partage des zones de pouvoir, le rôle des allégeances, l’importance des intrigues, les calculs subtils de perte et de gain. De son côté, l’auteur de L’Estoire de Eracles s’efforce d’investir ce thème privilégié de Guillaume de Tyr au profit du thème religieux qui lui tient plus à cœur : le triomphe d’une Église militante grâce à une force agissant pour la consolidation 2

  É.-M. Langille, La Représentation de l’islam et du monde musulman chez Guillaume de Tyr, Thèse de Doctorat pour le IIIe cycle, Université de Paris-III, 1987-1988, p. 20.

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et la défense de la foi considérée authentique. Il s’appesantit sur l’idée de pèlerinage dont l’action se présente cependant, tout au long de la chronique, doublement libératrice  : elle délivre l’homme de ses péchés et la terre de son usurpateur3. Moralisateur reprochant sur un ton didactique les fautes des siens, l’adaptateur français intensifie l’effet du péché, principalement de l’orgueil et des plaisirs corporels : Dominus quoque Eugenius papa tertius, vir Deo plenus, paternam gerens pro filiorum Orientalium, quæ dicebatur, afflictione sollicitudinem, et eis affectu pleniore compatiens, viros religiosos, et exhortatorii sermonis habentes gratiam, potentes in opere et sermone, ad diversas Occidentis partes dirigit, qui principibus, populis, et tribubus, et linguis, Orientalium fratrum denuntient pressuras intolerabiles, et ad tantas ultum iri fraterni sanguinis injurias, eos debeant animare. Inter quos vir immortalis memoriæ et honestæ conversationis speculum, dominus Bernardus, Clarevallensis abbas, piæ in Domino, et per omnia amplectendæ recordationis, ad prædicti Deo placiti muneris executionem, præcipuus eligitur4.

L’apostoile Eugenes ot mout grant pitié de cele terre et del peuple Dam le Dieu que l’en i menoit si mal. Bien se penssa que ne seroit mie legierement conseill mis en ce perill, se preudomes n’alassent par la terre qui parlassent as barons et les amonestassent de par Nostre Seigneur que il meissent conseill en cele grand descouvenue qui estoit outremer, quar il avait ja passé grant piece de tens que la Crestientez devers l’Occidant n’avoit guieres envoié de secours as genz de Surie. Par le commandement l’apostoile s’esmurent bon sermoneor, seint home et bien parlant, qui premierement as barons et as chevaliers, apres au commun de la gent moutroient la grant engoisse que li Turs fesoient soufrir as Crestiens qui estoient leur frere en la foi Jesucrist; il n’en avoient nule peinne si comme il estoit bien aparissant, quar il n’entendoient l’aise se non de leur cors, et as mauves deliz dom il avoient granz pechiez, bien en dussent fere la penitance par ces pelerinages ou il poïssent avancier la besongne Dame Dieu. En cel tens vivoit misires seinz Bernarz, li abés de Clerevaux, qui molt estoit pleins de toutes granz bontez, et seurtouz homes avoit grace de bien parler. Cil emprist de mout bon cuer a porsuivre la besongne Dame Dieu el roiaume de France. (l. 4, p. 754)

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3   P. Alphandéry, A. Dupront, La Chrétienté et l’idée de la Croisade, t. I : Les Premières Croisades, Paris, Albin Michel, 1954, p. 182 : « Comme le laisse entendre le biographe de saint Bernard, il s’agit moins de délivrer l’Orient des païens que les âmes des hommes d’Occident de leurs péchés.» 4

  L. XVI, ch. 18, l. 8, p. 734 : De même, le pape Eugène III, homme plein de Dieu, éprouvant, disait-on, pour les malheurs de ses fils d’Orient une inquiétude paternelle et

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Les préliminaires de la croisade impliquent un facteur déclencheur, l’appel, comme l’illustre l’extrait. L’événement crucial, la prédication du pape Eugène III et de ses fervents adjoints, principalement Bernard de Clairvaux, se fonde en premier sur un motif : la réjouissance de l’ennemi victorieux à la suite de la prise d’Édesse. La prédication repose notammment sur l’exhortation qui met en œuvre des moyens persuasifs appropriés : le pathétique, sentiment de compassion que doivent légitimer des liens de religion et de sang et la promesse d’éternelle récompense. L’appel à la croisade oriente tous ses efforts vers un seul but, la ville de Jérusalem, caput et mater fidei, comme le dit bien Jacques de Vitry5. Cet appel s’accompagne de la prise de la croix, rite devenu sacré6, et se couronne par le recrutement collectif de combattants. Cela ne doit pas laisser entendre toutefois que la croisade est seulement dans l’Historia l’expression d’une mobilisation collective, couronnée par la coalition des princes d’Europe. C’est « une entreprise à la fois eschatologique et politique »7. Sur toute l’étendue de l’adaptation française ce thème est éclipsé par une double aspiration : le fidèle doit expier ses péchés en s’engageant dans une lutte religieuse propre à délivrer la terre du patrimoine chrétien des contraintes de l’infidèle. Seulement, si dans la chronique de Guillaume de Tyr, en particulier dans le récit des défaites, l’idée du péché revient sous la forme du cliché nostris peccatis exigentibus qui confirme que « dans la mentalité médiévale le péché fait naître immanquablement le malheur »8 et grâce auquel transparaît l’objectivité de l’archevêque, elle acquiert en revanche chez l’auteur de L’Estoire une tout autre importance. En effet, il n’est plus seulement question de fidélité littéraire si le cliché latin est systématiquement reproduit dans L’Estoire. L’adaptateur est non seulement persuadé que les échecs se rattachent aux péchés, mais aussi que la croisade s’offre au pécheur comme une occasion de se racheter. Dans l’exemple cité, l’importante addition grâce à laquelle l’adaptateur se pose en sermonneur, confirme la place privilégiée du thème dans L’Estoire. On se demanderait dans ces conditions quelle part Guillaume de Tyr peut faire à ce même thème. Si aux compatissant avec eux d’une affection bien profonde, envoya dans les diverses régions occidentales des hommes religieux, ayant le don de la parole exhortative, puissants en œuvres et en paroles et chargés de dénoncer aux princes, peuples, tribus et nations les pressions intolérables que subissaient leurs frères d’Orient et de les inciter à aller venger leurs frères de sang de ces si grands affronts. Parmi ces hommes, le premier élu pour l’exécution de cette œuvre agréable à Dieu fut Bernard abbé de Clairvaux, de mémoire immortelle, symbole de vertu et d’honnêteté, de pieux souvenir devant Dieu et heureux en tout. 5   J. de Vitry, Historia Hierosolymitana, Historia Occidentalis, Livre II, De Corruptione Occidentalis regionis et de peccatis Occidentalium, p. 73. 6   A. Dupront, Du Sacré, Croisades et pèlerinages, images et langages, Paris, Gallimard, 1987, p. 30 : « Prendre la croix, c’est se signer d’une marque sacrale. » 7

  A. Ollivier, Les Templiers, Paris, Seuil, 1958, p. 11.

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  Ph. Ménard, « L’Esprit de la Croisade chez Joinville. Étude des mentalités médiévales », dans Les Champenois et la Croisade, Paris, Aux amateurs des livres, 1989, p. 138.

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yeux de l’adaptateur, qui prône le pèlerinage comme solution expiatoire, le problème du péché retrouve son dénouement dans la guerre sainte, il est lié d’une manière inverse dans la chronique latine à la punition divine : Eodem anno, qui erat ab incarnatione Domini millesimus centesimus vicesimus cum peccatis nostris exigentibus regnum Hierosolymorum multis vexationibus fatigaretur, et præter eas quæ ab hostibus inferebantur molestias, locustarum intemperie et edacibus muribus, jam quasi quadrienno continuo fruges ita penitus deperissent, ut omne firmamentum panis defecisse videretur, dominus Gormundus, Hierosolymorum patriarcha, vir religiosus ac timens Deum, una cum domino rege Balduino, prælatis quoque ecclesiarum, et regni principibus, apud Neapolim urbem Samariæ convenientes, conventum publicum et curiam generalem ordinaverunt. Ubi sermone ad populum habito, exhortationis gratia, cum apud omnes constare videretur, quod populi peccata Dominum ad iracundiam provocassent, de communi statuunt consilio errata corrigere, et excessus redigere in modum : ut tandem ad frugem melioris vitæ redeuntes, et pro commissis digne satisfacientes, eum sibi redderent placabilem, qui « peccatoris non vult mortem, sed ut magis convertatur et vivat »9.

[N’est mie merveille se li peres enseingne ses emfanz, quant il les voit mesprendre. Nostre Sires Jesucrist qui est verais peres de toz les Crestiens, vit que ses pueples s’estoit plus abandonez a pechié que mestiers ne li fust, por ce les volt chastier et batre en meintes manieres, quar d’une part soufri que] li ennemi de la foi fesoient chevauchiées et dommages granz par les viles de la terre, et d’autre part une pestilance sourdi en la terre, c’une maniere de soriz que l’en apele muloz, nasquirent es terres gaengnables, qui menjoient entre deus terres les greins del blé qui estoient semez, et s’il i avoit aucune semence qui germast et montast en erbe, les langoustes de qu’il i avoit si grant planté que toute la terre en estoit couverte, menjoient tout. Sovent estoit que li crolles avenoit en la terre, si que les mesons et li mur fondoient es bones villes; par quoi meintes genz furent perillié, et tuit li communs estoit si espoentez qu’il ne savoient que devenir. Ces tempestes orent ja duré en el païs quatre anz, et mout i avoit grant famine et granz desconvenues par toute la terre. Lors vint li patriarche de Jerusalem, Gormonz, qui mout estoit preudom et religieus, et li rois Baudoin avec lui ; si firent semondre touz les prelaz et touz

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9   L. XII, début du ch. 13, p. 531 : La même année, en l’an 1120 de l’Incarnation du Seigneur, nos péchés valurent au royaume de Jérusalem d’être accablé de plusieurs maux. En plus de ce que nous infligeaient les ennemis, les récoltes étaient complètement détruites par l’invasion des sauterelles et des rats pendant près de quatre ans, à tel point que toute la terre semblait manquer de pain. Gormond, patriarche de Jérusalem, homme pieux et craignant Dieu, ainsi que le roi Baudouin, les prélats des églises et les princes du royaume se rassemblèrent à Naplouse, ville de Samarie, et y organisèrent une assemblée publique. Là, ils firent au peuple des remontrances, vu que tout le monde semblait avoir la certitude que les péchés du peuple provoquaient la colère du Seigneur, et ils décidèrent d’un accord unanime de corriger leurs erreurs et de réduire les excès, afin de retourner à une vie plus rangée, de faire amendes honorables pour les péchés commis et d’apaiser Celui qui ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt sa conversion et sa vie.

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les barons del reigne a Naples, une cité de Samarie. Lors fist le sermon au pueple li patriarches, et leur montra que por leur pechiez leur envoioit Nostre Sires chastiement et ses fleaus en cele terre ; mout les amonesta piteusement qu’il amendassent leur vies et lessasent si leur pechiez et leur corpes en droit eus, que Nostre Sires feïst cesser les peinnes et les tormenz qu’il leur enveoit. Il promistrent mout tuit a venir a amendement des cel jor en avant. (p. 531)

L’association du péché aux malheurs, concept très commun au Moyen Âge, imprègne l’esprit de Guillaume de Tyr. Son Historia offre de nombreuses leçons qui illustrent cette conviction médiévale que les malheurs infligés aux fidèles sont des punitions divines propres à inciter à la réforme des mœurs. L’archevêque semble ne pas vouloir transiger avec cette conviction dont la récurrence, bien au contraire, finit par répandre un climat conflictuel entre le Croisé et la divinité. De son côté, l’adaptateur ne manque pas une occasion pour faire ses remontrances, car l’addition faite sur un mode didactique en tête du chapitre, tout comme dans l’exemple précédent, incitant au repentir et prêchant le retour à l’Église, illustre sa tendance à l’édification. Toutes ces constatations nous amènent à considérer le rôle du pèlerin. L’Historia exprime clairement que le peregrinus est un orator et un bellator à la fois. Tenu à une double mission, il se doit non seulement de rendre la prière et d’effectuer une pieuse visite aux lieux saints, mais en outre d’apporter une contribution concrète à l’action militaire proprement dite de ce « combat pour la Croix »10. Voilà pourquoi les pèlerins se répartissent dans les unités militaires entre equites et pedes : Factumque est ut subito et intra paucos dies, secundo actæ flatu naves omnes, quotquot illo transitu advenerant, ante urbem adessent ; peregrinorum quoque tam equitum quam peditum ingentes copiæ nostris expeditionibus se adjungerent, et diebus singulis exercitus augeretur. Erat ergo in castris lætitia, et spes fruendi victoria : apud hostes autem mœror invalescebat et anxietas, et de viribus diffidentes rarius egrediebantur ad conflictus, licet sæpius lacessiti11.

... toutes les nes qui venues estoient a ce passage furent en la mer devant l’ost de noz genz. Li nostre en avoient mout grant joie et leur esperance en croissoit bien de jor en jor que il vendroient a bon chief de leur emprise. En contrete li Turc qui asis estoient, se desesperoient moult et grant poor avoient de venir audesoz des Crestiens, n’osoient mie einsint venir as asauz com il souloient et si les ensemonoient li notre assez plus que devant. (l. 7, p. 799)

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  A. Dupront, Du Sacré, Croisades et pèlerinages, images et langages, p. 27.

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  L. XVII, ch. 24, l. 6, p. 799 : Il se produisit alors qu’au bout de quelques jours tous les navires qui étaient de passage, poussés par un souffle agréable, se présentèrent soudain

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L’extrait livre une quantité suffisante d’informations sur l’affluence coutumière des pèlerins, parmi lesquelles une indication temporelle solito circa Pascha et d’autres indications relatives au moyen de transport, à l’intervention du roi ... Guillaume de Tyr tient surtout à souligner la nature de la mission guerrière dont est chargé le pèlerin : celui-ci vient œuvrer pour la libération de la Terre sainte, en l’occurrence participer aux travaux du siège de la ville d’Escalonne qu’avaient commencés les prédécesseurs. L’expression peregrinorum tam equitum quam peditum ingentes copiæ représente des guerriers entraînés au préalable et prêts à s’incorporer dans les rangs de l’armée croisée qui attend sur le pied de guerre. L’équivalent français pelerin revient bien souvent dans la chronique française, doté du même sémantisme. Des expressions diverses le secondent de temps en temps. Dans l’extrait cité, l’emploi du terme de Crestien, le plus répandu d’ailleurs dans L’Estoire de Eracles, témoigne que dans l’esprit de son auteur l’identité religieuse demeure la référence principale. Ces différences d’appellation, que détermine la part de savoir et d’expérience de chacun des deux auteurs et qui par voie de conséquence mettent en évidence des sensibilités inégales, affectent tant la catégorie des antagonistes comme nous le verrons plus loin que celle des différentes régions de l’Orient latin.

1. L’Orient latin Dans l’Historia et dans L’Estoire de Eracles se déploie une onomastique commune de croisade ayant cependant dans chacune des deux chroniques des particularités. S’il propose de temps à autre la terre d’Oriant à l’Oriens de Guillaume de Tyr, l’adaptateur ne manque point d’employer des tours périphrastiques tels que cele terre qui a non Palestine ou métonymiques comme la Crestienté, la terre de Surie ou la terre d’Outre mer, le premier fusionnant l’idée de la terre et celle de l’appartenance religieuse, le second et le troisième apportant une note d’exotisme mais obéissant à un emploi stéréotypé qui en fait presque des noms propres. Les trois peuvent à la fois soutenir la thèse que la conception que se fait l’adaptateur de l’Historia de ce Proche-Orient, théâtre des événements du plus haut intérêt politique au Moyen Âge, demeure vague et non fondée sur une connaissance convenable des lieux. Si nous reprenons en effet cette explication de Paulin Paris qui situe l’Historia de Guillaume de Tyr dans son cadre spatiotemporel, nous reconnaissons que L’Estoire de Eracles ne saurait bénéficier des mêmes données : Guillaume a fait l’histoire des événements survenus dans la Terre-Sainte, et presque dans toute la Syrie, sous les princes chrétiens d’Occident, depuis 1095, devant la ville. Les énormes troupes de pèlerins, tant les chevaliers que les fantassins, s’unirent à nos troupes; l’armée grandissait ainsi de jour en jour. Il y avait alors dans le camp une joie et un grand espoir de jouir de la victoire. En revanche, chez les ennemis, la tristesse et l’anxiété grandissaient et, ne pouvant plus compter sur leurs forces, ils sortaient de moins en moins au combat, quoiqu’ils fussent de plus en plus exaspérés.

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époque où Philippe Ier régnait en France et où la première croisade fut résolue au concile de Clermont, présidé par Urbain II, jusqu’en 1184, c’est-à-dire, jusqu’à l’année qui précéda la mort de Baudouin IV, roi de Jérusalem12.

En effet, selon sa coutume de familier de ce théâtre, Guillaume de Tyr ne lésine point en descriptions topographiques, générales, immotivées ou brossées dans le cadre du récit des préparatifs d’un siège. Ces descriptions dont l’objet principal est la Syrie, la Palestine et l’Asie mineure, que l’extension du pouvoir des Francs avait permis à l’historien de fréquenter le plus, dotent l’Historia d’une richesse historique et géographique considérable. Elles ne subsistent pas avec le foisonnement du détail dans L’Estoire et leur suppression ôte au récit sa couleur locale : Porro advertendum est, quod hoc nomen Syria, aliquando largius, ut sit nomen totius, aliquando strictius, ut parti tantum conveniat, accipitur ; sed aliquando cum adjectione dicitur, et notat partes, sicuti manifestius dicitur. Syria ergo major multas provincias infra suum continet ambitum : a Tygride enim habens initium, usque in Ægyptum protenditur, et a Cilicia usque in mare Rubrum : cujus ab inferiori parte, quæ est inter Tygridem et Euphratem, prima ejus partium Mesopotamia est, quæ quia inter duo flumina sita est, Mesopotamia dicitur : quasi quæ inter duo flumina jaceat : potamòV enim græce, latine « fluvius » dicitur ; quæ quia Syriæ pars est, idcirco frequenter in Scripturis Mesopotamia Syriæ dicitur. Post hanc vero ejusdem Syriæ, Cœlessyria regio, maxima portio est, in qua Antiochia, civitas illa nobilis, cum suis suffraganeis urbibus sita est : cui, quasi a septentrione, utraque Cilicia contermina est, quæ ejusdem Syriæ sunt partes. Ab austro vero Phœnicis statim conjungitur, inter partes ejus præcipua, quæ olim, per multa tempora, simplex fuit et uniformis; nunc autem in duas divisa est, quarum prima maritima dicitur, cujus metropolis est Tyrus, unde nobis est sermo; urbes habens quatuordecim suffraganeas ; a rivo Valaniæ, qui est sub castro Margath, habens initium, finem autem ad Lapidem Incisum, qui hodie dicitur Districtum, juxta vetustissimam urbem quæ dicitur Tyrus antiqua13. 12

  P. Paris, Histoire littéraire de la France, Paris, Firmin-Didot, t. 14, 1817, p. 592.

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  L. XIII, ch. 2, p. 557 : Il est à remarquer ensuite que le nom de Syrie était employé tantôt dans un sens assez large pour désigner un tout, tantôt dans un sens plus étroit en sorte qu’il convenait à une région. Mais parfois, il est employé comme on dit plus manifestement avec des ajouts et il désigne des parties. La Grande Syrie contient dans son enceinte beaucoup de provinces. Elle commence en effet depuis le Tigre pour s’étendre jusqu’en Égypte, et depuis la Cilicie jusqu’à la Mer Rouge. Dans sa partie inférieure, située entre le Tigre et l’Euphrate, la première de ses provinces est la Mésopotamie. Elle s’appelle ainsi, car elle est située entre deux fleuves. En effet, potamòV en grec signifie « fleuve ». Et, pour la raison qu’elle forme une partie de la Syrie, elle est très fréquemment nommée dans les Écritures « la Mésopotamie de la Syrie ». Après celle-ci, vient la Cœlésyrie qui est la plus grande partie de cette même Syrie et dans laquelle se trouve Antioche, la fameuse cité noble, avec ses villes suffragantes. Un peu vers le nord, elle borde les deux Cilicies qui forment une partie de la Syrie. Du sud, elle touche directement à la Phénicie, la plus remarquable des provinces, laquelle, autrefois, demeura unie pendant très longtemps. Aujourd’hui, elle est divisée en deux parties, dont la première est dite maritime et

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En dépit de sa brièveté, ce descriptif que Guillaume de Tyr esquisse de la Syrie a une valeur documentaire certaine. Ce n’est pas le point de vue d’un voyageur de passage, observateur profane étranger à la terre, mais d’un Franc qui en est natif et qui la connaît étroitement. L’information que transmet Guillaume de Tyr est acquise grâce aux multiples lectures, à la Bible notamment, mais surtout au contact immédiat avec le pays qui lui permet des observations sur le vif. L’archevêque connaît mieux que son adaptateur la situation et l’histoire riche en vicissitudes politiques de la Syrie, lesquelles ont fini très souvent par déformer la physionomie du pays. L’ensemble de ces topographies tire son importance aux yeux de la postérité d’abord du fait que les endroits sont destinés à devenir, à la suite de la première Croisade dont l’historien s’est chargé de retracer les événements, le cadre futur des principautés latines déjà naissantes et des grands conflits qui opposeront leur implantation à l’entourage. Il permet ensuite, dans une chronique pouvant faire autorité en raison de sa propre valeur documentaire, une connaissance sérieuse du Proche-Orient. Ce statut de référence n’a plus lieu d’être dans L’Estoire de Eracles, du fait que les descriptions topographiques de Guillaume de Tyr ne survivent que très rarement, condamnées assez souvent à la disparition par la faute de l’adaptateur, pour lequel la minutie des détails géographiques de l’Orient peut devenir embarrassante. Tout au plus, les noms des localités les plus connues sont adaptés à la française. Ce comportement s’expliquerait par la volonté de garder une distance propre à préserver l’auteur contre les complications toponymiques. La liberté prise par l’auteur de L’Estoire dans le traitement des noms de localités orientales affecte également ceux des divers groupes ethniques qui composent dans la chronique latine une vaste mosaïque. Les disparités qui en résultent illustrent la coexistence de deux visions pouvant se rencontrer mais ayant chacune ses spécificités.

2. Les antagonistes Une raison majeure explique les différences entre Guillaume de Tyr et son adaptateur : le cadre spatio-temporel. Les expériences vécues sur le terrain et les contacts directs que Guillaume a eus avec les différents groupes, Chrétiens latins ou orientaux, Musulmans, dotent sa chronique d’une meilleure capacité de discernement, voire de tolérance, comme le dit bien August Charles Krey : « His freedom from prejudice, or rather his ability to rise above prejudice, is marked … He finds much to commend in Armenian, Greek and Syrian, even in Arab and

a pour capitale la ville de Tyr, objet de notre propos. Elle possède quatorze villes suffragantes. Elle commence depuis le fleuve de la Valania, au-dessous de la forteresse de Margath, et elle finit à Pierre Encise qui s’appelle aujourd’hui le District, à côté de la très ancienne ville qu’on appelle Tyr l’antique.

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Turk14.» L’Estoire de Eracles semble ne pas pouvoir aspirer à ces deux réalités : son auteur insiste à voir les différents antagonistes d’un point de vue religieux qui ne cesse d’impliquer la totale abolition des autres critères distinctifs, comme l’appartenance ethnique ou nationale. D’autre part, la présentation des diverses nations est effectuée chez Guillaume sur un mode savant. L’historien comprend les sectes, leur provenance. Aussi se permet-il d’avancer des détails du plus haut intérêt, trop dogmatiques cependant au goût de son adaptateur, qui préfère les escamoter. Presque toutes les nations trouvent leur compte dans l’Historia. Selon les circonstances dans lesquelles elles évoluent et qui mettent à l’épreuve leurs particularités ethniques ou religieuses, elles se regrouperaient en trois grandes catégories : les Croisés, les Chrétiens d’Orient et les Musulmans. Nous avons relevé sur la communauté des Juifs une mention unique, qui ne survit pas dans L’Estoire15. 2. 1. Les Croisés À quelque nationalité qu’ils appartiennent, les Croisés, face à l’ennemi commun, se présentent comme un front uni désigné principalement dans l’Historia par le possessif nostri. Grâce à ce « pluriel de solidarité et de société »16 qui implique la présence directe de l’archevêque, l’effort que déploie ce dernier pour maintenir une distance avec l’événement, comme le veut l’éthique de l’historiographie dont il est en général respectueux, défaille. Mais le possessif distingue moins bien l’élément occidental que le terme de Latini que Guillaume de Tyr emploie en plus avec son sens politique précis. De temps à autre, un Christiani apparaît, mettant en évidence une différence religieuse. Dans L’Estoire de Eracles, l’adaptateur montre une prédilection comme nous l’avons avancé pour les expressions investies d’un poids religieux, tels que Crestienté, pelerins, ou bien même li nostre Crestien. Mais la croisade mobilisant des nations variées, l’Historia et L’Estoire de Eracles, qui en reproduisent une image plus ou moins fidèle, offrent toutes deux 14

  A. C. Krey, « William of Tyre, the Making of an Historian in the Middle Ages », p. 162. 15

  L. XVIII, ch. 34, l. 4, p. 879 : Nostri enim Orientales principes, maxime id efficientibus mulieribus, spreta nostrorum Latinorum physica et medendi modo, solis Judæis, Samaritanis, Syris et Sarracenis fidem habentes, eorum curæ se subjiciunt imprudenter, et eis se commendant, physicarum rationum prorsus ignaris (Nos princes d’Orient, influencés surtout par leurs femmes, rejetaient la médecine et les remèdes des Latins et n’avaient confiance que dans les Juifs, les Samaritains, les Syriens et les Sarrasins. Ils se soumettaient imprudemment à leurs soins et se recommandaient à ceux qui ignoraient les règles de la médecine) et : Mes par le consseill de leur fames avoient acoutumeement emprise une chose qui mout estoit perilleuse, quar il ne parlassent ja de leur espurgement as fisiciens, einçois i avoit nus Samaritans et Sarrazins et Suriens qui riens ne savoient de fisique, et si donnoient poisons a touz les hauz homes de la contrée, p. 879. 16

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  A. Dupront, Du Sacré, Croisades et pèlerinages, images et langages, p. 241.

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un tableau hétéroclite d’alliés qui se présentent, chacun muni d’un rôle précis. Outre les Français et les Allemands qui fournissent à la croisade les meilleurs éléments guerriers, les Croisés sont également les Nordiques et les Vénitiens qui ont pour mission principale d’apporter leur assistance maritime. Les premiers demeurent toutefois moins connus dans les deux chroniques17 que les Vénitiens, auxquels la proximité géographique permet d’être mieux impliqués dans les détails des expéditions en Orient et de jouer par conséquent un rôle plus décisif. En récompense, ils finissent par tirer des profits considérables comme le précise bien Philippe Contamine18. Cependant, si dans le principe l’Historia et L’Estoire de Eracles s’entendent sur une certaine étiquette, cela n’empêche pas l’auteur de L’Estoire, quand il s’agit de nationalités diverses, de manifester un nationalisme assez prononcé. Autrement dit, au moment où les différentes appellations adoptées par Guillaume de Tyr sont propres à refléter un certain degré de solidarité, chez son adaptateur, en revanche, les sentiments de sympathie avec les Français, et ceux, par contre, d’aversion vis-à-vis des autres, des Allemands notamment, apparaissent assez souvent. Nous en proposons ces deux modèles. Dans le premier, la narration française se veut apologétique de la nation des Francs, pourtant défaits devant Laodicée en 1147 : Pugnant igitur Marte diu ancipiti, et dubio eventu  : verum in fine, peccatis nostris exigentibus, infidelium prævaluit manus ; et noster usque modicum numerum, plurimis interemptis, captivatis innumeris redactus est exercitus. Occubuerunt illa die viri nobiles et illustres, rebus militaribus singulariter insignes, pia digni recordatione, comes de Guarenna, vir inter majores eximius, Galcherus de Montiay, Evrardus de Bretol, Iterus de Magnac, et alii multi quorum nomina non tenemus, quæ tamen scripta esse in cœlis credendum est, quorum memoria in benedictione erit in seculum seculi. Occidit illa die, nostris infausta, et casu nimis adverso, ingens Francorum gloria; et virtus gentibus hactenus

Assez i ot en cele venue morz de la nostre gent, mes au derrenier se commencierent a trere ensemble li plus preuz et plus hardiz des François et s’entramonesterent de bien faire. Bien disoient que Turs estoient mauvaises gent an la bataille ... En ceste maniere dura longuement la bataille fiere et aspre. Li preudome se tindrent et deffendirent tant comme il porent; assez occistrent et navrerent de leur ennemis, mes li Turc estoient si grant planté de gent que quant li bleciez et li las se treoit arriere, tantost revenoient fres en leur places. Li nostre n’avoient mie de gent de qu’il poïssent fere tel change, si ne porent plus endurer, einz furent descomfit  ; trop en i ot de morz, mes plus encore en

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  Un peu moins dans L’Estoire de Eracles que dans l’Historia, comme le montre l’exemple du Livre XI, début du chapitre 14, p. 476 : Eodem anno, quidam populus de insulis Occidentalibus egressus ... et : En la terre qui a non Noroegue. Dans le titre latin du même chapitre, Guillaume de Tyr les désigne par leurs adjectifs respectifs : Danorum classis et Noroegiorum descendit in Syriam. 18   Ph. Contamine, L’Économie médiévale, p. 193 : « En échange de leur participation aux opérations militaires sur la côte de Syrie-Palestine et de l’envoi d’armées de secours, Pise, Gênes et Venise se sont fait octroyer des privilèges commerciaux et le droit d’établir des comptoirs permanents, des fondacchi, dans les ports des états latins d’Orient. »

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La guerre sainte formidabilis, contrita corruit, immundis et Deum nescientibus, quibus prius terrori fuerat, facta ludibrio. Quid est, benedicte Domine Jesu, quod populus iste, tibi tam devotus, pedum tuorum volens adorare vestigia, loca venerabilia, quæ tua corporali consecrasti præsentia, deosculari cupiens, per manus eorum qui te oderunt, ruinam passus est ? Vere judicia tua abyssus multa, et non est qui possit ad ea. Tu enim solus es, Domine, qui cuncta potes; et non est qui possit resistere voluntati tuæ19.

253 menerent il touz pris en liens. En cele place furent ou mort ou pris l’en ne sot pas li quel, qatre trop bons chevaliers et bien haut home, dont li pooirs de France fu mout afebloiez ; li quens de Garenne, Gauchiers de Montjai, Esvrarz de Bretueill, Itiers de Meingnac. Des autres i ot assez qui por le service Jesuscrist morurent en celui jor ennoreement au siecle et glorieusement a Dame Dieu. Nului ne doivent desplere les choses que Nostre Sires fet, quar toutes ses oevres sont droites et bonnes, mes selonc le jugement des homes fu ce grant merveille comment Nostre Sires soufri ce que li François qui sont la gent el monde qui mieuz le croient et plus l’enneurent, furent einssint destruit par les ennemis de la foi. (l. 23, p. 748)

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Dans le second exemple, les deux chroniqueurs s’appesantissent sur le rôle des Allemands lors de la bataille de Damas en 1148. La mise en scène de ces derniers dans L’Estoire laisse voir une réflexion satirique : Dumque circa id Hierosolymorum rex cum suis plurimum desudat, et frustra laborat, nuntiatur domino imperatori qui posterioribus præerat agminibus, sciscitanti quænam esset causa, quare non procederet exercitus, quod hostes

L’emperere qui venoit derreniers, demanda porquoi il s’estoient aresté, l’en li dist que la premiere bataille estoit asemblée as Turs qui avoient trouvez hors de la vile. Quant li Thyois oïrent ce [qui sevent pou de touz atiremenz

19   L. XVI, ch. 25, l. 33, p. 748 : Le combat fut incertain pendant longtemps et sans succès. Mais à cause de nos péchés, les ennemis finirent par avoir le dessus. Ils tuèrent un grand nombre, prirent d’innombrables captifs et réduisirent notre armée à si peu. Ce jour-là, périrent des hommes nobles et illustres, remarquables par leurs exploits militaires et dignes d’un pieux souvenir : le comte de Garenne, homme distingué parmi les grands, Gaucher de Montiay, Evrard de Bretol, Itier de Magnac ainsi que de nombreux autres dont nous ignorons les noms. Nous devons croire cependant que ces noms resteront inscrits dans les cieux et que leur souvenir sera dans la bénédiction pour le siècle des siècles. Ce jour-là, l’immense gloire des Français s’effondra par notre faute et par un sinistre hasard ; leur courage tant redoutable pour les barbares s’écroula terni et, après avoir été un instrument de terreur aux yeux de ces immondes qui ignorent Dieu, devint l’objet de leur moquerie. Pourquoi, Jésus, Seigneur béni, permettre que ce peuple qui fut pour toi si dévoué, qui voulait adorer les traces de tes pieds et qui désirait baiser les Lieux saints que tu as sanctifiés par la présence de ton corps, eût souffert la mort par la main de ceux qui te détestent ? Tes jugements sont l’abîme et nul ne peut y aller. Toi seul, Seigneur, tu peux tout, et personne ne peut résister à ta volonté.

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fluvium obtinentes, nostros non permittebant accedere. Quo cognito, ira succensus, per medias regis Francorum acies usque ad conflictum eorum, qui pro flumine contendebant, cum suis principibus celer pervenit. Ubi tam ipse quam sui de equis descendentes, et facti pedites, sicut mos est Theutonicis in summis necessitatibus bellica tractare negotia, objectis clypeis, gladiis cominus cum hostibus experiuntur : quorum impetus, qui prius fortiter restiterant sustinere non valentes, in fugam versi, flumina deserunt, in urbem cum summa velocitate se conferentes20.

d’armes, einz sont une gent qui riens ne pueent soufrir], tantost se desrouterent et corurent tuit a desroi  ; l’empereres meïsmes i fu ; parmi la bataille le roi de France s’en passerent tout sanz courrouz, jusqu’il vindrent au pongneiz sus l’eue  ; lors descendirent tuit des chevaux, il mistrent les escuz devant et tindrent les longues espées  ; asprement corurent sus as Turs, si que cil ne les porent soufrir, einçois ne demora guieres qu’il guerpirent l’eue et se mistrent dedenz la vile. (l. 18, p. 764)

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Le ton mesuré de Guillaume de Tyr confère à son récit plus de sérieux. Dans les deux exemples, il répand des sentiments de compassion avec les sinistrés. La version française est en revanche amplifiée de commentaires. En effet, l’auteur de L’Estoire se montre d’une manière presque constante transporté par des sentiments patriotiques, qui l’incitent à la fois à faire valoir ses compatriotes21 et à déprécier les autres nations, en particulier les Allemands qu’il désigne par le terme de Thyois22. Voilà pourquoi les commentaires greffés aux deux extraits expriment des partis pris, dans la mesure où ils sont gratuits et qu’ils ne dépendent d’aucun point d’appui dans la version latine. D’une part, l’allusion faite au courage des Français li plus preuz et plus hardiz des François, et l’éloge exaltant leur fidélité à la religion li François qui sont el monde qui mieuz le croient et plus l’enneurent, sont justifiés par le nationalisme de leur auteur ; d’autre part la critique des Turcs bien disoient que Turs estoient mauvese gent an la bataille, et 20   L. XVII, ch. 4, l. 16, p. 764 : Alors que le roi de Jérusalem s’y appliquait bien avec les siens et qu’il peinait inutilement, on annonça à l’empereur qui conduisait l’arrièregarde et qui cherchait à savoir les raisons pour lesquelles l’armée n’avançait pas, que les ennemis s’étaient emparés du fleuve et qu’ils en interdisaient l’accès. Aussitôt qu’il l’eut entendu, l’empereur partit, enflammé de colère, à travers les bataillons du roi français qui se battaient pour obtenir le fleuve, et arriva en toute vitesse avec ses princes jusqu’au lieu du conflit. Là, il descendit de son cheval, lui-même et les siens selon l’habitude des Teutoniques au moment d’extrême nécessité dans un combat, puis ils portèrent leurs boucliers et se jetèrent sur les ennemis pour tenter leurs forces. Ceux-ci résistèrent d’abord courageusement mais, ne pouvant pas supporter les coups, ils prirent la fuite en abandonnant le fleuve et rejoignirent leur ville en toute hâte. 21   F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 16 : « Der Übersetzer (sucht) oft mit kindliche Naïvität seine Landsleute und Frankreich in den Vordergrund zu stellen. » 22   Ibidem, p. 16 : « Diesem eben geschilderten Bestreben, Frankreich und die Franzosen hervorzuheben, und den erwähnten lokalpatriotischen Regungen des Übersetzers gesellt sich das zugleich historisch sehr interessante Bemühen, bei jeder Gelegenheit, die sich ihm bietet, einen Ausfall auf die “Thyois”, die Deutschen, zu machen. »

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celle des Allemands quant li Thois oïrent ce, qui sevent pou de touz atiremenz d’armes, einz sont une gent qui riens ne pueent soufrir, paraissent d’autant plus contestables qu’elles contredisent le contexte général de la séquence narrative qui présente pourtant les Turcs et les Allemands dans une situation guerrière avantageuse, où les rapports de force sont en leur faveur. Les partis pris de l’auteur de L’Estoire touchent bien plus des Français d’origines régionales diverses. Ce n’est pas exclusivement à l’égard des Allemands, mais aussi des Bretons et des Poitevins que l’auteur de L’Estoire de Eracles affiche peu de sympathie. Ces derniers sont à leur tour l’objet de pointes portant sur le courage ou l’expérience militaire, chaque fois que l’occasion se présente à l’auteur23. L’ensemble de ces interventions ferait émerger le zèle de l’auteur français pour une région natale, qui n’est point cependant mentionnée explicitement. Ces interventions constituent dans l’étude de Franz Ost les preuves sur lesquelles il s’appuie pour établir des conjectures relatives à son origine24. Se tenant dans l’Historia à un point diamétralement opposé aux Croisés, le Musulman demeure l’ennemi principal du Latin. Entre les deux, sont placés les Chrétiens d’Orient, Grecs, Arméniens et quelques minorités. Ces groupes se présentent dans l’Historia exposés aux persécutions de leur entourage musulman et établissant en même temps des liens plus ou moins sincères avec les Latins nouvellement arrivés. Tous ne bénéficient pas toutefois du même traitement. 2. 2. Les Chrétiens orientaux C’est en proportion de l’importance du rôle historique qu’ils jouent dans ce riche chassé-croisé de rapports que les Chrétiens d’Orient sont invoqués dans la chronique de Guillaume de Tyr. L’historien tente de les embrasser tous en parsemant sa chronique de temps à autre de notes ethnologiques. Les minorités chrétiennes telles que Chaldéens25 et Chrétiens de rite jacobite reviennent moins fréquemment que les Grecs ou les Arméniens. Les Maronites par exemple ne possèdent que des traces éparses et le jugement de Guillaume de Tyr demeure indécis car, pareillement à celle des Arméniens, leur présence dans la chronique latine varie entre l’estime et l’aversion. Ils se présentent parfois comme de fidèles associés et Guillaume de Tyr n’hésite cependant point, toutes les fois qu’il déve-

23   L. XIV, ch. 18, l. 28, p. 632 : ... et sperans in eo se domini regis gratiam promereri posse, id tale præsumpsisse fatebatur (Il avouait qu’il avait osé cet acte car il espérait pouvoir obtenir la faveur du roi) et : Sans faille il cuidoit bien que li rois n’amast pas le conte, por ce si fist ce fet, quar il en cuida avoir la grace le roi et qu’il le feïst bien. [Ce puet bien estre voirs a ce que Breton sont fol, et li rois estoit mout preudom], l. 25, p. 632. 24

  F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 15.

  L. XVI, ch. 4, l. 15, p. 708 : Prædicta vero urbs Chaldæos et ex Armeniis imbelles viros… (La ville de Rohès était habitée de Chaldéens et d’Arméniens, hommes paisibles) et : Dedenz Rohes estoient remes Caldeu et Hermin, genz qui ne savoient rien d’armes, l. 13, p. 708. 25

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loppe des réflexions dogmatiques qui ne survivent pas dans L’Estoire de Eracles26, à faire le procès de leur doctrine qu’il croit être monophysite. Dans la version française on les reconnaît sous le terme de Maronites. Il en est autrement des Chrétiens arabes. La chronique de Guillaume de Tyr s’attarde davantage sur la vie de ces groupes et en fournit de copieuses gloses que l’adaptation française s’efforce de reprendre tant bien que mal. D’une manière générale, les Chrétiens orientaux sont désignés par Syriani ou Syri et par Suriens dans l’adaptation française. Nous notons qu’ils reçoivent de temps à autre d’autres appellations, comme ceux qui, dans notre exemple, sont constitués de tournures périphrastiques : Dei famuli ou fideles christianæ professionis. Ces emplois expriment un sentiment d’approbation et de solidarité mieux que Christiani Syriæ, repris en li Crestien de Surie et employé en signe de distinction ethnique dans les cas de parallèle avec les Chrétiens occidentaux : Nostrates vero adeo pauci erant et inopes, ut vix unum de vicis possent incolere. Suriani autem, qui ab initio urbis extiterant, tempore hostilitatis per multas tribulationes et infinitas molestias adeo rari erant, ut quasi nullus eorum esset numerus. Ab introitu siquidem Latinorum in Syriam, maxime autem postquam Antiochia capta, versus Hierosolymam tendere cœpit exercitus, adeo prædictos Dei famulos concives eorum cœperunt affligere, ut pro quolibet levi verbo multos ex eis occiderent, ætati non parcentes, aut conditioni  : suspectos eos habentes, quod Occidentales principes, qui dicebantur advenire, in eorum perniciem ipsi litteris et nuntiis evocassent. Sic ergo pro ejus desolatione curam gerens debitam, sciscitabatur diligentius unde illic cives posset evocare ; tandemque didicit, quod trans Jordanem in Arabia multi fideles in villis habitarent, qui sub gravibus conditionibus hostibus serviebant in tributo27.

Einssint n’en i avoit nul, et li nostre Crestien estoient si pou que a peine pooient il emplir une des mestres rues. Des Suriens i avoit il si pou que riens n’i pooit aidier, car des que li Crestien vindrent en la vile, li sarrazins qui seingneur estoient de la terre, lor firent tant contreres que il les gasterent presque touz par les meseses qu’il leur firent sofrir; meïsmement puisque Antioche fu prise les orent mout soupeçonneus, si qu’il les occioient por assez legieres achoisons, quar il leur reprouchoient que par mesages que par letres avoient envoiez querre les barons de France qui les estoient venuz guerroier. Li rois quant il se dementoit de cele chose, oï dire certeinement que le flum Jordam, en Arrabe, avoit asez Crestiens qui vivoient en servage desous les Turs. (l. 11, p. 501)

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26   F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 30, affirme que l’auteur de L’Estoire de Eracles s’abstient de reprendre ces développements quand il ne connaît pas les faits : « Beispiele bieten Buch 1, Kap. 1, 2, 3, Buch 22, Kap. 8 spricht der Erzbischof von den christlichen Sekte der Maroniten von ihrer Verdammung auf dem sechsten Synode und dem Unterschied ihrer Lehre von der katolischen ... Der Übersetzer lasst diese Unterscheidung fort, denn das Volk konnte für diese dogmatische Streitfrage weder Verständnis, noch Interesse haben. » 27   L. XI, ch. 27, l. 11, p. 501 : Les nôtres étaient si peu nombreux et pauvres qu’ils pouvaient à peine habiter un seul des quartiers. Les Syriens, qui dès le début dépassaient en nombre les habitants de la ville, se sont raréfiés pendant les hostilités, sous les épreuves

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L’exemple représente suffisamment bien les différentes parties et fait découvrir dans le jeu des correspondances certaines différences entre Guillaume de Tyr et son adaptateur. Alors que l’ensemble des appellations tient compte dans la chronique latine des critères politiques et de la double distinction ethnique et religieuse, l’auteur de L’Estoire insiste mieux sur l’appartenance religieuse. Au regnum et à Latini, à valeur politique, sont proposés respectivement Crestienté et li Crestien, et le nostrates, de très petite fréquence en général, correspond dans l’extrait français à li nostre Crestien qui ajoute au sentiment de solidarité nationale du premier un sentiment de solidarité religieuse. Par le terme de concives, à valeur raciale, Guillaume de Tyr associe le Musulman au Chrétien qu’il désigne en général par Surien. En revanche, le terme commun de Sarrazin accentue la distinction religieuse. De leur côté, les Arméniens semblent bénéficier partout dans la chronique latine d’une certaine sympathie. Fidèle aux secours militaires qu’ils apportent, Guillaume de Tyr n’hésite pas à retracer leurs hauts faits ni à les présenter comme de vaillants combattants dont l’acharnement est aiguisé par la haine qui les oppose à leur voisinage. L’adaptateur leur réserve à peu près le même accueil dans son Estoire. Plus souvent, ils se présentent comme de brillants artisans : Porro videntes nostri, quod machina interior lapides magnæ quantitatis in castella nostra ita directe jacularetur, et quod utrumque ex magna parte læserat, quodque non esset in castris qui dirigendi machinas et torquendi lapides plenam haberet peritiam, vocantes quemdam de Antiochia, Armenium natione, Havedic nomine, qui in ea facultate dicebatur instructissimus, subito receperunt eum : qui tanta arte in dirigendo machinas et ex eis missos molares contorquendo utebatur, ut quicquid ei pro signo deputaretur, id statim sine difficultate contereret28.

Apres virent li baron de l’ost que il avoit dedenz la vile une perriere qui estoit granz chaables et gitoit grosses pierres au deus chastiaus de fust, si que trop les avoit malmis et dehoissiez, ne il ne povoit trover en l’ost qui seüst guieres de tex engins fere ; por ce envoierent tantost en Antioche por fere venir un Hermin, Havedic avoit non, qui trop estoit bons menestrieus de perrieres et de mangoniaus. (l. 16, p. 570)

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et les pressions interminables, si bien que leur nombre était devenu presque nul. Après que les Latins firent leur entrée en Syrie, surtout à la suite de la prise d’Antioche, et que l’armée eut entrepris de se diriger vers Jérusalem, leurs concitoyens se mirent à accabler ces serviteurs de Dieu, au point que pour la moindre raison ils en tuèrent un grand nombre, sans égard à l’âge ou à la condition. Ils les soupçonnaient en effet d’avoir convoqué par des lettres et des messagers les princes occidentaux et que ceux-ci s’apprêtaient à venir dans le but de leur faire du tort. Ainsi, s’inquiétant de la désolation dans laquelle se trouvait la ville, il cherchait à savoir avec beaucoup de soin comment il pouvait y convoquer des habitants. Il apprit finalement qu’il y avait en Arabie, au-delà du Jourdain, beaucoup de fidèles qui habitaient les villages et qui payaient un lourd tribut dans les conditions dangereuses que leur imposaient les ennemis. 28

  L. XIII, ch. 10, l. 15, p. 569 : Les nôtres virent que la machine placée à l’intérieur jetait directement des pierres en plus grandes quantités sur nos places fortes et qu’elle les

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Il n’est pas très fréquent de voir dans l’Historia, du moins pas dans la partie que nous étudions, la communauté des Arméniens sous un jour défavorable, même si certaines études tiennent par contre à souligner la duplicité de leur attitude. Ils figurent avec deux caractéristiques essentielles : ce sont eux qui fournissent le gros de la main d’œuvre et qui, dans cette multitude de nations indigènes, forment l’élément positif. Quant aux rapports qu’eurent les Grecs avec les Croisés avec l’Empire byzantin, du moins ceux de la tranche historique qui nous intéresse, sous Alexis Comnène, ils ne bénéficient pas toujours dans les deux chroniques de beaucoup d’approbation. Edbury et Rowe évoquent ces rapports en termes d’incompréhension voire de conflit29. Ce n’est pas toutefois ce même sentiment d’inimitié résultant des conflits sanglants auxquels aboutissent parfois les dissensions politiques entre Grecs et Croisés et dont l’Historia reproduit l’image, qui anime la chronique latine et son adaptation française. Les contacts immédiats que Guillaume de Tyr entretenait avec Constantinople en raison de ses nombreuses missions diplomatiques, principalement les négociations avec l’empereur Manuel au sujet de la conquête d’Égypte30, lui permettent de formuler un jugement concrètement mieux fondé. Selon l’argument de l’archevêque, les tensions entre les deux antagonistes, qui sont en principe du même camp religieux mais qui ne partagent pas la même visée politique, illustrent dans l’Historia qu’« entre Grecs et Latins l’accord n’(a) pas été très sincère, l’empereur voulant utiliser les Croisés, tandis qu’eux ne pensaient qu’à conquérir pour eux-mêmes »31. Elles ne se font pas sentir dans les rapports que fait l’archevêque dans son récit, d’une manière froide et objective, mais elles se traduisent plus souvent sous forme d’accusations que Guillaume de Tyr ne néglige pas de répandre à l’endroit des Grecs, chaque fois qu’elles prennent une expression meurtrière. L’historien accuse ainsi les Grecs de duplicité32, de déloyauté, de mollesse et de manque de vigueur notamment, et il adopte à cet effet « des épithètes peu flatteuses » comme le fait obser-

endommageait bien. Et, comme ils ne trouvaient personne qui eût l’expérience de commander les machines et de lancer les pierres, ils appelèrent un certain Arménien d’Antioche, nommé Havedic qui, disait-on, était bien rompu à cet art, et ils l’engagèrent sur-le-champ. Il avait un si grand talent dans le maniement des machines et la projection des pierres, qu’aussitôt une chose se présentait comme cible, il la broyait sans difficulté. 29

  P. W. Edbury, J. G. Rowe, William of Tyre, Historian of the Latin East, p. 130.

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  L. G. Michaud, Biographie Universelle ancienne et moderne, p. 145.

31

  Charles Diehl, Histoire du Moyen Âge, t. IX, L’Europe orientale de 1081 à 1453, Paris, P.U.F., 1945, p. 23. 32   L. XVIII, ch. 31, l. 27, p. 875 : Græci autem more suo amphibologice respondentes, rem adhuc protahere nitebantur (Les Grecs répondaient d’une manière double, selon leur coutume, et s’efforçaient de faire traîner l’affaire) et : Li mesage respondirent au conte, si comme il souloient, paroles douteuses ou il n’avoient point de certeineté, l. 32, p. 875.

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ver Franz Ost33. À de rares endroits de son récit, Guillaume de Tyr fait à la nation des Grecs quelques éloges qui montrent qu’il admire la civilisation byzantine. En revanche, l’écart temporel et éventuellement la méconnaissance des Grecs poussent l’auteur de L’Estoire de Eracles à s’enfermer dans des attitudes plus personnelles. De temps à autre, il recourt à l’expression li Grifon, qui s’accompagne constamment d’une glose dépréciative34. Plus souvent, l’insistance sur le très fréquent terme de desloiauté prouve qu’il ne s’agit plus de transcrire exclusivement des avis qui colorent le modèle latin, mais d’exprimer un sentiment personnel que nourrit un patriotisme poussé : Per idem tempus, Alexius, Constantinopolitanus Imperator, vir malitiosus et nequam, volentibus per ejus regiones Hierosolymam proficisci multa ministrabat impedimenta. Nam et contra primam expeditionem, quæ ei multo fuerat emolumento, ut præmissum est,

Alexes, l’empereres de Constantinoble, estoit tozjors malicieus et fel encontre la Crestienté  ; mes en celui tens nomeement empeeschoit il mout et destorboit les pelerins qui par sa terre vouloient aler en Jerusalem. Bien oïstes que contre le premier ost qui tant li fist de preuz,

33   F. Ost, Die altfranzösische Übersetzung, p. 33 : « Auch Völker haben fast stets dieselben Epitheta zur Seite, zum Beispiel Griechen. Wilhelm von Tyrus hat sie ein paar Mal “effeminati” genannt, infolgedessen sehen wir diese wenig schmeichelhafte Bezeichnung fast immer ihren Namen in der Übersetzung begleiten ». Il nous a paru convenable en outre de citer les exemples suivants qui illustrent le jugement de Guillaume de Tyr. L. XV, ch. 3, l. 32, p. 660 : Durum enim videbatur et grave nimis, quod civitas tanto nostræ gentis acquisita periculo, tantoque sanguinis felicium principum dispendio Christianæ fidei restituta, quæ tantarum semper fuerat caput et moderatrix provinciarum, in manus effeminati Græcorum populi descenderet (Il semblait triste et extrêmement grave que la ville qui fut conquise par les nôtres à grands périls et ramenée à la foi chrétienne au prix cher du sang de princes considérables, et qui fut toujours première et maîtresse parmi les provinces, fût cédée au peuple grec efféminé) et : Trop leur sembloit grief chose que la cité d’Antioche qui avoit esté conquise a si grant travaill de preudomes et ou tant avoient espandu li Turc del sanc des Crestiens, fust einsint bailliée a tenir et a garder en la mein des Grieux qui estoient unes moles genz ausint comme fames, sanz force et sanz hardement ; de loiauté meïsmes n’i connoissoient il guieres, l. 35, p. 660. Ou encore, L. XVII, début du ch. 17, p. 786 : Audiens itaque Noradinus, quod rex ad educendum populum ingressus fuerat, et quod de conservanda regione omnino desperantes, Græcis viris effeminatis et mollibus, oppida resignaverant (Dès que Noradin eut appris que le roi était rentré pour reconduire le peuple et que, ayant désespéré de conserver la région, il remit les garnisons aux Grecs efféminés et mous) et : Noradins qui estoit pres d’ilec avoit bien oï dire que li rois estoit entrez en cele terre por conduire hors le pueple qui issir s’en vouloit et par desesperance avoient fet baillier les chastiaux del païs por tensser as Griex qui estoient moles genz et lasches ausint comme fames, p. 786. 34

  L. XVII, ch. 16, l. 21, p. 785 : Et licet non multum præsumeret, quod Græcorum viribus in eo statu conservari posset provincia ... (Quoiqu’il ne pût pas trop compter sur les forces des Grecs de pouvoir sauvegarder la province) et : Bien est voirs qu’il n’avoit mie grant esperance que li Grifon qui sont fole gent et mauveses en armes poïssent legierement la terre meintenir ne bien deffendre, l. 20, p. 785.

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Solimannum, potentissimum Turcorum principem, et barbaras ex universo Oriente sollicitaverat nationes  ; et contra secundam, cui Pictavensium præerat comes, easdem nihilominus nationes et infideles populos frequentibus concitaverat legationibus  ; unde, ejus efficiente malitia, posterior expeditio pene tota deperiit. Nec solum semel et secundo ita in nostros malignatus fuerat ; sed quotiens se offerebat opportunitas eis damna moliri, parare præcipitia, pro lucro sibi reputabat. Præsentibus tamen et coram positis benigna dabat responsa et munera largiebatur, ut eo falleret commodius, Græcorum observans morem, de quibus dicitur : « Timeo Danaos et dona ferentes »35.

esmut il Solimanz qui trop estoit puissanz Turs et trop avoit grant planté de gent, si qu’il vint asaillir les barons qui la estoient. La seconde foiz ices Turs garni il encontre la compaignie ou li quens de Poitiers estoit, et porchaça tant et fist vers les mescreans que presque tote cele route fu descomfite et perdue. Et ces choses fesoit il toutes les foiz que il pooit porchacier mal a nos pelerins par derrieres, mes par devant lor fesoit beles cheires ; de douces paroles leur estoit et il leur donoit granz dons, mes en son cuer avoit il grant joie de toutes leur mescheances et avis li estoit que en leur domage fust ses preuz. Leur accroissement en la terre de Surie et en ces parties de la avoit il trop soupeçoneux, por ce leur porchaçoit touz les maux. (p. 460)

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Le recours aux expressions dévalorisantes, telles que malitiosus, nequam, malitia, malignatus, fallere, sine fraude, ainsi que la citation de Virgile exprimeraient chez Guillaume de Tyr un sentiment d’indignation. Il y a chez l’adaptateur en revanche une plus forte charge religieuse, marquée par l’emploi de Crestienté au lieu de Latini. Ce témoignage apporté en conviction de l’authenticité de la foi chrétienne d’obédience occidentale refléterait l’influence du schisme entre l’Église occidentale et l’Église orientale. En effet, tel qu’il est exposé dans les deux chroniques, le conflit des deux camps chrétiens semble parfois s’animer de plus d’un argument. Il y a certes une pensée théologique qui transparaît de temps à autre. Dans la chronique latine, elle s’insinue subtilement sans éclater au grand jour, car il est rare que l’archevêque qui accorde en principe aux affaires ecclésiastiques une importance capitale s’attarde sur le problème du grand schisme 35

  L. XI, début du ch. 6, p. 460 : À cette époque, Alexis, empereur de Constantinople, homme rusé et mauvais, mit beaucoup d’obstacles à ceux qui voulaient s’avancer à travers son territoire. En effet, il convoqua de tout l’Orient, en vue de les dresser contre la première expédition, qui lui fut pourtant avantageuse, le secours de Soliman, très puissant prince turc, et de toutes les nations des barbares. Il provoqua également par le moyen de nombreux messagers les mêmes nations et peuples infidèles contre la seconde expédition que conduisait le comte de Poitiers. Il s’ensuivit par l’effet de sa malveillance que la seconde expédition périt presque toute. Mais ce ne fut pas la première ou la deuxième fois qu’il se montra cruel à notre égard. Toutes les fois que l’occasion se présentait pour nous faire du tort, il préparait des pièges et pensait en tirer une récompense. À ceux dont il se trouvait en présence il donnait des réponses douces et se répandait en largesses, pour les tromper plus commodément selon les habitudes des Grecs, de qui l’on dit : « Je crains les Grecs, même quand ils offrent des présents ».

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de l’Église. Le motif historique, quoique primordial, peut dans ces conditions légitimer un ensemble de différends politiques, comme le débat sur le titre d’empereur qui oppose les Grecs aux Allemands et sur lequel la chronique fait une lumière suffisante : Dicebatur publice, nec a versimili multum abhorrebat, quod de conscientia et mandato imperatoris Græcorum, nostrorum provectibus invidentis, constructa fuerunt hæc tam periculosa molimina  :  suspectum enim semper et habuisse et habere Græci dicuntur nostrum, maxime Theutonicorum, tanquam imperium æmulantium, incrementum omne. Moleste siquidem fuerunt, quod eorum rex, Romanorum se dicit imperatorem : in hoc enim suo nimium detrahi videtur imperatori, quem ipsi monarcham, id est singulariter principari omnibus dicunt, tanquam Romanorum unicum et solum imperatorem36.

L’en disoit communement, et ge crois que ce fu voirs, que li Grezois avoient ce fet par la volenté et par le commandement l’empereeur Manuel qu’il ne vossit mie que ces genz d’Alemengne venissent a bon chief de leur enprise, quar li Grezois ont tozjorz envié seur ax, mes ne voudroient pas que leur pooir creüst ne s’amendast : trop ont grant desdeing de ce que l’empereeur d’Alemengne se claime empereeur des Roumeins ausint comme li leur empereres, porce qu’il dient que li leur empereres doit avoir la seingnorie touz seus seur tout le monde. (l. 38, p. 741)

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La valeur historique de cet extrait provient sans doute de l’importance de son information. Si, au sujet des Croisés allemands, Guillaume de Tyr et son adaptateur ne conviennent pas d’une même vision, comme le prouve encore une fois dans cet exemple l’incompatibilité du nostri de solidarité avec la périphrase ces genz d’Alemengne qui exprime une certaine condescendance, les Grecs ont réussi à rallier les deux chroniqueurs dans le même camp. Partout dans la chronique latine et dans sa version française, le caractère et le comportement de cet ennemi semblent inspirer du ressentiment comme le décrit Thomas Rödig37, tout comme le Musulman, cet autre ennemi dont il sera question ci-après. 2. 3. Les Musulmans Le Musulman est avant tout un facteur unificateur. En dépit de leur gravité, les tensions entre Byzantins et Latins s’effacent et se relèguent au second plan 36   L. XVI, ch. 21, l. 40, p. 741  : On rapportait publiquement, et ceci était fort vraisemblable, que ce fut l’empereur, jaloux de l’avancée des nôtres, qui déploya ces efforts si dangereux, sciemment et sur son propre mandat. On disait que les Grecs avaient toujours redouté, et qu’ils continuent à le faire, tout le progrès des nôtres, en particulier celui des Teutoniques, comme d’un empire rival, et qu’ils supportaient avec chagrin que leur roi se dît empereur des Romains. Ils y voyaient en effet comme un grave abaissement de leur empereur qu’ils appelaient eux-mêmes « monarque », autrement dit le seul et unique qui passait parmi tous les princes pour empereur des Romains. 37   Th. Rödig, Zur politischen Ideenwelt Wilhelms von Tyrus, Frankfurt, Peter Lang, 1990, p. 86 : « ... der Erzbischof von Tyrus weder dem Nationalcharakter der Griechen, noch den politischen Zielen ihrer Kaiser Sympathie entgegenbrachte. »

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devant le combat principal engagé contre l’ennemi professant l’islam : « If there is one unifying thread which runs right through the Historia, it is the waging of war against the Muslims »38. Les termes mis en œuvre dans la chronique latine pour désigner l’élément musulman, qui appartient à une variété de nations, sont les plus courants dans le Moyen Âge : « Sarrasins, Turcs, Turcopoles, Philistins, Arabes, Égyptiens, Suriens, Perses, Bédouins, Maures, Nubiens, Almoravides »39. À cette liste de termes repris immanquablement dans l’Historia et L’Estoire de Eracles nous ajouterions ceux qu’apporte la mention des différentes sectes musulmanes tels que Turcommanni et Assassini. Chacun de ces termes possède ses constituants distinctifs et propres à établir l’identité du Musulman à l’aide d’un repère pouvant être la race, la langue ou même la secte. Ces noms en côtoient dans les deux chroniques certains autres tels que barbari, gentiles, pagani, infideles, impii, faisant tous l’objet d’un emploi polémique. Nous citons en outre quelques périphrases à forte charge condamnatrice : filii Sathanæ, filii Belial, Crucis hostes, etc. L’adaptation française respire à l’égard de l’ennemi musulman un sentiment d’hostilité plus enraciné; elle fait moins souvent mention de sentiments de sympathie éprouvés à l’égard d’un non Chrétien fidele a Dieu selon sa loi. Dans les deux chroniques, certains termes demeurent particuliers. Tout comme celui de Sarracenus par exemple qui sacrifie les critères ethniques au profit d’une même dominante religieuse et qui désigne indistinctement le Turc, le Persan, ou l’Arabe, celui de Turci s’applique lui aussi à tous les Musulmans. Son emploi n’exclut pas des flottements, car Guillaume de Tyr alterne parfois Turci et Turcommani, le second doté d’une mesure d’inimitié plus sensible. Le terme de paganus est peu fréquent : Guillaume lui préfère ceux d’impius et d’infidelis. À son tour, la religion musulmane reçoit dans la chronique latine une série de noms critiques. Le début de la chronique lance déjà error, doctrina pestilens, qui continuent à se répéter par la suite. Néanmoins, la vision de l’archevêque de Tyr qui se veut plus qu’un simple polémiste ne peut pas se réduire à une campagne d’épithètes. En effet, certains termes comme superstitio que l’historien alterne avec traditio, obéissent à un emploi conscient et résolu, puisque leur auteur les applique, comme le distingue bien Rainer Christopher Schwinges40, 38

  P. W. Edbury, J. G. Rowe William of Tyre, Historian of the Latin East, p. 151.

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  É.-M. Langille, La Représentation de l’islam et du monde musulman chez Guillaume de Tyr, p. 74. 40   R. C. Schwinges, Kreuzzugsideologie und Toleranz, Stuttgart, Hiersmann, 1977, p. 111 : « Wilhelm war in der Lage, den orthodoxen so gut wie den häretischen Islam mit dem Christentum in Beziehung zu bringen; er muss etwas von den entscheidenden Differenzen und Gemeinsamkeiten der drei religiösen Richtungen gekannt haben, als er schrieb : Qui enim Orientalium superstitionem sequuntur, lingua eorum Sunni dicuntur; qui vero Ægyptiorum traditiones præferunt, appellantur Siha, qui nostræ fidei magis consentire videntur. Über die Kenntnisse hinaus zeigt dieser Satz eine klare Præferenz der religiösen Orientierung der Ägypter. »

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le premier aux Musulmans sunnites et le second aux Chiites. L’Estoire de Eracles, en revanche, s’accommode difficilement de ces détails : son auteur se heurte à des ennemis qui ne font qu’un seul islam. Il paraîtrait difficile, dans ce climat tendu, qu’il soit jamais question de bonnes relations entre Croisés et Musulmans. Bien que rares, certains jugements positifs sont pourtant émis de temps à autre par l’archevêque. L’Historia offre, en effet, un nombre de pauses pacifiques, scènes de réconciliation, voire de collaboration militaire, où on voit les adversaires que sépare une échelle de valeurs religieuses, morales et sociales, ralliés par le souci d’intérêts communs. Parfois, Guillaume de Tyr reconnaît aux chefs et princes musulmans, avec la perspicacité de l’observateur mêlé aux événements, des qualités de courage et de diplomatie. Ces moments d’entente mobilisent une série de mots positifs, voire d’expressions élogieuses, comme magnus princeps, nobilis satrapa41, que L’Estoire de Eracles reprend de son côté par granz princes, gentils hom ou bien preuz42, épithète bien affectionnée par l’auteur. Les actes de générosité entre ennemis jurés sont ainsi l’objet d’un intérêt particulier. En 1137, Sanguin, ennemi redoutable des Francs, désireux de ressaisir la citadelle de Mont-Ferrand, assiège le château de MontFerrant. Apprenant l’arrivée imminente de renforts aux assiégés, il craint la revanche des Latins : (Sanguinus) ... antequam ad obsessos hic rumor perveniat, de pace primus missis internuntiis dominum regem, et principes suos alloquitur, dicens : « Castrum jam semirutum, ante se diu non posse stare; populum jejunum et fame laborantem, resistendi vires et animos amisisse; suum vero e contra exercitum, necessariis abundare  : tamen domini regis intuitu, qui magnus et eximius esset princeps in omni populo christiano, dicit se universos captivos quos paulo ante ceperat, tam comitem quam alios restiturum, et domino regi cum omnibus suis liberum et tranquillum exitum, et ad propria reditum, indulturum, si ei castrum omnibus vacuum restituere voluerint  ». Nostri porro nescientes tam præsens esse subsidium, præterea fame, vigiliis, laboribus, angore attriti, vulneribus confossi letalibus, imbelles facti et

Por ce (Sanguins) s’avança molt sagement, einçois que cil dedenz seüssent nule nouvele de la venue de ce secors, si leur envoia mesages por parler de pes. Bien est voirs que li chastiaux estoit qamoissiez en meinz leus, ne le pooient plus tenir; d’autre part il soufroient mout d’angoisse et grant perill de puor et corrupcion d’air por la grant planté des navrez et des autres malades qui dedenz estoient : ce ne leur pooient nier cil qui ce soufroient, que cil dehors en estoient tuit certein. Li olz Sanguin si com il pooient bien veoir, estoit planteïs de viandes et de tout aesement, par que certeinement savoient que longuement ne se pooient deffendre. Mes por ennor del roi qui estoit un des granz princes del monde, Sanguin qui estoit au desus, li vouloit fere cortoisie  : le conte de Triple qu’il tenoit en prison et touz les

41   L. XVI, début du ch. 8, p. 715 : ... nobilis quidam Turcorum satrapa (Un grand satrape turc) et : ... uns granz princes de Turquie, gentils hom et puissanz, p. 715. 42   L. XVIII, ch. 9, l. 7, p. 832 : ... ut filium suum Nosceradinus in Calypham erigeret (afin d’intoduire au Caliphat son fils Nosseradin) et : Ce fist par cele entancion qu’il avoit un filz, preu et sage chevalier, p. 832.

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exhausti viribus, verbum oblatum cum omni aviditate suscipiunt, admirantes, unde tanta hominis tam inclementis processerit humanitas43.

Crestiens prisons que il avoit, li estoit prez de randre et conduire le roi et sa gent tout sauvement jusque en sa terre o toute leur gent, mes qu’il li rendissent ce chastel qui asis estoit vuit de gent et d’autres garnisons. Quant li nostre qui asis estoient oïrent cele parole, por les granz engoisses qu’il soufroient de geuner, de veillier, de maladies, de travaux, de poors, grant joie en orent et mout volentiers le reçurent. Seur toutes riens s’emerveillierent comment si crueix hom qui estoit au desus com il, avoit tel pitié d’aus et leur fesoit si bele bonté. (l. 7, p. 650)

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Voilà un exemple de compromis possible entre les Croisés et les Turcs. Il s’agit des négociations qui opposent les Francs à Sanguin. Dans les deux textes, l’ensemble des termes latins et français suffisent pour esquisser son portrait. L’expression de grant porveance pourrait être prise dans l’exemple avec une valeur positive, à savoir celle d’« avisé », et l’adjectif inclementis ainsi que son équivalent français crueix sont employés tous deux à dessein avec une valeur excessive, dans l’intention de rehausser le mérite de la bonne action, humanitas ou si bele bonté. En outre, le comportement de Sanguin envers le roi, tractatus satis humane, est d’autant plus méritoire qu’il provient de l’adversaire le plus acharné et qu’il tient compte de la dignité royale, dans une situation où le roi perd l’avantage. En plus de la narration de ces faits qui réussit à détendre l’atmosphère hostile de l’Historia, de nombreuses réflexions ethnologiques permettant une meilleure connaissance des nations musulmanes sont dans la chronique une source de réjouissance. Guillaume de Tyr n’hésite guère à brosser le portrait des groupes ethniques, sinon à glisser des notes sur leurs mœurs, modes de vie ou croyances. Entre autres, la chronique mentionne à maints endroits la secte des Assassins et les développements que leur consacre le chroniqueur paraissent assez fournis. 43

  L. XIV, ch. 29, l. 8, p. 650 : Avant que ces nouvelles ne fussent parvenues aux assiégés, Sanguin envoya avant tout des messagers au roi pour parler de paix, à lui et à ses princes, et il lui dit que le château était à demi détruit et qu’il ne pourrait pas tenir longtemps, que le peuple était accablé par la faim et qu’il avait perdu trop de ses forces et de son courage pour pouvoir résister, alors que les siens abondaient en provisions ; enfin, que par égard au roi, qui est le plus grand et le plus remarquable prince de tout le peuple chrétien, il lâcherait tous les captifs qu’il avait pris peu de temps auparavant, aussi bien le comte que les autres prisonniers, et qu’il permettrait au roi et à tous les siens de sortir librement et en toute tranquillité et de rentrer chez eux, si on voulait lui rendre le château débarrassé de tous. Les nôtres ignoraient que le secours était imminent et, accablés sous le poids de la faim, des veilles, des travaux et de l’angoisse, mortellement blessés, dépourvus de leurs armes et épuisés de fatigue, accueillirent l’offre avec une grande envie, étonnés de ce que ce geste humain pût provenir d’un homme aussi impitoyable.

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C’est alors au niveau de ces réflexions que L’Estoire de Eracles commence par se différencier de son modèle : Prædictam vero Paneadensium urbem, quam ita diximus domini sui absentia superatam, quidam Assissinorum magistratus, Emir-Ali nomine, a populo suo diu possessam, suscepta pro ea compensatione placita, nostris non multo ante tempore resignaverat et tradiderat habendam, quam sine temporis intervallo rex prædicto viro, jure hereditario concesserat possidendam. Quis autem sit Assissinorum populus, et quam frivolas et Deo odibiles sequatur traditiones, in sequentibus loco et tempore docebimus : interim autem id de eis novisse sufficiat, quia populus est Christianis, et aliarum sectarum nationibus, et maxime principibus suspectus admodum, et merito formidabilis44.

Uns sires des Hasasis qui avoit non Emiralis, l’avoit tenue longuement, mes li rois l’en avoit doné resnable eschange en terre que il mieuz amoit, et la cité avoit donée a celui Renier dont ge vos ai parlé. De ce pueple des Hasasis qui sont si deceue gent qu’il ne sevent qu’il croient, je vos parleré apres ; mes endementres sachiez qu’il sont mout a douter aus granz homes de la Crestienté et des autres lois meïsmes, por murtres et por autres traïsons qu’il font as princes des terres. (l. 13, p. 634)

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Comme il figure dans la partie objet de notre étude, ce passage nous a paru d’un certain intérêt. Il ne livre pourtant pas la totalité des informations souhaitées, mais il permet au moins d’examiner l’attitude prise à l’égard de certaines sectes musulmanes radicalistes. Le passage laisse voir clairement l’attitude hostile de Guillaume de Tyr à l’égard de la secte qui relève de la branche chiite selon l’emploi de traditio. Son jugement non seulement porte sur la croyance religieuse, comme l’illustrent les expressions fortement réprobatrices frivolæ et Deo odibiles traditiones, ou même comme l’explicite l’adaptation française qui propose ce peuple des Hasasis qui sont si deceue gent qu’il ne sevent qu’il croient, mais il s’élabore en avertissement exprimant ses craintes politiques, puisque la secte constitue une menace sérieuse : suspectus admodum et merito formidabilis. Sur cet avertissement l’adaptateur se permet de gloser. Il apporte un plus grand éclairage sur le rôle dangereux que la secte a pu jouer, en ajoutant des informations qu’il puise dans l’actualité. Au total, toutes ces différences qu’implique la croisade ne nous conduisent nullement au point de parler en termes d’opposition entre la chronique latine et 44   L. XIV, ch. 19, l. 13, p. 634 : Après avoir longtemps appartenu aux Assassins, la ville de Panéade, dont nous avons dit qu’elle fut prise en l’absence de son prince, nous a été cédée il n’y a pas très longtemps par un certain chef, nommé Émir Ali, en échange d’une récompense satisfaisante. Sans tarder, le roi l’avait donnée à Renaud Brus, comme propriété à posséder à titre héréditaire. Nous apprendrons par la suite qui fut ce peuple des Assassins et quelles traditions futiles et odieuses à Dieu il suivait. Il suffirait de savoir cependant que ce peuple est très suspect et redoutable à juste titre pour les Chrétiens ainsi que pour les sectes de toute autre nation, mais surtout pour les princes.

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son adaptation. Entre la croisade de Guillaume de Tyr qui mobilise vers l’Orient au nom d’une doctrine religieuse des armées multinationales à la rencontre d’autres nations nombreuses et qui rejaillit dans son œuvre en un important recueil d’informations historiques et géographiques, et celle d’un adaptateur tardif qui fait prévaloir l’idée d’une expédition libératrice et régie par la répugnance pour tout ce qui sort de la tradition chrétienne occidentale, voire régionale, il est question plus précisément de restriction de vision, d’adaptation à une échelle de moindre envergure. L’auteur de L’Estoire de Eracles semble ainsi avoir procédé selon une voie particulière, qui consiste à puiser dans la matière historique mise à sa portée ce qui est susceptible de répondre à ses affinités et d’être réutilisé, au prix de quelques cisaillements, à ses propres fins.

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Chapitre 2 La foi chrétienne

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a ferveur chrétienne qui anime mieux L’Estoire de Eracles que l’Historia constitue, à elle seule, un autre thème méritant notre attention. Outre la réticence de l’auteur français aux citations classiques et mythologiques, à l’emploi de la datation romaine, son souci de faire les renvois nécessaires aux fêtes liturgiques et les commentaires personnels constituant de véritables témoignages apostoliques, l’examen de la religiosité de l’auteur ne saurait être exhaustif cependant si ne sont pas pris en considération certains autres aspects, tout aussi significatifs. Effectivement, en nous maintenant à un même niveau de pensée, celui des tendances personnelles de l’auteur, en fonction desquelles L’Estoire de Eracles se voit animée d’une ferveur que l’on qualifierait de « populaire », nous trouvons dignes d’être signalés le souci de son auteur de développer les scènes de la vie chrétienne quotidienne et son goût marqué pour le surnaturel. Toute une dimension spirituelle en découle. La conception que L’Estoire se fait de Dieu et de l’intervention divine marque de nuances humanisantes, celle, fataliste, qui domine l’Historia.

1. Une ferveur populaire Ce n’est pas, avant tout, la même ferveur dans la chronique de Guillaume de Tyr et sa version française. Plus précisément, il n’est pas question d’ardeur religieuse, mais de l’expression que prend celle-ci dans l’une et l’autre version. En comparaison avec l’Historia qui met de côté le menu détail, L’Estoire de Eracles a tendance à exploiter les scènes de conversion et du rituel, à multiplier les sermons et à exagérer l’interprétation que Guillaume de Tyr donne des apparitions et des présages. Face à l’importance qu’acquièrent ces thèmes, la chronique latine

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se montre d’un certain détachement, signe, non d’une religiosité moindre, mais de rationalité. Même si le choix des scènes dans l’Historia dénote un certain penchant à consolider les principes de la foi et à ranimer la ferveur, face à son adaptateur, Guillaume de Tyr fait figure de rapporteur objectif : His omnibus ignem subjiciunt, vento nostris obvio fomitem et vires ministrante. Hic incendii vicinioris afflatu, fumique occurrentis nube densissima, nostris ingeminatur molestia : cum ecce ad venerabilem virum dominum Robertum Nazarenum archiepiscopum, qui crucem dominicam bajulabat, omnis populus cum clamore et ejulatu conversus, postulabat cum lachrymis, dicens : « Ora pro nobis, pater; et per hoc vivificæ crucis lignum, quod manibus gestas, in quo nostræ salutis auctorem credimus pependisse, erue nos ab his malis, nam diutius sustinere non possumus. » Erat autem populus, in modum fabrorum officinas exercentium, vento agitante fuliginem, tam facie quam toto corporis habitu, nigredine factus decolor ; et tam æstatis quam incendiorum caumate duplicato, ad supremam afflictus siti, supra vires laborabat. Ad has itaque gementis populi voces, vir Deo amabilis, contritus corde, et animo valde compatiens, salutare lignum erigit contra incendia, quæ illi totis viribus procurabant : et invocato de supernis auxilio, statim adfuit virtus divina, et in momento conversis in oppositum flatibus, incendia simul cum tetra fumi caligine in hostes, qui nostrum præcedebant exercitum, se dirigunt : et quæ in nostram paraverant læsionem, in suam vident retorta perniciem45.

Li Turc giterent feu grezois partout, si qu’il sembla que toz li païs ardist. La famble haute et la fumée espesse feroient noz gens en mie les eulz. Lors parfurent il si entrepris qu’il ne sorent que fere, mes quant li granz besoinz est et les aides des homes faillent, lors doit l’en requerre l’aide Nostre Seingneur et li crier merci que le sien conseill i mete : einsint le firent nostre Crestien a ce point, quar il apelerent l’arcevesque Robert de Nazaret qui portoit la voire croiz devant aus, et li requistrent qu’il priast Nostre Seingneur, qui por aus sauver avoit mort souferte en cele croix, que il les gitast de ce perill, quar il ne pooient plus soufrir, ne s’atendoient mes secors, se le sien non. Voirs est qu’il estoient ja tuit noir et tuit broiz ausint comme feure, del feu et de la fumée. Li arcevesque descendi et se mist a genolz, Nostre Seingneur pria a granz lermes que il eüst pitié de son pueple, puis se dreça et tendi la voire croiz encontre le feu que li venz amenoit esforcieement vers aux. Nostres Sires par sa merci regarda ses genz el grant perill qu’il soufroient, quar li venz torna tantost qui flati le feu et la fumée emmi les vis a ceuls qui alumé l’avoient, si que par force les fist foïr touz esperpilliez parmi les chans. Li nostre, quant il virent ce, commencierent a plorer de joie, que bien aperçurent que Nostres Sires nes avoit pas oubliez ; tuit en furent rafreschi de fere la besongne. (l. 23, p. 723)

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45   L. XVI, ch. 11, l. 18, p. 723 : Les ennemis mirent le feu alors que le vent animait les flammes contre les nôtres. Les contraintes redoublèrent encore à cause du souffle qui rapprochait l’incendie et des nuages très épais de fumée. C’est alors que tout le peuple s’approcha de Robert, homme vénérable, archevêque de Nazareth qui portait la croix du Seigneur, et lui demanda en poussant des lamentations et versant des pleurs : « Prie pour nous, Père, et avec cette croix que tu tiens entre tes mains et dont dépend notre salut

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Dans les deux versions, l’événement rapporté forme un témoignage de foi. Il revêt dans L’Estoire de Eracles un caractère moins officiel, puisque les deux additions qu’effectue l’auteur renferment, la première un sermon et la seconde le rituel de la prière, et qu’elles semblent s’adresser au large public qui, seul, peut y voir de l’intérêt. Le sermon se présente dans l’extrait français comme le couronnement de tout le récit qui précède et qui lui sert ainsi d’exemplum46, et de prélude pour la scène de l’intervention divine. La description de l’archevêque priant suspend l’action en vue d’accroître l’intérêt de la scène. En revanche, Guillaume de Tyr ne sent pas le besoin d’entrer dans les détails : l’extrait latin se présente par conséquent tel un rapport historique, moins subjectif que sa version française qu’amplifient des informations puisées dans la propre imagination de l’adaptateur. L’intervention divine, quant à elle, mériterait d’être vue de plus près. Dans les deux versions, son existence répond à un certain besoin. En effet, la littérature médiévale, celle de la croisade en particulier, fait une large place au surnaturel. Le surnaturel a la vertu de renouveler la foi, comme l’explique J.-Th. Welter en montrant que les prédicateurs de la croisade ont eu recours « aux faits d’actualité, aux récits d’apparitions dans le but de provoquer l’enthousiasme des foules pour la prise de la croix »47. La présence favorable d’une force divine est, par la vertu de la prière, l’expression d’une parfaite concordance entre les besoins des hommes et le plan divin. Elle est donc un message adressé à la foule avide de signes, à tendance religieuse « qui a le goût du merveilleux, voire du fantastique, qui est en perpétuelle attente du miracle »48. Cette constatation est bien illustrée dans l’exemple cité ; le message est adressé non seulement aux fidèles en détresse, mais aussi à leurs adversaires. L’étonnement de ces derniers est rendu par des expressions faites au moyen du verbe voir, verbe de perception qui garantit l’authenticité du récit. Ces expressions, telles que in suam vident retorta perniciem comme nous le croyons, épargne-nous ces malheurs parce que nous ne pouvons plus supporter plus longtemps. » Les nôtres étaient alors comme des artisans travaillant dans un atelier, parce que le vent qui avait agité la suie avait teint de couleur noire les visages et le corps en entier. Le peuple, affligé jusqu’au dernier point par la soif, souffrait la double chaleur de l’été et des flammes. Compatissant avec les gémissements du peuple, le cœur et l’âme serrés, l’homme aimable de Dieu éleva la croix salvatrice contre le feu, dont on s’occupait de tous les moyens. Et, après qu’il eut imploré le secours du ciel, la puissance de Dieu se déploya et tourna en un instant le vent dans le sens opposé; les flammes ainsi que le hideux nuage de fumée se dirigèrent vers les ennemis, postés devant notre armée. 46   J. Th. Welter, L’Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge, Thèse principale pour le Doctorat ès Lettres présentée à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, Paris-Toulouse, E.-H. Guitard, 1927, p. 1 : « Par le mot exemplum, on entendait, au sens large du terme, un récit ou une historiette, une fable ou une parabole, une moralité ou une description pouvant servir de preuve à l’appui d’un exposé doctrinal, religieux ou moral. » 47

  Ibidem, p. 22.

48

  Étienne Delaruelle, La Piété populaire au Moyen Âge, Torino, Bottega d’Erasmo, 1980, p. 198.

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et quant il virent ce, se présentent dans L’Estoire comme un commentaire, sincère témoignage. Très consciente du goût de l’époque, l’Historia elle-même abonde en exemples de signes, apparitions de comètes le plus souvent, interprétées comme étant le présage d’un danger. Si le signe « n’est ni un hasard, ni un phénomène naturel, il est annonce »49, dans l’Historia et dans L’Estoire de Eracles, qu’il soit ou non l’objet de réflexions personnelles, il implique la présence d’une force providentielle, qui, cependant, n’est pas vue de la même façon par les deux auteurs. Dans l’exemple proposé, les termes qui lui sont décernés ne peuvent pas concorder, puisqu’ils rendent compte de deux concepts différents. Guillaume de Tyr parle de virtus divina et son adaptateur de merci : la notion de puissance cède dans L’Estoire à celle de miséricorde. Pareillement à la version latine, L’Estoire de Eracles demeure de son côté éprise d’apparitions miraculeuses, qu’elle soumet à une interprétation abusive. L’enchantement, dans la chronique française, ne provient pas seulement de l’étrangeté du phénomène météorologique, mais c’est celui que procure la senefiance, autrement dit le fait que le signe exprime un décret divin, « un ordre du monde autre »50 : Post eosdem etiam dies visa sunt in Oriente signa et prodigia multa in cœles­ tibus. Nam per quadraginta dies, et eo amplius, cometa circa noctis initium visus est longe comam trahere, et iterum ab ortu solis usque ad horam tertiam visus est sol duos habere collaterales, paris magnitudinis sed inferiores splendore solis. Visa est et Iris circa solem, suis distincta coloribus. Quæ omnia erat mortalibus nova portendere51.

En celui tens aparurent meint sisne merveilleus et espoentables en cele terre d’Oriant, quar l’en vit continuelement qarante jorz, a l’anuitier, l’estoile que l’en cleime comete, qui avoit une roe de feu si grant que touz li airs en estoit alumez. Au matin, des que li soulauz levoit, jusq’a l’ore de tierce, veoit on qu’il i avoit deus soulauz deça et dela ausint comme li veraiz souleuz, mes n’estoient mie si clers. Entor le souleill aparoit l’arc el ciel et les coulors que il a mout espertement. Toutes ces choses senefioient muances et noveletez el monde ça aval. (l. 27, p. 460)

51

Même si l’Historia et L’Estoire de Eracles s’avèrent non concordantes sur l’expression de la ferveur religieuse, ces exemples montrent que la littérature

49

  A. Dupront, Le Mythe de Croisade, vol. III : Connaissance de la Croisade, p. 1335.

50

  Ibidem, p. 1335.

51

  L. XI, fin du ch. 5, l. 27, p. 460 : Quelques jours après, apparurent dans le ciel d’Orient de nombreux signes et prodiges. Pendant quarante jours et un peu plus, on voyait en début de nuit une comète traînant une longue queue et, dès le lever du jour jusqu’à la troisième heure, un soleil à deux anneaux, aussi grands que le soleil mais de brillance moindre. Autour du soleil on voyait l’arc-en-ciel avec ses couleurs distinctes. Tout ceci annonçait du nouveau aux mortels.

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médiévale « reste attachée aux systèmes théologiques d’interprétation du visible par l’invisible »52. Dans les deux chroniques, la question de la ferveur et des présages met en évidence un thème principal, la conception de Dieu, qui possède ses propres caractéristiques.

2. Dieu dans l’Historia et dans L’Estoire de Eracles La liste des termes que Guillaume de Tyr et son adaptateur déploient pour désigner la présence divine, favorable ou non, montre qu’il ne s’agit pas d’attributs exacts. L’idée qui prévaut chez Guillaume de Tyr est celle d’une force providentielle qui dispose du cours des événements sur terre d’une « intelligence divine ... qui comprend en soi toutes les choses de ce monde, c’est-à-dire leurs natures et les lois de leur développement »53. Nous le percevons notamment grâce aux expressions classiques, réutilisées dans l’Historia avec un sens chrétien, mais soigneusement éludées dans l’adaptation française qui répugne aux traces de la civilisation païenne. L’adjectif divinus, exemple assez particulier en raison de sa fréquence, ne subsiste point, aucun équivalent français propre n’en ayant été enregistré. Son traitement, comme dans l’adaptation de virtus divina en Nostres Sires par sa merci regarde ses genz, exprime clairement le rejet de sa forme profane. Il en est de même dans cet échantillonnage effectué sur une étendue plus large : l’expression fulmen divinitus immissum54 correspond à cheï la foudre, celle de divina clementia aliter ordinat55 est rendue par nostre Sires l’atorne tot autrement. En revanche, dans L’Estoire de Eracles, le concept de toute-puissance n’est pas totalement éclipsé. Bien que moins nombreuses que celles qui attribuent à Dieu le concept de pitié et de miséricorde, certaines citations françaises comme si com Nostres Sires le volt qui legierement fet tex miracles quant lui plest pour victoria de cœlis concessa56, confirment la reconnaissance de l’auteur. Face à la volonté de Dieu, le fidèle chrétien ne tient pas non plus la même place dans l’Historia et L’Estoire de Eracles. Guillaume de Tyr se montre adepte d’une certaine dépendance de Dieu, comme le disent Peter Edbury et John Rowe : « William was heir to the traditional Augustinian doctrine of man’s dependence on God’s grace »57. C’est ce qui explique l’emploi, dans un but principalement esthétique, des tournures chrétiennes telles que Deo placito ou auctore Domino, dont la récurrence est si massive cependant qu’elle a fini par acquérir la nature d’un automatisme. Cette dépendance de Dieu n’est pas pour52   F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe – XIIIe siècles), t. II : L’Autre, l’ailleurs, l’autrefois, Paris, Champion, 1991, p. 753. 53

  É. Gilson, L’Esprit de la philosophie médiévale, 2e éd. revue, Paris, Vrin, 1944, p. 352.

54

  L. XVI, ch. 17, l. 6, p. 733.

55

  L. XII, ch. 12, l. 8, p. 528.

56

  L. XIII, ch. 16, l. 49, p. 580.

57

  P. W. Edbury, J. G. Rowe, William of Tyre, Historian of the Latin East, p. 154.

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tant si aveugle. Très souvent, à l’occasion d’une intervention personnelle qui commente les défaites ou les victoires, l’archevêque de Tyr n’hésite pas à en calculer rationnellement les causes et à faire valoir les efforts blâmables ou méritoires de ses compatriotes. Ces commentaires rendent compte de l’importance de l’intervention humaine dans le cours des événements. Guillaume de Tyr laisse donc à l’homme une certaine liberté pour ses manœuvres ; par conséquent, la volonté de Dieu peut se montrer influençable, par le biais de la prière notamment, laquelle, adressée dans les moments critiques présuppose la disposition de Dieu à l’exaucement. L’Estoire de Eracles prône de son côté une dépendance moins passive. Très souvent, dans ses gloses moralisatrices, l’adaptateur se voit dans l’obligation d’invoquer le secours divin, mais il révèle en même temps une confiance dans la capacité humaine à accomplir l’œuvre, que la grâce divine se charge de mener à son succès. Ainsi, le théocentrisme de Guillaume de Tyr se retrouve dans L’Estoire relativisé, portant des influences essentiellement chrétiennes parmi lesquelles la clémence. Dans l’exemple suivant, invocato de cœlis auxilio58, repris dans il cria a Nostre Seingneur merci que cel jor secoreüst son pueple, tout comme dans l’extrait cité, ce sont les termes de pitié et de merci que l’auteur propose infailliblement aux expressions doctrinaires de Guillaume de Tyr. Au total, l’Historia paraît dominée par l’image d’un Dieu biblique et exigeant, un Dieu juge, « débiteur impitoyable »59, auquel le fidèle doit un respect religieux doublé d’une obéissance révérencieuse aux institutions ecclésiastiques. L’Estoire de Eracles s’efforce de son côté de prêcher un amour inspiré de la figure humaine de Jésus qui supplée à Dieu, atténuant le sentiment du devoir et réhabilitant la possibilité d’accomplir ses engagements plus par dévotion que par crainte. L’auteur de L’Estoire de Eracles opère ainsi une adaptation humanisante du modèle latin. En d’autres termes, tout comme pour le thème de la croisade qu’il conforme à ses goûts, la question de Dieu est considérée dans L’Estoire de Eracles comme ayant été ramenée aux propres paramètres de l’auteur, dénuée de son dogmatisme et mieux imprégnée des principes de la foi chrétienne.

58

  L. XII, ch. 12, l. 35, p. 529.

59

  P. Grelot, Dieu, le père de Jésus Christ, Paris, coéd. Desclée, 1994, p. 92.

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Chapitre 3 Les récits de combat

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utre le sentiment religieux, les récits des combats constituent un second thème dominant dans L’Estoire de Eracles. Leur traitement met en relief le goût de l’adaptateur français pour les exploits chevaleresques qui valorisent le mérite des Croisés. Certains points de ces récits, comme la description de l’affrontement, la mise en valeur de l’expérience des combattants, le ravitaillement, la justification des défaites et le butin, sont particulièrement affectionnés, le plus souvent amplifiés de détails poignants, propres à rehausser l’intérêt dramatique. Il convient au passage de mentionner le vocabulaire paroxystique qu’ils mobilisent, destiné à l’éloge de la prouesse de certains, au dénigrement des forces de certains autres du camp opposé ou à la description des souffrances des civils qu’inflige la cruauté de l’ennemi. Guillaume de Tyr lui-même n’est pas avare de termes laudatifs, contempteurs, pathétiques ou réprobateurs, qui demeurent toutefois inférieurs en quantité et en expressivité à ceux du récit français. Certains même, chers au cœur de l’archevêque, comme les deux comparaisons antithétiques leo et lepor, adoptées pour qualifier respectivement le courage de son héros et la lâcheté de son ennemi, sont bien appréciés par l’adaptateur qui les soumet à un emploi régulier60. À leur tour, les récits épiques de la version fran-

60   L. XIII, ch. 18, l. 50, p. 584 : Rex vero in condensis hostium cuneis, strenuis quibusdam, et illustribus comitatus, quasi leo fulminat (Le roi, escorté de quelques combattants forts et illustres, fondit comme un lion sur les angles serrés des ennemis) et : Li rois s’en aloit ausi com uns lions ... l. 36, p. 584. Ou bien, L. XVII, ch. 9, l. 39, p. 773 : Fuit autem dominus Raimundus vir magnanimus, rei militaris experientissimus, hostibus supra modum formidabilis, parum tamen felix (Raymond fut alors un grand homme, ayant une très longue expérience dans l’art militaire, extrêmement redoutable chez les ennemis, peu heureux cependant dans ce combat) et : En ceste maniere fu finée la vie au prince Raimont

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çaise abondent en expressions comme de haut cuer61, mout hardiement ou mout viguereusement62, en procédés stylistiques hyperboliques, exagérations, gradations renforcées comme l’expression de la conséquence. La part des comparaisons et métaphores y est toutefois moins développée que celle de l’hyperbole, qui renforce l’atmosphère épique : « On a dit que la figure de style la plus naturelle à l’épopée était l’hyperbole, alors que l’image et la comparaison étaient en quelque sorte consubstantielles à la poésie lyrique »63. Notre propos dans l’étude qui va suivre entend considérer les manières particulières d’agencer le récit épique. Il s’agira d’abord de voir le respect de la même progression dramatique avec l’enchaînement des mêmes unités ou motifs narratifs, à savoir si les deux auteurs observent les mêmes techniques de narration épique ; ensuite, l’agencement des motifs eux-mêmes et, plus particulièrement dans L’Estoire, la part dévolue aux ajouts et à l’intervention personnelle de l’auteur.

1. Les motifs narratifs Thème majeur dans l’Historia et L’Estoire de Eracles, le récit des combats développe un nombre de motifs épiques, éléments de structure fixes. Et, de même que tout « motif [est] relié au langage formulaire »64, chacun des deux auteurs a fini par déployer dans son discours un choix de formules invariables. La présence de ces unités narratives illustrent ainsi l’observation de Jean Rychner sur les techniques narratives propres aux chansons de geste : « Nous distinguons dans une chanson le sujet, les thèmes, les motifs, le langage »65. On serait tenté de penser qu’en raison de sa nature d’œuvre historiographique, écrite de surcroît en une langue qui scelle son caractère officiel, l’Historia de Guillaume de Tyr remplirait moins rigoureusement ces conditions. Certes, la chronique latine ne porte point l’influence des chansons de geste, comme le fait en revanche son qui fu de mout grant cuer, puissanz chevaliers, fiers et hardiz. [Lions ne lieparz ne fu onqes tant doutez com si ennemi le doutoient], l. 44, p. 773. 61   L. XI, ch. 10, l. 14, p. 468 : Innovant ergo nostri, quasi novi recentesque, assultus (Les nôtres, ranimés et presque rafraîchis, renouvellent l’assaut) et : Nostre gent corurent sus de si grant cuer que il sembloit bien a chascun que li sieges deüst estre tost finez en cel jor, l. 10, p. 468. 62

  L. XI, ch. 17, l. 23, p. 482 : Cives autem e converso viri prudentes et strenui, et hujusmodi versutiarum non omnino expertes (Les habitants, par contre, hommes prudents, forts, et non habitués à ce genre de ruse) et : Li Turc de la cité n’estoient mie pareceus ne endormi, einçois se deffendoient mout viguereusement, l. 18, p. 482. 63

  A. Iker Gittelman, Le Style épique dans Garin le Loherain, Genève, Droz, 1967, p. 122. 64

  G. Jacquin, Le Style historique dans les récits français et latins de la quatrième croisade, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1986, p 263. 65

  J. Rychner, La Chanson de geste : Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève-Lille, Droz-Giard, 1955, p. 126.

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adaptation française, mais cette condition ne suffit pas pour nier que la composition de la matière narrative, celle du récit épique en particulier, y soit faite d’un nombre de développements narratifs, « stéréotypés sur le plan du récit tout aussi bien que dans l’expression »66 et y remplissant la même fonction que les développements de L’Estoire de Eracles. En effet, la lecture parallèle des motifs narratifs des deux chroniques ne trahit pas de différences fondamentales au plan de la fonction narrative du motif. D’emblée nous pouvons dire que, doté de sa fonction mnémotechnique, le motif constitue dans l’Historia et dans L’Estoire de Eracles une composante essentielle de la structure narrative, projetant sa propre fixité sur la matière vaste qu’est le récit épique et contribuant, par l’effet de reprises systématiques, à l’ancrage d’épisodes narratifs réguliers : fonction essentielle que ne discréditent pas même les amplifications qui viennent de temps à autre enrichir les motifs, conformément à la tendance de tout auteur médiéval à « manifester son invention en variant tel motif »67. Toutefois, on ne constate pas chez les deux auteurs de recherche de littérarité ni de tendance à l’affectation et le récit épique ne semble pas perdre de sa vraisemblance : Ce qui fait reconnaître la présence d’un motif consacré par l’usage, c’est la répétition autant que la forme, répétition à l’intérieur d’une même œuvre, ou retour de formes très semblables dans des chansons très diverses … Mais la fixité du motif n’est pas telle qu’elle interdise de menus changements, additions ou suppressions. Ces changements à leur tour n’ont de raison d’être que s’ils s’inscrivent dans la ligne traditionnelle restée reconnaissable68.

Néanmoins, c’est au niveau de ces changements impliquant l’absence de concordance des motifs en nature et en nombre que l’on pourrait enregistrer des différences entre la chronique de Guillaume de Tyr et son adaptation française. Cette dernière se distingue par l’existence d’un nombre de développements dont l’insertion s’effectue au prix de plus grands efforts, puisqu’elle doit déborder les limites de la matière narrative mise à la portée de l’auteur et faire appel à ses goûts personnels, où sont pris en compte ses aptitudes de jongleur, non de chroniqueur, ainsi que le besoin de respecter les exigences de l’auditoire. En en venant à l’identification des motifs narratifs dans l’Historia de Guillaume de Tyr, on trouverait que le récit épique, distinguant combats terrestres et opérations de siège, possède deux séries différentes de motifs. La première renferme le recrutement des forces, le déploiement des bataillons, l’arrivée des ennemis, la mêlée, la poursuite, le butin, le dénombrement des victimes et du butin, l’annonce de la victoire ou de la défaite. En revanche, le récit du siège commence systématiquement par la justification de la décision d’assiéger une ville : condamnation des manœuvres des ennemis, d’où la nécessité d’accroître 66

  Ibidem, p. 127.

67

  G. Jacquin, Le Style historique dans les récits français et latins de la quatrième croisade, p. 266. 68

  A. Iker Gittleman, Le Style épique dans Garin le Loherain, p. 132.

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le royaume de Jérusalem. Suit immédiatement une glose savante incluant un aperçu historique ou onomastique, et le récit se poursuit avec, successivement, l’arrivée de forces subsidiaires ou de flottes en cas de siège naval, la durée du siège, la construction de machines et de dispositifs, et enfin l’annonce du succès ou, par contre, de l’échec de l’opération. L’agencement de ces différents motifs respecte un ordre chronologique linéaire, apte surtout à recréer la progression de l’action qu’il permet ainsi de conserver dans ses lignes essentielles. Quant au langage formulaire, il favorise l’insertion systématique des motifs dans la trame narrative. Ce langage, formé d’un réseau d’expressions simples ou complexes, adaptées selon l’inspiration particulière du motif, s’avère parfois moins formulaire qu’on ne le pense. En admettant que la variabilité de ce langage fonctionne en proportion de celle du motif, en ce sens que plus ce dernier admet des développements et qu’il se présente «  orné avec plus ou moins d’abondance »69, plus son expression renonce à sa nature stéréotypée, l’expression de Guillaume de Tyr et de son adaptateur français n’a plus raison d’être « un mécanisme formulaire »70, dans les motifs amplifiés de développements libres. Curieusement, en dépit de la tendance de l’auteur français à l’expansion, c’est dans l’Historia que nous signalons mieux la présence de variations d’expression. L’archevêque enrichit parfois ses formules en s’appuyant sur le jeu des synonymes, des paronymes ou bien même sur les assonances, en fonction desquels il procède à des permutations au sein de la formule, comme le montre la majorité des expressions formulaires les plus récurrentes pour chaque motif dans le relevé suivant : ■■ Le recrutement et l’équipement des forces : acies instruere – classem parare – quelques expressions comparatives comme tam equites quam pedites – copias quantas posse convocare – quotquot invenire ou bien quotquot posse congregare ainsi que des tournures participiales telles que convocata ingenti militia – convocata ingenti multitudine. ■■ Le déploiement des troupes : les tournures participiales copiis locatis in girum – dispositis juxta rei militaris disciplinam aciebus – in circuitu dispositis et collocatis legionibus. ■■ L’arrivée des ennemis est presque toujours exprimée à l’aide d’une proposition temporelle introduite par dum. Une autre formule récurrente accompagne la venue des ennemis : le circonstanciel de manière cum tubarum et tympanorum strepitu. ■■ Les manœuvres : se mutuo (tot) horarum spatio conspicere – iter maturare – moram facere – videns se non proficere. ■■ La mêlée : l’expression commissa pugna est la plus fréquente pour annoncer le début du combat. Les péripéties de l’attaque et de la défense sont infailliblement émaillées des formules suivantes  : dissipere densissimos hostium cuneos – telorum et sagittarum immissio – gladiis experiri – viriliter irruere – operam consumere – et des circonstanciels assiduis assultibus – crebris assulti69

  J. Rychner, La Chanson de geste : Essai sur l’art épique des jongleurs, p. 151.

70

  Ibidem, p. 139.

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■■ ■■ ■■ ■■ ■■

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bus – assiduis vexationibus. Quelques métaphores classiques, comme Marte ancipiti, sont également mises en usage systématique. La poursuite des ennemis mis en fuite : les expressions in fugam vertere, nostris insectantibus. Le motif met en œuvre surtout des adverbes comparatifs tels que instantius, acrius, protervius, vehementius. L’assistance divine faite au moyen des expressions auctore ou bien opitulante domino – auxilium de cœlis implorare. Le dénombrement des victimes : les expressions cæsi sunt – exceptis sauciis letaliter – conditioni ætati aut sexui non parcere. La mention du butin : spoliis onusti – supra modum locupletati – immensa auri argentique pondera – vinculis mancipare. L’annonce de la victoire : concessa est autem victoria.

L’Estoire de Eracles reprend cet ensemble dans son intégralité et elle le complète avec d’autres motifs qui mettent mieux en évidence les sensibilités de l’auteur. Les nouveaux motifs, dont la description des ennemis et le portrait des chefs et princes croisés, reprennent en fait un certain contenu traité déjà dans les motifs de la narration latine. Ce même contenu se retrouve en revanche dans la version française à l’état isolé et bénéficiant d’une plus grande autonomie. Voici au total les motifs de L’Estoire : ■■ Le recrutement des forces : fere semonsse – concueillir par tot le païs une grant planté de gent – tantost assembler chevaliers et sergenz – apareillier navies et galies – apeler par letres et par mesages – par prieres et par loiers. ■■ Le portrait des chefs : bons chevaliers – champions Nostre Seingneur – sages et apenssez – preuz et hardiz. ■■ Le déploiement des troupes : metre les batailles en conroi. ■■ Les manœuvres : garnir d’armes et de viandes – chevauchier abandon – grever la terre – gaster la terre – corre par le païs. ■■ La mêlée : trere espessement d’ars et d’arbalestes – por aus garantir et deffendre – bien se contenir et viguereusement – commencier a huer et soner timbres et buisines et tabors – ot grant bataille fiere et perilleuse – li pongniez grant et fiers – la bataille fiere et aspre – ferir d’esperons – ferir d’espées et de maces. ■■ La description des ennemis : trop estoit esveilliez de mal fere – li Sarrazin s’engoissierent de mal fere – ne sai quanz Turs. ■■ Le butin : tuit enrichi – or et argent, robes et chevaux et armes. ■■ L’annonce de la victoire : ceste victoire otroia Nostre Sires. Nous faisons observer avant tout que l’Historia et L’Estoire de Eracles se rencontrent sur le fait que le motif de la mêlée est le plus sérieusement fourni de formules. Les deux auteurs y disposent d’une mesure de liberté certaine, montrant que « le cliché ou la formule sont ... les éléments premiers du motif qui les groupe de façon significative, mais souple »71. En revanche, à la différence des 71

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  A. Iker-Gittleman, Le Style épique dans Garin le Loherain, p. 132.

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expressions formulaires latines, celles de L’Estoire de Eracles ne sont pas aptes à recevoir des modifications. Tout au plus, elles se répètent à un adjectif ou un adverbe près. Non seulement elles remplissent mieux leur rôle de formules fixatrices, mais elles reflètent déjà l’état d’une langue frappée d’immobilisme. Cette description ne doit pas estomper la raison essentielle pour laquelle un récit médiéval ne peut pas valoir à l’expression française d’être enrichie de variations et que Jean Rychner résume comme suit : Le métier de jongleur, le chant public, interdisent absolument la recherche patiente d’une expression singulière et originale. Le jongleur n’en a pas le loisir. S’il compose oralement, il ne peut se relire; il lui est impossible en récitant, en improvisant, de chercher longuement l’expression qui lui conviendrait le mieux à tel événement, à tel sentiment, la description la plus propre à tel personnage, les couleurs, les sons, le décor particuliers à telle bataille.72

Lors de la déclamation, l’auteur de L’Estoire de Eracles se trouvant devant la double impossibilité de retourner sur ce qui a précédé et de s’attarder sur le soin de l’expression littéraire, le caractère mécanique de la formule stéréotypée dans l’adaptation française n’en est, dans ces conditions, que mieux confirmé. L’emploi de la formule ne saurait obéir qu’au besoin du moment et doit refléter en même temps le climat de spontanéité dans lequel s’est élaborée la narration épique. Dans l’exemple de la bataille du Mont Daniz, qui illustre tout cet état de choses, nous avons pris soin de mettre en relief les expressions formulaires propres à chacune des deux versions : Dispositis igitur de regis mandato, juxta rei militaris disciplinam, aciebus novem, nam septigentos in eo conflictu dicitur habuisse milites, et ordine congruo collocatis, Domini præstolantur misericordiam. Præmissis igitur tribus aciebus quæ agmina universa præcederent, domino quoque comite Tripolitano, cum suis dextrum cornu tenente, principibus vero Antiochenis in sinistro collocatis, pedestres manipulos in medio locat. Rex autem, aliis subsidium ministraturus, cum quatuor sequitur aciebus. Dumque sic instructi hostium adventum exspectant, ecce adsunt cum ingenti clamore et cum stridore tubarum et tympanorum strepitu, atrocissime in nostros irruentes. Erat autem eorum major in infinita multitudine fiducia, nostris autem in præsentia victoriosissimæ crucis, et in confessione veræ fidei spes amplior et

En ceste maniere furent bien apareilliez et bien armez au matin pour atendre les ennemis Dame Dieu. Li rois ot devisées ses batailles. Neuf en i ot, qar il avoit set cenz chevaliers. Il s’en issirent de l’ost tuit en conroi. Trois batailles envoierent avant, por ce qu’eles assemblassent premiers. Li quens de Triple fu a destre o tote la seue gent, et li baron de la terre d’Antioche chevauchierent devers senestre. Li sergent a pié furent mis el mileu. Li rois vint apres et fist l’arriere garde, et chevauchierent avec lui quatre batailles. Tandis com il s’en aloient einsint atiriez et chevauchoient tout le pas, estes vos que li Turc sourdirent encontre aus ; mout i vindrent a grant noise de tabors et de timbres, de trompes, de criz de genz : assez i avoit en aus orgueill, quar il se fioient en leur grant planté. Li nostre avoient leur esperance en la foi

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  J. Rychner, La Chanson de geste : Essai sur l’art épique des jongleurs, p.127.

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Les récits de combat indeficiens. Consertis igitur aciebus, et immixtis hostiliter legionibus, gladiis cominus agitur, et spretis humanitatis legibus, tanquam in feras immanissimas ardentibus studiis, et odio insatiabili utrinque decertatur73.

279 crestienne et en la voire croiz qui la estoit entr’aux; les batailles assemblerent mout fierement  ; n’avoient mie pitié li uns des autres ; esforcieement leur corurent sus ; trop estoit la haine enracinée dedenz leur cuers. (l. 16, p. 529)

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Dans l’extrait latin, les motifs se succèdent selon l’ordre établi : le recrutement des forces, le déploiement des troupes, l’arrivée des ennemis, la mêlée, la poursuite des ennemis et l’annonce de la victoire. Dans la version française nous retrouvons les mêmes éléments de composition, arrangés en accord avec le modèle latin et respectant ainsi un certain parallélisme que renforce à certains niveaux de transition la traduction presque littérale des expressions  : quod audiens Gazi qui correspond à quant Gazi sot leur venue ; ensuite, ea tamen die usque ad supremam vesperam campum non deseruit à cel jor meïsmes redemora il el champ jusque a midi. Quant aux expressions formulaires latines, celles qui prennent notamment la forme de construction participiale telles que dispositis aciebus et collocatis, consertis igitur aciebus, immixtis legionibus, nostris insectantibus, elles admettent toutes des variantes introduites au langage par le moyen de la synonymie, bien que la concision de l’ablatif absolu favorise le caractère stéréotypé de leur emploi. Ensuite, le motif de l’arrivée des ennemis est introduit par un mécanisme propre à ménager un effet de surprise : le dum temporel est renforcé une première fois par le présentatif ecce, et une seconde fois par le circonstanciel cum stridore tubarum et tympanorum strepitu. Le sens de ce dernier est rehaussé par l’adjonction du substantif stridor, favorisant la formation du couple synonymique. Ce sont également des synonymes qui ont permis de varier les deux formules instans animosius et auxilium invocare, relatives respectivement au motif de la poursuite des ennemis fuyards et à celui de l’assistance divine. En dehors de quelques exceptions, les formules stéréotypées françaises se présentent intactes. Les expressions chevauchoit abandon, feri des esperons, tant de gent com il pot avoir, ceste victoire octroia Nostre Sires as Crestiens sont utilisées dans la même forme qu’elles gardent sur toute l’étendue de L’Estoire. 73

  L. XII, ch. 12, l. 14, p. 529 : Ensuite, après que le roi eut ordonné de former neuf bataillons, conformément aux règles de l’art militaire, car on disait que dans ce conflit il y avait sept cent chevaliers, et de les déployer dans un ordre convenable, on attendit la miséricorde de Dieu. On dépêcha trois bataillons qui devaient précéder toute l’armée et, pendant que le comte de Tripoli tenait avec les siens l’aile droite et que les princes s’étaient rangés à gauche, le roi plaça les troupes des fantassins au centre et suivit lui-même avec quatre bataillons, dans l’intention de fournir de l’aide aux autres. Ils attendaient, armés ainsi, l’arrivée des ennemis, lorsque ceux-ci se présentèrent avec des cris énormes, un bruit strident de trompettes et du roulement de tambours. Ils se ruèrent sauvagement contre les nôtres en comptant sur leur grand nombre, alors que les nôtres plaçaient un espoir plus grand et indéfectible dans la présence de la Croix très victorieuse et dans la confession de la véritable foi. Les bataillons en vinrent aux mains et les légions s’entremêlèrent farouchement et tout se passa à l’épée, corps à corps et au mépris des lois humaines.

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Celles de a grant noise de tabors et de timbres, de trompes et les batailles assemblerent mout fierement sont appuyées de renforçateurs, qui peuvent être des termes positifs comme l’expression adverbiale d’un sentiment fierement, ou bien hyperboliques comme grant et mout. Il en est de même pour commença li abateiz mout aspres, formule très fréquente avec laquelle l’auteur français ne manque jamais d’annoncer un récit épique. Ces variations, contribuant à en enflammer l’expression, conformément à la tendance générale de L’Estoire de Eracles, ont toutes en commun cependant le fait de relever du style oral. Les récits de siège possèdent, à leur tour, un choix de motifs appropriés. Nous faisons néanmoins la distinction dans l’Historia entre le siège des villes intérieures, comme celui de Damas par exemple, et le siège des villes côtières. Le récit du premier est peu courant, vraisemblablement escamoté en raison de l’échec qu’essuyèrent les Croisés devant les villes désertiques, d’accès difficile. Il s’astreint dans ces conditions aux mêmes motifs et langage formulaire du récit de combat. Plus réussis sont les récits du siège naval. Seul le motif de l’intervention de la flotte, facteur déterminant pour le succès des opérations, suffit à faire bénéficier le langage d’un bon nombre de formules : ■■ La nécéssité d’accroître le royaume : ad regni obtinendum incrementum – regnum ampliare. ■■ La glose : est autem civitas una de suffraganeis urbibus – urbs metropoli intelliguntur esse subjecta – dicta est prisco vocabulo. ■■ Le siège : obsidione vallare – labore continuo – operam consumere – ad hanc perveniens – in obsidendo laborare – introitus et exitus negare – murum in pluribus locis molestare. ■■ La flotte : mari terraque urbem circumvallare – naves applicare – congregatis navibus – naves viris fortibus et bellicosis refertæ. ■■ La construction des machines : convocatis artificibus – machinas jaculatorias componere – erigere turres ligneas – turribus ligneis mœnibus violenter applicatis. ■■ L’annonce de la prise de la ville : capta est autem prædicta civitas. Dans L’Estoire de Eracles, le langage formulaire du récit de siège, pareillement au récit des combats, est moins susceptible de variations que son modèle latin qui se présente constamment mieux fourni : ■■ La nécessité d’accroître le royaume : comquerre la vile – comquerre aucunes des citez – Plus rarement, l’expression copiée sur le modèle latin l’acroissement del roiaume. ■■ La glose : c’est une cité qui siet en la terre de – et est obeissant a. ■■ La flotte : ne sai quant nes – navies pleinnes de viandes et de genz bien desfenssables. ■■ Le siège : a cele cité vindrent li nostre – mout durement commencier a aprochier cele vile – grever la vile – fere flatrir arriere – etre esbahi et espoentez. ■■ La construction des machines : fere fere un chastel de fust – perrieres, mangoniaus et eschieles. ■■ La prise de la ville : la cité fu einsint prise.

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Nous ne pouvons omettre de mentionner la richesse remarquable en récits de siège du livre XI de l’Historia, lequel situe à leurs débuts les tentatives d’étendre le pouvoir central du royaume de Jérusalem et qui retrace, dans l’ordre chronologique, l’histoire des sièges navals dont furent la cible les villes côtières phéniciennes : Byblos, Tripoli, Beyrouth, Sidon, Tyr et Jaffa. Le siège de la ville de Beyrouth forme un excellent modèle, respectant l’ordre des motifs, tant dans la version latine que dans son adaptation française : Eodem anno prædictus Dei cultor, et magnificus triumphator, idem dominus rex curam gerens indefessam quomodo regnum sibi a Deo commissum posset ampliare, sumpta occasione ex galeis quibusdam quæ in regno hiemaverant, mense Februario, congregata pro viribus christiani populi, ex universi regni finibus multitudine, urbem obsidet Berythensium. Est autem Berythum civitas maritima, inter Biblium et Sydonem in Phœnice sita, una de suffraganeis urbibus quæ Tyrensi metropoli intelliguntur subjectæ, Romanis quondam acceptissima, ita ut jure Quiritium civibus concesso, inter colonias reputaretur... Advenerant autem, ut eidem urbi ministrarent subsidium, ex Tyro et Sydone naves quædam, viris fortibus et bellicosis refertæ. Quod si liberum introitum et exitum habere potuissent, inutiliter operam consumerent, qui obsidioni ejus incubuerant. Sed adveniente classe, de quarum ope confisus rex, opus præsens assumpserat, timentes se mari committere, protinus intra portum se receperunt ; ita ut civibus omnino per mare et introitus negaretur et exitus. Erat autem eidem civitati pinea sylva vicinior, quæ multam et idoneam obsidentibus, ad componendum scalas et quaslibet machinas, abunde præstabat materiam. Ex hac igitur erigentes sibi turres ligneas, et machinas jaculatorias componentes, et quæ adversus hujusmodi solent esse necessaria fabricantes argumenta, urbem continuis impugnant assultibus, ita ut nec horæ spatio, interdiu vel de nocte, obsessis requiem indulgerent : alternatim enim et per vices mutuas, sibi succedentes adinvicem, labore intolerabili

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Cist meïsmes ans duroit encore, li rois Baudoins qui estoit bons chevaliers et champions Nostre Seingneur, ot fete s’ofrande mout riche a seinte iglise, si comme ge vos ai dit : por ce porpenssa que plus hardiement porroit aller em bataille por la besongne Jesucrist. Il savoit bien que en leur porz avoient ivernées galies qui bien li porroient aidier a comquerre aucunes des citez de la marine; por ce, quant il vint el mois de fevrier, il assembla tout son pooir de tot le resgne et ala aseoir la cité de Barut  : c’est une cité qui siet seur la mer entre Saiete et Gibelet, en la terre de Fenice ; ele est obeissanz a l’arceveschiée de Sur. Quant li Romein tenoient la seignorie del monde, il l’avoient mout chiere et li donnerent grant franchise... Ne sai quantes nés de Sarrazins estoient meues de Sur et de Saiete pleinnes d’armes et de chevaux et de viandes et de genz bien desfenssables. Se eles poissent estre tretes en la cité de Barut, cil qui l’avoient asise demorassent por neant, quar il perdissent tot leur tens ; mes la navie que li rois avoit amenée ne s’osoit pas encore bien metre en la mer, si le reçut el port de la vile, par que cil de la vile ne pooient issir hors de cele part, ne nul ne pooit entrer enz par mer. Pres de cele cité avoit un mout biau bois de pins que l’en clamoit la Sapinoie  ; mout fist grant bien a nostre gent, quar il i prenoient merrien a fere berfroiz, perrieres, mangoniaux et eschieles ; mout grevoient en meintes manieres ceus de la vile, quar en toutes eures de jorz et de nuiz gitoient li engin. Tant i metoient de gent a rechanges et a reles que cil de la vile n’avoient point de repox. Einsint orent sis par deus mois

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cives fatigabant. Cum autem per menses duos continuos incœpto opere viriliter desudassent, arguentes moram adinvicem, quadam die dum solito vehementius urbem in pluribus locis, congressionibus molestarent, quidam de turribus ligneis, quæ mœnibus fuerant violenter applicatæ, saltu super murum se intulerunt... Ingressus igitur sine difficultate noster exercitus... Capta est autem prædicta civitas, anno ab incarnatione Domini millesimo centesimo et undecimo, mense Aprili, vicesima septima die mensis74.

entor la cité, tant qu’il avint un jor qu’il empristrent despit seur aus del delai qu’il i avoient mis, por ce commencierent a asaillir plus efforcieement qu’il ne soloient. Cil qui estoient es chastiauz de fust virent que cil de la vile estoient esbahi durement et espoenté, si se firent aprouchier des murs, tant qu’il saillirent desus les aloers... Tant i ot ja de la nostre gent qu’il ouvrirent une des portes, si que le remenant de l’ost se mist tout enz... Einsint fu prise la cité de Barut, l’an de l’Incarnacion Jesucrist M et C et onze, le vintiesme jor del mois d’avril. (p. 474)

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La narration de la prise de Beyrouth ainsi que celle de la bataille du MontDaniz que nous avons citée dans l’exemple précédent dévoile, outre l’inégalité du caractère stéréotypé entre les formules latines et les formules françaises, des différences de contenu. On estimerait celles-ci décisives pour distinguer les sen74   L. XI, ch. 13, p. 474 : La même année, le roi, serviteur de Dieu et grand vainqueur, portant l’infatigable souci de pouvoir agrandir le royaume que Dieu lui a confié, saisit l’occasion de la présence de certains navires qui y passaient l’hiver. Au mois de février, il réunit une armée de tout le royaume, autant que les forces des Chrétiens le permettaient, et alla mettre le siège devant la ville de Beyrouth. Beyrouth est alors une ville maritime de la Phénicie, située entre Biblos et Sidon, et une des villes suffragantes soumises à la métropole de Tyr. Autrefois, elle fut très estimée par les Romains, si bien que, après que le droit de cité eut été accordé aux citoyens, elle fut considérée comme une colonie ... De Tyr et de Sydon étaient arrivés quelques navires pleins d’hommes robustes et de vaillants guerriers, pour apporter leur secours à la ville. Si seulement ils avaient eu la liberté d’entrer et de sortir, les assiégeants auraient dépensé leur travail en pure perte. Mais alors, dès l’arrivée de la flotte avec le concours de laquelle le roi comptait achever son opération, ils craignirent un affrontement en pleine mer et se retirèrent tout droit vers l’intérieur du port, de telle sorte qu’il fut complètement impossible aux habitants d’entrer et de sortir par la mer. Il y avait alors, assez près de la ville, une pinède qui fournissait aux assiégeants des quantités abondantes de bois bon pour fabriquer des échelles et toutes sortes de machines. Avec ce matériau, on érigea des tours et on fabriqua des machines de jet et des instruments nécessaires d’habitude pour de pareilles actions. Puis on se mit à livrer contre la ville des assauts continus, si bien que ni de jour ni de nuit les assiégeants ne laissèrent aux habitants de repos, pas même pour une heure. Ils épuisèrent les habitants d’un travail sans relâche, en se relayant les uns les autres. Puis, comme pendant deux mois continus ils s’appliquèrent courageusement à la même tâche et qu’un jour, se reprochant tant de retards, ils endommagèrent la ville de leurs assauts avec plus d’acharnement que d’habitude, certains appliquèrent brusquement les tours de bois contre les remparts et sautèrent par dessus le mur ... Notre armée put ainsi pénétrer sans difficulté et, les habitants s’étant réfugiés vers la mer, elle occupa la ville en entier ... La ville fut ainsi prise en l’an de l’Incarnation du seigneur 1111, le vingt-septième jour du mois d’avril.

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sibilités de chaque auteur. En effet, peu nombreuses sont les expressions de L’Estoire qui reproduisent fidèlement celles de Guillaume de Tyr qu’impose bien vraisemblablement la nécessité narrative, alors que la majorité des formules stéréotypées de L’Estoire de Eracles portent des empreintes personnelles. Presque tout le langage formulaire du récit épique français, épris d’exploits guerriers et d’actes de bravoure, est marqué par le goût de l’action militaire et de la conquête, comme le montre surtout la régularité de l’emploi de bons chevaliers et champions Nostre Seingneur, dans le motif du portrait. La formule de prédilection a le mérite particulier de différencier Guillaume de Tyr de son adaptateur français, en faisant la lumière sur la conviction de ce dernier que la chevalerie sous les croisades n’est autre que cette « éthique particulière, où se mèlent la morale chrétienne traditionnelle, la discipline romaine, la notion germanique de fidélité »75. Quant aux autres formules, quoique fortement stéréotypées, elles contribuent à animer le récit épique soit par le moyen de l’exagération et de l’hyperbole, comme dans mout grevoient en meintes manieres ceus de la vile, soit par celui d’expressions adjectives et adverbiales appartenant au champ sémantique de l’émotion, d’emploi très répandu au Moyen Âge76, tels que esbahi, espoenté. D’autres particularités, moins déterminantes cependant, permettent à leur tour de confirmer le ton épique. Nous citons les formules énumératives du butin, de l’armement et du ravitaillement, dans lesquelles l’auteur français n’hésite point à procéder à des extensions ou ajouts d’informations inexistantes dans le modèle de base. Ce goût prononcé de l’épopée a pour effet de masquer en même temps la pensée politique dont en revanche est pénétrée l’Historia. L’extension du pouvoir des Latins d’Orient, thème prioritaire dans la version latine, s’efface dans la version française au profit de celui de la conquête. Dans le récit du siège naval par exemple, les formules regnum ampliare et ad obtinendum incrementum, relatives au motif de l’accroissement du royaume, ne sont que partiellement reprises dans celle de comquerre aucunes des citez. En somme, si l’inspiration d’un récit de combat peut être déduite de sa propre composition en motifs, on trouverait que ces derniers et leur appareil de formules stéréotypées reflètent l’ambiance générale du récit dans laquelle ils puisent le contenu et la forme, conformément à ce que dit Jean Rychner : « Remarquons tout au plus en passant que le caractère stéréotypé que nous pouvons connaître aux motifs se trouve déjà partiellement dans les thèmes, et même dans les sujets ; vu d’une certaine hauteur, le genre entier paraît cliché »77.

75

  P. Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, p. 100.

76

  Cf les séries de ces termes établies par J. Rychner, La Narration des sentiments, des pensées et des discours dans quelques œuvres des xiie et xiiie siècles, Genève, Droz, 1990, p. 48. 77

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  J. Rychner, La Chanson de geste : Essai sur l’art épique des jongleurs, p. 126.

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2. L’agencement de la narration épique L’analyse de la construction du récit épique dans l’Historia et dans L’Estoire de Eracles permet de saisir des correspondances générales au niveau du découpage et de la procession des séquences narratives. Cet agencement est d’autant plus aisé que le récit épique de Guillaume de Tyr ne prétend à aucun artifice, qu’il respecte un ordre chronologique calqué sur celui des événements euxmêmes. Pour Guillaume de Tyr, il est clair que la fidélité à la réalité des faits traduit sa fidélité aux préceptes de l’historiographie et que l’objectivité souhaitée est par conséquent un gage d’authenticité. C’est ce qui explique le respect d’un certain parallélisme dans son récit. La narration des manœuvres militaires, des préparatifs de la bataille, des attaques et des contre-attaques, le rapport du bilan des forces, les pertes et les victoires témoignent d’une bonne mesure d’équilibre. Si, de son côté, la narration française observe ce parallélisme par la reprise fidèle des articulations principales du récit, elle tend toutefois à le défaire au niveau du contenu même de l’information. En effet, en dépit d’une allure générale respectueuse du découpage narratif, l’adaptation française du récit des combats, matière féconde pour la prise de certaines libertés, est marquée par l’apparition d’une quantité de développements narratifs. De temps à autre surgissent des épisodes inexistants dans le texte latin, moins souvent porteurs d’informations secondaires que centrés sur des idées maîtresses comme la distribution des ordres, la subdivision et le déploiement des troupes. L’information mentionnée rapidement chez Guillaume de Tyr et jugée incomplète par son adaptateur se retrouve dans L’Estoire de Eracles étoffée, selon la situation traitée dans le contexte, de détails puisés dans l’imagination de l’auteur78. Le contenu de ces développements est certes révélateur : commentaires personnels dans lesquels l’adaptateur intervient personnellement, exposé de manœuvres fictives et énumération superflue des étapes, évaluation souvent arbitraire et tendancieuse des forces et du courage des Croisés, détails concrets et parfois anecdotiques, le tout répondant à un impératif littéraire, celui d’attacher le public en agrémentant le récit, voire en brodant, lors de la déclamation. Le phénomène des ajouts narratifs dans le récit des combats dépend donc étroitement de la relation qu’entretient l’auteur avec son auditoire. L’adaptation française des récits de combats, dont peu sont exempts de l’empreinte de l’adaptateur, n’est plus ainsi une fidèle reproduction des originaux. Bien plus, de par leur quantité considérable, ces additions témoignent d’une certaine hardiesse épique, caractéristique des chansons de geste : « On serait porté à croire que la principale différence entre l’épopée latine et l’épopée française gît dans la discrétion relative que montre la première, et l’abus que fait la seconde des développements oratoires »79. Dans les récits de combat de L’Estoire, les initiatives de l’auteur témoignent d’un haut degré de liberté. L’un des principaux effets de 78

  P. Meyer, Girart de Roussillon, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. LVI.

79

  M. Wilmotte, L’Épopée française : Origine et élaboration, Genève, Slatkine Reprints, 1974, p. 93.

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l’apparition de ces développements est le maniement du débit narratif. Dans la narration latine des batailles, Guillaume de Tyr s’applique à observer une alternance impartiale, susceptible de porter tour à tour la même attention sur l’un et l’autre camp. Aucun point de vue n’est davantage adopté au détriment de l’autre et la progression des deux camps est respectée avec le même soin objectif. Cette manière de procéder fait bénéficier sa phrase périodique d’un certain balancement rythmique, régulièrement assuré par des connecteurs tels que sed, vero, autem, nam, ergo, tamen, enim, et imprimant par conséquent au récit une progression générale harmonieuse. En revanche, cet équilibre ne tient plus dans ses lignes essentielles dans les récits de combat de L’Estoire. Les développements viennent disloquer la phrase périodique, ralentissant le rythme de la narration française, aux endroits où l’auteur français juge opportun de le faire, c’est-à-dire au niveau des passages exaltant le courage des siens. Par contre, très souvent, l’auteur français tend à accélérer le rythme de la narration au moment crucial de l’affrontement. Nous en proposons ce modèle : Mane facto, princeps exploratores dirigit, nosse volens utrum ad obsidendum oppidum hostes se dirigant, aut ad committendum cum nostris ad castra contendant. Dumque ipse cum suis, armis se instruerent, quasi jam bellum præsens expectantes, ecce nuntii recurrentes uno verbo asserunt, hostes tribus turmis ordinatis, habentibus singulis equitum vicena millia, citatis gressibus, ad nostrorum exercitum accedere. Quo cognito, princeps quatuor instaurat acies, et equo circumvolans, circuit diligenter, et verbis competentibus animat instauratas; dumque in his daret operam, ecce hostium acies, erectis vexillis, nostro exercitui pene jungebantur. Commissum est itaque prælium, utrisque animose instantibus : sed peccatis nostris exigentibus, facta est pars adversa superior. Nam acies quibus præerant viri nobiles et in armis strenui, Gaufridus Monachus et Guido Fremellus, quæ primæ fuerant ad irruendum in hostes deputatæ, optime et secundum rei militaris disciplinam progressæ, majores hostium cuneos et densiores cohortes, violenter dissolutas, pene in fugam adegerant. Sed acies cui præerat Robertus de Sancto Laudo, cum, exemplo aliarum quæ præcesserant, animosius debuisset in hostes irruere, hostibus vires resumentibus, substitit improbe.

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Li princes, quant il fu ajorné, envoia de ses espies en cel ost, por savoir se il vouloient asseoir ce chastel, ou s’il avoient en proposement de combatre a eus. Il devisa tandis ses batailles et fist ses genz armer, por ce que il ne poissent estre seurpris que cil pensassent. Tandis com il entendoient a ce fere, li mesage qu’il avoit envoiez por espier, retournerent a lui mout grant oirre, et distrent que li Turc avoient fetes leur batailles de toutes leur genz ; en chascune avoit mil homes a cheval. Il fist quatre batailles de ses homes; il parla a toz les cheveteinnes, chascun por soi, et leur pria moult de bien fere. Les autres preudomes si comme il les conoissoit a plus preuz, apeloit il par leur nons; il les semonoit mout doucement que bien se contenissent en cel jor. Ne demora mie que l’en vit les batailles des Sarrazins les banieres levées. Quant il s’aprochierent, il poindrent les unz contre les autres trop fierement : la bataille commença et sanz deport. Li nostre se contenoient mieuz, quar mieuz valoient as armes que leur ennemi. Li Turc se meintenoient por le grant fes de gent qu’il avoient. Les premieres batailles de nos genz se contindrent mout bien en leur venir. Dui vaillant home en estoient cheveteinne, li uns avoit non Jeufroiz li Moines et li autres Guiz Fermauz. Cil

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Demumque in fugam lapsa, principis aciem, quæ aliis erat ministratura solvit per medium et partem secum in fugam vertit, ita ut de cætero revocari non posset80.

dui les adreçoient la ou il pooient veoir la plus espesse route de Turs, si les despeçoient as glaives at as espées ausint comme bestes. La tierce bataille conduisait Robert de Seint Leu. Quant il vint por assembler a ceus, une grant compaignie de Turs se parti des autres, si se feri en cele bataille, si que cil Roberz fu si effreez en lor venir qu’il ne s’i garda oncques, einçois se mist a la voie por foïr et tote sa bataille avec lui. Si durement s’enfoïrent arrieres qu’il se ferirent en la quarte bataille que li princes conduisoit et la partirent par mi. Touz les conreerent, si que une partie de cele bataille meïsmes s’enfoï apres aus en tele maniere que nus nes pot rapeler ne retenir. (l. 30, p. 524)

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L’ensemble des additions ralentit le rythme de la narration française. Amplifiées de leurs nouveaux détails, les actions déferlent avec lenteur dans la version française et s’étirent sur un parcours temporel plus long. Les mouvements des combattants, en faveur desquels sont en définitive faites ces interventions, conditionnées par «  le sentiment qu’a le narrateur de l’importance relative des moments et des épisodes  »81, semblent prendre volontiers plus de solennité. D’autre part, certains parmi ces ajouts se présentent comme une innocente inter80   L. XII, ch. 9, l. 33, p. 524 : Au lever du jour, le prince envoya des éclaireurs pour savoir si les ennemis comptaient assiéger la place forte ou bien rejoindre le camp dans l’intention d’engager le combat avec les nôtres. Pendant qu’ils s’équipaient d’armes, lui et ses soldats, s’attendant presque à une bataille imminente, voici que les messagers, de retour, lui affirmèrent d’un commun accord que les ennemis formés de trois bataillons réguliers et forts chacun de vingt mille chevaliers s’approchaient de notre armée à pas rapides. L’ayant appris, le prince forma quatre divisions, en fit diligemment le tour à cheval et raviva leur ardeur avec des paroles convenables. Tandis qu’il s’adonnait à cette opération, l’armée ennemie arriva, les étendards dressés, et se trouva presque aux prises avec la nôtre. C’est ainsi que le combat s’engagea avec un acharnement égal des deux côtés mais, par la faute des nôtres, les ennemis eurent le dessus. C’est que les troupes commandées par les hommes nobles et experts en armes tels que Godefroi le Moine et Guy Fremellus, qui avaient été expédiées en premier pour foncer sur les ennemis et qui s’étaient avancées parfaitement selon les règles de l’art militaire, avaient violemment rompu et presque mis en fuite les plus grands angles et les troupes les plus massives des ennemis. Mais l’armée commandée par Robert de Saint-Laud, qui était tenue à l’instar des autres qui ont précédé de fondre avec assez d’acharnement sur les adversaires, s’opposa gauchement à ceux-ci, qui eurent l’occasion de recouvrer leurs forces. Enfin, mise en fuite, elle coupa en deux l’armée du prince Roger, laquelle devait servir de renfort aux autres, et entraîna une partie avec elle dans sa fuite, à tel point qu’elle ne put être rappelée du reste. 81

  G. Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 74.

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Les récits de combat

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prétation personnelle des événements, comme por ce que il ne poïssent estre seurpris. Par contre, quand l’auteur français hasarde un jugement tel que li nostre se contenoient mieuz, quar mieuz valoient as armes que leur ennemi, au risque même de contredire l’explication objective de Guillaume de Tyr sed peccatis nostris exigentibus facta est pars adversa superior, il se permet ainsi un remaniement répréhensible. Pareillement, les autres ajouts, les autres preudomes si comme il les connoissoit a plus preuz, apeloit il par leur nons et une grant compaignie des Turs se parti des autres en cele bataille, transgressent la matière historique ellemême. Ils fournissent sur le cours des opérations des éclaircissements réalistes, prétendant ainsi offrir une image plus exhaustive de l’événement et par conséquent authentifier le caractère historique de la narration. De leur présence se dégage l’impression particulière qu’à l’adaptateur tardif se substitue un narrateur témoin direct des événements : « Toute représentation est déjà une interprétation : un narrateur-témoin complète toujours sa perception fragmentaire d’un événement. »82 En définitive, si « un mot prononcé en passant, un objet que l’on a sous la main, une façon de conduire l’intrigue montrent que le conteur situe son récit dans la réalité de son temps »83, toutes les tentatives de l’auteur de L’Estoire, les procédés adoptés pour l’agencement narratif, ses fréquentes interventions, directes ou effectuées au moyen d’additions et les conséquences narratives qu’elles peuvent avoir sur la matière narrative sont nettement en rapport étroit avec sa propre réalité.

82

  J.-M. Adam, Le Récit, Paris, P.U.F., 1994, p. 10.

83

  J. Lods, « Quelques aspects de la vie quotidienne chez les conteurs du xiie siècle », Cahiers de Civilisation médiévale, xe-xiie siècles, Université de Poitiers, 1961, t. IV, p. 23.

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Chapitre 4 Aspects thématiques médiévaux

L’

analyse des thèmes principaux de L’Estoire de Eracles, notamment du souci permanent d’exalter la foi chrétienne et des récits épiques amplifiés et requérant un vocabulaire intensif, nous a permis de saisir dans leur épaisseur un nombre de sous-thèmes. Nous en citons en premier lieu l’idée de la richesse ; ensuite, l’héroïsme, souvent pénétré de manichéisme  ; enfin, la tendance de l’adaptateur à l’exaltation des sentiments. Ces différents sous-thèmes ont fini par distinguer la version française de son modèle latin qui se veut un peu plus rationnel84. C’est à leur niveau que L’Estoire de Eracles perd sensiblement de son statut de chronique historiographique : elle s’assimile davantage à une narration historique dont le fond se restreint aux faits authentiques rapportés par l’archevêque de Tyr mais conformés au goût de l’adaptateur français, une fois passés dans sa narration.

1. La richesse Si la littérature du Moyen Âge est en général propice à l’évocation de la richesse, de l’opulence personnelle, du faste et de la somptuosité des palais, de l’abondance de jardins, il faudrait ajouter que le contexte général de la croisade, qui met cette littérature en contact direct avec des sources de richesse non familières, en privilégie la mention. L’Historia de Guillaume de Tyr, son adaptation 84

  F. Ost, Die Altfranzösische Übersetzung der Geschichte der Kreuzzügge, p. 39, souligne à ce propos l’expression sèche et froide de Guillaume de Tyr et celle, populaire, de l’adaptateur : « Sein volkstümliches Empfinden lässt den Übersetzer manche schönen Züge in seine Bearbeitung der Geschichte einflechten an Stellen oft, wo uns die Worte des Kirchenfürsten dürr und kalt dünken. »

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française encore moins, ne déroge pas à cette constatation. L’étude d’ÉdouardMurdo Langille montre, par exemple, qu’en dépit d’un sentiment général négatif envers les Grecs, Guillaume de Tyr admire le soin qu’ils apportent à leurs monuments85. Cependant, il est plutôt rare que l’archevêque développe ses descriptions, sauf dans les cas où le besoin s’en impose, à la différence de la version française qui se montre éprise de détails concrets relatifs à la fortune des princes, à la richesse des lieux ou à la largesse des présents et des dons. Aussi leur évocation dans L’Estoire n’exclut-elle pas des énumérations, qui sont bien souvent répétitives mais qui, tout en évoquant l’éblouissement devant les pierres et métaux précieux, contribuent à « accroître la somptuosité des descriptions » 86, à souligner le châtoiement des couleurs, la richesse et l’extrême beauté du vêtement et de la parure. Voici l’exemple du trousseau de mariage de la comtesse Mélisende, sœur du comte de Tripoli, en 1161 : Præparantur interea virgini tanto culmini destinatæ, a matre et amita, fratre et amicis omnibus, immensorum sumptuum ornamenta, et modum nescientia, supra vires regias; murenulæ, inaures, spinteres, et periscelidæ, annuli, torques et coronæ ex auro purissimo  : vasa quoque argentea, immensi ponderis et magnitudinis inauditæ, ad usum coquinæ, escarum et potuum, et lavacrorum obsequium præparantur, frænis, sellis, et ut breviter dicatur, omnimoda supellectile. Quæ omnia tam infinitis præparabantur impensis, et tanto studio procurabantur, ut ipsa etiam opera suum prædicarent excessum, et regium luxum facile superarent87.

Granz atorz et granz aornemenz appareillierent a cele pucele ; li rois meïsmes et tuit cil del lignage i mistrent del leur efforcieement, si neis que l’en le tenoit a outrage. Robes de riches dras de soie et de maintes manieres, et escarlates et pers, verz et brunetes quistrent trop a grant planté ; coronnes d’or et de pierres precieuses, ceintures, noches, fermauz et enniaux apareillierent molt riches. Une autre maniere de joiaux i ot que les dames pendent a leur coux et a leur oreilles  : cil furent riche et de granz couz  ; poz d’or et d’argent, escueles granz appareillierent mout ; chaudieres et puelles et outilz de cuisine qui erent granz et larges de fin argent ; de loreins et de selles et des riches sambues n’estuet mie a parler, quar trop i outraiges granz et cousteus. Puis atornerent ces choses richement. Il n’avoient onques mes veu ce fere por une reine, mes c’estoit par ce qu’ele devoit aller en si noble païs comme estoit l’empire de Constantinoble. (l. 7, p. 874)

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85

  É.-M. Langille, La Représentation de l’islam et du monde musulman chez Guillaume de Tyr, p. 111. 86

  E. Faral, Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Âge, Paris, Champion, 1913, p. 351. 87

  L. XVIII, ch. 31, l. 7, p. 874 : Entretemps, la mère de la jeune fille destinée à ce si grand avenir, sa tante, son frère et tous les amis lui firent préparer, au-dessus des moyens

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Les énumérations enrichies de clichés employés presque spontanément, sans référence au texte latin, la grande fréquence du terme riche et l’évocation superflue des perles, joyaux et bijoux illustrent, comme dans toute description du même genre, une nette tendance à l’affabulation. C’est comme si le rapport objectif que fait en premier Guillaume de Tyr ne concernait que le propre public de l’Historia, qui diffère de celui de L’Estoire en ce que le second semble avoir besoin de plus de pittoresque. C’est dans ce sens que la description de l’adaptateur mérite mieux d’être qualifiée de proprement médiévale. Cependant, si la chronique latine et sa version française se distinguent au sujet d’une certaine évocation de la richesse, elles s’entendent sur un aspect important, celui de la puissance. Le clivage « riche et influent » / « pauvre et impuissant » domine si bien les deux œuvres que son omission nous aurait semblé injuste. La richesse, puissance financière, est dans l’Historia génératrice du pouvoir politique. A son tour, L’Estoire est fidèle à cette pensée. Cette association se voit le mieux dans le récit de la fondation des ordres à double caractère religieux et militaire, comme celui de l’Hôpital ou celui du Temple. C’est ce dernier que nous donnons en exemple : Possessiones autem tam ultra, quam citra mare adeo dicuntur immensas habere, ut jam non sit in orbe christiano provincia, quæ prædictis fratribus bonorum suorum portionem non contulerit  ; et regiis opulentiis pares hodie dicantur habere copias. Qui, quoniam juxta templum Domini, ut prædiximus, in palatio regio mansionem habent, Fratres militiæ Templi dicuntur. Qui cum diu in honesto se conservassent proposito, professioni suæ satis prudenter satisfacientes, neglecta « humilitate quæ omnium virtutum custos esse dinoscitur, et in imo sponte sedens, non habet unde casum patiatur », domino patriarchæ Hierosolymitano, a quo et ordinis institutionem et prima beneficia

Des lors crurent si leur possessions comme vos poez veoir que li ordres del Temple est venuz avant, quar porce que il furent herbergiez delez le temple premierement, sont il encore apelez li frere del Temple. A peines porroit l’en trouver deça la mer ne de la terre de Crestiens ou cil ordres n’ait aujord’ui et mesons et granz rentes. Au commencement se contindrent sagement et en grant humilité, selonc ce que il por Dieu avoient lessié le siecle. Mes apres, quant les richesces leur vindrent, il sembla qu’il eussent oublié leur proposement et monterent en grant orgeil, si que il premierement se soutrestrent au patriarche de Jerusalem, et porchacierent vers l’apostoile que cil n’eüst nul pooir seur

royaux, une parure coûtant des dépenses énormes et abolissant toute mesure : des chaînettes, des boucles d’oreilles, des bracelets, des bracelets de chevilles, des anneaux, des colliers et des couronnes en or très pur. On prépara des vases en argent, d’un poids énorme et d’une taille inhabituelle, pour les employer à la cuisine, pour la nourriture, les boissons, les salles de bain de complaisance ; sans compter les mors, les selles et, pour tout dire, de la vaisselle de toutes sortes. Ces choses furent apprêtées avec des dépenses immenses et un soin si grand que le travail en indiquait, en lui-même, le coût et dépassait facilement le luxe royal.

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susceperant, se subtraxerunt, obedientiam ei, quam eorum prædecessores eidem exhibuerant, denegantes88.

aus qui au commencement les avoit establiz et fondez del bien meïsmes de s’iglise, et meintes beles aumosnes leur avoit données. Commencierent il a tolir les dismes et provendes et autres terres qu’il avoient tenues tresque a leur tens. (l. 28, p. 521)

88

Le mérite du passage réside dans l’explication de la déviation de l’Ordre. Dans les deux versions, il n’est plus question de la même mission religieuse destinée à atteindre, grâce à son bras militaire, le but noble et sacré de venir en aide aux pèlerins, mais d’une puissance militaire devenue petit à petit financière, avec l’enlisement progressif des chevaliers de l’Ordre dans la tentation profane. Guillaume de Tyr montre que les premiers membres commencèrent à habiter le palatium offert par Baudouin II89. L’auteur français opte pour la reprise fidèle du terme par palace, vraisemblablement dictée par la méconnaissance des faits historiques90. La richesse des Templiers s’annonce déjà fondamentalement finan88   L. XII, ch. 7, l. 30, p. 521 : On prétend qu’ils ont des possessions, tant ici qu’au-delà des mers, si grandes que dans le monde chrétien il n’y a pas de province qui n’ait apporté à ces frères une partie de ses biens, au point qu’ils sont réputés aujourd’hui pour avoir des ressources égales à celles d’un royaume. Comme les membres de cet ordre avaient leur résidence à côté du Temple du Seigneur, ainsi que nous l’avons dit, dans le palais du roi, ils furent appelés « les Chevaliers du Temple ». Ils se maintinrent longtemps dans le digne dessein, remplissant assez sagement les buts de leur vocation. Cependant, ayant négligé l’humilité qui est connue pour être la gardienne de toutes les vertus et qui, tant qu’elle reste volontairement profonde, ne laisse pas de place à quelque occasion de chute, ils se rebellèrent contre le patriarche de Jérusalem, de qui ils avaient reçu tant la fondation de l’ordre que les bénéfices premiers, et lui refusèrent l’obéissance qu’avaient vouée leurs prédécesseurs. 89

  Cf aussi A. Ollivier, Les Templiers, p. 16.

90

  Le Palatium ou le Temple de Salomon, comme l’explique F. Lundgreen, Wilhelm von Tyrus und der Templerorden, Berlin, Emil Ebering, 1911, p. 53 : « Der von König Balduin II dem Orden überlassene Palast ist in der heutigen Aqsa Moschee zu suchen ; denn zur Zeit der Kreuzfahrer wurde sie allgemein porticus, palatium oder templum Salomonis genannt ». F. de Chartres, Fulcheri Carnotensis Historia Hierosolymitana, texte publié par Heinrich Hagenmeyer, Heidelberg, Carl Winter’s Universitäts-Buchhandlung, 1913, Livre I, ch. XXVI, p. 285, donne une explication historique plus détaillée : Et est in eadem urbe Templum dominicum, opere rotundo conpositum, ubi Salomon alterum prius instituit mirificum, quod quamvis illi priori schemati nullatenus sit comparandum, istud tamen opere mirabili et forma speciosissima factum est ... Alterum Templum, quod dicitur Salomonis, magnum est et mirabile. Non est autem illud idem, quod Salomon fabricari fecit, quod quidem non potuit propter inopiam nostram in statu quo illud invenimus sustentari ; qua propter magna iam ex parte destruitur (Le Temple du Seigneur, de composition ronde, se trouve dans la même ville, là où Salomon éleva autrefois un autre bâtiment digne d’admiration, fait d’une construction singulière, de très bel aspect mais nullement comparable au premier ... Cet autre Temple, qu’on appelle le Temple de Salo-

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cière91. En rattachant leur déviation à leur croissance économique, l’archevêque, tout comme le clergé latin qui était « exigeant à l’égard du roi et des seigneurs »92, se montre ainsi l’un des premiers mécontents de l’indépendance financière de l’ordre, laquelle engendre leur affranchissement de la tutelle administrative des Églises du royaume et qui, par un effet contraire, rend « la chevalerie plus soucieuse de défendre ses privilèges »93, dont la dispense des dîmes. De son côté, l’adaptateur soulève les mêmes griefs. En effet, hormis les toponymes dont l’adaptateur semble avoir une vague connaissance, il s’agit non plus d’une transcription paraphrastique, neutre et émaillée de commentaires gratuits, pareille à celle des passages chargés d’un contenu peu familier, mais d’une reproduction consciente, scellée d’ailleurs par la mention de la dignité papale l’apostoile et traduisant une attitude condamnatrice, presque égale à celle de Guillaume de Tyr. Les deux auteurs parlent en termes d’ingratitude, voire de déchéance : les expressions françaises qu’il eussent oublié leur proposement, monterent en grand orgeil, se soustretrent au patriarche, tolir les dismes et provendes et autres terres et leurs voisins troublierent et pledoierent laissent entrevoir le même désappointement qu’expriment leurs équivalentes latines, neglecta humilitate, casum patiatur, se subtraxerunt et obedientiam denegantes et elles constitueraient ainsi un autre indice sur l’appartenance de l’auteur de L’Estoire à la classe des ecclésiastiques. Le récit de ce dernier observe ainsi une même intention d’aggraver la déviation des Templiers, due en réalité à leur prospérité financière, et de la présenter comme essentiellement idéologique. Nous ne pouvons pas cependant parler d’une attitude double dans L’Estoire de Eracles vis-à-vis de la richesse. Si l’association de ce thème au pouvoir financier finit par se particulariser de conséquences politiques, elle n’amoindrit pas une insistance claire sur les signes du luxe et de la magnificence, qui traduit une sincère volonté de distraire le public et qui confirme bien la présence d’une inspiration proprement médiévale.

2. L’héroïsme Grâce à la glorification des hauts faits, du martyre94 notamment, la narration des récits épiques des deux chroniques offre de la croisade la fidèle image de mon, est grand et magnifique. Ce n’est pas cependant celui même que Salomon fit construire. Ce dernier n’a pas pu être conservé dans l’état où nous le découvrîmes, vu l’insuffisance de nos moyens, et il est en grande partie détruit). 91

  P. Rousset, Histoire des Croisades, p. 159.

92

  C. Enlart, Les Monuments des Croisés dans le Royaume de Jérusalem, Paris, Geuthner, 1925, vol. I, p. 14. 93

  G. Duby, Féodalité, Paris, Gallimard, 1996, p. 926.

94

  L. XVI, ch. 16, l. 31, p. 732 : Ceciderunt quoque et alii plures viri commendabiles et digni memoria, quorum animæ sancta requie perfruantur, quorum nomina non tenemus : quæ tamen certum est in cœlis esse conscripta, quia pro causa fidei et christiani populi liber-

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« pèlerinage paroxystique »95. Ce fait commun à l’Historia et à L’Estoire de Eracles ne peut pas empêcher néanmoins d’intercepter à la base de ces récits des intérêts particuliers à chacun des deux auteurs. En prenant en considération le fait que Guillaume de Tyr a entrepris de raconter les exploits de ses contemporains, on comprendrait qu’en raison de ce fond historique, son Historia, qui s’aligne d’ailleurs sur tous les récits des croisades, s’avère respectueuse de l’authenticité des res gestæ ou « la matière de l’histoire avec la certitude d’un passé en fait accompli », comme le dit Dupront96. La narration de ces exploits, reprise de seconde main en langue vulgaire quelques décennies plus tard et recevant de nombreuses ornementations, répondrait à d’autres exigences comme l’explique Bédier97. L’influence des croisades dans L’Estoire est certes indéniable. Mais la chronique française demeure plus redevable de sa tendance à magnifier les exploits héroïques au public lui-même, puisque c’est en fonction des goûts de ce dernier que la narration épique se retrouve amplifiée, embellie ou exagérée. Ces exploits peuvent être alors collectifs : ils mettent à l’épreuve la capacité d’endurance dans des moments pénibles, du chef, de ses subordonnés, voire des ecclésiastiques, mais surtout du peuple. Ils obligent l’adaptateur français à des témoignages98 bien souvent moyennant des métaphores ou des comparaisons. Mais ils peuvent être également des actes de bravoure individuels, qui consistent essentiellement dans la prouesse guerrière et l’habileté dans le maniement des tate, glorioso fine quieverunt (Furent tués également de nombreux autres hommes recommandables et dignes de mémoire, dont l’âme jouit du repos sacré. Nous ne connaissons pas leurs noms, mais il est certain qu’ils sont inscrits dans le ciel, car ils se reposent dans une fin glorieuse, pour la cause de la foi et la liberté du peuple chrétien) et : Assez en i ot morz des autres dont nos devons croire que Nostres Sires meist les ames en bon repox, quar il furent ilec mortiriez por son servise, l. 33, p. 732. 95

  A. Dupront, Du Sacré, Croisades et pèlerinages, images et langage, p. 11.

96

  Ibidem, p. 36.

97

  J. Bédier, Les Légendes épiques : Recherches sur la formation des chansons de geste, 3e éd., Paris, Champion, 1929, p. 4 : « Pourquoi des poètes du xiie siècle ont-ils pris pour héros de leurs romans des hommes morts depuis tant de siècles ? ... Ou bien les poètes du xiie siècle se sont intéressés à ces personnages du temps jadis parce que d’autres poètes l’avaient fait avant eux ... Ou bien parce qu’ils avaient des raisons à eux, vivantes de leur temps, de s’y intéresser. » 98   L. XI, ch. 25, l. 36, p. 498 : Sed tandem nostrorum vires, impetus et admirabilem stupentes constantiam (Ils finirent par s’étonner de la force, de la fougue et de l’admirable constance des nôtres) et : Mes apres il esprouverent si le hardement et la proece de nostre gent que trop s’emerveillierent. Il connurent que nules genz ne porroient tant endurer, l. 39, p. 498. Ou bien L. XII, ch. 21, l. 34, p. 544 : Mirantur tandem Ægypti nostrorum vires et audaciam, et quod sermone audierant, plagis sentiunt impositis et oculata fide contuentur (Les Égyptiens admirent la force et l’audace des nôtres ; ce qu’ils avaient entendu par la parole, ils l’éprouvèrent grâce aux coups qu’on leur infligeait et le virent de leurs propres yeux) et : Lors connurent bien cil d’Egypte le hardement et la proece des Francs dom il avoient meintes fois oï parler, et plus les douterent quant il virent que l’uevre passoit la parole, l. 34, p. 544.

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armes. Ce sont ces derniers que privilégie la chronique française, marquée surtout par sa préférence pour la classe des chevaliers, qui suscite l’admiration de l’auteur. À son tour, l’identité du héros induit de subtiles oppositions entre l’Historia et L’Estoire de Eracles. Chez Guillaume de Tyr, elle se résumerait par la complémentarité de trois types d’aptitude, physique, morale et religieuse, qui finissent par ériger en modèle le héros devenu surhumain. Cette même tendance idéaliste qui contribue à élaborer l’héroïsme en véritable culte prévaut dans L’Estoire. L’inverse n’en est pas toutefois moins vrai, dans ce sens que celui qui ne rallie pas en lui les trois qualités de la force physique, de l’intégrité morale et de la foi religieuse ne saurait se faire estimer par l’auteur français comme héros. Sur ce point, l’adaptation française est bien formelle : le Musulman, par exemple, peut être preu ou même chevalier mais, vu la différence religieuse, ne passe pas pour un héros accompli aux yeux de l’adaptateur. Ensuite, pour l’un et l’autre chroniqueur, des priorités inégales semblent s’établir au sein de la même définition du héros. Alors que l’Historia se trouve portée sur les vertus religieuses, auxquelles elle consacre un choix de termes très variés, la version française relègue à un second niveau de préférence les capacités physique et mentale et favorise les qualités de courage et d’audace, d’où la récurrence des adjectifs comme hardiz, vaillanz et viguereus99. L’ensemble de ces faits, dans la narration des combats de L’Estoire, laisse transparaître surtout le souci de hisser l’exploit héroïque au niveau de la merveille. Ce que la chronique française offre de plus impressionnant c’est, à cet effet, la récurrence du terme de miracle, employé systématiquement dans les jugements personnels qu’émet l’adaptateur sur l’événement épique. Ce genre d’intervention dans la version française suggérerait en revanche l’inexistence du merveilleux dans les récits héroïques de Guillaume de Tyr. Or, comme l’archevêque, sur l’étendue de son œuvre, ne semble pas répugner à mentionner le surnaturel, ses récits épiques peuvent admettre à leur tour, selon une fréquence rare cependant, des scènes d’apparitions de source vraisemblablement profane mais revêtant un aspect chrétien en vue d’une meilleure harmonie avec l’esprit de la chronique100. C’est L’Estoire de Eracles par contre qui atteste l’attitude 99   Nous en donnons l’exemple de Tancrède, prince d’Antioche. L. XI, ch. 16, l. 25, p. 481 : Dominus autem Tancredus, sicut vir prudens erat et in agendis circumspectus ... (Tancrède, en homme sage et vigilant qu’il était dans ses actions) et : ... Tancrez qui si estoit preuz et hardiz. Plus loin, au début du ch. 18, p. 483 : Per idem tempus dominus Tancredus, illustris memoriæ, et piæ in Domino recordationis, cujus eleemosynas et pietatis opera, in perpetuum enarrabit omnis ecclesia Sanctorum (À la même époque, Tancrède, homme de mémoire illustre et pieuse dans le souvenir du Seigneur, dont les œuvres de charité et de piété seront racontées dans toute l’Église des Saints) et : ... Tancrez qui si estoit preuz et vaillanz et droituriers en jostise, aspres et esveilliez en guerres, en aumosnes piteus et larges, p. 483. 100   Le chapitre 12 du livre XVI, l. 44, p. 726, rapporte l’exemple du chevalier inconnu qui, monté sur un cheval blanc, portant un étendard rouge et vêtu d’une cuirasse et de manches courtes, guidait les troupes : Hic tanquam angelus Domini exercituum, viarum

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Les thèmes privilégiés de l’Historia et de L’estoire de eracles

décidée à donner à l’événement héroïque une grandeur surnaturelle. Lors du siège d’Ascalon, par exemple, en 1124, les machines de guerre des Latins prirent feu. C’est l’occasion pour un jeune Latin de montrer sa prouesse : Factumque est ibi quiddam admiratione et relatione dignum. Quidam enim juvenis probitatis eximiæ et admirandæ virtutis, videns machinam succensam, constanter ascendit super eam, et aquas porrectas desuper infundebat. Quod videntes qui in turribus erant, arcus habentes et balistas, omnes in eum manus dirigunt, jacentesque certatim in eum, qui positus erat quasi signum ad sagittam, operam consumpserunt : nam tota illa die in propria carne nullam sensit penitus læsionem. Qui autem ignem subjecerant, a nostris comprehensi, omnes ultore gladio confossi, suis cernentibus interierunt101.

Une chose i avint dont molt s’emerveillierent maintes genz : uns bachelers, joenes hom de France, monta tantost sus  : l’en li aportoit les vessiax d’eue plains, et il les prenoit, si les gitoit sor le feu : mout longuement i fu, et quant li archier et li arbalestrier de la vile l’aperçurent, trestuit commencierent a trere a lui moult espessement ; mes il n’en lessa onques a vuider l’eue jusqu’a tant que li fex fu estain. Qant il descendi, l’en ne trova sor lui nes une bleisure  : a grant miracle le tindrent tuit cil qui le virent. Li Tur qui furent pris aportant le feu, furent mené en une place pres de la vile, et lor coupa l’en les testes, voiant cels de Sur. (l. 9, p. 569)

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sequens compendia, et ad aquas ducens prius incognitas, congruis et commodis stationibus castrametari docebat ... Asserunt autem unanimiter, quibus illius facti adhuc plenior famulatur memoria, quod hunc, unde diximus, ducem itineris nemo noverit : nam cum ventum erat, ut castrametaretur exercitus, subito disparebat, nec uspiam in castris videbatur ; mane vero iterum exercitum anteibat (Celui-ci, à la manière d’un ange envoyé de Dieu, suivait les raccourcis, indiquait les fontaines d’eau non connues et montrait les stations convenables et commodes pour établir les camps ... Tous ceux qui possèdent une mémoire plus complète de cet événement confirment cependant que nul ne connut le nom de ce chevalier dont nous avons parlé car, au moment où on en venait à mettre le camp de l’armée, il disparaissait soudain et on ne le voyait nulle part, alors que le matin il reprenait de nouveau la conduite de l’armée) et : Eues leur enseingnoit bonnes et froides, teles com il en avoient mestier. Logier les fesoit en bonnes places et couvenables a ce fere ... De ce chevalier qui einssint les conduist, distrent tres bien entr’aux que onques ne l’avoient conneu. Ne ne savoient le soir ou il s’estoit logiez ; mes au matin, quant li olz se vouloit mouvoir, il estoit touz apareilliez devant les premiers por aus conduire, l. 50, p. 726. 101   L. XIII, ch. 10, l. 7, p. 569 : Il se produisit alors une chose digne d’admiration et méritant d’être rapportée. Voyant l’une des machines brûler, un jeune homme d’une honnêteté remarquable et d’un courage admirable l’escalada d’un cœur ferme et se mit à répandre l’eau qu’on lui tendait. L’ayant vu, ceux qui étaient dans les tours, armés d’arcs et d’arbalètes, appliquèrent sur lui toutes leur forces mais, tout en tirant à qui mieux mieux sur lui, lui qui s’offrait comme cible à leurs traits, ils finirent par épuiser leurs efforts. En effet, pendant toute la journée, le jeune homme ne reçut aucune lésion dans sa propre chair. Quant à ceux qui avaient mis le feu, ils furent saisis par les nôtres et ils périrent tous, au vu des leurs, par un glaive vengeur.

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Caractérisé par l’exagération intentionnelle des faits, cet épisode prouve que la croisade est « une tension à l’extrême des puissances physiques de l’homme, une expression physique du surhomme »102. Le personnage principal illustre tout à fait la conception du héros, par sa vaillance en particulier, en dépit de l’absence des qualificatifs que les deux chroniqueurs attribuent à l’ordinaire en riches cascades. C’est dans L’Estoire toutefois qu’est évoquée la transfiguration où nous verrions l’influence du Christianisme : l’exploit est promu au niveau du miracle et le héros présenté comme miraculé. Alors que le même incident se voit rapporté par Guillaume de Tyr de manière plus objective, l’addition faite par l’adaptateur lui confère un caractère sacré et traduit la volonté d’attester la présence d’une puissance divine bienveillante et protectrice. À l’opposé du surhomme se dresse le personnage de l’antihéros, faisant correspondre la vive condamnation de ses actes à l’apologie faite de l’héroïsme du premier. Dans les deux chroniques, s’il figure parmi les ennemis des Croisés, l’antihéros a comme caractéristiques principales sa cruauté et son intention de faire du tort et il est la cible de propos injurieux103. Quand, plus rarement, il arrive que l’antihéros soit un Croisé, il encourt la diffamation et, à tort ou à raison, l’inculpation de péchés, dans l’acception chrétienne du terme, comme l’avarice et l’orgueil104. De la confrontation des qualificatifs antithétiques, déterminant le héros et l’antihéros, surgit souvent dans la version française, d’une manière plus significative, une tendance simpliste exagérant les vertus de l’un et les vices de l’autre et présentant les deux adversaires dans un affrontement si stéréotypé qu’ils finissent par se consacrer comme des représentants des deux principes du bien et du mal. Le manichéisme est bien présent dans L’Estoire de Eracles et sa présence reflète ainsi l’esprit de l’époque. Dans l’Historia, en revanche, il est atténué d’une bonne dose d’objectivité, selon un mode qui répondrait à certaine intention de l’historien. Si Guillaume de Tyr recourt aux épi102

  A. Dupront, Du Sacré, Croisades et pèlerinages, images et langage, p. 284.

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  L’exemple de Sanguin, prince d’Alep, est assez représentatif. L. XV, début du ch. 7, p. 668 : Sanguinus tanquam vermis inquietus, successibus in immensum elatus, præsumit etiam Damascenorum, regnum sibi vendicare (Sanguin, comme un ver remuant, si enorgueilli par ses succès, compta prendre pour soi le royaume de Damas) et : Onques n’ot en Crestienté si cruel guerrier comme fu Sanguins de Halape. Meinz domages fist a nos genz. Lors monta en si grant orgueill ..., p. 668. Ou bien, L. XIV, début du ch. 25, p. 643 : Dum hæc circa Antiochiam aguntur, Sanguinus vir sceleratissimus, et christiani nominis immanissimus persecutor (Pendant que ces événements se produisaient, Sanguin, homme infâme et le plus grand persécuteur des Chrétiens) et : ... Sanguin de Halape qui trop volentiers grevoit les Crestiens, p. 643. 104   L. XII, ch. 10, l. 17, p. 526 : Dicitur autem hic idem princeps Rogerus homo fuisse perditissimus, incontinens, parcus, et publicus adulter (On raconte que le même prince Roger fut un homme très dépravé, immodéré, avare et publiquement adultère) et : ... il estoit lusurieus, ne a soi ne a autrui ne gardoit foi de mariage; avers estoit et engoisseus plus que il n’aferist a si haut home, mes sanz faille, il estoit mout preuz et mout seurs, l. 16, p. 526.

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thètes élogieuses ou dépréciatives, leur emploi, quand bien même il friserait dans certains cas l’excès, n’en vient pas à exprimer une attitude fermement dualiste. Mêlé aux affaires de son histoire, l’archevêque se montre mieux placé à reproduire les événements. Son adaptateur, jugeant à distance ces mêmes événements, verse dans la subjectivité.

3. L’exaltation des sentiments L’exploitation des thèmes de la richesse et de l’héroïsme dans L’Estoire fait émerger l’importance de l’évocation des sentiments. Elle est apte le plus à recevoir les commentaires de l’adaptateur français qui met en usage tout un vocabulaire pour transcrire l’émerveillement, l’admiration ou la colère, que ces thèmes peuvent inspirer. Une place privilégiée est décernée à l’honneur sous toutes ses formes : honneur du titre, du rang ainsi que l’honneur associé aux symptômes de la honte que causent l’insuccès au combat ou l’inconduite d’une dame105. Toutefois, c’est le sentiment d’affliction, doublé de frayeur et de pleurs, qui offre dans la chronique française le plus grand intérêt. A l’issue de la défaite d’Éphèse, survenue en 1146, Louis, roi des Français, échappe plus par chance que par habileté à un grand péril. Ceux qui escortent la bannière royale ignorent le sort de ceux qui les suivent : Præsagiebat tamen animus eorum qui præcesserant, ex quo viderunt acies interruptas et tantam subsequentium moram, quod aliquid sinistri obtigerat, nec erant eis pro voto universa. Ex quo autem per eos qui evaserant, et cum rege in castra se contulerant, de infausto, qui acciderat, facti sunt certiores eventu, statim luctus occupat universa, mœror et anxietas corda sibi vindicat singulorum. Dumque sibi quisque, quem amiserat, proximum querulis vocibus, et lachrimosis quærit suspiriis, et dolore multiplicato quæsitum non invenit, ejulatu resonant agmina, et gemitu cohortes macerantur ;

Nequedant Nostre Sires envoia son conseill au preudome, quant il n’orent guieres avalé de la montengne, quant il virent auques pres d’iluec les feus que ses gens fesoient en la place ou l’avangarde estoit logiée : bien connurent que ce estoient li leur, si se trestrent vers aux. Quant li chevalier qui la estoient virent leur seigneur venir a si pou de gent et sorent certeinnement que si douloureuse mesaventure li estoit avenue, trop commencierent a fere grant duel. Ne pooient recevoir nul comfort, quar il n’i avoit guieres celui qui n’eüst perdu aucun de ses amis. Il estoient en grant aventure, quar

105   L. XI, ch. 1, l. 42, p. 452 : Sub quo prætextu de regno exiens, sordibus et immunditis omnem cœpit dare operam, depositoque habitu, divarivans se ad omnem transeuntem nec propria parcens æstimationi, nec regiam quam habuit reverita dignitatem (Grâce à cette excuse, elle sortit du royaume et alla se livrer à ses turpitudes et ignominies. Et, après avoir rejeté l’habit de religieuse, elle se donna au premier venu, sans égard à sa propre estime ni à sa dignité royale) et : Por ceste achoison s’en issi del resgne et mist jus l’abit de religion et mena moult mauvese vie d’ilec en avant ; son cors abandona as garçons et a autre gent ; ne li souvint mie de l’enneur ou ele avoit esté. [Grant honte en fist a la hautece del resgne, bien en descovri par semblant le corage qu’ele avoit eu au tens son seingneur], l. 39, p. 452.

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Aspects thématiques médiévaux non erat in castris locus quem dolor familiaris, et domestica jactura non premeret : hic patrem, ille dominum, illa filium, hæc maritum cuncta lustrando perquirit. Dumque non inveniunt quod quærunt, noctem percurrunt pondere curarum pervigilem, quicquid absentibus potest accidere deterius suspicantes. Reversi sunt tamen nocte illa de utraque classe nonnulli, qui frutectis et rupibus et cavernis terræ, mortis declinantes discrimen, noctis protecti beneficio, casu magis quam prudentia se adjungebant, ad castra pervenientes. Factum est autem hoc anno ab incarnatione Domini, M.C.XLVI, mense Januario106.

299 il n’entendoient se a plorer non et a fere duel ; se li Turc le seüssent, legierement les peüssent touz ocirre ou prendre. L’en ne les pooit tenir qu’il n’alassent huchant li uns son pere, li autres son fuiz, son frere, son oncle, chascun ce qu’il avoit perdu. Aucun en recouvrerent de ceuls qui eschapez estoient et avoient quises repostailles tex com il porent en buissons et en qaves : de ceuls i ot mout pou avers le nombre des perduz. Ceste chose avint l’an de l’Incarnation Nostre Seingneur mil et cent et qarante sis, el mois de genvier. (l. 12, p. 750)

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Très souvent, à l’occasion d’une défaite, Guillaume de Tyr parle en termes de désolation. Le champ lexical adopté à cet effet reprend presque invariablement les termes de luctus, mœror, anxietas, dolor. Dans l’exemple cité, les lamentations et les larmes trouvent également une place : les expressions querulæ voces, lacrimosum suspirium, ejulatus, gemitus, macerare sont attribuées à des troupes en deuil, terrassées par un sentiment de désarroi. C’est l’image du « chevalier pleurant » qui n’y existe presque pas, car la chronique latine se montre en général assez réservée sur cette sensibilité. L’expression hi qui præcesserant n’apporte aucune précision sur les titres ou les fonctions, à la différence de l’adaptateur qui ne voit pas d’avilissement dans l’évocation des chevaliers ... qui trop commencierent a fere duel. L’attitude de ce dernier, identique d’ailleurs à toute autre manifestation sentimentale fréquente dans sa chronique, doit ainsi cadrer avec une 106   L. XVI, ch. 26, l. 7, p. 749 : Ils prévoyaient cependant, quand ils virent les bataillons désunis et longs à venir, qu’un événement sinistre leur était arrivé et que les choses ne se déroulaient pas en tout comme ils le souhaitaient. Aussitôt qu’ils eurent la certitude du funeste accident, de la bouche de ceux qui s’étaient sauvés et qui s’étaient réfugiés dans le camp avec le roi, le deuil régna, l’affliction et l’anxiété sévirent dans les cœurs. On se mit alors, chacun, à chercher ses disparus, en poussant des cris de plainte et des soupirs de détresse. Mais on ne les trouva pas. La douleur redoubla, les troupes firent retentir leurs lamentations et se tourmentèrent en gémissements. Il n’y avait pas dans le camp un lieu que le deuil d’un ami ou la perte d’un parent n’ait pas touché. On parcourait toute la région pour chercher, celui-ci son père, celui-là son maître, l’une son fils, l’autre son mari. Pendant que l’on continuait à chercher les perdus sans jamais les trouver, on passa la nuit sans sommeil tant la tâche était lourde, et en soupçonnant que le pire ait pu arriver aux personnes absentes. Cependant, cette nuit même, quelques-uns purent retourner des deux flottes, plus par chance que par prudence. Et c’est protégés par les arbrisseaux, les rochers et les grottes de la région, et bénéficiant de la tombée de la nuit, qu’ils réussirent à esquiver le danger de mort et à rejoindre le camp. Ceci se produisit en l’an 1146, au mois de janvier.

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tendance romanesque à réhumaniser le surhomme. L’auteur de L’Estoire n’hésite pas à reproduire la fragilité de celui qui est glorifié ailleurs, au point de contredire l’image cristallisée dont il bénéficie : le héros de L’Estoire, présenté en pleurs, peut paraître en effet affaibli mais non brisé. L’évocation des larmes connoterait surtout l’influence d’un enseignement de la foi chrétienne, celui de l’humilité. En attribuant cette qualité au rang des chevaliers, l’auteur français entend probablement souligner la gravité de la situation et par conséquent faire appel à l’affectivité de son lecteur. Y aurait-il lieu alors de douter de l’authenticité des faits narrés dans L’Estoire de Eracles ? La littérature vernaculaire de la croisade paraît parfois mésestimée : « Les croisades ... provoqueront la composition des premières œuvres historiques de langue vulgaire : au reste, celles-ci, comparées aux ouvrages latins sur le même sujet, ne sont guère qu’un fatras de fables et de clichés romanesques »107. Si L’Estoire de Eracles s’avère bien imprégnée de l’esprit de son temps cela ne doit pas conduire à présumer de la force de l’imagination de son auteur. Même si certaines initiatives paraissent faire perdre à L’Estoire sa crédibilité de chronique, elles ne vont pas au point de déformer la réalité. D’une part, le libre travail de l’adaptateur, et d’autre part son honnêteté, que l’on déduit de l’étroite dépendance du modèle latin, s’y équilibrent et montrent ainsi qu’au Moyen Âge « la distance entre l’historiographie et la fiction était moins grande que celle qui sépare une œuvre moderne d’histoire et un roman moderne »108. * Les différences thématiques qui séparent l’Historia de son adaptation française pourraient se résumer en une question générale : comment les thèmes d’une histoire des croisades peuvent-ils être concus différemment par deux auteurs, l’un chroniqueur témoin direct d’une bonne partie de l’histoire, l’autre la reprenant en l’adaptant à son goût ? L’étude du traitement de ces thèmes a mis en pleine lumière l’absence de concordance de deux esprits. Il est question en premier lieu de l’image que chacun des deux auteurs cherche à donner de la croisade. Guillaume de Tyr écrit l’histoire de son temps. Le traitement de l’événement obéit sous sa plume à une intention de faire valoir son profil politique. Pour l’adaptateur, la croisade est une page d’histoire racontée avec une certaine nostalgie du passé ; aussi dans sa narration a-t-il réussi à impliquer une certaine affectivité, que l’on pourrait saisir plus concrètement dans l’opposition de sa vision subjective des antagonistes, à celle, objective, qu’en élabore Guillaume de Tyr. Outre le problème de la présentation des antagonistes, les deux versions se distinguent au sujet de la foi et de la conception de Dieu. Dans l’une est senti le rigorisme de l’archevêque qui semble être dans tous les cas l’expression religieuse 107

  P. Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, p. 136.

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  R. Hartman, La Quête et la Croisade : Villehardouin, Clari et le Lancelot en prose,

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de la même morale politique austère, dictant à l’historien sa vision des faits. Dans l’autre domine le concept de « ferveur populaire » que caractérisent les mentions de fêtes, l’amour du surnaturel mais surtout l’image d’un Christ fraternel et compatissant. L’auteur de L’Estoire instaure des liens affectifs entre politique et religion. Ce sont essentiellement les influences sociales médiévales, enfin, qui jouent un rôle décisif dans la différenciation des deux chroniques. La richesse, le culte de l’héroïsme et une bonne mesure de sentimentalité jaillissent de temps en temps pour accentuer l’oralité de L’Estoire de Eracles. Ils forment ensemble une thématique bien particulière au genre de L’Estoire et y illustrent que «  chaque époque a son propre système de genres, qui est en rapport avec l’idéologie dominante »109.

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  V. Todorov, Les Genres du discours, Paris, Seuil, 1978, p. 51.

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i l’adaptation de l’Historia rerum de Guillaume de Tyr a réussi à présenter la chronique latine comme un texte glosable, l’examen minutieux des diverses étapes, le traitement du contenu, de la syntaxe, du vocabulaire et des thèmes, révèlent principalement que l’adaptateur français s’est trouvé devant une lourde tâche. En résumé, l’ensemble des suppressions indique que l’auteur de L’Estoire de Eracles vise trois cibles, dont la présence de Guillaume de Tyr est la première. Les suppressions concernent les endroits où le nos marque l’intervention directe de l’archevêque, tant dans les annonces anticipatrices et les annonces récapitulatrices qui remplissent une fonction mnémotechnique et une fonction narrative, que dans les prologues et les préfaces. La disparition du nos dans L’Estoire abolit le contact intime qu’établit ce pronom avec les événements et aboutit à la dépersonnalisation de la narration, en dépit de rares renvois scrupuleux que fait l’adaptateur à l’auteur original. Certains aspects du style forment la deuxième cible. Les coups de censure portent sur le discours redondant et les développements rhétoriques latins à caractère extensible. Ces suppressions amoindrissent l’effet que peut avoir la tendance de Guillaume de Tyr à l’argumentation, à la répétition, à l’énumération et à la subdivision. De manière égale, les suppressions touchent figures de style et allusions savantes. Ces dernières n’ayant pas survécu, l’adaptation française s’avère ainsi moins élégante, moins savante. L’auteur de L’Estoire de Eracles entreprend surtout d’éliminer tout ce qui semble dépasser ses compétences linguistiques ou contrarier ses convictions religieuses. La version française se distingue d’abord par l’absence des gloses toponymiques, expliquant les noms de lieux bibliques, de lieux orientaux peu connus et de lieux européens; ensuite par la disparition des textes officiels tels que chartes, édits, lettres apostoliques, actes juridiques et pièces officielles de l’Église.

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Les développements théologiques ou dogmatiques portant sur les mouvements religieux et les dissensions au sein de l’Église, que Guillaume de Tyr est bien placé pour transmettre, sont écartés à leur tour. La chronique française se montre également marquée par une répugnance envers l’influence de l’Antiquité païenne. Cette répugnance se concrétise par la disparition de la datation romaine, que Guillaume emploie simultanément avec la datation chrétienne, et par celle des expressions latines stéréotypées, empreintes de culture païenne. L’Estoire de Eracles se distingue enfin par le rejet d’une énorme réserve de références mythologiques et littéraires, des citations d’Ulpien, de Virgile, d’Horace, par effacement des citations bibliques paraphrastiques et des citations bibliques faites à l’adresse d’une civilisation païenne ou préchrétienne. La disparition de toutes ces catégories, qui font la richesse documentaire de l’Historia, entraîne une nette réduction du volume des chapitres. Les additions illustrent à leur tour une liberté d’action évidente. Elles remplissent dans L’Estoire de Eracles certaines fonctions. Une partie de ces additions est destinée à combler des lacunes : elle a une fonction de remplissage. L’adaptation française se voit ainsi émaillée de jugements personnels, de commentaires, de suppléments d’informations puisées dans l’imagination de l’adaptateur. De taille variable, elles finissent par mettre en lumière le goût de la richesse et des récits de combat. Une autre catégorie d’additions remplit une fonction d’explicitation. Il est question d’extensions superflues de longueur inégale, destinées à développer une idée ou un point implicite. Dans ce cadre s’inscrivent aussi les gloses étymologiques imitant la définition savante, dont se sert l’adaptateur pour ancrer le latinisme dans le français du Moyen Âge. Bien souvent, l’auteur de L’Estoire intervient lui-même dans sa narration au moyen du « je », qui implique une vision différente de la narration. Ce pronom coexiste avec le « vous » qui permet d’établir un contact immédiat avec l’auditoire. Les deux pronoms sont employés notamment au sein de quelques excusationes et fastidia, qui n’ont pas d’incidence directe sur la trame narrative, à la différence de certaines amplifications, comme l’importante addition effectuée en tête du livre XII, auquel elle sert d’introduction. L’étude comparative montre enfin que toute l’activité d’amplification déployée dans L’Estoire de Eracles repose sur des procédés grammaticaux et stylistiques stéréotypés, tels que la proposition relative, la proposition subordonnée causale introduite par la conjonction car, la subordonnée consécutive introduite par la locution si ... que, la négation suivie d’une affirmation, le couple de synonymes et les énumérations. L’adaptation de l’Historia de Guillaume de Tyr a imposé ainsi d’énormes difficultés syntaxiques. L’adaptateur se trouve face à un problème majeur, celui de la structure de la phrase de l’archevêque. Celle-ci est non seulement longue, mais compartimentée et complexe. L’adaptateur opte pour une phrase courte et simple, produite par l’émiettement de la phrase de l’Historia et caractérisée par le relâchement syntaxique de ses constituants, que favorisent la parataxe et la coordination. La phrase se retrouve ainsi dans L’Estoire de Eracles décomposée en un ensemble de propositions autonomes et soumises au procédé de la juxta-

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position qui ne laisse d’engendrer parfois, en particulier dans les récits des combats, des effets asyndétiques. L’adaptateur a également recours à une coordination assez systématique, faite au moyen de l’adverbe lors, de petite fréquence, de la conjonction et, coordonnant par excellence qui assure la progression du récit par addition, et de l’adverbe si qui opère des changements aspectuels des verbes. De plus, il favorise certains moyens de reprise, grammaticaux tels que les pronoms personnels et les pronoms démonstratifs, ou syntaxiques comme la proposition subordonnée temporelle introduite par quant, susceptible de créer quelquefois des anacoluthes. La subordination constitue dans les deux chroniques un autre moyen principal d’enchaînement. L’Historia met en usage une quantité considérable de conjonctions, classiques et médiévales, qui permettent la pleine exploitation de circonstances multiples, dont un grand nombre finit par être défavorisé par le processus de l’adaptation. Dans l’expression de la comparaison, l’idée de la disparité s’efface sous la plume de l’auteur français, et le superlatif est rendu par des adjectifs hyperboliques. Celle de l’égalité se voit à son tour amenuisée. Dans l’expression de la variation proportionnelle, certaines locutions conjonctives disparaissent. Quant à l’expression de l’opposition, condamnée à la parataxe, elle se caractérise dans la chronique française par la pauvreté des conjonctions et par son nivellement sur celle du temps. L’expression du but, hormis la proposition relative, se simplifie elle aussi. L’infinitif et la préposition por permettent à l’auteur français d’éluder les difficultés du subjonctif des verbes. Un traitement meilleur est réservé à l’expression de la cause, qui demeure dans L’Estoire de Eracles plutôt fidèle à celle de Guillaume de Tyr. La phrase causale se caractérise par la prépondérance de la conjonction car, d’emploi littéraire, et par la rareté des correspondances du cum historicum à la conjonction com, employée plutôt en composition, comme dans la locution si com, commune aux subordonnées comparatives et temporelles. Enfin, l’expression de l’hypothèse se distingue par la naissance d’une proposition subordonnée hypothétique, à la suite d’une subordonnée circonstancielle finale, contenant deux actions potentielles, successives et coordonnées. Dans ce tableau, deux circonstances paraissent privilégiées : la conséquence et le temps. Alors que l’emploi abusif de la locution si ... que, appuyée infailliblement dans la principale par un adverbe d’intensité tel que mout et tant, témoigne d’une nette tendance à l’exagération, propre à animer L’Estoire de Eracles d’un souffle épique, de nombreuses circonstances se fondent dans l’expression du temps. Chez Guillaume de Tyr, celle-ci est cependant mieux variée et se particularise par la grande fortune que connaît la conjonction cum, dotée de sa double valeur temporelle et causale. Dans L’Estoire de Eracles, c’est la conjonction quant qui prédomine. Quant à la syntaxe des temps verbaux, elle favorise le passé simple, qui vient même concurrencer l’imparfait dans les descriptions. Juxtaposées, coordonnées ou subordonnées, toutes les phrases de la version française ont dû subir, grâce à une tendance paratactique générale, un phénomène de nivellement. Ce dernier touche les catégories les plus concises de la

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phrase latine. L’ablatif absolu de Guillaume de Tyr se transforme dans la version française en proposition indépendante ou en subordonnée complétive introduite par que. Les diverses valeurs circonstancielles dont est dotée la construction participiale latine se nivellent sur celle du temps, qui fait ainsi émerger dans l’adaptation quelques temps verbaux : le passé simple, l’imparfait, le passé antérieur et le plus-que-parfait. Quant à l’apposition, elle est rendue par une proposition relative déterminative avec verbe à l’imparfait. À leur tour, les formes adjectives et nominales, comme le participe présent substantivé, l’adjectif verbal, le gérondif et les noms d’action en -us, se retrouvent explicitées. L’étude du vocabulaire montre, de son côté, qu’en présence du vocabulaire classique et médiéval de Guillaume de Tyr, l’adaptateur a dû suivre quelques voies bien précises. L’une de ces voies veut que celui-ci, poussé soit par l’ignorance du latinisme, soit par l’inexistence d’un équivalent, procède à la suppression des termes de civilisations étrangères et des termes techniques appartenant aux deux lexiques, officiel et artisanal. Quant aux mots savants, ils sont soumis à un traitement différent. Certains dérivés en -tio survivent, en raison de leur appartenance au vocabulaire religieux. Quelques termes médicaux sont repris, avec modification phonétique, dans une forme francisée. Mais l’adaptateur se sert, comme d’une ressource principale, du fonds lexical de son siècle, afin d’y puiser des équivalences proprement françaises. Certaines, toutefois, opérant un glissement de sens, se présentent avec un défaut d’adaptation. D’autres, de sémantisme général, révèlent une déficience lexicale. Une autre voie, celle de la dérivation, apporte dans L’Estoire de Eracles quelques maigres solutions à deux difficultés principales. D’abord, l’auteur français affronte un phénomène de préfixation massive qui dote le vocabulaire de la chronique latine d’une immense réserve; certains préfixes comme trans-, ultra-, cis-, præ- et supra- apportent même une quantité importante de nouveautés lexicales. Il se trouve ensuite devant un problème de synonymie, engendré par la coexistence du dérivé latin et du mot simple. L’adaptation des dérivés latins par suffixation connaît, elle aussi, des spécificités. La nuance de suffixes -ficare et -scere n’est pas prise en compte dans L’Estoire de Eracles. Les noms d’action en -us de la quatrième déclinaison, hormis une quantité de termes officiels comme patriarcatus, comitatus et principatus, sont explicités au moyen d’une tournure verbale. Pour les dérivés latins en -bilis, de formation verbale et à sens passif, l’adaptateur a employé des dérivés en -able, en majorité à valeur nominale. Cette façon de procéder conduit à une insuffisance lexicale. Pour y remédier, l’auteur emploie tournures explicitatives et périphrases. À son tour, la suffixation dans L’Estoire se voit réduite à quelques noms d’action en -ance, quelques noms d’agent en -eor, quelques substantifs en -ment et en -aille. Rares sont, cependant, les correspondances de ces dérivés avec leurs équivalents latins. En outre, sont signalés quelques doublets, formés d’un dérivé en -ance et d’un infinitif substantivé, ou bien d’un substantif en -ment et de son déverbal. Le vocabulaire de L’Estoire de Eracles se caractérise surtout par la très grande fréquence d’emplois polysémiques répandus en ancien français tels que baillier

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et preudomme, et celle des couples de synonymes, notamment dans le champ sémantique de l’émotion et des sentiments. Le traitement des principaux vocabulaires de l’Historia, qui renferme bon nombre de néologismes médiévaux, varie entre l’omission du terme et sa transposition. En reflétant par sa richesse la fonction ecclésiastique de Guillaume de Tyr, le vocabulaire religieux de la chronique latine admet des emprunts, que l’adaptateur tente de rendre d’une manière assez pertinente, sans hésiter toutefois à supprimer les métaphores et les expressions liturgiques, ainsi que les tournures toutes faites. Le vocabulaire ecclésiastique juridique est lui aussi soumis à un traitement arbitraire. Du vocabulaire de la Croisade, la très fréquente expression iter Hierosolymitanam arripere ne survit pas dans la version française, qui la remplace par celle de fere la besongne de Dieu. On constate une plus grande fidélité entre le vocabulaire féodal de L’Estoire de Eracles et celui de l’Historia. L’adaptation française se montre éprise de titres de noblesse et, alors que Guillaume de Tyr privilégie la langue de l’Église, le vocabulaire militaire de L’Estoire de Eracles se manifeste, parmi les autres, doté de la plus grande réserve lexicale. Certaines carences en termes spécialisés sont toutefois signalées, notamment dans le lexique des unités et des troupes. Par contre, les dénominations militaires des combattants et des grades, ainsi que la terminologie des opérations militaires, sont plus précises. En tout, l’adaptateur s’efforce d’éviter les calques; les solutions qu’il apporte, dans le domaine des armes en particulier, sont purement françaises. L’étude des thèmes privilégiés dans L’Historia et L’Estoire de Eracles révèle des inspirations divergentes. Chacun des deux auteurs œuvre à développer un registre d’idées conformes à ses goûts ou répondant aux exigences du public. Le thème de la guerre sainte, d’une importance capitale pour l’histoire des croisades, creuse les différences entre les deux chroniques. Pour Guillaume de Tyr, qui veut voir le royaume de Jérusalem confirmer son établissement, la guerre sainte est un projet politique dont l’archevêque est bien placé pour connaître les dangers. L’œuvre française se montre en revanche dominée par l’image d’une Église triomphante et protectrice. L’Historia rend compte de l’importance des liens que l’archevêque avait noués en Orient, auquel l’adaptateur pourrait être étranger. La représentation des antagonistes par conséquent n’est pas, elle non plus, commune. Guillaume de Tyr prend en considération certains critères politiques et respecte une distinction ethnique et religieuse, alors qu’il n’est pas difficile de discerner dans l’esprit de l’auteur de L’Estoire une certaine confusion ethnique et parfois religieuse. Si on enregistre un comportement égal dans le traitement des noms des Chrétiens orientaux, Grecs et Syriens, et une même réserve critique à l’égard des Musulmans, conditionnée par les différences religieuses et les dissensions politiques, c’est l’attitude envers les Croisés eux-mêmes qui apporte quelques particularités. Au multinationalisme de ces derniers auquel tient Guillaume de Tyr, fait pendant sous la plume de l’adaptateur un nationalisme français nuancé de régionalisme. D’une manière identique, des différences capitales sont enregistrées sur le plan de la foi. L’archevêque de Tyr se montre défenseur de l’institution de l’Église.

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L’Estoire de Eracles manifeste un penchant bien plus vif pour les apparitions et miracles. La conception de Dieu chez Guillaume de Tyr est dictée avant tout par l’idée de toute-puissance, comme le suggèrent les expressions latines figées. L’anéantissement de ces dernières dans la version française y entraîne inévitablement l’affaiblissement de cette représentation biblique. À celle-ci, l’adaptateur substitue une image plus clémente. Ce sont les récits de combat que favorise d’une manière significative l’auteur de L’Estoire de Eracles. Un vocabulaire rehaussé par des hyperboles et des exagérations a pour effet de créer dans la narration française une atmosphère épique. Quoique l’adaptateur se montre en général respectueux de la matière historique que l’Historia met à sa portée, la symétrie qu’il entend maintenir avec l’Historia dans l’agencement de la narration épique se voit ébranlée parfois par l’effet d’un grand nombre d’amplifications porteuses de commentaires personnels, d’énumérations additives, ou même de détails anecdotiques. En outre, les deux chroniqueurs suivent dans la narration épique une même technique faite d’un nombre de motifs narratifs fixes et possédant son propre langage formulaire. Cependant, alors que grâce aux effets de la rime et à la synonymie, les formules stéréotypées reçoivent chez Guillaume de Tyr plus de variations, les formules françaises sont relevées par l’exploitation du champ lexical de l’émotion. L’Estoire de Eracles se distingue également de l’Historia en ce qui concerne l’évocation de la richesse, de l’héroïsme et de l’expression pittoresque. Elle est profondément marquée par la fréquence de l’adjectif riche, aussi significative que celle de l’évocation de la parure et des présents. Ensuite, mieux que la version latine, elle tend à mettre à l’honneur le martyre, les actes de bravoure individuels et collectifs, et à élever l’acte héroïque au niveau du miracle. Sur ce fond, la figure du héros de L’Estoire de Eracles se détache avec plus de relief que celle du héros de l’Historia. Ce dernier se veut fervent, alors que L’Estoire répand l’image du surhomme chez qui priment la force physique et les aptitudes mentales. L’antihéros, lui aussi, contribue à particulariser L’Estoire de Eracles, qui l’oppose au héros et se voit par ce fait marquée par une importante dimension manichéenne. La totalité des réflexions et des exemples sert à présenter L’Estoire de Eracles comme une adaptation dépendant des besoins de son public, faite à la propre échelle de son auteur. Les conclusions que cette étude comparative permet d’élaborer ne doivent pas alors se faire entendre comme des jugements de valeur. Nous ne pouvons pas ignorer que la réussite de L’Estoire de Eracles, en comparaison de celle de sa version latine, est étroitement liée aux aptitudes de la langue vernaculaire dans laquelle elle est écrite, et que cette dépendance témoigne d’une nette différence de niveau de culture entre Guillaume de Tyr et son adaptateur. Nous savons également que L’Estoire, adaptation dans laquelle travail libre et honnêteté se sont équilibrés pour maintenir une mesure de fidélité au modèle de base, est l’œuvre d’un chroniqueur au talent de jongleur et qu’elle est en somme le fruit d’un « curieux mélange de traduction, de paraphrase et de commentaire »1, selon l’expression de R.B.C. Huygens. En estimant, cependant, 1

  R.B.C. Huygens, « La tradition manuscrite de Guillaume de Tyr », p. 334.

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que toute adaptation est « un processus positif qui enrichit le texte »2, le bilan définitif de nos comparaisons ne pourrait point contester que l’adaptation de l’Historia de Guillaume de Tyr ait pu marquer une réussite. L’adaptation « est plus que la rançon à payer au temps si l’on veut qu’une œuvre demeure capable d’enchanter l’imagination et de satisfaire le goût »3. Sur ce plan, la version française a réussi à vulgariser, pour un public dont elle a pu, inversement et d’une manière indirecte, reproduire une image exacte, ce que l’imposante œuvre latine, en raison de la complexité de sa langue, était incapable de communiquer.

2

  J.- Y. Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Âge, Paris, Bordas, 1969, p. 101.

3

  Ibidem, p. 101.

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Appendice 1 Les pièces officielles de l’histoire de l’Église : Livre XIV, chapitre 13 Lettre d’Innocent aux évêques d’Antioche

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L’Historia de Guillaume de Tyr

Notre traduction

[Ch. 13] « Innocentius episcopus, servus servorum Dei, venerabilibus fratribus Gerardo Tripolitano, R. Tortosano, et H. Biblitano episcopis salutem, et apostolicam benedictionem. Scire debet vestra fraternitas, quoniam status ecclesiæ tunc clarius elucescit, cum gradus in ea constituti illæsi servantur; et quæ debetur prælatis singulis, absque contentione seu contradictione, reverentia exhibetur. Unumquemque etenim ex his qui sibi subjecti sunt, considerare convenit, quanta suos prælatos si quos habeat, reverentia et honorificentia debeat honorare: quæ si injuste et immerito subtrahantur, unitatis status profecto nutabit, ad quem ecclesiastica doctrina, ob majorem firmitatem, diligenti consideratione omnia in se ordinando reduxit. Ne igitur ecclesiarum vestrarum honor vel dignitas ob contentionem seu rebellionem indebitam minuatur, vel annulletur, per apostolica vobis

[Ch. 13] « Innocent, évêque et serviteur des serviteurs de Dieu, aux vénérables frères évêques Gérard de Tripoli, R. de Tortose et H. de Byblos, salut et bénédiction apostolique. Mes frères, vous devez savoir que l’état de l’Église à présent paraît plus rayonnant, si les rangs qui y sont constitués sont servis sans être endommagés et que la révérence est rendue à chaque prélat, sans contestation ni contradiction. Chacun de ceux qui y sont soumis doit considérer de quelle révérence et de quel honneur il est redevable aux prélats, s’il en a. Si l’on se retire d’une manière injuste et indue, l’unité de l’Église s’ébranlera certainement, cette unité pour laquelle la doctrine de l’Église a tout réduit à l’ordre, avec un soin attentif, en vue d’une plus grande stabilité. De peur que l’honneur et la dignité de vos églises ne diminuent ou disparaissent, à la suite d’un litige ou d’une injuste rébellion, nous vous man-

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Appendice 1

scripta mandamus atque præcipimus, quatenus venerabili fratri nostro Fulcherio, Tyrensi Archiepiscopo, tanquam metropolitano vestro debitam obedientiam et reverentiam deferatis. Nos enim et ecclesias vestras, Tyrensi ecclesiæ, quæ vestra metropolis est, auctoritate apostolica restituimus, et a juramento vel fidelitate, qua patriarchæ Antiocheno estis astricti, eodem modo absolvimus. Si vero nostris mandatis obedire, et intra tres menses post harum acceptionem litterarum, ad obedientiam prædicti fratris nostri redire neglexeritis, sententiam quam ipse in vos canonice promulgabit, nos, auctore Deo, ratam habebimus.  » Datum Laterani, decimosexto kalendarum Februarii.

dons et ordonnons, par cet écrit apostolique, que vous rendiez une juste obéissance et révérence à notre vénérable frère Foucher, archevêque de Tyr, comme à votre métropolitain. Par notre autorité apostolique, nous restituons vos églises à l’église de Tyr, qui est votre métropole et, par le même pouvoir, nous vous affranchissons du serment de fidélité par lequel vous vous êtes liés au patriarche d’Antioche. Si, trois mois après la réception de notre lettre, vous négligez d’obéir à nos instructions et de rendre l’obédience à nos frères, nous ratifierons, avec l’assistance de Dieu, la sentence canonique que l’archevêque a promulguée contre vous. » Donné à Latran, le 17 janvier.

Lettre d’Innocent à Raoul patriarche d’Antioche « Innocentius episcopus, servus servorum Dei, venerabili fratri Radulpho Antiocheno patriarchæ, salutem et apostolicam benedictionem. Sanctorum canonum institutionibus continetur, ut unusquisque suis terminis contentus existat, nec in aliena jura irrepat. Ea etiam quæ nobis fieri nolumus, tam divinis quam humanis legibus, proximis nostris facere prohibemur. Quæ cum ita sint, fraternitati tuæ mandamus, quatenus suffraganeos Tyrensis ecclesiæ non impedias, quin venerabili fratri nostro Fulcherio archiepiscopo, metropolitano suo, debitam obedientiam et reverentiam deferant : alioquin canonicis sanctionibus contrahitur, si metropolitanis a suis suffraganeis obedientia subtrahatur. Optamus enim, ut circa prælatos et subditos suum jus, et proprius ordo absque contradictione servetur. » Datum Laterani, decimo sexto kalendarum Februarii.

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« Innocent, évêque et serviteur des serviteurs de Dieu, au vénérable frère Raoul, patriarche d’Antioche, salut et bénédiction apostolique. Il est dit dans les principes des saints canons que chacun doit se montrer satisfait de ses limites et ne pas s’immiscer dans les droits d’autrui. Ce que nous refusons de nous arriver, nous l’empêcherons, au nom des lois divines et humaines, de se produire à nos prochains. Puisqu’il en est ainsi, nous demandons à Votre Fraternité de ne pas empêcher les suffragants de l’église de Tyr de déférer leur obédience et révérence à notre frère Foucher, leur archevêque et métropolitain. Autrement, si les métropolitains voient soustraire à leur autorité l’obéissance de leurs suffragants, cela entraînera des sanctions canoniques. Nous souhaitons en effet, que le droit et l’ordre véritable règnent sans contradiction chez les prélats et leurs subordonnés. » Donné à Latran, le 17 janvier.

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Appendice 1

Lettre d’Innocent aux évêques Baudoin de Beyrouth, Bernard de Sion, et Jean de Ptolémaïs « Innocentius episcopus, servus servorum Dei, venerabilibus fratribus Balduino Berythensi, Bernardo Sydoniensi, Joanni Ptolomaidensi episcopis, salutem et apostolicam benedictionem. Ad hoc sancti patres diversos esse in ecclesia gradus et ordines voluerunt, ut dum subjectionem et reverentiam minores majoribus exhibent, una fieret ex diversitate connexio, et recte officiorum gereretur administratio singulorum. Gravat autem nos, et valde miramur, quod cum vobis jampridem litteris apostolicis præceperimus, ut venerabili fratri nostro Fulcherio Tyrensi archiepiscopo, metropolitano vestro, obedientiam et reverentiam exhiberetis, quasdam occasiones et interpretationes minus idoneas prætendendo, id facere contempsistis : cum utique quasi peccatum ariolandi sit repugnare, et quasi scelus idololatriæ, nolle acquiescere. Mandamus itaque vobis, et auctoritate apostolica iterato præcipimus, quatenus omni occasione submota eidem fratri nostro de cætero pareatis : nec sub obtentu obedientiæ, quam alicui primati dependitis, sibi subjectionem et reverentiam metropolitano vestro debitam aliquatenus subtrahatis. Quod si contemptores ulterius exstiteritis, sententiam quam idem archiepiscopus in vos canonice protulit aut protulerit, nos, auctore Domino, ratam habebimus. Si vero pro eo quod eidem fratri nostro obedieritis, a patriarcha Hierosolymitano aliquid contra vos fuerit constitutum, nos eamdem sententiam viribus carere decernimus, et nullius momenti esse censemus.  » Datæ Laterani, decimo sexto kalendarum Februarii.

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« Innocent, évêque et serviteur des serviteurs de Dieu, aux frères évêques, Baudouin de Beyrouth, Bernard de Sidon, Jean de Ptolémaïs, salut et bénédiction apostolique. Ce que les saints Pères voulurent dans la diversification des rangs et des ordres, tant que les petits se soumettent et apportent leur obéissance aux grands, est que de la diversité l’union se consolide et que l’administration de chaque office se fasse correctement. Nous sommes accablés et étonnés du fait que vous avez dédaigné, en présentant des prétextes et des explications point convenables, de faire ce que nous vous avons demandé depuis longtemps, dans nos lettres apostoliques, à savoir de rendre votre obéissance et révérence à notre vénérable frère, Foucher, archevêque de Tyr, votre métropolitain. Résister serait ainsi presque égal au péché de sorcellerie et refuser de consentir serait un crime d’idolâtrie. Par conséquent, nous vous demandons et, par notre autorité apostolique, vous ordonnons à nouveau de n’écarter aucune occasion et d’obéir à notre frère. Ne vous soustrayez pas à la soumission et au respect que vous devez à votre métropolitain, en prétextant l’obéissance que vous rendez à un autre supérieur. Si vous continuez à dédaigner cet ordre, nous ratifierons avec l’assistance de Dieu la même sentence canonique que l’archevêque a promulguée ou promulguera. Si alors au sujet de votre soumission à notre frère, le patriarche de Jérusalem en viendra à vous faire quelque tort, nous déclarons cette sentence dépourvue de toute sa force, et l’estimons nulle à ce moment-là.  » Données à Latran le 17 janvier.

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Appendice 2 Le traité signé entre les Croisés d’Orient et les Vénitiens : Livre XII, chapitre 25

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Historia de Guillaume de Tyr

Notre traduction

Sed ut nihil antiquitatis eorum quæ interim occurrunt prætereamus, libet rescriptum privilegii, consonantiam pactorum inter Venetos et principes regni Hierosolymorum continentis, ad majorem rerum gestarum evidentiam ponere, quod sic habet: In nomine sanctæ et individuæ Trinitatis, Patris et Filii et Spiritus Sancti. «Tempore quo papa Calixtus secundus, et quartus Henricus Romanorum Imperator Augustus, pace eodem anno inter regnum et sacerdotium super annuli et baculi controversia, celebrato Romæ concilio, Deo auxiliante, peracta, alter Romanam ecclesiam, alterque regnum regebat, Dominicus Michaelis Venetiæ dux, Dalmatiæ, atque Croatiæ regni princeps, innumera classium militiæque multitudine, prius tamen ante importuosas Ascalonis ripas, paganorum classium regis Babyloniæ gravissima strage facta, demum in Hierusalem partes, ad necessarium Christianorum patrocinium victoriosus advenit. Rex

Afin de ne rien omettre de ces anciens faits qui apparaissent de temps à autre, il sied, pour mieux mettre les événements en évidence, d’exposer le rescrit du privilège contenant un rapport des conventions qu’ont signées les Vénitiens et les princes du royaume, comme il suit : Au nom de la Sainte et indivisible Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Au temps où le Pape Calixte second et Henri quatre, empereur auguste des Romains, gouvernaient, le premier l’Église romaine, et le second l’Empire, l’année même où la paix qui mit fin au débat entre l’anneau et le sceptre fut conclue entre l’Empire et l’Église par la grâce de Dieu, et après qu’un concile se fut tenu à Rome, Dominique Michiele, doge de Venise et prince du royaume, de Dalmatie et de Croatie, arrive enfin victorieux dans la région de Jérusalem. Il vient avec une énorme quantité de navires et de soldats, pour le secours imminent des Chrétiens, après avoir fait un grand massacre des païens qui se trouvaient dans la flotte

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316 quippe Balduinus Hierusalem secundus, tunc temporis, peccatis nostris exigentibus, sub Balac principe Parthorum laqueo cum pluribus aliis captivus tenebatur. Propterea nos quidem Gormundus, Dei gratia sanctæ civitatis Hierusalem patriarcha, cum nostræ ecclesiæ fratribus suffraganeis, domino Wilelmo de Buris constabulario, et Pagano cancellario nobis cum totius regni Hierosolymitani socia baronum militia conjuncta, Accon, in ecclesia Sanctæ Crucis convenientes  : ejusdem regis Balduini promissiones, secundum litterarum suarum et nuntiorum prolocutiones, quas eidem Veneticorum duci suos per nuntios, usque Venetiam, rex ipse mandaverat, propria nostra manu, et episcoporum sive cancellarii manu pacisque osculo, prout ordo noster exigit, datis  : omnes vero barones, quorum nomina subscripta sunt, super sancta Evangelia subscriptas depactionum conventiones, sanctissimo Evangelistæ Marco, prædicto duci suisque successoribus, atque genti Veneticorum simul statuentes affirmavimus, quatenus sine aliqua contradictione, quæ dicta et quemadmodum inferius subscripta sunt, ita et rata, et in futurum illibata, sibi suæque genti in perpetuum permaneant. Amen. In omnibus scilicet supradicti regis, ejusque successorum sub dominio, atque omnium suorum baronum civitatibus, ipsi Venetici ecclesiam et integram rugam, unamque plateam sive balneum, nec non et furnum habeant, jure hereditario in perpetuam possidenda, ab omni exactione libera, sicut sunt regis propria. Verum in platea Hierusalem tantum ad proprium habeant, quantum rex habere solitus est. Quod si apud Accon, furnum, molendinum, balneum, stateram, modios et buzas ad vinum, oleum vel mel mensurandum, in vico

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Appendice 2 du roi de Babylone devant l’inabordable côte d’Ascalon. En effet, le roi de Jérusalem, Baudouin second, était tenu en ce moment-là à cause de nos péchés, dans les prisons des païens, avec plusieurs autres, sous le pouvoir de Balac, prince des Parthes. C’est pourquoi nous donc, Gormond, patriarche de la Ville sainte de Jérusalem par la grâce de Dieu, ainsi que les frères suffragants de notre église, le seigneur Guillaume de Bourg, connétable, le seigneur Payen, chancelier, et avec nous l’assemblée des barons de tout le royaume de Jérusalem, nous étant réunis à Acre en l’église de la Sainte-Croix, avons confirmé les promesses du même roi Baudouin, conformément à ses lettres et aux paroles des messagers que le roi lui-même avait envoyés, jusqu’à Venise, auprès du même doge. Au profit du très saint évangéliste Marc, du susdit doge, de ses successeurs et de la nation vénitienne, nous nous engageons, par le baiser de la paix, comme l’exige notre ordre, les barons dont les noms sont ci-dessous inscrits s’engageant à leur tour sur la très sainte Évangile, à respecter les termes des conventions inscrites de notre propre main, de celle des évêques ou des chanceliers, et à faire de sorte que ces conventions, tant orales qu’écrites, soient ratifiées, sans aucune contradiction, et qu’elles demeurent intactes à l’avenir et à perpétuité, au profit du doge et de sa nation. Amen. Que les Vénitiens aient eux-mêmes, dans toutes les villes bien entendu tombées au pouvoir du susdit roi, de ses successeurs et de tous les barons, une église, une rue entière, une place ou un bain public et aussi un four, qu’ils tiendraient par héritage à perpétuité, libres de tout impôt, comme le sont les propriétés du roi. Qu’ils aient en la place de Jérusalem, en leur possession, autant que l’usage permet au roi d’en avoir. Si les Vénitiens veulent installer dans la ville d’Acre un four, un moulin, un bain et une balance, et se servir dans leur quartier de boisseaux et de bouteilles pour mesurer le vin, l’huile ou le miel, que tous ceux parmi

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Appendice 2 suo Venetici facere voluerint, omnibus, inibi habitantibus absque contradictione quicumque voluerit coquere, molere, balneare, sicut ad regis propria libere liceat. Sed modiorum, stateræ atque buzæ mensuris, hoc modo uti liceat. Nam quando Venetici inter se negotiantur, cum propriis, id est, Veneticorum mensuris mensurare debent : cum vero Venetici res suas aliis gentibus vendunt, cum suis, id est, Veneticorum mensuris propriis vendere debent. Quando autem Venetici ab aliquibus gentibus extraneis quam Veneticis commercio aliquid accipientes comparant, cum regis mensuris datoque pretio accipere licet. Ad hæc Venetici nullam dationem, vel secundum usum, vel secundum ullam rationem, nullo modo, intrando, stando, vendendo, comparando vel morando, aut exeundo, de nulla penitus causa aliquam dationem persolvere debent, nisi solum quando veniunt, aut exeunt cum suis navibus peregrinos portantes  : tunc quippe secundum regis consuetudinem, tertiam partem ipsi regi dare debent. Unde ipse rex Hierusalem, et nos omnes, duci Veneticorum de funda Tyri, ex parte regis, festo Apostolorum Petri et Pauli, trecentos in unoquoque anno bizantios sarracenatos, ex debiti conditione persolvere debemus. Vobis quoque, duci Venetiæ, et vestræ genti promittimus, quod nihil plus accipiemus ab illis gentibus quæ vobiscum negotiantur, nisi quantum soliti sunt dare, et quanta accipimus ab illis qui cum aliis negotiantur gentibus. Præterea illam ejusdem plateæ, rugæque Accon partem unum caput in mansione Petri Zanni, aliud vero in sancti Dimitri monasterio firmantem; et ejusdem rugæ aliam partem, unam materiariam et duas lapideas mansiones habentes, quæ quondam casulæ de cannis esse solebant, quam rex Balduinus Hierusalem primitus beato Marco, dominoque duci Ordolafo, suisque successori-

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317 les habitants désirant cuire, moudre ou se baigner dans cet endroit, le fassent sans aucune contestation, comme s’il s’agissait de la propriété royale, à condition toutefois d’utiliser les mesures de boisseaux, de balances et de bouteilles de la manière suivante.  Quand les Vénitiens font entre eux le négoce ou quand ils vendent leurs produits aux autres nations, ils doivent se servir de leurs propres mesures, c’est-à-dire de celles des Vénitiens. Mais quand ils s’approvisionnent, en recevant quoi que ce soit par le commerce des autres nations, qu’ils le fassent avec les mesures du roi, après en avoir payé l’impôt. Par contre, les Vénitiens ne doivent payer aucun droit, selon aucun usage, pour aucune raison et en aucune manière d’importation, d’entrepôt, de vente, d’acquisition, de séjour ou d’exportation, quelle qu’en soit la cause, si ce n’est quand ils entrent ou qu’ils sortent avec leurs navires emmenant des pèlerins  : ils doivent donner alors selon l’usage royal la troisième partie au roi lui-même. Par conséquent, le roi de Jérusalem en personne et nous tous, devons prélever au doge vénitien trente besants sarrasins de la bourse de la ville de Tyr et sur la part du roi, chaque année à la fête des apôtres Pierre et Paul, comme pour nous acquitter d’une dette. Nous vous promettons aussi, à vous doge de Venise et à votre nation, que nous ne percevrons de ces nations qui entrent en négoce avec vous rien que ce qui se donne d’ordinaire, et autant que nous recevons de ceux qui font le commerce avec les autres nations. En outre, nous cédons au profit du bienheureux Marc, au vôtre, Dominique Michiele, doge de Venise et à celui de vos successeurs, cette partie de la même place et de la même rue d’Acre qui s’étend de la maison de Pierre Zanni jusqu’au monastère de Saint-Dimitri, ainsi que l’autre partie de la même rue qui renferme une maison en bois et deux en pierres, lesquelles autrefois étaient des cabanes de roseau, cette partie de la rue, que Baudouin I, roi de Jérusalem, avait donnée au doge Ordo-

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318 bus in Sydonis acquisitione dedit; ipsas, inquam, partes beato Marco, vobisque Dominico per præsentem paginam confirmamus  : vobisque potestatem concedimus tenendi, possidendi, et quicquid vobis inde placuerit, in perpetuum faciendi. Super ejusdem autem rugæ alia parte, a domo Bernardi de Novo Castello, quæ quondam Johannis fuerat Juliani, usque domum Guiberti de Joppen generis Landæ, recto tramite procedente, vobis eamdem quam rex habuerit potestatem penitus damus. Quin etiam nullus Veneticorum in totius terræ regis, suorumque baronum dominio, aliquam dationem in ingrediendo, vel ibi morando, aut exeundo per ullum ingenium dare debeat : sed sic liber sicut in ipsa Venetia sit. Si vero aliquod placitum vel alicujus negotii litigationem, Veneticus erga Veneticum habuerit, in curia Veneticorum diffiniatur; vel si aliquis adversus Veneticum querelam aut litigationem se habere crediderit, in eadem Veneticorum curia determinetur. Verum si Veneticus super quemlibet alium hominem quam Veneticum, clamorem fecerit, in curia regis emendetur. Insuper ubi Veneticus ordinatus vel inordinatus, quod nos sine lingua dicimus obierit, res suæ in potestatem Veneticorum reducantur. Si vero aliquis Veneticorum naufragium passus fuerit, nullum de suis rebus patiatur damnum. Si naufragio mortuus fuerit, suis heredibus aut aliis Veneticis res suæ remanentes reddantur. Præterea super cujuslibet gentis burgenses in vico et domibus Veneticorum habitantes, eamdem justitiam et consuetudines quas res super suos, Venetici habeant. Denique duarum civitatum Tyri et Ascalonis tertiam partem, cum suis pertinentiis, et tertiam partem terrarum omnium sibi pertinentium, a die sancti Petri, Sarracenis tantum servientium, quæ non sunt in Francorum manibus, alteram quarum, vel si, Deo auxiliante, utramque per eorum auxilium aut aliquod ingenium in Christianorum potestatem Spiritus Sanctus tradere voluerit.

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Appendice 2 lafe et à ses successeurs, lors de la prise de Sidon. Par le présent écrit, nous vous cédons le pouvoir de tenir ces parties, nous le répétons, de les posséder et d’en faire à perpétuité selon vos désirs, au profit du bienheureux Marc, du vôtre et de vos successeurs. Quant à l’autre partie de la même rue qui commence depuis la résidence de Bernard de Neufchâtel, laquelle avait appartenu autrefois à Jean Julian, et qui s’avance tout droit jusqu’à la demeure de Gilbert de Jaffa, de la famille de Lande, nous vous en donnons la complète possession qu’avait le roi. Bien plus, nul des Vénitiens ne doit payer, dans toute la propriété du roi et de ses barons, un impôt pour l’importation, le séjour ou l’exportation, sous aucun prétexte : que ce soit aussi libre qu’à Venise même. Si un Vénitien a à régler contre un Vénitien une affaire ou un litige au sujet de quelque négoce, qu’on le tranche à la cour des Vénitiens; si quelqu’un croit avoir une plainte ou une contestation contre un Vénitien, qu’on en décide à la même cour. Mais si un Vénitien a des protestations contre tout autre qu’un Vénitien, qu’on y remédie à la cour royale. En outre, si un Vénitien de ceux que nous appelons “sans langue”, ayant ou non appartenu à l’ordre, meurt, ses biens rentreront en la possession des Vénitiens. Si un Vénitien fait naufrage, rien de ses biens ne doit en souffrir. S’il meurt dans le naufrage, qu’on rende ses biens qui subsistent à ses héritiers ou aux autres Vénitiens. En outre, que les Vénitiens aient sur les bourgeois de quelque nation que ce soit et sur les habitants du quartier et des maisons des Vénitiens la même justice et les mêmes usages que le roi exerce sur les siens. Enfin, si le Saint-Esprit veut, avec l’assistance de Dieu et l’aide des Vénitiens ou par un moyen quelconque, livrer au pouvoir des Chrétiens les deux villes de Tyr et d’Ascalon, qui sont asservies par les Sarrasins depuis le jour de la fête de SaintPierre et qui n’appartiennent pas aux Francs, que les Vénitiens aient en possession

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Appendice 2 Gormundus, Hierusalem patriarcha, confirmare per Evangelium faciemus. Si vero alter ad Hierosolymitanum regnum, in regem promovendus advenerit, aut superius ordinatas promissiones antequam promoveatur, sicut ante dictum est, ipsum confirmare faciemus; alioquin ipsum nullo modo ad regnum provehi assentiemus. Similiter easdem et eodem modo confirmationes, baronum successores, et novi futuri barones, facient. De causa vero Antiochena, quam vobis regem Balduinum secundum, sub eadem constitutionis depactione promisisse bene scimus, in Antiocheno principatu se vobis Veneticis daturum : videlicet sic in Antiochia, sicut in cæteris regis civitatibus, si quidem Antiocheni regalia promissionum fœdera vobis attendere voluerint. Nos idem Gormundus Hierusalem patriarcha, cum nostris episcopis, clero, baronibus, populoque Hierusalem, consilium et auxilium vobis dantes, quod nobis dominus papa inde subscripserit, bona fide totum adimplere, et hæc omnia superiora, ad honorem Veneticorum illam, inquam, tertiam partem, sicut dictum est, libere et regaliter, sicut rex duas, Venetici habituri in perpetuum, sine alicujus contradictionis impeditione, jure hereditario possideant. Universaliter igitur supradictas conventiones ipsum regem, Deo auxiliante, si aliquando egressurus de captivitate est, nos Veneticorum promittimus. Ego Gormundus, Dei gratia Hierosolymorum patriarcha, propria nostra manu supradicta confirmo. Ego Ebremarus, Cæsariensis archiepiscopus, hæc eadem similiter confirmo. Ego Bernardus, Nazarenus episcopus, similiter confirmus. Ego Asquitinus, Bethleemita episcopus, similiter confirmo. Ego Rogierus Liddensis, sancti Georgii episcopus, similiter confirmo. Ego Gildoinus, abbas Sanctæ Mariæ vallis Josaphat, similiter confirmo. Ego Gerardus, prior sancti Sepulchri, similiter confirmo.

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319 la troisième partie des deux villes, ou de l’une ou de l’autre de ces villes avec leurs dépendances ainsi que la troisième partie, nous le répétons, conformément à ce qui a été dit, comme propriété libre et royale, pour l’éternité, à titre héréditaire et sans contestation ni difficulté, de même que le roi possédera les deux autres parties. Nous, Gormond, patriarche de Jérusalem, engagerons le roi lui-même à confirmer sur l’Évangile lesdites conventions, si avec l’assistance de Dieu il sort de sa captivité par un moyen quelconque. Si un autre roi accède au trône du royaume de Jérusalem, nous lui ferons certifier les promesses ci-dessus formulées, avant son intronisation, autrement nous ne consentirons point à son élévation. Pareillement, les successeurs aux barons et les futurs barons feront les mêmes confirmations. Quant à la principauté d’Antioche, dont le roi Baudouin II vous a promis, selon les mêmes conditions, de vous céder autant que des autres villes, comme nous le savons pertinemment, nous, Gormond, patriarche de Jérusalem, ainsi que nos évêques, notre clergé, nos barons et le peuple de Jérusalem, nous promettons de bonne foi, si jamais les habitants d’Antioche refusent de tenir la parole du roi, d’accomplir à l’honneur des Vénitiens, tout ce qui a été dit plus haut, en vous offrant le conseil et le secours que le seigneur Pape nous a approuvés. Moi, Gormond, patriarche de Jérusalem par la grâce de Dieu, je confirme par ma propre main ce qui a été dit plus haut. Moi, Ebremar, archevêque de Césarée, je le confirme pareillement. Moi, Bernard, évêque de Nazareth, je le confirme pareillement. Moi, Ansquitin, évêque de Bethléem, je le confirme pareillement. Moi, Roger de Lydda, évêque de SaintGeorges, je le confirme pareillement. Moi, Gildoine, abbé de Sainte-Marie de la vallée de Josaphat, je le confirme pareillement. Moi, Gérard, supérieur du Saint-Sépulcre, je le confirme pareillement.

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320 Ego Aicardus, prior Templi Domini, similiter affirmo. Ego Arnaldus, prior Montis Sion, similiter affirmo. Ego Wilelmus de Buris, regis constabularius, similiter affirmo. Data apud Accon, per manus Pagani, regis Hierusalem cancellarii, anno millesimo centesimo vicesimo tertio, indictione secunda.

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Appendice 2 Moi, Achard, supérieur du Temple du Seigneur, je le confirme pareillement. Moi, Arnauld, supérieur du Mont-Sion, je le confirme pareillement. Moi, Guillaume de Bourg, connétable du roi, je le confirme pareillement. Seconde déclaration signée à Acre par la main de Payen, chancelier du roi de Jérusalem, en l’an 1123, au cours du second concile.

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Index rerum Addition ou ajout 15-17, 48, 55-78, 79 Adtestatio rei visæ 21 Allemand 254-255, 261 Amplification 32, 48, 55, 74-77 Amputation ou ablation 16, 19, 23, 35, 37, 40, 44, 55, 67, 77-78 Annonce anticipatrice, récapitulatrice 2122, 63 Arménien 255, 257-258 Assassins 264 Breton 255 Calendrier 41, 304 Chaldéen 255 Citation biblique 19, 46-54, 304 Citation classique 16, 19, 41, 44-50, 54, 304 Colonia 42, 45 Condensation 19, 26, 28, 31, 39-40, 45, 48, 53-55, 67 Dei famuli 256 Discours redondant 26-28, 30, 37, 49-50, 52, 303 Élagage 19, 32, 55, 67 Empire byzantin 258 Énumération 26, 53, 75, 83, 86, 95, 198, 229, 303-304, 308 Estoire 241 Excusatio 61-63, 304

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Exemplum 269 Expolition 26, 54 Expression juridique 42 Fastidium 61-63, 304 Figures de style 28-30 Formule de chancellerie 42 Formule stéréotypée 276-283, 308 Français 254 Glose savante 40, 54 étymologique 60 explicative 148-151, 231, 239 géographique 16, 31-34, 67, 303 historique 67 moralisatrice 73 Grec 255, 258, 261, 307 Greffe 16, 56, 67, 73, 78, 150 Grifon 259 Guerre sainte 243-248, 307 Hospitalier 291 Jacobite 255 Jus italicum 45 Latin 251, 257, 261 Maronite 255-256 Merveilleux 269-270, 295 Motif narratif 274-283

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Nos de Guillaume de Tyr 20-21, 25-26, 54, 62, 303

Index rerum

Ordre artificiel 61, 66 Ordre naturel 25, 66 Orient latin 66, 248-250

Sarracenus, sarrazin 213, 257, 262 Senefiance 270 Superstitio 212-213, 262-263 Suppression thématique 15-54, 56, 78-79, 303 Syrianus, syrien 255-257, 307

Poitevin 255 Poulain 7 Prædictus, sæpedictus, supradictus 62, 88, 196 Prologue, préface 16, 23-25, 38, 66

Templier 291-293 Thyois 254-255 Traditio 262-263 Turc 154, 214, 262 Turcoman 262

Realia 69

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Index syntaxique Ablatif absolu, proposition participiale 80-81, 83-84, 129-133, 136, 306 Adeo ... ut 106 Adjectif indéfini 98, 111 Adjectif verbal 134-135, 306 Alioquin 112 Anacoluthe 80, 84, 92-93, 305 Antequam 114 Apposition 80, 129, 133-134, 136, 306 Asyndète 80, 84-88, 95, 131, 305 Ausint ... comme 100, 102 Autant ... comme 100 Autem 84

Dum 115, 132

Bien, adverbe d’intensité 88-89, 159 But 109-111, 121, 305

Etiam 84 Etiam si 111 Etsi 111, 112

Car, quar 75-76, 84, 100, 103, 105, 304305 Cause 102-106, 121, 305 Chevauchement syntaxique 108 Comme, adverbe 126 Comme, conjonction 106, 305 Comme ... si 102 Comparaison 98-102, 121, 305 Comparatif 98, 101-102, 165 Conséquence 102, 106-109, 121, 136, 264, 305 Cum historique 105-106, 117-119, 123, 305 Déictique ou démonstratif 88, 90-92, 126, 305

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Einçois que 114 Einz 76, 123 Emboîtement syntaxique 83 Émiettement syntaxique 79-81, 83, 95, 304 Endementres que 115 Enim 84, 105 Eo magis quod 101-102 Eo minus quod 101-102 Ergo 84, 86 Et 84-86, 305

Fere fere 125 Forme adjective du verbe 80, 129, 134136, 306 Forme nominale du verbe 80, 129, 134136, 306 Gérondif 134-135, 306 Gratia + génitif 109 Hyperbole 99 Hypotaxe 81 Hypothèse 112-114, 121, 131, 305 I, adverbe pronominal 91-92 Igitur 84, 86

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Ita ... ut 106 Licet 111 Ligature 80, 84, 88, 95, 103 Lors 83-84, 123, 305 Lorsque 115 Malle 98 Meint 159 Mes 86, 111, 134 Minime 99 Minus 99 Mout, adverbe d’intensité 59, 89, 107, 123, 179, 305 Ne 84, 109-110, 123 Négation suivie d’une affirmation 75-76, 304 Ne ... mie 99 Ne ... onques 99 Nul 179 Nivellement 80, 83, 109, 127, 129-136, 305, 306 Nom d’action en –us 134, 174, 176, 306 Opposition 111-112, 121, 131, 134, 305 Or 123 Parataxe 79-81, 83, 85, 95, 111-112, 117, 121, 124, 126, 129, 130, 304, 305 Participe passé substantivé 91 Participe présent substantivé 83, 134-135, 306 Plus 98 Por 109, 125, 305 Por ce 102, 108 Por ce que 109 Postquam 114 Proposition causale 73, 76, 83, 123 Proposition comparative 63, 77, 83, 112, 305 Proposition complétive 81, 83, 121-127, 130, 176, 306 Proposition consécutive 75, 77, 108, 159, 179, 304 Proposition finale 110, 305 Proposition hypothétique 83, 110, 124, 305 Proposition infinitive 121, 124-125, 127 Proposition interrogative 83 Proposition relative 76, 83, 91, 111, 133135, 176, 305, 306 Proposition temporelle 93, 108, 116, 124, 130, 132, 136, 203, 305

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Index syntaxique

Prout 102 Puis que 114-115 Quam, adverbe 98 Quant 83, 90, 108, 114-116, 119, 130, 136, 305 Quantus 101 Que, conjonction 81, 103, 121, 123-127, 130, 136, 176 Quia 52, 102-103, 121-123 Quod, conjonction 81, 83, 101-102, 121124, 126 Quomodo 123 Quoniam 121, 123 Quotiens 114 Relâchement syntaxique 79, 81, 95, 127, 304 Relatif de liaison 83, 88-89, 178 Reprise 88, 91-92, 94-95, 305 Se, si, conjonction conditionnelle 112 Si, adverbe 84-86, 107, 305 Sic 86, 112 Si ... comme 105, 305 Sic ... sicut 99 Sicut 102 Sicut ... ita ou sic 52, 99 Si ... que 75, 77, 107-109, 136, 304, 305 Sitost comme 114 Sive 112 Superlatif 98, 101-102, 197, 305 Supin 135 Talis ... qualis 99 Tamen 111 Tam ... quam 100 Tamquam 102 Tamquam si 112 Tandis comme 112, 115 Tant 107, 305 Tant ... comme 101 Tant fere que 94, 95 Tantus ... quantus 100 Tant ... que 108, 114, 159 Tantus ... ut 106 Temps 114-121, 136, 305 Tournures impersonnelles 122-123 Toutes les fois que 114 Trop 116, 159, 179 Ut 81, 102, 109, 121-122, 126 Utrum, conjonction 83

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Index lexical Abaïe 215 Abit de religion 208 Accrescere 173 Acies 222, 224-225 Acointance 180 Acorder 158 Adhibere 158 Adjutor 158 Adventus 175 Æquivocus 165 Aesance 148 Aesement 180 Affixe 157 Agenoiller (s’) 165 Agmen 222 Aideor 180 Amiral 229 Amphibologice 165 Antemurale 166, 235, 237 Antipapa 166 Apert 194 Apoplisie 75 Apostoile 204 Arbaleste 231 Arbalestrier 225-226 Arhiepiscopus, arcevesque 205 Archidiaconus, arcediacre 205, 207 Archiepiscopatus, archeveschiée 214 Archier 225-226 Architecturæ peritus 140 Arcus, ars 225-226, 231 Armare, armer 238

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Armigerus 225-226 Ars turquois 230 Aste 176 Atenance 180 Auster 152 Avant-garde 234 Baile 237 Bailli 191 Baillier 189-191, 240, 306 Balista 225-226, 231 Baniere (revestir par une baniere) 220 Baptisier 208 Baptismatis lavacrum 208 Barbacane 166, 235, 237 Baro, baron 216 Baronie 150 Bataille 224-225 Beneiçon 145 Berfrois 230 Besier 160 Besogne 154 Besongne de Dieu 171, 212, 307 Bise 152 Bizantinus sarracenatus, besanz sarrazinois 151 Burgensis, borjois 218-219 Callum, chauz 149 Calque 150, 198-199, 216, 230, 307 Canamella, calemele 146 Cancellarius, chancelier 206-207

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Canonicus, chanoine 206-207 Cantor, chantre 205, 207 Capitaneus 216-217 Cardinalis, chardonal 204-205, 207 Casale, casal 60, 149 Cassis 230 Castellanus, chastelain 217-218 Castra (locare, ponere, metari) 238 Castrum 234-237 Castrum ligneum, chastel de fus 236 Cathedralis dignitas 214 Catholicus 202 Calipha 194 Cedere 157 Centurio 228, 229 Chaable 231 Chapel de fer 230 Char, charrette 232 Charactere 141 Chastel 235, 236, 237 Chauce 229 Cheance 179 Chevalier, chevaucheor 182-183, 227, 228 Chevauchiée 233, 234 Cheveteine 228 Chose 154 Choses de l’Eglise 210 Cismarinus 167 Claustrum 215 Clerc 206, 207 Clipeus 229 Cœlibatus (perpetuum cœlibatum vovere) 208 Cœnebium 215 Cohors 224, 225 Comes 217, 218 Cometa, comete 149 Comitatus, contée 175, 176, 306 Commilito 228, 229 Commoditas, commodis 148, 180 Compaignie 224, 225 Composition 137, 165-167 Conchylium, concha 139 Concile 202, 203 Concueillir 239 Conditio 197 Congregare 239 Consilium, conseil 180, 188 Constabularium, connestable 191 Consuetudo 219 Contentio 154 Conventiculus174 Conventio, convenance 148 Conversation 197

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Index lexical

Convocare 239 Cooperator 180 Copiæ 223 Couple de synonymes ou binôme syno­ nymique 60, 75, 78, 137, 185, 196-200, 228, 240, 304, 307 Cout, coutement 182 Crestienté 210 Croisier (se) 211 Crolle 153 Cubitus 152 Cuneus 224, 225 Curriculum 173 Currus 232 Damnificare, damnificus 172-173 Decanus, dean 205, 207 Decapolis, Dis cité 146 Decomforter 168 Deosculari 160 Desconfiture 168 Desfensable 177 Desgarnir 162 Desheriter 162 Desloiauté, desloial 148, 168 Desrenier 168 Deterritus 160 Déverbal 157, 161, 177 Devinaille 181 Diaconus, diacre 202, 204, 205, 207 Dieta 180 Diminutif 173 Discessus 175 Disme 210 Dolus 148 Doublet 181, 306 Droiture 221, 222 Droiture de parochage 210 Dromont 231 Druguement 153 Dysenteria febricula, disintere 148 Ecclesia, eglise 214, 215 Echauguette 233 Eleemosyna, aumosne 202 Elementum vocis 141 Emprunt 137, 143, 154, 201, 202, 204, 239, 307 Enforcer 164 Engigneor 140 Engin 231 Engregner 164 Enneur, ennorer 164, 187 Entraider (s’) 170

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Index lexical

Entredouter (s’) 170 Entrer (s’en) dans la chaire 163 Entr’espargner 170 Entrevoir (s’) 170 Eques 225, 226, 227, 247 Esbahir 162 Escu 229 Escuier 225, 226 Eslection 145 Esperance, espoir 182 Espoenter, espoentable 160, 177 Esquinance 75 Ethica, tisique 145 Evangelizare 171 Exanimis 162 Excommunicatio, escomeniement 162 Excubiæ 233 Exercitus 222 Exheredis 162 Exposcere 161 Familiaris 195, 196 Feria 154 Ferre 157 Feu grezois 232 Fidelis 186 Fidelitas, feeuté 147 Fidelitas exhibere 219 Fidem aperire 208 Fisicien, fisique 146 Flatus 175 Fœdus, fié 220, 221 Foire 154 Folie 161 Fontes sacri 208 Forteresse 237 Fosse 235 Fronde 231 Gaengnable 177-178 Gage 222 Garnison 223 Gent 223-224 Gent a pié 223, 226 Gentes, gentiles, gentilis 154, 213 Genuflexio 165 Gladius 230 Grant 163, 179 Grécisme 204 Greindre cité 140 Gubernaculum 174 Guerpir 159

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Habere (se) 238 Habilis 176 Habitaculum, abitacle 174 Haubert 229-230 Herberge 234 Hiaume 229 Homage 219, 222 Home a cheval 226, 227 Honor 186, 187, 188 Hyperperum, perpre 152 Ignis 232 Immensus 163 Imparatus 162 Inauditus 163 Incarnatio, Incarnacion 144 Incaute 169 Incorrigibilis 178 Incubator (sedis) 188 Incurabilis 178 Inexorabilis 178-179 Infidelis 154 Infidelitas 213 Infirmitas, enfermeté 144 Influentia 163 Inhærens 162 Injuria 60 Innotescere 173 Institutio ecclesiastica 210 Instruere 238 Interitus 175 Interpres 153 Inthronizare 163 Introitus, entrée 175 Invalescere 164, 173 Investituram suscipere 219 Irruptio 234 Iter (Hierosolymitanam) arripere 211, 307 Jaculum, javelot 231, 232 Jejunia 180 Jus decimationum 210 Jus parrochiale 210 Justitia 219 Lapis 152 Large 163 Legatus, legaz 205, 207 Letre 141 Ligius, lige (homme lige) 219, 220, 222 Ligni cæsor 140 Lignum salutiferæ crucis, voire croiz 212 Litteratus 193

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Logier 238 Loi 213 Loier, grant 164 Lorica 229, 230 Mace 230 Machina 231, 235 Machinatio 148 Magister militiæ Templi, Mestre del Temple 226 Magnates 216 Mal, male, malement 169 Malicieus 166 Mangoniau 230, 231, 233 Manipulus, manus 222, 223 Marchio, marquis 217, 218 Marescalcus, marechaus 226, 228, 229 Maugré 169 Megadomesticus 202 Menoison 148 Mesaventure 176 Meschief 168 Mesese 168 Mesestance 168 Mesprendre 168 Mesurablement 177 Metre en mer 158 Metropolis 140 Michalatus, Michelois 151 Midi 152 Miles 183, 226, 227 Militia 223 Mille 152 Mire 146 Miserabilis 176 Mittere 157 Monachus, moine 206, 207 Monasterium 214, 215 Montance 233 Murex 139 Murus 237 Necessaria 180 Negotium 154 Néologisme 151, 157, 176, 201, 202, 203, 237, 239, 306, 307 Nobilis 194, 195, 216 Nundinæ 60, 153 Obedire, obediance 144 Obsidio 233 Occasio, achoison 188, 189 Occidentalis pars 152 Ocrea 229

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Index lexical

Oppidum 235, 237 Oratio, oroison 145 Ordo equester 180 Ordo plebeius 180 Ost 223, 224 Outrage 60 Paganus, païen 213, 214 Papa, pape 204, 207 Papatus 202 Parasynthétique 178 Parificare 172, 173 Parlement 180 Pasmer 162 Passage 158 Pater 206, 207 Patriarcatus, patriarchée 175, 176, 306 Pedes 225, 226, 247 Pèlerinage 211 Persolvere 160 Pervigilis 160 Pestis 147 Petraria, perriere 230, 231, 232, 233 Pharetra 231 Planté 223 Poinz et articles 209 Polysémie 137, 168, 185-196, 224, 240, 305 Pontifex 205 Pontificatus 176 Portus, port 175 Potens 194 Præceptor 228 Prædefungi 161 Præfectus 192 Præmonitus 161 Præses 191 Præsidium 235, 236, 237 Præsumptuosus 160 Prætaxare 161 Préfixation 143, 157-170, 172, 179, 239, 306 Prelat 206, 207 Prendre les croiz 212 Presbyter 205, 207 Preu de clerc 193 Preudomme, preuz 26, 189, 192, 193, 194, 195, 196, 240, 263, 307 Préverbe 160 Prier 161 Primicerius 227, 228, 229 Princeps 216, 229 Principatus, princée 150, 175, 176, 306 Prioratus, prioré 214

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Index lexical

Proceres 216 Processio, procession 145 Procurator 191 Professio 212, 213 Provoire 205 Prudefemme 195 Prudens 193 Purpura 140 Qamoissié 166 Qane 230 Quadriga 232 Quinquagenarius 228, 229 Redemptio, raençon 145 Regart 233 Régent 191 Rendre les soudées 160 Roiaume 150 Route 224, 225 Sagitta, sajete 230, 231, 232 Scala, eschiele 230 Schisma, cisme 202 Semirutus 166 Semivivus 166 Senechaus 202 Septentrionalis plaga 152 Sergent 227 Service 222 Service de Dieu 212 Servitutis jugum 169 Sessor 227, 229 Seurté 148 Signum crucis vivificæ 211 Soldanus, soudan 202 Soleil couchant 152 Solvere (carnis ergastulo) 208 Sophismata 181 Spiritus contritus et humiliatus 208 Stare 157 Statuere 157 Stipendarius, soudoier 225 Subjection 145 Suburbana 150, 153 Suffixation 143, 157, 171-183, 239 Superabundare 164, 165 Superædificare 164, 165 Superamplior 164, 165 Suppression lexicale 137, 139-141, 155, 185, 229, 239, 306 Synodus 202 Synonyme 158, 185, 191, 238, 239

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Tempeste 147 Terme de civilisation étrangère 239, 306 Terme demi-savant 145, 240 Terme savant 137, 143, 144, 149, 185, 197, 203, 215, 239, 306 Terme technique 137, 143, 151, 154, 210, 225, 306 Terræ motus 153 Thesaurus 141 Toise 153 Tornele 235 Traïson 148 Transferre 158 Transfetare 158 Transire 158 Translatio 15 Transmarinus 159 Transmigratio 159 Transmontanus 159 Transposition 137, 143-151, 165, 230, 237, 307 Trenchiée 235, 237 Trinôme synonymique 194, 198, 199 Tropeau 174 Trophæum 141 Turma 222 Turris, tour 235, 236, 237 Ultramontanus 167 Urbs suffragans 210 Usaisement 180 Utilitas 148 Vaillant 195 Vallum 235, 237 Veneor 180 Venerabilis 192, 193 Venire 157 Vent 175 Venue 175 Versipellis 166 Vexillum (per vexillum investire) 220 Viam ingredi 211 Victualia, vitailles 181 Vigiliæ 233 Vile 153 Vile champestre 150 Vita sanctimonialis 208 Zachara, çucre 146

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Bibliographie I. TEXTE D’ÉTUDE Guillaume de Tyr, Historia rerum in partibus transmarinis gestarum a tempore successore Mahumeth usque ad annum Domini mclxxxiv, edita a venerabili Willermo, Tyrensi archiepiscopi, et L’Estoire de Eracles Empereur et la Conqueste de la Terre d’Outremer. C’est la translation de l’Estoire de Guillaume arcevesque de Sur, in Recueil des Historiens des Croisades, Historiens Occidentaux, de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, Imprimerie Royale, tome 1, livres XI à XVIII (1104-1161), mdcccxliv. II. ÉDITIONS ET TRADUCTIONS EXPLOITÉES 1. Éditions Huygens Robert Burchard Constantin, Willelmi Tyrensis Archiepiscopi Chronicon, Corpus Christianorum, Continuatio Mediævalis, LXIII et LXIII A, éd. critique par R.B.C. Huygens, Turnholti, Typographi Brepols Editores Pontifici, mcmlxxxvi. 2. Traductions françaises Du Préau Gabriel, Histoire de la Guerre Saincte, dite proprement la Franciade Orientale, faite latine par Guillaume Archevesque de Tyr, Chancelier du Royaume de Jerusalem, et traduite en françois par Gabriel du Preau, natif de Marcousis, près Mont-Ihery, Paris, mdlxxiiii. Guizot François Pierre Guillaume, Histoire des faits et gestes dans les régions d’Outre-Mer, depuis le temps des successeurs de Mahomet jusqu’à l’an 1184 de

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Bibliographie

Jésus-Christ, par Guillaume de Tyr, dans Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au xiiie siècle, Paris, J.-L.-J. Brière, tomes 16, 17 et 18, 1824. Mas-Latrie de Jacques Marie Joseph Louis (cte), Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, avec un essai de classification des continuateurs de Guillaume de Tyr, Paris, Librairie de la Société de l’histoire de France, 1871. Paris Paulin, Guillaume de Tyr et ses continuateurs, dans Histoire générale des Croisades par les auteurs contemporains, texte français du xiiie siècle, revu et annoté par M. Paulin Paris, Paris, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 2 tomes, 1879-1880. III. ÉDITIONS ET TRADUCTIONS CONSULTÉES 1. Éditions Bongars Jacques, Historia Rerum in partibus transmarinis gestarum a tempore successorum Mahumeth, usque ad annum Domini mclxxxiv, edita a venerabili Willermo Tyrensi Archiepiscopo, in Gesta Dei per Francos, sive Orientalium Expeditionum et Regni Francorum Hierosolymitani Historia, a variis sed illius ævi scriptoribus litteris commendata, nunc primum aut editis, aut ad libros veteres emendatis, Hanoviæ, Typis Wechelianis, apud heredes Ioan Aubrii, mdcxi. Pantaléon Henri, Historia Belli Sacri verissima, lectu et jucunda et utilissima, libris viginti tribus ordine comprehensa, in qua Hierosolyma ac terra populo Dei olim promissa et data, una cum tota fere Syria, per Occidentis principes Christianos, anno reparatæ salutis millesimo nonagesimo nono, magna pietate et fortitudine recuperata fuit. Certa narrationis serie, per annos octoginta quatuor, ad regnum Balduini quarti usque continuata et descripta, Authore olim Vuilhelmo Tyrio Metropolitano Archiepiscopo, ac regni Hierosolymitani fidelissimo Cancellario; Nunc vero multo castigatior quam antea in lucem edita, Bâle, Nicolas Brylinger, mdlxiiii. Poissenot Philibert, Belli Sacri Historia, libris XXIII comprehensa, de Hierosolyma ac terra promissionis, adeoque universa pene Syria, per Occidentales principes Christianos recuperata : narrationis serie usque ad regnum Balduini quarti, per annos lxxxiiii continuata. Opus mirabili rerum scitu dignissimarum varietate refertum, ac historiæ studiosis ut iucundissimum, ita et utilissimum futurum : ante annos quidem circiter quadringentos conscriptum, nunc que primum Doctissimi viri Philiberti Poyssenoti opera in lucem editum, Gulielmo Tyrio Metropolitano quondam Archiepiscopo, ac regni eiusdem Cancellario, autore, Bâles, Nicolas Brylinger et Jean Oporinus, mdxlix.

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Bibliographie

2. Traductions Atwater Babcock Emily, Krey August Charles, A History of Deeds Done beyond the Sea, by William Archbishop of Tyre, New York, Columbia University Press, 2 volumes, 1943. Caxton William, Godefroy of Bologne, or the Siege and Conqueste of Jerusalem, by William of Tyre, translated from the French by William of Caxton, and printed by him in 1481, London, K. Paul, 1893. Horologgi Joseph, Historia della Guerra Sacra di Gierusalemme, della Terra di promissione, e quasi di tutta la Soria ricuperata da’Christiani : Raccolata in XXIII Libri, da Guglielmo Arcivescovo di Tiro et gran Cancelieri del regno di Gierusalemme, Venise, Vincenzo Valgrifi, mdlxii.

IV. TEXTES ANNEXES Albert d’Aix, Chronicon Hierosolymitanum Alberti Aquensi, id est de bello sacro historia, exposita libris XII, et nunc primum in lucem edita, opera et studio Reineri Reineccii Steinhemii, Helmæstadii, Typis Iacobi Lucii, mdlxxxiiii. Foucher de Chartres, Fulcheri Carnotensis Historia Hierosolymitana, texte publié par Heinrich Hagenmeyer, Heidelberg, Carl Winter’s UniversitätsBuchhandlung, 1913. Jacques de Vitry, Iacobi de Vitriaco Acconensis Episcopi Historia Iherosolimitana Abbreviata, in Gesta Dei per Francos sive Orientalium expeditionum et Regni Francorum Hierosolymitani Historia, a variis sed illius ævi scriptoribus litteris commendata, nunc primum aut editis, aut a libros veteres emendatis, Hanoviæ, Typis Wechelianis, apud Heredes Ioan Aubrii, mdcxi. Pierre Tudebode, Petri sacerdotis Siuracensis Historia de Hierosolymitano itinere, in Patrologie de Migne, Paris, Garnier, tome 155, 1880. Raymond D’aiguilliers, Raimundi de Agiles, canonici Podiensis, Historia Francorum qui ceperunt Jerusalem, in Patrologie de J.-P. Migne, Paris, Garnier, tome 155, 1880. V. ÉTUDES SUR GUILLAUME DE TYR Bossuat Robert, Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1964.

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VII. LA TRADUCTION ET L’ADAPTATION : ÉTUDES THÉORIQUES Bastin Georges L., «  L’Adaptation, conditions et concept  », dans Études traductologiques, Paris, Minard, Lettres modernes, 1990, pp. 215-30. Brucker Charles, Traductions et adaptations en France à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, actes du colloque organisé par l’Université de Nancy II, (23-24 mars 1995), Paris, Champion, 1997. Contamine Geneviève, Traductions et traducteurs au Moyen Âge, actes du Centre National de la Recherche Scientifique, (26-28 mai 1968), Paris, C.N.R.S., 1989. Folena Gianfranco, Volgarizzare e tradurre, Torino, Giulio Einaudi, 1991. Ladmiral Jean-René, « Épistémologie de la traduction », dans Studien zu Sprache und Technik, Hildesheim, 1988, pp. 34-49. Monfrin Jacques, « Humanisme et traductions au Moyen Âge », Journal des Savants, janvier-mars 1963, pp. 161-90. - « Les Traducteurs et leur public en France au Moyen Âge », Journal des Savants, janvier-mars 1964, pp. 5-20. Van Hoof Henri, Histoire de la traduction en Occident, Paris-Louvain-la-Neuve, Duculot, Bibliothèque de linguistique, 1991.

VIII. ÉTUDES LATINES André Jacques, Emprunts et suffixes nominaux en latin, Genève-Paris, DrozMinard, 1971. - Le Vocabulaire latin de l’anatomie, Paris, Les Belles Lettres, 1991.

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Table des matières

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Abréviations des titres des principaux ouvrages de référence

5

Introduction

7

PREMIÈRE PARTIE SUPPRESSIONS ET ADDITIONS

15

Chapitre 1 : Les Suppressions 1. Le nos de Guillaume de Tyr 1. 1. Les annonces récapitulatrices et les annonces anticipatrices 1. 2. Les préfaces et les prologues 2. Les suppressions stylistiques 2. 1. Le discours redondant 2. 2. Les figures de style 3. Les textes officiels 3. 1. Les gloses géographiques 3. 2. Les pièces officielles de l’histoire de l’Église 3. 3. Les portraits 3. 4. Les chartes et les édits 4. L’influence de l’Antiquité païenne 4. 1. La substitution du calendrier chrétien à la datation romaine 4. 2. Les expressions latines 4. 3. Les références mythologiques et littéraires 5. Les citations bibliques

19 20 21 23 25 26 28 30 31 34 36 38 41 41 42 44 47

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356

Table des matières

5. 1. Les citations glorifiant la civilisation païenne 5. 2. Les citations paraphrastiques

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49 50

Chapitre 2 : Les ajouts 1. Les fonctions des ajouts 1. 1. La fonction de remplissage 1. 2. La fonction d’explicitation 2. La présence de l’adaptateur 2. 1. L’intervention directe de l’adaptateur 2. 2. L’addition introductive du livre XII 3. Les domaines privilégiés des ajouts 4. Les procédés d’amplification

55 56 56 59 61 61 64 67 75

SECONDE PARTIE LES FAITS DE SYNTAXE

79

Chapitre 1 : La parataxe dans l’Estoire de Eracles 1. L’émiettement de la phrase longue de Guillaume de Tyr 2. Les ligatures 2. 1. La conjonction et, l’adverbe si et l’asyndète 2. 2. Les reprises

81 81 84 84 88

Chapitre 2 : La subordination dans l’Estoire de Eracles 1. L’expression de la circonstance 1. 1. L’expression de la comparaison 1. 2. L’expression de la cause 1. 3. L’expression de la conséquence 1. 4. L’expression du but 1. 5. L’expression de l’opposition 1. 6. L’expression de l’hypothèse 1. 7. L’expression du temps 2. La proposition complétive

97 97 98 102 106 109 111 112 114 121

Chapitre 3 : Le nivellement 1. L’ablatif absolu 2. L’apposition 3. Les formes adjectives et les formes nominales du verbe

129 129 133 134

TROISIÈME PARTIE ÉTUDE DU VOCABULAIRE

137

Chapitre 1 : Les suppressions lexicales

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Table des matières

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Chapitre 2 : Les termes savants 1. La transposition directe 2. Les équivalences françaises de l’époque

143 144 151

Chapitre 3 : La préfixation dans l’Historia et dans l’Estoire de Eracles 1. La préfixation dans l’Historia 2. La préfixation dans L’Estoire de Eracles

157 157 167

Chapitre 4 : Les cas de suffixation 1. La suffixation dans l’Historia 2. La suffixation dans L’Estoire de Eracles

171 171 179

Chapitre 5 : Les caractéristiques du vocabulaire de l’Estoire de Eracles 1. La polysémie 2. Les couples de synonymes

185 185 196

Chapitre 6 : Les vocabulaires 1. Le vocabulaire religieux 1. 1. La hiérarchie et les fonctions religieuses 1. 2. La vie religieuse et les formules liturgiques 1. 3. Le vocabulaire ecclésiastique juridique 1. 4. La croisade 1. 5. La religion des autres 1. 6. Les sièges religieux 2. Le vocabulaire féodal 3. Le vocabulaire militaire 3. 1. Les compagnies et troupes 3.2. Les combattants et les grades militaires 3.3. Les armes 3. 4. Les opérations militaires 3. 5. Les fortifications

201 203 204 208 209 211 212 214 215 222 222 225 229 233 235

QUATRIÈME PARTIE LES THÈMES PRIVILÉGIÉS DE L’HISTORIA ET DE L’ESTOIRE DE ERACLES

241

Chapitre 1 : La guerre sainte 1. L’Orient latin 2. Les antagonistes 2. 1. Les Croisés 2. 2. Les Chrétiens orientaux 2. 3. Les Musulmans

243 248 250 251 255 261

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Chapitre 2 : La foi chrétienne 1. Une ferveur populaire 2. Dieu dans l’Historia et dans L’Estoire de Eracles

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Table des matières

267 267 271

Chapitre 3 : Les récits de combat 1. Les motifs narratifs 2. L’agencement de la narration épique

273 274 284

Chapitre 4 : Aspects thématiques médiévaux 1. La richesse 2. L’héroïsme 3. L’exaltation des sentiments

289 289 293 298

Conclusion

303

Appendice 1

311

Appendice 2

315

Index rerum

321

Index syntaxique

323

Index lexical

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Bibliographie

331

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