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French Pages 377 Year 1991
LA PHILOSOPHIE
D'ANTOINE ARNAULD
BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE Fondateur : Henri GOUII IER Directeur: Jean-François COURTIJ\'E
LA PHILOSOPHIE D'ANTOINE ARNAULD par
Aloyse Raymond NDIA YE
Avant-Propos de André Robinet
LIBRAIRIE
PARIS
PHILOSOPHIQUE 6, Place de la Sorbonne, V•
1991
J.
VRIN
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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteu!' ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» (Alinéa l er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.
© Librairie Philosophique J. VRIN, 1991 Printed in France ISBN 2-7116-1056-X
AVANT-PROPOS Si ce siècle est janséniste, Arnauld en est la Parole. Une Œuvre aux contours indélimitables se répand pendant 60 ans en Europe, coïncidant avec la montée et l'exercice de l'absolutisme royal, et avec ses conflits internes. Si le jansénisme français est une affaire de famille, de grande famille et de famille de Grands, Arnauld en est le tuteur. Tout passe entre ses mains, rien ne se décide sans sa consultation ni sans sa décision, quitte à être, dans le cas contraire, aussitôt révoqué, anathémisé. La question ne porte pas sur l'absoluité du pouvoir, mais sur le lieu généalogique de son exercice: un individu, une race, ou une famille. Ce que la Parole tient de la Révélation et de la Tradition, Arnauld l'instruit pour ouvrir ce qui devenait une nouvelle tradition et sera pour beaucoup une nouvelle révélation. Quelle peut être dès lors la place du débat philosophique et de l'entretien de raison dans une œuvre où l'on édicte et d'où l'on fulmine? Il fallait de l'audace pour s'en inquiéter. Et ce livre prouve que le siècle fut autant philosophe que théologique, puisque Arnauld dut, bon gré et plutôt mal gré, déroger à cette verticalité du Message pour entrer dans la remise à plat de la communication des idées. La moisson assemblée par A.-R. Ndiaye est éloquente. Après ce décortiquage minutieux, l'auteur nous fait saisir le relief de cette pensée philosophique dans le négatif de celles des autres philosophes du siècle qu'Arnauld affronta plutôt qu'il ne s'y confronta. Il se fit connaître en philosophie par des Objections, s'imposa par des Réponses et des Critiques, consentant, non sans un brin de condescendance, à aborder ces problèmes mineurs en regard du Sacré, de l 'idéc, du fondement de la vérité, des sources de la connaissance, du rôle des affects dans la représentation. Cette philosophie développée en positif complète la chaîne des grandes pensées du XVIIe siècle. On n'aperçevait Arnauld que dans les interstices et dans les brumes de l'œuvre des autres. Mais Arnauld n'est pas un simple faire-valoir : ne serait-cc que parce que c'est lui qui pense� faire valoir ... ou anéantir. Les Méditations tirèrent des Quatrièmes objections un premier lustre auprès des milieux jansénistes, les premiers convaincus, malgré Pascal. Malebranche fit les frais d'une espérance déçue, mais tout ce qui fut composé contre lt;i mit en pleine actualité les secondes moutures de la Recherche de la Vérité. Le premier opuscule
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AYANT-PROPOS
philosophique qu'il compose, Leibniz le destine à Arnauld, dont il espère à son tour les objections : le hanovrien ne cessera de diffuser à travers l'Europe que son système avait reçu un accueil mesuré d'Arnauld : ce qui était en soi une recommandation. Ce livre opère un puissant renversement dans notre approche du xvn e siècle. A le lire, on se met à voir d'un point de vue dominateur et suivi tous ceux à partir desquels on voyait. On découvre le massif p_ar l'autre côté de la frontière. Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibniz, font apparaître leurs failles, avec une précision optique impressionnante puisqu'elle vise au point faible des enchaînements conceptuels. Il y aurait ainsi une philosophie possible, tracée dans le pointillé des circonstances et des controverses, dont la reconstitution nous faisait défaut. Descartes peut-être? Mais pour s'apercevoir que l'abîme béant des signes reste ouvert sous l'énoncé même du cogito. Malebranche s'il eût voulu? mais pour mettre le doigt sur le point douloureux de la théorie de l'idée, représentative sans modalité. Le jeune Leibniz pourquoi pas? Mais pour faire apparaître l'impossible unicité d'une disjonction entre théorie thomiste et théorie cartésienne de la substance. Et puis ce sourd filigrane selon lequel les corps ne seraient que des phénomènes. Et Spinoza qu'il eût fallu inventer ... Car Arnauld est apte à en utiliser le spectre menaçant derrière l'incomplétude d'un signifié sans signifiant, sous la doctrine d'une étendue intelligible dont les corps ne sont que des modalités, au bout d'une théorie de la corporéité sans corps. Le xvn e siècle y gagne donc d'être vu à partir d'un de ses sommets auquel ceux que l'on reconnaît portaient de l'ombre. En pleine lumière, le roc des valeurs reconnues s'effrite. Arnauld promène un cartésianisme tranquille qui ne s'embarrasse pas des vérités éternelles, mais aussi un augustinisme inconciliable avec celui de Malebranche, et un thomisme de fond que les variantes scolasliqucs de Leibniz n'impressionnent pas. Du coup notre propre siècle s'en trouve rapproché puisque cette philosophie d'Arnauld suscite un art de penser qui alimente nos propres préoccupations en occupant un terrain cartésien vierge; puisque l'exigence de la modalité inscrite dans le décours de la loi psycho physique exige la réalité du signifiant; puisque les performances de la pensée tiennent autant dans la consnuctivité des signes que dans la pure vision intérieure. Dès lors les concepts abordés par Arnauld, mis en lumière progressivement, réinterprètent par touches successives la théorie des idées, de l'infinité divine, de la raison et de la foi. André ROBINET
INTRODUCTION Antoine Arnauld, surnommé le Grand Arnauld, a eu des discussions avec les philosophes de son siècle : Descartes, Malebranche, Leibniz, pour citer les plus connus. Ses écrits philosophiques, pour la plupart polémiques, ont été classés par les éditeurs de la majorité de ses œuvres complètes, qui comptent quarante deux volumes in quarto, aux tomes XXXVIII à XLI 1• Dans ses lettres et dans les controverses où il fut engagé, Arnauld défend des positions philosophiques sur des problèmes qui mettaient en cause le cartésianisme. Il se réclame d'un cartésianisme orthodoxe et prétend avoir les mêmes vues que Descartes sur la nature et l'origine des idées, sur l'idée de Die u et sur la distinction de l'âme et du corps, sur les rapports de la raison e t de la foi. En somme, il fait sienne la __ , __ conception cartésienne de l'homme, du monde et de Dieu. Ce scolastique nourri de saint Augustin, nous donne l'impression d'avoir été le seul, parmi tous les ' correspondants de Descartes, à avoir réalisé la synthèse de la tradition et de la philosophie moderne. C'est la polémique avec Malebranche qui occupe le centre de cette activité philosophique. La longue controverse qui allait opposer les deux théologiens a commencé dès la publication par Arnauld du livre De s vraies e t des Fausse s Idées, en 1683, en réaction au livre de son adversaire, De la Re cherche de la Vérité, paru en 1674. Au cours de cette polémique, Malebranche reprochera à Arnauld de s'être mis «un peu tard à philosopher» 2 • Ce jugement de l'auteur de la Re che rche de la Vérité, pris à la lettre, est confirmé par la biographie intellectuelle d' Arnauld. Mais il peut vouloir dire qu'Arnauld n'a pas reçu une longue initiation à la philosophie nouvelle, ce qui expliquerait, aux yeux de Malebranche, qu'il n'ait jamais pu se convertir à la vision moderne des problèmes inaugurée par Descartes. D'où l'incompréhension totale des deux auteurs. Dès lors, quelle valeur faudra-t-il accorder au cartésianisme d'Arnauld? Né à Paris le 6 février 1612, Antoine Arnauld s'était d'abord destiné au droit. Il préféra, en 1632, poursuivre des études de théologie, sur les instances de sa mère, devenue religieuse à Port-Royal après le décès de son mari. En 1638, il fit la rencontre de Saint-Cyran qui fut son directeur spirituel et dont il fut le disciple avant de lui succéder à la tête du petit groupe des Port-Royalistes. Arnauld, sous son influence « délaissa les doctrines scolastiques en faveur à
1. Œuvres complètes d'Antoine ARNAULD, Paris, Lausanne, 1775-1783, 4 ° , 43 volumes, le 42e volume est consacré à la vie d 'ARNAULD. 2. MALEBRANCHE N., Réponse au livre des Vraies et des Fausses Idées, XXII, § 1, O. C., t. VI-VII. p. 151.
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INTRODUCTION
l'un iversité, pour s'attacher aux enseignements des Pères de l'Eglise et surtout d e Saint A ugustin» 1• Jean d u Vergier d e Hauranne, Abbé de Saint-Cyran, était un ami du Cardinal d e Bérulle, le fond ateur d e l'Ordre des Oratoriens, et d e Jansénius évêque d 'Ypres, l'auteur d e !'Augustinus, ouvrage posthume paru en 1640-1641. Arnauld comptera beaucoup d 'amis à l'Oratoire où Descartes et saint Augustin étaient enseignés. Pour avoir été le maître à penser de Port-Royal, Arnauld dut s'engager d ans de.nombreuses controverses théologiques. Il eut pour adversaires aussi bien d es Catholiques que d es Protestants. Il réunit autour d e lui d es personnalités comme Le Maître, Barcos, Nicole, Pascal. C'est Pascal qui réd igera les Provinciales. Mais c'est Arnauld qui préparera les notes. «L'on ne dira jamais assez tout ce que lui d oit Pascal» 2 • En 1643, Arnauld publie l'ouvrage qui le rendra célèbre: De la Fréquente communion. En 1664, il publie La perpétuité de la Foi de l'Eglise Catholique touchant l' Eucharistie. De nombreux autres écrits d e théologie contribueront à faire d e lui un théologien universellement connu à travers toute l'Europe, le d éfenseur d e la foi et l'ennemi des hérétiques. C'est ce qui lui vaut cet éloge d e Perrault : « Le public a été partagé sur quelques sentiments que M. Arnauld a soutenus; mais il ne l'a jamais été sur son mérite. Il n'y a eu qu'une voix là dessus et il a toujours passé pour un des plus grands hommes qu'ait eus l'Eglise depuis plusieurs siècles» 3•
Dans ses écrits théologiques Arnauld expose la théologie des Pères. Saint Augustin est son maître. La théologie d' Arnauld est une théologie positive, c'est à-d ire historique. C'est la controverse avec Malebranche qui le cond uit à s'intéresser à la théologie spéculative, ou théologie philosophique. Son souci principal sera d e dénoncer les erreurs théologiques de Malebranche par rapport à la théologie traditionnelle, celle de la Fréquente communion et d e la Perpétuité de la Foi. Le molinisme d e Malebranche, d ira-t-il, s'explique parce qu'il a abandonné la théologie historique. Malebranche avait d onc raison d e craindre ce « critique trop illustre pour le traiter comme les autres». «J'ai sur les bras, écrit-il, deux puissants ad versaires, M. Arnauld et sa réputation» 4 • Lorsque paraît le livre Des Vraies et des Fausses Idées, Arnauld surprend tout son monde, y compris Malebranche qui s'attendait «de voir une réponse de sa façon au Traité de la Nature et de la Grâce» s. On s'imaginait mal, en effet, que ce «vigoureux pourfendeur d 'hérésies» 6 , pouvait s'intéresser à la spéculation philosophique. Les lettres de Nicole, parmi celles que signale Madame Rod is-Lewis, montrent bien à quel point le public était 1. JACQUI:S E., Les années d'exil d'Antoine Arnauld, 1976, p. 5. 2. BREMOND li., Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. I, p. 286. 3. PERRAULT, Eloge d'Antoine Arnauld, Cologne, 1697, p. 14. 4. MALEBRANCIIE, Réponse au Livre des Vraies et des Fausses Idées, I, § II et III, O. C., t. VI-VII, p. 12. 5. MALEDRANCIIE, ibid., p. 12. 6. Roo1s-LEWIS G., L'intervention de Nicole dans la polémique entre Arnauld el Malebranche d'après des lettres inédites, in Revue Philosophique, 1950, p. 484.
INTRODUCTION
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déconcerté de voir Arnauld s 'engager dans un « combat de philosophes » et que tout le monde regarde « comme une di spute abstraite » . Beaucoup s ' attendaient à w1e discussion purement théologique. Arnauld ne s ' était-il pas engagé, encouragé par B ossuet, à réfuter le Traité de la Nature et de la Grâce de Malebranche ? Cette réputation de théologien qui a empêché ses propres contemporains de le considérer comme p hilosophe, explique aussi que sa théologie ait retenu davantage l 'attention des historiens . Assimilé aux j ansénistes, dont il était le Docteur, il est au cœur de cette abondante bibliographie consacrée au Jansénisme et à Port-Royal . L ' on s ' accorde aujourd ' hui à reconnaître de l ' intérêt aux écrits philoso phiques d' Arnauld. Cela est dû essentiellement au renouveau des études sur Descartes et les post-cartésiens , Malebranche, Spinoza, Leibniz, Cordemoy, et aux recherches actuelles consacrées à la Logique et à la Grammaire dites de Port Royal . La philosophie d ' Arnauld ne nous est pas donnée sous une forme systématique. Elle est disséminée dans ses écrits, polémiques pour l 'essentiel, et toujours en rapport avec ses préoccupations morales et théologiques . Dans sa controverse avec Malebranche, il est aisé de voir que ses prises de positions phi losophiques ne sont pas sans rapport avec ses engagements théologiques antérieurs. « Il rompt son am itié » avec l 'oratorien, écrit Monsieur Robinet « quand il sera · question d ' étendre le langage des lois et de l ' ordre au gouvernement de la grâce. La querelle des vraies et des fausses idées ( 1 6801 690) ne sera que l ' aspect métaphysique de la sautériologie augustinienne. L ' esprit humain conserve-t-il en toutes disciplines y compris sacrées, le pouvoir de parler du divin ? Ou bien cette parole, à supposer qu'elle fût préférable, reste t-elle le signe des élus ? » 1 • Arnauld lui-même a rappelé que s ' il s ' en prend à la philosophie des idées de Malebranche, c ' est « pour le disposer par cette expérience sensible a chercher plutôt l 'intelligence des mystères de la Grâce dans la lumière des Saints, que dans ses propres pensées » 2 • Il reste, en effet, persuadé que le théologien ne doit pas se désintéresser de la philosophie, parce qu'elle a du rapport à la religion. Au cœur de sa polémique avec Malebranche sur l 'étendue intelligible, i l estime fort utile, dans une lettre qu'il adresse à l 'oratorien, de préciser son attitude en tant que théologien à l 'égard de la philosophie « Comme je s ais , écrit-il à Malebranche, que la matière dont j' ai à parler dans cette lettre pourra ne p as plaire à des personnes de piété qui regardent comme inutile et peu digne de l' occupation d 'un Ecclésiastique tout ce qui a l ' air de philosophie, je crois , Mon Révérend Père, que vous ne trouverez pas mauvais que je la commence en leur faisant voir en peu de mots que leur dégoût n'est pas raisonnable. On ne peut douter que tout ce qui tend à nous faire connaître Dieu d ' une manière digne de lui , tout ce qui peut contribuer à nous en faire avoir une grande idée . . . On ne peut douter, dis-je, que tout cela ne mérite qu 'un théologien prenne la peine de l'ex aminer, si Dieu lui a donné quelque talent pour cela, et que des lecteurs chrétiens , qui ont du discernement et de la pénétration, s ' appliquent à s 'en instruire. Il est bien certain au moins , que Saint-
1. 2.
p . 18 0 .
ROBINET
A . , Le langage à l'Age classique, p . 1 O. A., Des Vraies et des Fausses Idées, Lettre préface, O. C., t. XXXVI I I ,
A R N AULD
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INfRODUCTION
Augustin n ' aurait point cru son travail mal employé à écrire sur des matières de cette nature, s i on en avait écri t de son temps d ' une manière qu ' il eut jugée pleine d ' erreur . . . >"> 1 .
Voilà u n texte qui contraste très nettement avec ce que nous offre à lire Pascal dans ses Pensées2. On peut dire que le mépris de l'auteur des Pensées pour la philos ophie, sera l'opinion générale chez les Port-Royalistes, à quelques rares excepti ons . Arnauld, au c ontraire, ne sous-estime pas l a philos ophie. Il acce pte de revêtir l'habit du philos ophe . Dans ses objections qu 'i l ad resse à Descartes par l'interm éd iaire de Mersenne, il commence par reconnaître « je jouerai ici deux personnages : dans le premier, paraissant en philosophe, je représenterai les principales difficultés que je jugerai pouvoir être proposées par ceux de cette profession, touchant les deux questions de la nature de l 'esprit humain et de l ' existence de Dieu ; et après cela prenant l ' habit d 'un théologien je mettrai en av ant les scrupules qu' un homme de cette robe pourrait rencontrer en tout cet ouvrage » 3 .
L'auteur que nous allons étudier est un théologien, mais c 'est «un théologien capable de continuer Descartes, de faire la leçon à Malebranche, d'embarrasser les jésuites et de pulvériser Jurieu» 4 • C'�st le «co�tinuateur » de Descartes qui v a particulièrement retenir notre attention d ans les pages qüi vont suivre. · ·Arnauld av ait v ingt-huit ans quand il communiqua à Mersenne les «princi pales d ifficultés » qu'il avait renc ontrées d ans le manuscrit des Méditations Métaphysiques que Descartes s 'apprêtait à publier. Il était le plus jeune docteur de Sorbonne. Il accéd a à ce titre le 12 d écembre 1641, l'année même où il fut ord onné prêtre, le 21 se ptembre 1641. «Ce jeune d octeur, écrit Bouill ier, était préparé à cet examen par un cours régulier et complet de philos ophie qu'il av ait lui-même enseign ée en Sorbonne, au c ollège d u Mans de 1639 à 1641» 5 . Dans ses Réponses aux Quatri èmes Objections, Descartes reconnaîtra la clairv oyance d ' es prit et la pénétration de v ue de s on éminent lecteur. Cette qualité lui sera reconnue par Leibniz. Leibniz avouait, note Sainte-Beuve, qu'il ne connaiss ait pers onne qui sût mieux que M. Arnauld, pénétrer dans l'intérieur des matières, répandre plus de lumière sur un sujet ténébreux, et d ont on pût se promettre un j ugement plus s olide, plus pénétrant, et en même temps plus sincère . «On peut re pro cher à Arn auld, remarque Mons ieur Alqui é, de n'entrer jamais d ans la pens ée de ses adversaires. Mais c 'est avec une rare pénétration qu'il prév oit et qu' il dénonce les cons équences de leur doctrine»6 . Les historiens de Port-Royal 1 . ARNAULD A . , Lettres au Père Malebranche, VIII, O. C . , t. XXXIX, p . 1 19. 2. PAS CAL , Pensées, 79, O. C., « l 'intégrale », p. 510 ; 78, p. 6 1 5 . 3 . ARNAULD, Quatrièmes Objections, in DESCARTES, Œuvres philosophiques, Garnier II, p. 63 3 . 4 . BREMOND H. , Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Paris, Armand Colin, I V , ch . VI II, p. 3 0 5 . 5. Boun.LJER F., Histoire de l a philosophie cartésienne, t . I, p . 203 . 6 . A L Q UIÉ F . , Le Cartésianisme de Malebranche, p . 4 89.
INTRODUCTION
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sont unanimes à reconnaître en Arnauld un authentique philosophe. « Arnauld mérite d' être appelé philosophe. En lui décernant ce titre, écrit Jean Laporte, je ne songe pas à surfaire s es œuvres habituel lement catalo guées comme philosophiques, l' Art de Penser ou le Traité des Vraies et des Fausses Idées . . . Je ne prétends pas non plus qu 'il ait fourni des réponses étudiées aux principales questions qui passent pour classiques en philosophie. Mais peut-être de la philosophie au sens technique du terme, est-on en droit de distinguer, l' esprit philosophique. Qu 'est-ce à dire ? » 1 • Jean Laporte énumère les qualités qui font le philosophe et qu ' i l estime incarnées par Arnauld : « un certain goût de la réflexion critique » , une certaine 5 • C ' est la nécessité de la communication qui contraint les hommes à inventer des mots pour les joindre arbitrairement aux 1 . A RNAULD, La log ique ou l'art de penser, ch. I, éd. Clair et Girbal, p. 37. 2. ARNAUL D , ibid. , p. 37. 3 . ARNAUL D , ibid., p. 38. 4. ARNAUL D , ibid., p. 39. 5 . A R N A U L D , ibid. , p. 39.
LA NATURE ET L'ORIGINE DES IDÉES
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idées. Ce ne sont pas les mots qui créent les idées, c'est le besoin de commW1iquer les idées qui rend possible l ' existence des mots et contraint les hommes à s 'accorder sur le choix de tel ou tel signe pour exprimer telle ou telle idée. L'idée en droi t précède le m ot, elle lui est antérieure. Si nous n'avions pas d' idée à exprimer les uns aux autres, nous n'aurions pas éprouvé le besoin d' inventer des mots et de nous m ettre d' accord par convention, pour attribuer tel mot à tel le idée. La G rammai re G énérale définit le mot comme un signe. C'est dans sa première partie qu' elle traite de la nature matérielle des signes « c 'est-à-dire en tant que sons et caractères » . Dans sa deuxième partie elle étudie « l eur signification, c 'est-à-dire la manière dont les hommes s'en servent pour signifier leurs pensées » 1 • Il s 'agit de cette variété infinie de mots, comme les nom s, les ve rb es , les pré positi ons . . . Il est vrai, reconnaît encore Arnauld, qu' i l est arbitraire de joindre telle idée à tel son plutôt qu'à un autre. Mai s les idées ne sont pas arbitraires . Elles ne dépendent pas de notre fantaisie. Lorsque notre raisonnement est un enchaînement d 'idées claires et distinctes, la conclusion à laquelle l ' on parv ient est nécessaire et vraie. En effet, « il serait ridicule de s' imaginer que des effets très réels pussent dépendre des choses purement arbitraires. Or quand un homme a conclu par son raisonnement que l 'axe de fer qui passe par les deux meules du moulin pourrait tourner sans faire tourner celle de dessous, si étant rond il passait par un trou rond ; mais qu' il ne pourrait tourner sans faire tourner cel le de dessus, si étant carré il était emboîté dans un trou carré de cette meule de dessus, l ' effet qu ' il a prétendu s ' ensuit infailliblement. Et par conséquent son raisonnement n'a point été un assemblage de noms selon une convention qui aurait entièrement dépendu de la fantaisie des hommes ; mais un jugement solide et effectif de la nature des choses par la considération des idées qu' il en a dans l 'esprit, lesquelles il a plu aux hommes de marquer par de certains noms » 2 • Lorsque nous parlons d' idée, il s'agit des idées clai res et disti nctes. De telles idées sont des représentations vraies des choses. Elles rendent possible l 'application du jugement vrai . Les mots sont des signes que nous avons joints arbitrairement, par convention aux idées . Les opérations fondamentales de la pensée, concevoir, juger, raisonner, ordonner ont pour objet des idées et non des mots . Nos jugements sont vrais parce qu ' ils portent sur des idées claires et distinctes en tant qu'elles sont des représentations vraies des choses. Le mot est un signe, il est en un sens le doub le de l ' idée , puisqu ' il a pour fonction de représenter l ' idée et de la rendre vi sible dans la communication . Avec la G ramma i re G énérale et la Logi que, Arnauld élargit le champ primitif de l'analyse cartésienne de l ' idée. L' idée et le mot devant être analysés ensemble, il s'ensuit que le langage est au cœur de la question des idées . Arnauld va de nouveau avoir l 'occasion d' illustrer l ' importance du langage dans l 'étude de la nature des idées. En 1 68 3, dans la Logique de Port-Royal, 1 . ARNAULD et LANCELOT, Grammaire Générale et raisonnée, Rep ublications Paulet, Paris , 1 969, p. 7 - 8 . 2 . ARNAULD , La. Log ique ou l'art de penser, c h . I, éd. Clair et Girbal, p. 4 3 .
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LA THÉORIE DES IDÉES
Arnauld et Nicole ajoutent un chapitre qui ne figurait pas dans les éditions précédentes. C 'est le fameux chapitre quatre de la première partie et qui a pour titre : « Des idées des choses et des idées de s signes » 1 • Dans l ' « Avertissement sur cette nouvel le édition », les auteurs de la Logique expliquent que ces additions sont dues essentiellement à des raisons théologiques. En effet Arnauld est préoccupé par la controverse avec les Calvinistes sur la question eucharistique : « On a fait diverses additions importantes à cette nouvelle édition de la Logique , dont l'occasion a été que les Ministres se sont plaints de quelques remarques qu 'on y a faites; ce qui a obligé d ' éclaircir et de soutenir les droits qu ' ils ont voulu attaquer. . . Mais quoique ce soient des contestations théologiques qui ont donné lieu à ces additions, elles ne sor�t pas moins propres ni moins naturelles à la Logique ; et l ' on les aurait pu faire quand il n'y aurait jamais eu de Ministres au monde qui auraient voulu obscurcir les vérités de la foi par de fausses subtilités» 2 •
Mais dans le même temps, sur un autre front, Arnauld est engagé dans une polémique avec Malebranche sur la question des idées. Il prépare le l ivre De s Vra ie s et de s fa usses i dées, dans lequel il réfute les thèses de l 'oratorien sur la nature des idées exposées dans la Recherche de la Vérité. Cette polémique avec Malebranche obligera Arnauld à revenir dans le chapitre IV, de la Prem ière Partie de la Logique, sur la question des idées. On s ' est interrogé sur la place de ce chapitre qui développe la théorie du signe des logiciens de Port-Royal 3 • L 'analyse des signes fait suite à une analyse de la nature et de l 'origine des idées, (ch. 1) et à une critique des Catégories d 'Aristote (ch. Ill) . Mais elle précède le chapitre consacré à la simplicité et à la complexité des idées . La fonction des signes, telle que la Gramma ire G énérale l 'expose, de représenter non seulement toutes les idées mais tous les caractères distinctifs des idées, aurait plutôt suggéré de placer l 'analyse du signe sinon au début du moins au terme de la Première Partie consacrée aux idées. En procédant à l' analyse du signe au chapitre IV, les auteurs de la Logique ont voulu indiquer que, tout comme les discussions sur les Catégories d'Aristote qui la précèdent, elle fait encore partie de l ' analyse des rapports de l ' idée à son objet. Or la polémique qui va opposer Arnauld et Malebranche porte également sur les rapports de l ' idée à son objet. Il nous semble que l 'addition dans l ' édition de 1 683 du chapitre IV consacré à la théorie du signe est étroitement liée à la critique que développe Arnauld contre les êtres représentatifs de Malebranche 4 • Dans la Rech erch e de la Vérité, Malebranche donne une définition de l ' idée qui tend à présenter l ' idée comme un être représentatif, dont la fonction serait de nous faire connaître les choses avec lesquelles nous ne pourrions pas rentrer en contact directement. L' idée est le substitut de la chose. Elle lui ressemble assez pour en tenir lieu. L'idée est un intermédia ire. C 'est précisément sur la notion de 1 . ARNAULD, ibid., ch. IV, p. 52. Additions de la Cinquième édition de 1 683 , les ch. IV, ch . XV de la Première partie ; ch. I et II, ch. XII et XIV de la Deuxième partie. 2. ARNAULD, La Logique ou l'art de penser, éd. Clair et Girbal, Avertissement. 3. M. FoUCAULT, Introduction à la Grammaire Générale, Paulet, p. XVI. 4. Nous analysons cette polémique au ch. II, p. 85.
LA NATURE ET L'ORIGINE DES IDÉES
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représentation q u'Arnauld va s'opposer à Malebranche. Le liv re Des Vraies et des Fausses Idées présentera une critiq ue s ystématique de la théorie des id ées expos ées dans la Recherche de la V érité. Le chapitre IV d e la Logique expose brièv ement ce q ue Arnauld et Nic ole entendent par représentation sans utiliser les armes de la polémique. A u c hapitre IV de la Logique de Port-Royal, Arnauld analyse l'idée de signe par opposition à l'id ée d e c hos e. Le langa ge est encore ici au centre de la réfl exion. Arnauld d onne la d éfinition suivante : « Quand on considère, écrit-il, un objet en lui-même et dans son propre être, sans porter la vue de l 'esprit à ce qu'il peut représenter, l' idée qu 'on en a est une idée de chose, comme l' idée de la terre, du soleil. Mais quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l' idée qu 'on en a est une idée de s igne, et ce premier objet s ' appelle signe. C ' est ainsi qu'on regarde d' ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées : l'une de la chose qui représente ; l' autre de la chose représentée ; et sa nature consiste à exciter la seconde par la première » 1 .
Soit une division des signes en trois catégori es : 1 ) Les signes certains et les signes probables, un signe peut être constant au point qu'on s oit sûr de sa fidélité (ainsi la respiration désigne à coup sûr la vie) . Mais un signe peut être probable (comme la pâleur pour la grossesse). 2) Les signes joints aux choses, c'est-à-dire appartenant à l'ensemble qu'ils désignent (comme la bo nne mine qui fait partie de la santé qu'elle désigne) et les signes séparés des choses (comme les sacrifices de l'Ancienne Loi s ont les signes lointains de Jésus-Christ imm olé) . 3) Les signes naturels (comme le reflet ou l'image dans un miroir désigne ce qu'il reflète) . Il y a aussi des signes d'institution et d' établissement (c omme un mot qui s ignifi e une pensée). La définition que nous propose Arnauld oppose l'id ée d e chose qui est une représentation et l'idée de signe qui est une chose en représ entation. « Quand on considère un obj et en lui-même et dans s on propre être, sans porter la vue de l'es prit à ce qu'il peut représenter, l'idée qu'on en a est une idée de chose, comme l'id ée d e la terre, du s oleil» . Nous sav ons par les analyses précédentes que l'idée est la chose même prés ente à l'es prit. Elle est la forme par laquelle la chose se prés ente à l'esprit. Elle est prése ntation et représentation de la chose. Mais «quand on ne regard e un certain objet que c omme en représ entant un autre, l' idée qu'on en a est une idée de signe et ce premier objet s'appelle signe. C'est ainsi qu'on regarde d'ordinaire les cartes et les tableaux ». Les logiciens de Port Royal privilégient l'exemple des cartes et des tableaux. Le tableau est, en effet, une chose, qui en représente une autre. Nous s ommes en présence de deux idées : l'id ée de la chose qui représ ente, c'est-à-dire proprement le tableau, et l'id ée de la c hose représ entée. La représentation c ' est donc un double rapport de l' idée à l'objet à l'intérieur d'un e même prés ence. Le signe se définit par sa fonc tion représentative. L'id ée d e chos e est une représ entation quand le s igne est une chos e en représ entation. Autrement dit le signe est une chos e qui, en elle-même, 1 . ARNAULD, La Logique ou l'art de penser, éd. Clair et Girbal, I, ch. IV, p. 52.
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LA 11-IÉORIE DES IDÉES
répète le rôle d'idée, une chose qui fonctionne comme une idée. En effet, lorsque je suis en présence d'un tableau, exemple que choisissent Arnauld et Nicole, j ' ai l 'idée du tableau, c'est-à-dire d 'un objet qui représente un- autre objet. Donc le tableau fonctionne comme une idée. Il se substitue à l 'idée de la chose représentée. Il en est l ' équivalent. Ce qui implique qu' il di sparaisse comme chose pour devenir son autre, l 'être d'une autre chose. Ce qui définit le rapport de l ' idée à son signe c'est d'abord le dédoublement du rapport d ' objet dans une présence , et de substitution par une représentation. Le signe enferme, en effet, deux idées, l ' idée de la chose qui représente, que nous appellerons l ' idée de la chose-idée qui est présente à l'esprit ; l 'idée de la chose représentée, ou bien l ' idée de la chose-objet dont la chose idée est le représenta..T'}t. Il y a à la fois, comme on le voit, un double mouvement, un mouvement de dédoublement de la relation de l ' idée et de l 'objet, et un mouvement de substitution de l 'objet, qui en devenant signe, est devenu son autre . Ainsi, devant le portrait de César, j 'ai présent à l ' esprit un tableau qui représente César et j ' ai l ' idée de César, c'est-à-dire de la chose représentée. Il y a le rapport de l ' idée au portrait qui rebondit pour devenir le rapport de l ' idée à César. Dans ce redoublement, la chose-idée, le tableau, s 'anéantit pour devenir l 'être de César, en représentation. « Ainsi l 'on dira, sans préparation et sans façon d'un portrait de César que c ' est César et d'une carte de l 'Italie que c'est l ' Italie » 1 • Ce qu' il faut remarquer dans cette analyse de l 'idée de signe, c'est l 'exemple que privilégie Arnauld : les cartes et les tableaux. Ce n ' est pas le mot, signe d' institution et de convention . Cependant la définition du signe s 'applique à tous les signes. « Le signe enferme deux idées : l 'une de la chose qui représente ; l' autre de la chose représentée : et sa nature consiste à exciter la seconde par la première » . Tout se passe donc au niveau de l 'intelligible, au niveau des idées . Comme on l ' a vu, aucune trace d ' image ; il n 'est pas question non plus de similitude ou ressemblance. Il n ' y a pas d' image intermédiaire entre le signe et le signifié : le rapport du signifiant et du signifié c'est le lien entre l ' idée d' une chose et l 'idée d' autre chose, l ' idée « de la chose représentée ». Le chapitre IV de la Logique, bien qu'il ait des implications théologiques, se présente aussi comme une critique de la ressemblance. II est à ce titre une pièce dans la controverse entre Arnauld et Malebranche sur la nature des idées. Arnauld reprochera, en effet, à Malebranche d'avoir une fausse conception des idées. Il assimilera la théorie des êtres représentatifs , c 'est-à-dire des idées distinguées des perceptions, aux simulacra de Gassendi reprochant à son adversaire d ' avoir une conception sensuali ste de l ' idée et d ' avoir défini la fonction représentative de l ' idée par la ressemblance. Il associera dans la même critique Gassendi, Malebranche et Hobbes, qui passent pour être à ses yeux des ami-cartésiens. Le chapitre IV de la Logique de Port-Royal, ajouté dans la Cinqui ème édition de 1 68 3 , l ' année même où Arnauld s ' engage dans la polémique avec Malebranche, est une confirmation de la définition cartésienne de ! 'idée-représentation, à partir d'une anal yse àont l ' originalité résiàe dans sa référence au langage. 1.
ARNAULD, La Logique
ou l'art de penser, éd. Clair et Girbal, II, ch. XI V, p. 1 56.
LA NATIJRE ET L'ORIGINE DES IDÉES
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Certes, Arnauld distingue l ' idée e t l ' image et, dans l a classification des signes, au chapitre IV , de la Logique, l ' image et le mot, qui sert de revêtement à l ' idée sont classés dans la même catégorie. N ' y a-t-il pas là risque de confusion ? Arnau l d et N i cole distinguent, en effet, l es signes naturels et les signes d ' institution et d' établissement. Les signes naturels « ne dépendent pas de la fantai s ie des hommes, comme une image qui paraît dans un miroir est un signe naturel de celui qu'elle représente ». Mais, i l y a d 'autres signes « qui ne sont que d' institution et d 'établissement, soit qu' ils aient quelque rapport éloigné avec la chose figurée, soit qu ' ils n ' en aient point du tout. Ainsi les mots sont signes d' institution des pensées et les caractères des mots » . Le mot et l ' image sont des signes. Mais ils ne le sont pas de la même façon . Le mot est arbitrai re et conventionnel. L'image est naturelle. Ce que Arnauld appelle ici l ' image c'est cette trace que les impres sions sensibles laissent dans le cerveau. Le mot et l 'image fonctionnent cependant de la même façon, en tant que signes : ils excitent ou réveillent en nous l ' idée de la chose représentée. C 'est l a raison pour laquelle Descartes pose l ' Idée au-delà de l 'image « Je n ' appelle pas simplement du nom d ' idée les images qui sont dépeintes en la fantaisie ; au contraire, dit-il, je ne les appelle point de ce nom, en tant qu' elles sont dans la fantaisie corporelle ; mais j ' appelle généralement du nom d' idée tout ce qui est d ans notre esprit, lorsque nous concevons une chose, de quelque manière que nous la concevions» 1 .
Arnauld dans la Logique reprend cette définition 2 • Mais, si le mot et l ' image sont des signes, ils sont représentatifs. Que signifie représenter dans le cas de l 'image, signe naturel, et dans celui du mot, qui est un signe d' institution ? Par ai lleurs, comment comprendre la théorie de la représentation telle qu 'elle est présentée dans l a Logique et cette définition d' Arnauld contenue dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées : « Quand on dit que nos idées et nos perceptions (car je prends cela pour la même chose) nous représentent les choses que nous concevons et en sont les images, c' est d ans tout un autre sens, que lorsqu 'on dit que les tableaux représentent leurs originaux et en sont les images, ou que les paroles, prononcées ou écrites, sont les images de nos pensées. Car, au regard des idées, cela veut dire que les choses que nous concevons sont objectivement dans notre esprit et dans notre pensée» 3 .
Comment faut-il entendre cette remarque d ' Arnauld ? Contredit-elle le chapitre IV de la Logique dont elle est contemporaine ? Selon cette remarque d ' Arnauld, il y a deux sens du verbe représenter. Représenter signifie, dans un premier sens, rendre présent un objet par un autre objet qui lui ressemble assez pour en tenir lieu. Cette définition convient, en effet, aux images et aux tableaux, aux paroles prononcées ou écrites. Les caractères et l 'écriture sont des images, non pas des idées, mai s des sons. On peut prononcer un mot, sans en comprendre la signification véritable. Pri se en ce 1. 2. 3.
DESCARTES A RN AULD , A RN A UL D ,
à Mersenne, juillet 164 1, Œuvres philosophiques, Garnier II, 1967 , p. 3 4 5 . La Logique ou l' art de penser, ch. I, p. 4 1. Des Vraies et des Fausses Idées, ch. Y, déf. 8, O. C., t. 38, p. 199 .
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LA THÉORIE DES IDÉES
sens, la représentation ne me donne pas la connaissance vraie de la chose. Elle est une représentation subjective. Elle est ma manière subjective et particulière de percevoir. Si je ne connaissai s les choses que par leurs images je ne les connaîtrais pas avec vérité. Ce n ' est pas, en ce sens, que nos idées nous représentent les choses. C'est, au contraire, en nous faisant connaître la chose même. La représentation signifie, dans ce second sens, l' intuition intellectuelle de l' essence de la chose, ou l'évidence actuelle de l 'être objectif. C 'est préci sément en ce sens que Descartes et Arnauld définissent la fonction représentative de l 'idée. Dans l'analyse du morceau de cire, Descartes oppose bien la représen tation intellectuelle de l 'essence de la cire à la représentation imaginative, sensible et confuse de la cire 1 • L'idée seule est représentative : l 'idée claire et distincte. Ce n'est pas par la ressemblance que l ' idée représente les choses. La ressemblance est liée à la notion d 'image. Or, nous savons que la connai ssance par image n'est pas objective. L 'objectivité est fondée sur l ' idée claire et distincte. Dans les Méditations métaphysiques , Descartes a rejeté comme douteuse la similitude, spontanément supposée, entre les objets et leurs idées, en indiquant que l ' imagination sensibif peut être contredite par une idée scientifique. L 'exemple qu'il choisit pour il lustrer cette affirmation est celui du soleil qui nous apparaît tout petit, mais que l 'astronome présente comme plusieurs fois plus grand que toute la terre 2 • La raison alors me persuade que l' image sensible, qui semble plus immédiatement provenir de l'objet, lui est aussi la plus dissemblable. La Méditation III att ribue à une « impulsion » aveugle, cette croyance qui consiste à faire correspondre à ces images certains objets extérieurs, distincts de moi, et transmettant en moi leur ressemblance, par les organes des sens : « impulsion » irréfléchie, source de préjugés. Descartes a développé cette critique ailleurs, dans la Dioptrique. Il y dénonce l ' erreur des philosophes qui ont cru que pour sentir, l ' âme avait besoin « de contempler quelques images qui soient envoyées par les objets jusques au cerveau » 3 • Or, précise Descartes, en ne considérant dan s les images que leur ressemblance avec les objets qu'elles représentent, on se rend incapable de montrer comment elles peuvent être formées par ces objets, reçues par les organes des sens extérieurs, transmi ses par les nerfs jusques au cerveau. Autrement dit, la ressemblance que l ' on peut saisir dans l a notion de représentation est d'une tout autre nature que celle qui définit le rapport de l' image-tableau à son original . « Et si, conclut Descartes , pour ne nous éloi gner que le moins qu' il es t possible des opinions déjà reçues , nous aimons mieux avouer que les objets que nous sentons envoient véritablement leurs images jusques au-dedans de notre cerv eau, il faut au moins que nous remarquions qu' il n ' y a aucunes images qui doiv ent en tout ressembler aux objets qu • elles représentent : car autrement il n ' y aurai t point de distinction entre l' objet et son image : m ais qu ' il suffit 1. 2. 3.
DESCARTF.S , Méditations DESCARTES , Méditations DESCARTF.S , Dioptrique,
métaphysiques, II, A.T., IX, p. 23-25. métaphysiques, II, A.T., IX, p. 3 1 . IV, A.T., V I, p. 1 1 2.
LA NATURE ET L' ORIGINE DES IDÉES
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qu' elles l eur ressemblent en peu de choses ; et souvent même, que leur perfec tion dépend de ce qu ' elles ne leur ressembl ent pas tant qu' elles pourraient faire » 1 •
L' idée est d'autant plus idée qu'elle est moins image. Autrement dit, l'idée tire sa perfection de sa non-ressemblance avec la chose qu'el le représente. Descartes prend l'exemple des tailles-douces qui «n'étant faites qu'un peu d 'encre posée ça et là strr du papier, nous représentent des forêts, des villes, des hommes, et même des batailles et des tempêtes, bien que, d'une infinité de diverses qualités qu'elles nous font concevoir en ces objets, il n'y en ait aucune que la figure seule dont elles aient proprement la ressemblance ; et encore est-ce une ressemblance fort imparfaite, vu que, par une superficie toute pl ate, elles nous représ entent des corps diversement relevés et enfoncés, et que même suivant les règles de la perspective, souvent elles représentent mieux des cercles par des ovales que par d'autres cercles ; et des carrés par des losanges que par d'autres carrés, et souvent, pour être plus parfaites en qualité d'images , et représenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas res sembler. Or, il faut que nous pensions tout le même des images qui se forment en notre cerveau, et que nous remarquions qu'il est seulement question de savoir comment elles peuvent donner moyen à l'âme de sentir toutes les diverses qualités des objets auxquels elles se rapportent, et non point comment elles sont en soi leur ressemblance » 2 • En évoquant les tailles-douces, et les dessins, il apparaît manifestement que l'Idée est représentation d'objet sans ressemblance. La question qui se pose alors est de savoir comment l' idée qui est entièrement spirituelle peut nous faire connaître un objet sans lui ressembler nécessairement. La question n'est donc pas de savoir comment les idées sont en soi la ressemblance de leurs objets. Descartes nie toute ressemblance de l'Idée avec l'objet. Cette absence de ressemblance n'empêche pas les idées de nous faire connaître ou de nous représenter les choses, de même que « les si gnes et les paroles qui ne ressemblent en aucune façon aux choses qu'elles signifient ne laissent pas de nous les faire concevoir » 3 . Cette critique de la ressemblance est reprise dans le Monde. Aucune raison ne nous assure, dit-il, que nos pensées sont entièrement semblables aux objets dont elles procèdent. Plusieurs « expériences » nous fo nt douter qu'el les le sont. Suit un exemple pris du langage. Nous savons bien que « les paroles, n'ayant aucune ressemblance avec les choses qu'elles signifient, ne lai ssent pas de nous les faire concevoir, et souvent même sans que nous prenions garde au son des mots ni à leurs syllabes ; en sorte qu'il peut arriver qu'après avoir ou"i un di scours, dont nous aurons fo rt bien compris le sens, nous ne pourrons pas dire en quel le langue il aura été prononcé » 4 • Arnauld connaît évidemment ces textes de Descartes. Ils inspirent sa propre critique de la ressemblance, comme on peut le constater dans la définition que nous avons rapportée du l ivre Des Vraies et des Fausses ldées 5 . Arnauld est bien 1. 2. 3.
DESCARTES ,
D ioptrique, I V, A.T., VI, p. 1 1 3 .
D ES C A RTES , ibid. , p. 1 1 3 . DESCARTES, L e Monde ou
Traité d e l a Lum ière, c h . I, A . T. , X I , p . 4 . ibid. , p. 4. 5. ARNAULD, D e s Vraies et des Fausses Idées, c h . V, déf. 8 , O. C. , t . 3 8 , p . 1 99.
4.
D ES CARTES,
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LA THÉORIE DES IDÉES
d ' accord avec Descartes pour ne pas concevoir de la sorte la fonction représentative de l ' idée. La fonction de représentation de l ' i dée est de nous faire connaître la chose, de nous assurer le pouvoir de nommer et de porter sur la chose des jugements vrais. Et au sens strict, l 'idée seule est représentative. Il reste encore une question. Pourquoi donc appeler représentatifs les tableaux, les image s, les mots, les caractères de l ' écri ture ? Arnauld s ' en expl ique . Représenter, représentatif, représentation, ne convi ennent proprement et premièrement qu'aux perceptions de l ' esprit qui, dit-il, « sont les représentations formelles de leurs objets, et ce n'est que par rapport à nos percepti ons que les autres choses, comme les tableaux, les images, les mots , les caractères de ! 'écriture, sont dits représenter, ou sont appelés représentatifs >> 1 • Le tableau qui représente Louis XIV, n ' est représentatif que pour une con science qui le regarde. Il ne représente rien en soi . Comment passer de la perception du tableau comme cadre, ou chose, à la représentation du Roi ? Il suffit que la présence de ce cadre dans ma conscience « réveille » l ' idée ou la percepti on du Roi. C ' est par rapport à cette percepti on que le tableau est représentatif. En l ' absence de cette perception, il ne représentera pas ce Roi . Ceux qui n ' ont jamais connu cc roi ni entendu parler de Louis XJV, en voyant ce portrait ne pourront pas le rapporter à ce Prince. Ce tableau « révei llera » tout au plus, en eux, l ' idée d 'un homme en général . Il s'en suit que le portrait nous donne occasion d ' avoir la perception ou l ' idée d'W1e chose que nous connaissons, que nous pouvons nommer, identifier par des jugements . La représentation est conceptuelle, c'est le jugement. Ce sont donc nos perceptions prises pour les idées qui sont la représentation formelle de tout ce que nous connai ssons. Le tableau est une image sensible, matériel le. Le tableau n 'est donc représentatif que par rapport à nos perceptions ou à l 'idée qu' il contribue à révei ller ou à exciter en nous. Il est la répéti tion de l ' idée. Il est représentatif au sens où on dit que les aliments sont sains, parce qu 'i ls servent à entretenir ou à rétablir notre santé, c 'est-à-dire par analog ie. Les mots et les caractères, dit- il, ne peuvent être significatifs ou représen tatifs que par rapport à nos perceptions qu'ils réveillent. Le mot de GODT n ' a de significati on que pour celui qui comprend la langue allemande. Celui qui ne parle · pas l ' allemand n'entendra qu' W1 son qui ne lui sera représentatif de rien . Ce son n ' est pas représentatif en soi . Il n ' est significatif que par sa l iai son conven tionnelle et arbitraire à l'idée de Dieu qu 'il excite dans mon esprit. C ' est la raison pour laquelle dans la Log ique Arnauld et Nicole font remarquer explicitement que si nous n ' avions aucune idée de D ieu, en prononçant le nom de Dieu nous n ' en concev rions que ces quatre lettres, D, i, e, u, c ' est-à-dire le son. La si gnification du mot nous échapperait. De plus si nous n 'avions pas l ' idée de Dieu « sur quo i pourri ons-nous fonder tout ce que nous di sons de Dieu� comme qu'il n'y en a qu' W1 : qu'il est éternel, tout-puissant, tout bon, tout sage ; puisqu ' i l n ' y a rien d e tout cela enfermé dans cc son Dieu, mais seulement dans l ' idée que nous avons de Dieu et que nous avons jointe à ce son » 2 • 1. 2.
AR�ACLD, Défense, V, 1 5c exemple, O. C . , t. 38, p. 584. ARNAULD, La Logique ou l' art d e penser, ch. I , p. 41 .
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L 'on voit l 'i ntérêt de l 'anal yse. C'est en effet, de montrer cl airement que les caract ères de l 'écritur e et l es mots n e sont si gnifi cati fs ou repré sentati fs qu'en tant que sig nes, c'est -à-dire par rapport aux idées qu'ils réveill ent dans l'esprit, et · d ont l a présence suffi t à réd uire presque à néant l 'être même du mot ou des caract ères. Dans l eur être propre les mots prononcés ou écrits ne si gni fi ent ri en. Ils ne si gni fient qu'en tant qu'ils sont liés ou j oi nts aux idées. Ils sont si gni fi catifs par anal ogi e. Il faut qu'il y ait l 'idée à l aquel l e on j oi nt tel ou tel son afi n que l e mot soit d i t si gnificati f. L'idée est l e fond ement de tout ce que nous di sons avec véri té . « Quand je di s , rappell e Arnauld , que l ' idée est la même chose que la perception , j ' entends par la perception tout ce que mon espri t conçoit ; soit par la première appréhension qu 'il a des choses, soit par les jugements qu' il en fait, soit par c e qu' il en découvre en raisonnant. Et ains i, quoiqu ' il y ai t une infinité de figures , dont je ne connais la nature que par de long s raisonnements , je ne laisse pas , lorsque je les ai faits , d' avoir une idée aussi v éritable de ces figures, que j ' en ai du cercle ou du triangle, que je puis concevoir d · abord. Et, quoique peut-être ce ne soit aussi que par raisonnement, que je suis entièrement assuré qu ' i l y a v éritablement, hors de mon -esprit, une terre, un soleil et les étoiles , l ' idée qui me repr6sente la terre, le soleil et les étoiles , comme étant vraiment exis tants hors de mon esprit, n ' en méri te pas moins le nom d ' idée, que si j e l ' avais eue sans avoir e u besoin de raisonner » 1 •
Nos j ugements, nos r ai sonnements sont vrai s en tant qu'ils sont l a représentati on d'idé es cl aires et d i sti nctes. C'est sur ces idées claires et disti nctes, au-delà des mots, d es sons, et de l 'image, que Descartes a voul u fonder la vrai e sci ence. L 'étude de l a nature d e l 'idée par l e bi ais d u l angage permet ainsi à Arn auld d e confir mer l es th èses cartési ennes : l a foncti on repré sentati ve de l ' i d ée se disti ngue radicalement de l a représentati on imagi native et confuse. L'idé e a pour foncti on de nous faire connaître l 'essence obj ective des ch oses, de rendre possi bl e l 'appl icati on d u j ugement vrai . Les quelques textes de Descartes sur l e l angage, ai nsi que l es obj ecti ons d e ses correspondants ont certes révélé à Arnauld l 'i ntérêt d 'une réfl exi on sur l es idées dans l eur rapport aux questi ons li nguistiques. Mais, Arnauld av oue aussi que ses maîtres à penser demeurent en l a matière sai nt Thomas et sai nt Augusti n 2 Ai nsi , en confirmant l es th èses d e Descartes, Arnauld reconnaît aussi l 'accord entre Descartes, sai nt Thomas et sai nt Augusti n. 3. LA DISTINCTION DES IDÉES
La foncti on représentative d e l 'idé e consi ste essentiel l eme nt à nous faire connaître l a chose sans l 'i nterméd iaire de l 'i mage. L 'idée est alors conçue comme une i ntuition i ntellectuelle de l 'essence de la ch ose qui rend possi bl e un j ugeme nt vrai. Il faut bi en rappel er qu'il s'agit des idées claires et disti nctes. La Log ique de 1 . ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. V, d éf. 9, O. C., t. 38, p. 1 99 . 2 . ARNAULD, Défense, V , 1 5 e exem ple, 0 . C., t . 3 8 , p. 587. - S aint A u g usti n, Confessions, l ivre X ; De magistro. - S aint Thomas, De magistro. Saint Thom as y accorde beaucoup plus d 'importance aLLx si g nes .
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LA THÉORIE DES IDÉES
Port-Royal consacre son chapitre IX à la « clarté et distinction des idées », à leur « obscurité et confusion » 1 • Arnauld et Nicole semblent respecter la hiérarchie des idées introduite par Descartes et qui chez lui conditionne l 'objectivité de la science. Est-ce à dire que les Logiciens de Port-Royal s ' inscrivent dans le courant de l 'idéalisme m athématique ? Les exemples qu ' ils donnent dans la Logique pour illustrer leur définition de l 'idée claire et distincte, de l 'idée obscure et confuse, montrent bien que leurs préoccupations sont tout autres. Examinons les textes . Parmi les idées claires et distinctes on dénombre dans la Logique 1 ) des idées qui sont représentatives de l 'existence et de l 'essence du sujet pensant : « l ' idée que chacun a de soi-même comme d'une ch0se qui pense et de même aussi l 'idée de toutes les dépendances de notre pensée, comme juger, raisonner, douter, vouloir, désirer, sentir, imaginer » 2 ; 2) les notions mathématiques (l 'étendue, la figure, le mouvement, le repos, le nombre) et les notions métaphysiques d 'être, d 'existence, de substance, d'ordre, de durée ; l ' idée de Dieu. En quoi consiste la clarté de ces idées ? Les auteurs de la Logique déclarent qu ' « une idée nous est claire quand elle nous frappe vivement » 3 • Et ils aj outent que « toute idée est distincte en tant que claire » 4 • Ainsi, pour Arnauld et Nicole, ce qui définit la clarté c'est la vivacité de l ' impression que les idées font sur l 'esprit. Les idées claires et distinctes s ' imposent à nous par l ' éclat de leur évidence qui nous force à les reconnaître. En définissant la clarté par la vivacité, Arnauld est conduit à admettre que l ' idée de la douleur est claire et distincte : « dans la douleur, dit-il, le seul sentiment qui nous frappe est clair et distinct au ssi » 5 • Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, il maintient cette définition : « l ' idée que nous avons des qualités sensibles, comme sont les couleurs, les sons, les odeurs, en tant qu'elles sont des modifications de notre âme est une idée claire » 6 • Arnauld en appelle au témoignage de la conscience. Quiconque rentre en soi-même et se consulte ne peut pas dire qu' il ne connaît pas clairement les différentes couleurs qu' il voit et les différents sons qu'il entend. Nous les connaissons clairement, « avec évidence et certitude » 1 • Si nous n ' en avions qu ' une connaissance obscure, nous ne pourrions connaître qu ' avec quelque doute ce que nous sentons. Arnauld s ' aligne sur Descartes qui explique dans un article des Principes que : « pour bien distinguer ce qui est clair et obscur dans les idées que nous avons des choses, il faut surtout bien remarquer, que nous voyons clairement et distinctement la douleur, la couleur et autres choses semblables, tant que nous ne les regardons que comme des sentiments et des pensées ; mais qu' il n'en est
1. ARNAULD, La Logique ou l' art de penser, LI, ch. IX, p. 70. 2. A RNAULD, ibid. , p. 70. 3 . A RNAULD, ibid. , p. 70. 4 . A RNAULD, ibid. , p. 70. 5 . A RNAULD, ibid. , p. 70. 6. A RNAULD , Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXIII, O. C. , t. 38, p. 3 16. 7 . A R NAULD, ibid. , p. 3 16.
LA NATIJRE ET L'ORIGINE DES IDÉES
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pas de même quand nous les considérons comme des choses qui sont hors de notre esprit» 1 .
De ce point de vue, i l n 'y a aucune différence de perfection entre nos idées. Elles · sont toutes égales, Arnauld les considérant en soi. Que nos idées soient toutes égales et formellement claires en soi, c'est ce que reconnaît aussi Descartes. Mais, pour Descartes, les i dées diffèrent en perfection les unes des autres, considérées, non plus du point de vue de leur réalité formelle ou en soi, mais du point de vue de leur réalité objective. Selon la hiérarchie qui en résulte, Descartes oppose les idées claires et distinctes aux idées obscures et confuses . Dans la Logique , Arnauld auss i reprend l a même division « Les idées confuses et obscures sont celles que nous avons des qualités sensibles, comme des couleurs, des sons, des odeurs, des goûts, du froid, du chaud, de la pesanteur, etc. comme aussi de nos appétits, de la faim, de la soif, de la douleur corporelle, etc. » 2 .
La m ême définition de la clarté et de la distinction s 'applique donc, chez les logiciens, à toutes les catégories d'idées, aux idées d'objets. Arnauld appelle donc idée ce que Descartes prend comme telle dans ses traités de physique, Le Monde, le Traité de l' homme. Dans le_!raité de l' homme , Descartes n'avoue-t-il pas : « je veux comprendre généralement, sous le nom d '/dée , toutes les impressions que peuvent recevoir les esprits en sortant de la glande H , lesquelles s'attribuent toutes a u sens commun lorsqu'elles dépendent de la présence des objets; mais elles peuvent aussi procéder de plusieurs autres causes . . . et alors c'est à l'imagination qu'elles doivent être attribuées» 3 •
Ces idées Descartes les appelle dans le corps du texte se ntime nts. Ainsi, pour Arnauld, est clair et distinct ce qui est évident, et l ' évidence c'est la perception claire et distincte d ' une idée. Le critère de la clarté que retiennent les logiciens de Port-Royal, est un critère empirique et subjectif : la vivacité de l ' impression. Elle est, en effet, une propriété du sujet et non de l 'objet. Et lorsque Arnauld en appelle à la conscience il renforce l'élément subjectif et psychologique . Ce que provoque la clarté de l 'idée c'est la certitude du sujet, une certitude subjective qui accompagne en moi la présence de l 'idée. Cette manière de concevoir l'idée cl aire et d is tincte semble pourtant bi en autorisée par Descartes. Dans l a définition qu'il donne lui-même de la clarté et de l a distinction d e l'Idée, dans les Principes, Descartes fait intervenir des éléments empiriques et psychologiques : « J'appelle claire, déclare-t- il, celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif : de même que nous d isons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder; et d istincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle
1 . DESCARTES, Les Principes de la philosophie, I, art. 68, cité par ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXIII, O. C., t. 3 8, p . 3 1 7 . 2. ARNAULD, La Logique ou l' art de penser, I, ch. IX, p. 71 . 3 . DESCARTES, Traité de l' homme, in Œuvres philosophiques, Garnier I, p. 4 5 1 .
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LA THÉORIE DES IDÉES
ne comprend en soi que ce qui paraît m anifestement à celui qui la considère comme il faut» 1 .
Cette définition des Princi pes répond presq ue mot pour mot au premier précepte du Discours de la Métho de où la clarté et la distinction supposent la présence d e l'objet à l'esprit, d'où leur contact. L'on connaît les objections q ui ont été env oyées à Des cartes contre les éléments subjectifs et psychologiques q ui accompagnent la définition de l'idée claire et distincte2 • Les auteurs de la Logique qui ne les ignoraient pas, n'ont ·pas hésité malgré cela, à reprendre la conception cart ésienne. De plus, le remède qu'ils préconisent pour év iter la confusion et l'obs curité des id ées, est celui que recommande Descartes dans le Discours de la Méthode : éviter la précipitation et la prév ention : « l 'unique rem ède, disent-ils , est de nous défaire des préj ugés de notre enfance et de ne rien croire de ce qui est du ressort de notre raison, par ce que nous en avons jugé autrefois ; mais par ce que nous en jugeons m aintenant. Et ainsi, nous nous réduirons à nos idées naturelles , et pour les confuses nous n'en retiendrons que ce qu'elles ont de clair, comme qu'il y a quelque chose dans le feu qui est cause que je sens de la chaleur . . . , ne déterminant rien de ce qui peut être dans le feu qui me cause ce sentiment... que je n' aie des raisons claires qui m 'en donnent la connaissance » 3 •
Les objections qui av aient été envoyées à Descartes remettaient en question la clart é et la distinction de l'idée comme criterium d e la connaissance v raie et objective. Descartes échappe à la s ubjectiv it é en réaffirmant le lien intrins èque entre sa méthode et l'évidence. C'est à cette méthode aussi que les logiciens d e Port-Royal ont recours pour assurer à l'id ée sa clart é et sa distinction. Nous ne sommes pas s urpris de constater que les auteurs de ces objections s ont Hobbes et Gass endi, ceux-là mêmes que les logiciens d e Port-Royal d énoncent comme les représ entants d u matérialisme. L'idée claire et distincte perm et à Descartes d e démontrer l'existence de Dieu, la distinction de l'âm e et d u corps. Pour nous donner une connaissance vraie des choses, il n'est pas nécessaire que l' idée s oit parfaite ou adéquate nous rappelle Arn auld. L'id ée claire s uffit. L' id ée d e Dieu par exemple est s uffisamment claire « pour nous faire connaître en Dieu un très grand nombre d'attributs que nous s ommes ass urés ne s e trouv er qu'en Dieu : mais elle est obscure si on la compare à celle qu'en ont les Bienheureux d ans le ciel et elle est imparfaite en ce que notre es prit étant fini n e peut concev oir que très imparfaitement un objet infini. Mais ce sont différentes conditions en une id ée d'être parfaite et d'être claire. Car elle est parfaite q uand elle nous représente tout ce q ui est en son objet, et elle est clai re quand elle nous en représ ente assez pour concev oir clairement et distinctement » 4 • Les auteurs de la 1. DESCARTF.S, Principes, I, 45, in Œuvres philosophiques, Garnier III, p. 1 17. 2 . Objections de HOBBES, Troisièmes Objections et Réponses, in DESCARTES, Œuvres p h ilosop h iques, Garnier II, p. 5 9 9 ; GAS SENDI, « Contre la Troisième Méditati on », i n DESCARTF.S, Œuvres philosophiques, Garnier I I , p. 723. 3. ARNAULD, La Logique ou l'art de penser, 1, ch. IX, p. 76. 4. ARNAULD, La Logique ou l' art de penser, I , ch. IX, p. 76.
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Logique se so nt so uv enus, en ce texte, des éclai rci ssements appo rtés par D escartes dans ses Réponses aux Quatrièmes Objections 1 • En intégrant dans sa d éfini ti o n de l'id ée clai re et di stincte des éléments de nature psycholo gique, · Arnauld ne pense pas pour autant compromettre l'obj ectivité de la connai ssance qui r epo se précisément sur elle. Arn auld à la sui te de Descartes, recommande, po ur être sûr d 'attei nd re la v érité, de ne fai re usage que de nos i d ées clai res et di stinctes, celles qui sont naturelles, c'est-à-dire qui apparti ennent à notre nature. Est-ce à dire q ue les idées confuses et obscures n'apparti ennent pas à notre nature et q u'elles sont arbi trai res? Si elles ne sont pas naturelles pourquoi les appelle+ o n id ées? D 'o ù vi ennent leur confusion et leur obscurité? Les id ées confuses et o bscures « sont celles que nous avons des qualités sensibles, comme d es couleurs, d es sons, des odeurs, d es goûts, d u froid, d u chaud, d e la pesanteur, etc. comme aussi de nos appétits, de la faim, d e la soi f, d e la douleur cor po relle, etc. » 2 • Elles sont appelées telles, parce que ces so rtes d'i d ées nous représentent nos sensations comme des modalités du corps, ce qu' elles ne sont pas en réalité. Par exemple, l'idée de la douleur nous représente la douleur comme dans la main blessée, q uoiqu'elle ne soit que dans notre esprit. O r, q ue ce sentiment soit dans notre main ne nous est point clai r. No us ne voyons pas clair ement et di stinctement que le sentiment est une propri été qui convienne au co r ps. D ' o ù vi ent la confusion? Est-ell e propre à l'i d ée? Q uelle en est la cause? Arnauld et Ni cole s'expliquent : « Comme nous avons été plutôt enfants qu ' hommes, et que les choses extérieures ont agi sur nous en causant divers sentiments dans notre âme par les impressions qu 'elles fais aient sur notre corps, l ' âme qui voyait que ce n' était pas par sa volonté que ses sentiments s 'excitaient en elle, mais qu'elle ne les avait qu' à l ' occasion de certains corps, comme qu'elle sentait de la chaleur en s' approchant du feu, ne s ' est pas contentée de juger qu 'il y av ait quelque chose hors d ' elle qui était cause qu 'elle avait ses sentiments , en quoi elle ne se serait pas trompée ; mais elle a passé plus outre, ayant cru que ce qui était dans ces objets était entièrement semblable aux sentiments ou aux idées qu 'elle avait à leur occasion. Et de ces jugements elle en a formé des idées, en transportant ces sentiments de chaleur, de couleur, etc. dans les choses mêmes qui sont hors d ' elle. Et ce sont là ces idées obscures et confuses que nous avons des qualités sensibles , l ' âme ayant ajouté ses faux jugements à ce que la nature lui fait connaître » 3 •
La confusion d es idées que nous avons des quali tés sensibles vient de ce que, enfants, nous avons cru que les sensations étaient semblables aux obj ets extérieurs qui en étaient la cause. Nous avo ns construit d ès lo rs, sur un tel préj ugé, des j ugements faux sur le r apport des i d ées sensi bles aux corps, en les consi dérant comme d es modifi catio ns d es corps. Or, les quali tés sensibles ne sont ni dans le co rps, ni semblables à la chose extérieure. La sensation est d ans l'âme bien qu'elle l'éprouv e à l' occasion d e ce qui se passe d ans le corps. Nos erreurs d e 1 . DESCARTES , Réponses aux Quatrièmes Objections, in Œuvres philosophiques, Garnier II, p. 660-661 . 2. ARNAULD, La Logique ou l' art de penser, éd. Clair et Girbal, I, ch. IX, p. 7 1. 3. ARNAULD, La Logique ou l' art de penser, éd. Clair et Girb?J, I, ch. IX, p. 7 1-72.
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jugement, depuis l 'enfance, sur les rapports des idées et des choses, nous ont habitué à considérer les idées sensibles comme des modifications des choses extérieures . C ' est ce faux rapport que nous attachons spontanément aux sensations qui nous les fait concevoir autrement qu'elles ne sont. C 'est ainsi que nous nous donnons des idées confuses. En tant que telles les idées confuses sont « arbitraires », elles ne sont pas « n aturelles ». Les erreurs de la physique sco lastique sur la gravité et la pesanteur, sur les formes substantielles s ' expliquent par la même voie. Pour savoir comment l'on est parvenu à l' idée_ de la pesanteur dans la scolastique, il faut observer ce qui se passe chez les enfants. Ceux-ci, expliquent les logiciens, « voyant des pierres et autres choses semblables qui tombent en bas aussitôt qu' on cesse de les soutenir ; ils on! formé de là l 'idée d 'une chose qui tombe, laquel le idée est naturelle et vraie, et de plus de quelque cause de cette chute, ce qui est encore vrai. Mais parce qu'ils ne voyaient rien que la pierre, et qu'ils ne voyaient point ce qui la poussait, par un jugement précipité, ils ont conclu que ce qu' ils ne voyaient point n 'était point, et qu' ainsi la pierre tombait d'elle-même par un principe intérieur qui était en elle sans que rien autre chose la poussait en bas, et c'est à cette idée confuse, et qui n'était née que de leur erreur, qu'ils ont attaché le nom de gravité et de pesanteur » 1 • Arnauld et Nicole s ' inspirent de la critique cartésienne présentée dans les traités de physique, le Monde et la Dioptrique. Il est clair que pour Arnauld les idées ne sont pas obscures et confuses par nature, si l'on entend par la confusion, l 'erreur. « Il est certain, déclare Arnauld, qu' il ne peut y avoir d'erreur ou de fausseté ni en tout ce qui se passe dans l' organe corporel, ni dans la seule perception de notre âme qui n'est qu 'une simple appréhension » 2 • Il n'y a de vérité et d'erreur que dans le jugement. La confusion des idées est donc de notre fait. Elle dépend des faux jugements que notre âme a ajoutés « à ce que la nature nous faisait connaître » . Les sensations sont dans l ' âme ; elles nous révèl ent l 'existence des corps extérieurs agissant sur le nôtre, mais sans nous renseigner sur la nature des corps. Ce que j ' appelle idée confuse et obscure, est une idée que je forge, par habitude, et qui est le fait de mon imagination et de ma volonté. Elle est confuse parce que je mêle à l 'élément naturel un élément étranger, qui résulte d ' une erreur de jugement. L ' idée confuse est une fausse idée. C 'est parce que nous pensons avec l'esprit tout entier, avec toutes ses facultés, les sens et l ' imagination associés , que nous avons des idées confuses et obscures. La présence du corps dans l ' acte même de penser, notre pensée étant incarnée, est ce qui empêche l 'exercice de la pensée pure. Autrement dit, la pensée pure est possible, mais à la condition de se soustraire radicalement à l' influence du corps. L' idée confuse, non seulement provient d'une erreur de jugement, mais encore se présente à notre esprit comme toutes les idées avec le mot auquel elle est jointe. L'idée confuse dans le fond n 'est rien. Mais le mot qui l'accompagne, la révèle comme quelque chose, puisque « les choses ne se présentent à notre esprit qu 'avec les mots dont nous avons accoutumé de les revêtir en parlant aux 1 . ARNAULD, La. Logique ou l' art de penser, éd. Clair et Girbal, 1, ch. lX,.p. 74. 2. ARN AULD, ibid. , ch. XI, p. 85.
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autres» 1 • L' on comprend dès lors que dans la Logique, Arn auld procède à un e cri ti que d u lan gage comme source à e con fusi on dans nos pensées: la confusi on est d ans les m ots que n ous attac hons aux idées : « la nécessité que nous av on s· d ' user d e si gnes extéri eurs pour n ous faire entendre, fai t que nous attachon s tellement nos idées aux mots, que souv ent nous considérons plus l es mots que les choses. Or, c' est une d es causes les plus or dinaires de la confusion de nos pensées et d e n os di scours» 2 • Les mots n ous serv ent, en effet, à si gni fi er nos i d é es. « Si gni fier, précise Arnauld, dans un son prononcé ou écrit, n 'est autre chose qu'exciter un e i d ée li ée à ce son dan s notre esprit en frappan t nos oreilles ou nos yeux » 3 • Or, i l arriv e qu'un mê me mot ai t plusi eurs sens. Ce qui est source d e confusion et de contre-sens. Lorsque nous di sons, par exemple, que les sens nous trompent, nous prenons à tort le sentiment pour un jugement. Il est vrai que le sentiment et le j ugement sont constitutifs de l'acte percepti f. Le sentiment c'est cc que l'âme conçoit à l'occasi on des mouv em ents qui se font dans les or ganes et d an s le cerv eau. Le j ugement c' est l'acte par lequel n ous rapport ons, par exemple, ce que nous v oyons, les couleurs, à l'arc-en- ci el. Tous ces éléments qui consti tuent l' acte percepti f, si di fférents soi ent-ils, nous les comprenons sous le même n om d e sens et de senti ment. Ce qui nous fai t dire que les sens nous tr ompent. A ussi , estime Arnauld, « le mei lleur moyen pour éviter la confusion d es mots qui se r en contrent dans les langues ordinaires est de faire une nouv elle langue et d e nouv eaux mots qui ne soient attachés qu'aux idées que nous voulons qu'i ls représentent. Mai s po ur cela i l n'est pas nécessaire d e faire d e nouv eaux sons. . . 4 • D'où l'importance de la définiti on du nom, de/i nit io no minis, et de la définition d e la chose, de/in it io rei 5 . La définiti on du nom permet, précisément, 1 . ARNAULD, La Logique ou l ' art de penser, éd. Clair et Girbal, I,.ch . I, p. 38. 2 . ARNAULD, ibid. , ch. XI, p. 83 . 3 . ARNAULD, ibid. , ch. XIV, p. 94 . 4 . ARNAULD, ibid. , ch. XII, p. 86. 5. La disti nction entre les défi ni tions de noms et les définiti ons de choses remo nte à Aristote : (De l' interprétation, A nalytiques Premiers If, Analytiques Seconds in. Dans le traité De l' interprétation, Aristote privilégie les définitions de noms . Le signe (crnµEtov) est naturel . Le symbole (ouµf>oï..ov) est conventionnel. Le mot est donc conventionnel. C ' est arbitrairement que l 'on attache t el nom à telle chose, ou que tel nom désigne telle chose. La tradition scolastique restera fidèle à Aristote et opposera au « signum instrumentale » de pure convention, le « signum formale » capable de rendre raison de ce qu 'il désigne. Pascal, les logiciens de Port-Royal, Lei bniz reprendront la discussion, mais ils n 'accor deront pas la même valeur à la distinction entre les définitions no minales et les définitions de choses. Pascal (De l' esprit géométrique et de l'Art de persuader) tranche le débat en faveur de la définition de noms. Ecrit dans un contexte où les mathématiques se cherchent une termi nologie appropriée, l ' opuscule de Pascal a une portée pol émique. Si Girard Desargues et Cavalieri so nt visés, Descartes , bi en qu 'il ait contribué à la simpli fication de l ' algèbre, n 'est pas pour autant épargn6. La géométrie de Descartes, de l 'avis même de son auteur, est écrite « pour empêcher que le Roberval et ses semblables n 'en p uissent m édire sans que cela tourne à leur confusion ; car ils ne sont pas capables de l 'entendre, et je l 'ai composée ainsi tout à dessein, en y omettant ce qui était le plus facile, et n 'y mettant que les choses qui en valaient le pl us la peine. Mais je vous avoue que, sans la considération de ces esprits malins, je l ' aurais écrite tout autrement que je n 'ai fait, et l 'aurais rendue beaucoup plus claire ; ce que je ferai peut-être encore quelque jour, si je vois que ces monstres soient assez vaincus ou abaissés » (A Mersenne, 4 avril 1 648). La diversité d 'expression des mathématiques compromet la « netteté » même de la pensée. En
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d ' ôter aux mots leur obscurité et de les attacher à certaines i dées, désignées clairement et distinctement. Prenons un exemple. Certains philosophes affirment que le feu est chaud. Leur jugement est-il fondé ? Il est indispensable d 'être fixé sur le sens qu' ils accordent aux mots. Il faut que sur la définition des noms, il n'y ait pas d 'équivoque. Qu' est-ce qu' ils entendent par le mot de chaud ? S ' ils entendent seulement la cause qui produit en nous la sensation de chaleur, ils ont raison d 'affirmer que le feu est chaud. Mais, s 'ils entendent par chaud une qualité dans le feu semblable à la sensation de chaleur que j 'éprouve, on aura raison . de ne pas les suivre ; parce qu'il est bien clair que le feu nous fait avoir ]e sentiment de la chaleur par l 'impression qu 'il fait sur notre corps ; mais il n 'est nul lement clair que le feu ait rien en lui qui soit semblable à ce que nous s�ntons, quand nous nous en approchons. Ainsi, en dissipant les équivoques et confusions des mots, la définition permet d ' avoir une idée claire et di stincte. Ce qui confirme que, pour Arnauld, la confusion et l 'obscurité ne sont pas propres aux idées, mais aux mots que nous attachons à nos idées . Par nature toutes nos idées sont claires et distinctes. Elles sont toutes vraies. Si elles nous paraissent confuses et obscures, leur confusion vient de ce que nous leur avons ajouté, par nos faux jugements , sous la pression des préjugés de l 'enfa.11.ce, et par précipitation. Les exemples analysés par Arnauld concourent tous à montrèr que l 'erreur et la confusion sont dans le jugement et dans les mots que nous attachons arbitrairement aux idées . L 'examen des idées confuses et obscures est, en fait, pour Arnauld, une critique du jugement appliqué aux sens . En est-il de même chez Descartes, et peut-on dire que le développement de la Logique vérifie les thèses cartésiennes ? La question des idées obscures et confuses se pose dans l a Trois ième Méditation. C' est par la cons idération de leur réalité objective que Descartes oppose les idées claires et distinctes, qui nous représentent les essences objectives, et les idées confuses et obscures. Les idées claires et distinctes sont des copies fidèles et rationnelles des choses, de vraies et immuables natures . Les idées obscures et confuses sont nos impress ions ou sentiments. Elles sont au contraire insistant s ur le caractère strictement nominal des définitions Pascal discrédite les explications verbales. S eule une droite méthode pourra nous permettre d 'avoir raison très vite et de manière radicale et définitive « des surprises captieuses des sophistes ». Cette m éthode « éminente » et « accomplie » a pour meilleur témoin la géométrie. Dans la Logique ou l' art de penser, Arnauld et Nicole se proposent aussi de nous mettre en garde contre les « surprises captieuses des sophistes ». Ils consacrent plusieurs chapitres (1, X I I-XIII-XIV) pour dénoncer le leurre d ' une connaissance verbale. Les mots ne sauraient témoigner que de la convention arbitraire qui leur donne de désigner telle ou telle réalité. Avec Leibniz (Discours de Métaphysique, art. 24 , Nouveaux Essais sur l' entendement humain, liv. III, ch. 3) la distinction entre définition nominale et définition réelle prend une toute autre signification. Les définitions nominales sont celles qui permettent de distinguer un objet des autres, tandis que les définitions réelles sont celles qui mo ntrent la possibilité, c'est-à-dire ] a non contradiction du défini . L a définition réelle témoignerait d 'un progrès dans l a connaissance de la chose. De la définition nominale on ne peut rien tirer de certain. Au contraire, on peut tirer quelque vérité de la définition réelle, d ' où l ' erreur de Ho bbes qui ne concevait que des définiti ons nominales. Pour Hobbes, toute connaissance s ' appuyant sur l a sensation et se développant grâce au langage, il res sort que la science réside en des m ots, dont le sens est fixé par des définitions purement nominales : « la vérité est dans le mot, non dans la chose », De corpore (1 655), ch. III, § 7.
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matérie llement fausses. « Encore que, dit-il, j 'aie remarqué ci -devant, qu'il n' y a que dans les j ugements que je puisse rencontrer la vraie et formelle fausseté, il se peut néanmoins trouver dans les idées une certaine fausseté matérielle, à savoir, lorsqu ' elles représentent ce qui n ' est rien, comme si c'était quelque chose, par exemple les idées que j ' ai du froid et de la chaleur sont si peu claires et si peu distinctes, que par leur moyen je ne puis pas discerner si le froid est seulement une privation de la chaleur, ou la chaleur une privation du froid, ou bien si l ' une et l ' autre sont des qual ités réelles ou si elles ne le sont pas ; et d' autant que les idées étant comme des images, il n ' y en peut avoir aucune qui ne nous semble représenter quelque chose, s ' il est vrai de dire que le froid ne soit autre chose qu'une privation de la chaleur l' idée qui me le représente comme quelque chose de réel, et de positif, ne sera pas mal à propos appelée fausse ; et ainsi des autres semblables idées» 1 • Les idées sensibles sont dites « matériellement fausses » en tant qu' el les « représentent ce qui n ' est rien comme si c'était quelque chose» 2 • Descartes distingue ainsi deux types de fausseté, par rapport à l' idée : Iafausseté forme lle est celle qui se rencontre dans le jugement ; lafausseté matérie lle est celle qui est proprement dans l ' idée. La faus seté matérielle de l ' idée consiste, comme toute erreur, dans une confusion, par exemple, quand on prend la représentation du froid comme une propriété réelle appartenant à la chose extérieure, alors qu' elle ne lui appartient pas effectivement. L'idée du froid me renseigne, plutôt, sur moi -même elle est une modification du sujet. Elle ne peut être en aucun cas une m odifi cati on corporel le. Les idées sensibl es sont matériellement fausses parce qu'elles nous induisent en erreur. C'est dire qu' elles nous contraignent, si l ' on peut dire, à faire de faux jugements. Nous nous trompons précisément sur leur matière. En elles-mêmes, considérées dans leur être réel, elles ne sont pas des copies ou des représentations effectives des choses extérieures. Aucun objet ne leur correspond . En soi, ce sont des modes de l 'âme . Or, au lieu de les prendre pour ce qu'elles sont en elles-mêmes, c 'est-à-dire pour des perceptions, nous les prenons pour des représentations effectives des choses. D 'où l' erreur, d 'où leur fausseté matérie lle. Mais, pourquoi nous trompons-nous à leur sujet ? Parce que ces idées sensibles ne sont ni claires, ni di stinctes, si nous considérons leur réalité objective. Puisque les idées sensibles ne nous renseignent pas sur la nature des choses extérieures, pourquoi ne pas les considérer comme de simples perceptions et ne pas les appel er idées ? Pour Descartes, en effet, les idées sensibles ne sont que des modifications de l ' âme, qui renseignent l ' âme sur ce qui se passe en elle-même. Mais s ' il continue à les appeler idées , c 'est parce que ces qualités sensibles ont la propriété qui définit l' idée, de se donner à notre conscience comme des images des choses. Descartes leur reconnaît de ce fait une réalité objective. Nous le savons, ce n ' est pas la ressemblance avec la chose qui définit l ' idée. Mais plutôt cette propriété de représenter quelque chose . Or, les idées sensibles se présentent à notre conscience comme se rapportant à quelque chose. C 'est parce qu 'elles possèdent une réal ité objective et, par là, elles 443 .
1.
DESCAR TES ,
Méditations Métaphysiques, III, A . T. , IX, p. 3 4-3 5 ; Garnier Il, p. 4 4 2-
2. DESCARTES, ibid. , p. 34-3 5 .
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méritent d 'être appelées idées. Mais, à la différence des idées claires et distinctes qui sont des copies fidèles des choses, les i dées sensibles, si elles se donnent comme des copies, ne sont pas pour autant des images vraies des choses. C ' est dire que les jugements que nous faisons à leur propos ne sont pas vrais . L ' idée sensible constitue donc un cas unique où la réal ité formelle de l ' idée fonctionne sans même qu 'il y ait la réalité formelle de la chose. L ' idée fonctionne et m 'apparaît comme ayant une certaine réal ité objective. Mais cette réalité est infiniment petite, puisque la vraie propriété du corps en soi, à laquelle elle renvoie est pour moi un néant de connaissance. Elle est si petite qu' on ne peut la distinguer du néant et qu'on risque à son propos de prendre le néant pour de l ' être. Pour Descartes la confusion est inhéren te et in tr insèqu e aux idées sensibles. Il y a plus que la simple précipitation ou la simple prévention : l 'idée matériellement fausse comprend une confusion inu·insèque. Les idées sensibles sont, en effet, des modifications de l ' âme provoquées par quelque modification cérébrale, elle-même effet d 'une excitation interne ou externe, mécaniquement reçue par l 'organisme. Les idées sensibles sont en nous en tant que nous sommes unis à un corps. Elles révèlent la présence d'un corps qui agit sur le mien et dont la propriété est étrangère au sentiment. C 'est cette correspondance avec la chose extérieure dont elle me révèle la présence s ans me la faire connaître dans son essence, qui caractérise l ' idée sensible. C' est précisément cette duplic ité que renferme l ' idée sensible d' être une modalité de l 'âme et de se donner comme image de quelque chose d'extérieur qui définit son intrinsèque confusion. Arnauld ne comprend pas dès la prem ière lecture des M éd ita tion s Métaphysiques ce que Descartes a voulu dire par la fausseté matérielle de l 'idée. Dans les objections qu' i l lui adresse, il demande des e xplications plus convainquantes. Qu'est-ce que l 'idée du froid, demande-t-il ? C 'est le froid même en tant qu'il est objectivement dans l 'entendement. C'est la définition scolastique. La conception de l'être obje ctif dont Arnauld s ' inspire dans s on argumen tation est celle des thomistes. Son raisonnement est semblable à celui de Catérus, l 'auteur des Premières Objections. Il est vrai que dans la Troisième Méditation, le sujet est encore enfermé dans le Cogito . Mais, précisément, si Descartes procède, avec la question des i dées sensibles, à une nouvelle critique du sensible, c 'est bien pour mettre de nouveau à l ' épreuve nos préjugés . Cette nouvelle critique est destinée à convaincre le lecteur scolastique . L ' analyse cartésienne heurte inévitablement la sensibilité thomiste d' Arnauld. D ' où ses objections . Dans sa recherche des conditions de possibilité de la science, Descartes pose le Cog ito comme seul point de départ valable. D ' où la mise entre parenthèses, non pas du fait de la science, mais de l ' existence même des choses. Arnauld ne part pas du Cog ito tel qu 'il le trouve chez Descartes, mais tel qu'il le trouve chez saint Augustin 1 • La conscience n ' est pas seule. Elle est engagée et présente dans un monde constitué . Dans cette perspective, Arnauld est donc obligé de concevoir l ' idée, à la manière de Catérus, c'est-à-dire selon la doctrine thomiste. Arnaul d se montrera entièrement satisfait des explications de Descartes, dans les Répon ses 1 . ARNAULD, Quatrièmes Objections, in DESCARTES, p . 633 .
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aux Quatrièmes Objections. Faut-il s 'étonner que, vingt ans plus tard, reprenant dans la Log ique la question des idées confuses, il en ait donné une analyse conforme aux thèses cartésiennes ? Rien d' étonnant, en effet. Dans la Logique , ii n'est pas question de réalité objective, ou d' être objectif. Il est question d' idée, de mots et de signes. Comment la Logique rend-elle compte de cette duplicité que renferme chez Descartes l' idée sensible et qui définit son intrinsèque confusion ? Il est bien clair que pour Arnauld les idées obscures et confuses sont celles que nous avons des qualités sensibles ; couleurs, sons, odeurs, goûts, les idées du froid, du chaud, de la pesanteur, de nos appétits, de la faim, de la soif, de la douleur corporelle. L'idée de la douleur, explique-t-il, est confuse « en ce qu 'elle nous représente la douleur comme dans la main blessée, quoiqu 'elle ne soit que dans notre espri t » 1 • La chaleur et la brûlure sont deux sentiments . L'on ne dit pas que la chaleur est dans l 'âme, mais plutôt dans le feu. On ne dit pas non plus que la brûlure est dans le feu. Mais l 'on dit au contraire que la douleur est dans la m ain que le feu brûle. En quoi l ' on se trompe. La douleur « n 'est que dans l 'esprit, quoiqu' à l' occasion de ce qui se passe dans la main, parce que la douleur du corps n ' est autre chose qu' un sentiment d' aversion que l 'âme conçoit, de quelque mouvement contraire à la constitution naturel le de son corps » 2 • Les idées sensibles s'expliquent donc, comme chez Descartes, dans le cadre de l'union de l ' âme et du corps. L ' idée de la douleur est confuse en tant qu'elle me représente la douleur comme une propriété du corps. Autrement dit, quand j 'éprouve de la douleur, j ' ai l ' idée de la brûlure, mais en même temps j ' ai l 'idée que la douleur est dans la main. L' idée de la douleur est comparable à l' idée de signe. Le signe, rappelons-le, enferme deux idées : l ' une de la chose qui représ ente ; l ' autre de la chose représentée ; et sa nature consiste à exciter la seconde par la première. L'idée de la douleur est un sentiment que l 'âme conçoit. En tant que telle, la douleur est une modification ou perception dont l'âme a nécessairement conscience. Elle en a une idée. Mais celle-ci s ' évanouit comme sentiment de l 'âme, se substitue à l ' idée pour représenter la douleur comme appartenant au corps. La duplicité dont nous parlions nous la retrouvons dans les textes de la Logique consacrés à l 'idée confuse. La pesanteur a été citée par Arnauld au nombre des idées confuses. Pourquoi ? En voyant, enfants, une pierre tomber, nous avons formé l ' idée d'une pierre qui tombe, et que ce phénomène a une cause. Cette idée est vraie et naturelle. Nous avons ajouté une autre idée selon laquelle la pierre tombe d'elle même par un principe intérieur et qui lui est propre . Cette seconde idée est confuse : parce que je suppose qu'il y a dans le corps un principe autonome de mouvement, tel que j 'en fais l 'expérience dans mes actes volontaires. J 'attribue la même spontanéité au corps. Mais c'est arbitrairement que j 'attribue au corps ce principe intérieur. De ce principe je n ' ai aucune connaissance claire qu'il appartient effectivement au corps. C'est donc une idée confuse et obscure. Ce qui définit la confusion de l ' idée c'est sa duplicité. De même ce qui définit le signe c'est le dédoublement du rapport de l ' idée à son objet. Dans l ' exemple de la 1 . ARNAULD, La Logique ou l'art de penser, I, ch. IX, p. 70. 2. ARNAULD, ibid. , p. 72.
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pesanteur comment rendre compte de la duplicité de l ' idée confuse ? Ce que j ' appelle pesanteur c ' est l ' i dée qui représente un principe autonome de mouvement comme une propriété du corps. Cette idée est confuse et c'est à cette idée confuse que les hommes « ont attaché le nom de gravité et de pesanteur » . Ainsi la pesanteur réveille l ' idée d ' une qua l i té qui s 'efface pour devenir l a représentation d 'une autre chose, d ' un corps qui tombe d e lui-même par un principe intérieur. La pesanteur en tant que qual ité sensible est un sig ne qui enferme deux idées. L' idée confuse est la seconde idée qui est excitée par . la prem ière . En effet, Arnauld estime que la confusion des idées sensibles doit être rapportée aux préjugés de l 'enfance. Si elles nous apparaissent, selon l 'expression de Descartes, « matériellement fausses », c'est parce qu'elles procèdent de faux jugements. Les idées confuses sont des qualités sensibles. Ces idées sensibles sont considérées par Descartes et Arnauld comme des signes . Elles ont une finalité biologique. Elles sont le signe infaillible de l 'utile et du nuisible. Les idées confuses ont été forgées sous la pression des faux j ugements que nous avons ajoutés à ce que la nature nous faisait connaître. L' idée confuse proprement dite, n'est pas une Idée naturelle. Elle est arbitraire. Ainsi, dans l ' idée sensible, qui est un signe, il y a une idée qui est vraie, c'est la sensation qui est en elle-même une modification de l 'âme ; il y en a une seconde qui est fausse, celle qui est excitée par la première et qui se donne comme représentant la chose extérieure. Cette seconde est « matériellement fausse » parce qu'elle n 'est pas l' image vraie de la chose extérieure. La première est vraie parce qu'elle me renseigne sur ce qui se passe en moi à l 'occasion des modifications corporelles. Dans le fond, il n'y a pas de désaccord entre A rnauld et Descartes. L' idée sensible contient, pour l 'un comme pour l 'autre, un élément qui lui est intrinsèquement étranger. Arnauld explicite on le voit par sa théorie du signe la conception cartésienne de l ' idée matériellement fausse. L ' idée confuse est pour Arnauld une fausse idée. Sur la distinction des i dées , Arnauld et Descartes semblent avoir une conception sensiblement identique. Est-ce à dire qu 'ils ont les mêmes préoccu pations ? Les exemples que choisit Arnauld, particulièrement dans la Logique , pour illustrer la théorie cartésienne, montrent bien que ses préoccupations sont différentes de celles de Descartes. Pour avoir introduit une hiérarchie entre les idées, considérées du point de vue de leur réalité objective, Descartes parvient à rendre compte de l 'objectivité de la science, à fonder une science moderne, la physique mathématique. Telle était son projet. Exclu de la science, le sensible se trouve investi d ' une mission biologique, d'être le signe infail lible de l 'utile et du nuisible. En définissant les idées sensibles par leur fausseté matérielle, Descartes reconnaissait par là l ' incapacité du sensible à nous découvrir l 'essence vraie des choses. On comprend alors toute la critique qu 'il fait du sensible dans les Méditations Métaphysiques. L ' intérêt, chez Descartes, de cette hiérarchie de perfection, est de passer d ' une définition de la clarté purement subjective et pseudo-objective, à une définition objective et nécessaire dont dépend la sci ence . Arnauld, au contraire, est essentiellement préoccupé de morale et de théologie . Aussi, de cette di scussion avec Descartes, sur la clarté de l' idée, Arnauld semble retenir essentiellement l ' affirmation de la spiritual ité de l ' âme , contre les
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opinions « ex travagantes » et « l ' i magination rid icule » 1 des sensualistes, qui croient que l ' âme est de la matière subtile, ou qui font de la pensée une propriété de la matière. Il consacre un chapitre entier dans la Logique aux idées confuses et obscures tirées de la morale. Il commence ainsi le chapitre X : « On a rapporté dans le chapitre précédent divers exemples de ces idées confuses, que l ' on peut aussi appeler fausses, pour la raison que nous avons dite ; mais parce qu 'ils sont tous pris de la physique, il ne sera pas inutile d'y en joindre quel ques autres tirés de la Morale, les fausses idées que l 'on se forme à l ' égard des biens et des maux étant infiniment plus dangereuses » 2 • Les fausses idées que nous avons en morale sont la source des « mauvais jugements » que nous faisons des questions morales . « Il serait infiniment plus important de s ' appliquer à les connaître et à les corri ger, que non pas à réformer celles que la précipitation de nos jugements, ou les préjugés de notre enfance nous font concevoir des choses de la nature, qui ne sont l ' objet que d 'une spéculati on stéri le » 3 • La Logique ne manque pas d ' exemples tirés de la morale. Arnauld est manifestement influencé par saint Augustin, qui s ' est essentiellement préoccupé de métaphysique. Saint Augustin s ' est intéressé à la science, mais secondairement, contre les Académ iciens. Le spiritualisme augustinien, Arnauld croit le retrouver dans les textes de Descartes sur la nature des idées. D ' où leur intérêt pour Arnauld. Mais, lorsque Descartes dit que les qualités sensibles sont dans l 'âme, que veut-il dire ? Qu'elles n ' existent pas et qu ' il n ' y a rien dans la nature que des mouvements et des figures. Il en résulte que la physique doit être fondée sur des idées claires et distinctes. Aussi, la physique sera, chez Descartes, une physique géométrique. Elle est inséparable de la métaphysique qui la fonde. Arnauld, qui a fait sien le spiritualisme cartésien, peut-il refuser d 'adhérer à la science moderne ? La métaphysique de Descartes repose sur sa théorie des idées. La discussion sur les idées comporte un double enjeu : l ' enj eu proprement scientifique et celui que représente le spiritualisme. Arnauld a bien vu le second. Est-il possible qu ' il ait manqué le premier ? Descartes ayant triomphé de la physique scolasti que, on peut, en effet, estimer qu ' Arnauld se serait contenté d ' assurer le triomphe du spiritualisme, sans rien renier du cartésianisme. Arnaul d n'hésite pas à concilier saint Augustin, saint Thomas et Descartes . Mais, pour savoir si Arnauld adhère à la science cartésienne qui repose sur sa conception propre de la réal ité obje ctive, il nous faudra attendre un autre débat, celui qui l ' opposera au Père Malebranche, l ' auteur de la R e che rche de la Vérité.
1 . ARNAULD, La Log ique ou l' art de penser, I, ch. IX, p. 76. 2. ARNAULD, ibid, 1, ch. X, p. 77. 3 . A RNAULD, ibid. , p . 77 .
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1) L' explication occasionnaliste « Toute la question est de s avoir si toutes nos idées viennent de nos sens, _ et si on doi t passer pour vraie cette max ime commune : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu » 1 .
C'est en ces termes, qu'en 1 662, dans la Logique, Arnauld e.t Nicole posent le problème de l 'ori gine des idées, qu 'ils di stinguent de celui de leur nature. S 'i l s recherchent l a cause des idées, c'est e n s 'opposant à l 'explication empiriste. I l s rapportent dans la Logique, 1 • Il distingue des espaces intelligibles et des espaces matériels. A utrement dit, la th éorie des êtres resprésentatifs a conduit Malebranche à rej eter c e qu' il av ait pourtant affirmé comme une évidence : que notre âme aperçoit les corps. Il nie ce d ont sa théorie des id ées devait rendre compte. Arnauld v eut faire ressortir que dans les Eclaircissements Malebranc he admet d eux types d e réalités : celle des corps matériels que nous regardons, lorsque nous tournons les yeux v ers eux ; celle des corps intelligibles, que seul l'es prit peut vo ir . Il y aurait d onc un mond e intelligible, obj et d e vision intellectuelle, tout autre que le monde matériel, sensible; un espace matériel et un espace intelligible. Cette d octri ne, Arnauld la trouve «étrange» 2 • Elle a quelque chose, dit-il, de «c hoq uant» 3 et de «myst érieux» 4 • Q ue cache le mot intellig ible ? Il suffit d ' expliquer c e mot pour en d émêler l' équiv oque. « On peut dire que ce qui est objecti vement dans notre esprit y est i n t e l l i g i b le m e n t , on peut d ire aussi en ce sens, que ce que je vois immédi atement en tournant mes yeux vers le soleil, est le soleil intelligible, pourvu qu'on n'entende par-là que l ' idée du soleil, qui n'est point distinguée de ma perception. .. et qu ' on n ' ajoute pas que je ne vois que le s o le i l inte llig ib le . Car, quoique je voie immédiatement ce soleil intelligible , par la réflexion véritable que j'ai de ma perception, je n'en demeure pas là ; mais cette même perception dans laquelle je vois ce soleil intell igi ble, me fa it voir en même temps le soleil matériel que Dieu a créé» 5 .
L e s oleil intelligible est le soleil matériel que Dieu a créé en tant qu 'il est obj ectiv ement présent d ans l' es prit. C'est le contenu même de ma perception, id quod intellig itur, mais aussi id quo intellig itur. Il n'y a pas deux réalités distinctes. Il n' y a pas d eu x créations . Il n'y a pas deux mond es distincts sans rapport entre eux : un soleil intelligible que j e verrais et un s oleil matériel invisible à l' es prit. A u contraire, l'idée du soleil, qui est dans ma perception, me représente le s oleil q ui est hors de moi. Le suj et d es verbes regarder et v oir c'est touj ours l'es prit. Il n'y a donc aucune rais on que notre âme ne puisse pas voir les corps . Ce que j e vois en tournant mes yeux vers le soleil est le soleil intelligible. Entend ons- nous bien. L'id ée du s oleil est le sol eil intelligible et n'est point distinguée d e la perception. Je vois immédiatement le s oleil intelligible par la réflexion virtuelle q ue j 'ai d e ma perception. Mais cette même percepti on, dans laquelle j e v ois c e s oleil intelligible, me fait voir, en même tem ps , le s oleil matéri el q ue Dieu a créé. Ainsi pour Arnauld� ene-e mes perceptions et l es obj ets, il n'y a pas d e milieu, pas d ' intermédiaire . Je perçois immédiatement l 'I d ée d u soleil et e n même temps et par elle, j e perç ois la chos e représentée. Je vois le soleil intelligible immédiatement, en même temps que j e vois, par la même perception, le s oleil matériel que Dieu a créé. D'où la différence avec 1. A RN A UL D , ibid. , ch. XI, 0. C., t. 38, p. 227- 228. 2. ARNAUL D , Des Vraies et des Fausses Idées, ch. X I, O. C., t. 38, p. 230. 3. ARNAULD, ibid. , p. 230. 4. ARNAULD, ibid. , p. 230. 5. ARNAUL D , ibid. , p. 230.
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Malebranche pour lequel seul es t visible l'intelligible, c'est-à- dire l'Idée, la matière étant invisible. La rais on et ! 'Ecriture s 'accordent pour confirmer que notre es prit v oit effectivement les corps maté riels . Arnauld dév eloppe d e nouv eau la même argumentation. L 'âme es t ca pable de v oir et voit effectiv ement ce que Dieu a créé. Or, Dieu l'a yant jointe à un corps a v oulu qu'elle v ît, non un corps intelligible, mais les corps matériels qui sont autour de son propre corps, non un soleil intelligible, mais le soleil matériel qu'il a créé. Prétendre que l'âme n'_est pas capable de voir ce que Dieu a voulu qu'elle vît, c'est limiter la toute-puissance d e Dieu. Ce ne s erait pas concevoir Dieu tel qu'il est. L'union de l'âme et du corps a été voulue par Dieu, afin >. Mais, en réalité, il est à craindre que le Dieu auquel Malebranche veut nous unir, ne soit un Dieu corporel en qui il fait résider une Etendue intelligible infinie. « On me fait entendre , décl are Arnauld, que le principal but de cette philosophie des idées, est de nous apprendre combien les esprits sont unis à Dieu ; et je vois ensuite qu' au lieu de les un ir à Dieu, on les veut un ir à un e étendue inlelligible infinie que l ' on prétend que Dieu renferme. Et c ' est ce qui me fait dire sans crainte, que je ne veux point de cette union, et que j 'y renonce de bon cœur ; car je ne reconnais point pour mon Dieu un e étendue intelligible infinie dans laquelle on peut distinguer diverses parties , quoique toutes de même nature » 1 .
Arnauld est d'autant plus déterminé contre cette philosophie qu'elle se réclame de saint Augustin. Malebranche a reconnu que c'est saint Augustin qui lui a inspiré la théorie de la Vision en Dieu « Après avoir fait une division exacte, telle qu 'elle est dans le troisième livre de la Recherche de la Vérité de toutes les manières dont nous pouvons v oir les objets , et avoir reconnu que toutes renfermaient des contradictions manifestes ; embarrassé extrêmement et comme hors d' espérance de pouvoir me délivrer de mes doutes , je me souvins heureusement de ce que j ' av ais lu autrefoi s dans saint Augustin, comme plusieurs autres, sans y avoir fait beaucoup d' attention ; et il me semble que je pourrais par ses principes sortir heureusement de l' embarras où je me trouv ais. Je me souvins, dis-je, que ce saint assurait en plusieurs endroits que nous n ' avons point d ' autre Maître intérieur que la Sagesse Eternelle, Jésus-Christ notre Seigneur, qui préside à tous les esprits, et qui les éclaire immédiatement et sans l ' entremise d ' aucune créature ... Cette réflexion me donna donc du courage et de la joie ; et sous l' autorité d ' un si 1.
ARNAULD,
Des Vraies e t des Fausses Idées, c h . XIX, O. C., t. 3 8, p. 286.
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grand homme et d'une réputation si bien établie dans l ' Eglise, je ne craignis point de chercher le dénouement de la plus grande difficulté que j ' aie jamais trouvée dans les m atières que j'ai examinées» 1 .
C ' est donc saint Augustin qui a inspiré à Malebranche la théorie de la Vision en Dieu. Ce qu'il a trouvé dans saint Augustin, c ' est l 'union de l ' homme à Dieu. Dans le chapitre VI de la Recherche de la Vérité , Malebranche rappelle la parenté de sa doctrine avec celle de saint Augustin, sur la question des vérités éternelles . Selon saint Augustin, dit-il, « la vérité est incréée, immuable, immense, éternelle, au-dessus de toutes choses. Elle est vraie par elle-même. Elle ne tient sa perfection d'aucune chose. Elle rend les créatures plus parfaites, et tous les esprits cherchent naturellement à l a connaître. Il n'y a rien qui puisse avoir toutes ces perfections que Dieu. Donc nous voyons D ieu» 2 .
Ce s ont là, préci se Malebranche, les raisons de saint Augustin. Sa propre conception est légèrement différente. Car il estime que « les vérités, même celles qui sont éternelles, comme que deux fois deux font quatre, ne sont pas seulement des êtres absolus, tant s'en faut que nous croyons qu'elles soient Dieu même. Car il est visible que cette vérité ne consiste que dans un rapport d'égalité qui est entre deux fois deux et quatre. Ainsi, nous ne d isons pas que nous voyons Dieu en voyant les vérités comme le dit Saint Augustin mais en voyant les idées de ces vérités : car les idées sont réelles, mais l'égalité entre les idées qui est la vérité, n'est rien de réel. . . Ainsi, selon notre sentiment nous voyons Dieu, lorsque nous voyons des vérités éternelles, non que ces vérités soient Dieu, mais parce que les idées dont ces vérités dépendent sont en Dieu : peut-être même que Saint Augustin l'a entendu ainsi» 3 •
Malebranche affirme que nous voyons en Dieu les idées et les vérités éternelles, et que nous voyons Dieu en voyant les idées de ces vérités. Pour saint Augustin, nous voyons Dieu lorsque nous voyons les vérités éternelles. Mais, en définitive, l 'un et l 'autre affirment que nous voyons les vérités éternelles en Dieu. Malebranche estime que, dans le fond, sa conception n'est pas si éloignée de celle de saint Augustin. Arnauld n 'est pas resté indifférent à ce rapprochement. Il voit, quant à lui, un profond désaccord entre ces deux conceptions . Que Malebranche ne s 'imagine pas « qu'il nous fera croire que voir en Dieu les vérités éternelles: et voir en Dieu les idées de ces vérités, sont la même chose après que lui-même nous a assurés que ce n ' était pas la même chose et que selon lui le prem ier n 'était pas vrai quoique saint Augustin l 'eût cru et qu 'il n'y aurait que le dernier qui fût vrai » 4 • Malebranche prétend, en effet, que les deux formules sont équivalentes et qu 'el les correspondent à deux explications différentes de la Vision en Dieu des vérités éternelles. Si saint Augustin inspire à Malebranche la théorie de la Vision en Dieu, cel a n ' empêche pas ces deux auteurs d ' avoir une problématique 1. 2.
MALEBR ANCHE, Trois lettres, I, O. C., t. VI-VII, p. 1 98- 1 99. MALEBRANCHE, De la Recherche de la Vérité, III, II, VI, O. C., 3 . MALEBR ANCHE, ibid. , p. 444. 4. MALEBRANCHE, Défense, V Part., O. C., t. 38, p. 524.
t. I, p. 444.
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différente. C 'est précisément ce sur quoi porte la critique d ' Arnauld. Arnauld sait bien que le souci de Malebranche est de démontrer que nous voyons en Dieu, non seulement les idées, les vérités éternelles et les lois éternelles, mais aussi les corps, c 'est-à-dire les choses matérielles, corruptibles ou sujettes au changement. « Nous croyons aussi, écrit Malebranche, quoique Saint Augustin ne parle que de choses immuables et incorruptibles, que l 'on connaît en Dieu les choses changeantes et corruptibles, parce qu ' il n 'est pas nécessaire pour cela, de mettre quelqu' imperfection en Dieu ; puisqu'il suffit, comme nous avons déjà dit, que Dieu nous fasse voir ce qu'il y a dans lui qui a rapport à ces choses » 1 • Saint Augustin n'a jamais dit, en effet, que nous voyons les corps en Dieu. Il ne pouvait pas le dire, explique Malebranche, dès l ' instant qu' il a admis comme vrai un préjugé de son temps qui consiste à attribuer à l 'objet des sens, les qualités sensibles 2 . Puisque c 'est par la couleur que l 'on voit les objets, saint Augustin a cru que c 'est l ' objet même que l ' on voit, que nous voyons les objets en eux mêmes. Mais, si ce saint Docteur avait pu connaître Descartes, il aurait su que les qualités sensibles sont des modifications de l 'âme et sa conception aurait été différente. Une fois qu' on a compris que les qualités sensibles sont subjectives, sont des modifications de l 'âme, on ne peut que reconnaître la vérité de la conception de Malebranche, selon laquelle nous voyons les corps en Dieu. Pour l' auteur de la Recherche de la Vérité, voir les corps, ce n'est pas les voir en eux mêmes. Nous voyons les corps par leurs idées . Les idées sont groupées sous une idée unique, l'étendue intelligible infinie Ainsi, dans toute perception d'objet, il y a idée et sentiment. C'est l 'idée d' étendue ou étendue intelligible qui cause en moi la sensation que je « projette » sur elle pour la particulariser, la distinguer et percevoir tel ou tel corps particulier. Plus exactement, l 'étendue intelligible se particularise par la sensation qu'elle produit en moi pour se faire voir comme étant tel ou tel. Saint Augustin n'a pas connu Descartes puisqu 'il a vécu en un temps où Descartes lui-même n 'existait pas . Mais, pour Malebranche, les principes de saint Augustin conduisent à sa propre philosophie, à condition d'avoir lu Descartes : « Saint Augustin, dit-il, m 'ayant donc ouvert heureusement l 'esprit sur le sujet que j 'examinais et ayant appris de M. Descartes que la couleur, la chaleur, la douleur ne sont que des modalités de l 'âme ... j 'ai cru qu 'en les suivant je pouvais assurer qu'on voyait ou qu 'on connaissait en Dieu même les objets matériels et corruptibles, autant qu 'on est capable de les voir et de les connaître : car on les voit nullement, si par les voir, on entend les voir immédiatement et en eux mêmes » 3 . Malgré ces explications de Malebranche, Arnauld persi ste à voir dans ces deux philosophies une différence fondamentale. Car ce n'est pas la même chose pour un chrétien d ' être augustinien ou malebranchien. Etre augustinien, c' est dire que Dieu nous délivre de ce monde et nous élève jusqu' à lui . Etre malebranchien, c'est s'élever à Dieu tout en affirmant que ce que nous voyons 1 . MALEBRANCHE, De la Recherche de la Vérité, III, II, VI, O. C., t. 1, p. 444-445. 2. MALEBRANCHE, Trois lettres, 1, 0 . C., t. VI, VII, p. 200-201 . 3 . MALEBR ANCHE, Trois lettres, 1, 0. C., t. VI, VII, p. 20 1 .
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c'est en Dieu que nous le voyons. Est-ce à dire que là où je crois être devant le monde je suis en réalité devant Dieu ? Telle n'est pas la pensée de saint Augustin. Mais telle est, du moins selon Arnauld, le sentiment de Malebranche, qui lui « paraît plus nuisible qu'avantageux à ceux qui s'y voudront arrêter. Car, dit il, que nous apprend-on par là? Que nous voyons Dieu en voyant des corps, le s oleil , un cheval , un arbre. Que nous le voyons en philosophant sur des triangles et des carrés ; et que les femmes qui sont idolâtres de leur beauté, voient D ieu en se regardant dans leur miroir ; parce que le visage qu ' elles y voient n'est pas le leur, mais un visage intelligible, qui lui ressemble, et qui fait partie de cette étendue intelligible que Dieu renferme. Et on ajoute à cela, qu' il n ' y a que notre pauvre âme, qui, quoique créée à l ' image et à la ressemblance de D ieu, n ' a point ce privilège de voir Dieu en se voyant. Est-ce là un bon moyen de nous porter à nous s éparer des choses corporelles , pour rentrer dans nous m ê m e s ? Es t-ce le moyen de nous faire avoir peu d'estime des sciences humaines , purement humaines , que l'on ne; se contente pas de spiritualiser, mais que l ' on divinise en quelque sorte, en faisant croire à ceux qui s'y appliquent que les objets de ces sciences sont quelque chose de bien plus grand et de bien plus noble qu'ils ne pensent, puisque, s'ils recherchent le cours des astres , ces astres qu' ils contemplent, ne sont point des astres matériels du monde matériel , mai s les astres intelligibles du monde intelligible, que Dieu renferme en lui même, et que s ' ils étudient les propriétés des figures , ce ne sont pas non plus des figures matérielles qu'ils voient mais des figures intelligibles , qui ne se trouvent que dans l'étendue intelligible infinie , dans laquelle Dieu lui-même les voit, lui qui ne voit rien que dans son essence . . . » 1 .
Toute cette phi losophie de la v ision en Dieu est contraire, quoi qu'en dise Malebranche, à l'inspiration augustinienne. Son inspiration est tout autre : elle est matérialiste. Malebranche s'inspire, selon Arnauld, de l 'empirisme épicurien. Le Dieu auquel i l nous unit, est un Dieu qui renferme une étendue intelligible infinie et qui pourrait bien être un Dieu corporel . Il nous refuse, de plus, l'idée de notre âme. Il confirme ainsi sa tendance au matérialisme, et s'oppose de fait au cartésianisme et à l 'augustinisme. Malebranche assure que c'est saint Augustin qui lui inspire la théorie de la Vision en Dieu. Mais, explique Arnauld, saint Augustin ne dit pas que nous voyons en Dieu les vérités mathématiques, mais plutôt que nous voyons en Dieu « certaines vérités de morale dont Dieu avait imprimé la connaissance d ans le premi er homme, et que le péché n'a pas entièrement effacées dans l'âme de ses enfants » 2• Ce sont ces vérités morales que saint Augustin dit que nous voyons en Dieu . Il est vrai, reconnaît Arnauld, qu'il ne s'est pas clairement expliqué sur la manière dont nous les voyons . Malebranche, au contraire, fait résider en Dieu les vérités mathématiques . La Vision en Dieu nous assure la connaissance des choses matérielles, la possession des sciences « les plus naturelles et les plus communes ». Telles sont les sciences mathématiques, les sciences abstraites qui ont « moins de rapport à la Religion » 3 • Ces sciences, remarque Arnauld, nous pouvons les acquérir par nous -mêmes, par 1 . A RNAUL D , Des Vraies et des Fausses Idées, ch. X IX, O. C., t. 38, p. 286. A RNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIX, O. C. , t. 38, p. 282. A R NAUL D, ibid. , p. 286.
2. 3.
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la réflexion expresse sur nos propres pensées . Mais Malebranche estime qu 'elles sont l 'objet d'une vision en Dieu. Sur ce point il s 'éloigne de saint Augustin, qui nous fait voir en Dieu uniquement les vérités morales, les vérités qui ont rapport à notre salut. Malebranche fait grand cas de ces connaissances naturelles que sa théorie de la vision en Dieu est appelée à fonder. Dans ce débat qui l 'oppose à Malebranche, Arnauld n ' examine pas, ici, « la manière dont Dieu nous éclaire dans l 'ordre de la grâce ; comment il nous donne de bonnes pensées, et comment il nous instruit intérieurement de nos devoirs » 1 • Il n'est pas question non p lus de la manière dont Dieu a découvert sa divinité aux Philosophes Payens, mais uniquement de savoir « d'où et comment ils ont eu les idées sur lesquelles ils ont raisonné dans les sciences les plus naturelles, et qui ont moins de rapport à la Religion, telles que sont les mathématiques » 2 • Or, estime Arnauld, la Vision en Dieu, loin de nous élever jusqu'à Dieu, nous attache à la connaissance des choses matérielles, et nous éloigne de Dieu. « Nous avons tant d'autres sujets de reconnaissance envers Dieu, dit-il , infiniment plus importants qui regardent notre salut et l ' état de grâce et de gloire auquel il nous appelle par son infinie miséricorde, que notre esprit étant borné, et ne pouvant s ' appliquer beaucoup à un objet , qu 'il ne soit m oins capable de s' appliquer fortement à d 'autres , pourquoi se mettre si fort en peine d'apprendre à des Chrétiens à être reconnaissants envers Dieu, pour ces lumières hwnaines, qui ont été la part de ces Philosophes et des autres enfants du siècle, en qui Dieu n'a agi que comme auteur de la nature ; au lieu de considérer qu 'il importe peu aux enfants de la Jérusalem céleste, de savoir au vrai ce qu'il fait en eux en cette manière, pourvu qu 'ils n ' ignorent pas combien ils lui sont redevables , pour les illuminations vraiment divines dont il éclaire leurs pas , afin de les faire marcher dans sa voie, et pour tout le bien qu'il opère dans leur cœur, par la secrète opération de son esprit; qui en a rompu la dureté, et de cœurs de pierre, en a fait des cœurs de chair» 3 •
C 'est, à la fois, au nom du cartésianisme et de l 'augustinisme, qu' Arnauld réfute la théorie de la vision en Dieu, telle qu'elle est exposée au chapitre VI de la deuxième partie, du livre III de la Re cherche de la Vérité. Le problème de l 'origine des idées renvoie à celui du rapport de l ' homme à Dieu. C ' est précisément sur la nature de l ' homme, sur ses rapports avec Dieu, que les concepti ons d' Arnauld et de Mal ebranche s' opposent. Arnauld, plus que Malebranche, a le souci de restituer la pensée de Descartes et de saint Augustin. Aussi, la critique qu'il fait de la Vision en Dieu, est une dénonciation de « l 'anti cartésianisme et de l 'ami-augustinisme » de Malebranche . L' auteur de la Re cherche de la Vérité nous propose une conception de l'homme, défini par son union à la Raison de Dieu, qui n 'est ni celle de Descartes, ni même celle de saint Augustin, et qui, sur le plan théologique et rel igieux, conduit à des conséquences graves. Arnauld, au contraire, est attaché à la philosophie de Descartes qui , à ses
1 . AR NAULD, 2. A R NA UL D , 3. A RNAULD,
ibid. , ibid. ,
p. 282. p. 283 .
Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIX , O. C. ,
t.
3 8 , p. 285.
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yeux, est plus conforme à l ' enseignement des Pères de l'Eglise. Il se déclare cartésien orthodoxe. L ' affirmation de l ' orthodoxie cartésienne d 'Arnauld sur la nature et l ' origine des idées, se heurte à une objection qui nous vient de Malebranche. L ' auteur de la Re cherche de la Vérité nous assure critiquer l' opinion d 'Arnauld au chapitre V du livre II de la R e cher che. L' ordre, dans lequel nous avions l 'habitude de lire les chapitres de ce livre, où sont passées en revue les hypothèses fausses, associait le nom de Descartes à la solution réfutée au chapitre IV. Faudra-t-il, désormais, s ' habituer à penser que la critique du cartésianisme, commencée au chapitre IV, se poursuit au chapitre V, avec la réfutation de la théorie d ' Arnauld, et se termine au chapitre VI ? Malebranche examinerait donc dans les chapitres IV et V, deux aspects de la philosophie de Descartes ? Ou, est ce uniquement Arnauld qui est visé dans ce chapitre, comme l ' affirme Malebranche ? Dès lors, est-il possible de dissocier dans la critique, le maître et le « disciple » qui prétend lui rester fidèle ? C ' est dans sa R épo nse a u l ivre de s Vra ie s et de s Fausses Idées, que M alebranche reconnaît, pour la prem ière fois, qu ' il visait, au chapitre V du livre III de la Re cherche de la Vérité, l'opinion d' Arnauld : « C ar, dit-il , quand je n'aurais point marqué le sentiment de M. Arnauld dans l ' énwnération que j'ai faite des diverses manières dont on peut voir les objets : quand je n'aurais point réfuté son sentiment dans le chapitre V de la 2e partie du 3 e livre, et dans ! 'Eclaircissement (Eclaircissement XV) sur ce sujet, il devrait avoir cette équité de croire, que je ne suppose qu'on ne peut voir les objets en eux-mêmes (ce qui néanmoins est certain) que parce que je veux réfuter des personnes qui en conviennent» 1 .
Arnauld est donc de ceux qui croient que l'âme étant faite pour penser, il lui suffit de considérer ses propres perfections pour apercevoir tous les objets : « Parce qu ' en effet, étant plus noble que toutes les choses qu 'elle conçoit distinctement, on peut dire qu 'elle les contient en quel que sorte éminemme nt, comme parle l 'Ecole, c'est-à-dire d 'une manière plus noble et plus élevée qu'elles ne sont en elles-mêmes. Ils prétendent que les choses supérieures comprennent en cette sorte les perfections des inférieures. Ainsi, étant les plus nobles des créatures qu'ils connaissent, ils se flattent d'avoir dans eux-mêmes d'une manière spirituelle tout ce qui est dans le monde visible, et de pouvoir en se modifiant diversement apercevoir tout ce que comprend le monde matériel et sens ible, et même infiniment davantage » 2 • Ces auteurs, selon Malebranche, n 'ont pu concevoir une telle théorie que parce qu ' ils ont été poussés par « la vanité naturelle, l 'amour de l 'indépendance et le désir de ressembler à celui qui comprend en soi tous les êtres, qui nous brouille l 'esprit et qui nous porte à imaginer que nous possédons ce que nous n'avons point. Ne dites pas q ue vo us soyez à vo us-même s votre lumière, dit saint Augustin, car il n'y a que Dieu qui soit à lui-même sa lumière et qui puisse en se considérant voir tout ce qu 'il a 1 . MALEBRANCHE, Réponse au livre Des Vraies et des Fausses Idées, XI, ch. VII, O. C. , t. VI-VII, p . 9 2 également V, § V, p. 52 ; V, § X, p. 53 ; XVII, § XI, p. 127. 2. MALEBRANCHE, De la Recherche de la Vérité, III, II, ch. V, O. C. , t. I, p. 434.
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1 produit et qu' il peut produire» • Il faut donc être « bien hardi» pour penser que notre âme, en considérant ses propres perfections , peut apercevoir tout ce qu' il y a dans le monde. Malebranche prétend que tel est le sentiment d' Arnauld. Cela suppose, qu'au moment de rédiger ce chapitre V, Malebranche connaissait l ' opinion d ' Arnauld sur la nature et l ' origine des idées. En 1 662, en effet, Arnauld, avec la collaboration de Nicole, avait publié la Logique de Port-Royal , douze ans avant que ne paraisse le tome premier de la Recherche de la Vérité. Le chapitre premier de la Logique est entièrement consacré à la nature et à l 'origine des idées. Ecrivant contre le sensualisme empiriste, en particulier celui de Gassendi, les auteurs de la Logique déclarent : « Il faut avouer que les idées de l 'être et de la pensée ne tirent en aucW1e sorte leur origine des sens ; mais que notre âme a la faculté de les former de soi-même, quoiqu ' il arrive souvent qu 'elle est excitée à le faire par quelque chose qui frappe les sens ; comme Wl Peintre peut être porté à faire un tableau par l 'argent qu'on lui promet, sans qu'on puisse dire pour cela que le tableau a tiré son origine de l ' argent » 2 • Ils concluent ce chapitre en ces term es :
« Il est donc faux que toutes nos idées viennent de nos sens ; mais on peut dire au contraire, que nulle idée qui est dans notre esprit ne tire son origine des sens, sinon par occasion, en ce que les mouvements qui se font dans notre cerveau, qui est tout ce que peuvent faire nos sens, donnent occasion à l'âme de se former diverses idées qu'elle ne formerait pas sans cela, quoique presque toujours ces idées n'aient rien de semblable à ce qui se fait dans les sens et dans le cerveau, et qu 'il y ait de plus un très grand nombre d'idées, qui ne tenant rien du tout d 'aucune image corporel le, ne peuvent sans absurdité visible être rapportées à nos sens» 3 •
Les auteurs de la Logique, Arnauld et Nicole, écrivent contre le sensualisme empiriste dont Malebranche l ui-même critique les variantes aux chapitres II et III du même l ivre de la Recherche de la Vérité. Il s s ' inspirent de Descartes, lorsqu' ils affirment que notre âme a la faculté de former ses idées de soi-même, à l ' occas ion des modificati ons corporelles. Cette explication , radicalement différente de celle des sensualistes, a l 'avantage d'assurer à nos idées leur absolue spiritualité. Mais, il faut reconnaître que la Logique n ' est pas très explicite, et donne l ' impression que l ' âme produit d'elle-même et par elle-même toutes ses idées. D 'où on conclut que les idées sont des modifications de l ' âme. Ce qui j ustifie aussi, dans une certaine mesure, que Malebranche ait pu associer dans la même critique, les auteurs de la Logique, Arnauld et Nicole, et ceux qui , comme eux, pensent « que l ' esprit n ' a besoin que de soi -même pour apercevoir les obj ets ; et qu' il peut en se considérant et ses propres perfections, découvrir toutes les choses qui sont au-dehors » . Mais il faut admettre que l ' argument dont se servent Arnauld et Nicole dans la Logique pour affirmer que l ' âm e a le pouvoir de 1 . MALEBRANCHE, ibid. , p . 434. 2. ARNAULD , La Logique ou l' art de penser, ch . I, p. 45. 3. A RNAULD, La Logique ou l' art de penser, ch. I, p. 46.
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produire ses idées de soi-même, n'est pas de même nature que celui que Malebranche rapporte d an s le chapitre V : à savoir q ue l'âm e en tant que substance supérieure contient éminemment les perfections des choses inférieures, donc qu'elle contient éminemment les perfections d u monde matériel. Arn auld est un scolastique. Par conséq uent, si, comme le croit Malebranche, il reconnaît à l'âme le pouvoir de former de soi-même se s idées, la raison que l'on peut inv oquer, en excluant la causalité divine, c'est que l'âme en tant que substance n oble d oit contenir éminemment la perfection du monde m atériel. Descartes, d ans les Méditations Métaphysiques, cherchant la cause de la distinction de mes idées, considérées du point de vue de leur réalité objective, n'avait-il pas envisagé l'hypothèse où je serais moi-même la cause de mes idées? Il dit explicitement dans la Tr oisième Méditation : «Pour ce qui regarde les idées des choses corporelles, je n 'y reconnais rien de si grand ni de si excellent, q ui ne me _ semble pouvoir venir de m oi-même». Il aj oute plus loin q ue «les qualités d ont les idées des choses coporelles sont com posées, à savoir, l'étendue, la fig ure, la situation, et le m ouvement de lieu», bien qu'elles ne soient point formellement en m oi, « il semble qu'elles puissent être contenues en m oi ém inemment» 1 • Malebran che a d on c pu cr oire q ue Arnauld re pren ait l'ex plicat ion scolastique_. Mais, dans la Logique, Arnauld a donné de l'origine des idées une ex plication occasionnaliste, s'inspirant ainsi de Descartes. L'occasionnalisme suppose chez Descartes l'innéisme, et exige que l'on rem onte jusqu'à Dieu. Aussi, la critique q ue Malebranche adresse à Arnauld ne nous paraît pas fondée. Cette argum entation q ue r apporte Malebranche, il devr ait l'attribuer, plutôt, à Louis de la Forge, d ont il connaissait le livre, le Traité de l' Esprit de l'homme, paru en 1 665 . Si c'est la th èse du chapitre premier de la Logique q ue Malebr anche réfute d ans ce chapitre V, il est alors étonnant q u'il n 'ait pas tenu com pte des explications contenues dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées. Car, si Arnauld affirme q ue nous avons la faculté de produire nos idées, il re connaît aussi qu'il s'agit d'idées qui procèdent de Dieu et qui, à ce titre, sont, comme chez Descartes, des idées «innées» q ui ne dépendent ni de m a fantaisie ni de m on arbitraire. Nous sommes plutôt enclins à cr oire q ue si Malebranche associe, à tort, selon n ous, le nom d 'Arnauld à la thèse qu'il combat au chapitre V, c'est parce qu'Arn auld lui-même avait associé, également à tort, l'opin ion de Malebranche à celle des scolastiques. Il est invraisemblable que tout ce chapitre ait été, d ès l' origine, entièrement com posé contre Arnauld 2. Cependant, il reste 1 . DESCARTES, Méditations III, Œuvres philosophiques, Garnier II, p. 442-445. 2. Cette théorie que Malebranche attribue ici à Arnauld vise à discréditer son adversaire. L 'accusation est fréquente au XVIIe siècle. Nous la trouvons également sous la plume de Spinoza qui, dans la Réforme de l' Entendement, écrit : « Ou bien l 'on nie ou bien l 'on accorde, on devra dire nécessairement de la connaissance ce qu 'on dit de la fiction. Si on le nie, voyons, nous qui savons que nous savons quelque chose, ce que l 'on dit. On dit ceci : « L ' âme peut sentir et percevoir de beaucoup de manières, mais non se percevoir elle-même, non pl us que les choses qui existent ; elle ne perçoit que les choses qui ne sont ni en soi, ni en quelque part que ce soit ; autrement dit, l 'âme pourrait, par sa seule force, créer des sensations et des idées ne
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vrai que, dans ce chapitre, Malebranche s 'en prend à ceux qui font un usage abusif du mot de « faculté ». Arnauld utilise le mot de faculté. Mais il prend soin d ' en faire un bon usage : il se fie à l 'usage qu'en a fait Descartes dans ses Princ ipes. Aussi, Malebranche en condamnant l 'usage de ce mot, chez Arnauld, vise implicitement Descartes. Car, en attribuant à l 'âme la faculté de produire ses idées, Arnauld reconnaîtrait, après Descartes, que nos perceptions ou idées, que nous tenons nécessairement de Dieu, sont notre lum iè re formelle. C ' est ce « p artage » entre Dieu et l 'âme que Malebranche rejette et i l le reconnaît explicitement « M. Arnauld fait là un partage avec D ieu. Il reconnaît humblement et religieusement qu ' il tient de lui l ' idée de l 'âme et de l ' infini, les idées les plus simples et les perceptions des qualités sensibles : mais il croit... qu'i l y a bien de l 'apparence que notre âme se donne à elle-même les idées ou perceptions des choses qu 'elle ne peut connaître que par raisonnement. Et finit ainsi : Ma is de
quelque ma nière que nous ayons ces idées, nous e n sommes toujours redevables à Dieu ; tant pa rce que c' est lui qui a donné à notre âme la faculté de les produ ire qLte pa rce qu' e n mille ma nière s qui nous sont cachées, selon les desseins qu' il a eus su r nous de toute éternité, il dispose pa r les ordres sec rets de sa provide nce toutes les ave ntures de notre vie, d' où dépe nd presque toujou rs que nous conna issons u ne infi nité de choses que nous n' aurions pas c onnues, s' il les ava it disposées d' u ne autre sorte». Suit ce commentaire de Malebranche :
« Assurément, dit-il, ce détour qui pourra contenter les ignorants et les simples , parce qu'il favorise l' amour propre, ne contentera pas les personnes exactes et qui ont appris une Métaphysique un peu plus solide et plus chrétienne que celle de M. Arnauld. Car ceux qui sont bien conv aincus, que notre faculté de penser, ou connaître la vérité, ne consiste qu'en ce que nos volontés ont été établies causes naturelles ou occasionnelles de la présence des idées , en conséquence des lois générales de l'union de l 'esprit avec la R aison universelle ; de même que nous n' avons la faculté de remuer nos membres, que parce que nos volontés ont été établies causes occasionnelles de leurs mouvements , en conséquence des lois générales de l 'union de l ' âme et du corps . Ceux , dis-je, qui sont convaincus de cette Métaphysique, que Dieu seul est cause véritable, auront horreur du partage que M. Arnauld fait avec Dieu. Mais ils auront encore bien plus d 'horreur de cette pensée que s i l ' homme a l' idée de Dieu et la connaissance de quelques vérités , i l a eu besoin que Dieu même agit en lui par sa puissance : mais qu' en cela il n ' a eu aucun besoin qu' il l'éclairât par sa sagesse parce qu' enfin l' idée de Dieu n ' est selon M . Arnauld que la libre mobil ité de son âme » 1 . C'est ce « partage » qu' Arnauld fait avec Dieu, que refuse Malebranche. Mais noter qu' il est bien de Descar tes et qu ' i1 est entièrement lié à l ' innéisme. faut il Cette remarque de Malebranche nous révèle clairement que ce qui l ' oppose à 148 correspondant point à des choses ; de telle sorte qu'on la considère en partie comme un Dieu ». Paris, éd. Flammarion, p. 200. 1 . M ALEBRANCHE, Réponse au livre Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXV, O. C. , t. VI-VII, p . 1 80- 1 8 1 .
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Arnauld, c'est essentiellement une conception différente de la nature de l 'homme comme de la science, d ' une science qui n'est pas simple vision, mais qui suppose une activité originale du sujet. Ils s ' opposent aussi sur les rapports de l ' homme avec Dieu, considéré du point de vue de ses attributs de la Toute Puissance et de la Sagesse. 5) L' apport de la logique ou l' art de penser La controverse avec Malebranche éclate en 1 683 à la suite de la publ ication du livre Des Vraies et des Fausses Idées. Arnauld, nous le savons , y réfute systématiquement l a conception malebranchiste des idées et leur vision en Dieu, exposée dans la Recherche de la vérité. Il faut préci ser pour rendre justice à Arnauld que, dans cette polémique qui va mettre aux pri ses les deux illustres cartésiens durant la deuxième moitié du XVII e siècle, c ' est bi en Malebranche qui, le premier, a attaqué. Il considérera le livre Des Vraies et des Fausses Idées comme la défense du Docteur augustinien contre les accusati ons contenues au chapitre V du Livre III de la Recherche de la vérité. Dès 1 674, c'est Arnauld qui était donc v isé par Malebranche qui en fait l ' aveu dans sa Réponse au livre Des Vraies et des Fausses Idées 1 • Malebranche connaissait l'opinion d ' Arnauld sur la nature et l ' origine des idées. Il pouvait la trouver dans la Logique de Port Royal . Le principal reproche que l ' Oratorien adresse à son adversaire c'est d'avoir cru que « l ' esprit n ' a besoin que de soi -même pour apercevoir les objets et qu' i l peut en se cons idérant et ses propres perfections découvrir toutes les choses qui sont au dehors» . C 'est reconnaître que l ' âme a le pouvoir de produire ses idées de soi-même et que les idées sont des modifications de notre âme 2 • Malebranche est partisan de l'alliance entre la philosophie et la Rel igion. La théorie des idées et de leur vision en Dieu qu ' il expose dans la Recherche de la vérité est l 'expression de cette sainte alliance entre la philosophie nouvelle et le christianisme. Elle transfère, en effet, de l ' âme à Dieu la source de la connais sance. Dieu seul est lumière. L 'âme est passivité, obscurité. Toute connaissance claire est contemplation des idées en Dieu. La Recherche de la vérité refuse à l ' âme tout pouvoir de produire ses idées. Elle ne les trouve pas en elle. Elle les voit en Dieu. La voie qu 'emprunte Malebranche le conduit donc à rompre avec la manière dont Descartes conçoit la nature et l 'origine des idées . L ' innéisme ne le satisfait pas . Il ne garantit pas à ses yeux l 'objectivité de la connaissance et, de surcroît, il rompt cette dépendance de l 'espri t à l 'égard de Dieu, puisqu'il nous assure que nous pouvons trouver en nous-mêmes toutes les idées et toutes les vérités sans le concours permanent et efficace de Dieu. Malebranche s ' en détourne, la Vision en Dieu lui paraissant plus avantageuse pour la Religion, plus conforme à la nature de l 'homme qui est d 'être intimement uni à Dieu. La théorie de la Vision en Dieu est la démonstration de l ' union de l'âme à Dieu, du caractère absolu de notre dépendance à Dieu. Certes, Descartes a eu le mérite d'avoir mis en lumière les t.
1. MALEBR ANCHE, Réponse au livre Des Vraies et des Fausses Idées, XI, § VII, O. C., VI-VII, p. 92 ; égalem ent V, § Y, p. 52 ; V, § X, p. 53 ; XVII, § XI, p. 1 27. 2. MALEB RANCHE, Recherche de la Vérité, III, Il, V, 0. C., t. I, p. 433.
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caractères essentiels de l 'idée, notamment sa spiritualité, son indépendance, sa présence continuelle à notre esprit. Malebranche, persuadé que ces propriétés n'ont pas de base en l 'homme, se tourne vers saint Augustin dont la théorie de l'illuminisme lui suggère la Vision en Dieu. Arnauld reprochera à Malebranche d 'avoir rompu avec Descartes et même dans une certaine mesure avec saint Augustin. Le livre Des Vraies et des Fausses J dées est une critique radicale de cette doctrine des idées distinguées des perceptions et de leur vision en Dieu qui en est le fondement. Ces idées Arnauld les nomme péjorativement des « êtres représentatifs ». Il les considère comme des images, de vrais intermédiaires, des entités distinctes, des « ch imères » . Ainsi, le différend qui l 'oppose à Malebranche porte sur la notion de représentation ou la fonction représentative de l'idée. Ce qui préoccupe Malebranche c'est l 'application des mathématiques à la morale, autrement dit, le passage de la certitude mathématique à la certitude morale. Les préoccupations d ' Arnauld, on s'en doute, sont tout autres. Elles sont d'ordre moral et théologique : l' immortalité de l'âme, les preuves de l'existence de Dieu. Il se soucie du salut des âmes et de la montée de l ' irréligion. Ses préoccupations sont dans le fond d ' ordre pastoral . Ce qu ' il retient du cartésianisme c'est son spiritualisme. Certes, la philosophie de Malebranche reconnaît aussi ces vérités du cartésianisme qui ont rapport à la foi chrétienne. Mais il les établit autrement. Ce qui n'est pas du goût d' Arnauld qui en vient à soupçonner l'oratorien d 'être devenu un anti-cartésien. Aussi , Arnauld refuse-t il de suivre Malebranche. Il se rapproche de Descartes. Malebranche est pourtant persuadé de la parenté de sa doctrine avec celle de Descartes auquel il se déclare rester fidèle. Il ne parvient pas à convaincre Arnauld. Si le Docteur augustinien reste ferme sur ses positions et continue de s'opposer à Malebranche, c'est parce qu 'il a la conviction que les erreurs théologiques de Malebranche qu' il découvre dans le Traité de la nature et de la grâce ont pour fondement la théorie des idées et leur vision en Dieu, que développe la Recherche de la vérité. Pour Arnauld, il y a bien W1e W1ité entre la Recherche de la vérité et le Traité de la nature et de la grâce. Il n'y a en cela aucW1 doute. Par cette remarque nous voilà arrivés à la question qui nous préoccupe : l ' apport de la Logique de Port-Royal à la controverse entre Arnauld et Malebranche. Cette polémique dont on vient de rappeler les points importants se déroule, on s'en est aperçu, sur fond de théologie. La question métaphysique des idées reste inséparable, chez l 'Wl comme chez l 'autre, de la question théologique de· la Grâce. Il ne nous faut pas oublier, en effet, que la publication du livre Des Vraies et des Fausses Idées a été déterminée par celle du Traité de la Nature et de la Grâce du Père Malebranche. Il faut préciser aussi que si Arnauld s'est engagé à fond dans ce débat philosophique sur les idées, c'est parce qu' il a vu qu' il y avait bien W1 rapport entre la théorie des idées et la théologie de Malebranche. Une des raisons qui l'ont conduit à écrire, contre Malebranche, le Traité des idées, a été de montrer à ! ' Oratorien « qu'il a plus de sujet qu ' il ne pense de se défier de quantité de spéculations qui lui ont paru certaines, afin de le disposer par cette expérience sensible à chercher plutôt l 'intelli gence des mystères de la Grâce dans
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la lumière des Saints que dans ses propres pens ées >> 1 • Il précisera dans la Défense que « ce q ui a d'abord été une matière de philos op hie et qui l'aurait touj ours été de m on côté, parce que je n'y trouve rien que de naturel, et qui ne se puisse découvrir par la seule considération de ce qui se passe dans notre esprit, n'en est pas une d u côté de l'A uteur de la Réponse. Ce lui est une matière de th éologie, très s ublime et très relev ée» 2 • Arnauld est d onc persuadé qu'il existe un rapport intime entre la question des idées et les thèses thé ologiques de Malebranche. C'est l'évidence de ce rapp ort qui l'a déterminé à «ne pas laisser sans réponse ce qu'il dit sur des matières qui, d'e lles-mêmes n'auraient pas m érité d'être exam inées avec tant de soin. . . J'ai d onc pens é, dit-il, q ue la d écouverte des erre urs d ont il a rempli sa Rép onse, p ouvait être utile à d éterm iner ce ux qui se seraient laiss és éblouir par ses nouvelles pensées touchant la Grâce ; parce que n'étant fo ndées, aussi bien que ce q u'il enseigne des idées, q ue s ur des sp éculations métap hys iq ues, on pe ut aisément j uger et que s'il a pu se tromper si gross ièrement dans une matière où la raison seule et q uelque j ustesse d'esprit pouvaient l'empêcher de s'égarer, il lui aura ét é bien plus facile de commettre de plus grandes fautes sur d 'aussi grands m ystères et aussi impénétrables à l'esprit humain abandonné à lui-même, que le s ont ceux de la Grâce et de la Prédestination. Car il n'ose pas d ire que ce q u'il nous e n veut apprendre s ont des vérités qu'il a prises des SS. Pères ; mais il ne rougit point de les appeler des vérités particulières» 3• Malebranche persiste à ne pas reconnaître qu'il existe un lien entre ces deux questi ons. «Ce en quoi, remarque fort j ustement Alqui é, on ne peut le suivre : la doctrine des idées est bien le fondement de la doctrine de la Grâce, p uisq ue la d octrine de la Grâce suppose q ue nous puiss ions connaître les principes de l'acti on divine. Or, nous ne le pouvons qu'en apercevant, par ra is on, les idées en Die u» 4 • Il faut d onc retenir que la critiq ue des êtres représentatifs annonce celle des th èses théologiques de Malebranche. Le problème de la représentation né d ans le champ de la m étaphysiq ue va connaître des d éveloppements dans le champ de la théologie. En 1683, en publiant le livre Des Vraies et des Fausses Idées, Arnauld est d éj à convaincu d u lien q ui e xiste entre la question des id ées et les questions théologiques de la Grâce et de la Prédestination. Or, c'est la même année, avec la collaboration de Nicole, q u'il aj oute un chapitre à la Log ique, lors de la cinquième édition, et qui ne fi gurait pas dans les éditions précédentes. C'est le chapitre IV de la Première Partie et qui a pour titre : «Des id ées des choses et des idées des signes». Dans l'Avertissement sur cette nouvelle édition, les auteurs de la Logique expliquent que ces additions sont d ues essentiellement à des rais ons th éologiq ues. Arnauld, à cette ép oq ue est, en effet, engagé dans une controverse avec les Calvinistes s ur la q uestion eucharistiq ue. Lorsqu'en 1680 il forma la r és olution de réfuter le Traité de la Nature et de la Grâce de Male branche, 1 . A RNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. II, O. C., t. 38, p. 1 80. 2. A R N A U L D , D éfense , V Part., 0. C., t. 3 8, p. 666. 3. ARNAULD, ibid., p. 666-667. 4. ALQUIE F. , Le cartésianisme de Malebranche, ch. V, note 7, p. 1 86.
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Arnauld venait d ' écrire l 'Apologie pour les Catholiques en réponse à la Politique du Clerg é du Ministre Jurieu. La question eucharistique, au centre de la controverse avec les Calvinistes, a pu déterminer, de l ' aveu même des auteurs, les additions de la Logique . L'examen du chapitre IV de la Log ique qui nous intéresse ici particulièrement le confirme. Mais, précisément, la polémique avec Malebranche porte à cette même époque, essentiellement sur la question des idées. Le débat est alors centré sur la notion de représentation . Persuadé que les erreurs théologiques de Malebranche concernant l a conduite de D ieu dans l 'ordre de la nature et dans l 'ordre de la grâce proviennent essentiellement de ce qu' il a une conception erronée de la représentation, Arnauld n ' a pas manqué l 'occasion, au moment de la cinquième édition de la Logique, d 'apporter de nouveaux développements sur la notion de représentation que ne contenait pas le livre Des Vraies et des Fausses Idées. La polémique avec Malebranche obl i ge donc Arnauld à revenir sur la question des idées, dans le fameux chapitre IV de la cinquième édition de la Logique 1 • Reprenons les textes . « Quand on considère un objet en lui-même et dans son propre être, sans porter la vue de l' esprit à ce qu' il peut représenter, l' idée qu' on en a est une idée de chose, comme l' idée de la terre, du soleil. Mais quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l'idée qu' on en a est une idée de signe, et ce premier objet s ' appelle signe. C ' est ainsi qu' on regarde d' ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées : l' une de la chose qui représente ; l' autre de la chose représentée ; et sa nature consiste à exciter la seconde par la première » 2 • Telle est la définition du signe. Elle oppose l 'i dée de chose qui est une représentation et l ' idée de signe qui est une chose en représentation. Le signe occasionne l ' actualisation de l ' idée, il est ce qui donne occasion, au sens cartésien, à la présence de l ' idée. Il faut noter que l 'ordre de l ' idée n ' est pas l ' ordre du signe. Le signe appartient à l 'ordre physique, l ' idée à l 'ordre de l ' intelligible. Le signe n ' est pas la cause directe de l ' i dée, il en est l ' occasion. L 'origine de l 'idée, de même que sa nature, est au-delà du physique. Comme on peut le remarquer, il n ' y a ici aucune trace d ' image. Il n 'est question ni de similitude ni de ressemblance. Le rapport entre le signifiant sensible et le signifié c'est celui qui se trouve entre le mot et l 'idée. Le mot est, en effet, un signe dont la liaison à l ' idée est de convention. C ' est donc parce qu' il définit l a représentati on sans référence à la ressemblance, que ce chapitre IV peut être considéré comm e un prolongement de la critique des « êtres représentatifs » 3 • 1 . ARNAULD, La Logique ou l' art de penser, I, ch. VI, p. 52. La théorie du signe de Port Royal a été commentée par les historiens de Port-Royal. Michel FoUCAULT en donne une analyse dans la préface de la nouvelle édition de la Grammaire générale et raisonnée, Republications Paulet, Paris, 1 969, p. III-XXVII. Le point de vue de Michel FOUCAULT sur l 'Age classique, exposé dans Les mots et les choses sera repris et discuté par André ROBINET dans Le langage à l' âge classique. 2. ARNAULD, La Logique ou l ' art de penser, I, ch. IV, p. 52. 3. Dans Le langage à l' âge classique, André Robinet ne manque pas de signaler ce que la critique de la ressem blance faite par Port-Royal doit aux écrits de Saint Augustin. Dans sa polémique avec Malebranche, Arnauld reste cartésien. C ' est l ' orthodoxie cartésienne qu 'il
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La controverse avec Malebranche sur les idées d onne un texte qui permet de le mieux c omprendre autant que la controverse avec les Cal vinistes. Cependant, si le texte du chapitre IV peut être considéré comme une pièce du dossier dans la polé mique entre Arnauld et Malebranche, il ne semble pas en constituer la pièce maîtresse. Dans tout ce volumineux dossier, les références au texte de la logique sont plutôt rares 1 • En conclusion, en revenant sur la question des idées au cha pitre IV de la Logique, Arnauld a voulu c ombler une lacune. Mais n 'y a-t-il que cela? Il y a plus, en effet, si l 'on garde présentes à l 'esprit les pré occu pations théol ogiques qui sont à l 'origine de ce chapitre IV. Il s'a git bien sûr des question s thé ol ogique s en d iscussion avec Malebranche. En précisant la fonction représentative de l 'idée Arnaul d vise à ramener l 'idée à sa dimension proprement humaine. L ' idée a ppartient à la raison particul ière de l ' homme. Pour Arnauld la défend. Dans ce contexte précis de la polémique avec ! 'Oratorien, nous sommes enclins à penser que ce sont les écrits de Descartes, la Dioptrique et le Monde, qui inspirent les critiques d 'Arnauld. Il lui fallait trouver, en effet, les textes facilement accessibles et bien connus de son adversaire, qui a eu le tort, sur la question des idées, de s ' être séparé de Descartes pour se rapprocher de Gassendi et de Hobbes. Marc Dominicy situe également chez Descartes la source véritable de la doctrine sémiologique développée par Arnauld : «ce qui n'exclut pas, ajoute-t-il, com me en d 'autres circonstances , que le cartésiani sme n 'ait provoqué une redécouverte d 'A ugustin, laquelle exercera à son tour une influence décisive » (in La naissance de la grammaire moderne, éd. Pierre Mardaga, Bruxelles, 1 984 , p. 76). La question des sources de la sémiologie de Port-Royal reste donc ouverte. Le développement des études cartésiennes remet en question la tendance qui jusque-là dominait chez les commentateurs et qui consistait à trouver chez A ugustin les sources qui auraient inspiré la Log ique de Port-Royal. Préci sons qu' un des éléments qui a encouragé cette lecture augustinienne, c'est la contribution de Nicole à la rédaction de la Logique. 1 . ARNAULD cite dans la Défense : « l 'Auteur de l 'Art de penser (qui) n 'a cru rien dire qui ne lui fût commun avec tous les philosophes, lorsqu 'il a expliqué . . . ce qu' il fallait entendre par ce qu 'on appelle idée, étant joint au son des paroles, fait qu'elles sont significatives ». Arnauld cite le fameux passage, très cartésien du ch. I de la Log ique « lorsque nous parlons des idées nous n 'appelons point de ce nom les images . . . ». Au même endroit une allusion directe au ch. IV retient l 'attention par le recours à la définition du signe. Il évoque la conception augustinienne : « . . . La définition célèbre qu ' a donné St Augustin du signe sensible se peut appliquer à toutes les autres sortes de signes. Signum est quod praeter speciem quam ingerit sensibus facit aliquid aliud in cognitionem venire ». Le commentaire qui suit permet de montrer la fausseté des idées selon Malebranche et l 'accord avec la doctrine de Descartes : en d ' autres termes, il faut deux idées pour faire un signe : l 'idée du signe sensible représentant et l 'idée de la chose représentée que l 'on connaît par le signe : « Nous ne pouvons rien connaître comme représentatif, que nous ne connaissions en même temps ce dont il est représentatif : c ' est pourquoi, si je connais A, sans connaître B, je ne connaîtrais pas A, comme un signe, mais comme une chose ». Défense, O. C., t. 38, p. 5 86. Descartes appelle les idées matériellement fausses des idées sensi bles. Il les considère comme des signes. Une sensation de douleur, par exemple, est le signe de la présence d ' un corps étranger hostile au composé humain. Il y aurait deux idées : l ' idée sensible, la sensation proprement dite, qui est dans l 'âme et l 'idée de la chose extérieure qui en serait la cause. Les idées sensibles ne ressemblent en rien à la chose extérieure qui est matérielle. Elles révèlent la présence d ' un corps qui agit sur le mien et dont la propriété est étrangère au senti ment. C 'est cette correspondance avec la chose extérieure dont elle me révèle la présence sans me la faire connaître dans son essence qui caractérise l 'idée sensible. L'idée sensible renferme donc une duplicité : elle est modalité de l 'âme, perception ou idée et se donne en même temps com me image de quelque chose d 'extérieur.
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LA TIIÉORIE DES IDÉES
connaissance vraie n 'est pas contemplation ou vision des idées dans le Verbe Eternel. Dans la connaissance contemplative il n'y a ni mot, ni parole ; l ' idée est simple présence, elle est présentation mais sans représentation . L ' idée me représente la chose quand elle me la fait connaître. La connaissance proprement humaine suppose selon le mot de Robinet, la descente dans le langage. Le rapport avec le langage est une nécessité de fait qui caractérise le statut de l ' idée. L 'idée est alors présentation et représentation. Elle tombe du ciel dans le monde de la communication, de ! ' intersubjectivité, dans le monde des signes, dans le monde du discours. Elle s 'actualise dans le langage proprement humain. Arnauld, contrairement à Malebranche, maintient la séparation entre notre raison et la Raison de Dieu, le Verbe Eternel . Nos idées sont consubstantielles à notre esprit. Elles ne se confondent pas avec les idées de Dieu ; celles-ci nous sont inaccessibles . Leur contemplation est le privilège des B ienheureux. Elle a lieu sans mot ni parole. Le mérite d' Arnauld est d ' avoir préci sé les procédures de liaison et de jonction de l ' idée et du langage et d ' avoir rétabli le lien entre l ' innéisme et la théorie du signe, ce qui a pour effet de limiter l 'ordre du discours aux seules choses qui sont accessibles à la raison particulière de l ' homme. L' ordre de la Grâce nous échappe définitivement, il est au-delà de la portée de notre entendement fini . Tel est l 'enseignement de ce chapitre IV . Il recommande le retour à Descartes. Il s ' agissait pour Arnauld de mettre un terme aux hardiesses métaphysiques de Malebranche, en le rappelant à l ' ordre. Le lien entre l ' idée et le signe ancre définitivement l 'idée dans le monde de la communication, de ! ' intersubjectivité, de l ' humain, du fini . Le monde des signes qui dépend de la juridiction de notre entendement c'est celui des choses d' ici-bas. Pour l ' interprétation des signes du Ciel il convient de se soumettre à l ' Autorité de ! 'Ecriture et de l'Eglise.
DEUXIÈME PARTIE
L ' INFINITÉ DE DIEU ET L ' IDÉE DE C RÉATION
La théorie malebranchiste de l'étendue intelligible infinie a fai t l'objet de violentes attaques de la part d 'Arnauld. L'étendue intelligible que Malebranche fait rés ider en Dieu est-elle une vraie et formelle étendue ? Descartes, dans sa correspondance avec Morus, avait pris soin de qualifier l'étendue d ' indéfi nie tout en réservant à Dieu l'infinité. Dans sa pensée l'étendue ne pouvait pas être un attribut de Dieu, une perfection. Le débat entre Arnauld et Malebranche ne serait-il pas la reprise de la controverse qui a opposé Descartes et Morus à la fin de la première moitié du xvn e siècle ? Nous avons des raisons de le croire, d' autant plus que l'autorité de Gassendi domine cette seconde moitié du xvne siècle. Mais nous nous apercevons cependant qu'il ne nous est pas possible d'analyser, en toute rigueur, le débat entre Arnauld et Malebranche sur la vision de l'étendue en Dieu sans tenir compte de l'événement que constitue la publication des opera posthuma, de Spinoz.a. Ce qui est en jeu, en effet, c'est l 'idée même de création. La conception malebranchiste d'une double étendue et la théorie des ca use s occasionne lles, l'une et l'autre intrinsèquement liées à la théorie de la vision en Dieu, constituent pour Malebranche l a meilleure réfutation du spinozisme . Arnauld, qui a rejeté la métaphysique des idées de l'oratorien sur laquelle repose sa conception de Dieu et de ses rapports avec le monde, continue à se réclamer de Descartes et de la tradition des Pères, remparts les plus sûrs contre le sensualisme et contre l'athéisme.
CHAPITRE PREMIER
DE LA CONNAISSANCE EN DIEU
1 . L'ENSEIGNEMENT DE SAINT THOMAS L ' essence de la première cause, qui est Dieu, est d'être l ' intel ligence même, ipsum intelligere. Or, les effets ne préexistent, dans leur cause, que selon le mode d ' être de cette cause . Donc, les effets qui sont en Dieu, comme dans leur cause, sont nécessairement en lui , en la manière que doit l 'être ce qui est dans une intelligence, c 'est-à-dire qu' ils en sont connus. Le problème est alors de savoir si Dieu ne connaît que ce qui est en lui ou s' il connaît aussi ce qui est hors de lui 1 • Profondément attaché à l ' enseignement de saint Augustin et de saint Thomas, Arnauld n 'apportera pas, à l 'examen de ce problème, une solution personnelle et originale. C 'est au contraire la doctrine thomiste qu 'il reprend afin de dénoncer les erreurs et les illusions du Père Malebranche. Car c 'est encore l 'oratorien qui le contraint à rappeler l 'enseignement des Pères sur la manière dont Dieu connaît. Citant abondamment l es textes de saint Augustin et de saint Thomas , Arnauld, en fidèle disciple, expose l ' enseignement de ses maîtres . Selon saint Thomas, dit-il, Dieu se voit lui-même, en lui-même, par sa propre essence. Mais, s 'agit-il des autres êtres ? Il n'a pas besoin de les voir en eux-mêmes, il les voit en soi, selon que son essence contient les ressemblances de tous les autres êtres que soi . Autrement dit, Dieu connaît ses créatures par leurs idées qui, en lui, les représentent. Pour rendre compte de la connaissance en Dieu, il est donc nécessaire de supposer des idées dans l 'esprit divin. Par idées, on entend la/orme des choses existant hors des choses mêmes 2 • En effet, en toutes choses qui ne nai ssent pas au hasard, il y a nécessité que la forme de l ' être engendré constitue la fin de la génération. Or, celui qui agit ne pourrait pas agir s 'i l n ' avait pas en lui la représentation de cette forme. Chez certains êtres, par exemple, la forme de ce qu' ils veulent produire préexiste selon son être naturel ; c ' est le cas des êtres qui agissent par nature : c'est ainsi que l ' homme engendre l 'homme et que le feu engendre le feu. Mais, il arrive que chez d ' autres êtres, a 1: contraire, la forme préexiste selon son être intelligible ; tel 1 . Arnauld examine le problème dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIV, O. C . , t. 3 8 , p . 249. 2. Arnauld, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIII, O. C. , t. 3 8, p. 244 .
158
L'INFINITÉ D E DIEU ET L'IDÉE DE CRÉATION
est le cas de ceux qui agissent par intelligence. C'est ainsi que l'architecte a dans son esprit la rep résentati on de la maison qu'il v eut construire. On appelle proprem ent idé e, la forme archétypale qui va prés ider à la construction de la mais on, modèle dont la maison construite sera une imitation, une copie. Comm e donc ce monde n'est pas le fait d u hasard, mais procède de Dieu qui agit par son intelligence, il est nécessaire d e supp os er, dans l'esprit div in, une forme, à la ressem blance de laquelle soit fait le monde, et c'est en cela que consiste la noti on d 'idée 1 • Arnauld, qui résum e ici cet enseignement d e saint Thomas, insiste s ur s on acc ord av ec sai nt Augustin. Le premier, dit-il, a s uiv i le s econd comm e s on maître. Aussi ce que l'un et l 'autre entendent par id ées , ce s ont les form es exemplaires, les notions, les raisons s elon lesquelles Dieu a créé toutes choses 2 • Ces idées qui, dans l'entendem ent divin, ont serv i d e mod èle à la création, ont été reprises de Platon3, non pas telles qu'elles s ont décrites dans les dialogues, mais modifiées par le néo-platonisme. De l'aveu m ême de saint Thomas, «A ugustin a suivi Platon autant que le permettait la foi catholique; il n'a d onc pas admis de form es ou esp èces s ubs istant en s oi ; m ais au lieu de cela, il a placé dans l'entendement div in les rais ons des choses . . . » 4 • Saint Augustin n'a d onc adm is les id ées platonici ennes qu'après avoir rej eté ce qu'il y avait en elles d e sacrilège : qu'elles soi ent p osées comm e subsistant en soi, comme des archétyp es, non seulement antéri eures à la création, mais transcendantes au créateur. A insi, chez Platon, l'auteur des choses contemple, hors de soi, le monde intelligible, avant d 'en reprodui re l'image dans le monde s ensi ble. C'est bien ce que fait le démiurge du Timée 5 • L'ind épendance d e ce monde intelligible, trans cendant Dieu mêm e, est incompatible avec l'idée chrétienne de Dieu, créateur du ciel et de la terre. Dans la perspective platonicienne, le divin trouve, hors de s oi, l'obj et de sa p ensée. L'ens eignement des Pères, au contraire, montre que Dieu ne peut se détourner de s on obj et imm édiat qui est lui-même, pour connaître un autre obj et. La science de Dieu p erdrait d e sa perfection. Pour écarter cette opinion indi gne de Dieu, saint Augusti n regard e les idées comme d es rais ons éternelles, compri ses dans l'entendem ent divin. Ce qui va l'inspirer, c'est une interp rétati on issue du m oyen platonisme, qui proclame av ec Ploti n : « Q ue les i ntelli gi bles ne s ont pas en 1 . S AINT THOMAS, Somme Théologique, 1, 1 5, 1 . 2. A RN A U L D , Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIII, O . C., t. 3 8 , p. 244 ; SAINT THOMAS, Somme Théologique, I, 1 5. 3 . ARNAULD, ibid. , p. 244. 4. S AJNT THOMAS, Somme Théologique, I, Pars, 84, 5 ; aussi § I, 1 5, 2 où est cité le texte capital de saint Augustin, De div. quaest. « ldeae sunt principales quaedam formae vel rationes rerum stabiles atque incomutabiles q�� i�sae f?rm � ae no � s unt, ac pes hoc a�t> . D'Aristote mais aussi de Gassendi. En effet, Gassendi est celui qui , dans ce siècle, 1. 2.
A RNAULD, Des Vra ies et des Fausses Idées, ch. XIII, O. C., t. 38, A RNAULD, IXe Lettre au Père Malebranche, O. C., t. 39, p. 1 51 .
p. 244.
DE LA CONNAISS ANCE EN DIEU
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a critiqué Platon pour avoir conçu des essences singulières des choses 1 • Etrange, cette communauté de langage entre Malebranche et Gassendi . Y aurait-il aussi une parenté entre la philosophie des deux auteurs ? C ' est, en effet, ce que soupçonne Arnauld. Et lorsqu ' il en aura la certitude, il n 'hésitera pas à dénoncer publiquement l 'inspiration gassendi ste de la philosophie de Malebranche, c'est-à dire épicurienne et sensualiste, jusque dans sa théologie. 2) Le deuxième exposé de l' étendue intelligible : les inquiétudes d' Arnauld
Ce qui semble avoir été la préoccupation d 'Arnauld, dans notre analyse précédente, c ' est la présence en Dieu d' idées particulières des choses créées . La pensée chrétienne, en effet, en maintenant dans l 'entendement divin les essences singulières, les idées archétypes qui ont présidé à la création des choses, est assurée de rendre compte à la foi s de la perfection de la conduite divine dans sa création, donc de sa Sagesse , et de sa Providence. Il ne s'agit donc pas de négliger les conséquences théologiques impliquées dans la question des i dées divines . Il apparaît assez clairement à Arnauld que- -Malebranche, pour avoir abandonné l ' enseignement de la tradition sur la question des idées, a pris le risque d'élaborer une théologie en rupture radicale avec la foi et l'Eglise. Le recours permanent à saint Augustin que saint Thomas a suivi « comme son maître » 2 est le signe, chez Arnauld, qu'aucune phi losophie spiritualiste vraiment chrétienne ne saurai t se constituer hors de l 'augustinisme. Ainsi s ' explique l ' accuei l enthousiaste qu ' i l a réservé à la phil osophie cartésienne, dont il a immédiatement reconnu l ' accent augustini en. A l ' inverse, ses réserves à l 'égard de l a philosophie de Malebranche viennent de ce qu ' i l soupçonne, dans la philosophie de la V ision en Dieu, une insp iration anti-augustinienne, apparentée au matérialisme sensualiste. C 'est la théorie de l 'étendue intelligible qui éveille les soupçons d 'Arnauld. L'étendue intell igible que Malebranche met en Dieu, est elle en Dieu formellement ou éminemment ? Du moment que Mal ebranche ne s ' insp ire plus des princi pes d' explication augustiniens et thom istes, comment peut-i l prétendre mettre en Dieu l ' étendue sans que l ' on soit contraint d ' en conclure que Dieu est corporel ? C ' est à cette nouvelle critique qu ' Arnauld soumet la philosophie de Malebranche, en la confrontant avec sa propre vision du cartésianisme augustinien. Le même principe qui s 'applique à l ' esprit de l 'homme s'applique aussi , par analogie, à Dieu. Saint Augustin appelle lui-même le monde que Dieu a créé, le monde intel l igible, en tant qu ' il est idéa lement et éminemme nt en D ieu. Le monde intelligible c 'est le monde matériel et sensible, en tant qu'il est connu de Dieu et qu' i l est représenté dans ses divines idées. C'est donc ce monde-ci, ce monde matériel et sensible, que Dieu a créé, qui est en Dieu intelligiblement. Les créatures ne peuvent pas être en Dieu formellement ; car tout ce qu' elles ont d ' être et de perfecti on est borné et contient quelque limitation. Or, il n ' y a rien
488.
1.
GAS SENDI
P., Disquisitio Metaphysica, contre Méditation V , art . 4, art. 5 , p. 487-
2.
ARNA ULD,
Des Vraies e t des Fausses Idées, ch. X I I I , O . C . , t . 3 8, p. 244.
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L'INF1NITÉ D E DIEU ET L'IDÉE DE CRÉATION
d ' imparfait en Dieu. C ' est pour expliquer la manière dont les créatures sont en Dieu, que l ' on a inventé ce mot éminemment. Il signifie que les choses sont en Dieu d'une manière plus noble qu'elles ne sont en elles-mêmes. Il n ' y a donc aucune raison d'opposer deux mondes, dont l 'un serait seul intelligible et l ' autre non. Au contraire, dans la tradition scolastique, c 'est le même monde matériel et sensible, existant formellement et réellement, qui est idéalement et éminemment en Dieu, c 'est-à-dire intellig iblement. Il y a un rapport immédiat entre le monde intelligible et le monde créé, matériel et sensible . Autrement dit, ce qui est connu de Dieu, c ' est ce m onde-ci, ce monde sensible, ce monde matériel. Aussi, tout ce qui est formellement dans le m onde matériel et sensible doit être éminemment et idéalement dans le m onde intelligible qui est en Dieu. De même, tout ce qui est formellement dans l 'étendue doit être éminemment et idéalement dans l 'étendue intelligible qui est en Dieu. Le vrai sens du mot intelligible fai t voir, par exemple, que le soleil intelligible doit être ce même soleil matériel et sensible, avec toutes ses propriétés, rondeur, grandeur et mouvement continuel de toutes ses parties. En d 'autres termes, ce même corps, qui existe formellement et réellement dans l 'espace, est en Dieu éminemment et idéalement, c 'est-à-dire intelligiblement. Une chose peut être consdiérée de trois manières : formellement, éminem ment et idéalement 1 • Par exemple, l 'architecte qui construit une maison n'est pas la cause des matériaux qui vont servir à la construction de la mai son. Ceux-ci se trouvent dans la nature. Ce sont des productions naturelles. Ce dont l 'architecte est la cause, c'est /' organisation de ces matériaux dans un ensemble, c 'est-à-dire leur arrangement ou disposition, pour en faire, en définitive, la mai son construite. Mais cette maison, faite de l 'arrangement réel de pierres, n ' est pas dans l 'âme telle qu'elle est effectivement au-dehors, dans l ' espace réel. Elle exi ste, au-dehors, formellement, c'est-à-dire réellement. Elle a une existence réelle comme tout ce qui existe dans la nature. Elle a une matière et une forme données ensemble, pour en constituer le composé réel que nous percevons dans l 'espace. Mais, en tant qu'elle est une production de l ' architecte, une production artificielle, cette maison doit exister dans l 'esprit de l 'architecte qui en est la cause. Elle existe dans l'esprit de l 'architecte éminemment, comme l 'effet dans sa cause. Cet architecte, parce qu 'il est un être intel ligent, n ' a pas pu produire son œuvre sans savoir ce qu ' il allait faire, sans avoir une idée ou connaissance de ce qu' i l avait l ' intention de faire. Il a dû avoir une représentation de la maison, avant même de la faire, et qui a orienté la réali sation du projet. C'est, en effet, le propre d'un être intelligent de ne pas produire une œuvre sans en avoir l 'idée ou la représentation. Parce qu' esprit, il est, à la fois cause et intelligence, son œuvre est en lui éminemment, comme l 'effet dans sa cause, et idéalement en tant qu'elle en est connue. Une chose, avons-nous dit, peut être cons idérée de trois mani ères : formellement, éminemment, idéalement. Arnauld interroge alors Malebranche plus directement. De laquelle de ces trois manières l'auteur de la Recherche de la Vérité, conçoit-il que l 'étendue est en Dieu ? Si elle est en Dieu réel lement, elle y 1 . ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIV, O. C . , t. 3 8, p. 255.
DE LA CONNAISSANCE EN DIEU
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est formellement. Il faudra en conclure que Dieu est corporel. Si elle est en Dieu éminemment, l ' étendue intelligible se confond avec Di eu, et désigne son immensité sans que Dieu soit corporel , sans que sa spiritual ité ou sa divinité en soient altérées. C 'est la question que se pose Arnauld devant les textes de Malebranche sur l 'étendue intelligible. Précisons bien qu'il s 'interroge devant les textes du xe Eclaircissement, c' est-à-dire devant le premier exposé de l ' étendue intelligible. Devant le xe Eclaircissement, Arnauld a le sentiment _qu'il pourrait bien s ' agir d'une étendue réelle et formelle, que Malebranche fait résider en Dieu. Certains passages lui semblent définir, en effet, l 'étendue intelligible dans son rapport au sensible, comme un être sensible. Mais d' autres laissent supposer le contraire. Cette « obscurité » qu ' il observe chez Malebranche ne fait qu 'accroître son inquiétude et le rendre plus vigilant. Arnauld constate d ' abord, que Malebranche dit de l 'étendue intelligible, qu' elle est infinie et immobile. « Il faut considérer, écrit, en effet, Malebranche, que Dieu renferme en lui-même une étendue idéale ou intelligible infinie ... L' étendue intelligible est immobile en tous sens même intelligiblement » 1 • Le cartésien Arnauld sait que, chez Descartes, l 'étendue n ' est ni infinie, ni immobile. Descartes insiste bien pour dire que Dieu seul est infini . L'étendue est indéfinie, mais elle n ' est pas infinie. Tout en admettant que la matière est indéfinie, Descartes lui reconnaît, cependant, la divisibilité à l ' infini . Ainsi, l 'étendue, dont nous parle Descartes, dans ses Principes de la Philosophie, est celle qui constitue l 'essence des corps ; elle est indéfinie et divisible à l ' infini, mobile et figurée 2. Or, l 'étendue intelligible de Malebranche n'a, apparemment, rien de commun avec cette étendue matérielle, puisque Malebranche lui reconnaît l ' infinité et l 'imm obilité. Elle n 'a donc rien de corporel ou de matériel . Elle s ' identifierait donc à Dieu et signifierait l 'immensité de Dieu. Si telle est la pensée de Malebranche, Arnaul d n'a rien à redire. Car elle est tout à fait conforme à la conception de Descartes et à la tradition augustinienne. L'étendue intelligible peut être en Dieu, à la condition qu'il ne s 'agisse pas d 'une vraie et formelle étendue 3 • Mais, examinant de plus près les autres propriétés que Malebranche attribue à l 'étendue intelligible, Arnauld. en vient à se demander si l 'étendue intelligible qu ' il prenait pour l 'immensité de Dieu n'est pas, au fond, une vraie et formelle étendue, c ' est-à-dire une étendue matériel le et corporelle. En effet, Malebranche, après avoir reconnu que l 'étendue intel ligible est infinie et immobile , énumère un certain nombre de propriétés qui ne peuvent convenir, selon Arnauld, qu'à une vraie et formelle étendue. Il ajoute, par exemple, dans le texte du xe Eclaircissement, et toujours à propos de l 'étendue intelligible, « 'qu'on y peut concevoir différentes parties plus grandes et plus petites', que 'no tre esprit y peut apercevoir toutes sortes de figures et de mouvements', 'parce qu ' il en peut apercevoir une partie, et que toute étendue intell igible finie 1. 2. 3.
ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. DESCARTES, Principes I, art. 27, Garnier III, p. ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch.
XIV, O. C., t. 38, p. 248. 1 08 ; Il, art. 20, 21, p. 1 66. XIV, O. C., t. 3 8, p. 252.
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L'INFlNITÉ DE DIEU Ef L'IDÉE DE CRÉATION
est nécessairement une figure intelligible' . et 'parce que notre esprit apercevant l 'étendue intelligible immobile, elle nous paraît mobile à cause du sentiment de couleur que nous attachons successivement à diverses parties de cette étendue . . . Que c 'est c e qui fait que l ' on voit l e soleil intelligible, tantôt grand e t tantôt petit ; parce qu' il suffit pour cela que nous voyions tantôt une plus grande partie de l 'étendue intelligible, et tantôt une plus petite, et que nous ayions un vif sentiment de lumière pour attacher à cette partie d ' étendue . . . ; que comme les parties de l 'étendue intelligible sont toutes de même nature, chacune peut représenter quelque corps que ce soit ; et que ce corps devient sensible, si l ' âme a quelque sentiment à l 'occasion des corps, qu'elle y attache .. . ' » 1 .
Toutes ces déterminations appartiennent à l 'étendue intelligible. Il ressort de toutes ces affirmations sur l 'étendue intelligible, qu' elle est figurée, qu'elle est mobile, qu'elle comprend des parties les unes plus grandes, les autres plus petites, qu'elle est sensible, puisque l 'âme y attache ses sentiments. Nous retrouvons ainsi toutes les déterminations que Descartes reconnaît à l 'étendue matérielle et corporelle. On peut comprendre l 'embarras où se trouve Arnauld. Prenant à la lettre les textes de Malebranche, Arnauld se demande si c'est la même étendue qui est infinie et immobile et aussi figurée, mobile et sensible. Mais l ' on peut bien admettre que l ' infini, dont il est question et que Malebranche reconnaît à son étendue intelligible, doit s'entendre, non pas selon l ' essence, mais selon la grandeur. L' infini selon l 'essence ne convient qu'à Dieu seul, l ' infini selon la grandeur convient à l 'étendue. L ' infini selon l 'essence exprime la plénitude première de l 'Etre, dans sa positivité absolue. Il signifie l 'absence totale de limitation. Lorsque nous disons que Dieu est infini, nous entendons, en effet, par là, qu' il comprend la totalité des perfections sans aucune l imitation, sans aucune borne . L' étendue intell igible, infinie au sens mathématique, est une grandeur mathématique divisible à l ' infini. S ' il nous faut comprendre, par étendue intelligible, une grandeur mathématique, indéfinie ou infinie, il nous faudra reconnaître que, du fait de sa divisibilité, nous sommes bien en présence d'une étendue réelle et formelle, d ' une étendue matérielle et corporelle. Une telle étendue, quoique mathématiquement infinie, ne saurait résider en Dieu. Elle est mathématiquement infinie, cela signifie qu'elle est une grandeur mathématique divisible à l ' infini. Or, la divisibilité est une marque d ' imperfection, qui nous interdit de mettre formellement en D i eu une telle étendue intelligible infinie. « Il ne faut pas s ' imaginer, précise Arnauld , que la qualité d ' infinie qu' il donne à cette étendue intellig ible, la rende moins indigne d' être admise en Dieu. L' infinité qui convient à Dieu, n ' a nul rapport avec l ' infinité que l 'on peut concevoir dans l'étendue. Et, bien loin que cette dernière soit contenue dans l ' idée de l ' être parfait, cette idée ne l ' exclut pas moins néces sairement, qu'elle enferme nécessairement la première. Car, plus une étendue est v aste, quand ce serait jusqu' à l' infini, plus elle a de parties réellement distinctes les unes des autres : ce qui répugne manifestement à la simplicité de Dieu, qui est un des principaux attributs de l 'être parfait. Mais l' infinité qui convient à Dieu, 1. ARNAULD, Lettres au Père Malebranche, VIII, O. C., t. 39, p. 121.
DE LA CONNAISSANCE EN DIEU
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n ' a garde de rien avoir qui répugne à cette idée, puisque c ' est, au contraire, la première chose que l 'on y voit, que l'être même, la plénitude de l'être ; l'être sans bornes, et par conséquent infini » 1 •
Ce qui fait que l 'étendue intelligible n'est pas digne de résider en Dieu, c'est sa divisibilité, ou plutôt c 'est parce que Malebranche laisserait entendre qu'elle peut être divisible. Ce n 'est pas sa divisibilité actuelle. Mais Malebranche la conçoit comme divisible puisqu' il admet, comme le rappelle Arnauld en le citant, « qu 'une figure d ' étendue intelligible peut être prise successivement des différentes parties de cette étendue intelligible infinie » 2 • Ce qui veut dire que mon imagination a prise sur elle. Je puis, ainsi, transporter une partie de cette étendue à la place d 'une autre ou même les superposer. L'étendue intelligible est donc divisible. De ce fait, elle est par essence _i ncompatible avec Dieu. Ni l 'intelligibilité, ni l ' infinité n ' y changent rien : « rien ne peut mieux marquer qu'une chose est formellement étendue, et non seulement éminemment, que quand on y met ce en quoi consiste le plus d' imperfection de l 'étendue, qui est d ' avoir des parties distinctes réellement les unes des autres, de sorte qu'on y en peut prendre d'autres plus petites, et d 'autres plus grandes. Or, conclut Arnauld, c ' est ce qu' i l dit de son étendue intelligible infinie » 3 • Considérer la divisibilité comme un défaut d 'être, un manque d'être, qui rend l 'étendue indigne de résider formellement en Dieu, est tout à fait conforme à la philosophie cartésienne. Par ce point, Arnauld ne fait que traduire fidèlement Descartes . Descartes ne dit pas de l 'étendue qu'elle est infinie, mais qu'elle est indéfinie . Par là, il la distingue radicalement de Dieu. S ' il reconnaît à l 'étendue d'être essentiellement intelligible et divisible à l 'infini, cela ne l 'empêche pas, en raison même de la divisibilité qui lui est également essentielle, de dire qu'elle est incompatible avec Dieu. Ainsi, précisé le sens qu' i l convient le mieux de donner à l ' infini té de l ' étendue intell igible, il semble qu ' il n ' y ait plus de raison d 'hésiter sur la nature de l 'étendue intelligible que Malebranche met en Dieu. Mais, cependant, ce serait conclure trop hâtivement� que de penser qu 'il s 'agit d 'une étendue formelle, c'est-à-dire matérielle. Pourquoi ? L ' étendue forme lle, s i elle doit être divisible, doit être mobile. Or, Malebranche ne dit pas que l 'étendue intelligible est mobile, mais plutôt qu'elle est immobile . Si l 'étendue intelligible est effectivement telle, il ne s 'agirait donc plus d 'une étendue formelle ; car l 'étendue formelle, c 'est-à-dire matérielle est, non seulement divisible, mais encore mobile. Et pourtant, tout concourt à nous persuader que cette étendue intelligible, dont on reconnaît qu'elle est divisible, figurée et sensible, ne peut être qu'une vraie et formelle étendue. Pourquoi donc Malebranche, après lui avoir reconnu toutes ces déterminations, lui refuse-t-il maintenant le mouvement ? Est-ce par crainte d ' introduire en D ieu le changement ? Mais cette crainte ne se justifie pas, estime Arnauld. En effet, Dieu a l 'idée d'une étendue en mouvement, puisqu'il l ' a créée : 1. 2. 3.
ARNAULD , ARNAULD, ARNAULD,
Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIV, O. C., t. 3 8, p. 259. ibid. , p. 255. ibid. , p. 256.
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L'INHNITÉ DE DIEU ET L'ID�E DE CRÉATION
« il n ' a rien fait dont il n ' eût l ' idée. Or, il a créé la matière en mouvement, sans quoi elle n 'aurait été qu 'une masse informe dont il n ' aurait pu faire aucun de ses ouvrages : il a donc nécessairement l 'idée de la matière en mouvement, non seulement parce qu' il l ' a créée dans cet état, mais encore, parce qu ' il la conserve toujours dans le même état ; puisque c 'est immédiatement p ar lui même qu' il conserve la même quantité de mouvement dans le monde, en le faisant passer continuellement d'un corps dans un autre. Il est donc impossible qu' il n ' ait pas en lui -même l ' idée du mouvement, puisqu' il ne fait rien dont il n'ait l 'idée ... » 1 •
Saint Augustin, saint Thomas et Descartes sont ici associés pour cautionner, par leur autorité, l 'idée que le mouvement est inséparable de la matière créée, et que cette inséparabilité a son fondement dans les idées mêmes de Dieu. Exclure le mouvement de l 'étendue intelligible, c 'est priver l 'étendue d 'une de ses propriétés naturelles telle que Dieu l ' a voulue. Mais c ' est aussi rendre inintelligible la réalité même des m ouvements que nous observons dans la création en supposant l 'existence d'une causalité propre à la matière, échappant à Dieu même. Admettre, par contre, que Dieu a créé la matière en mouvement, c'est reconnaître que le mouvement est en lui comme l 'effet dans sa cause, c 'est à-dire ém inemme nt. Cette manière d 'expliquer la présence du mouvement en Dieu n ' implique nullement que l ' essence et la substance divine doivent en être changées. Elle reste conforme à la manière de parler et de concevoir de toute la tradition scolastique. « Je ne puis aussi deviner, s ' interroge Arnauld, pourquoi il dit que les volontés de Dieu ne changent rien dans sa substance, et qu 'elles ne la meuvent pas. Est-ce que si Dieu connaissait les mouvements par son essence, et non seulement par ses volontés , il serait à craindre que sa substance n ' en fût c h an g ée ? Et pourquoi donc ne pense- t-on pas aussi que si Dieu connaît l 'étendue par son essence, et non seulement par sa volonté, il soit à craindre que son essence ne soit étendue ? Ce qui n'est pas moins contraire à la nature de l 'être infiniment parfait, que si elle était en mouvement. Je ne v ois donc pas pourquoi l'étendue en repos et immobile lui paraît plus digne d ' être admise en Dieu, que l' étendue en mouvement ou mobile. C ' est assurément qu ' il n ' a pas assez consulté la vaste et immense idée de l' être infiniment par/ait quand il en a eu ces pensées » 2 .
L'allusion à saint Thomas ou à la théologie scolastique, est ici bien claire. Dieu connaît dans son essence et par son essence les choses qu 'il a créées . Il contient en lui les archétypes, les idées ou formes exemplaires qui ont présidé à leur création. Il renferme dans son essence les perfections des choses créées, mai s éminemment, c'est-à-di re sans que celle-ci puisse affecter son essence. Car les créatures ne sont pas en lui formellement, telles qu'elles sont réellement, ce serait introduire en Dieu un défaut, de l ' imperfection . La « vaste et immense idée de l ' être infiniment parfait >? ne souffre pas en Dieu une quelconque limitation. Ainsi, les choses créées, la matière en mouvement, sont en Dieu ém inemm e nt. 1. 2.
ARNA ULD , ARNAULD,
Des Vraies e t des Fausses Idées, c h . XIV, O. C., t . 38, p . 257. Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIV, O. C., t. 3 8, p. 258.
DE LA CONNAISSANCE EN DIEU
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Cette manière de parler et de concevoir est celle de la tradition des Pères. Or, remarque Arnauld, le langage de Malebranche est tout à fait différent. Il prive son étendue intelligible du m ouvement. Pourquoi ? Est-ce parce qu'il l' estime indigne de résider en Dieu ? Estime-t-il, peut-être, que l 'étendue intell igible doit être en Dieu d ' une manière différente des corps sensibles et du mouvement réel ? Car de quelle manière l 'étendue intell igible devrait-elle être en Dieu, si elle ne doit pas y être comme y sont les corps et le mouvement, c' est-à-dire éminemment ? Si elle doit y être d'une mani ère différente, elle devrait donc y être formelleme nt, puisque les corps et le mouvement sont en Dieu éminemment. S i l ' étendue intelligible est effectivement une étendue réelle et formelle, Malebranche, en toute logique, doit y introduire le mouvement, puisque le mouvement est essentiel à l' étendue formelle. Mais, peut-être, croit-il qu 'une étendue formelle est plus digne d'être en Dieu formellement si elle est immobile ? « On ne peut guère faire concevoir plus grossièrement une étendue formelle, en ce qui est de l ' étendue, qu' il fait celle-là, quoiqu'il la nomme intellig ible. Il est seulement vrai qu ' il en a voulu ôter, je ne sais pourquoi , une des principales propriétés de l' étendue que Dieu a créée , qui est la mobilité, et qu' il lui a plu la considérer comme . . . immobile. Mais je ne vois pas . . . que cela la rende plus capable d 'être admise en Dieu» 1 •
En effet, si l 'intention de Malebranche est telle que Arnauld essaie de la deviner, il convient de rappeler l ' obstacle de la divisibil ité. L ' étendue intelligible, conçue comme divisible, garde un rapport à l ' imagination. Ce qui a rapport à l ' imagination, c ' est ce qui tombe sous les sens . Ainsi , l ' étendue intelligible, parce qu'elle est divisible, est incompatible avec Dieu, bien que Malebranche lui reconnai sse l' intelli gib il ité, l'infinité et l'immob ili té. Ces qualités ne sauraient, en aucun cas, compenser son défaut d 'être intrinsèquement lié à la divisibilité. Comme on le voit, la question à laquelle Arnauld ne parvient pas encore à répondre est de savoir si cette étendue intel ligible, que Malebranche met en Dieu, y est formellement et réellement. Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, la questi on reste sans réponse. Ou du moins, Arnauld ne réussit pas à se prononcer clairement. I l trouve, en effet, les textes de Malebranche « embrouillés >> , « contradictoires » et « mystérieux » . « Mais, ce qui est de plus embarrassant, avoue-t-il, est d e savoir si cette étendue intellig ible infinie, laquelle il prétend qui est en Dieu, puisqu' il dit que D ieu la renferme, y est formellement ou seulement éminemment» 2 . « De bonne foi , ajoute Arnauld , je ne saurais deviner ce qu ' il a voulu que nous entendissions par cette étendue intelligible infinie , dans laquelle il prétend maintenant que nous voyons toutes choses ; car il en dit des choses si contradictoires, qu ' il me serait aussi di fficile de m ' en former une notion distincte, sur ce qu'il en dit, que de comprendre une montagne sans vallée. C ' est une créature, et ce n' est pas une créature. Elle est Dieu, et elle n' est pas Dieu. Elle est divisible et elle n' est pas divisible. Elle n' est pas seulement 1 . ARNAULD, ibid. , p. 258-259. 2. ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIV, O. C., t. 38, p. 255.
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éminemment en Dieu , m ais elle y est formellement. Et elle n ' y est qu 'éminemment, et non pas formellement » 1 •
Embarrassé par les textes de Malebranche, Arnauld ne parvient pas à savoir si l ' étendue intelligible est une vraie et formelle étendue, ni de quelle manière elle est en Dieu. Devant son incapacité à comprendre avec exactitude, ce que Malebranche a voulu exprimer, Arnauld en vient à penser que Malebranche n'a pas voulu se faire comprendre. Il a voulu nous dissimuler sa pensée. Ce sont les textes, en effet, qui expriment la pensée et l ' intention de l 'auteur. Si un texte est suffisamment obscur, au point qu'il ne puisse pas être compris, alors, il faut en conclure que telle a été l ' intention de l 'auteur, qu'il a voulu cacher sa pensée. Si Malebranche pense vraiment que l 'étendue intelligible est en Dieu éminemment et non pas formellement, que ne le dit-il pas, simplement, dans le langage ordinaire, avec les termes en usage, que les Pères et Descartes, lui-même, ont toujours utilisés ? Les termes « éminemment » et « formellement » sont assez clairs et précis pour qu 'on n'ait pas besoin de recourir à cette nouvelle notion d 'étendue intelligible 2 • Arnauld en arrive à soupçonner Malebranche d ' avoir inventé cette notion d'étendue intelligible, « pour déguiser un dogme qui ferait horreur si on le présentait à découvert » 1. Si les textes sur l 'étendue intelligible nous paraissent obscurs, c'est bien parce que l 'auteur a voulu délibérément nous « embroui ller » l 'esprit. Ainsi, pour Arnauld, toutes les contradictions, les variations, qu ' il pourrait reprocher à Malebranche sont, à ses yeux, voulues par l'auteur, pour mieux nous dissimuler sa penée. Et, quand il aura la certitude que l 'étendue intelligible est une étendue réelle, qui réside formellement en Dieu, Arnaul d accusera Malebranche d ' av oir voulu « tromper le monde » 4, en déguisant sa pensée sous les ornements du vrai, « par peur qu'on en fut trop tôt choqué si on la voyait de trop près et qu 'on y fit trop d 'attention » 5 • Dans un dialogue fictif, Arnauld fait parler le disciple de Malebranche en ces termes : « Cette étendue intelligible, n 'est autre chose que l ' idée que Dieu a de l'étendue : et en effet, notre Maître l ' appelle souvent ainsi. Car il dit que cette étendue intelligible est l' archétype, ou l' idée par laquelle D ieu connaît tous les objets matériels et sur laquelle il les a formés. Il prend souvent pour la même chose, l' étendue intelligible, l' idée de l' étendue et ce qu' il y a en D ieu qui représente l' étendue et c'est ce qui lui fait dire, que Dieu voit les corps par les idées qu' il en a, lesquelles idées sont l' essence même de Dieu. Mais, pour vous dire le vrai, car je suis sincère, si cel a explique quelque chose de notre sentiment, il ne l 'explique pas tout entier, et il me paraît que, quand nous nous servons de ces express ions, c ' est plutôt pour le cacher aux profanes , qui en pourraient abuser, que pour le découvrir entièrement » 6 •
On pourrait certes reprocher à Arnauld de faire, contre Malebranche, un procès d 'intention, en le soupçonnant de nous dissimuler une doctrine qui met en 1 . ARNAULD, ibid. , p. 252. 2. ARNAULD, ibid. , p. 255.
3. ARNAUL D , Défense, V Part. , 0 . C., t. 38, 4 . ARNAULD, Défense , V Part., 0. C., t. 3 8, 5. ARNAULD, ibid. , p. 540. 6. AR NAULD, ibid. , p. 401 .
p. 537. p. 539.
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Dieu une étendue réelle et formelle. Si l ' état d' esprit d ' Arnauld, son tempé rament et même le climat politique et religieux de l 'époque, très peu favorable, en effet, au Docteur augustinien, peuvent expliquer qu'il se soit engagé dans ce débat, comme son unique raison d' exister, il faut admettre cependant que l 'explication reste insuffisante. Il est bien vrai que les textes de Malebranche conduisaient Arnauld à soulever ces difficultés. Il a très bien vu les incohérences et les tensions internes du système de Malebranche, le danger qu 'il pouvait aussi représenter pour la foi 1 • Du moment que Malebranche, sur la nature des idées, a élaboré une théorie nouvelle qui le sépare de Descartes et de saint Augustin, il prenait le risque d'une philosophie non spiritualiste. En effet, ce sur quoi repose la métaphysique spiritualiste de Descartes, c 'est sa théorie des idées. C'est à partir d'el le qu'il élabore ses preuves de l 'existence de Dieu, de la spiritualité de l ' âme et de son immortalité. Cette voie que Descartes a suivie l'a mené à la rencontre de saint Augustin. Et le cartésianisme ne rencontre l 'augustinisme que parce qu'ils ont un point de départ commun le Cogito, l' idée que j 'ai de moi, et la conception de l 'idée qu'il implique. La métaphysique cartésienne repose bien sur sa théorie de l 'idée. Malebranche nie que nous ayons l' idée de l 'âme, l ' idée de Dieu ; le Cogito a chez lui une fonction qu'il n'a ni chez Descartes ni chez saint Augustin. Il assure chez l ui la priorité de la connaissance de la mati ère, de l'étendue, sur celle de l ' âme, qui ne m ' est jamais clairement connue . Malebranche élabore sa métaphysique sur des principes différents de ceux de Descartes ; lui était-il possible d 'atteindre le spiritualisme augustinien qui caractérise la métaphysique de Descartes ? Arnauld en doute dès le départ, Malebranche ayant renoncé aux principes cartésiens qui, à ses yeux, représentent les seuls fondements d'une philosophie chrétienne. Rien n ' est d 'ailleurs plus contraire à Descartes et à saint Augustin, que l 'affirmation que nous voyons les corps en Dieu. C 'est la preuve que sa nouvel le théorie de l 'idée l 'engage sur la voie dangereuse du matérialisme sensualiste. « L'on rencontre souvent, déclare Arnauld, dans les ouvrages que je combats des expressions qui disent que l 'étendue intelligible est l' idée que Dieu a de l' étendue : l' idée éternelle par laquelle D ieu voit l' étendue ; l' idée archétype sur laquelle D ieu a fait l' étendue ; l' idée d' une infinité de mondes possibles. Il est vrai que s 'il prenait le mot d' idée comme Monsieur Descartes et les plus habiles philosophes , pour les perceptions que les natures intelligentes ont de leurs objets cela donnerait un grand jour à cette matière et on ne pourrait douter que, par l 'étendue intelligible, il n'eût entendu l 'étendue en tant qu' elle es t idéalement en Dieu, ou comme saint Thomas, secundwn esse quod habet in intellectu divino . Mais ce qui fait que ces expressions et d ' autres semblables sont au moins ambiguës, et ne font point connaître clairement son sentiment sur l'étendue intellig ible, c ' est qu ' il déclare en plusieurs endroits , qu ' il n 'entend point, par le mot d' idée les perceptions que les natures intelligentes ont de leurs
1 . ALQlITE, Le Cartésianisme de Malebranche, m e Partie, IX, X et les conclusions du livre.
1 80
L'INFlNITÉ DE DIEU ET L'IDÉE DE CRÉATION
objets, mais certains êtres représentatifs distingués des perceptions et préalables aux perceptions » 1 .
Arnauld aperçoit dans Malebranche, une contradiction très forte entre sa profession de foi augustino-cartésienne et la métaphysique qu ' i l élabore. La v i s ion en D ieu d ' une étendue intelligible est rad ical ement étrangère au cartésianisme et à l ' augustinisme. D 'où l 'on peut se demander, comme le fait Arnauld, ce que recouvre chez Malebranche son augustinisme et son cartésia ni sme. Arnauld est de plus en plus persuadé que la philosophie de Malebranche s' inspire du matérialisme sensualiste de l 'école de Gassendi. C 'est, en effet, dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées qu' Arnauld s 'en prend, pour la première fois, à la théorie de l 'étendue intelligible. L'ouvrage paraît en 1 68 3 . En réponse à cet écrit critique, Malebranche fait paraître, en 1 684, la Réponse au livre de Monsieur Arnauld des vraies et des fausses idées. Arnauld lui oppose aussitôt en 1 685, la Défense de Monsieur Arnauld, docteur de Sorbonne, contre la réponse au livre des vraies et des fausses idées. La polémique se poursuit, rebondissant à chaque publication de l 'un des deux adversaires. Il est intéressant de noter, pour le problème qui nous préoccupe, que dans la D éfense , Arnauld se réfère non seulement à la R éponse de Malebranche, mais aussi aux Méditations chrétiennes, ouvrage que Malebranche publie en 1 683, mais dont Arnauld n ' avait pas pris connaissance au moment de donner au publ ic son Traité des idées, paru la même année. Or, il croit trouver dans ces deux livres de Malebranche, la réponse à la question posée dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées sur la nature de l 'étendue intelligible. Il y trouve la confirmation que Malebranche met en Dieu une vraie et formelle étendue. « Cette opinion, avoue-t-il, est si étrange, que je ne suis point surpris qu' il y ait bien des gens qui aient peine à croire que ce soit son opinion. J'en ai été moi-même incertain dans le livre des Idées , et n ' ai osé en parler qu ' avec doute ; mais ayant considéré avec attention ce qu'il a écrit depuis, dans ses Méditations chrétiennes et dans sa Réponse, je me suis trouvé invinciblement porté à croire, que c 'est son vrai sentiment quant au fond, quoiqu'il puisse l' embarrasser de quelques subtilités, que je n ' ai pas encore découvertes » 2 •
Du soupçon et du doute, Arnauld passe à l 'accusation publ ique . Qu' est-ce qu' i l a trouvé dans les Méditations chrétiennes et dans la Réponse qui puisse justifier cette accusation ? Dans les Méditations chrétiennes, Arnauld a trouvé un second exposé de l 'étendue intelligible, qu 'il n'avait pas lu au moment de rédiger et de publier le livre Des Vraies et des Fausses Idées. S i les deux ouvrages ont été publiés la même année 1 683, il ne faut voir aucun rapport direct entre les deux publications . Autrement dit, ce n 'est pas la critique de l 'étendue intelligible, amorcée dans le l ivre Des Vraies et des Fausses Idées, qui est à l ' origine de la publ ication des Méditations chrétiennes . Malebranche fait paraître les Méditations chrétiennes, ignorant encore les réserves d ' Arnauld sur l ' étendue intelligible. 1. 2.
A RNAULD, ARNAULD,
D éfense , V Part., 0. C., t. 3 8 , p. 5 1 4. Lettres au Père Malebranche, VIII, O. C.,
t.
39, p. 1 20.
DE LA CONNAISSANCE EN DIEU
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Ce qui est à l ' origine de la rédaction du nouvel exposé de l ' étendue intelligible c 'est, au contraire, la publication, en 1 677, des œuvres posthumes de Spinoza. Remarquons que c ' est l ' année d'après, 1 67 8 , que parais sent les Eclaircissements de la Re cherche de la Vérit é. Quand furent connues les œuvres po sthumes de Spinoza, les propres lecteurs de Malebranche éprouvèrent quelques difficultés à ne pas faire l ' amalgame des doctrines de ! 'Eth ique et de l' étendue intelligible. Malebranche, semble-t-il, eut peur de cette assimilation, et s ' empressa de dénoncer, dans les M éditat ions chrét ie nne s, l ' erreur des spinozistes et du « misérable Spinoza » . Ainsi, c ' est la peur de voir sa propre doctrine ass imilée à celle de Spinoza et, par ce fait, dénaturée, qui a poussé Malebranche à donner au public un nouvel exposé de l'étendue intelligible. Mais l 'on peut toujours se demander si Arnauld n 'a pas craint, lui aussi, cette assim ilation de la théorie de l 'étendue intelligible avec la conception de Spinoza. En effet, la question n 'aurait-elle pas été évoquée, en 1 679, à la réunion qui fut organisée chez M. de Roucy et à laquelle participaient Malebranche, le Père Quesnel et Arnauld ? Il ne semble pas qu' Arnauld y ait exprimé des critiques contre l ' étendue intelligible et manifesté sa crainte d 'une parenté avec le spinozisme . On a surtout parlé, à cette réunion, de la théologie de la grâce de Malebranche. A cette date, en effet, Arnauld ne songeait pas à s' attaquer à la théorie des idées de Malebranche ni à sa conception de la Vi sion en Dieu de l' étendue intelligible. Il faut donc admettre qu'il n 'a aperçu le danger que pouvait représenter la théorie de l ' étendue intelli gible, que lorsqu ' il a repri s à fond l 'étude de la Re cherche de la Vér it é, c'est-à-dire après 1 680, date à laquelle paraît le Tra ité de la Nature et de la Grâce. C ' est pour réfuter cet ouvrage théologique, qu' Arnauld se met à étudier de plus près la Recherche de la Vérité. Il n ' associera le nom de Spinoza à la critique de l 'étendue intelligible qu 'après avoir pris connaissance des textes des Méditat ions chrét ie nnes et de la Réponse. En effet, dans le livre Des Vra ies et des Fa usses Idée s, inaugurant sa critique de l 'étendue intelligible, il ne prononce pas une seule fois le nom de Spinoza. Et s ' il cite pour la première fois, dans le cadre de cette polémique sur l ' étendue intelligible, le nom de l 'auteur de ! 'Eth ique, c'est dans la Défe nse, et à la suite de Malebranche. Il est permis de s'en étonner, quand on connaît les rapports entre les augustiniens de Port-Royal avec le spinozisme. On en a une idée bien précise depuis les travaux de M. Orcibal, dont les thèses sont reprises et confirmées par M. Jacques, dans son livre qu' il consacre aux A nnées d' exil d'A nt oine Arnauld 1 • A la lumière des textes, jusqu 'alors « inconnus ou sommairement interprétés » , M. Orcibal s e livre à un nouvel examen de l 'attitude d 'Arnauld à l ' égard du spinozisme. Sa conclusion est qu' il n'est pas plausible, contrairement à ce que laissent croire les éditeurs de ses œuvres complètes, qu' Antoine Arnauld ait tout ignoré des thèses spinozistes pourtant largement répandues dans toute l 'Europe 2 • Il estime fort probable qu 'Arnaul d a très tôt connu, dans toute leur force, les objections de Spinoza contenues dans le Tra ctat us th éolog ico- politique, contre la 1 . JACQUES E. , Les Années d' Exil d'Antoine Arnauld, p. 1 49. 2. ÜRCIBAL J. , Les Jansénistes face à Spinoza, in Rev ue de littérature comparée, t. XXIII, 1 949, p. 4 4 1 -468.
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L'INFINITÉ DE DIEU ET L'IDÉE DE CRÉATION
divinité de !'Ecriture. Arn auld n'était-il pas l 'un d es familiers d e l'Hôtel d es Muses, cette école latine que dirigeait à Paris Fr. Van Den Enden, l'ancien maître de l'auteur du Tractatus ? Arn auld connaiss ait Van Den End en, qu'il venait consulter «sur les sens d es t extes hébreux et syriaques d es Ecritures » 1 • Il serait, en effet, étrange que leur entretien n'ait j amais porté sur les idées du philos ophe d e la Haye, qu i étaient combattues par les propres amis d'Arn auld, comme Bossuet et Pascal. Mais la question que nous nous pos ons, plus précis ément, c'est d e s avoir s i Arnauld a lu l'Ethique et si, dans sa polémique avec Malebranche, sur l'étendue intelligible, ses attaques contre l'oratorien peuvent s'expliquer, du moins en partie, par son aversion contre Spinoza. M. Orcibal nous rapporte d es faits qui nous forcent à penser qu 'Arn auld a bien lu !'Ethique . C'est en mai 167 8 qu 'Arnauld aurait reçu d e Neercassel un exemplaire de !'Ethique, afin qu'il en interdît la diffusion en France. Dès qu'il l'eût vu, il jugea qu' il s'agissait «d'un d es plus méchants livres du monde» 2 • Mais entièrement absorbé par d 'autres préoccupations, il s'adressa à Bossuet, qu'il estima plus disponible que lui, «afin qu'il empêchât par son crédit qu'il ne s e débitât en France». Lorsque le 13 mars 1679 surv int la mise à l'indcx d e Spinoza, on s avait qu 'Arnauld y avait pris u ne part non négligeable. On voit bien, par les documents que prés ent e M. Orcibal que, durant la période d e 1670 à 1679, Arnauld est préoccu pé par la question s pinoziste. C'est précis ément pend ant cette période que s 'est tenue chez M. d e R oucy la rencontre au cours de laquelle on avait discuté d es thès es d e Malebranche. Il est surprenant qu 'Arn auld, qui apparemment connaissait suffis amment Spinoza et avait lu, s emble-t-il, l'Ethique, n'ait pas immédiatement remarqué un rappro chement possible entre la vision en Dieu de l'étendue intelligible et le s pinozisme. Par ailleurs, M. Orcibal révèle que le d octeur augustinien avait fait un petit écrit contre le fameux athée, qu'il aurait publié s'il ne l'avait perdu en 168 4; ce qui prouve, encore plus, que Arnauld avait une bonne connaiss ance d e Spinoza. Mais, aussi, de Malebranche, puisque d ans cet écrit, s elon M. Orcibal, il aurait été influencé par la longu e polémique contre l' oratorien. C'est d ire que Arnauld y réfutait l'Ethique plutôt que le Tractatus. Comment expliquer, d ès lors, que le livre Des Vraies et des Fausses Idées paraisse, en 1683, s ans qu'il y ait un rapprochement avec le s pinozisme, d ans les chapitres consacrés à la critique d e l'étendue intelligible? Il est étran ge, en effet, qu'Arnauld, jusqu'en 1683, n'ait pas remarqué l'allure spinoziste de cette étendue intelligible infinie ou au moins l'ayant remarqué, qu'il n'en ait rien d it, alors que les propres lecteurs d e Malebranche s'inquiéteront d e la ress emblance et s eront ains i à l'origine d u second expos é d e la théorie d e l'étendue i ntelligible. I l ne faut pas prendre à la lettre, nous recommand e M. Orcibal, cette confidence d'Arnauld qui d éclare : «Je n'ai point lu les livres d e Spinoza»3 • Mais l'on peut encore s'étonner qu'un rapprochement avec le s pinozisme ait ins piré s a critique de l'étendue intelligible. 1 . ÜRCI B AL J., op. cit. , p. 446. 2 . ÜRCIB AL J . , op. cit., p . 450. 3. ÜRCIB AL J . , op. cit., p . 4 57.
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On peut comprendre alors que, découvrant le nouvel exposé de l ' étendue intelligible dans les Méditations chrétiennes, il insiste, dans sa Défense, pour bien marquer que c'est Malebranche lui-même qui a, le premier, estimé nécessaire de dissiper toute ressemblance entre sa théorie de l ' étendue intelligible et le spinozisme. Et, à cet égard, le texte le plus significatif est un extrait des Méditations chrétiennes que cite Arnauld dans sa Défense. « Mais , ce qui m ' a paru convainquant, déclare-t-il , est un endroit de sa IX e Méditation 5, 8 , 9, 1 0 qu'il est nécess aire, pour le bien entendre, de rapporter tout au long ». « Il y a encore une raison, qui porte les hommes à croire que la matière est incréée : c' est que, quand ils pensent à l 'étendue, ils ne peuvent s ' empêcher de la regarder comme un être nécess aire . En effet , on conçoit que le monde a été créé dans des espaces immenses , que ces espaces n ' ont jamais commencé, et que Dieu même ne peut les détruire : de sorte que, confondant la matière avec ces espaces, parce qu 'effectivement la matière n'est rien autre chose que de l 'espace ou de l ' étendue, ils regardent la matière comme un être éternel. Mais tu dois distinguer deux espèces d' étendues : l ' une intelligible, l ' autre matérielle. L'étendue intelligible est éternelle, immense, nécessaire : c ' est l ' immensité de l 'être divin ; c'est l ' idée intelligible d'une infinité de mondes possibles : c ' est ce que ton espri t contemple lorsque tu penses à l ' infini : c ' est par cette étendue intelligible que tu connais ce monde visible . . . L' autre espèce d'étendue, est la matière dont le monde est composé. B ien loin que tu l ' aperçoives comme un être nécessaire, il n'y a que la foi qui t ' apprenne son existence. Ce monde a commencé et peut cesser d'être.
Il a certaines bornes qu ' il peut ne point avoir.Tu penses le voir et il est invisible . . . Prends donc garde à ne pas juger témérairement de ce que tu ne vois en aucune manière. L'étendue intelligible te paraît éternelle, nécessaire, infinie. Crois ce que tu vois ; mais ne crois pas que le monde soit éternel, ni que la m atière qui le compose soit immense, éternelle, nécessaire. N 'attribues pas à la créature ce qui n' appartient qu ' au Créateur » 1 .
Ce texte est capital. Dans le commentaire qu 'il en fait, Arnauld rappelle tout d ' abord quelle a été l 'intention de Malebranche : « Pour bien entendre ce passage, dit-il, il est bon de remarquer, qu'il y a eu en vue de réfuter Spinoza, qui a cru que la matière dont Dieu a fait le monde était incréée, et qu ' il cherche une raison qui a porté cet impie dans cette erreur » 2• L'analyse approfondie qu ' il fait du texte de la IX e Méditation, conduit Arnauld à démasquer son adversaire qu 'il accuse de mettre en Dieu une étendue réel1e et formel le, de faire de l 'étendue un attribut de Dieu, en quoi i l partage l 'opinion de Spinoza qui croit que l 'étendue est un être nécessaire. Devant cette thèse quelle est la réaction de Malebranche ? Arnauld extrait de la IXe Méditation la partie la plus significative qui lui permet de conclure que Malebranche est du sentiment de Spinoza En effet, écrit Malebranche , on conçoit que le monde a été créé dans des espaces immenses ; que ces espaces n' ont jamais commencé, et que Dieu même ne peut les détruire. De sorte que, confondant la matière avec ces espaces, parce 1 . ARNA ULD, Défense, V Part. , 0. C., t. 3 8, p. 5 17. 2. ARNAULD, ibid. , p. 5 1 7.
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L'INF1NITÉ DE DIEU ET L'IDÉE DE CRÉATION
qu' effectivement la matière n'est rien au.1re chose que de l' espace et de l'étendue, ils regardent la matière comme un être éternel 1 .
Le Logici en de Port-Royal commente en ces termes les propos d e Malebranche: « Il n'y a personne qui entende le français qui ne sache que ces particules en effet, effectivement, sont la même chose que le re vera des Latins : et qu'ainsi on ne peut mieux marquer que l'on a parlé selon son vrai sentiment, que quand on s'en sert pour confirmer ce que l'on venait de dire. J'ai donc eu raison de croire, conclut Arnauld, que votre pensée était, que l'on ne se trompait point, quand on concevait que le monde a été créé dans des espaces immenses ; que ces espaces n' ont jamais commencé, et que Dieu même ne les peul détruire. c'est pourquoi aussi vous ne dites point que les spinozistes se trompent en croyant que ces espaces sont tels que vous les décrivez, immenses, éternels et . ., necessaires ... » 2
On ne peut d onc plus hési ter longtemps s ur l es rais ons qui ont pous s é Arnauld à soupçonner Malebranche de mettre une étendue réelle e t formelle en Di eu. Ses craintes ont été motivées par l'épouvantable thès e d u spinozisme. La promptitud e avec laquelle Arnauld dénonce la complicité d e Malebranche avec Spi noza d onne à penser qu'il guettai t depuis longtemps l'indice, si peti t s oi t-il, d'un aveu. Il croi t l'av oi r trouv é dans la IXe Méditati on. Certes, Malebranch e condamne Spi noza. Mais, fai t remarquer Arnauld, ce n'es t pas pour av oi r soutenu que l'étendue est un attribut divi n, c'est plutôt pour en av oir abus é «en la portant trop loin» . Spinoza «a confondu la matière dont Di eu a formé le monde av ec ces espaces i mm ens es, éternels et nécessai res dans lesquels le monde a été créé>> 3 • « Vous dites seulement, écrit Arnauld à Malebranche, à propos des spinozistes, que ce qui les a trompés, est qu'ils ont confondu ces espaces immenses, éternels et nécessaires, avec l'espace et l'étendue , qui est la matière dont le monde est composé , et que c'est ce qui les a portés à croire, que la matière du monde est incréée, et que Dieu l'a seulement arrangée» 4 •
Si Spi noza confond le monde matériel créé et fini av ec ces espaces immenses, ce qui correspond, dans la pensée d e Malebranche, à l'étendue i ntelli gible i nfini e, éternelle et incréée, c'est, dans le fond, pour av oir admis que «la matière n'est rien autre chose q ue d e l'espace et d e l'étendue». Selon Arnauld, qui commente l es critiques d e Malebranche adressées à Spi noza, la confusion spinoziste résulte, en défi nitive, de l' i dentification d e l'étendue et d e la matière. Mais l'i d entité d e la matière, d e l'espace et de l'étendue, est une idée cartésienne. El le si gnifie que tout espace ou tout corps es t d e l'étendue, et que l'étendue es t h omogè ne. Malebranche, dès lors, peut-il dénoncer la confusion spinoziste sans d énoncer, en même temps, le pri ncipe qui l'explique, c'est-à-dire l'i d ée cartés i enne d e l'étendue? C'est ainsi qu'en v oulan t éviter le spi nozisme, il arriv e à disti nguer deux espèces d'étendue, s'éloignant, d e ce fai t, rés olument d e Descartes � «T u 1 . ARNAULD, ibid. , p. 5 1 8. 2. ARNAULD, Lettres au Père Malebranche, IX, O. C., t. 39, p. 1 41 . 3 . A RNAUL D , Défense, V Part. , 0. C . , t. 38, p . 5 1 8. 4. A RN A ULD, Lettres au Père Malebranche, IX, O. C., t. 39, p. 1 42.
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dois, dit la Sagesse Eternel le à son disciple, di stinguer deux espèces d' étendue, l ' une intelligible ; l' autre matérielle. L'étendue intelligible est éternelle, immense et nécessaire ; c' est l' immensité de l' être divin » 1 • Mal ebranche a réagi contre l ' interprétation tendancieuse d ' Arnauld assimilant sa conception de l 'étendue à celle de Spinoza. Il a expliqué que ce qu 'il a voul u m arquer c'est uniquement l ' « origine de l' erreur des spinozistes et de quelques autres. C' est-à-dire, les réflexions d' un homme qui a l' esprit rempli de l' idée ineffaçable d' espaces immenses, et qui confondant les idées des choses avec les choses mêmes est prêt de s' égarer, en attribuant à ces espaces, qui ne sont point, l' existence nécessaire qui convient à leurs idées » 2 • Ces remarques de Malebranche que rapporte Arnauld arrivent un peu tard lui répl ique Arnauld . Il aurait fallu les ajouter au texte des Méditations. Arnauld n'est donc pas convaincu des explications qu' apporte Malebranche, qui ne font que rendre plus embrouillé et plus inintelligible le texte pourtant si clair de la IX e Méditation. Arnauld sait bien que, dans ce texte des Méditations, Malebranche a eu pour intention de réfuter Spinoza. Pour échapper à l ' accusation d'être un spinozi ste, il expose une conception de l 'étendue qui distingue l ' étendue intell igible et l ' étendue créée ou matériel le. Ses propres lecteurs auraient dû en être sati sfaits 3 • 1 . ARNAUL D , Défense , V Part. , 0. C., t. 3 8 , p. 51 8. 2. ARNAULD, Lettres au Père Malebranche, IX, O. C., t. 39, p. 142. 3 . En exposant dans le xe Eclaircissement de la Recherche de la Vérité, la théorie de la Vision de l 'étendue intelligible en Dieu, Malebranche savait que le sujet ne laisserait pas indifférents ses contemporains. En effet, du vivant de Descartes une discussion l 'avait opposé à un disciple enthousiaste de la nouvelle philosophie, l 'anglais Henri MORE sur les rapports de Dieu et de l 'étendue. MORE ne comprend pas comment Descartes accorde sa définition de la matière et son idée de la divinité. Il ne comprend pas non plus que Descartes dise de l 'étendue, c'est-à-dire la matière, qu'elle est indéfinie. Est-elle infinie ou finie? Descartes s'efforcera de dissiper la confusion que fait son correspondant entre l 'immensité de Dieu, attribut divin, et l ' étendue, essence des corps (cf. Lettres latines de 164 8-1649). En 1 677, les amis de Spinoza publient ses œuvres posthumes, au moment où Malebranche prépare l ' édition des Eclaircissements. Dans l 'Ethique est clairement affirmé que Dieu est une substance étendue. Rappelons quelques textes de l ' Ethique. E thique /. Proposition XIV : « Praeter deum nulla dari neque concipi potest substantia . . . Hinc clarissi m e sequitur : Je Deum esse unicum, hoc est i n rerum natura non nisi unam substantiam dari, eamque absol ute infinitam esse ... ne Rem extensam et rem cogitatem vel dei attributa esse, vel affectiones attributorum Dei ». Propositio n XV : « Quicquid est, in Deo esse, et nihil sine Deo esse neque concipi potest » . L e scolie qui suit établit que l a substance étendue est l ' un des attributs infinis d e Dieu. Ethique Il. Définition I « Per corpus intelligo modum , qui dei essentiam , quatenus ut re extensa consideratur, certo et determinato modo exprimit ». Proposition I : > de Malebranche . Pourquoi ? Parce que A rnauld a désormais la certi tude que Malebranche a abandonné l ' école de Descartes pour celle de Gassendi, dont l ' influence est plus grande en France, en cette fin de siècle, que cel le de Spinoza 2 • 1 . ARNAULD, Lettres au Père Malebranche, IX, O. C . , t. 39, p. 1 4 4 . 2 . Précisons que les occasions n ' ont pas manqué à Arnauld de dire c e qu 'il pensait d e Spinoza. Nous pouvons même dire que lorsq u'il critique les gassendistes ou les épicuriens, i l entend par-là tous ceux qui n e partagent p as l a philosophie spiritualiste de Descartes , e t qui n ' ont pas l a même conception de l'étend ue que l ui : Gassendi , Morus, Malebranche et Spinoza sont donc associés dans la même critique. Dans sa controverse avec Malebranche, A rnauld reproche à son adversaire de mettre en Dieu une réel le étendue en longueur, largeur, profondeur. La conception que Malebranche se fai t de l 'étendue se rapproche bien plus de celle de Gassendi que de celle de Spinoza. Nous avons voulu mo ntrer que c ' est d ' abord aux textes gassendistes que pense A rnauld lorsqu 'il critique la vision en Dieu de l ' éte ndue, et se conda ireme n t à Spinoza. Spinoza se disaü disciple de Descartes , mais il pro fessait ouvertement que Dieu est une substance étendue. Les textes importants sont dans l 'Ethique, in proposition XIV, suivi des corollaires 1 et 2. Le scolie de la Proposition XV établissant que la
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substance étendue n ' est pas une quantité finie, mais l ' un des attri buts infini s de Dieu. Le livre I I de l ' Ethique contient les deux célèbres propositions « D eus est res cogitans », proposition 1 ; « Deus est res extens� ». proposition 2. Cette seconde formule paraît scandaleuse pour les contemporains de Spinoza qui le tinrent pour un matérialiste chosifiant Dieu. Cette thèse est aussi impie, aux yeux d 'Arnauld, que celle de l 'oratorien Malebranche qui met en Dieu une étendue intelligible. Seul un contresens sur la pensée de Spino za pouv ait expliquer une telle accusation. Car dans le Court traité, I, ch. II, § 1 8 , Spinoza a prévu les objections possibles, et y a répondu dans une perspective anti matérialiste. L'étendue est infinie. Dans l 'infini, il est impossible de concevoir des parties. Pour ! 'imagination, l a grandeur et l 'étendue paraissent divisibles, finies, multiples, composées de parties. Mais si nous considérons l ' étendue telle qu 'elle est dans ! 'entendement, nous la trouvons unique, indivisible, infinie. (Lettre XII ; De la réforme de l' entendement, § 87). Léon BRUNS CHVICG, i nterprétant cette théorie spinoziste selon laquelle « Deus est res extensa » , parle du mathématisme intellectuel de Spinoza. L 'intellection de l ' étendue conduit à Dieu, parce que l 'étendue est une totalité infinie de relations intérieures. Nous nous trouvons en face du Dieu des philosophes et des savants. Le monisme est à la fois l ' expression d ' une théologie et d ' une mathématique (cf. Les étapes de la philosophie mathématique). Mais cette théorie spinoziste des rapports de Dieu et de l ' étendue est aussi une thèse religieuse opposée au mathématisme. Elle doit être attachée à la notion d ' immensité ou d'ubiquité divines. Une vieille formule rabbinique définit Dieu comme « le lieu du monde ». Elle doit être rattachée à l 'idée de l ' omni présence de Dieu. Lei bniz le rappe1 lc dans les Nou veaux Essais, II, XIII, § 1 7 . Ce rappel historique nous le trouvons aussi chez P. Ü UHEM dans le système du monde, t. V, p . 23 1 -23 2. Malebranche on le sait dit, dans la Recherche de la Vérité, que Dieu est le lieu des esprits. Nous v oyons tout en Dieu, le monde est en Dieu. Mais est-ce à dire que 1 'espace est un attribut de D ie u ? Tel est le problème dont on peut suivre l 'histoire chez Descartes dans sa correspondance av ec Henry More, chez Malebranche dans sa correspondance avec J. J. D ortous de Mairan, chez Lei bniz dans sa correspondance avec Clarke. C 'est ce même problème qui est au centre de la polémique entre Arnauld et Malebranche sur la vision de l 'étendue intelligible en Dieu. Et Arnauld en lisant Malebranche a plutôt le sentiment de lire un disciple de Gassendi reprenant les thèses de Henry More, qu'un « amoureux » de la philosophie de Spinoza. M. Henri Gouhier, analysant la discussion entre Arnauld et Malebranche sur ! 'Etendue I ntelligible, insiste sur le climat intellectuel de l 'époque. « Le livre Des Vraies et des Fausses I dées parut en 1 683 ; il fut composé avant la publication des Méditations ; c 'est donc l 'œuvre d 'un homme qui ne conna.I"t de Malebranche que la Recherche et les Eclaircissements. D 'autre part, Arnauld écrit à une époque où l 'émotion provoquée par le spinozisme est encore toute fraîche ; il lit et il commente les pages du xe Eclaircissement consacrées à l 'étendue intelligible, l 'esprit hanté par les impiétés dont un autre prétendu disciple de Descartes s'est rendu coupable en faisant de l ' étendue un attribut divin. Qu 'il ait tenté de rapprocher les deux doctrines, ce n'était que trop naturel ; qu'il ait attendu les Méditations Chrétiennes pour le faire ouvertement, c'est dire ce que ce dernier ouvrage apportait de nouveau >>. (La Philosophie de Malebranche et son expérience religieuse, p. 368). Arnauld tenait la preuve que Malebranche était victime du spinozi sme. M. Gouhier conclut : « C 'est le spinozisme qui a déclenché la deuxième définition de l 'étendue intelligible ; c'est le spinozisme qui a rendu Arnauld si soupçonneux devant cette expression et qui a orienté ses critiques ; c'est par rapport au spinozisme que Malebranche explique sa pensée ; le spinozisme est partout présent au cours de cette polémique sur les idées : c'est lui qu 'Arnauld attaque à travers Malebranche, c'est 1 ui que Malebranche déteste à travers les imaginations de M. A rn aul d ; l es deux adversaires puisent leur passion à la même source et la haine du spinozisme les jette l 'un contre l 'autre avec une égale violence » (ouvrage cité, p. 372). Nous sommes entièrem ent de l 'avis de M. Go uhier. Nous voulons si mplement marquer les prudences d 'Arnauld qui le font encore hésiter à prononcer le nom de Spinoza. Les écrits de Malebranche étaient, en effet, destinés à convertir les libertins, qui sont des chrétien_s, lecteurs
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L'INFINITÉ DE DIEU ET L'IDÉE DE CRÉATION
d 'Epicure, communément appelés gassendistes. Il était plus adroit pour un p asteur des âmes comme Arnauld de dénoncer les « thèses gassendistes » de Malebranche. Aussi est-il tout heureux de lire dans les Méditations Chrétiennes, en même temps que se confirme le spinozisme de Malebranche, la preuve que sa conception de l 'étendue est d 'inspiration gassendiste. Cette parenté suffisait à Arnauld pour rejeter l 'oratorien dans le camp de ceux qui conçoivent Dieu corporel et étendu, parmi lesquels il range aussi Spinoza. Si Arnauld insiste s urtout sur Gassendi et Malebranche lorsqu'il critique cette thèse également spinoziste de l 'étendue attribut de Dieu, c'est pour prévenir les âmes chrétiennes trop crédules contre les écrits de ces théologiens, plus connus que l 'auteur de l ' Ethique.
CHAPITRE I I
L'IMMENSITÉ DE DIEU ET L'ÉTENDUE CRÉÉE
1 . LE NÉOGASSENDISME DE MALEBRANCHE
Les révélations du Verbe des M éditatio ns se résument en ces te rmes : qu'il faut di stinguer deux espèces d'étendue, l'une intelli gible, l'autre matérielle ; que l' étendue intelli gi ble est éternelle, immense, nécessai re, et que c'est l'immensité de l'être di vin; que l'autre espèce d'étendue est la matière dont le monde est compos é, qui a des bornes qu'il peut ne poi nt avoir. C 'est sur ces révélations que s'appuie Arnauld pour accuser Malebranche de mettre en Dieu une v raie et formelle étendue : « Cela me donne, affinne-t-il dans la Défense , une notion bien plus nette de l ' étendue intelligible infinie, que je n'en av ais jusque ici car je reconnais par-là que c' est une vraie étendue, une étendue formelle qui n'est différente de l ' étendue que vous appelez matérielle que parce que la première est nécessaire, immense, éternel le; au lieu que l'autre a pu n'être point ; qu'elle est bornée et qu' elle a été créée dans le temps. . . » 1 .
Ainsi, le Verbe semble bien confi rmer ce que tout le monde pense, c'est-à di re que «l'étendue est un être nécessaire », que «le monde a été créé dans des espaces i mmenses » , qui «n'ont jamais commencé et que Dieu même ne peut les d étruire ». Ce qui revient à dire que l'étendue de ces espaces i mmenses est i ncréée. Les propriétés que le Verbe re connaît à l'étendue intelli gi ble ne sont pas celles que l'on attri bue à la matière do nt le monde est composé : éternité, nécessit é, i mmensité, conviennent à l'étendue intelligi ble . Elles appartiennent aussi à l'essence divi ne. L'étendue i ntelli gi ble ne se confond-elle pas, dès lors, avec l' i mmensité de Dieu ? Certes, l'étendue intelli gi ble peut être prise pour l' im mensité divine, mais à la condition qu'elle soit un pur i ntelligi ble. Or, tel ne semble pas être le cas . Car l'étendue i ntelli gi ble, que le Verbe identi fie à l'immensité de Dieu, est-elle autre chose que cette étendue que les hommes ne peuvent s 'empêcher de regarder comme nécess aire, et que sont ces es paces i mmenses ? Il faut se rappeler, en effet, quelle a ét é l'e rreur de Spinoza. Selon Malebranche, elle a été d 'avoir confondu la mati ère dont Dieu a formé le monde 1.
A RNAUL D,
Défense, Lettre à M., 0. C., t. 3 8, p. 402.
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L'INHNITÉ DE DIEU ET L'IDÉE DE CRÉATION
avec ces espaces immenses, éternels et nécessaires. Spinoza a cru, à tort, qu 'il pouvait pousser à l ' extrême cette opinion ordi naire et un iversellem ent répandue : que l 'étendue est un être nécessaire. Ce n'est pas l ' op inion elle-même qui est erronée, mai s l 'usage abusif qu'en fait Spinoza ou mieux, la conséquence qu 'il en tire, en la généralisant. Or, cette étendue dont la nécessité s' imposerait à nous, l 'étendue de ces espaces immenses qui sont au-delà de notre monde, ne serai t-elle pas ce que notre esprit contemple lorsque nous pensons à l 'i nfini ? Arnauld peut bien voir, en effet, une concordance entre cette étendue que le sens commun regarde comme nécessaire, quand il pense effectivement à l 'étendue, et cette étendue intelligible qui est telle que le révèle le Verbe : ce que mon esprit contemple quand je pense à l 'infini « L' Etendue intelligible, dit le Verbe à son disciple, est éternelle, immens e, nécess aire : c ' est l ' immens ité de l ' être divin � c ' es t l ' idée intelligible d ' une infinité de mondes possibles : c ' es t ce que ton esprit contemple, lorsque tu penses à l' in fini . . . » 1 .
Il y a donc concordance entre ce que dit le Verbe et ce que « tout le monde » admet. Le Verbe reconnaît l ' identité entre l 'étendue et l ' infin i . Cet infini nous savons que c'est l 'infini mathématique, l ' infini selon la grandeur, qui convient à l' étendue intelligible, à l 'étendue de ces espaces immenses. Nous savons qu'elle ne saurait convenir à Dieu en aucune façon. Or, Malebranche n ' en fait-i l pas un attribut de Dieu ? Arnauld en est persuadé. Convaincu que Malebranche attribue au Verbe lui-même l' opinion ordinaire des hommes, il en conclut qu ' il met en Dieu une étendue réelle et formelle. Ainsi, ce que Malebranche entend par étendue intelligible, c'est l 'étendue de ces espaces immenses, éternels et nécessaires, qui n'ont j amais commencé et que Dieu même ne peut détruire. C ' est la preuve qu'ils sont incréés . En effet, Dieu en tant que créateur a tout pouvoir sur ses créatures : il leur donne l' être, il les conserve et il peut les détruire. Si une créature pouvait échapper à l 'anéantis sement par la toute-puissance de Dieu, cela voudrait dire que Dieu se serait ôté le pouvoir de la détruire. La pui ssance divine diminuerait. Dieu cesserait d ' être tout-puissant. Ce qui est absurde. Il vaut mieux admettre qu'un être, que Dieu ne peut pas détruire, est i ncréé. Ainsi, ces espaces immenses, p arce qu' i ls sont incréés, sont Dieu même. Le Verbe ne dit-il pas, en effet, qu ' ils sont l 'immensité de l ' être div in ? Aussi convient-il de d istinguer l ' étendue de ces espaces immenses, éternels et nécessaires, incréés, identifiée à l ' immensité de Dieu, de l 'étendue du monde matériel et sensible, de ce monde créé et fini. Quoique assimilée à l 'immensité de Dieu, l'étendue intelligible n 'en reste pas moins, selon l ' analyse d' Arnauld, une vraie et formelle étendue. Arnauld observe donc, que la similitude ou la convergence du discours philosophique ordinaire et celui du Verbe suffit à faire voir, précisément, que Malebranche admet, comme « tout le monde », qu 'il y a, au-delà du monde créé, des espaces immenses, éternel s et nécessaires, incréés , qu 'il appelle étendue intelligible. L'erreur de Malebranche consiste à avoir accepté comme vraie une 1.
A RNAULD,
Défense , Lettre à M., 0. C., t. 38, p. 5 1 7.
L'IMMENSITÉ DE DIEU ET L'ÉTENDUE CRÉÉE
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opinion reçue, sans même l'avoir examinée à fond, sans l'avoir soumise à l'épreuve de la critique. Ce n 'est pas la première fois qu'un tel reproche est fait à Malebranche. Examinant la théorie des idées de Malebranche, Arnauld rendait compte déjà des erreurs de l'auteur de la Recherche de la Vérité, par le fait qu'il a supposé, comme indubitables, deux principes communément reçus par les philosophes et qui n'étaient qu'un préjugé. Arnauld va plus loin que le simple procès qu'il instruit contre Malebranche, de mettre en Dieu une vraie et formelle étendue. Il ne s'attarde pas à rechercher la cause de cette erreur qui ne peut provenir que des préjugés de l'enfance. Mais, puisque Malebranche prétend parler au nom du Verbe, il convient de démontrer que les pensées qu' i l lui attribue, sont des pensées humaines, proprement humaines, d'un philosophe égaré. Autrement dit, ces prétendues révélations du Verbe des Méditations sont des pensées communes aux philosophes ordinaires et d' inspiration essentiel lement gassendiste . Ce n'est donc pas le Verbe de la Révélation chrétienne qui éclaire Malebranche, mais l'esprit de Gassendi : « Je ne v ois point que cette étendue intelligible infinie que vous dites être l ' immensité de l ' Etre divin, soit différente de l ' espace des gassendistes qu ' ils disent aussi être une étendue nécessaire, immense, éternelle, prénétrable et immobile ; m ais ils ne disent pas que ce soit Dieu. Ils prétendent seulement, s i je m ' en souviens bien que l ' espace e t l e temps sont deux sortes d' êtres qui n • ont rien de commun avec tous· les autres » 1 .
Arnauld veille à limiter les dégâts que peuvent causer dans les esprits faibles et crédules, les pensées de Malebranche surtout lorsqu'il prétend les tenir directement du Verbe 2• Aussi, insiste-t-il pour bien situer Malebranche dans le courant libertin du sensualisme épicurien de Gassendi . Il espère, ainsi, faire apparaître très clairement l 'inspiration non-chrétienne de cette théorie de l'étendue intelligible. Car, distinguer deux espèces d'étendue dont l'une, intelligible, incréée et identifiée aux espaces immenses, éternels et nécessaires, et qu'on fait résider en Dieu, est contraire à la pensée chrétienne. Penser ainsi, c'est penser comme les gassendistes réputés pour leur libertinage et leur hostilité à la foi. Le gassendisme représente, en effet, en cette seconde moitié du xvn e siècle, le courant de pensée le plus important, mais t!n même temps, pour des esprits comme Arnauld, il est le plus grand danger pour l'Eglise. Il n'est donc pas étonnant qu'Arnauld ait soupçonné Malebranche d'être devenu gassendiste. Déjà en 1683, dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, inquiété par la théorie de la Vision en Dieu, de la vision de l'étendue en Dieu, Arnauld se demandait s'il n'y avait pas là une orientation gassendiste :
1 . ARNAULD, Lettres au Père Malebranche, VIII, O. C., t. 39, p. 1 22. 2. « Cette manière extraordinaire de faire parler Dieu dans des discours de philosophie, est capable de surprendre bien des gens, encore même qu'on les avertisse qu 'on ne le fait pas pour surprendre le respect qu'on a pour Dieu, nous donne une grande pente à prendre pour vrai ce qu'on nous dit de sa part, ou plutôt ce que l 'on feint nous être dit par sa parole éternelle » . ARNAULD, Réflexions philosophiques et théologiques, I, O. C . , t . 4 2 , p. 1 69.
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« quoiqu' il en soit, écrivait-il, on ne peut guère faire concevoir plus grossièrement une étendue formelle, en ce qui est de l 'étendue, qu 'il fait celle là, quoiqu'il la nomme inJelligible. Il est seulement vrai qu' il en a voulu ôter, je ne s ais pourquoi, une des principales propriétés de l 'étendue que Dieu a créée, qui est la mobilité et qu ' il lui a plu la considérer comme l ' espace des Gassendistes qu'ils veulent aussi qu' il soit immobile » 1 .
C'est cette affinité avec le sensualisme épicurien de Gassendi qui a l e plus inquiété Arnauld. Il faut préciser aussi, que les arguments que Malebranche développe dans le xe Eclaircissement à la Recherche de la Vérité, pour expliquer pourquoi l 'étendue intelligible ne saurait être dans l ' âme, alors qu'il l 'admet en Dieu, suffisaient à rendre cette théorie suspecte de gassendisme aux yeux d'Arnauld. L'âme, dit Malebranche, ne peut pas enfermer en elle l 'étendue intel ligible comme une de ses manières d'être. La raison qu 'il invoque, c ' est que l 'étendue est un être puisqu'on la conçoit seule sans penser à autre chose. Or, on ne peut concevoir des manières d'être sans penser le sujet ou la substance dont elles dérivent. Par contre, lorsque nous pensons à l 'étendue nous ne pensons pas à notre esprit. Cela suffit pour que l 'étendue ne soit pas dans l ' âme. De plus l 'âme, étant une substance spirituelle, n'est ni divisible, ni figurée. L'étendue intelligible ne peut donc pas être une manière d'être de l 'esprit, donc l ' esprit ne peut pas la voir en lui, car l ' esprit ne peut renfermer l ' étendue sans être matériel, divisible, figuré. Ces principaux arguments de Malebranche vont retenir l ' attention d 'Amauld. Il ne manquera pas d 'observer, par exemple, que l ' étendue intelli gible ne devrait pas être en Dieu, pour les mêmes raisons qui empêchent de l ' admettre dans l ' âme. Car, dit-il, Dieu est esprit, l ' âme aussi . Ne pas admettre l 'étendue intelligible dans l 'âme du fait de sa spiritualité, est une raison suffisante pour ne pas la mettre en Dieu, qui est l 'être parfait. « Il n'y a rien en notre âme, affirme Arnauld, qui soit formellement divisible : mais elle ne saurait connaître l ' étendue, que l ' étendue, avec toutes ses propriétés , la divisibilité, la mob ilité, etc . ne soient en elle intelligiblement ; c ' est-à-dire objectivement : et ainsi , de ce qu'elle est indiv isible par sa nature, il ne s ' ensuit nullement qu'elle ne puisse renfermer en soi l ' étendue intelligible , quoique l' étendue ne se puisse concevoir que divisible. Que si c ' est dans un autre sens que cet Auteur prend le mot d ' é te n due intellig ible, je soutiens que ces mêmes raisons doivent prouver que l ' étendue intelligible infinie ne peat être Dieu ; c'est-à-dire être un attribut de Dieu » 2 •
Autrement dit, Arnaul d reprend contre Malebranche l ' argument que Descartes avançait dans sa correspondance avec Morus et dans ses Réponses aux Cinquièmes Objections de Gassendi. Un esprit infini ou fini , affirme Descartes, peut connaître l ' étendue san s être lui -même étendu. C ' est de cette idée cartésienne que s ' inspire Arnauld pour rej eter les arguments de Malebranche 1 . A RNAULD , Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIV, O. C., t. 3 8, p. 2 5 8 . 2. ARNAULD, Des Vraies e t des Fausses Idées, ch. X I V , O . C . , t. 3 8 , p . 253 ; égalem ent Lettres au Père Malebranche, IX, O. C., t. 39, p. 1 3 8.
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qui, on le voit, avance une thèse contraire à cel le de Descartes . Comment Arnauld pouvait-il hésiter longtemps à ranger Malebranche du côté de Morus et de Gassendi ? Et, lorsque Malebranche ajoute qu' « on aperçoit cette étendue intelligible sans penser à son esprit », Arnauld réplique « on l' aperçoit aussi sans penser à Dieu. C ar il est certain que les Epicuriens et les Gassendistes ne pensent point à Dieu quand ils conçoivent l 'espace où se promènent leurs atomes, comme une é tendue intell i gible infinie » 1 • Tout rapproche, en effet, l ' étendue intelligible de Malebranche, de l 'espace des gassendistes. Arnauld est désormais convaincu de la parenté qui lie les deux systèmes de pensée. « On ne peut nier, écrit-il, que l'étendue de l'espace des Gassendistes (ou ce qui est la même chose , l ' étendue du dedans d'un tonneau vide, et l'étendue des espaces imaginaires, dans l'opinion de ceux qui croient le vide possibl e, et qu 'il y a des espaces au-delà du monde) ne soit une vraie et formelle étendue, qui est d'avoir trois dimensions : longueur, largeur et profondeur. Or, ce que vous dites de votre étendue intelligible fait voir qu'elle est toute semblable à celle de l'espace des Gassendistes ou à celle de ces espaces que le commun des philosophes se figurent au-delà du monde» 2 •
Les Gassendistes sont au xvne siècle les partisans des théories atomi stiques et de la théorie du vide. Ils se réclament de Gassendi, même s ' ils ont suivi d 'autres voies que lui. On peut dire que ce sont, en général , tous les adversaires de la physique cartésienne et de la métaphysique de Descartes . C 'est, en effet, Gassendi qui reprend l 'affirmation épicurienne de l ' existence des atomes et de l ' existence du vide. Il remet ainsi à la mode l 'épicuri sme antique, dont il maintient l ' essentiel, l 'atomisme et la théorie du v ide, après avoir abandonné le clinamen et la pesanteur. En adoptant ces principes de la philosophie d 'Epicure, Gassendi est ainsi conduit à développer une conception de l 'étendue radicalement différente de celle qui avait cours jusque-là. Contrairement à Descartes, il distingue l 'étendue et la matière dont l 'essence consiste essentiellement dans la résistance, qu'il fait résider en des parties très petites, impénétrables, que sont les atomes . Les atomes sont matériels . Ils ont été créés par Dieu, en nombre limité. Ils sont sol ides, indivi sibles, impénétrable s et m ob ile s. Le mouvement leur est propre, leur essence consiste dans leur capacité à résister. L'étendue est proprement l 'espace ou le v ide qui n ' oppose aucune résistance.L'espace vide est une possibilité indéterm inée d ' être . Il n ' e st ni sub stan ce , ni a ccident. Il est pén étrable et immobile. Alors que le monde constitué par les atomes est fini, les atomes eux mêmes étant en nombre fini, Gassendi maintient que 1 �espace ou le vide est infini. Ce que nous appelons le vide, ce sont bien ces espaces imaginaires que l 'on suppose au-delà du monde, imm enses , immobiles et incorpore ls, donc pénétrables . De leur infinité, ne devrait-on pas conclure à leur caractère nécessaire, donc incréé ? L'espace échapperait ainsi à la création. Mais Gassendi ne va pas jusqu'à dire que l 'espace est Dieu. Il n'en fait pas un attribut de Dieu. Ce qui n'est pas Dieu est créé. Et tout ce qui est créé est une 1. 2.
A RNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XIV, A RNAULD, Lettres au Père Malebranche, VIII, O. C.,
O. C., t. 38, p. 254. t. 39, p. 1 22.
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substance ou accident, selon le principe aristotélicien. Mais, ce principe étant rejeté par Gassendi, comment concevoir l 'être de l 'espace ? Serait-il donc aussi imaginaire que les chimères forgées par notre esprit ? Dans l 'ontologie aristoté l icienne, on concevait ces espaces imaginaires comme des chimères . Mais, précisément, Gassendi rejette l 'ontologie aristotélicienne et son principe : q ue toute chose est ou substance ou acc ident. Ce principe ne s 'applique pas, en effet, à l 'étendue intelligible. Arnauld observe que Malebranche affirme parfois que l 'étendue intelligible est une substance, mais il nie dans d'autres textes qu'elle soit une substance. Si l 'étendue intelligible n'est pas une substance, elle doit être un accident. Elle est ou l 'une ou l 'autre. Précisément, Malebranche insiste bien pour dire « que l 'étendue intelligible n 'est ni une substance, ni une manière d 'être nonobstant l 'axiome des philosophes » 1 • Faut-il donc rapprocher entièrement cette manière de concevoir l 'étendue intelligible de celle des gassendistes ? Arnauld prend bien soin d 'indiquer que ceux-ci ne divinisent pas l 'espace. Ils ne disent pas que l 'espace est Dieu. Or, Malebranche fait dire au Verbe des M éditat ions que l 'étendue intelligible est l ' immensité de Dieu. Elle est Dieu m ême : « Je ne vois point, écrit Arnauld à son adversaire, que cette étendue intelligible infinie que v ous dites être l ' immensité de l ' Etre div in, soit différente de l ' espace des gassendistes , qu' ils disent aussi être une étendue nécessaire, immense, éternelle, pénétrable et immobile. Mais , ils ne disent pas que ce soit Dieu ; ils prétendent seulement que l' espace et le temps sont deux sortes de choses qui n 'ont rien de commun avec tous les autres êtres » 2 •
Ce qui voudrait dire que les gas sendistes sont encore moins dangereux que Malebranche. On aurait compris d'un gassendiste qu 'il divinise l 'espace, ou qu' il matérialise Dieu. Il se trouve que les gassendistes ne le font pas. C 'est un cartésien qui ose commettre une telle impiété. Arnauld ne penserait-il pas à Spinoza ? Sans aucun doute, mais aussi à Morus, ce correspondant anglais de Descartes. Dans sa correspondance avec Descartes, Morus se déclarait partisan d 'une conception de la matière dont l 'étendue ne serait pas l 'essence. Il rejette ainsi l' identification cartésienne de l 'étendue et de la matière et, tout naturellement, la négation cartésienne du vide. Morus se montre contrarié par l' opposition, trop radicale, établie par Descartes entre le corps et l'âme. Il faudrait cesser de définir la matière par l 'étendue. Cela permettrait de concevoir que toute chose est étendue, Dieu lui-même : « Vous définissez, écrit-il à Descartes, la matière ou le corps, d' un e manière trop générale , car il semble que non seulement Dieu, mais les anges mêmes, et toute chose qui existe par soi-même est une chose étendue ; en sorte que l'étendue paraît être enfermée dans les mêmes bornes que l 'essence absolue des choses, qui peut néanmoins être diversifiée selon la variété des essences mêmes. Or, la raison qui me fait croire que Dieu est étendu à sa manière, c ' est qu' il est présent partout, et qu'il remplit intimement tout l ' univers et chacune de ses 1. A RNAULD, Lettres au Père Malebranche, VIII, O. C., t. 39, p. 127. 2. ARNAUL D , ibid. , p. 122.
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parties, car comment communiquerait-il le mouvement à la matière, comme il a fait autrefois, et qu'il le fait actuellement selon vous, s ' il ne touchait pour ainsi dire précisément la matière, ou du moins s ' il ne l ' avait autrefois touchée ? Ce qu' il n' aurait certainement jamais fait s ' il ne se fût trouvé présent partout, et s ' il n ' av ait rempli chaque lieu et chaque contrée. Dieu est donc étendu et répandu à sa manière ; par conséquent, Dieu est une chose étendue » 1 .
Morus reproche à Descartes de nous donner du corps une définition trop large, en la rapportant à l 'étendue. Son opposition à Descartes s' explique par son refus d ' admettre l ' identification cartésienne de la matière et de l 'étendue. Le corps, dit-il, doit être défini dans son rapport à la sensation. « Quoique la matière ne soit nécessairement ni molle, ni dure, ni chaude, ni froide, il est cependant absolwnent nécessaire qu'elle soit sensible, ou si vous voulez tactile » 2 • Ainsi, on peut même apercevoir la distinction entre le corps et l ' âme. L'un est objet de perception sensible, l 'autre non. La matière et l 'esprit ne se distinguent plus par l 'étendue, puisqu' elle leur est commune, mais par ce que l 'une est sensible, donc perceptible par les sens et l 'autre non. L ' on peut même aj outer une autre propriété, c 'est l' imp én étrab il ité que possède la matière, et qui fait défaut à l 'esprit, quoiqu ' éten du. L ' impénétrabilité « consiste à ne pouvo ir pénétrer les autres corps, ni à en être pénétré : de là, cette différence manifeste entre la nature corporel le et la nature divine. Celle-ci peut pénétrer le corps et l 'autre ne se peut pénétrer soi-même » 3 • L ' impénétrabilité est la capacité pour les corps de résister et de s 'exclure mutuellement. C ' est définir la matière par la rés istance que de dire qu' elle est impénétrable. Morus distingue bien l ' étendue, en Dieu, de l 'étendue corporelle ou matérielle . L ' une est pénétrable et sans rapport aux sens. L 'autre est impénétrable et sensible. Esprit et matière peuvent bien coexister dans un même l ieu, ce qui est impossible pour les corps. Les corps, en effet, ont la capacité d 'être en contact les WlS avec les autres. Ils peuvent se juxtaposer, se superposer, mais i ls demeurent impénétrables . En somme, Morus, comme Gassendi, refuse de suivre Descartes, lorsque celui-ci, définissant la matière par l 'étendue, ramène tout ce qui est étendu au corps. Il s ' inspire, au contraire, des thèses des philosophes grecs : Démocrite, Epicure, Lucrèce. C'est d'eux qu ' il se réclame en proclamant contre Descartes et, comme le fait Gassendi , l 'exi stence du vide et des atomes. Il faut noter cependant, que Morus ne s ' al igne pas entièrement sur Gassendi, lorsqu ' il conclut que Dieu est étendu à sa manière et qu 'il a dû toucher la matière pour lui communiquer le mouvement. Morus, dès lors, n ' est-il pas conduit à faire de Dieu W1 être sensible et corporel ? Dieu ne serait-i l pas l'âme du monde comme le conçoit Virgile dans ces vers que cite Morus à l 'appui de sa propre thèse : « Par le vaste univers cette âme répandue De ces immenses corps anime l 'étendue » ? 4 . 1 . MORUS à Descartes, 1 1 décem bre 1 648, Paris, Vrin, p. 97-99. 2. Ibid. 3 . MORUS à Descartes, 1 1 décembre 1 648, Paris, Vrin, p. 97-99. 4. Ibid.
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On ne peut pas en douter. Morus rompt, en effet, toute distance entre le monde et Dieu. Dieu est dans le monde. Le monde est Dieu. Le monde est en Dieu. Cette affirmation est bien plus dangereuse que le simple refus d ' identifier l 'étendue et la matière. Elle conduit à dire que Dieu est corporel, qu'il est un être sensible. Cette conséquence est étrangère à la philosophie de Gassendi qui , sur ce point, se distingue de celle de Morus. Il est vrai que Gassendi admet l ' infinité de l 'espace, Morus aussi . Mais, pour Gassendi, l 'espace est vide et infini, san s être Dieu. Pour Morus, il est à la fois infini et Dieu même . Il rejoint Gassendi pour distinguer l 'espace des choses qui sont dans l 'espace. Ils ne parviennent à se rejoindre qu' en s 'opposant à la géométrisation cartésienne de la matière. D ' où leur refus commun d 'identifier la matière physique avec l 'étendue géométrique : l 'étendue de la matière reste radicalement distincte de l 'étendue de l 'espace. C'est en cela que l ' on reconnaît précisément le gassendiste : « un gassendiste, estime Arnauld, doit dire selon ses principes, qu 'il y a deux espèces d 'étendues : l 'étendue de l ' espace qui n 'est point corporel le et celle de la m atière qui est corporelle ; et que ce qui les distingue principalement est que celle de l 'espace est pénétrable et immobile, bien que celle de la matière est impénétrable et m obi l e » 1 • C 'est ainsi que Arnauld se représente le portrait intellectuel du gassendiste. Morus et Gassendi restent donc des adversaires de Descartes. En assimilant l 'étendue intelligible avec l 'espace des gassendistes, Arnauld pense, en fait, à tous ces auteurs qui s 'étaient attachés aux théories atomistiques et à la théorie du vide. Tous se déclarent adversaires de Descartes . Tous ne concluent pas, néanmoins, que le monde est Dieu, ni que Dieu est corporel. Morus tirera cette conséquence qui, selon Arnauld, se trouverait impl iciteme nt contenue dans la philosophie de Malebranche. 2. LA NOTION DE PARTICIPABILITÉ ET LA CAUSA SUI Les explications apportées par Malebranche, pour mieux faire comprendre sa théorie de l 'étendue intelligible, ont eu pour effet de convaincre Arnauld du danger réel que représente, pour la Religion, cette nouvelle philosophie. S ' il accuse Malebranche d ' être devenu gassendiste, c'est parce qu'il a désormais la preuve que Malebranche a cessé d ' être à la fois cartésien et augustinien. En distinguant dans les Méditat io ns deux espèces d' étendue, Malebranche, manifes tement, s 'oppose à Descartes, après l ' avoir suivi . Il est resté cartésien dans sa Répo nse. Il a également reconnu l 'identification de l 'étendue et de la matière dans son écrit contre le Sieur de la Ville. Dans cet écrit, il y expliquait la possibilité de la transsubstantiation avec la vision cartésienne du monde . La polémique qui s 'est engagée sur la question euchari stique mettait en cause l 'idée cartésienne de 1 'étendue. Dans cette polémique, Arnauld estime que Malebranche est resté fidèle à Descartes en reconnaissant que tout corps est étendu et que toute étendue est corporelle et matérielle. 1.
A R NAULD,
Lettres à Malebranche, I X, O. C., t. 39, p . 1 97.
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Que s' est-il donc passé entre 1 679, date des premiers écrits contre Louis de la V ille, et 1 683, date à laquelle paraissent les Méditations chrétiennes ? Car la thèse qu' il expose dans les Méditations, celle des deux espèces d' étendue, n'a plus rien de commW1 avec celle, naturellement cartésienne, de sa Défense contre Louis de la Ville. Ces deux thèses sont contradictoires. Et on ne saurait logiquement les soutenir en même temps, sans se contredire et sans man ifester par là, qu 'on ne sait pas ce que l'on dit. Car, si toute étendue est corporelle, la distinction entre deux espèces d 'étendue n'a pl us de sens : l 'étendue intelligible sera aussi corpo relle que l' étendue créée. Entre l'une et l 'autre, il n'y aura pas de différence de nature. Incréée ou créée, ce qui définit l 'étendue, c'est sa divisibilité, c'est qu'elle est susceptible de plus et de moins, selon ses trois dimensions : longueur, largeur, profondeur. L' étendue étant l ' essence des corps, tout corps est donc étendue en longueur, largeur, profondeur. « Car si étendue et corps sont la même chose, on ne pourra rien affinner ou nier de l ' étendue qu'on ne le puisse affirmer ou nier du corps : et par conséquent, on ne pourra dire qu' il y a quelque étendue qui n ' est pas corps , qu' on ne puisse dire aussi, qu'il y a quelque corps qui n 'est pas corps : ce qui est une contradiction visible. De plus, s' il y avait deux espèces d'étendue dont l 'une fut corps et l 'autre ne fut pas corps, l'étendue ne constituerait pas toute la nature du corps mais n'en serait que le geme, qui aurait besoin d'une différence, pour constituer la nature du corps. Or, si cela était, comme il est absurde de dire que le geme et l' espèce, animal et homme , quadrilatère et parallélogramme sont la même chose. Or, il ne voit pas que ce dernier soit absurde, puisque c ' est ce qu'il a toujours dit, ce qu'il a soutenu contre le Sieur de la Ville et ce qu' il vient de répéter tout nouvellement dans sa Réponse aux Idées » 1 .
Non seulement, Malebranche s'est éloigné de Descartes, mais il a aussi abandonné saint Augustin et l'enseignement des Pères. Sur la question de l 'étendue, Arnauld a toujours cru en effet que la thèse de Descartes était conforme à l 'enseignement des Pères . Engagé lui aussi dans la querelle eucharistique, il eut à la défendre contre les adversaires de Descartes . Arnauld distingue très nettement ce qui a été dit par les Pères de l 'Eglise et ce que professent les Théologiens de l 'Ecole. Il reconnaît que les Pères « ont soutenu aussi bien que M. Descartes quand ils ont parlé en philosophes, c'est-à-dire quand ils ont considéré les corps selon les notions naturelles que nous en avons, que l 'essence ou la nature des corps était d 'être étendue, et qu 'ils ne pouvaient être sans étendue » 2 • Ainsi, du point de vue de la philosophie, il y a entre Descartes et les Pères, identité de conception sur la nature des corps, à condition, cependant, de ne pas attribuer aux Pères de l 'Eglise, ce que disent les Théologiens de l'Ecole. Arnauld ne prend en compte que l 'enseignement des Pères, parmi lesquels saint Augustin est celui qu' il cite le plus souvent. Que l'étendue est l'essence des corps, 1 'essence inséparable, tel est le sentiment des Pères et aussi celui de Descartes. Arnauld avance donc contre Malebranche cette conception commune à tous les Pères, qui fait de l 'étendue l 'essence des corps, comme le conçoit aussi Descartes. Il fait remarquer aussi que 1 . A R N AULD, Défense, V Part., 0. C., t. 38, p. 538. 2. ARNAULD, Examen du Traité de l' essence du corps, O. C., t. 3 8, p. 105.
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Malebranche accorde les Principes de Descartes avec l'enseignement de saint Augustin. « Je me souviens, écrit Arnauld, d' avoir vu un petit Ecrit, qu'il a fait autrefois contre le Sieur de la Ville, où il fait voir par plusieurs passages de S aint Augustin que ce Saint Docteur enseigne partout qu'être corps, c ' est être étendu en longueur, largeur et profondeur, et avoir différentes parties dont on puisse prendre les unes plus grandes et les autres plus petites » 1 •
Cet accord profond entre le cartésianisme et l ' augustinisme, que Malebranche avait d 'abord rallié, Arnauld n 'en trouve pas l 'expression vivante dans les Méditations. Malebranche a rompu avec le cartésianisme, c'est qu'il s'est éloigné aussi de saint Augustin. Le procédé qu'utilise ici Arnauld contre Malebranche, consiste à opposer son adversaire à lui-même, à utiliser les textes de Malebranche contre Malebranche lui-même, pour mettre en évidence ses propres contradictions et le peu de solidité de sa pensée. Ainsi , le lecteur pourra conclure de lui-même que ce que Malebranche fait dire à la Sagesse dans la IXe Méditation, qu'il y a deux espèces d'étendue, n'est pas « une réponse de la Sagesse éternelle, mais une imagination de son esprit, sujet à erreur » 2 • Et s'il s 'obstine à ne pas reconnaître son erreur, on lui fera alors remarquer que jamais aucun Père dan s l 'Egl ise n'a eu et enseigné cette pensée. Le procédé est habile. Il nous faut reconnaître cependant que l ' interprétation d ' Arnauld est partielle, sinon partiale. En effet, dans sa Défense contre Louis de Valois, Malebranche donne deux explications distinctes du problème de la Transsubstantiation. L'une accorde, il est vrai, le mystère eucharistique avec la conception cartésienne de l 'étendue . C'est cette explication que retient Arnauld. Mais à cette première explication, Malebranche juxtapose une seconde, celle-ci plus personnelle, fondée sur sa propre conception de l 'étendue intelligible. Or, Arnauld n'a pas bien vu les différentes facettes de la pensée de Malebranche dans sa Défense contre Louis de la Ville, ou bien il n'a voulu retenir que ce qui pouvait servir à sa propre argumentation contre Malebranche. Il semble, en effet, que c'est pour les besoins de la polémique qu'il passe ici sous silence l ' apport personnel de Mal ebranche à la question eucharistique. Comment pourrait-il en être autrement, lorsqu 'on observe que pour rappeler le cartésianisme de Malebranche, Arnauld cite deux écrits de Malebranche : la Réponse et l 'Ecrit contre Louis de la Ville � et pour condamner son anti -cartési anisme, c' est le même livre qui lui a servi à j ustifier son cartésianisme qu'il cite de nouveau, la R éponse , associée aux Méditations . Comment un même ouvrage peut-il servir, à la fois, à illustrer deux thèses contradictoires ? L' objectif d ' Arnaul d étant essentiellement de discréditer la philosophie de Malebranche, qu'il croit sincèrement dangereuse pour la foi et pour l ' Eglise, pour y parvenir, il n'hésite pas à se servir très habilement des moyens proprement polémiques. Mais tout dans la critique d ' Arnauld ne s 'expl ique pas par le be soin de la polémique. Il y a, en effet, dans Malebranche des expres sions qui pouvaient 1. 2.
A RNAULD, ARNAULD,
D éfense, V Part. , 0. C . , t. 3 8 , p. 539. ibid. , p. 539.
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sérieusement inquiéter un augustinien comme Arnauld. Ce que déplore le plus Arnaul d, c'est de voir que Malebranche ne rend pas assez compte de l ' imma térialité de D ieu et de son incorporéité. « Oserait-il assurer qu' il croit de bonne foi , que saint Augustin n 'aurait point trouvé à redire à cette proposition. et qu' il aurait été persuadé qu'on établ it suffisamment l ' immatérialité de la substance divine, et son incorporéité, pour parler ainsi, en disant de bouche, qu 'elle n'est ni matérielle, ni corporelle, lorsqu' on lui attribue en même temps, ce qu' il a toujours pris pour la définition du corps et de la matière ? » 1 .
Ne pouvant apercevoir dans l 'étendue intelligible qu' une étendue réelle et formelle, Arnauld ne peut pas concevoir qu'il soit possible de préserver la spiritualité divine quand, dans le même temps, on fait résider en Dieu une vraie et formelle étendue. Arnauld rend justice à Malebranche en reconnaissant qu 'il n'a jamais conclu, du fait de la présence en Dieu de l 'étendue intelligible, que Dieu était corporel. Au contraire, il proclame as sez nettement que Malebranche déclare expressément que Dieu est incorporel. Mais, ce qui gêne Arnauld, c'est la présence en Dieu de l 'étendue intelligible qui, du fait de la rupture avec le cartésian i sme, ne saurait être, dans Malebranche, qu 'une vraie et formelle étendue. En fait, Arnauld ne cro it pas et il le dit, que Mal ebranche met volontairement en Dieu une vraie et formelle étendue. Il veut tout s implement prévenir un danger que risque un lecteur non averti en prenant pour la pensée de Malebranche que Dieu est effectiveme nt corporel. Cette conséquence est dans le système, même si Malebranche ne paraît pas en avoir conscience . C ' est ce pressentiment qui conduit Arnauld à avoir une autre lecture des textes de Malebranche. Autrement dit, c'est parce que les textes de Malebranche sont équivoques qu'ils peuvent se prêter à une double lecture, dont la plus dangereuse est celle qui s 'accorde le mieux avec le goût du temps . C'est la raison pour laquelle Arnauld montre à Malebranche jusqu'à quel point on peut se servir de ses thèses pour en tirer des conséquences très éloignées de sa propre pensée. « Je n 'ai pu prendre ce que vous dites de l ' étendue intelligible qu 'en deux manières. Ou selon la notion dans laquelle vous dites l'avoir prise. quand vous assurez dans votre première lettre, que vou� avez entendu par-là la substance divine en tant que participable par la nature corporelle : ou selon la notion. .. d ' une vraie et formel le étendue ... J ' ai donc eu sujet de la prendre selon la pre m i ère ; c'est-à-dire d 'entendre par-là la substance divine en tant que participable par la nature corp orelle . Or. je vous assure que je ne vois pas comment je l'aurais pu faire. tant je trouve peu de rapport entre la notion que ces paroles me laissent dans l ' espri t, la substance divine en tant que participable par la nature corporelle. et ce que nous venons de voir que vous di tes de l ' étendue intelligible» 2 •
Ce sont les propriétés que Malebranche a reconnues à ! 'Etendue intell igible qui ont conduit Arnauld à voir, dans cette étendue, une vraie et formelle étendue. Notre âme, par exemple, peut appliquer sur l 'étendue intelligible les sentiments 1. 2.
A RN A UL D , Défense, V Part., 0. C., t. 38, p. 539. A RNAULD, Lettres au Père Malebranche, V I I I , O. C.,
t. 39, p. 1 23.
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qu'elle a des couleurs ou de la lum ière. Or, nous savons bien, et les analyses de Descartes sur ce point sont claires, que notre âme ne peut appliquer ses sentiments de couleur ou de la lumière que sur une vraie et formelle étendue, de même qu' il faut, selon les propres termes de Malebranche, « une toile au peintre, afin qu ' il y applique ses couleurs » . Si c ' est cette étendue intelligible dont Malebranche dit qu'elle est la substance divine en tant que participable par la nature corporelle, Arnauld estime qu' il s ' agit là d 'une manière bien grossière de concevoir la nature divine. Car, on est conduit à faire du Dieu invisible la substance même sur laquelle nous appliquons les couleurs. Ainsi, lorsque nous disons que nous voyons les corps, c 'est cette substance divine, invisible, par nature, que nous apercevons . La logique de ce système renverse toutes nos conceptions les mieux fondées : Dieu invisible , devient visible par les sensations de couleurs que notre âme applique sur sa substance même ; par contre, l' humanité de Jésus- Christ nous demeure invisible, au même titre que les corps réels. « Ceci nous cause, dit Arnauld, un étrange renversement dans les idées que la Religion nous donne de Dieu et des créatures corporelles : car, en prenant le mot de visible dans son étroite signification , pour ce que nous apercevons par l ' entremise de nos yeux , il n'y a point de Chrétien qui ne fasse profession de croire que le Dieu que nous adorons es t inv isible ; mais que le monde qu' il a créé est visible : et c 'est ce qui nous fait dire que la Sagesse éternelle, qui était invisible, s ' est rendue v isible en se faisant homme , et ce qui fait chanter à l ' Eglise , que l ' hum anité de Jésus -Christ, nous fa isant c onnaître Dieu visiblement, c ' est par ce Dieu, rendu visible, que nous sommes embrasés de l' amour des choses invisibles : Ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hune in inv isibilium amorem rapiamur. Mais tout cela est renversé p ar la nouvelle philosophie . . . C ar c 'est D ieu en lui-même qui est v isible : puisque nous appelons visible ce à quoi notre âme applique les sentiments de la lumière intelligible, qu ' on ne peut nier sans impiété, qui ne soit Dieu même. . . ; de sorte que Notre S eigneur, comme Dieu, avait toujours été vu av ant son Incarnation ; puisque, selon lui, il est avec le Père et le St Esprit, cette étendue intelligible infinie, que tous les hommes voient lorsqu' ils pensent voir les corps réels ; mais c ' es t à l ' ég ard de son humanité qu' il a toujours été inv isible puisque ni sa Sainte Mère, ni St Joseph, ni ses disciples , ni quelque homme que ce soit, ne l ' ont jamais vu ; n' ayant tous vu, au lieu de son humanité sainte, qu' une partie quelconque de l' étendue intelligible, rendue v isible par le sentiment des couleurs qu' ils y appliquent » 1 .
Arnauld ne fait que suivre la logique d ' un système. Si l 'étendue intell igible est la substance même de Dieu sur laquelle nous appliquons les couleurs, alors il faut en conclure que Dieu est visible, contrairement à ce que nous a toujours enseigné l a Rel i gion. Il faudra également adm ettre contrairem ent à l ' enseignement des Pères, que Dieu peut être vu par les yeux corporels . On comprend alors les réticences d 'Arnauld à entendre, par étendue intelligible, la substance divine, en tant que participable par la nature corporelle. En effet, cette expression prise dans son vrai sens, pose Dieu dans sa tran scendance absolue à 1 . ARNAULD, Défe nse, Lettre à M . , 0. C. , t. 3 8, p. 409-4 1 0.
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l 'égard de toute créature corporelle. Elle signifie simplement que la substance div ine peut et a pu créer une vraie et formelle étendue, telle qu ' est cel le de la nature corporelle. Il ne s ' ensuit pas que l ' étendue vraie et formelle soi t dans la nature divine. Pour expliquer sa pensée, Arnauld se sert d'une image qui lui a été certainement i nspirée par la lettre de Descartes à Morus du 5 février 1 649. Soit la proposition : j' aime une telle viande en tant qu'elle est saine. Que signi fie+ elle et comment faut-il la comprendre ? Je conçois par là, que je juge cette viande propre à conserver ma santé, c 'est-à-dire utile au maintien de la bonne dispo s ition du composé humain. Autrement dit, la santé que cette viande contribue à me conserver, convient plus proprement à mon corps. Cette viande est saine par rapport à la santé de mon corps, dont elle peut contribuer à m ' assurer la conservation. Elle n' est pas saine parce qu 'elle a en el le-même la santé. El le n'a pas en elle une santé en soi 1 . C ' est aussi de cette façon qu 'il faut comprendre l 'expression : la substance divine en tant que participable par la nature corporelle. Il ne faut pas entendre par là, que la substance di vine enveloppe, dans sa notion, l ' idée d'une vraie étendue. Mais au contraire, que la substance divine peut et a pu créer une vraie et formelle étendue, comme une viande saine peut contribuer à me conserver en bonne santé, quoiqu ' elle ne contienne pas en elle la santé en soi. De même, Dieu peut créer une vraie et fo rm elle étendue sans que l ' étendue so i t en lui formel lement. Cela m arque la toute-puis sance div ine et sa transcendance à l ' égard des choses créées . Aussi, fait remarquer Arnauld, la substance divine en tant que participable par les créatures , c'est Dieu même. La substance divine n'est participable par les créatures corpore lles et spiri tuel les, que parce qu 'elle est la plénitude de l 'être, l ' être même, l ' être des êtres, par la participation duquel tous les autres êtres sont ce qu ' i ls sont. Et, se souvenant très certainement de la définition cartésienne de la subs tance dans la première partie des Principes , Arnauld aj oute que « ce qui fait concevoir que le mot de substance conv ient infiniment mieux à la substance divine qu 'aux créatures est principalement cette cons idération, que c 'est l ' être même et l 'être des êtres, et par conséquent la substance des substances » 2 • Que l 'on dise que l 'étendue intelligible est un être, une substance, qu' elle est la substance divine en tant que participable par les créatures, il ne s ' agit que d'un même être, Dieu en tant qu ' i l a créé le ciel et la terre, et auquel s ' adresse toute adorati on : « Il n ' y a nulle impiété, poursui t Arnauld, à adorer la substance divine en tant que participable par les créatures corporelles. Ce serait au contraire une impiété de ne le v ouloir pas faire, puisque ça été un des principaux objets de l ' adoration de l ' Egl ise Jud aïq ue. C ar adorer l a subs tance d i v ine, en tant que participable par les créatures corporelles , est la même chose que d ' adorer Dieu en tant qu' i l a créé le ciel et l a terre . . . » 3 .
1. 2. 3.
Lettres au Père Malebranche, V I I I , O. C., t. 39, p. 1 24 . ibid. , p. 1 27. A R N A U L D , ibid. , p. 1 29.
ARNAULD,
ARNAULD,
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Or, le Dieu de Malebranche est-il le vrai Dieu ? Le Dieu de Malebranche, si l ' on suit la logique du système, est du nombre de ces fausses divinités qu' il serait impie d'adorer. Parce que le Dieu de Malebranche est un Dieu corporel, il n 'est pas le vrai Dieu. Mais, par contre, le D ieu de Descartes est le Dieu d 'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Pascal en aurait jugé autrement. La discussion porte sur la notion de participabilité. Elle désigne une relation de dépendance dans l 'être entre l 'Etre subsistant par soi, esse per se subsistens, selon le m ot de saint Thomas, et l 'être subsistant par un autre, c 'est-à-dire la créature ou être participant. Ainsi, l 'étendue est créée, cela veut dire qu 'elle tient son existence d 'un autre être. Elle dépend pour exister de celui qui e xi ste par soi et qui est Dieu. Mais, de quel Dieu s ' agit-il ? Du D ieu auquel s 'adresse toute adoration, le Dieu de la Révélation. Ce qui nous est ici révélé c'est qu' il a créé le ciel et la terre. Le monde a donc un commencement. Le monde est contingent, il n'est ni nécessai re, ni éternel . Le monde a été créé par Celui dont Arnauld dit, ici, qu 'il « est la plénitude de l ' être, l 'être même ». En mettant une étendue réelle et formelle en Dieu, qu'est-ce que l ' on suppose ? On suppose en effet que Dieu est causa sui , que D ieu se donne l 'être comme il le donne aux créatures . Ce qui est une impiété. Malebranche, l 'auteur de cette nouvelle philosophie, ne tombe-t-il pas à son tour dans l 'erreur grossière qu' i l reprochait à Spinoza ? Si toute la philosophie de Malebranche se prête à une double lecture, Arnauld a pu le soupçonner d ' avoir une conception spinoziste de Dieu, causa sui. Descartes appliquait à Dieu le concept de causa sui. Après Catérus, l 'auteur des Premières Obj ections, Arnauld , dans les Quatrièmes Objections, avait renouvelé ses craintes. Les réponses de Descartes l ' avait rassuré. Si chez Spinoza Dieu est causa sui, il fait aussi de l' étendue un attribut de Dieu, ce que Descartes s ' est toujours refusé de lui reconnaître. Malebranche introduit en Dieu une étendue réelle et formelle comme l ' un de ses attributs, et il suppose, l 'étendue étant créée, que Dieu est causa sui. Il n ' est pas douteux qu ' Arnauld a reconnu dans Malebranche ces deux thèses de l 'Ethique, et que ses attaques ici contre son adversaire sont inspirées directement par son anti-spinozisme. Mais, n ' est-il pas tout aussi vrai qu'il n'a pas attendu Spinoza pour s' alarmer contre toute application à Dieu, du concept de causa sui ? Ce théologien thomiste est aussi un authentique philosophe. En effet, le philosophe n' est-il pas celui qui a le sens du problème ? « Ce théologien, écrit M. Alquié, découvre avec une extrême lucidité, tout ce qui, chez Descartes , est 'nouveauté ' en ce qui concerne l ' idée de Dieu et le rapport de Dieu et de l'homme. La théorie de Descartes revient à soumettre Dieu à la causalité . . . La conception spinoziste d ' un Dieu cause de soi , les conceptions modernes d'un Dieu qui se fait, et même d'un Dieu qui se fait dans le dev enir du monde, ont là leur prem ière source. Av ec une sorte de pressentiment de génie, Arnauld semble l ' apercevoir » 1 .
Dans ce débat avec Malebranche sur la notion de participabi lité, ce qui se joue c ' est la possibilité de la démonstration de l ' exi stence de Dieu par l ' idée de causalité. Arnauld esti me : « Qu'il n ' y a nulle impiété à adorer la substance divine en tant que participable par les créatures corporelles » . C'est bien parce 1.
ARNAULD,
Q uatrièmes Objections, Garnier II, p.' 646, note 1 .
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qu' i l reconnaît que D ieu est d 'emblée cause du monde, c 'est-à-dire créateur. Aussi, adresse-t-il à la substance divine en tant que participable par les créatures, toute adoration. Il s 'agit du même Dieu devant lequel Descartes s 'arrête quelque temps à l a fin de l a Troisième Méditation, pour « peser tout à loisir ses merveilleux attributs, considérer, admirer et adorer l ' incomparable beauté de cette i mmense lumière» . Nous avons rappelé les réserves d 'Arnauld devant les argwnents par lesquels Malebranche prétend expl iquer les rai sons pour lesquelles l ' étendue ne saurait être dans notre âme, alors qu'il la fait résider en Dieu. Il faut noter que cette discrimination, faite entre Dieu et notre âme, est intolérable à Arnauld. Nous avions rappelé ces argwnents pour justifier le rapprochement que pouvait faire Arnauld entre les thèses de Malebranche et celles de Gassendi et de Morus. Arnauld y revient dans sa Défense ; et c'est pour nous renvoyer à une note de Malebranche insérée dans sa Réponse et qui dit ceci « Il faut remarquer que c 'est une propriété de l' infini, incompréhensible à l' esprit humain d'être en même temps un et toutes choses ; composé pour ainsi dire d'une infinité de perfections et tellement simple que chaque perfection qu'il possède, renferme toutes les autres, sans aucune distinction réelle. Car, comme chaque perfection est infinie, elle fait tout l ' être divin . Mais l'âme, par exemple, étant un être borné et particulier, elle serait matérielle si elle était étendue ; elle serait composée de deux substances différentes, esprit et corps » 1 • Quel est le sens qu'il convient de donner à cette remarque de Malebranche ? Arnauld observe que Malebranche introduit une comparaison entre notre âme et Dieu dans leur rapport à l 'étendue. Il en conclut que Malebranche a voulu dire que, si l'âme était étendue, elle serait matérielle parce qu'elle est un être borné et particulier. Par contre, Dieu qui est un être infini et sans bo rnes et qui, de plus, est très simple, peut être étendu sans être matériel. Il y a donc un risque que l 'âme devienne matérielle, si elle renfermait, en elle, l 'étendue intelligible. Si ce danger existe c ' est, précise Arnauld, pour deux raisons : la première est que l 'on ne prend pas le mot d' intelligible dans son vrai sens, et la seconde, parce qu 'il s 'agit bien d'une vraie et formelle étendue, en longueur, largeur et profondeur, ce qui constitue la nature du corps. Malebranche a donc voulu montrer que la même étendue qui, présente dans notre âme, l a conduirait nécessairement à être matérielle et corporelle, peut être en Dieu sans que Dieu soit matériel et corporel . Il n 'y a donc aucun inconvénient à mettre en Dieu une véritable étendue : puisqu'il ne s 'ensuit pas que Dieu soit corporel . Dieu peut être étendu sans être corps. C'est bien la thèse que Morus défendait dans sa correspondance avec Descartes . L 'étendue en Dieu se confond avec son immensité. Par son immensité Dieu est en tout, il enveloppe tout. Il est partout. La différence entre l ' immensité divine et les corps, réside en ceci que Dieu peut pénétrer les corps, alors que la nature corporelle ne se peut pénétrer soi-même. Ainsi, selon Morus, Dieu est partout, i l est étendu sans être corps. Et l orsqu ' on demande à Malebranche pourquoi Dieu peut-il être étendu sans être corps, il répond que c ' est une propriété de l ' infini « d 'être en même temps un et toutes choses : 1.
A RNAULD,
Défense, V Part., 0. C., t. 38, p. 5 19.
206
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composé pour ainsi dire d ' une infinité de perfections et tellement s imple que chaque p erfection qu ' i l possède renferme toutes les autres, sans aucune distinction réelle». Dans la Somme Théologique, après avoir démontré l 'existence de Dieu, saint Thomas en vient à traiter de la simplicité de Dieu. La première question qu'il se pose est de savoir si Dieu est corps : Utrum Deus sit corpus ? Il répond qu'il n 'est pas corps . Mais, objecte-t-il, il semble bien pourtant « que Dieu est corps : car on appelle corps ce qui a trois dimensions. Or, ! ' Ecriture attribue troi s dimensions à Dieu, lorsqu'elle dit au chapitre II d e Job : Il e s t plus haut que le ciel, plus profond que l 'enfer, plus long que la terre, et plus large que la mer. Donc Dieu est corps» . En effet, est corps, ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur. Faut-il en conclure que Dieu est corporel ? En quel sens faut-il donc entendre le texte de ! 'Ecriture ? > 2 • « Comm ent, se demande-t-il , lui, l ' auteur de la fameuse Logi que, n ' a-t-il pas vu qu'il y avait, qu 'il y aurait bientôt deux chapitres à y aj outer : « De l ' inDuence de Descartes sur la manière de raisonner ; - de l 'inDucnce de saint Augustin sur la manière de raisonner ? Ce que dit Arnauld, ajoute-t-il, des limites que n ' a point passées Dcscan_çs_, �st-bon à dire : mais ces compartiments n ' existent que dans un esprit qui les respecte ; _au moindre mouvement en avan t d 'un esprit moins respectueux, ils tombent, comme un simple paravent » 3 • C'est reconnaître qu' Arnauld est resté fidèle à l ' inspiration cartésienne dans sa conception des rapports de la raison et de la foi. Cc qui l ' effraie ain si que Bossuet cc sont les dév eloppements exagérés que Malebranche, Desgabets donnent de la doctrine de Descartes. Malebranche n ' a-t il pas introduit en Dieu cet ordre mathémati que qui caractér ise la raison cartés ienne ? En procédant ainsi Malebranche renverse le cartésianisme dont l' équilibre entre la raison et la foi avait conquis Arnauld. En cela, Arnauld est un classique . Par aill eurs, en pré sentant dans le chap itre V du livre Des Vra ies e t des Fausses Idées, sa doctrine des idées selon la mani ère des géomètres, Arnauld rejoint les auteurs des Secondes Objections, et aussi Gassendi et Spinoza. Mais son tempérament, ses activités de mathématicien, son goût pour la logique, lui font suivre dans ses propres écri ts, l' ordre synthétique plus apte à convaincre . C' est de cette méthode dont il est question dans la Lo gique de Port-Royal . C ' est aussi cette méthode qu ' i l suit dans sa cri tique de la théorie des idées de Malebranche. Elle consiste à « examiner sérieusement si les preuves en sont solides et convainquantcs ». II suffit pour cela de « mettre ses arguments en forme, en prenant bien garde si les majeures sont générales et nécessaires et si les mineures en sont bi en certaines. C ' est le seul moyen de s ' assurer, si ce qu'on appelle démon stration l ' est véri tablement » 4 . Descartes, pour sati sfaire les auteurs des Secondes Objections, avait accepté de donner de sa philosophie un exposé, selon la méthode des géomètres caractéri sée par l ' ordre synthétique. Il n'a pas manqué cependant de rappeler ses préférences pour l'o rdre analyt ique en métaphysique. Arnauld ne rejettera pas cet ordre puisqu ' il accepte de lire les Méditat ions Métaphysi ques selon l ' ordre même que précon ise Descartes et se montre entièrement satisfait des vérités auxquel les il parv ient en suivant cet
1. 2. 3. 4.
S AINTE- 13EUYE, Port-Roy a l , t. V, 6e éd . , p. 354. SAINTE- 13 EUYE, ibid. , p. 354. S AINTE-B EUVE, ibid. , p. 3 54 - 3 5 5 . ARNA ULD, D éfense, I l Part . , 0. C . , t. 3 8 , p. 4 3 3 .
CARTÉSIAI\1 S ME ET AUGUSTINl S r,..,Œ
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ordre : l' ex istence de Dieu et l' immortal ité de l' âme, q ui sont d ans saint Augustin. Aussi, Arnauld s'est- il montré confiant dans la méthode de Descartes 1 •
1 . Dans l 'affaire Galilée Arnauld et Malebranche ont pris le parti de Galilée. Pascal aussi . Ils auront donc s uivi Descartes. Et ce qu 'il y a de com m un entre ces auteurs dans cette crise provoquée par les progrès de la science moderne qui semblent en contradiction avec la Bible, c'est qu 'ils ne se sont pas sentis obligés de rompre avec leur foi en adhérant à l ' héliocentrisme et en se déclarant partisans de Galilée. Cependant à l 'occasion de cette affaire, Pascal adopte une attitude à l 'égard de la science que ne partage pas entièrement Arnauld et à laquelle Malebranche s 'opposera avec virulence. L 'auteur de la Reche rche de la Vérité proteste vigoureusement, en effet, contre ces perso nnes de piété qui estiment que les sciences sont inutiles ou incertaines (Recherche IV, ch. VI, § 1 et 2, O. C., t. II, p. 5 1 - 52). Malebranche très probablement vise Pascal . Il justifiera devant la conscience chrétien ne l ' étude des mat hématiques et de la physique propédeutique à la purification par laquelle l ' homme se convertit à une religion de l 'esprit. Pascal , en effet, s ' était dit plutôt préoccupé de savoir si l 'âme est immortelle que d 'approfondir l 'opi nion de Copernic. « Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas l ' opinion de Copernic : m ais ceci . . . ! Il importe à toute la vie de savoir si l ' âme est mortelle ou immo11elle » (Pensées 21 8). Pascal se montrera aussi sévère à l ' égard de Descartes . Il reconnaîtra cependant à la raison une autorité en m atière de « sciences abstraite », mathématique et physique. Il considérera que cette rai son est à peu près totalem ent impuissante en matière de métaphysique, de morale et de religi on. Elle ne peut pas nous donner des connaissances ass urées touchant les réalités qui dépassent l 'expérience, l 'im mortalité de l ' âme, l ' exi stence de Dieu. Ce qui se joue, en effet, dans l 'affaire Galilée, c 'est le problème des rapports de la rai son et de la foi qui s'est présenté à diverses époques de façons différentes. Si Descartes, Pascal , Malebranche, Arnauld refusent de se ranger à l ' avis de la Congrégation des Cardinaux qui ont pris la sentence contre Galilée (22 j uin 1 633), ils n 'ont pas pour autant la même conception des rapports de la raison et de la foi. Leur attitude com m une repose sur la règle de la séparation de la raison et de la foi. Cette séparation ne signifie pas pour eux la même chose. Arnauld a suivi Descartes. Il admet la distinction de la raison et de la foi. La philosophie, reconnaît-il, est utile à la religio n. La sépa ration de la raison et de la foi n ' im plique pas leur opposition . Chez Malebranche elle implique au contraire leur confusion. L 'intelligence peut pénétrer la foi, estime Malebranche, mais réciproquement la foi peut aider la raison à résoudre ses propres problèmes . La rai son éclaire la foi, la foi éclaire la raison. Il unit métaphysique et théologie, ce que Descartes et Arnauld distinguent soigneusement. Au cours de notre étude, ces deux points de vue seront abondam ment développés. Quant à Pascal, il admettra que la religion révélée seule peut nous délivrer de l 'incertitude o ù nous sommes touchant notre nature. Il prend en considération le péché. Il en est de même de Dieu. Il est impossi ble d 'aller à Dieu autrement que par le Fils. Pascal contestera l 'efficacité pratique des preuves métaphysiques de l 'existence de Dieu. Celles-ci sont impuissantes à nous conv aincre (Pensée 190). Autre chose de connaître la vérité par la rai son, autre chose de la senlir par le cœ ur. Po ur Pascal, en effet, il n ' y a pas de connai ssance de Dieu sans possession de Dieu. Il n ' y a pas de connaissance de Dieu sans amo ur de Dieu. Toute connaissance vraie de Dieu engage à la pratique des commandements de Dieu. La con naissance de Dieu sans possession ou amour de Dieu, est inutile et stérile. Pascal ne refuse pas to ute utilité à la rai son. Il ne s ' agit pas d ' éli miner la raison. « Soumission et usage de la rai son » voilà, dit-i l, le vrai christianisme. Que la religion surpasse la raison ne signifie pas qu 'elle la contredi se. La raison· par ses propres progrès doit découvrir qu 'il y a une i nfinité de choses qui la surpassent. Elle doi t se soum ettre à l ' infini. Elle n'a pas accès aux vérités révélées. La connaissance des vérités révélées no us est ass urée par le cœ ur qui est supérieur à la raison. Ainsi la disti nction de la rai son et de la foi chez Pascal impli que séparation et soumi ssion, mai s non exclusion. Selon la formule de M. Guillon, avec Pascal , no us est proposée une voie nouvelle : cc �•est plus/idem quaerens intellectum, mais intelleclum quaerensfidem.
CHAPITRE I I
LE CARTÉSIANISME D' ARNAULD DANS LES POLÉMIQUES PHILO SOPHIQ UES
l. LA POLÉMIQUE SUR L'IDÉE DE L'AME
Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées , la polémique où il s ' engage av ec Malebranch e, cond uit Arnauld à voir en s on advers aire un m atérialis te déguisé. Les th èses d e Malebranch e lui paraissent si radicalem ent opposées aux th èses cartésiennes et augustiniennes , qu'il n' hésite pl us à le ranger dans le camp des gassendistes. Q ue dit Malebranche de l' idée de l'âme? Arnauld cite les textes de l' auteur de la Recherche de la Vérité, av ant d 'en faire la critique. Dans ces textes qu' il rapporte fid èlement, Maleb ranche déclare que notre âme se connaît sans idée ; qu' elle ne se conna ît point clairemen t ; qu' elle n' a d' elle-même que des sentiments confus et ténébreux. Elle se sent, mais ne se connaît pas. Ce qui revient à dire que l'âm e est inintelligible à elle-mêm e. La vision en Dieu, un e fois dém ontré e d ans la Recherche de la Vérité, Malebranche é num èr e quatre manières différentes de connaître les ch os es. Nous connaissons les ch os es : 1 ° par elles -mêm es ; 2° par leurs idées, c'est-à-dire par quelque ch ose qui soit différent d 'elles ; 3° par CONSCIENCE ou s entiment intérieur ; 4° par conjecture. Oppos ant immédiatement la connaissance que nous av ons d es corps à celle que nous av ons de notre âm e, Malebranch e conclut : « On ne peut douter que l ' on ne voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées; parce que, n ' étant pas intelligibles par eux -mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l ' être qui les renferme d ' une manière intelligible. Ainsi, c 'est en Dieu, et par leurs idées, que nous voyons les corps avec leurs propriétés; et c 'est pour cela que la connaissance que nous en avons est très parfaite : je veux dire, que l 'idée que nous avons de l ' étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés dont l ' étendue est capable ; et que nous ne pouvons désirer d 'avoir une idée plus distincte et plus féconde de l ' étendue, des figures et des mouvements, que celle que Dieu nous en donne» 1 .
C 'est, en effet, la m ême ch os e de voir un objet en Dieu et de le voir par son idée. La connaissance par idée es t une connaiss ance non s eulem ent claire et 1 . Cité par �RNA ULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXI, O. C., t. 3 8, p. 294.
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LE CARTÉSIA NI S ME D'ARNAULD
distincte, mais parfaite, puisqu 'elle fait apercevoir, avec la chose que l 'on connaît, ses propriétés et les modifications dont elle est capable. « Il n ' en est pas de même de notre âme, nous ne la connaissons point par son idée : nous NE LA voyons point en DIE U : nous ne la connaissons que par CO NSCIE NCE ; et c ' est pour cela que la connaissance que nous en av ons est imparfaite. Nous ne sav ons de notre âme, que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous n'av ions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière , etc . , nous ne pourrions savoir si notre âme e n serait capable ; parce que nous ne la connaissons point par son idée. Mais si nous voyions en Dieu l ' idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps ou nous pourrions connaître , toutes les propriétés dont elle est capable, parce que nous connaissons l ' étendue par son idée» 1 .
Malebranche ne nie pas que nous n'avons aucune connaissance de notre âme. Il se contente de dire que la connais sance que nous en avons est obscure et confuse ; c ' est la preuve que nous ne la connai ssons pas en Dieu, comme les cho ses matérielles . En effet, tout ce que nous connais sons clairement et distinctement nous le connai ssons en Dieu. Tout ce que nous connaissons en Dieu nous le connaissons par l ' idée. Nous n'avons pas d'idée de notre âme. Par contre, nous avons une idée claire et distincte de l 'étendue. C ' est le renversement du cartésianisme, la porte ouverte au matérialisme. Aussi, contre Malebranche, Arnauld va développer toute une série d'arguments. 1 ° Il commence par reprocher à son adversaire d ' avoir négligé de démêler l ' équivoque du mot idée . Aussi, sa pensée nous demeure-t-elle difficilement compréhensible. Et quand Malebranche prétend que l 'âme ne se connaît point elle-même par son idée, Arnauld explique que cette assertion peut se comprendre différemment. Cette criti que nous la connaissons. Elle nous est désormais familière 2 • 2 ° Il est regrettable, en effet, que l 'auteur de la Recherche de la V érité n 'ait pas pris soin dans ses livres de parler avec plus d ' exactitude et de rigueur. Mais Arnauld va plus loin et dénonce l ' insuffisance même de la Vision en Dieu . En appliquant « à notre âme les raisons générales que cet auteur apporte pour rendre probable cette nouvelle pensée, que nous voyons toutes choses en D ieu >> , Malebranche, c ' est le sentiment d' Arnauld, « n 'aurait point dû prétendre que nous ne voyons point notre âme en cette manière » 3 • L 'argumentation d' Arnauld s' inspire de ses préoccupations théologiques et morales. A supposer que les principes qui rendent possible la Vision en Dieu soient vrais, Arnauld s ' indigne que parmi les objets que nous voyons en Dieu, nous ne voyons pas l ' idée de notre âme. Logiquement, nous devrions voir en Dieu l ' idée de notre âme, comme nous y voyons les idées des choses matérielles . L ' âme humaine est créée ; les choses matérielles aussi. Or, Dieu ne crée rien sans en avoir l' idée. L' idée de notre âme se trouve donc en Dieu aussi bien que l' idée de l' étendue. Et ce qu' il y a en Dieu 1 . ARNAULD,ibid. , p. 294. 2 . A R N A U L D , ibid. , ch. VII à XI, 0. C., t. 38, p. 2 11-236. 3. A RNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXII, O. C. , t. 38, p . 299.
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DANS LES POLÉMIQUES PHILOSOPHIQUES
qui représente notre âme, n ' est-il pas aussi spirituel, aussi intelligible et aussi présent à l' espri t que ce qui représente les corps ? « Il est même sans difficulté que ce qu'il y a en Dieu qui représente notre âme, qui a été créée à son image et à sa ressemblance, parce qu ' il a voulu qu'elle fût, comme lui, une nature intelligente, est plus propre à faire que notre âme ne puisse voir en Dieu, que ce qu' il y a en lui qui représente les corps ; qui ne pouv ant être qu ' éminemment et non pas forme l lement étendu, fi guré , div isible, mobile, ne peut être propre à les faire voir à notre esprit qui les doit concevoir étendus , figurés, divisibles, mobiles » 1 .
Pourquoi donc, se demande Arnauld, notre âme voyant les corps en Dieu, ne s ' y voit-elle pas el le-même ? E n faisant dépendre d e Dieu l a connaissance que l 'âme peut avoir d ' elle-même, Malebranche nous aurait fourni un moyen sûr de découvrir, comme nous l 'enseigne ! 'Ecriture, que notre âme a été effectivement créée à l ' image et à la ressemblance de Dieu, c'est-à-dire spirituel le et immortelle. Eclairée de Dieu, elle se connaîtrait soi-même, en même temps que sa véritable destinée 2 • Arnauld e xige donc de Malebranche un renversement de perspectives, afin de sauver la spiritualité de l ' âme et de consolider sa dépendance étroite à l' égard de D ieu. Par-là même, il assure la divinité de Dieu. L'âme est faite pour Dieu. La conduite de Dieu serait indigne de lui, donc imparfaite, s ' i l n 'éclairait pas directement notre âme. Sa volonté ne serait pas conforme à l ' ordre, « si, nous faisant voir toutes les choses matérielles en lui, il n ' y avait que notre âme, au regard de laquelle, il ne nous ferait pas la même grâce de nous la faire voir en lui» 3 • Arnauld prend appui sur la volonté divine, expression de la toute puissance. Arnauld et Malebranche n ' interprètent pas de la même façon les rapports entre les perfections divines. Malebranche fait appel à la Sagesse divine. C' est, précisément, parce que nous sommes éclairés par la Sagesse de Dieu que, selon Malebranche, nous devons conclure du fait que nous ne voyons pas en Dieu l ' idée de notre âme, que Dieu n 'a pas voulu découvrir à notre âme ce qui en lui la représente. Arnauld, au contraire, accorde la primauté à l ' attribut de la toute puissance. Fort de l 'enseignement des Pères, il ne peut concevoir qu 'un esprit fini puisse accéder jusque dans le conseil de Dieu. Malebranche nous fait participer directement aux idées divines . C ' est pourquoi Arnauld accuse Malebranche d 'impiété. Aussi persiste-t-il à rappeler, contre son adversaire, que la manière ordinaire de v oir les choses tant que nous sommes en cette vie, n ' est point de les voir en Dieu. Dieu ne découvre ses divines idées qu 'aux bienheureux. Arnauld manifeste par là son attachement aux thèses de saint Thomas . 3 ° Mais venons-en à l 'essentiel, c'est-à-dire à la critique des rai sons qui fondent, chez Malebranche, la thèse que « nous n'avons point d 'idée claire de notre âme et que nous en avons de l 'étendue ». C 'est sur un point fondamental de la phi losophie de Malebranche que va s ' appli quer la criti que d' Arnauld. Il oppose à Malebranche, Descartes et saint Augustin . Nous savons que le Docteur 1. 2. 3.
ARNAUL D , ARNAULD, ARNAULD, F
ibid. , p. 299. ibid. , p. 299. Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XX I I , O. C.,
t.
38, p. 300.
28 8
LE CARTÉSIAN1Sl\1E D'ARNAULD
augustinien a immédiatement apprécié chez Descartes le Cogito comme principe de sa démonstration de l ' immortalité de l ' âme et de l ' existence de Dieu. C' est ce qui l ui vaut d ' être rapproché de saint Augustin. Arnauld, discipl e d e saint Augustin et adepte de l a philosophie nouvell e, reprend à son compte cette évidence augustino- cartésienne. Aussi, au chapitre V du livre Des Vraies e t des Fausse s I dée s, l a première vérité qu' il découvre, en faisant « une sérieuse réflexion sur ce qui se passe dans son esprit», c' est l ' existence du sujet en tant que substance pensante : «je suis assuré que je suis, dit-il, parce que je pense ; et qu ' ainsi je suis une substance qui pense» . De ce point de départ ferme et inébranlabl e il déduit deux autres évidences dans l' ordre : «je suis pl us certain que je suis, que je ne le suis que j' ai un corps, ou qu' il y a d ' autres corps : car je pourrai douter qu'il y a des corps, que je ne pourrai pas pour cela douter que je fusse» . En d' autres termes, l 'âme est pl us aisée à connaître que l e corps et de ce fait mieux connue que l e corps. «J e connais l ' être parfait l ' être même, l ' être universel ; et ainsi je ne puis douter que je n' en aie l 'idée, en prenant l ' idée d ' un objet pour la perception d ' un objet, selon l a troisième définition» 1 • Cet «ordre des raisons» , respecte celui des M éditatio ns M étaphy sique s. Comme chez Descartes, Arnauld en déduit, pour ce qui est de l 'âme, qu' ell e est mieux connue que le corps, qu' elle est substance spirituell e radicalement distincte du corps. C' est sur cette distinction qu'il fait reposer, comme tous l es disciples de Descartes, l ' immortal ité de l ' âme. Mal ebranche procédera différemment. D' abord, chez lui, l e Co gito n'est pl us premier. Il perd la positivité qu' il avait chez Descartes et qui donnait satisfaction à Arnauld. Il sert chez l ui à distinguer les deux substances âme et corps, et permet d ' opposer l a clarté de l ' idée d' étendue à l ' obscurité du sentiment. La connaissance du Cogito ne s' accompagne pas de la connaissance cl aire de soi. Certain de mon existence par sentiment intérieur, je n' ai pas une idée claire et distincte de mon âme. La certitude de mon existence n' est pas rattachée à l a connaissance claire de mon essence ou de l ' idée de mon âme. Cependant, je vois clairement et distinctement ce qu' est l a matière. J ' ai, en effet, de l a matière une id ée claire et distincte ; cette idée m' apprend que l a matière doit se réduire à l ' étendue et que l ' étendue constitue l ' essence des corps : c' est dire que l ' étendue est l a condition nécessaire et suffi sante de tous les corps, même du mien ; sans ell e, aucun corps n' est possible. La connaissance claire porte sur l ' idée d' étendue qui, par conséquent, est a priori nécessaire et objective, apte à promouvoir des connaissances exactes. Malebranche rompt avec Descartes. C' est l e sentiment d' Arnaul d. En effet, de sa conception du Co gito , Malebranche affirme que nous n' avons pas une connaissance claire de notre âme, c' est-à-dire une connaissance par idée. La connaissance que nous avons de nous-mêmes est obscure et confuse, une connais sance par sentiment. Je ne connais cl airement et distinctement que l a seul e étendue. Par définition, toute idée est claire et distincte. De même toute connais sance claire est une conmissance par idée. D' où ce texte de Mal ebranche « J ' ai dit en quelques endroits , rappelle Mal ebranche , et même j e crois av oir suffis amment prouvé d ans le troisième livre de la Recherche de la Vérité, que 1.
ARNAUL D ,
Des Vraies et des Fausses Idées, ch. V , O. C . , t. 3 8, p. 201-202.
DANS LES POLÉMIQUES PHILOSOPHIQUES
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nous n' avons point d ' idée claire de notre âme, et qu'ainsi nous la connaissons beaucoup plus imparfaitement que nous ne faisons l' étendue. Cela me paraissait si évident, que je ne croyais pas qu' il fût nécessaire de le prouver plus au long. Mais l' autorité de M. Descartes qui dit positivement que la nature de l' esprit est plus connue que celle de toute autre chose, a tellement préoccupé quelques-uns de ses disciples, que ce que j 'en ai écrit n'a serv i qu'à me faire passer dans leur esprit, pour une personne faible qui ne peut se prendre et se tenir ferme à des vérités abstraites . . . Cependant, la question présente est tellement proportionnée à l'esprit, que je ne vois pas qu ' il soit besoin d' une grande application pour la résoudre : et c'est pour cela que je ne m'y étais pas arrêté » 1 .
C'est Arnauld qui rappelle, dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées cette déclaration de Malebranche. Elle est suffisamment explicite sur le différend qui les oppose . L' argumentation de Malebranche repose sur sa définition de l 'idée. Toute idée est par nature claire. Malebranche appelle idées claires, celles qui produisent la lumière et l' évidence, et par lesquelles on a compréhension de l' objet (si on peut parler ainsi), c' est-à-dire qui sont telles, qu' en les consultant, on peut apercevoir, d' une simple vue, ce qu' elles enferment, et ce qu' elles excluent, et reconnaître par là toutes les propriétés de l' objet, et les modifications dont il est capable. C ' est parce que j 'ai une idée claire de l 'étendue que je puis connaître a pri ori tout ce qui lui appartient et tout ce qu'elle exclut 2 . Malebranche affirme la distinction réelle de l 'âme et du corps à partir de la considération d'une seule idée, l 'idée d'étendue. Cette idée qui m ' éclaire me découvre toutes les propriétés qu'elles renferment. J'en exclus naturellement tout ce qu' elle ne me montre pas clairement m 'appartenir. C ' est ce que Descartes appelle idée adéquate. Mais Descartes nous fait bien remarquer qu'une telle idée n ' est pas accessible à l 'esprit de l ' homme. Posséder une idée adéquate, c'est égaler la toute-puissance divine, car Dieu seul peut connaître d'une simple vue toutes les propriétés que renferme une idée 3 • Arnauld invoque donc contre Malebranche la conception cartésienne des idées. Descartes enseigne que nous pouvons avoir une idée claire et distincte d'un objet sans avoir une connai ssance exhaustive de toutes ses propriétés. Il admet que nous avons une idée claire et distincte de Dieu qui nous permet d 'en connaître les attributs essentiels. Cette idée de D ieu, quoique claire et distincte, est s uffisante pour fonder une connaissance vraie de Dieu. Mais elle n'est pas adaequatam qualem nemo habet non modo de infinito, sed nec forte etiam de ulla alia re, quamtumvis parva. Autrement dit, une idée pour être claire n ' a pas besoin d ' être adéquate, parfaite. L'idée peut être claire sans être adéquate 4 • Mais s ' il faut admettre qu 'une idée pour être claire doit être adéquate, il faut alors avouer que nous n ' avons pas d'idée claire de notre âme. Nous n'en aurons pas non plus de l 'étendue. Il faut remarquer ici que Arnauld raisonne contre Malebranche, installé dans la pensée cartésienne. En effet, avoir l ' idée adéquate d'une chose, de l ' âme ou de l 'étendue 1 . Cité par A RNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXIII, O. C., t. 38, p. 305. 2. A RNAULD, ibid. p. 3 05. 3 . DESCARTES, Réponses aux Quatrièmes Objections, cité par ARNAUI...D, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXI II, O. C., t. 38, p . 306. 4. DES CARTES , ibid. , p. 306.
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LE CARTÉSIANISME D 'ARNAULD
est, selon Descartes, un privilège qui n'appartient qu'à Dieu s eul. Ce serait égaler la toute-puissance div ine que d e p enser que nous av ons l'id ée adéquate de l'âme ou d e l'étendue. Les forces de notre esprit ne s ont pas suffisamment étendues pour nous ass urer un dénombrement complet de toutes les propriétés contenues dans l'idée d 'une chose. Arnauld r efuse d onc de se placer dans la p erspective malebranchiste. Il r etourn e contre Malebranche s es propres textes, en les interprétant, comme s 'ils s'inspiraient des thès es cartésiennes . Ce qui lui permet de commenter, à l'intention de s on adv ersair e, les v érités cart és iennes a ux quelles, apparemment, celui-ci a cessé de croire. Mais, puisque Malebranche continue à s outenir que nous av ons l'idée claire de l'étendue, ce que Arnauld assimile à l'id ée adéq uate de Des cartes, et q ue nous n'av ons pas d' idée de notre âm e, peut-il nous expliquer p our quelles rais ons les Epicuriens ont prétendu que l'étend ue était capable de p enser ? L'auteur d e la Re cherche de la Vérité affirme très nettement que, q uand on a l'id ée claire d 'une chose, on voit, sans p eine et d'une v ue simple, ce q u'elle enferme et ce q u'elle exclut. Quand il a cons ulté l'idée d'étend ue, Malebranche y a trouvé des rapports de d istance, d es fig ures, des mouvements. Il en a conclu q ue ces rapp orts n'étaient point des p erceptions, des raisonnements, des plaisirs, des dés irs, des sentiments, en un mot des p ens ées. Celles- ci appartiennent donc à l'âme. Si les Epicuriens ont attribué la pens ée à l'étendue, c'est qu'ils n'ont pas eu, comme l'auteur de la Re cherche de la Vérité, une connaissance exhaustive des propriétés qui appartiennent à l'étendue. C'est donc la preuv e que la thès e de Malebranche n'est pas fond ée, que l'idée claire n'est pas s ynonyme d'id ée ad équate, et q ue l'id ée d'étendue n'est pas aussi év idente que le prétend Malebranche. Et, si nous dev ions donner raison à Malebranche, nous d evrions admettre q ue ce q ue les Epicuriens nous disent d e l'idée d'étend ue est vraie, à sav oir que l'étend ue est capable de penser. Seront définitiv ement compromises la spiritualité d e l' âme et sa distinction réelle d'avec le corps, sur q uoi rep ose la preuv e d e s on immor talité. Si nous dis ons que les Epicuriens ont tort, cela signifierait q ue nous ne posséd ons aucune idée claire ni de l'étendue, ni de l'âme. Nous s erions ainsi conduits au p yrrhonisme. C'est en effet au scepticisme q ue Malebranche nous conduit lorsq u'il nous refuse le privilège d e connaître notre âme par s on idée. Est -ce qu'une telle conception ne revient pas à dire que les propriét és q ue nous r econnaiss ons à notre âme nous ne les connaiss ons que par rais onnement, en sous-entendant par-là que la connaissance que nous en avons est arbitraire et sans fondement ? Arnauld n'hésite pas à rapprocher la thèse d e Malebranche av ec ce que dit Hobbes dans s es objections à Descartes. «Ce philos ophe anglais prétendait aussi q ue nous n'avions p oint d'idée de ce q ue nous ne connaiss ions que par un ra is onnement » 1 • Arna uld cite un extrait d e la trois ième Obj ection s ur la trois ième Méditation: « J' ai déj à, souv ent rem arqué , dit-il , que nous n ' av ons aucune idée ni de Dieu, ni de l ' âme. J ' ajoute ici, que nous n ' en avons point aussi de la substance ;
1.
A R NAUL D ,
Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXIII, O. C., t. 38, p. 321.
DANS ŒS POLÉMIQUES PHILOSOPI-IlQUES
29 1
car nous ne la connaissons que par le raisonnement : et ams1 nous ne la concevons point et n'en avons point d'idée» 1 .
A cette définition de Hobbes répond, comme un écho, cette affirmation de Malebranche que rapporte Arnauld : « Il est nécessaire de faire de grands raisonnements pour s'empêcher de confondre l'âme avec le corps. Mais si l'on avait une idée claire de l'âme , comme l ' on en a du corps, certainement on ne serait point obligé de prendre tous ces détours pour la distinguer de lui ; cela se découvrirait d'une simple vue , et avec autant de facilité que l'on reconnaît que le carré n'est pas le cercle» 2 •
Arnauld est i mmédiatement frappé par la similitude des deux textes. Or, cette conception de Hobbes, dont Malebranche se rapproche, a été réfutée par les auteurs de la Logique comme contraire à la Religion et à la vraie philosophie. Ces rai sonnements selon Hobbes sont des conventions. Si tout ce que nous affirmons de l ' âme reste arbitraire et sans fondement, c ' est dire que le raisonnement est incapable de démontrer avec certitude absolue l 'immortalité de l ' âme. Aussi, Arnauld s 'efforce-t-il, dans la Logique , de montrer le rapport entre l ' idée et le jugement, l ' idée et le raisonnement. L' idée c'est la possibilité d ' application du jugement vrai . Ce qui est arbitraire ou conventionnel c'est « l ' accord que les hommes ont fait de prendre de certains sons pour être signes des idées que nous avons dans l'esprit» 3 • Mais lorsque le jugement représente exactement ce que nous avons dans l 'esprit, il exprime exactement la nature des choses . Il n ' y a pas de jugement qui ne soit la représentation d ' une idée. Aussi Arnauld défend-il, dans la Logique la vraie phi losophie des idées qui est celle de Descartes. La réponse de Descartes à Hobbes vaut donc aussi pour Malebranche : « j 'ai aussi souvent remarqué, que j 'appelle idée la perception que nous avons de tout ce que nous connaissons par raisonnement, aussi bien que tout ce que nous connaissions d 'une autre manière » 4 • Il faut donc en déduire que l ' idée claire est la perception de tout ce que nous connaissons clairement par des raisonnements, quelque longs qu'ils puissent être, pourvu qu' ils soient démonstratifs, aussi bien de tout ce que nous connaissons clairement d'une autre manière. La philosophie cartésienne des idées permet seule de démontrer rationnel lement la spiritualité de l ' âme, son immortalité, de même que l'existence de Dieu et ses attributs essentiels. Nier que nous avons l ' idée de l ' âme, c ' est nous empêcher d 'avoir une connaissance rationnelle de la nature de l 'âme. L'immor talité de l 'âme serait une croyance qui échapperait totalement à la philosophie, à la raison . Dès lors, se pose un problème grave : comment convaincre l ' incroyant, le libertin épicurien qui n 'a pas la foi ? On ne peut rien démontrer de ce qu 'on ne connaît que confusément et obscurément. La philosophie de Malebranche apparaît à Arnauld comme l 'anti -cham bre de l ' agnosticisme padouan. Aus si convient-il de sauvegarder 1 . ARNAULD, ibid. , p. 3 2 1 . 2 . ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXIII, O. C. , t. 38, p. 32 1. 3. ARN AULD , La Logique ou l' art de penser, ch. I, p. 42. 4. Cité par ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXIII, O. C. , t. 38, p. 32 1.
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LE CARTÉSIANISME D 'ARNAULD
l'apport positif de Descartes, dont la philosophie constitue le seul rempart ferme contre le pyrrhonisme et l 'irréligion 1 • 1 . Malebranche trouve aujourd 'hui un défenseur contre les accusations d 'Arnauld : c'est M. Ferdinand Alquié. Dans son livre, le Cartésianisme de Malebran che, M. Alquié écrit : « Malebranche semble être beaucoup moins éloigné de Descartes qu'il ne le dit lui-même quand il déclare que nous n 'avons pas d 'idée de l 'âme ... En sorte que les deux philosophes expriment en réalité la même thèse avec des motifs différents et qu'on ne les oppose qu 'en appliquant à tort le vocabulaire de l 'un à la pensée de l 'autre. C'est pourquoi nous nous croyons autorisés à parler chez Malebranche d 'un cartésianisme non exprimé, d 'un cartésianisme implicite » (p. 961 00). Après une analyse lumineuse des thèses respectives de Descartes et de Malebranche, M. Alquié conclut à leur identité de point de vue. Le problème est celui de la connaissance de notre âme. Pour Malebranche, l ' affirmation «je suis une chose qui pense » n'exprime pas une vérité de raison. Elle traduit seulement une expérience vécue. L'âme est connue par sentiment et non par idée. Pour Descartes, cette même affirmation, note M. Alquié, est le fondement de toute science et constitue le critère de l 'évidence. L'âme est connue par idée claire et distincte. Cette idée est « plus aisée à connaître » que le corps et de pl us, en tant qu'elle est l 'idée du moi pensant, elle est inséparable de l 'idée de Dieu qui, elle, est la plus claiFe de toutes. Malebranche accorde à Descartes, que je puis, au niveau du «je pense », atteindre avec certitude l 'existence de mon esprit. Mais il maintient que nous ne connaissons notre pensée que « par sentiment intérieur ou conscience ». Privé de l 'idée de mon âme, «je ne suis que ténèbres à moi-même » , e t « ma substance me paraît inintelligible ». Arnauld est i nquiet. Dans les textes que nous venons d 'étudier, dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, il se demande comment, si nous n ' avons pas une idée claire de l ' esprit, nous pouvons affirmer que son essence est la pensée ? M. Alquié qui est en possession du dossier d 'accusation, répond en montrant que Malebranche dit presque la même chose que Descartes. Arnauld, au contraire, a toujours rejeté cet accord entre Descartes et Malebranche. Retenons ces trois points de l 'interprétation de M. Alquié : 1 ) La définition de la pensée, dit-il, reste équivoque chez Malebranche et chez Descartes. Tantôt la pensée est définie par l 'entendement, sont alors exclus, les plaisirs, les douleurs, les volitions qui ne dépendent pas de l 'entendement. Tantôt, ils sont pris pour des modifications de la pensée sans dépendre de l 'entendement. Ce qui résulte d 'une définition de la pensée par la conscience, en général (MALEBR ANCHE, R.d.v., Ecl. II, O. C., t. III, p. 39-4 1 ). 2) Selon Malebranche, la connaissance que nous avons de notre âme par sentiment n 'est pas parfaite. Mais il ne la tient pas pour fausse et illusoire. Il ne la considérait pas comme parfaite. La connaissance parfaite est adéquate. Elle est accessible à Dieu seul et aux bienheureux (Réponses aux Quatrièmes Objections ; A . GrnœUF, 1 5 janv. 1 642). En affirmant que Dieu nous cache l'idée qu'il a de notre âme, Malebranche rejoint Descartes, pour reconnaître que la connaissance que nous avons de notre âme n 'est pas parfaite et adéquate, mais elle reste vraie et certaine (R . d . v . I I I , II, VII, § IV, O. C . , t. I, p. 4 5 1 -453). 3) Pour Mal ebranche, l a connaissance que nous avons d e notre âme est une connaissance d e fait, a posteriori. Elle n e comporte aucune intelligibilité a u sens mathématique. C ' est dire que Malebranche comme Descartes ne pense pas que l 'on puisse constituer une science de l'âme analogue à la géométrie. Puisque Descartes renonce à constituer une théorie scientifique et déductive de l 'âme, en ce sens, estime M. Alquié, on peut bien maintenir que l ' âme n 'est connue chez lui que par sentiment. En somme, conclut M. Alquié, ce qui nous trompe c'est la différence des formules : car, dans le fond, la pensée des deux philosophes est semblable. Arnauld confirme, en un sens, l 'interprétation de M. Alquié, lorsqu 'il reproche à Malebranche de ne pas utiliser les mêmes mots que Descartes, s'il est du même sentiment que lui. Il lui reproche d'avoir inventé la notion d 'étendue intelligible, d'êtres représentatifs, en somme de ne pas parler comme Descartes. « Ainsi, les créatures devant être en Dieu comme dans leur cause, et n'y pouvant être formellement, on a été obligé de chercher un mot, po ur marquer la manière dont elles y étaient ; et on n 'en a point trouvé de plus propre, que de dire, qu'elles y étaient émine mme n t. . . M. Descartes qui n'était pas homme à se servir d'une distinction de l'Ecole, s'il ne l 'avait jugée bien fondée, se sert de celle-ci en pl usieurs endroits de ses ouvrages, et surtout dans la Réponse aux Secondes Objections, où il devait parler avec plus d'exactitude, puisqu 'il y entreprend de prouver, par la méthode des Géomètres, l 'existence de Dieu et de la distinction réelle de notre
DANS LES POLÉMIQUES PHILOSOPI-IlQUES
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2. LA POLÉMIQUE SUR L'IDÉE DE DIEU
La discussion sur la nature des idées conduit Arnauld a réfuter aussi les preuves malebranchistes de l'existence de Dieu. Les rapports, ici, entre la théorie des idées et la métaphysique sont clairement reconnus. Chez Descartes, la théorie des idées prépare les preuves de l 'existence de Dieu. Celles-ci sont développées dans les Méditations Métaphysiques. Dans la Troisième Méditation, l'existence de Dieu est démontrée par la considération de son idée envisagée du point de vue de sa réalité objective. Dans la Cinquième Méditation, l ' existence de Dieu est démontrée par la considération de l' idée de parfait. C'est cette preuve que l 'on appellera à la suite de Kant, l' argument ontologique. Toutes ces preuves reposent sur la conception de l ' idée. Dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, examinant les preuves malebranchistes, Arnauld admet que son adversaire dans certains textes est resté très fidèle à Descartes, surtout lorsqu'il a reconnu que nous connaissons Dieu par idée. Arnauld rappelle quelques-uns de ces textes . Il cite, par exemple, cette remarque de Malebranche dans les Eclaircissements « Les hommes disent quelquefois qu ' ils n'ont point d 'idée de Dieu et qu'ils n ' ont aucune connaissance de ses volontés , et même ils le pensent souvent comme ils le disent. Mais, c'est qu' ils ne connaissent pas ce qu'ils savent peut être le mieux : car où est l ' homme qui hésite à répondre lorsqu'on lui demande si Dieu est sage, juste, puissant ; s ' il est ou n 'est pas triangulaire, divisible, mobile, sujet au changement, quel qu' il puisse être ? Cependant, on ne peut répondre, sans crainte de se tromper, si certaines qualités conviennent ou ne conviennent pas à un sujet, si l ' on n ' a point d' idée de ce sujet » .
Malebranche ajoute aussi, e t toujours dans l e même livre, que
âme d ' avec notre corps . L'Auteur de la Recherche de la Vérité ne se sert pas de ces mêmes mots ; mais il s ' explique en des termes qui reviennent au même sens . . . Mais on est bien empêché de savoir en laquelle de ces deux manières il a prétendu que Dieu renferme en lui même cette étendue intelligible infinie dans laquelle il veut que nous voyions toutes choses ». (Des Vraies et des Fausses Idées, p. 256). « Il est vrai que s 'il prenait le mot d 'idée comme M. Descartes et les plus habiles philosophes, pour les perceptions que les natures intelligentes ont de leurs obj ets cela donnerait un grand jour à cette matière et on ne pourrait douter que, par l'étendue intelligible, il n 'eut entendu l'étendue en tant qu'elle est idéalement en Dieu . .. Mais ce qui fait que ces expressions et d'autres semblables sont au moins ambiguës ... c 'est qu'il déclare en plusieurs endroits, qu'il n 'entend point, par le mot d ' Idées les perceptions que les natures intelligentes ont de leurs objets, mais certains êtres représentatifs distingués des perceptions et préalables aux perceptions ». D'où toutes les confusions, les « brouilleries » et les variations que dénonce Arnauld. Le livre Des Vraies et des Fausses Idées est une vaste entreprise pour démêler les significations m ultiples et parfois contradictoires que recouvrent les mots qu 'utilisent Malebranche. Précisément, Arnauld en conclut non pas à l 'identité de point de vue entre Malebranche et Descartes, mais à l '« anti-cartésianisme implicite de Malebranche » , puisqu'il lui reproche explicitement d e vouloir cacher s a pensée. L'attitude d'Amauld s 'explique dans le fond, par ses préoccupations de logicien, mais aussi par le climat de méfiance et de suspicion qui règne au xvue siècle. Les textes replacés dans leur contexte propre du XVII e siècle, o nt une résonance aujourd ' hui qui nous échappe, une résonance hobbésienne et gassendiste, à laquelle Arnauld a pu être sensibl�.
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LE CARTÉSIANISME D' ARNAULD
« si nous n • avions point en nous-mêmes l 'idée de l 'infini. et si nous ne voyions pas toutes choses par l 'union naturelle de notre esprit avec la raison universelle et infinie, il me paraît évident que nous n • aurions pas la liberté de penser à toutes choses » .
Ou encore « il y a toujours idée pure et sentiment confus dans la connaissance que nous avons des choses, comme actuellement existantes, si on excepte celle de Dieu et celle de notre âme. J'excepte l 'existence de Dieu, car on la reconnaît par idée pure et sans sentiment, son existence ne dépendant point d 'une cause et étant renfermée dans l ' idée de l ' être parfait, comme l 'égalité des diamètres est renfermée dans l 'idée du cercle » 1 •
Autrement dit, même la connaissance mathématique se compose d ' idée claire et de sentiment confus , à plus forte raison la connaissan ce sensible. D an s la connaissance mathématique, l 'impression que fait sur notre âme l 'être mathéma tique, forgé à partir de l 'étendue intelligible, est une impression infinitésimale, mais qui relève, néanmoins, de l 'ordre du sentiment. L'on peut même ajouter que dans le domaine de la morale, la connaissance des rapports de perfection s 'accompagne aussi dans l ' âme d ' un sentiment d ' estime ou de haine. Selon Malebranche, Dieu seul est connu par idée sans que v ienne s ' y ajouter le sentiment. Pourquoi ? Parce que Dieu est esprit pur. L'âme par contre n 'est pas connue par idée, mais par sentiment. Mais l'âme humaine est une âme incarnée. Dans la Recherche de la vérité, Malebranche revient encore sur cette remarque : « Enfin la plus belle preuve de l ' existence de Dieu, c'est l ' idée que nous avons de l'infini ; car il est constant que l 'esprit aperçoit l' infini, quoiqu'il ne le comprenne pas et qu'il a une IDÉE TRES DISTINCTE DE DIEU. Non seulement, ajoute Malebranche, l' esprit a l'idée de l ' infini, il l ' a même avant celle du fini, sans penser s' il est fini ou infini. Mais afin que nous concevions un être fini, il faut nécessairement retrancher quelque chose de cette notion générale, laquelle, par conséquent, doit précéder » 2 •
Qu' y a-t-i l, en effet, de plus conforme à la pensée de Descartes que d 'avouer que nous avons une idée de l ' infini, une idée de Dieu ? Arnauld note bien la similitude des textes de Malebranche avec ceux de Descartes. « C ' est reconnaître, dit-il , en l a matière que M . Descartes a pri s ce mot, puisque c ' est approuver la démonstration qu'il a donnée de l ' existence de Dieu fondée sur ce que l' existence nécessaire est aussi évidemment renfermée dans l' idée de l'être parfait » 3 •
Arnauld est bien persuadé que les textes de Malebranche qu'il rapporte dans le livre Des Vraies et des Fausses Idées, auraient obtenu l ' approbation de Descartes. Ces textes attestent, en effet, que Malebranche, comme Descartes, reconnaît que nous avons l 'i dée de Dieu. Cette idée de Dieu est claire et très distincte, elle renferme l' existence nécessaire avant celle du fini , d 'où sa positivité. Aussi, dès 1 . Cité par A RNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXVI, O. C . , t. 38, p. 333. 2. Cité par ARNAULD, ibid. , p. 334. 3. ARNAUL D , ibid. , p. 333.
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DANS LES POLÉMIQUES PHILOSOPIDQUES
que nous avons reconnu l ' idée de Dieu, il devient alors possible de démontrer l 'existence de Dieu. C ' est donc sur l ' idée de Dieu que repose toute vraie démonstration de l 'e xi stence de Dieu. En relevant l 'accord entre certains textes , de Malebranche et ceux de Descartes, Arnauld nous donne le sentiment d être pleinement satisfait des preuves cartésiennes de l ' existence de Dieu. Compte tenu des malentendus suscités par la théorie cartésienne des idées sur laquelle repose précisément les démonstrations de l ' existence de Dieu, on peut se demander légiti mement si Arnauld a bien compris l 'argumentation de Descartes. Avant , même d ' y répondre, une chose est certaine : Arnauld n a pas compris , Malebranche. L oratorien après nous avoir habitué à l'idée de Dieu, déclare avec autant d 'assurance que nous n'avons pas d 'idée de Dieu et que nous connaissons Dieu par lui-même, c'est-à-dire sans idée : « On connaît les choses par elles-mêmes et sans Idées , lorsqu' étant très intelligibles elles peuvent pénétrer l' esprit et se découvrir à lui ... Or, il n ' y a que Dieu que l ' on connaisse par lui-même ; il n'y a que Dieu que nous voyions d ' une vue immédiate et directe » 1 •
En confrontant ces séries de textes, il est difficile d ' admettre qu' ils sont du même auteur. Aussi, Arnauld accuse-t-il Malebranche de se contredire. L'accu sation a une portée qui va au-delà des besoins de la simple polémique. Elle tend à discréditer, certes, l 'auteur de la Recherche de la Vérité, mais elle ruine tout ce que Malebranche dit de Dieu et particulièrement dans le Traité de la Nature et de la Grâce. En effet, la théologie de Malebranche est une méditation attentive sur « l ' idée vaste et immense de l 'être infiniment parfait » 2 , qu ' i l nous invite à consulter « lorsqu 'on prétend parler de Dieu avec quelque exactitude » 3 • Car, ajoute-t-il, « pour bien juger des expressions dont on se sert en parlant de Dieu, il ne faut pas regarder s i elles sont ordinaires, mais discerner avec soin si elles sont , claires et si elles s' accordent parfaitement avec l' idée qu ont tous les hommes de l 'être infiniment parfait » 4 • Mai s comment cette déclaration peut-elle s 'accorder avec ce qu' i l prétend, par ailleurs, à savoir que nous connaissons Dieu par lui-même et sans idée, c'est à-dire, ajoute Arnauld, « sans idée claire et distincte » ? Malebranche ne rend-il pas impossible tout discours vrai sur Dieu ? Ne nous condamne-t-il pas à parler de Dieu sans avoir une idée de Dieu, autrement dit, à parler de D ieu sans savoir de quoi nous parlons ? Ce qui serait absolument insensé. En lisant Malebranche, Arnauld, manifestement, pense aux adversaires de Descartes . L'un d ' eux, Gassendi, lui avait objecté dans le livre des Instances : omnes homines Dei in se ideam non animadvertere. Gassendi nie que tous les hommes puissent trouver en eux l 'idée de Dieu. Le rapprochement entre les thèses de Malebranche et celles de Gassendi s ' est donc imposé à l 'esprit d'Arnauld, qui rappelle à l 'oratorien « que tous les adversaires de Descartes, qui n'ont point voulu demeurer d'accord de la solidité de ses preuves de l 'existence de Dieu par l 'idée de l 'être parfait, se sont 1. 2. 3. 4.
Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXVI, O. C. , ibid. , p. 335. ARNAULD, ibid. , p. 335. ARNAUL; D, ibid. , p. 3 3 5 .
ARNAUL D ,
ARNAULD,
t.
3 8, p. 334.
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LE CARTÉSIANISME D' ARNAULD
toujours opiniâtrés à nier que nous ayions aucune idée de Dieu » 1 • Voilà, en peu de mots, Malebranche rangé parmi les anti-cartésiens, et rapproché du plus grand d 'entre eux, Gassendi. L 'erreur de Gassendi est de n 'avoir pas pris le mot idée comme Descartes l 'a pris dans ses Démonstrations, pour la perception que nous avons d'un objet. Descartes nous a bien précisé que, pris en ce sens, « personne ne peut nier qu' il n' ait l ' idée de Dieu à moins qu ' il ne dise qu'il n'entend pas ce que veulent dire ces mots : la plus parfaite de toutes les choses que nous puissions concevoir : car c'est ce que tous les hommes entendent par le mot de Dieu. Or, dire que l 'on n 'entend pas des mots aussi clairs que ceux-là, c'est aimer mieux se réduire soi-même aux dernières extrémités, que d ' avouer qu ' on a eu tort de combattre le sentiment d ' un autre . . . On ne peut guère s ' imaginer de confession plus impie que celle d 'un homme qui dit qu' il n' a point d ' idée de Dieu dans le sens que j' ai pris ce mot d ' idée : car c'est faire profession de le connaître ni par la raison naturelle, ni par la foi, ni par quelque autre voie que ce soit ; puisque, si on n ' a nulle perception qui réponde à la signification du mot de Dieu, il n 'y a point de différence entre dire qu'on croit que Dieu est et dire qu' on croit que rien est» 2 •
En admettant donc, que nous n'avons pas d 'idée de Dieu, Malebranche, c'est le sentiment d' Arnauld, se place résolum ent dans la perspective de l ' auteur de l 'objection que réfute Descartes. Mais Malebranche ne dit pas seulement que nous n'avons pâs d 'idée de Dieu, il ajoute aussi que rien de créé ne peut représenter l' être in.fini. Ce qui est identique à ce qu'affi rment les adversaires de Descartes : « que nous comprendrions Dieu si nous en avions l' idée ». A supposer que nous ayons l ' idée de Dieu, elle serait une idée créée, et puisque rien de créé ne peut représenter l 'être infini , celle-ci ne nous servirait à rien, elle ne nous ferait pas connaître Dieu. Descartes a répondu à cette objection en montrant qu 'elle était s an s fondement : « Car, dit-i l, le mot de comprendre marquant quelque l imitati on, il est impossible qu 'un esprit fini comprenne Dieu, qui est infini : mais cela n 'empêche pas qu 'il en puisse avoir l ' idée, c 'est-à-dire la perception ; comme je puis toucher une montagne quoique je ne la puisse pas embrasser » 3 • Pour avoir élaboré une théorie des idées radicalement distincte de celle de Descartes, Malebranche est conduit, selon Arnauld, à exposer une doctrine « assurément fort dangereuse » : que nous n' avons pas d' idée de Dieu ; que l' on ne peut concevoir que quelque chose de créé représente l' infini. Il ruine ainsi la preuve de l ' existence de Dieu, qu' il a pourtant reconnue dans certains textes comme « la plus belle, la plus relevée, la plus solide et la première » . Si Malebranche est condamnable, Descartes au contraire mérite d ' être défendu. Pour Descartes, en effet, l 'homme est celui qui a l' idée de Dieu. Il est le signe de Dieu. Autrement dit, l ' homme ne se définit que dans son rapport à Dieu. La preuve de l 'existence de Dieu n'est possible que parce que j 'ai en moi l ' idée de Dieu. L' idée de Dieu est la plus claire de toutes. Malebranche, déclare Arnauld, « aurait bien mieux fait de s 'en tenir à la notion que M. Descartes en avait donné, 1. ARNAUL D , Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXVI, O. C., t. 38, p. 338. 2. Cité par ARNAULD , ibid. , p. 339. 3. A RN A UL D , ibid. , p. 339..
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qui est la seule claire et di stincte, qu 'on en puisse avoir, que de s 'en former une nouvelle . . . fondée sur de faux préjugés qui lui sont commun s avec les philosophes de l 'Ecole ; mais qui l 'ont engagé en de beaucoup plus grandes absurdités, parce qu' il les a poussés beaucoup plus loin qu'eux » 1 • Les philosophes de l 'Ecole n ' ont pas bien compri s la nature des idées. Malebranche non plus. Leur erreur commune repose sur des préjugés qui leur sont également communs. Mais Malebranche a poussé la logique du système beaucoup plus loin que les scolastiques. Les scolastiques n'ont jamais dit que nous n ' avions pas d ' i dée de D ieu. Malebranche au contraire le soutient. Les philosophes de l'Ecole restent attachés à la tradition scolastique. Malebranche au contraire veut aller au-delà de la tradition scolastique, mais c'est en développant à l' extrême ce qui dans la scolastique relevait de l ' imaginaire et de la confusion. Arnauld insiste, cependant, pour dire que ce n ' est pas intentionnellement que Malebranche, dans la Recherche de la Vérité, compromet les preuves de l 'existence de Dieu. En indiquant les erreurs de Malebranche, Arnauld ne manque pas l 'occasion de présenter la philosophie de Descartes comme la plus favorable à ia doctrine chrétienne et à l'Eglise. Mais, quel que soit l ' intérêt qu' Arnauld trouve dans la philosophie de Descartes, on ne peut éviter de se demander s'il conçoit les preuves de l'existence de Dieu telles que Descartes lui même a voulu qu'on les comprenne. C'est parce que certains textes d' Arnauld nous semblent être d'une autre inspiration, que la question peut se poser. Arnauld a bien raison de souligner les points de di vergences entre Malebranche et Descartes. Qu'il soit plus favorable à Descartes ne nous surprend plus. Ce qui n ' est pas très certain et qui mérite notre attention, c'est qu'il soit lui même en parfait accord avec la pensée de Descartes. Arnauld reconnaît qu' il n'y a point de philosophie humaine qui donne tant de preuves de l'existence de Dieu et dont les sectateurs doivent être moins suspects de ne l' établir que par feinte ... Car ce n ' est pas seulement dans la Métaphysique qu' ils prouvent qu' il y a un Dieu, mais toute leur physique, et surtout le Traité de l'homme est tellement appuyé sur l ' existence de Dieu, qui en est, pour parler ainsi, comme la clé de la vérité, que la supposition du contraire est le renversement de tous leurs systèmes. Pour cette raison, la philosophie cartésienne mérite, selon Arnauld, l 'estime de toutes les personnes pieuses. Elle est une philosophie chrétienne. Les preuves de l 'existence de Dieu que développe cette philosophie, lui valent l 'adhésion d' Arnauld. Mais Arnauld, qui ne manque pas l'occasion de les évoquer toutes, en perçoit-il l'originalité ? On pourrait penser que oui, lorsque dans sa polémique avec Malebranche, il reproche à l'oratorien sa théorie des idées qui, à ses yeux, compromet les preuves de l 'existence de Dieu. Il s 'agira de montrer à Malebranche que les preuves de l 'existence de Dieu, que développe Descartes dans les Méditations Métaphysiques, sont inutiles, si nous admettons avec l 'auteur de la Recherche de la Vérité que nous n 'avons pas d' idée de Dieu. Or, toutes les preuves de l 'existence de Dieu dans les Méditations Métaphysiques reposent sur l ' idée de Dieu que nous trouvons en nous ; qu ' il s'agisse des preuves de la n1e Méditation ou de cel le de la ve . Jugeant les textes de Malebranche par 1. ARNA�D, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. X XVI, O. C., t. 38, p. 339.
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rapport à ceux de Descartes, Arnauld est inquiet de constater que Malebranche nie que nous ayons l 'idée de Dieu. Il est d'autant plus étonné que l'oratorien se dit lui-même cartésien. Pour Arnauld, on ne peut pas « être véritabl ement et s incèrement cartésien » sans admettre que nous avons l ' idée de Dieu. L'originalité des preuves de Descartes dans les Méditations Métaphysiques réside dans le fait qu'elles n'ont pas de sens en dehors de la théorie des idées qui les rend possibles. De ce point de vue, on ne saurait les dissocier, la conception de l 'idée fait l 'unité des preuves, celles de la troisième Méditation, les preuves par les effets, celle de la cinquième Méditation, preuve dite ontologique. Lorsque Malebranche, après avoir nié l ' idée de Dieu, avance comme argument « que l 'on ne peut concevoir que quelque chose de créé représente l ' infini », Arnauld réagit en déclarant que c'est ruiner la plus belle preuve de l 'existence de Dieu. « Il est constant, affirme Malebranche, que l 'esprit a une idée très distincte de Dieu, qu'il ne peut avoir que par l 'union qu 'il a avec lui ; puisqu'on ne peut concevoir que l 'idée de l ' être infiniment parfait, qui est celle que nous avons de Dieu, soit quelque chose de créé » . Par cette affirmation, Malebranche compromet la preuve de l 'existence de Dieu dont il a dit lui -même qu'elle est « la plus belle, la plus relevée et la plus solide et celle qui suppose le moins de choses » 1 • Il ne s'agit donc pas de toutes les preuves de l' existence de Dieu, mais uniquement de celle qui est tirée de l 'idée de Dieu en prenant l ' idée pour une perception. Arnauld nous donne lui-même cette précision : « Quand j'ai dit que l'auteur de la Recherche de la Vérité ruine la plus belle démonstration de l 'existence de Dieu, en soutenant que rien de créé ne pouvait être l ' idée de l'être infiniment parfait, il n'a pu ignorer que j ' ai entendu, par cette démonstration la première des trois de M. Descartes» 2 .
Descartes a, en effet, présenté plusieurs preuves de l'existence de Dieu. Celle qui est ici en question, c'est celle que Descartes expose la première dans les Réponses aux Premières et aux Secondes Objections, et dans la première partie des Principes. Arnauld rappelle aussi que cette première preuve de Descartes se trouve exposée, pour la première fois, dans la Cinquième Méditation. Il s ' agit donc bien de la preuve « onto logi que » que l 'on peut présenter ainsi : « ce que l'on conçoit clairement être renfermé dans l' idée qu'on a d ' une chose, en peut être affirmé avec vérité. Or, l' on voit clairement que l ' existence nécessaire est renfermée dans l' idée que l 'on a de l'être infiniment parfait, qui est ce que tout le monde entend par le mot de Dieu. Donc, on peut affirmer avec vérité que Dieu ou ! 'être parfait existe nécessairement » . I l ne s'agit donc pas, dans l' esprit d' Arnauld, d e l' argument par les effets. Celui-ci introduit une relation de causalité entre ! 'idée de Dieu en moi et Dieu existant à l' ori gine de son idée et hors de ma pensée. La première preuve de M. Descartes serait la preuve ontol ogique, par l ' idée de parfait, qui n'a recours dans la démonstration à aucune cause. L' Idée de Dieu est si claire et distincte qu'elle me découvre d 'elle-même une essence qui impl ique nécessairement l 'exi stence. Dieu est ! 'Etre parfait ; par conséquent, toutes les perfections sont dans son 1 . Cité par ARNAULD, Des Vraies et des Fausses Idées, ch. XXVI, O. C . , t. 38, p. 337. 2 . ARNAULD, Défense, ye Partie, 1 6 e ex. , O. C. , t. 3 8 , p. 590.
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es s enc e ; or, l'exist ence est une perfecti on. Donc Dieu existe. On n e saurait penser Dieu clairement et distinctement sans v oir l'existence nécessairem ent incluse dans son essence. L'opérati on qui consiste à déduire l'existence de Dieu à partir d e s on ess ence s'inspire de la méth ode des géomètres lorsqu'ils déduisent les propriétés du triangle d e l'idée du triangle. Chez Descartes, l'argument par l'idée d e parfait, tout comme l'argument par les effets ont ceci de commun qu'ils s ont une réflexion sur l'idé e de Dieu. Mais dans un cas, l'argument a recours à Dieu comme cause d e la présence d e s on idée dans la c hose qui pense. Dans l'autre, l'idée de Dieu suffit à elle s eule à me représenter l'existence nécessaire de Dieu. C'est d onc bien c e d ernier argwnent que ruine, selon Arnauld, l'hypothèse d e Malebranc he. L'argum ent d e Descartes s e rattac he à la traditi on augustinienn e. C'est une rais on pour Arnauld de la défendre. Malebranche marqu e la différence entre la mani ère dont nous c onnaissons les choses et celle dont n ous c onnaissons Dieu. Nous v oyons les choses par leurs idées. L'idée n e pourrait r eprés enter Di eu, ! 'infiniment infini, que dans la m esure où elle cesserait alors d'être idée et de «représenter» au sens où l'entend Malebranche. S'il y avait d e Dieu une idée aussi parfaite et infini e que lui, qui s e dilaterait au point d e le représenter parfaitement, en v oyant cette idée j e v errais Di eu lui même. En c onséquence, je connaîtrais l'infini par l'infini, Dieu par lui-même et non par un autre : c'est-à-dire que j e ne le connaîtrais pas par idée. Di eu ne s e connaît pas par une idée qui diffère d e lui . Ce que nous appelons l'idée de Di eu n'est ri en d'autre que l'intuiti on de l'Etre sans restriction. La théori e de la Vision en Dieu signifi e que n ous sommes unis à Dieu. Il est donc absurde, dans c ette pers pective, de parler d'une connai ssance de Di eu par une idée qui n ous le représenterait. Nous ne concev ons pas Dieu par le moyen de s on idée ; n ous c oncevons Dieu à cause d e son union substantielle av ec notre esprit, intimem ent, s ous le m ode d e la prés ence. «Nous concevons l'être infini de cela s eul que n ous concev ons l'être sans penser qu 'il est fini ou infini » . La présence d e l'infini en n ous est constante, continuelle. Cette présence de l'infini lui-même n'exige pas d'idée. «Il n 'y a que Dieu que l'on connaisse par lui -même car . . . il n'y a présentement que lui seul qui pén ètre l'esprit et se découvre à lui ». Malebranche est persuadé que n ous connaissons Di eu, l'Etre infiniment parfait directem ent et par simple vue. Di eu est au-delà d e toute idée. Malebranche s'installe d onc d'emblé e dans l'être, dans sa positivité. La preuve de sim ple vue dérive du princi pe suivant : le néant n 'a pas de pr opriétés. C'est ce princi pe qui, chez Malebranche, justifie la transformati on profonde des preuv es cartési ennes de l'existence de Di eu et qui d eviennent la preuv e de simple vue. C'est justement cette transformati on que refuse Arnauld. Cette trans formati on à laquelle proc ède Malebranche repose sur sa conception de l'idée que rejette égalem ent Arnauld. Sa s ensibilité augustini enne s 'acc ord e mieux avec la preuv e de M. Descartes . Par-là même Arnauld ne marque-t-il pas une certain e distance par ra pport à saint Thomas ? Certes l'argwn ent ontologiqu e, par l'i dée de parfait, su ppose les preuves par les effets . Arnauld le c om prend si bi en qu'il réagit vigoureusement contre l'affirmati on que ri en de créé ne peut représ enter l'infini . Si la noti on de créati on réintroduit la,· causalité, le créé ici, c 'est l'i dée. C'est d e l' idée, réalité spirituelle
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qu'il faut partir pour remonter jusqu 'à Dieu. L' Idée de Dieu est créée, elle est née avec moi . Elle ne tire pas son origine de l'expérience. Ainsi se confirme, même chez Arnauld, l'inséparabilité des preuves par les effets et de la preuve par l 'idée de parfait. Celle-ci suppose les précédentes. Ce qui confirme que Arnauld a bien saisi l ' originalité des preuves cartésiennes. Ce que nous assure l'argument dit ontologique, en rapport avec la théorie des idées prises pour des perceptions, c 'est la possibilité d ' accéder à Dieu sans avoir besoin de partir du monde matériel. Dans sa polémique avec Malebranche, c'est saint Augustin et Descartes que Arnauld soutient. Est-ce à dire que Arnauld abandonne les arguments de saint Thomas ? Il ne faudrait pas se hâter de conclure de l 'augustino-cartésianisme d ' Arnauld à son anti-thomisme. Dans ! 'Examen , Arnauld s'accorde bien avec saint Thomas pour affirmer que « l 'une des plus belles preuves de la divinité, est que la matière ne peut j am ais se mouvoir d 'elle-même » 1 • Puisqu'il y a du mouvement dans la nature, il faut que la matière l ' ait reçu d'une cause supérieure qui ne peut être que Dieu. Arnauld reprend la preuve de saint Thomas . L ' intérêt de l a preuve augustino-cartésienne c'est qu'elle rend inutile le recours au sensible pour aller jusqu'à Dieu. Il faut rompre le lien entre le sensible et Dieu. Dieu est au-delà du monde matériel. L'esprit peut aller à Dieu directement par ses propres moyens 2 • Dans un siècle où le sensualisme de la Renaissance s 'empare des représentations de Dieu, où le renouveau du stoïcisme et de ! 'épicurisme, philosophies païennes l 'un et l ' autre, entraînent à la représentation sensualiste de Dieu, le spiritualisme cartésien augustinisé apparaît aux yeux d 'Arnauld comme le seul rempart solide pour la foi et l 'Eglise. La rationalité des preuves de M . Descartes devient le seul moyen efficace pour assurer à la foi et à l'Eglise un renouveau. 3. PROB LÈME DE L'UNION DE L'AME ET DU CORPS
Monsieur le Moine, Doyen de Vitré, s'en est pris à Descartes, dans un écrit qui a pour titre : Traité de l' essence du corps et de l' union de l' âme avec le corps contre la philosophie de M. Descartes . L ' auteur réfute plusieurs thèses du philosophe qu'il juge préjudiciables à la Religion . C ' est ainsi qu 'il critique l' explication cartésienne de la distinction de l ' âme et du corps : « Si M . Descartes , dit-il, a trouvé quelque nouveau secret dans la nature, c ' est celui d ' avoir séparé les âmes des corps plutôt que de les unir ensemble . . . Il a trouv é plutôt l ' art de séparer l ' âme du corps que le mystère de leur union naturelle » 3 .
Prenant la défense de Descartes, Arnauld réplique et s ' indigne contre cet adversaire qui n 'a pas su voir que la distinction absolue de l'âme d 'avec le corps 1 . A RNAULD, Examen du Traité de l'essence du corps, O. C . , t. 3 8 , p. 93. 2. C ' est l ' originalité et l 'avantage des preuves cartésiennes de l 'existence de Dieu par la considération de son idée. 3. Cité par ARNAULD, Examen du Traité de l'essence du corps, O. C., t. 3 8 , p. 1 3 8.
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était « le seul fondement solide de son immortalité » 1 • La démarche cartésienne permet, en effet, de fonder rationnellement une vérité religieuse, sans le recours à l 'autorité. Dans les M éditations, Descartes s'est appliqué à faire concevoir les notions qui appartiennent à l 'âme seule, les distinguant d 'une part de celles qui appartiennent à la substance étendue et, d ' autre part, de celles qui relèvent de l ' union de l ' âme et du corps. Les sentiments de faim, de soif, me révèlent que je suis uni à un corps qui est m ien : « Je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui » 2 • Et Descartes précise très nettement, que « tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc. ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l ' union et comme du mélange de l 'esprit avec le corp s » 3 • Il faut bien remarquer, cependant, que l ' affirmation de l ' union substantielle de l 'âm e et du corps est postérieure à la démonstration de leur distinction. Mais en même temps qu ' il pose la distinction réelle des deux substances, Descartes affirme leur réelle union. Ainsi, dans les Réponses aux Quatrièmes Objections, il avoue à Arnauld « Dans la sixième Méditation où j'ai parlé de la distinction de l 'esprit d 'avec le corps, j'ai aussi montré qu' il lui est substantiellement uni : pour preuve de quoi je me suis serv i de raisons qui sont telles que je n'ai point souvenance d'en avoir j�ais vu ailleurs de plus fortes et convainquantes » 4 .
Le Doyen de Vitré par sa critique se montre plus sensible au problème de l ' union de l ' âm e et du corps. Arnauld, au contraire, estime qu' i l est bien plus important de démontrer aux hommes la distinction réelle des deux substances. En effet, l ' union de l 'âme et du corps ne constitue un problème pour personne. Les hommes en sont si convaincus, dit-il, qu' i ls croient presque naturellement que l ' âme est « une partie plus subtile de leur corps » 5 • Descartes lui-même nous fait remarquer que « cette étroite liaison de l 'esprit et du corps » nous ! ' « e xpé rimentons tous les jours » 6 • Mais « nous ne découvrons pas aisément et sans une profonde méditation la distinction réelle qui est entre l ' un et l ' autre » 7 • C'est la raison pour laquelle, estime Arnauld, les Stoïciens et les Epicuriens ont pensé que l ' âme était une partie subti le du corps. Mais il faut admettre que les théories explicatives de l ' Ecole favorisent cette impiété. Aussi, Arnauld préfère-t-il l ' expl ication cartésienne de l 'union, « parce que cette union substantielle n 'empêche pas qu'on ne puisse avoir une claire et distincte idée ou concept de l 'esprit, comme d 'une chose complète » 8 • Dans sa critique de la philosophie de Descartes, le Doyen de Vitré avait attribué à Descartes et aux cartésiens cette opinion platonicienne, selon laquelle l 'âme serait dans le corps comme un pilote dans son vaisseau. Les philosophes de 1 . A RN AULD, ibid. , p. 1 3 8. 2. DESCARTES , Méditations Métaphysiques, VI, Garnier II, p. 492. 3 . DESCARTES , ibid. , p. 492. 4. DESCARTES, Réponses aux Quatrièmes Objections, Garnier II, p. 668-669. 5. ARNA UL D , Examen du Traité de l' essence du corps, O. C. , t. 3 8, p. 1 3 8. 6. DESCARTES, Réponses aux Quatrièmes Objections, Garnier II, p. 669. 7. DESCARTES , ibid. , p. 669. 8. DESCARTES , ibid. , p. 669. ,-
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l'Ecole rejetaient, en effet, le dualisme platonicien incapable, à leurs yeux, de rendre compte de l'unité de l 'homme. Ce n'est pas une substance. C'est donc un accident, une qualité, un mode. Mais de quelle nature est ce mode ? Est-elle spirituelle ou corporelle ? Si elle est spirituelle, comment peut-on comprendre qu'une qualité spirituelle soit la modification d'un corps ? Si elle est corporelle, elle ne peut donc pas rendre le corps moins corps qu' il n 'est, ni par conséquent le rendre participant de la spiritualité de l'âme. De l 'hétérogénéité radicale des deux substances, l 'union ne saurait dériver qu 'accidentellement et de façon inintellig ible. L ' expression de Régi us défini ssant l 'homme un « être par accident » 1, traduit, dans le fond, une pensée scolastique. Descartes l 'avait bien compris. Ainsi s 'explique qu 'il ait aussi refusé le mot de Régius « Lorsque vous dites que l'homme est un être par accident, je sais que vous n 'entendez que ce que tous les autres philosophes entendent, savoir qu'il est composé de deux choses réellement distinctes : mais comme les écoles n' entendent pas ce mot, être par accident, dans le même sens, il est beaucoup mieux . . . d ' avouer bonnement que vous n ' aviez pas tout à fait bien compris ce terme de l 'école . . . ; vous devez avouer, soit en particulier, soit en public, que vous croyez que l ' homme est un véritable être par soi et non par accident ; et que l ' âme est réellement et substantiellement unie au corps, non par sa situation et sa disposition, mais qu'elle est unie au corps par une véritable union » 2 .
Selon Descartes, l 'union est aussi naturelle que la distinction. « Il n'est pas accidentel, dit-il, au corps humain d 'être uni à l ' âme . . . c 'est s a propre nature ; parce que l e corps ayant toutes les dispositions requises pour recevoir l ' âme, sans lesquelles il n 'est pas proprement un corps humain, il ne peut se faire sans miracle que l ' âme ne lui soit pas unie » 3 •
Tous les philosophes admettent l 'union substantielle, mais personne n'explique en quoi elle consiste. C 'est le mérite de Descartes de nous avoir donné une explication nouvelle et rationnelle de l ' union de l ' âme et du corps et qui présuppose leur réel le di stinction . La doctrine cartésienne de l 'union substantielle, telle qu 'elle est exposée dans la sixième Méditation, refuse le dualisme platonicien. L 'homme n'est pas un esprit « logé » dans un corps et le percevant à titre d 'objet. Notre affectivité prouve l 'union réelle : « si un ange était uni au corps humain, il n' aurait pas les sentiments tels que nous , mais il percevrait seulement les mouvements causés par les objets extérieurs , et par là il serait différent d'un véritable homme » 4 •
C'est ce point de vue que défendra aussi Arnauld contre le Doyen de Vitré. Il ne put admettre que M. le Moine ait attribué à Descartes l ' opinion platoni cienne, selon laquelle l ' âme est dans le corps comme un pilote dans son vaisseau. Nous avons vu que Descartes a rejeté cette opinion, qui de surcroît est étrangère à toute sa philosophie. Arnauld, dans sa défense de Descartes, a tenu à préciser : 1. 2. 3. 4.
A A A A
REGIUS, janvier 1642, Garnier Il, p. 914. REGIUS, ibid. , p. 91 4-91 5. REGIUS, 22 décem bre 1 642, ibid. , p. 902. REGIUS, janvier 1642, Garnier II, p. 91 5.
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« il n'est point vrai que ce soit là l'opinion des Cartistes ; et il est vrai que ça été celle des plus grands Philosophes de l ' Antiquité. Quoiqu'il en soit, ajoute+ il, quand on pourrait dire que la distinction que M. Descartes a si bien établie entre l ' âme et le corps, donnerait quelque lieu à penser de l'homme ce qu'en pensaient les Platoniciens , ce serait une piqûre d'épingle en comparaison de l ' importante plaie qu' il guérit, en ruinant par cette distinction le sentiment impie de la mortalité de l ' âme » 1 .
Les préoccupations d' Arnauld sont toujours très claires . Elles sont d' ordre théologique et moral . Nous remarquerons qu ' i l ne rejette pas aus si catégoriquement que le fait Descartes, le dualisme platonicien de l ' âme « logée» dan s le corps, comme un pilote dans son vaisseau. Est-ce parce que saint Augustin, qui nous rapporte l ' opinion de Platon, ne la critique pas comme une erreur pernicieuse ? Sans doute. Il faut néanmoins reconnaître que Platon croit à l ' immortalité de l ' âme. C'est ce qui lui vaut la sympathie d 'Amauld. Il considère que Platon est de tous les philosophes païens, celui qui a le mieux connu la nature de l ' âme. Mais sa conception reste païenne. S ' il tolère le dualisme platonicien, Arnauld lui préfère cependant l 'explication cartésienne. L'appel aux sentiments « suffit pour nous convaincre, dit-il, que notre âme n'est pas à notre corps ce qu'un pilote est à son vaisseau ; mais que ces deux parties sont unies ensemble d'une union bien plus grande et plus intime, qui fait qu 'elles ne font ensemble qu'un même tout, qui est tout ce que la raison et la doctrine chrétienne nous obligent de croire de l 'union de l ' âme et du corps» 2 • Le christianisme donne, en effet, à l ' union de l ' âme et du corps une signification tout à fait nouvelle. Par l ' Incarnation et la théologie de la grâce, le corps acquiert une positivité qu'elle n ' avait pas chez Platon. Ce qui rend possible l 'union intime avec l ' âme, c'est la revalorisation du sensible que le christianisme reconnaît. Aussi , en expliquant l ' union réelle par notre affectiv ité, Descartes s ' inscrit dans une vi sion chrétienne : le corps, autant que notre âme, a sa part dans notre salut. Dieu récompense et punit les hommes selon l ' âme et selon le corps. L'usage des sens qui ne peut être sans les fonctions de l'une et de l 'autre des deux parties, dont nous sommes composés, contribue à la bonne et à la mauvai se vie, aux désordres spirituels qui méritent la damnation. Il est donc très clair pour Arnauld, que l 'explication cartésienne de l'union de l'âme et du corps est la seule qui s 'accorde avec l a théologie chrétienne. Le Christianisme renverse la vision païenne du corps, en reconnaissant au corps sa participation à la spiritualité de l ' âme. Le corps cesse d'être affecté du signe négatif. L ' on comprend mieux l ' attitude d ' Arnaul d dans sa discussion avec Malebranche sur le plaisir. Par le plaisir sensible, le corps divertit notre âme de sa véritable destination et l 'attache au monde sensible, aux biens particuliers. L'âme s 'éloigne ainsi de Dieu. Par le corps elle se détourne de son véritable bien. Elle ne peut s 'en rapprocher de nouveau que par le corps, c'est-à-dire en faisant violence à son propre corps, en d 'autres termes, en soustrayant son corps à l 'action des autres corps, par l 'exercice de la prière, de la méditation et de la 1.
2.
ARNA UL D , ARNAUL D ,
Examen du Traité de l' essence du corps, O. C., t. 3 8, p. 1 39. ibid. , p. 14 1.
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pénitence. Platon a bien vu la distinction entre l ' âme et le corps. La métaphore du pilote « logé » dans son vaisseau illustre bien l ' indépendance des deux substances. En effet, que le vaisseau vienne à sombrer et que le pi lote réussisse à se sauver, en passant dans W1 autre navire, le sentiment qu' il éprouvera devant la perte de son vaisseau est un sentiment de tri stesse. Si l 'on venait lui apprendre le naufrage d ' un autre de ses vaisseaux, il éprouvera une déception toute semblable. La tristesse suppose la connaissance de l 'accident qui nous afflige. Elle résulte de la représentation intellectuel le du mal que l 'on éprouve. Elle est différente de la douleur que ressent, par exemple, W1 homme à qui on a brûlé W1 bras. En effet, la douleur corporelle est W1 sentiment fâcheux qui ne suppose point que l 'âme sache ce qui se passe dans son corps, mai s qui , au contraire, est cause qu 'elle s 'en aperçoit. Ainsi, lorsque j 'approche ma main du feu, je sens d 'abord de la douleur avant même de savoir que je me brûle. Dans le prem ier cas, la tristesse est l 'effet de la représentation intellectuelle du mal . Le sentiment est second par rapport à la connaissance. Dans le second cas, la connaissance du mal a pour cause le sentiment que j 'éprouve d ' abord. Dans certains cas, la perte d 'Wl vaisseau peut me laisser indifférent. Je peux ne pas éprouver de la tri stesse. Mais je ne peux pas ne pas éprouver de la douleur, lorsqu ' on me brûle le bras . Un ange, disait Descartes, « uni au corps humain n'aurait pas les mêmes sentiments tels que nous, mais il percevrait seulement les mouvements causés par les objets extérieurs, et par-là il serait différent d 'un véritable homme » 1 • C ' est dire qu 'un véritable homme a des sensations, ce que ne peut pas avoir W1 ange. Ces sensations ont été instituées par l ' Auteur de la nature pour porter l 'âme à vei ller à la conservation du corps qui lui est uni ; de sorte que rien n 'est plus capabl e de nous convaincre que Dieu veut que nous regardions notre corps comme faisant partie de nous mêmes, et non comme un corps qui nous serait étranger, et qu'on nous aurait donné seulement à gouverner 2 • Certes, il n 'est pas très certain que dans la perspective platonicienne, le dualisme puisse garantir l ' immortal ité de l ' âme . L ' échec de Socrate dans le Phédon en est une preuve. Mai s, lorsque les cartésiens considèrent le corps de l 'homme comme Wle machine , ne compromettent-ils pas la dignité du corps que lui confère son union intime avec l ' âme ? Le Doyen de Vitré s ' est, en effet, souvenu, dans sa critique, du texte du Traité de l' Homme , où Descartes compare le corps de l 'homme à W1e machine. Dans ce traité, il y sépare déjà l 'âme du corps et les considère à part. Ce qui montre nettement l ' antériorité chronologique de la di stinction de l ' âme et du corps sur l ' affi rmation du Cog ito 3 . Descartes y prend le corps pour Wle machine, mais c'est pour mieux en comprendre le mécanisme, le foncti onnement. En somme, il prend pour modèle une machine pour montrer, par la suite, que dans le réel les choses s ' y passent de façon analogue. Mais la description de l ' homme n' est achevée et complète que par la solution du problème de l 'W1ion de l'âme et du corps .
1 . A REGI US, janvier 1 642, éd . Garnier Il, p. 9 1 5. 2. ARNAULD, Examen du Traité de l' essence du corps, O. C. , t . 3 8 , p. 1 4 1 . 3 . DESCARTES, Traité de l'Homme, in Œuvres philosophiques, I , note 1 , p . 379.
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Le Doyen de V itré trouve indigne d ' assimiler le corps de l 'homme à une machine. Le corps humain est l ' ouvrage de Dieu, et Dieu ne ressuscite pas des machines. Le mot de machine, explique Arnauld, ne mérite pas une telle indignation. Il s igni fie tout d'abord les ouvrages de l ' art dont les pièces sont disposées et arrangées avec tant d' industrie, pour produire un effet, qui peut être admi rable et surprenant comme les automates, ou même utile comme l es montres . C ' est le sens le plus courant du mot de machine. Les ouvrages de Dieu contiennent infiniment plus d'artifice que les ouvrages des hommes. Cependant, rien n 'empêche qu' on leur applique ce terme qui enferme princi palement dans sa notion la sagesse et l' industrie de l 'ouvrier. Or, entre tous les ouvrages de Dieu qui composent notre monde créé, il n ' y en a point de plus merveil leux, et en qui la sagesse de Dieu reluise davantage que les corps animés. Ce que signifie donc ce mot machine app liqué au corps animé ou organisé, selon le term e de la philosophie d'Aristote, ce sont « ces merveil leux arrangements d ' une infinité de parties dont la variété et la structure passent toute admiration » . Il n ' y a donc aucune rai son de reprocher aux cartésiens de mettre le corps hwnain au rang des choses inanimées, en l ' identifiant à une machine. L 'explication cartésienne, parce qu ' el le est mécaniste, satisfait enti èrement le « bon sens » et fait plus adm irer la sagesse et la puissance de Dieu. Mais si le Doyen de V itré insiste sur cette critique, c'est parce qu 'il estime qu'en assimilant le corps à une machine, on ne peut plus rendre compte de l ' interaction des deux substances, au fond de l'union de l ' âme et du corps. Si le corps est une machine, il est donc inanimé . Ce que les phi losophes de l'Ecole appellent corps ani més, ce sont « des corps joints à des âmes ou spirituelles ou matérielles qui en doivent être réel lement distinctes, comme les formes substantiel les le sont, selon eux, de la matière qu ' i ls informent » 1 • Les philosophes de l 'Ecole n'appellent pas machines les corps animés. Ils conçoivent une machine comme un objet artificiel, auquel ne peut être jointe une âme. Le mouvement qu'on observe dans ces machines est le fait de leurs ressorts. Par contre, ce qui se fait dans les animaux ne se ferait pas d'une manière utile, s ' i l ne se faisait par « l es vertus concoctrice s, expul trices, l ocomotrices et autres semblables, qui sont des puissances de l ' âme » 2 • Aussi pour avoir admis que l 'âme « communique sa vie et ses propriétés à son corps par une communication réelle , formelle et substantielle » 3 , le Doyen de Vitré ne pouvait pas tolérer l 'assimilation du corps humain à une machine . Arnauld a raison de souligner que les cartésiens n'ont pas tout à fait la même notion du mot « animé » pris en général , que les philosophes de l 'Ecole 4. Les cartésiens se conforment, en cela, à l 'opinion commune selon laquelle les corps animés sont les corps vivants. Mais,lorsqu ' il s'agit d'expliquer quelle est cette vie et quel en est le principe, la théorie que les cartésiens nous proposent est plus sati sfaisante à la raison. Ils distinguent « la vie qui nous convient en tant que raisonnables, qui consiste à penser et à vouloir », de cel le que l ' on attribue, par 1. 2. 3. 4.
ARNA ULD, Examen du Traité ARNAULD, ibid. , p. 1 53 . ARNAULD, ibid. , p. 1 53. ARNA L;_L D , ibid. , p. 1 53 .
de l' essence du corps, O. C. , t. 38, p. 153.
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analogie, aux autres corps. Lorsqu'ils compare nt le corps humain à une machine, les cartésiens n'ont pas du tout le sentiment de lui ôter sa dignité. Au contraire, il s 'élève i nfiniment au-dess us de tous les corps animés par la part réelle e t non chimérique que l'on rec onnaît « aux opérations de l'âme rais onnable d ont la vie . . . es t d'un ge nre différent, tout autrement noble q ue n'est celui de toutes les autres vies». Ecrivant à un de ses amis, Arnauld porte ce j ugement s ur la philos ophie de Descartes « Ce que je vous ai marqué de la doctrine de M. Descartes. me paraît très solide. Ceux qui ont contesté ce qu'il a dit de la distinction de l' âme et du corps. étaient entêtés de la philosophie d ' Epicure et n'avaient guère de religion. Je sais bien ce que je vous dis ; mais cela n'empêche pas que ceux qui voudront bien user de leur raison. ne se rendent à ses principes. Pour les bêtes. quel intérêt avons-nous que ce ne soient pas des machines. L'art de Dieu en paraît plus merveilleux de ce que tout se fait en elles par ressorts. Mais on pourra croire dites-v ous, qu'il en est de même des hommes. Ceux qui le croiraient , pourraient-ils le croire sans penser ? Dès qu'ils pensent, ce ne sont plus de simples machines» 1 .
A insi, tout ce qui n'es t pas âme est corps, c'est-à-dire m achine. Les animaux sont des machines au même titre q ue les corps humains. Machine ou corps organis é, ces deux m ots s ont équivalents . Par ce m ot de m achine ou de corps organisé on veut indiquer « ce merveilleux arrangement d ' une infinité de parties, dont la v ariété et la structure passent toute admiration, qui sont comme autant de pièces et de ressorts de ces ouvrages divins qui sont disposées avec tant de justesse. et d ' une manière si proportionnée aux effets qu 'on en doit attendre, qu 'on voit assez qu 'il y a aussi peu de raison de les attribuer à de certaines vertus chimériques, par lesquelles on s'imagine dans l' Ecole que tout se fait, que d'attribuer ceux d ' une montre à une vertu horlogique différente de son ressort» 2 .
La m anière d ont les philos ophes de l'Ec ole conçoivent le rapport des âmes et des corps peut être d angere use, parce qu'elle compromet l'immortalité de l'âme. En effet, on pourrait appliquer à nos âmes spirituelles, ce q ui es t vrai des âmes m atérielles, c'es t-à-dire des formes s ubs tantielles. Les formes subs tantielles 1 . ARNAULD à Du Vaucel. 30 novembre 1 691 , O. C., t. III, p. 406. A travers le Doyen de Vitré, c'est le sensualisme épicurien de Gassendi que critique ici Arnauld. Le mécanisme cartésien s ' oppose au matérialisme mécani ste issu de la tradition épicurienne. Dans les Réponses aux Cinquièmes Objections, Descartes donne des éclaircissements à Gassendi sur le mot âme. L'analyse métaphysique lève l'équivoque en clarifiant la nature de l 'âme et celle de la matière. Le principe biologique de la vie est disti net du principe de la pensée (Réponses aux Cinquièmes Objections, contre la seconde Méditation, n ° 4, Garnier II, p. 797 ; également à Régius, mai 1 641 , Garnier II, p. 330). Dans le Discours de la Méthode, Descartes indique qu 'il est impossible de distinguer le vrai animal de la machine, par contre il est possible de distinguer le vrai hom me de l ' homme machine. Le vrai hom me est capable de pen ser. Par la rai son, nous pouvons reconnaître ce qui vient de la machine ou du corps, ou ce qui vient de l'âme raisonnable (V, Garnier I, p. 627629). 2. ARNAULD, Examen du Traité de l' essence du corps, O. C. , t. 3 8, p. 152.
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doivent être des substances et non des modes, « d ' où il s ' ensuivrait qu'à chaque moment i l y aurait dans le monde une infinité de substances qui commencent d' être sans être réduites au néant : ce qui peut donner lieu aux libertins d 'en dire autant de n otre âme » 1 • Mais en tant que matérielles, « elles doi vent être étendues, quoique naturellement elles soient toujours dans le même lieu qu' une autre étendue, qui est le corps qu' elles animent » 2 • Cette manière de concevoir conduit implicitement à considérer l ' âme comme matérielle. En effet, la théorie des formes substantielles signifie que la cause de nos sensations est semblable au contenu de notre pensée. Or, affirme Arnauld, l ' argument contre l'immortalité de l'âme c'est de la croire de même nature que le corps. Arnauld suivant en cela Descartes affirme qu' il n ' y a rien hors de notre pensée qui soit semblable au contenu de notre pensée. Les causes de notre sensation ne sont pas de même nature que nos sensations. Arnauld est en parfait accord avec Descartes, dont il reprend la conception contre les critiques du Doyen de Vitré. C ' est Dieu qui a voulu l ' union de l ' âme et du corps. Il a voulu que l 'âme soit unie, non seulement à son propre corps mais, par l ' intermédiaire de son corps, aux autres corps qui l 'entourent et qui peuvent avoir quelque rapport à sa propre conservation. 2 • Mais , en même temps, il y a l' av eu qu' il n' est pas très «acco utumé» avec les principes de la physique de Descartes, que l' espace, l'étendue et la matière sont une seule et même chose, qu' il n' y a pas d e v id e : «que sans aucune nouvelle cré atio n, il ne s ' ensuive que l' espace que ce co rps ané anti occupait est véritablement et réellement un co rps >> 3 • L e ton d e la lettre indique c epend ant qu' il ne se refuse pas, a priori, à reconnaît re la vérité d e ces principes, pourv u qu' on lui en démontre l'évidence. On peut donc d ire qu' en 1648 , Arnauld n' av ait pas enco re entièrement adhéré à la phys ique cartésienne, dont la clé d e voûte est, précisément, la création des vérités éternelles . La connexion intrins èque entre les principes de la physique et sa doctrine métaphysique ne po uv ait pas être évidente pour qui n' acceptait ni l' imposs ibilité du vide, ni l' identité de l' espace et de l'étendue. C' est sur cette co rrélation intrins èque qu' ins iste Desc artes, d ans sa répons e à la d euxième lettre d 'A rnauld 4 • Desc artes acc epte d e s ' expliquer plus longuement, et associe à la question du vide l' explic ation de l'origine des vérités éternelles. Deux difficultés, assure le philosophe, nous empêchent de reconnaître l' imposs ibilité d u v id e. La première vient de ce que «nous ne cons idéro ns pas assez que le néant ne peut avoir aucune propriété»5 • Ce que nous appelons le v id e ou le néant c'est encore de l' espace. Or, l' espace, c ' est d e l' étendue. Descartes passe assez vite sur ce po int que ces P rincipes étudient assez longuement. Bien qu' il les ait lus , Arnauld n' a pas été s at is fait par les dév eloppements d es Principes. Il fallait donc compléter les explications contenues dans les Principes, par l' examen de la d euxième difficulté. Descartes s ' attarde un peu plus s ur cette d ifficulté qui met en question la puis sance div ine. Elle constitue aussi pour Arnauld le «nœud » de la question. Et l' on peut d ire que de sa solutio n dépend s a conv ersion aux th ès es cartésiennes sur l' impossibilité d u vide. Nous concevons que la puiss ance div ine est infinie et, poursuit Descartes,