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French Pages [182] Year 2022
André le Moin
PAMPENITANCE ADAM Texte édité, présenté et annoté par Sylviane Messerli d’après les manuscrits Paris, BnE fr. 95 et Oxford, Bodleian Library, MS. Douce 79
HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR Classiques français du Moyen Age
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LES CLASSIQUES FRANÇAIS DU MOYEN
ÂGE
Dirigés par Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET, Joëlle Ducos et Francine MORA
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LA PENITANCE ADAM
DÉCOUVREZ TOUS LES TITRES DE LA COLLECTION ET DES ÉDITIONS HONORÉ CHAMPION SUR NOTRE SITE www.honorechampion.com
LA PENITANCE ADAM Texte édité, présenté et annoté par Sylviane Messerli d’après les manuscrits Paris, BnF, fr. 95
et Oxford, Bodleian Library, MS. Douce 79
PARIS HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR 2022 www.honorechampion.com
COMITÉ DE PUBLICATION DES , CLASSIQUES FRANÇAIS DU MOYEN ÂGE Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET (Paris-Sorbonne): Keith BUSBY (Madison, Wisconsin); Günter HOLTUS (Gôttingen); f Cesare SEGRE
(Pavie); Suzanne (Paris-Sorbonne)
THIOLIER
(Paris-Sorbonne);
Claude THOMASSET
La collection des
CLASSIQUES FRANÇAIS DU MOYEN ÂGE a été fondée par Mario ROQUES et dirigée jusqu’en 1996 par Félix LECOY
Diffusion hors France: Éditions Slatkine, Genève
www.slatkine.com
© 2022. Éditions Champion, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN: 978-2-7453-5658-1 ISSN: 0755-1959 e-ISBN: 978-2-7453-5659-8
Pour Lorena Jaquier, ma filleule
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AVANT-PROPOS
La découverte du MS. Douce 79 conservé aujourd’hui à la Bodleian Library à Oxford est une des plus belles expériences de mon travail de médiéviste. Mal orientée par une notice de catalogue, je croyais y lire une Vie de Marie-Madeleine; un rapide survol de ce très fin volume m’a cependant rapidement fait comprendre que je ne trouverais pas ce que j’étais venue chercher. J'avais parcouru des centaines de kilomètres; j'avais prononcé à voix haute le serment que tout chercheur a dû prêter pendant des siècles pour être admis dans cette prestigieuse bibliothèque; puis, en recevant le manuscrit, javais signé mon nom d’étudiante au bas de la liste de ceux qui l’avaient consulté avant moi. L’effort consenti, la solennité du lieu, la générosité bienveillante du conservateur, ma curiosité
aussi m’interdisaient de le rendre aussitôt. J’ai repris le texte, mot après mot. J’avais de la difficulté à en saisir le sens précis: son début manquant me privait du contexte, les particularités de l’anglo-normand m’échappaient, les abréviations du copiste m’embrouillaient plus encore. Je me souviens d’une très lente entrée dans l’écrit. Les premiers pas d'Adam et Eve sur terre se dessinaient néanmoins devant moi. Je me souviens avoir peu à peu pris conscience que ce que je lisais était l’apprentissage de l’homme à devenir un homme. Je me souviens de la force de mon émotion quand j’ai déchiffré la question posée par les fils d’ Adam à leur père : « Beau père, gele chose est maladie e enfermetetz ? » ou quand j’ai lu l’injonction adressée à Seth par saint Michel et saint Uriel après qu’ils eurent enterré le
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AVANT-PROPOS
premier des hommes: «/ssi come nous avons fet, ensevelissez les mortz desore en avant!». Le soir s’était installé dans la Bodleian. Le texte n’était alors pas encore identifié. Il a fallu quelques recherches pour apprendre qu’il était également conservé dans un recueil arthurien de la Bibliothèque nationale de France. Personne auparavant n’avait associé les contenus de ces deux manuscrits. Par la suite, une découverte m’a surprise: d’avril à juillet 1972, la Galerie nationale du Canada à Ottawa a présenté une importante exposition intitulée L'art et la cour. France et Angleterre 1259-1328. Cet événement a été salué comme «la première exposition d’art médiéval au Canada»! ; ambitieux dans son propos, il a été accompagné d’un catalogue en deux volumes? présentant chaque pièce exposée. On y apprend que les manuscrits contenant La Penitance Adam ont tous les deux traversé l’océan pour être montrés dans les mêmes
salles !
À
Comment le rapprochement entre les deux textes a-t-1l pu échapper aussi longtemps aux chercheurs ? On peut donner plusieurs raisons pour expliquer cette ignorance: les écrits religieux ne sont pas les plus étudiés, la masse de documents à identifier encore reste considérable. Il faut certainement ajouter: l’approche des documents faite de façon séparée par nos différentes disciplines a assurément contribué à cette carence. Que ces souvenirs anecdotiques et personnels placés à l’orée de l’édition de notre texte soit un appel à poursuivre les efforts d’interdisciplinarité entrepris par les médiévistes ces
l Je reprends le titre de l’article de Marie Montpetit, «Canada's first exhibition of mediaeval art : France and England 1259-1328 », Connoisseur 179 (n° 722), 1972, p. 266-272. 2? Philippe Verdier, Peter Brieger, Marie Farquhar-Montpetit, L'art et la cour. France et Angleterre 1259-1328, Ottawa, Galerie nationale du
Canada, 2 vol. Pour Oxford, Bodleian Library, MS. Douce 79: catalogue n° 30; pour Paris, BnF, fr. 95 : catalogue n° 17.
AVANT-PROPOS
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dernières années. Qu'ils soient aussi une forme de remerciements à tous ceux qui m'ont accompagnée dans mon travail: à Madame Jacqueline Cerquiglini, qui a accueilli ce projet d’édition dans la collection qu’elle co-dirige dès nos premiers échanges, et dont la confiance a été à elle seule un encouragement à mener ce travail jusqu’à son terme, à Monsieur Olivier Collet, Université de Genève, premier lecteur, dont l’érudition autant que la bienveillance m'ont permis de surmonter les difficultés rencontrées dans la réalisation de ce projet, à Madame Isabelle Fabre, Université Paris-Nanterre; Monsieur Francis Gingras, Université de Montréal ; Monsieur Jean-Daniel Kaestli, Université de Lausanne ;Monsieur Martin Kauffmann, Bodleian Library à Oxford; Madame Lydie Lansard, Université Sorbonne Nouvelle; Madame Sabine Maffre, Bibliothèque nationale de France; Madame Isabelle Rollet, Bibliothèque nationale de France ; Monsieur Giovanni Palumbo, Université libre de Namur; et Madame Alison Stone, University of Pittsburgh, pour leur aide généreuse.
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INTRODUCTION
Les quinze derniers feuillets d’un luxueux manuscrit arthurien contiennent un texte communément appelé «La Penitance Adam »!, dont on attribue la rédaction à André le
Moine. Cette œuvre est un assemblage de la traduction en ancien français de la Vie d'Adam et Eve, de la Légende de la sainte Croix et d’extraits de la Légende de Judas et de l’Evangile de Nicodème. Exploité par les médiévistes dès le milieu du XIX® siècle, ce texte n’a longtemps été connu que par ce seul témoin, exécuté dans l’aire picarde à la fin du XIII siècle, le manuscrit BnF, fr. 95. Il a bénéficié d’une étude et d’une
transcription complète dans les années 1980, malheureusement très déficientes. La récente identification d’un manuscrit anglo-normand légèrement postérieur, le MS. Douce 79 de la Bodleian Library, qui transmet une partie de La Penitance, invitait à en reprendre l’édition sur nouveaux frais. Copiés pour de prestigieux commanditaires — la haute noblesse de Flandre et l’entourage royal en Angleterre —, les ! Ce titre a été donné par Paulin Paris en 1836, dans le Catalogue des manuscrits français de la Bibliothèque du roi. Il n’apparaît pas dans le texte et ne couvre, partiellement, que le contenu narratif de la première partie de l’œuvre. Nous le conservons néanmoins à notre tour, car cette appellation s’est imposée dans la littérature secondaire. Dans les pages de garde supérieures du manuscrit BnF, fr. 95, la table des matières, probablement
établie le 28 avril 1887, présente le texte comme la Chronique fabuleuse depuis Adam jusqu'à Tibère translatée du latin [en] françois par le moine Andrius.
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INTRODUCTION
deux manuscrits confirment une diffusion de la Vie d'Adam et Eve en français essentiellement concentrée dans le Nord de l’Europe. Son sujet religieux semble avoir éloigné les critiques littéraires de ce texte. Son inscription médiévale dans le cycle arthurien aurait pourtant pu être à elle seule un appel à une telle approche. Les stimulants articles de Jean-Marie Fritz ont d’ores et déjà montré que ces lignes d’apparences anodines interrogent les fondements mêmes de la transmission du savoir — et la hantise de sa perte. La mise à disposition dans la présente collection offrira peut-être une occasion d’en poursuivre la lecture.
I. - L'AUTEUR :ANDRÉ LE MOINE «Andrius ‘li Moines» est nommé dans le prologue. La phrase liminaire du texte nous apprend qu'il a trouvé l’histoire latine d’Adam et Eve — elle ne prétend pas qu’il l’a luimême traduite en français: Ceste estoire trouva Andrius li Moines escrite en latin tout mot a mot si come vous orrés chi en franchois… ($ 1). On peut supposer que la désignation «le Moine » place le traducteur dans un milieu religieux; l’enlumineur du manuscrit BnF, fr. 95 le représente en tous les cas avec les attributs d’un moine’. Il faut cependant rappeler que ce qualificatif peut aussi avoir été utilisé comme sobriquet sans que celui qu’il désigne ne soit un homme d’église. On remarquera à tout le moins que son titre n’est pas élevé dans la hiérarchie du monastère. L’auteur semble inconnu par ailleurs.
2? Voir infra, Introduction, II. Traduire: manuscrit Paris, BnF, fr. 95, p. 15.
la miniature inaugurale du
TRADUIRE : LA MINIATURE INAUGURALE
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IL. —- TRADUIRE : LA MINIATURE INAUGURALE DU MANUSCRIT PARIS, BNE, FR. 95 Dans le manuscrit Paris, BnF, fr. 95, La Penitance Adam
s’ouvre par une enluminure bipartite (fol. 380r). Sa partie supérieure montre un homme assis s’appliquant à transcrire un texte sur une écritoire;un pupitre sur lequel un livre a été posé se dresse devant lui. Ce motif iconographique commun présentant un copiste au travail révèle les spécificités du texte qu’il inaugure: la tonsure et le vêtement religieux gris sont les attributs d’André le moine. Les lignes dessinées sur les parchemins, qu’un regard hâtif prend pour de traits insignifiants, sont des textes, dont on peut déchiffrer le contenu. En
effet, on lit sur le pupitre: Adam primus homo dampnavit secula pomo et reliqua, et sur l’écritoire : Mors pris Eve [..] monde et si dist a monsingnor Adam. L’usure du manuscrit et la position de l’instrument tenu par le scribe rendent la lecture de quelques mots français incomplète. On comprend néanmoins le propos de l’enlumineur :il met en scène le geste de la traduction ! Le scribe part d’un texte latin qu’il écrit en français. Cependant, le passage d’une langue à l’autre ne se fait pas littéralement — fout mot a mot, pour reprendre l’expression du prologue. En effet, la sentence latine affirme qu’Adam a condamné le monde par le fruit, alors que le français assure qu’une fois [le fruit] mordu, Eve s’adressa à Adam. Les deux énoncés exploitent ostensiblement les ressources propres de leur langue et renforcent le sens de leur propos par des jeux phoniques. Ainsi, la phrase latine se construit sur des assonances et des allitérations renforçant les liens sémantiques entre Adam et damnation ou entre homo et 3 La reproduction numérique du manuscrit est disponible sur le site: . 4 La formule proverbiale, courante, n’est pas directement tirée de la Vie d'Adam et ve latine. On peut néanmoins relever qu’un manuscrit au moins de la Vita contient cette sentence dans son explicit: Dublin, Trinity College Library, cod. 509, J.-P. Pettorelli, 2012, p. 513.
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INTRODUCTION
pomo; la formule française mors pris Eve laisse entendre quant à elle que le fait de mordre a soumis les hommes à la mort.
Traduttore, traditore ! dit-on souvent en regrettant que le passage d’une langue à l’autre ne puisse jamais respecter parfaitement l’original. L’enluminure inaugurant Za Penitance Adam nous rappelle cependant que les textes traduits doivent être considérés comme des entités à part entière, ouvertes à une interprétation propre. Ainsi le traducteur représenté sur l’enluminure est encadré par un arbre et le pupitre sur lequel se trouve le texte latin. Les deux objets équilibrent l’image divisée en deux carreaux, l’un rouge et l’autre bleu. L’arbre fait bien sûr penser à l’arbre de la connaissance, portant le fruit défendu : sa forme en Y peut signifier la séparation entre le bien et le mal, corollairement la double voie s’ouvrant à tout homme. Ses feuilles, arrangées comme autant de petites croix, annoncent la Légende de la sainte Croix, issu de l’arbre du Paradis, racontée à la suite de la Vie d'Adam et Éve. Placé à l’orée du texte et faisant pendant au pupitre, lui-même dessiné en forme d’Y, il peut être le rappel que le livre a la même étymologie que le liber, cette écorce sur laquelle on écrivait. Sous cette image très élaborée, on découvre Adam s’appuyant sur une bêche et Eve tenant une quenouille. Comme dans la partie supérieure de la miniature, ce n’est pas le contenu du texte de la Vie d'Adam et Êve qui est peint ici,
mais une représentation courante des premiers hommes condamnés au travail après leur expulsion du Paradis. Dans notre manuscrit, cette image trouve de singuliers échos dans le programme iconographique du Cycle du Graal° et enrichit l'interprétation possible des textes.
$ Voir infra, Introduction, VIII. La Penitance Adam et la tradition arthurienne, p. 47-49.
DESCRIPTION DES MANUSCRITS
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IT. —- DESCRIPTION DES MANUSCRITS La Penitance Adam d’ André le Moine est conservé dans deux manuscrits: P, Paris, Bibliothèque nationale de France,
fr. 95, copié sans doute à la fin du XIIE siècle dans la région de Thérouanne, et O, Oxford, Bodleian Library, MS. Douce 79, exécuté en Angleterre, probablement à Londres ou dans
l'Est-Anglie, au milieu des années 1320. IL. 1.1. (P) Paris, BnE, fr. 95 IIH+394HII ff., parchemin, 470 x 330 mm env., 2 colonnes
de 38 à 40 lignes. Considéré comme l’un des plus somptueux manuscrits arthuriens, le codex Paris, BnF, fr. 95 a probablement été enluminé dans le diocèse de Thérouanne, dans la dernière
décade du XIII: siècle. En effet, un des artistes ayant réalisé son programme iconographique a également travaillé à l’enluminure d’un livre d’heures réalisé avant 1297 à Thérouanne et destiné à une femme non identifiéef. P contient L'Estoire del saint Graal (fol. 1-113); L'Estoire de Merlin et Les Premiers Faits du roi Arthur (fol. 113-355)$; Le Roman des sept sages de Rome en prose (fol. 355-380); La Penitance Adam (fol. 380-394). Il est le premier d’un cycle qui aurait été de trois volumes à l’origine. Le deuxième manuscrit de cet ensemble, qui semble aujourd’hui perdu, aurait contenu le début de la Quête de
6 Marseille, Bibliothèque municipale, ms. 111. Originellement, ce manuscrit était précédé du Psautier conservé aujourd’hui sous la cote Paris, BnF, lat. 1076, voir A. Stones, 1996. 7 «Version courte», sous-groupe B, d’après le classement de Jean-Paul Ponceau, L'Estoire del saint Graal, Paris, Honoré Champion, 1997, 2 vol.
t. 1, p:xxix. 8 Dans P, L'Estoire de Merlin n’est pas séparée de la Suite-Vulgate.
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INTRODUCTION
Lancelot. Le troisième, conservé aujourd’hui à la Beinecke Library de New Haven, Yale University, MS 229 (ex Philipps 130), offre la seconde partie de la Quête de Lancelot (Agravain), La Queste du saint Graal et La Mort Artu. Aucune preuve ne permet d'établir l’existence effective du deuxième volume dans le projet initial, mais R. S. Loomis’, suivi par d’autres chercheurs, soutient qu’il serait difficile de concevoir un cycle incomplet dans une forme déployant une telle richesse. Quoi qu’il en soit, les liens entre les manuscrits BnF, fr. 95 et Yale, MS 229 sont indéniables dans leur programme iconographique. En effet, tous les deux ont été illustrés par les mêmes artistes, dans une mise en page particulière qu’Alison Stones!° considère comme unique pour les romans arthuriens. L'analyse stylistique montre que deux artistes ont contribué à leur illustration. Un maître peintre en a exécuté les trois quarts, alors qu’un assistant s’est chargé des plus petites miniatures et des initiales. La Penitance Adam, comme Le Roman des sept sages, ne contient qu’une seule miniatère, placée en ouverture du texte. Cette décoration modeste place ces deux œuvres à part par rapport au cycle arthurien. Le manuscrit a appartenu à la Bibliothèque des ducs de Milan à Pavie, il a été apporté à Blois par Louis XII. IL. 1.2. Commanditaire des manuscrits Paris, BnF, fr. 95 et Yale, MS 229
La proximité des manuscrits BnF, fr. 95 et Yale, MS 229 permet de tenter de cerner l’identité du commanditaire de ce travail. On a en effet déjà relevé que les enluminures du codex de Yale contiennent plusieurs blasons attribués à la haute
R.S. Loomis, Arthurian Legend in Mediaeval Art, 1938, p. 95. 10 A. Stones, 2007, p. 263.
1 De Pavye au roy Loÿs XII, lit-on au bas du dernier feuillet du manuscrit (fol. 394v).
DESCRIPTION DES MANUSCRITS
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noblesse flamande!?. Cette présence discrète mais prégnante rattache selon toute vraisemblance la fabrication du manuscrit à ce milieu. Les armes du comte de Flandre Gui de Dampierre (d’or au lion sable, Yale, MS 229, fol. 23v, 100v, 126r et 260v) et de
celles de son second fils Guillaume de Termonde (d’or au lion de sable à bande de gueules, Yale, MS 229, fol. 187r pour l’ouverture de La Queste du Graal, voir aussi fol. 66r et 260v) ont particulièrement retenu l’attention!?. Lynn Ramey!{ suggère que les enluminures ornant La Mort Artu reflèteraient les relations conflictuelles de Gui de Dampierre avec les rois de France et d'Angleterre. Dans son examen des miniatures de ce texte, Alison Stones remarque quant à elle que Yale, MS 229 développe une suite de miniatures non présentes dans les manuscrits qui lui servent de comparaison. Les feuillets finaux en particulier, récit de la bataille de Salisbury, contiennent une suite de scènes de combats qui montreraient un père soucieux d’instruire son fils ou un combattant glorifiant par les miniatures ses propres prouesses!*. Ces indices pourraient laisser penser que le manuscrit aurait été commandité par le comte de Flandre Gui de Dampierre pour son fils Guillaume de Termonde (1248-
1311). 2 Outre celles de Guillaume de Termonde et de Gui de Dampierre, Barbara A. Shaïlor relève les armes de “Gruythuse of Bruges (or, a cross sable), on ff. 1r and 126r; those of Bergen (or, a lion gules), Mortaigne (or, a cross gules) and Court [?] (argent, a lion gules), all on f. 100v ; and those of Northwyck, Bouchorst, Crechy or Fiennes (argent, a lion sable), on f. 347r. An unidentified coat of arms (or, a bend cottised gules) on f. 15v.”, informations tirées de la description du manuscrit sur le site de la Beinecke Library. Ces armes apparaissent aussi dans le Psautier réalisé pour Gui de Dampierre (Bruxelles, Bibliothèque Royale, MS. 10607).
3 Voir A. Stone, 1996, p. 231-234, pour cette identification. Rappelons que Guillaume de Termonde est également le commanditaire de La Chevalerie de Judas Macchabé et ses nobles frères (Paris, BnF, fr. 15104, c. 1285) et qu’il aurait possédé le psautier enluminé par le «Maître au menton fuyant » (Tournai, Trésor de la Cathédrale, Scaldis H 12/2). 4 L. Ramey, 2007. 15 À, Stone, 2007, p. 267.
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INTRODUCTION
III. 2.1. Mélanges théologiques :Oxford, Bodleian Library, MS. Douce 79 et Paris, BnF, fr. 13342
Lynda Dennison!é a montré que les manuscrits conservés aujourd’hui sous les cotes Oxford, Bodleian Library, MS. Douce 79 et Paris, BnF, fr. 13342 constituaient originel-
lement un seul codex. Un examen codicologique permet en effet de réunir les deux parties, dont les textes sont écrits en anglo-normand et en latin. Ce rapprochement est en outre renforcé par la présence commune d’enluminures réalisées par le Maître du Psautier de la reine Mary (Master of Queen Mary Psalter, British Library, MS Royal 2 B VII)'"?. L'intervention de l’Ancient 6 Master'$, qui a exécuté l’initiale historiée et les bordures de l’ouverture du psautier de saint Jérôme (fol. 49r dans Paris, BnF, fr. 13342), corrobore ce constat, sachant que les deux artistes ont collaboré dans la réalisation de plusieurs autres
manuscrits,
en
particulier
dans
Oxford,
Bodleian
Libary, MS. Lat. liturg. d. 42 (Chertsey Breviary) et Cambridge, St John’s College, MS S.30 (La Somme le Roi). En conclusion de son étude stylistique des enlumineurs, Lynda Dennison date la réalisation du manuscrit entre 1320 et 1325, dans l’Est-Anglie. L. Freeman Sandler est plus large dans son estimation et parle d’une exécution entre les années 1SI0 EP 1325 I n’est pas possible de savoir quand le manuscrit originel a été fractionné. Le volume parisien est pourvu d’un ex-libris du XVII-XVIIE siècle, placé tête-bêche au milieu du dernier
feuillet (fol. 53v): Ce livre appartient a Jean Jacques Huet; une autre main a ajouté en haut du feuillet: Acheté le 18° xbre 1740, suivi d’un paraphe. Le manuscrit d'Oxford a été acheté 16 L. Dennison, 1986.
17 Désigné d’après le nom de Mary Tudor, propriétaire du manuscrit deux siècles après sa réalisation. IS Nommé d’après la cote du manuscrit Londres, Library of Dr. Williams, MS Ancient 6, chef d'œuvre de cet enlumineur. 1Ÿ L. Dennison, 1986, p. 305 ; L. Freeman Sandler, 1986, et L. Freeman Sandler, 1987.
DESCRIPTION DES MANUSCRITS
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en 1818 par Francis Douce à Samuel Woodburne?. Il a été relié à Paris par les frères Bozerian, soit entre 1795 et 181721. Des parties du volume initial ont aujourd’hui disparu, mais on ne connaît pas l’étendue exacte de ces pertes. Il n’est pas possible non plus de déterminer la place précise qu’occupait le texte d’André le Moine dans le manuscrit originel. L’enchaînement des œuvres dans le manuscrit parisien, qui débutent toutes à l’intérieur de cahiers, exclut en tout cas l’intercalation dans ce bloc. ILE. 2.2. (O0) Oxford, Bodleian Library, MS. Douce 79 Sous la cote Oxford, Bodleiïan Library, MS. Douce 79 sont
conservés des feuillets de parchemin aujourd’hui séparés en deux entités, mais qui étaient reliés ensemble jusqu’en 19872: + fol. 2r-3v: 2 ff. de 202 x 122 mm env. (un bifolio), contenant quatre enluminures pleine page illustrant la Vie de la Vierge (Annonciation, Nativité, Assomption, Couronnement). Les scènes représentées sont enserrées dans un cadre mesurant environ 153 x 104 mm (107 pour le Couronnement). Les deux feuillets sont actuellement conservés entre deux plaques de verre. Ils portent une foliotation au crayon gris (fol. 2: Annonciation, fol. 3: Assomption). Aden Kumler* avance l’hypothèse que ces quatre enluminures peuvent être une partie d’un cycle marial plus développé ayant introduit le manuscrit. Il est toutefois impossible de connaître l’étendue de ce cycle.
20 F, Avril et P. Danz Stirnemann, 1987, p. 145. 21 F, Madane, 1897, p. 513: ‘“stated by the elder or younger Bozerian”’; voir aussi F. Avril et P. Danz Stirnemann, 1987, p. 145. 2 Une note moderne écrite sur un des feuillets de garde l’affirme: «Fol. 2-3 were removed and mounted separately in 1987. BCBB». Les pages de garde et feuillets de remplacement actuels (6 feuillets modernes précédant le texte médiéval) portent plusieurs numérotations différentes. Un feuillet moderne en parchemin porte la foliotation « 1 ». 23 A, Kumler, 2011, p. 256, n. 61, etp. 151.
209)
INTRODUCTION
+ _ fol. 4r-13v: 10 ff. de 204 x 125 mm env. (un quaternion dont les deux premiers feuillets sont aujourd’hui manquants; un binion complet), miroir :150 x 85 mm, 31 (29) lignes, 1 col.
contenant un extrait de La Penitance Adam par André le Moine. Cette partie porte une double foliotation: la plus ancienne, à l’encre brune, commence au début du texte de la
p. 1 à la p. 19; la plus récente, au crayon gris, poursuit la numérotation des enluminures du fol. 4 au fol. 13. La Penitance Adam commence au haut du fol. 4r au milieu d’une phrase du $ 14 de la présente édition. On peut supposer que le manuscrit d’origine comportait le début de notre texte, disparu par la suite. En effet, si l’on compare avec la version conservée dans P, cette perte couvrirait environ deux feuillets recto-verso dans la mise en page du manuscrit d'Oxford, ce qui correspond à la lacune actuelle du premier cahier. Le texte se termine au bas du fol. 13v, qui est le dernier feuillet d’un binion. Cette page contient 29 lignes, alors que toutes les autres en ont 31. Sa dernière phrase a une structure grammaticale indépendante. Tous ces indices permettent de supposer que le texte de La Penitance Adam n’était originellement pas plus développé dans O et que l’absence de l’Évangile de Nicodème dans ce manuscrit n’est pas accidentelle, mais volontaire. III. 2.3. Paris, BnE, fr. 13342 53 ff., parchemin, 205 x 127 mm env., miroir variant entre
148 et 154 mm x 83 et 88 mm env., 1 col. de 31 et 32 lignes. La reliure serrée du manuscrit rend la collation des cahiers délicate. La numérotation moderne au début de chaque cahier permet toutefois de reconstituer la composition du manuscrit : 2% La numérotation, écrite au crayon gris en bas à gauche du premier feuillet des cahiers, date sans doute de la restauration du manuscrit effectuée en 1975, si l’on en croit une étiquette sur sa page de garde inférieure: «BIBIOTHEQUE NATIONALE / Restauration 1975 / sous N° 2423». Je remercie Madame Isabelle Rollet, cheffe du service
DESCRIPTION DES MANUSCRITS
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11 + 18, 25, 38, 46, 58, 64, 74, 87?+ ji. Le statut des deux derniers feuillets (52 et 53) reste incertain. + fol. 1r-27v: /sci comence le Dialogue del piere e del fiz (sur le baptême)", une enluminure. Le texte est incomplet: il est probable que le cahier 4, aujourd’hui composé de 6 feuillets (fol. 25 à 30), ait perdu son double feuillet central, entre les fol. 27 et 28 actuels, soit la fin du Dialogue. La lacune narrative correspond en effet à cette étendue si l’on compare notre texte avec celui d’autres manuscrits. + fol. 28r-44v: Mirour de seinte Eglyse, traduction du
Speculum Ecclesiae de saint Edmund d’Abingdon, une enluminure*#. Les fol. 39 à 42 forment un cahier (n° 6) transcrit par un copiste différent de celui du reste du texte et rajouté après la réalisation du programme iconographique. L'analyse du manuscrit?’ montre en effet que le Restauration à la Bibliothèque nationale de France, des informations qu’elle m’a communiquées. 25 Le texte n’est pas édité à ce jour;Charles-Victor Langlois en cite de longs extraits dans La vie en France. La vie spirituelle: Enseignements, méditations et controverses, Paris, Hachette, 1928, vol. 4, p. 47-65. Voir
aussi Paul Meyer, «Trois nouveaux manuscrits des sermons Maurice de Sully», Romania 28, 1899, p. 245-268, part. p. 254 Alfred Jeanroy, «Fragments des Sermons de Maurice de Sully, du Père et du Fils et d’un traité ascétique inconnu», Revue
français de et 257-261; du Dialogue des langues
romanes
B. McCann
43, 1900, p. 97-113, et Ruth J. Dean et Maureen
Boulton, Anglo-Norman Literature: À Guide to Texts and Manuscripts, London, Anglo-Norman Text Society, 1999, p. 347-348.
2% A. D. Wilshere (ed.), Mirour de Seinte Eglyse (St Edmund of Abington 5 Speculum Ecclesiae), London, Anglo-Norman Text Society, 1982. 27 Le fol. 38, dernier feuillet du cahier précédente (n° 5), a une signature : est il; ces mots se rapportent non pas à ceux écrits en haut du fol. 39r, mais à ceux du fol. 43r. Dans le cahier rajouté, les pieds-de-mouches et les initiales n’ont pas été dessinés. Par ailleurs, les derniers mots de la
dernière ligne de 38v ont été grattés et recouverts d’un titre écrit à l’encre rouge correspondant au contenu de 39r: La tierce degré de contemplacion.
Le texte omis se prolonge jusqu’à la 15° ligne de 42r, dernier feuillet de ce cahier. Le copiste laisse alors 13 lignes vides (une main postérieure écrira une prière sur ces lignes), puis recopie, strictement au même endroit, le
INTRODUCTION
premier copiste omet un passage correspondant aux chapitres 20 à 28 de l’édition d’A. D. Wilshere. Il est possible que le scribe qui a réalisé le cahier rajouté soit celui qui a transcrit le texte des Instructions pour la messe (fol. 45r-48v). Les deux ont en effet une écriture semblable, que ce soit par la forme des lettres et l’utilisation des abréviations ou par les spécificités dialectales. La portion relativement limitée de texte dans les Instructions empêche cependant d’être définitif sur cette conclusion. Texte fondamental dans le développement du mysticisme médiéval anglais, le Speculum Ecclesie de saint Edmond d’Abingdon’# est conservé dans plus de 80 manuscrits latins, français et anglais. L’éditeur de sa traduction, A. D. Wilshere, recense 33 manuscrits français, qu’il ordonne en deux familles principales. Le BnF, fr. 13342 entre néanmoins difficilement dans son classement”; il serait à rapprocher de la version dite «religieuse», ainsi nommée car destinée à des religieuses femmes. Cependant, le texte porte clairement les traces de la version d’origine, qui s’adressait à un homme religieux : il apostrophe un «tu», et non la forme plurielle en «vous », comme dans les deux versions éditées, et aucune marque de féminin, ni dans les adjectifs ni dans les participes passés, n’y apparaît. Une comparaison plus avancée texte que le premier copiste avait déjà transcrit sur le dernier feuillet du précédent cahier. Ainsi les trois dernières lignes de 38r et tout le texte de 38v transcrivent le même contenu que les trois dernières lignes de 42r et le verso complet de 42. Pour signaler l’erreur du premier copiste, les trois dernières lignes de 38r et le texte de 38v sont encadrés de points. Le copiste du cahier rajouté a également corrigé le cahier précédent en ajoutant dans ses marges des passages omis par le premier copiste :34r, 34v (10 lignes ajoutées, saut du même au même sur a saver, $ 12.9-15), 36r, 37r, 37v et 38r.
28 Sur Edmond d’Abingdon, héritier de saint Thomas de Cantorbéry et dont l’œuvre est influencée par l’école victorine, lire P. Binski, 2004,
p. 129-139 et 193-197. # Voir les explications dans A. D. Wilshere, op. cit., 1982, p. xii.
DESCRIPTION DES MANUSCRITS
+
+
+
25
montre que notre manuscrit suit de façon générale le texte édité, mais s’en écarte pour en abréger le propos. La concentration se fait alors surtout par omission de mots, de parties de phrases ou de paragraphes entiers. La maladresse évidente du copiste, qui transcrit régulièrement des phrases dénuées de sens, fait comprendre que ces modifications traduisent une volonté arbitraire de faire court. fol. 45r-48v: Instructions pour la messe (Ceo ge vous devez fere e penser a chascon point de la messe), treize miniatures*®. Le texte ne semble attesté que dans Paris, BnF, fr. 13342. fol. 49r-Slv: «Psautier de saint Jérôme». Le texte est incomplet: il se termine au milieu d’une phrase du Psaume 119 (118), 108 : «voluntaria oris mei beneplacita fac [Domine et iudicia tua doce me]». En comparant le texte du manuscrit parisien avec celui d’autres manuscrits contenant le «Psautier», on peut estimer que la fin du texte couvrait environ un feuillet recto-verso. fol. 52r: deux prières adressées à Jésus : Juste judex, Jesu Christe*! et Domine Jesu Christe qui ex voluntate patris cooperante spiritu sancto de beata Maria virgine corporis
nostri fragilitatem sumpsisti….*?. La première commence au milieu d’une phrase et est amputée d’un peu plus d’un tiers de son début. Le fol. 52v est laissé vide. 30 Ruth J. Dean et Maureen B. McCann Boulton, op. cit., 1999, p. 392-
393.F. Wormald, “Some Pictures of the Mass in an English XIV
Centruy
Manuscript”, The Walpole Society XLI, 1966-1968, p. 39-45, retranscrit les
rubriques et textes d’accompagnement des enluminures des Instructions pour la messe. Les feuillets contenant ces Instructions sont disponibles en ligne dans le cadre du projet de Thomas Lentes, VW-Forschungsgruppe “Kulturgeschichte und Theologie des Bildes im Christentum”, Westfälische Wilhelms-Universität, Münster . 31 Éditée par Edmond Martène et Ursin Durand, Thesaurus novus anecdotorum, t. IV, Paris, 1717, col. 115-116.
32 Nous n’avons pas réussi à identifier cette prière.
26
INTRODUCTION
III. 2.4. Commanditaire et destinataire des manuscrits
Oxford, Bodleian Library, MS. Douce 79, et Paris, BnF, fr. 13342
Il est difficile d’établir qui ont été le commanditaire et le destinataire — s’ils sont deux personnes distinctes — de notre manuscrit. La richesse de l’enluminure les montre assurément comme fortunés. De plus, la présence des Instructions pour la messe permet d’affirmer que le volume était destiné à un public séculier. L’analyse faite par Aden Kumler* révèle en effet que textes et images de cette œuvre comportent uniquement les éléments de la liturgie de la messe que pouvaient entendre ou voir les laïcs. Cette remarque est corroborée par l’examen du Mirour de seinte Eglyse, qui conserve les citations latines et les références aux différentes autorités (Bernard, Augustin, Grégoire, etc.), mais ne comporte aucune des apostrophes à des religieux apparaissant dans les autres versions de la traduction. Ainsi, le titre de la pièce Sermon a dames religioses ($1, fol. 28v), l’adresse à ma trecher soeur ou beau frere ($ 4.28, fol. 29r), le renvoi a vostre espus ($ 4.43, fol. 29v), par exemple, n’y sont pas mentionnés. Au $ 11.55, le commandement de ne pas convoiter la femme de son voisin, ni sa servante, ni aucune autre femme, si l’on est un homme, et aucun homme du monde si l’on est une femme, est limité à
la seule convoitise de toute femme hors des liens du mariage (fol. 34r). Ces quelques indices incitent à conclure que le destinataire du BnF, fr. 13342 pourrait être un homme laïc. Par ailleurs, on peut relever que les deux artistes à l’œuvre dans ce manuscrit ont travaillé pour des membres de la famille royale anglaise ou leur entourage proche. Ainsi le psautier enluminé par l’Ancient 6 Master (Londres, Library of Dr. Williams, MS Ancient 6) contient les armes de France, d’Angleterre et du Hainaut et nomment deux membres de la # A. Kumler, 2011, p. 122. Sur le Traité, voir P. Binski, 2004, p. 197-
201.
+
COMPARAISON
DES MANUSCRITS
ET CHOIX DU MANUSCRIT
DE BASE
21
famille royale française: Jeanne de Navarre (4 avril) et Philippe IV (29 novembre), les parents d’Isabelle de France, femme d’Edward II et mère d’Edward III. Comme le Psautier de la Reine Mary, le volume aurait été exécuté pour Isabelle de France elle-même, ou pour Edward II ou son entourageÿ{. Enfin, une dernière observation complète cette tentative d'identification: les trois principales œuvres du volume sont écrites sous la forme de discours directs adressés à un «tu», un père à son fils dans le Dialogue, le narrateur à son lecteur dans les deux suivants. La Penitance Adam elle-même utilise ce type de discours instructif à plusieurs reprises, que ce soit par les propos de l’archange Michel ou ceux d’Adam à ses fils, par exemple. Le luxueux recueil de textes théologiques a ainsi pu être exécuté pour être confié à un fils de l’entourage royal. S’il est hasardeux d’affirmer de façon définitive que le manuscrit a été réalisé à la demande d’Isabelle de France ou d’Edward II pour leur fils Edward III, né en 1312, rien ne permet de
l’exclure néanmoins.
IV. - COMPARAISON DES MANUSCRITS ET CHOIX DU MANUSCRIT DE BASE
Le texte d’André le Moine est connu depuis longtemps par le manuscrit BnF, fr. 95. Dès les années 1860, Louis Moland fait un résumé précis du début de l’œuvre ($ 1-77) dans son
Origines littéraires de la France. À sa suite, Paul Meyer copie en 1866 le passage concernant la Sybille ($ 61), puis Adolfo Mussafia en 1869 et Arthur S. Napier en 1894 transcrivent dans leurs études la légende de la sainte Croix ($ 52-70). On % L. Dennison, 1986, p. 298, et voir la description du manuscrit Royal MS 2 B VII sur le site de la British Library: /ff/ (écrit c, ch): chi(1, 10, 41, 79, 81, 103) // ci (103, 104); ichi (32) // ici (93); chité (70, 83, 87, 89, 91, 112) // cité (112, 113), cités (114); chiel (15, 20, 21, 42, 47) // ciel (49, 65, 77, 92), ciex (85, 100, 103, 111); coreche (15), courechera (47), courecha (75); merchi (2, 6, 8, 19, 24, 38, 40, 49, 77, 101, 104) // merci (19, 106); ochi (4), ochie (23), ochist (24), ochis (75, 103), ochisent (88), ochira (103) // ocist (111, 112, 113, 114), ocire (114); etc.
Gossen $ 41 c + a à l’initiale et à l’intérieur derrière consonne > /k/ (même s'il est parfois difficile de savoir si c correspond à /k/ ou à /f/ #7): - caiïtif (73), caitis (37, 74, 75), caitive (38), ceitif (73), ceitis (73) // chaitive (73), cheitis (75); cans (114) // champ (44), cham (53); cars (11) // char (4, 67); cartre (79) // chartre (61, 89); cascun (23, 52, 106, 107) // chascun (17); castiera (32); ceval (67) // cheval (67, 69); chevalier (80, 81, 82, 83, 84, 83, 109), aucune occurrence de cevalier ;cief (36, 65) // chief (33, 38, 40, 45, 65); cose
+
QUELQUES OBSERVATIONS LINGUISTIQUES
35
(5, 6, 9, 12, 14, 20, 26, 28, 29, 33, 34, 43, 51, 61, 85, 99, 107, 108, 110, 111), aucune occurrence de chose; etc.
Gossen $ 42: g + a lat. et g + a, e, i germ. à l’initiale et intérieur derrière consonne > g (écrit g, gh, gu): mangames (7), mangai (29), songa (22), etc. On peut mentionner encore les traits picards partagés avec le wallon, le lorrain et le normand:
Gossen $ 8: yod + ata > -ie: - _alegies (20), entechies (7), fichies (55), etc.
Gossen $ 74: insertion svarabhaktique dans les futurs et -
conditionnels (p 7, b'r,v'r;t'r,d'r): _avera (8, 30), averont (73), croistera (30), meterés (7), meteroit (14, 16), metterai (33), meterai (36), metera (40), oindera (41); prenderés (7), resourderoit (75), resourderons (103), viverons (6), etc.
Traits picards partagés avec l’ardennais:
le wallon,
le lorrain et
Gossen $ 46: -atu, -itu, -utu, -ate > pic. -et, -it, -ut. Conserva-
tion graphique du -f final, en particulier pour les participes passés: - _ effachiet (26); envoiet (41) // envoié(s) (10, 22); regeneret (41); embrachiet (45); ouvret (65); passet (69) // passé (2); coureciet (79) // courechiés (4, 57); pechiet (85, 87); loiet (100); baptisiet (106) // baptisiés (41); crucefiet (107) // crucefiés (61, 63, 65, 77, 81, 111); - _dechuite (18); porveut (45) // porveu (14, 16, 46); isut (53) // issu (104); vendut (73, 74) // vendu (74); receut (87) // receu (94); vencut (101); avenut (107); venut (109) // venu (59, 102); eut (84) // eu (11, 24); veut (106) // veu (48, 50, 92), etc. - pour les substantifs :congiet (34); pec(h)iet (9, 37, 47,77, 85, 87) // pechié (43)
36
INTRODUCTION
Ou, plus généralement, traits communs aux dialectes du Nord et de l’Est: Gossen $ 61 : absence d’une consonne intercalaire d ou b dans les groupes secondaires /’r, n'r, ml: -__venra(s) (41, 51, 97, 104) // vendra (43); venroit (95) // vendroit (24), devenras (75) // avendra (75); vinrent (9, 89) // vindrent (79, 83, 91, 103, 109, 21, 32, 40, 43, 47, 51, 53), revindrent (84); avinrent (60) // avindrent (59); tinrent (91) // tindrent (71); etc.
Gossen, $ 71: désinence de l’imparfait du subjonctif des verbes de la première conjugaison en -aisse: - je dounaisse (20); je aouraisse (14); tu alaisses (26); tu goustaisses (40); il aportaissent (62); il alaissent (63, 85); il trenchaissent (63); il racontaisent (85) // tu priasses (95); ete
Gossen $ 76: parfaits et imparfaits du subjonctif sigmatiques (-s- intervolcalique conservé): - il fesissent (56), il mefesist (38), je mesisse (10), vos quesistes (79), il remesist (3)
Gossen $ 77: 6° personne du parfait en -isent (parfaits sigmatiques): - disent (32,33, 43,47, 57, 63,78, 81, 82, 83, 84, 85, 87, 89, 91,93, 99, 104, 106, 107, 109), prisent (40, 57, 61, 71, 79, 104, 109), misent (40, 61, 71, 79, 109), ochisent (88), reprisent (86), requisent (93), etc. // aucune occurrence de ces verbes en -irent, hormis fisent (63, 85, 103) /firent (1,
9,24, 49, 91, 107) Lexique Il faut relever l’usage régional du substantif masculin efjondre, la foudre ($ 81), rattachant ainsi notre texte à la Picardie/Wallonie, voire Hainaut?°. ® cf. Gilles Roques, Revue de linguistique romane, 58, 1994, p. 593, et
66, 2002, p. 609.
+
QUELQUES OBSERVATIONS LINGUISTIQUES
37
V. 2. Quelques observations linguistiques
Pour une approche complète des particularités lexicales de notre texte, nous renvoyons le lecteur au Glossaire. Nous relevons néanmoins deux verbes qui semblent absents des dictionnaires: + __esdoubler, $ 12, redoubler + __grainbre, $ 14 et 92, gémir; dans notre texte, le verbe traduit
le latin ingemiscens (VAE 12.1) et gemuerunt (EN 17.3)
et des substantifs dont l’emploi semble rare à la fin du XII siècle: ° __communance, s.f., propriété commune, $ 72 (cf. en particulier FEW, 2, 2, 962-a); dans notre texte, car il estoient
+
de la communance traduit le latin quosque communiter possidebant (JU 69.14) ensongne, s.f., souci, difficulté, $ 20 (cf. en particulier FEW 17, 275a-1)
+ habitations, s.f. C.R. pl., lieu où l’on habite, logis, $ 73 + __mortuoire, s.m., épidémie, $ 114, (cf. en particulier FEW 6,
3, 137a et 136a, par rapport à la forme mortoire, courante).
Signalons aussi la construction soi faire, dans le sens de dire ($ 90 et 72), peu fréquente. Ajoutons, même si son usage est très courant en ancien français, que l’auteur utilise la forme impersonnelle du verbe faire suivi de la préposition a et d’un infinitif actif, marquant la convenance ou le mérite ($ 59, 71 et 86; Ph. Ménard, 1994, $ 124), alors qu’au $ 53, le verbe faire a perdu sa valeur factitive :qu'il orent fet passer la Mer Rouge tout a sec (Ph.
Ménard, 1994, $ 144). Mentionnons enfin la répétition du que complétif après une incidente (Ph. Ménard, 1994, $ 224): +
+
$ 15: Saches que, se tu nel aoures, que Damedieus s'en courechera a toi $81:Singnor, sachiés que quant nous gardames le sepulchre que la tere trambloit si fort que nos quidames tout morir.
38
INTRODUCTION
VI. - SOURCES LATINES
VI. 1. Vie d’Adam et Eve ($ 1-51) Les travaux de Jean-Pierre Pettorelli*’, complétés par Jean-Daniel Kaestli, ont exposé la très riche complexité de la tradition latine de la Vie d'Adam et Êve :quelque 107 manuscrits, copiés du X° au XV: siècle, et 5 éditions incunables ont été étudiés et édités par le savant. Dans cet ensemble témoignant de la vitalité de ce texte tout au long du Moyen Age, J.-P. Pettorelli distingue deux grandes recensions (lat-P, attestée par 2 manuscrits, et lat-V, 105 manuscrits). André le Moine traduit assurément un manuscrit de lat-V, comme
le
prouvent tant la présence des passages propres à cette version (vision d'Adam (VAE 25.1-29.10) et histoire des tablettes (VAE 49.1-50.2 et 52-53)) que les détails ponctuels du texte. $ J.-P. Pettorelli détermine 5 rédactions à l’intérieur de lat-V. L'examen des variantes et des lacunes textuelles permet de rattacher la version d'André le Moine à la rédaction dite «rhénane » (R). Cette rédaction est attestée par
25 manuscrits «appartenant pour la plupart aux provinces du nord de l’Europe, et dont l’origine se situe sans doute au cœur de l’Empire carolingien»“!. Elle est elle-même divisée en deux familles :R1 et R2. La majorité des variantes pertinentes — et repérables dans le passage du latin au français — permet d’associer le texte d’André le Moine à R1. On retrouve cependant çà et là dans la traduction vernaculaire des leçons de manuscrits appartenant à R2 et non présentes dans R1. II n’est ainsi pas possible d’associer notre texte à l’une ou l’autre des deux familles, a fortiori à un manuscrit particulier. #0 J.-P. Pettorelli, 2012. On se reportera à cet imposant travail pour tout
ce qui concerne l’origine du texte apocryphe. 4 Jbid., p. 133.
SOURCES LATINES
39
Rappelons que la Vie d'Adam et Eve a été traduite dans la plupart des langues européennes“. On connaît aujourd’hui quatre traductions/adaptations médiévales en français du texte latin: celle d’ André le Moine, de la fin du XIII siècle, de Jean d’Outremeuse, de la fin du XIV® siècle, et de Colard Mansion, de la fin du XV: siècle. Isabelle Fabre“ a récemment mis à jour une version anonyme, contenue dans le manuscrit Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 2680. Cette adaptation a été
élaborée au XV: siècle dans ie milieu bourguignon, mais sa langue présente de nombreux traits picards. Un dépouillement plus précis des manuscrits pourrait mettre à jour de nouveaux témoins vernaculaires. La diffusion française de la Vita reste néanmoins relativement modeste et peut s’expliquer par le fait
que celle-ci ne semble pas avoir été intégrée dans les légendiers, ni dans les histoires universelles“{. Le texte d'André le Moine suit fidèlement le récit latin;
les écarts dans la narration sont rares et souvent insignifiant. Au nombre de ceux-ci on relève toutefois le songe d’Eve annonçant la mort d’Abel. Dans les versions anciennes, tant latine que grecque, arménienne et géorgienne, la mère voit en rêve le sang d’Abel entrer dans la bouche de Caïn, qui le boit malgré la prière de son frère de lui en laisser un peu. À cette image forte, qui se fonde sur une interprétation de Genèse 4, 10-11, correspond en français la mention que Caïn étrangle son frère : si m'estoit avis que li aisnés de nos fieus Abel estoit es mains de Cham son frere et que il l’estrangloit ($ 23). Aucun des manuscrits latins recensés, qui contiennent plusieurs variantes dont le sens n’est pas toujours évident, ne porte la leçon vernaculaire“. Sabine Maffre, spécialiste de l’iconographie médiévale de Caïn et Abel en France, n’a jamais rencontré ce mode de mise à mort dans son 4 Voir, entre autres, M. E. Stone, F. Amsler et al., 2017. 4 I. Fabre, 2017 et I. Fabre 2018b. # Voir S. Messerli, 2017.
1992, B. Murdoch,
45 Cf. J.-P. Pettorelli, 2012, p. 332-333, n. 69, et p. 466.
2009,
et
40
INTRODUCTION
corpus“. Jean-Marie Fritz‘? suggère, sans convaincre tout à fait, que la leçon d’André le Moine pourrait provenir d’une mauvaise compréhension de la source: le traducteur peu habile en latin n’aurait pas saisi le sens de deglutire, avaler. VI. 2. Légende de la sainte Croix ($ 52-70)
L'histoire de la sainte Croix intéresse les chercheurs de longue date. Au XIX° siècle, Adolfo Mussaña, Wilhelm
Meyer ou Arthur S. Napier, plus récemment, John Henry Mozley, Angélique M. L. Prangsma-Hajenius, Bob Miller ou Nicole Fallon, entre autres, ont étudié cette légende et transcrit des extraits de manuscrits latins et vernaculaires. La source utilisée par André le Moine est le Post egressionem autem filiorum Israel...*%#, soit, selon Nicole Fallon qui en a établi l’édition à partir des dix témoins connus du XII au XIV: siècle, un texte dont la diffusion est essentiel-
lement limitée aux régions insulaires et anglo-normande“. Dans son détail, la traduction d’André le Moine suit le
texte latin et ne comporte pas d’éléments narratifs propres. Il # Je remercie Madame Sabine Maffre de m'avoir généreusement communiqué les pages de sa thèse traitant de ce point; Zconographie de Caïn et Abel en France du XF siècle au début du XVI siècle, Thèse de l’École nationale des chartes, Paris, 2010, p. 323-324.
4 J.-M. Fritz, 2005,p. 111. #8 Sur ces deux rédactions, voir A. Prangsma-Hajenius, 1995. André le
Moine se base donc sur une autre source latine que Jean d’Outremeuse et Colard Mansion, qui traduisent le Post peccatum Adae… ; l’anonyme du manuscrit de l’Arsenal n’a pas cet épisode. 4 N. Fallon, 2009, p. 80, qui reprend les travaux de R. A. Miller, 1992,
p. 76: «it seems to have been diffused in its original form only from and originally largely within the insular and Anglo-Norman cultural sphere ». Outre le texte d'André, les chercheurs mentionnent les légendes en ancien
anglais des XI° et XII° siècles (Bodley 343 et Ker and Colgrave/Hyde fragments), la légende latine de Judas et du coq (manuscrits insulaires du XII siècle), une traduction anonyme en ancien français du XIII: siècle, le Cursor mundi en moyen anglais (c. 1320) et le texte irlandais Leabhar Breac du XIV: siècle. L'édition du texte latin se trouve aux p. 231-262.
SOURCES LATINES
41
n’est toutefois pas possible d’associer notre texte à un manuscrit latin particulier. Le texte français comporte cependant d’importantes lacunes par rapport à la version latine éditée. On relève en particulier, au $ 56, les lignes correspondant à LSC 2.4010.170%, pourtant essentielles à la compréhension du texte. On y apprend en effet comment les trois rameaux sont laissés par Moïse dans le pays de Moab, puis retrouvés par David qui les amène à Jérusalem. C’est également dans les lignes omises que l’on explique comment David entoure de trente cercles d’argent le sommet des rameaux, cercles qui seront le salaire versé à Judas pour trahir le Christ. Les passages LSC 12.202-209 ($ 59: rappel que Salomon met sept ans pour construire le Temple, dédicace du Temple, mort de Salomon,
précision que l’arbre reste dans le Temple jusqu’à la fabrication de la sainte Croix) et LSC 14.237-239 ($ 61 : précision que l’ange quitte la prison et mort de Suzanne) sont également absents de la traduction. Le traducteur n’a probablement pas tronqué volontairement sa source. En effet, si tel avait été le cas, il aurait sans doute infléchi son propos aux $ 56 et 57 afin d’atténuer la rupture narrative qui fait passer le lecteur, sans transition, de Moïse trouvant les trois rameaux à Salomon construisant le Temple de Jérusalem, ou au $ 57 dans lequel les cercles d’argent sont mentionnés sans éclaircissements — et ce d’autant plus, par exemple, que le $ 59, qui raccourcit le texte latin, développe une version cohérente, ou que le $ 70 concentre intelligemment son propos. Il est possible que ces lacunes aient déjà été présentes dans le texte latin, même si 50 Adolfo Mussafña (1864, p. 204) signale que l’Hartebok a une lacune narrative au même endroit. La lecture du texte contenu dans le manuscrit Hambourg, Staats- und Universitätsbibliothek, 102c, édité par Erika Langbroek et Annelies Roeleveld (2001, p. 79-100), montre toutefois que la
situation n’est en rien comparable. La version en ancien allemand concentre certes parfois le texte latin, mais le récit offre une cohérence narrative évidente. Les deux traductions vernaculaires n’ont du reste pas les mêmes sources.
42
INTRODUCTION
aucun des témoins recensés par Nicole Fallon ne comporte une mutilation à ces endroits. Les pertes peuvent aussi s’être produites par la maladresse d’un copiste dans un manuscrit vernaculaire, auquel cas celles-ci ont eu lieu suffisamment tôt pour que les deux copies conservées aujourd’hui les contiennent. VI. 3. Légende de Judas ($ 71-77)
Le nom de Judas apparaît dans la Légende de la sainte Croix, où il est précisé que les trente cercles d’argent dont David entoure le sommet des rameaux hérités de Moïse seront le salaire versé en échange de sa trahison ($ 57). Cette mention sert en quelque sorte de point d’ancrage pour raconter l’histoire du coq ressuscité: face aux pleurs de sa mère, Judas affirme que l’oiseau en train de bouillir devant lui sortirait plus facilement de l’huile que Jésus ne pourrait ressusciter. Plusieurs manuscrits contenant la légende de la Croix contiennent l’histoire du coq de Judas — qui est aussi rapportée de façon indépendante par ailleurs‘!. On peut ainsi raisonnablement penser que la source d’André le Moine la contenait aussi. L'épisode est du reste introduit par un résumé de l’histoire de la Croix tant dans le texte latin que dans la version française ($ 71). Le texte français suit la source latine, mais le développement de la plainte de la mère de Judas ($ 73) puis des propos de Judas à sa mère ($ 75) en accentue le pathos. VI. 4. Évangile de Nicodème ($ 77-107) et Lettre de Pilate ($ 108-110)
L'Évangile de Nicodème — ou Actes faits sous Ponce Pilate — rapporte le procès de Jésus, sa crucifixion, sa résurrection et sa descente aux Enfers. Il est le fruit d’une longue et 51 Voir N. Fallon, 2009, p. 78, pour les manuscrits contenant la légende du coq de Judas. Sur l’origine de cette légende, voir R. Gounelle, 2003.
SOURCES LATINES
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complexe évolution”. Entre le «Palimpseste de Vienne», plus ancien témoin connu copié au V° siècle, et les incunables de la Renaissance, les manuscrits latins attestent «l’immense
postérité» du texte apocryphe. Près de 450 copies se partagent entre trois versions principales, qui développent à leur tour des révisions successives‘. La Lettre de Pilate à l’empereur Claude est fréquemment jointe à l’Évangile de Nicodème dans les manuscrits latinsS. On peut ainsi raisonnablement penser que la source du texte de P la contenait aussi et que le traducteur ne l’a pas ajoutée lui-même à l’évangile apocryphe. Richard O’Gorman mentionne l’existence de plus de 60 manuscrits médiévaux conservant tout ou partie de l’évangile apocryphe en français. Contenues autant dans des volumes luxueusement enluminés que dans de simples copies sur papier, les traductions/adaptations vernaculaires apparaissent parfois de façon indépendante, mais elles font souvent partie d’une compilation plus vaste, en particulier les légendiers ou les histoires universelles. Lydie Lansard, qui a récemment consacré sa thèse aux réécritures de l’Evangile de Nicodème dans la littérature narrative médiévale françaises, dénombre pas moins de trois versions rimées au XIII siècle (Chrétien, André de Coutances et un anonyme), trois versions courtes en prose au XIII° siècle (recensions latines A, B et C), les interpolations de la version en prose courte recension C dans le Livre d’Artus (XIII siècle) et dans le Perceforest (XIV® siècle), 3? Sa première partie, les Actes de Pilate (procès, mort, ensevelis-
sement, résurrection et ascension de Jésus), rédigée en grec IV siècle, s’est enrichie au VI: siècle du récit latin relatant la descente du Christ aux Enfers. L'introduction de R. Gounelle et Z. Izydorczyk, 1997, offre un aperçu clair de cette tradition. 53 R. Gounelle et Z. Izydorczyk, 1997, p. 27. 54 On se reportera à Z. Izydorczyk, 1997, pour une présentation concise de la situation, et à Z. Izydorczyk, 1993, pour la description des manuscrits transmettant l’Évangile de Nicodème. 55 R. Gounelle et Z. Izydorczyk, 1997, p. 26.
56 [,. Lansard, 2011. Lydie Lansard n’a pas étudié la version de P.
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INTRODUCTION
l’interpolation de la version en prose courte recension A dans une Histoire de la Bible du XIV: siècle, une Complainte de Notre Dame du XIV: siècle, une paraphrase du XIV: siècle et une version longue en prose intitulée communément Evangile de Gamaliel dans sa version manuscrite du XIV: siècle et dans sa version imprimée de la fin du XV® siècle! A ces traductions/adaptations directes s’ajoutent les appropriations de la matière narrative de l’apocryphe, en particulier dans la légende du Graal. Notre texte se place ainsi dans une tradition très riche. Nous n’avons pas retrouvé d’autres témoins de l’adaptation d’André le Moine — ce qui n’exclut toutefois pas qu’un dépouillement plus serré des manuscrits n’en mette ultérieurement à jour. Au vu de l’extraordinaire densité et de la labilité de la tradition manuscrite latine, il est impossible de déterminer avec exactitude l’originalité de la version française. Soulignons que notre version ne traduit ni le procès de Jésus, ni sa crucifixion, mais commence lorsque Joseph d’Arimathie demande le corps du Christ à Pilate et l’ensevelit: Ef quant vint au soir, si vint uns rices hom d'Arimachie qui avoit a non Joseph. ($ 77, EN 11.3). Le texte vernaculaire est très abrégé: de très longs passages ont été omis. En outre, le copiste est particulièrement inattentif dans ces pages, offrant un texte si corrompu par endroit que son contenu en devient incompréhensible, même en recourant au latin*?. VI. 5. Abrégé d’histoire romaine ($ 111-115)
L’Abrégé d’histoire romaine contenu dans les cinq derniers paragraphes a probablement une fonction de remplissage pour le copiste de P attentif à la beauté de sa page”. La tournure des phrases et le désordre dans lequel sont 7 Voir infra, Introduction,
VII. Détermination
du projet initial
VII.
du projet initial
d’André le Moine, p. 46.
8 Voir infra, Introduction, d’André le Moine, p. 46.
Détermination
+
DÉTERMINATION DU PROJET INITIAL D'ANDRÉ LE MOINE
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donnés les éléments narratifs rendent souvent le propos incompréhensible. Dans ces conditions, il n’est pas possible de déterminer la source du traducteur. On peut néanmoins observer que plusieurs formulations se rapprochent du livre VII des Histoires (contre les Paiens) d’Orose.
VII. -— DÉTERMINATION DU PROJET INITIAL D’ANDRE LE MOINE Les brèves descriptions des manuscrits de la Vita Adae et Evae recensés par Jean-Pierre Pettorelli révèlent que tant la Légende de la sainte Croix que l’Évangile de Nicodème figurent régulièrement dans les manuscrits contenant la Vie latine. Seize manuscrits de la Vie transcrivent également l’Évangile de Nicodème. Dix manuscrits contiennent la Vie et la Légende de la Croix, dont sept dans la séquence VieLégende, comme dans le texte français®. J.-P. Pettorelli renforce du reste ce lien en affirmant que «Dans les manuscrits médiévaux, le titre De Vita Adae et Evae, ou un énoncé proche, n’est pas exclusivement réservé à la Vie d'Adam et Eve; il introduit aussi assez souvent la Légende du Bois de la Croix »60, Aucun des manuscrits latins répertoriés ne semble cependant contenir les trois textes suivis. Cet état des manuscrits latins souligne la proximité naturelle des textes mis en œuvre dans La Penitance Adam. La question principale n’est toutefois pas de savoir si André le Moine a réuni lui-même des extraits latins de différentes provenances ou s’il a trouvé un arrangement déjà fait dans un manuscrit source. Il faut plutôt se demander si notre texte est 5 J.-P. Pettorelli, 2012, p. 243-244 et p. 536, note 2, qui ne précise toutefois pas si la Légende de la sainte Croix est le Post egressionem.. ou le Post peccatum Adae… 6 J.-P. Pettorelli, 2012, p. 25, note 5.
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INTRODUCTION
l’œuvre d’un seul traducteur ou s’il est la réunion de deux (ou
plusieurs) entités préalablement traduites. Rappelons en effet que le manuscrit d’Oxford ne contient que les chapitres 14 à 77 du texte de P et qu’il est ainsi entièrement dépourvu de l’Évangile de Nicodème, de la Lettre de Pilate et des événements romains. L’examen codicologique montre que le texte de O ne se poursuivait pas sur d’éventuels feuillets perdus, mais que sa fin actuelle a été choisie comme telles Les paragraphes de l’Abrégé d’histoire romaine placés à la toute fin du texte de P ($ 111-115) sont selon toute vraisemblance un ajout. Tant leur formulation que leur contenu narratif sont presque incompréhensibles. Dans le dernier paragraphe, il est même impossible de déterminer avec certitude de qui l’on parle. Il est fort probable que le copiste de P, très attentif à l’équilibre et à la beauté du miroir de sa page, nous l’avons vu, ait voulu compléter le cahier à sa disposition en «remplissant » les colonnes encore disponibles du dernier feuillet. Le statut de l’Evangile de Nicodème est plus difficile à déterminer. Quelques rares indices, outre l’absence de ce texte dans O, tendent à faire penser que sa traduction pourrait provenir d’un autre auteur que celui qui a effectué celle de la Vie d'Adam et Eve et la Légende de la sainte Croix. Dans P, comme le montrent les notes de notre édition, le texte de l'Évangile est si corrompu par endroit que son contenu en devient incompréhensible sans le recours au latin, alors que les interventions nécessaires dans la Vie d'Adam et Ëve et la Légende de la sainte Croix sont pour la plupart limitées. Une différence de traitement aussi marquée peut s’expliquer par la fatigue du copiste, par exemple; elle peut aussi être le résultat du recours à deux manuscrits vernaculaires distincts, celui de la première partie étant de meilleure facture que celui de la seconde.
61 Voir supra Introduction, III. Description des manuscrits p. 22.
LA PENITANCE ADAM ET LA TRADITION ARTHURIENNE
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Quelques observations lexicales corroborent cette hypothèse: si les traits picards que nous avons relevés dans l’analyse de P sont répartis dans l’ensemble du texte, on remarque néanmoins que la forme picarde en chou et ichou (pronom et adjectif démonstratifs), pourtant régulièrement utilisée dans le début du texte, n’apparaît jamais dans l'Évangile
de Nicodème®.
De
plus, la forme
Damedieu
apparaît massivement dans la première partie du texte alors qu’elle est quasi absente de l’Évangile, qui privilégie la forme Dieu. Ces éléments ne permettent pas de prouver qu’André le Moine n’est le traducteur que de la première partie du texte contenu dans P; ils invitent cependant à le supposer. La découverte du texte de l’Evangile de Nicodème dans d’autres manuscrits étayerait cette hypothèse; à notre connaissance cependant, aucun n’a été répertorié jusqu’à présent.
VIIL. — LA PENITANCE ADAM ET LA TRADITION ARTHURIENNE
La présence de La Penitance Adam dans un cycle arthurien peut surprendre de prime abord, d’autant que sa place en fin de codex pourrait laisser penser que le texte a été ajouté dans les derniers feuillets en guise de «remplissage ». Le Roman des sept sages qui le précède immédiatementf* écarte cette conclusion hâtive. Esther C. Quinn, Jean-Marie & Pour la répartition détaillée, voir supra Introduction, V. Quelques observations linguistiques, p. 33. 6 La même question peut se poser au sujet de la présence du Roman des sept sages dans notre manuscrit; voir les réponses apportées par Y. Foehr-Janssens, «Arthur et les sept sages: confluences de la fiction bretonne et du roman de clergie?», in I. Arseneau et F. Gingras (éd.), Cultures courtoises en mouvement, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 277-290.
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INTRODUCTION
Fritz et Isabelle Fabref!, entre autres, ont relevé les rapproche-
ments importants entre notre texte et le Lancelot-Graal. Les liens narratifs entre les deux traditions sont en effet variés et forment de nombreux points d’ancrage de l’imaginaire apocryphe chrétien dans le monde arthurien. Il suffit de rappeler que l’histoire de Joseph d’Arimathie, mentionné dans les Evangiles, est le germe narratif de la légende du Graal. Au début de l’Estoire, parfois précisément intitulée Joseph d’Arimathie, Joseph est celui qui descend le Christ de la croix, le couche dans un sépulcre — et recueille son sang dans une écuelle. L’extrait de l’Evangile de Nicodème placé dans La Penitance Adam arrime la fiction arthurienne à une autorité et a valeur de légitimation. La conception de Merlin, en ouverture du roman éponyme, se joue elle aussi de rapprochements directs. Le conseil des démons et la ruse du diable pour tromper la future mère de Merlin se lisent en parallèle des échanges entre Satan et Adam et de la ruse du diable prenant l’apparence d’un ange pour interrompre la pénitence d’Eve. L'histoire du rameau de l’arbre du Paradis relatée dans le récit de la construction par Salomon et sa femme du navire sur lequel se trouvent le lit et l’épée destinés à Galaad révèle quant à elle une relation complexe avec La Penitance Adam. Le long épisode est raconté deux fois : dans l’Estoire del saint Graal lorsque Nascien découvre le navire et dans la Queste lorsque Galaad monte à son bord. On se souvient que les trois fuseaux de couleurs différentes proviennent du rameau attaché au fruit défendu qu’Eve emporta avec elle lorsqu’elle fut expulsée du Paradis. Celle-ci le ficha en terre pour se souvenir de sa chute. Le rameau prit racines et grandit, développant un feuillage blanc — signe de la virginité d’Eve. Abel fut conçu sous cet arbre qui devint vert — signe de la virginité perdue d’Eve et de sa fécondité. Enfin, Caïn tua son frère sous l’arbre qui avait présidéà la conception d’ Abel, qui 4 Nous renvoyons à leurs travaux: E. C. Quinn & M. Dufau, 1980; J.-M. Fritz, 2004 et J.-M. Fritz, 2005; I. Fabre, 201 8b.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
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devint vermeille en souvenir du sang répandu à son pied. L'histoire des trois fuseaux relate ainsi, comme le début de La Penitance mais d’un autre point de vue, les premiers actes des premiers hommes sur terre. Si la Vie d'Adam et Eve semble insister sur l’apprentissage de ce qu’est la maladie et la mort, le récit des rameaux met l’accent sur l’apprentissage de la sexualité et de la rivalité fraternelle. L’iconographie révèle à sa façon le lien entre les textes: dans la Queste (Yale, MS 229, fol. 253r), l’épisode est introduit par une enluminure bipartite montrant Adam et Eve cueillant le fruit défendu et Abel et Caïn faisant leurs sacrifices à Dieu ;comme pour souligner un écho entre les textes, les marges de ce feuillet montrent une femme tenant une quenouille et un homme bêchant la terre, soit le même motif que celui de l’enluminure liminaire de La Penitance Adam. Le rapprochement des deux traditions offre de nombreuses pistes d’interprétation, que nous ne pouvons pas explorer ici. Relevons simplement que l’histoire du rameau de l’arbre du Paradis est, en elle-même, un questionnement de l’acte de
narration et la promesse d’un rachat futur par une femme.
IX. - BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Cette bibliographie n’a pas la prétention d’être exhaustive. Elle vise à offrir au lecteur intéressé quelques ouvrages de référence lui permettant de poursuivre sa recherche. Nous l’avons divisée en sections, marquant chacune les différents thèmes abordés dans l’introduction. IX.1. Manuscrits Paris, BnE, fr. 95 et New Haven, Beinecke Library, Yale University, MS 229
Des reproductions numériques du manuscrit Paris, BnF, fr. 95 sont disponibles sur le site: .
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INTRODUCTION
Des reproductions numériques du manuscrit New Haven, Beinecke Library, Yale University, MS 229 sont disponibles sur le site : Et je, Jehans, vint devant lui por vos dire qu’il venroit prochainement visiter ceaus qui seroient en tenebres de mort.” Et quant sains Jehans ot tout ce raconté, si s’escria Adans 88 P: reveration; est assurément une coquille pour revelation : lumen ad reuelationem gentium (EN 18.2, 1. 8, cf. Luc 2, 32); nous corrigeons. # P: Symeons nostre empereres; corrigé pour le sens en Symeons nostre pére.
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ÉDITION DU TEXTE
nostre premiers peres et dist: ‘Ore, biaus fiex Seth, raconte ore as prophetes et as patriarces tout ce que sains Michius li angeles te dist quant jou t’envoiai as portes de Paradis que tu priasses a Damedieu que il t’envoiast son angele et te donast de l’oile de misericorde a moi oindre qui estoie malades.” 96 [EN 19.1] Lors se traist Seth avant et dist as patriarches et as prophetes: ‘Singnor, je sui Set, li fiex Adam nostre premier pere. Et [392rb] saciés quant jou estoie en Paradis por avoir de l’oile de misericorde que sains Michius li angeles vint a moi et si me dist: 97 [EN 19.1]