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LA MYSTIQUE THÉORÉTIQUE ET THÉURGIQUE DANS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE JUDAÏSMES ET CHRISTIANISMES
Judaïsme ancien et origines du christianisme Collection dirigée par Simon Claude Mimouni (EPHE, Paris) Équipe éditoriale: José Costa (Université de Paris-III) David Hamidovic (Université de Lausanne) Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa)
LA MYSTIQUE THÉORÉTIQUE ET THÉURGIQUE DANS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE JUDAÏSMES ET CHRISTIANISMES
sous la direction de
Simon Claude M imou ni et Madeleine S copello
2016
© 2016, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2016/0095/141 ISBN 978-2-503-56188-2 (printed version) ISBN 978-2-503-56558-3 (online version) DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.108937
À Pier Cesare Bori †
I NTRODUCTION GÉNÉRALE Simon C. Mimouni et Madeleine Scopello École pratique des Hautes études, Section des sciences religieuses, Paris et Centre national de la recherche scientifique, Paris
Dans ce volume sont publiés une partie des résultats d’un programme de recherche intitulé « Mystique théorétique et théurgique dans l’Antiquité gréco-romaine » et sous-titré « paganismes, judaïsmes, christianismes » : c’est dire sa diversité, son ouverture et sa portée dans un monde scientifique où le cloisonnement – sans doute rendu inévitable à cause de la variété des sources et concepts – des disciplines et des domaines devient de plus en plus préjudiciable à une perspective globalisante. Ainsi l’objectif de ce projet a été de rendre compte non seulement des pratiques mystiques (rituelles ou cultuelles) mais aussi du versant spéculatif ou intellectuel de la mystique tel qu’on le trouve en œuvre, par exemple, dans la philosophie grecque. Ce programme de recherche, de caractère international, a été organisé conjointement par l’UMR 8584 (Laboratoire d’études sur les Monothéismes-Centre d’études des Religions du Livre, sous la responsabilité de Philippe Hoffmann dans un premier temps et d’Olivier Boulnois dans un second temps) et par l’UMR 8167 (Orient et Méditerranée. Mondes sémitiques, Antiquité tardive, Monde byzantin, Médecine grecque, Islam médiéval, sous la responsabilité de Christian Julien Robin dans un premier temps et de Jean-Claude Cheney dans un second temps). Deux laboratoires mixtes qui conjuguent la diversité et l’ouverture puisqu’on y trouve réunis des chercheurs appartenant à de très nombreuses disciplines. Une double direction a coordonné ce programme : Simon C. Mimouni (Directeur d’études, EPHE-SSR, UMR 8584) – Arnaud Sérandour (Maître de conférences, EPHE-SSR, UMR 8584), et Madeleine Scopello (Directeur de recherches, CNRS/Paris IV-Sorbonne, UMR 8167). Lesquels se sont associé Constantin Macris (Chercheur CNRS/EPHE, UMR 8584) pour traiter tout spécialement des paganismes. Ce programme fait suite à une journée d’étude doctorale organisée par Simon C. Mimouni et Arnaud Sérandour, sur « La littérature apocalyptique : entre prophétisme/messianisme et millénarisme ? », qui a eu lieu en 2009 et dont les travaux ont été publiés en 2010, aux Éditions Peeters, dans un fascicule spécifique de la Revue des études juives (169, 1-2). La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.108995 ©
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Simon C. Mimouni, Arnaud Sérandour et Madeleine Scopello ont donc organisé ce programme de recherche qui repose à parité sur leurs deux unités de rattachement (en ce qui concerne la direction et le financement), les conseils de laboratoire de l’UMR 8584 et de l’UMR 8167 l’ayant accepté dès 2009 dans le cadre de leur recherche quadriennale EPHE-CNRS 2010-2013. L’élément fédérateur des participants à ce projet, dans la ligne des recherches actuelles anglo-saxonnes et de plus en plus européennes, est que les confins, les boundaries, entre les paganismes, les judaïsmes et les christianismes, du ii e siècle avant notre ère au v e siècle de notre ère, sont relativement souples, poreux, et qu’il y a donc une intense perméabilité entre les diverses formes de pensée en matière mystique, comme c’est d’ailleurs le cas dès qu’il s’agit de manifestations religieuses. Celles-ci sont en effet en lien étroit avec la politique et la culture 1 – une hypothèse qui est encore en cours de discussion, même s’il est évident que le monde antique, du moins dans la période considérée, est axé sur l’ouverture spirituelle et intellectuelle. Les limites chronologiques du projet se justifient amplement : le ii e siècle avant notre ère est une époque d’intense activité pour la littérature apocalyptique judéenne qui se développe dans le climat insurrectionnel régnant dans la Palestine sous domination séleucide ; le v e siècle de notre ère est une période marquée par la disparition officielle des paganismes et par l’émergence des hégémonies chrétienne et rabbinique – on peut évidemment discuter ces dernières raisons. L’objectif principal de ce programme a été de mener une recherche en commun : c’est ainsi que l’on a fait appel à des spécialistes sur un thème précis, conformément à la progression définie, à qui on a demandé d’intervenir sur les sujets qu’on leur a proposés, en tenant compte dans la mesure du possible des problématiques communes et de leurs propres intérêts. Cela, a permis de profiter des spécificités et des compétences de chacun pour aborder des questions définies au départ par les initiateurs du projet, lesquelles se sont progressivement affinées au cours des différentes et nombreuses rencontres de travail. La méthode a été d’une certaine façon contraignante, mais elle seule semble avoir permis d’éviter les discours fermés. Les problématiques abordées ont été nombreuses et diversifiées. Il convient de relever l’une d’entre elles, qui a exploré le thème de marginalité et de mystique et considéré l’aspect marginal de certains cercles d’initiés face aux institutions religieuses reconnues. De même, la tentative de la 1. Pour ce qui concerne les frontières entre judaïsme et christianisme, voir S. C. M imouni, « Le judaïsme à l’époque de la naissance du christianisme. Quelques remarques et réflexions sur les recherches actuelles », dans Studi e Materiali di Storia delle Religioni 76 (2010), p. 231-254.
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part de ces dernières de canaliser et plus encore de contrôler l’individualisme mystique a été également examinée, avec un exemple de cas : celui du moine Sérapion et de sa conception de la prière (Giovanni Filoramo, « La vision de Dieu entre mystique théurgique et théorétique : le cas de Sérapion [Cassien, Conférences X, 2-3] »). Au cours des quatre années du programme, après une journée d’introduction historiographique, méthodologique et épistémologique, on a posé successivement plusieurs questions, qui ont été traitées lors d’une réunion informelle et d’une séance plénière de travail par an – toutes se sont déroulées à Paris. Ces questions se regroupent en trois ensembles tout aussi descriptifs que problématisés : un premier sur les paganismes, un deuxième sur les judaïsmes et un troisième sur les christianismes. Chaque ensemble a été placé sous la responsabilité d’un spécialiste en ces domaines de recherche : Constantin Macris pour les paganismes, Simon C. Mimouni et Arnaud Sérandour pour les judaïsmes, et Madeleine Scopello pour les christianismes.
* * * * * Sans reprendre dans le détail l’organisation des journées qui ont scandé ce programme de recherche, il paraît important car significatif de revenir particulièrement sur deux d’entre elles. Organisée sous la responsabilité de Simon C. Mimouni, lors d’une rencontre qui a eu lieu le 16 mai 2009, cette journée a privilégié quatre orientations principales : celles de l’anthropologie et de la sociologie ainsi que celles du comparatisme et de l’épistémologie. Le regretté Pier Cesare Bori (Université de Bologne), à qui ce volume est dédié, a donné une remarquable conférence d’ouverture au programme sur « ‘À l’image de Dieu’ et connaissance mystique ». Ensuite, ont donné des conférences : Adriana Destro (Université de Bologne), anthropologue, sur « Mystic Experience in Context. Representing Categories and Examining “Social Practices” » ; Enzo Pace (Université de Padoue), sociologue, sur « Le mysticisme intramondain : les effets sociaux du désir de Dieu » ; François Trémolières (Paris X), philosophe, sur « Le problème de l’expérience mystique » et Myriam Revault-d’Allones (École pratique des Hautes études – Section des sciences religieuses, Paris), philosophe, sur « Mourir pour Dieu ? Politique moderne et rédemption ». L’objet de cette journée a été de parvenir à l’établissement d’une problématique commune après avoir fixé les grands axes méthodologiques, épistémologiques et terminologiques de la recherche qu’on a conduite tout au long des rencontres suivantes. Les points de vue de ces spécialistes dans des disciplines aussi différentes que l’anthropologie, la sociologie ou la philosophie se sont croisés de manière intéressante
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et performative : ce qui a donné un éclairage nouveau pour les antiquisants. Une réunion informelle et préparatoire avait eu lieu auparavant, le 17 janvier 2009, sous la responsabilité de Constantin Macris, afin de tracer collectivement les grandes lignes du projet. Les contributions, d’une très grande richesse et d’une très grande diversité, ont été regroupées sur plusieurs rubriques portant sur (1) des « Réflexions méthodologiques avec l’apport de la neuropsychologie sous le regard du philosophe » (Yulia Ustinova, Ben-Gurion University of the Negev, Israel : « Neuropsychological Approach to the Study of Mysticism and Mystical Experiences of Ancient Greeks » ; Niketas Siniossoglou, Fellow of Wolfson College, Cambridge, Royaume Uni : « The Difference between Platonic Intellectual Mysticism and Byzantine Mysticism : A Typology of Mystical Discourse ») ; (2) des « Excursions comparatistes en terre d’islam avec la poésie mystique en Perse et en Turquie » (Mohammed Ali Amir-Moezzi, École pratique des Hautes études – Section des sciences religieuses, Paris : « ‘Comme de la rosée sur les pétales à l’aube’…Une technicité méconnue du lexique de la poésie mystique persane » ; Polymnia Athanassiadi, Université d’Athènes, Département d’Histoire, Grèce : « La voie de l’amour : İsmail Emre, poète turc du xx e siècle ») ; (3) des « Réflexions introductives aux mystiques païenne, juive et chrétienne » (Daniel Mazilu, Université chrétienne Dimitrie Cantemir, Bucarest, Roumanie : « Les origines de la mystique grecque : l’orphisme et les mystères d’Eleusis » ; Claudio Gianotto, Université de Turin : « Tendances mystiques dans quelques textes de la tradition thomasienne » ; Simon C. Mimouni, École pratique des Hautes études – Section des sciences religieuses, Paris : « Gershom G. Scholem et les études sur le mysticisme et le messianisme dans le judaïsme : quelques remarques et réflexions »). Cette journée a permis de traverser des mondes et des époques aussi divers que la mystique en Perse et en Turquie ou les Oracles chaldaïques et la mystique de la Merkavah et des Hekhalot à partir de l’œuvre incontournable de Gershom G. Scholem. Soulignons que sous l’impulsion de Yulia Ustinova, cette journée a insisté sur l’apport de la psychanalyse – en focalisant l’attention sur le subconscient et sur la conscience profonde de l’individu – à la compréhension du phénomène mystique dans son essence. Comme le souligne Constantin Macris dans des réflexions critiques, il faut se demander si l’expérience mystique est totalement incommunicable, intrinsèquement indicible ou simplement secrète en tant que fruit d’initiation, scellée par un vœu de silence : autrement dit, l’expérience mystique est-elle réellement un sujet d’étude ? Par ailleurs, il nous a paru nécessaire de nous interroger sur la communicabilité de l’expérience mystique – uniquement à l’intérieur d’un cercle d’initiés. En effet quelle serait la raison, pour un myste, de décrire les révé-
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lations obtenues en vision, en rêve ou en extase – le plus souvent lors d’un voyage céleste –, sinon celle d’inciter ses compagnons ou ses disciples à vivre en eux-mêmes une semblable expérience ? Pourquoi mettre par écrit les étapes – marquées à la fois par le bonheur et l’effroi – qui jalonnent la montée jusqu’au divin, sinon la volonté de susciter des expériences analogues, dévoilant en même temps des techniques ésotériques pour s’approcher de l’Être ? Pourquoi prendre le risque d’énumérer des noms divins ou angéliques, si ce n’est dans le but de prôner la récitation individuelle ou collective de nomina destinés à favoriser l’union avec Dieu ? Sur ces points, plusieurs écrits de la gnose, fortement influencés par l’apport traditionnel de la mystique judéenne, ont été un terrain d’enquête tout à fait propice. Le partage de connaissances, de techniques et, plus largement de postures mystiques, a en outre renforcé la cohésion interne de groupes face à un extérieur perçu, souvent, comme menaçant.
* * * * * Dans le cadre de cette introduction générale, on va se pencher de manière succincte sur le terme « mysticisme » que l’on considère habituellement comme imprécis et risqué, pour lequel il est difficile de proposer une définition adéquate à toutes les situations, surtout quand on le trouve croisé avec la philosophie 2 . Pourtant, la définition donnée par André Lalande dans son Vocabulaire de la philosophie paraît assez précise quand il affirme que le mysticisme est une « croyance à la possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales » 3. Selon Eric Robertson Dodds, les personnes qui pensent qu’une telle union est possible peuvent être appelées « théoriciens de la mystique » et celles qui croient avoir éprouvé cette union, « mystiques pratiquants » : la première catégorie de personnes comprend évidemment la seconde, mais la réciproque n’est pas exacte 4 . « Ce que nous disent les mystiques ». Ainsi titre Le magazine littéraire dans une livraison de décembre 2008. Il s’agit d’un dossier sur les mystiques, coordonné par Jean-François Colosimo, théologien orthodoxe 2. Voir D. de Courcelles (éd.), Les enjeux philosophiques de la mystique, Grenoble, 2007. 3. A. L alande , Vocabulaire de la philosophie, Paris, 1947, p. 644-645. 4. E. R. Dodds , Païens et chrétiens dans un âge d ’angoisse. Aspects de l ’expérience religieuse de Marc-Aurèle à Constantin, Paris, 2010, p. 76 (1965 pour l’édition anglaise).
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et éditeur, qui est scandé en quatre moments portant sur les origines, le judaïsme, le christianisme, l’islam et la modernité. Y interviennent de manière succincte des écrivains (comme Frédéric Boyer), des éditeurs (comme Jean-Louis Schlegel), des essayistes (comme Jean Mouttapa), des journalistes (comme Henri Tincq), des scientifiques (comme Jean-Christophe Attias ou Malek Chebel) et des théologiens (comme Adin Steinsaltz). On peut se demander ce qui relie tous ces intellectuels, si on peut les désigner ainsi, dont la plupart entretiennent un rapport plus ou moins étroit avec le domaine religieux et la spiritualité mais pas nécessairement avec la mystique. Se pose alors une question : faut-il être mystique, théoricien ou pratiquant, pour traiter de la mystique ? Certains peuvent le penser, d’autres pas. Pour sa part, Jean-François Colosimo introduit le dossier de la manière suivante : « Il y a de l’innommable. Et il y a de l’innommé. La frontière entre la littérature et la mystique ne passe pourtant pas entre ces deux limites, mais se joue à ce point de disjonction où, pour le saint, à la différence de l’écrivain, surgit l’Autre que l’autre, le Tiers, l’Exclu, qui, prétend rendre compte de l’infini – et ce quel que soit le nom à la fois imparfait et familier qu’on lui prête, Dieu, l’Un, l’Être, le Rien ou le Néant » (p. 52). Cette opposition entre la littérature et la mystique, dont les confins sont évidemment des plus perméables, permet toutefois de comprendre toute la distance séparant le mystique de l’anthropologue, de l’historien, du philosophe et du sociologue qui ne peuvent atteindre leur objet d’étude qu’au travers d’un document ou d’une observation, voire assez rarement d’une expérience. En effet, tous les mystiques connus ont été aussi des auteurs, ou ont trouvé des auteurs, afin de rapporter leurs expériences qui sont par définition inimitables car indicibles. Il est vrai que la littérature a pu aussi se vouloir mystique : ainsi la trajectoire fulgurante et calcinée d’Antonin Arthaud, dérivant de la métalangue à la glossolalie, qui tente de présenter à travers la poésie une inversion systématique des grands codes spirituels et ascétiques 5. En tout cas, le mystique, contrairement au littérateur, ne se veut que le sténographe d’une expérience, une transfiguration, qui l’outrepasse : c’est peut-être cela, comme le pense Jean-François Colosimo, devenir un être divin – autrement dit, laisser le divin se manifester en soi, de manière humble, à travers la conversion. Étudier la mystique, c’est poser le problème de l’expérience spirituelle dans toute sa diversité, au travers du mythe et de la poésie.
5. Voir A. A rthaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, Paris, 1948.
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Restons-en là avec ces propos qui ne se veulent nullement mystiques mais seulement introductifs à un projet d’étude sur la mystique et laissons la parole aux auteurs qui figurent dans ce volume 6.
* * * * * Les grandes lignes de ce projet, qui porte sur la mystique dans les paganismes, les judaïsmes et les christianismes antiques tant du point de vue théorétique que du point de vue théurgique, sont difficiles à problématiser de manière uniforme et unilatérale tellement elles sont diverses et variées. Avec Michel Meyer, il est utile de souligner que les questions sont aussi importantes, non pas nécessairement et seulement les réponses 7 – n’oublions pas aussi que « Socrate questionnait les thèses de ses adversaires, mais sans offrir lui-même de réponse » alors que « Platon, au contraire, avec sa théorie des idées et du monde suprasensible, répondant, mais en finissant par renoncer à questionner ». Bref, la « problématicité » de ce projet pourrait résider dans la question : la mystique n’est-elle pas la forme réelle, non politique mais illuminée, de la religion ? On est évidemment loin du rationalisme issu de la modernité dans lequel le religieux s’est engouffré à des fins de récupération outrancière. Henri Bergson posait déjà la question en soutenant que tout fait religieux se déploie entre deux pôles : celui, froid, des autorités cléricales, et celui, chaud, des mystiques qui se passent de tout intermédiaire 8. C’est dire que, dans ce projet, ont été envisagées aussi bien les perspectives théoriques que les perspectives pratiques, et ce, selon une perspective interdisciplinaire qui semble l’unique voie d’accès à un domaine difficile à définir : est-il d’ailleurs concevable de vouloir circonscrire l’indicible ?
* * * * * Il n’a évidemment pas été question ici de contrevenir à la fameuse loi de tout mysticisme, à savoir la « dissimulation », ou discipline de l’arcane (disciplina arcani), qui veut qu’on ne révèle pas aux profanes les choses cachées, les dogmes sacrés, et qu’on saura les camoufler par toutes sortes de moyens (y compris le mensonge pour tromper l’altérité qui est l’ennemi) 6. Parmi une vaste littérature secondaire, voir L. Gardet, Thèmes et textes mystiques. Recherches de critères en mystique comparée, Paris, 1958. Voir aussi C. A. K eller , Approche de la mystique, Le Mont-sur-Lausanne, 1989. 7. Voir M. M eyer , De la problématologie, Paris, 1986. 8. Voir H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932.
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dans le clair-obscur qu’on mettra au jour – au risque de subir le sort de Socrate 9. Tous les courants de pensée mystique ont utilisé cette technique pour se protéger, et éviter ainsi les persécutions. Pour comprendre le phénomène de la dissimulation, qui n’est pas seulement littéraire mais aussi cultuel, il convient de savoir que la structure sociale conditionne l’environnement où les personnes interagissent. Lorsqu’elles sont minoritaires, cette pratique leur permet de s’épanouir de façon normale, tout en optant pour une manière de vivre intérieurement à l’antipode du mode de vie ou des valeurs religieuses partagées par la société. Ce phénomène permet d’interagir avec le reste de la société tout en sauvegardant ce qui caractérise sa propre appartenance religieuse – surtout quand il s’agit de convictions religieuses ou d’un ensemble de valeurs très intimes que l’on partage uniquement avec ses proches ou avec ceux qui acceptent les mêmes principes de croyances et de pratiques. L’initiation mystique relève de ce phénomène puisque par essence elle ne se dévoile pas à ceux qui n’en relèvent pas. La dissimulation se rencontre dans certains courants mystiques du judaïsme antique dont seuls des textes ont été transmis. On dispose de peu de témoignages à leur sujet, mais on peut supposer des cercles mystiques à l’origine des littératures apocalyptiques ou hekhalotiques dont le rapport avec le messianisme chrétien n’est pas à négliger 10. La dissimulation a permis au mouvement chrétien de se développer durant deux à trois siècles, avant d’apparaître clairement à partir de 260 et de ce que l’on appelle la « Petite Paix de l’Église » 11. Les communautés chrétiennes ont longtemps dissimulé certains enseignements attribués au Christ concernant des sacrements (eucharistie), des prières et des symboles. Des personnages aussi célèbres que Clément ou Origène d’Alexandrie, Cyrille de Jérusalem ou Basile de Césarée, sans compter le Pseudo-Denys l’Aréopagite, ont observé la discipline de l’arcane afin de se protéger d’oppositions externes mais aussi d’oppositions internes à l’occasion notamment des nombreux conflits christologiques qui éclatèrent à partir du iii e siècle. Les chrétiens gnostiques n’ont pas fait exception à la règle et, afin de se prémunir contre les réactions de la Grande Église, ont parfois eu recours 9. À ce sujet, voir M. V. Cerutti, « Dissimulatio. Between Anthropology and Theology : An Introduction to the Subject », dans Annali di scienze religiose 4 (2011), p. 9-14. 10. À ce sujet, voir G. Boccaccini, « Jesus the Messiah : Man, Angel, or God ? The Jewish Roots of Early Christology », dans Annali di scienze religiose 4 (2011), p. 193-220. 11. À ce sujet, voir L. Lugaresi, « Nel teatro del mondo : un doppio sguardo su dissimulazione e rappresentazione della vita religiosa nel cristianesimo antico », dans Annali di scienze religiose 4 (2011), p. 21-69.
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à la dissimulation en adoptant une écriture cryptée compréhensible aux seuls initiés 12 . Une mise en garde cependant : les hérésiologues chrétiens ont souvent accusé leurs ennemis de dissimulation et d’hypocrisie. Une accusation qu’il ne faut pas nécessairement prendre au sérieux, même si elle pourrait être, dans de nombreux cas, fondée. Les manichéens ont aussi pratiqué la dissimulation, notamment dans l’Empire romain, en se faisant passer pour « chrétiens » et en entretenant une certaine confusion entre Mani et Jésus 13. Il en a été de même dans l’islam où cette discipline est appelée taqiyya, et a été pratiquée le plus souvent dans le shi`isme pour la « sauvegarde des secrets de l’enseignement des Imams » 14 , mais aussi chez tous les groupes minoritaires. Il ne paraît pas inutile de rappeler qu’en grec l’adjectif μυστικός désigne littéralement ce qui se rapporte au μύστης, c’est-à-dire celui qui s’initie aux μυστήρια. L’étymologie de tous ces termes vient du verbe μύω, qui signifie « se fermer », notamment en parlant des yeux comme dans le substantif μυώψ, « myope » 15. On obtient ainsi littéralement « celui qui ferme » son regard, qui cligne des yeux pour regarder : ce μύστης est donc « celui qui ferme » ses yeux ou sa bouche pour ne rien répéter de ce qu’il a vu, afin de garder secret ce à quoi il a été initié. Cet aspect est important pour comprendre la mystique dans laquelle le secret tient une place primordiale, ce de manière générale et souvent systématique.
* * * * * Plus d’une quarantaine de chercheurs, sans compter les répondants dont les textes n’ont pu être repris ici, appartenant à plusieurs universités ou organismes de recherche, en France, en Europe et en Amérique du Nord, ont participé avec enthousiasme à ce projet : on ne peut que les remercier de l’accueil qu’ils lui ont manifesté. On souhaite que ces recherches en commun, publiées dans ce volume, puissent apporter des éclairages novateurs et diversifiés sur ce qu’est la mystique de l’Antiquité classique et tardive, après avoir considéré les divers 12. À ce sujet, voir C. Gianotto, « La dissimulazione nello gnosticismo », dans Annali di scienze religiose 4 (2011), p. 71-82. 13. À ce sujet, voir A. M agris , « Verhehlung bei den Manichäern », dans Annali di scienze religiose 4 (2011), p. 83-110. 14. À ce sujet, voir D. Steigerwald, « La dissimulation (taqiyya) de la foi dans le shi`isme ismaélien », dans Studies in Religion / Sciences religieuses 27 (1998), p. 39-59. 15. Voir P. Chantraine , Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1984, p. 728-729.
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courants de pensée religieuse (paganismes, judaïsmes et christianismes) en leur spécificité mais en dépassant également les contraintes terminologiques habituelles, compte tenu aussi de la flexibilité parfois extrême des confins, des boundaries, dans l’expérience religieuse, surtout lorsqu’il s’agit de manifestations auxquelles on peut donner le nom de mystiques. Par ailleurs, l’élaboration d’une pensée mystique, théorétique et théurgique, à la fin de l’Antiquité, a joué un rôle considérable tout au long de l’époque médiévale et moderne – comme on peut le constater à travers le paulicianisme, le bogomilisme et le catharisme, des mouvements qui – nonobstant le lien qui peut ou ne pas exister entre eux, seraient issus de la mystique chrétienne et notamment du gnosticisme 16. Des recherches en collaboration avec des spécialistes d’autres domaines de l’histoire de la pensée pourraient être ainsi envisagées afin de poursuivre la démarche engagée ici 17.
* * * * * Il reste à remercier les directeurs des laboratoires qui ont constamment encouragé ce programme de recherche : Philippe Hoffmann et Olivier Boulnois pour l’UMR 8584 ; Christian Julien Robin et Jean-Claude Cheney pour l’UMR 8167. Pour des raisons techniques, il n’a pas été possible de rassembler toutes les contributions à ce projet, seules celles relevant du judaïsme et du christianisme antiques, ainsi que celles d’ordre épistémologique et méthodologique, se trouvent réunies dans ce volume.
16. À ce sujet, voir F. Z ambon, « Dissimulation, secret et allégorie dans le dualisme chrétien du Moyen Âge : paulicianisme, bogomilisme, catharisme », dans Annali di scienze religiose 4 (2011), p. 157-189. 17. Voir G. Cecere – M. L oubet – S. Pagani (éd.), Les mystiques juives, chrétiennes et musulmanes dans l ’Égypte médiévale (VIIe-XVIe siècles). Interculturalités et contextes historiques, Le Caire, 2013.
« À L’IMAGE DE DIEU » ET CONNAISSANCE MYSTIQUE Pier Cesare Bori † Université de Bologne
Summary The narrative of the creation (Gn 1) – the first one, inseparable from the second narrative, Gn 2-3 – has represented through the centuries the basis of the anthropological thought, in order to answer the question: what is the human being ? The history of Christian theology is prominently, from Gnosis, Clement of Alexandria and Origen, a dualism between an eschatologicalcharismatic and a psychological interpretation of the imago dei. But, beyond this dualism, there are still traces of a third interpretation that opens a path towards the theme of the mystical experience as a participation to the divine knowledge, that is, to think the world as God creates it and thinks it. Résumé La narration de la création (Gn 1) – la première, mais inséparable de la seconde, Gn 2-3 – constitue le lieu sur lequel la pensée anthropologique à travers les siècles a travaillé : qu’est-ce que l’homme ? L’histoire de la théologie chrétienne met en évidence, à partir de la gnose, de Clément d’Alexandrie et d’Origène, un dualisme entre d’une part, une interprétation eschatologiquecharismatique et d’autre part, une interprétation psychologique de l’imago dei. Mais, au de-là de ce dualisme, et en le composant, on a les traces d’une troisième lecture qui nous ouvre une voie pour réfléchir en général sur le thème de l’expérience mystique, comme participation à la connaissance divine : penser le monde comme Dieu le crée et le pense.
Le récit de la création – le premier des deux : Gn 1, 1-2, 4, indissociable du second (y compris dans l’exégèse la plus récente) 1 – a constitué à travers les siècles le point de départ de la pensée anthropologique juive, 1. A. Schüle , « Made in the ‘Image of God’. The Concepts of Divine Images in Gen 1-3 », Zeitschrift für Alttestamentliche Wissenschaft 117 (2005), p. 1-20. Quelques considérations de synthèse dans mon essai « Immagini di Dio, immagini dell’umano. Letture di Gen 1, 26-28 tra Pico e Locke », Annali di storia dell’esegesi 25 (2008), p. 181-201. La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.108996 ©
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et après, chrétienne : qu’est-ce que l’homme ? À partir du gnosticisme, de Clément d’Alexandrie, d’Origène, de Grégoire de Nysse 2 et jusqu’aux interprétations les plus récentes, l’histoire de la théologie chrétienne offre des lectures alternatives de ce récit : lecture « relationnelle » et « fonctionnelle », statique et dynamique, individuelle et collective, etc 3. Mais c’est le dualisme entre l’interprétation eschatologique et charismatique d’une part, et psychologique et philosophique d’autre part, qui nous semble essentiel, voire décisif : pneuma versus noûs. D’un côté il y a 2 Co 2, 18, Rm 8, 29 et Col 1, 15 4 . De l’autre, une citation de Clément nous suffit : « “Image de Dieu” est le Logos (et ce divin Logos est fils authentique du Noûs, lumière archétype de la lumière) ; l’image du Logos est l’homme véritable, le nous, qui est dans l’homme » 5. Augustin présente, à la fin, dans l’élaboration la plus radicale et mûre de sa pensée, une puissante et dramatique réaffirmation de la priorité du charisme par rapport à l’ontologie : tous les discours ontologiques et psychologiques sont vrais, mais uniquement s’ils sont dans
2. A. G. H amman (éd), L’homme, image de Dieu : essai d ’une anthropologie chrétienne dans l ’Église des cinq premiers siècles, Paris, 1987. 3. Très complet, jusqu’à sa date, G. A. Jónsson, The Image of God. Genesis 1:26-28 in a Century of Old Testament Research, Stockholm, 1988, montre la formation d’un consensus de l’exégèse autour de l’interprétation fonctionnelle de l’image (l’homme est à l’image de Dieu parce qu’il partage la domination divine sur la création). L’interprétation « relationnelle », dont K. Barth est le représentant le plus important, insiste au contraire sur l’image comme relation intime entre l’homme et Dieu. Le « dynamisme » se réfère à la lecture (très répandue) qui voit un développement entre « image » et « similitude » ; « collective » est la lecture qui voit en Adam une entité collective, comme dans Grégoire de Nysse. Un riche matériel avait été recueilli par L. Scheffczyk , Der Mensch als Bild Gottes, Darm stadt, 1969. Voir aussi C. Weitz , « References to the Invisible », Studia theologica 65 (2011), p. 74-91 ; J. R. M iddleton, The Liberating Image : The Imago Dei in Genesis 1, Grand Rapids/Michigan, 2005. 4. 2 Co 3, 18 : « Nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l’Esprit » ; Rm 8, 29 : « Car ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son Fils, afin que son Fils fût le premier-né entre plusieurs frères» ; Col 1, 15 : « Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création ». 5. Clément d’A lexandrie , Protréptique X, 98, 2-4 : « Où l’un d’entre eux a-t-il fait des yeux qui voient ? Qui a insufflé une âme ? Qui lui a donné la justice ? Qui lui a promis l’immortalité ? Seul le Créateur de l’univers, le père, excellent ouvrier, a façonné une statue douée d’une âme, le noûs, l’homme. Tandis que votre Olympien, image d’une image, et si discordant de la vérité, n’est que l’œuvre atone de mains attiques. “Image de Dieu” est le Logos (et ce divin Logos est fils authentique du noûs, lumière archétype de la lumière); et image du Logos est l’homme véritable, le noûs, qui est dans l’homme et qui est dit, à cause de cela, avoir été fait “à l’image” de Dieu et “à sa ressemblance”, assimilé au divin Logos, par l’intelligence de son cœur et par là logikos ».
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l’horizon de la grâce 6. C’est une ligne qui, passant par Luther et par K. Barth, arrive jusqu’au présent 7. Dans cette lecture, l’image vraie est celle du Messie, dont Adam est une figure, comme tout l’ensemble de l’historia salutis. 2. On observe ici une opposition qui renvoie au conflit entre la grâce (charisme, mais aussi gratuité) et la nature (la substance qui existe avec sa propre constitution et son autonomie ontologique), et qui est contiguë, mais pas équivalente, à d’autres polarités : eschatologie/protologie, prophétie/sagesse, théologie/philosophie, particularisme/ universalisme. Le dilemme se pose clairement : soit on affirme la priorité charismatique (eschatologique, christologique, messianique, prophétique, théologique...) et l’on renonce alors à une perspective universelle et pluraliste 8 ; soit, en supposant la primauté de la protologie, c’est-à-dire de Gn 1, 26-28, comme un discours sur l’homme (en tant qu’esprit et seigneur de la création), on emprunte la voie d’une anthropologie philosophique et religieuse universaliste importante pour la modernité 9, philosophiquement significative, mais dépourvue de l’eschatologie messianique, de la narration des mirabilia Dei et avant tout de l’événement verbum-caro. 3. Si l’on réfléchit sur cette aporie qui marque, comme d’autres qui lui sont analogues, toute l’histoire de la pensée religieuse, et s’il l’on tente d’en sortir, il nous semble entrevoir une seule solution : tenir ensemble les deux extrêmes. D’un côté, le modèle paradigmatique (le tout prend son sens dans un fragment, pensons à la cellule sur l’origine de la théologie de l’histoire de H. U. von Balthasar 10, de l’autre le modèle syntagmatique (le fragment prend son sens dans le tout). Chose qui est possible uniquement 6. D’après G. L ettieri, « La mente immagine : Paolo, gli gnostici, origine, Agostino », dans E. Canone (éd.), Per una storia del concetto di mente, Florence, 2005, p. 61-122, spécialement p. 122 : « Mentre per Origene ermeneuta della mens è la libertà creaturale, per Agostino ermeneuta della mens è la grazia, lo Spirito, che trasforma la littera occidens dell’anima in suo interno momento, in spiritovivificato ad opera dell’evento dell’Altro. L’interiorizzazione agostiniana è, quindi, possibile unicamente grazie ad una carismatica esteriorizzazione del dinamismo spirituale. Il nucleo pulsante della mens-imago è del tutto sottratto all’intentio della coscienza. Soltanto lo Spirito permette il costituirsi della mens come imago, la cui possibilità è eternamente nascosta nella predestinazione di Dio. L’interiorità più profonda (imago Trinitatis) è l’ulteriorità, dunque l’esteriorità più assoluta (è dono del Dono) ». 7. Voir, par exemple, en Italie le livre posthume, récent et original, de E. B envenuto, Imago Dei, Genève-Milan, 2008. 8. Bien que les termes soient évidemment différents, la même objection se fait sentir dans la lecture fondamentaliste du Coran 2, 28 : aux termes de ce dernier, Dieu ne s’adresse pas à Adam, son calife, en tant que représentant de l’homme, mais comme le premier représentant de l’Islam. Voir D. L. Johnston, « The Human Khilāfa : A Growing Overlap of Reformism and Islamism on Human Rights Discourse ? », Islamochristiana 28 (2002), p. 35-53. 9. Voir mon essai cité plus haut (n. 1) sur l’Imago Dei de Pico à Locke. 10. H. U. von Balthasar , Das Ganze im Fragment. Aspekte der Geschichtstheologie, Einsiedeln 1965.
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dans une troisième perspective : celle de « omnia in omnibus modo suo », selon Pic de la Mirandole 11, qui profite évidemment en amont de Plotin (καὶ γὰρ ἔχει πᾶς πάντα ἐν αὑτῷ, ... ὥστε πανταχοῦ πάντα καὶ πᾶν πᾶν καὶ ἕκαστον πᾶν) 12 , de Proclus (πάντα ἐν πᾶσιν, οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ) 13, Denys l’Aréopagite (πάντα ἐν πᾶσιν, οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ) 14 . On arrive jusqu’à Simone Weil quand elle disait : « Chaque religion est la seule vraie » 15. Ou bien « tout, dans chaque fragment » (une perspective à la fois syntagmatique et paradigmatique : J. M. Lotman)16. 11. Pic de la Mirandole propose au centre de ses « Conclusiones » les « Conclusiones paradoxae numero LXXI, secundum opinionem propriam, noua in philosophia dogmata inducentes » qui sont à la base de la concordia qu’il cherche dans le domaine des plus différentes philosophies et religions. Pour ce qu’on peut comprendre dans un texte si compliqué, en raison de l’absence d’argumentation relative aux thèses, l’auteur conçoit des différents états de l’être, dont le dernier, ou le premier, est l’« esse unialis », qui rends possible la corrélation fondamentale entre tous les êtres. Ainsi, la première thèse est : « sicut esse proprietatum praeceditur iab esse quidditativo, ita esse quidditativum praeceditur ad esse uniali ». Il en résulte qu’il y a différents niveaux de connaissance et que au niveau le plus profond, « intellectuel », les définitions et les preuves habituelles sont insuffisantes, car à ce niveau « contradictoria in natura intellectuali se compatiuntur », no 13 de la même série), et « Contradictoria coincidunt dans in natura uniali »(no 15). C’est un principe de corrélation entre tous les êtres : « In intellectum hoc et illud est, sed non est hoc extra illud » (no 17), car « Ipseitas uniuscuisque tunc ipsa cum maxime est cum in ipsa sunt omnia, ut ipsa omnia sint ipsa » (no 20). En conséquence, « Anima seipsam semper intelligit et intelligendo quodamodo omnia entia intelligit », (no 62). C’est clairement le fondement métaphysique de la concorde selon Pic. Le principe de base est que « Licet ut tradit theologia dintinctae sint divinae hierarchiae, intelligendum est tamen omnia in omnibus esse modo suo » (« Conclusiones secundum Proclum » 1). La référence à Nicolas de Cues vient spontanement, mais elle n’est pas démontrable avec certitude, et du reste il ne semble pas que Pic ait utilisé le travail de Marsile Ficine sur Proclus, qui est postérieur de quelques années. Voir S. Farmer , Syncretism in the West. Pico’s 900 Theses (1486), Tempe/Arizona, 1998, spécialement p. 314. 12. Plotin, Traité 31 [V, 8] 13. P roclus , Élements de Théologie 103.1 Voir P roclus , The Elements of Theology, éd. E. R. Dodds , Oxford, 1963, p. 254. 14. Div. Nom. IV, 7, 152.19 15. Voir la conclusion de mon livre Pluralità delle vie. Alle origini del Discorso sulla dignità umana di Pico della Mirandola, Milan, 2000, p. 90-91 : « Alla fine del 1941, a Marsiglia, polemizzava contro la “mancanza di fede ». L’« ortodossia totalitaria della Chiesa » giungendo ad affermazioni di singolare forza : « Chaque religion est la seule vraie, c’est-à-dire qu’au moment où on la pense il faut y porter autant d’attention que s’il n’existait rien d’autre : de même manière chaque paysage, chaque tableau, chaque poème, etc. est seul beau. La ‘synthèse’ des religions implique une qualité d’attention inférieure… Quand une chose est parfaitement belle, dès que l’on y fixe l’attention, elle est la seule beauté. Deux statues grecques : celle que l’on regarde est belle et l’autre non. Ainsi la foi catholique et la pensée platonicienne, et la pensée indoue, etc. […] Ainsi ceux qui proclament telle foi seule ‘vraie et belle’, quoiqu’ils aient tort, ont en un sens davantage raison que ceux qui ont raison, car
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4. Cette démarche est envisageable quand on entend l’« être » – au-delà de son individualité prise comme un symbole de la totalité, au-delà des abstractions de la raison critique, scientifique, spéculative – comme existence donnée 17, au singulier, et en même temps liée à un Tout comprenant le sujet qui regarde, voire, si l’on en admet un, le principe créateur. Ici, la Réalité est à la fois multiple et unique, et tout est en tout « modo suo », tout est un, tout est donné, « grâce sur grâce » 18 : c’est la clef de l’expérience ou connaissance ou intelligence mystique. 5. J’oserais alors parler de trois modalités de vérité : la vérité-beauté du grand récit des mirabilia Dei, mais aussi la vérité de l’histoire, de la science, de la spéculation et, enfin, la vérité mystique ou spirituelle : Il est vrai... il est également vrai... mais il est encore plus vrai... (Isaac Penington : « Toute vérité est une ombre, sauf la dernière, la plus haute, mais chaque vérité est vraie dans son genre ») 19. Dans cette perspective, la troiils ont regardé cela de toute leur âme » (S. Weil , Cahiers II, Paris, Gallimard, 1997, p. 326 et p. 347). Qui l’universalismo non è il risultato di una sintesi, ma della assunzione nella stessa persona di due punti di vista e di due linguaggi. Da un lato il punto di vista e il linguaggio filosofico estensivo di “coloro che hanno ragione,” dove la consapevolezza della pluralità dei punti di vista si basa su un nucleo essenziale comune, di tipo filosofico : per la Weil l’idea del bene, coincidente con l’idea di Dio ; in generale per l’umanesimo il nucleo platonico soggiacente a molti progetti di “concordia”, destinata a raccogliere (universalismo “sintagmatico”) frammenti di verità sparsi in ogni cultura. Dall’altro il punto di vista e il linguaggio religioso di coloro “proclamano vera e bella solo una certa fede” e “in un certo senso hanno più ragione di quelli che hanno ragione, perché essi l’hanno guardata con tutta la loro anima.” Costoro pensano che la propria verità includa ogni altra verità (universalismo “paradigmatico”). Si parlava … del bilinguismo di Pico, e dell’emergere, con l’umanesimo religioso, di un soggetto capace di articolare gli stessi contenuti in due linguaggi diversi, quello biblico e quello filosofico. Non si tratta solo della “sapienza religiosa” e della “religione sapiente” cara al Ficino, si tratta di una atteggiamento universalistico risultante dalla pratica, nello stesso soggetto, dei due linguaggi dell’estensione e dell’inclusione, senza ancillarità della filosofia alla teologia o subordinazione storicistica della teologia alla filosofia : si tratta di un universalismo intensivo che combina l’ adesione alla propria via e il riconoscimento della pluralità delle vie. Ogni via contiene le altre vie ». 16. Selon la terminologie de Lotman, dans l’organisation paradigmatique de la signification, une partie représente le tout, tandis que là où l’organisation est syntagmatique, une partie prend son sens seulement dans le tout : J. M. L otman – B. A. Uspenskij (éd.), Il problema del segno e del sistema segnico nella tipologia della cultura russa prima del XX secolo, Turin, 1973, p. 40-63 ; voir aussi mon Universalismo come pluralità delle vie, Gène-Milan, 2004. 17. Voir les pages fondamentales de É. Gilson, L’être et l ’essence, Paris, 1948, surtout sur Plotin. 18. Jn 1, 16 (χάριν ἀντὶ χάριτος), d’après une traduction possible. 19. « All Truth is a shadow, except the last, except the utmost; yet every Truth is true in its kind. It is substance in its own place, though it be but a shadow in another place (for it is but a reflection from an intenser substance); and the shadow is a true shadow, as the substance is a true substance » (« To the reader », texte de
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sième modalité, celle de la vérité mystique, ne serait pas l’aboutissement d’un syllogisme (dont la conclusion figurerait déjà dans la prémisse), ou d’une dialectique purement intellectuelle, mais elle serait le fruit d’une démarche spirituelle, un retournement vital (Platon, dans la caverne : περιαγωγή) comme ouverture à la Réalité une et totale. Cette troisième modalité, par respect aux deux autres modalités, ne serait pas hors d’elles, mais les contiendrait. 6. Comme il s’agit plutôt de la réalisation, bhavana, d’un accomplissement vital qui couronne une ascèse, cette intelligence mystique devrait se distinguer des attitudes intellectuelles apparemment équivalentes, dans lesquelles l’unité est souvent le résultat d’une synthèse purement spéculative. (Telle pourrait être la réserve au sujet du gnosticisme, néoplatonisme, de l’humanisme religieux, de Leibniz, de Hegel 20, mais il faut aussi être bien conscient que l’accusation de l’intellectualisme est très souvent confessionnelle et apologétique). Cela requiert un travail préliminaire sur soi-même, non seulement en termes de thêoria (qu’elle soit ou non strictement reli gieuse) mais aussi de praxis ; ou, mieux, cela suppose une circularité entre les deux qui montre la nécessité de l’abandon du « je » et du « mien » ainsi que l’impératif de la répudiation de la force 21, pour se déplacer enfin sur un plan spirituel au sens propre du terme (à l’exemple de l’ancien modèle ternaire du parcours spirituel, présent encore chez Pic) 22 . Sans ces conditions préalables, il ne s’agirait pas d’une intelligence spirituelle, mais d’un retour, sous le masque du syncrétisme, à la confusion enfantine, au « sentiment océanique » 7. Ainsi parviendrait-on à comprendre, d’une certaine façon, l’unité et la pluralité des mystiques. Unique dans le but final, l’intuition ineffable de l’unité du Réel passe à travers des chemins différents : un fond de communion avec la divinité, avec le Messie 23, une pratique cultuelle ou théurgique, une obéissance aux commandements et le service aux autres, la contemplation de l’Un… Embrassant aussi le champ extrabiblique, l’on pourrait envisager quatre modèles sujets à de nombreuses variations, à savoir la mystique de : 1653, cité dans Christian faith and practice in the experience of the Society of Friends, Londres, 1960). 20. Et telle pourrait être mon objection aux thèses de M .Vannini, dont les travaux voués à faire connaître M. Eckhart, A. Silesius et bien d’autres auteurs, sont très précieux. 21. J’ai choisi ici un des langages traditionnels possibles : sammāsankappa, le deuxième des huit membres du sentier du dhamma bouddhiste. 22. Voir mon livre sur Pic de la Mirandoc, cité ci-dessous, n. 15. Sur le thème de la transformation vitale, voir la conclusion du De ente et uno, X, avec le thème de l’image de Dieu. 23. A. Schweitzer , Die Mystik des Apostels Paulus, Tübingen, 1930. Voir mon article « “Dotta ignoranza” e compassione in Albert Schweitzer », Cristianesimo nella storia 29 (2008), p. 173-187.
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–– de la dévotion (la mystique chrétienne en général, la bhaktiyoga dans la Bhagavadgītā...) ; –– du service divin, en tant qu’obéissance à la loi (‘ bd dans le judaïsme et l’islam ...) ; –– de la thêoria de l’absolu personnel, ou impersonnel néo-platonisme, taoïsme, Nagarjuna dans ses hymnes...) ; –– de l’éthique inconditionnelle (stoïcisme, au moins dans l’acception plus commune, Kant...). 8. Le résultat final de l’itinéraire mystique trouvera diverses formula tions selon les différentes trajectoires qu’il aura parcourues et les différents territoires qu’il aura traversés et dont lui resteront le goût et la couleur 24 : il s’agira de l’unité tantôt Dieu-monde, tantôt sujet-Dieu, et tantôt sujetmonde. À titre de pure évocation : –– Dieu-monde : « Ut sit Deus omnia in omnibus » (1 Co 15, 28), l’Évangile selon Thomas en copte (22 : « Quand vous ferez le deux un ... et une image à la place d’une image »), la circonférence avec le centre en un point quelconque (Nicole de Cues)... –– Sujet-Dieu « Qui connaît soi-même connaît son Seigneur » (man ya’arifu rabbahu ya’rifu nafsahu) 25, la création du logos dans l’âme chez Eckhart, ana-l-ḥaqq (« je suis le Vrai ») pour al-Ḥallağ, l’« admirable unité » à travers la pauvreté knotique selon Iacopone de Todi.. 26.. –– Sujet-monde : le naturalisme chinois dans la version chán-zen du bouddhisme, ou chez Plotin, dans la poésie de Rūmī, ou encore dans le bouddhisme actif de Thich Nhat Hanh.. 27.. 24. Je pense ici à dhauq et laun que l’expérience du tasawwuf ajoute à la contemplation philosophique de Hayy ben Yaqdhān, lorsque celui-ci rencontre Asāl, dans le roman philosophique d’Ibn Tufayl. 25. T. I zutsu, Sufism and Taoism. A Comparative Study of Key Philosophical Concepts, Berkeley/Californie, 1984, montre l’importance de ce hadīth dans son livre, pour moi fondamental. 26. Voir la magnifique Laude 36 : « Onne luc’è ‘n tenebria e [‘n] onne tenebre c’è dia ; la nova filosafia l’utre vecchi à descipate. Là ‘v’è Cristo ensetato, tutto ‘l vecchio ènne mozzato, l’uno en l’altro trasformato en mirabele unitate. Vive amore senz’affetto et saper senza entelletto ; lo voler de De’ òl eletto a ffar la sua voluntate. Vivar eo e[n] non eo l’esser meo e[n] non esser meo ! Questo è ‘n un tal travieo che non ne so difinitate. Povertat’è null’aver e nulla cosa poi volere e onne cosa possedere en spirito de libertate ». (Mancini éd.) 27. Voir sa jolie poésie Appelez-moi par mes vrais noms : « Don’t say that I will depart tomorrow, even today I am still arriving
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9. La mystique pourrait être décrite comme une ressource déjà présente en puissance dans chaque homme ou femme, susceptible de les rendre capables de vivre – une ouverture, un oui à l’existence et la vie (Lebensund Weltbejahung, A. Schweitzer) – et de mourir : grâce à elle, on deviendrait conscients du caractère provisoire des oppositions entre sujet-objetDieu-moi-monde ; conscients de l’unicité de la réalité (waḥdat al-wuğ ūd) et de l’insuffisance de toute définition, même celle de « mort » (L. Tolstoï, La Mort d’Ivan Il ’ic). 10. En revenant à la perspective théologique, sans pour autant abandonner notre raisonnement, l’on pourrait continuer en disant qu’alors, par exemple, il est vrai que le Christ est la lumière (ou la voie), mais ajoutons qu’il est également vrai que les lumières sont multiples et que le Christ est une lumière. Et il est encore plus vrai que la lumière resplendit chez tout homme, quel que soit le nom que nous voulons lui donner 28. De plus, il Look deeply : every second I am arriving to be a bud on a Spring branch, to be a tiny bird, with still-fragile wings, learning to sing in my new [nest, to be a caterpillar in the heart of a flower, to be a jewel hiding itself in [a stone. I still arrive, in order to laugh and to cry, to fear and to hope. The rhythm of my heart is the birth and death of all that is alive. I am the mayfly metamorphosing on the surface of the river. And I am the bird that swoops down to swallow the mayfly. I am the frog swimming happily in the clear water of a pond. And I am the grass-snake that silently feeds itself on the frog. I am the child in Uganda, all skin and bones, my legs as thin as bam [boo sticks. And I am the arms merchant, selling deadly weapons to Uganda. I am the twelve-year-old girl, refugee on a small boat, Who throws herself into the ocean after being raped by a sea pirate. And I am the pirate, my heart not yet capable of seeing and loving. I am a member of the politburo, with plenty of power in my hands. And I am the man who has to pay his “debt of blood” to my people Dying slowly in a forced-labor camp. My joy is like spring, so warm it makes flowers bloom all over the Earth. My pain is like a river of tears, so vast it fills the four oceans. Please call me by my true names, So I can hear all my cries and my laughter at once, so I can see that my [joy and pain are one. Please call me by my true names, so I can wake up, and so the door of my heart can be left open, the door of compassion ». 28. Spinoza, Tractatus theologico-politicus, XIV : « Caeterum quid Deus, sive illud verae vitae exemplar sit, an scilicet sit ignis, spiritus, lux. cogitatio… ». The Light on the Candlestick, un opuscule du 1660, d’origine incertain, diffusé par les Quakers : « We give it rather the appellation of Light, than anything else, otherwise it’s all one to us whether ye call it, Christ, the Spirit, the Word, &c. seeing these all denote but one and the same thing ».
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est vrai que le Christ est le Logos ; il est également vrai qu’il y a beaucoup de logoi ; il est encore plus vrai que les logoi peuvent parler dans tous les logoi, quel que soit le nom qu’on lui donne 29. Il est vrai que dans le récit biblique, le dualisme entre le bien et le mal joue un rôle évident et que le mal s’incarne dans le Malin. Mais il n’en est pas moins vrai que, dans une métaphysique (nécessairement moniste), le mal ne trouve pas sa place. Dans une perspective mystique, le mal fait partie du mystère de l’existence. 11. Pour finir, revenons à l’image de Dieu dans l’homme. Il est vrai, pour la foi chrétienne, que le second Adam donne tout son sens au premier Adam. Il est également vrai que la nature humaine réalise sa plénitude et parvient à son autosuffisance sans le surnaturel et que, par contre, si la nature n’est pas complète sans le surnaturel, alors celui-ci s’avère nécessaire (H. de Lubac, naturellement). Et plus encore, il est vrai, dans un regard final, mystique, que tout est grâce : « multiplicavit quod ab ipso est gratiam », Irénée de Lyon 30. « Toutes les deux, nature et grâce, sont les siennes » 31. Être « à image de Dieu » sig nifie alors partager le regard de Dieu sur les choses avec leurs noms ; penser comme Dieu pense-crée le monde, comme des miroirs vivants (ibn al-‘arabī, au début du Fuṣuṣ al-Ḥikam, traduit comme « Le sceau des prophètes ») ; revenir au Paradis des origines, comme dans la vision de George Fox (« Now I was come up in spirit through the flaming sword into the Paradise of God. All things were new, and all the creation gave another smell [...]. As people grow up in the image of God, they may [...] come to know the hidden unity of the eternal Being ») 32 ou de Nicolas de Cues, De visione Dei : « Ainsi, à la porte de la coïncidence des opposés gardée par l’ange qui se tient à l’entrée du Paradis, j’ai commencé à te voir, Seigneur. Car tu es là où parler, voir, entendre goûter, toucher, raisonner, savoir et comprendre sont une seule et même chose ; là où le voir coïncide avec l’être vu, et l’entendre avec l’être entendu, le goûter avec l’être goûté, et le toucher avec l’être touché, le parler avec l’écouter et le créer avec le parler » 33. 29. C’est la question qui, à mon sens, reste ouverte dans le livre de G. Ruggieri, La verità crocifissa, Rome, 2008. 30. I rénée de Lyon, Adversus Haeresis IV, 9, 1. 31. M aître Eckhart, II, 54, éd. Buettner, cité par R. Otto, West-oestliche Mystik, dans la traduction de M. Vannini, Mistica orientale, mistica occidentale, Gène, 1985, p. 73. 32. G. Fox, Journal, éd. J. Nickalls , Cambridge, 1952, p. 17 sq., voir mon article « La visione del Paradiso nel Journal di George Fox », Annali di storia dell ’esegesi 10 (1993), p. 45-59. 33. Nicolas de Cues, De visione Dei 10, éd. Wilpert, I, p. 307 sq. : « Unde in ostio coincidentie oppositorum quod angelus custodit in ingressu paradisi constitutus te domine videre incipio, nam ibi es : vbi loqui : videre : udire : gustare : tangere : rationari scire : et intelligere sunt idem et vbi videre coincidit cum videri : et audire cum audiri : et gustare cum gustari : et tangere cum tangi : et loqui cum audire : et creare um loqui » (trad. A. M inazzoli, Le tableau ou la vision de Dieu, Paris, 1986, p. 52).
Partie I I ntroductions méthodologiques et épistémologiques
L E PROBLÈME DE L’EXPÉRIENCE MYSTIQUE François Trémolières Université de Paris Ouest Nanterre la Défense
Summary The title of the present paper is borrowed from the epoch making dissertation of Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l ’expérience mystique (Paris, 1924). The term “experience” is indeed familiar to the historian of ‘modern’ mysticism and a few occurrences of it are reported in the seventeenth-century French texts. This concept pertains also and more generally to an anthropology of mysticism. It appears from its importance in the promotion, at the beginning of the 20th century, mysticism as an object of study – for example, in the work of the philosopher and American psychologist William James (The Varieties of Religious Experience. A Study in Human Nature, London-Bombay, 1902). Yet the historian approaches this notion with caution. In recent seventeenth century historiography, we observe a certain critical move, which we will attempt to evaluate. Résumé Le titre de la présente communication est emprunté à la grande thèse de Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l ’expérience mystique (Paris, 1924). Le terme d’expérience est familier, en effet, à l’historien de la mystique « moderne » et l’on en signalera quelques occurrences dans des textes du xvii e siècle français. La notion relève aussi et plus largement d’une anthropologie de la mystique, si l’on en croit son importance dans la promotion, au début du xx e siècle, de la mystique (ou du « mysticisme ») comme objet d’études – par exemple, dans l’œuvre du philosophe et psychologue américain William James (Les formes multiples de l ’expérience religieuse, Paris, 1906). Pourtant l’historien ne l’aborde qu’avec précaution et l’on constate, dans l’historiographie dix-septièmiste récente, un certain déplacement critique, dont on tentera de méditer les enjeux.
Le titre de ma communication est un emprunt au philosophe Jean Baruzi (1881-1953), contemporain de Henri Bergson et comme lui professeur au Collège de France – mais dont l’audience fut nettement plus confidentielle. Auteur d’un premier livre sur Leibniz et l ’organisation religieuse La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.108997 ©
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PARTIE I – INTRODUCTIONS
de la Terre (1907), il est surtout connu pour sa grande thèse : Saint Jean de la Croix et le problème de l ’expérience mystique, soutenue en 1924 1. Cet accent mis sur l ’expérience n’est pas une surprise pour le chercheur qui, comme c’est mon cas, travaille sur la mystique « moderne » (en l’occurrence la mystique française du xvii e siècle) – entendons des Temps modernes. L’exemple le plus frappant – mais il y en aurait d’autres – est sans doute celui du jésuite Jean-Joseph Surin (1600-1665), qui donne à son autobiographie le titre de Science expérimentale (1663). L’expression est reprise par Michel de Certeau dans son premier travail d’édition critique, le Mémorial de Pierre Favre (1506-1546, l’un des tout premiers compagnons d’Ignace de Loyola), en 1960 : commentant le qualificatif de « théologien » que lui adressait ses contemporains, Michel de Certeau écrit que « la notion de “théologie” se modifie [au xvi e siècle] ; elle ne définit pas ici la science rigoureuse des réalités de la foi, mais le sentiment du mystère qui se donne dans l ’expérience, une sagesse empreinte de piété et mûrie par le discernement, réflexion d’un type particulier, née et occupée des rapports personnels avec Jésus-Christ et des attitudes morales qu’ils appellent. L’effort de lucidité spirituelle que représente le Mémorial s’inscrit dans un ensemble d’entreprises, toutes à la recherche d’une “théologie” qui, s’inspirant de la tradition spirituelle et s’attachant à déceler les grandes lois de l’existence chrétienne, pût être réellement une science expérimentale… » 2 . Certeau ajoute en note que la différence de cette mystique « moderne » (la mystique tout court en un sens, puisque comme on sait 3 le terme n’est substantivé qu’au xvii e siècle) avec la tradition est que « le Mystère apparaissait [dans cette dernière] comme l’objet de l’expérience, et non pas à travers le développement “subjectif ” de l’expérience ». (Cet accent mis sur la subjectivation, la psychologisation, en accord d’ailleurs avec d’autres indices ayant trait à l’avènement de l’individu, supposé caractéristique de la modernité, est devenu un lieu commun de l’historiographie de la mystique). Certeau se fera ensuite l’éditeur de Surin et en particulier de ses lettres spirituelles 4 , où des expressions comme « j’expérimente que » ne sont pas rares 5.
1. Et qu’il convient de citer dans la 2 e édition, celle de 1931 : Saint Jean de la Croix et le problème de l ’expérience mystique, Paris, 1931 (rééditée en 1999 avec une introduction d’Émile Poulat). 2. Bienheureux P. Favre, Mémorial, éd. M. de Certeau, Paris, 1960. « Introduction » p. 25-26 (c’est moi qui souligne). 3. Précisément depuis M. de Certeau, « “Mystique” au xvii e siècle. Le problème du langage “mystique” », dans L’homme devant Dieu. Mélanges Henri de Lubac, t. II, Paris, 1964. 4. Correspondance, éd. M. de Certeau, préface de J. Green, Paris, 1966. 5. Voir par exemple la lettre adressée à Jeanne des Anges du 24 mars 1658 (Correspondance, lettre 168), citée dans sa thèse récente par P. Goujon, Prendre part à
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Il est classique de souligner, dans l’espace catholique au xvii e siècle, l’éclatement en quelque sorte de la théologie comme discipline (et reine des disciplines), avec ce que Certeau, dans l’introduction déjà citée au Mémorial, appelle « une regrettable scission entre la théologie et la spiri tualité ». Jacques Le Brun, dans sa contribution à la Nouvelle histoire de l ’Église, distingue ainsi entre une théologie spéculative (ou dogmatique), qui s’autorise de la raison, une théologie positive, qui s’autorise de la Révélation (c’est-à-dire du « fait » de l’Écriture), enfin la « théologie mys tique » (là encore le terme est du temps), « science des faits d’expérience révélés par les mystiques » 6. On peut épiloguer longtemps sur cette « nouveauté » : Certeau comme Le Brun ont en tête le terme malheureux de cette histoire, à savoir la que relle du quiétisme, à la toute fin du siècle, qui marque le « crépuscule des mystiques » 7 au sein du catholicisme. Étienne Gilson, soucieux de défendre une bonne compréhension de la mystique – non suspecte d’hérésie – cherchera dans l’œuvre bien antérieure de Bernard de Clairvaux un fondement théologique plus sûr et pérenne 8, mais ce sera avec le même accent sur une « science pratique ». De fait l’enjeu paraît bien être celui de la dimension d’expérience dans la vie religieuse. L’échec historiquement constaté de la mystique, avec la condamnation du pur amour, serait dû à la séparation de cette dimension expérimentale d’avec la religion commune : devenue une spécialité, reléguée plus ou moins dans l’extraordinaire, le surnaturel, elle aurait cessé d’apparaître comme « la vie chrétienne en son épanouissement expérimental » 9. Jean Ladrière, dans un article du Dictionnaire de spiritualité 10, considère le « langage des spirituels » comme une « forme du langage de la foi » mais moins essentielle que les autres – la prière (qu’il appelle « proclamation »), la liturgie, la prédication et la théologie. Ce qui revient clairement à situer, évaluer, la part de l’expérience : ce langage en effet « se réfère fondamentalement à une expérience de la foi et rend manifeste la manière l ’intransmissible. La communication spirituelle à travers la correspondance de JeanJoseph Surin, Grenoble, 2008, p. 195-196. 6. Dans L. J. Rogier – R. Aubert – M. D. K nowles (éd.), Nouvelle histoire de l ’Église, t. III : H. Tüchle – C. A. Bouman – J. L e Brun, Réforme et ContreRéforme, trad. M. Barth – R. Barthe – A. Tintant – N. Weinstein, Paris, 1968, p. 425. La distinction entre « la Positive, la Scolastique et la Mystique » se trouve par exemple dans la préface du P. Bourgoing à l’édition de 1644 des Œuvres de Bérulle (Paris, A. Estienne). 7. Selon l’expression de L. Cognet, Crépuscule des mystiques. Bossuet. Fénelon, Tournai-Paris, s. d. [1958] (nouvelle édition par J.-R. Armogathe, Paris, 1991). 8. É. Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, Paris, 19341. 9. J. Le Brun, dans le passage déjà signalé de la Nouvelle histoire de l’Église : t. III, p. 425. 10. J. L adrière , « Langage des spirituels », dans Dictionnaire de spiritualité IX (1976), col. 204-217 – passages cités, col. 205 à 207.
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dont celle-ci est vécue. Au sens restreint et tout à fait propre [celui de la seule expérience mystique], il se rapporte à l ’expérience de l ’union à Dieu. En un sens plus large, il constitue un langage de témoignage : il exprime la manière propre à une existence singulière d’affirmer la foi et de s’en proposer comme témoin ». C’est donc un langage descriptif, mais d’une expérience qui ne relève pas de la « perception externe » comme le langage ordinaire ou le langage scientifique (pour lequel aussi – et précisément à compter du xvii e siècle – la notion d’expérience, la catégorie de science expérimentale, sont essentielles). Ce qui le distingue des autres formes de langage de la foi, en rapport comme lui avec des « réalités […] invisibles », c’est de « se rapporte[r] à une expérience en tant qu’expérience ». C’est un usage analog ique du langage mais, à la différence de l’allégorie (où l’analogie est largement « arbitraire »), « il y a une véritable nécessité dans le choix des termes, car l’analogie est fondée dans les propriétés mêmes de l’expérience ». On pourrait montrer je crois que cette formulation est directement tributaire de Baruzi et de la critique que fait ce dernier de l’allégorie, oppo sée au « symbole ». Mais ce n’est pas le lieu – et pas plus celui d’entrer davan tage dans l’approche linguistique de la mystique ici proposée. Je voudrais plutôt souligner en quoi cette présentation, qui paraît très christiano-centrée, est susceptible de rejoindre une préoccupation majeure pour l’ensemble des sciences des religions. En d’autres termes, ce que nous avons d’abord présenté comme une théma tique historiquement située relèverait plutôt, ou tout aussi bien, d’une réalité anthropologique 11. En effet je constate que la mystique appa raît comme objet d’études – ou plutôt le mysticisme, par décalque de l’anglais mysticism qui l’impose au début du xx e siècle – chez des chercheurs nettement animés par le souci de dépasser les limites confessionnelles, en se donnant un horizon commun. Souci hautement problématique d’ailleurs dans le périmètre catholique, romain, ce qui les expose à la censure, voire à la condamnation, durant la période de la crise dite moderniste : la correspondance entre l’abbé Bremond – l’inventeur (au sens des archéo logues) de cette mystique « moderne » dont je parlais pour commencer – et Alfred Loisy, figure quasi éponyme du modernisme (et qui choisit Bar uzi, on peut le rappeler en passant, pour le suppléer quelques années au Collège de France), mis à l’Index puis excommunié, montre bien cette obses sion de la mystique, dans une recherche qui vise l’essentiel de la relig ion et (contre une orientation tendant à définir la religion par le culte ou l’insti11. Je reprends dans cette section une partie de mon article « mystique », contribution au Dictionnaire des faits religieux à paraître aux PUF, sous la direction de D. Hervieu-Léger et R. Azria. Sur William James dont il va être ici question, voir notamment, en français, les travaux de David Lapoujade.
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tution) l’essentiel de la foi. Emblématique de cette orientation est l’ouvrage du philosophe et psychologue américain William James (1842-1910), l’un des pères de ce que nous appelons aujourd’hui « sciences des religions » : The Varieties of Religious Experience (cycle de conférences prononcées en 1901-1902, publié aussitôt aux États-Unis et traduit en français dès 1906 avec une préface d’Émile Boutroux, sous le titre justement de L’expérience religieuse), dont l’écho, considérable, se prolonge jusqu’au dernier grand livre de Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion (1932). James considère comme légitime l’enquête sur « la réalité de l’invisible » ; il remarque que la croyance en une telle réalité n’est pas spécifiquement religieuse : on la trouve en philosophie chez Platon ou chez Kant – et dans la conduite ordinaire, il est fréquent de supposer l’action de principes inaperçus. James fait ainsi grand cas de la découverte de l’inconscient, qu’il date de 1886 et attribue à l’Anglais Frederic W. H. Myers, le fondateur de la Society for Psychical Research, tenant d’une « métaphysique expérimentale » : il ne s’interdit pas par conséquent l’étude des miracles, des témoignages d’immortalité, ou encore, avec d’autres savants contem porains, des phénomènes dits paranormaux. Dans cet ordre des faits il y a donc « mysticisme » dès lors que l’on suppose, à l’opposé du « rationa lisme », des motifs cachés à l’action humaine (rappelons que « mystique », étymologiquement, signifie « caché »). L’hypothèse de « l’irruption dans la conscience ordinaire d’éléments élaborés dans les rég ions subconscientes de l’esprit », subliminal regions of the mind, pourrait expliquer les hallucinations, les automatismes (par exemple de l’écriture) – ou encore la « conversion » religieuse. C’est dans ce cadre qu’il va être explicitement question du mysticisme (le terme a l’avantage de se distinguer de la « mystique » comme tradition : il désigne, j’y insiste à nouveau, ce qui est pensé comme une véritable donnée anthropologique). Du point de vue pragmatique, la religion a un premier effet remarquable, que James a signalé dès l’introduction de son livre : nous rendre aisé et même heureux ce qui est inévitable, y compris des sacrifices (thèse que l’on retrouve chez Freud). Il y a là une valeur d’utilité qui s’exemplifie dans la sainteté : ascèse, vertu, force d’âme etc. En psychologue, James la rapporte à « l’expérience religieuse intime » où il découvre « des états de conscience mystiques » (de cette expérience, il déclare ne parler qu’indirectement – mais convaincu de la réalité des « états mystiques »). Le qualificatif est ambigu, qui confond le « subliminal » de l’acception psychologique et le « divin » de l’acception courante. En outre il est susceptible d’un emploi péjoratif, appliqué à une opinion « sentimentale et mal définie, sans fondement log ique ou pratique » : en ce sens, est dit mystique « un homme qui croit à la télépathie ou au spiritisme »… James signale la parenté avec des états provoqués (par exemple par des anesthésiants) ou incontrôlés (Walt Whitman enivré par le spectacle de la nature) : de ce mysticisme « sporadique » il s’agit avec
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les ascètes (yogis, soufis ou chrétiens) de passer à un mysticisme « méthodiquement cultivé » : tous visent par leur méthode un résultat, l’extase, que James définit comme l’abolition de « toute barrière entre l’individu et l’Absolu ». Et selon lui tous les témoignages ici convergent : on atteindrait donc une constante, un invariant, un universel, au-delà des « croyances particulières » et des clivages entre religions instituées. Dans le contexte de l’époque, face à la sociologie naissante pour laquelle l’analyse du religieux est aussi un enjeu majeur (que l’on songe aux travaux de Durkheim et son école, Weber, Troeltsch …), il en va de la définition d’un homo religiosus – ni par les rites (l’aspect social et cultuel), ni par les mythes ou les dogmes (l’aspect discursif et argumentatif), mais par une expérience spécifique, qui se laisserait décrire comme communication avec l’invisible. La psychologie ouvre donc la voie, on y a déjà insisté, à une anthropologie. Rudolf Otto, dans un livre devenu rapidement un clas sique : Das Heilige (1ère éd. 1917), traduit en français par Le sacré, définit la religion comme « expérience du mystère », à la fois de fascination et d’effroi ; sa démarche se poursuit logiquement par des études de mystique comparée (West-östliche Mystik, 1926, trad. fr. Mystique orientale et mys tique occidentale). Dans les années de l’entre-deux-guerres, puis avec une efficacité démultipliée après son installation aux États-Unis (1957), Mircea Eliade promeut à travers de vastes entreprises encyclopédiques une conception vigoureusement essentialiste de la religion centrée elle aussi sur la valeur d’une expérience, celle par exemple du yogi ou du chamane, hiérarchisée en degrés d’intensité et qui culmine chez les grands initiés. Cette orientation comparatiste, universaliste, semble aboutir, avec Carl Gustav Jung et ses disciples, à la revendication d’un nouvel hermétisme 12 , une science – la psychanalyse d’orientation jungienne – sachant déceler derrière les mythes et les croyances de toutes origines un sens unique, protégé par le secret. Or il est frappant de constater que James n’avait pas ses prétentions. La convergence des témoignages était selon lui un indice d’objectivité (de l’existence d’une « mystérieuse réalité »), mais elle ne pouvait se traduire en doctrine (« les théologies font éclater leurs divergences » dès qu’elles cherchent à préciser ce qu’est cette réalité). Sa position est fondamentalement pluraliste : abandonner la prétention au vrai pour lui substituer une épistémologie de la compatibilité des discours (qu’il attribue à Charles Sanders Peirce), s’intéresser non à la vérité mais à la croyance, à l’assentiment, en posant le primat de « l’efficacité pratique » sur la « théo rie ». Sa postérité est philosophique : l’émergence du mysticisme comme objet d’étude correspond à la promotion de l’expérience comme catégorie, comme principe ; soit, pour paraphraser le titre du livre de Baruzi, la mys tique ou l ’expérience comme problème. Elle fait époque. 12. Voir par exemple G. Durand, Science de l ’homme et tradition. Le nouvel esprit anthropologique, Paris, 19751, 19792 .
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Déjà dans une lettre à Bergson de 1902, James félicitait ce dernier d’avoir accompli « la démolition définitive » de « la vieille distinction du sujet et de l’objet de la perception ». Le premier chapitre de Matière et Mémoire (1896) tente en effet une description de ce que Bergson appelle image (« une existence située à mi-chemin entre la “chose” et la “représentation” »), la tradition husserlienne être perçu – et James luimême expérience pure. Dans les Méditations cartésiennes (1928), Edmund Husserl définit ainsi son propre projet : « C’est l’expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens. » Expression qui toujours et par essence se dérobe, pour éviter de figer en objet ce dont tout le prix est d’apparaître. Sans avoir à débattre ici de l’évolution de Husserl, ni de la fidélité à son programme de ceux qui s’en réclamèrent, force est de constater l’attention portée par celui qui fut son premier disciple, Martin Heidegger, aux mystiques (dont il reprend parfois explicitement la terminologie) – rapprochés souvent, dans un refus commun du destin philosophique de l’Occident, des poètes ; l’orientation franchement religieuse d’auteurs comme Michel Henry (grand lecteur de Maître Eckart), Emmanuel Levinas, Jean-Luc Marion ; la part de l’exégèse et de l’herméneutique dans l’œuvre de Paul Ricœur ; voire l’importance, pour le dernier Merleau-Ponty, des thèmes de « l’invisible » et « la pro fondeur »… Bergson lui-même finit dans les Deux sources par assimiler à « l’absolu » irréductible aux opérations de connaissance le Dieu des mys tiques, et nommément du Christ, Dieu d’amour c’est-à-dire agissant dans l’histoire. Je me bornerai à citer ce passage fameux 13, typique d’une orientation à la fois expérimentale et métaphysique (donc anti-kantienne) : le mysticisme « doit fournir le moyen d’aborder en quelque sorte expérimentalement le problème de l’existence et de la nature de Dieu. Nous ne voyons pas, d’ailleurs, comment la philosophie l’aborderait autrement. » Puisque dans nos journées il s’agit d’une certaine façon de faire dialoguer histoire et philosophie – c’est-à-dire, à partir du terrain étroitement déterminé de la « mystique théurgique », antique, s’interroger sur l’objet que l’on se donne ; ne serait-ce qu’en accueillant une communication venue d’un autre terrain (les Temps modernes), mais celui-ci tout aussi historique, historien – je reviendrai dans le troisième et dernier temps de ma communication sur l’historiographie de la mystique que j’ai tout à l’heure appelée moderne. Je viens de rapidement évoquer la postérité que l’on dira « phénoméno logique », dans la terminologie proposée par Henri-Charles Puech (en préface au volume Histoire des religions qu’il a dirigé dans l’encyclopédie de la Pléiade – où la formule vise Jung), de James et des premiers travaux, 13. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 20089 (1re édition Paris, 1932), dans le chapitre sur la « religion dynamique », p. 255.
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autour de 1900/1920, sur la mystique ou le mysticisme. Orientation qui s’oppose en effet à celle des historiens, puisqu’elle vise à « retrouver du permanent, […] de l’intemporel sous les apparences historiques » (je cite Puech). De fait l’historien est spontanément sensible, et par métier, à la rareté, au singulier. Il y a une différence fondamentale entre le travail par exemple d’Eliade et celui par exemple de Certeau, c’est que le premier considère son objet comme vivant 14 alors que pour le second il s’agit par définition d’un objet mort, un objet du passé. Le « phénoménologue » livre par exemple, dans son étude du chama nisme, un récit qu’il donne comme la chose même – au lieu que l’historien n’a jamais accès qu’à un texte ; on discutera peut-être cette affirmation, mais nul doute qu’elle est fondatrice chez Certeau et disons dans la lignée à laquelle je vais maintenant rendre hommage : de Jean Orcibal, Certeau, Le Brun. L’importance de Baruzi, pour cette lignée, est sans doute moins dans l’élaboration conceptuelle de la notion d’expérience (encore qu’il faudrait à mon avis la réinterroger, la réinvestir) que dans la manière dont il a dépris son objet : l’œuvre de Jean de la Croix, de sa réception traditionnelle, par un travail de critique textuelle, de construction/déconstruction philo logique, auquel il consacre le livre premier de sa thèse (sobrement intitulé « les textes »). C’est ainsi qu’il a donné cette œuvre à penser – qu’il en a proposé une lecture proprement philosophique et non plus confessionnelle, « théologique », c’est-à-dire, de son point de vue, infidèle – étant entendu qu’il considère le Jean de la Croix commentateur de ses poèmes à lui-même infidèle, ou pour mieux dire inégal à sa propre poésie (en tant qu’expérience de pensée). Dans une étude publiée par les Recherches philosophiques en 1932 (revue codirigée par Puech) : « Introduction à des recherches sur le langage mys tique », Baruzi énonce fortement que « nous ne disposons guère que de textes » ; il en appelle à l’étude d’« exemples bien circonscrits historique ment et philologiquement », la constitution de lexiques « exhaustif[s], au sens strict » et « par conséquent lié à un seul écrivain ». « C’est une mystique précise et, dans cette mystique, un exemple bien caractérisé, que nous considèrerons. Bref, nous nous défierons de ces simplifications qui font que tout finit par ressembler à tout 15… ». 14. Voir sa contribution au Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, dirigé par Y. Bonnefoy (Paris, 1981), article « Mythe, approche d’une définition », dans l’édition semi-poche, Paris, 1999, p. 1392 : « Notre meilleure chance de comprendre la structure de la pensée mythique est d’étudier les cultures où le mythe est “chose vivante”, où il constitue le support même de la vie religieuse ; bref, où, loin de désigner une fiction, il exprime la vérité par excellence, puisqu’il ne parle que des réalités ». 15. J. Baruzzi, Recherches philosophiques 1 (1931-1932). Cette « Introduction » est reproduite par M.-M. Davy à la suite de sa propre préface à l’Encyclopédie des
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Jacques Le Brun en a tiré la conséquence dans un essai consacré en partie à Henri Bremond 16 : la notion d’expérience (ou de « sentiment », pour reprendre le titre de la grande entreprise bremondienne : Histoire littéraire du sentiment religieux en France de la fin des guerres de Religion jusqu’ à nos jours, consacrée en réalité, comme on sait, au seul xvii e siècle 17), est suspecte – ou alors il faut l’entendre, d’abord, comme expérience d’écri ture. Et c’est par là – en tant que lecteur, puis écrivant à son tour – et seulement par-là, que l’historien de la mystique a quelque rapport à son objet. Orcibal, dont Le Brun et Certeau furent ensemble les élèves, avait donné dans sa contribution au volume édité pour le centenaire de l’École pratique des Hautes études, en 1968 : Problèmes et méthodes d’histoire des religions, une présentation très personnelle 18, malgré (ou grâce à) son accent de parfaite distance, du métier d’historien de la spiritualité. Reprenant l’analogie déjà soulignée par le philosophe Édouard Le Roy entre le travail scientifique et « la voie purgative des mystiques », décrivant la recherche – toute recherche – comme « une longue ascèse », effort de « neutralité », « critique constante des tendances spontanées » du chercheur (ou encore, sui vant le commentaire de Le Brun, véritable « désappropriation » du moi), il marquait comme terme l’accès à une « expérience unitive, Einfühlung ou connaissance par l’intérieur », certes particulière, mais, écrivait-il, « dont les résultats s’imposeront à des esprits très différents ». Dans une étude des Recherches de science religieuse, en 2003, intitulée « Michel de Certeau historien de la spiritualité » 19, Jacques Le Brun, qui décidemment me servira ici de guide, a souligné de même en quoi l’histoire de la spiritualité est d’abord « une histoire des textes, […] non seulement parce que le texte apporte une base documentaire solide à l’histoire et à l’élaboration théorique, mais aussi parce que la seule trace pour nous de ce que l’on appelle l’expérience spirituelle, c’est le résultat d’une expérience de parole et/ou d’une expérience d’écriture » (p. 540). Un des apports de mystiques publiée sous sa direction, Paris, 1972 ; dans l’édition semi-poche, Paris, 1996, vol. I, p. xxix-xlvi. 16. J. L e Brun, « Expérience religieuse et expérience littéraire » (1984), repris dans La jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne à l ’ âge classique, Genève, 2004. 17. Onze volumes publiés de 1916 à la mort de Bremond, en 1933 ; nouvelle édition augmentée et accompagnée d’études critiques, Grenoble, 2006. 18. « Histoire du catholicisme moderne et contemporain » (intitulé de sa chaire à la section Sciences religieuses de l’École pratique des Hautes études), repris dans J. Orcibal , Études d ’histoire et de littérature religieuses, xvi e-xviii e siècles, éd. J. Le Brun – J. Lesaulnier, présentation par J. Le Brun, Paris, 1968. 19. J. L e Brun, « Michel de Certeau historien de la spiritualité », Recherches de science religieuse 91 (2003), p. 535-552. Étant donné l’abondance des citations que je vais faire à cette étude, j’indiquerai dans le texte entre parenthèses les pages auxquelles je me réfère.
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Certeau aura été d’associer à la démarche philologique qu’il pratiquait une réf lexion sur la nature de celle-ci, c’est-à-dire sur ce qu’il a appelé écriture de l’histoire : « l’élaboration d’une écriture par laquelle prend corps un objet historique qui ne lui préexiste pas. Ce n’est pas le passage de “faits” à l’histoire (une histoire établissant et reproduisant les faits) comme si le fait était une donnée brute que l’on pourrait découvrir ou retrouver pur » (p. 544). Il y a « progressive élaboration de l’objet historique », « opéra tion historienne » au présent de l’écriture (qui n’est pas inscription du « moi » de l’historien mais au contraire « radical dépouillement du moi » – où l’on retrouve la leçon de méthode de Baruzi, puis d’Orcibal). L’œuvre de Certeau s’infléchit, à partir de cette traversée philologique, en une « interprétation de la mystique » (p. 546) centrée sur « la question des rapports de la mystique et du langage », qui aboutit à la Fable mystique (comme le dit bien ce mot de fable), l’analyse du « dire » (conversar) mystique « où la linguistique est de plus de ressource que la philologie » (p. 547). Certeau procède à un « incessant travail sur les mêmes questions », travail d’écriture et de réécriture « inséparable de ce dont il [l’historien] parle : tenter de saisir et de définir le modus loquendi qu’est la mystique », à savoir « rendre compte de la mystique non comme corps de doctrine mais comme énonciation » (on notera à la fois le rapprochement et l’écart avec Baruzi, qui déclarait de son côté « poursuivre, à travers des exemples bien circonscrits historiquement et philologiquement, le mysté rieux aspect que prendrait, en ce qui concerne la mystique, le problème des rapports du langage et de la pensée 20 »). « L’écriture n’est pas ajoutée au travail de l’historien », de quelque manière qu’on l’entende, « pas plus que la parole et l’écriture ne sont ajoutées dans la mystique à une doctrine ou une pratique. L’écriture est au contraire partie ou élément du travail histo rien en tant que tentative pour forcer un impossible à dire, pour trouver un irrémédiable absent (enfoncé dans le passé et la mort), absent de l’histoire ; l’écriture est la seule modalité de cette rencontre. » Cela vaut sans doute pour tout historien – mais dans le cas de l’histoire de la mystique il y a homologie (Jacques Le Brun emploie le mot à la der nière page de son texte) avec son objet : « le discours mystique est lui aussi la nécessaire et impossible manifestation d’un absent qui rend possible ce discours mais jamais ne peut en être l’objet ; c’est ce dont on ne peut pas parler et ce dont on ne peut pas ne pas parler » (p. 549). L’absence n’est pas seulement l’objet impossible de ce discours, elle est aussi ce qui lui imprime son « statut » (p. 550). Dès lors l’étude des textes mystiques n’est pas seulement philologie, elle est aussi « une remontée pour ainsi dire en amont de ces textes, la recherche de ce qui les a rendus possibles ». Autre ment dit elle implique plus que toute autre étude historique, en quelque 20. « Introduction… », p. xlvi.
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sorte nécessairement, une réflexion de l’historien sur sa position, son « lieu ». D’où la question chez Certeau, et Le Brun à sa suite, du rapport du travail d’historien avec la psychanalyse 21, et aussi de son statut, « entre science et fiction ». Reste la formule énigmatique de Baruzi (citée par Puech dans sa leçon inaugurale au Collège de France 22), que pour finir je livre à la réflexion : la mystique, en son fond, échappe à l ’histoire comme elle échappe au langage…
21. Abordée non pas à travers Jung, on l’aura compris, mais dans les œuvres de Sigmund Freud et Jacques Lacan. Voir surtout M. de Certeau, L’écriture de l ’histoire, Paris, Gallimard, 1975 ; et le recueil posthume Histoire et psychanalyse entre science et fiction, présentation de L. Giard (coll. « folio histoire »), Paris, Gallimard, 1987. 22. Et avant-dernière phrase de l’« Introduction… ».
GERSHOM G. SCHOLEM ET LES ÉTUDES
SUR LE MYSTICISME ET LE MESSIANISME DANS LE JUDAÏSME : QUELQUES REMARQUES ET RÉFLEXIONS Simon C. Mimouni École pratique des Hautes études, Paris
« L’étude scientifique de la kabbale sort seulement maintenant de l’enfance » Gershom G. Scholem Summary As is well known, mystics tends to transcend, radically, religiosities installed in the century with their differences and their divergences. Here we consider anew the contribution of the work of Gershom G. Scholem, that remains, despite what have said by some of his successors, fundamental not only for studies on mysticism in Judaism but also for studies on mysticism in Christianity. We consider, in the first place, the Messianic question in the Kabbalah in medieval and modern eras whose mystical character is essential, if not primordial. Afterwards, we consider the work of Gershom G. Scholem on mysticism in Judaism in general and then in Gnosticism in particular. Résumé Comme on le sait la mystique est de nature à transcender, de manière radicale, les religiosités installées dans le siècle avec leurs différences et leurs divergences. Il s’agit ici de revenir sur l’apport des travaux de Gershom G. Scholem qui a été, quoi qu’en aient dit certains de ses successeurs, fondamental non seulement pour les études sur la mystique dans le judaïsme mais aussi pour les études sur la mystique dans le christianisme. On part, dans un premier temps, de la question messianique dans la Kabbale aux époques médiévale et moderne dont le caractère mystique est essentiel, voire premier. On passe, dans un deuxième et troisième temps, aux travaux de Gershom G. Scholem sur la mystique dans le judaïsme en général puis dans le gnosticisme en particulier.
L’étude scientifique de la mystique dans le judaïsme est un domaine de recherche relativement nouveau. Pendant plus de deux mille ans d’exisLa mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.108998 ©
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tence, l’activité littéraire du mysticisme a produit des milliers d’œuvres. La majeure partie de ces œuvres est encore manuscrite, et beaucoup de textes imprimés n’ont pas été étudiés ou n’ont été que succinctement décrits. Comme l’affirme d’ailleurs Moshé Idel, on découvre chaque année des dizaines de manuscrits kabbalistiques inconnus : ainsi, dans deux manuscrits conservés à Jérusalem, on trouve des réflexions sur la prière mystique, que l’on attribue à Isaac l’Aveugle, celui qu’on appelle « le père de la Kabbale » 1. La littérature mystique dans le judaïsme repose sur de nombreuses notions qui sont tout autant mythiques que théosophiques ou magiques. Aux époques médiévale et moderne, le rapport que l’on a établi entre mystique juive et histoire juive relève plus de la métaphysique historique que de la science historique 2 . C’est ainsi qu’on a confondu trop souvent l’histoire, qui est une connaissance du passé, avec la mystique, qui est devenue une connaissance de l’avenir par laquelle les mystiques juifs de ces époques ont cherché à maîtriser par diverses arcanes qui passent par le messianisme et notamment avec la recherche d’un personnage exceptionnel. On est loin ainsi, comme on le verra plus loin, des perspectives développées à l’époque antique selon lesquelles l’avenir consiste à revenir au passé. La présentation proposée ici fournit les fondements conceptuels permettant ensuite d’accéder aux textes qui ne sont pas facile à comprendre et qui demandent la plupart du temps une interprétation. I. L a
qu e s t ion m e ssi a n iqu e da ns l a
K abba l e
au x é poqu e s m é di éva l e et mode r n e 3
Le terme hébreu קבלה/kabbalah, « kabbale », qui signifie « tradition » ou « réception », a initialement désigné, dans la Bible, les textes prophétiques et les textes hagiographiques : tel est aussi le sens de ce terme dans le langage du Talmud – voir, par exemple, en TB Taanit 17b ou TB Hagigah 12b.
1. M. I del , « Catalyseurs subversifs : sur la gnose et le messianisme dans la mystique juive selon Gershom Scholem », dans M. K riegel (éd..), Gershom Scholem, Paris, 2009, p. 230-248, spécialement p. 232. 2. Voir M. I del , « Mystique juive et histoire juive », dans Annales. HSS 49 (1994), p. 1223-1240. 3. Cette partie est redevable à un article de J. H ansel , « La chronologie eschatologique : mémoire et rédemption dans la Kabbale », dans J.-C. Attias – P. Gisel – L. K aenel (éd.), Messianismes. Variations sur une figure juive, Genève, 2000, p. 59-76.
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C’est à partir du xiie siècle que le terme קבלה/kabbalah a surtout qualifié une vision du divin fondée sur l’interprétation ésotérique du patrimoine littéraire du judaïsme. C’est au xve siècle que les traductions latines de textes hébraïques ainsi que les rencontres entre les penseurs du judaïsme et les humanistes chrétiens ont contribué au rayonnement de la Kabbale dans la pensée et la culture occidentales. Depuis deux siècles, le développement des recherches concernant la Kabbale a entraîné la constitution d’un nouveau domaine scientifique : l’étude de la Kabbale conduite selon les exigences rigoureuses de la philologie et de l’analyse textuelle. D’où la reconnaissance de l’existence d’un corpus kabbalistique comprenant des milliers d’ouvrages, ainsi qu’une grande diversité de doctrines et de concepts. Outre l’ampleur et la variété de son corpus, la Kabbale offre de multiples facettes et de ce fait elle est susceptible d’approches qui peuvent être parfois radicalement différentes. Dans le champ des recherches contemporaines sur la Kabbale, on peut actuellement distinguer trois conceptions majeures : –– la Kabbale comme phénomène religieux et historique : c’est l’approche de Gershom G. Scholem dont les travaux ont été à l’origine de l’essor des études en la matière au xx e siècle ; –– la Kabbale comme expérience mystique : c’est l’orientation présente dans l’œuvre de G. G. Scholem mais bien plus développée dans celle de Moshé Idel ; –– la Kabbale comme modalité de pensée : c’est l’orientation qui s’est développée en interaction constante avec d’autres interprétations du judaïsme et, en particulier, avec la philosophie – une approche qui a été pratiquée par les chercheurs français comme Adolphe Franck, Georges Vajda, Charles Mopsik, Roland Goetschel et Joëlle Hansel. Au xix e siècle, dans le judaïsme, le mysticisme de la Kabbale souffre d’un certain discrédit parce qu’il semble incarner un irrationalisme et un obscurantisme dont il convient de minimiser l’importance au moment d’entrer dans la modernité. Au xx e siècle, les travaux de Gershom G. Scholem vont rompre avec ce courant de rejet, réaffirmer la centralité du mysticisme de la Kabbale dans le judaïsme et le présenter comme le fil conducteur de l’histoire juive. Selon Moshé Idel, l’intérêt pour le mysticisme de la Kabbale a connu un nouvel infléchissement, glissant du politique vers le religieux, afin de désactiver sa charge téléologique. Le mysticisme de la Kabbale n’en demeure pas moins au centre des représentations contemporaines du judaïsme. Ce qu’enseigne la Kabbale, celle par exemple d’un auteur mystique comme Isaac Louria et de ses disciples des xvi e-xvii e siècles, c’est que le réel perceptible par les sens n’est pas tout le réel, et que ce qui est brisé peut être, doit être, réparé avec Dieu mais aussi parfois contre Dieu : une
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idée qui demeure importante pour comprendre le judaïsme mystique dans ses incidences religieuses et politiques jusqu’aujourd’hui. Dans cette présentation générale, il n’est question que de certains principes et de quelques notions que les mystiques kabbalistes ont mis en œuvre dans leur quête pour penser le messianisme comme rédemption, et notamment d’un problème fondamental : celui de la « chronologie eschatologique » ou de la « chronologie de la rédemption ». Ce que l’on appelle « chronologie eschatologique » ou « chronologie de la rédemption » peut être compris de deux manières plus ou moins différentes : (1) soit la chronologie d’un passé en vue de la rédemption, ou encore la chronologie d’un devenir historique dont la rédemption constitue la phase finale ; (2) soit la chronologie de la rédemption qui est assimilée à un processus comprenant des phases distinctes et successives – un processeur dont on peut tracer l’historique et la chronologie. C’est ainsi que les mystiques juifs aux époques médiévale et moderne – contrairement à leurs prédécesseurs de l’Antiquité – ont tenté de concevoir un messianisme non catastrophique, survenant de manière progressive et non instantanée. Deux principes sont au fondement des chronologies eschatologiques : celui de la « gradation » (הדרגה/hadragah : racine verbale )דרגet celui de la « réparation » (תקון/tikun). Le premier définit la rédemption comme un processus graduel et progressif et le second éclaire la raison d’être de ce processus qui réside dans la nécessité de réparer les maux et les dommages causés par l’existence du mal. Deux notions entrent aussi dans l’articulation de ces chronologies eschatologiques : celle de la « visitation » (פקידה/pekidah) et celle de la « souvenance » (זחירה/zeḥirah). Ces deux notions désignent le fait de se souvenir : elles renvoient donc au thème de la mémoire. Observons que la signification que les kabbalistes donnent à la mémoire s’inspire du langage biblique et talmudique et ils conçoivent la visitation et la souvenance comme les modalités de la relation entre le « Masculin » (זכר/zakhar) et le « Féminin » (נקבה/neqévah) 4. Ces quatre éléments débouchent sur un développement fondamental de la pensée kabbalistique : il s’agit de l’ordre des réalités divines (les ספירות/ sephirot) qui se déploient entre l’infini divin (le עין סוף/ein sof ) et le monde, comprenant des aspects masculins et féminins. Par ces deux principes, ces deux notions et ce développement, on est conduit à l’une des idées les plus audacieuses et les plus originales du messianisme kabbalistique, à savoir : les événements de la dispersion et de la rédemption sont à considérer, au sein du passé du monde juif, comme les
4. Sur la relation du « Masculin » et du « Féminin » dans la Kabbale, voir C. Mopsik , « Étude préliminaire », dans Lettre sur la sainteté. Le secret de la relation entre l ’homme et la femme dans la Cabale, Lagrasse, 1986, p. 11-220.
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manifestations concrètes de deux catégories de situations, soit de séparation soit d’association, entre les aspects masculins et féminins de la divinité. Ainsi, en utilisant les images de « Masculin » (זכר/zakhar) et de « Féminin » (נקבה/neqévah) pour construire une représentation de la rédemption, les kabbalistes invitent à renverser la manière habituelle de penser : en plus des connotations sexuelles qu’on leur prête d’ordinaire, ces images ont effectivement un sens historiosophique et eschatologique. À ce titre, elles sont au fondement d’une interprétation du passé dont la rédemption n’est pas seulement la phase finale, mais qui est tout entière œuvre de rédemption – autrement exprimé, la rédemption n’est pas seulement à venir, elle est déjà contenue dans le présent ainsi que dans le passé. A. Les principes de gradation et de réparation Une présentation succincte de ces deux principes est nécessaire pour comprendre leur mise en œuvre dans des textes de la Kabbale médiévale. 1. Le principe de gradation (הדרגה/hadragah) Il apparaît explicitement dans la littérature rabbinique dont se nourrit la Kabbale médiévale, notamment dans des passages talmudiques et midrashiques. L’examen de ces textes met en lumière que : (1) la sortie d’Égypte, l’exode, considérée comme une rédemption, sert de modèle pour penser la rédemption future ; (2) la rédemption consiste dans un processus dont on peut dénombrer les phases et en établir la chronologie. Ce principe de gradation apparaît dans le Zohar où l’on voit aussi s’y dessiner le principe de réparation. C’est ce qu’illustre un passage qui fait la synthèse des divers aspects de la rédemption dont il est déjà question dans le Talmud et le Midrash : il s’agit d’un extrait du commentaire zoharique sur la Genèse où l’épisode biblique de la lutte de Jacob avec l’ange est interprété comme la préfiguration de la rédemption future (voir I, 170a, traduction de C. Mopsik, Le Zohar, Lagrasse, 1981, II, p. 436-438). De manière plus spécifique, dans ce passage, le principe de gradation est énoncé de manière explicite : « Tout ce qu’accomplit le Saint, béni soit-Il, à l’égard d’Israël et de ses justes, l’est de la sorte (= petit à petit) et non d’un seul coup » (voir I, 170a, traduction de C. Mopsik, Le Zohar, Lagrasse, 1981, II, p. 437). La gradation apparaît ainsi comme la condition sine qua non de la rédemption : elle est par conséquent la condition d’une rédemption complète et définitive, comme le sera la rédemption future, lorsqu’Israël sortira de l’exil. Le principe de la rédemption graduelle est donc un thème récurrent dans la littérature rabbinique et dans le Zohar.
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2. Le principe de réparation (תקון/tikun) Il consiste dans la réparation des dommages causés par le mal et dans l’instauration du bien. On le rencontre déjà dans le Zohar mais il a pris corps essentiellement dans la pensée d’Isaac Louria, grand penseur mystique dont l’influence a été remarquable, qui lui a donné la forme d’un « programme de réparation universelle » – une expression que l’on doit à Charles Mopsik. Pour saisir la nécessité de la réparation, il faut remonter au drame initial que constitue la brisure des vases (שבירת הכלים/shevirat ha-kelim). Isaac Louria consacre de longs développements à cet événement qui a affecté les sept réalités divines (ספירות/sephirot) inférieures dont dépend la direction divine du monde. La brisure des vases (שבירת הכלים/shevirat ha-kelim) a entraîné la formation, dans le monde, des écorces (קליפות/kelipot) ou des forces du mal qui retiennent captives les étincelles de sainteté (נצוצי קדושה/netsoutsi kadousha). Isaac Louria insiste également sur le rôle dévolu à l’action humaine dans l’œuvre de réparation : par la pratique des commandements divins et par la prière, les hommes ont le pouvoir de libérer les étincelles de sainteté (נצוצי קדושה/netsoutsi kadousha) emprisonnées et dispersées dans les écorces (קליפות/kelipot) en les rassemblant pour les faire remonter vers leur source divine – un acte de réparation qui se fait graduellement. Comment ne pas observer que ce principe de la réparation (תקון/tikun) a été au centre de la pensée messianique de Sabbatai Tsvi et de ses partisans – notamment Nathan de Gaza qui en a été l’idéologue et aussi l’initiateur. B. Les notions de visitation et de souvenance Les notions de visitation (פקידה/pekidah) et de souvenance (זחירה/ zeḥirah) apparaissent explicitement dans la Bible et le Talmud sous deux acceptions : (1) elles expriment le fait de se souvenir ; (2) elles désignent le fait de rendre féconde la femme stérile. Dans ces perspectives, il convient notamment de relever deux passages bibliques : Gn 21, 1-2, où il est question de la visitation de Sarah et Gn 30, 22, où il est question de la souvenance de Rachel. Ces deux notions, dans le contexte biblique, appartiennent donc au registre de la relation érotique, de l’union du « Masculin » (זכר/zakhar) et du « Féminin » (נקבה/ neqévah). Tel est le sens dans lequel le Zohar reprend ces termes en voyant dans ces deux épisodes bibliques la concrétisation, dans le contexte de l’histoire humaine, de relations qui se nouent, d’abord, entre les principes masculins et féminins dans le monde des réalités divines (ספירות/sephirot). De plus,
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l’union entre les réalités divines (ספירות/sephirot) n’a pas la même valeur selon qu’elle est suscitée par un principe masculin ou féminin. La visitation (פקידה/pekidah) est associée à l’aspect féminin de la divinité, et elle implique la réalité messianique ou du royaume (ספירה מלכות/ sephirah malkut). La souvenance (זחירה/zeḥirah), en revanche, est associée à l’aspect masculin (זכר/zakhar) de la divinité, et elle peut impliquer deux réalités : soit la ספירה יסוד/sephirah yesod (la réalité de la fondation), soit la ספירה תפארת/sephirah tipheret (la réalité de la splendeur ou de la beauté) 5. Il faut savoir que, dans cette conception, la ספירה יסוד/sephirah yesod (la réalité de la fondation) ou la תפארת/sephirah tipheret (la réalité de la splendeur ou de la beauté) sont situées au-dessus de la ספירה מלכות/sephirah malkut. De plus, dans la hiérarchie des ספירות/sephirot, la souvenance renvoie à un genre d’union qui se situe à un degré plus élevé que la visitation : la visitation qui est première dans l’ordre chronologique est seconde dans l’ordre des valeurs. En suivant l’herméneutique du Zohar, on voit se profiler l’une des idées les plus originales de la Kabbale : la différenciation sexuelle entre le « Masculin » (זכר/zakhar) et le « Féminin » (נקבה/neqévah) qui marque le monde terrestre et l’image d’une distinction plus originale entre les aspects masculins et féminins du monde divin. De même, les unions qui se réalisent dans le domaine des réalités humaines ont leur modèle dans les unions qui originellement s’accomplissent entre les réalités divines. Cette idée apparaît dans le Zohar, dans l’expression : « Le monde inférieur est à la ressemblance du monde supérieur, l’un est à l’image de l’autre » (III, 45a). Elle ressort également chez un penseur comme Joseph Gikatila (12481305), kabbaliste contemporain du Zohar, à propos des anthropomorphismes et ce contre la position de Maimonide. On la retrouve aussi chez un autre penseur comme Moïse Cordovero (1522-1570), où dans sa Shi´ur Qomah il est affirmé : « La visitation et la souvenance ne doivent pas être comprises du point de vue de la matérialité. Il faut les comprendre dans le sens intellectuel et spirituel qui convient aux réalités divines (ספירות/sephirot) émanées, supérieures, subtiles et immatérielles » (folio 51a et b). On doit encore relever un étonnant glissement : dans l’optique de la Kabbale, le Masculin et le Féminin ne sont pas des déterminations biologiques, mais des catégories historiosophiques et eschatologiques, il en est de même pour les notions de visitation et de souvenances qui définissent les modalités de leur union – un glissement sémantique qui s’opère dans les chronologies de la rédemption que l’on trouve déjà dans le Zohar (I, 119a). 5. Par ailleurs, il faut savoir que les mots hébraïques זכר/zakhar (= masculin) et זחירה/zeḥirah (= souvenance) sont étymologiquement proches.
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C. Les chronologies de la rédemption Le Zohar utilise les deux principes et les deux notions, dont il a été question, pour élaborer une chronologie de la rédemption future qui doit survenir au cours du sixième et dernier millénaire de l’histoire du monde. Cette chronologie très précise situe le temps de la visitation la soixantième année de ce sixième millénaire et le temps de la souvenance dans sa soixante-sixième année. Dans la Kabbale, sont associée chacune des phases de la rédemption avec une figure messianique : la visitation avec le Messie fils de Joseph ; la souvenance avec le Messie fils de David – une correspondance entre ces deux phases et ces deux messies apparaît en effet dans les écrits de Moïse Cordovero (Or Yakar, Portique 3 § 15). Les chronologies eschatologiques ont un caractère qui est à la fois rétrospectif et prospectif : la structure visitation/souvenance s’est produite plusieurs fois dans le passé, et elle se reproduira également dans l’avenir. D. Récapitulatif Il y a continuité entre pensée messianique et pensée kabbalistique : c’est ce qu’illustre la récurrence des mêmes principes et notions dans des œuvres qui se situent aux deux extrémités de l’histoire de la Kabbale. Le Zohar est un texte messianique par excellence : « Par ce Livre du Zohar, Israël sortira de l’exil » – telle est l’une des formules par laquelle son ou ses auteurs en font l’instrument de la rédemption. Outre le Zohar, les deux principes et les deux notions dont il a été question apparaissent aussi dans d’autres œuvres kabbalistiques, notamment dans les écrits de Moïse Nahmanide (1194-1270), de Moïse Cordovero (1522-1570), d’Isaac Louria (1534-1572) et de Hayim Luzzatto (17071746) – ils occupent également une place de choix dans les écrits des partisans de Sabbataï Tsvi. Il convient d’observer que la fondation des Écoles de Safed, en Galilée, après 1492, a provoqué une profonde mutation de la mystique du Zohar, essentiellement sous l’influence d’Isaac Louria, en raison de l’expulsion d’Espagne 6. L’œuvre de ce mystique opère une jonction nouvelle du messianisme et du mysticisme qui sera lourde d’enjeux politiques et religieux pour l’avenir du monde juif. La mystique lourianique peut être considérée comme une « nouvelle kabbale » réservée à une élite intellectuelle et spirituelle qui conjugue désir de sainteté, ascétisme et union à la divinité : elle prépare ainsi la venue du Messie. Le lourianisme donne une signifi6. À ce sujet, voir G. Nahon, La terre sainte des kabbalistes, 1492-1592, Paris, 1997.
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cation métaphysique, mystique et messianique à l’existence juive d’après l’expulsion d’Espagne, proposant à ses adeptes de vivre l’exil et le ghetto comme une condition tragique mais sensée, afin d’exister, de survivre et de transmettre. On a donc affaire à une véritable « chaîne de la tradition » ou, en des termes plus modernes, à un axe herméneutique qui traverse toute la Kabbale – un axe qui traverse aussi la philosophie juive dont les représentants, notamment Hasdai Crescas (ca. 1340-1410) et Isaac Abravanel (14371508), ont fait usage de la visitation et de la souvenance en leur prêtant un sens messianique et eschatologique. D’où le grand intérêt que présente la confrontation des usages mystiques et philosophiques de ces notions, car elle met au jour l’unité profonde de la pensée messianique issue du judaïsme. Cependant, il convient déjà de le relever : il y a discontinuité entre le mysticisme « gnostique » de l’Antiquité et le mysticisme « messianique » des époques postérieures. Autant le premier a été conservateur et antimythique, autant le second a été anarchique et mythique, potentiellement tout aussi antinomiste qu’antirabbinique – ces deux dernières caractéristiques sont discutées par les spécialistes que tous n’acceptent pas. Il n’empêche toutefois qu’il ne faut nullement forcer ces caractéristiques de continuité et de discontinuité car les situations ont été autrement plus complexes de son existence, surtout si l’on tient compte du messianisme chrétien qui, au cours des deux premiers siècles, a développé une pensée « rebelle » en relativisant le mythe et la loi, voire en les mettant à distance – il est vrai que l’attente pour les chrétiens ne consiste pas en la venue mais au retour du Messie, une grande différence. II. L e s
t r avau x de
G e r shom G. S chol e m
su r l a m ys t iqu e
da ns l e j u da ï sm e e n gé n é r a l 7
Les travaux de Gershom G. Scholem (1897-1982) présentent deux caractéristiques principales et remarquables : (1) il a toujours lu lui-même les œuvres manuscrites ou imprimées avant d’écrire sur elles ; (2) il n’a jamais repris ce que d’autres chercheurs ont déjà fait connaître dans leurs études mais a toujours proposé une théorie personnelle ou du moins avancé un point de vue qui lui est propre. Les immenses réalisations de l’historien et philosophe Gershom G. Scholem dans l’étude du mysticisme juif, si tant est qu’on puisse les résumer à l’essentiel, comportent quatre dimensions. 7. Cette partie est redevable à un ouvrage de M. Idel , La cabale, nouvelles perspectives, Paris, 1998, p. 43-45.
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1. Il a passé en revue tous les grands courants de la mystique juive à partir d’une analyse des documents de base imprimés et manuscrits : ses écrits concernent donc la première présentation autorisée de l’histoire du mysticisme juif dans sa totalité. 2. Il a posé les jalons des études sur la Kabbale en construisant la charpente des descriptions ultérieures de la littérature kabbalistique : c’est ainsi qu’il a examiné un immense volume de matériaux manuscrits qui lui a permis d’établir la paternité d’un grand nombre d’œuvres kabbalistiques. 3. Il a approché la Kabbale comme un phénomène religieux, plus que ne l’ont fait ses prédécesseurs ou que ne le feront ses successeurs : un phénomène religieux qu’il a tenté de décrire d’un point de vue historique aussi bien que d’un point de vue phénoménologique. Il peut donc être considéré comme le fondateur de la phénoménologie de la Kabbale. Cependant, il est significatif que la plupart des discussions de Gershom G. Scholem sur les aspects phénoménologiques de la Kabbale ont été écrites à une époque relativement tardive de son activité de chercheur : nombre d’entre elles ayant été d’ailleurs présentées aux conférences annuelles d’Eranos, il est par conséquent à supposer que ce tournant tardif vers une compréhension plus phénoménologique de la Kabbale est le résultat de la nécessité de l’exposer au type d’auditoire très particulier qui a caractérisé ces symposiums. 4. Il a considéré la Kabbale comme une partie vitale du judaïsme, soulignant sa centralité pour comprendre valablement son évolution. Son insistance sur le pluralisme de la pensée juive lui a permis d’intégrer en son sein la Kabbale et son rejeton le sabbatéïsme au sens large, c’est-à-dire incluant le frankisme. De fait, pour le dire autrement, on peut observer que Gershom G. Scholem a poussé son œuvre dans trois principales directions. 1. Il a d’abord voulu reconstituer l’histoire des courants mystiques dans le judaïsme en quatre phases : (1) dater les textes et les faire ainsi témoigner pour un milieu et une époque ; (2) repérer les périodes d’innovation au cours desquelles s’installent des doctrines ou des concepts souvent « canonisés » par la suite ; (3) distinguer des formes de sensibilité ou de curiosité typiques ; (4) identifier à l’intérieur d’une évolution qui procède surtout par accumulation et sédimentation des phases de transformation rapide où opèrent des forces de rupture. 2. Il a ensuite consacré au « moment » sabbatéen de l’histoire juive d’innombrables travaux qui vont de la publication des sources et de la note
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érudite débrouillant des questions bibliographiques aux mises au point d’ensemble et aux exposés synthétiques. 3. Il a enfin exploré cet univers de la mystique juive en suivant une démarche qui procède alors moins d’une curiosité historienne qui, selon les cas, de l’ambition sociologique systématique ou de l’interrogation philosophique. Gershom G. Scholem, volontairement ou involontairement, a créé à Jérusalem, à partir de 1925, une école pour l’étude scientifique de la Kabbale que l’on a désignée comme « école de la critique historique ». Ont appartenu à cette école des chercheurs comme Isaïe Tishby (1908-1992), Éphraïm Gottlieb (1921-1973), Joseph Dan (né en 1935), Rivka Shatz et Joseph Ben-Schlomo mais aussi Haïm Wirszubski (1915-1977), Zwi Werblowsky (né en 1924) et Nathan Rotenstreich (1914-1993). La grande question qui se pose maintenant est la suivante : faut-il, oui ou non, considérer Gershom G. Scholem non seulement comme un historien et un philosophe mais aussi comme un mystique ? Autrement exprimé : a-t-il été seulement un spécialiste de la Kabbale ou aussi un kabbaliste ? Une question difficile à laquelle plusieurs réponses peuvent être apportées, étant donné qu’elle touche à l’intime même de l’homme. Elle a été souvent traitée, aussi on ne fera que donner quelques éléments dispersés 8. Il convient d’observer que Gershom G. Scholem a commencé son activité de recherche en tentant de dévoiler le substrat métaphysique de la pensée kabbalistique : il ne l’a certes jamais reconnu de manière explicite, mais il a sans doute pensé que, sur un plan plus profond, la Kabbale exprime une réalité métaphysique qui peut être saisie par une herméneutique appropriée, notamment en utilisant comme il se doit des outils historiques, philologiques et philosophiques. C’est ainsi qu’il a entrepris d’approcher la « montagne », c’est-à-dire pénétrer dans le noyau de sa réalité métaphysique, en décodant les symboles et en discernant les lignes du développement historique des concepts clés de la mystique. La « montagne » est une métaphore classique pour désigner la littérature kabbalistique dans sa matérialité la plus absolue : en s’y plongeant, Gershom G. Scholem a cru pourvoir parvenir au noyau métaphysique. Cette « montagne », selon le propos même du grand critique, n’est accessible qu’à celui qui réussit à dissiper « le mur de brouillard de l’histoire ». Gershom G. Scholem, comme il le dit lui-même, a attendu un signe venant du noyau de cette réalité métaphysique transmise par la littérature kabbalistique, notamment en parlant de l’évolution future de la mystique 8. Voir P. Schäfer , « ‘La philologie de la Kabbale n’est qu’une projection sur un plan’ : Gershom Scholem sur les intentions véritables de ses recherches », dans M. K riegel (éd.), Gershom Scholem, Paris, 2009, p. 302-315. Voir aussi D. Biale , Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, Nîmes, 2001, p. 215-218.
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juive : « Le récit n’est pas fini, la mystique n’est pas encore passée dans le domaine de l’histoire et la vie secrète qu’elle recèle peut se manifester demain en vous et en moi » 9. L’expression « en moi » peut être aisément mal comprise comme une référence générale à la manifestation du mysticisme : compte tenu du matériau relatif à ce sujet, une interprétation plus personnelle paraît cependant mieux appropriée. Quoi qu’il en soit, ce qui paraît indéniable est la conviction profonde de Gershom G. Scholem que la Kabbale est une discipline qui enveloppe à la fois la quête du divin des kabbalistes et leurs réactions à ce qu’ils ont considéré comme étant leur contact avec lui. Il est difficile de décrire la perspective précise de Gershom G. Scholem sur la relation entre le noyau de la réalité métaphysique de la Kabbale et la « montagne », le noyau de la réalité matérielle. De ce point de vue, il semble n’avoir laissé aucune réponse décisive, si ce n’est une expression formelle de sa peur de la mort – mort spirituelle s’entend – comme conséquence de ses préoccupations exclusivement scientifiques 10. On sait qu’à une époque ancienne de sa vie, il s’est engagé dans des exercices pratiques fondés sur les techniques mystiques d’Abraham Aboulafia – ainsi qu’il l’a rappelé dans la version hébraïque de sa biographie parue en 1982. Ces confessions personnelles pourraient révéler sa reconnaissance du fait que l’approche scientifique a des limites : il semble avoir estimé qu’en la dépassant au moyen d’orientations spirituelles spécifiques, le chercheur peut être sauvé de l’aridité de l’étude académique – plus précisément, au moyen de la pratique de quelque expérience spirituelle. De ce fait, il doit être considéré comme un « mystique théorique » ou un « mystique en théorie » aussi bien que comme un théoricien de la Kabbale. Par conséquent, selon toute apparence, Gershom G. Scholem ne doit pas être regardé seulement comme un historien et un philosophe, ce qui est indéniable, mais aussi comme un mystique, ce qui n’est pas absolument prouvé. La participation de Gershom G. Scholem, dans les années 1950, 1960 et 1970, aux rencontres d’Eranos à Ascona organisées sous l’égide de Madame Olga Fröbe-Kapteyn, un mécène digne de ce nom, est peut être indicatrice d’une certaine orientation mystique. D’autant que, lors de son discours d’adieu, en 1979, à la fin du dernier colloque Eranos auquel il a participé, Gershom G. Scholem évoque en termes équivoques sa capacité à sortir de la réserve académique et scientifique : « Pour Olga Fröbe, c’était presque une condition sine qua non que les conférenciers s’identifient à leur objet, et c’est ceux-là qu’elle cherchait à inviter. C’est ce qu’elle appelait, dans ses propres termes, le fait d’être saisi (Ergriffenheit). Elle voulait des conférenciers qui fussent saisis et non pas des professeurs, bien 9. G. G. Scholem, Majors Trends in Jewish Mysticism, New York, 1941, p. 350. 10. G. G. Scholem, Majors Trends in Jewish Mysticism, New York, 1941, p. 32.
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que naturellement tous s’affublaient du titre de professeurs ». Il nuance toutefois son propos en ajoutant : « Il y eut même quelques tours de passepasse à cet égard. L’identification à notre objet, qui déterminait le choix d’Olga Fröbe, reposait peut-être – ce n’était pas rare – sur une erreur : car beaucoup d’entre nous – et je dois me compter parmi ceux-là – parlaient justement en faisant fond sur la tension entre ces deux pôles, donc également à partir de la distance qui seule rend possible la connaissance véritablement scientifique ». Il nuance encore ce même propos en précisant : « De fait, je crois que quelqu’un qui s’identifie totalement à son objet perd une certaine mesure scientifique sans laquelle il n’y a pas de recherche. […] Mais la tension entre distanciation et identification, si vivante pour nous tous à Eranos, fut ce qui a de part en part déterminé, par exemple, mon activité durant les nombreuses années où j’ai participé à ces rencontres » 11. Quoi qu’il en soit, le fait même que Gershom G. Scholem ait accepté durant plusieurs décennies de côtoyer régulièrement des personnes aussi sulfureuses que Mircea Eliade, un des habitués de ces rencontres, dont les engagements politiques et idéologiques dans la Roumanie d’avant-guerre sont bien connus, exprime peut-être son dépassement de l’existentiel par le spirituel. Évidemment, avec Gershom G. Scholem, il est difficile d’être sûr de son attitude, d’autant qu’il a tendance à revêtir différents masques. En tant qu’historien des textes et des idées mystiques, Gershom G. Scholem a été extraordinairement heureux, mais en tant que mystique, de son propre aveu, il a été un « raté » qui néanmoins a désiré ardemment une expérience mystique. Il convient maintenant pour finir sur ce point de donner la parole à Gershom G. Scholem : « Durant toute ma vie, j’ai été ballotté entre les espoirs et les déceptions… J’en suis venu à connaître plusieurs phases de ce processus, depuis la plus haute espérance jusqu’à la plus profonde déception, en vérité jusqu’au désespoir ; j’ai moi-même traversé ces phases… J’ai bien plus appartenu au groupe de ceux qui posaient des questions qu’à l’école de ceux qui savaient comment donner des réponses » 12 .
11. G. G. Scholem, « Identifizierung und Distanz: ein Rückblick », dans Eranos-Jahrbuch 48 (1979), p. 464-467, spécialement p. 465-466 (= « Identification et distance. Un retour en arrière », dans M. K riegel (éd.), Gershom Scholem, Paris, 2009, p. 161-163, spécialement p. 162). Voir aussi S. M. Wasserstrom, Religion after Religion. Gershom Scholem, Mircea Eliade and Henry Corbin at Eranos, Princeton/ New Jersey, 1999, p. 32. 12. G. G. Scholem, Judaica II, Francfort-sur-Main, 1970, p. 55-56
56 III. L e s
PARTIE I – INTRODUCTIONS t r avau x de
G e r shom G. S chol e m
su r l e g nos t ici sm e
Pour Gershom G. Scholem, la dynamique de la mystique juive repose sur deux catalyseurs principaux : le gnosticisme et le messianisme. L’un et l’autre représentent selon toute apparence deux mentalités différentes : l’une concerne les crises du divin et la question du salut individuel ; l’autre l’avenir du groupe ou de la communauté. L’un et l’autre ont contribué, séparément ou ensemble, à la formation des concepts et des forces mystiques juives afin de dynamiser le futur du peuple juif. Gershom G. Scholem emploie le terme « gnose » dans deux contextes radicalement différents : (1) pour désigner un phénomène religieux qui a été en relation historique et littéraire avec la mystique juive dans quelquesunes de ses étapes ; (2) pour comparer, du point de vue phénoménologique, des constructions religieuses et des structures mytho-centrées qui ont pu être indépendantes du point de vue historique. C’est surtout le premier emploi qui intéresse le présent propos, même si, dans la pensée de Gershom G. Scholem, il semble inséparable du second. La thèse selon laquelle la gnose a conféré sa forme à la littérature kabbalistique a été soutenue dès le xvi e siècle, avant d’être reprise consciemment ou non par Gershom G. Scholem à partir de la fin des années 1920. Mais de fait, c’est aux grands érudits du xix e siècle que l’on doit d’avoir établi une possible relation entre gnosticisme et judaïsme 13. Deux figures de la Wissenschaft des Judentums sont précisément à mentionner en la matière. En 1846, Heinrich Graetz a publié Gnosticismus und Judenthum dans lequel il a tenté d’établir l’influence du gnosticisme sur de nombreuses traditions rabbiniques 14 . En 1898, Moritz Friedländer a publié son Der vorchristliche-juedische Gnosticismus dans lequel, inversant le modèle d’Heinrich Graetz, il a tenté d’établir l’influence du judaïsme sur le gnosticisme 15. Durant la première moitié du xx e siècle, d’autres critiques allemands, relevant notamment de l’École de l’histoire des religions (Religionsge schichtliche Schule), ont attiré l’attention sur la relation entre gnosticisme et judaïsme, notamment pour contrer les hypothèses de Wilhelm Bousset,
13. Voir G. G. Stroumsa, « Gnosis and Judaism in Nineteenth Century Christian Thought », dans Journal of Jewish Thought and Philosophy 2 (1992), p. 45-62. 14. H. Graetz , Gnostizismus und Judenthum, Krotoschin, 1846. 15. M. Friedländer , Der vorchristliche-jüdische Gnostizismus, Göttingen, 1898 (voir B. P earson, « Friedländer Revisited: Alexandrian Judaism and Gnostic Origins », dans Studia Philonica 2 (1973), p. 23-39 = B. P earson, Gnosticism, Judaism, and Egyptian Christianity, Minneapolis/Minnesota, 1990, p. 10-28).
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en 1907 16, et de Richard Reitzenstein, en 1917 17, qui ont tenté, pour leur part, d’établir une influence entre le gnosticisme et le mazdéisme. La thèse de Moritz Friedländer, qui n’a pas rencontré à son époque beaucoup d’écho, a été acceptée et développée par Gershom G. Scholem et par Gilles Quispel 18, mais elle a été récusée de manière polémique et éloquente par Hans Jonas 19. C’est donc dans ce contexte de recherche, retracé à grands traits, qu’il faut replacer les hypothèses de Gershom G. Scholem avancées dans son Major Trends in Jewish Tradition, 1941, et surtout développées dans son Jewish Gnosticism, Merkabah, Mysticism and Talmudic Tradition, 1960, selon lesquelles il établit une relation entre gnosticisme et judaïsme 20. Dans cette perspective, Gershom G. Scholem estime que les écrits de l’apocalyptique juive sont à replacer dans le cadre plus général d’une pensée gnostique juive qui est à l’origine du gnosticisme chrétien et du mysticisme rabbinique. C’est essentiellement à partir de l’étude du mythe sur la spéculation cosmologique que Gershom G. Scholem est parvenu à établir une relation entre le gnosticisme de l’apocalyptique et le mysticisme de la Merkabah (= Char), considérant ce dernier comme une « révolte » contre le judaïsme rabbinique. Pour ce faire, il s’est fondé sur le Sepher ha-Bahir qu’il a considéré certes comme une œuvre médiévale de la Kabbale mais reposant sur des sources gnostiques bien plus anciennes, et dans lequel il a vu des correspondances quant au symbolisme et à la terminologie. Dans une seconde édition de son ouvrage, Jewish Gnosticism, Merkabah, Mysticism and Talmudic Tradition, publiée en 1965, Gershom G. Scholem a apporté, entre autres, des précisions sur la Shi´ur Qomah, et il a souligné notamment la parenté entre la « liturgie angélique » figurant dans certains textes esséniens retrouvés dans les grottes proches du Khirbet Qumrân et les plus anciens textes des Hekhalot (= Palais) dont la datation est incertaine, en tout cas très discutée par les spécialistes 21. Par ailleurs, tous ces travaux sont à compléter par un article de Gershom G. Scholem sur le nom divin de « Yaldabaoth » dans lequel il a 16. W. Bousset, Hauptprobleme der Gnosis, Göttingen, 1907. 17. R. R eitzenstein, Die Göttin Psyche in der hellenistischen und frühchristlichen Literatur, Heidelberg, 1917. 18. G. Quispel , « Der gnostische Anthropos und die jüdische Tradition », dans Eranos-Jahrbuch 22 (1953), p. 195-233. 19. H. Jonas , « Reponse to G. Quispel’s Gnosticism and the New Testament », dans J. P. Hyatt (éd.), The Bible in Modern Scholarship, Nashville/Tennessee, 1965, p. 279-295. 20. G. G. Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah, Mysticism and Talmudic Tradition, New York, 1960. 21. G. G. Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah, Mysticism and Talmudic Tradition, New York, 1965.
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proposé une nouvelle étymologie de cette entité : en un mot, ce serait ילד שבאות/yaled sabaot, « géniteur des puissances » qui correspondrait au δύναμις/dunameis des textes grecs 22 – dans cette contribution, de manière assez peu convaincante, il est proposé de qualifier de gnostique la position d’Elisha ben Abouyah 23. Pour bien comprendre la pensée de Gershom G. Scholem, il faut savoir qu’il a aussi proposé une théorie selon laquelle l’émergence de la Kabbale en Provence est fondée sur l’hypothèse que ce phénomène religieux a été le résultat d’un mélange d’anciens motifs – ou traditions gnostiques – avec la philosophie néoplatonicienne 24 . La vision de la Kabbale comme gnosticisme juif est une séquelle organique de la compréhension par Gershom G. Scholem de la littérature des Hekhalot comme étant un phénomène essentiellement « gnostique ». Il convient de préciser que cette « gnostification » du mysticisme juif a eu lieu dans un climat intellectuel particulier au sein duquel les travaux de Hans Jonas ont commencé à exercer une certaine influence à laquelle Gershom G. Scholem a cherché de s’opposer 25. L’influence de la conception scholémienne relative aux sources gnostiques de la Kabbale est aisément reconnaissable dans les ouvrages d’Isaïe Tishby, un de ses proches disciples, qui a adopté les hypothèses de Gershom G. Scholem en totalité et sans difficulté. C’est ainsi par exemple qu’il a écrit que « la doctrine des sephirot… reflète un esprit gnostique et… a même été forgée et développée à partir d’un contact historico-littéraire avec des fragments de textes gnostiques qui ont été conservés à travers de nombreuses générations dans certains cercles juifs jusqu’à qu’ils parviennent aux premiers kabbalistes et qu’ils se réveillent dans leur cœur et dans leur univers de pensée » 26. Le caractère mythologique de la littérature gnostique et de la littérature kabbalistique a été reconnu par de nombreux chercheurs parmi lesquels on peut citer Gedaliahu G. Stroumsa en 1984 27 et Giovanni Filoramo en 1990 28. Pourtant certains des parallèles établis par Gershom G. Scholem 22. G. G. Scholem, « Jaldabaoth Reconsidered », dans Mélanges d ’histoire des religions offerts à Henri-Charles Puech, Paris, 1974, p. 405-421. 23. G. G. Scholem, « Jaldabaoth Reconsidered », dans Mélanges d ’histoire des religions offerts à Henri-Charles Puech, Paris, 1974, p. 405-421, spécialement p. 418-419. 24. G. G. Scholem, Kabbalah, Jérusalem, 1974, p. 45. 25. H. Jonas , Gnosis und spätantiker Geist, I, Göttingen, 19341, 19522 , 1964 3; II, 19541, 19662 et H. Jonas , The Gnostic Religion, Boston/Massachusetts, 19581, 19632 (= La religion gnostique, Paris, 1978). 26. I. Tishby, Mihnat ha-Zohar, Jérusalem, 1961, I, p. 111 [en hébreu]. 27. G. G. Stroumsa, Another Seed: Studies in Gnostic Mythology, Leyde, 1984, p. 1-2. 28. G. Filoramo, A History of Gnosticism, Oxford, 1990, p. 53.
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sur la signification du mythe de la Merkabah ont été réfutés, d’ailleurs de manière convaincante, par Gedaliahu G. Stroumsa en 1983 29 et par Elliot Wolfson en 199430. Quoi qu’il en soit, dès 1967, Ephraïm E. Urbach s’est montré extrêmement réservé au sujet de l’opinion de Gershom G. Scholem selon laquelle, dans le cercle de R. Yohanan ben Zakkai, on a déjà développé des spéculations sur la Merkavah qui sont devenues par la suite une des composantes principales de la littérature des Hekhalot, de même il a éprouvé des doutes sérieux quant à l’entière crédibilité des relations qui font état d’expériences d’un caractère extatique prononcé chez R. Akibah et ses disciples. Certes, ce critique admet l’existence de quelques éléments de polémique antignostiques chez R. Akibah et dans son école, mais il refuse d’admettre pour les i er-ii e siècles une pénétration, d’ailleurs rigoureusement filtrée, de doctrines ésotériques dans les milieux rabbiniques – sans contester pour autant qu’il y ait eu des « marginaux » dans ces milieux. Pour lui, cette pénétration n’aurait eu lieu que dans la première moitié du iii e siècle avec par exemple Rab, un maître babylonien mais de formation partiellement palestinienne 31. Ithamar Gruenwald, pour sa part en 1973, a tracé une séparation marquée dès les débuts entre le mysticisme du judaïsme et le gnosticisme du christianisme, tout en reconnaissant cependant que l’apocalyptique a été sans doute une base commune d’où procèderaient ces deux lignes parallèles 32 . En revanche, Nicolas Séd, dans une contribution qui remonte à 19731974, a attribué un rôle plus positif au cercle de R. Yohanan ben Zakkai : à son avis, l’enseignement réglementé de la mystique de la Merkavah a constitué le centre et le sommet de l’enseignement rabbinique au moment de la fondation de l’Académie de Yabneh 33. 29. G. G. Stroumsa, « Form(s) of God : Some Notes on Metatron and Christ », dans Harvard Theological Review 76 (1983), p. 269-288 (= « Forme(s) de Dieu : Métatron et le Christ », dans Savoir et Salut, Paris, 1992, p. 66-84). 30. E. Wolfson, « Visionary Ascent and Enthronement in the Hekhalot Literature », dans Through a Speculum that Shines: Vision and Imagination in medieval Jewish Mysticism, Princeton/New Jersey, 1994, p. 74-124. 31. E. E. Urbach, « The Traditions about Merkabah Mysticism in the Tannaitic Period », dans Studies in Mysticism and Religion presented to Gershom G. Scholem, Jérusalem, 1967, p. 1-28 [en hébreu]. 32. I. Gruenwald, « Knowledge and Vision. Towards a Clarification of Two ‘Gnostic’ Concepts in the Light of their Alleged Origins », dans Israel Oriental Studies 3 (1973), p. 63-107. Voir aussi I. Gruenwald, « Jewish Sources for the Gnostics Texts from Nag Hammadi ? », dans Proceedings of the Sixth World Congress of Jewish Studies, III, Jérusalem, 1977, p. 45-56 et I. Gruenwald, « Jewish Merkavah Mysticism and Gnosticism », dans J. Dan – F. Talmage (éd.), Studies in Jewish Mysticism, Cambridge/Massachusetts, 1982, p. 41-55. 33. N. Séd, « Les traditions secrètes et les disciples de Rabban Yohanan ben Zakkai », dans Revue d ’histoire des religions 174 (1973-1974), p. 49-66.
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Charles Mopsik et Éric Smilevitch, dans un article datant de 1985, ont sévèrement critiqué l’ouvrage de Gershom G. Scholem sur le gnosticisme, discutant la méthode comparatiste, récusant l’idée que la mystique juive est un gnosticisme et que celui-ci est teinté de néoplatonisme 3 4 . Peter Schäfer, dans un article datant de 1984 35, a essayé de montrer que le parallèle établi par Gershom G. Scholem dans son ouvrage entre les quatre personnages qui sont entrés dans le Pardès (TB Hagigah 14-15b) et l’ascension de Paul au Paradis (2 Co 12, 1-4) n’est fondé que sur une comparaison verbale arbitraire, ne permettant pas un parallèle entre le Pardès du judaïsme et le Paradis du christianisme 36. Toutefois, Peter Schäfer considère tout comme Gershom G. Scholem qu’il y a un fonds commun à la mystique juive et l’apocalyptique chrétienne mais qu’elle ne saurait être établie à coups de parallèles forcés ou même en se fondant sur une similitude réelle unique. Moshé Idel, dans un ouvrage datant de 1988, a récusé les idées de Gershom G. Scholem en affirmant que les premiers penseurs mystiques ont été de grandes autorités rabbiniques et des maîtres en Halakhah reconnus et estimés mais sans pour autant remettre en cause l’existence de tendances antinomistes dans la Kabbale, supposant de leur part une prise de distance intérieure par rapport au discours publique sur le judaïsme, y compris dans ses formulations qui passent pour officielles 37. À la suite de quoi, un débat d’une virulente polémique a éclaté entre Moshé Idel et Isaïe Tishby dans la revue israélienne Sion – une discussion qui a touché non seulement le gnosticisme mais aussi l’expulsion d’Espagne et son impact sur le mysticisme et le messianisme, ainsi que le rôle de la Kabbale de Safed sur le sabbatéisme. Non sans de nombreuses contradictions par rapport à ses travaux antérieurs, Joseph Dan, pour sa part, a soutenu, dans une étude plus récente, qu’il n’y a pas de relation significative entre le gnosticisme ancien et la Kabbale 38. 34. C. Mopsik – E. Smilevitch, « Observations sur l’œuvre de Gershom Scholem », dans Pardés 1 (1985), p. 6-31. À compléter par C. Mopsik , « À propos d’une polémique récente concernant l’œuvre de G. Scholem. Considérations méthodologiques et réflexions sur la féminité de la Chekhina dans la cabale », dans Pardés 12 (1990), p. 13-25. 35. P. Schäfer , « New Testament and Hekhalot Literature. The Journey into Heaven in Paul and in Merkavah Mysticism », dans Journal of Jewish Studies 35 (1984), p. 19-35 (= Hekhalot-Studien, Tübingen, 1988, p. 234-249). 36. G. G. Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah, Mysticism and Talmudic Tradition, New York, 1960, p. 14-19. 37. M. I del , Kabbalah, New Perspectives, New Haven/Connecticut-Londres, 1988 (= La cabale, nouvelles perspectives, Paris, 1998). 38. J. Dan, « Jewish Gnosticism ? », dans Jewish Studies Quarterly 2 (1995), p. 309-328.
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D’une manière générale, les spécialistes de l’Antiquité classique et tardive, comme David Flusser 39 ou Ioan P. Couliano 4 0 parmi bien d’autres, ont critiqué, parfois vigoureusement la relation établie par Gershom G. Scholem entre le gnosticisme issu du christianisme et le mysticisme issu du judaïsme : des critiques auxquels il n’a pas vraiment répondu, si ce n’est par une pirouette en estimant que phénomènes gnostiques et phénomènes ésotériques sont équivalents 41 – ce qui est exact dans la forme mais pas nécessairement dans le fond. On trouve un excellent état de tous ces débats dans le livre de Nathaniel Deutsch, The Gnostic Imagination, publié en 1995 42 que l’on peut compléter avec l’article plus spécifique de Robert McL. Wilson qui remonte à 1974 43. Philip S. Alexander a proposé une approche méthodologique afin de comparer la littérature de la Merkavah et la littérature gnostique : pour ce faire il distingue quatre modèles (influence directe, influence indirecte, ancêtre commun, développement parallèle) 4 4 . Il est possible que les mystiques de la Merkavah et les mystiques de la Gnose remontent à un ancêtre commun et descendent les uns comme les autres d’un gnosticisme juif non dualiste et antérieur à l’émergence du christianisme, d’autant qu’ils semblent tous avoir été influencés par l’apocalyptique palestinienne, représentée par la littérature hénochienne (comme III Hénoch), l’Apocalypse d’Abraham et l’Ascension d’Isaïe 45 : une hypothèse que l’on trouve dans les deux premiers chapitres du livre de Gershom G. Scholem 4 6. Quoi que complexe et confuse, la pensée de Gershom G. Scholem sur la question du gnosticisme n’est pas sans manquer d’une grande intuition, surtout quand il affirme, certes sans argumenter et démontrer, que ce sont « les Juifs convertis au christianisme du ii e siècle qui ont communiqué différents aspects de la mystique de la Merkavah aux gnostiques chrétiens » – 39. D. Flusser , « Scholem’s Recent Book on the Merkavah Literature », dans Journal of Jewish Studies 11 (1960), p. 59-68. 40. I. P. Couliano, The Tree of Gnostic, San Francisco/Californie, 1992, p. 42-43. 41. G. G. Scholem, Origins of the Kabbalah, Princeton/New Jersey, 1987, p. 21, n. 24. 42. N. Deutsch, The Gnostic Imagination. Gnosticism, Mandaeism and Merkabah Mysticism, Leyde-New York-Cologne, 1995. 43. R. McL. Wilson, « Jewish Gnosis and Gnostic Origins : A Survey », dans Hebrew Union College Annual 45 (1974), p. 177-189. 44. P. S. A lexander , « Comparing Merkavah Mysticism and Gnosticism : An Essay in Method », dans Journal of Jewish Studies 35 (1985), p. 1-18. 45. À ce sujet, voir E. M. Yamauchi, Pre-Christian Gnosticism : A Survey of the Proposed Evidence, Londres, 1973. 46. G. G. Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah, Mysticism and Talmudic Tradition, New York, 1960, p. 1-13.
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une affirmation qui, sous une forme ou une autre, est maintes fois reprise dans ses travaux. D’autant que l’on connaît mieux maintenant l’importance des chrétiens d’origine juive dans le développement du mouvement chrétien aux deux premiers siècles et que l’on sait que la distinction entre les Juifs chrétiens et les Juifs non chrétiens n’est pas si claire qu’elle le sera dans les siècles postérieurs. Que penser de la thèse de Moshé Idel quand il affirme, contre celle de Gershom G. Scholem, que les premiers penseurs mystiques ont été de grandes autorités rabbiniques et des maîtres en Halakhah reconnus et estimés. On peut se demander, sans entrer dans la querelle entre ces deux grands savants et leurs disciples respectifs, si les premiers penseurs mystiques ne sont pas plutôt des intellectuels qui se sont dissimulés derrière ces grandes autorités rabbiniques reconnues et estimées avec lesquelles ils ont entretenu une solide opposition aux tendances antinomistes. Avant de quitter ce dossier parcouru de manière plus que succincte, il convient encore d’observer que les recherches entreprises ces dernières décennies sur le gnosticisme semblent avoir inauguré une approche nouvelle quant au problème longtemps débattu de l’origine de la pensée gnostique. Beaucoup plus que dans la première moitié du xx e siècle, actuellement les chercheurs en ce domaine se réfèrent, pour un grand nombre d’entre eux, à une influence juive sur la littérature gnostique naissante dans les milieux chrétiens du ii e siècle. C’est ainsi qu’ils ont modifié les anciennes explications irano-égyptogrecques du gnosticisme. Pour un examen du changement d’opinion dans les études modernes concernant l’origine du gnosticisme, passant d’une origine « chrétienne » et « iranienne » à une origine « juive », on peut se référer à Simone Pétrement qui cependant s’oppose à l’idée que le judaïsme est la source première du gnosticisme 47. Dans une perspective pas tellement éloignée, pour une critique de l’opinion de Gershom G. Scholem, selon laquelle il existe un gnosticisme juif et donc une influence gnostique sur les Juifs, on peut renvoyer à Michel Tardieu et à Jean-Daniel Dubois qui estiment que le grand savant juif emploie le mot « gnostique » de manière peu rigoureuse, lui donnant parfois un sens ésotérique (Ursprung und Anfänge der Kabbalah, Berlin, 1962) et parfois un sens magique ( Jewish Gnosticism, Merkabah, Mysticism and Talmudic Tradition, New York, 1960) 48. Il faut aussi se référer à la thèse de Jarl E. Fossum qui attribue un rôle crucial à la pensée samaritaine – considérée comme prolongeant des 47. S. P étrement, Le Dieu séparé. Les origines du gnosticisme, Paris, 1984, p. 11-12. 48. M. Tardieu – J.-D. Dubois , Introduction à la littérature gnostique, Paris, 1984, p. 33.
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conceptions juives – pour l’émergence du gnosticisme 49. Il faut encore se référer à la thèse de Carl B. Smith II, qui est dans cette même perspective même si certaines de ses hypothèses sont trop fragiles pour être acceptées telles quelles 50. À partir de recherches autour de certaines figures angéliques présentes dans les littératures apocalyptiques, mystiques et gnostiques, juives et chrétiennes, Madeleine Scopello est parvenue à établir des rapports entre ces différents textes 51. C’est ainsi qu’elle a rapproché l’ange Youel présent dans les traités gnostiques de l’Allogène et de Zostrien (Nag Hammadi) avec l’ange Yaol de l’Apocalypse d’Abraham, conservée en slavon, et avec l’ange Yaoel du Livre III d’Hénoch 52 . Cette figure angélique, à coloration féminine, qu’on retrouve aussi dans quelques textes manichéens en association avec la « Vierge de Lumière », se rencontre aussi dans la littérature kabbalistique du Moyen Âge et notamment le Sepher ha-Bahir. Elle a aussi trouvé des points de contact entre la littérature mystique juive et l’Évangile de Juda du Codex Tchacos 53. Observons que d’une part, on dispose de textes dont le caractère mystique est évident, même s’ils sont chaque fois différents notamment visà-vis de ce caractère qu’il faut toujours définir, d’autre part, on dispose de concepts dont le caractère artificiel n’est que trop évident mais qui devraient permettre et non complexifier la tâche de l’historien comme cela est souvent le cas – le concept de gnosticisme, maintes fois définis, le montre assez. IV. C onclusion Revenons à l’hypothèse de Gershom G. Scholem et observons que la signification potentielle de ses études, de ses partisans comme de ses opposants, pour l’histoire du mysticisme juif n’a pas encore été perçue 49. J. E. Fossum, The Name of God and the Angel of the Lord, Tübingen, 1985. 50. C. B. Smith II, No Longer Jews. Search for Gnostic Origins, Peabody/Massachusetts, 2004. 51. C. Doignez – M. Scopello, « Autour des anges : traditions juives et relectures bibliques », dans L. Painchaud – P.-H. Poirier (éd.), Coptica – Gnostica – Manichaica. Mélanges offerts à Wolf-Peter Funk, Quèbec-Louvain-Paris, 2006, p. 179-225. 52. M. Scopello, « Youel et Barbelo dans le traité de l’Allogène (NH XI, 3) », dans B. Barc (éd.), Colloque international sur les textes de Nag Hammadi (Québec 22-29 août 1978), Québec-Louvain, 1981, p. 374-382. 53. M. Scopello, « Traditions angélologiques et mystique juive dans l’Évangile de Judas », dans M. Scopello (éd.), The Gospel of Judas in Context, Proceedings of the First Conference on the Gospel of Judas held in Paris Sorbonne, 27th-28th October 2006, Leyde-Boston, 2008, p. 123-134.
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dans toute son ampleur. Ainsi, l’idée selon laquelle des mythologènes juifs auraient exercé une influence sur l’ancienne littérature gnostique d’orientation chrétienne et non l’inverse autorise une hypothèse entièrement différente pour les sources de la Kabbale. Moshé Idel, considérant que les parallèles relevés par Gershom G. Scholem sont en réalité davantage que des ressemblances accidentelles mais reflètent des affinités historiques, a proposé une autre explication : des anciens motifs juifs qui ont pénétré des textes gnostiques sont demeurés en même temps le patrimoine de la pensée juive et ont continué à être transmis dans des cercles juifs, fournissant en dernier ressort le cadre conceptuel de la Kabbale 54 . Cette théorie postule une longue série de liens qui ne peuvent être prouvés dans les textes juifs qui ont survécu. Cependant, cette difficulté est la même si l’on accepte la théorie de Gershom G. Scholem voulant que les premiers documents kabbalistiques proviennent d’anciennes traditions gnostiques. De plus, l’idée que les prétendus éléments gnostiques qui ont été les facteurs déterminants de la formation de la Kabbale primitive ont été originellement non juifs ne peut expliquer pourquoi les Juifs ont été en général intéressés à les absorber et comment ils en sont venus à être compris comme l’interprétation ésotérique du judaïsme. De plus, si une telle métamorphose a eu lieu effectivement dans l’Antiquité et est demeurée souterraine, il est peu probable de croire que les premiers kabbalistes, dont plusieurs ont été membres de l’institution rabbinique, ont été préparés à accepter ces traditions comme constituant une interprétation autorisée des textes juifs. Il est possible cependant de supposer que, si les motifs transmis dans ces cercles inconnus faisaient partie d’une ancienne Weltanschauung, leurs affinités avec la mentalité rabbinique auraient été plus facilement absorbées dans le moule mystique du judaïsme. En suivant cette hypothèse, on n’a pas besoin de rendre compte de la raison pour laquelle des Juifs ont emprunté des doctrines gnostiques, les ont transmis et, finalement, il n’est pas nécessaire d’expliquer comment ce judaïsme « gnostique » a été ressuscité au Moyen Âge par des autorités rabbiniques plutôt conservatrices. Il semble bien que la tentative d’étudier le mysticisme juifs en suivant les lignes proposées par Moshé Idel présente un avantage méthodologique manifeste : elle postule en effet une évolution relativement organique du mysticisme juif qui peut être démontrée en faisant usage du matériau en langue hébraïque qui se trouve dans les diverses strates de la littérature juive et qui, par conséquent, peut aussi être rejetée par une analyse philologique et historique des textes. 54. M. Idel , La cabale, nouvelles perspectives, Paris, 1998, p. 75.
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Bref, Moshé Idel ne propose pas de négliger le matériau gnostique mais plutôt de l’examiner afin d’en extraire la preuve de l’existence d’idées juives qui ont été partiellement ou totalement négligées par les textes juifs anciens. La thèse à explorer, dans la perspective proposée par Moshé. Idel, est que le mysticisme chrétien (à savoir celui de la « Gnose ») et le mysticisme rabbanite (à savoir celui des « Hekhalot ») remontent à un fond commun « juif ». Une thèse qui prend d’autant plus de valeur si l’on considère, comme on a tendance à le faire dans certaines études récentes, que la séparation entre christianisme et judaïsme n’est intervenue qu’à une date qui ne saurait être antérieure au iv e siècle : les passerelles et les influences entre ces deux mysticismes s’expliquant alors mieux, sans oublier les passerelles et influences manifestes du mysticisme « païen » et vice versa – l’origine ethnique de Numénius d’Apamée proposée naguère par HenriCharles Puech, selon laquelle il serait d’origine juive, n’est pas si absurde qu’elle a pu paraître à certains 55, d’autant que l’on considère maintenant que les Judéens cultivés des ii e-iii e siècles dans l’Empire romain d’Orient ont été plus hellénisés qu’araméïsés ou hébraïsés : une situation qui ne change, sans doute pour des raisons politiques, qu’à partir du v e siècle même si la mutation linguistique commence dans la seconde moitié du iv e siècle 56. L’aurea catena, la « chaîne d’or », du mysticisme n’a pas de frontières, surtout dans l’Antiquité, et il serait bien vain de lui en dresser comme le montre d’une certaine manière l’ouvrage remarquable de Polymnia Athanassiadi 57. Les influences du platonisme, du néoplatonisme et de l’aristotélisme sur le mysticisme juif de l’Antiquité gréco-romaine sont maintenant amplement démontrables grâce aux recherches de Gershom G. Scholem 58. Ce qui ne signifie pas que ces influences ont nécessairement transcendé les frontières ethniques et culturelles ainsi que les croyances et les pratiques religieuses, autrement dit : elles n’ont pas transformé pour autant les mystiques juifs en leur faisant abandonner leurs origines. Avant de mettre un terme provisoire à ces quelques remarques et réflexions des plus dispersées, il convient encore de souligner que Moshé 55. H.-C. P uech, « Numénius d’Apamée et les théologies orientales au ii e siècle », dans Annuaire de l ’Institut de philologie et d ’histoire orientales et slaves 2 (1933-1934), p. 745-778 (= En quête de la gnose, Paris, 1978, I, p. 25-54). 56. À ce sujet, voir notamment S. Schwartz , Imperialism and Jewish Society 200 B.C.E. to 640 C.E., Princeton/New Jersey, 20011, 2004 2 . 57. P. Athanassiadi, La lutte pour l ’orthodoxie dans le platonisme tardif de Numénius à Damascius, Paris, 2006. 58. Voir par exemple, G. G. Scholem, Les origines de la Kabbale, Paris, 1966, Index, s.v. néoplatonisme.
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Idel a proposé aussi de se démarquer de la conception dominante du messianisme comme essentiellement politique pour lui substituer celle du messie comme idéal mystique 59. Il n’est pas certain que cette distinction soit pertinente même si elle s’inscrit dans un judaïsme qui se veut être « le moins possible messianique » tout en se prétendant être « le plus possible messianique » : tout messianisme est à la fois politique et mystique, passant du désespoir à l’exaltation, car comment être politique sans être aussi mystique… Il y a, semble-t-il, chez Moshé Idel, une tendance à réduire un mysticisme messianique et politique au profit d’un mysticisme théosophique et théurgique, surtout en ne profilant le judaïsme avec le moins de pluralités et de conflits internes. Quoi qu’il en soit de ce problème qui touche au cœur même des recherches sur la mystique juive aujourd’hui, il n’y a aucun intérêt à opposer de manière radicale les démarches scientifiques de Gershom G. Scholem et de Moshé Idel comme l’ont fait les disciples de l’un et de l’autre, se risquant parfois à la caricature, d’autant qu’il y a une certaine complémentarité entre elles. V. E xcu r sus :
é l é m e n ts de r é fl e x ion su r l a qu e s t ion du
r a pport e n t r e l e m ys t ici sm e et l’a na rch i sm e da ns l e j u da ï sm e
« Nous sommes tous des anarchistes parce que nous ne nous sommes pas d’accord sur une autorité » Gershom G. Scholem
Le mysticisme est une forme de pensée qui renvoie à de nombreuses et divergentes représentations. Il débouche même sur des représentations politiques et sociétales qui peuvent paraître surprenantes ou paradoxales. Dans ces quelques éléments de réflexion sur la question du rapport entre le mysticisme et l’anarchisme ou le nihilisme dans le judaïsme à toutes les époques, on tentera de le faire toujours à partir d’une lecture rapide de l’œuvre de Gershom G. Scholem qui, dans ses recherches, a posé cette question de manière permanente et récurrente – se positionant à la fois comme historien et comme philosophe d’un judaïsme marginal et radical qui prend ses racines dans le tréfonds du prophétisme, du messianisme et de l’apocalyptique. Depuis longtemps, il existe un débat entre judaïsme et anarchisme ou nihilisme : une des manières de l’aborder est par le biais de la mystique 59. M. I del , Mystiques messianiques, de la kabbale au hassidisme, xiii e-xix e siècle, Paris, 2005.
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juive, car de manière souterraine et dissimulée elle a constitué une forme de révolte contre le pouvoir établi qu’il soit d’origine nationale ou d’origine étrangère 60. La conception anarchique de la mystique juive se rencontre notamment dans la vision politique et philosophique de Gershom G. Scholem mais aussi de Walter Benjamin qui a été à cette époque non seulement son ami mais aussi son mentor 61. On ne tiendra compte ici que de la position de Gershom G. Scholem mais elle est inséparable sur ce point de celle de Walter Benjamin, comme on peut en maintes occasions le constater dans leur correspondance brutalement interrompue 62 . Tous les penseurs mystiques juifs, ou du moins la plupart, ont été conduits par une piété qui s’est placée en marge du judaïsme politique : de ce point de vue, il est possible d’affirmer qu’ils ont été des anarchistes ou des nihilistes. Pour s’en tenir à Gershom G. Scholem, on peut estimer sans trop exagérer que c’est l’anarchisme ou le nihilisme qui ont conduit toutes ses recherches historiques et philosophique dans le domaine de la mystique juive, et notamment celle du messianisme dans le temps, avec son caractère apocalyptique et catastrophiste 63. Pour Gershom G. Scholem, il n’y a pas vraiment de différence entre anarchisme et nihilisme : l’un et l’autre sont compris comme une abstention active ou passive de l’engagement politique, naissante de l’aspiration à une conception politique radicalement nouvelle – une position qui peut être envisagée comme une politique qui renvoie continuellement au futur, à l’utopie, sans aucune perspective présente. C’est vers le milieu des années 1930 que l’anarchisme se manifeste avec vigueur dans la recherche que conduit Gershom G. Scholem sur Sabbataï Tsvi et sur le mouvement qui s’est formé à la suite de sa proclamation comme Messie en 1666 6 4 . Chez Gershom G. Scholem, l’anarchisme, qui fait surface dans sa recherche, prend d’intenses caractéristiques partisanes, se présentant comme un nihilisme rempli de forces destructrices d’une violence si extrême qu’elles ne peuvent retomber inévitablement que sur elles-mêmes. 60. Voir A. Bertolo (éd.), Juifs et anarchistes. Histoire d ’une rencontre, ParisTel-Aviv, 2008. 61. Voir G. Scholem, Walter Benjamin : die Geschichte einer Freundschaft, Frankfort-sur-le Main, 1975 (= Walter Benjamin : histoire d ’une amitié, Paris, 1978). 62. Voir W. Benjamin – G. Scholem, Théologie et utopie, correspondance 19331940, Paris, 2010. 63. Voir E. Jacobson, « Gershom Scholem entre anarchisme et tradition juive », dans A. Bertolo (éd.), Juifs et anarchistes. Histoire d ’une rencontre, Paris-Tel-Aviv, 2008, p. 53-73. 64. Voir G. Scholem, Sabbataï Tsevi. Le messie mystique (1626-1676), Paris, 1983.
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Certains critiques ont interprété sa recherche et son intérêt pour le sabbatéïsme comme une critique du sionisme politique, mettant ainsi de côté la plus ample et non moins importante valeur culturelle d’une œuvre qui présente le mérite de rendre à l’histoire un des phénomènes les plus catastrophiques et en même temps le plus violemment réprimés dans les annales de l’histoire juive – c’est le cas par exemple de David Biale 65. Dans l’essai intitulé « Le nihilisme comme phénomène religieux », écrit en 1974 66, qui s’appuie sur un autre essai intitulé quant à lui « La rédemption par le péché », écrit en 1937 67, Gershom G. Scholem propose une image du nihilisme qu’il incarne désormais dans le révolutionnaire russe défiant « l’autorité sous toutes ses formes, sans accepter aucun principe fondé sur la foi », et se faisant législateur de ses propres normes de vie et de comportement. Dans l’essai de 1974, Gershom G. Scholem établit une distinction entre deux formes de révoltes nihilistes : celle qui s’inscrit dans le « nihilisme quiétiste » et celle qui s’inscrit dans le « nihilisme de l’action ». Le terme nihilisme est employé pour définir un mouvement radicalement actif et vivant dans l’histoire, et prêt à renverser l’état de chose existant. L’affirmation de principe selon laquelle « c’est en violant la Torah que l’on peut l’accomplir » est considérée comme la marque distinctive de cette forme active du nihilisme de l’action que Gershom G. Scholem considère comme un « développement dialectique » du messianisme d’inspiration sabbatéenne : l’acte du péché devient en fait le seul acte qui puisse porter à la rédemption, de même que seule la destruction de l’ordre existant peut amener à un ordre nouveau et empreint de justice. Ainsi, l’esprit de contradiction, affirme Gershom G. Scholem, devient « un trait permanent du mouvement » qui a pris naissance du paradoxe initial du Messie apostat et c’est ce paradoxe qui engendra le paradoxe. Chez Jacob Frank, le second personnage historique qui occupe une position particulièrement importante dans la recherche de Gershom G. Scholem, on trouve une « réincarnation » encore plus radicale, une génération plus tard, de Sabbataï Tsvi.
65. D. Biale , Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, Paris, 2001. 66. G. G. Scholem, « Der Nihilismus als Religiöses Phänomen », dans EranosJahrbuch 43 (1974), p. 5-44 (= « Le nihilisme, phénomène religieux », dans De la création du monde jusqu’ à Varsovie, Paris, 1990, p. 61-98). 67. G. G. Scholem, « Mitzva ha-baah ba-averah », dans Keneset 2 (1937), p. 347-392 [en hébreu] (= « La rédemption par le péché », dans Le messianisme juif. Essai sur la spiritualité du judaïsme, Paris, 1974, p. 139-217).
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La vision de Jacob Frank, qui défend le nihilisme à partir d’une théorie mystique de la révolution, se fond sur la recherche d’une existence de liberté anarchiste. Dans la théorie mystique de Jacob Frank d’une « vraie vie anarchiste » dont le présupposé nécessaire est la victoire sur toute loi et toute religion, « la vision de la rédemption nihiliste » est entièrement contenue dans « l’abolition de toutes les lois et de toutes les normes ». Ainsi, pour les anarchistes d’inspiration sabbatéenne, la révolution immanente signifie la destruction totale, en tant que version d’une attente messianique qui s’est développée, non seulement dans des vois internes, dans l’activité même du mouvement, mais aussi dans le sillage des attentes d’une génération après l’autre, dont les espérances se sont brisées contre la terrible ironie dont l’acte le plus significatif de rédemption s’est manifesté dans son apostasie du judaïsme. C’est donc l’impulsion nihiliste qui a conduit à l’explosion sabbatéenne, laquelle à son tour a ouvert la porte à l’époque illuministe de la pensée juive au xix e siècle. L’influence de cette mystique juive a été considérable dans la formation des idéologies modernes du xx e siècle. Insoupçonnée durant longtemps, cette influence demanderait à être étudiée dans cette perspective. Elle permettrait de donner un éclairage nouveau sur les origines lointaines et profondes de certaines de ces idéologies dans lesquelles le nihilisme sous des formes différentes a joué un rôle non négligeable, voire fondamental 68. Ainsi par exemple, la femme du grand poète polonais Adam Micziewicz (1798-1855), Celina Szymanowska (1812-1855), tant par sa mère (née Mariana Wolowski [Schor]) que par son père, est originaire de familles frankistes renommées 69. Post scriptum Les recherches actuelles sur le judaïsme ancien avant comme après 70 montrent de plus en plus que la religiosité judéenne est tout aussi multiple dans ses formes que dans ses idées. Après 70, il convient de ne plus considérer que le rabbinisme a été la forme principale du judaïsme, et que d’autres formes sont à lui associer : celle du judaïsme sacerdotal ou synagogal et celle du judaïsme chrétien 70. 68. Voir S. C. M imouni, « Prophétismes et messianismes comme théologies politiques dans les mondes occidentaux aux époques modernes et contemporaines. Réflexions », dans Quaderni del Centro di Alti Studi in Scienze Religiose 2 (2003), p. 41-62. 69. Voir G. G. Scholem, « Julian von Brinken et son récit romancé sur les frankistes », dans De la Création du monde jusqu’ à Varsovie, Paris, 1990, p. 199-221, spécialement p. 202. 70. À ce sujet, voir S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du vi e siècle avant notre ère au iii e siècle de notre ère. Des prêtres aux rabbins, Paris, 2012.
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Il est connu que le mouvement rabbinique n’a développé que tardivement une pensée mystique, même s’il a transmis, de manière confuse et diffuse, de nombreux textes mystiques qui ont été dissimulés parmi son immense patrimoine littéraire. En revanche, le judaïsme sacerdotal ou synagogal, de langue grecque ou de langue araméenne, paraît avoir développé un certain mysticisme où le temple tient une place considérable 71. Cette pensée mystique de l’Antiquité gréco-romaine que l’on retrouve dans la littérature de la Merkavah et des Hekhalot est vraisemblablement issue de milieux sacerdotaux ou synagogaux, en tout cas d’un establishment conservateur et militantiste, défendant un retour au passé soit de manière réelle (ou terrestre) soit de manière fictive (ou céleste). Nota bene Comme l’a souligné avec perspicacité le regretté Charles Mopsik, Gershom G. Scholem a rarement eu des opinions nuancées sur tout ce qui touche à la Kabbale et à la mystique juive en général et c’est le caractère extrêmement catégorique de ses assertions qui leur ont sans doute valu une telle audience 72 . En effet, il a toujours été difficile de savoir avec précision ce qu’a pensé vraiment ce grand savant, car son écriture comporte une certaine dimension cryptique, qui n’est pas toujours perceptible, et qui complique considérablement sa compréhension – il règne souvent dans ses œuvres un flou dialectique, au reste très fécond et stimulant, mais qui exige le plus grand effort pour être percé à jour. Pour un même écrit de Gershom G. Scholem, il y a vraiment plusieurs lectures possibles, parfois même contradictoires entre elles. Ce critique a un talent particulier et séduisant pour embrouiller l’esprit de ses lecteurs tout en les conduisant là où il veut qu’ils arrivent. En même temps qu’il traite d’une question historique, il introduit en catimini des considérations métaphysiques ou philosophiques sur la nature réelle et idéale du judaïsme et du destin du peuple juif. On ne sait jamais si l’on a affaire à une analyse purement historique et factuelle ou à une vision du monde générale, complexe, tourmentée, qui tente d’exprimer les contradictions vécues par l’auteur et projetée sur le matériau objet d’étude. Il y a certes peu de sérénité dans le travail de ce savant hors du commun qui apparaît tour à tour comme un philosophe ou comme un historien, mais, dans ce cas, pas comme un historien sans passion. 71. Voir R. Elior , The Three Temples. On the Emergence of Jewish Mysticism, Oxford-Portland/Oregon, 2005. 72. C. Mopsik , « À propos d’une polémique récente concernant l’œuvre de G. Scholem. Considérations méthodologiques et réflexions sur la féminité de la Chekhina dans la cabale », dans Pardés 12 (1990), p. 13-25.
MYSTIC EXPERIENCE IN CONTEXT. R EPRESENTING C ATEGORIES AND EXAMINING “SOCIAL PRACTICES” Adriana Destro Université de Bologne
Résumé Les représentations de la pratique mystique requièrent, par leur variété, une observation prudente de leurs caractères, pour éviter de tomber dans le nominalisme et dans des définitions trop larges. Notre point de départ est une classification d’Ernst Troeltsch, selon laquelle le « groupe mystique » doit être distingué, en tant que groupe social, de l’Église ou de la secte. Il représente une forme religieuse davantage subjective et non autoritaire à l’intérieur du vaste domaine de la phénoménologie religieuse. Il s’agit, en tout cas, d’un ensemble de sujets impliqués dans des expériences que les moyens habituels de l’introspection et de l’analyse sensorielle ne peuvent expliquer. Même les groupes mystiques les plus portés à l’introspection ressentent la nécessité de proposer leur opinion sur le monde et de se fixer des buts qui déterminent leur durée et leur efficace. Une caractéristique du groupe mystique mérite toute notre attention : il s’agit du rapport existant entre les fondements de la croyance religieuse et les ensembles institutionnels de départ (les Églises). Sur la base de la suggestion de Michel de Certeau (« le mystique fonde l’existence sur son rapport avec ce qui lui échappe »), on peut formuler l’hypothèse que le mysticisme est caractérisé à la fois par une critique envers le système religieux d’appartenance et par une posture qui n’est pas totalement détachée de ce système. Summary Because of their variety, representations of mystical practice require a careful observation of their characters, to avoid falling in pure nominalism and too broad definitions. Our starting point is a classification of Ernst Troeltsch, whereby any mystic group must be distinguished, as a social group, from the church or the sect. Such group represents a more subjective and non-authoritarian religious entity within the broad field of religious phenomenology. In any case, it consists of a set of subjects involved in experiences that the usual means of introspection and sensory analysis cannot explain. Even the mystical groups most concentrated on introspection, however, feel the need to offer their views on the world and to set goals that determine their duration and their effectiveness. A characteristic of the mystical group deserves our attenLa mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.108999 ©
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tion: it concerns the relationship between the foundations of religious belief and the institutional sets of provenance (the churches). On the basis of the suggestion of Michel de Certeau (the mystic “bases his existence on his relation with what eludes him”), one can hypothesize that mysticism is characterized both by a criticism of religious system and a position which is not totally detached from this system.
We intend to observe mysticism as part of complex cultural relations and conditions that underpin a variety of notions, categories and concep tion. In human societies, mystic perspectives generally coexist or are inter connected with other experiences. It is difficult to conceive mysticism as a separate or independent phenomenon, untouched by concrete environmen tal and historic forces. Meaningful cultural impulses penetrate the consciousness and religious conduct of mystics. The mystical phenomenon is to be seen, primarily, in the context of human attempts to achieve a sufficient coherence between beliefs and practices, to reach a reasonable connection between inner life and concrete behaviors. 1 One consequence of assuming the mystic phenomenon separate or independent from existential conditions is that its essential features and effects may remain abstract or simply nominal categories. This induces us to explore mystic phenomena in connection with forms of life in which they are frequently supposed to emerge or express them selves. These forms are always dynamic and conceptually in evolution. They impose the need to privilege stratified cultural backgrounds and evolving models of behaviors. Our enquiry 2 must focus on multiplicity and variety of coexisting strategies and motivations. It must be based on the conviction that the mystic perspective represents a non-rigid, nonauthoritarian, and non-monolithic religious form of existence. 3 In what follows we must bear in mind that mystics belong to or operate within a “religious system” (Christian, Jewish, Islamic, Buddhist, or some thing else), that is to say they are faced with a specific ensemble of beliefs and practices, regulations and duties, worldviews that influence their life. This form of membership or adherence to a specific ideal, normative or 1. Our argument is that what the individuals, involved in mystic practice, believe is not perfectly known. As a matter of fact, we cannot define desires, feelings of such individuals, and even less we can bind them to rigid categories and classifications. 2. We just remind that for what concerns mysticism “objective standards only rarely, if ever, govern the choice of the ‘relevant’ aspects of such a subject” (M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut-London, 1998, p. 6). 3. S. Sharot, Messianism, Mysticism and Magic. A Sociological Analysis of Jewish Religious Movements, Chapel Hill/North Carolina, 1982, p. 15-18.
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congregational “religious system” distances mystic worlds one from the other, and constitutes an obstacle to any attempt to formulate an univer sal definition of mysticism. Within this scenario, moreover, it should be noted that mystic indi viduals should be treated as analytically distinct from stable institutions or structured congregational models (the church, the sect, the “saved” community, the monastic order, or the movement and so on). Whatever the exact nature of these institutions may be, mystics possess an original state and autonomous aims. Some of them may even conceive themselves as alternative to the structural trend of their religion or of their religious society. Integral to our discourse is the idea that in socially identifiable forms of mysticism, various degrees of recognition are attributed to specific and single individuals. Actually, we can imagine that at the root of mystical beliefs and practices, a number of personal interconnected traits may exist: radical criticism of the religious system of provenance, or positive and innovative proposals to improve that system, or the condemnation of some forms of relig ious expression. These choices or leanings may mitigate or develop sentiments, membership and distinctiveness. Understanding all these issues leads to investigate a number of ques tions concerning some aspects of the nature, the desire and the practice of the mystic and of the practitioners more or less close to him/her. I. Th eor i e s , M ode l s
and
A n t h ropologica l V i ews
1. Theorizing and modelling have important roles in the cultural analy sis of religious phenomena. They are particularly meaningful and useful when they are conceived and formulated in strict relation to the “real world”, to the actual way of life of peoples, groups, communities. 4 In this respect, we are aware that concrete attitudes of individuals and their consequences on human life, can be only approximately examined and tentatively depicted. No reality can be contained in a “discourse” or in a “representation”. A discourse is often conventional, partisan or program matic and a representation may lead or support a unilateral picture. In any case, any form of religious life, despite its difficult reproduction, is worthy of consideration and systemic discussion. The “real world”, including the religious one, is built up of multiple and unstable events, and interwoven perspectives. It is characterized by discontinuities, opposite dynamics, controversial meanings. Such world is 4. P. L. Berger , The Social Reality of Religion, Harmondsworth, 1973.
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the result of a bundle of non-homogenous temporarily assembled forces. Precisely because everybody is faced with contradictory situations, cultural research must seek out possible keys of interpretation and a number of basic flexible models. The concrete world is always challenging our need for certainty and coherence, and our search for manageable solutions. Theories, in general, are devices to respond these needs or some problematic aspects of life. They are formulated in order to highlight the meanings and importance of habits and routine procedures, but also of innovations and changes. Theories concerning religious behaviour tend to explain “similarities or regularities” among cultural elements at the expense of differences. 5 This means that, at the theoretical level, real situations are often put under extensive and homogeneous labels or models: religiousness, traditionalism, atheism, prophecy, messianism, secularism, and so on. A model, clearly, is not reality: it is a reasonable composition or scheme of problematic factors of real life. Actually, modelling serves the purpose of organizing a web of theoretical categories and concepts. All models are supposed to help to understand the means and expressions of the “confused” human styles and processes. Faced with the tendency of minimizing differences and irregularities, we embrace a specific kind of reasoning. We are convinced that we cannot ignore discrepancies and divergences within religious experiences built or compressed into models. We do not renounce to cautious use of patterns or models. This means we need to take account of instability, fluidity, dis tance among categorized phenomena, without delegitimizing modelling. 6 In other words, our anthropological idea does not privilege the analysis of unchangeable cultural or religious setting, or their stabilization. 7 It is more concerned with profiles or images of possible subjects, acting and participating in vital strategies that can never be taken for granted. In this sense, we will speak of hypothetical but realistic behaviours and practices.
5. U. H annerz , Transnational Connections. Culture, People, Places, LondonNew York, 1996, p. 78-79. 6. All analyses presuppose a certain number of implicit models, not all of which are consciously or strategically used by social actors, or are undisputed by society, see J. M. L ewis , Ecstatic Religion. A Study of Shamanism and Spirit Possession, London, 21989. There is no denying that religious phenomena can involve an enormous quantity of modelling operations, see F. Bowie , The Anthropology of Religion, Oxford-Malden, 2000. In particular, ancient or culturally distant phenomena require proper models, which closely reflect the realities in question. For what concerns usual models such as “social structure” or “social carriers”, within the religious field, see S. Sharot, A comparative Sociology of World Religions, New York, 2001, p. 37-66. 7. F. R emotti, Contro natura, Rome, 2008, p. 35.
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2. First of all, we present straightway a general model of mystical experi ences, before moving on and concentrate on recent discussions 8 concerning the dimension and peculiarities of some mystical phenomena. The general model we take into consideration is based on the idea that the mystic is an individual who acts according to principles that go far beyond the “ordinary meanings” or usual practices of religious life. Such principles are superimposed on the religious rules and requirements that everyone generally observes. In terms of general models, these are the principles and aspirations praised and observed by persons possessing special standard of sensibility and of ritual experience. Under certain cultural and personal circumstances, such people are supposed to be able to attain an intimate link with God. They know how and when it is possible to enter into close contact with or be invaded by the divine power. A sublime union with God is their final aim. Although mystical principles are often rather fluid or not easily explicable, this does not mean they evade the influence of the human condition or the struggle against the burdens of ordinary life. Mysticism reveals two main features we mentioned at the beginning. First, mystic styles are embodied and actually incarnated in individuals. Consequently, we envisage a model in which the a-historical, a-cultural, a-normative, and a-contextual phenomenon is unacceptable. Cultural environment and historical conditions are to be taken into careful and constant account. Biderman, citing Katz, affirms that mystical experience is over-determined by its socio-religious milieu: as a result of intellectual acculturation in its broadest sense, the mystic brings to his experience a world of concepts, images, symbols, and values which shape as well as color the experience he eventually and actually has. 9
Second, as we said, mysticism must be seen in the context of a “religious system”, of a systemic organization of people, living according to a legal religious rule and style. Indeed, it is generally maintained that mysticism cannot be untied from consistent historical and normative backgrounds. Mystical practice and the mystical spirit itself are part of the phenomena that build and influence a system of structured beliefs and actions. Living within this kind of contexts, the mystic is concretely dependent on a confessional collocation. The analysis of the mystic experience, in 8. Point developed for example by S. Sharot, Messianism, Mysticism and Magic. A Sociological Analysis of Jewish Religious Movements, Chapel Hill/North Carolina, S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 68-86; M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut-London, 1998; R. Elior , The Mystical Origins of Hasidim, Oxford-Portland/Washington, 2006. 9. S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 69-70.
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other words, must pass through an array of complex stratified situations, able to illustrate the shades of meaning that it contains. This is all the more necessary – although problematic – because the mystic, as viewed in scholarly discussions, occupies a fluid and often mysterious position. He/she is a personalit y that leaves many problems open. He/she does not always share the same rank with (or the same dignity of) the saint, prophet, magician or charismatic leader. This circumstance remains a distinct analytical problem we do not tackle. When it is possible to infer meanings and specificities of mystic figures we find, moreover, that their orientations and beliefs are manifested in rather autonomous terms. They experiment original sentiments and emo tions. A mystic is in the grip of an intimate need for closeness to God, that usually nobody (or few) can share. The causes of this impulse are far from clear. At the level of cultural and social analysis, the mystic must be under stood in terms of interior individual elements (inspiration, reflection, selfconsciousness, temperament) that are seldom objectively revealed (in spite of the abundant autobiographic and biographic mystical literature). In brief, we openly assumed the mystic as an expression of religious per sonal performances and individual choices. We are not dealing primarily with a set of ideas and notions, but with the cultural context in which physical subjects may be acting. 3. From an anthropological viewpoint, a mystical phenomenon, as we have said, is never an isolated experience or one devoid of any connection with other religious ways of life. In this sense, any mystic phenomenon may be “diagrammatically” described as composed of two concentric spheres. a) The inner sphere of the mystic life may be represented by a rather homogeneous nucleus of essen tial aspirations, expectations, behaviours (self-isolation, abstinence, visions, behaviour rules, etc). b) The central nucleus of the mystic life is however influenced by an external, peripheral sphere. Around the nucleus exists a complex of behaviours and trends of an indeterminate or adaptable nature. These peripheral areas are permeable, subject to random or spurious phenomena, meaning that at the margins of mystical practice, there may be influential factors (and actors) linked to mystical or nonmystical perspectives, or to general ideal purposes (peaceful cohabitation, human welfare, people progress or human dignity). Such conditions tend to attribute “many faces” to the mystic experience. Around a mystic person, it is possible to envisage values and notions which offer opportunities for the expansion and modification of the mystical life itself. Thus, chiefly at marginal or peripheral areas, any type of mysticism is mixed, either strengthened or weakened, by other alternative or compatible forms of religious life.
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Undoubtedly, things that we cannot touch and see, are difficult to grapple with. We can only schematize and admit that since the “space of mysticism” is pervaded by strong fluidity and emotive conditions, we are not in the position to build a stable typology or precise model of mystical characters. Put differently, it is to be emphasised that religious specialists, including mystics, express themselves in very complex and unstable ways, presenting themselves on the socio-religious scene in the form of prophets, miracle workers, visionaries and preachers. Often a prophet is a preacher, or a visionary is a miracle worker, while a mystic may fulfil some other role. Therefore, of necessity, the mystic must be seen as normally situated near or close to others religiously active figures, possessing more than one character, or faculty. It is in this connection that anthropological remarks on “real life” are of relevance. Mysticism is not closed within selective and exclusive abstract boundaries. It can never be conceived as developed or constructed outside intrusive external influences or alternative religious exercises. 4. It must be accepted that any religious environment or system can produce a more or less random variety of mystical figures. They may be known or secret, culturally original or contaminated. These conditions, of course, invite us to make distinctions rather than assimilations. As any definition of these persons would be extremely approximate, we shall not attempt to delineate their profiles or boundaries. Adopting extreme caution, we can only identify flexible models of uncertain or interwoven strateg ies that characterize the mystic life, and its main expressions. We adopt the point of view of provisional and fluid cultural stabilization 10 that is to say we are concentrating on hypothesis and accessible examples. The attempt to formulate and apply a model, albeit highly generic and elastic, is perhaps rather reckless, however it is worth enquiring whether models can be useful for comparing figures and functions originating from different mystic milieux. We said that the mystic has necessary relations with the ordinary behaviors and institutional bases of a religious system. This helps us to understand how, even where mystics assume radical doctrinal views or attitudes, they can still be considered not as bizarre or idiosyncratic figures, but as more or less products of a religious apparatus, policy, or confessional sectors. Hypothetically speaking, any reform or innovation, including a mystical one, responds to some need or shortfall of a given system. Religious systems, including those of a stringently traditional character, are always in a process of adaptation to current historic situations and are 10. F. R emotti, Contro natura, Rome, 2008, p. 35-36.
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under pressure towards concrete transformations (D. Hervieu-Léger’s has stressed this sociological view 11). Innovation or partial re-foundation are connatural to religious thought and interpretation, at any time. It is like saying that any religious system leaves space for radicalism and acquies cence, for invention and obedience. This means that there is always an imperfect match among the goals and intentions of believers and those of the institutions they belong to. Perennially in fluctuation, the religious system is the necessary context from which the mystic springs. Within this context, we assume the view that the mystical person devel ops a particular sensibility in terms of rituality, ceremonies, religious gestures and habits. Mystics are nurtured by and flourish upon revelations, visions, theophanies, ecstasies, ascensions and assumptions, celestial jour neys. Mystic individuals sometimes tend towards states of self-annihilation, of exaltation of human inferiority against the uniqueness and power of the creator. Given the wide range of mystical styles and practices, it seems difficult to attribute anything but the vaguest of meanings to the notion of mystical person. One can only hazard that it is a declination of the no less vague notion of religious person. II. “To
k now ”,
“ to r e de e m ”, “ to gu i de ”. C om pa r i sons M ode l s a n d t h e i r U sabi l i t y
among
1. At this point, elements of similarity and difference can be sought among a limited and selected number of specific situations. We choose three exemplary modalities of mysticism, reflecting the relationship between the “mystic and the exegete”, the “mystic and the messiah”, and the “mystic and the righteous or just man”. These examples are based on the assumption that the mystics may share characters or aims with the said relig ious actors. They all belong and act within the intricate series of events and occurrences produced by the so-called objective state of the world, or by real and endless “practices” of men, to use the expression of P. Bourdieu. 12
11. Any religion is an instrument for interpreting an entire society of real actors and their problematic environment. It actually becomes the way to express many judgments and evaluations on social change. See D. H ervieu-L éger , Le pélerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, 1999, p. 40-45. For a critical construction of religion as an anthropological category, see T. A sad, Geneaologies of Religion: Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam, Baltimore/MarylandLondon, 1993, p. 27-33. 12. P. Bourdieu, Outline of a Theory of Practice, Cambridge, 1977.
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Before exploring our three areas of enquiry, it must be stressed again that the pivotal elements of the entire investigation are hypothetical religious persons or agents. Such individuals are imagined or intended as participant agents, according to the well known idea of agency. This kind of individual actor temporarily occupies (as C. Geertz would say) a position already existing within the religious system. This indicates that the role of agent originates from earlier times and and is re-inaugurated by a physical person, according to his/her own strategic mystical project. The person/agent makes a personal and concrete use of this position, and adapts it to the given historical moment, whatever it may be. We intend to distinguish a mysticism of knowledge that operates within, or on the basis of, a written religious culture (scriptures). It will be distin guished from the mysticism that sets out to renew or to save the world, referred to by us as the mysticism of redemption. We will then envisage a third modality, providing some brief remarks on the righteous or “just man” and the mystical group surrounding him. This case is referred to by us as community mysticism. III. M ys t ici sm
of
K now l e dg e
1. A point of view concerning “scriptures”. Within a written tradition, an ordinary believer must always reckon with the “words of God”. He/she considers them as essential to inspiration and awareness. Often the words contained in sacred scriptures lead to a personal involvement and imply extensive engagement. In everyday life, scriptures represent a stimulus, testimony, support and hope 13 for religious practition ers of different types. They are an integral part of the religious power and contribute everywhere to “history making”. In other words, scriptures, whichever they may be, are often a necessary basis and reason for demand ing specific religious behaviour. In the analysis of the mystic – some scholars state 14 – the literature does not take sufficient account of sacred scriptures. Ancient and sacred texts are often ignored as certain and proven sources of authority and guarantees of correctness in the world to which the mystic refers. Such texts are not conceived as qualifying the systemic structures the mystic recognises or adopts. There is no perfect correspondence between what literature states and the attitudes of the mystics. In fact,
13. See S. Sharot, Messianism, Mysticism and Magic. A Sociological Analysis of Jewish Religious Movements, Chapel Hill/North Carolina, 1982, p. 15. 14. See S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 7-8.
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some mystics may declare themselves to be ardent followers of scripture, whether literally or spiritually. Other mystics may feel assured that their mystical experiences allow them to belittle the importance of the sacred texts of their traditions, viewing them as subsidiary in moulding their reli gious outlook – some may see scriptures as merely relative, while others may (passively or actively) ignore them, and still others may even oppose them. 15
In the scriptures, the mystic seeks a spiritual style and a concrete way of being. The written tradition is often praised, cherished, protected and defended from distortion or transgression by the mystic. However, mystics sometimes oppose their own authority “as interpreters” to the official one, without explicitly denying the traditional knowledge of scriptures underpinning it. 2. We observed that the mystic tends to acquire a role and an identity through personal ideal choices and behaviours intended to link him/her to the divine presence and superior power. If that is the case, as indeed it seems to be, the entire model of his/her relationship with the scriptures must be taken into account in terms of interior habits and consciousness of the self. The mystic seeks to achieve some type of identity and personal position, striving to become something he/she is not, or to obtain what he/she does not possess. And he/she may bring into play a number of materia ls and intellectual tools, including scriptures. If the mystic uses the scriptures (and interprets them) because of an urgent and boundless need to identify with the divine, the sacred texts become a sort of response to his/her emotional sensibility and spiritual aspirations. This means that the link connecting mystical experience with the authority of the scriptures often lies at the very heart of the religious life of the mystic, but it represents a peculiar instrument of the mystical strategy. It seems to be – above all – a spiritual exercise, a mode of introspection or self-foundation. Thus, we can accept the idea that the mystic’s knowledge of the scriptures might chiefly be of a strictly spiritual nature, directed towards his/her own personal enrichment and perfection. We can admit that this type of knowledge may even become the unique or objective basis of the mystic’s existence. Other presuppositions concern or distinguish the exegete, the scholarly commentator of sacred texts. He/she may be geared towards a different use of such texts, an investigative project whose purpose is not one of “achieving” union with the divine. The inner and essential tension of the mystic towards the divine may be absent from the exegete, insofar as the 15. S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 68.
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latter’s work presupposes a certain “frame of mind” and the performance of an analytical task. How does one reconcile the mystic’s personal experience and inner impulse with the traditional investigation of the sacred scriptures ? Several scholars have opposed a dichotomist view: the mystic practice on the one hand, the scriptural analysis on the other. Along with Biderman, some scholars have recently assumed a clearly anti-dichotomic stance and various attempts have been made not to distance mystical authority from scriptural authority. Insofar as scriptures represent a solid expression of religious knowledge, they view the scriptures as the mode with which the mystic judges him-herself (or against which he/she will perhaps inaugurate forms of behaviour, or doctrinal elaboration). The anti-dichotomic position stems from the conviction that, at the level of persons/agents, there is no clear distinction between interpretation and experience. According to Biderman, we must avoid any dividing line between the two, because we cannot deny that the mystical experience is “shaped” by notions and concepts, which are exactly those incorporated in scriptures. Thus it is of crucial importance to bear in mind that the mystic is “constructed”, so to say, by concepts that have unquestionable intrinsic links with sacred texts. In this strict sense, any demarcation between mystic and exegete might be arbitrary and unhelpful. There are no inviolable differences that could be cited between the mystic and the exegete, but a certain distance exists between them. One important point. In order to arrive at a representation of the mys tic’s relationship with written traditions, neither would it be of much help, according to S. Biderman, to delve into the mystic’s linguistic habits. It is symptomatic that this author underlines that expressions and terms should be understood in terms of reciprocal influence. In many instances, the so-called exegetical experience is reported in clearly mystical terms in many other instances, the mystical experience is reported with the help of a direct reference to hermeneutical terminology. 16
Overall, in the light of the many mystical narrations and histories, it must be accepted that there is a certain, if not always clear, parallelism between mystical practice and scriptural exegesis, between the profile of a commentator and that of a mystic. 17 While acknowledging this parallelism, one nonetheless concludes that exegesis cannot be considered as a process indispensable to mystical practices. Here lies the difference. Exegesis is not an omnipresent and impellent necessity to the mystical expe16. S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 70. 17. S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 70.
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rience and its comprehension. It remains essential to the analyst to understand worldviews contained in the sacred texts. 3. Major differences exist at another level. The position of the mystic is determined by his/her vision of the “inner self ”. Those engaged in exegetical activities are to be seen instead as participating in a “discursive process”, in the production of speech-acts. With varying degrees of organisation and awareness, the exegete is engaged in interpretative exercises. Among the outcomes of these exercises, are languistic or expressive acts (lectures, writ ings, commentaries, homilies). In this sense, the exegete shares few of the mystic’s goals, even if – as we have said – some common assumptions may underpin both. The exegete’s purpose is to decipher literary codices, and linguistic and thematic schema, which are not among the priorities of the mystic. The “relationship” between mysticism and exegesis, between mystical practices and the de-codification of sacred scriptures is never fully explained. In other words, this relationship pertains to a religious microcosm in which the mystic practitioner applies the spirit of the scriptures to him/herself or somebody else. The exegete may have a different leaning or fervour, or may pursue other aims, more cultural than spiritual. Within this perspective, one can admit that the mystic’s relationship with exegesis, as well as being implicit or hidden, can either be radical or dialectical. Sometimes, scholars speak of connections between mystical praxis and the use of scripture as radical end. They may be represented as a “force field” of extreme influence. Biderman, for example, states that mysticism contains “elements of radical challenge to established relig ious authority and tradition”, while adding at the same time that it “embodies characteristics that are anything but radical”. 18 The radicalism of a mystic is easily acceptable. 19 Within the perspective of his/her relationship with God, the mystic may construct relationships and styles capable of generating forms of strong ideological struggle, precisely as part of his/her inner non-flexible position. Often the power of the mystic can only be imagined, perceived in general terms or at a distance. Very often, it is the overall religious system that influences his strength, the radicalism of his interior fight, his use of sacred writings, and improves his comprehensibility at the analytical level.
18. S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 71. 19. Many terms, like dialectic, dichotomic, opposite, distinct or assimilated are ambiguous and do not illustrate real contents. Theorization calls for hypotheses and scenarios more closely rooted in real individuals and situations.
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IV. Two C on t e m por a ry F r am e s E x pl ici t t h e M ys t ici sm of K now l e dg e 1. Biderman proposes a larger and more concrete vision. Two frames are related to scriptures and their use made by the mystics : one points to “identity” and the other to “justification”. Having drawn attention on the mystic collocation the author suggests that the mystic can be configured within two simultaneous interpretative schemes. 20 In this perspective, the mystic is supposed to live a double reality, with a dual sphere of power. He/she appears as distanced from the scriptures, but, at the same time, as a guarantor-guardian of tradition. On one hand, his/her experience is close to, on the other is far from the scriptures. Noteworthy is the fact that – broadly speaking – Biderman is reasoning in terms of stratification of experiences or “practices” (not of analytical tools as very often happens in literature). Biderman’s two frames are treated here in very general terms, in order to understand their degree of applicability: a) with regard to the first frame, Biderman entreautre is referring to processes of socialization and social collocations of individuals. He works on the concept of identity, which he sees as something distinctive and specific. He underlines and comments on notions of individual identity. Identity refers to the borders through which an individual can distinguish herself from a society or a culture that is outside the borders […] as far as mystical identity is concerned, it is clear that it is highly, profoundly, indi vidualistic […] [This identity is] one’s one. 21
The observation that comes to mind is that, in this way, identity seems to be only a means of distancing and distinguishing oneself. It is under stood as something that is vague and imprecise in character. It may appear nebulous or anachronistic in many senses. Actually, identity has several meanings that are more or less consistent with each other. In a cultural perspective, identity may guarantee a way of participating and sharing. Rarely, if ever, it is the cause of purely destructive and irreparable misunderstanding, distance or isolation among individuals. In this respect, literature on mysticism abounds in individualistic characters and reflec tions, as is shown by the autobiographies and life-stories of various major or minor figures. The anthropological approach recognizes an individualistic “imprint” in what is intimate and unrepeatable in mystical identities. Evidence of it is regularly encountered in actions and behaviors of the 20. S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 72. 21. S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 72.
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mystic. However, this kind of imprint does not seem to offer real clarifications of identity as a barrier or obstacle. In the case of the mystic, another element is more distinguishing, in our opinion. The mystic believes that he/she must respond to a special divine attraction, and seeks to adapt to it. In general, he/she seems to see him/herself as bound or predestined to fulfil a special role, as the perfect candidate for the task at hand. Within this “face to face” contact with the divinity and close identification with God, the mystical person may see his/herself in a condition of absolute exceptionality, or as part of a universe of predestined individuals (sometimes in spite of themselves). He/she chooses or is induced to choose a specific place for him/herself. The mystic conceives of his/her mind and spirit as being elsewhere, and embeds it in the total other, the divine. As a consequence, he/she holds the key to others’ identities, for influencing and being influenced. The mystic is enlightened, enchanted, ravished He often feels an impellent urge to make a leap out of normality, out of the ordinary world, removed from custom and usual forms of religiosity. The mystical figure lives and may conceive of him/herself in terms of superiority and power, or personal annulment. Both types of conceptions have evident conse quences on religiosity, identities, world-views. The mystic’s uniqueness may be expressed in the ecstatic or visionary state, 22 which often separates him/her from the experiences of fellow beings. As a person, the mystic may be seen as bizarre, or at least as a vehicle of diversity, with connotations of an unusual and mysterious (and, in this sense, “individualistic”) character. In this sense, his/her identity is not un-influential vis-à-vis the environment. Earlier we said that, in our view, the mystic does not reside outside a social or community context. We insisted, too, that the mystical experience is directed at objectives that do not coincide with those of ordinary practitioners. He/she does not exist in a social void, but belongs to a world def ined by established styles of intellectual and material life. Such styles or conditions, on the whole, tend to protect the mystic from the non-mystical world 23 or to characterized his/her special form of social membership. A further and critical remark in this connection is that, within this frame of identity construction, the mystic’s inclusion within a social micro cosm (i. e. within the process of ordinary socialization 24) can be viewed 22. At the level of “self ”, the experience of ecstasies and visions lends solidity to the mystical person, because he/she appears able to operate a contact between the natural and supernatural, that is he/she is able to define a field of special and sublime relational forces. 23. See S. Biderman, “Mystical Identity and Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 75. 24. No need to discuss here the dynamics of socializations and interrelations, in historical or situational terms (see E. Gellner , Reason and Culture: New Per-
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as an impediment to, or deviation from, the mystical path. According to Biderman, concrete socialization in the everyday world coincides with an act of alienation from the mystical sphere. This alienation would have a strong repercussion on the mystic’s self-awareness and identity. At a more general cultural level, it should be noted that all forms of mysti cal expression are translated into individual performances (prayer, fasting, contemplation, segregation, purification, or mortification). Such acts serve to construct the mystic in his/her own eyes. The “exultant voice” of a visionary, the “silences” of the penitent or the contemplative, may thus become means and signs of his/her own identity construction. In conclusion, we may imagine that the mystic has a specific perception of his/her identity, founded upon an absorbing religious practice and con stant performing life. This situation is something that creates a bonding for him/her, a strong link with other people, not alienation. In certain conditions, it intensifies the sensation of the presence of self in the world. 2. The frame of “justification” is concerning the mystic knowledge. According to Biderman, this frame is parallel to the preceding one, but rests upon other assumptions : the mystic is rooted in scriptures, in which he/she seeks “a sort of epistemic justification”. 25 Supported by literarylinguistic traditions, this perspective implies a close relationship and a certain similarity between mystic and exegete. It is precisely the scriptures and their intrinsic strength, that proffer the sensation of the mystic of belonging to the legitimate tradition and of acting within it. One crucial point. The sacred scriptures can give rise to a variety of uses of the message they contain. This does not only leads to a reading, commentary and transcription of notion and concepts. It is a cultural product, a text-object, a physical material that becomes a concrete support to the transmission of God’s will. Therefore, the text often assumes the value of a real tool or instrument. It may become a device adapted to mystical performance, along with other objects (oils, food, water, bread, vegetables, wine, dresses and so on). Thus, within the frame of “justification”, many cultural components (including textual ones) may be at work. The action of the mystic is marked by some ambiguity, stemming from the plurality of meanings of the sacred text-object. The material use of a text boosts the authorial credentials of that text. It underscores its function and its value. A respectful relationship with such object, at times, imposes complex performances on the mystic (veneration, conservation, display, concealment of spectives on the Past, Oxford, 1992, and U. H annerz , Transnational Connections. Culture, People, Places, London, 1996). 25. S. Biderman, “Mystical Identity and Scriptural Justification”, in S. T. K atz (ed.), Mysticism and Sacred Scripture, Oxford, 1998, p. 78.
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texts). Such performances intensify the meaning of the mystical phenomenon. Put more explicitly, if the value of the text-object is commensurate to or set on an equal plane to that of other expressive and physical elements (images, formulae, pictures, charms, hymns, chants, dances, as well as blood, breath, tears, sweating, shivering), then all the points of reference are changed, with inevitable repercussions on the meaning attributed to the use of scripture and to those who employ them. It has been said that the mystic is a person who cannot be compared with the normal and obedient practicing believer, and who shares the faculties of other religious specialists. There is another side to the question of “justification” : emotivity. This is a term, in our view, that substitutes the widespread expression of “altered states of consciousness” or similar formulations. The term endows the condition of the mystic with a particular aura, allowing us to visualise him/her as fluctuating between various emotive states, different levels of religious passion. The mystic possesses strong sentiments and emotivity, reflecting varying perceptions of him/herself and others. More or less permanently the mystic adopts specific behaviours that are “justified” by his original sensibility and inner relationship with scriptures. A silent meditation on a verse can be just as effective as a litany or responsorial prayer. In situations of strong emotional involvement, in the eyes of the mystic, scriptures can be something more than merely pious or literary composi tions. In case of an idiosyncratic, emotional use of a text, its employ ment has the aim to highlight and “justify” the mystic’s strong impulse and exaltation, not only the holiness of the writing. Basically, the extralinguistic and exultant use of the sacred book generates added value to the mystical person, one that has nothing to do with the exegesis. Thus, performances connected with texts are of great relevance to “justification”. Is not a question of whether the mystics refer to scripture or not, it is one of probing how it is made, when and in combination with what. “Justify” does not only mean allowing space to forms of authority based on scriptural exegesis. Neither does it mean embracing clear alternatives (offered by text-objects, or body language). It also means providing discipline and selfconsciousness. Ultimately, considering the mystic’s relationship with the system, that is, in Geertz’s conception of the temporary (but legitimate) occupation of a “place within the system”, it can also be noted that if the mystic attains justification, then the entire system is legitimated. The mystic can “inno vate” and consolidate a system more often than is generally thought. 26 26. The textual analyses of mystics are not only the outcome of introverted emotional states. They have a very specific style and aim at many objectives, from the extraordinary musicality of the texts, to the cathartic function of the words, and the repetition of certain formulas.
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Perceiving the system’s inadequacies and distortions, he/she is moved to assess the damage and provide a remedy, while consolidating his/her own role. Many mystical practices, once “justified”, offer support 27 to systemic elements, eventually having the result of re-enforcing belief in the “purified system”. To call for a correction of a systemic node is a task the mystic can always undertake. To correct does not mean to destroy, but rather clarify and improve. To conclude, we believe that the variety of mysticisms tends to undermine the theory of strict duality (frame of “identity” and frame of “justification”). In itself, such duality, which at times seems to undermine any other typology or classification, introduces a certain rigidity in the abstract similarities between mysticism and exegesis. In the light of the above remarks, we can state that the mystic and exe gete do not always look in the same direction. But they are products of the same conceptual religious world. They provide it with vital energy, on the one hand, by meditating, observing silences or singing psalms, chanting, reciting, and celebrating, and on the other, by commenting, renewing rhetorical tools and writing scholarly commentaries. V. M ys t ici sm
R e de m p t ion . Th e R e l at ionsh i p bet w e e n M ys t ic a n d M e ssi a h of
1. In recent studies, it is not unusual to come across a mystic-messiah correlation. 28 The literature dealing with this particular connection allows us to formulate a number of useful reference points. What do we mean by messianic activity 29 ? The messiah is a subject/agent, operating for the common good, for redemption, and for the conquest of a new horizon. In this respect, an area of considerable interest, in view of its multi faceted effects, is the relation of the mystic with ordinary society, and human life. 30 We emphasise the fact that the mystic should not be seen 27. We cannot forget that mysticism can easily provide a setting for the transmission of the “canonical contents” of the scriptures. For this reason, according to Biderman, mystical praxis may also be considered conservative and a-critical. In this sense, a mystical tractate may be supposed to fit into a certain traditional niche, and maintain full and unvaried possession of the “truth”. 28. We exclude from the discussion the example of Scholem and his school. The complexity of their history requires specific approaches. 29. In antiquity the Hebrew term messiah described the anointing of a king or priest, and did not denote a single person (see M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut-London, 1998, p. 13) ; this points to a wide range of meanings concerning sacral ideologies, kings and gods, faculties, and atoning figures. 30. C. de Wet, “Mystical Expression and the Logos in the Writings of St. John of the Cross”, in Neotestamentica 42 (2008), p. 35-50, spec. p. 38.
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as experiencing a condition that is unfathomable or totally alternative to sociality. He/she can assume the role of someone who constructs and communicates 31 socio-cultural results (produced by inner identification or contact with the divine). 32 The most authoritative analyses posit the messiah as a religious person who, animated by a spirit of dedication and self-sacrifice, works towards the defeat of adverse evil forces and the attainment of good. He lives an alternative lifestyle, or presents himself as the means of escape from the restrictions of institutional religious practices. In terms of relationships among subjects, the messiah opts for action, not pure contemplation. He often works tirelessly for liberation and justice. In this sense, the messiah is close to and mediates with the “real world”, although he often does not consider the institutional environment as his interlocutor, or point of arri val. Messianism is therefore linked to a function towards the people and ordinary life. 33 On a theoretical plane, the messiah may express inner aspirations not unlike those of the mystic. Put briefly, it is difficult to define messianism and mysticism separately, and it is also hard to identify their reciprocal influences or shared traits. We try to make some comparisons. The differ ences between the mystic and the messiah are neither one of scale nor visibility, but of quality of religious life. The latter is strictly connected to a certain conception of the human world and its needs ; he is concerned with the inevitable subjectivity of people, and possible human crises. 31. Messianism, basically, becomes an opportunity that allows elucidation of the mystic, his/her role and traits, which are encapsulated in intricate and never completely revealed intimate conceptions. However, the fact remains that, the messianic function “is shaped by systemic elements formulated before the emergence of the person that presumes to embody the function and to play a messianic role… The differences between the expectation and its realization will remain significant, even if during the development of a certain movement the function and the messages are redefined to fit the actual messianic persona” (M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut-London, 1998, p. 13-14). 32. A rigid cultural typology of the various kinds of messiahs or of their basic paradigms runs the risk of appearing as dependent on the analyst’s preferences. It may appear highly arbitrary or based on contingent factors. Preconceived models of messianic or individual choices can even be read as an alteration of the basic religious framework. In this connection, the analysis of the cultural and systemic context of specific messianic actors becomes essential. 33. In the literature concerning messianism, many disparate systems of legitimation and of historic plausibility are depicted, see J. Dan, On Holiness : Religion, Ethics and Mysticism in Judaism and Other Religions, Jerusalem, 1997, J. Neusner , Messiah in Context, Lanham/Maryland, 1988, and R. Patai, The Messiah Texts, Detroit/Michigan, 1979. What is relevant for us is the fact that according to recent studies, the messiah consciously considers his life as a mission, often addressed to all mankind. This mission can have its roots in concrete historic occurrences but, often it assumes an universalistic outline.
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Basically, taking into consideration mystical figures vis-à-vis messianic ones involves assigning meanings to the relations existing between the mystic, the messiah and the people. It is not sufficient to consider or highlight the perception of inner tendencies, without a context of cultural mobility and external tensions. Without a faith in human work at the historical, collective, and public level, the model of messiah does not reflect the complete “surrender to God” of the mystic. 2. We can agree with M. Idel in defining messianism as a possible manifestation of mysticism. He emphasises how one must never forget that the essences of some forms of messianic self-awareness, and even of messi anic activities, have their origin in inner experiences which are close to or even identical with what is generally called a mystical experience. In other words, I assume that the emergence of a messianic consciousness can often be tied to special, inner spiritual occurrences, which can provide a person with an awareness of his own special importance that will sometimes express itself in an overtly messianic mission. 3 4
Messianism may be the form that embodies the extrovert function that mysticism at times assumes. Often, in fact, messiahs think of themselves as mystics, or may be designated as such by their entourage, because they boast a history of genuine mystical experience. But this does not reduce the messiah to a person who communicates with the divinity. 35 It is possible to understand this, according to M. Idel, on comparing the unio mystica with the via passionis. Thus, understanding the messiah may imply focusing – more explicitly – upon the social existence and influence of the religious person. Bearing in mind a nucleus of experiences that may be similar or even identical to the inner states of the mystic, we may say that the messiah has less fluid contours than the mystic : he is more influenced by social factors and contingencies. His way of acting is more of an appeal for reawakening, rather than an invitation to attain a “perfect state” in God. Messianic events are decisively shaped by existential tensions, and some times follow the effects of crises and upheavals. Messianic experience is therefore a dynamic, interactive process. It is a phenomenon linked to unfolding events, to man’s actual necessities and aspirations. The messiah works to attain “crucial victories” that may be at once religious, political, and cosmic. Sometimes, messianic histories are linked to critical historical factors, or to events of an exceptional nature. At a comprehensive level, one can conclude that messianic practice is linked to concepts of redemption, salvation, renewal, liberation of all man 34. M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut-London, 1998, p. 3. 35. M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut-London, 1998, p. 40.
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kind. The messiah operates within a force field that includes acts of rescue, and attempts to point people in the direction of justice and righteousness. Within this model followers and adepts are often enthusiastically ready to accept his leadership and support his religious socialization. 3. We turn to a more specific aspect of the messianic profile. It has been noted that messianic figures are often linked to historical upheavals, to periods of severe crisis, which seem to facilitate the messianic vocation. Such models of interpretations dwell at length upon traumatic impacts, on apocalyptic circumstances, but do not explain the situation. In some cases, historic crises and dramatic turning points do not play a role or are ignored. Essentially, the “reaction to crisis”, in specific situations, is not an explanation for every case of messianic hope and action. The messianic urge may fail to arise or may be “abortive”. 36 Instead of positing catastrophe and the despair that follows as the main causes of eschatological ideas and events, it is possible to stress, at least in certain cases, the kindling of hope as a prelude to a messianic awareness. 37
Great expectations of renewal, however, are part of a broad existential model (in the present and future) of the messiah. This perspective or theoretical model attributes meanings to messianism thanks to its closeness to aspects of the “real life” of individuals. If we accept that messianism is an act of translation of mankind’s ultimate destiny (eschaton), a response to the concrete purposes of life, we gain insight into the specific needs that animate it from within. In other words, expectations of renewal or of re-foundation (not simply of a coming catastrophe) allow a more realistic scenario of mystical attitudes, primarily of certain aspects of messianism, as a process always involved in social realities or in human cultures. One can say the mystic-messiah can live his life as “part” or in support of some greater design. He enters history with some very distinguishing traits. That is why mysticism can play a role in “mass movements”, con struct cultural ideals, and spread tradition itself. In messianism, we conclude, mystical imagery develops and blends with historical-functional elements and human goals of assessment, improve ment, and salvation. The mystical imagery and redemptive urge yield ample space for the exploration and interpretation of the chaos of events. They together surpass the personal dimension or inner meditation. They become collective and indispensable forces: thanks to messianism the mystic function is more visible and effective. 36. M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut-London, 1998, p. 6-7. 37. M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut-London, 1998, p. 8.
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MYSTIC EXPERIENCE IN CONTEXT
VI. C omm u n i t y M ys t ici sm . Th e F igu r e
of t h e
“ j us t
ma n ”
1. Our reflection has passed through the comparison between mystic and exegete, and mystic and messiah. We turn now to the relationship between the mystic and righteous or “just man”. The Hassidic tzadiq is an excellent example. We intend to start from the idea that the figure of the righteous man is anthropologically important. He is a participant subject, one who communicates and shares. He embodies an historically specific style of active religiosity. Broadly speaking, this view is characterised by opposite conditions concerning the transcendent condition of God and the material life of the people. It implies a worldview entirely centred on the concrete individuality of the just man. This person addresses the present, vibrant and changeable worldly life. The just man is individually invested with a process of clear embodiment of mystical ideals. In no way he renounces his primary spiritual vocation; indeed, he lives it to the full. However, he is a tangible and present guide of the community. We may imagine that his action and his image represent the “personification” of divine protection (to a specific group). His person is seen as protected and supported by God, but oriented to mankind. Broadly speaking, the mystic-just man is often an individual who is indifferent to his own social standing, and does not flinch from involve ment in the affairs and concerns of other people. He may be integrated, but not necessarily prominent in his society. His personal virtue or sanctity is instrumental to his high mission, which is directed towards his companions and followers. He possesses the capacity to console and assist a troubled community. Through his socially modest figure, a delicate relationship may arise between the contemplative subject and other people living close to him, and sharing his life. In one way or, perhaps, primarily, the mystic-just man is moved by the idea of reducing, of surpassing the limits of materiality, contingency and uncertainty. His innermost nucleus tends towards the infinite, freedom, and divine fulfilment. At the same time, the just man seeks to establish the correct bases of real life, and aspires to building harmonious relations among men. The concreteness of the just man and his real capacities illuminate the range of meanings we attribute to mysticism itself. In other words, it helps cultural analysis of real persons and models. Broadly speaking, the just man represents a point of unification 38 among opposing fluxes, from above a from below, elements of smallness 38. Elior depicts the tzadiq in these terms (R. Elior , The Mystical Origins of Hasidim, Oxford-Portland, Washington, p. 128-129) : “The tsadik embodies the
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and greatness. “He brings the divine world into everyday life”. 39 The vision possessed by the just man, in other words, is founded on a double reality: the magnanimity of God, his grace, power, and light, and the concrete poverty and weakness of man. The latter must be raised towards that divine and powerful world. Ultimately, the mystical figure of this type combines communion with God and social engagement, assuming personal and direct responsibility for others (who in turn are a real means of channelling God’s protection to the human being). 2. Immerging himself in the world, the righteous man raises people up towards God. He urges persons towards a higher world and improves their destiny, precisely by “freeing” himself of all earthly bonds, and “encapsu lating” others within the divine dimension. In the original historical form, the just man 4 0 creates real communities of companions, of cohesive subjects; he founds groups that organize and operate within concrete social relations. The relationship between the just man and the community of faithful believers is deserving of special scru tiny. For the mystic-just man, it implies a guiding (perhaps charismatic) skill, an accentuated feeling of brotherhood, a consciousness of the omni presence of the divine. 41 The intense and real involvement of the just man with the community and the devotion of the members of the community for him are the best expression of certain principles of mysticism, of what is said to be “the mysteries that give meaning to life”. 42
unity of these opposites: he is the tangible expression of the divine duality, of the ebb and flow, of emanation and withdrawal, of expansion and contraction, nothingness and being, lights and vessels, creation and annihilation”. 39. R. Elior , The mystical Origins of Hasidim, Oxford-Portland, Washington, p. 129: “Achieving this unity of opposite places conflicting demands on the tsadik, to allow being understood as nothingness, he must adopt an ecstatic approach of indifference to his personal needs and withdraw from the world ; to allow nothingness to be understood as being, as expressed in the emanation of the divine abundance in material form, he must adopt an ecstatic approach and immerse himself in the world”. 40. As corresponding, for example, to Israel Ba’l Shem Tov, 1698-1760 and to various late eighteenth-century European figures. 41. As Elior sums up, this depends on the fact that he lends support and performs miracles, making clear to all that he “moves between different states of consciousness so as to confront both divine nothing and physical being” (R. Elior , The Mystical Origins of Hasidim, Oxford-Portland, Washington, p. 130). 42. “The just man is allowed a vision of the hidden world. He knows (the mysteries) also through written traditions and their traditional interpretation (this is the case of the Seer of Lublin, see R. Elior , The Mystical Origins of Hasidim, Oxford-Portland, Washington, p. 157 sqq.).
MYSTIC EXPERIENCE IN CONTEXT
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Briefly, the authority of the just man is based on his reading of “God’s secret will” both today and in the future. The mysticism of the just man is a force that definitively comprehends God and his design. The community depends on the mystic-just man to know the unknowable divine universe; it is dependent on his effective mediation. Essentially, the just man re-energises and transforms decisive elements of humankind’s spiritual activity, and renews forms of authority and conceptions regarding divine grace. 43 In general terms, his activity is not a strategy simply adopted to obtain union with God, or spiritual certainty. It is a choice adopted to accompany human beings through life. The figure of the just man gives paradigmatic support to the under standing of mysticism. It is what permits the representation of dynamical incarnated social processes, and does not limit us or our observation to categories and typological enumerations. Using Biderman’s terminology, we may conclude that the “identity” of the just man is given by his spiritual engagement and social modesty. His “justification” is given by his mundane role of engagement and his guidance of a community. All this naturally does not exclude similarities and divergences with the exegetical work messianic destiny, or other mystical dimensions. VII. F i na l R e ma r k The application of categories or stable models to an actual scenario of human relations and dynamic religious systems is not easy. We need to accept the centrality of this application in cultural theorizing. In addition, we must recognise that some well known assumptions concerning mysticism, messianism, exegesis or community mystic life should be revised. Mystical praxis is a type of experience that cannot be explained through the normal idea of introspection, sensorial analysis, sensibility and so on. It is not strictly speaking an individualistic trend or a religious form isolated from practical experiences. 43. In the case of Seer of Lublin his contribution to Hassidic thought lies “in his novel interpretation of the dialectical relationship between the normative system and the ecstatic system that is fundamental to the kabbalistic concept of God. In his view, the normative framework – the Torah and commandments and traditional standards – binds community as a whole ; the tsadikim, as extraordinary individuals granted the power to go beyond the normal limits of perception … are committed to an ecstatic framework based on mystical thinking : They must seek out the hidden will of God as continually revealed through human consciousness and establish new standards and new ways for that love to be manifest” (R. Elior , The Mystical Origins of Hasidim, Oxford-Portland, Washington, p. 159).
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Consequently, we maintain that while mysticism always appears as a strong inner desire, it often has a collective dimension and concrete objec tives. Mystical figures present themselves in relation to a system, to a preexisting and evolving systemic whole. They present themselves greatly influenced by the context of the actors and multiform necessities of the societ y. They do not escape the need to build their life, govern their relations and propose their worldview within usual human conditions. This is why they are determined by their link with their environment, in terms of representations, appearances, purposes, and instruments. In the three forms of mysticism presented here, the link of the mystic with extensive social and human domains or activities (exegetical investiga tion, messianic redemption, community leadership) proves to be intense and essential, not simply occasional. In the case of the just man this is absolutely clear, given his personal involvement as a “human guide” taking care of believers and followers. Nonetheless this intense and coherent dimension is evident also in the mystic-exegete and the mystic-messiah, whenever their activities are represented as a renewal of society, salvation, support of the system itself, and formative performances of common life. In brief, all mystical phenomena include societal intervention and transformation. They are based on mental and moral dispositions of specific actors; they are facts marking the lives of entire societies, with their deep hopes of truth, justice, and God’s benevolence.
L E MYSTICISME INTRA-MONDAIN : LES EFFETS SOCIAUX DU DÉSIR DE DIEU Enzo Pace Université de Padoue
Summary As a first step, it is proposed to revisit the weberian typology asceticism/mysticism, and in a second time from the dialectic between intramondain/extramondain, to analyze the inner-world mysticism. In particular, two dimensions will be considered: (a) work as time and space of the mystical union (daily liturgical action where is accomplished God’s desire); (b) the organization of a community without visible hierarchy, set by the mystical relationship between the disciple and the spiritual master (teofratia or sampradāya, according to Weber). The combination of individual and community solidarity may produce very important social effects, such as economic success where the organization of a diasporic solidarity network. The second part is based on a field survey conducted in 2005-2006 on the sikh community in Italy. Résumé On se propose, dans un premier temps, de revisiter la typologie weberienne ascétisme/mysticisme et, dans un deuxième temps, à partir de la dialectique entre intramondain/extramondain, d’analyser le mysticisme intramondain. En particulier, seront envisagées deux dimensions : (a) le travail comme temps et espace de l’union mystique (action liturgique quotidienne où s’accomplit le désir de Dieu) ; (b) l’organisation d’une communauté sans hiérarchie visible, réglé par la relation mystique entre le disciple et le Maître spirituel (teofratia ou sampradāya, selon Weber). La combinaison entre travail individuel et solidarité communautaire peut produire des effets sociaux très importants, telles que la réussite économique où l’organisation d’un réseau de solidarité diasporique. La deuxième partie repose sur une enquête de terrain menée en 2005-2006 sur la communauté sikh en Italie.
I n t roduct ion Cette communication a comme objet la notion de mysticisme intramondain à partir de la définition que Max Weber donne de ce concept. Après avoir synthétisé les traits distinctifs de cette catégorie, l’argumen tation s’articulera en deux temps. La première partie tentera d’explorer La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109000 ©
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le lien entre travail et engagement contemplatif dans le monde afin de mettre en évidence quels peuvent être les effets sociaux d’une éthique économique qui fait référence à un modèle de mysticisme intra-mondain en contrôlant tout particulièrement la promotion du développement d’une économie sociale de marché ou de systèmes de solidarité économique qui sont alimentés par l’esprit communautaire que le mysticisme intra-mondain semble pouvoir favoriser. La seconde partie se limitera à vérifier la valeur heuristique de ces concepts en les rapportant à un seul cas concret, c’est-à-dire à la communauté des Sikhs, l’objet d’une de mes recherches empiriques menée en 2005 en Italie 1. I. N i e r
l e mon de pou r s ’affi r m e r
Le problème sociologique soulevé ici veut expliquer comment une éthique religieuse de négation du monde est en mesure de donner naissance à : a. des formes d’organisation qui se montrent capables, à long terme, de garantir aux individus, qui y font référence, le succès social ; b. des formes de solidarité organique qui se basent sur un idéal de tra vail comme prière ou comme action liturgique de vie quotidienne ; c. des formes de solidarité locale et transnationale qui assurent aux individus un réseau de protection et de soutien en cas de nécessité. Il s’agit avant toute chose d’éliminer un paradoxe apparent : la négation du monde, au lieu d’encourager une fuga mundi, génère une action sociale orientée vers des valeurs, en particulier à une éthique du travail et du labeur, qui lorsqu’elles sont acceptées avec conviction et loyauté par les sujets, favorisent de bonnes performances économiques et de bonnes pratiques sociales. C’est dans ce sens que j’entends sérieusement reprendre la notion de mysticisme intra-mondain, que Max Weber analyse dans ses œuvres, pour l’appliquer à certaines études de cas qui font référence à différents systèmes de croyance religieuse. Du moment que le travail dans la thèse de Weber constitue la valeur éthique fondamentale de l’esprit du capitalisme ou, mieux encore, puisque le travail est valorisé par une certaine éthique religieuse (le puritanisme calviniste) comme vocation (Beruf ), il devient l’habitus mental et moral du capitaliste des origines. Rappelons par ailleurs, comme le fait souvent le sociologue allemand, que le travail a eu une fonction ambivalente même dans le monachisme : 1. E. Pace et al., I Sikh: storia e immigrazione, Milan, 2006.
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La fuite ascétique hors du monde se manifeste à travers l’interdiction de la possession individuelle pour le moine, une existence assurée intégralement par son propre travail et surtout par une restriction des besoins au strict nécessaire, en conformité à ce choix de vie. A côté de cela, le monachisme s’est de tout temps contredit lui-même, et de la même façon que tous les ascétismes rationaux, c’est-à-dire en contribuant à créer cette richesse qu’il refusait. Partout temples et monastères sont devenus leurs propres lieux d’économie 2 .
À la lumière des thèses wébériennes, il ne semble pas chose facile que de vouloir forcer les limites au sein desquelles le sociologue allemand a systématiquement tenté de retrancher l’esprit du capitalisme. Sa dernière matrice (ou pour mieux dire son affinité élective) demeure dans (et avec) le christianisme, même si c’est dans une variante particulière née du processus de différenciation historique et sociale que ce système de croyance a connu dans le temps et dans l’espace. La séquence: travail, ascèse dans le monde, esprit du capitalisme, réussite sociale, semble uniquement fonctionner si l’on se maintient dans les limites symboliques d’une manière particulière d’interpréter le message chrétien qui relie justement le travail à l’ascèse et qui considère le travail comme ascèse. Le mysticisme semble donc exproprié, en fuite hors du monde. II. L e s
l i eu x w é bé r i e ns du m ys t ici sm e i n t r a - mon da i n
Dans les Observations intermédiaires (Zwischenbetrachtung; Theorie der Stufen und Richtungen religiöser Weltablehnung, l’un des essais dont se compose, par couches successives, l’œuvre posthume de Max Weber, Sociologie des Religions/Die Wirthschaftsethik der Weltreligionen), Weber commence en disant : Le domaine de la religiosité indienne [...] représente [...] le berceau des étiques religieuses de négation du monde dans la forme la plus absolue, théorique et pratique que le monde a engendré. Même la technique qui correspond à cette négation a atteint ici son développement maximum. Le monachisme et les manipulations typiques de l’ascèse et de la contemplation non seulement ont vu ici le jour mais ont été perfectionnés avec la plus grande cohérence. C’est peut-être donc ici qu’il faut chercher le point de départ historique de cette rationalisation qui s’est ensuite développée à travers le monde 3.
L’intérêt de cet incipit réside dans le fait que Weber, qui veut démontrer la justesse de sa thèse sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 2. M. Weber , Sociologia delle religioni, Milan, 2002, vol. II, p. 594/76. 3. M. Weber , Sociologia delle religioni, Milan, 2002, vol. II, p. 585.
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affronte une sorte de circumnavigation d’une mappemonde des grandes relig ions mondiales afin de mesurer, pour ainsi dire, la distance entre les diverses éthiques religieuses de ces grands univers symboliques d’un côté, et le développement de la mentalité capitaliste de l’autre. C’est ainsi qu’il se retrouve face à un répertoire d’actions religieuses, tellement différentes entre elles, qu’il est poussé à élaborer, par cohérence avec la méthode de la sociolog ie compréhensive (ou « comprenante », traduction qu’aurait préfé rée Weber), la typologie ascèse/mysticisme. Le schéma qui suit, à ne considérer que comme un simple exercice de mémoire, veut indiquer les traits distinctifs typiques des deux voies de l’esprit afin de montrer que les différences sont tellement abstraites qu’elles ne délimitent pas, en réalité, une frontière nette entre les deux types. Max Weber, du reste, a toujours tenu à préciser que les types idéaux sont des constructions sociologiques et que la réalité est beaucoup plus complexe, que les passages d’un type à l’autre sont beaucoup plus fréquents que ce que l’observateur peut imaginer en théorie. Schéma n. 1 – Ascèse et Mystique dans la typologie de Weber/une relecture Ascèse = agir comme si on était l’instrument de la volonté divine / PRIMAUTÉ DU FAIRE
Mystique = agir comme si on était déjà rempli du salut / PRIMAUTÉ DE L’AVOIR
Deux types: a) fuite du monde b) engagement dans le monde ↓ Ascétisme intra-mond ain
Deux types: a) fuite du monde b) engagement contemplatif dans le monde ↓ Mysticisme intra-mondain
On se soumet, dans tous les cas, à une discipline (au service d’un idéal ultra-mon d ain) qui rationalise les comportements individuels et collectifs mais, alors que dans le premier cas (fuite) les effets de la rationalisation (économique et sociale) sont inattendus, et involontaires, dans le second (engagement) en revanche, les effets sont recherchés comme les signes d’un destin de salut qui débute déjà dans ce monde. Le résultat de l’action sociale orientée vers l’ascétisme est, de toute façon, transformateur du monde, mais avec une différence importante: en cas de fuite l’effort de transformation est concentré intérieurement (pour se changer soi-même et vaincre le mal qui est en soi), tandis que dans le second (engagement) l’action modif ie délibérément les règles de ce monde.
La recherche du mystique est déjà termi née quand elle commence : connaître l’expérience de la fusion avec la divinité donne l’impression au mystique d’être un récipient de la grâce. À un tel point que, dans les formes les plus cohérentes, elle peut développer un radical désintérêt pour et dans le monde. De cette manière le premier type de mystique (fuite) peut être rapproché au prem ier type d’ascèse en s’y associant même parfois. Il existe toutefois un second type, l’engagement contemplatif, qui n’engendre pas une éthique de refus du monde, mais qui se base sur une vision sublimée de la valeur du travail, comme plus-value éthique et transcendantale du labeur humain. Dans ce sens, le résultat de l’action du mys ticisme est, de toute manière et en principe, non transformateur du monde, mais bien plutôt adaptatif au monde.
L’idée que le mysticisme intra-mondain ait un lien avec la valeur du tra vail n’est pas identifiable de cette manière dans le schéma. Il s’agit d’une
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interprétation que je propose et qui se base sur un raisonnement par analo gie. Si au centre de l’ascèse intra-mondaine, Weber place l’éthique du tra vail (une éthique économique non déterminée uniquement par le principe de l’utilité), on peut penser que dans le mysticisme intra-mondain se définit aussi, sous une forme différente, un autre type d’éthique du travail. Afin d’argumenter cette affirmation, il est nécessaire d’élucider dans quel sens il est opportun de distinguer la notion de travail du concept de labeur. La première peut être acceptée comme un destin ou comme une tâche nécessaire pour subvenir à ses propres besoins, le labeur signifie en revanche travailler avec assiduité, en attribuant au travail une fonction qui ne se réduit pas à la simple subsistance. Pour reprendre Marx, on peut faire une distinction entre la force-travail (ce qui est nécessaire à un travailleur pour se reproduire c’est-à-dire que le salaire est ici une simple unité qui traduit un équivalent universel, l’argent, la marchandise-travail vendue par l’ouvrier au marché) et ensuite continuer avec Weber pour dire que le travail comme profession-vocation (dans le sens wébérien de Beruf ) est orienté vers une fin éthique et religieuse où le salut se mesure par le succès de l’investissement capitaliste qui ne s’obtient que grâce à un engagement métho dique et rationnel (ascèse) dans l’organisation du travail (dans le monde). Le mystique qui ne fuit pas le monde mais qui demeure en son sein, même si c’est comme un exilé ou comme une personne qui se sent de pas sage, tend à vivre le travail surtout comme labeur, puisque le sacrifice, l’engagement, la fatigue qu’il engendre lui apparaissent comme une forme de prière, un acte de culte adressé à un dieu ou à une puissance transcendante avec laquelle elle désire s’unir. La soumission aux temps du travail n’est pas vécue comme un poids mais comme l’exercice d’une vertu supérieure. En travaillant, on produit un plus-travail qui ne se traduit pas nécessairement dans la recherche méthodique du succès économique puisque, même si la plus-value de ce plus-travail peut aussi se matérialiser dans le monde, sa fin ultime n’est pas dans et de ce monde. Le mystique intra-mondain, pour utiliser une métaphore, n’est jamais fatigué de travailler car c’est ce labeur qui l’assouvit : ce qui le satisfait ce ne sont pas en effet les résultats atteints mais bien plutôt le zèle dont il a fait preuve à profusion pour porter à terme cette activité. Le mystique éprouve un sentiment de satiété ici et maintenant tandis que l’ascète renvoie sa satisfaction à un temps différé, au-delà des limites de ce monde. C’est presque ce qu’affirme Weber, de façon plus élégante, vers la fin du bref essai cité précédemment (Zwischenbetrachtung) : Le paysan pouvait mourir rassasié de la vie, comme Abraham. Le seigneur féodal et le guerrier héroïque aussi. Ils accomplissaient en effet tous les deux le cycle de leur existence sans tendre vers quelque chose d’autre. Ils pouvaient penser accomplir, à leur manière, leur tâche terrestre, dont le contenu était aussi simple et clair que leur vie. Cet accomplissement n’a
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plus été possible pour l’homme instruit, qui aspirait à l’autoperfection nement dans le sens d’une appropriation ou d’une création de contenus culturels. Il pouvait très certainement se retrouver fatigué de la vie, mais pas rassasié de la vie, dans le sens de l’accomplissement d’un cycle de vie 4 .
On peut lire, entre les lignes de cette phrase, la distance qui passe entre deux types d’éthique économique influencée par des systèmes de croyance religieuse différents. D’un côté, l’incessante recherche du succès dans le monde comme l’unité de mesure éthique pour espérer en la rédemption finale ; de l’autre, l’assouvissement de celui qui a rempli sa vie de sens parce qu’il a su la vivre comme une oraison continuelle adressée à un dieu ou à une puissance qui ne sont pas, dans tous les cas, imaginés comme des forces étrangères, menaçantes, lointaines et inaccessibles. Être obligé de travailler en repoussant continuellement la possibilité de jouir pleinement des résul tats du succès économique obtenu (ascèse intra-mondaine) et en prenant le risque qu’à la fin, le sacrifice accompli ne soit pas récompensé adéquate ment en termes de rédemption, n’est pas la même chose que de travailler laborieusement en étant convaincu que de cette façon déjà on devient le récipient d’un dieu dans ce monde (mysticisme intra-mondain). Une chose est donc l’éthique du non-travail du bouddhisme antique (exemplairement incarnée par la figure du bhikşu (littéralement, celui qui mendie la nourri ture), une autre est celle d’Ahmadu Bamba 5, le maître spirituel et fonda teur de la confrérie soufie de la Muridiyya au Sénégal, ou celle encore de Guru Nanak, maître spirituel et initiateur de la voie des Sikhs. Dans tous ces cas, le travail qui est synonyme de prière est un acte de culte. Et pas seulement. Le labeur est une manière de se sentir rempli de Dieu mais aussi lié et solidaire de tous les frères de la même communauté de foi. Travailler veut donc dire aussi construire une communauté solidaire. Et c’est cela justement qui fait la différence aussi bien avec l’ascétisme intra-mondain de matrice calviniste, qui exalte en revanche les talents individuels et l’esprit d’entreprise du premier capitaine d’industrie, qu’avec les modèles spirituels qui, à la période de la naissance de la voie des Sikhs, étaient présents dans le milieu socioreligieux où œuvrait son fondateur, Guru Nanak. III. L a S ik h
pa nth comm e e x e m pl e de m yst icism e i n t r a - mon da i n
La Sikh panth constitue un cas d’étude très intéressant puisqu’il permet de comprendre de quelle manière a pu se former un système de croyance à la limite symbolique d’autres systèmes (hindou et musulman), au sein d’un contexte historique, culturel et géopolitique particulier, pour être en 4. M. Weber , Sociologia delle religioni, Milan, 2002, vol. II, p. 622, éd. ital.) 5. O. Schmidt di Friedberg, Islam, solidarietà e lavoro, Turin, 1994 ; D. B. Cruise O’Brien, Sufi Politics in Senegal, Cambridge, 1983.
LE MYSTICISME INTR A-MONDAIN
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mesure de développer ensuite sa propre ligne originale de développement qui a enraciné ses points de force dans l’éthique du travail et dans l’esprit de communauté. Les systèmes de croyance avec lesquels Nanak s’est en effet confronté ont été en partie le monde du soufisme et de l’autre, celui de la bhakti hindoue 6. La comparaison avec le premier est légitime à la lumière de l’historiographie du mouvement sikh des origines. Son fondateur, Guru Baba Nanak (1469-1539), aurait en effet reçu une première initiation par un prédicateur qui faisait partie d’un mouvement où avaient conflué non seulement les enseignements des écoles du yoga tantrique mais aussi ceux qui provenaient de la mystique soufie 7. La zone géographique, le Pañjab où la voie des Sikhs a vu le jour, a été pendant longtemps un croisement de diverses spiritualités. Si par rapport à la fuite ascétique hindoue, les Sikhs n’ont pas élaboré une éthique de nette séparation avec le monde, ils se sont en revanche montrés plus proches de l’esprit des confréries musulmanes et, en particulier, au type de rapport qui s’instaure entre maître et disciple, entre guide spirituel et fidèle le long de la voie de l’union mystique avec Dieu 8. Le système de croyance sikh a toutefois une claire empreinte mystique orig inelle. Nanak est dans le fond une figure porteuse de charisme (un sant) qui s’est découvert intermédiaire ou plutôt médiateur d’une Parole extra-ordinaire et qui fonde, si on se limite aux sources historiques, une communauté de “saints” (sangat) appelés à modeler leur vie individuelle sur un modèle de personne pieuse entièrement consacrée à Dieu (gurmukh). La vertu de l’improvisation qu’il exerce, en travaillant sur un matériel symbolique préexistant, lui permet de créer un nouvel univers symbolique, propre à une personnalité mobile qui, à travers les limites d’autres systèmes de croyance, en définit un autre relativement nouveau 9. L’accomplissement de l’union mystique toutefois n’est pas à rechercher dans la fuga mundi mais dans l’enseignement central de l’éthique religieuse sikhe, à savoir dans l’engagement contemplatif dans le monde, la participation convaincue aux diverses activités qui sustentent la vie de l’homme (familiale ou économique, de la sphère culturelle jusqu’au domaine politique). La différence avec la tradition bhakti hindoue est donc bien délimitée comme le rappelle Ray 10: 6. W.H. McL eod, «The Influence of Islam on the Thought of Guru Nanak », dans N.R. R ay (éd.), Sikhism and Indian Society, Simla, 1967, p. 307. 7. S. P iano, « Il Sikh-panth », dans G. Filoramo (éd.), Storia delle religioni, Rome-Bari, 1996, p. 258. 8. E. Pace , « Il maestro spirituale nella tradizione musulmana », dans M. Macarinelli (éd.), Un padre per vivere, Padoue, 2001, p. 173-188. 9. E. Pace , Raccontare Dio. La religione come comunicazione, Bologne, 2008. 10. W.H. McCleod, « The influence of Islam upon the thought of Guru Nanak », History of Religions 7 (1968), p. 302
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Neither the leaders of the Bakhti movement nor of the Nathapantha and the Sant synthesis attempted to do what Guru Nanak did…These leaders seem to have been individuals working out their own problems towards achieving their personal, religious and spiritual aims, and aspirations.
L’association entre dimension mystique et engagement dans le monde concourt donc à faveur du mysticisme intra-mondain et d’une autre notion qui lui est étroitement liée, celle de « teofratia ». IV. L a
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da ns l a t h éor i e de
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Jean Séguy a consacré de nombreuses pages 11 à l’explication d’une pos sible utilisation des instruments conceptuels mis au point par les auteurs classiques, comme Weber ou Troeltsch, pour étudier les phénomènes qui s’inscrivent hors de la tradition chrétienne ou qui concernent de nouvelles formations socioreligieuses. Sa recherche a abouti à l’élaboration d’un con cept – celui de groupe volontaire d’intensité religieuse – plus souple et plus vaste par rapport aux typologies wébériennes et troeltschiennes. Selon Séguy en effet, ce concept permet de reconduire des phénomènes présents dans différents milieux socioreligieux (islam, christianisme, religions orientales) à un type abstrait caractérisé par la concurrence d’éléments tels que : le choix individuel d’adhésion à un groupe, la référence à un maître spirituel qui guide les disciples vers une discipline intérieure de type ascétique et/ou mystique et enfin « la finalisation de la vie quotidienne de leurs membres » 12 . De ce point de vue, Max Weber avait déjà entrevu cette notion lorsqu’il avait affronté l’étude de l’hindouisme et du bouddhisme 13. Discutant sur la justesse de l’application de la notion même de religion – conforme en effet aux catégories conceptuelles occidentales – à l’hindouisme, Weber note que cette notion est tout à fait étrangère à la tradition hindoue. Cependant, selon l’auteur, il existerait un terme sanskrit qui pourrait être mis en parallèle avec le concept inhérent au mot religion. Il s’agit du substantif sampradaya. Weber le traduit par l’idée d’une « communauté d’appartenance qui ne s’acquiert pas à la naissance – dans le sens qu’elle est open-door caste –, mais à travers des finalités religieuses communes et des voies communes de salut. Les hindous érudits appelaient ces communautés teofratrie » 14 . Les exemples auxquels fait référence le sociologue allemand sont dans l’ordre : le jainisme, le bouddhisme et la 11. J. Séguy, « Groupements volontaires d’intensité religieuse dans le christianisme et l’islam », Archives de sciences sociales des religions 100 (1997), p. 47-60. 12. J. Seguy, “Groupements volontaires d’intensité religieuse dans le christianisme et l’islam”, Archives de sciences sociales des religions 100 (1997), p. 57. 13. M. Weber , Sociologia delle religioni, Milan, 2002, vol. II, p. 632-633. 14. M. Weber , Sociologia delle religioni, Milan, 2002, vol. II, p. 652-653’
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secte shivaïte des Lingayat. S’il avait étudié la genèse de la voie des Sikhs, il n’aurait probablement eu aucune hésitation à l’ajouter dans cette liste. Un élément important de l’analyse wébérienne, c’est qu’elle trouve son écho même dans les écrits de Séguy, à propos des groupes volontaires d’intensité religieuse et en particulier dans l’importance qui est attribuée à la figure du maître. Weber, en parlant des teofratrie hindoues et du rôle de leurs guides, utilise volontairement le terme français : directeur d’ âme 15 ; ce qui correspond à la figure du gourou, si centrale, comme nous le verrons bientôt, dans le système de croyance sikh. Décider de suivre un maître parce que l’on retient qu’il est en mesure de nous offrir une technique, ici et maintenant, pour nous unir à Dieu, consti tue la clef de voûte pour comprendre comment se construisent d’une part, un système symbolique de croyance déterminé et de l’autre, une forme d’organisation socioreligieuse spécifique centrée sur le pouvoir (visible ou invisible, peu importe en ce moment) du guide, gardien d’une extra-ordinaire sagesse divine, car il a été touché par Dieu. Devenir le disciple d’un maître, porteur du charisme spécial de celui qui « communique avec Dieu », signifie, dans de nombreux cas pour un individu, se libérer des liens sociaux qui lui ont été attribués à sa naissance, par son lien de sang et par les obligations de sa caste. L’individu est accueilli en tant que tel, pour le choix qu’il accomplit indépendamment de ses appartenances sociales et relig ieuses qui délimitent son identité à la naissance et à travers la socialisation primaire. Autour du maître va se créer un cercle de « croyants de la première heure » qui le suivra avec enthousiasme en rompant avec l’ordre des conceptions du monde préexistant. Il n’y a aucun doute sur le fait qu’à l’origine, le dispositif socioreligieux est du type secte. Mais ce qui compte en réalité pour étudier le processus de transition de la phase originaire de la secte à la constitution d’un système de croyance, réfléchi et complexe, c’est la typologie du guide spirituel et par conséquent les diverses relations possibles qui s’établissent entre maître et disciple. Le directeur d’âme, comme nous l’avons connu en milieu chrétien, n’est pas si différent du sheikh ou du marabout d’une confrérie musulmane ou encore du gourou d’une secte hindoue. Dans ces cas-là, la relation entre celui qui guide et celui qui se laisse guider semble une caractéristique commune. Mais à y regarder de plus près, une chose est de faire le directeur spirituel en faisant partie d’une institution pour le salut (une église), une autre, de faire reconnaître comme un maître qui « illumine », parce que l’on a été auparavant « illuminé » (ou parce qu’on se considère tel) par la puissance extra-ordinaire divine. Exercer le charisme extraordinaire de guide qui conduit directement à Dieu parce que l’on croit posséder les bons plans ou les secrets de la « voie » afin d’atteindre l’objectif divin est chose bien dif15. M. Weber , Sociologia delle religioni, Milan, 2002, vol. II, , p. 653.
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férente que se limiter à conseiller son propre disciple afin qu’il apprenne à discerner le bien du mal ou à se comporter comme le bon fidèle d’une institution de salut. L’attitude intérieure et de fond que le disciple assume, dans certains cas comme dans celui que nous sommes en train d’examiner pour la voie des Sikhs, peut être résumée de la façon suivante : l’engagement à réussir dans le monde est la conséquence d’une relation secrète de dépendance avec le maître, d’un parcours d’initiation qui l’amène à contempler le monde. Le terme secret se rattache alors aussi bien à l’aspect ésotérique de la relation de dépendance mystique qu’à l’occultation physique du maître. Dans certains cas, le guide spirituel n’est plus présent et le disciple peut vivre sans qu’un contact physique assidu soit nécessaire avec le maître au point que l’intériorisation de la figure du maître peut parfois représenter une force morale supérieure par rapport à celui qui peut se vanter de le rencontrer périodiquement dans la réalité. D’autre part, les maîtres qui regroupent des acolytes de dévots autour d’eux sont considérés non pas comme le pôle spirituel avec lequel s’identifier mais plutôt comme celui qui ouvre la voie à parcourir : une fois la voie ouverte, le disciple peut procéder par lui-même, aller de par le monde et réussir dans la vie. En conservant toutefois le lien intérieur, mystique et invisible avec son maître. Dans le cas des Sikhs, le secret de la plus-value de travail me semble être la quintessence de la voie mystique qui, depuis Nanak et à travers les neuf autres maîtres ou gourous, a été transmise de génération en génération jusqu’à nos jours. Ce secret explique (ne détermine pas puisqu’en accord avec Weber, nous sommes plutôt au niveau d’affinités électives entre éthique religieuse et esprit d’entreprise économique) aussi probablement le mystère, pour le dire en passant, de la réussite sociale des émigrés sikhs en Amérique, au Canada et en Europe. V. L e s
ca r act é r i s t iqu e s or igi n e l l e s de l a voi e de s
S i k hs .
À l’origine de la Sikh panth se situe l’expérience mystique et extatique d’un homme, qui en vertu de cette expérience, est convaincu d’être porteur d’une révélation céleste. Selon la tradition hagiographique, cet homme, Nanak, né dans une famille de la caste des ksatriya, devint un maître spiri tuel itinérant, après avoir été enlevé au ciel et avoir reçu directement des mains du Gourou Suprême le contenu de la révélation : Nanak, je suis avec toi. Par toi mon Nom sera célébré. Celui qui te suivra, je le sauverai. Parcours le monde pour répéter mon Nom et enseigner à l’humanité à prier dans ce monde… Je suis le Seigneur suprême, le Créateur premier et tu es mon gourou, le très grand gourou de Dieu 16.. 16. Cité dans S. P iano, « Il Sikh-panth », dans G. Filoramo (éd.), Storia delle religioni, Rome-Bari, 1996, p. 257.
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La conception théologique que Nanak consigne à la mémoire de la première communauté de disciples peut être résumée dans la formule: monothéisme absolu et dévouement absolu à Dieu. Dieu est le créateur de l’univers, il emplit donc de sa présence tout le monde créé. L’être humain qui est capable de mener une vie vertueuse réalise Dieu en soi et ceci est possible si l’être humain agit avec la conscience d’être continuellement en présence de Dieu (comme la fleur de lotus dans l’eau). Le monde a été créé par Dieu dans un but précis celui d’améliorer la vie des êtres humains, ceux-ci sont donc appelés à contribuer au travail de la création. C’est de là que dérive une disposition générale positive vis-à-vis du monde, considéré comme un chantier ouvert où chaque individu peut contribuer à la construction de quelque chose de positif, chacun selon ses propres capaci tés. Le salut consiste, pour Nanak, à parcourir un chemin vertueux qui conduit l’être humain à s’unir à Dieu. Pour y arriver, il n’est pas nécessaire de fuir le monde ou de se soumettre à des pratiques de mortification ni d’imaginer que la libération n’aura lieu que dans l’au-delà. Puisque le monde n’est pas recouvert du voile de l’inconnaissable (maya), l’action religieuse est rationnelle, motivée par des finalités à la portée de la raison humaine 17. “Sweet is this world, who has seen the next” dit un proverbe panjabi : utilise bien toutes les opportunités que t’offre la vie. Enrichis-toi si c’est possible, sans perdre de vue l’intime relation que tu dois construire avec Dieu à travers son gourou. L’impact que les idées religieuses, élaborées successivement par les neufs autres gourous qui ont succédé à Nanak, a eu sur l’éthique économique est sous bien des aspects surprenant pour deux types de motifs. Le premier est que le système de croyance sikh se présente, dès sa fonda tion, comme un medium de la communication avec le milieu social, un instrument caractérisé par une flexibilité et une adaptabilité élevées. En d’autres termes, le principe constitutif et originel s’exprime plus ou moins comme suit: agis toujours comme si le changement était un signe de la bienveillance divine. N’oppose pas de résistance au changement mais tente de « t’ajuster » à ce qui change. Tu peux le faire parce que tu possèdes une ressource symbolique profonde – la dépendance mystique du gourou et à travers lui de Dieu – qui te permet de transformer la nouveauté en une « gloire majeure de Dieu ». La contingence du milieu social est ainsi réduite parce que, dans le système de croyance sikh, il existe un dispositif symbolique qui permet de transposer la complexité externe du milieu en complexité interne. Il s’agit de l’idée du work is worship : en travaillant, on prie ; en donnant le meilleur de soi-même dans le respect de l’autonomie des sphères mondaines, on s’élève spirituellement. On s’auto-réalise et, en même temps, on réalise la présence de Dieu en soi. Le fait qu’à un niveau 17. G. K aur , Reason and Revelation in Sikhism, New Delhi, 1990, p. 117-122.
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historique, la prédication de Nanak et des gourous successifs a fortement condamné toute forme de discrimination sociale ou de caste (théorique ment parlant tout au moins), en libérant l’individu de ses devoirs liés au dharma de sa propre caste d’appartenance, peut être interprété comme la pré-condition mentale de la mobilité sociale connue par les Sikhs au cours des temps. N’étant plus obligés – mentalement au moins – de se représenter comme la partie indissoluble d’une caste (même si le système des castes continue à fonctionner sous de fausses apparences), les Sikhs ont pu développer un dynamisme économique et social que l’on n’a pu voir que, récemment et encore partiellement, dans le monde hindou. Par ailleurs, l’idée, propre à la foi sikhe, de la fraternité universelle a favorisé l’introduction de pratiques communautaires qui ont réduit les distances de rang social entre les individus. Il n’existe pas en effet de prêtres ou de hiérarchies de sages séparés du commun des fidèles. Le second motif d’intérêt est à rechercher dans la succession des dix gourous. Entre la première révélation reçue par Nanak, autour de l’an 1500, jusqu’au dixième gourou, Gobind Singh (mort en 1708), les Sikhs pouvaient s’identifier à des guides spirituels visibles. Le dernier gourou décréta la fin de la succession en ne nommant aucun autre gourou mais en déclarant que le Livre sacré (l’Adi Granth), qu’il avait fait rédiger, aurait remplacé l’autorité des gourous. Ce Livre est depuis considéré la manifestation vivante de l’esprit des dix gourous et en définitive de Dieu lui-même 18. Une fois le problème de la succession du leader charismatique résolu, la communauté sikhe a appris à fonctionner comme une structure auto-réglementée sans une autorité légitime en chair et en os. La dépendance mystique continue donc sans un guide spirituel bien vivant. Ce changement ne pouvait être sans conséquences : le sens d’appartenance entre égaux à la communauté (la teofratria) s’est renforcé tout en alimentant un esprit de liberté et d’entreprise individuelle impensable dans les deux religions voisines et concurrentes, présentes dans le milieu originel où s’est développée la doctrine sikhe, respectivement l’hindouisme et l’islam 19. L’absence de dogmes, d’une ritualité rigidement codifiée et de hiérar chies sacrées, au moins jusqu’à l’institution du khalsa, témoigne en faveur de la thèse selon laquelle le système de croyance sikh est en réalité souple parce qu’il réussit à associer le choix individuel de croire avec le sens d’appartenance à une fraternité orante qui ne reconnaît comme légitime que la Parole de Dieu, révélée à travers les gourous et ensuite déposée définiti vement dans le Livre (Adi Granth). La dimension mystico-sectaire, qui, dès les débuts, a caractérisé l’histoire prophétique du gourou Nanak et de sa communauté primitive de disciples, ne s’est pas effacée au cours des 18. G. S. Mann, The Making of Sikh Scripture, New York-Oxford, 2001 ; E. Trumpp, The Adi Granth of the Holy Scripture of the Sikhs, New Delhi, 1970. 19. W. H. Mc L eod, The Sikhs: History, Religion, and Society, New York, 1989.
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siècles ni ne s’est perdue dans les tempêtes de l’histoire que la communauté a traversées en affrontant persécutions, exécutions des gourous, scissions internes, luttes politiques pour l’indépendance et pour l’autonomie poli tique et ainsi de suite. Cette caractéristique est le signe d’une modalité de communication religieuse entre système et milieu qui « ne ferme pas ses portes » mais qui, parce que le système a tout intérêt à survivre et à se reproduire, tente de transformer les « énergies externes en information interne », chaque fois que l’équilibre homéostatique du système est menacé. La religion sikhe, en exaltant l’engagement intra-mondain du croyant dans la recherche de l’union mystique avec Dieu, a fini par valoriser les « talents individuels » que chaque fidèle est appelé à mobiliser pour la « plus grande gloire de Dieu ». Chaque individu tente de rencontrer Dieu « dans ce monde », en devenant le protagoniste de son propre destin : en transformant éventuellement le monde afin d’améliorer sa vie et celle de ses « frères » 20. VI. C onclusion La force intérieure du système de croyance sikh que nous avons délimi tée nous a permis de mettre à l’épreuve la notion de mysticisme intramon dain. Il représente le principe fondamental de fonctionnement de leur système de croyance et se base sur deux ressources symboliques: a) la mobilisation individuelle à l’action dans le monde et b) la liaison du sens de l’action avec une finalité transcendante et immanente, en même temps que panenthéiste, pour utiliser la formule suggérée par Gurnam Kaur 21, entre panthéisme et théisme. De cette manière, le système de croyance favorise une rationalisation du monde qu’il est impossible de retrouver que ce soit dans les sectes radicales ascétiques hindoues que dans le bouddhisme des « anciens » qui considère la communauté des moines comme l’unique haute voie possible à parcourir pour s’assurer une fuite hors du monde. La rationalisation signifie avant tout l’élimination d’une conception mag ico-sacrale de la relation entre être humain et sphère divine, et pas seulement car, pour les Sikhs, le monde a une direction, un sens que chaque individu, membre de la teofratria qui l’aide et le soutient dans sa recherche spirituelle et mondaine, peut expérimenter à la fois par luimême et dans la vie active. Tout ceci favorise une contemplation active de 20. M. Restelli, I Sikh tra storia e attualità, Trevise, 1990 ; D. Denti - M. Fer - F. Perocco (éd.), I Sikh: storia e immigrazione, Milan,2005. 21. G. K aur , Reason and Revelation in Sikhism, New Delhi, 1990, p. 193.
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la vérité, non abstraite, mais vécue dans une recherche quotidienne, dans le labeur de tous les jours, de l’union mystique avec Dieu 22 . Voilà donc quelle est la différence entre l’ascétisme intramondain et le mysticisme intramondain. Dans le premier cas, la rationalisation métho dique de la vie conduit plus facilement l’individu à réduire sa relation au sens religieux à un genre de réconfort (spirituel) de réserve ; dans le second, le sens religieux à donner à ses propres actions est toujours au premier plan. L’individualisme religieux est le risque que court l’ascète intramondain tandis que l’individualisation du croire peut accompagner, sous certaines conditions (la mobilité sociale et spatiale), l’action du mystique intramondain : comme dans le cas des Sikhs justement.
22. K. Nair , Blossoms in the Dust, Chicago/Illinois, 1961, p. 112.
MOURIR POUR… ?
POLITIQUE MODERNE ET REDEMPTION Myriam R evault d’A llonnes École pratique des Hautes études, Paris
Summary Conditions of modern policy resulted for individuals of new provisions and subjective positions. The problem of “disenchantment of the world” (Max Weber), linked to the growing rationality of the modern world, has gone hand in hand with a desheroisation of the policy and its conditions. The First World War marked a radical change in this regard and at the same time updated themes very old on the question of the issue of death within the policy, as shown in the opening of the famous article of Ernst Kantorowicz “Die for the fatherland”. Kantorowicz refers to the pastoral letter distributed the day of Christmas 1914 by Cardinal Mercier, Primate of Belgium (the Belgium is occupied by the German army). In this letter, entitled “Patriotism and endurance”, are developed a number of ideas on the relationship between patriotism and religion and the consequences with regard to eternal life, death on the battlefield. Beyond the question of if the terrestrial homeland can be vested with the same positive expectations as the homeland of the heavens, should more broadly, wondering about the refresh, today, the ‘sacrificial’ value and on the persistence or recurrence of some configuration “theologico-political” believed considerably weakened by conditions of modern politics. Résumé Les conditions de la politique moderne ont entraîné pour les individus de nouvelles dispositions et positions subjectives. La problématique du « désenchante ment du monde » (Max Weber), liée à la rationalité croissante du monde moderne, est allée de pair avec une déshéroïsation de la politique et de ses conditions. La première guerre mondiale a marqué à cet égard une rupture radicale et a en même temps réactualisé des thématiques très anciennes sur la question de l’enjeu de mort au sein du politique, comme le montre l’ouverture du célèbre article d’Ernst Kantorowicz « Mourir pour la patrie ». Kantorowicz se réfère à la lettre pastorale distribuée le jour de Noël 1914 par le cardinal Mercier, primat de Belgique (la Belgique est occupée par les armées allemandes). Dans cette lettre, intitulée « Patriotisme et endurance », se trouvent développées un certain nombre d’idées sur les rapports entre patriotisme et religion et sur les conséquences, au regard de la vie éternelle, de la mort au champ de bataille. Au-delà de la question de savoir si la patrie terrestre peut La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109001 ©
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être investie des mêmes attentes positives que la patrie des cieux, il convient, plus largement, de s’interroger sur la réactualisation, aujourd’hui, de la valeur « sacrificielle » et sur la rémanence ou la réapparition d’une certaine configuration « théologico-politique » que l’on croyait considérablement affaiblie par les conditions de la politique moderne.
Le titre de cette intervention fait évidemment référence au très célèbre article du grand historien et intellectuel allemand, chassé d’Allemagne par le nazisme et qui mena sa carrière universitaire aux États Unis : Ernst Kantorowicz 1. Deux remarques préalables 1. L’expression de « mourir pour » peut d’emblée poser problème dans la mesure où l’objet – la « patrie » du pro patria mori – nous paraît aujourd’hui quelque peu obsolète aussi bien du fait des nouvelles données de la communauté européenne que de celles de la mondialisation. Mais il ne faut pas oublier que la patris des Grecs et la patria des Romains désignaient essentiellement – si ce n’est exclusivement – la cité. Seuls les barbares – comme les sujets des nations modernes – étaient désignés par le nom de leur pays alors que les Grecs étaient des citoyens, des politai. Mourir pour la patrie, ce n’était pas mourir pour le territoire (l’Empire romain par exemple n’aurait jamais été désigné par le mot de patria) : c’était mourir pour la cité, c’est-à-dire pour la chose publique. 2. Mais lorsqu’on parle du politique « entre vie et mort », on est amené – aujourd’hui comme hier – à s’interroger sur la question de l’enjeu de mort dans le politique : l’enjeu de mort est-il une disposition constitutive du politique ? On est amené à questionner l’institution moderne de la mort au regard des prérogatives qui ont toujours été celles du pouvoir politique, à savoir le pouvoir de tout exiger, autrement dit de signifier la mort. Le pouvoir souverain a d’abord été le pouvoir de donner la mort, sa principale caractéristique a été le droit de vie et de mort. Même si, depuis l’émergence de la modernité, s’est développé, comme le montre Foucault, un autre pouvoir, continu, savant, un pouvoir de faire-vivre qui croise désormais « ce grand pouvoir absolu, dramatique, sombre, qui était le pou voir de la souveraineté et qui consistait à pouvoir faire mourir ». S’il nous apparaît aujourd’hui – mais ce n’est pas vraiment nouveau – que l’État – l’instance politique au sens strict – ne dispose plus véritablement de ce pouvoir, que d’autres instances, notamment celle du fanatisme religieux, se 1. E. K antorowicz , Mourir pour la patrie, Paris, 1984.
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sont « réapproprié » (comme on le voit à propos du terrorisme et au sein de celui-ci), il est évident que la question du « mourir pour » et du politique entre vie et mort reste éminemment actuelle. I. L e
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Je partirai donc de l’ouverture du texte de Kantorowicz : elle se réfère à la lettre pastorale distribuée le jour de Noël 1914 (la Belgique est occupée par les armées allemandes) par le cardinal Mercier, primat de Belgique, ultra-patriote et champion de la résistance intellectuelle de son pays à l’occupant. Cette lettre, intitulée Patriotisme et endurance, développe quelques idées sur les rapports entre patriotisme et religion, et aussi sur les conséquences de la mort au champ de bataille pour la vie dans l’au-delà, pour la vie éternelle. Si le cardinal admet que – d’un point de vue strictement théologique – le soldat qui meurt les armes à la main ne peut être quali fié de martyr (le martyr se livre sans résistance à ses bourreaux), il précise néanmoins qu’il « ne fait aucun doute que le Christ couronne la valeur militaire, et que la mort chrétiennement acceptée assure au soldat le salut de son âme …». Le soldat qui meurt pour sauver sa patrie témoigne de la « vertu d’un acte d’amour parfait » qui « efface une vie entière de péché. D’un pécheur, elle fait instantanément un saint » 2 . Ce texte rencontra immédiatement un certain nombre d’objections : non seulement celles du gouverneur général allemand mais aussi celles du cardinal français Billot qui n’était pas moins patriote que le cardinal belge mais qui lui répondit très sévèrement en ces termes : « dire que le seul fait de mourir volontairement pour la juste cause de la patrie suffit pour assurer le salut signifie que l’on substitue la patrie à Dieu…, que l’on oublie ce qu’est Dieu, ce qu’est le péché, ce qu’est la pardon divin ». Le premier enjeu de ce débat est donc de savoir si la patrie terrestre peut être investie par les mêmes attentes positives que la patrie des cieux, si la mort civique du héros pro patria lui assure une rédemption semblable à celle du martyr qui gagne le salut éternel en donnant sa vie pour la communauté invisible des cieux. La question est, dans un premier temps, celle de la sécularisation des fins par l’élaboration d’un nouveau corps mystique politico-étatique : une fois opéré ce processus de sécularisation, la défense de la patrie terrestre pourrait alors relayer le sacrifice de soi pour le royaume du Christ car elle mobiliserait une charge émotionnelle du même ordre que le don de la vie pour la communauté invisible des cieux.
2. E. K antorowicz , Mourir pour la patrie, Paris, 1984, p. 107.
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Le grand médiéviste qu’est Kantorowicz ne manque pas de relever que le désaccord entre les deux cardinaux sur la question de la vie et de la mort, du politique entre vie et mort, a ses racines dans un lointain passé, qu’il procède d’une tradition bien établie : celle qui inscrit la mort pour la patrie dans une perspective religieuse, à condition encore une fois (comme ce fut le cas au Moyen Âge dès le xiii e siècle) que les communautés séculières puissent être définies elles aussi comme corps mystique (corpus mysticum). Autrement dit, le terme de corpus mysticum, après avoir désigné l’hostie consacrée – le corps mystique du Christ – en est venu à désigner l’Église comme corps organisé, comme institution ecclésiale, organisme visible de l’Église. Il fut ensuite étendu aux communautés séculières et notamment à la communauté politique et non plus seulement à la communauté spiri tuelle stricto sensu. Je n’ai pas ici le loisir de déployer tous les tenants et aboutissants de cette évolution (et de l’analyse qu’en produit Kantorowicz), ce qui tombe rait d’ailleurs hors de notre propos. Je rappellerai simplement qu’elle est sous-tendue par une théorie de l’incorporation qui englobe notamment la célèbre thèse du double corps du roi : à savoir la dualité du corps charnel, mortel, périssable du monarque et de son corps impérissable et immortel en lequel se signifie et s’incarne la communauté du royaume. En sorte que l’intrication du théologique et du politique se manifeste de la façon sui vante : le corps de la nation et le corps du roi sont chacun porteurs d’une dualité. Le corps politique désigne à la fois l’ordre objectif, fonctionnel des institutions et le corpus reipublicae mysticum, investi par la symbolique qui le sacralise. Quant à la figure royale, elle est dédoublée en un corps naturel, charnel et en un corps immortel qui le transcende et qui est le corps symbolique de l’État. C’est à la faveur de ce mécanisme d’incorporation – une fois le corps mystique identifié au corps moral et politique du peuple et devenu syno nyme de nation – que la mort pour la patrie, pro patria, peut être envisagée dans une perspective religieuse parce qu’elle apparaît comme un sacrifice pour le corps mystique de l’État, lequel n’est pas moins réel que le corps mystique de l’Église. Bien évidemment, ce double mécanisme – sécularisa tion du corps mystique et sacralisation du corps politique – représente un infléchissement de la foi chrétienne qui, au départ, est supposée détourner les hommes du souci de la chose temporelle au profit de la vie spirituelle et du souci de l’âme. Cette question a été un motif récurrent du débat théologico-poli tique depuis la controverse sur le rôle joué par le christianisme dans la défaite politique de l’Empire romain face aux barbares (c’est dans le cadre de cette controverse que s’inscrit l’élaboration par saint Augustin de la Cité de Dieu ) jusqu’à Montesquieu (voir les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains) en passant par Machiavel qui met l’accent sur le caractère anti-politique des principes du christianisme : affaiblissement
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de la chose publique, incompatibilité des valeurs chrétiennes et des vertus civiques. En fait, loin que ce mouvement décrit par Kantorowicz soit une sorte de christianisation de valeurs païennes ou à l’inverse de paganisation des valeurs chrétiennes, il s’inscrit parfaitement dans le mouvement interne du christianisme comme religion de la sortie de la religion. Marcel Gauchet, dans Le désenchantement du monde, en définissant le christianisme comme religion de la sortie de la religion, déploie et réinvestit une thèse déjà présente – au moins en germe – chez Kantorowicz. C’est la religion chré tienne, la sphère propre du christianisme qui libère de l’intérieur d’elle-même un ordre du monde purement profane, défini par la raison. À cet égard, la thématique du « mourir pour la patrie » témoigne de la sacralisation de l’État terrestre, de la revendication par l’État d’une sacralité séculière. En fait, le processus d’autonomisation de l’ordre temporel et de la politique obéit à une logique paradoxale : l’autonomie doit à la fois être reconquise contre les prétentions du pouvoir spirituel et, en même temps, il lui faut réinvestir et réincorporer une valeur sacrale. Une valeur sacrale, certes, mais dans quelles conditions ? Pour aborder cette question, il faut opérer un détour par une rapide esquisse de la généalogie de la mort civique. II. G é n é a logi e
du mou r i r pou r l a pat r i e
L’un des premiers et plus célèbres textes exaltant le « mourir pour la patrie » est l’oraison funèbre pour les citoyens morts au combat que Thucydide place dans la bouche de Périclès au livre II de la Guerre du Pélopon nèse 3 . « Même pour un être autrement médiocre, la bravoure à la guerre, au service de la patrie, mérite de cacher le reste : le bien efface le mal, et l’utilité dans l’ordre public passe le tort causé dans la vie privée ». Et en donnant leur vie à la communauté, ceux qui sont tombés reçoivent pour eux-mêmes un éloge « inaltérable » et « la sépulture la plus insigne » : « elle n’est pas tant là où ils reposent que là où leur gloire subsiste à jamais dans les mémoires, à chaque occasion qu’offre, indéfiniment, la parole ou l’action » 4 . À propos de la mort du citoyen soldat de l’Athènes classique, tombé au combat, les textes disent qu’il a donné sa vie (bios) à la cité ou qu’il a donné son corps (sôma) ou sa psuchè (souffle de vie). En échange, la cité lui donnera, par delà la mort, la gloire immortelle et une place dans la 3. T hucydide , Histoire de la guerre du Péloponnèse, Livre II, de XXXIV à XLVI, Paris, 1999. 4. T hucydide , Histoire de la guerre du Péloponnèse, Livre II, de XXXIV à XLVI, Paris, 1999, p. 267-268.
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mémoire des vivants. Peu importe ce qu’il advient de ce mort glorieux, la gloire de la mort civique revient désormais à la cité et l’exploit individuel s’efface devant la discipline commune et la loi du groupe. Encore une fois, la patria désigne la polis ou la res publica et non un quelconque enracinement territorial ou géographique. En quel sens peut-on parler, à propos des Grecs et des Romains, d’une « po litique de l’immortalité assurée par la gloire civique » 5 ? Pour les Anciens, la mortalité – située sous le regard des dieux immortels – était le sceau de l’existence humaine. C’est à cette mortalité (ou à cette fragilité) que les Grecs voulurent remédier : la polis fut d’abord la « mémoire organisée » qui promettait aux acteurs mortels que leur existence passagère et leur grandeur fugace deviendraient impérissables. La mortalité ainsi entendue, opposée à la fois à la vie sans âge des dieux et à la vie toujours recommencée de la nature, renvoyait à une capacité d’agir susceptible de laisser des traces impérissables : en ce sens, elle constituait un puissant ressort de l’action politique. La mesure de l’immortalité à laquelle se haussent les hommes sous les espèces de l’institution politique n’est évidemment pas la même que celle des dieux. Ils vont donc déployer toute leur activité non pas en vue de leur préservation ou de leur conservation mais pour la survie en gloire de la cité, survie assurée par la participation à la vie commune et l’instauration d’un espace publico-politique. Si la Cité peut être définie comme l’institution d’une mémoire organisée – et ce quelle que soit la distance entre le vécu et le réel, entre la réalité du fait et la représentation ou la re-figuration d’une conscience de soi publique – il importe avant tout de comprendre com ment les Grecs, à partir de leur expérience spécifique pensaient résoudre le paradoxe d’une grandeur fragile : la grandeur politique était enracinée dans la précarité. Que la Cité se donne elle-même en représentation (par la tragédie ou par l’oraison funèbre) ne change rien à l’affaire : l’institution imaginaire de la société est coextensive à sa pratique 6. Cela ne veut pas dire que la polis n’est qu’une illusion : car une illusion institutionnelle est encore un fait et tant qu’elle est productrice de représentations et qu’en elle s’élabore une langue qui parle d’Athènes, elle a une réalité. En définitive, que les Athéniens aient célébré une cité conforme à leur désir (plus que la cité réelle), qu’ils aient ainsi élaboré à leur usage et à celui de la postérité une certaine figure d’eux-mêmes ne change rien au fait que la valeur « sacrificielle » de la mort au combat renforce le sentiment 5. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, Ce que l ’homme fait à l ’homme, Paris, 1995, p. 122. 6. N. L oraux, L’Invention d ’Athènes. Histoire de l ’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris-La Haye, 1981, fait de l’oraison funèbre une institution qui, comme la tragédie, installe Athènes « en représentation », hors des atteintes du temps, en une victoire dont les Athéniens du présent jouissent à l’avance.
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d’appartenance à la communauté : la fonction majeure de l’oraison funèbre qui loue les morts tombés au combat, c’est de célébrer la Cité toujours vivante, hors de l’atteinte du temps. Il est évident – à cet égard – que la mort civique ne peut être réinvestie ni reprise en charge par le christianisme : le chrétien ne peut se sacrifier que pour la patria aeterna, la cité de l’autre monde, la patrie céleste. Et comme on l’a vu au début de cet exposé, en suivant la démarche de Kantorowicz, il a fallu une très longue mutation pour que d’une part le mot de patria acquière son sens moderne en se rapportant à un État territorial, national et que d’autre part le corps mystique de l’État puisse à son tour, comme le corps mystique de l’Église, mobiliser une charge émotionnelle suffisante. Reste que la reformulation qui sous-tend la discussion entre les deux cardinaux (la mort du soldat au combat lui assure-t-elle le salut de son âme ?) est un problème éminemment moderne. S’il demande à être éclairé par toute cette généalogie théologico-politique propre à la tradition occidentale, il ne prend tout son sens qu’à la lumière du désenchantement du monde et des valeurs lié aux conditions de la modernité. III. L e
mode r n e dé se nch a n t e m e n t de s va l eu r s
Si l’on reprend la question fondamentale des prérogatives du pouvoir souverain (le droit de vie et de mort, le droit de donner la mort), la position de Hobbes constitue une sorte de révélateur. Selon lui, c’est la peur de la mort violente du fait d’autrui qui pousse les hommes à s’associer parce qu’elle est seule apte à contrecarrer le désir illimité de puissance, ce désir « perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir » qui ne cesse lui-même qu’à la mort. Seule une passion encore plus forte que ce désir illi mité de puissance pourra en contrecarrer les effets dévastateurs. Or la pas sion compensatrice – celle qui fonctionne comme une sorte d’équivalent ou de substitut d’un principe de raison – c’est la peur de la mort violente du fait d’autrui. Elle est en fait ordonnée au principe de conservation, au « désir naturel de se conserver » qui fait que, confrontés au risque de la mort, les hommes vont choisir la nécessité de la vie. Ce n’est pas la volonté du « bien commun » qui dispose les hommes au vivre-ensemble mais c’est la peur de la mort violente qui les contraint à s’associer. Et devant la peur de la mort, les hommes sont égaux : la peur égalise parce que tous la partagent et elle procède d’une égale aptitude au meurtre que tous possèdent et qui les persuade finalement de renoncer à l’état de nature pour s’engager dans les liens d’une communauté étatique. C’est de cette égalité des aptitudes qui caractérise la condition naturelle des hommes que procèdent la crainte mutuelle d’autrui comme meurtrier
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PARTIE I – INTRODUCTIONS
potentiel ainsi que la guerre permanente de tous contre tous. Il faudra donc instituer un pouvoir qui tienne les hommes en respect et mette fin à ce caractère invivable de l’état de nature. L’égalité naturelle des hommes ruine toute prétention immédiate à la domination. Le droit de dominer n’est pas fondé en nature. Personne n’a, du fait de sa nature, le droit de se rendre maître d’un autre et tous sont logés à la même enseigne : tous ont également peur de la mort. L’égalité, c’est d’abord et avant tout l’égalité dans la peur et devant la peur. Dans ces conditions, chacun – l’insensé autant que le sage – peut par nature juger des moyens propres à assurer sa conservation : aucune sagesse ne fondera dès lors une souveraineté légitime. Celle-ci ne pourra reposer que sur le consentement, fût-il imposé, fût-il l’effet d’un renoncement. Du postulat de l’égalité naturelle des individus – dont la racine est la peur – procède ainsi une « démocratisation » des conditions originelles de la politique. Cette démocratisation – qui abolit la hiérarchie des capacités et des valeurs en installant l’égalité universelle dans la peur – s’énonce comme une égale prétention de tous les individus à satisfaire leurs droits naturels. Et le premier de ces droits, c’est la conservation de la vie et de la sécurité des corps. Le droit de nature à conserver sa vie fait que l’individu est à la fois terminus a quo, point de départ, et terminus ad quem, point d’aboutissement. Or pour l’individu, la mort est le plus grand des maux et la vie le plus grand des biens. Dans ces conditions, le Souverain ne peut requérir de ses sujets qu’une obéissance conditionnelle, relative, limitée et le consentement des dits sujets est révocable. Protéger la vie est la raison dernière de l’État et c’est la vie seule qu’on défend au prix de la mort de l’autre 7. L’être politique est de ce fait pensé comme un être pour la survie. Hobbes pose donc une limite au pouvoir absolu du Léviathan : l’État ne peut exiger des individus qu’une obéissance conditionnelle puisque proté ger la vie est sa raison dernière. Et si, dans ce contexte, des individus sont encore prêts à donner leur vie pour une cause, cela devient presque une affaire privée, une disposition subjective (relevant de l’idiôn, de la sphère privée et non plus du koînon, du commun) Mais la capacité à éprouver cette disposition subjective doit également être questionnée. Dans ces conditions de dés-héroïsation de la politique, peut-on encore demander aux individus de faire le sacrifice de leur vie ? Et pour quelles valeurs ? En sorte que la question du « mourir pour » devient doublement problématique. Elle a une face objective qui répond aux changements de paradigmes instaurés par la politique moderne, par les conditions modernes de la politique et une face subjective : celle qui met en jeu la charge émotionnelle rendant possible le sacrifice de la vie par 7. Voir le chapitre XXI du Léviathan sur la liberté des sujets : un individu garde la liberté de désobéir au Souverain lorsque son intégrité corporelle ou la conservation de ses moyens vitaux sont par lui menacés.
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l’individu. Ces deux faces sont pour ainsi dire rassemblées dans ce passage du texte de Kantorowicz : nous « sommes sur le point de demander au soldat de mourir sans proposer un quelconque équivalent émotionnel réconciliateur en échange de cette vie perdue. Si la mort du soldat au com bat – pour ne pas mentionner celle du civil dans les villes bombardées – est dépouillée de toute idée embrassant l’humanitas, fût-elle Dieu, roi ou patria, elle sera aussi dépourvue de de toute idée anoblissante du sacrifice de soi. Elle devient un meurtre de sang-froid, ou, ce qui est pire, prend la valeur et la signification d’un accident de circulation politique un jour de fête légale » 8 Cette problématique – qui fait fond sur le « désenchantement du monde » (Max Weber) – est indissociable de la rationalité croissante du monde moderne et aussi (les deux sont évidemment liés) de ce qu’on appe ler un désenchantement de l’État, sous les espèces de la dés-héroïsation nécessairement impliquée par cette nouvelle raison politique. La tâche essentielle est d’abord d’écarter la mort puis de gérer la mortalité et enfin de servir la vie : Michel Foucault a souligné que la philosophie politique et la théorie juridique aux xvii e et xviii e siècles avaient amorcé un mouvement d’inversion du droit de souveraineté : il ne s’agit plus (ou plus tellement) de faire mourir ou de laisser vivre mais de faire vivre et de laisser mourir. Si les hommes, pressés par le danger et par le souci de la survie, passent contrat, la vie peut-elle effectivement rentrer dans les droits du souverain ? N’est-elle pas, à la limite, hors contrat ? C’est bien dans l’horizon de cette perspective éminemment moderne que s’inscrit le débat entre les deux cardinaux. On remarquera au demeurant que la réflexion de Kantorowicz rebondit à partir de l’immense tension collective de type eschatologique qu’engendre la première guerre mondiale. La question se pose alors en ces termes : vaut-il la peine de mourir pour la patrie comme des martyrs pouvaient mourir pour le royaume des cieux ? La question de la valeur sacrificielle se trouve aujourd’hui posée à nou veaux frais avec le terrorisme et les nouvelles figures du réinvestissement théologico-politique. À cet égard, on pourrait voir dans le terrorisme inspiré par la passion de l’illimité une sorte de réaction extrême à l’égoïsme et à l’utilitarisme bourgeois, un retour à l’extrême des passions. Mais on ne peut en rester à cette alternative : une modernité bourgeoise baignant comme le dit Marx dans « les eaux du calcul égoïste » et fondée sur la seule rationalité calculante ou le retour voire la revanche de la violence des passions. Il est frappant de constater qu’au terme d’un processus élaboré à partir d’une passion primordiale – la peur de la mort violente du fait d’autrui, peur dont est issue la socialisation – on en arrive au retour (s’agit-il d’un « retour 8. E. K antorowicz , Mourir pour la patrie, Paris, 1984, p. 139-140.
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du refoulé » ?) d’une violence extrême et suicidaire comme si l’homme ne vivait pas que de sécurité. Le versant sacrificiel du terrorisme contemporain pose le problème de l’oubli ou de la méconnaissance des passions (des affects) qui ne se réduisent ni à l’avidité ni à la haine et des intérêts qui ne se réduisent pas exclusivement aux satisfactions personnelles mais peuvent faire place à ce « goût sublime de la liberté » dont parlait Tocqueville. Le même Tocqueville (dans un discours de 1844 à la Chambre) déplorait notamment que les « passions généreuses », les passions de liberté, de désintéressement, d’amour de la patrie s’éteignent en même temps que les passions de violence, d’anarchie, de tyrannie populaire. « La nation dort et, dans une nation qui dort, les réveils les plus terribles sont à craindre ».
Partie II La
mystique dans
le judaïsme antique
A POCALYPSES JUIVES ET MYSTIQUE :
ÉTAT DES LIEUX ET REMARQUES DE MÉTHODE Christophe Nihan Université de Lausanne
Summary The identification a tradition of Jewish mysticism prior to the Heikhalot literature has led, among other implications, to a renewed discussion regarding the issue – already raised by Scholem – of the relations between Jewish mysticism and early apocalyptic writings. Various authors have thus theorized the existence of an “apocalyptic-mystical” tradition or “stream”, which would represent the (more or less direct) ancestor of Heikhalot mysticism; others, however, interpret the presence of apocalyptic motifs in the Heikhalot as a mere literary phenomenon, which should not be construed as implying a continuous tradition of mystical praxis in Antiquity. This discussion involves a number of key methodological issues – not least with regard to the relation between the mystical imaginaire and mystical praxes – that are the subject of the present study. A case is made here for a differentiated approach, which distinguishes in particular between two sets of issues: the relation between the origins of Jewish mysticism in Antiquity and Heikhalot mysticism; and the relation between this tradition of Jewish mysticism and an esoteric tradition of merkabah exegesis, with which some apocalyptic writings can also be connected. Seen in this light, apocalyptic writings should not be identified with mystical writings proper, and the thesis of an “apocalyptic-mystical” Judaism should be abandoned. To an extant, however, the transmission of these writings does suggest a process of mutual influence between mystical and apocalyptical traditions, which in the case of some figures (such as especially, albeit not exclusively, Enoch) gradually led to the transformation of the apocalyptic sage into a mystical sage. Moreover, this process cannot be exclusively construed as a mere literary process but appears to point, at least indirectly, to the transmission of a tradition of mystical praxis in some Jewish circles of Antiquity. Résumé La mise en évidence d’une tradition de mystique juive antérieure à la littérature des Heikhalot a eu pour conséquence de relancer la question, déjà soulevée par Scholem, des rapports entre la mystique juive et les apocalypses. Plusieurs auteurs postulent ainsi l’existence d’une tradition ou même d’un courant « apocalyptico-mystique » qui serait l’ancêtre, plus ou moins direct, de la La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109002 ©
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mystique des Heikhalot ; d’autres, à l’inverse, interprètent la reprise de motifs apocalyptiques dans les Heikhalot comme un simple phénomène littéraire, ne renvoyant à aucune continuité dans la transmission d’une véritable pratique mystique. Cette discussion met en jeu un nombre de problèmes méthodologiques centraux dans l’étude de la mystique juive antique – notamment quant aux rapports entre imaginaire(s) et pratique(s) mystiques –, qui font l’objet du présent article. On plaidera ici pour une approche mieux différenciée, qui distingue notamment deux questions : celle du rapport entre les origines de la mystique juive et la mystique des Heikhalot ; et celle du rapport entre cette tradition mystique et une tradition d’exégèse ésotérique centrée sur la merkabah, dont on peut également rapprocher une partie des écrits apocalyptiques. Dans cette perspective, les apocalypses juives ne sauraient être identifiées à des écrits mystiques, et la thèse d’un judaïsme « apocalyptico-mystique » doit être abandonnée ; néanmoins, la transmission des écrits apocalyptiques pointe partiellement vers un processus d’interpénétration réciproque entre traditions mystiques et apocalyptiques qui, dans le cas de certaines figures (notamment, mais pas exclusivement, Hénoch), conduit graduellement à la transformation du sage apocalyptique en sage mystique. En outre, ce processus ne saurait être envisagé comme un phénomène exclusivement littéraire mais semble renvoyer, au moins indirectement, à la transmission d’une tradition de pratiques mystiques dans certains groupes juifs de l’Antiquité.
I n t roduct ion La question des rapports entre les apocalypses et la mystique juive est discutée depuis les travaux de G. Scholem, mais ne fait, aujourd’hui encore, l’objet d’aucun consensus. À l’origine, la discussion portait surtout sur la possibilité d’identifier dans les apocalypses juives un type de littérature « visionnaire » préfigurant en quelque sorte les expériences visionnaires décrites dans la littérature des Heikhalot 1. Depuis lors, cette discussion s’est considérablement complexifiée. En particulier, de nombreux 1. Cette approche a été initiée par l’étude classique de G. Scholem, Major Trends in Jewish Mysticism, New York, 1967 [1941] ; trad. française : Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1973. Tout en considérant que la littérature des Heikhalot était au fondement de la mystique juive, Scholem relevait que plusieurs des thèmes développés dans cette littérature étaient déjà présents dans les écrits apocalyptiques juifs de l’Antiquité ; voir notamment Les grands courants de la mystique juive, p. 53-56, ainsi que la discussion ci-dessous. Une perspective similaire se retrouve dans différents travaux influencés par les études de Scholem, comme par exemple I. Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, Leyde-Cologne, 1980 ; voir également I. Gruenwald, From Apocalypticism to Gnosticism : Studies in Apocalypticism, Merkavah Mysticism and Gnosticism, Frankfurt am Main-New York, 1988. Il n’est pas possible, ni d’ailleurs nécessaire, de discuter en détail ici la question de l’évolution de Scholem sur ces points dans ses études ultérieures ; à ce sujet, on peut consulter les brèves remarques de P. S. A lexander , « Qumran and
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travaux ont mis en avant l’existence d’une tradition mystique juive importante bien avant l’époque des Heikhalot ; cette tradition serait notamment reflétée par différents écrits retrouvés sur le site de Khirbet Qumrân, tels que les Cantiques de l ’holocauste du sabbat ou les Hodayot, mais également chez des auteurs juifs du tournant de l’ère, tels que Paul ou Philon d’Alexandrie 2 . Un tel développement a notamment eu pour conséquence de rapprocher significativement les origines de la mystique juive de la date de rédaction des premières apocalypses, posant ainsi à nouveaux frais la question du rapport entre ces deux traditions. À cet égard, les travaux conduits dans ce champ depuis les années 1980 présentent des résultats contrastés. Plusieurs auteurs semblent désormais considérer que les apocalypses relèvent étroitement des orig ines de la mystique juive, et vont jusqu’à parler de textes, de traditions ou de courants « apocalyptico-mystiques » ou même « apocalyptico-merkabah » 3. Toutefois, cette caractérisation demeure le plus the Genealogy of Western Mysticism », dans E. G. Chazon et al. (éd.), New Perpectives on Old Texts, Leyde-Boston, 2010, p. 215-235 (p. 215-216). 2. La littérature consacrée à ce sujet est trop abondante pour pouvoir être référencée ici en détail. Concernant les écrits de Qumrân et la mystique juive, voir par exemple C. Newsom, « Merkabah Exegesis in the Qumran Sabbath Shirot », Journal of Jewish Studies 38 (1987), p. 11-30 ; L. H. Schiffman, « Hekhalot Literature and Qumran Writings », dans J. Dan (éd.), Early Jewish Mysticism. Proceedings of the First International Conference on the History of Jewish Mysticism, Jérusalem, 1987, p. 121-138 ; E. Hamacher , « Die Sabbatopferlieder im Streit um Ursprung und Anfänge der jüdischen Mystik », Journal for the study of Judaism in the Persian, Hellenistic and Roman Period 27 (1996), p. 119-154 ; et plus récemment par exemple J. R. Davila, « The Dead Sea Scrolls and Merkavah Mysticism », dans T. H. Lim et al. (éd.), The Dead Sea Scrolls in Their Historical Context, Édimbourgh, 2000, p. 249-264 ; J. R. Davila, Liturgical Works, Grand Rapids/Michigan, 2000, p. 41-167 ; P. S. A lexander , « Qumran and the Genealogy of Western Mysticism », dans E. G. Chazon et al. (éd.), New Perpectives on Old Texts, Leyde-Boston, 2010, p. 215-235. Voir également la littérature mentionnée ci-dessous. Sur les rapports entre Paul et la mystique juive, voir par exemple J. Bowker , « Merkabah Visions and the Visions of Paul », Journal of Semitic Studies 16 (1971), p. 157-173 ; A. F. Segal , « Paul and the Beginning of Jewish Mysticism », dans J. J. Collins – M. Fishbane (éd.), Death, Ecstasy and Other Worldly Journeys, Albany/New York, 1995, p. 85-112 ; Paul the Convert. The Apostolate and Apostasy of Saul the Pharisee, New Haven/Connecticut, 1990, p. 34-71 ; et sur les rapports entre mystique juive et écrits du Nouveau Testament en général, la synthèse de C. Rowland, « Apocalyptic, Mysticism and the New Testament », dans P. Schäfer et al. (éd.), Geschichte – Tradition – Reflexion. Festschrift für Martin Hengel zum 70. Geburtstag, I, Tübingen, 1996, p. 406-430, ainsi que celle, plus récente, de C. Fletcher-L ouis , « Jewish Mysticism, the New Testament and Rabbinic-Period Mysticism », dans R. Bieringer et al. (éd.), The New Testament and Rabbinic Literature, Leyde-Boston, 2010, p. 429-470. 3. Ainsi par exemple C. R. A. Morray-Jones , « Transformational Mysticism in the Apocalyptic-Merkabah Tradition », Journal of Jewish Studies 43 (1992), p. 1-31 ; « The Temple Within », dans A. D. DeConick (éd.), Paradise Now : Essays
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souvent à un niveau assez général et abstrait, qui se situe essentiellement sur le plan du repérage de motifs parallèles dans ces traditions sans pour autant parvenir à inscrire ces traditions ou ces courants « apocalypticomystiques » dans une véritable histoire sociale et culturelle du judaïsme de l’Antiquité, où seraient identifiés les milieux producteurs ou la fonction sociale de ces textes. D’autres auteurs, à l’inverse, se montrent nettement plus réservés sur l’apport des apocalypses à l’histoire des origines de la mystique juive. Dans son étude récente des textes mystiques de Qumrân, P. Alexander choisit ainsi délibérément d’ignorer les apocalypses mais retient néanmoins les fragments relatifs à l’ascension d’Hénoch et de Lévi (pour Hénoch, cf. 4Q202 vi 1-4; 4Q204 vi 1-30; pour Lévi, 4Q213a 1 ii 15-18; 4Q213b 1-6) 4 . Au final, cette problématique met en jeu plusieurs questions de méthode fondamentales, qui, en l’état de la discussion, me semblent mériter une nouvelle attention. Ces questions portent notamment sur la définition des concepts utilisés, qui peut considérablement varier selon les auteurs, mais elles concernent également des problèmes plus larges, qui touchent au genre et à la fonction sociale de ces textes, aux origines de la littérature apocalyptique juive, ainsi qu’aux phénomènes de continuité et de discontinuité entre la mystique de la fin de notre ère et celle de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Age, que la tradition rabbinique désignera sous le
on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta/Géorgie, 2006, p. 145-178, qui parle d’une « apocalyptical-merkhabah tradition » dès l’époque du second temple. Voir également dans un sens similaire l’étude récente de C. Fletcher-L ouis , « Jewish Mysticism, the New Testament and Rabbinic-Period Mysticism », dans R. Bieringer et al. (éd.), The New Testament and Rabbinic Literature, LeydeBoston, 2010, p. 442-457. Bien qu’il se montre à certains égards plus nuancés que Morry-Jones et d’autres auteurs (voir notamment ses remarques p. 432-433), Fletcher-Louis soutient néanmoins la thèse selon laquelle « [t]he hekhalot texts are apocalypses shorn of prophecy, history and political engagement » (p. 456 ; c’est l’auteur qui souligne). De manière générale, plusieurs auteurs postulent une très grande continuité entre les écrits apocalyptiques et les origines de la mystique juive dès l’époque du second temple : voir par exemple M. Mach, « From Apocalypticism to Early Jewish Mysticism ? », dans J. J. Collins (éd.), The Origins of Apocalypticism in Judaism and Christianity, New York, 2000, p. 229-264, ainsi que les auteurs mentionnés plus loin dans cette note. 4. P. S. A lexander , The Mystical Texts: Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres-New York, 2006. Voir également ses considérations à ce sujet dans P. S. A lexander , « Qumran and the Genealogy of Western Mysticism », dans E. G. Chazon et al. (éd.), New Perpectives on Old Texts, Leyde-Boston, 2010, p. 215-235.
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nom de ma‘aśeh bere’šît et ma‘aśeh merkabah respectivement. La note qui suit ne prétend pas apporter de réponses définitives à ces questions, mais vise surtout à souligner leur importance et à apporter quelques éléments d’éclairage. I. R e ma rqu e s
pr é l i m i na i r e s su r l a not ion d ’« a poca ly pse »
Ainsi que le suggèrent les remarques qui précèdent, les questions de définition jouent un rôle majeur dans cette discussion, et il est important de commencer par clarifier les termes de la comparaison. Comme on le verra plus loin, cependant, c’est principalement la définition du terme de « mystique » qui fait problème dans le débat actuel ; j’y reviendrai plus en détail par la suite. Je commencerai donc ici par quelques remarques sur la notion d’« apocalypse », dont la définition semble soulever moins de difficultés. Depuis les travaux de J. Collins et de son équipe, il semble y avoir un très large consensus sur le fait que le terme « apocalyptique » désigne d’abord et avant tout un certain genre littéraire pouvant être défini par un ensemble de traits généraux. Selon cette approche, les apocalypses se caractérisent notamment par un cadre narratif, dans lequel une révélation faite par un être supraterrestre (ange ou autre) à un récipiendaire humain porte aussi bien sur une dimension temporelle que spatiale (les secrets de l’histoire et du monde) 5. La définition initiale proposée par Collins insistait en outre sur l’importance du salut eschatologique (individuel ou collectif), mais ce point a été abondamment critiqué depuis, et je suis également d’avis qu’il n’est pas justifié de réduire la dimension historique des apocalypses à la question du salut eschatologique 6. On doit par contre envisager 5. Voir la définition classique proposée dès 1979 par Collins : « “Apocalypse” is a genre of revelatory literature with a narrative framework, in which a revelation is mediated by an otherwordly being to a human recipient, disclosing a transcendent reality which is both temporal, insofar as it envisages eschatological salvation, and spatial insofar as it involves another, supernatural world ». J. J. Collins , « Towards the Morphology of a Genre », dans J. J. Collins , (éd.), Apocalypse : The Morphology of a Genre, Semeia 14 (1979), p. 1-20 (p. 9). 6. Même si cet aspect semble effectivement présent dans la plupart des écrits qui, sur la base des autres traits de cette définition, peuvent être identifiés comme des « apocalypses », cette approche ne fait pas droit au fait que la dimension de salut eschatologique intervient à des degrés très divers ; il serait plus juste de dire qu’elle constitue un aspect, parmi d’autres, des spéculations ésotériques complexes sur le sens caché de l’histoire qui se déploient dans les apocalypses (au même titre, par exemple, que le motif de la résurrection des morts, qui constitue également un thème récurrent des premières apocalypses juives et chrétiennes). Voir notamment à ce sujet les remarques critiques de M. Himmelfarb, « The Experience of the Visionary and Genre in the Ascension of Isaiah 6-11 and the Apocalypse of Paul »,
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de compléter la définition de Collins afin de mieux tenir compte de la fonction des écrits apocalyptiques dans une perspective de sociologie littéraire ; c’est ainsi que, dès 1986, il a été proposé d’ajouter à cette définition la précision suivante, selon laquelle les apocalypses « intended to interpret present, earthly circumstances in the light of the supernatural world and of the future, and to influence both the understanding and the behavior of the audience by means of divine authority » 7. Cette approche essentiellement centrée sur le genre littéraire a en tout cas le mérite d’offrir des critères relativement clairs permettant d’établir un corpus de textes plus ou moins cohérent, même s’il y a toujours quelques cas limites (cf. par exemple Jubilés, ou Testament de Lévi). La démarche alternative, notamment présente dans la recherche britannique (voir par exemple C. Rowland ou P. Davies) 8, qui consiste plus ou moins à utiliser le terme « apocalypse » pour toute forme de littérature révélée dans le judaïsme de l’Antiquité, a certes l’étymologie pour elle (cf. le grec ἀποκάλυπσις) ; cependant, elle se heurte à des problèmes sans fin du fait précisément de sa généralité 9. Il semble préférable, d’un point de vue méthodologique, de considérer qu’il existait dans l’Antiquité une classe relativement large et hétérogène d’écrits juifs pouvant être désignée sous le nom de « littérature révélée », au sein de laquelle il est possible de distinguer et d’identifier différents genres littéraires, tels que les Testaments, dans A. Y. Collins (éd.), Early Christian Apocalypticism : Genre and Social Setting, Semeia 36 (1986), p. 97-111. 7. A. Y. Collins , « Introduction », dans A. Y. Collins (éd.), Early Christian Apocalypticism : Genre and Social Setting, Semeia 36 (1986), p. 1-11 (p. 7). Pour un état détaillé de la discussion récente, voir notamment L. DiTommaso, « Apocalypses and Apocalypticism in Antiquity (Part I) », Currents in Research Biblical Studies 5 (2007), p. 236-286 ; « Apocalypses and Apocalypticism in Antiquity (Part II) », Currents in Research Biblical Studies 5 (2007), p. 367-432. Je me suis exprimé un peu plus en détail sur ces questions dans C. Nihan, « Apocalypses juives », dans T. Römer et al. (ed.), Introduction à l ’Ancien Testament, Genève, 20092 , p. 661-693. 8. Voir C. Rowland, The Open Heaven : A Study of Apocalyptic in Judaism and Early Christianism, Londres, 1982 ; P. Davies , « Apocalyptic Literature », dans J. W. Rogerson – P. Davies (éd.), The Old Testament World, Cambridge, 1989, p. 198-208. 9. Pour une critique détaillée de cette approche, voir C. Nihan, « Apocalypses juives », dans T. Römer et al. (ed.), Introduction à l ’Ancien Testament, Genève, 20092 , p. 665-666. Davies lui-même est obligé de reconnaître qu’il convient de distinguer, au sein du genre « apocalypses », un sous-genre des « apocalypses eschatologiques », qui correspond de fait plus ou moins aux apocalypses dans la définition avancée par Collins et adoptée depuis par de très nombreux chercheurs. Sur le phénomène de l’« eschatologisation » de la sagesse dans les écrits juifs de l’époque hellénistique, voir encore récemment L. DiTommaso, « Apocalypses and Apocalypticism in Antiquity (Part I) », Currents in Research Biblical Studies 5 (2007), p. 236-286 ; « Apocalypses and Apocalypticism in Antiquity (Part II) », Currents in Research Biblical Studies 5 (2007), p. 367-432.
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certaines formes de réécriture de la Torah etc., parmi lesquels il faut également compter ce que nous désignons comme « apocalypses ». Le fait que les frontières entre ces genres soit parfois floues n’invalide pas cette approche, mais témoigne simplement de la complexité de la littérature juive ancienne, ainsi que de sa grande fluidité 10. Il est évident que l’apocalyptique, comme genre littéraire, présuppose et met en jeu une certaine structure de pensée, qui implique en particulier une forme de cosmologie (avec des tendances dualistes) ainsi que ce que l’on pourrait appeler une « métaphysique de l’histoire », laquelle se caractérise notamment par l’idée selon laquelle tout ce qui se produit sur terre est le résultat de forces célestes, impliquant en conséquence un déterminisme historique fort 11. M. Stone avait déjà bien caractérisé cette structure de pensée, en observant notamment que les écrits apocalyptiques « often delineate the expected future as meta-historical, frankly cosmic in character. The progress and fate of the world are largely determined by superhuman forces; history is viewed as an overall process, with the vindication of God’s righteousness only to be made evident at its termination. Action takes place in the heavenly as well as the earthly spheres and the secrets of history and eschaton of the upper world and the lower are all objects of the seer’s intense interest ». Il faut toutefois observer – comme le faisait d’ailleurs déjà Stone lui-même – que cette structure de pensée, ou cette modalité d’interprétation du monde et de l’histoire, n’est 10. Pour ne donner que quelques exemples, le Testament de Lévi, par exemple, débute par une vision des « sept cieux » et de la fin du monde (2-5) qui rappelle les visions d’Hénoch, alors que l’Épître d ’Hénoch, qui conclut cette collection, imite pour sa part le genre du testament (cf. 1 Hén 91,1 sqq.). Le Testament d ’Abraham, un texte du ii e siècle de notre ère qui nous est parvenu sous deux recensions, l’une brève et l’autre longue, entretient de nombreux parallèles avec l’Apocalypse d ’Abraham, bien que la dimension de spéculation mystique et cosmologique qui caractérise l’Apocalypse soit considérablement moins marquée dans le Testament. Quant aux Jubilés, un écrit juif du ii e siècle avant notre ère, il s’agit pratiquement d’un cas limite. Cet écrit se présente comme une révélation faite par un ange à Moïse au mont Sinaï, et contient notamment une petite apocalypse au ch. 23 ; formellement, on pourrait donc le ranger parmi les apocalypses au sens de la définition avancée plus haut. On notera par ailleurs que le genre des Testaments se caractérise également par une très grande diversité de contenu, comme dans le cas des apocalypses ; voir à ce sujet par exemple J. J. Collins , « Testaments », dans M. Stone (éd.), Jewish Writings of the Second Temple Period : Apocrypha, Pseudepigrapha, Qumran Sectarian Writings, Philo, Josephus, Assen-Philadelphie/Pennsylvanie, 1984, p. 325255, qui commente ainsi : « In short, the form of a testament is constituted by the narrative framework ; the contents cannot be said to follow a fixed pattern » (p. 326). 11. Voir par exemple à ce sujet les remarques de M. Stone , « Apocalyptic Literature », dans M. Stone (éd.), Jewish Writings of the Second Temple Period : Apocrypha, Pseudepigrapha, Qumran Sectarian Writings, Philo, Josephus, Assen-Philadelphie/Pennsylvanie, 1984, p. 383-441, notamment p. 384 et passim.
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pas propre aux apocalypses dans la littérature juive de l’Antiquité, et qu’au sein des apocalypses elles-mêmes elle peut prendre des formes très diffé rentes. Il paraît donc problématique de déduire de ces éléments l’existence d’une « vision du monde » ou d’une idéologie qui seraient spécifiquement « apocalyptiques » ; les différentes tentatives qui ont été conduites pour caractériser l’« apocalyptique » juive comme un phénomène uniforme sont d’ailleurs, à mon sens, largement problématiques 12 . Encore plus problématique est l’idée selon laquelle il y aurait eu des « communautés apocalyptiques », non seulement parce qu’une telle conception présuppose que ces communautés s’orientaient essentiellement, sinon exclusivement, selon la soi-disant vision du monde « apocalyptique », mais aussi parce qu’il faudrait postuler que ce qui rapproche ces prétendues communautés apocalyptiques est plus important, en réalité, que ce qui les différencie. Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne faille pas s’interroger sur la sociologie des groupes qui ont composé et transmis les apocalypses, bien au contraire ; mais il convient de le faire en prenant acte, précisément, de la diversité de ces groupes, lesquels sont loin de former une entité homogène (comparer déjà le cas de 1 Hénoch et de Daniel). Au final, l’emploi des termes « apocalypse » et « apocalyptique » pour désigner un genre littéraire, plutôt qu’une idéologie ou un groupe, est le seul qui soit vraiment cohérent, et par conséquent épistémologiquement pertinent. Cette conclusion a plusieurs incidences dans la discussion sur les rapports entre apocalypses et mystique(s) juives, sur lesquelles on reviendra dans la suite de cette brève étude. II. A poca ly pse s
et m ys t iqu e j u i v e s :
aspects et e n j eu x du dé bat act u e l
Sans pouvoir entrer ici dans les détails d’une discussion passablement technique et complexe, il est nécessaire d’identifier les principaux enjeux du débat qui oppose les chercheurs autour des rapports entre littérature apocalyptique et mystique juive. 12. M. Stone , « Apocalyptic Literature », dans M. Stone (éd.), Jewish Writings of the Second Temple Period : Apocrypha, Pseudepigrapha, Qumran Sectarian Writings, Philo, Josephus, Assen-Philadelphie/Pennsylvanie, 1984, p. 383-441, dans M. Stone (éd.), Jewish Writings of the Second Temple Period : Apocrypha, Pseudepigrapha, Qumran Sectarian Writings, Philo, Josephus, Assen-Philadelphie/Pennsylvanie, 1984, p. 383-441, spécialement p. 392-394, caractérise ainsi l’« apocalyptique » comme un « pattern of thought » (p. 394). Pour un traitement plus récent, qui met bien en évidence les problèmes impliqués dans une caractérisation trop étroite ou rigide de l’« apocalyptique » comme structure de pensée, voir par exemple J. J. Collins , Apocalypticism in the Dead Sea Scrolls, Londres-New York, 1997, p. 7-8 et passim.
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Scholem avait observé le premier que plusieurs thèmes et motifs centraux de la mystique de la merkabah, tels qu’ils se manifestent dans la littérature des Heikhalot, étaient déjà présents dans la littérature apocalyptique, où l’ascension vers les palais célestes et la vision du trône divin sont fréquemment mentionnées, voire occupent dans certains cas une place centrale 13. Bien que Scholem lui-même n’ait jamais exploré ces parallèles de manière systématique, ce point a été abondamment démontré depuis dans une série de travaux, notamment par I. Gruenwald, et il n’est pas nécessaire d’y revenir ici en détail 14 . Déjà l’une des plus anciennes apocalypses juives (le « Livre des Veilleurs », 1 Hén 1-36, du iii e siècle avant notre ère) relate une ascension du patriarche Hénoch vers les palais célestes suivie d’une vision du trône divin (1 Hén 14,8-23). Ce motif se retrouve aussi bien dans les traditions ultérieures de 1 Hén (voir par exemple la conclusion des « Paraboles » d’Hénoch, 1 Hén 71,1-12) que dans différents écrits apocalyptiques, où il est d’ailleurs considérablement développé sous la forme d’une ascension du visionnaire à travers les sept cieux (voir 2 Hén 3,1-22,3 ; ApAb 15-18 ; comparer également Ap 4 ; Ascension d’Ésaïe 6-11). Même dans les apocalypses qui ne contiennent pas de récit d’ascension (Daniel, 4 Esdras, 2 Baruch), il est possible d’identifier des éléments qui évoquent la mystique de la merkabah. Dans la plupart de ces textes, comme dans la tradition ultérieure de la merkabah, l’influence de la vision d’Éz 1, éventuellement combinée avec celle d’És 6, est en outre manifeste (comparer par exemple Dn 7) 15. Toute la question, à partir de là, est de savoir comment il convient d’interpréter ces observations. Sur ce point, deux tendances contradictoires se font jour dans la recherche. (1) La première tendance, initiée par Scholem lui-même, consiste à pos tuler que cette forme de continuité littéraire entre les écrits apocalyptiques et la littérature des Heikhalot s’explique par la continuité d’une tradition d’étude et d’enseignement ésotérique centrée sur la merkabah, tradition 13. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1973, p. 53-56 et passim. 14. Voir I. Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, Leyde-Cologne, 1980 ; From Apocalypticism to Gnosticism : Studies in Apocalypticism, Merkavah Mysticism and Gnosticism, Frankfurt am Main-New York, 1988. Parmi les nombreuses études consacrées à ce thème depuis, voir par exemple J. J. K anagaraj, « Mysticism » in the Gospel of John : An Inquiry into its Background, Sheffield, 1998, p. 116-149 ; ainsi que A. A. Orlov, From Apocalypticism to Merkabah Mysticism : Studies in the Slavonic Pseudepigrapha, Leyde-Boston, 2007. 15. Sur l’influence de la vision d’Éz 1 sur la tradition de la merkabah dès l’époque du second temple, voir déjà par exemple l’étude de D. J. Halperin, The Faces of the Chariot : Early Jewish Responses to Ezekiel ’s Vision, Tübingen, 1988. Voir également ci-dessous. Sur la réception d’Éz 1 en Dn 7, voir D. J. Halperin, The Faces of the Chariot : Early Jewish Responses to Ezekiel ’s Vision, Tübingen, 1988, p. 000.
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dont l’existence serait indiquée (sinon attestée) par les références talmu diques au ma‘aseh merkabah. Si l’on en juge d’après ces références, cette tradition impliquait l’exégèse et la méditation des récits scripturaires présentant les visions de la divinité sur son trône (Éz 1 et És 6, ainsi que Dn 7) et débouchait sur des pratiques visionnaires. Cette reconstruction était déjà suggérée par Scholem, qui proposait d’identifier trois grandes étapes dans le développement de la mystique de la merkabah : « les conventicules anonymes des anciennes apocalypses ; l’interprétation de la Merkaba par les maîtres michnaïques dont les noms nous sont connus ; et la mystique de la Merkaba des derniers temps talmudiques et post-talmudiques, reflétée dans la littérature qui s’est transmise jusqu’à nous » 16. Cette thèse a depuis été reprise par différents auteurs 17, y compris sous une forme partiellement révisée et modifiée. Dans une série d’études très détaillées, C. Morray-Jones démontre ainsi qu’une partie des traditions des Heikhalot remonte vraisemblablement à l’époque tannaïtique, et que certains des motifs présents dans ce matériel se trouvent déjà dans certains passages du Nouveau Testament, notamment les épîtres pauliniennes 18. Cette analyse rejoint, à bien des égards, les différents travaux qui ont établi la présence de parallèles entre les manuscrits de la Mer morte (tels que les Hodayot ou les Chants de l ’holocauste du Sabbat) et la littérature des Heikhalot, un point sur lequel je reviendrai plus en détail 19. Plus spécifiquement, Morray-Jones soutient qu’il existait dès le i er et le ii e siècles de notre ère dans la littérature rabbinique des traces d’une polémique contre une tradition centrée sur l’ascension céleste et la transformation angélique d’un ou plusieurs juste(s), tradition qui aurait été véhiculée et préservée par des cercles ésotériques et dont l’origine serait à chercher dans certaines des traditions apocalyptiques les plus anciennes (notamment les traditions sur Hénoch). Ce paradigme « transformationnel » (transformational), comme Morray-Jones le désigne, confirmerait l’intuition initiale de Scholem, et justifierait le fait de parler d’une tradition ou d’un courant juif « apocalyptico-mystique » 16. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1973, p. 56. 17. Voir par exemple I. Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, Leyde-Cologne, 1980. 18. C. R. A. Morray-Jones , « Paradise Revisited (2 Cor 12:1-2) : The Jewish Mystical Background of Paul’s Apostolate, Part 1 : The Jewish Sources » et « Paradise Revisited (2 Cor 12:1-2) : The Jewish Mystical Background of Paul’s Apostolate, Part 2 : Paul’s Heavenly Ascent and Its Significance », Harvard Theological Review 86 (1993), p. 177-217 et p. 265-292 ; A Transparent Illusion : The Dangerous Vision of Water in Hekhalot Mysticism : A Source-Critical and Traditio-Historical Inquiry, Leyde-Boston, 2002. 19. Voir déjà C. Newsom, « Merkabah Exegesis in the Qumran Sabbath Shirot », Journal of Jewish Studies 38 (1987), p. 11-30 ; L. H. Schiffman, « Hekhalot Literature and Qumran Writings », ainsi que les références plus récentes citées ci-dessus à la note 2.
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ou « apocalyptico-merkabah » 20. Une autre version révisée de la thèse de Scholem se trouve dans les travaux (passablement controversés) de R. Elior, qui reprend l’idée d’un développement de la mystique de la merkabah selon trois phases successives mais en identifiant désormais ces trois phases à trois périodes caractérisées par l’absence de temple : (i) la vision inaugurale du trône-chariot par Ézéchiel dans le contexte de l’exil babylonien (Éz 1) ; (ii) la littérature mystique composée par les prêtres « sécessionnistes » de l’époque du second temple ; et (iii) la littérature des Heikhalot 21. (2) À l’inverse, une autre tendance dominante dans la recherche est représentée par des auteurs tels que D. J. Halperin, P. Schäfer et (dans une certaine mesure en tout cas) M. Himmelfarb 22 . Ces auteurs ne contestent pas l’existence de parallèles entre les écrits juifs des premiers siècles avant et après notre ère, y compris les apocalypses, et la littérature des Heikhalot, notamment en ce qui concerne les récits d’ascensions célestes et la vision de la merkabah. En revanche, ils mettent en question l’idée d’une quelconque forme de filiation directe qui passerait jusque dans la littérature des Heikhalot via la tradition rabbinique du ma‘aseh merkabah. Himmelfarb conclut ainsi son étude des parallèles entre apocalypses juive et littérature des Heikhalot avec le commentaire suivant : « This sort of continuity is not hard to explain even in the absence of the tannaitic link. Such broad similarities do not require literary carriers » 23. Cette divergence s’explique 20. C. R. A. Morray-Jones , « Transformational Mysticism in the ApocalypticMerkabah Tradition », Journal of Jewish Studies 43 (1992), p. 1-31. 21. R. Elior , The Three Temples: On the Emergence of Jewish Mysticism, Oxford-Portland/Oregon, 2004 [original hébreu publié en 2002]. Elior reprend et prolonge en réalité une thèse déjà avancée par J. Maier, mais passée largement inaperçue ; cf. J. Maier , Vom Kultus zur Gnosis. Studien zur Vor- und Frühgeschichte der « jüdischen Gnosis », Salzburg, 1964. Pour une critique pertinente des travaux d’Elior, voir notamment M. Himmelfarb, « Merkavah Mysticism since Scholem : Rachel Elior’s The Thre Temples », dans P. Schäfer (éd.), Wege mystischer Gotteserfahrung. Judentum, Christentum und Islam – Mystical Approaches to God. Judaism, Christianity, and Islam, Munich, 2006, p. 19-36. 22. D. J. Halperin, The Faces of the Chariot : Early Jewish Responses to Ezekiel ’s Vision, Tübingen, 1988 ; P. Schäfer , « Tradition and Redaction in Hekha lot Literature », Journal for the Study of Judaism 14 (1983), p. 172-181 (= Hekhalot-Studien, Tübingen, 1988, p. 8-16) ; P. Schäfer , « The Aim and Purpose of Early Jewish Mysticism », dans Hekhalot-Studien, Tübingen, 1988, p. 277-295 ; P. Schäfer , « Merkavah Mysticism and Rabbinic Judaism », Journal of American Oriental Society 104 (1984), p. 537-554 ; M. Himmelfarb, « Heavenly Ascent and the Relationship of the Apocalypses and the Hekhalot Literature », Hebrew Union College Annual 59 (1988), p. 73-100 ; M. Himmelfarb, Ascent to Heaven in Jewish and Christian Apocalypses, New York-Oxford, 1993, p. 95-114. 23. M. Himmelfarb, « Heavenly Ascent and the Relationship of the Apocalypses and the Hekhalot Literature », Hebrew Union College Annual 59 (1988), p. 99.
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notamment par le fait que ces auteurs tendent à envisager les textes des Heikhalot essentiellement, sinon exclusivement comme des compositions littéraires et exégétiques, qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer en postulant qu’elles ont leur origine dans un arrière-plan de pratique rituelle ou « mag ique ». Ainsi que le soulignent généralement ces auteurs, une telle approche implique de fait une mise en question de l’hypothèse avancée par Scholem d’une continuité entre les apocalypses juives et la littérature des Heikhalot passant par le maintien d’une forme de tradition exégétique ancrée dans une pratique « mystique » ou « visionnaire ». En réalité, cette discussion met en jeu deux problématiques qui ont partie liée, mais qui sont néanmoins distinctes : d’une part, celle du rapport entre les origines de la mystique juive telle qu’elle semble attestée par certains écrits du second temple (Qumrân, Paul etc.) et la mystique des Heikhalot ; et d’autre part celle du rapport entre cette tradition mystique et une tradition d’exégèse ésotérique centrée sur la merkabah, dont on peut également rapprocher une partie des écrits apocalyptiques. Il me semble que toute une partie de la complexité, voire de la confusion du débat actuel vient de ce que ces deux questions n’ont pas été suffisamment bien différenciées. Même s’il est possible d’identifier la présence d’une tradition de mystique juive dès les écrits du second temple qui anticipe, en quelque sorte, la mystique des Heikhalot, cette conclusion ne signifie pas encore que les écrits apocalyptiques doivent automatiquement être rapprochés de cette tradition, ni qu’il soit justifié de parler d’un judaïsme « apocalypticomystique » transmis par des cercles ésotériques, et qui serait à l’origine de la littérature des Heikhalot. III. E x égè se
et pr at iqu e m ys t iqu e s
Pour avancer dans ce débat, je commencerai par quelques remarques générales sur les rapports entre mystique, exégèse ésotérique (notamment exégèse de la merkabah) et littérature apocalyptique. Il est vraisemblable qu’il existe dès le iii e ou le ii e siècle avant notre ère une tradition d’exégèse centrée sur la vision d’Éz 1 (combinée ou non avec celle d’És 6), et que cette tradition était déjà connue sous le nom de merkabah ; cette association est déjà attestée dans la LXX d’Ézéchiel (Éz 43,3), et elle est également reflétée en Sir 49,8 ainsi qu’en 4Q385 6 24 . Dans les écrits juifs 24. En Éz 43,7, la LXX ajoute la mention « du chariot » après l’une des références à la « vision » (hébreu mar’eh) attribuée au prophète près du fleuve Kebar : ἡ ὅρασις τοῦ ἃρματος. Il est difficile de déterminer si ce plus a été ajouté par le traducteur grec ou s’il était déjà présent dans le texte hébreu qu’il traduisait (qui aurait alors lu mar’at merkabah), mais il est vraisemblable dans tous les cas que le
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des premiers siècles avant et après notre ère, cette tradition est principalement développée dans certains écrits de Qumrân, notamment dans les Cantiques de l’holocauste du sabbat (voir ci-dessous), ainsi que dans différentes apocalypses ; c’est surtout cette observation qui, pour les auteurs mentionnés plus haut, justifierait de rattacher les apocalypses à une tradition ésotérico-visionnaire, voire ésotérico-mystique. Il faut cependant observer que la vision de la merkabah est présente à des degrés très divers dans les apocalypses. Si elle joue un rôle central dans des écrits comme 2 Hénoch (voir 20,1-22,2, qui conclut l’ascension décrite depuis 3,1) ou l’Apocalpyse d’Abraham (15-19 et passim), elle est quasiment absente d’autres écrits contemporains, tels que 4 Esdras ou 2 Baruch. Dans d’autres traditions encore, elle ne joue qu’un rôle limité ; dans le Livre des Veilleurs, la description du trône entrevu par Hénoch est très brève (1 Hén 14,18), et il serait difficile de soutenir que la contemplation de la Gloire divine (dont Hénoch ne peut pas s’approcher) constitue le but de l’ascension du patriarche. Dans ces conditions, il paraît réducteur d’envisager les apocalypses uniquement sous l’angle de l’exégèse de la merkabah, et cet aspect ne saurait être retenu comme un trait définitoire de ces écrits. Devant ce constat, l’approche classique, depuis les travaux de Gruen wald, a consisté à identifier toute une série de parallèles supplémentaires entre les apocalypses et la littérature des Heikhalot afin de corroborer l’hypothèse d’un lien organique entre les apocalypses et la mystique de la merkabah. En conséquence, chez certains auteurs, le terme merkabah tend ainsi à devenir une catégorie très générale, qui n’est plus spécifiquement liée à la vision du trône mais qui peut désigner en principe n’importe quel parallèle significatif entre les apocalypses et la littérature des Heikhalot. C’est ainsi qu’on a pu proposer, par exemple, de voir dans les références au « Fils de l’homme » en 4 Esdras l’indice de l’enracinement de cet écrit dans une tradition de mystique de la merkabah, et ce en l’absence même de toute vision explicite du trône en 4 Esdras 25. Ce type d’exemple, que l’on pourrait aisément multiplier, met en évidence les problèmes de méthode que soulève cette approche, laquelle est non seulement circulaire mais également anachronique, puisqu’elle isole différents motifs dans la littérature des Heikhalot pour reconstruire la tradition de la merkabah aux époques scribe responsable de ce plus avait connaissance d’une tradition associant étroitement les visions d’Ézéchiel avec la tradition de la merkabah. Sur la LXX d’Ézéchiel, voir par exemple D. J. Halperin, The Faces of the Chariot : Early Jewish Responses to Ezekiel ’s Vision, Tübingen, 1988, p. 55-60. C’est également cet aspect de la prophétie d’Ézéchiel qui est mis en avant dans le résumé qu’en donne Ben Sira en Sir 49,8, et ce tant dans le texte grec que le texte hébreu, même si la formulation diffère partiellement dans les deux versions. Selon le texte hébreu, la divinité aurait révélé à Ézéchiel les « aspects » du char (zny mrkbh). 25. J. J. K anagaraj, « Mysticism » in the Gospel of John : An Inquiry into its Background, Sheffield, 1998, p. 129-132 et p. 149.
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hellénistique et romaine. Ce faisant, une telle approche tend à ignorer le fait que la littérature des Heikhalot a elle-même une genèse complexe, et qu’elle s’est construite en empruntant à des genres et des traditions divers, qui n’étaient pas nécessairement eux-mêmes associés dès le début à la tradition de la merkabah. Il faut par conséquent compter avec la possibilité que différents motifs présents dans les écrits apocalyptiques juifs des époques hellénistique et romaine n’étaient pas encore – ou en tout cas pas systématiquement – rattachés à une tradition visionnaire de type merkabah, bien qu’on les retrouve plus tard dans la littérature des Heikhalot. Concrètement, pour l’historien, ce constat invite à une certaine prudence quant à l’usage qui peut (et doit) être fait des textes des Heikhalot pour reconstruire la mystique juive plus ancienne. À cette première observation, il convient d’ajouter une seconde remar que de méthode. Ainsi qu’on l’a rappelé plus haut, depuis les travaux de Gruenwald jusqu’à ceux plus récents de C. Morray-Jones ou d’A. Orlov, la discussion s’est principalement concentrée sur l’identification de parallèles thématiques et littéraires. Cette démarche est caractéristique d’une approche qui est davantage celle du philologue que de l’historien des religions. Elle présente l’avantage apparent de contourner le problème de la définition de la « mystique » juive dans l’Antiquité en partant d’une tradition largement (sinon unanimement) reconnue comme « mystique » – les Heikhalot – pour remonter ensuite à ses origines 26. (On observera au passage que c’est encore l’approche retenue par P. Schäfer dans son étude récente sur les origines de la mystique juive, même si les résultats auxquels il parvient sont très différents 27.) Toutefois, cette démarche soulève égale ment un problème de méthode central. Même s’il est possible de conclure à une forme de continuité littéraire entre les apocalypses juives et chrétiennes et la mystique des Heikhalot, un tel phénomène n’implique pas encore la continuité d’une tradition mystique qui relierait les apocalypses à la littérature des Heikhalot. Comme l’a encore récemment souligné P. Alexander, la mystique juive de l’Antiquité, à l’instar d’ailleurs toutes les mystiques, ne se définit pas (ou en tout cas pas centralement) par son contenu, mais par une certaine pratique, une via mystica, elle-même évidemment organisée en fonction des codes d’un groupe social donné, et qui doit permettre une forme d’union ou de communion avec la divinité 28. Plus spécifiquement, Alexander pro26. Voir à ce sujet également les remarques d’Alexander sur les deux approches possibles de la mystique à Qumrân dans P. S. A lexander , « Qumran and the Genealogy of Western Mysticism », dans E. G. Chazon et al. (éd.), New Perpectives on Old Texts, Leyde-Boston, 2010, p. 218 sqq. 27. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, Tübingen, 2009 ; voir notamment ses remarques aux p. 23 sqq. 28. P. S. A lexander, The Mystical Texts: Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres-New York, 2006, p. 6-12 ; voir également P. S. A lexander ,
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pose de retenir trois traits dans sa définition de travail : l’expérience d’une forme de présence transcendante (autrement dit, supra-mondaine), le désir du mystique de participer à cette transcendance dans une forme d’union ou de communion mystique, et – last but not least – la nécessité d’une via mystica, une « voie » ou un chemin par lesquels cette union ou communion peut être réalisée. « Praxis lies at the heart of mysticism: without it there is no mysticism in any strict sense of the term, only theosophy, or mystical theology, a point often missed by historians of mysticism » 29. Cette praxis, comme le souligne Alexander, peut impliquer des formes extrêmement diverses et variées selon les cultures et les époques, mais elle se caractérise en général par l’idée selon laquelle l’accès à l’union mystique requiert une certaine discipline ainsi que l’apprentissage de différentes techniques plus ou moins complexes et sophistiquées. Il est clair que cette définition, comme d’autres définitions similaires, a avant tout une fonction heuristique (Alexander lui-même la qualifie d’ailleurs explicitement de working definition), et qu’elle est susceptible d’être corrigée en fonction des données analysées 30 ; néanmoins, l’accent placé par Alexander sur la mystique comme praxis impliquant l’acquisition de différentes techniques, et non comme simple exercice intellectuel, me semble largement pertinent. Dans le cas de la mystique juive ancienne, cette approche rejoint d’ailleurs celle déjà proposée par d’autres spécialistes, tels C. Newsom, qui propose pour sa part de définir la mystique comme « […] a type of religious praxis in which an individual engages in techniques specifically designed to give ecstatic access to the realm of the divine » 31. On pourrait éventuellement ajouter à cette dernière définition que la pratique mystique se transmet le plus souvent par le biais d’un enseignement ésotérique plutôt qu’exotérique. Une telle approche, qui cherche à définir la mystique juive ancienne en l’envisageant d’abord comme une pratique plutôt que comme un ensemble plus ou moins stable et homogène de motifs et de thèmes qui esquisseraient quelque chose comme un « imaginaire » mystique cohérent, a des implications importantes pour la question du rapport entre apocalypses « Qumran and the Genealogy of Western Mysticism », dans E. G. Chazon et al. (éd.), New Perpectives on Old Texts, Leyde-Boston, 2010, p. 215-235. 29. P. S. A lexander , « Qumran and the Genealogy of Western Mysticism », dans E. G. Chazon et al. (éd.), New Perpectives on Old Texts, Leyde-Boston, 2010, p. 219. On trouve une définition similaire dans P. S. A lexander , The Mystical Texts: Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres-New York, 2006, p. 6 sqq. 30. Dans le cas de la mystique juive à Qumrân, voir notamment les remarques de David Hamidović dans sa contribution à ce volume ; tout en retenant la définition récente d’Alexander, Hamidović propose d’y apporter différents compléments ou corrections sur la base de son analyse des Cantiques de l’holocauste du sabbat. 31. C. Newsom, « Mysticism », dans L. H. Schiffman – J. C. Vander K am (éd.), Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls, I, Oxford, 2000, p. 591-594 (p. 591).
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et mystique. En particulier, elle suggère que l’étude de la mystique juive pré-Heikhalot doit s’orienter en priorité vers les textes qui non seulement décrivent une forme d’union ou de communion avec le monde céleste, mais qui semblent également être rattachés à une forme de pratique, qu’elle soit individuelle ou communautaire. Dans le cas des textes retrouvés à Qumrân, en particulier, cette perspective a ainsi conduit plusieurs auteurs à approcher la mystique qumrânienne à partir notamment des textes dits « liturg iques », c’est-à-dire ces textes qui semblent avoir eu une fonction importante dans la pratique liturg ique de la communauté 32 . Il est vrai que l’interprétation de ces textes soulève un certain nombre de problèmes, qui n’ont pas toujours suffisamment été pris en considération 33. L’origine des Cantiques de l’holocauste du sabbat, l’une des principales compositions liturg iques retrouvées à Qumrân, demeure débattue 3 4 . Il est généralement admis aujourd ’hui qu’il ne s’agit pas d’une composition soi-disant « sec taire », ce qui semble également corroboré par la découverte d’un manus crit des Cantiques de l ’holocauste du sabbat dans la forteresse de Massada (Mas1k), outre les huit manuscrits retrouvés dans la grotte 4 (4Q400-407) et le manuscrit trouvé dans la grotte 11 (11Q17) 35. Toutefois, tant la data tion de ce texte que son rapport au milieu essénien demeurent controversés 36. Ces incertitudes n’invalident pas néanmoins l’hypothèse générale, 32. Voir déjà par exemple C. Newsom, « Merkabah Exegesis in the Qumran Sabbath Shirot », Journal of Jewish Studies 38 (1987), p. 11-30, et plus récemment par exemple J. R. Davila, Liturgical Works, Grand Rapids/Michigan, 2000 ou P. S. A lexander , The Mystical Texts: Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres-New York, 2006. 33. Sur les compositions liturgiques à Qumrân, outre l’ouvrage de J. R. Davila, Liturgical Works, Grand Rapids/Michigan, 2000, on consultera également avec profit la synthèse récente de G. J. Brooke , « Aspects of the Theological Significance of Prayer and Worship in the Qumran Scrolls », dans J. Penner – K. M. Pener – C. Wassen (éd.), Prayer and Poetry in the Dead Sea Scrolls and Related Literature. Essays in Honor of Eileen Schuller on the Occasion of her 65th Birthday, Leyde-Boston, 2012, p. 35-54. Sur la fonction de ces textes du point de vue de la sociologie de la communauté, voir également R. C. D. A rnold, The Social Role of Liturgy in the Religion of the Qumran Community, Leyde-Boston, 2006, qui utilise les travaux de certains théoriciens récents du rituel, notamment Catherine Bell. 34. Voir à ce sujet la contribution de David Hamidović dans ce volume. Je remercie David Hamidović de m’avoir communiqué son étude éclairante avant publication. 35. Pour l’édition du texte, voir C. Newsom, Songs of the Sabbath Sacrifice: A Critical Edition, Atlanta/Géorgie, 1985. 36. Alors que Newsom et plusieurs autres chercheurs ont soutenu une datation « haute » pour les Cantiques, qui remonteraient au iii e siècle avant notre ère, les arguments sur lesquels cette datation se base sont discutables. La datation paléographique des manuscrits implique une datation antérieure au i er siècle de notre ère, mais il est difficile d’être plus spécifique. Voir les remarques à ce sujet de David Hamidović dans sa contribution à ce volume.
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et largement répandue, selon laquelle les Cantiques ont dû jouer un rôle important dans la liturgie de la communauté de Qumrân ; il paraît douteux que ces textes aient été conservés dans la bibliothèque de la communauté à des seules fins de consultation, et qu’ils n’aient pas fait l’objet de récitations régulières. Bien que les Cantiques de l ’holocauste du sabbat ne décrivent pas directement la participation de la communauté au culte céleste célébré par les anges, la récitation des 13 chants – vraisemblablement dans le cadre d’une année liturgique conçue selon le principe de l’année solaire (4 × 13 = 52 semaines) – permet néanmoins à la communauté de se représenter la liturgie céleste et, par ce biais, d’y participer de manière indirecte, ainsi que l’ont souligné à juste titre plusieurs commentateurs : « when performing their own liturgy of praise-offerings, the community members also consciously share in that of the highest angels » 37. Dans ces conditions, il devient possible de comprendre comment les Can tiques, en dépit du fait qu’ils ont leur origine en dehors de Qumrân, ont parfaitement pu être intég rés à la liturgie de la communauté, dans laquelle la notion d’une forme d’union avec les anges dans le culte céleste semble avoir joué un rôle prépondérant, ainsi que le suggèrent plusieurs passages de la Règle de la communauté – notamment la version longue, contenant le Recueil des bénédiction (1QSb) – ainsi que des Hodayot (cf. 1QHa XI 21-23; 1QHa XIX 10-14 etc.) 38. C’est ce constat qui a conduit des auteurs tels que Newsom et, plus récemment, Alexander et quelques autres chercheurs, à conclure que la dimension « mystique » de la communauté qumrânienne doit principalement être identifiée dans cette unio liturgica avec les anges de la cour céleste 39. 37. B. Frennesson, « In a Common Rejoicing »: Liturgical Communion with Angels in Qumran, Uppsala, 1999, p. 100. Cf. aussi les commentaires récents de G. J. Brooke , « Aspects of the Theological Significance of Prayer and Worship in the Qumran Scrolls », dans J. Penner – K. M. Pener – C. Wassen (éd.), Prayer and Poetry in the Dead Sea Scrolls and Related Literature. Essays in Honor of Eileen Schuller on the Occasion of her 65th Birthday, Leyde-Boston, 2012, p. 35-54. Comme le relevait déjà Newsom, le fait que chacun des Cantiques débute par une exhortation à célébrer la divinité qui est adressée aux anges eux-mêmes a pour effet d’entrelacer étroitement la louange de la communauté à la louange angélique (cf. par exemple C. Newsom, « Mysticism », dans L. H. Schiffman – J. C. Vander K am (éd.), Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls, I, Oxford, 2000, p. 593 : « […] human praise and angelic praise are intimately interrelated »). 38. Cet aspect de l’idéologie qumrânienne a été étudié à plusieurs reprises ; voir par exemple à ce sujet l’article de D. Dimant, « Men as Angels : The Self-Image of the Qumran Community », dans A. Berlin (ed.), Religion and Politics in the Ancient Near East, Bethesda/Maryland, 1996. Dimant concluait notamment que la communauté de Qumrân « aimed at creating on earth a replica of the heavenly world » (p. 101). 39. P. S. A lexander , The Mystical Texts: Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres-New York, 2006, p. 13-72, ainsi que p. 93-119. Alexander définit explicitement les Cantiques de l ’holocauste du sabbat comme le
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Il ne fait aucun doute que, dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat, l’exégèse de la merkabah selon Ézéchiel joue un rôle important dans la description du palais divin et du service des anges ; ce point a fait l’objet de plusieurs études détaillées et peut être tenu pour acquis 4 0. Le chant XII, par exemple, qui décrit le service des chérubins dans le temple céleste, est étroitement modelé sur la description du char en Éz 1 et 10, dont il reprend de nombreux motifs. En suivant Newsom, on pourrait sans doute dire que ces cantiques représentent une forme d’intériorisation de la vision d’Éz 1 à des fins mystiques, puisque cette vision est pleinement intégrée à la description du temple céleste dans lequel les membres de la communauté sont introduits à travers la récitation cyclique des cantiques 41. C’est ici, vraisemblablement, que l’on a l’exemple le plus clair et le plus complet, à l’époque du second temple, d’une tradition mystique utilisant déjà l’exégèse de la merkabah comme véhicule pour accéder au temple céleste. À première vue, cet usage scripturaire paraît rapprocher les Cantiques de « key text » de la mystique qumrânienne. Cette conclusion demeure pertinente, à mon sens, qu’il ait ou non raison de mettre en rapport la liturgie communautaire des Cantiques avec les soi-disant « cantiques d’ascension » (Self-Glorification Hymns) retrouvés à Qumrân (4Q491c; 4Q471b; 4Q427 7 i-9; 1QHa XXVI 6-16). Sur l’importance de la liturgie angélique à Qumrân pour la genèse de la mystique juive, voir également désormais P. Schäfer , « Communion with the Angels : Qumran and the Origins of Jewish Mysticism », dans P. Schäfer , (éd.), Wege mystischer Gotteserfahrung. Judentum, Christentum und Islam – Mystical Approaches to God. Judaism, Christianity, and Islam, Munich, 2006, p. 37-66. Il est possible que l’une des fonctions des Hoddayot ait été d’offrir la possibilité d’une forme d’union plus individualisée aux membres de la communauté de Qumrân, qui passait par l’identification à la figure du fondateur de la communauté à travers la récitation de ces hymnes, comme le suggère entre autres l’étude de G. J. Brooke , « Aspects of the Theological Significance of Prayer and Worship in the Qumran Scrolls », dans J. Penner – K. M. Pener – C. Wassen (éd.), Prayer and Poetry in the Dead Sea Scrolls and Related Literature. Essays in Honor of Eileen Schuller on the Occasion of her 65th Birthday, Leyde-Boston, 2012, p. 35-54. 40. Voir notamment déjà l’étude de C. Newsom, « Merkabah Exegesis in the Qumran Sabbath Shirot », Journal of Jewish Studies 38 (1987), p. 11-30. 41. C. Newsom, « Merkabah Exegesis in the Qumran Sabbath Shirot », Journal of Jewish Studies 38 (1987), p. 11-30. Voir également les remarques de David Hamidović dans sa contribution à ce volume sur le langage employé par les Cantiques de l ’holocauste du sabbat. De manière générale, même si l’usage qui est fait de la vision d’Ézéchiel dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat est singulier, l’usage massif d’un langage scripturaire (ou considéré comme tel par les membres de la communauté) est un phénomène récurrent dans les prières et les hymnes de Qumrân, notamment les Hoddayot, où il a également souvent été étudié. Sur cet aspect, voir en dernier lieu G. J. Brooke , « Aspects of the Theological Significance of Prayer and Worship in the Qumran Scrolls », dans J. Penner – K. M. Pener – C. Wassen (éd.), Prayer and Poetry in the Dead Sea Scrolls and Related Literature. Essays in Honor of Eileen Schuller on the Occasion of her 65th Birthday, Leyde-Boston, 2012, p. 35-54, qui offre un bref état de la discussion et avance plusieurs remarques pertinentes à ce sujet.
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l’holocauste du sabbat des différentes traditions apocalyptiques anciennes mentionnées plus haut, qui font également usage de la vision de la merkabah dans un langage inspiré, ou dérivé, d’Ézéchiel ; en réalité, ce parallèle est trompeur, et ne doit pas masquer la différence significative entre les Cantiques et les écrits apocalyptiques dans l’usage qu’ils font du motif de la vision de la merkabah. Ainsi que le relevait déjà Newsom, dans les Cantiques la merkabah n’est pas associée à une scène de révélation, comme c’est généralement le cas dans les apocalypses ; elle est au contraire représentée comme l’objet central du temple céleste sur lequel se focalise la liturgie angélique (VIIe cantique), qui participe simultanément lui-même à la louange angélique (XIIe Cantique). Newsom a par conséquent raison de conclure que « the Sabbath Shirot is a text in which the religious signi ficance of Ezekiel’s merkabah vision has been developed in a very particular way », dans la mesure où l’exégèse de la merkabah ne sert pas tant à des fins de spéculation ésotérique sur les secrets du monde et de l’histoire, comme dans les apocalypses, mais devient plutôt « the vehicle by which the human worshipping community shares in the expérience of heavenly praise » 42 . Par ailleurs, ainsi que l’ont déjà souligné plusieurs auteurs, la vision du char-trône dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat présente également plusieurs différences significatives avec la tradition ultérieure de la merkabah telle qu’elle est reflétée dans les Heikhalot 43. L’expérience mystique est communautaire et non individuelle ; elle ne semble pas impliquer une ascension céleste 4 4 ; et elle ne débouche sur aucune vision de la divinité elle-même, en tout cas aucune qui soit directement mentionnée par le texte. Au final, l’exemple des Cantiques de l ’holocauste du sabbat corrobore l’hypothèse d’une mystique de la merkabah qui se serait développée dès 42. C. Newsom, « Merkabah Exegesis in the Qumran Sabbath Shirot », Journal of Jewish Studies 38 (1987), p. 29-30. Son interprétation de la fonction de l’exégèse de la merkabah dans les Cantiques de l’holocauste demeure pertinente, à mon sens, même si l’on n’accepte pas sa lecture selon laquelle le vii e chant représenterait le centre de l’ensemble de la composition. Cette proposition, qui avait généralement été admise dans un premier temps, a été remise en cause dans certaines études récentes ; voir par exemple C. Fletcher-L ouis , All the Glory of Adam. Liturgical Anthropology in the Dead Sea Scrolls, Leyde-Boston-Cologne, 2002. À mon sens, la lecture que propose Newsom du vii e chant, avec la vision de la merkabah, comme le centre de la composition demeure la plus vraisemblable, même si elle demande quelques corrections. Toutefois, cette question appellerait une discussion plus détaillée, et peut être laissée ouverte ici. 43. Voir par exemple les remarques de P. Schäfer , « Communion with the Angels », spécialement p. 57-59. 44. P. S. A lexander , The Mystical Texts: Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres-New York, 2006, considère qu’il s’agit bien d’une ascension céleste dans le cas des Cantiques de l’holocauste du sabbat, mais doit reconnaître que le langage de l’ascension est entièrement absent de ces textes.
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l’époque du second temple, et qui se fondait apparemment sur la même tradition d’exégèse scribale des visions d’Ézéchiel qui est également reflétée dans plusieurs apocalypses contemporaines. Cependant, l’usage qui est fait du motif du char-trône céleste dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat présente des différences considérables tant avec les premières apocalypses juives qu’avec la tradition ultérieure des Heikhalot. Ces différences doivent notamment être mises en rapport avec la pratique liturgique communautaire dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat qui s’insèrent, et renvoient in fine au problème des différentes fonctions sociales de ces textes. De ce point de vue, la présence d’éléments thématiques tels que la vision du trône-char ou les différents motifs associés à cette vision ne suffisent pas encore à justifier l’existence d’une tradition mystique continue et homogène qui relierait des écrits tels que les Cantiques de l ’holocauste du sabbat, les apocalypses juives et la littérature des Heikhalot. IV. P ou r
u n e a pproch e di ffé r e nci é e de s r a pports
e n t r e a poca ly pse s et m ys t iqu e j u i v e s
Si l’on accepte cette approche de la mystique juive, et si l’on prend au sérieux le fait que le terme « apocalypse » désigne d’abord et avant tout un certain genre littéraire, il devient clair que les apocalypses juives ne sauraient être comprises comme des écrits mystiques. Les apocalypses ne sont ni des manuels d’instruction destinés à guider le mystique dans son ascension vers les palais célestes, comme dans les textes des Heikhalot, ni des écrits dont la récitation collective servirait à susciter une expérience mystique, comme dans le cas des Cantiques de l ’holocauste du sabbat 45. En réalité, pour ce qui est des apocalypses juives du moins, il n’y a aucune indication qui permette de suggérer que ces écrits aient été destinés à servir dans 45. Ce point avait déjà été relevé par M. Himmelfarb, « Heavenly Ascent and the Relationship of the Apocalypses and the Hekhalot Literature », Hebrew Union College Annual 59 (1988), p. 73-100 ; voir également M. Himmelfarb, Ascent to Heaven in Jewish and Christian Apocalypses, New York-Oxford, 1993, p. 94-114. À propos des Heikhalot, comparer par exemple la caractérisation présentée par J. R. Davila, «The Ancient Jewish Apocalypses and the Hekhalot Literature», dans A. D. DeConick (éd.), Paradise Now: Essays on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta/Georgie, 2006, p. 108 : « Although the Heikhalot littérature does include a number of fictional épisodes, its basic orientation is one of instruction. Much of the material (the exception is 3 Enoch, which is an apocalypse) amounts to straightforward instruction manuals for achieving altered states of consciousness that allow the descender to the chariot to pursue goals in the supernatural world. These include instructions for rituals, accounts of paradigmatic otherworldly journeys, and the text of magical spells and numinous hymns to be used by the practitioner ».
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le contexte d’une quelconque pratique rituelle. Si les apocalypses mettent en scène des figures légendaires qui peuvent faire l’expérience d’ascensions célestes et/ou de visions du trône divin, rien dans ces écrits ne laisse supposer que cette expérience est destinée à être répétée par les lecteurs ou les auditeurs de ces récits ; la révélation associée à ces figures porte plus sur les secrets du monde et de l’histoire que sur des techniques ésotériques qui permettraient d’imiter l’expérience qui les a conduits à obtenir cette révélation. Le fait que certaines apocalypses puissent éventuellement faire référence à un arrière-plan de pratiques rituelles et de techniques visionnaires (c’est-à-dire destinées à induire des visions), comme l’a notamment défendu M. Stone pour 4 Esdras, ne change strictement rien à ce constat, dans la mesure où, encore une fois, c’est d’abord la manière dont un texte est reçu et fonctionne au sein d’un groupe donné qui détermine son caractère mystique, et non la présence éventuelle d’une expérience visionnaire 4 6. Ces remarques n’excluent pas que les figures légendaires des apocalypses ont pu être interprétées, dans l’Antiquité, comme des figures « mystiques ». Surtout dans le cas des traditions apocalyptiques impliquant un récit d’ascension, il est manifeste que les héros de ces apocalypses ont toujours plus été compris comme ayant bénéficié d’une forme d’union mystique avec la divinité au terme de leur ascension. Hénoch qui, dans les traditions les plus anciennes, ne fait qu’entrevoir le trône céleste et ne peut pas s’approcher de la Gloire divine (1 Hén 14,18-23), est déjà transformé en 2 Hénoch en serviteur angélique de la divinité, celui qui se tient « devant sa Face » (2 Hén 22,3-7), avant de devenir finalement Métatron, celui qui se tient à côté du trône et qui représente la Gloire divine (3 Hén 3-15) 47. Même si ce phénomène est particulièrement développé dans le cas 46. M. E. Stone , « On Reading an Apocalypse », dans J. J. Collins – J. H. Charles worth (éd.), Mysteries and Revelations. Apocalyptic Studies since the Uppsala Colloquium, Sheffield, 1991, 65-78. Plus généralement, voir déjà C. Rowland, The Open Heaven : A Study of Apocalyptic in Judaism and Early Christianism, Londres, 1982, p. 214-247 ; et plus récemment C. Rowland, « Visionary Experience in Ancient Judaism and Christianity », dans A. D. DeConick (éd.), Paradise Now : Essays on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta/Géorgie, 2006, p. 41-56. Ce type d’argument a encore récemment été repris dans une étude de J. R. Davila, «The Ancient Jewish Apocalypses and the Hekhalot Literature», dans A. D. DeConick (éd.), Paradise Now: Essays on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta/Georgie, 2006, p. 105-125, qui cherche à établir des parallèles entre les pratiques ascétiques et les techniques rituelles attribuées aux sages apocalyptiques et les pratiques de type « shamanique » des pratiquants de la mystique des Heikhalot. 47. Sur les liens entre les traditions sur la transformation angélique d’Hénoch en 2 Hén et la figure de Métatron en 3 Hén, voir notamment P. S. A lexander , « From Son of Adam to Second God : Transformations in the Biblical Enoch », dans M. E. Stone – T. A. Bergen (éd.), Biblical Figures Outside the Bible, Harrisburg/Pennsylvanie, 1998, p. 87-122 ; ainsi que A. A. Orlov, « Titles of EnochMetatron in 2 (Slavonic) Enoch », dans From Apocalypticism to Merkabah Mysti-
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des traditions sur Hénoch, on en trouve également quelques indications dans l’Apocalypse d’Abraham, où le patriarche se voit enseigner par l’ange Jaoel un hymne théurgique dont la récitation doit lui permettre d’accéder sans danger au trône divin (cf. 17,8-18, suivi par la vision du trône au ch. 18). La relation de Jaoel à Abraham a pu être comparée, non sans pertinence, à celle du mystagogue à l’égard de l’initié, et ce motif semble clairement anticiper les traditions des Heikhalot où la récitation de prières et d’hymnes théurgiques par le visionnaire de la merkabah occupe également une place centrale. À l’inverse, il est également vrai que la représentation de l’ascension du mystique dans la littérature des Heikhalot semble fréquemment s’inspirer des traditions apocalyptiques relatant l’ascension céleste de sages anciens, tels qu’Hénoch, Lévi ou Abraham, qui semblent avoir graduellement servi de modèles aux pratiquants d’une forme d’expérience mystique. Selon Alexander, l’existence d’une telle pratique de mystique ascensionnelle imitant l’ascension des sages anciens, notamment Hénoch et Lévi, serait déjà attestée à Qumrân : « Enoch and Levi appear to have been regarded as trailblazers, who showed that mystical ascent to heaven was possible, and whose experiences validated the mystical praxis at Qumrân » 48. Ces dernières remarques suggèrent la nécessité d’une interprétation soigneusement différenciée des rapports entre apocalypses et mystique juive. S’il semble impossible de voir dans les apocalypses juives des écrits mys tiques, pour les raisons énoncées plus haut, il semble également difficile d’expliquer les parallèles entre ces deux traditions par la seule hypothèse cism : Studies in the Slavonic Pseudepigrapha, Leyde-Boston, 2007, p. 133-148. Comme le soutient Orlov, il est vraisemblable que la référence dans le texte slavon à Hénoch comme celui qui se tient « devant la Face » fait allusion au statut angélique d’Hénoch comme sar ha-panîm, statut encore développé par la suite lorsque Hénoch sera identifié à Métatron. 48. P. S. A lexander , The Mystical Texts: Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres-New York, 2006, p. 11 et passim. Pour les traditions sur l’ascension d’Hénoch à Qumrân, cf. 4Q202 vi 1-4; 4Q204 vi 1-30; pour Lévi, voir 4Q213a 1 ii 15-18; 4Q213b 1-6. Pour Alexander, un exemple de ce phénomène d’imitation de l’ascension des sages anciens par certains membres de la communauté de Qumrân serait préservé dans les soi-disant « hymnes de glorification » retrouvés à Qumrân (4Q491c; 4Q471b; 4Q427 7 i-9; 1QHa XXVI 6-16), qu’Alexander interprète – de manière assez classique – au sens où une figure anonyme (peut-être le maskîl) s’y vanterait d’avoir pris place parmi les elim, les membres de la cour céleste, au terme d’une ascension le rapprochant de figures telles que Hénoch ou Lévi. Cette lecture soulève toutefois un certain nombre de problèmes, non seulement en raison du caractère très fragmentaire de ces textes, mais surtout du fait qu’il n’y est pas fait explicitement mention d’une ascension céleste. Si Alexander a vraisemblablement raison d’expliquer la préservation à Qumrân de traditions sur l’ascension d’Hénoch et de Lévi par l’intérêt de cette communauté pour des pratiques mystiques, le rapprochement entre les « hymnes de glorification » et ces traditions sur Hénoch et Lévi semble moins fondé.
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d’emprunts ponctuels, comme tendent à le faire Himmelfarb et d’autres auteurs. Il semble qu’il convienne plutôt d’envisager un processus d’interpénétration réciproque entre ces traditions, processus qui, dans certains cas comme ceux discutés plus haut, a pu conduire à l’alignement de la figure du sage apocalyptique sur celle du mystique, et réciproquement. Un tel phénomène semble témoigner du fait qu’une partie des écrits apocalyptiques, notamment ceux associés à la figure d’Hénoch, a dû être véhiculée dans des groupes qui entretenaient une affinité avec des pratiques mystiques, voire qui ont eux-mêmes développé de telles pratiques. Cette conclusion doit toutefois être pondérée par deux remarques. D’une part, comme on l’a vu, ce constat ne vaut que pour une partie des traditions apocalyptiques, notamment celles relatives à des figures associées à une ascension céleste ; on ne saurait nécessairement le généraliser à l ’ensemble des apocalypses, comme tendent à le faire certains des auteurs qui s’intéressent aux liens entre apocalyptique et mystique 49. Ce qui vaut pour les traditions associées à Hénoch ou à Abraham ne vaut pas nécessairement pour celles associées à Esdras ou Daniel, et chaque tradition doit bien plutôt être envisagée pour elle-même. D’autre part, même dans les cas où l’alignement de la figure du sage apocalyptique sur une figure de mystique est manifeste, ce phénomène n’induit jamais la transformation des apocalypses en textes d’instruction mystique ; la seule exception – et encore n’est-elle que partielle – serait 3 Hénoch, où l’on voit effectivement Hénoch-Métatron instruire Rabbi Ishmael. En d’autres termes, le sage apocalyptique peut éventuellement être représenté comme un mystique, mais il n’est pas un mystagogue. Si l’on prend au sérieux ces deux observations, il faut renoncer à l’idée d’une tradition plus ou moins cohérente et homogène dans le judaïsme de l’Antiquité qui engloberait apocalypses et textes mystiques, et que l’on pourrait qualifier en ce sens d’« apocalypticomystique ». Cette thèse d’un judaïsme « apocalyptico-mystique » ne fait droit ni à la différence de genre et de fonction des écrits apocalyptiques et mystiques, ni à la diversité interne de ces traditions, et devrait être abandonnée.
49. Voir par exemple encore récemment J. R. Davila, «The Ancient Jewish Apocalypses and the Hekhalot Literature», dans A. D. DeConick (éd.), Paradise Now: Essays on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta/Georgie, 2006, p. 105-125.
A L ITERARY A NALYSIS OF THE SEFER YETSIRAH Rocco Bernasconi University of Manchester
Résumé Cette contribution fournira une analyse littéraire du traité mystique Sefer Yetsirah, qui, tout comme la literature des Heikhalot, a été identifié par G. G. Scholem comme étant au fondement de la littérature mystique juive. L’analyse proposée est basée sur le modèle analytique élaboré au sein du projet de Manchester/Durham, intitulé Typology of Anonymous and Pseudepigraphic Jewish Literature in Antiquity. De manière plus spécifique, la contribution va examiner : (1) l’auto-presentation du texte comme texte ; (2) les présupposés de perspective et de connaissance de la voix qui gouverne le texte ; (3) la cohérence de la thématique ; (4) les petites formes littéraires et (5) les relations de cohérence thématique entre les parties adjacentes des textes. Summary My paper will provide a literary analysis of the mystical treatise Sefer Yetsirah, which, along with Heikhalot literature was identified by G. G. Scholem as the foundation of the Jewish mystical tradition. The analysis is based on the analytical model elaborated within the Manchester/Durham project Typology of Anonymous and Pseudepigraphic Jewish Literature in Antiquity. Specifically, the paper will consider: (1) the self-presentation of the text as text; (2) the perspective and knowledge presuppositions of the governing voice; (3) thematic coherence; (4) small forms and (5) relationships of thematic coherence between adjacent text parts.
I n t roduct i v e
r e ma r ks
In this article, I shall present a literary analysis of the Sefer Yetsirah (hereafter SY) according to the Inventory, the analytical model elaborated within the Manchester/Durham research project on Anony mous and Pseudepigraphic Jewish literature in antiquity. 1 The purpose of the paper 1. Typology of Anonymous and Pseudepigraphic Jewish Literature in Antiquity, c. 200 BCE to c. 700 CE http://www.llc.manchester.ac.uk/research/projects/ La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109003 ©
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is to spell out with as much analytical clarity as possible all the substantial literary features of SY. My analysis will thus focus on the text surface without directly addressing diachronic questions and leaving aside an indepth analysis of its content. My goal is not to shed light on the three main historical issues con cerning SY, i. e. (1) the time and place of redaction, (2) its Sitz im Leben and, (3) the relationship of SY with Jewish mysticism. Nonetheless, I believe that the literary analysis I shall undertake can constitute a good starting point for any further study aiming to investigate the above-mentioned issues. This, on the basis of the conviction that just as no serious scholar currently undertakes to write a substantial treatment of any one of the original sources of Jewish antiquity without addressing the issue of text growth, so in the future no-one should undertake such study without giving an account about how she or he perceives the surface of the text to work, and what its literary contours are. This should be done routinely according to some set of explicit criteria which are coordinated with each other, whether a simplified version of the set of criteria presented here as our Inventory, or whether some other set of criteria meeting similar standards of explicitness and conceptual coordination. The content of SY is very obscure and so are its author, its “original” shape (if any) and its date of composition. 2 As many scholars have pointed out, and as the present article will confirm, the literary structure of SY constitutes an unicum in Jewish literature. 3 Peter Hayman points out that “No work remotely like SY was produced in the Talmudic period”, 4 while Tzvi Langermann remarks that, “Sefer Yetsira is one of the great enigmas of Jewish literature”. 5 Similarly, Paul B. Fenton characterizes SY as “unique dans sa forme et énigmatique par son contenu”. 6
ancientjewishliterature. I want to express my gratitude to the members of the TAPJLA research project, Philip Alexander, Robert Hayward and Alex Samely for their suggestions and insights, during several meetings in Manchester. 2. Views on the date of composition of SY still largely differ within a range that goes from the late Second Temple period up to the ninth century during the Islamic era. 3. By this, I do not mean that SY does not share a number of specific literary features with other texts of Jewish tradition. What I mean is rather that its overall literary structure has no parallel with other Jewish texts. 4. P. Hayman, “Some Observations on Sefer Yeṣira: (1) Its Use of Scripture”, Journal of Jewish Studies 35 (1984), p. 168. 5. Y. T. L angermann, “Le commentaire sur le Livre de la Création de Dunaš Ben Tamim de Kairouan (x e siècle)”, Jewish Quarterly Review 95 (2005), p. 346. 6. P. Fenton, Juda Ibn Malka. La consolation de l ’expatrié spirituel, Paris, 2008, p. 9.
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Not only the literary structure and the content of SY are unique and mysterious, this is also true of its genesis. In fact, as it is well known, the textual situation of SY is very fluid. The text exists in three different recensions: the Short, the Long, and the Saadyan recension. Each of these, as Hayman points out: was in existence by at least the first half of the tenth century. The long recension […] appears in the oldest extant manuscript of the book, and was used by Shabbatai Donnolo in his famous commentary, the Hakhemoni. The short recension is known from Dunash b. Tamim’s commentary (first half of the tenth cent.), and is represented in most extant mss of SY. The third recension is embodied in Saadya Gaon’s commentary but has also been preserved in a lengthy, but unfortunately incomplete, fragment from the Cairo Geniza. 7
Compared to the Short recension, which forms the basis of my analysis, the Long recension contains extra commentary material, while the Saadyan recension completely rearranged the sequence of paragraphs. To give a quantitative indication, the shortest manuscript contains 1 300 words, while the Long Recension in MS Assemani contains 2 737 words. Hayman correctly remarks that, in the light of that textual fluidity, the search for “the original text” of SY has revealed not only extremely difficult but also pointless. Instead, he argues that: it would be better to refer to the “earliest recoverable text of SY” meaning by that “the text on the basis of which it is possible to explain how most of the variant texts now in the recensions and manuscripts arose. Often, but not always, it will be the lowest common denominator of our available text – what they all have in common. It also, almost invariably, turns out to be the shortest text we have”. 8
Hayman’s attempt to determine an “earliest recoverable text”, though speculative is very interesting because of the shortness of the text. This points to the fact that at the beginning of the tradition we had something astonishingly short. This “earliest recoverable text” that has a closure in § 61, hardly contains scriptural wording, exegesis and proof texts. For each recension, several MSS have survived. These MSS contain ling uistic differences but also differ from each other in the numbering and in the sequence of paragraphs. The present analysis is based on MS
7. P. Hayman, “Some Observations on Sefer Yeṣira: (1) Its Use of Scripture” Journal of Jewish Studies 35 (1984), p. 168. 8. P. Hayman, Sefer Yeṣira: Edition, Translation and Text-Critical Commentary, Tübingen, 2004, p. 33.
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Parma 9 (c. XIII-XIV century), which usually serves as the base text for the Short Recension and which is constituted by 1883 words. The three recensions differ in such a way that if I had to provide a literary description of MS Assemani, it is likely that there would be no major variations. There is in fact only one big structural difference and this is in the text’s ending. All MSS of the Long Recension end at § 64, while some MSS of the Saadyan and of the Short Recension end at § 61. A part from that, the Long Recension contains more exegesis and more proof-texts and scholars take this as a sign of its later origin. L i t e r a ry
a na lysi s
In what follows, I shall present a literary analysis of SY according to a numbers of parameters taken from the Inventory, which as mentioned above, is the analytical model elaborated by Alex Samely and the other members of the research project Typology of Anonymous and Pseud epigraphic Jewish Literature in Antiquity, c. 200 BCE to c. 700 CE. 10 I shall first consider which types of statement and which small literary forms express the thematic substance of SY. Secondly, I shall examine the different principles of arrangement, which structure the text. Then, I shall zoom in and look at coherence relations between adjacent text parts. I shall then continue by briefly considering if and how the text presents itself as a text, i.e. if and how the text explicitly acknowledges its own existence. I shall then conclude by examining the perspective and knowledge presuppositions of the governing voice. Theme-wise, the text contains three main types of statements: (1) reports on what God did in the past (e.g. §§ 1, 12-15, 19-20, 31-34), 11 (2) descriptions of what is the resulting, “present” reality (e.g. §§ 2-4, 6-8, 17a19b, 43a), 12 and (3) exhortations to the reader concerning the future
9. A transcription and translation of MS Parma can be found in P. Hayman, Sefer Yeṣira: Edition, Translation and Text-Critical Commentary, Tübingen, 2004, p. 59 sqq. It is worth remarking that in Hayman’s edition both the numbering and the sequence is that of MS Assemani which is the base text of the Long Recension. 10. http://literarydatabase.humanities.manchester.ac.uk 11. For example, § 1 writes: “By means of thirty-two wondrous paths of wisdom Yah, the Lord of hosts, the God of Israel, the Living God, God Almighty, high and exalted, dwelling forever, and holy is his name (Isa 57:15), carved out”. 12. See for example § 43a: “These are the seven planets in the universe: Sun, Venus, Mercury, Moon, Saturn, Jupiter, Mars. And the days in the year: the seven days of creation. And the seven apertures in mankind: two eyes, two ears, two nostrils, and the mouth”.
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(§§ 4, 5, 40). 13 Beside these, one can also find two other and much less frequent types of statements. The first type is represented by doxology-like statements or lists of divine epitheta (e.g. §§ 1, 7, 56). 14 The second type, of which there is only one occurrence in § 64, expresses a prediction of reward of behaviour in a “wisdom” formulation. 15 In general, and with the exception of § 61, statements are not presented in narrative sequence and are not situated in a specific point in history, but rather in an unspecific time in the past or in the “present”. Most of the content of SY is very abstract and only in one case, there is a description of a static, ocular structure. 16 Form-wise, three main types of clauses are found: (1) descriptive clauses (e.g. §§ 1, and 13-14), 17 (2) imperatives (e.g. §§ 4, 5, 40), 18 and (3) anticipated theme sentences (e.g. §§ 6-8, 17a). 19 The latter are sentences, where the theme is placed at the beginning and then repeated as a pronoun or by ellipsis, as for instance in § 7 which read: “The ten sefirot are the basis; their measure is ten for they have no limits”. The “anticipated theme sentences” is so pervasive in SY that deserves to be thematised in detail, in order to highlight the important functions it performs in the economy of the text. The “anticipated structure”, serves to “itemise” a larger theme and to “thematise” certain aspects of it. It also 13. For instance § 4: “The ten sefirot are the basis – ten and not nine, ten and not eleven. Understand with wisdom, and be wise with understanding. Test them and investigate them, and get the thing clearly worked out and restore the Creator to his place”. 14. These, which may be seen as prayer-alluding statements are of course very vulnerable to constant scribal extension. 15. The text reads: “Whoever understands this book and keeps it has the assurance that he is a member of the world to come. […] There is no limit to the wisdom of everyone who looks into it. And the secrets of the upper and lower world will be revealed to everyone who occupies himself with it and studies it and knows its secrets, and he has the assurance that he is a member of the world to come”. 16. This occurs in § 18, which describes the wheel with two hundred and thirty-one gates where the twenty-two fundamental letters have been fixed: “The twenty-two letters are their foundation. It is fixed on the Hook, on a wheel with two hundred and twenty-one gates. The wheel rotates backwards and forwards. And this is the sign: if for good, above pleasure, and if for evil, below pain”. 17. For example, § 13: “Three – water from air [ruah]: he carved and hewed in it tohu and bohu, mud and mire. He carved them like a sort of garden-bed. He erected them like a sort of wall, and he wove them like a sort of ceiling”. 18. For example, § 40: “How did he combine them ? – two stones build two houses; three build six; four build twenty-four; five build one hundred and twenty; six build seven hundred and twenty; seven build five thousand and forty. From here on go out and ponder what the mouth cannot speak, and what the ear cannot hear”. 19. For example, § 6: “The ten sefirot are the basis. Their end is fixed in their beginning as the flame is bound to the burning coal. For the Lord is unique, and he has none second to him; and before one, what can you count ?”
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emphasises the theme through anticipating it to the opening position of the sentence, and through the inherent redundancy in mentioning it twice (at least). But the “anticipated structure” also allows a text structure in which thematic co-ordination in succession takes place. In the case of SY this coordination concerns aspects of the same topic as well as of different topics. For example, some key constituent topics first mentioned in § 2 (ten sefirot, twenty-two fundamental letters) turn up later in the text as “anticipated subjects”, and then repeated several times in succession (“the ten sefirot” in §§ 3-8, 10 and 16; “the twenty-two fundamental letters” in § 9 and then repeated in §§ 19a, 17a, 18, 19b). This structure, which is pervasive throughout the whole text does not require anything more than the coordination of various points on the same topic, and hence an additive, not a progressive, succession of information. 20 The “anticipated structure” also effectively lemmatises an item men tioned earlier in the text, that is, it “quotes” it and turns it into the (repeated) focus of comment. Thus, for example the “twenty-two letters” are merely said to “be there” in § 2, without further information and are then taken up again in §§ 9, 19a, 17a, 18 and 19b and thematised in their own right. In other words, the format is used as a tool for the text to return to a topic mentioned earlier, and to unfold its topics and sub-topics. 21 This is a strategy for unifying the themes, and unity is also important for the contents of the text: the claim is that all these pluralities are ordered and find their apex in the One (i. e. God). As a conclusive, impressionistic remark it can be said that a pervasive use of the “anticipated structure” as in SY could also have a rhetorical or emotive (or “hypnotising”) effect, which would match well with views that see SY as a “meditative” text. 22 20. The additive succession of information is similar to mere juxtaposition in the Mishnah in that it allows a text to easily grow or shrink without altering its main structure. This feature, has also been pointed out by Tvi Langermann who in fact writes that SY is “structured in the style of the Mishnah. That is, [it is] as a rule, composed of relatively short, concise, free-standing statements, which are grouped into the chapters that make up the treatise”. This, Langermann continues, has to effect of allowing to “incorporate (sometimes word for word) earlier texts that are fully assimilated into the final text”. Langerman explains this phenomenon as “a conscious and deliberate act; the authors appropriated earlier texts that were relevant to their theme and then supplemented them with new materials at their disposal or new ideas that were in vogue”. In Y. T. Langermann, “Le commentaire sur le Livre de la Création de Dunaš Ben Tamim de Kairouan (x e siècle)”, Jewish Quarterly Review 95 (2005), p. 174. 21. The use of the “anticipated subject” sentence puts a key feature of this text into parallel with documents which are about law (e.g. the Mishnah and 4QMMT), or which are about biblical interpretation (lemma-first followed by midrashic units in lemmatic aggregates; e.g. the pesharim). 22. On this, see for example Y. T. Langermann, “Le commentaire sur le Livre de la Création de Dunaš Ben Tamim de Kairouan (x e siècle)”, Jewish Quarterly
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The register of small literary forms continues with two other text-or ganising structures sporadically present in SY: the list, and the self-con tained question/answer unit. These are by no means as frequent as the three above-mentioned types of clauses (e.g. descriptive clauses, impera tives, and anticipated theme clauses) and only structure short stretches of text. SY contains four lists in §§ 16, 43a, 49, and 56. Those in 43a and 49 are immediately followed by the items referred to in the caption, while those in 16 and 56 may be seen as a sort of summary, in that they refer anaphorically to their preceding co-text, where their items have been thematised one by one. The text also contains two text-organising questions in §§ 19b and 40. Both of them pick up one of the themes of a preceding paragraph (i. e. §§ 19a and 39) for further unfolding them. Thus, in both cases, the question produces a sort of self-lemmatisation. Occasionally, “warrant sentences” or “reason clauses” are also found. As we shall see below, these are the expression of a specific epistemic stance of the text, namely that evidence may be given to the addressee. In SY there are two types of warrants: scriptural and naturalistic. The first type includes scriptural quotations (§§ 5, 14, 64), while the second comprises introductory formulae, such as “siman” (§§ 18, 20, 22, 25) and “re’ayia” (§ 58), which introduce warrants based on the observation of nature. Scripture is also used expressively, i. e. without presenting the text of Scripture as a quotation by the use of an introductory formula, but rather integrating it into the flow of the text (§§ 1, 8, 47, 48a, 56, 60 and 61). Philip Alexander remarked that it is likely that “originally” the wording of Scripture was not introduced but rather used expressively and that quotation formulae were added in the process of transmission. 23 Manuscripts differences seem to confirm Alexander’s claim, since often scriptural wording is found in one or more manuscripts but used expressively in other manuscripts. The analysis of recurrent and formally defined small literary units, which constitute characteristic components in the treatment of the sub ject-matter, leads me to considering relationships of thematic coherence between adjacent text parts as well as larger principles of arrangement. 24 Review 95 (2005), p. 177 and 186 but also G. Scholem, Origins of the Kabbalah, Princeton/New Jersey, 1987, p. 290. 23. In personal conversation. 24. In relation to this, it is necessary to mention that an interpretation of the text’s thematic divisions is present in all the earlier MSS of the Short Recension. As pointed out by Hayman, these manuscripts subdivide the text in five chapters: I (§§ 1-16), II (§§ 17-22), III (§§ 23-36), IV (§§ 37-44), V (§§ 45-64). See P. Hayman, Sefer Yeṣira: Edition, Translation and Text-Critical Commentary, Tübingen, 2004, p. 24. As we shall see, this thematic subdivision largely but not entirely corresponds to the one that I shall now describe.
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SY is structured according to two main principles of arrangements: subordination and coordination. We have already seen when talking about the “anticipated structure” that coordination is pervasive throughout the whole text. Yet, coordinated sub-units are inserted into a larger framework where textual relations are governed by a principle of subordination. Coor dination and subordination are pervasive in SY and with the exception of §§ 58 to 64, govern all substantive parts of the text. Texts where all or most substantive parts are governed by coordination and subordination are recorded under category 5.2 of the Inventory which reads: “The sequence of themes in the discursive or descriptive text pre sents itself as mirroring an objective order by dividing a larger topic by a constant principle (or set of principles) of subordination/coordination”. This feature, which characterises modern academic discourse, is common to philosophical texts but very rare in Jewish literature. In fact, only 5 out of more than 300 texts which constitute the corpus of Ancient Jewish literature are organised according to coordination and subordination. 25 The structure of subordination in SY comprises three steps of generality as follows: (1) By means of thirty-two wondrous paths of wisdom Yah, the Lord of hosts, the God of Israel, the living God, God Almighty, high and exalted, dwelling for ever, and holy is his name (Isaiah 57:15) carved out. He created his universe with three groups of letters (separim): with seper and seper and seper. (2a) The ten sefirot are the basis (2b) and the twenty-two letters are the foundation: (3a) three primary letters, (3b) [seven] double (letters), (3c) and twelve simple (letters).
Within 2a there are no subordinate steps whereas within 2b, there is another step down in generality: 3a “three primary letters”, 3b “seven double” and 3c “twelve simple”. Coordination is pervasive between adjacent text-parts in the second, and to a lesser extent, in the third level of generalit y, while there are no coordinated units in the first level. In § 2, a double topic is announced: the “ten sefirot” and the “twentytwo letters”. 26 The fist topic is then developed in § 3 and carried out by means of coordination until § 15. § 2 does not actually say what the ten sefirot are; these are in fact only listed in §§ 10 to 15 and again in § 16, which works as a sort of summary and of closure of the first topic. Simi 25. These texts are: SY, Wisdom of Solomon, Mishnah Sanhedrin, the Temple Scroll and 1Baruch. For more on this see http://literarydatabase.humanities. manchester.ac.uk/-MainSearch.aspx ?SearchType=SinglePoint. 26. These two topics correspond to the two distinct cosmologies: the first based on the ten sefirot and the second based on the twenty-two letters.
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larly, the “twenty-two letters” are not spelled out in § 2, which only subdi vides them into three primary letters, seven double letters, and twelve simple letters. It is in fact only in § 17a that the text tells us what these twenty-two letters are. The second topic, i. e. the “twenty-two letters”, starts in § 9 which is a heading repeating the content of § 2 but lacking the first part of it, i. e. “The ten sefirot are the basis”. That second topic is thematised by means of coordinated units until § 23, where the first sub-topic, i. e. “the three primary letters”, begins. Again, this topic is thematised by means of coordinated units until § 37 where the second sub-topic, i. e. the “seven double letters”, starts. Once more, coordinated material thematises this topic until § 45 where the sub-topic of the “twelve letters” starts and is carried out, again by means of coordinated units until § 49. Just as § 16 was the closure of the topic of the “ten sefirot”, § 56 is the closure of the topic of the “twenty-two letters”. However, unlike § 16, the twenty-two letters are not listed in § 56, but rather only referred to ana phorically. § 50 is another sub-heading similar to § 9 and to § 2. However, if § 2 was a full heading and § 9 lacked one part of it, § 50 lacks two parts. To sum up on this: SY has a structure that “cascades down”. It starts with two items, which are coordinated in § 2 on a “high” level (after the all-encompassing thirty-two wondrous paths in § 1): the “ten sefirot” and the “twenty-two letters”. But then picks up further terms mentioned later, and then in dependency on the first pair: three primary letters (from § 23), seven double letters (from § 37), twelve simple (from § 45). In other words, there is a hierarchy indicated in the order here, and a “branching out” of themes from more general to more detail. This structure of subordination/coordination stops at § 58, which sur prisingly is not included in § 2. Yet, though introducing material which has not been announced in § 2, §§ 58 to 48b are clearly part of the same dis course. This section, however, is not arranged by means of either coordination or subordination but rather, it is structured by an extra-thematic principle of order. More precisely, it is unified by an alphanumerical principle based on the presence, in all sub-units, of the numbers three, seven and twelve, which, not surprisingly are the three recurrent numbers of the previous sections of the text. As already mentioned, even in §§ 1 to 56 other subsidiary principles of order are found alongside the more cogent structure of coordination and subordination. These other principles either cross or are integrated into the main structure. For instance, in §§ 43a and 49, number seven and number twelve becomes thematic and give rise to the lists of the seven planets in the universe, the seven apertures in mankind but also the twelve constellations, the twelve months and the twelve principal organs in mankind.
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Another subsidiary principle of arrangement is based on binary opposi tions, and is integrated in the coordination/subordination structure. These binary oppositions are: male/female in § 31 to 33, soft/hard, strong/weak, life/death, peace/evil, wisdom/folly, wealth/poverty, prosperity/desolation, beauty/ugliness, mastery/slavery in § 37; good/evil in § 60. Relations of coherence between text parts are also reinforced by the pervasive repetition of verbs referring to God’s creative activity throughout the whole text. So for instance, carving and hewing (in §§ 1, 12-14, 19a, 20, 31, 39-40, 42, 49, 61) but also of weighing, combining and forming (in §§ 19a, 20, 31-32, 34, 39-40, 49, 61), sealing (in §§ 15, 24, 33), and creating (in §§ 1, 27-30, 60b). To conclude on this, it can be observed that SY provides a systematic treatment of its subject matter that is strikingly unique within the whole corpus of post-biblical Jewish literature. The hierarchical structure, which governs most of the text, alongside the constant repetition of headings and verbs referring to God’s activity of creation produces a very strong unifying effect. This sense of unity is further reinforced by the closing paragraph in 64, which retroactively provides a title to the whole text. I shall now turn to considering §§ 61 and 64 which constitute the two closures of MS Parma. These two closures are separated by two other parag raphs (62 and 63), which are clearly out of place. In fact, as Hayman points out, “The contents of § 62 constitute a re-arrangement of material found in §§ 29, 30, 41, 49 and 52”, while § 63 “developed out of 48b”. 27 All MSS of the Long and the Short Recension contain both § 61 and § 64, while the latter is absent from all MSS of the Saadyan Recension, whose closure is then at § 61. In § 61, there is a shift from a thematic discourse to a narrative piece. A part from reports on what God did in order to do creation, this is the only report on what someone else, i. e. Abraham, did. The mention to “Abraham our father” constitutes the first explicit reference to the history of Israel in the whole text. As a result, in § 61, there seems to be a shift from the history of the universe to the history of Israel. § 61 is also the only place where there is a reference to biblical narrative, and as already mentioned, it is the only place where the text refers to a unique event in history. Unlike § 64, § 61 does not contain elements, which unequivocally sig nals it as a closure; there are in fact no explicit signs of boundedness. Yet, one can see that § 61 contrasts both in form (by switching from discourse to narrative) and in content (by shifting from the history of the universe to the history of Israel) with the rest of the text. Those contrasts, thematic and formal, are recorded in our Inventory as implicit signs of bounded27. P. Hayman, Sefer Yeṣira: Edition, Translation and Text-Critical Commentary, Tübingen, 2004, p. 188.
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ness and are usually found in texts such as Mishnah and Tosefta tractates, which unlike SY, are not bounded by their subject matter. 28 Conversely, in § 64 the text explicitly refers to itself as a verbal entity in two occasions: (1) “This is the book of Abraham our father, which is called “the Book of Creation” 29 and (2) “This book, which is called the Secret of Intercalation […]”. 30 These two headings contain both a self-referential discourse deixis, i. e. “this”, and a term for the form of the text and/or its genre, i. e. “book”. As a result, § 64 presents an explicit ending, which provides a boundary to the whole text. That said, § 64 may also be seen as presenting implicit signs of boundedness. In fact, it contains two statements which anticipate future events and that contrasts in content with the rest of SY. 31 All that said, § 64 is clearly a later interpolation and as pointed out by Hayman, “has its origin in a note added at the end of the text by a scribe well back in the chain of transmission since its basic form is reflected in many MSS of both the Long and the Short Recensions”. 32 This is also ref lected by the layout of the Parma MS in that, as Hayman again points out, “the scribe of MS K [Parma] placed his whole lengthy colophon in brackets in a block in the centre of the page […]”. 33 Moreover, this is the only parag raph in the whole text, which contains some Aramaic wording (such as “ve hadein sefer demitkarei sod haibur”) and this may be seen as another sign of its late origin. Content-wise, § 61 and § 64 are not mutually exclusive but rather com plementary. The two paragraphs would in fact make perfect sense together without necessarily draw diachronic distinctions. In fact, one is a narrative, while the other is a kind of self-referential appendix. As Philip Alex-
28. Most frequently, in Mishnah and Tosefta tractates, those implicit signs of boundedness take the form of so called aggadic ending, which contrasts either in form or in content with their preceding co-text and can thus be seen as providing an implicit closure to the text. 29. In the manuscripts ending at § 64 the text is, strictly speaking, a Pseudepigraphic. On this see S. W. Wasserstrom, “Further Thoughts on the Origins of Sefer Yesirah”, Aleph: Historical Studies in Science and Judaism 2 (2002), p. 209 sqq. 30. Interestingly, in bRosh ha-Shana 20b there is a reference to a book called “Secret of Intercalation”. 31. These two statements are: “Whoever understands this book and keeps it has the assurance that he is a member of the world to come”, and “And the secrets of the upper and lower world will be revealed to everyone who occupies himself with it and studies it and knows its secrets, and he has the assurance that he is a member of the world to come”. 32. P. Hayman, Sefer Yeṣira: Edition, Translation and Text-Critical Commentary, Tübingen, 2004, p. 195. 33. P. Hayman, Sefer Yeṣira: Edition, Translation and Text-Critical Commentary, Tübingen, 2004, p. 195.
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ander pointed out, 3 4 § 61 is really the one point where mysticism comes in because of the phrase “And he made him sit in his lap, and kissed him upon his head. He called him his friend and named him his son, he made a covenant with him and his seed for ever”. It is because of this direct revelation of God that later kabbalists treated Sefer Yetsirah as a mystical text. Conversely, § 64 has a much sharper scientific perspective. Thus, between §§ 61 and 64 there is a very sharp difference of ethos. § 64 can be seen as reflecting ma’aseh bereshit, while § 61 is an expression of ma’aseh merkavah. I shall now conclude with few words about perspective, knowledge limitations, and presuppositions of the governing voice. The perspective of the governing voice of SY is third person anonymous, i. e. is not presented as tied to a specific personal identity or to personhood in general. The speaking voice locates itself after a thematised past (namely the past of the event of creation), and in the present of a certain (undetermined) reality. In § 64, the governing voice also anticipates the future event of the addressee “whoever” he or she is: “And the secrets of the upper and lower world will be revealed to everyone who occupies himself with it […]”. That said, in two cases in §§ 61 and 64, the first person plural is used, in the standing phrase “Abraham our father”. However, this only represents a generic “we” of discourse and discussion, not the projection of a specific persona and therefore there is no shift of governing voice from the third to the first person. That said, this proper name, and the relationship of the governing voice to it (“our father”) self-locates the text in the context of the Jewish tradition, as do of course the divine proper names, the biblical quotations, the identity of the alphabet, which is constantly mentioned, and the references to the months of the Jewish calendar. Otherwise, most of the content is very abstract and not tied to any specific cultural environment. With the exception of § 64, the governing voice takes itself back behind its contents for most of the time: in fact, it addresses the audience only in the most general of terms, i. e. by imperatives in the singular. In most cases, the text does not thematise how the governing voice comes to know the text’s contents or its right to command obedience from the addressee, but suggests its knowledge or authority is unlimited. As a result, the governing voice’s perspective is tacitly that of someone “seeing” (having direct knowledge of) all levels and parts of reality. Thus, in this respect, the epistemic perspective of the text’s governing voice is of the same “omniscient” nature as that of the anonymous voice in Genesis 1. Yet, occasionally, the governing voice thematises how it comes to know the text’s contents, or its right to command obedience from the text’s 34. In personal conversation.
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addressee, and in so doing, it limits its epistemic perspective. This occurs when there is an appeal to some kind of evidence or warrant in support of the statements of the anonymous governing voice. In the light of the presence of warrants in support of statements, the epistemic perspective of governing voice is somehow ambivalent. In fact, the omniscience of most of the statements in the text contrasts with the fact that occasionally the governing voice thematises how it comes to know the text’s contents thus presenting its perspective as limited.
P ROBLÈMES DU MYSTICISME JUIF
D’EXPRESSION GRECQUE : L’EXEMPLE DES TEXTES LITURGIQUES Pierluigi L anfranchi Université d’Aix-Marseille
Summary This contribution deals with the question of mysticism in ancient Greekspeaking Judaism, in particular with the interpretation of some Jewish prayers in Greek. I discuss recent tendencies in the study of the origins of Jewish mysticism. In my opinion these tendencies go back to two fundamental and opposite trends: that of Erwin Goodenough and that of Gershom Scholem. The scholars following the first tendency analyse the mystical traditions of Ancient Judaism (namely the traditions appearing in Jewish writings in Greek) because they are interested in the milieu in which Christian communities arose. The second tendency explores the antecedents of the Hekhaloth literature consciously neglecting Jewish literature in Greek. These different perspectives however both raise the following question: what is – if it exists – the common denominator between the different texts labelled as ‘mystical’ by modern scholars ? In other words, which are the criteria for establishing whether a text is mystical or not ? With this question in mind I analyse two case studies: a prayer containing the quedusha included in the Apostolic Constitutions VII,35 and the ‘Prayer of Jacob’ found in P. gr. 13 895 Staatl. Mus. Berlin. The study of these prayers shows that in order to establish the mystical character of a text, we need to know not only its wording and its content, but also the context in which it was created and used. Résumé Cette contribution traite de la question de la mystique dans l’ancien judaïsme de langue grecque, en particulier avec l’interprétation de certaines prières juives en grec. Je discute des tendances récentes dans l’étude des origines de la mystique juive. À mon avis ces tendances remontent à deux fondamentaux et en face de tendances : celle d’Erwin Goodenough et celle de Gershom Scholem. Les savants suivant la première tendance analysent les traditions mystiques du judaïsme antique (à savoir les traditions qui apparaissent dans les écrits juifs en grec), parce qu’ils sont intéressés par le milieu dans lequel les communautés chrétiennes se sont imposées. La deuxième tendance explore les origines de la littérature des Hekhaloth tout en ayant consciemment négligé La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109004 ©
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la littérature juive de langue grecque. Ces différentes perspectives posent la question suivante : quel est – s’il existe – le dénominateur commun entre les différents textes étiquetés comme « mystique » par les érudits modernes ? En d’autres termes, quels sont les critères permettant d’établir si un texte est mystique ou pas ? Avec cette question à l’esprit, j’analyse deux études de cas : une prière contenant la quedusha qui est incluse dans les Constitutions apostoliques VII, 35 et la « prière de Jacob » qui se trouve dans le P. gr. 13 895 du Staatl. Museum de Berlin. L’étude de ces prières montre que, pour établir le caractère mystique d’un texte, on a besoin de savoir non seulement son libellé et son contenu, mais aussi le contexte dans lequel il a été créé et utilisé.
La notion de mysticisme est parmi les plus controversées chez les historiens des religions. Même les définitions les plus larges et générales n’ont pas su gagner de vastes consensus dans le milieu académique. Cela explique pourquoi les savants qui s’occupent de l’histoire du mysticisme ou de tel ou tel aspect de ce phénomène sont obligés à chaque fois d’expliquer au lecteur quel est le sens qu’ils attribuent à ce terme. Ainsi, certains spécialistes du mysticisme juif placent au centre de leur définition l’unio mystica, l’union avec le divin (Moshe Idel), tandis que d’autres ne donnent aucun poids particulier à cet aspect (Gershom Scholem). Pour d’autres encore la caractéristique essentielle du mysticisme serait l’angélisation du mystique, c’est-à-dire la transformation ontologique d’un être humain en créature divine à l’occasion d’une ascension céleste (Elliot R. Wolfson) 1. Un autre débat oppose ceux qui considèrent la littérature mystique du judaïsme ancien comme une activité essentiellement exégétique (Ephraim E. Urbach, David Halperin, Peter Schäfer) et ceux qui y voient au contraire une expérience religieuse effective (Joseph Dan, Rachel Elior). Une telle différence d’opinions est plutôt commune lorsqu’on utilise ce que dans le jargon anthropologique on appelle une notion etic. En d’autres termes, celui de mysticisme n’est pas un concept utilisé par les « acteurs sociaux » dans le monde ancien, mais une invention moderne, créée par les savants pour décrire un phénomène religieux, dont les contours sont difficiles à saisir. Les mêmes problèmes surgissent, par exemple, avec la notion de magie. Bien qu’il n’y ait d’accord ni sur la notion de mysticisme ni sur ses caractéristiques distinctives, personne ne met en doute que le mysticisme 1. Pour une réflexion sur les diverses définitions du phénomène mystique liées à l’étude des textes de Qumrân, cf. M. Vârtejanu-Joubert, « La mystique à Qumrân : regards historiographiques et déconstruction de la notion », dans Ch. Batsch – M. Vârtejanu-Joubert (éd.), Manières de penser dans l ’Antiquité méditerranéenne et orientale. Mélanges offerts à Francis Schmidt par ses élèves, ses collègues et ses amis, Leyde-Boston, 2009, p. 23-36.
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occupe une place significative parmi les manifestations de la religiosité du judaïsme à l’époque gréco-romaine. Des éléments mystiques ont été repérés à la fois dans la littérature apocalyptique, dans les rouleaux de Qumrân, chez Philon d’Alexandrie et d’autres auteurs judéo-hellénistiques, dans le Nouveau Testament, dans certains cercles pharisiens etc. Dans les pages qui suivent, je me limiterai à la question du mysticisme dans le judaïsme de langue grecque et notamment aux problèmes que pose l’interprétation de certaines prières qui ont circulé dans les milieux hellénophones de la diaspora. Mais avant de discuter les textes, il me semble nécessaire d’aborder des questions méthodologiques et historiographiques et de présenter le débat autour du courant mystique (ou des courants mystiques) du judaïsme hellénistique. I. L’ i n v e n t ion
de s
« m ys t è r e s
j u i fs »
1. Le mysticisme juif de Goodenough et de Scholem Dans les années 1930, tandis qu’à Jérusalem et dans les bibliothèques européennes Gershom Scholem conduisait ses recherches sur le mysticisme des kabbalistes, Erwin Goodenough à Yale écrivait son célèbre et très controversé By Light, Light, dans lequel il reconstituait, à partir des écrits de Philon d’Alexandrie, une autre forme de judaïsme mys tique, comme l’indique le sous-titre de son travail : The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism. De quel mysticisme s’agit-il et quel sont ses rapports avec les autres manifestations du mysticisme juif à l’époque ancienne ? La définition des mystères juifs que Goodenough donne dans son livre est la suivante : « The objective of this Judaism (c’est-à-dire le judaïsme mystique hellénistique) was salvation in the mystical sense. God was no longer only the God presented in the Old Testament: He was the Absolute, connected with phenomena by His Light-Stream, the Logos or Sophia. The hope and aim of man was to leave created things with their sordid complications, and to rise to incorruption, immorality, life, by climbing the mystic ladder, traversing the Royal Road, of the Light-Stream » 2 (By Light, Light, p. 7). Goodenough, qui était un historien du monde antique, élève de Rostovtzeff, et n’avait pas de connaissance directe du judaïsme rabbinique, fonde sa définition d’une part sur la philosophie néo-platonicienne, d’autre part sur les religions à mystères païennes. Avant lui, d’autres savants (Reitzen stein, Leisegang, Leipoldt, Pascher) avaient établi des liens entre la philo2. E. Goodenough, By Light, Light, The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism, Yale/New Haven, 1935.
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sophie de Philon et les religions à mystères ou les cultes égyptiens, mais Goodenough est le premier à soutenir que le judaïsme alexandrin de l’époque de Philon avait été transformé en un véritable mystère, s’opposant ainsi au judaïsme normatif palestinien (une notion que Goodenough emprunte à George Foot Moore, dont il avait suivi les cours à Harvard) 3. Lorsqu’il écrivait son By Light, Light, Goodenough ne connaissait pas les travaux de Scholem sur la mystique médiévale. Il consacre néanmoins un épilogue aux « Traces du mystère dans la Kabbalah », dans lequel il affirme que le judaïsme hellénistique, loin d’avoir complètement disparu, continue d’une part dans le christianisme, d’autre part dans la tradition mystique juive qui a eu sa floraison avec la kabbalah, dans laquelle on retrouve non seulement l’esprit, mais également beaucoup de détails des mystères décrits par Philon 4 . Goodenough avoue n’avoir pas de compétence pour suivre le développement qui a permis aux idées de Philon de survivre pendant mille ans et de réapparaître dans la kabbalah. Écrire l’histoire de la mystique juive était la tâche d’un « Jewish scholar ». Comme je l’ai dit, Goodenough ne savait pas à cette époque qu’un savant juif était déjà à l’œuvre et exaucerait ses vœux en publiant quelques années plus tard des études fondamentales sur la tradition mystique juive. En revanche, dans les douze volumes des Jewish Symbols que Goodenough publia entre 1953 et 1968, les études de Scho lem, notamment son Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism, and Talmudic Tradition (1960) sont citées à plusieurs reprises. Goodenough rend hommage à Scholem en le qualifiant de « my much admired friend and the teacher of all us » ( Jewish Symbols, vol. 12, 189), même s’il regrette que le grand savant n’ait pas montré le moindre intérêt pour Philon. En effet, dans Major Trends de 1941, Philon n’est cité que trois fois et aucun développement n’est consacré au mysticisme philonien. Dans son livre de 1962 Ursprung und Anfänge der Kabbala, Scholem consacre 3. Sur la question des « mystères juifs » avant et après Goodenough, cf. G. L ease , « Jewish Mystery Cults since Goodenough », dans Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II, 20.2, p. 858-880. 4. Déjà à partir de la Renaissance, les savants aussi bien juifs que chrétiens avaient établi des liens entre d’une part la philosophie néoplatonicienne et philonienne et, d’autre part, la Kabbalah. Du côté juif, il suffit de citer Élie del Medigo et Yehudah Messer Leon. Au xvii e siècle ces idées seront reprises par Leone da Modena et Simone Luzzatto. Au xix e siècle, le maskil Peter Beer dans son ouvrage Geschichte, Lehren und Meinungen aller bestandenen und noch bestehenden religiösen Sekten der Juden und der Geheimlehre oder Cabbalah (1822-1823) niait à la Kabbalah tout caractère juif et affirmait qu’elle était une théologie égyptienne (c’est-àdire philonienne), basée sur les Écritures et mêlée aux idées tardives des Chaldéens, des Persans et des Grecs, cf. M. Brenner , « Between Haskala and Kabbalah: Peter Beer’s History of Jewish Sects », dans E. Carlebach – J. M. Efron – D. N. Myers (éd.), Jewish History and Jewish Memory, Hannovre, 1998, p. 399.
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quelques passages à Philon, mais seulement pour conclure que, même si la transmission par des voies plus ou moins souterraines des idées de Philon jusqu’aux sectes juives post-talmudiques n’est pas à exclure, les liens spécifiques entre l’exégèse philonienne et celle kabbalistique relèvent non pas d’une influence directe, mais de la similitude des méthodes exégétiques qui parfois produisent des résultats semblables. Dans ce volume, il mentionne aussi Goodenough mais son appréciation des travaux du savant américain est beaucoup moins flatteuse que celle de Goodenough à son égard. On pourrait dire que Goodenough et Scholem procèdent en suivant deux directions opposées : le premier suit le cours du temps pour décrire les développements du mysticisme hellénistique et sa longue durée dans le mysticisme médiéval, tandis que Scholem remonte dans le temps pour rechercher les origines de la mystique classique juive – c’est-à-dire la kabbalah – jusqu’à l’époque du Second Temple. Mais ces deux voies ne se rencontrent pas vraiment. Dans un compte-rendu au volume de Scholem Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism, and Talmudic Tradition, Morton Smith affirme que les conclusions de Scholem – qui supposent l’existence à l’époque hellénistique d’un judaïsme mystique et magique profondément influencé par la pensée gréco-orientale – sont très proches de celle de Goodenough, bien que le matériel sur lequel les deux savants se fondent, leur méthode et même leur tempérament soient très différents (M. Smith, JBS 80 (1961), 190-191). Mais Goodenough et Scholem ne voient pas les choses de la même manière. Le premier insiste sur le fait que le mouvement mystique qu’il prétend avoir découvert et le judaïsme gnostique dont parle Scholem sont des mouvements largement distincts, ne serait-ce que pour la langue dans laquelle ils s’expriment, à savoir le grec pour l’un et l’hébreu (et araméen) pour l’autre. Scholem, pour sa part, n’accepte pas la distinction proposée par son collègue américain entre une voie verticale pour rejoindre le divin (pratiquée par les mystiques) et une voie horizontale (typique du judaïsme normatif), car pour lui le mysticisme fleurit au cœur même du judaïsme « nomiste » des rabbins 5. 2. Le judaïsme mystique de langue grecque après Goodenough Je ne reprendrai pas ici les critiques adressées aux théories de Goodenough – qui visent aussi bien sa méthode que ses conclusions. A. D. Nock dans son compte-rendu de By Light, Light et A. Momigliano dans le sien
5. Sur les ressemblances et les différences entre les théories de Goodenough et Scholem, cf. aussi D. Biale , Gershom Scholem: Kabbalah and Counter-History, Cambridge/Massachusetts, 1979, p. 55.
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sur Jewish Symbols ont dit tout ce qu’il fallait dire 6. Depuis les choses n’ont pas vraiment changé : personne n’a su prouver l’existence d’un judaïsme mystérique fortement hellénisé et influencé par les religions à mystères grecques et égyptiennes, dont la philosophie de Philon serait l’expression plus intellectuelle et sophistiquée. La catégorie de « mystère juif » a été désormais abandonnée par la communauté scientifique. Cependant, elle a continué à opérer, consciemment ou inconsciemment, chez les savants des générations successives en conditionnant leur façon d’interpréter les textes. En effet, certains textes juifs en langue grecque sont toujours utilisés comme témoig nages de l’origine du mysticisme juif, ou pour attribuer à une époque ancienne la naissance de motifs qui seront développés par la mystique successive aussi bien juive que chrétienne. C’est ainsi que Timo Eskola dans son Messiah and the Throne (2001), essaie de montrer que le motif de l’exaltation de Jésus dans la christologie des origines est influencé par le mysticisme de la merkavah, dont il prétend retrouver des traces non seulement dans les écrits apocalyptiques juifs et dans la liturgie de Qumrân, mais aussi chez Ezéchiel le tragique, Philon, les Oracles Sibyllins, les prières d’origine juive des Constitutions Apostoliques etc. Tous ces ouvrages feraient référence à un univers symbolique commun et partageraient les caractéristiques générales de ce qu’Eskola appelle « apocalyptic discourses » (p. 65). Un autre exemple de la même attitude se trouve dans le livre de John Collins sur l’identité juive dans la diaspora hellénistique, Between Athens and Jerusalem (deuxième édition en 2000). Collins consacre un chapitre aux mystères de Dieu (« The mysteries of God »), dans lequel il reprend la théorie de Goodenough – même s’il se montre sceptique quante à certains points de la théorie, notamment sur l’interprétation mystique des prières des Constitutions Apostoliques. Sous le label des « Mystères de Dieu », Collins range des textes très disparates : les fragments du Pseudo-Orphée, Ezéchiel le tragique, Joseph et Aséneth, la Prière de Joseph, la Vie grecque d’Adam et Ève, le Testament de Job, le Testament d’Abraham, 2 Hénoch et 3 Baruch. Tous ces écrits présenteraient des affinités avec les mystères, c’est-à-dire avec les révélations d’un monde céleste qui mènent au salut dans l’au-delà, sans que cela implique nécessairement un rituel. Plus récemment Christopher Rowland, dans le volume écrit avec Christopher Morray-Jones, The Mystery of God : Early Jewish Mysticism and the New Testament, Leyde-Boston, 2009, p. 29 affirme que sur la base des textes pseudépigraphiques, tels Ezéchiel le tragique, les Antiquités Bibliques, Joseph et Aséneth, mais aussi des traités de Philon et même dans 6. A. D. Nock , Gnomon 13 (1937), 156-165 et A. Momigliano, « Problemi di metodo nell’interpretazione dei simboli giudeo-ellenistici » (1956), dans Secondo contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, 1960 (= Pagine ebraiche, Turin, 1987, p. 53-62).
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les Antiquités juives de Josèphe, les historiens du judaïsme ont bâti une image, aussi fragmentaire fût-elle, d’une vaste tradition mystique, qui précède la tradition bien plus développée de la période tannaïtique. Tous les savants que je viens de citer étudient les traditions mystiques du judaïsme ancien parce qu’ils s’intéressent au milieu où sont nées ou se sont développées les communautés chrétiennes. On pourrait appeler cette tendance “perspective Goodenough”. En revanche, les savants qui recherchent les origines du mysticisme juif pour trouver les antécédents de la littérature des Hekhalot ou de la kabbalah médiévale – selon celle qu’on pourrait appeler “perspective Scholem” – ne s’intéressent pas aux écrits judéo-hellénistiques. C’est ainsi que le seul auteur judéo-hellénistique dont s’occupe Peter Schäfer dans son The Origins of Jewish Mysticism (Tübingen, 2009) est Philon. Mais pour Schäfer, le philosophe alexandrin est un mystique sui generis, dont l’expérience est très éloignée non seulement de celle des voyages célestes de la littérature apocalyptique, mais aussi des textes mystiques de Qumrân, des Sages et de la littérature des Hekhalot. La dichotomie platonicienne entre âme et corps que Philon adopte est étrangère aux autres formes de mysticisme juif, de même que la déification atteinte par l’âme lorsqu’elle s’unit avec le divin (p. 352). La question qui se pose à la fin de cette brève discussion historio graphique est la suivante : existe-t-il un dénominateur commun entre les textes que les savants modernes ont considérés comme ‘mystiques’ ? En d’autres termes, la catégorie de mysticisme justifie-t-elle le regroupement de tous ces textes et de ces traditions sous le même label ? Et encore, quel est le rapport qui lie ces textes ? Est-il possible de les ranger dans une ligne de développement dans laquelle chaque texte constitue une étape vers l’éclosion du mysticisme des Hekhalot ? Ou s’agit-il de manifestations autonomes, polygénétiques d’un même phénomène religieux ? II. D e s
pr i è r e s m ys t iqu e s e n gr ec ?
de s
L a col l ect ion C onst i t u t ions A postoliqu es , VII, 33 -38
En général, la recherche sur la mystique juive de l’époque gréco-romaine s’est développée en deux directions principales : d’une part on a étudié les textes narratifs qui décrivent l’ascension d’un personnage biblique et la vision de la merkavah, de l’autre on a essayé de reconstituer une pratique mystique sur la base des rituels ou de la liturgie. Cette distinction entre theoria et praxis est déjà présente chez Goodenough. Une fois décrit le système philosophique du mysticisme judéo-hellénistique sur la base de l’œuvre de Philon, il fallait trouver les traces d’une liturgie mystique, car Goodenough savait bien que les mystères comportent des legomena aussi bien que des dromena, c’est-à-dire une doctrine et une pratique (rites d’ini-
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tiation, baptême, repas communs etc.). Mais sur ce point le savant américain était obligé d’avouer que « les témoignages ne sont pas satisfaisants car peu nombreux et contradictoires » (By Light, Light, p. 8). Les seules traces d’une liturgie mystique qu’il repère sont celles des prières contenues dans les Constitutions Apostoliques, une vaste compilation chrétienne de sources remaniées, qui a été composée vers la fin du iv e siècle dans le milieu (semi) arien d’Antioche. L’origine juive de certaines prières du livre VII et VIII des Constitutions Apostoliques avait été découverte indépendamment par Kohler et Bousset à la fin du xix e ou au début du xx e siècle. Goodenough reprend les travaux de ces deux savants, mais élargit le nombre de prières qui, d’après lui, doivent être considérées comme juives. Kohler en comptait 7, Bousset 17 et Goodenough 20. Plus récemment, Fiensy a montré d’une façon convaincante que seulement six prières ont une origine juive certaine, à savoir CA VII, 33-38, qui seraient une forme ancienne des bénédictions de l’amidah, la prière de base de la liturgie juive 7. La conclusion de Fiensy a été acceptée par Piet van der Horst dans l’étude la plus récente sur ce corpus de prières 8 : « The theology of the prayers – écrit Fiensy – is in the main that of the Hebrew benedictions and of rabbinic thought, and the prayers were probably an exemple of the Syrian synagogal Sabbath morning service in the late second to early fourth centuries A.D. » 9. Pour Goodenough, en revanche, les prières des Constitutions Apostoliques ne relevaient pas des milieux rabbiniques, mais étaient le témoignage de l’existence d’un rituel mystique dans le milieu de la diaspora hellénophone. En réalité, Goodenough ne disposait pas d’éléments suffisants pour reconstituer un rituel et il se contentait de montrer que ces bénédictions reflètent des conceptions théologiques que l’on trouve chez Philon. D’autres savants après lui ont donné une interprétation mystique de ces prières, notamment de celle qui contient la qedushah (la formule de louange à Dieu combinant deux versets bibliques : Is 6, 3 et Ez 3,12). Voici le passage en question : 3. L’armée flamboyante des anges et les esprits intelligents disent : « Un seul est saint pour Phelmouni ». Et les saints Séraphins avec les Chérubins aux six ailes chantant pour Toi l’hymne de victoire, s’écrient avec leurs voix qui ne se taisent jamais : « Saint, saint, saint le Seigneur Sabaoth, 7. D. A. Fiensy, Prayers Alleged to Be Jewish: An Examination of the Constitutiones Apostolorum, Chico/Californie, 1985. 8. P. W. van der Horst – J. H. Newman, Early Jewish prayers in Greek, Berlin, 2008. E. G. Chazon, « A ‘Prayer Alleged to be Jewish’ in the Apostolic Constitutions », dans E. G. Chazon – D. Satran – R. A. Clements (éd.), Things revealed: studies in early Jewish and Christian literature in honor of Michael E. Stone, Leyde-Boston, 2008, p. 261-277, établit également une origine juive pour la prière des CA VIII, 6, 5-8 sur la base de parallèles avec des textes de Qumrân. 9. D. A. Fiensy, Prayers Alleged to Be Jewish: An Examination of the Constitutiones Apostolorum, Chico/Californie, 1985, p. 234.
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le ciel et la terre sont pleins de Ta gloire ». Et les multitudes des autres ordres : anges, archanges, trônes, seigneuries, principautés, autorités, puissances, s’exclament et disent : « Bénie soit la gloire du Seigneur depuis son séjour ». 4. Quant à Israël, Ton assemblée terrestre issue des nations, en rivalisant avec les puissances célestes, chante jour et nuit de tout son cœur et d’une âme emplie de désir : « Le char de Dieu est formé de milliers et de milliers d’êtres florissants, le Seigneur est en eux sur le Sinaï, dans son sanctuaire 10.
La mention de la liturgie céleste des séraphins et des chérubins qui semble justifier la liturgie terrestre d’Israël suffit à ce savant finlandais pour considérer ces prières comme appartenant à la tradition mystique. Je reviendrai sur ce point. D’après Shulamith Laderman, cette prière reflète la tradition exégétique qui associe la construction du Tabernacle (Ma’asseh ha-Mishkan) aux mystères de la création (Ma’asseh Bereshit), que l’on trouve dans la littérature apocryphe post-biblique, chez Philon et Josèphe, dans la littérature des Hekhalot et dans les midrashim rabbiniques 11. Mais la question reste ouverte de savoir ce qu’est une prière mystique. 1. Questions de méthode Philip Alexander a proposé deux méthodes pour établir si un texte est mystique ou pas 12 . Selon la première méthode, un texte est mystique s’il présente des parallèles au niveau de la pensée, de la terminologie et de la praxis avec des textes qui sont universellement considérés comme mystiques (par exemple la littérature des Hekhalot ou le Sefer Yetzirah). Je trouve que cette méthode empirique est plutôt faible. D’une part elle élude la question de savoir ce qu’est un texte mystique. Les Hekhalot sont universellement considérées comme des textes mystiques. Mais pourquoi ? D’autre part, 10. CA VII, 35, 3-4 : 3. Καὶ στρατὸς ἀγγέλων φλεγόμενος καὶ πνεύματα νοερὰ λέγουσιν· « Εἷς ἅγιος τῷ Φελμουνί», καὶ Σεραφὶμ ἅγια ἅμα τοῖς Χερουβὶμ τοῖς ἑξαπτερύγοις σοι τὴν ἐπινίκιον ᾠδὴν ψάλλοντα ἀσιγήτοις φωναῖς βοῶσιν· « Ἅγιος, ἅγιος ἅγιος Κύριος Σαβαώθ, πλήρης ὁ οὐρανὸς καὶ ἡ γῆ τῆς δόξης σου», καὶ τὰ ἕτερα τῶν ταγμάτων πλήθη, ἄγγελοι, ἀρχάγγελοι, θρόνοι, κυριότητες, ἀρχαί, ἐξουσίαι, δυνάμεις, ἐπιβοῶντα λέγουσιν· «Εὐλογημένη ἡ δόξα Κυρίου ἐκ τοῦ τόπου αὐτοῦ». 4. Ἰσραὴλ δέ, ἡ ἐπίγειός σου Ἐκκλησία ἡ ἐξ ἐθνῶν, ταῖς κατ’ οὐρανὸν δυνάμεσιν ἁμιλλωμένη νυκτὶ καὶ ἡμέρᾳ ἐν καρδίᾳ πλήρει καὶ ψυχῇ θελούσῃ ψάλλει· « Τὸ ἅμρα τοῦ Θεοῦ μυριοπλάσιον, χιλιάδες εὐθηνούντων, Κύριος ἐν αὐτοῖς ἐν Σιναΐ, ἐν τῷ ἁγίῳ ». Le texte grec est celui établi par B. M. Metzger , Les constitutions apostoliques, III : Livres VII et VIII (SC 336), Paris, 1987. La traduction est la mienne. 11. S. Laderman, « Cosmology, Art and Liturgy », dans K. Kogman-A ppel – M. Meyer (éd.), Between Judaism and Christianity: Art Historical Essays in Honor of Elisheva (Elisabeth) Revel-Neher, Leyde-Boston, 2009, p. 121-138. 12. P. S. A lexander , The Mystical Texts: Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres-New York, 2006, p. 7-10.
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elle n’explique pas la relation entre la littérature des Hekhalot et les textes antérieurs qui présentent des parallèles avec celle-ci. S’agit-il d’une relation génétique ? Ou bien de traditions indépendantes, mais convergentes ? Essayons d’appliquer la méthode d’Alexander aux prières d’origine juive des Constitutions Apostoliques. Comme je l’ai dit, à partir de Goodenough ces prières ont été considérées comme des textes mystiques. Au sujet de la prière qui contient le trishagion, Timo Eskola trace un parallèle avec les Chants pour le sacrifice du Shabbath de Qumrân, même si à Qumrân nous ne trouvons pas de qedushah à proprement parler, à savoir l’association de Ez 3, 12 et Is 6, 3 comme louange des armées célestes. Eskola conclut son analyse de la prière en affirmant que celle-ci continue la tradition sacrale du mysticisme juif, qui consisterait dans l’association du culte terrestre avec le culte céleste. En revanche, Erik Peterson, dans un article, donne une interprétation antimystique de cette prière 13. Il observe que la qedushah de CA VII, 35 est suivie d’une série de bénédictions qui insistent sur le fait que personne n’est saint en dehors de Dieu. « Car il n’est pas de Dieu en dehors de Toi seul, il n’est pas de saint en dehors de Toi, Seigneur, Dieu des connaissances (I Sm 2, 3), Dieu des saints, saint au-dessus de tous les saints, car : Les consacrés sont entre Tes mains (Dt 33, 3) » (CA VII, 35, 9: Οὐδὲ γὰρ ἔστι Θεὸς πλὴν σοῦ μόνου, ἅγιος οὐκ ἔστι πλὴν σοῦ, Κύριος Θεὸς γνώσεων, Θεὸς ἁγίων, ἅγιος ὑπὲρ πάντας ἁγίους «Οἱ γὰρ ἡγιασμένοι ὑπὸ τὰς χεῖράς σού εἰσιν»). La citation de Samuel serait utilisée dans la prière comme preuve textuelle contre les mystiques qui s’attribuent la sainteté appartenant exclusivement à Dieu. La polémique suit la citation de la qedushah car l’auteur de la prière savait que cette formule était utilisée par les mystiques comme moyen d’invocation de la divinité ou comme résultat de l’union avec la divinité. En effet, nous retrouvons la qedushah non seulement dans la liturgie synagogale, dans certains pseudépigraphes juives, dans la liturgie chrétienne sous la forme du trishagion, et dans la littérature des Hekhalot (dans Hekhalot rabbati, Ma’asseh Merkavah etc.), mais aussi dans des textes non juifs et non chrétiens comme les papyrus magiques et le traité hermétique Poimandres. Mais la fonction de la qedushah dans ces textes ne peut pas être la même. Dans la littérature des Hekhalot, par exemple, les prières de la tradition liturgique sont employées comme moyens par lesquels les protagonistes des visions accomplissent leur ascension, font l’expérience de la vision du royaume céleste et se protègent des dangers de la vision. Si dans l’amidah, la qedushah est une louange adressée à Dieu que la communauté prononce en s’unissant aux armées célestes, dans les Hekhalot elle devient, avec les 13. E. Peterson, « Polemik gegen die Mystiker in der jüdischen Gebetsammlung der Apostolischen Constitutionen », Ephemerides liturgicae 61 (1947), p. 339340.
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autres prières, une prescription pour la préparation active du voyage céleste du mystique et instrument pour atteindre la vision. Il s’agit donc ici d’un usage théurgique de la liturgie traditionnelle 14 . Mais dans le cas de la prière des Constitutions Apostoliques, rien ne permet d’établir qu’elle possédait cette fonction théurgique. Ces prières n’avaient certainement pas de fonc tion théurgique dans la communauté chrétienne qui les a adoptées au iv e siècle. Quant à son usage originaire, nous ne pouvons rien dire, car nous ne connaissons rien du contexte dans lequel cette collection de prières a été rédigée. Mais même si l’on accepte la thèse de Goodenough selon laquelle ces prières circulaient dans un milieu hellénophone nourrit d’idées théo logiques philoniennes, les choses ne deviennent pas pour autant plus claires. Philon dans ses nombreux passages consacrés à la prière, ne fait jamais allusion à une fonction théurgique ou mystique de la prière. Même la prière quotidienne des thérapeutes et celle qu’ils prononcent à l’occasion de la fête qu’ils célèbrent tous les 50 jours, dont Philon ne cite pas le texte, n’ont rien de spécifiquement mystique (Vita Contemplativa 27 et 66). Dans l’expérience extatique des thérapeutes, la prière ne semble pas jouer un rôle significatif. C’est plutôt l’étude et l’interprétation des textes ainsi qu’une vie vertueuse qui préparent les thérapeutes à la vision de l’Être. En tout cas, la fonction de la prière dans la pensée de Philon est éloignée de celle que lui attribuent les auteurs des Hekhalot 15 . Toute tentative de trouver un contexte aux prières des Constitutions Apostoliques à la lumière de la théologie philonienne de la prière semble vouée à l’échec. L’analogie avec l’usage des prières de la liturgie synagogale, notamment de la qedushah dans les Hekhalot, ne suffit pas à faire des prières des Constitutions Apostoliques des prières mystiques. Le critère des parallèles et des analogies est donc insuffisant et peut amener à des interprétations très différentes d’un même texte. C’est ainsi que Matthew E. Gordley, en insistant sur le caractère hymnologique et sapiential des prières d’origine juive des Constitutions Apostoliques, y voit une fonction essentiellement didactique. À travers leur évocation de hauts faits de l’histoire d’Israël et leur insistance sur la connaissance de Dieu et l’instruction du peuple, ces prières auraient contribué à maintenir vif dans les communautés de la diaspora le lien avec leurs racines et leur identité religieuse 16. On est très loin de la liturgie mystique imaginée par Goodenough. 14. Voir M. Schwartz , Mystical Prayer in Ancient Judaism. An Analysis of Ma’asseh Merkavah, Tübingen, 1992. 15. Sur la prière chez Philon, voir J. L eonhardt, Jewish Worship in Philo of Alexandria, Tübingen, 2001. 16. M. E. Gordley, Teaching Through Songs in Antiquity, Tübingen, 2011, p. 195-201.
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III. L’ e x pé r i e nce
m ys t iqu e .
L a Pr i èr e
de
J acob
Passons donc à la deuxième méthode proposée par Alexander, qui consiste à donner d’abord une définition « de travail » du mysticisme à même d’être largement acceptée, puis à voir si les textes en question se conforment à cette définition générale. Les éléments essentiels pour qu’il y ait mysticisme seraient trois : (1) Le mysticisme surgit lorsqu’on fait l’expérience d’une présence divine transcendante qui se trouve au-delà de la réalité visible. (2) Le mystique, étant conscient de cette présence transcendante, désire une relation plus étroite avec le divin. (3) Le mysticisme implique toujours une via mystica, un itinéraire qui amène le mystique à l’union/communion avec le divin.
Cette définition insiste sur la notion d’expérience, une notion assez problématique, qui joue un rôle central dans l’étude des religions 17. Elle est souvent employée en opposition à la dimension rhétorique et théorétique des textes littéraires pour valoriser l’aspect subjectif, personnel, pratique, ‘vécu’ de la religion. L’expérience mystique implique un état de conscience transitoire, mais potentiellement capable de transformer le sujet, qui dans cet état prétend parvenir à un contact direct, immédiat avec le divin et le sacré. Le problème est que nous travaillons non pas avec des expériences, mais avec des textes qui relatent des expériences (réelles ou factices). L’expérience en soi est quelque chose qui reste inaccessible à l’historien. Même les savants qui, comme Moshe Idel (Kabbalah: New Perspectives, New Haven/Connecticut, 1988), insistent sur la dimension pratique de la mystique, admettent que les possibilités de reconstituer efficacement la nature d’une expérience mystique sur la base des textes écrits sont virtuellement inexistantes. Loin de nier l’existence des aspects ontologiques et psychologiques de l’expérience mystique – et notamment de l’union mystique – le savant doit se contenter d’analyser leurs manifestations extérieures et leurs techniques, car l’essence des expériences mystiques vont au-delà des buts et des finalités de la recherche académique. Nous pouvons donc accepter la définition de mysticisme donnée par Alexander (« le mysticisme surgit lorsqu’on fait l’expérience d’une présence divine transcendante qui se trouve au-delà de la réalité visible »), tout en sachant que la nature de cette expérience ne peut être saisie par les moyens herméneutiques dont nous disposons (qu’ils soient philologiques, historiques, psychologiques, anthropologiques etc.). 17. Sur le caractère problématique de la notion d’expérience religieuse dans le domaine du judaïsme et du christianisme anciens, voir l’Introduction à F. Flannery – C. Shantz – R. A. Werline (éd.), Experientia, I. Inquiry into Religious Experience in Early Judaism and Christianity, Leyde-Boston, 2008, p. 1-10.
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À partir des textes nous pouvons essayer de reconstituer des pratiques, des motifs, des sources de la via mystica dont parle Alexander. Ayant cela à l’esprit, je me propose d’aborder le texte d’une prière qui semble nous donner quelque indication sur sa fonction et sur le contexte de son emploi. Il s’agit de la Prière de Jacob trouvée dans un papyrus égyptien conservé à Berlin (P. gr. 13895 Staatl. Mus. Berlin), qui date du iv e siècle de notre ère. La prière est une invocation à Dieu de la part du patriarche Jacob et une requête de donner la sagesse et un status divin à celui qui la récite. Voici le texte et la traduction. I. Προσευχὴ Ἰακώβ. ‘πάτερ πατριά[ρχ]ων, πατὴρ ὅλω[ν, πατὴ]ρ δυνάμε[ων τοῦ κό]σμ[ου], κτ[ί]στ̣[α παν]τὸ[ς ...,] κτίστα τῶν ἀγγέλων καὶ ἀρχαγγ[έ]λ[ων], ὁ κ[τ]ίστης ὀνομ[άτων] σ̣ ω̣ [τηρικῶν,] καλῶ σε, πατέρα τῶν ὅλων δυνάμε[ω]ν, πατέρα τοῦ [ἅπα]ντος [κό]σ̣ [μ] ου [καὶ τῆς] ὅλης γενέσεως καὶ οἰκουμένης καὶ ἀοικήτο[υ, ᾧ ὑπ]εστ[α]λ[μέν]ο[ι οἱ] χ[ερουβίν, ὃς] (5) ἐχαρίσατο [Ἀβρ]αὰμ ἐν τῷ [δοῦναι τὴν] βασιλ[είαν αὐτῷ [16]· ἐπάκου[σό]ν μοι, ὁ θεὸς τ[ῶν δ]υνάμεων, ὁ θ[εὸς ἀγγ]έλων κ[αὶ ἀ]ρ[χα] γγέλων, βα[σιλεύς ...] λ̣ ελεαχ’ ....αρωαχ· του..αχ’ αβολ[.]ω......[υρ]αμ’ του....βοαχ κα̣ [10] θ[.]ρ·α [7] χαχ· μαριρο[κ...] υραμ’ [9] ι̣ θ̣θ [7] σεσ̣ οικ.... ὁ κ[α]θ[ήμενος] ἐπὶ ὄρους ἱ[εροῦ Σ]ι̣ναΐου [9] ι[.]βο [6] αθεμ̣ [10] (10) [ὁ] καθήμενος ἐπὶ τῆς θα[λάσσ]ης [.]εα’ ...βλ [6] δ̣[.]κ [8] ε[.]θης [9] π̣ α̣ ραχθη[.]. ὁ καθήμενο[ς ἐπὶ] τῶν δ[ρα]κ̣ οντ[είων] θεῶν, ὁ [θεὸς ὁ καθήμε]ν̣[ο]ς̣ [ἐπὶ τοῦ] [Ἡ]λίου Ἰάω, ὁ καθήμε[νος ἐπὶ.....] τα[.]ω[.]ι...χ, ὁ [καθήμ]εν[ος ἐ]πὶ το[ῦ..]θε[....] ..μ̣ α̣ ..σι Ἀβρ̣ ι̣ήλ· Λουήλ· [.....]μ̣ [..τ]ὸν̣ [κ]οιτῶνα χε[ρο]υ[β]ὶ[ν ....]χ̣ ι̣ ρε̣ ...ο̣ζ [7] ι̣ [.] ε[ἰ]ς τοὺς αἰῶνας τῶν αἰώ[νω]ν θεὸς Ἀβαώθ, Ἀβραθιαώθ, [Σα]βα[ώθ, Ἀ] δωνάι, ἀστρα.....ε̣ (15) [κ]αὶ βριλεων̣ αι [Ἀ]δ̣ον̣ ά̣ ι̣ , χα̣ ...αώθ, ὁ κ[ύρ]ιος τῶν ὅλων· ἐπικαλοῦμαί σε, ἐ[πὶ χ]άσ̣ [ματος δόντα] δύναμιν ἄνω καὶ τοῖς κάτω καὶ τοῖς ὑποκάτω τῆς γῆς· ἐπάκουσον τῷ [ἔχο]ντι [τὴν] εὐχήν, ὁ κύριος θεὸς τῶν Ἑβραίων, Ἐπ̣ α[γ]αήλ αλαμν, οὗ [ἡ] ἀ̣ έ̣ν̣α̣ο̣ ς̣ δύναμις, [Ἐλω]ήλ, Σουήλ· διόρθωσον τὸν ἔχοντα [τὴ]ν εὐχὴν [ἐ]κ τοῦ γένου[ς] Ἰσραὴλ [κ] αὶ τῶν χαριζομένων ὑπό σου, θεὲ θεῶν, ὁ ἔχων τὸ κρυπτὸν ὄνομα Σαβαώθ, (20) [.]ι0..χ· θεὸς θεῶν, ἀμήν, ἀμήν, [ὁ] χιόνα γεννῶν, ἐπὶ ἀστέρων ὑπ[ὲ]ρ αἰώνων κ(αὶ) ἀεὶ διοδεύ[ω]ν [κ(αὶ) ποιῶν] τοὺς ἀπλανεῖς καὶ πλανωμένους ἀ[στ]έρας διώκειν τὰ πάντα τῇ σῇ δημι-
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ουργίᾳ· πλήρωσόν με σοφίας, δυνάμωσ[ό]ν με, δέσποτα, μέστωσόν μου [τὴν] καρδίαν ἀγαθῶν, δέσποτα, ὡς ἄγγελον ἐπ[ίγ]ειον, ὡς ἀθάνατον [γε]νάμενον, ὡς τὸ δῶρον τὸ ἀπὸ [σο]ῦ δεξάμε[νον, ἀ]μήν, ἀμήν’. (25) [λ]έγε ἑπτάκις πρὸς ἄρκ[τον] καὶ ἀ[πη]λιώτην [τὴν προ]σε[υ]χ[ὴ]ν τ[οῦ] Ἰακώβ. Prière de Jacob « Ô père des patriarches, père du tout, père des puissances du cosmos, créateur du tout, créateur des anges et des archanges, créateur des noms qui donnent le salut, je t’invoque, toi père de toutes les puissances, père de tout le cosmos, de toute la création, du monde habité et du monde inhabité, à qui les chérubins sont soumis, qui a fait grâce à Abraham en lui donnant le royaume ; écoute-moi, Dieu des puissances, Dieu des anges et des archanges, roi, LELACH, ….AROACH, TOU..ACH’ ABOL[.]O [UR]AM’ TOU.... BOACH KA TH[.]R·A [7] CHACH· MARIRO[K...] URAM’ [9] ITHTH [7] SESOIK.... qui es assis sur le mont sacré du Sinaï [9] I[.]BO [6] ATHEM [10] qui es assis sur la mer [.]EA’ ...BL [6] D[.]K [8] E[.]THES [9] PARACHTHE[.]. qui es assis sur les dieux serpents, Dieu qui es assis sur le Soleil, IAO, qui es assis sur [....], TAOICH, qui es assis sur […] .. MA..SI ABRIEL LOUEL [.....]M[.. l]a chambre à coucher des chérubins dans les siècles des siècles Dieu ABRAOTH, ABRATHIAOTH, SABAOTH, ADONAI, ASTRA.....E et BRIELEONAI ADONAI, CH...AOTH, Seigneur du tout ; je t’invoque, toi qui donnes la puissance sur l’abîme à ceux qui sont en haut, à ceux qui sont en bas et à ceux qui sont sous la terre; écoute celui qui a la prière, Dieu Seigneur des Hébreux, EPAGAEL ALAM, qui as la puissance éternelle, ELOEL, SOUEL; redresse celui qui a la prière, qui appartient au peuple d’Israël et de ceux auxquels tu as fait grâce, Dieu des dieux, qui as le nom caché SABAOTH [.] I. CH ; Dieu des dieux, amen, amen, qui produis la neige, sur les étoiles, au-delà des siècles, qui traverses toujours, qui fais en sorte par ta puissance créatrice que les étoiles fixes et mouvantes mettent en mouvement toutes les choses. Remplis-moi de sagesse, rends-moi puissant, Maître, remplis mon cœur de biens, Maître, comme un ange terrestre, comme celui qui est devenu immortel comme un don reçu de ta part, amen, amen ». Dis la prière de Jacob sept fois vers le nord et vers l’est.
Le papyrus publié par Preisendanz dans son édition des Papyri magicae graecae (n. XXIIb) contient, outre la Prière de Jacob, deux requêtes pour avoir des rêves. Ce papyrus, comme les autres recueils de matériel magique, devait faire partie d’une collection utilisée par des professionnels, experts de pratiques rituelles. Cela pose des problèmes, car généralement ces prati-
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ciens étaient des prêtres, itinérants ou liés à un temple, auxquels les clients s’adressaient pour les besoins les plus différents. Comme le caractère juif de la prière est assez clair, nous avons différentes possibilités quant à l’identité du propriétaire du papyrus : il était soit un praticien juif, soit un païen. Dans ce deuxième cas, comme pour les Constitutions Apostoliques, nous aurions ici une prière d’origine juive réutilisée dans un autre contexte, cette fois-ci païenne. Il est impossible de trancher sur cette question. En revanche, ce qui semble certain est que la prière devait être prononcée seulement par un juif et qu’elle n’était pas utilisée dans un contexte liturgique ’normal’ ou institutionnel. La requête adressée à Dieu est aussi exceptionnelle : « Remplis-moi de sagesse, rends-moi puissant, Maître, remplis mon coeur de biens, Maître, comme un ange terrestre, comme celui qui est devenu immortel, comme un don reçu de ta part ». Goodenough considère que celui qui récite cette prière deviendrait un ange, une créature immortelle en conséquence de la récitation de la prière. Il obtiendrait aussi le don mystique suprême, c’est-àdire l’union avec la divinité (Goodenough, « Charms in Judaism », p. 203). Notre texte n’est pas aussi explicite là-dessus que Goodenough voudrait nous le faire croire. Il est vrai que dans les écrits apocalyptiques ainsi que dans les Hekhalot l’angélisation est l’aboutissement du voyage céleste du voyant ou la condition même pour pouvoir contempler la divinité sans être détruit par cette vision. Mais le texte de notre prière ne permet pas d’établir le sens exact de cette angélisation. Elle doit être mise en rapport avec les traditions sur Jacob et ses visions que nous connaissons par d’autres textes (la Prière de Joseph, l’échelle de Jacob). Nous avons aussi un texte en hébreu trouvé dans la Geniza du Caire, une prière de Jacob semblable à celle conservée dans l’Échelle de Jacob en paléoslave, avec laquelle notre prière en grec pourrait avoir des relations lointaines. Il s’agit dans ces trois cas de prières pour obtenir la connaissance. D’après Reimund Leicht, le but de la prière de Jacob en hébreu trouvée dans la Geniza est une requête pour avoir un rêve (à mettre en relation avec les deux requêtes de rêves de notre papyrus ?) ou bien une cérémonie théurgique pour faire apparaître la divinité, appelée Yao (et Yaoil en paléoslave) et qui possède des attributs solaires 18. L’indication qui conclut la Prière de Jacob de PGM XXIIb (« Dis la prière de Jacob sept fois vers le nord et vers l’est ») laisse penser que la prière était conçue comme une invocation de Helios-Yao-Yaoil pendant la nuit. Le nord est le point cardinal où le soleil se trouve pendant la nuit. Dans le Sefer ha-Razim IV/43, nous avons également une invocation au Soleil pendant la nuit à prononcer en direction du nord. La divinité solaire Yaoil apparaît à Abraham pendant la nuit dans l’Apoca18. R. L eicht, « Qedushah and Prayer to Helios: A New Hebrew Version of an Apocryphal Prayer of Jacob », Jewish Studies Quartely 6 (1999), p. 140-176.
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lypse d’Abraham, où le motif du voyage céleste est explicitement évoqué. Il est impossible d’établir quel type de relation – s’il y en a une – existait entre ces textes. Nous pouvons néanmoins affirmer que ces prières pseudépigraphiques attribuées à Jacob présentent une forte tendance théurgique, typique de certains milieux non seulement païens, mais également juifs et chrétiens de l’Antiquité tardive. IV. C onclusion Quelles conclusions pouvons-nous tirer de tout cela ? Tout d’abord, pour établir la fonction d’une prière, son contenu et sa formulation ne suffisent pas ; il faut posséder des éléments – aussi exigus soient-ils – de son contexte. Dans le cas de prières d’origine juive de CA, le contexte originaire est complètement perdu, tandis que dans la prière de Jacob il est en partie conservé. Deuxièmement – et banalement – la nature mystique d’un texte dépend de la notion de mysticisme que nous avons préalablement élaborée ou adoptée. Si cette définition est trop générale, le phénomène mystique finit par coïncider avec toute expérience religieuse qui suppose un contact direct avec le Divin. Une définition de ce type n’amène pas très loin. En revanche, si la définition est trop spécifique, beaucoup de textes que les savants ont considérés comme mystiques peuvent difficilement être inclus dans cette catégorie. C’est pourquoi je trouve convaincant le modèle que Peter Schäfer propose dans son The Origins of Jewish Mysticism (Tübingen, 2005). Il s’agit d’un modèle d’enquête heuristique qui ne suppose pas de construction théorétique comme point de départ, mais se propose de suivre le processus historique qui a amené à la formation du phénomène qu’on appelle – faute de mieux – « mysticisme juif ». Schäfer ne donne pas de définition préconçue de mysticisme, mais il utilise ce mot toujours entre guillemets seulement parce qu’il est le label que la tradition savante a appliqué aux textes. Cette méthode présente l’avantage de mettre au centre de notre étude les textes et non pas une théorie ou un modèle auquel les textes doivent être pliés. La dernière conclusion est plus générale et concerne les limites de toute entreprise herméneutique. En guise de conclusion, il vaut la peine de citer un passage de notre maître à tous dans le domaine de la mystique juive, pour reprendre les mots de Goodenough, qu’on devrait toujours garder à l’esprit lorsque l’on mène une recherche historique sur la mystique. Scholem commence son écrit de 1958 intitulé Zehn unhistorische Sätze über Kabbala avec les mots suivants : « La philologie d’une discipline mystique telle que la cabale a quelque chose d’ironique en soi. Elle s’occupe d’un voile de brume qui, en tant qu’histoire de la tradition mystique, enveloppe le corps, l’espace de la chose, brume qui, spontanément, jaillit de la chose
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même. Reste-t-il en ce voile, et visible pour le philologue, quelque chose de la loi de la chose elle-même, ou n’est-ce pas précisément l’essentiel qui disparaît dans cette projection de l’historique ? L’incertitude de la réponse appartient en propre à la nature de la problématique philologique et, donc, l’espérance dont vit ce travail conserve quelque chose d’ironique qui ne peut en être détaché » 19. Scholem nous met en garde ici contre les prétentions du philologue de parvenir à une vérité dans l’étude de la Kabbale (mais son discours peut être élargi à l’étude de la mystique et, plus généralement, de tout phénomène religieux). La condition du philologue et de l’historien est véritablement ironique : pour dissiper le brouillard qui entoure son sujet il ne dispose que des outils du savoir philologique et historique. Il ne peut pas renoncer à ces instruments, tout en sachant qu’il ne pourra pas illuminer totalement l’objet de son enquête.
19. G. Scholem, « Zehn unhistorische Sätze über Kabbala », dans Judaica 3 (1973), p. 264 (trad. J.-M. Mandioso dans G. Scholem, Dix propositions anhistoriques sur la cabale, Paris, 2012, p. 21-22).
WAS JESUS A “MYSTIC” ? Mauro Pesce University of Bologna
Résumé Les expériences religieuses dans le christianisme des origines attirent toujours plus l’attention de la recherche.: Jésus même est souvent compris comme prophète, comme theios aner, comme magos, comme shaman. L’article discutera principalement les expériences religieuses de Jesus (baptisme, transfiguration, visions, prière, exorcismes et guerisons). Il semble que les diverses formes de contact avec le surnaturel typique de certains textes du christianisme pre mier soient ou prétendent être en continuité avec les expériences religieuses de Jésus. L’attention à la dimension mystique de Jésus est toutefois moins soulignée dans les textes du christianisme premier qui tendent à affirmer une dimension divine de la personne de Jésus. Summary Attention to the practices of contact with the supernatural world in early Christianity has increased in recent years. Many studies on the religious experiences of Jesus bring about a definition of Jesus as prophet, or theios aner, or magos, or shaman. The article concentrates on Jesus’ religious experiences and practices (baptism, trasfiguration, visions, prayer, exorcisms and healings). It seems furthermore that the various forms of contact with the supernatural typical of early Christian groups are in continuity with the religious expe riences of Jesus. The mystical dimension of Jesus, however, is less underlined in the early Christian texts which tend to claim a divine dimension of the person of Jesus.
I. F or ms
of C on tact w i t h t h e S u pe r nat u r a l i n E a r ly C h r i s t i a n i t y i n som e R ece n t S t u di e s1
The question of whether there are mystic aspects in Jesus is particularly difficult to resolve for a variety of reasons. Firstly, research has always 1. I would like to thank Laura Gemelli Marciano for her observations on this paper, and particularly my wife Adriana Destro for permission to use her idea on the social function of the mystics in this paper and for her suggestion to read M. Idel’s book on Messianic Mysticism. I’d like to thank Sylvia Lincoln for her La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109005 ©
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shown a certain scepticism as to the possibility of attributing historicity to those texts that describe Jesus’ inner religious experiences. E. P. Sanders, for example, in Jesus and Judaism referred to the baptism, but not the transfiguration, as one of the more certain events for the reconstruction of the historical Jesus, not taking into account Jesus’ prayers and other experiences of contact with the supernatural or superhuman world. The recent book edited by D. L. Bock and R. L. Webb omits, from a list of 12 key events of Jesus’ life, transfiguration, visions, revelations, and even prayer. 2 As far as the baptism in concerned, Robert L. Webb states: “The baptism of Jesus by John is historically very probable, to the point of being virtually certain. Also it is probable that Jesus did experience at some time a prophetic call-vision, but ... there are problems with directly associating the former with the latter, for there is some evidence to suggest that originally they were two separate events”. 3 A second difficulty lies in establishing a clear definition of the concept of mysticism, a term often used with different meanings. Finally, other concepts such as magic, shamanism, ecstasy, forms of contact with the supernatural or superhuman world, theios anêr, are currently used to refer to the same issues that are often regarded as mystical. However, attention to the issue of supernatural or superhuman expe riences in early Christianity has increased in recent years. 4 The question of mysticism in general is also attracting considerable interest. 5 This paper translation of the first draft of this paper, and Brian Dennert for many corrections of our second English version. 2. D. L. Bock – R. L. Webb , Key Events in the Life of the Historical Jesus, Tübingen, 2009. 3. D. L. Bock – R. L. Webb , Key Events in the Life of the Historical Jesus, Tübingen, 2009, p. 141-142. 4. See for example the published seminars of the Society of Biblical Literature; A. DeConick (ed.), Paradise Now. Essays on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta/Georgia, 2006; F. Flannery – C. Shantz – R. A. Werkline (ed.), Experientia, vol. 1; Inquiry into Religious Experience in Early Judaism and Early Chris tianity, Atlanta/Georgia, 2008; C. Shantz, Paul in Ecstasy: The Neurobiology of the Apostle’s Life and Thought, Cambridge, 2009. 5. See A. DeConick: Voices of the Mystics. Early Christian Discourse in the Gospels of John and Thomas and Other Ancient Christian Literature, London, 2001; Seek to See Him. Ascent and Vision Mysticism in the Gospel of Thomas, Leiden, 1996 (and also her articles on mystics in different texts of early Christianity). See also L. Nasrallah, An Ecstasy of Folly. Prophecy and Authority in Early Christianity, Cambridge/Massachusetts, 2003; C. Rowland – C. R. A. Morray-Jones (ed.), The Mystery of God. Early Jewish Mysticism and the New Testament, LeidenBoston, 2009. Many socio-anthropological studies have underlined the relevance of the forms of contact with the supernatural in early Christianity, see for example: J. J. Pilch, “Visions in Revelation and Alternate Consciousness: A Perspective from Cultural Anthropology”, Listening: Journal of Religion and Culture 28 (1993), p. 231-244; Visions and Healing in the Acts of the Apostles. How the Early Believers
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is based on the studies that Adriana Destro and I have conducted on the role played by forms of contact with the supernatural in the formation of early Christianity. 6 The term “supernatural” or “superhuman” is used in this study to describe what in a certain culture is conceived as a force that is superior to the human beings or the human capacities. Different cultures can have different ideas about what is superior to the human capacities. What is human in one culture can be understood as superior the human beings in another culture. In this sense, the term “supernatural” does not suppose a particular concept of human nature. “Forms of contact with the super human or supernatural” is an etic concept, which, wich refers to what in each culture is conceived as superior to the human capacities. In this sense, the use of this concept avoids the danger of applying contemporary categories to the ancient world. II. Q u e s t ions
of
D e f i n i t ion
The mystical experience can be understood as a contact with the divinity or with supernatural powers in which some kind of participation with the divinity itself is implied. For some scholars this contact and participation consists in a union between the human and the divine subject. This definition, however, entails a strong element of ambivalence. In fact, any contact with the divinity (not only the mystical one) must involve some form of overlap between human subject and divine subject; otherwise there would not be a contact. Yet, on the other hand, a total fusion seems
Experienced God, Collegeville/Pennsylvania, 2004; “Altered States of Consciousness in the Synoptics,” in W. Stegemann – B. J. Malina – G.T heissen (ed.), The Social Setting of Jesus and the Gospels, Minneapolis/Minnesota, 2002, p. 103-115. I’d like to thank Federico Adinolfi for reminding me of M. J. Borg, Jesus: A New Vision. Spirit, Culture and the Life of Discipleship, San Francisco/California, 1987 (in particular, p. 39-55); Jesus. Uncovering the Life, Teachings, and Relevance of a Religious Revolutionary, San Francisco/California, 2006 (in particular p. 109-136). 6. A. Destro – M. Pesce , “Il profetismo e la nascita di una religione: il caso del Giovannismo”, in G. Filoramo (ed.), Carisma profetico, fattore di innovazione religiosa, Brescia, 2003, p. 87-106; “Continuity or Discontinuity Between Jesus and Groups of his Followers ? Practices of Contact with the Supernatural”, in S. Guijarro -Oporto (ed.), Los comienzos del cristianismo, Salamanca, 2006, p. 53-70 (also published in Annali di Storia dell ’Esegesi 24 [2007], p. 37-58); “La funzione delle parole. Rivelazioni dopo l’ascensione di Gesù”, in L. Padovese (ed.), Atti del Decimo Simposio Paolino. Paolo tra Tarso e Antiochia. Archeologia / Storia / Religione, Roma, 2007, p. 79-94; “Le voyage céleste. Tradition d’un genre ou schéma culturel en contexte ?”, in N. Belayche – J.-D. Dubois (ed.), L’Oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain, Paris, 2011, p. 361-386.
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conceptually impossible since a duality and some distinction between the human and divine subjects can never be completely annulled. Thus, a definition of mystical experience should contemplate a range of different types of contact with the divinity. I am inclined to accept the rather cautious definition of M. Idel: mystical experience stems from an intimate connection, sometimes described as a direct contact with God, strong, though often indefinable, which is designated in some extreme cases as ‘mystical union’ or unio mys tica. 7
“Intimate connection” seems to be an acceptable definition, because it does not determine the extent to which the experience is purely cognitive, but rather involves a series of psychic and bodily changes linked to the con tact with the supernatural. Many studies in fact focus only on the cognitive aspect of mysticism. 8 As Adriana Destro has shown, 9 the mystical experience is always con nected to a specific religious system within which the mystic lives his/her experience. The mystical experience is certainly personal and individual but always has consequence on the relation of the mystics to their religious context, permitting them to assume a new position or function in it. Within this perspective, mystics are figures who, like other religious figures, do not live in isolation from their cultural environment and from the society in which they intervene with their own projects and, therefore, with a series of activities. Basically, the mystical experience cannot exist in a vacuum, in isolation from a social context, but is always connected to a series of activities and social functions that characterize the experience in various ways. Destro was therefore able to present different types of mystics from the point of view of their relation with the religious context: the mystic-exegete, the mystic-“righteous man” (tzaddiq), the mystic-messiah. I feel necessary to make a distinction between the experience of contact with the supernatural that some scholars call mystical and the person that undergoes such experience. The persons that undergo a “mystical” expe rience are very often socially characterized not only by this kind of expe rience, but also by a range of religious abilities, activities, and functions that induce people to call them prophets, messiahs, shamans, etc., and not primarily “mystics”. 7. M. I del , Messianic Mystics, New Haven/Connecticut, 2000, p. 1. 8. The distinction between mystical experience and intellectual knowledge of God is a fundamental topic of late medieval “mystics”. As Bonaventura says, “cognitio experimentalis de divina suavitate amplificat cognitionem speculativam de divina veritate” (III Sent. Dist. 34, p. 1, art. 2, quest. 2, ad 2 [III 748 a]). 9. “Mystic Experience and Religiosity. An Anthropological Reading”, in this volume.
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An important element of Idel’s contribution to the study of mysticism that is particularly fitting to understand the figure of Jesus is constituted by his reflection on the relationship between messianism and mysticism. Idel distinguishes between a mysticism that is an union with what in the divine world is “absolute and unchangeable”, and another in which the union takes place “with the revealed and incorporated” of God. In the latter type of experience, “the mystic, as an effort of imitatio Dei, may be incited to act in the temporal and changing world”. 10 Messianism can therefore have its root in this second kind of mystical experience: the essences of some forms of messianic self-awareness, and even of messianic activities, have their origin in inner experiences which are close to or even identical with what is generally called a mystical experience. In other words, I assume that the emergence of a messianic consciousness can often be tied to special, inner spiritual occurrences, which can provide a person with an awareness of his own special importance that will some times express itself in an overtly messianic mission. 11
Since the messianic experience has as its goal the redemption and there fore the transformation of existing world, Idel raises the question of what type of self-awareness, what spiritual experiences, might have induced someone to break away from the norm, to deviate from accepted social modes, in the expectation of a dramatic shift in history. 12
Thus, Idel is interested in the “description of the deep bonds that exist between certain forms of messianism and messianic personalities and cer tain kind of mystical experiences”. 13 This remark highlights an aspect of fundamental relevance in con sidering the figure of Jesus. Idel’s perspective induces to verify if Jesus’ activity in his society was founded in some personal experiences of contact of the supernatural. “Mystics”, however is an etic, modern concept that we do not find in ancient texts. “Mysticism” seems attested in English only from 1730. The adjective “mystic” seems, however, much older and is attested already in XIII century. In French, it seems even more old. The adjective “mystical”, 10. M. I del , Messianic Mystics, p. 3. 11. M. I del , Messianic Mystics, p. 3. 12. M. I del , Messianic Mystics, p. 4. 13. M. I del , Messianic Mystics, p. 1-2. The innovation of Idel’s connection between mystic and messianism is easily perceived if we take in to account the usual opposition between them (see, e.g.: S. Sharot, Messianism, Mysticism, and Magic, Chapel Hill/North Carolina, 1982, p. 13: “The mystic seeks union, adhesion, or some form of direct contact with the divine or a superworldly state which goes beyond sense perception and intellectual apprehension. Unlike the millenarian, who envisages visible, material change in the world, the mystic seeks an ultimate reality and a transformation of his individual condition not directly perceptible to others”.
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on the contrary, emerges in English only in XV century. The fact that etymologically these words come from the Greek myô, mystês, mystikos, mystêrion, mystêrikos, does not means that the late medieval and modern concepts of mystics was existing in the Greek world. The Greek words mean a ritual experience subjected to particular esoterical rules. Philo, Laws 1:319 for example, gives a negative sense to the word mystikos. Mystêria and mystis seem to mean “secret” and not unio mystica (Abel 60). Sometimes a sentence of Plato (Phaedo 69cd) is assumed to speak about “mystics”: “many are the thyrsus bearer, but few are the mystics”. The Greek text, however, does not permit such translation: (εἰσὶν γὰρ δή, ὥς φασιν οἱ περὶ τὰς τελετάς, ‘ναρθηκοφόροι μὲν πολλοί, βάκχοι δέ τε παῦροι’). Plato speaks about bakchioi not about mystics. This translation is a good example of an application of a modern category to an ancient ritual performance: the ancient bakchioi are transformed into mystics. Obviously the experience of the bakchios consists in a certain way in a possession by the divinity. The term, however, refers to all the ritual performance of a person and not only to the experience of possession. It is true that Philo seems to find a similarity between the heavenly journey of the soul and the corybantinan performance. The soul, in fact being raised up on wings, and so surveying and contemplating the air, and all the commotions to which it is subject, it is borne upwards to the higher firmament, and to the revolutions of the heavenly bodies. And also being itself involved in the revolutions of the planets and fixed stars accord ing to the perfect laws of music, and being led on by love, which is the guide of wisdom, it proceeds onwards till, having surmounted all essence intelligible by the external senses, it comes to aspire to such as is perceptible only by the intellect” (Opif. 70).
On contemplating tangible things in all their reality and beauty, the soul, says Philo, is invaded by a state of enthusiasm: it becomes seized with a sort of sober intoxication like the zealots engaged in the Corybantian festivals, and yields to enthusiasm, becoming filled with another desire, and a more excellent longing, by which it is conducted onwards to the very summit of such things as are perceptible only to the intellect, till it appears to be reaching the great King himself (Opif. 71).
Finally, the soul is filled with divine splendour: And while it is eagerly longing to behold him pure and unmingled, rays of divine light are poured forth upon it like a torrent, so as to bewilder the eyes of its intelligence by their splendour (Opif. 71).
Philo, however, does not call mystic this experience of contact with God. Also in Latin the term mysticus begins to assume the modern sense only in late medieval times. A sentence of Thomas Aquinas about “cog-
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nitio divinae bonitatis seu voluntatis affectiva seu experimentalis”, is often quoted as evidence of the concept of mystic in medieval theology. Et quantum ad hanc, non licet dubitare nec probare utrum Dei voluntas sit bona, vel utrum Deus sit suavis. Alia autem est cognitio divinae bonitatis seu voluntatis affectiva seu experimentalis, dum quis experitur in seipso gustum divinae dulcedinis et complacentiam divinae voluntatis, sicut de Hierotheo dicit Dionysius, II cap. de Div. Nom. quod didicit divina ex compassione ad ipsa. Et hoc modo monemur ut probemus Dei voluntatem et gustemus eius suavitatem (Summa Theologiae II-II, q. 97 a. 2 ad 2).
However, Thomas does not define as “mystica” this type of knowledge. The term mysticus in a modern sense appears in Jean Gerson: “Theologia mystica est cognitio experimentalis abita de Deo per amoris unitivi complexum”. 14 The medieval and modern use of the word mysticus, how ever, does not correspond with the contemporary uses of the term “mystic” in the history of research about “mysticism”. My question is not about the existence of the concept of a particular intimate knowledge of God distinct from a speculative knowledge of him, 15 but rather about the use of the term “mystic” in order to define it. It seems to me that “mystic”, in this sense, appears only in late medieval times and is only one of the possible terms used in this sense. The conclusion is that the contemporary concepts of mysticism or mys tics are concepts elaborated by the contemporary science of religions that are absent in the Judaic world to which Jesus belonged. What is today considered typical of mystical experience and of the religious mystic figure was classified in first century cultures by means of other concepts and terms, such as “prophet”, “magician”, “theios anthrôpos”, etc. It is therefore necessary to clarify the relationship of the contemporary concept of mystics with other concepts applied to Jesus in order to define the type of religious figure he was and the type of the religious experiences he had. We must also add that in the Judaic world of the Ist century the concepts were not univocal. David Aune has already shown that the concepts of messiah, magician, prophet, etc. often overlap. 16 14. De myst. Theol. (ed. A. Combes) I, p. 72; see W. Beierwaltes , Selbsterkenntnis und Erfahrung der Einheit. Plotins Enneade V 3. Text. Übersetzung, Interpretation, Erläuterungen, Frankfurt, 1991, p. 10. 15. Bonaventura, III Sent. 23, dub. 4 (III 504 a): cognitio cuiusdam experientiae. Ebd. Dist. 14, dub. 4 (III 531 a); cognitio esperimentalis, “deren Höchstform (cognitio excellentissima) derjenige ist, in der Gott ‘per intimam unione Dei et animae’ erkannt wird. Sie ist als eine Erweiterung und Steigerung der cognitio speculativa zu verstehen: cognitio experimentalis de divina suavitate amplificat cognitionem speculativam de divina veritate (III Sent. Dist. 34, p. 1, art. 2, quest. 2, ad 2 [III 748 a]“ (W. B eierwaltes , Selbsterkenntnis und Erfahrung der Einheit, p. 10). 16. D. Aune , Prophecy in Early Christianity and the Ancient Mediterranean World, Grand Rapids/Michigan, 1983, p. 156.
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On the basis of the previous considerations, in the case of Jesus, I prefer to make use of the expression “forms of contact with the supernatural” 17 and avoid the concept of “mystical experience”. I do not want to eliminate the already quoted definition of M. Idel: mystical experience stems from an intimate connection, sometimes described as a direct contact with God, strong, though often indefinable, which is designated in some extreme cases as ‘mystical union’ or unio mys tica. 18
What is important in Idel’s definition, however, is not the term “mystical experience”, but the experience described: “an intimate connection … with God”. “Connection with God” is very near to the expression that I propose to use: “forms of contact with the supernatural”. An “intimate” contact with the supernatural” will correspond to Idel’s “mystical expe rience” and will be a special kind of contact with the supernatural. It will be necessary, however, to find out, first, what kind of experiences of contact with the supernatural Jesus had and, second, what kind of relation occured between such experiences and his public activity. In determining the relation between contacts of Jesus with the supernatural and his public activity, two opposite explanations are to be taken into consideration. The first is that the supernatural experiences constitute the origin and foundation of Jesus practice of life. But the contrary is also possible: that his practice of life was the origin and reason for his search for a supernatural experience of knowledge and legitimation. III. J e sus
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Di v i ne
The different ancient classifications of Jesus encountered in the early Christian writings (prophet, messiah, son of David, son of God, kyrios, Elijah, king of the Judeans, logos, etc.) tend to define the quality of the person of Jesus, according to the cultural categories adopted by his definers. The attribution of a specific appellative to Jesus is used to explain why he performs certain acts and has certain capacities (miracles, supernatural knowledge, exorcismes, etc.). 17. On this concept, see A. Destro – M. Pesce , “Continuity or Discontinuity Between Jesus and Groups of his Followers ?”; L. Nasrallah, An Ecstasy of Folly, p. 1: “In antiquity, dreams, prophecies, visions, and oracles were understood to be part of the same basic phenomenon: the communication of the divine with the human”. 18. M. I del , Messianic Mystics, p. 1.
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Two questions require to be answered: 1. Is the concept of “intimate connection with God” (“mystical experience”) adequate to explain all of the characteristics, abilities and activities present in Jesus (and not only one) ? 2. Is there a link between the various activities of Jesus and his forms of contact with the divine ? If so, what is the nature of this link ? Our point of departure will be a characteristic of the historical figure of Jesus in all his activities: his absolute concentration on God. A. Jesus’ Ethical Perspective Jesus’ ethical perspective is characterised by a concentration on love for God and/or service to God that is very close to the prayer of the Shema’: Mk 12:28-30. His ethics, being based on an absolute concentration on the unity of God, proposes the imitation of God himself as man’s utmost ideal: Be perfect as your heavenly Father is perfect (Mt 5:48).
It is not the nature or essence of God that Jesus proposes as model for imitation, but his way of acting: Love your enemies and pray for those who persecute you, so that you may be children of your Father in heaven; for he makes his sun rise on the evil and on the good, and sends rain on the righteous and on the unrighteous (Mt 5:44-45).
To be perfect (teleios) as God is perfect is an ideal of total unity of human behaviour and, as such, unattainable. And because it is unachievable, it can only lead to the expectation that God himself will intervene in the world and reign in it. This concentration on God, however, does not result in channelling of all available human energies towards the worship of God, as was the case in early Rabbinic literature. While the targumim of the Shema‘-passage in Deuteronomy 6:5 encourage man to adore God with all his forces and all his wealth (mamôna), 19 Jesus sees a conflict between God and “mamon” 19. On the Shema‘, see M. Pesce , “Il centro della spiritualità ebraica alle soglie dell’era volgare in Palestina”, in R. Fabris (ed.), La spiritualità del Nuovo Testamento, Rome, 1985, p. 26-38. Of interest here is the sentence contained in the first Biblical passage of the Shema’ “and you shall love the Lord your God with all your heart, and with all your soul, and with all your might” (Dt 6:5). The passage presents the love of God as the foremost aspect of Judaic religiosity, providing instructions on how this love should be put into practice. The triple repetition of “with all” (be khol) clearly emphasises how this love must be total and absolute. Both the Palestinian Targum and the Targum Onqelos understood “with all your might” of Dt 6,5 in the sense of “with all your wealth” (mamôn, mamôna’ in Aramaic). This is of great importance, since it reveals that the Judean groups that produced the
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(Lk 6:13// Mt 6:24). Jesus’ attention is therefore concentrated on the elimination of all human behaviours that may prevent the worship and love of God. The Shema‘-based religiosity requires humans to concentrate all of their forces on God conceived as One; the uniqueness of God being conceived not only in numerical terms, but also as the principle of unification of all human will and activities. It implies a deep inner unification, through which man must somehow attain a coincidence, a conformity, an harmony with God. There must be no human action that is not aimed at the love for God and service to him. It is a spirituality that therefore confers to human beings an inner unification, which is based on the absolute unity of God, leading them to a projection of their self on God, who becomes the image with which they must identify themselves. In his quest to eliminate all obstacles standing between the human person and his/ her absolute concentration on God, Jesus developed a way of life based on a radical detachment from family, household, the possession of material wealth, and work. Jesus “created a practice of life that makes it possible for God to intervene”. 20 The expectation for God to establish his kingdom in the world (a central issue in Jesus’ preaching) and the absolute concentration of all human energy on him, seem therefore to converge in a practice of daily life that allows an intervention of God. A strict relation takes place bet ween practice of life of Jesus, expectation of the imminent coming of the kingdom of God and search for a contact with him. Without experiences of contact with the supernatural it would be impossible to preach the advent of the Kingdom of God, which proposes a supernatural transformation of the world. Obviously, although contact with God was for Jesus absolutely neces sary, this does not mean that this contact had to take place through a total union with him or through an annihilation of the self in God. On the contrary, the purpose of Jesus was that it should be God who intervenes in the world and transforms it. Man must only act to create conditions for God’s intervention. If we want to speak of “mystical” experience of Jesus, this would imply not so much his union with God, but the transformation of the world caused by God’s intervention in it. This is certainly the vision of Synoptic Gospels. 21 Targum believed that money, too, should be directed towards the worship of God. According to these Judean groups, it is possible to possess money and worship God. 20. A. Destro – M. Pesce , Encounters With Jesus. The Man in his Place and Time, Minneapolis/Minnesota, 2012, p. 25-40. 21. Perhaps the Gospel of Thomas and the Gospel of John utilize a tradition in which the contact with God was conceived in a way more similar to the unio mystica. The fact that logos 1 of Thomas is also present in the Gospel of Hebrews could be explained by the hypothesis that the mystical process presupposed in this saying depend from a very ancient interpretation of the religious experience of Jesus, which
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B. Jesus’ Religious Experiences and Practices Jesus’ religious experiences reported in the gospels are those of the baptism and the temptation in the desert; the transfiguration, some visions, the hearing of supernatural voices, and revelations. Jesus’ religious practices explicitly mentioned in the Gospels also include, however, his practice of prayer and his activity of miracle-worker and healer. 1. Baptism and Transfiguration According to Mark (Mk 1:9-12), in Baptism, Jesus’ contact with the supernatural consists of a series of different elements: vision of heavens; hearing of a voice; communication of the Holy Spirit (that takes posses sion of Jesus and immediately imposes on him the experience of forty days in the desert). It seems to have the form of an initiation with the purpose of a possession by the spirit. 22 In the Transfiguration, according to the Synoptic Gospels, the contact with the supernatural consists of a corporeal transformation, a meeting with Elijah and Moses, a revelation in the form of hearing a voice. The two religious experiences narrated by the Gospels attribute to Jesus a contact with the supernatural, in which different elements and forces of that world intervene and transform not only Jesus’ knowledge but also his body and the whole of his being, determining his personal destiny and public function. Through them, Jesus obtains both knowledge and super natural power. We may also bear in mind the experience narrated by the Gospel of the Hebrews: “A short time ago, my mother, the Holy Spirit, took me by the hair and led me to the great Mount Tabor”. 23 Some recent studies have tried to use this text to reconstruct an aspect of the historical figure of Jesus. 24
is perhaps not in contradiction, but simply complementary with the interpretation of the Synoptic gospels. 22. A. Destro – M. Pesce , “Continuity or Discontinuity Between Jesus and Groups of his Followers ?”. 23. See Origen, In John II 12,87; I d., In Jeremias XV,4; Jerome , In Michah, 2,7; In Isaiah 40,9; I d., In Ezekiel 16,13. See S. C. M imouni, Les fragments évangéliques judéo-chrétiens apocryphisés. Recherches et perspectives, Paris, 2006; Le Judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1988. 24. M. Pesce , “Poco fa mia madre, lo spirito santo, mi prese per uno dei capelli e mi condusse al grande monte Tabor”, in M. Durante M angoni (ed), Gesù e la storia, Trapani, 2015, 43-55; E. Norelli, “Gesù in frammenti. Testi apocrifi di tipo evangelico conservati in modo frammentario”, in A. Guida – E. Norelli (ed.), Un altro Gesù ? I vangeli apocrifi, il Gesù storico e il cristianesimo delle origini, Trapani, 2009, p. 39-88.
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2. Mt 11:25-27 and Lk 10:21-22; Lk 10:18 We now turn to two passages of the Synoptic Gospels that speak of Je sus’ other religious experiences. Mt 11:25-27 and Lk 10:21-22 (Q) attribute to Jesus special revelations by God: his knowledge of God is greater than that of any other and the son and the father know each other in a deep, reciprocal way: At that time Jesus said, “I thank you, father, Lord of heaven and earth, because you have hidden these things from the wise and the intelligent and have revealed them to infants; yes, father, for such was your gracious will. All things have been handed over to me by my father; and no one knows the son except the father, and no one knows the father except the son and anyone to whom the son chooses to reveal him (apokalypsai) (11:27).
The affirmation “no one knows the father except the son” (11:27), seems to affirm that Jesus had an extraordinary knowledge of God and therefore an extraordinary contact with him. The context of vv. 25 and 27 shows that this knowledge was communicated to Jesus through apokalypsis, a term that can imply different and multiple kinds of supernatural experiences, as well as the transmission of the glory of God and the transformation of the self through this transmission. This kind of experience can be defined as “mystical” in the sense of Idel’s idea of “intimate connection”. The affirmation “All things have been handed over to me by my father and no one knows the son except the father, and no one knows the father except the son” seems to relate not to a single experience of Jesus but to a condition derived from a continuous series of experiences. This knowledge is denied and unknown to wisemen (sofoi and sunetoi) but can be communicated to others by the son. The affirmation “no one knows the father except the son and anyone to whom the son chooses to reveal him” is particularly important because it expresses the conviction of Q (and therefore of Matthew and Luke) that the experiences of contact of the supernatural that are typical of the first followers of Jesus after his death had their origin in Jesus himself. Luke 10:18 says Jesus had a vision during the preaching of the disciples: “I saw Satan falling from heaven like lightening”. This text speaks of an experience that only consists of a vision. Perhaps Luke sees a connection between the vision of Lk 10:18 and the revelation of 10:21-22. In reality, the two texts (Mt 11:25-27 // Lk 10:21-22 and Lk 10:18) say that Jesus had a supernatural experience but do not describe it. Con versely, in the cases of baptism, temptation, and transfiguration, the Gos pels narrations actually describe the experience. This suggests that also in the cases reported by Lk 10:18 and Mt 11:25-27 par., the evangelists must have presumed the occurrence of similar phenomena: vision, hearing of supernatural voices, revelation, corporeal transformation, communication
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of knowledge and communication of bodily power. If we could presume that this complex and multiple phenomena of contact with the super natural is to be supposed also for the experiences affirmed in Mt 11:25-27 // Lk 10:21-22, we would have a very important insight in Jesus’ super natural experiences. 3. Prayer Among Jesus’ religious practices, we have to take into consideration first of all the prayer. In the mind and practice of Jesus, did prayer serve the purpose of receiving knowledge or also of acquiring power, even super natural power ? Jesus’ prayer is an extraordinarily relevant and strategic act. In Jesus, prayer is closely linked with the quest for solitude and isolation as an essential and necessary part of Jesus’ itinerant way of life. 25 Jesus seeks solitude in order to pray (see Mk 1:35). On the basis of the rather thin evidence of the Synoptic Gospels, we can perhaps assume that prayer had in Jesus a founding role in the construction of his own personality, so that it could only consist of a construction of his “self ” through a contact with the divinity. Can we assume that Jesus believes that he can make decisions and act only after God has manifested himself in prayer, conferring on him knowledge and power ? 26 The Gospels affirm that Jesus considered prayer as a means to obtain power over demons. He said to them, “This kind can come out only through prayer” (Mk 9:29).
Prayer presupposes a certainty, confidence, trust (that is the meaning of pistis) on the part of Jesus – that God will ensure the transmission of supernatural power. This transmission of power seems to be an act in which God enters into contact with the exorcist responding to his prayer and communicating his power in order to expel the evil spirit. Jesus speaks of the trust (pistis) in God as fundament of the thaumaturgical activity If you had pistis the size of a mustard seed, you could say to this mulberry tree, ‘Be uprooted and planted in the sea,’ and it would obey you (Lk 17:6 // Mt 17: 20 = Q).
Also the certainty in praying could be a symptom of a particular contact with God. In this case, what kind of contact with God had Jesus in
25. A. Destro – M. Pesce , Encounters, p. 37-40. 26. Bibliography on Jesus prayer is very large: see e.g.: I. H. Marshall , “Jesus – Example and Teacher of Prayer in the Synoptic Gospels”, in R. N. L ongenecker (ed.), Into God ’s Presence: Prayer in the New Testament, Grand Rapids/Michigan, 2001, p. 113-131.
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mind when he affirmed, “whatever you ask for in prayer, believe that you have received it, and it will be yours” (Mk 11:24) ? 27 From this point of view, the aim of prayer is to obtain from God knowledge, thaumaturgical power, and dominion over demons (not to obtain union or fusion with God, unio mystica). Prayer is seen as a practice that ultimately asks and obtains from God knowledge and supernatural power. According to the Synoptics, Jesus’ prayer seems to have a transforming power. The prayer of Gethsemane, in fact, appears to have the purpose of exerting influence on divine will and/or to know it. The Lord’s Prayer leads us to the very centre of Jesus’ religious view. Its historicity is very probable (it has been suggested that its first part was the prayer of Jesus himself). 28 Nothing can express the centre of a religious man’s vision and experience like a prayer. The Lord’s Prayer is totally theo-logical. Any christological reference is entirely absent in it. It condenses the idea of a compelling need for God’s direct intervention in the world: “your Kingdom come”. The sanctification of the name 29 (“sanctified be [agiasthêtô] your name”) seems to call out for the intervention in the world of God’s name, understood as sacred power and force. The passive form of the verb “sanctify” implies that the action be made by God himself. Speaking of God’s holiness or sacredness or sanctity necessarily means to speak of his presence among humans, since holiness means precisely the distinction of something holy in a profane context. Thus, God sanctifies his name as a means of making his holy power present in the world. Jesus invokes the intervention of the name, that is of God’s sacred power, to bring about a supernatural transformation of the world. If we want to use the word mysticism, it is a mysticism that tends to call God down: it does not raise humanity up towards God and away from the world but calls for a lowering of the sacred power of God so that he may supernaturally transform it. In performing the Lord’s prayer, Jesus and his followers present a request for God’s intervention. Of course, the wish is that divine sanctity be manifested not only externally in the world but also internally within Jesus himself and within human beings. The ideal of the Lord’s Prayer, therefore, is that of maximum communication with God. It may be asked whether the glorification of the body, which the Synoptic transfiguration stories attribute to Jesus, is somehow akin to the manifestation of sanctification of the name of God in the human body. The request “be sanctified 27. I want to thank Mara Rescio and Luigi Walt for this suggestion. 28. M. Philonenko, Le Notre Père. De la Prière de Jésus à la prière des disciples, Paris, 2001. 29. See F. Bovon, “Names and Numbers in Early Christianity,” New Testament Studies 47 (2001), p. 267-288 (in French: “Des noms et des nombres dans le christianisme primitif ”, Études théologiques et religieuses 82 (2007), p. 337-360).
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your name” is therefore probably Jesus’ own request to obtain a manifestation of divine power within himself. It is a request for contact with God. Applying the classificatory category of M. Idel, we could say that here a messianic mystic invokes contact with God to obtain a supernatural transformation of the world. 30 4. Exorcisms and Healings An important point is that all Gospel narrations attribute to Jesus the capacity to perform healings and miracles. 31 To explain this capacity, the Gospels make use of metaphors common to their culture: the metaphor of supernatural “power” (dynamis, Mk 5:30; 6:5; Lk 6:19; 8:46; 9:1) within the body of Jesus, or the metaphor of exorcistic “expulsion”. The Gospels devote variable amounts of space to the methods and techniques of the healer, although always sober and contained. They tell us of how Jesus used his hands to touch, and how used his saliva. In the case of Mk 7:3235, for example, Jesus touches a deaf-mute, puts his fingers on his ears and places his saliva on his tongue. He then raises his gaze to the sky, and his body is traversed or crossed by a strong, abnormal feeling expressed by the verb stenazô (“breathe with force”) (cf. PGM 13.945). Finally, he gives the order: “Open”. Here the search for the contact with the supernatural is clear, and the bodily transformation caused by this contact is also evident, according to the interpretation of Mark. It is equally clear that the practice of bodily healing is intended on the basis of a Judaic interpretation of contemporary beliefs that the miracle-worker’s power is transmitted through the body. Following this Judaic theological interpretation, Jesus obtains a contact with the supernatural that permits him to receive a force that can be transmitted. This is not a unio mystica, nor a cognitive contact, but something that Mark sees as a descent of supernatural power that is transmitted to the body of Jesus. Of fifteen cases of miraculous healings narrated in the Gospels, nine occur through physical contact and sometimes with specific thaumaturgical techniques, and six by means of Jesus’s command. 32 In the Gospel of Mark, the examples of those seeking healing or liberation of the body 30. The cultural nature of this contact is typically Judaic. In the book of Leviticus God manifests himself in his holiness: “Be holy because I am holy” (Lev 11:4445; 19:1, 20:7; 20:26). 31. See B. Blackburn, Theios Anêr and the Markan Miracle Traditions, Tübingen, 1991; G. H. Twelftree , Jesus The Exorcist, Tübingen, 1993; S. L. Davies , Jesus the Healer. Possession, Trance, and the Origins of Christianity, New York, 1995; J. Meier , Un ebreo marginale, vol. II, Brescia, p. 595-1236. 32. Healings of paralytics and crippled (Mk 2:1-12; Jn 5:1-9; Mk 3:1-6; Lk 13:10-17; Mt 8:5-13 // Lk 7:1-11; Jn 4:46-54), of blind (Mk 10:46-52; Mk 8:22-26; Jn 9:1-41), of lepers (Mk 1:40-45 // Mt 8:1-4 // Lk 5:12-16; Lk 17:11-19), various types of healings (Mk 1:29-31; Mk 5:24-34 / Mt 9:18-26 / Lk 8:40-56; Lk 14:1-6;
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often conform to similar and repetitive patterns: “they fell upon him to touch him” (Mk 3:10), “and those who touched him were healed” (Mk 6:56, see also Mt 14:36). In the case of Simon’s mother-in-law, “He drew near, and lifted her up by the hand; the fever left her and she set about serving them” (Mk 1:21). On all these occasions, the central point is the physical contact with the body of Jesus. There are however healings “at a distance”, when Jesus heals the body of a person far from it, as in the case of the Centurion’s servant (Mt 8:5-13; Lk 7:1-11), and in several cases, Jesus heals with a command, with an act of will. The fact that the Gospels mention healings without direct contact should not, however, detract the attention from the number of cases in which it is the body of Jesus that becomes the physical instrument of healing. Jesus’ exorcisms, in which he casts out evil spirits without touching the body of the possessed, cannot be seen in isolation of the metaphorical explanations of his body’s power and exorcistic action. His power over spirits, which Jesus at least in one case attributes to prayer (Mk 9:29), implies the exorcist’s control over his body. This dominion reconnects us to the special bodily power of Jesus, which is at the centre of the stories of miracles. In some cases, the way in which Jesus effects the healing is clearer. In an episode narrated in the Synoptic Gospels, 33 he is unintentionally involved, merely through his body. A woman, with internal bleeding, having heard of Jesus, “came to the crowd, behind him, and touched his cloak … but immediately Jesus, felt the power (dynamis) that was leaving him, and turned to the crowd saying: ‘Who touched my cloak ?’ The disciples said to him: ‘You see the crowd that gathers around you and say: Who touched me ?’”(Mk 5:23-31; cf. Lk 8:43-48). The scene shows that Jesus’ body is considered capable of emanating and disseminating a special physical energy. 3 4 This is true also in Luke, when Jesus declares: “I heard a force is leaving me” (Lk 8:46). Once again: the decisive element is the fact of touching the body of Jesus. The phrase “who touched me ?” clearly shows how the authors of the Gospels believed that Jesus’ body possessed a healing power. Unless it is actually touched, it does not produce effects on others. Therefore, Jesus is not only a charismatic preacher, but also, through his body, a transmitter of healing power. Luke stresses the fact that Jesus intentionally touched bodies to be healed: in the case of the leper, he “put out his hand and touched him” (Lk 5:13); in the case of the coffin of the dead boy, he voluntarily touched Mk 7:31-37; Lk 22:49-51); see J. Meier , Un ebreo marginale, vol. II, Brescia, p. 793907). 33. Mk 5:23-31; Mt 9:18-26; Lk 8:40-56. 34. Mk 5:30; Lk 8:46. Mt 9:20-22 omits the fact that Jesus’ power is transmitted to the woman without Jesus decision. On the transmission of a power by touching in Hellenistic and Judaic environments see B. Blackburn, Theios Anêr, 112-117.
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the coffin (Lk 7:14); in the case of the high priest’s servant, wounded in the ear (Lk 22:51), Jesus touches the servant, allowing his power to pass to another body. Here the metaphors of power and of its passing from one body to another combine. In the gospels, hence, Jesus’ actual body seems to be covered up and metaphorized by his power as a healer. It appears in the narratives almost implicitly. Those who attempt to touch the body of Jesus do so in the hope of obtaining some form of miraculous transfer of his energy to themselves. The touching brings about and implies systemic continuity between two differently endowed bodies, yet belonging to each other through substantial contiguity and contact. Both healings by means of touching Jesus’ body, and exorcisms, where the alienation caused by the disease is vanquished by expelling the impure spirit that causes it, 35 are explained by the Synoptic Gospels by recourse to the metaphor of dynamis of Jesus body. Essentially, those who go to Jesus do not seek medicine or a specific ritual. They are simply seeking to con nect their bodies with that of Jesus. What degree of historicity can we attribute to the image of Jesus’ body that emerges from the Synoptic Gospels ? Can we assume that in the mind of the evangelists and in Jesus’ mind the dynamis of Jesus’ body was imagined as the effect of a particular contact with God ? Can we link healings and exorcisms of Jesus to a supposed “mystical experience”, to a special form of “intimate connection” with God ? 5. Jesus’ Preaching We must now ask about the relationship between Jesus’ preaching activity and his experiences of contact with the supernatural. Jesus’ preaching concentrates on the kingdom of God, on the idea that God’s final and decisive intervention in the world is about to begin (Mk 1:15). There is no need to insist on this point that draws universal consensus among scholars. The question that I want to raise is the following: on what grounds did Jesus base his certainty of the imminent coming of God’s kingdom ? On his trust in the Baptist’s preaching about the coming of the kingdom of God ? Or on a revelation of God ? Or, again, on the presence of God’s dynamis in his body that allowed him to perform miracles and healings ? The concept of kingdom of God involves God’s intervention in history. 35. Six cases of Exorcisms: in Mk 1:21-28; 5:1-20; 7:24-30; 9:14-29; in Mt 9:3233 and Mt 12:22-23 // Lk 11,14. In other cases we do not find description of exorcisms, but the presupposition of Jesus exorcistic power and its transmission to the disciples: Mk 3:22-27 // Mt 12:22-30 // Lk 11:14-23; Lk 7:18-23 // Mt 11:2-6; Mk 6:7-12:30; Mt 10:1-15 Lk 9:1-6; 10:1-11:17-20; Lk 8,12. In the six cases of exorcism there is no contact between the body of Jesus and the body of the possessed. See J. Meier , Un ebreo marginale, vol. II, Brescia, p. 755-792; G. H. Twelftree , Jesus The Exorcist, p. 57-129; S. L. Davies , Jesus the Healer, p. 90-104.
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Thus, at the heart of Jesus’ experience is his aspiration to supernatural, divine, transformation of history. The messianic expectation that Ireneus (Adv. Haer. V 33,3) 36 attributes to Jesus well expresses the supernatural metamorphosis of the cosmos thanks to the presence of God that Jesus had in mind. Also the Beatitudes, particularly in Luke’s version, express the same expectation of a supernatural transformation of history through the overthrow of social relationships caused by God’s intervention in the world. It is not inconceivable that, as the conviction that Jesus was a super natural, divine being became increasingly widespread among groups of Jesus followers, the more his supernatural experiences became over-shadowed because they were clear evidence of Jesus humanity. A divine being does not require revelations and does not need to seek knowledge and power elsewhere. It is men who need it. The search for revelations is, in fact, generally dictated by the human need to attain the divine or supernatural sphere from which to obtain support, guidance and protection for everyday life. C. Three Interpretive Hypotheses Various proposals have been advanced to embrace all the practices and religious experiences of Jesus in a single classifying concept. To answer the question of whether Jesus can be considered a “mystic”, it is useful to make a comparison with interpretations that have seen him as a magician (M. Smith), as theios anêr (B. Blackburn), and as shaman (P. Craffert). The main value of such enquiries to our subject is that they consider Jesus’ experience of contact with the supernatural as historically reliable and fundamental and that they consider Jesus’ various activities all together, linking them to forms of contact with the supernatural. 36. “The elders who saw John, the disciple of the Lord, related that they had heard from him how the Lord used to teach in regard to these times, and say: The days will come, in which vines shall grow, each having ten thousand branches, and in each branch ten thousand twigs, and in each true twig ten thousand shoots, and in each one of the shoots ten thousand dusters, and on every one of the clusters ten thousand grapes, and every grape when pressed will give five and twenty metretes of wine. And when any one of the saints shall lay hold of a cluster, another shall cry out, ‘I am a better cluster, take me; bless the Lord through me.’ In like manner [the Lord declared] that a grain of wheat would produce ten thousand ears, and that every ear should have ten thousand grains, and every grain would yield ten pounds (quinque bilibres) of clear, pure, fine flour; and that all other fruit-bearing trees, and seéd and grass, would produce in similar proportions (secundum congruentiam iis consequentem); and that all animals feeding [only] on the productions of the earth, should [in those days] become peaceful and harmonious among each other, and be in perfect subjection to man”.
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1. Theios anêr R. Reitzenstein spoke of “a general conception of the theios anthrôpos...., according to which such a divine man combines within himself, on the basis of a higher nature and personal holiness, the profound knowledge, vision, and the power to work miracles”. 37 On the basis of this definition, the characteristics of theios anêr would be: the possession of profound knowledge; ability to receive supernatural visions; ability to perform mira cles. These capabilities were made possible by a certain divine participation or nature. Reitzenstein’s definition allows for consideration under the concept of theios anêr not only the ability to perform miracle, but also divination. Also, a mantis may be regarded as theios anêr “insofar as it is understood as the result of intuition, particularly of enthousiasmos, of actual possession by the god, rendering the seer entheos and resulting in ecstatic revelation”. 38 In a study of 1991 (Theios Aner and Markan Miracle Traditions), Barry Blackburn sought to demonstrate that the traditions on Jesus’ miracles on which the Gospel of Mark depends did not draw upon Hellenistic concep tions of theios anêr. Therefore, they were not created in a Hellenistic envi ronment, as claimed by the religionsgeschichtliche Schule and its followers. The characteristics of these stories could have “their origin and transmis sion in the early Aramaic-speaking church”. 39 Blackburn denies that the concept of theios anêr is a “standard or cos tumary designation” in ancient texts, 4 0 since the term was applied to a limited number of figures. Alongside it, huios tou theou was a term applied to miracle workers. 41 However, both terms were adopted to define those who showed only some of the three characteristics of Reitzenstein’s theios anêr: divination, virtuous moral behaviour and thaumaturgical capacity. The “divine status” of certain figures was also expressed with very different terms. Essentially, the concept of theios anêr appears as a category that was not used with sufficient universality in the ancient world. 37. R. Reitzenstein, Hellenistic Mystery-Religions, trans. J. Steely, Pittsburg/ Pennsyvalvia, p. 178. 1st German ed. 1910, 26, quoted by B. Blackburn, Theios Anêr, p. 2. 38. B. Blackburn, Theios Anêr, p. 15-16. See, for example, the interpretation of Epimenides in Plato, Leg. 1. 642D and Plutarch, Sol. 12: “Upon this, they sent for Epimenides the Phaestian from Crete, who is counted the seventh wise man by those that will not admit Periander into the number. He seems to have been thought a favourite of heaven, possessed of knowledge in all the supernatural and ritual parts of religion; and, therefore, the men of his age called him a new Curies, and son of a nymph named Balte” (B. Blackburn, Theios Anêr, 36). 39. B. Blackburn, Theios Anêr, p. 232. 40. B. Blackburn, Theios Anêr, p. 94. 41. B. Blackburn, Theios Anêr, p. 95.
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Reitzenstein, however, was right, in my opinion, in his search for a clas sification that could explain the coexistence in a single person of different capacities supposed to have a supernatural origin. Blackburn’s book is therefore methodologically insufficient because of his isolation of Jesus’ miracle-working activity from other characteristics that his disciples attrib uted to a supernatural source. 2. Shaman P. F. Craffert’s book, The Life of a Galilean Shaman (2008) has the virtue of explicitly facing the task of finding a classifying category able to explain all of the activities and capacities that the gospels attribute to Jesus and that can probably be traced to the historical Jesus. Craffert uses the concept of shamanism as “social type model”, called, according to his definition “shamanic complex”: It is not so much the individual elements but the combination of a number of aspects that constitutes the shamanic complex as an identifiable phenomenon in many cultural settings.
Craffert is well aware that some anthropologists would limit the use of the shaman concept to a single religious figure in the culture in which the shaman actually exists, namely, Siberian culture. But he opts for the anthropological view that, based on the characteristics of the Siberian shaman, has forged a kind of ideal type or anthropological model applicable to highly varied cultures, from South America to East Asia. Personally, I believe that reference to anthropological models is very useful, provided that they are adopted as heuristic instruments that may serve to better understand and see reality. But they must not be mistaken for reality itself. Essentially, Craffert’s model of shamanism comprises two elements. The first element is that the shaman is “a religious specialist who experiences altered statuses of consciousness” which “can include otherwordly journeys, visions, possession, mediumistic and transformation experiences”. Second, the shaman performs “certain social functions (such as healing, mediating, prophecy, exorcism, and spirit control or possession)” (ibid. 156). 42 These social functions derive from the experiences defined as altered states of consciousness. Craffert sums up the “shamanic complex” with the following definition: the raison d’être of shamanism is to interact with the spirit world for the benefit of those in the material world.
42. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman. Jesus of Nazareth in Anthropological-Historical Perspective, Eugene/Oregon, 2008, p. 156.
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It will not pass unnoticed that this definition is very close to the one used by M. Idel for messianic mysticism: I assume that the emergence of a messianic consciousness can often be tied to special, inner spiritual occurrences, which can provide a person with an awareness of his own special importance that will sometimes express itself in an overtly messianic mission. 43
Precisely in relation to this definition, Idel sets himself the task of seeking “the deep bonds that exist between certain forms of messianism […] and certain kinds of mystical experiences”. 4 4 The “mystical experiences” of Idel correspond to Craffert’s experiences of “altered status of consciousness”. As Idel’s messianism is characterised by its relation to the redemption and transformation of the current state of the world, so the social function of shaman, in Craffert’s view, is that of procuring “the benef it of those in the material world”. Jesus’ experiences of altered status of consciousness taken into considera tion by Craffert are essentially the baptism and the closely related tempta tions in the desert. 45 Craffert sees this experience as Jesus’ initiation into his function of shaman, resulting in his control and power over spirits. In addition, Jesus “often” experiences celestial journeys, which are, according to Craffert, the main feature of the shamanic experience. 4 6 Jesus’ heavenly journeys take the form of dislocations in the case of the temptations in the desert. References to heavenly journey are also made in Jn 3:13 and 1:18 (although in my opinion these texts provide evidence of the religiosity of the end-of-the-century Johannist circles, more than of Jesus). As altered statuses of consciousness Craffert also takes into consideration the visions narrated in Luke in 10:18 and 22:43 and, finally, the transfiguration. He omits the experience of prayer. On the basis of these cases, Craffert defines Jesus as a “Spirit-possessed person”, 47 and this is the reason why he was often regarded as a “prophet”. 48 Due to such state of possession, Jesus “was thought and seen […] as not always being himself but someone else”. 49 In Craffert, Lk 4:14; 5:17; 4:18 and Mt 12:8 contain “explicit mentioning of Jesus as being (Holy-) spiritpossessed” (although Craffert does not take into account the redactional character of Luke in these verses or the specific theology of Luke relating to the spirit). 43. M. I del , Messianic Mystics, p. 3. 44. M. I del , Messianic Mystics, p. 1-2. 45. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman, p. 213-244. 46. Heavenly journey however is not an exclusive shamanic trait. 47. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman, p. 227-232. 48. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman, p. 228. 49. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman, p. 228.
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According to Craffert, Jesus activity shows many symptoms of induc tion of altered states of consciousness 50 and of shamanic altered states: “a sense of divine identity”, “disdain of sexual activities”, “a sense of divine sonship”, “a sense of divine knowledge”. 51 Among the shamanic social functions (the second major component of the model), Craffert examines exorcisms and healings, 52 and then separately: teaching, preaching and prophetic activity. 53 However, the attempt to connect in a credible way Jesus’ activities of preaching, teaching and prophecy to other activities, and especially to identify in them a shamanic character, does not appear very convincing. A weak point of Craffert’s attempt is not primarily a sometimes mechanical application of the “shamanic” model but the fact that a historical-religious comparison is totally absent. Craffert does not locate Jesus within a precise historical-religious context. Hellenistic-Roman sources are not mentioned, and Judaic ones are mainly cited to underscore some elements of his reconstruction, but not to argue credibly in favour of the existence of other similar figures in the Judaic cultural context. The early Christian texts which could have provided important evidence in support of his thesis are ignored (I refer to the Ascension of Isaiah or to gnostic Christian texts). On the whole, Craffert confines himself to the canonical texts. Applied to Jesus and first-century Judaism, the category of shamanism seems to me to be redundant and misleading. However, the fact remains that the “shamanic complex” allows Craffert to throw light upon a series of forms of contact with the supernatural and to make an attempt to encapsulate all the aspects and activities of Jesus within a single religious figure. Craffert set out to examine whether Jesus’ actions as narrated in the gospels acquire meaning in the hypothesis that there are various manifestations of a shamanic experience. 3. Magician A degree of dependence on several pages of M. Smith seems to appear here and there in Craffert. I am certainly not going to analyse Smith’s book, Jesus the Magician, except very briefly. The reason why I mention it is because Smith tries to include all the activities of Jesus within one matrix, that of “magician”. Compared to that of shaman, this category has certainly the advantage of having been used extensively in the ancient world. One of several definitions of magic proposed in Smith’s book is the following: “the more general objective of the magical function [is] to change 50. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman, p. 232-234. 51. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman, p. 234-243. 52. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman, p. 245-308. 53. P. F. Craffert, The Life of a Galilean Shaman, p. 308-352.
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the natural order through supernatural influence”. 54 It will not go unremarked that this definition brings us back to the problem of establishing a connection between activities he refers to as “redeeming” or “messianic” and supernatural experiences. For Smith, the experiences that reveal Jesus’ capacity to enter into magical contact with the supernatural world, and thus legitimize his “supernatural claims”, are mainly those of the baptism (followed by the temptations in which he saw shamanic traits). It is during the baptism that we observe that “descent of the Spirit that made him into a (son of) God”. 55 The Eucharist, too, can only be explained in terms of magic: “a magician-God that binds his followers to himself by giving them his Body and his blood”. 56 For the rest, Smith saw a strong affinity between the figure of “magician” in the ancient world with that of theios anêr, or “son of (a) God”. 57 The concept of magician, like that of theios anêr, seems to me inade quate, although not because magical aspects are absent from first-century Judaism. 58 Rather the concept seems inadequate because the figure of magician encapsulates features also encountered in various other figures. As I said before, and as was demonstrated by D. Aune in his time, the religious concepts of the ancient world were not classifying categories, anthropological models, or Weberian ideal types. They were simply cultural constructions, often overlapping and interchangeable with others, according to different points of view. The inability of the concept of magic to embrace all of Jesus’ activities is also proven by the fact that, after Jesus’ death, this appellative is entirely absent among the groups of his followers, and even M. Smith is obliged to admit that: “with James and with Paul … there is no doubt that in the years between 45 and 60 Christianity reverted to conventional Judaism”. 59 In addition, Smith does not seem to take into serious consideration the quite different way in which many early Christian writings attempted to 54. M. Smith, Gesù mago, Rome, 1999, p. 182 (American original: Jesus the Magician. Charlatan or Son of God ?, Berkeley/California, 1978). 55. M. Smith, Gesù mago, p. 209. 56. M. Smith, Gesù mago, p. 212. 57. Two chapters of Historical Jesus of J. D. Crossan apply to Jesus the category of mag ician: “Magician and Prophet” (p. 137-167) and “Magic and Meal” (p. 303-353). J. D. Crossan however does not give to “magic” the same meaning of M. Smith. For J. D. Crossan, “magic is to religion as banditry is to politics […] Religion is official and approved magic; magic is unofficial and unapproved religion” (p. 305). 58. Morton Smith underlines the relations between Greek magical papyri and Jewish mystics. On these relations see also R. M acy L esses , Ritual to Gain Power. Angels, Incantations, and Revelation in Early Jewish Mysticism, Harrisburg/Pennsylvania, 1998. 59. M. Smith, Gesù mago, p. 213-214.
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interpret the forms of contact that Jesus had with the supernatural. This fact is absolutely central, as I will try to show immediately. Finally, Smith fails to bring within his general explanatory concept what is at the very core of Jesus’ preaching: the expected advent of the Kingdom of God. He limits himself to stating that “Thy Kingdom come” – which does not have an explicit magical parallel – derives, of course, from Jewish eschatological thought. 60 IV. D i d
F or ms of D i v i n e C on tact, Wi de spr e ad C h r i s t i a n i t y, O r igi nat e i n J e sus h i mse l f ?
the
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E a r ly
A fact on which there is widespread consensus is that phenomena of revelations, visions, hearing of voices, dreams, celestial journeys, etc. are a characteristic of early Jesus followers after the death of Jesus. Early Chris tian texts, both those destined to become canonical and those that would become apocryphal, offer conclusive evidence of this. 61 An inevitable question arises: is there a discontinuity or a continuity between Jesus and the groups of his followers in the use of cultural prac tices that are often considered “mystical” ? My answer is that the massive evidence of recourse to supernatural experiences in all forms of groups of Jesus’ first followers after his death is inexplicable if we do not assume that the recourse to various forms of contact with the supernatural was not typical of Jesus himself. The opposite hypothesis that Jesus followers adopted from the surrounding Judaic or Hellenistic-Roman environment forms of contact with the supernatural that Jesus had not practiced seems to be without a sufficient basis. We have already seen that the affirmation “no one knows the father ex cept the son and anyone to whom the son chooses to reveal him” expresses the conviction of Q (Mt 11:27 // Lk 10:22) that the experiences of contact of the supernatural, typical of the first followers of Jesus, had their origin in Jesus himself. An examination of a series of texts in Luke and Acts seems to permit the same conclusion. The Gospel of Luke and Acts of the Apostles present a ritual pattern, in which prayer is a crucial triggering force for supernatural manifestations during the performance of the prayer itself or during the prayer meeting. 60. M. Smith, Gesù mago, p. 182. 61. Cf. D. Aune , Prophecy in Early Christianity and the Ancient Mediterranean World; J. J. Pilch, “Visions in Revelation and Alternate Consciousness”, p. 231244; Visions and Healing in the Acts of the Apostles; “Altered States of Consciousness in the Synoptics”; A. Destro – M. Pesce , “Il profetismo e la nascita di una religione; “Continuity or Discontinuity Between Jesus and Groups of his Followers ?”; L. Nasrallah, An Ecstasy of Folly; (see note 5).
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It is typical of Luke to introduce the prayer in scenes in which Matthew and Mark do not mention it. This is the case of the insertion of the prayer in the narrative of the baptism and transfiguration (3:21; 9:28-29) and of the institution of the Twelve (6:12-13): when all the people were baptized, and when Jesus also had been baptized and was praying, the heaven was opened, and the Holy Spirit descended upon him in bodily form like a dove. And a voice came from heaven, “You are my Son, the Beloved; with you I am well pleased” (Lk 3:21-22). Now about eight days after these sayings Jesus took with him Peter and John and James, and went up on the mountain to pray. And while he was praying, the appearance of his face changed, and his clothes became dazz ling white (Lk 9:28-29). Now during those days he went out to the mountain to pray; and he spent the night in prayer to God. And when day came, he called his disciples and chose twelve of them, whom he also named apostles (Lk 6:12-13).
The fact that Luke thinks that before the institution of the Twelve Jesus spent a whole night, if not also the previous day, in prayer is of great importance in regard to the way in which he imagined Jesus religious practice. Or should we just consider the mention of the prayer as a merely literary element ? In his commentary F. Bovon states: “For Luke, the structural elements of Jesus’ prayer” are: the expression of the relationship with God, that is worship; then the request and the intercession for the development of God’s redeeming plan. Jesus asks for revelations to discover what he does not know, to find out what God wants of him. Jesus’ prayer, however, is also a form of intercession. In Latin, intercede means putting oneself in the middle. Intercessio is the right of a tribune to oppose the action of a magistrate. The intercessor is an ombudsman, intermediary, guarantor. Thus, when Jesus intercedes, it means that he is mediating the needs of men before God, that he believes he holds sway over him, that he knows he can be heard, and that he had an influence on God. However, in the Lukan narrative of the transfiguration there is perhaps more than that. The redactional character of the phrase – “he went on the mountain to pray and spent the night in prayer” is not in doubt. However, what model of prayer and religious experience allowed Luke to imagine that Jesus spent the night in prayer ? Or, where had Luke seen people praying all the night before making a very important decision ? Bovon looks for literary models. Philo’s Life of Moses stresses the 40 days of Moses with their “revelation of mysteries, especially concerning priesthood and the sanctuary”, 62 and the fact that Moses’ “preparation for the choice of priests” “takes place 62. F. Bovon, Vangelo di Luca, vol. I: Introduzione. Commento a 1,1-9,50, Brescia, 2005, p. 328-329.
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in prayer”. The Antiquitates Biblicae of Pseudo-Philo are especially important for Bovon: following the infidelity of the people, “Moses goes up the mountain a second time and prays (12, 8). It is this second promulgation of the commandments that should be compared with Lk 6:12-16, and not the revelation and the gift of the Law on Sinai, because it is here that the themes of the mountain and prayer are combined, and preliminary sanctification of the people is not required”. 63 In Bovon’ view, only the prayer model on the mountain for a second Promulgation of precepts to the people is redactional. Conversely, the model of Jesus’ prayer is historical. Indeed, Bovon claims that this model is constitutive also for the prayer of Christians, both as individual (Lk 11:5-13; 18:1-14, etc.) and as a community (e.g. Acts 1:14; 4:24-31). Now, if Luke refers not only to a literary model, it must be because he considered it quite plausible that Jesus had similar experiences. But if he believed it to be plausible, where did he draw this conviction from ? It is my view that without a real experience of extended prayer rituals held in prepara tion of decisions to be made or revelations to obtain it is highly unlikely that Luke would be able to describe the transfiguration scene. The historical prayer of Jesus is a prayer to God, proseuchè tou theou, “this expression – again in the words of Bovon – embraces the requests and silences of Jesus and the response of God” because prayer must be true communication: Jesus asks and God responds. Therefore, there were revelations; revelations of what Jesus did not know and wanted to know. The experience narrated by the Gospel of Luke (6:12-13) presents a complex ritual process consisting of different stages and ritual actions: a. the dislocation: consisting of Jesus’ climbing the mountain and de taching himself from the everyday environment. We must be aware that even the climb is part of the ritual action; b. the choice of a marginal place: the mountain is not an institutionalised place of ritual, but, rather, is traditionally considered symbolically significant as a place of manifestation of God; c. solitude: this implies the entering of a social, psychological and corporeal state, that is altered with respect to normality, as well as a marg inal and non-institutional situation; d. the time: night, which implies the annulment of rest – the choice of night time has an important ritual meaning; e. the exceptional duration of the prayer; f. a decision as a result of the prayer and revelation eventually obtained in it: the choice of the twelve, which is part of the ritual action, its consequence and conclusion; 63. F. Bovon, Vangelo di Luca, vol. I: Introduzione. Commento a 1,1-9,50, p. 329.
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g. finally, the return down to the plain to a situation of normality, but with a changed status: now Jesus is surrounded by the Twelve (6:13). A ritual pattern of this kind is also encountered when Luke describes early Christian ritual scenes and not only when he modifies the stories that concern Jesus, of which there are parallels in Mark and Matthew. What sources does Luke use to sustain that a similar ritual pattern was widespread in the early Christian communities ? It becomes difficult to argue that Luke is presenting a merely literary pattern without any basis in actual early Christian rituals. I start with the hypothesis that Luke is historically reliable and is susceptible to historical criticism only when there are internal discrepancies or differences with respect to external sources. If we examine various other passages of the Gospel of Luke and Acts, for example Acts 13:1-3; 10:1-16; 4:23-31, we encounter a model of com plex ritual action, in which (a) prayer is presented in a clearly ritual context, sometimes collectively, sometimes individually, which has (b) the purpose of establishing contact with the supernatural world, and (c) the aim of obtaining an intervention of this supernatural world, in the form of visions, vocal communications of revelations, or bodily transformations, with (d) the ultimate goal of arriving at a decision. 6 4 The ritual pattern takes different forms in Acts 13:1-3 and 10:1-16. Let us examine the text of Acts 10:1-16: In Caesarea there was a man named Cornelius, a centurion of the Italian Cohort, as it was called. He was a devout man who feared God with all his household; he gave alms generously to the people and prayed constantly to God. One afternoon at about three o’clock he had a vision in which he clearly saw an angel of God coming in and saying to him, “Cornelius.” He stared at him in terror and said, “What is it, Lord ?” He answered, “Your prayers and your alms have ascended as a memorial before God. Now send men to Joppa for a certain Simon who is called Peter; he is lodging with Simon, a tanner, whose house is by the seaside.” When the angel who spoke to him had left, he called two of his slaves and a devout soldier from the ranks of those who served him, and after telling them everything, he sent them to Joppa. About noon the next day, as they 64. Acts 1:3 affirms: “One day Peter and John were going up to the temple at the hour of prayer (proseuchê), being the ninth hour”. Here the model of prayer seems different and presents also a necessary relation with the temple and the sacrificial performance that takes place at precise hours. In this case, it is particularly important that the prayer is performed in the temple after the evening sacrifice (see Daniel 9:20-21). Mishnah Tamid 5:1 shows that the Shema‘ was part of this sacrificial liturgy, together with the corresponding benedictions and the proclamation of the Ten Commandments. Mishnah Tamid 7:4 presents a list of the Psalms sung at the end of the sacrificial service, which therefore implied prayer. Acts probably suppose that Peter and John attend a sacrificial liturgy of which prayer was part. However, we do not have any evidence that Jesus’ prayer was connected to this liturgy.
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were on their journey and approaching the city, Peter went up on the roof to pray. He became hungry and wanted something to eat; and while it was being prepared, he fell into a trance (ekstasis). He saw the heaven opened and something like a large sheet coming down, being lowered to the ground by its four corners. In it were all kinds of four-footed creatures and reptiles and birds of the air. Then he heard a voice saying, “Get up, Peter; kill and eat.” But Peter said, “By no means, Lord; for I have never eaten anything that is profane or unclean.” The voice said to him again, a second time, “What God has made clean, you must not call profane.” This happened three times, and the thing was suddenly taken up to heaven.
In the case of Cornelius, his vision takes place while he was praying, insofar as he “prayed constantly to God”, something that is confirmed by the text itself in v. 30: Cornelius replied, “Four days ago at this very hour, at three o’clock, I was praying in my house μέχρι ταύτης τῆς ὥρας ἤμην·τὴν ἐνάτην προσευχόμενος, when suddenly a man in dazzling clothes stood before me. 65
The vision of Peter in Acts 10:9-16 also occurs during a ritual of individual prayer (there is no collective liturgy here). Moreover, it seems that Peter did not undertake prayer in order to obtain a revelation. During prayer, an ekstasis 66 occurs spontaneously: the heavens open and Peter sees a sheet full of beasts, considered impure by the book of Leviticus, descending to earth. In this case, the function of the vision is to highlight a problem and, immediately afterwards, provide a solution: that of the purity of food. A decision on this matter would have been impossible without supernatural legitimacy. The revelation received is of extraordinary importance: “What God has purified, you must not call unclean” . 67 It cannot be mere chance that the times indicated for prayer and revelation coincide with those designated for the sacrifices held in the Temple. Furthermore, if the author of the Acts is also the author of the Gospel of Luke, it would be most surprising if he did not have in mind the fact that 65. Probable is the connection of the time of the revelation with the time of sacrifice in the temple of Jerusalem. In this case Acts could think that the sudden revelation takes place during the prayer that is performed in occasion of the sacrifice in the temple. 66. The use of this term implies that the author of Acts has a particular attention to the phenomena of dislocation and altered states of consciousness defined as ekstasis. Philo, Her. 69-70 links ekstasis and the possession of corybants (see L. Nasrallah, An Ecstasy of Folly, p. 38. On ecstasy in Philo in the context of Greek, Jewish and early Christian culture, see p. 36-44). 67. In Acts, the confirmation of the validity or certainty of a revelation is attained through a mechanism of convergence among a plurality of revelations each one confirming the other: that of Cornelius and that of Peter (this also occurs in the case of Paul’s vision).
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the ninth hour was the time of Jesus’ death, which was in turn related to the hour of the sacrificial ritual in the Temple of Jerusalem. Did the author of the Acts think there was a relationship between vision and sacrifice, like the one existing between sacrifice and divination in the Roman religion ? Whatever the case, in Acts 10:1-6, the prayer is presented as a complex ritual act: it takes place at a specific time, rather than a random one, and is connected to revelations (mediated by voices and visions) that occur suddenly during the prayer. Let us read the text of Acts 13:1-3: Now in the church at Antioch there were prophets and teachers: Barnabas, Simeon who was called Niger, Lucius of Cyrene, Manaen a member of the court of Herod the ruler, and Saul. While they were worshiping the Lord and fasting, the Holy Spirit said, ‘Set apart for me Barnabas and Saul for the work to which I have called them.’ Then after fasting and praying they laid their hands on them and sent them off.
The passage describes a collective ritual. It seems that (only ?) five qualified people, such as teachers and prophets, are involved. 68 This ritual seems to be characterized by two elements: prayer and fasting. 69 It appears that the Holy Spirit can reveal itself and come into contact with humans following prayer and when the human body has been submitted to a long fast. It seems understandable, as many have sustained, that the practice of fasting is employed to attain a state of trance, which, in turn, prompts the activation of a particular ability of psychic perception. During the rite, at a moment that is unspecified, although understood to be sudden, the Holy Spirit is manifested, not as an apparition, but as a voice, saying: “separate for me Barnabas and Saul for the work for which I have called them”. The revelation is followed by a second ritual, which has as its focus the laying of hands on Barnabas and Saul. This also consists of fasting and prayer. It therefore seems that the author of the Acts has a model – corresponding, in all probability, to a precise ritual practice in some groups of Jesus followers. 70 An initial conclusion that can be drawn is that the revelations are connected to an important decision to be made or to an important uncertainty to be resolved. The prayer is a means of obtaining contact with God or an intervention of God or the supernatural world (in this case the Holy Spirit), in 68. Although it cannot be excluded that the lack of mention of other participants may imply a liturgy of far larger proportions. 69. The element of fasting confers a special duration on the rite, thus also implying its preparation. 70. See for example Ascension of Isaiah 6, a text that could be located in Antioch.
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the form of revelation. Such supernatural intervention must be verifiable, because it has to be collective. Acts 4, 23-31: After they were released, they went to their friends and reported what the chief priests and the elders had said to them. When they heard it, they raised their voices together to God and said, “Sovereign Lord, who made the heaven and the earth, the sea, and everything in them, it is you who said by the Holy Spirit through our ancestor David, your servant: ‘Why did the Gentiles rage, and the peoples imagine vain things ? The kings of the earth took their stand, and the rulers have gathered together against the Lord and against his Messiah.’ For in this city, in fact, both Herod and Pontius Pilate, with the Gentiles and the peoples of Israel, gathered together against your holy servant Jesus, whom you anointed, to do whatever your hand and your plan had predestined to take place. And now, Lord, look at their threats, and grant to your servants to speak your word with all boldness, while you stretch out your hand to heal, and signs and wonders are performed through the name of your holy servant Jesus.” When they had prayed, the place in which they were gathered together was shaken; and they were all filled with the Holy Spirit and spoke the word of God with boldness.
Once again, we are dealing with (a) a liturgy of prayer (b) of a collective character, (c) which has the purpose of attaining a supernatural inter vention, and which (d) actually succeeds in achieving it (the place shakes and those present receive the Holy Spirit and can announce the word of God). The liturgy does not take place in a setting institutionally designated for prayer. I summarise the conclusions of the analysis. 1. First of all Acts 4:2331; 10:1-16; 13:1-3 show that Luke was aware of individual and collective ritual practices of prayer that had the purpose of obtaining (and in fact obtained) a contact with the supernatural. The aim was to resolve issues and make decisions or perform acts of deep religious meaning which had neither the support of Jewish religious tradition nor of the words or actions of Jesus. 2. We have seen that Luke interpreted the transfiguration and baptism as forms of contact with the supernatural made possible by the practice of a ritual of prayer. 3. This means that Luke believed that there was a continuity of ritual practice between Jesus and the groups of his disciples. Luke also believed that Jesus really practiced rites of prayer to obtain a special relationship with the supernatural in view of important decisions. 4. The continuity between the ritual practice of prayer of Jesus and the groups of his followers resides in the fact that the prayer was addressed both by Jesus and his groups of followers to God in the expectation of attaining divine intervention and revelation. 5. This means that the continuity between Jesus and the groups of his followers lies in
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the appeal to God’s revelations through ritual prayer more than in the content of the revelations obtained or of deliberations taken on the basis of such revelations. V. C onclusions In my view, more important than the application to Jesus of historicalreligious categories of classification (theios anêr, magician, shaman, messiah etc) is the task of describing, as far as possible, the experiences and forms of contact with the divine world that characterized not only Jesus’ person but also the groups of his followers immediately after his death. On the basis of texts like Mt 11:25-27 // Lk 10:21-22 and Lk 10:18 and on the basis of Jesus’ practice of prayer, of the narrations of his baptism and transfiguration, of his activities as healer, of his announcing the kingdom of God, and of Luke/Acts interpretation of Jesus’ experiences, it seems impossible to deny that Jesus had various and numerous supernatural experiences, which constituted the basis of his activities as preacher, teacher, exorcist and healer. The more appropriate concept to define these religious experiences is that of “forms of contact with the supernatural”. It is also possible to use the concept of “mystical experience”, in the broad sense of M. Idel’s definition: “an intimate connection, sometimes described as a direct contact with God, strong, though often indefinable, which is designated in some extreme cases as ‘mystical union’ or unio mystica”. However, none of the gospel texts taken into consideration permit to attribute to Jesus an unio mystica, except perhaps for an affirmation of Q (Mt 11:25-27 // Lk 10:21-22). Jesus’ activities of preaching and teaching are inexplicable without his experience of contact with the supernatural. Jesus seems to base the legitimacy of his activity on a direct contact with God. Following Parsons’ socio logy, the cultural foundations of “traditional societies” 71 is represented by religion. The need for a direct supernatural contact, not mediated through religious institutions, arises every time in which someone perceives the inability of institutions to represent the cultural/religious foundations of a society. What is fundamental in Jesus is his appeal to a contact with God. For this reason, Jesus does not want to assume in his society a recognized and traditional function and cannot be classified through traditional or bureaucratic categories. He does not want to assume a recognized function, but rather wants to make innovations and transformation recur71. M. Pesce , “L’inevitabile rapporto tra religioni e potere: prospettive socio-antropologiche”, Ricerche Storico-Bibliche 18 (2006); p. 17-42.
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ring to the ultimate cultural basis of the Judaic society: God and his kingdom that will radically transform it. This is the reason why it is difficult to find a historical-religious category that can explain all the activities of Jesus with only one concept. Some theological explanations have tried to affirm that Jesus is not definable because of a supposed radical novelty. But this peculiarity has perhaps a more simple explanation: Jesus wanted a radical transformation of the Judaic society and was dreaming about the coming of the radical force of transformation of God himself: his kingdom. He could not therefore assume the function of a normal recognized figure. Jesus’ experiences of intimate contact with God can be defined as “mystical experience”. However, his activity as preacher, teacher, healer, and exorcist do not permit to define him as “mystic”.
L A MYSTIQUE JUIVE D’EXPRESSION ARAMÉENNE DANS L’É VANGILE SELON JEAN Folker Siegert Institutum Judaicum Delitzschianum, Université de Münster
Summary Before the Gospel According to John got its anti-Jewish bias, it already contained numerous features of Jewish mysticism visible only to those acquainted with the language of Jesus, viz. Aramaic. This article pursues further the traces of a near-to-centenary research which was abandoned in the last decades to the point of being forgotten today. Résumé Avant d’avoir muté en un traité anti-juif, l’évangile selon Jean comprenait déjà de nombreux éléments de mystique juive, visibles aux seuls connaisseurs de la langue de Jésus que fut l’araméen. Cet article prolonge la trace de découvertes presque centenaires, mais qui ont été négligées durant les dernières décennies au point d’être oubliées de nos jours.
I. U n e
sou rce n égl ig é e
Les ouvrages classiques sur la mystique juive, dont récemment celui de Peter Schäfer, n’ont pas encore découvert l’Évangile selon Jean. Par un oubli difficilement explicable 1, les travaux pionniers publiés par Hugo Odeberg, bibliste suédois et éditeur du 3 Hénoch, méritent d’être connus au-delà de cette édition critique. Ce qu’on a coutume d’ignorer, c’est notamment son The Fourth Gospel publié en 1929. Quiconque partage, de nos jours, la thèse d’une origine pré-rabbinique de la mystique juive, est un partisan d’Hugo Odeberg, et non pas de son adversaire de l’époque, à savoir Gerschom Scholem. 1. La « petite histoire » veut que ce soit Gerschom Scholem qui, par un compte rendu malveillant, ait découragé Hugo Odeberg de mener à bien le deuxième volume de son Fourth Gospel (The Fourth Gospel Interpreted in its Relation to Contemporaneous Religions Currents in Palestine and the Hellenistic-Oriental World, I: The Discourses of John 1,19-12, Uppsala-Stockholm, 1929 [rééd. Amsterdam, 1968]. La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109006 ©
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À la suite des découvertes sur le site du Khirbet Qumrân, l’origine prérabbinique de la mystique juive, postulée par Hugo Odeberg, a abondamment été prouvée 2 . Aujourd’hui, elle est admise parmi les spécialistes et elle est considérée comme l’un des acquis de l’histoire des religions. Le quatrième évangile, lui, reste cependant toujours dans l’ombre. L’évangile appelé selon Jean, à partir duquel Hugo Odeberg a développé sa thèse, est une composition difficile d’accès. C’est sans doute une composition collective, comme c’est souvent l’usage dans la littérature juive antique. Des juifs chrétiens, des non-juifs et des détracteurs du judaïsme ont collaboré pour créer ce curieux ouvrage qui, du fait de ses polémiques, peut être d’une lecture assez déroutante. Voilà qui peut expliquer quelque peu le mépris des spécialistes du judaïsme vis-à-vis de ce texte. Une lecture historico-critique du quatrième évangile n’est pas seulement à même de justifier la plupart des observations d’Hugo Odeberg, elle révélera aussi qu’on peut aller plus loin encore. Il travaillait avec le texte canonique tel qu’il est transmis par tous les manuscrits. Sitôt qu’on se risque à une analyse et à une séparation des couches de ce texte, on trouvera que les excès d’anti-judaïsme relèvent d’une rédaction tardive. À mon avis c’est celle du « nous » que l’on trouve en Jn 21,24 3. Selon les analyses les plus récentes, les composantes principales du quatrième évangile sont les suivantes : – la première couche consiste en une source appelée « des sêmeia » 4 , suivie 5 d’une autre, tout aussi ancienne et indépendante des évangiles synoptiques, appelée « récit de la Passion » ; – la deuxième couche est formée par le prologue et les élargissements des dialogues, y compris le dialogue d’adieux (pour ne pas négliger la structure dialoguée de Jn 13-16) et la grande prière de Jn 17 (celle-là, plus ou moins) ; – il y a aussi les parties de monologue où Jésus perd de vue ses interlocuteurs, et d’autres ajouts de valeur inégale ; 2. Voir par exemple J. Maier , Vom Kultus zur Gnosis. Studien zur Vor- und Frühgeschichte der “ jüdischen Gnosis”. Bundeslade, Gottesthron und Märkabah, Salzburg, 1964 et, tout récemment, P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, Tübingen, 2009, qui, notons-le, ne tient compte ni des recherches d’Odeberg ni des découvertes plus récentes sur l’Évangile selon Jean. 3. F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 26-39 et p. 622 sq. 4. L’analyse et la présentation la plus récente et la plus correcte a été fournie par S. Bergler , Von Kana in Galiläa nach Jerusalem. Literarkritik und Historie im vierten Evangelium, Münster, 2009, p. 423-441. 5. Telle est l’hypothèse de Siegfried Bergler. Les recoupements des deux sources seraient secondaires, dus au désordre dans la chronologie causé par la dernière rédaction.
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– enfin, la rédaction finale a perturbé la chronologie et l’itinéraire de Jésus tels que les sources les avaient toujours exhibés. Ce qui nous intéresse ici, c’est la deuxième couche, ce pour deux motifs : (1) Tout ce qu’Hugo Odeberg (qui, on l’a dit, travaille sur le texte canonique) cite comme relevant de la pensée mystique juive, appartient à cette couche 6. (2) Comme auteur de cette couche, on peut nommer Jean ho presbyteros, celui qui a laissé les lettres numérotées 2 Jn et 3 Jn et dont le nom barbare Iôannês est bien attesté dans Irénée 7. Seulement, le concernant, il faut faire abstraction de la légende qui veut que ce soit là le fils de Zébédée, pêcheur galiléen. C’est plutôt un Judéen au sens strict, probablement proche des cercles sacerdotaux et aristocratiques. Il y a de nombreux « Jean » dans le Nouveau Testament. Toujours est-il que, avant l’apparition du christianisme, le nom « Jean » (qui renvoie à un des frères dits « macchabéens ») n’est pas attesté en dehors de la Palestine. Cela correspond à la profonde connaissance des lieux et des coutumes de cette région dont témoigne le quatrième évangile. Celle de « Matthieu » (qui, entre autres choses, est un sémite) ne l’égale pas, et celle de Luc et de Marc, auteurs issus du monde gréco-romain, encore moins. Donc, l’origine judéenne de l’auteur principal du quatrième évangile et sa connaissance évidente des trois langues, hébraïque, araméenne et grecque 8, sont autant d’éléments qui attirent notre attention sur sa pensée. Notons aussi sa proximité avec des cercles sacerdotaux. Elle se laisse déjà deviner à la lecture de la mention, en témoin, d’une « connaissance du grand prêtre » en Jn 18,13-27, bien que cette mention appartienne à la source – sans doute une source particulière au quatrième évangile. D’autres péricopes traduisent un souci remarquable pour des questions de pureté 9, et on s’étonne de l’absence de tout contact de Jésus avec des démons ou d’autres causes d’impureté. Plus intéressant encore, et relevant de l’évangéliste en tant que commentateur de ce qu’il transmet, est l’usage assez
6. Dans mon commentaire (Das Evangelium des Johannes), voir l’excursus « Hebräische Mystik und platonischer Dialog », p. 670-676. Le fait littéraire est encore plus clair dans une analyse qui inclut Jn 7, 37-44 (passage avec un aramaïsme remarquable) dans cette couche, ce que j’ai fait dans ma Synopse der vorkanonischen Jesusüberlieferungen, Göttingen, 2010, sous le no 52. 7. F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 62-72, renvoyant principalement à M. Hengel. 8. F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 128-134. 9. Jn 3, 25-24,3 ; 11, 55 ; 13, 6-10 ; 17, 17 ; cf. 2, 6.
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répandu du livre d’Ezéchiel 10. Ce sont là des détails qui peuvent éveiller l’intérêt de tout chercheur travaillant sur la mystique juive ancienne. II. M ys t iqu e
j u i v e et
É va ngi l e
se lon
Je a n
Récemment, Rachel Elior a souligné le caractère fortement sacerdotal des formes de mystique juive les plus anciennes 11. Cette dimension sacerdotale tire sans doute son origine de la figure biblique du prêtre Ezéchiel. Selon Rachel Elior, on peut distinguer trois étapes de mystique juive précédant celles, plutôt médiévales, que Scholem a décrites : (1) Les débuts, donc, se trouvent dans les visions d’Ezéchiel, le prêtre exilé (Ez 1,4-28 ; 10,1-22). (2) Lors du schisme qui a eu lieu dans la classe sacerdotale, au iii e siècle avant notre ère, le courant mystique a été préservé par ceux qui, tout en appartenant à l’ancienne lignée, sadocite, des grands prêtres, ont été marginalisés du culte officiel lors d’une tentative d’une réforme du culte – je parle des esséniens, y compris les sectaires de Qumrân, donc de groupements séparés du culte officiel. (3) Après la destruction du Temple en 70 de notre ère, ce seront des cercles rabbiniques qui oseront puiser dans les traditions, officiellement abandonnées, d’un sacerdoce considéré comme hérétique. André-Jean Festugière, spécialiste de la mystique païenne, notamment chez Platon, mais aussi dans l’hermétisme, propose de distinguer quatre sortes de mystique 12 : – elle peut être soit individuelle (= A), soit de type communautaire (= B) ; – dans les deux cas, encore, elle peut se présenter comme un « transport » de l’âme vers le haut (= C) ou bien comme l’assurance de la proximité de Dieu ici-bas (= D). La mystique johannique est la combinaison des types B et D, à savoir de type communautaire et comme l’assurance de la proximité de Dieu icibas. On peut la rapprocher de la doctrine ésotérique de rabbi ‘Aqiva : les 10. F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 638 (liste détaillée). 11. R. Elior , The Three Temples. On the Emergence of Jewish Mysticism, Oxford, 2004 (auparavant publié en 2002 en hébreu à Jérusalem sous le titre : Hékal wehékalot). 12. F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 346.
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citations, dans l’Évangile selon Jean, du Cantique des Cantiques, constituent l’indice principal qui autorise ce rapprochement. Le Cantique des Cantiques ne peut être considéré comme sacré que par le biais d’une interprétation allégorique qui y voit le désir du peuple élu pour son Dieu. L’exégèse protestante a totalement négligé ce rapprochement. Sur les marges du Novum Testamentum Graece de l’équipe de Münster (K. Aland, B. Aland et al.), on ne trouve que deux mentions du Cantique des Cantiques : en Jn 7,38 et en Ap 3,20 13. Ce ne sont même pas les rapprochements les plus signifiants. À l’époque où Jésus vivait et enseignait, la mystique juive, à l’opposé de celle des Grecs, ne se transmettait pas encore sous forme écrite. Le recours à l’écrit n’intervient que bien plus tardivement. En Palestine, bien plus que dans le monde grec où enseignait un Philon, la mystique est restée ésotérique à l’instar de celle des cercles pythagoriciens. Elle n’a existé qu’à l’intérieur des relations entre maître et disciple, soit sous une forme essénienne, soit sous une forme pré-rabbinique, pour autant qu’il y ait eu déjà l’institution du bet-midrash. Pour terminer sur ce point, mentionnons encore une expression tout à fait typique de toute mystique : c’est le couple des verbes « chercher » et « trouver ». Voilà qui enrichit l’impression de banalité que donne Jn 1,39.42 ; 7,34 etc. jusqu’à 20,15. Jésus n’appelle pas tant ses disciples (à Jn 1,43 près) qu’il ne se fait chercher par eux. À la fin de l’Évangile selon Jean, de nouveau, Jésus se laisse trouver (Jn 20,1-18). En cette dernière occurrence, et tout comme dans le Cantique des Cantiques, c’est la femme qui prend l’initiative ; c’est elle qui cherche – et qui trouve. Marie Madeleine, tout comme, peu auparavant, le disciple bien-aimé, sert de symbole à la communauté chrétienne. Le vocabulaire employé dans ces passages fait écho au platonisme que le Père Festugière présente comme mystique grecque 14 . On sait que la Judée, tant pour sa civilisation que pour sa culture, n’était pas une île. Il est sûr qu’on a cherché, en Judée, à penser les notions principales de la philosophie grecque dans la langue qui était celle des Judéens. Ce ne fut pas difficile pour des mots comme « chercher » et « trouver ». Cela s’est avéré plus complexe pour un terme comme logos. De plus, le quatrième évangéliste, une fois arrivé à Éphèse, s’est retrouvé dans 13. Pour consulter une liste plus complète, voir F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 632 : Ct 1,18 ; 4,14 (deux emplois), 4,15 ; 5,1 ; 8,13 ; pour le commentaire, voir F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 639 sq. 14. Notamment dans A. J. Festugière , « Cadre de la mystique hellénistique », dans Aux sources de la tradition chrétienne : Mélanges offerts à M. Maurice Goguel à l ’occasion de son soixante-dixième anniversaire, Neuchâtel, 1950, p. 74-85, et aussi dans A. J. Festugière , Personal Religion Among the Greeks, Berkeley-Los Angeles/ Californie, 1960, au tout début (p. 2 sqq.).
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la patrie de la philosophie ionienne, notamment celle d’Héraclite, connu pour s’être servi le premier de ce terme. III. V e s t ige s
de l a pe nsé e m ys t iqu e h é br a ïqu e
da ns l’ éva ngi l e se lon
Je a n
Une des découvertes qu’Hugo Odeberg a faites dans le texte du quatrième évangile, et qui amène maintenant dans le vif du sujet, est le verbe καταβαίνειν, « descendre », en Jn 3,13 (etc.) : « Je suis descendu... ». Ce que la Religionsgeschichtliche Schule, aujourd’hui dépassée, aimait imputer au gnosticisme, est une composante importante de la mystique juive. En hébreu rabbinique, la locution « descendre au jardin d’Éden » est une référence à Ct 6,2.11 : j-r-d legan ou bien ... el gan 15. Une génération après Jean, ‘Aqiva sera le seul parmi quatre fameux sages à subir une telle expérience sans dommage. Dans l’Évangile selon Jean, cependant, la « vision » annoncée au début (Jn 1,51) s’avère être la contemplation, beaucoup moins dangereuse, de la vie de Jésus, déjà « descendu ». D’autres détails d’ordre d’abord philologique traduisent eux aussi des références mystiques. Le mot grec ἀλόη, peu le savent, ne se trouve dans la Bible grecque qu’en Ct et en Jn. Chez celui-ci, il s’agit d’un geste d’amour, si ce n’est de la part du pharisien Nicodème (Jn 19,39). De plus, la mention de « myrrhe et aloès », se retrouve en Ps 45,9, psaume d’amour mystique. Ce sont là autant de vestiges de la pensée mystique que de preuves de la connaissance de l’hébreu du côté de l’évangéliste : le Ps 45,9 n’offre le détail mentionné que dans son texte hébreu, et pour ce qui est du livre du Cantique des Cantiques, sa traduction en grec ne serait guère contemporaine des évangélistes, ce qui nous explique pourquoi les autres ne citent pas le Cantique des Cantiques. Enfin, et pour en revenir à l’ascension et à la descente des anges audessus du Fils de l’homme en Jn 1,51, l’ordre étonnant des termes – ascension d’abord, descente ensuite – n’est propre qu’à la Bible hébraïque, la Septante ayant « corrigé » ce détail. Hugo Odeberg n’a écrit pas moins de cent pages importantes sur ce verset. Il y a encore d’autres hébraïsmes à relever : le prologue reprend le bereshit « au commencement » de Gn 1,1, et en Jn 1,18, on peut découvrir un 15. Dans Jn, voir encore 3,38 ; 6,33.38 sq. ; 19,39. Pour cette locution, cf. G. Luttikhuizen, « Monism and Dualism in Jewish-Mystical and ChristianGnostic Ascent Texts », dans M. Poorthuis – J. Schwartz – J. Turner (éd.), Interaction Between Judaism and Christianity in History, Religion, Art and Literature, Leyde-Boston, 2009, p. 83-102, à la p. 88 (avec références), où l’on ne songe ni au Cantique des Cantiques ni au quatrième évangile.
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jeu de mots sur la racine y-r-h et le mot torah 16. C’est là, dira-t-on, la façon johannique de penser les ma‘asse bereshit. IV. L’a r am é e n
comm e l a ngu e de
J é sus
et comm e v é h icu l e
d ’ u n e m ys t iqu e j u i v e
Une preuve de « judéité » particulièrement évidente dans le quatrième évangile est son recours à l’araméen. On lui doit la toute première transcription du mot mashiaḥ, araméen meshiḥa’, dans la littérature grecque 17. Que l’araméen soit la langue de Jésus est bien attesté par les Synoptiques : Talitha koum(i) (Mc 5,42) ; epphata ! (Mc 7,34). En Mc 14,36 est attesté le mot araméen abba comme la manière, propre à Jésus, de parler avec son « père » céleste – voir Rm 8,15 et Ga 4,6 pour la prière des chrétiens 18. Dans l’Évangile selon Jean est donnée la traduction grecque pater, tout comme le faisait déjà la source des logia : Q 10,21 sq.; Q 11,2-4 (forme originale du Notre-Père) : à comparer avec Jn 11,41 ; 12,27-28 et Jn 17,1, qui sont les trois prières de Jésus dans cet évangile. C’est Matthieu qui, pour sa synagogue judéo-chrétienne, a changé abba en un avinu plutôt conventionnel (surtout par son suffixe au pluriel : dans les synagogues, c’est la communauté qui prie). Pour se conformer aux synagogues, en l’occurrence celles du judéo-christianisme, Mt abandonne l’araméen de tous les jours. Mais c’est aussi abandonner l’intimité que Jésus a eue avec son « père » et que Jean l’évangéliste, lui, garde. Le rabbouni de Mc 10,51, autre aramaïsme, devient mystique en Jn 20,16 où il s’agit d’une vision et d’une audition. Ici, la note d’intimité est forte : les deux personnes se reconnaissent, une fois que Jésus a appelé la femme en employant la forme sémitique de son nom, Mariam (et non pas « Marie »). Dans l’usage quotidien, le mot rabbi, ici encore d’usage pré- et nonrabbinique, reçoit en équivalent le vocatif kyrie 19, ce qui reste sans sousentendu particulier. Il en va autrement avec le marana tha de 1Co 16,22, expression de l’attente d’un retour du Christ qui fut très vive chez Paul et dans les évangiles synoptiques. Celle-ci ne revient plus dans Jn qui l’a déjà abandonnée dans le cadre de son eschatologie dite « présentéiste ». Lui, en Jn 14,18.28, attribue à Jésus l’annonce, au présent, de l’Esprit saint.
16. F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 652 sq. 17. Jn 1, 41 ; 4, 25. 18. À noter le double sujet : c’est le Saint-Esprit qui « parle », à l’inverse des démoniaques dans d’autres péricopes. 19. Jn 4, 11 sqq. : la Samaritaine ; 6, 34 : la foule ; 6, 68 : les disciples, etc.
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Mentionnons à cette occasion que la langue du Nouveau Testament ne confond pas le nom Seigneur (pour Dieu) avec d’autres appellations politiques ou civiles. En traduisant les expressions sémitiques, le grec des premiers chrétiens conserve une stricte différence entre maran, gr. ὁ κύριος « notre seigneur » et adonai, gr. κύριος (sans article, comme normalement dans la Septante) pour le nom indicible YHWH. Ce ne sera que le latin de la Vulgate, dépourvu d’articles, qui effacera cette distinction et qui la fera oublier aussi dans nombre de langues vernaculaires de l’Europe. On verra, par la suite, que le monothéisme du quatrième évangile est quand même plus prononcé que celui, plutôt faible, des textes mystiques rabbiniques. Pour en finir avec les aramaïsmes relevant de la langue de Jésus : l’autodésignation « fils de l’homme » (bar nasha) ne s’explique pas tant par un recours, toujours possible, à Dn 7,13 que par le vocabulaire de l’araméen en tant que langue de tous les jours 20. Alors que l’hébreu peut facilement distinguer entre ani « je » et anoki « moi », l’araméen n’a que ana pour l’un – et des expressions composites pour l’autre, dont une est bar nasha, « la personne humaine », utilisable comme auto-référence : « moi » 21. D’autres expressions synonymes seraient gufi, garmi, pagri « mon corps » = « moimême ». On voit qu’au niveau des circonlocutions, l’araméen n’est pas pauvre. Ce fait langagier est important pour comprendre les paroles de la Sainte Cène 22 . Là où la Bible hébraïque a l’anoki hébreu, le Jésus des Évangiles pose son bar nash « fils de l’homme », ou plus exactement bar nasha « ce fils d’hommes que je suis ». 20. C’est surtout G. Dalman, Aramäisch-neuhebräisches Handwörterbuch zu Targum, Talmud und Midrasch, Frankfurt am Main, 1922 [1re édition. 1901]. Par « neuhebräisch », l’auteur veut dire l’hébreu de la Mishnah (qui se recoupe avec l’araméen de l’époque). Ce dictionnaire ne tient pas compte des matres lectionis là où il s’agit de voyelles courtes (selon une prononciation standard que l’on peut discuter, mais c’est du moins une prononciation correcte). Est plus récent et plus positiviste M. Sokoloff, A Dictionary of Judean Aramaic, Ramat Gan, 2003, un dictionnaire de soixante pages qui ne se base que sur la documentation la plus sûre et la plus authentique. Concernant les termes que l’on n’y trouverait pas, on peut consulter M. Sokoloff, Dictionary of Jewish Palestinian Aramaic of the Byzantine Period, Ramat Gan-Baltimore, 2002 (1990), qui traite aussi du Talmud palestinien. Voir enfin M. Sokoloff, A Dictionary of Jewish Babylonian Aramic of the Talmudic and Geonic Periods, Ramat Gan, 2002. 21. P.-R. Berger , « Bemerkungen zum Aramäischen der Evangelien und der Apostelgeschichte », dans Theologische Revue 82 (1986), col. 1-18, en particulier col. 14 sq. – La Septante, où egô est déjà d’un usage inflationnaire, peut dire egô eimi, même de façon non grammaticale : Jg 3,5 (cod. B) ; Rt 4,4 ; 2 Rg 24,17 ; Ps 46(45),11 ; Jb 33,31 ; Ez 36,36. 22. « Ceci est mon corps » (1 Co 11,24, etc.) : den (hu) garmi veut donc dire : « voici moi-même ». Ce n’est que le geste non verbal de la distribution du pain qui créera le « corps mystique » chrétien.
LA MYSTIQUE JUIVE D’EXPRESSION AR AMÉENNE
V. J eu x
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de mots joh a n n iqu e s à base d ’a r am é e n
L’« agneau » et la parole (le nom) de Dieu Le quatrième évangéliste aime les jeux de mots. Un cas bien connu est le double usage de l’adverbe grec ἄνωθεν « de nouveau/d’en haut » en Jn 3,3-10. Sont moins connus les jeux de mots basés sur l’araméen. Un cas que j’ai déjà relevé dans le cadre d’un colloque parisien sur les écrits de Qumrân 23, est la théologie du logos du quatrième évangile. Elle trouve un certain écho araméen juste après le prologue, là où le récit commence. « Voici l’agneau de Dieu » (Jn 1,26.36) : Jean le Baptiste le dit en faisant penser à Is 53,7, donc au quatrième chant du Serviteur de YHWH (voir explicitement Ac 8,32 et 1 P 1,18-21). Ce rapprochement est bien connu, et il relève du christianisme. Du côté juif, on pourrait aussi penser à Isaac qui, dans le midrash, se prête au sacrifice sans résister 24 . Ce qui est moins évident, c’est le jeu de mots qui résultera d’une rétroversion en araméen, langue maternelle de l’évangéliste. Là, « agneau » serait imera ou immera 25, mot phonétiquement très proche d’imra « parole ». Pour ce qui est du changement d’un hébreu sous-jacent vers un araméen tout aussi sous-jacent, il est naturel que le récit, dont le prologue témoigne de la présence de la pensée hébraïque, se serve ici désormais de la langue de tous les jours. Donc, pour une de ses thèses centrales, l’évangéliste peut se servir d’un double sens proprement araméen. Il s’agit d’un sous-entendu à l’intention de ceux qui savent cette langue. Les possibilités sont même plus nombreuses. Dans un des nombreux livres de Claude Tresmontant 26, j’ai trouvé l’idée que l’évangéliste utilise ce mot araméen comme équivalent du λόγος grec. C’est là bien sûr un auteur plus vulgarisateur que scientifique qui doit sa popularité au fait qu’en Israel on le considère comme “un juste parmi les nations”. Tout cela n’empêche pas que l’observation qu’il a faite soit bonne. Dans la Septante, 23. F. Siegert, « Les Chants de sacrifice du sabbat et l’Évangile selon Jean comme témoins de la mystique juive à l’époque du Second Temple », dans A. L emaire – S. C. M imouni (éd.), Qoumrân et le judaïsme du tournant de notre ère. Actes de la Table ronde, Collège de France, 16 novembre 2004, Louvain-ParisDudley/Massachusetts, 2006, p. 123-139. 24. M. McNamara, The New Testament and the Palestinian Targum to the Pentateuch, Rome, 19782 [1re éd. Rome, Institut biblique pontifical, 1966], p. 164-167, sur base de recherches de Geza Vermes. 25. C. J. K asowski, Thesaurus Aquilae Versionis : concordantiae verborum quae in Aquilae versione Pentateuchi reperiuntur, Jérusalem, 1940-1959, l’écrit avec un simple m. Les autres mettent un dagesh dans le mem, ce qui, dans la forme déterminé, est indispensable pour indiquer un shewa audible. 26. Probablement C. Tresmontant, Le Christ hébreu, Paris, 1992.
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emer peut se traduire en λόγος ; plus fréquemment, il est vrai, en ῥῆμα. Pour ce qui est de son quasi-synonyme féminin, imra 27, on trouve la même chose : il peut être rendu avec λóγος, mais on le fait plus fréquemment avec λóγιον , un mot qu’on pourrait traduire par « adage » avec un sousentendu oraculaire. Voilà pour la recherche en amont. En aval, dans le Targum Onqelos, le mot emar (telle est sa forme non-déterminée) peut traduire l’hébreu ne’um, terme technique pour un oracle. Ailleurs dans le même targum on préfère le substantif, plus usité en araméen de l’Est, memar, dont il sera question plus loin. En ouvrant la Concordance du Targum Onqelos 28, on s’étonnera, comme dans Jn 1, d’une transition glissante. Là, les multiples formes et dérivés de la racine ’-m-r « parler » donnent suite immédiatement à imar – la forme déterminée sera imra – pour le mot qui traduit l’hébreu ´se « brebis ». Je ne prétends pas que, dans le passage de Jn 1, ce rapprochement de termes vienne d’une tradition juive ; c’est plutôt une association d’idée spontanée de l’évangéliste qui pense à Is 53. Ce qui peut rendre intéressant ce rapprochement, c’est l’usage du substantif emer « parole » dans un texte mystique de Qumrân, à savoir les Chants de sacrifice du sabbat (4Q 403 Fr. 1 i 35 : « parole de sa bouche »). Si quelqu’un voulait parler de ce que les Grecs appelaient λóγος, c’était là le choix le plus naturel. Or, dans le quatrième évangile, une règle herméneutique généralement valable veut que s’il y a double sens, les deux significations sont justifiées ; il n’y a pas d’exclusion. Agneau pascal et parole de Dieu, voire parole tout court – le Jésus johannique est tout cela. Que l’on me permette d’ajouter ici une remarque théologique : dans le contexte du quatrième évangile, c’est là un des rares usages d’un vocabulaire sacrificiel. On a parlé d’une possible pensée sacerdotale dans le quatrième évangéliste : on pourrait y objecter la quasi-absence des termes cultuels, même dans un usage métaphorique. Il y a une absence remarquable de tout rite, soit aaronique, soit chrétien (alors que les deux sortes sont présentes dans l’Évangile selon Luc). Mais c’est là justement une des marques d’un texte mystique. Tout mystique est son propre prêtre. Par ailleurs, on trouve des métaphores cultuelles dans le quatrième évangile, et ce sont elles qui nous expliquent pourquoi le culte proprement dit ne s’exerce plus. Il y a une correspondance directe entre la mort de Jésus et la fête de la Pâque, établie par la date exacte – et je peux ajouter :
27. Écrit avec h, non comme imra araméen qui se termine en aleph. 28. Dans C. J. K asowski, Thesaurus Aquilae Versionis : concordantiae verborum quae in Aquilae versione Pentateuchi reperiuntur, Jérusalem, 1940-1959, col. 31b, après douze colonnes de dérivés de ’-m-r, il y a un changement imperceptible vers les occurrences et les dérivés du mot imar .
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historique 29, non seulement symbolique – de la mort de Jésus. Le Nazaréen est mort le moment même de la mise à mort, au Temple de Jérusalem, des agneaux pascals. Notons cependant que cela n’oblige pas les chrétiens à penser à un rite expiatoire. Les sacrifices de la Pâque n’étaient pas de ce type. C’étaient – et ce sont toujours sous une forme ou une autre – des sacrifices de communion. Cela correspond parfaitement au type de mystique que nous avons trouvé dans l’Évangile selon Jean. La phrase du baptiseur en Jn 1,29 continue : « qui ôte le péché du monde ». Une fois de plus, ce n’est pas là le langage typique du sacrifice, mais il y a un double sens qui va dans deux autres directions. Le verbe grec αἴρειν, « ôter », nous renvoie à l’aspect physico-spatial d’une crucifixion (qui, inévitablement, est aussi une élévation). De plus, il renvoie les lecteurs de la Septante à 1S (1Règnes) 15,25 et 25,28 LXX : là encore il s’agit d’un pardon non-rituel. Remarque sur le memra de YHWH Quant aux usages de memra (d’YY) mentionnés plus haut, les lecteurs savants ont trop forcé les soi-disants parallèles dans les targums 30. À relire les passages en question, on trouvera que memra (d’YY), pour l’ordinaire, est juste une autre façon de ne pas prononcer le nom de Dieu, donc une sorte de guillemets autour du tétragramme raccourci. Un autre aramaïsme consiste à dire memri (« le mot moi ») au lieu de l’hébreu anoki ou bien de nafshi 31. Il y a cependant quelques exceptions, et ce, en nombre croissant avec les éditions critiques des targums dits palestiniens. Dans le Targum Onkélos, déjà, la concordance de Kasowski montrait quatre endroits où memra remplace l'hébreu. anoki, donc un « moi » emphatique dans des paroles d’autoprésentation divine : Gn 15,1; Dt 18,19 (LXX chaque fois : ἐγ εἰμ) ; voir Gn 26,24 (LXX dito) et 28,15 (LXX : ἐγὼ μετὰ σοῦ), avec un complément dans l’hébreu aussi. Les quatre phrases sont des promesses. S’y ajoute 29. F. Siegert, Das Leben Jesu : eine Biographie aufgrund der vorkanonischen Überlieferungen, Göttingen, 2010, p. 19-22. De nos jours, la majorité des biblistes va dans ce sens. 30. L’un des derniers à s’y égarer est D. Boyarin, « The Gospel of the Memra. Jewish Binitarianism and the Prologue to John », dans Harvard Theological Review 94 (2001), p. 243-284. Pour ce qui est des deux « puissances » de la spéculation philonienne, celles appellées κύριος et θεός selon la Septante, ce dossier ne sera pas ouvert ici. Le 3Hénoch et toute la littérature hébraïque connaissent des douzaines de citations où figure YHWH. 31. C. J. K asowski, Thesaurus Aquilae Versionis : concordantiae verborum quae in Aquilae versione Pentateuchi reperiuntur, Jérusalem, 1940-1959, col. 30a, donne quatre exemples pour l’un et deux pour l’autre. De même, on peut trouver memreh pour hébreu hu « lui », etc.
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le Targum Neofiti sur Ex 12,42 = Targum fragmentaire sur Ex 15,18 : je parle du Poème des quatre nuits 32 . Ce petit texte est un ajout inséré dans le récit de l’exode, énumérant quatre nuits de la Pâque où des événements extraordinaires se seraient produits ou resteraient à se produire : (1) la création du monde (effectuée, pensait-on, au printemps) ; (2) la promesse faite à Abraham (Gen 15) et le sacrifice d’Isaac (Gn 22) mentionnés ensemble ; en l’occurence, celui-ci est évoqué par le verbe « sacrifier », q-r-b ; (3) la libération d’Israël d’Égypte (Ex 12), donc la Pâque proprement dite ; et (4) la fin du monde, la venue de Moïse et d’un Messie « d’en haut » 33. Ce dernier est représenté comme celui sous le nom duquel le memra’ d’YY guide les troupes d’Israel (verbe araméen d-b-r II), ou bien (dans le texte Neofiti) les deux, Moïse et le Messie, guident les troupes ( ?) d’Israël « dans leurs générations » (Ex 12,42) – ce qui ramène au texte biblique 3 4 . Voilà pour un exemple d’une théologie spéculative de la Pâque où le terme de memra joue un certain rôle. À mon sens, ce poème porte déjà les traces d’une influence chrétienne, notamment en faisant descendre le « Fils de l’homme » de Dn 7,13. À l’époque du Nouveau Testament, il n’y pas d’équivalent juif – si ce n’est dans les Paraboles d’Hénoch (1Hen 37-71) qui ne sont pas attestées dans la bibliothèque de Qumrân. ma‘yan « ventre »/« source » Jn 7 parle un langage bizarre : « Celui qui croit en moi, de son sein couleront des fleuves d’eau vive » (v. 38) 35. La Bible de Jérusalem que j’ai
32. Monographie : R. L e Déaut, La nuit pascale. Essai sur la signification de la Pâque juive à partir du Targum d ’Exode 12,42, Rome, 1963. 33. Ainsi le Targum fragmentaire (sauf si on mésinterprète מרומﬣcomme signifiant « de Rome »). Le Targum Neofiti présente une lacune. Voir M. Black , An Aramaic Approach to the Gospels and Acts, Oxford, 1967 (1re édition 1947), p. 237306, qui pense aussi à Dn 7,13 ; F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 666 sq. 34. Le Targum fragmentaire lie cela à Ex 15,18 où la pensée va vers un royaume de YHWH dans ce monde et dans le monde à venir, celui-ci étant pris non pas tant comme transcendant que comme une nouvelle période du monde spatio-temporel. 35. Dans mon commentaire (p. 345), je n’ai pas voulu attribuer les v. 37-39 à l’évangéliste à cause de la chronologie non cohérente (mais j’ai pu la rétablir, à la suite des propositions de S. Bergler, dans Synopse der vorkanonischen Jesusüberlieferungen, Göttingen, 2010, p. 87), et à cause de la forme verbale cacophone ἔκραξεν (mais celle-ci peut et doit être remplacée par la variante ἔκραζεν). C’est donc l’évan-
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citée ici ajoute la note : « Du sein de Jésus », ce qui obscurcit l’idée exprimée en grec, où κοιλία n’est pas proprement le « sein », mais le « ventre ». Cette image semble moins noble, sinon gênante, mais la hardiesse de cette métaphore s’explique par un double sens auquel on arrive en la pensant en araméen. Hugo Odeberg dans son commentaire 36 nous fait penser à ( מעיםme’ajim) pluriel du mot hébreu ( מעהme‘e) « ventre » et du mot araméen ( מעיןme’ajin), ce qui ressemble à « מיםeau » et à « עיןsource ». Qui plus est, ( מעמנאma‘yana), en araméen, a les deux sens en même temps, « ventre » et « source ». Ainsi l’organe en question par lequel cette « eau » doit sortir n’est pas celui du bas-ventre, mais c’est celui de la bouche. De là, le flot de la doctrine peut se perpétuer : « Quand le disciple est comme la source, il coule d’eau de tous les côtés, comme une source ; de ce disciple viennent des disciples et des disciples de disciples » 37. Tout cela appartient au symbolisme de la fête des Tabernacles qui, historiquement, a été la date de l’entrée messianique de Jésus dans Jérusalem 38. L’évangéliste fait allusion au rite de la libation d’eau qui avait lieu le sixième jour de la fête. La source dont l’eau nécessaire fut prise, appelée Siloam, est mentionnée lors de la guérison de l’aveugle-né, en Jn 9, 7.11. VI. A u t r e s
t h è m e s de m ys t iqu e j u i v e
da ns l’ éva ngi l e se lon
Je a n
L’ange porteur du Nom Dans Ex 23,20 sq. (aussi dans Is 63,9), les rabbins ont trouvé un point de départ pour des spéculations audacieuses 39. Dans 3Hén 8, le soi-disant rabbi Ishmael voit un Hénoch céleste, entretemps aussi connu par 11QMelchisédech. Lamentions Rabba 1,16 § 51 parle d’un Messie porteur du nom YHWH. Déjà, le Talmud babylonien (Sanhedrin 38b) 4 0, aussi bien que le géliste qui parle, et il n’est aucun besoin d’expliquer d’où son école, étant originaire des alentours d’Éphèse, aurait su l’araméen. 36. H. Odeberg, The Fourth Gospel Interpreted in its Relation to Contemporaneous Religions Currents in Palestine and the Hellenistic-Oriental World, I: The Discourses of John 1,19-12, Uppsala-Stockholm, 1929, p. 285. 37. Sifré Dt 11,22. Voir H. L. Strack – P. Billerbeck , Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, II. Das Evangelium nach Markus, Lukas und Johannes und die Apostelgeschichte erläutert aus Talmud und Midrasch, Munich, Beck, 19241, 1974 2 , p. 493. 38. F. Siegert – S. Bergler , Synopse der vorkanonischen Jesusüberlieferungen, Göttingen, 2010, p. 71 ; F. Siegert, Das Leben Jesu : eine Biographie aufgrund der vorkanonischen Überlieferungen, Göttingen, 2010, p. 19 sq. 39. Voir Sanhédrin 38b et Targum Jonathan Gn 5,24 40. Voir le contexte entier et la discussion, fort pertinente, des passages de la Bible hébraïque où l’on trouve un pluriel pour Dieu, de Gn 1,26 jusqu’au « trônes »
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Targum Jonathan et les targums palestiniens (Add. 27031) ad Gen 5,24 41 mentionnaient un ange suprême, appelé Métatron (ce qui veut dire « l’associé au trône ») 42 . En 3Hén 18,9-24 celui-ci n’est pas seulement reconnu elohim au singulier, mais il reçoit le nom de YHWH qaton. Hénoch donc, celui qui n’est jamais mort mais a été reçu au ciel de son vivant, fait une Himmelsreise des plus longues que la littérature juive mystique connaît, et se trouve être digne de voir ce deuxième YHWH. Dans 3Hen 18,9-24 aussi bien que dans le midrash Lamentations Rabba (ad Lm 1,16, § 51, citant Jr 23,6) 43, c’est le Messie qui porte pour nom le tétragramme. Rien de pareil dans la littérature chrétienne. De plus, ce même passage connaît d’autres anges, haut placés, qui portent, eux aussi, le Nom indicible. Parmi eux, par ex., il y a un Soferiel JHWH memit, Soferiel JHWH meḥayye, et autres. Tout cela va dans le sens de ce qu’on a appelé le « polythéisme » mystique juif 4 4 . Le Jésus johannique, dira-t-on, assume une fonction comparable. Co-éternel avec Dieu en tant que Fils, il porte sa « gloire » devant les hommes. Cependant, le langage dont Jean se sert est plus circonspect. Prenons le passage suivant, qui, de quelque façon, s’occupe du shem meforash, donc du Nom articulé, prononçable. Au chap. 17, très solennel, les disciples entendent Jésus dire une prière où il déclare leur avoir donné le nom de Dieu pour qu’ils l’utilisent – ce qui peut sembler audacieux 45. Mais même là, Jean reste dans les limites des règles du monothéisme juif. Car le nom dont il s’agit est de nouveau l’abba, pater de la prière 4 6. Celleci, fait étonnant, n’imite pas la langue des anges (dont Paul, par intermittence, a fait l’expérience, mais il n’en trahit rien 47) ; dans l’Évangile selon de Da 7,9. Voir d’autres passages rabbiniques mentionnés par G. Scholem, « Metatron », dans Encyclopaedia Judaica XI (1971), p. 1443-1446 (repris aussi dans la 2e édition, XIV (2007), 132a-134a). 41. C’est l’assomption d’Hénoch au ciel. Voir les traces de spéculations juives hellénistiques sur ce sujet dans S. Lieberman, Hellenism in Jewish Palestine, New York, 1941, p. 14, sur la base de manuscrits hébreux : le verbe grec μετέθηκεν de la Septante se trouve précisé dans un =( אנליפﬨיןἀνελήφθην). 42. En vocalisant ainsi ce mot, on pense à gr. mετά et θρὸνος. Voir G. Scholem, « Metatron », dans Encyclopaedia Judaica XI (1971), p. 1443-1446. 43. C’est là une allusion au nom du roi Ezéchias, ce que les traducteurs de la Septante ont toujours eu en mémoire : F. Siegert, Zwischen Hebräischer Bibel und Altem Testament. Eine Einführung in die Septuaginta, Münster, 2001, p. 213-267. 44. Concernant ce phénomène, surtout langagier (mais qui sait ?), voir récemment J. McGrath, The Only True God. Early Christian Monotheism in Its Jewish Context, Urbana-Chicago/Illinois, 2009, p. 30.32 et passim. 45. J. J. K anagaraj, Mysticism in the Gospel of John: An Inquiry Into Its Background, Sheffield, 1998, p. 231-233 ; F. Siegert, Das Evangelium des Johannes. Wiederherstellung und Kommentar, Göttingen, 2008, p. 532 et 713-721. 46. En Ph 2, 9-11 on trouve une annonce similaire, mais il s’agit là du terme ὁ κύριος comme titre d’invocation du Christ céleste. 47. 2 Co 12, 4.
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Jean, en revanche, on continue de parler la langue de tous les jours. Pour l’évangéliste, c’était l’araméen au début, de plus en plus doublé, voire remplacé par le grec. Ce qui reste comparable avec la scène céleste du 3Hénoch, c’est que ceux qui prient deviennent la « famille » de Dieu. Les « amis » de Jésus 48, dans l’Évangile selon Jean, se comparent en quelque sorte à la pamilya shel ma‘ala des textes mystiques hébreux. Terminons avec une remarque sur le langage de la prière en tant que mystique appliquée. Dans l’Évangile selon Jean, Jésus appelant Dieu abba, « père », se présente comme le Fils au singulier, et en disant « moi », il est le porteur du Nom. Comme ce nom a déjà été remplacé par κύριος, il devient ὁ κύριος – en araméen maran, « notre seigneur » – dans l’invocation des chrétiens 49. Voilà encore un mot de la langue de tous les jours, mais dans un usage des plus solennels. Dans le christianisme auquel invite le quatrième évangile, ceux qui ont reçu le plein pouvoir de s’adresser à Dieu comme à leur père continuent de prier comme faisait le Galiléen et comme on parlait avec lui. Ainsi la mystique que partage l’évangéliste de l’incarnation reste strictement terrestre, ancrée dans la réalité.
48. Jn 15, 13 sq. 49. Voir 1 Co 16,22, et plus haut le paragraphe « L’araméen comme langue de Jésus – et comme véhicule d’une mystique juive ».
PAUL LE MYSTIQUE : UNE SUBVERSION DE L’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE Daniel M arguerat Université de Lausanne
Summary Paul the Apostle is known to be a argumentative theologian, more encline to rationality than to ecstatic enthusiasm. However a close scrutiny of his letters shows the presence of religious experiences which the Apostle narrates ; they are doubtless to be called as « mystic ». The signs are discreet, but indeniable : speaking in tongues, charismatic healings, ecstasies, visions. The study of Daniel Marguerat investigates theses experiences and emphasizes the interpretation the Apostle gives of them. He goes so far to speak of a « subversion of mystic experience » with Paul. Résumé L’apôtre Paul a la réputation d’être un théologien performant dans l’argu mentation, plus enclin à la rationalité qu’aux envols extatiques. Or, un exa men attentif de sa correspondance fait apparaître la présence d’expériences religieuses, que l’apôtre raconte, et que l’on ne peut hésiter à appeler mystiques. Les signes sont discrets, mais indéniables : parler en langues, guérisons charismatiques, extases, visions. La présente enquête fait l’inventaire de ces expériences, mettant en évidence l’interprétation qu’en donne l’apôtre. On ira jusqu’à parler d’une subversion de l’expérience mystique chez Paul.
Les première et deuxième générations chrétiennes ont connu une intense activité charismatique et mystique ; le fait est patent, quand bien même il attire peu l’attention des chercheurs. Les manifestations extatiques étaient plus familières aux premières communautés chrétiennes que le déploiement d’une théologie spéculative. Paul de Tarse, même si son héritage historique a fait de lui l’emblème d’une pensée argumentative, fut un mystique 1. 1. Parmi les études consacrées à la mystique paulinienne : A. Borrell , « La mistica paulina », dans Biblia A. P uig i Tarrech, I mistica, Barcelone, 2011, p. 159175 ; F. Bovon, « Connaissance et expérience de Dieu selon le Nouveau Testament », dans Révélations et Écritures, Genève, 1993, p. 163-178 ; M. Bouttier , En Christ. Études d ’exégèse et de théologie pauliniennes, Paris, 1962 ; F. F. Bruce , « Was Paul a Mystic ? », Reformed Theological Review 34 (1975), p. 66-75 ; J. Huby, Mystiques La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109007 ©
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L’affirmation n’est pas nouvelle, mais quand elle fut avancée en 1930 par Albert Schweitzer dans son livre La mystique de l ’apôtre Paul, elle fit scandale 2 . Schweitzer intervient dans un débat lancé avant lui par l’École de l’histoire des religions, où Adolf Deissmann et Wilhem Bousset ont mis en avant le thème de la mystique 3. Deissmann y est conduit par son étude de la formule ἐν Χριστῷ (« en Christ »), Bousset par l’exploration des liens qui relient le christianisme hellénistique aux religions à mystère. À leurs yeux, la théologie paulinienne est ce confluent où se brassent d’un côté le judaïsme palestinien de Jésus, de l’autre la mystique des religions à mystère, que Paul acclimate en régime chrétien. Donc, Paul était un mystique. Plus encore : pour l’École de l’histoire des religions, Paul réalise l’hellénisation du christianisme, en incorporant à la tradition juive de Jésus la mystique des cultes mystériques, avec ses actes sacramentels, mystique dont la culture juive semblait totalement dépourvue. C’est ainsi que, selon Deissmann et Bousset, l’apôtre des Gentils réussit
paulinienne et johannique, Paris, 1946 ; U. Luz , « Paul as Mystic », dans The Holy Spirit and Christian Origins. Essays in Honor of J. D. G. Dunn, Grand Rapids/ Michigan, 2004, p. 131-143; U. Luz , « Paulus als Charismatiker und Mystiker », dans T. Holtz (éd.), Exegetische und theologische Studien. Ges. Aufsätze II, Leipzig, 2010, p. 75-93 ; H.-Ch. Meier , Mystik bei Paulus. Zur Phänomenologie religiöser Erfahrung im Neuen Testament, Tübingen, 1998 ; R. Penna, « Problemi e natura della mistica paolina », dans L’apostolo Paolo. Studi di esegesi e teologia, Cinisello, 1991, p. 630-673 ; W. Rebell , Erfüllung und Erwartung. Erfahrungen mit dem Geist im Urchristentum, Munich, 1991 ; Ch. Reynier , « Mystère et mystique chez saint Paul », Christus 162 (1994), p. 205-213 ; K. H. Schelkle , « Im Leib oder ausser des Leibes. Paulus als Mystiker », dans The New Testament Age. Essays in Honor of B. Reicke, vol. 2, Macon/Georgie, 1984, p. 435-465 ; A. Schweitzer , Die Mystik des Apostels Paulus, Tübingen, 1981 [1re éd. 1930] (trad. française : La mystique de l ’apôtre Paul, Paris, 1962) ; E. Schweizer , « Die “Mystik” des Sterbens und Aufer stehens mit Christus bei Paulus », dans Beiträge zur Theologie des Neuen Testaments, Zurich, 1970, p. 183-203 ; A. F. Segal , Paul the Convert, New Heaven/ Connecticut–Londres, 1990, p. 34-71; S. Vollenweider , Horizonte neutestamentlicher Christologie. Studien zu Paulus und zur frühchristlichen Theologie, Tübingen, 2002, p. 163-192 et p. 215-235 ; A. Wikenhauser , Die Christusmystik des Apostels Paulus, Fribourg, 1956 ; G. Williams , The Spirit World in the Letters of Paul the Apostle. A Critical Examination of the Role of Spiritual Beings in the Authentic Pauline Epistles, Göttingen, 2009. Je reprends dans cette contribution quelques éléments déjà parus sous le titre : « La mystique de l’apôtre Paul », dans J. Schlosser (éd.), Paul de Tarse, Paris, 1996, p. 307-329 (= D. M arguerat, L’aube du christianisme, Genève-Paris, 2008, p. 157-178). 2. A. S chweitzer , Die Mystik des Apostels Paulus, Tübingen, 1981 [1re éd. 1930]. 3. G. A. Deissmann, Die neutestamentliche Formel « in Christo Jesu », Marburg, 1892 ; voir aussi Paulus. Eine kultur- und religions-geschichtliche Skizze, Tübingen, Mohr, 1925 [1re éd. 1911]. W. Bousset, Kyrios Christos, Göttingen, 19676 [1re éd. 1913].
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à revitaliser le vieux monothéisme juif en le mariant avec une religiosité nouvelle exaltante. Albert Schweitzer reconstruit l’histoire plus radicalement 4 . De son point de vue, Paul n’orchestre pas seulement la rencontre de deux filières traditionnelles, dont l’une serait mystique. L’apôtre n’est pas un emprunteur, mais un alchimiste : il transculture la religion de Jésus qui, avec lui, passe de l’apocalyptique à la mystique. Sous le coup de ses formules théologiques, l’ivresse de la fin des temps se serait transmuée en éthique. Je m’explique. On connaît l’interprétation que Schweitzer fait du Jésus historique : il voit en l’homme de Nazareth un prophète hanté par l’espoir de faire basculer l’histoire en précipitant la venue du Royaume sur la terre 5. Mais alors, comment le christianisme a-t-il surmonté l’aporie que constituaient la mort du Maître et la non-réalisation de sa prophétie apoca lyptique ? Schweitzer répond : par la mystique. La mystique représenterait ce formidable « coup de force » 6 par lequel Paul réinterprète la théologie de Jésus en intériorisant son espérance : le Royaume ne viendra pas comme une invasion de Dieu dans l’histoire, le Royaume naît dans l’intériorité de la personne croyante. On perçoit la continuité que pose Albert Schweitzer : le monde nouveau attendu par Jésus ne s’est pas dissous comme un rêve à la croix ; la résurrection, vecteur du monde nouveau, a introduit ici-bas une dynamique de mort et de vie, où se trouve entraîné le croyant qui vit ἐν Χριστῷ. Je cite Schweitzer : « L’idée fondamentale de la mystique paulinienne est celle-ci : “Je suis en Christ ; en lui, je me connais comme un être élevé au-dessus de ce monde sensible, pécheur et éphémère, un être qui appartient déjà au monde surnaturel ; en lui je suis assuré de la résurrection ; en lui je suis enfant de Dieu” » 7. Le coup de génie de Paul aurait donc été cette conversion du scénario apocalyptique de Jésus en un programme d’appartenance mystique au Christ, qui réalise par l’intérieur la rédemption espérée par l’homme de Nazareth. Malheureusement, les excès de la thèse forte d’Albert Schweitzer vont aboutir à l’enterrement du sujet. Car la thèse fait l’unanimité contre elle : 4. Sur l’interprétation schweitzérienne de Paul, on consultera M. Goguel , « La mystique paulinienne d’après Albert Schweitzer », dans Trois études sur la pensée religieuse du christianisme primitif, Paris, 1931, p. 111-136. M. Bouttier , « La mystique de l’apôtre Paul. Rétrospective et prospective », Revue d ’histoire et de philosophie religieuse 56 (1976), p. 54-67. E. Grässer , Albert Schweitzer als Theologe, Tübingen, 1979, p. 176-198. 5. A. Schweitzer , Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Hamburg, 1906 [1re éd. 1906]. Voir à ce sujet la présentation d’E. Grässer , Albert Schweitzer als Theologe, Tübingen, 1979, p. 38-154. 6. J’emprunte la formule à M. Bouttier , « La mystique de l’apôtre Paul. Rétrospective et prospective », Revue d ’histoire et de philosophie religieuse 56 (1976), p. 58. 7. A. Schweitzer , La mystique de l ’apôtre Paul, Paris, 1962, p. 7.
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s’y opposent ceux qui rejettent l’eschatologie conséquente du Jésus historique, mais aussi ceux qui s’indignent (avec raison) de voir dégradé au rang subalterne le débat paulinien sur la justification par la foi, sans parler de l’anathème lancé par la théologie dialectique contre l’idée même d’une mystique néotestamentaire, considérée comme l’apogée de la tentative religieuse de capter Dieu 8. Bref, la thèse lève contre elle toute une culture théologique. Après le docteur de Lambaréné, le sujet va disparaître de la discussion exégétique ; il n’y réapparaîtra que tardivement et péniblement 9. Mais il est devenu clair avec Schweitzer que la question de la mystique paulinienne n’est pas seulement de savoir si l’apôtre a expérimenté ou non des pratiques extatiques, ou de se demander si l’apôtre parle ou non de « mystères » théologiques. La question est de savoir comment l’apôtre des Gentils interprète ces expériences spirituelles et comment il les relie à son argumentation théologique. Comment conçoit-il la condition du croyant dans ce présent tendu entre l’acte de justification et l’espérance de la délivrance eschatologique ? L’intention de mon étude est tout d’abord de faire apparaître les traces laissées dans ses écrits par son expérience religieuse (I). Je cernerai le propos en livrant ensuite une définition de la mystique (II) ; elle me permettra en troisième lieu (III) de percevoir en quoi l’expérience religieuse de Paul et l’interprétation qu’il en livre s’inscrivent dans la tradition mystique tout en la subvertissant (c’est là thèse que je défends ici). Je conclurai en relevant deux particularités de la mystique paulinienne, qui est une mystique du Christ et non une mystique de Dieu (IV). I. Pau l
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Faisons l’inventaire des capacités extatiques dont fait preuve l’apôtre Paul. Tout d’abord, l’apôtre parle en langues. Ce phénomène de glossolalie n’est pas spécifique au christianisme puisqu’il l’a précédé, mais il a connu une certaine fortune dans la chrétienté du i er siècle ; c’est un langage inarticulé dont le sujet attribue l’origine à l’invasion du divin en lui. Alors 8. Au verdict de K. Barth (« Le mysticisme est un athéisme larvé, ésotérique », Dogmatique I/2/2, Genève, 1954, p. 111) répond celui de Bultmann (« Gerade das, was die Mystik macht, kann man nicht übernehmen, ohne den Glauben preiszugeben » : Theologische Enzyklopädie, Tübingen, 1984, p. 129). Barth réagit…, tandis que Bultmann voit dans la quête mystique le congédiement de l’historicité humaine. Sur le déni posé par la théologie dialectique sur la mystique, on lira J.-L. L euba, « Mystique et théologie dialectique protestante », dans J.-M. van Cangh (éd.), La mystique, Paris, 1988, p. 157-188. 9. Voir les études citées en note 2.
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que Paul est plutôt réservé sur son vécu religieux, on est surpris par sa déclaration : « Grâce à Dieu, je parle en langues plus que vous tous » (1 Co 14,18). Dans l’Église de Corinthe, la glossolalie était visiblement considérée comme la manifestation par excellence de l’Esprit de Dieu (1 Co 14,37) : c’était la « langue des anges », que recherchaient les charismatiques les plus performants (1 Co 13,1). Or Paul, non seulement se range parmi les bénéficiaires de ce don surnaturel, mais il rend grâces du fait qu’il excelle dans cette capacité extatique. En second lieu, Paul est un guérisseur charismatique. Il revendique pour lui en 2 Co 12,12 les « signes de l’apôtre », par quoi il faut comprendre, comme il le précise sitôt après, des « signes, prodiges et actes de puissance » (σημεία, τέρατα, δυναμεῖς 12,12b). Ces termes renvoient cou ramment dans le langage néotestamentaire à des actes charismatiques de guérison et d’exorcisme. À l’exception de τέρας 10, ils qualifient dans les évangiles l’activité guérissante de Jésus 11. Que Paul ait exercé une pratique de guérison charismatique, le livre des Actes des apôtres l’atteste abondamment : guérisons (Ac 13,9-11 ; 14,3 ; 28,3-9), exorcismes (Ac 13,9-11 ; 19,11-13) et réanimation de mort (Ac 20,7-12). Même si l’image traditionnelle de l’apôtre des nations n’a pas retenu ce trait, et même si Paul lui-même reste discret à ce sujet, il n’est aucune raison de douter de ses compétences thaumaturgiques. Il y fait d’ailleurs allusion en Rm 15,18-19, quand il parle de « ce que le Christ a fait par moi pour conduire les païens à l’obéissance par la parole et par l’action, par la puissance des signes et des prodiges, par la puissance de l’Esprit de Dieu (ἐν δυνάμει σημείων καὶ τεράτων, ἐν δυνάμει πνεύματος [θεοῦ]) ». Troisième trait : Paul fait état d’une expérience extatique. La 2e lettre aux Corinthiens rapporte son ravissement au troisième ciel, lieu traditionnel du paradis dans la mystique juive, où il reçoit une révélation qui demeure ésotérique car il n’est pas autorisé à la transmettre (12,2-6). Même si l’apôtre va problématiser cette révélation, il ne met pas en doute sa valeur, ni sa qualité théologique. Et le pluriel qu’il emploie avant d’en parler (« j’en viendrai aux visions et aux révélations du Seigneur » [2 Co 12,1]) signale que le ravissement au troisième ciel fut peut-être la plus spectaculaire (12,7a), mais pas la seule expérience extatique qui lui soit survenue. Quatrième trait : la vision. Je pense à sa rencontre du Ressuscité sur le chemin de Damas, un événement spectaculairement raconté par l’auteur des Actes des apôtres (Ac 9,1-19a ; 22,3-16 ; 26,9-18) ; Paul y fait aussi référence. Cet événement joua un rôle fondateur dans sa vocation apostolique. 10. Seul Jn 4.48 l’applique aux miracles de Jésus, mais dans un sens polémique. 11. δύναμις : Mc 5.30 ; 6.2,5,14 ; Mt 11.20,21,23 ; 13.54,58 ; 14.2 ; Lc 4.36 ; 5.17 ; 6.19 ; 8.46 ; 10.13,19 ; 19.37. σημεῖον : Mc 8.11 ; Mt 12.38-39 ; Lc 11.6 ; 23.8 ; Jn 2.11,18,23 ; 3.2 ; 4.48,54 ; 6.2,14,29,30 ; 7.31 ; 9.16 ; 11.47 ; 12.18,37 ; 20.30.
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Il en parle comme d’une « révélation » (ἀποκάλυψις Ga 1,16) ou d’une expérience visionnaire (1 Co 9,1 ; 15,7), dont la conséquence fut son mandat d’évangéliser les nations. Je conclus cet inventaire. Contrairement à l’image que la tradition a retenue de l’apôtre des nations, Paul ne fut pas qu’un théologien du verbe et de la rationalité 12 . À l’image de plusieurs rabbis dont le Talmud rapporte les dons charismatiques ou les enlèvements célestes 13, Paul fut un homme doté de capacités extatiques singulières – largement au-dessus de la moyenne, peut-on dire. Il parle la « langue des anges », il guérit et exorcise, il est emporté au ciel et doit sa vocation missionnaire à une vision du Ressuscité. Ses capacités réflexives hors du commun s’accompagnaient donc d’expériences religieuses hors du commun. Mais peut-on pour autant parler de Paul comme d’un croyant mystique ? Il importe à ce stade de préciser ce qu’on entend par « mystique » 14 . II. D é f i n i r
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Si l’on définit la mystique comme une « conscience immédiate de la présence du divin » 15, Paul fut certainement un mystique. Mais peut-on cerner de plus près la définition ? L’entreprise est notoirement difficile ; la mystique est en effet l’expérimentation d’un rapport avec l’absolu, une expérimentation éminemment subjective auquel l’observateur extérieur n’a pas accès, et dont par conséquent l’objectivation demeure aléatoire. 12. Sur l’histoire peu fournie de la recherche sur la mystique paulinienne, on consultera : R. Penna, « Problemi e natura della mistica paolina », p. 630-638 ; H.-Ch. Meier , « La mystique de l’apôtre Paul », dans J. Schlosser (éd.), Paul de Tarse, Paris, 1996, p. 3-18 ; plus largement, sur le monde spirituel de Paul : G. Williams , The Spirit World in the Letters of Paul the Apostle. A Critical Examination of the Role of Spiritual Beings in the Authentic Pauline Epistles, Göttingen, 2009, p. 31-55. 13. Cf. Talmud de Babylone Hagigah, 14b-15b. 14. On pourrait objecter que parler de mystique dans l’Antiquité est anachronique, dans la mesure où le terme n’apparaît pas dans le langage avant le xvi e siècle et qu’il ne devient un concept scientifique qu’à partir du xviii e siècle. On peut néanmoins l’appliquer rétrospectivement à titre heuristique, et retracer l’évolution de la mystique chrétienne avec Jean Climaque, Bernard de Clairvaux, Mathilde de Magdebourg, Maître Eckart, Grégoire Palamas, François d’Assise, etc. Lire L. B ouyer (Histoire de la spiritualité chrétienne, I, Paris, 19662 [1re éd. 1960]), qui voit en Augustin le père de la mystique chrétienne 15. L. R ichter , art. « Mystik » : Mystik « ist ein Urphänomen, bei dem in unmittelbarer Intuition das Erleben Gottes stattfindet. Sie ist die direkte Bewusstwerdung der Gegenwart des Göttlichen und ein Urphänomen von grösster Intensität und lebendigster Innerlichkeit » (Die Religion in Geschichte und Gegenwart, Tübingen, Mohr, 19603 [1re éd. 1927-1932] , col. 1237).
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La question pour moi n’est pas de savoir si Paul s’est considéré lui-même comme un mystique, mais si son expérience religieuse se conforme aux marqueurs identitaires de ce qu’on désigne couramment sous l’étiquette « mystique ». Ces marqueurs m’apparaissent au nombre de quatre 16, que j’énumère brièvement. Premièrement, à la suite de Thomas d’Aquin, la mystique est qualifiée de cognitio Dei affectiva seu experimentalis (connaissance de Dieu affective ou expérimentale) 17. Cette connaissance du divin n’est ni intellectuelle ni spéculative, mais expérientielle. La mystique est une expérience immédiate de la transcendance divine. Deuxièmement, la visée commune aux quêtes mystiques (qu’elles soient juive, chrétienne, hindoue ou soufi) est de surmonter l’abîme séparant l’humain du divin, le terrestre de l’éternel. La mystique est hantée par le désir de faire un de ce qui est séparé, c’est-à-dire d’être en Dieu tout en respectant l’incommensurable distance qui sépare l’humain de la sainteté de Dieu. Qu’elle soit unio, communio ou visio, la mystique cherche l’union avec le divin dans la contemplation. Troisièmement, je donne raison à Gershom Scholem 18 lorsqu’il observe cette constante parmi les cheminements mystiques des diverses religions : la mystique surgit au sein d’une religion donnée comme un approfondissement des pratiques de cette religion. On peut considérer dès lors l’expérience mystique comme un phénomène secondaire d’intériorisation de la conscience religieuse 19. Par voie de conséquence, l’expérience mystique est d’ordre individuel plutôt que collectif. Quatrièmement, dans la mesure où la mystique est communication avec un absolu divin, cette expérience ne peut laisser l’individu intouché. Le sujet est régulièrement altéré dans le vécu mystique, que ce soit par le décentrement du moi, par la transformation ou la dissolution du moi. Je recadre donc la question « Paul fut-il un mystique ? » de la façon suivante : l’expérience religieuse multiplement attestée dans la correspondance paulinienne répond-elle à ces quatre marqueurs identitaires que sont la dimension expérientielle, l’immédiateté du rapport au divin, l’intériorisa16. D. Marguerat, « La mystique de l’apôtre Paul », dans J. Schlosser (éd.), Paul de Tarse, Paris, 1996, p. 311-313 ; H.-Ch. Meier , Mystik bei Paulus, p. 18-26 ; B. McGinn, The Foundations of Mysticism, vol. 1, Londres, 1992, p. 69-74. 17. Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, 2, q 97, art. 2. 18. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1973 (réimpr. 1994), p. 22. 19. Michael von Brück énumère quatre types de relation de la mystique à la religion-mère : rattachement positif, rattachement négatif, réinterprétation fondamentale de la foi ou éclatement du cadre de référence traditionnel (art. « Mystik », Die Religion in Geschichte und Gegenwart, Tübingen, 20024 [1re éd. 1957-1967], col. 1653).
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tion individuelle de la conscience religieuse et l’altération du moi ? Je vais sonder les trois capacités extatiques relevées tout à l’heure en appliquant cette grille de lecture, et en m’interrogeant aussi sur l’interprétation spécifique que Paul présente du phénomène. Je laisse de côté sa compétence de guérisseur, parce qu’elle ne correspond pas aux quatre marqueurs identitaires de la mystique 20. III. Pau l
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1. La « langue des anges » Commençons par la glossolalie. Les chrétiens de Corinthe la considéraient comme la « langue des anges », une appellation à laquelle se réfère Paul en 1 Co 13,1 (« Quand je parlerais la langue des hommes et celle des anges... ») 21. Elle est pratiquée lors du culte communautaire (1 Co 14), et vu son caractère inarticulé, requiert une interprétation en langage compréhensible (1 Co 14,2). Ce type de discours inspiré, dont j’ai dit qu’il préexistait au christianisme, est attesté tant dans le monde gréco-romain que dans le judaïsme. Il s’inscrit dans la définition de la mystique puisqu’il est le produit immédiat de l’intervention divine, qu’il touche certains individus et altère leur « je ». Philon d’Alexandrie le décrit comme un phénomène dans lequel l’esprit humain, le νοῦς, s’efface devant l’esprit divin : L’intellect en nous est chassé au moment où arrive le souffle divin ; lorsque celui-ci repart, le nôtre est réintroduit ; car il n’est pas permis que le mortel cohabite avec l’immortel. C’est la raison pour laquelle le coucher du raisonnement, accompagné de ténèbres, engendre l’extase et le délire venu de Dieu 22 .
Nul doute qu’à Corinthe aussi, ce divin délire était perçu comme une ascension de l’inspiré dans les sphères célestes, l’esprit divin déconnectant la rationalité humaine pour s’installer à sa place. 20. On consultera là-dessus S. Schreiber , Paulus als Wundertäter. Redaktionsgeschichtliche Untersuchungen zur Apostelgeschichte und den authentischen Paulusbriefen, Berlin, 1996. 21. Hans Conzelmann considère la formule γλώσσαι τῶν αγγέλων (1 Co 13,1) comme une référence réaliste à une langue angélique et non à la glossolalie ; cf. 2 Co 12,4 (Der erste Brief an die Korinther, Göttingen, 1969, p. 262 note 27). Anthony C. Thiselton est plus juste : Paul « escalates to a hypothesis considered at Corinth but not necessarily endorsed by Paul, that tongues is the angelic language of heaven » (The First Epistle to the Corinthians, Grand Rapids/Michigan-Carlisle, 2000, p. 1033). 22. Philon d’A lexandrie , Quis rerum divinarum heres sit, 265, trad. M. Harl , Paris, 1966.
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Pareille déconnexion du νοῦς humain est confirmée par une première intervention de Paul. Celui-ci déclare en effet que « celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à Dieu » et que « sous l’inspiration, il énonce des choses mystérieuses » (1 Co 14,2). La langue des anges nécessite donc interprétation. Car « si votre langue n’exprime pas des paroles intelligibles », poursuit Paul, « comment comprendra-t-on ce que vous dites ? Vous parlerez en l’air » (4,9). C’est pourquoi l’apôtre, sans dénigrer la glossolalie, la subordonne à la prophétie qui, elle, investit le νοῦς. Paul insiste : « Si je prie en langues, je suis inspiré, mais mon intelligence [mon νοῦς] est stérile » (14,13). Paul va donc exhorter les Corinthiens à accueillir lors de leur culte la glossolalie pour autant qu’elle soit interprétée, et serve ainsi à l’édification de tous ; sinon, qu’on s’en abstienne. « Je souhaite que vous parliez tous en langues, mais je préfère que vous prophétisiez » (14,5). Et l’apôtre de conclure : « Grâce à Dieu, je parle en langues plus que vous tous, mais dans une assemblée, je préfère dire cinq paroles intelligibles pour instruire aussi les autres, plutôt que dix mille en langues » (14,18-19). La critique de l’apôtre consiste à soumettre la glossolalie à une finalité, qui est l’édification de l’assemblée. Or, celle-ci requiert la médiation de l’intellect, du νοῦς, pour produire un discours communicable : « Je prierai par l’esprit, mais je prierai aussi par le νοῦς » (14,15). Encore une fois, l’inspiration qui est à la source de la glossolalie n’est en rien disqualifiée ; mais cette manifestation extatique est soumise à un critère surplombant, l’utilité communautaire, qui la détrône du statut prééminent où l’avaient placée les Corinthiens. Autrement dit : la glossolalie ne détient pas sa valeur per se. Ernst Käsemann a proposé d’aller plus loin 23. En Romains 8,26-27a, Paul déclare que « de même, l’Esprit aussi vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables (στεναγμοῖς ἀλαλήτοις), et Celui qui scrute les cœurs sait quelle est l’intention de l’Esprit ». Pour l’exégète de Tübingen, la formulation de Paul est clairement anti-enthousiaste. Sa clef de lecture est cherchée en 2 Co 12,4, le récit de l’extase paulinienne, où l’apôtre entend au ciel des paroles inexprimables (ἄρρητα ῥήματα). Assimilant les deux formules, Käsemann a défendu l’idée que, dans la situation évoquée en Rm 8, celle du croyant immergé dans un monde frappé par le mal, et qui ne sait plus ce qu’il doit prier, sa prière serait endossée par l’Esprit et correspondrait à des « gémissements inexprimables ». La réinterprétation de la glossolalie face à son statut corinthien 23. E. K äsemann, An die Römer, Tübingen, 1974, p. 232-233. Cette lecture était déjà défendue par Origène , Commentaire sur l ’Épître aux Romains, VII, 2-5, Paris, 2011) et par Jean Chrysostome , Homélies sur l ’Épître aux Romains, XIV, 7 (PG 60,533).
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serait colossale : alors que les charismatiques de Corinthe considèrent le parler en langues comme l’attestation de leur élévation hors des contingences terrestres, l’apôtre le décrirait comme le signe de leur radicale fragilité humaine, leur ἀσθενεία (Rm 8,26). L’Esprit divin descendrait jusqu’au plus profond de la détresse humaine, se saisissant de la prière informulable pour la transmuer en intercession devant Dieu (Rm 8,27). Malheureusement, la lecture de Käsemann est sujette à caution. Elle a été balayée par Charles Cranfield, suivi par la majorité des commentateurs 24 . Les arguments sont connus : a) Rm 8 ne traite pas de la prière des charismatiques, mais de tout croyant ; b) Paul n’affirme pas que la prière inexprimable réclame un traducteur ; c) la glossolalie est essentiellement louange, et non intercession 25. Mais dans sa fermeté à décréter que l’interprétation de Käsemann « must be firmly rejected » 26, Cranfield n’a pas remarqué que Käsemann avait vu juste sur un point : à côté de la langue des anges, Paul attribue un autre discours à l’Esprit. Celui-ci véhicule jusqu’à Dieu ce qui n’est, venant de la détresse humaine, que gémissements inarticulés. L’Esprit métamorphose donc en intercession la plainte inarticulée de l’homme souffrant. Et grâce à l’Esprit, la prière inchoative des hommes parvient à Dieu, car « Celui qui scrute les cœurs sait quelle est l’intention de l’Esprit » (Rm 8,27). On perçoit ici un mouvement qui n’est plus ascendant, mais descendant : l’Esprit s’immerge dans les profondeurs abyssales de la détresse du monde. Nous ne pouvons pas parler d’une théologie anti-enthousiaste, comme le voulait Käsemann. Nous percevons néanmoins un correctif face à la mystique corinthienne, qui apparaîtra plus nettement dans le cas suivant : l’expérience extatique. 2. Le ravissement au troisième ciel La seule expérience extatique que Paul relate avec un certain détail est le ravissement céleste de 2 Co 12,2-6. Je connais un homme en Christ qui, voici quatorze ans – était-ce dans son corps ? je ne sais, était-ce hors de son corps ? je ne sais, Dieu le sait – cet 24. C. E. B. Cranfield, The Epistle to the Romans, I, Édimbourg, 1975, (réed. 1985), p. 422-424. Quelques exceptions : J. A. Bertone , « The Experience of Glossolalia and the Spirit’s Empathy : Romans 8.26 Revisited », Pneuma 25 (2003), p. 54-65 ; U. Luz , dans The Holy Spirit and Christian Origins. Essays in Honor of J. D. G. Dunn, Grand Rapids/Michigan, 2004, p. 84. 25. Ch. E. B. Cranfield, The Epistle to the Romans, I, Édimbourg, 1975, (réed. 1985), p. 422-423. Voir aussi E. L ohse , Der Brief an die Römer, Göttingen, 2003, p. 250. 26. Ch. E. B. Cranfield, The Epistle to the Romans, I, Édimbourg, 1975, (réed. 1985), p. 422.
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homme-là fut enlevé jusqu’au troisième ciel. Et je sais que cet homme – était-ce dans son corps ? était-ce sans son corps ? je ne sais, Dieu le sait – cet homme fut enlevé jusqu’au paradis et entendit des paroles inexprimables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire. Pour cet homme-là, je m’enorgueillirai, mais pour moi, je ne mettrai mon orgueil que dans mes faiblesses. Ah ! si je voulais m’enorgueillir, je ne serais pas fou, je ne dirais que la vérité ; mais je m’abstiens, pour qu’on n’ait pas sur mon compte une opinion supérieure à ce qu’on voit de moi, ou à ce qu’on m’entend dire.
Le récit paulinien emprunte le style des ascensions célestes, que pratiquent les visionnaires apocalyptiques : 1 Hén 39,3-8 ; 52,1-57,3 ; 71,1-17 ; 2 Hén 3-23 ; 2 Ba 2-17 ; Ap Moïse 37 ; TestLévi 2,5-8,9). La mystique des Hekhalot, après Johanan ben Zakkaï, les multipliera à l’infini 27. On décèle dans le texte de Paul les motifs classiques du voyage spirituel : – la dissociation du corps (« Était-ce dans son corps ? je ne sais ; étaitce hors de son corps ? je ne sais » [12,2-3]) ; – la gradation des cieux (« enlevé jusqu’au troisième ciel » [12,2]) ; – la distance prise à l’égard du moi extatique (« Je connais un homme », dit Paul de lui-même quand il raconte l’ascension). Distanciation du corps et dissociation du moi correspondent au quatrième trait de l’expérience mystique : l’altération du sujet. Mais il se trouve qu’au moment d’atteindre le sommet du récit, qui livre traditionnellement la révélation des choses vues ou des paroles entendues, Paul se dérobe ; il évoque des « paroles indicibles (ἄρρητα ῥήματα), qu’il n’est pas permis à l’homme de redire » (12,4). L’ascension céleste bute paradoxalement sur un interdit de parole. La distance critique prise par Paul à l’égard de cette expérience mystique est patente quand il conclut : « Pour cet homme-là, je m’enorgueillirai, mais pour moi, je ne mettrai mon orgueil que dans mes faiblesses » (12,5). La réalité du voyage céleste n’est pas niée, et Paul aurait de quoi l’exhiber comme une performance ainsi que, vraisemblablement, ses concurrents à Corinthe le faisaient. Or, non seulement l’apogée de l’enlèvement n’est pas transmissible, mais Paul refuse de fonder son identité croyante sur ce vécu (οὐ καυχήσομαι 12,5). Le καυχάσθαι, comme on sait, n’est pas une catégorie morale (s’enorgueillir), mais une catégorie ontologique qui fonde l’identité croyante (baser sa vie sur). L’apogée attendue n’est que différée ; elle apparaît dans la seconde partie du récit autobiographique, qui crée la surprise (12,7-9). 27. A. F. Segal , « Heavenly Ascent in Hellenistic Judaism, Early Christianity and their Environment », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II, 23.2, Berlin, 1980, p. 1352-1388.
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Et parce que ces révélations étaient extraordinaires, pour m’éviter tout orgueil, il a été mis une écharde dans ma chair, un ange de Satan chargé de me frapper, pour m’éviter tout orgueil. À ce sujet, par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi. Mais il m’a déclaré : ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. Aussi mettrai-je mon orgueil bien plutôt dans mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ.
On assiste ici à une parfaite contre-expérience du ravissement céleste ! Elle ne se déroule pas au ciel mais sur la terre, non pas hors du corps mais au creux de l’existence charnelle de l’apôtre. La métaphore de l’écharde dans la chair insinue en effet une maladie physique pénible, dont l’identité précise nous échappe, mais qui devait être connue des correspondants de Paul. Or, à la triple prière d’écarter cette écharde, d’éloigner l’ange satanique qui tourmente sa chair, Dieu répond. Mais quelle réponse ! Suivant le genre littéraire du ravissement céleste, le lecteur s’attend à la venue de la force divine en l’homme, telle qu’on la connaît par exemple dans le Corpus Hermeticum. Ou au thème de l’enchantement de la venue de Dieu dans le myste « investi de puissance et instruit sur la nature du Tout » (Poimandrès 27). C’est tout le contraire ici. À son apogée, l’extase inscrit radicalement l’apôtre dans sa chair. La réponse de Dieu est introduite par « il m’a dit » (v. 9), ce qui peut renvoyer à une parole reçue dans la prière, mais aussi à une méditation des Écritures par lesquelles Dieu parle 28 : « Ma grâce te suffit, car la puissance s’accomplit dans la faiblesse ». La demande d’exaucement se traduit par un refus. Comme le note Christophe Senft, « le non-exaucement n’a pas été “encaissé” et passivement subi ; il a été expliqué et justifié » ; et cette explication, qui ne camoufle certes pas le non-exaucement, « a permis à Paul de le comprendre et de le surmonter » 29. La réponse n’a pas la valeur d’un aphorisme. La vérité n’est pas générale, mais particulière. La « grâce » (χάρις) est ici la vocation à l’apostolat 30 ; dans ce rôle et cette identité reçue, l’apôtre est appelé à expérimenter la grâce comme une force ; cette 28. Le verbe « dire » (λέγω) chez Paul introduit couramment une citation scripturaire dans la formule « le Seigneur a dit » : 2 Co 4,6 ; 6,2.16-18 ; Rm 9,15.17.25 ; 10,6.8.11, etc. 29. Ch. Senft, Le courage de prier. La prière dans le Nouveau Testament, Aubonne, 1983, p. 65-66. 30. P. Bonnard, « Faiblesse et puissance du chrétien selon saint Paul », dans Anamnesis. Recherche sur le nouveau Testament, Genève – Lausanne, 1980, p. 161162, souligne fortement cette concrétisation apostolique de la grâce dans. H. D. Betz , « Eine Christus-Aretalogie bei Paulus (2 Kor 12,7-10) », Zeitschrift für Theologie und Kirche 66 (1969), p. 288-305, surtout à la p. 300, aborde 2 Co 2,7-10 à partir de la forme littéraire du récit de guérison ; il voit dans ce texte un contremiracle, et dans la déclaration de Dieu au v. 9 l’équivalent, mais inversé, d’un oracle de guérison ; dès lors, la grâce (χάρις) peut être comprise par Paul dans le sens de
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force « s’accomplit » – c’est-à-dire qu’elle donne toute sa mesure, qu’elle parvient à sa plénitude – dans la faiblesse. La thèse qui gouverne le passage peut alors être répétée (9b) mais en ajoutant la motivation qui lui manquait encore : Paul se glorifiera plutôt dans ses faiblesses, « afin que la puissance du Christ campe sur moi ». Le verbe rare (et unique dans le NT) que Paul mobilise ici a un long passé dans la Septante, où il désigne la présence gracieuse de Dieu qui plante sa tente (ἐπισκηνόω) parmi les siens ; dans cette image du Dieu établissant sa demeure chez les croyants, il y va d’une présence offerte et non acquise 31. Comme une grâce, la puissance du Christ vient habiter le corps désarmé de Paul. Et l’auteur de conclure sur le mode de la maxime : « Quand je suis faible, alors je suis fort ». Le tour est joué. Bien sûr, il s’agit d’entendre : je suis fort de la force du Christ qui vient en moi, dit Paul. Mais l’apôtre a joué ce tour à ses détracteurs d’inverser le lieu de démonstration de la puissance ; l’authentique force de l’apostolat est à chercher dans les injures, les contraintes, les persécutions et les impasses qui jalonnent la vie du serviteur de Jésus-Christ. Contrairement à certains commentateurs affirmant que Paul ironise à l’excès 32 , j’estime qu’aucun indice ne fait penser que l’apôtre ouvrirait ici le procès de l’extase mystique comme telle. En revanche, tout indique qu’il met en crise la christologie glorieuse des charismatiques corinthiens. S’il cache le contenu du dialogue céleste, s’il décide de ne pas en dévoiler l’intimité aux Corinthiens, ce n’est pas pour ruiner la valeur de l’événement – pourquoi en parlerait-il dans ce cas ? Ce silence contribue à révéler que la venue de Dieu en lui pointe la fragilité de son corps, désignée comme le lieu paradoxal où se donne à connaître la toute-puissance divine. Bref, c’est le corps abîmé de l’apôtre qui doit « parler », et nulle extase ne devrait lui couper la parole. Contre une mystique qui organiserait l’exode du sujet hors de son corps, Paul expose une mystique d’inhabitation divine dans le corps souffrant du témoin. On comprend que s’annonce ici une mystique de la souffrance. 3. Le retournement de Paul : l’événement de Damas Paul a vu sa vie basculer sur le chemin de Damas. Je laisse de côté la recomposition narrative de l’événement à laquelle procède l’auteur des la vocation à l’apostolat, et par ses adversaires dans le sens de la capacité à faire des prodiges. 31. W. M ichaelis , « σκήνη», dans Theological Dictionary of the New Testament VII (1968), p. 370-375, voir aussi p. 388-389. 32. La lecture la plus marquante de ce point de vue est celle de H. D. Betz , Der Apostel Paulus und die sokratische Tradition, Tübingen, 1972, p. 70-100 : « 2 Kor 12.2-4 ist die Parodie eines Himmelfahrtsberichtes » (p. 84).
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Actes des apôtres (Ac 9 ; 22 ; 26) pour ne retenir que les allusions auxquelles Paul se livre 33. Elles sont rares : l’homme de Tarse n’est pas du genre à s’appesantir sur son vécu. Ses confidences autobiographiques n’interviennent que lorsqu’un thème théologique est en jeu, et jamais comme argument d’autorité ; on vient de le voir dans le cas du ravissement au ciel. Comment l’apôtre rend-il compte de cet événement ? À deux reprises, il en parle comme d’une expérience visionnaire : « Ne suis-je pas apôtre ? N’ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ? » (1 Co 9,1 ; voir 15,7). La vision, non pas de Jésus, mais de Jésus Seigneur (c’est-à-dire la vision du Christ dans son autorité céleste), est l’événement fondateur de sa vocation apostolique. Il le dit autrement en Galates 1 : « Lorsque Celui qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce a jugé bon de révéler (ἀποκαλύψαι) en moi son Fils afin que je l’annonce parmi les nations... » (Ga 1,15b-16). La découverte de Jésus comme Fils – dans le passage plus haut de 1 Co 9,1, le titre christologique « Jésus Seigneur » équivaut à celui de Fils – cette découverte est qualifiée de révélation, d’« apocalypse » (ἀποκάλυψις). Encore un terme qui évoque la vision extatique. Mais retenons surtout le lien significatif entre l’intériorité de la révélation divine (« en moi ») et la vocation à la mission païenne : l’événement du chemin de Damas ne fut pas le résultat d’une recherche en spiritualité, mais l’impulsion inattendue donnée à un tournant théologique personnel. Or, au chapitre suivant de la lettre aux Galates, Paul revient sur l’expérience de Damas en l’interprétant d’une façon qui fait dresser l’oreille : Car moi, par la Loi, je suis mort (ἀπέθανον) à la Loi, afin de vivre pour Dieu. Je suis co-crucifié (συνεσταύρωμαι) avec Christ ; je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi 3 4 .
On rapporte de Keiji Nishitani, spécialiste japonais du bouddhisme zen, qu’il interrogeait à propos de ces versets : « Qui parle ici ? Paul ? Mais Paul ne vit plus. Qui parle donc ? » 35. Cette boutade, qui n’en est pas une, attire l’attention sur la profondeur du processus mystique auquel Paul fait écho : la mort du moi, l’altération du sujet, et même plus, le changement de sujet. Ici, un mort parle de sa mort et nomme le nouveau sujet de sa vie.
33. J’estime que Paul se livre à une reconstruction narrative de l’événement de son retournement, basée sur la diffusion de la légende paulinienne à laquelle l’apôtre de son vivant a déjà participé (1 Co 15,9 ; Ga 1,13). Sur les récits lucaniens, voir D. Marguerat, La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), Paris – Genève, 20032 [1re éd. 1999], p. 275-306. 34. Ga 2,19-20a. 35. Je dois cette référence à S. Vollenweider , Horizonte neutestamentlicher Christologie. Studien zu Paulus und zur frühchristlichen Theologie, Tübingen, 2002, p. 215.
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On ne peut être plus au cœur de l’expérience mystique. Mais il convient d’être attentif aux temps utilisés. L’aoriste ἀπέθανον (je suis mort à la Loi) renvoie à un événement unique du passé : à Damas, la Loi a perdu pour Paul sa fonction de cadre référentiel pour son rapport à Dieu. En revanche, le parfait συνεσταύρωμαι (« je suis co-crucifié ») évoque une mort dont les effets s’étendent sur le présent : Christ est le nouveau sujet de Paul. Paul vit désormais de lui et par lui. La vie de Paul est devenue un espace ouvert au Christ et à l’Esprit. L’infinie distance qui sépare l’humain du divin s’est ici résorbée. J’ai défendu jusque là l’idée d’une subversion de l’expérience mystique. Dans le cas de la glossolalie, Paul voit l’Esprit non pas aspirer le croyant dans les sphères célestes, mais s’immerger dans la concrétude et dans l’épaisseur de la misère humaine pour transmuer sa prière. Pour ce qui est du ravissement au ciel, la contemplation de la puissance divine culmine, comme on l’a vu, dans un consentement à la fragilité et à la précarité. Peut-on également parler de subversion dans l’interprétation paulinienne de sa vocation ? La transformation du moi de Paul ne s’inscrit-elle pas dans le droit fil de la tradition mystique ? Assurément. Mais la surprise vient d’ailleurs. La surprise surgit dans le « je » de Paul. Car ce « je » a, dans le contexte de Galates 2, une double fonction rhétorique : autobiographique et paradigmatique. L’apôtre fait état de sa conversion à Damas (c’est la face autobiographique) ; mais ce rappel du passé intervient dans un contexte où l’auteur déploie une thèse sotériologique (Ga 2,15-21). Le « je » des versets 18-20 est précédé par une cascade de « nous » (2,15-17). Autrement dit : la mort à la Loi ne constitue pas exclusivement le vécu de Paul ; elle est plus largement la signature de l’être chrétien. Elle n’est pas exhibée comme un privilège apostolique, mais comme le paradigme de la condition croyante. La référence du verset 20 au « Christ qui m’a aimé et s’est livré pour moi » confirme la valeur exemplaire de ce « moi », qui ne concerne évidemment pas exclusivement l’homme de Tarse 36. Paul se sert de son expérience spécifique pour appliquer ce transfert du sujet à tous les croyants.
36. Cette ambivalence du « je » de Ga 2,15-21 est reconnue, autant par F. F. Bruce , The Epistle to the Galatians, Exeter, 1982, p. 143, selon qui « There may also be a note of personal experience in ἐγώ… δια` νόμου… Paul continues to use the first person singular as he speaks for Jewish Christians in general, but the emphatic ἐγώ (while it perhaps anticipates the ἐγώ of v. 20) suggests that he knew in a special way what is meant to die to law “through law“. » que par H. D. Betz , Galatians, Philadelphie/Pennsylvanie, 1979, p. 122, pour qui « The “I“ (ἐγώ) to which Paul refers is not so much the personal “I“, but the paradigmatic “I“, which had occured already in v. 18 ». Ces deux auteurs concèdent l’ambivalence en insistant chacun sur l’un des pôles, autobiographique ou paradigmatique.
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Cette observation nous met sur la piste de ce que j’appellerai avec Ulrich Luz la « démocratisation » de la mystique paulinienne 37. J’y viens dans ma quatrième et dernière partie. IV. U n e
m ys t iqu e ch r i s t iqu e
La formule « ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi ». (Ga 2,20a) nous a déjà fait comprendre que la mystique paulinienne n’est pas une mystique de Dieu, mais une mystique du Christ. Cette dimension christologique de la mystique chez Paul est largement reconnue depuis Wikenhauser 38. Elle s’inscrit dans d’autres formules qui fourmillent sous la plume de Paul autour du thème « être en Christ » : « ne reconnaissezvous pas que Jésus Christ est en vous ? » (2 Co 13,5) ; ou bien : « mes petits enfants, que dans la douleur j’enfante à nouveau jusqu’à ce que Christ soit formé en vous » (Ga 4,19) ; cf. Rm 8,10 etc. Ce thème de l’inhabitation du Christ dans les croyants est évidemment lié à la conception de l’Église comme corps du Christ, dont chaque individu est une part (1 Co 12,1231). La désignation métaphorique de l’Église comme corps est au service d’un réalisme du salut chez Paul : un salut dont les croyants font l’expérience au point que leur être en est transformé à l’image de leur Seigneur. Le salut dans la pensée paulinienne n’est autre que l ’incorporation d’une nouvelle identité, l’entrée dans un processus de transformation personnelle dont l’acteur est « Christ en vous ». 1. Démocratisation de la mystique C’est ici que parler d’une « démocratisation » de la mystique pauli nienne m’apparaît adéquat. Car ces formules d’inhabitation que je viens de relever sont typiques de la communio mystica, où l’infinie distance entre la divinité et le myste se résorbe au profit d’une mystérieuse proximité. C’est la quête de l’union avec le divin – union qui n’est pas fusion, en tout cas pas chez Paul –, que j’ai relevée comme deuxième trait dans la définition de la mystique. Or, ces formules d’inhabitation ne sont pas réservées chez Paul à une élite de charismatiques performants ; elles caractérisent la condition de tout croyant. L’incorporation à l’Église-corps du Christ s’opère au travers du 37. U. Luz , « Paulus als Charismatiker und Mystiker », dans T. Holtz (éd.), Exegetische und theologische Studien. Ges. Aufsätze II, Leipzig, 2010, p. 88-93: « Paulinische Mystic ist demokratisch und kommunitär, nicht individualistisch und elitär » (p. 89). 38. A. Wikenhauser , Die Christusmystik des Apostels Paulus.
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rite de baptême, où le catéchumène (comme le dit Paul) « revêt Christ » (Ga 3,27), c’est-à-dire qu’il endosse une nouvelle identité, un nouvel être personnel. Le baptême n’est pas conçu seulement comme un rite d’adhésion au groupe social, ou comme la signature d’une croyance individuelle, mais comme l’entrée dans un processus de transformation personnelle par l’action de l’Esprit divin sur soi. Pour faire comprendre cette métamorphose de l’être, Paul va jusqu’à assimiler le baptême à un parcours de mort et de résurrection : « Considérez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu en Jésus Christ » (Rm 6,11). La nouvelle vie « en Christ » a bien entendu des conséquences éthiques : le chrétien n’est plus gouverné par la chair, mais par l’Esprit (Rm 8,3-13). Cette dualité de la chair et de l’Esprit – comme chacun sait ou devrait savoir – n’a rien à voir avec des catégories morales ou avec un mépris du sexe ; la chair (σάρξ) désigne dans l’anthropologie judéo-chré tienne l’humain réduit à ses propres capacités et livré à sa fragilité ; l’Esprit est ce qui vient animer et inspirer son action. Cette gouvernance de l’Esprit dans la personne du croyant ne le ravit pas hors du monde, mais s’inscrit dans la conduite concrète de sa vie. Elle s’incarne dans la gestion du corps de l’homme (1 Co 6,12-20), dans sa gestion de l’affectivité et dans l’instauration de ses relations – bref, au plus concret de son existence au monde. J’insiste encore une fois : Paul utilise des formules à résonance incontestablement mystique pour décrire non pas une performance de la piété individuelle, ou une expérience extatique de pointe, mais l’itinéraire basique de tout croyant. Recevoir l’Esprit divin et devenir porteur du Christ décrit la condition de tout chrétien. Nous assistons ici, de mon point de vue, à une spectaculaire extension de l’expérience mystique à tout individu croyant. 2. Mystique de la Passion La mystique paulinienne du Christ a une autre face, avec laquelle je terminerai ma contribution : c’est la communion avec le Christ dans la souffrance. Nous l’avons déjà approchée à l’occasion du ravissement céleste de 2 Co 12 et de son aboutissement : l’acquiescement à l’écharde dans la chair. J’ai parlé à ce propos d’une mystique de la souffrance, qui n’a rien à voir avec une obsession doloriste. De quoi s’agit-il ? En 2 Co 12, le refus qu’oppose Dieu à la prière d’être délivré de l’écharde satanique a conduit Paul à cette révélation : la faiblesse de son corps n’est pas négation de la puissance divine, mais au contraire manifestation de cette puissance (2 Co 12,9). Paul est engagé à Corinthe dans un conflit théologique avec des prédicateurs concurrents pour qui la médiocrité et l’absence de prestance de l’apôtre dénoncent une faible dotation d’Esprit ; Paul n’atteindrait pas, selon eux, le quota charismatique requis (2 Co 12,11-12). L’homme de Tarse répond par un paradoxe : la médiocrité de son
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corps n’est pas l’indicateur d’un déficit charismatique, mais au contraire la signature la plus sûre de l’authenticité de son ministère. De quoi s’alimente ce paradoxe ? Il émane de la méditation paulinienne de la croix. Nous touchons là au cœur de la théologie paulinienne, pour qui la mort de Jésus est la révélation ultime du visage de Dieu. Dieu, définitivement, se donne à voir dans la fragilité d’un corps pendu au bois (1 Co 1,18-25). La croix vient frapper de plein fouet l’imaginaire d’un Dieu omnipotent et révèle que Dieu se manifeste désormais dans le silence d’une mort solitaire. Voilà pourquoi Paul va réclamer pour lui l’authenticité du message : le corps fragile et méprisable de l’apôtre est l’icône du Crucifié. Sa prétendue médiocrité devient la garantie même de l’authenticité de son Évangile, puisque sa vie se conforme au message qu’il annonce (1 Co 2,1-5). Ce n’est pas seulement son discours, mais sa vie qui affiche l’Évangile du Dieu crucifié. Il y a là un formidable retournement rhétorique, par lequel Paul fait de ce qui lui est reproché l’emblème exhaustif du véridique apostolat ! C’est pourquoi Paul pourra dire qu’il porte en son corps les « stigmates de Jésus » (Ga 6,17). Ses souffrances sont l’épiphanie du Crucifié. Mais encore une fois, nul dolorisme dans ses propos. Car la vie souffrante n’est ni une fin en soi, ni le secret désir de son apostolat ; elle est une conséquence inévitable de son témoignage. La souffrance n’est ici dotée d’aucune vertu rédemptrice. En revanche, elle est la face incontournable de la puissance de Dieu dans le monde. Quotidiennement, dit-il, « nous sommes livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit elle aussi manifestée dans notre existence mortelle. Ainsi la mort est à l ’œuvre en nous, mais la vie en vous ». (2 Co 4,11-12). Paul voit sa vie façonnée à l’image du Christ souffrant dans le seul but que sa fragilité devienne parlante et porteuse de vie. La vie difficile de l’apôtre est ainsi la condition d’un témoignage dont le résultat se manifeste dans l’existence de la communauté croyante. C onclusion L’interprétation de l’existence souffrante de l’apôtre nous a fait parvenir à ce que je considère comme l’aboutissement ultime de la mystique christique de Paul, à l’extrême opposé d’une spiritualité d’évasion ou d’un congédiement des pesanteurs du présent. Les catégories mystiques de l’inhabitation divine au corps de l’humain conduisent en effet à assumer la fragilité comme lieu d’émergence du visage de Dieu. D’une manière inattendue, le vécu paulinien du ravissement au ciel a conduit aussi à assumer le plus intime de la misère corporelle ; le fruit paradoxal de l’extase a été d’accepter le non-exaucement d’une prière pourtant légitime. Le basculement de la vie de Paul de Tarse, avec son changement de sujet de l’être
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croyant (du moi au Christ), est devenu paradigmatique de la condition de tout chrétien baptisé. Paul fut-il un mystique ? Assurément oui, comme Jésus et bien d’autres figures du premier christianisme : Étienne le protomartyr (Ac 6-7), Philippe l’évangéliste (Ac 8), Jean le visionnaire (Apocalypse), etc. Mais son originalité fut d’interpréter l’expérience mystique à partir de sa théologie de la croix, qui implique une radicale incarnation du divin. De cet assaut théologique, la quête mystique ne pouvait ressortir indemne. L’apôtre Paul valide la mystique, oui. Mais il la subvertit.
P IERRE, T HOMAS, P HILIPPE, TROIS FIGURES MYSTIQUES Régis Burnet Université catholique de Louvain-la-Neuve
Summary Were the apostles understood by the first Christian communities like mystical figures ? The study of the reception of Peter, Philip and Thomas shows that the mystical phenomenon is not unified at all in Christianity. While Syria privileged an image of Peter rather close to the traditional visionaries of the Judaism, Philip’s Phrygia preferred extatic phenomena, while Thomas’ Edessenian Christianity promoted fusion in God. To the physical geography corresponds a certain spiritual geography, in which various religious currents seek various formulations. The apostles constitute perfect relays for the mystical speech because no mystic can remain theoretical: being an experiment above all, mystic must be incarnated. The apostles, ideal men, perfect Christians, provide the suitable support of this incarnation. Résumé Les apôtres ont-ils été compris par les premières communautés chrétiennes comme des figures mystiques ? L’étude de la réception de Pierre, Philippe et Thomas montre que le phénomène mystique n’est pas du tout unifié dans le christianisme. Tandis que la Syrie privilégia une image de Pierre assez proche des visionnaires classiques du judaïsme, la Phrygie de Philippe préféra les phénomènes extatiques tandis que le christianisme édessénien de Thomas promut la fusion en Dieu. À la géographie physique correspond une certaine géographie spirituelle, dans laquelle des courants divers cherchent des formulations diverses. Les apôtres constituent des relais parfaits, car aucune mystique ne peut rester théorique : étant une expérience avant tout, la mystique doit être incarnée. Les apôtres, hommes idéaux, chrétiens parfaits, fournissent le support approprié de cette incarnation.
Dans son livre fondateur sur le mysticisme 1, Evelyn Underhill (18751941) définit la recherche mystique en utilisant la métaphore du voile et en faisant écho à la mythologie gréco-romaine :
1. E. Underhill , Mysticism: A Study in Nature and Development of Spiritual Consciousness, New York, 1912. La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109008 ©
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Tous les hommes, à un moment ou à un autre, sont tombés amoureux de l’Isis voilée qu’ils appellent la vérité. Avec la plupart, cela n’est qu’une passade : ils voient très tôt que c’est une cause désespérée et se tournent vers des réalités plus pratiques. Mais d’autres restent toute leur vie les amoureux fervents de la réalité : pour autant, l’aspect de leur amour, la vision qu’ils se font de l’objet aimé varie énormément. Certains voient la vérité comme Dante a vu Béatrice : une figure adorable encore qu’immatérielle, trouvée dans ce monde pour révéler le monde qui vient. Pour d’autres, elle ressemble plutôt à une enchanteresse démoniaque, mais irrésistible : séductrice, exigeant qu’on la paie et trahissant son amant à la fin. Certains l’ont vue dans un tube à essai, et certains dans le rêve d’un poète ; certains devant l’autel, d’autres dans la boue. Les pragmatiques extrêmes l’ont même recherché en cuisine, déclarant que c’est par son utilité qu’elle peut être connue au mieux. Dernière étape de toutes, le philosophe sceptique s’est assuré de lui faire la cour de manière infructueuse en s’assurant que sa maîtresse n’est pas vraiment là 2 .
La mystique, selon Evelyn Underhill, est donc une quête de vérité, mais une quête multiple qui recherche, sous la pluricité des apparences du monde, une unique vérité. Pour caractériser cette quête, elle commence à la distinguer soigneusement de la magie par une formule lapidaire, mais extrêmement précise : magic wants to get, mysticism wants to give 3 , « la magie veut prendre, le mysticisme veut donner ». Elle en distingue ensuite les huit étapes, dans ce qu’elle appelle le chemin mystique, the mystic way : après l’éveil de la conscience (awakening of the Self ), sa purification, son illumination, vient la quatrième étape, qui est celle des voix et des visions. Puis vient le temps d’introversion, celui de l’extase (sixième étape), qui précède ce qu’elle nomme, d’après une expression de Jean de la Croix « la nuit obscure de l’âme » (the Dark Night of the Soul). Enfin, huitième étape, la vie unie à la divinité. 2. E. Underhill , Mysticism: A Study in Nature and Development of Spiritual Consciousness, New York, 1912, p. 4: « All men, at one time or another, have fallen in love with the veiled Isis whom they call Truth. With most, this has been a passing passion: they have early seen its hopelessness and turned to more practical things. But others remain all their lives the devout lovers of reality: though the manner of their love, the vision which they make to themselves of the beloved object varies enormously. Some see Truth as Dante saw Beatrice: an adorable yet intangible figure, found in this world yet revealing the next. To others she seems rather an evil but an irresistible enchantress: enticing, demanding payment and betraying her lover at the last. Some have seen her in a test tube, and some in a poet’s dream: some before the altar, others in the slime. The extreme pragmatists have even sought her in the kitchen; declaring that she may best be recognized by her utility. Last stage of all, the philosophic sceptic has comforted an unsuccessful courtship by assuring himself that his mistress is not really there ». 3. E. Underhill , Mysticism: A Study in Nature and Development of Spiritual Consciousness, New York, 1912, p. 64.
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On peut aisément critiquer Evelyn Underhill, et ses successeurs n’ont pas manqué de le faire. Il n’en reste pas moins qu’ils s’en sont servis et que les étapes qu’elle met en lumière, qui reposent sur une analyse serrée de la tradition chrétienne comparée à d’autres traditions religieuses, constituent toujours peu ou prou le fond de toute la réflexion sur la mystique. Et même s’il est artificiel de segmenter ainsi ce qui est souvent perçu dans le discours comme un continuum, ce chemin mystique est une sorte de doxa présente depuis le paléolithique si l’on en croit Jean Clottes et David Lewis-Williams 4 pour qui les stades de la transe chamanique – qui reproduisent à l’identique ces moments – constituent le « cadre général » ou le « cadre commun » de tout l’art du paléolithique supérieur, en particulier à Lascaux. Dans les premiers temps du christianisme, ces étapes étaient connues, et elles servent de fondements aux descriptions d’expérience avec ce que l’on peut nommer l’Autre et qui, dans la religion chrétienne, était bien entendu nommé « Dieu », « Seigneur », « Sauveur ». Ainsi, dans la réception des figures apostoliques, on s’aperçoit que les Douze sont souvent gratifiés de révélations, d’extases et de processus d’identification avec la divinité. Très tôt en effet, Pierre, Jacques, Jean ou Barthélemy, à l’image de leur maître, sont présentés en communication avec Dieu. Nous nous proposons ici d’étudier les figures apostoliques à l’aune de cette fameuse échelle. Jusqu’où est allé le prince des apôtres dans la mystique ? et jusqu’où ira Thomas l’apôtre qui doute ? Par-delà leurs différences, c’est bien à une division des fonctions mystiques de l’apôtre à laquelle on assiste dans les premiers temps du christianisme. I. P i e r r e l’a pôt r e
v i sion na i r e
(quat r i è m e
éta pe)
À tout Seigneur tout honneur, il convient de commencer cette investigation en prenant en considération la figure de Pierre. On imagine souvent celui que les artistes se plairont à peindre en premier pape comme une figure éloignée de la mystique et de ses périlleuses ornières, il n’en est rien. Un certain nombre de textes décrivent Pierre en voyant. Cette tradition repose manifestement sur un texte central, le récit de la proto-apparition à Pierre présente en 1Co 15, 3-7 : Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures. Il est apparu à Céphas, puis aux Douze. 4. J. Clottes – D. L ewis-Williams , Les Chamanes de la préhistoire : transe et magie dans les grottes ornées (art rupestre), Paris, 1996, p. 112-114.
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Les premiers mots de cette déclaration, παρέδωκα γὰρ ὑμῖν ἐν πρώτοις ὃ καὶ παρέλαβον, nous orientent vers l’hypothèse qu’à l’époque de Paul déjà, la formule de foi qu’il cite est une tradition et que la mention des bénéficiaires des apparitions fait partie de cette tradition. Même si certains ont prétendu que, à cause de l’usage du nom « Céphas » qui est propre à Paul, l’insertion de Pierre dans ce kérygme ne remonte qu’à l’apôtre des gentils 5, on ne voit pas pourquoi Paul l’aurait volontairement ajouté alors que cela ne correspondait pas précisément à ses vues (critère d’embarras) 6. Or, comme la description précise de cette première apparition n’existe pas dans les écrits canoniques, les textes plus tardifs avaient toute latitude pour en faire le récit. Plusieurs textes, qui paraissent tous être originaires de Syrie, proposent un récit de ces visions : l’Évangile de Pierre, l’Apocalypse de Pierre et l’Apocalypse gnostique de Pierre. Malgré ceux qui estiment qu’il ne saurait y avoir de parenté entre ces écrits 7, on aura tendance à suivre Enrico Norelli qui relève leurs points communs 8 : (1) la croyance en une mission universelle ; (2) la confrontation parfois polémique avec d’autres tendances du judaïsme ; (3) une activité charismatique très marquée. Si une « Église pétrinienne » n’est pas envisageable, ni une « école pétrinienne » 9 , on peut envisager l’existence d’une « aire de mission chrétienne dominée par des traditions qu’on rattachait, plus ou moins consciemment, à Pierre ». Et cette aire de mission se rattache manifestement à Antioche comme en témoignent les « souvenirs pétriniens » des Antiochiens comme Ignace d’Antioche, Sérapion d’Antioche ou Justin de Néapolis 10. 5. P. Winter , « I Corinthians XV 3b-7 », Novum Testamentum 2 (1957), p. 142-150 ; E. Bammel , « Herkunft und Funktion der Traditionselemente in I Kor. 15:1-11 », Theologische Zeitung 11 (1955), p. 401-419. 6. G. D. Fee , The First Epistle to the Corinthians, Grand Rapids/Michigan, 1987, p. 728 ; L. Morris , The First Epistle of Paul to the Corinthians : an Introduction and Commentary, Grand Rapids/Michigan, 1985, p. 203. R. F. Collins , First Corinthians, Collegeville/Pennsylvanie, 1999, p. 535. 7. T. V. Smith, Petrine Controversies in Early Christianity. Attitudes towards Peter in Christian Writings of the First two Centuries, Tübingen, 1985, p. 52 sq., 62 sq., 208 et R. J. Bauckham, « The Apocalypse of Peter : An Account of Research », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 25.6, 1988, p. 4712-4750, surtout § IV.9 8. E. Norelli, « Situation des apocryphes pétriniens », Apocrypha 2 (1991), p. 31-83. 9. J. Gnilka, Petrus und Rom, Fribourg – Bâle – Vienne, 2002, p. 198-200. 10. M. Bockmuehl , « Syrian Memories of Peter : Ignatius, Justin and Serapion », dans P. J. Tomson – D. L ambers-Petry (éd.), The Image of the JudæoChristians in Ancient Jewish and Christian Literature, Tübingen, 2003, p. 124-146. H. Koester , « Γνῶμαι διάφοροι. The Origin and Nature of Diversification in the History of Early Christianity », Harvard Theological Review 58 (1965), p. 279-318 (aux p. 287-288) ; H. Koester , Introduction to the New Testament, vol. II, Philadelphie/Pennsylvanie – Berlin – New York, 20002 [1re éd. 1982] , p. 165.
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1. L’Évangile de Pierre On ne dira quasiment rien de l’Évangile de Pierre malgré la célébrité de ce texte trouvé à Akhmîm en 1886 qu’on a longtemps considéré comme l’un des tout premiers témoignages chrétiens 11, même si tout indique qu’il dépend de la relation occidentale du texte de Luc 12 . En effet, la figure de Pierre n’y fait qu’une très brève apparition dans le fragment conservé, au début d’une scène qui annonce la pêche miraculeuse. Toutefois, on fera remarquer que le texte raconte une vision, qui n’est pas celle de Pierre, mais celle de la garde apostée au tombeau : un homme, de taille immense, soutenue par deux anges qui sort du sépulcre (35-44). Même si Pierre n’en est pas le héros, on met sous son nom le premier écrit qui décrit la Résurrection. 2. L’Apocalypse de Pierre On réservera une place plus importante à l’Apocalypse de Pierre. En effet, elle nous montre un pêcheur de Bethsaïde dans la position classique du voyant des apocalypses juives (Hénoch, Esdras et Jean le Voyant qu’il faut ranger dans cette littérature judéo-chrétienne). En effet, le texte commence par une phrase qui le place dans la position mystique par excellence : savoir la vérité. Telle fut l’intention de Pierre : connaître les mystères du Fils du Seigneur, qui est miséricordieux et aime la miséricorde 13.
« Connaître les mystères » : quelle meilleure définition de l’attitude gnostique ? Intervient ensuite pendant quelque temps un « nous » qu’on peut rapporter aux disciples puisque la scène se passe sur le mont des Oliviers. Mais bien vite, il s’efface : « Moi Pierre, je dis » 14 fait entrer Pierre 11. C’est surtout l’hypothèse de J. D. Crossan, Four Other Gospels, Minneapolis/Minnesota-Chicago/Illinois-New York, 1985, p. 133 qui suit H. Koester , « Apocryphal and Canonical Gospels », Harvard Theological Review 73 (1980), p. 105-130. 12. C’est ce que montre l’édition du P. Oxy. 4009 reconstruit par Dieter Lühr man (D. Lührmann, « P. Oxy. 4009 : Ein neues Fragment des Petrusevange liums ? », Novum Testamentum 35 [1993], p. 390-410) et étudié par Matti Myllykosk i : M. Myllykoski, « The Sinful Woman in the Gospel of Peter : Reconstructing the Enigmatic Other Side of P. Oxy. 4009 », New Testament Studies 55 (2009), p. 104-115 et M. Myllykoski, « Tears of Repentance or Tears of Gratitude ? P.Oxy. 4009, the Gospel of Peter and the Western Text of Luke 7.45-49 », New Testament Studies 55 (2009), p. 380-389. 13. Apocalypse de Pierre 1, 1, trad. P. M arassini, dans F. Bovon – P. Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, 1997, p. 755. 14. Apocalypse de Pierre 2, 2, trad. P. M arassini, dans F. Bovon – P. Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, 1997, p. 757.
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en lice comme le seul interlocuteur de Jésus. Puis vient le terme-clé de toute littérature visionnaire : « il me montra » 15. Commence alors une description du jugement, puis de la résurrection. Elle se poursuit par une description du Jour terrible où les eaux seront transformées en charbons ardents, qui influera sur toutes les représentations, dont la plus importante est fournie par la liturgie, c’est le libera me : quando cœli mouendi sunt et terra, dum ueneris iudicare sæculum per ignem […] dies iræ […] dies magna et amara ualde. Enfin, vient le juste jugement. Tout au long de ce récit, Pierre intervient, comme dans toute la littérature apocalyptique, pour poser des questions, demander des explications, bref, jouer son rôle de Voyant. Son destin lui est même précisé à la fin : Voilà, Pierre, je t’ai révélé et expliqué toutes choses. Va vers la ville qui domine sur l’Occident et bois la coupe que je t’ai promise, des mains du fils de celui qui est dans l’Hadès, afin qu’il commence à disparaître. Quant à toi, tu as été choisi à cause de la promesse que je t’ai faite. Fais donc en paix ma proclamation dans le monde entier 16.
Le passage est corrompu 17 aussi bien en grec qu’en guèze, mais il maintient l’idée du martyre romain tout en lui donnant un rôle eschatologique. L’empereur, qui est décrit comme le fils de « celui qui siège dans l’Hadès », représente parfaitement l’ennemi final. Cette expression est d’ailleurs un peu étrange puisque la localisation du Diable dans l’Hadès n’intervient pas avant le iv e siècle 18. Elle indique cependant que le martyre de Pierre constitue comme le signal de départ à l’œuvre divine qui va faire disparaître la domination du mal. Pierre le voyant s’impose comme figure universelle d’autant que le texte précise également que Pierre doit faire sa « proclamation dans le monde entier ». Avec l’Apocalypse de Pierre, la figure mystique de l’apôtre se précise peu à peu. Tandis que sa qualité de visionnaire est largement affirmée, le rôle de son martyre se révèle. Sa mort à Rome est relue dans une perspective eschatologique.
15. Apocalypse de Pierre 3, 1, trad. P. M arassini, dans F. Bovon – P. Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, 1997, p. 758. 16. Apocalypse de Pierre 14, 4-6, trad. P. M arassini, dans F. Bovon – P. Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, 1997, p. 771. 17. R. Bauckham, « The Apocalypse of Peter. A Jewish Christian Apocalypse from the Time of Bar Kokhba », Apocrypha 5 (1994), p. 7-111 (aux p. 97 sqq.). 18. J. A. MacCulloch, The Harrowing of Hell, Édimbourgh, 1930, p. 227234.345-346.
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3. L’Apocalypse gnostique de Pierre Le processus de constitution de Pierre en visionnaire s’achève avec l’Apocalypse gnostique de Pierre. Cette apocalypse, retrouvée à Nag Hammadi (NH VII, 3), traduit les préoccupations d’une communauté qui se bat contre un certain laxisme baptismal et surtout contre la mise en place d’une hiérarchie stricte, ce qui a permis de la dater du début du iii e siècle à Alexandrie 19 : le texte pourrait avoir été écrit en réaction à l’autorité de l’évêque Démétrius (189-231) qui s’illustra par son opiniâtreté à mettre en place un épiscopat monarchique. Cela ne remet pas en cause notre localisation syrienne : on sait que des relations précoces se sont établies entre les Églises égyptiennes et syro-palestiniennes judéo-chrétienne 20. Dans ce texte, la figure de Pierre qui se modifie peu à peu, ou plus exactement, ce qu’il voit le fait verser dans un certain docétisme : Après qu’il m’eut dit cela, je le vis comme s’ils se saisissaient de lui. Et je dis : « Que vois-je, Seigneur ? T’appartient-il à Toi qu’on te saisisse ? Et Toi qui me retiens ? Et qui est celui qui se réjouit au-dessus du bois (de la croix) et qui sourit ? Quant à l’autre, ils martèlent ses pieds et ses mains ? ». Le Sauveur me dit : « Celui que tu vois se réjouir au-dessus du bois et sourire, c’est le vivant Jésus. Mais celui qu’ils percent de clous aux mains et aux pieds, c’est son (corps) charnel, le substitut, alors qu’ils en font un exemple. Celui qui est venu à l’existence, à la ressemblance de celui-là, vois-le avec moi » 21.
Voilà bien une vision dualiste. Le rire au-dessus de la croix dédouble Jésus, entre un « substitut » et un « vivant », entre une apparence et une réalité. Mais l’essentiel est ailleurs en ce qui concerne notre propos. Le plus fascinant est de repérer la glorification dont Pierre fait l’objet 22 . Celleci commence par une réinterprétation de l’épisode de la confession : Pierre devient une autorité (ἀρχή) pour toute la communauté. 19. EG, p. 1146-1147. 20. On trouve une bonne discussion dans G. Quispel , « Judaism, Judaic Christianity and Gnosis », dans A. H. B. L ogan – A. J. M. Wedderburn (éd.), The New Testament and Gnosis, Londres, 2004 2 [1re éd. 1983], p. 46-68 et B. A. Pearson, « Philo, Gnosis and the New Testament », dans A. H. B. L ogan – A. J. M. Wed derburn (éd.), The New Testament and Gnosis, Londres, 2004 2 [1re éd. 1983], p. 73-89. 21. Apocalypse de Pierre, 80, 6-24. Cette origine syrienne est supportée par Henriette Havelaar dans sa présentation de la traduction du texte en allemand : H.-M. Schenke et al. (éd.), Nag Hamadi deutsch, vol. 2, Berlin, 2003, p. 593. 22. K. Koschorke , Die Polemik der Gnostiker gegen das kirchliche Christentum : unter besonderer Berücksichtigung der Nag-Hammadi-Traktate “Apokalypse des Petrus” (NHC VII,3) und “Testimonium Veritatis” (NHC IX,3), Leyde, 1978, p. 27-36.
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Or toi aussi, Pierre, deviens parfait par ton nom et par moi aussi, celui qui t’a choisi, car j’ai fait de toi une autorité – également pour le reste que j’ai appelé à la connaissance 23.
Pourtant, Pierre n’est pas totalement prêt, en effet, il a encore charnellement peur devant les apparences : Alors qu’il disait 5 cela, je vis les prêtres et le peuple accourant à nous avec des pierres comme pour nous tuer. Et moi, je fus troublé (à l’idée) que nous allions mourir 24 .
La peur que Pierre ressent devant la mort prouve que tout n’est pas acquis pour en faire le « gnostique parfait » que prévoit le texte. Aussi bénéficie-t-il d’un second appel du Sauveur : Puis, 10 il me dit : « Pierre, je t’ai dit maintes fois que ce sont des aveugles qui n’ont pas de guides. Si tu veux connaître leur aveuglement, 15 mets les mains sur les bords de ta tunique et dis ce que tu vois ». Mais quand je fis cela, je ne vis rien. Je dis : « Il n’y a rien 20 à voir ». Il me dit à nouveau : « Recommence ». Alors, il se produisit en moi une crainte mêlée de joie, car je vis une lumière nouvelle plus grande que la lumière 25 du jour. Après cela, elle se posa sur le Sauveur, et je lui fis savoir ce que j’avais vu. Puis, il me dit encore : « Lève 30 les mains et écoute ce que disent 73 les prêtres et les gens du peuple ». Et j’écoutai les prêtres se tenant avec les scribes, alors que les gens de la foule s’époumonaient à crier. Quand 5 il entendit cela de ma (bouche), il me dit : « Dresse les oreilles de ta tête et écoute ce qu’ils disent ». Et j’écoutai à nouveau : « Alors que tu es assis, 10 c’est à toi qu’ils rendent gloire ». Et comme je disais cela, le Sauveur dit : « Je t’ai dit : « Ce sont des aveugles et des sourds ». Écoute donc maintenant 15 ce qui t’est dit mystérieusement, et garde-toi de le dire aux enfants de cet éon. Car toi, dans ces éons-ci, 20 on te blasphémera puisqu’ils ne te connaissent pas, alors que par la connaissance, on te rend gloire 25.
Voilà une excellente description de l’expérience mystique ! Tout le passage est construit sur une opposition du voir et de l’entendre : ce que l’on voit avec les yeux de chair n’a pas de consistance et lorsque l’on se cache les yeux, on voit la gloire du Seigneur ; les bruits ne se font véritablement entendre que lorsqu’on se bouche les oreilles et qu’on distingue le murmure de louange. Pierre le « vrai gnostique » 26 est invité à voir et à entendre 23. Apocalypse de Pierre, 71, 15-21. 24. Apocalypse de Pierre 72, 4-9. 25. Apocalypse de Pierre 72, 10-73, 22. 26. Some of the Gnostic Peter literature shows that they made considerable efforts to portray Peter as the true Gnostic. P. Perkins , « Peter in Gnostic Revelation »,
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par-delà le réel, à obturer les yeux et les oreilles de chair pour enfin voir et entendre avec ceux de l’âme. C’est d’ailleurs cette position mystique qui contredit la hiérarchie de la communauté. Et il y en aura d’autres parmi eux qui sont en dehors de notre nombre, qui se nomme eux-mêmes « évêques » et aussi « diacres », comme s’ils avaient reçu leur autorité de Dieu. Ils se soumettent au jugement de ceux qui siègent en premier. Ces gens sont des canaux asséchés.
Encore une fois, s’il fallait le démontrer, ce passage montre que le passage par la mystique va contre l’ordre établi et contre toutes les hiérarchies. La mystique est essentiellement révolutionnaire et il est assez piquant de voir Pierre, le « premier pape », se battre contre les structures nouvelles. Arrêtons-nous ici sur l’examen de la présence de Pierre dans les textes pétriniens pour nous interroger sur la figure de mystique qu’ils construisent. Jusqu’où Pierre va-t-il sur la mystic Way ? Manifestement, il ne va pas au-delà de la quatrième étape : Pierre s’arrête à la figure du voyant. II. P h i l i ppe l’ e x tat iqu e (si x i è m e
éta pe)
Philippe semble aller un peu plus loin sur la même voie. Une série de témoignages concordants semblent lier Philippe le Diacre – que toute la tradition confond avec Philippe l’Apôtre – avec la Phrygie. Le premier provient de Polycrate évêque d’Éphèse qui défendit l’usage quartodéciman 27 contre l’évêque de Rome Victor († 198). Dans une lettre, il invoque Philippe, enseveli à Hiérapolis, et ses deux filles. Voilà ce qu’il dit à Victor : De grands astres, dit-il, se sont couchés en Asie, qui se lèveront au dernier jour, lors de la venue du Sauveur, quand il viendra du ciel avec gloire pour chercher tous les saints, Philippe, l’un des douze apôtres, qui repose à Hiérapolis, ainsi que deux de ses filles, qui ont vieilli dans la virginité, et, l’autre qui, après avoir vécu dans le Saint-Esprit, a été ensevelie à Éphèse : Jean lui aussi, l’apôtre qui a dormi sur la poitrine du Sauveur, qui, prêtre, a porté la lame d’or, a été martyr et docteur et a son tombeau à Éphèse 28. dans G. McR ae (éd.) Society of Biblical Literature 1974 Seminar Papers, vol. 2, Cambridge/Massachusetts, 1974, p. 1-13. 27. L’usage quartodéciman coïncide avec la coutume juive de célébrer la Pâque le 14 nisan (mars-avril) quel que soit le jour de la semaine, tandis qu’au ii e siècle, c’est le dimanche qui suit qui est choisi. F. E. Brightman, « The Quartodeciman Question », Journal of Theological Studies 25 (1924), p. 254-270. B. L emoine , « Les controverses pascales du ii e siècle : désaccords autour d’une date », Questions liturgiques 73 (1992), p. 223-231. 28. Eusèbe de Césarée , Histoire ecclésiastique III, 31, 3 : καὶ γὰρ κατὰ τὴν Ἀσίαν μεγάλα στοιχεῖα κεκοίμηται· ἅτινα ἀναστήσεται τῇ ἐσχάτῃ ἡμέρᾳ τῆς
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Et de fait, ce martyrium octogonal de Philippe, avec son dôme recouvert de plomb, existe encore dans les ruines de Hiérapolis (aujourd’hui Pamukkale) 29. Or, dans l’Antiquité la région a une grande réputation de spiritualisme. Dans son Histoire ecclésiastique, l’historien Socrate explique : Ils apparaissent comme plus tempérés que les autres nations. Ils ne se rendent que rarement coupables de jurement. Les Scythes et les Thraces sont de naturel très irritable ; les habitants de l’Orient ont un penchant pour les plaisirs sensuels : les Paphlagoniens et les Phrygiens ne sont enclins, eux, à aucun de ces vices. Les jeux du cirque, les exhibitions théâtrales ne sont pas en estime parmi eux. Ils regardent la fornication et l’adultère comme des crimes énormes, et c’est un fait bien connu qu’il n’y a pas de race dans l’univers qui domine plus sévèrement ses passions, sous ce rapport, que la race des Phrygiens et des Paphlagoniens 30.
Cette réputation de piété extrême se confirma dans le christianisme, car la Phrygie fut le lieu d’une série de crises qui avaient en commun le goût de l’ascèse. Pour emprunter l’expression à Épiphane de Salamine, πολλαὶ γὰρ αἱρέσεις ἐν τῷ χωρίῳ, « c’est plein d’hérésies dans la région » 31. La première crise majeure fut celle de Montan 32 et de ses prophétesses qui entretient un lien manifeste avec Philippe. Vers 170, Montan, qui venait du paganisme, connut une série d’extases qui le conduisirent à formuler une foule de prophéties en compagnie de deux femmes, elles aussi prophétesses. Son énonciation prophétique laissait croire qu’il se prenait pour l’Esprit lui-même, alors qu’il ne faisait sans doute rien d’autre que de présenter ses prophéties comme des motions de l’Esprit saint 33. Illustration que messianisme et mystique sont liés, Montan prétendait que la Jérusa-
παρουσίας τοῦ κυρίου, ἐν ᾗ ἔρχεται μετὰ δόξης ἐξ οὐρανοῦ καὶ ἀναζητήσει πάντας τοὺς ἁγίους, Φίλιππον τῶν δώδεκα ἀποστόλων, ὃς κεκοίμηται ἐν Ἰεραπόλει καὶ δύο θυγατέρες αὐτοῦ γεγηρακυῖαι παρθένοι καὶ ἡ ἑτέρα αὐτοῦ θυγάτηρ ἐν ἁγίῳ πνεύματι πολιτευσαμένη ἐν Ἐφέσῳ ἀναπαύεται· ἔτι δὲ καὶ Ἰωάννης, ὁ ἐπὶ τὸ στῆθος τοῦ κυρίου ἀναπεσών, ὃς ἐγενήθη ἱερεὺς τὸ πέταλον πεφορεκὼς καὶ μάρτυς καὶ διδάσκαλος, οὗτος ἐν Ἐφέσῳ κεκοίμηται. 29. P. Verzone , « Il martyrium ottagono a Hierapolis di Frigia », Palladio 10 (1960), p. 1-20 ; P. Verzone , « Ausgrabungen von Hierapolis in Phrygien », Türk Arkeoloji Dergisi 8 (1959), p. 20-22 ; P. Verzone , « Relation de l’activité de la Mission archéologique italienne de Hiérapolis pour la campagne 1960 », Türk Arkeoloji Dergisi 11 (1963), p. 35-38. 30. Socrate , Histoire ecclésiastique IV, 27. 31. Épiphane de Salamine , Panarion 42 32. Pour les sources l’ouvrage de P. de L abriolle , Les Sources de l ’histoire du montanisme, textes grecs, latins syriaques, Paris, 1913, reste indispensable. 33. C. M. Thomas , « The Scriptures and the New Prophecy : Montanism as Exegetical Crisis », dans D. H. Warren (éd.), Early Christian Voices in Texts, Traditions, and Symbols, Leyde-Boston, 2003, p. 155-165.
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lem céleste descendrait dans deux villages de Phrygie, Pépuze et Tymion 3 4 . À vrai dire, le christianisme que professait Montan était plutôt orthodoxe et on peut se demander si ce n’est pas son succès fulgurant, que ne cherche pas à cacher Eusèbe de Césarée, qui est la cause de l’opposition qu’il rencontra. Manifestement, Montan était un organisateur hors pair, qui réussit à donner à son mouvement une très grande extension 35. Épiphane indique que la liaison avec les filles de Philippe avait bien été revendiquée par les montanistes. Il affirme que les Cataphrygiens considéraient Quintilla comme leur fondatrice avec Priscilla. Elles parlaient de la sœur de Moïse comme une preuve en faveur de l’ordination des femmes et disaient que Philippe avait quatre filles qui avaient prophétisé : Ils appellent parmi eux des femmes des prophétesses. […] Ils invoquent l’autorité de Quintilla qui leur a prêché ainsi qu’aux Cataphrygiens en compagnie de Priscilla. Ils font appel à des autorités nombreuses et futiles. Ils font grand cas d’Ève, parce qu’elle aurait mangé la première du fruit de la connaissance. Ils appellent aussi prophétesse la sœur de Moïse, et se servent de son témoignage pour appeler des femmes au sacerdoce. En outre, disent-ils, les quatre filles de Philippe ont été prophétesses 36.
Le texte révèle donc une prompte annexion par les exaltés de Phrygie. Un texte en témoigne, dont les éditeurs pensent, avec une certaine vraisemblance, qu’il est composite : les Actes de Philippe 37 composé des Actes mêmes (CCCA 250.1 = BHG 1516-1524) et du martyre de Philippe (CCCA 250.2 = BHG 1525-1526 m). Ce caractère composite décourage
34. P. L ampe , « La découverte et l’exploration archéologique de Pepouza et Tymion, les deux cités principales du montanisme en Phrygie », dans B. Bakhouche – P. L e Moigne , Dieu parle la langue des hommes : études sur la transmission des textes religieux (1er millénaire), Lausanne, 2007, p. 203-217. 35. P. de L abriolle , La Crise montaniste, Paris, 1913, p. 27. La description de l’organisation de Montan se trouve chez Eusèbe de Césarée , Histoire ecclésiastique V, 16, 14 et 18, 2.4.7.13. 36. Épiphane , Panarion 49, 2 : Γυναῖκας οὖν παρ᾽αὐτοῖς καλοῦνται προφήτιδες. […] Κυΐτιλλαν δὲ ἔχουσιν ἀρχηγὸν ἅμα Πρισκίλλῃ, τῇ καὶ παρὰ τοῖς κατὰ Φρύγας. Θέρουσι δὲ μαρτυρίας πολλὰς ματαίας, χάριν διδόντες τῇ Εὔᾳ, ὅτι πρώτη βέβρωκεν ἀπὸ τοῦ ξύλου τῆς προνήσεως. Καὶ τὴν ἀδελφὴν τοῦ Μωϋσέως, ὡς προφήτιδα λέγουσιν, εἰς μαρτυρίαν τῶν παρ᾽ αὐτοῖς καθισταμένων γυναικῶν ἐν κλήρῳ. Ἀλλὰ, φησὶ, τέσσαρες θυγατέρες ἦσαν τῷ Φιλίππῳ προφητεύουσαι. 37. On trouvera une analyse du texte dans : F. Bovon, « Les Actes de Philippe », dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 25.6, 1988, p. 4431-4527. F. A msler , « Les Actes de Philippe. Aperçu d’une compétition religieuse en Phrygie », dans J.-D. K aestli – D. M arguerat, Le Mystère apocryphe, Genève, 1995, p. 125-140. F. A msler , Acta Philippi. Commentarius, Turnhout, 1999. Le texte : Actes de Philippe, trad. B. Bouvier – F. Bovon, dans F. Bovon – P. Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, 1997, p. 1180-1320.
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de chercher une origine montaniste précise 38. En revanche, il dépeint un Philippe largement influencé par l’extatisme. Tout mystique a quelque chose d’ascétique et ce texte prêche largement le retrait du monde. Il met en avant le rejet du mariage et la dissolution des mariages existants (AcPh 5), le thème obsédant de la « maison pure », qui est celle où l’on ne pratique pas les relations sexuelles (AcPh 4), le rejet de la viande et du vin (AcPh 1), le mépris pour les richesses (AcPh 6), le port d’un vêtement distinctif (AcPh 2), le port d’un vêtement masculin par les femmes (AcPh 8). D’ailleurs, dès le cinquième acte, on connaît la réputation de Philippe : « Son enseignement consiste à séparer les maris des femmes, en disant que la pureté, comme on dit, converse avec Dieu » 39. Le huitième acte trace le programme apostolique. On apprend à Philippe qu’on lui donne la terre des Hellènes en partage pour son évangélisation. Il se met à pleurer. Sa sœur Mariamne que l’on peut identifier à Marie-Madeleine 4 0 s’en ouvre à Jésus. Ac 8, 3 – Le Sauveur lui dit : « Je sais que tu es bonne et vaillante en ton âme et bénie parmi les femmes ; voilà qu’une mentalité de femme a gagné Philippe, tandis qu’habite en toi une mentalité virile et vaillante […]. 4. Quant à toi Mariamne, change de costume et d’apparence : dépouille tout ce qui dans ton extérieur rappelle la femme, la robe d’été que tu portes. Ne laisse pas la frange de ton vêtement traîner par terre, ne le drape point, mais coupe cela ; puis mets-toi en route en compagnie de ton frère Philippe vers la ville appelée Ophéorymos (la promenade des serpents). Les habitants de cette ville, en effet, rendent un culte à la mère des Serpents, la Vipère. Quand vous entrerez dans la ville, il faut que les serpents de cette ville te voient débarrassée de l’aspect d’Ève et que rien, dans ton apparence, ne trahisse la femme. Car l’apparence d’Ève est la femme, et c’est elle qui incarne la forme féminine. Quant à Adam, il incarne la forme de l’homme, et tu sais que dès l’origine, l’inimitié a surgi entre Ève et Adam. Ce fut le début de la rébellion du serpent contre cet homme et de son amitié pour la femme ; si bien qu’Adam fut abusé par sa femme Ève ; et la mue du serpent, c’est-à-dire son venin, il l’a revêtue par Ève ; et au moyen de cette dépouille, l’ennemi originel a trouvé à se loger en Caïn, le fils d’Ève pour qu’il tue Abel son frère. Toi donc, Mariamne, échappe à la pauvreté d’Ève pour t’enrichir toi-même.
38. Le lien entre les Actes de Philippe et le montanisme a déjà été repéré par E. Peterson, « Die Häretiker der Philippus-Akten », Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft 31 (1932), p. 97-111. 39. Ἠ δὲ διδασκαλία αὐτοῦ ἐστι διαχωρίζουσα ἄνδρας καὶ γυναῖκας, λέγων ὅτι ἡ ἁγνεία, φησίν, ὁμιλεῖ τῷ θεῷ. 40. Sur ce personnage dans les Actes de Philippe, voir F. Bovon, « Mary Magdalene in the Acts of Philip », dans New Testament and Christian Apocrypha. Collected Studies, II, Tübingen, 2009, p. 259-272.
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Tout dans ce texte exprime la Phrygie et ses croyances. Remarquons qu’il commence par une vision du Sauveur. Comme chez Montan, visions et révélations sont monnaie commune et accompagnent tous les actes de Philippe et de ses compagnons. Ensuite, commence un jeu sur la virilité et sur la vaillance. Tandis que Philippe se met à douter et perd ainsi sa virilité, Mariamne peut troquer la féminité contre la virilité. On est bien ainsi dans un refus total de la différence sexuelle. La suite précise d’ailleurs ce point : pour devenir homme, il suffit de ne plus paraître comme une femme. Car plus que le comportement, c’est l’apparence qui est ici visée : dépouiller le costume (στολή), la robe d’été (θέριστρον), la frange. Refuser le drapé et l’apprêt. Refuser en un mot tout ce qui relève de la séduction. La ville dont il s’agit ici est désignée par un nom de code : Ophéorymos, la promenade des serpents. L’allusion est transparente. On retrouve ici la forme que prend la Déesse-mère asiate (identifiée parfois à Cybèle) à Hiérapolis : l’Echidna, la déesse-serpent 41. L’auteur décrit sa propre région comme une terre venimeuse, que la venue de Philippe parviendra à rendre saine. Mais plus que cela, il comprend son pays comme sauvé par l’encratisme. En désignant la contrée par ses liens avec le serpent, il peut faire une allusion à la Chute. Puisque le Serpent de la Genèse a séduit Ève parce qu’elle était pourvue de toute sa féminité et donc de tout son attrait sexuel, c’est en renonçant à toute sexualité, en se vêtant de manière austère, que l’on vaincra son substitut, qui siège à Hiérapolis. La Phrygie, terre de la Grande Déesse et terre des serpents, représente le lieu par excellence où se renverse l’antique malédiction. Le lien entre identité géographique – la Phrygie libérée du Serpent –, identité idéologique – l’encratisme – et filiation apostolique est ici total : Mariamne, la nouvelle Ève asexuée et son frère Philippe, ont trouvé leur terre d’accueil. Philippe connaît quant à lui des expériences d’extase, dont l’une est parfaitement mise en scène dans un épisode situé dans le cinquième acte de Philippe qui narre la conversion d’Iréos : Quant à Iréos, il marchait en tête, transporté de joie ; leur mise était décente et aucune partie de leur corps n’était découverte, si ce n’est leurs yeux. Iréos dit : « Allons, n’hésitez pas. » Lorsqu’ils arrivèrent auprès de Philippe et qu’ils virent comme une grande lumière, ses disciples faisant corps autour de lui, ils n’eurent point la force de l’approcher. Iréos luimême fut saisi de crainte devant Philippe de le voir ainsi transfiguré. Étant tombés la face contre terre, ils se mirent à pleurer en disant : « sois clément envers nous ! » Et toute la maison fut ébranlée par la crainte qui s’était abattue sur eux. Lorsque Philippe comprit qu’ils n’étaient pas en mesure
41. W. M. R amsay, The Cities and Bishoprics of Phrygia, Oxford, 1895, p. 94.
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de soutenir le poids de la lumière, il se souvint de Jésus et reprit sa figure première 42 .
L’épisode qui précède peut bien être décrit comme un épisode mystique. En effet, dire qu’il s’agit d’une transfiguration nous placerait déjà dans ce point de communication entre la terre et le ciel qui la caractérise. Mais on peut en dire davantage. Comme le faisait remarquer Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, le propre du phénomène extatique est d’être temporaire et lumineux : Ébranlée dans ses profondeurs par le courant qui l’entraînera, l’âme cesse de tourner sur elle-même, échappant un instant à la loi qui veut que l’espèce et l’individu se conditionnent l’un l’autre, circulairement. Elle s’arrête, comme si elle écoutait une voix qui l’appelle. Puis elle se laisse porter, droit en avant. Elle ne perçoit pas directement la force qui la meut, mais elle en sent l’indéfinissable présence, ou la devine à travers une vision symbolique. Vient alors une immensité de joie, extase où elle s’absorbe ou ravissement qu’elle subit : Dieu est là, et elle est en lui. Plus de mystère. Les problèmes s’évanouissent, les obscurités se dissipent ; c’est une illumination. Mais pour combien de temps ? Une imperceptible inquiétude, qui planait sur l’extase, descend et s’attache à elle comme son ombre 43.
Cette imperceptible inquiétude qui marque irrémédiablement le caractère temporaire de l’extase se retrouve chez Philippe. Il ne saurait rester de manière permanente en Dieu, il se doit à ses communautés, il se souvient de Jésus, sans doute pour se rappeler que lui aussi avait cessé de converser avec Moïse et Élie pour revenir sur terre. On conclura donc ce passage sur Philippe avec ce retour sur terre : sur la « voie mystique », Philippe est allé jusqu’à l’extase, la quatrième étape. III. Thomas
l e dou bl e
(h u i t i è m e
éta pe)
Pour terminer cette enquête sur les figures apostoliques, on évoquera Thomas. On connaît plusieurs textes qui lui sont rapportés, ce qui a pu faire penser à une école thomasienne 4 4 ou bien à une communauté thomasienne sur le modèle de la communauté johannique 45. L’idée a été contes42. Actes de Philippe 5, 22-23, dans F. Bovon – P. Geoltrain (éd.), Écrits apo cryphes chrétiens, I, Paris, 1997,, p. 1244. 43. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, chap. iii. 44. B. L ayton (The Gnostic Scriptures, Garden City/New York, 1983, p. 359364) parle d’une « école de saint Thomas ». G. J. R iley, « Thomas Tradition and the Acts of Thomas », SBL Seminar Papers 30, Atlanta/Géorgie, 1991. 45. G. J. R iley, Resurrection Reconsidered : Thomas and John in Controversy, Minneapolis/Minnesota, 1995.
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tée 4 6 et il nous semble plus prudent de parler d’une « tradition » cumulative 47. Quoi qu’il en soit, les textes thomasiens entretiennent une proximité que leur donne leur commune origine : la Syrie, dont les fondateurs sont certainement les milieux judéens 48. En parlant de christianisme syriaque, il convient de ne pas sous-estimer la diversité des traditions de ce pays 49. Quoi de commun en effet entre la sagesse policée, cultivée et finalement optimiste d’un Bardesane (154-222) et les errants de Syrie dont parle Sozomène et que A. Vööbus 50 a étudiés ? Quand ils débutèrent une telle philosophie, ils furent appelés βοσκοί [brouteurs], car ils n’avaient pas de maisons, ne mangeaient ni pain ni viande et ne buvaient pas de vin, mais ils habitaient constamment dans les montagnes, priant Dieu continuellement avec les prières et des hymnes selon la loi de l’Église. Aux heures habituelles des repas, ils prenaient chacun une faucille et erraient dans les montagnes et se nourrissent de plantes sauvages comme s’ils broutaient 51.
Ces moines itinérants sont d’excellents candidats pour expliquer l’émergence d’une tradition thomasienne. Venus des milieux judéo-chrétiens, on les retrouve jusqu’au vi e siècle, où ils continuent à pratiquer l’ascétisme 52 et la prière et présentèrent une certaine propension à se radicaliser avec le temps 53. Leur ascétisme est vécu comme imitation du Christ et comme la forme la plus haute d’une vie chrétienne, ainsi que nous le prouve la Lettre 46. R. Uro, Thomas. Seeking the Historical Context of the Gospel of Thomas, Londres – New York, 2003, p. 24. 47. P.-H. Poirier , « Évangile de Thomas, Actes de Thomas, Livre de Thomas. Une tradition et ses transformations », Apocrypha 7 (1996), p. 9-26. 48. L. W. Barnard, « The Origins and Emergence of the Church in Edessa during the First Two Centuries A.D. », Vigiliæ Christianæ 22 (1968), p. 161-175. 49. H. J. W. Drijvers , « Apocryphal Literature in the Cultural Milieu of Osrhoëne », Apocrypha 1 (1991), p. 231-247. 50. A. Vööbus , History of Asceticism in the Syrian Orient. A Contribution to the History of Culture in the Near East, I. The Origin of Asceticism. Early Monasticism in Persia, Louvain, 1958, p. 150-157 ; A. Vööbus , History of Asceticism in the Syrian Orient. A Contribution to the History of Culture in the Near East, t. II : Early Monasticism in Mesopotamia and Syria, Louvain, 1960, p. 22-35. 51. Sozomène , Histoire ecclésiastique vi, 33, 2 : τούτους δὲ καὶ βοσκοὺς ἀπεκάλουν, ἔναγχος τῆς τοιαύτης ἂιλοσοἂίας ἄρξαντας. ὁνομάξουσι δὲ αὐτοὺς ὧδε, καθότι οὔτε οἰκήματα ἔχουσιν οὔτε ἄρτον ἢ ὄψον ἔσθίουσιν οὔτε οἶνον πίνουσιν, ἐν δὲ τοῖς ὄρεσι διατρίβοντες, ἀεὶ τὸν θεὸν εὐλογοῦσιν ἐν εὐχαῖς καὶ ὕμνοις κατὰ θεσμὸν τῆς ἐκκλησίας. τροἂῆς δὲ ἡνίκα γένηται καιρός, καθάπερ νεμόμενοι, ἅρπην ἔχων ἕκαστος, ἀνὰ τὸ ὄρος περιιόντες τὰς βοτάνας σιτίζονται. 52. D. Caner , Wandering, Begging Monks : Spiritual Authority and the Promotion of Monasticism in Late Antiquity, Berkeley/Californie, 2002, p. 50-57. S. P. Brock , « Early Syrian Asceticism », Numen 20 (1973), p. 1-19. 53. H. J. W. Drijvers , « Edessa und das jüdische Christentum », Vigiliæ Christianæ 24 (1970), p. 4-33.
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aux Vierges de Clément dont Harnack a bien vu le lien avec l’émergence de la vie monastique 54 . Thomas est le héros de ce milieu monastique ; non seulement, une tradition place son apostolat à Édesse à partir du iv e siècle, mais surtout, il possède une caractéristique extraordinaire : c’est le jumeau de quelqu’un. Il convient en effet de s’arrêter un instant sur le nom que l’évangéliste donne à l’apôtre, car il est possible que ce soit ce nom qui explique, peutêtre plus que les épisodes dont il est le héros par ailleurs 55, sa postérité. Il Θωμᾶς ὁ λεγόμενος δίδυμος l’appelle Jean (Jn 11, 16 que l’on retrouve chaque fois qu’est présenté l’apôtre en 20, 24 ; 21, 2). En apparence, rien de plus simple : Θωμᾶς n’est que la transcription de l’araméen signifiant « jumeau ». C’est un nom rarissime puisque, en dehors des textes chrétiens, on n’en connaît qu’une occurrence, un Thomas fils de Simon qui joue le rôle de témoin dans les archives de Babatha (P. Yadin 10) 56. La glose ὁ λεγόμενος δίδυμος n’est donc qu’une traduction de ce nom. Pourtant, cette glose ne cesse pas de soulever des questions. Quel est le nom propre de ce jumeau ? Et surtout, de qui peut-il bien être le jumeau 57 ? La réponse ne se fait pas attendre : de Jésus. 1. Les Actes de Thomas En effet, cette gémellité est largement mise en avant dans les Actes de Thomas et nous allons voir qu’elle y acquiert un rôle mystique. Ce texte pourrait avoir été composé à Édesse ou à Nisibe 58 dans la première moitié du iii e siècle en syriaque puis connaître une traduction grecque (quelques syriacismes laissent penser que l’original est syriaque) 59. Pendant longtemps, on l’a compris comme une simple promotion de l’encratisme. L’apôtre n’a pas besoin des plaisirs du monde, martèle le texte. On peut le constater lors d’un repas de noces : 54. A. von H arnack , « Die pseudoclementinischen Briefe De virginitate und die Entstehung des Mönchtums », Sitzungsberichte der königlich-preußischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin 21 (1891), p. 381-382. 55. P.-H. Poirier , « Évangile de Thomas, Actes de Thomas, Livre de Thomas. Une tradition et ses transformations », Apocrypha 7 (1996), p. 9-26. 56. T. I lan, Lexicon of Jewish Names in Late Antiquity, I, Tübingen, 2002, p. 416. 57. J. M eier , Un certain juif Jésus, III, Paris, 2006, p. 138. 58. S. E. Myers , « Revisiting Preliminary Issues in the Acts of Thomas », Apocrypha 17 (2006), p. 95-112. 59. A. F. J. K lijn, The Acts of Thomas (Novum Testament Supplement Series 5), Leyde, 1962, p. 5-7. Le fait a été confirmé par H. W. Attridge , « The Original Language of the Acts of Thomas », dans H. W. Attridge (éd.), Of Scribes and Scrolls : Studies on the Hebrew Bible, Intertestamental Judaism and Christian Origins presented to John Strugnell, Lanham/Maryland, 1990, p. 241-250.
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Tandis que tous mangeaient et buvaient, Judas ne goûtait à rien du tout. Ceux qui étaient près de lui, lui demandèrent : « Pourquoi es-tu venu ici, puisque tu ne peux ni manger ni boire ? » Judas rétorqua : « c’est pour quelque chose de meilleur que le manger et le boire que je suis venu ici » (AcTh 5).
On le voit ensuite refuser toutes les relations sexuelles à propos d’une joueuse de flûte. Cette joueuse de flûte était juive. Comme elle s’était arrêtée au-dessus de lui un long moment, Judas ne releva pas le visage, mais il fixait constamment le sol (AcTh 6).
La joueuse de flûte est juive ; coucher avec elle n’entraînerait aucune souillure, prétend le texte, qui semble au fait de certains usages du judaïsme. Et pourtant, Thomas ne cherche même pas à la regarder : toujours cette obsession de rester fixé sur Jésus. Ailleurs, il pratique même des eucharisties encratiques puisqu’elles se font sans vin 60. Pourtant, l’ascétisme a souvent été l’arbre qui cachait la forêt aux chercheurs. Elle n’est qu’un aspect de ce qui constitue le cœur du propos des Actes : imiter le Christ. Tout dans la vie de l’apôtre doit reprendre les actions de Jésus. De passage chez le roi Goudnaphar, Thomas promet de construire un palais. Évidemment, il ne le réalise pas, puisque le vrai palais est dans les cieux. Avec l’argent du roi, voilà ce qu’il fait : Il n’a construit ni palais ni rien fait d’autre que circuler par villes et villages, donner aux pauvres et leur enseigner un dieu nouveau, guérir les malades et chasser les démons, et accomplir beaucoup de choses. Nous pensons qu’il est un sorcier, mais sa miséricorde et son art de guérisseur sont gratuits. Son abnégation et sa piété font penser qu’il est soit un mage, soit l’apôtre d’un dieu nouveau ; en effet, il jeûne beaucoup et prie beaucoup, mange du pain et du sel et boit de l’eau ; il se vêt d’une seule tunique ; il n’accepte rien de personne et, ce qu’il a, il le donne aux autres (AcTh 20).
Construire un palais selon Dieu, c’est imiter Jésus. Imiter son itinérance, avoir le même souci que lui des pauvres, enseigner, guérir les malades et opérer des exorcismes ; tout cela a été accompli par le rabbi de Nazareth. Comme Jésus, jeûnant au désert, Thomas pratique le jeûne ; comme Jésus priant son Père, Jésus prie. Comme Jésus n’ayant qu’une seule tunique lors de sa crucifixion, il ne possède qu’un seul vêtement. En assimilant Thomas à Jude, frère du Seigneur (celui de l’épître), on en fait son jumeau. Cette thématique de la gémellité a été depuis longtemps repérée dans le christianisme d’Édesse, qui s’ente sur un terreau païen
60. A. McGowan, Ascetic Eucharists: Fond and Drink in Early Christian Ritual Meals, Oxford, 1999.
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pratiquant le culte aux Dioscures 61 ou aux jumeaux Azizos et Monimos (l’étoile du matin et l’étoile du soir) 62 . Être un jumeau, c’est avant tout être pareil à un autre. À de nombreuses reprises, on peut constater l’identification entre Thomas et le Christ. Par exemple, un jeune homme mort d’une morsure de serpent voit le Christ dans sa vision. Lorsqu’il en parle à Thomas, il le décrit comme « celui qui te ressemble » (AcTh 57). La scène nuptiale est elle aussi caractéristique. On ne s’étendra pas sur la question de ce rite, souvent étudié 63, mais on remarquera l’assimilation : Le roi demanda aux garçons d’honneur de sortir de la chambre nuptiale. Quand tous furent sortis et que les portes eurent été fermées, le fiancé souleva le voile de la chambre nuptiale pour amener à lui la jeune épouse. Et il vit le Seigneur Jésus conversant avec la jeune épouse, ayant la ressemblance de Judas Thomas qui peu auparavant les avait bénis et les avait quittés, l’apôtre. Il lui dit : « N’es-tu pas sorti avant tous ? Comment maintenant te trouves-tu ici ? » Le Seigneur lui répondit : « Je ne suis pas Judas, dit aussi Thomas, je suis son frère. » Alors Jésus s’assit sur le lit, il les invita à s’asseoir sur des chaises et il commença de leur parler… (AcTh 11).
Le texte est particulièrement intéressant puisqu’ici ce n’est pas Thomas qui ressemble à Jésus, c’est Jésus qui ressemble à Thomas. Et d’ailleurs, les rôles sont inversés : ce n’est pas Thomas le frère de Jésus, mais Jésus le frère de Thomas. Bien entendu, sa prédication est d’une redoutable efficacité puisque le lendemain, les époux sont en pleine crise mystique. La femme fait une déclaration en apparence encratique, mais qui est en réalité une belle preuve de mysticisme puisqu’elle déclare, comme en Matthieu 9, 15, que Jésus est l’Époux. Si cette œuvre de corruption et les embarras de ce mariage de vanité ont été méprisés par moi, c’est parce que j’ai été invitée au mariage véritable ; si je ne me suis pas unie avec un homme par une union dont la fin est un amer repentir, c’est parce que j’ai été donné à l’homme véritable (AcTh 14).
Le plus souvent, la confusion entre les deux frères est extrême et conduit à une sorte de Doppelsinnigkeit 6 4 . Ainsi, lorsque Magdonia vient en prison : 61. J. R endel H arris , The Dioscuri in the Christian Legends, Londres, 1903, p. 29-41 ; J. R endel H arris , The Cult of the Heavenly Twin, Cambridge, 1906, p. 101-118. L. R. Bailey, « The Cult of the Twins at Edessa », Journal of the American Oriental Society 88 (1968), p. 342-344. 62. H. J. W. Drijvers , Cults and Beliefs at Edessa, Leyde, 1980, chap. vi. R. Kuntzmann, Le symbolisme des jumeaux au Proche-Orient ancien, Paris, 1983. 63. J. A. Delaunay, « Rite et Symbolique en Acta Thomæ », dans P. Gignoux – A. Taffayoli (éd.), Mémorial Jean de Menasce, Louvain, 1974, p. 11-34. 64. G. Bornkamm, Mythos und Legende in den apokryphen Thomasakten. Beiträge zur Geschichte der Gnosis und Vorgeschichte des Manichäismus, Göttingen, 1933, p. 17-18.
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Tandis qu’elle allait, Judas la rencontra qui venait vers elle. Elle le vit et eut peur, car elle pensait que c’était l’un des grands, à cause de l’abondante lumière qui le précédait. Elle dit : « Malheur à toi, ma malheureuse âme, parce que tu es perdue. Je ne verrai plus Judas, l’apôtre de Jésus, le Dieu vivant, parce que je n’ai pas encore reçu de lui le signe » (AcTh 118).
Qui voit Magdonia ? Est-ce Jésus transfiguré comme le laisse penser la lumière ? Est-ce Thomas qu’elle prend pour Jésus lui-même ? Thomas le disciple parfait, entièrement soumis au Christ, se pose finalement comme son double. L’apôtre dévoile progressivement la figure du Christ. Il finit par s’identifier totalement à lui : Thomas, c’est Jésus. La gémellité, qui reçut autrefois une interprétation géographique, anthropologique ou astrologique exprime ici une sorte de modèle de salut où il faut se faire semblable au Christ pour en acquérir une sorte de connaissance (gnosis) et devenir conscient de soi pour laisser passer le Christ et ses mystères 65. La substitution débouche sur une sorte d’union ou de fusion entre la divinité et le fidèle, de retour vers une sorte d’unité perdue. Thomas est à la fois celui qui laisse passer le Christ et la manifestation du Christ dans l’étranger : l’Inde, où se situe le chant. Cette unité est exprimée par le fameux Chant de la Perle (108-112) dont le centre n’est pas la perle, mais la robe, retour vers l’unité perdue. Il nous permet d’apercevoir le sens de l’Inde : l’Inde, c’est certainement une tradition sur Thomas, mais c’est aussi probablement une métaphore de ce monde. La robe constitue la contrepartie divine du soi : Thomas figure terrestre a sa contrepartie divine en Jésus. En réalité, le Chant de la Perle est une sorte de mise en abyme de tous les Actes. Il présente la vie comme un voyage eschatologique en pays étranger accompagné du Christ où tout a une contrepartie : le mal apparaît sous la forme des personnages noirs, Jésus apparaît sous la forme de Thomas. Et surtout, il rappelle que le Christ, et l’homme, sont des vagabonds, des Wanderer : homo viator. Pour le croyant, Thomas est une figure centrale, car elle permet de s’unir par imitation au Christ lui-même. Elle permet de se « christifier », comme dirait Teilhard de Chardin. Cette caractéristique est destinée à inciter les lecteurs à effectuer leur assimilation au Christ, guidés par l’exemple de Thomas. Ainsi, Jésus a donné l’exemple à Thomas de la pauvreté volontaire et des errances, afin que Thomas, son double, promeuve un mode de vie apostolique à l’imitation de ses lecteurs. De cette façon, les Actes de Thomas encouragent les lecteurs à répondre à un idéal résumé dans l’Évangile de Thomas en un commandement simple : « Soyez des passants ! » En d’autres termes, devenir transitoire.
65. B. L ayton, The Gnostic Scripture, New York, 1987, p. 360.
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2. Le Livre de Thomas l’Athlète Certaines tendances, y compris sectaires, reprennent la figure de Thomas là où les Actes l’avaient laissée et la développent. Parmi ces textes qui font évoluer la figure de Thomas, on peut citer le codex II, 7 de Nag Hammadi 66, le Livre de Thomas l ’Athlète, qui date de la fin du iii e siècle. Rédigé en copte sahidique, c’est un dialogue sans doute d’origine « prémanichéenne ». Le texte, qui est marqué par un encratisme manifeste, se compose de plusieurs parties : un prologue qui met en scène le discours (138, 1-4), un discours introductif (138, 4-21), sept échanges entre Thomas et le Sauveur (138, 22-143, 7), un monologue prodiguant malédiction et bénédiction (143, 8-145, 7), des promesses eschatologiques (145, 8-16) Ce texte est probablement composite et mêle un livre de Thomas qui est un appel à l’ascétisme qui nous rapproche des années 250 en Syrie, et une collection de dits (peut-être provenant de la source Q et l’Évangile de Thomas) qui nous place vers 275 en Haute-Égypte. Le but de l’ouvrage semble être de prononcer une condamnation contre des membres de la communauté qui ne peuvent vivre un ascétisme sans faille. Ce qui frappe dans ce texte, c’est que l’identification entre Thomas et le Sauveur est totalement réalisée. (f° 138) : Le Sauveur dit : Frère Thomas, tant que tu as du temps dans le monde, écoute-moi, que je te révèle ce sur quoi tu as réfléchi dans ton cœur. Puisqu’on dit que tu es mon jumeau et mon véritable compagnon, examine-toi et comprends qui tu es et comment tu es ou ce que tu deviendras. Puisqu’on te nomme mon frère, il ne faut pas que tu sois sans te connaître toi-même ; et je reconnais que tu as compris, car tu as déjà compris que je suis la connaissance de la Vérité.
En appelant Thomas « frère », le sauveur joue sur les deux sens du mot : Thomas est bien un frère chrétien et un frère jumeau. Il s’agit d’une gémellité entre le double terrestre et le double céleste. Thomas réfléchit dans son cœur et Jésus est l’exégète. Le Sauveur poursuit et appelle Thomas « compagnon véritable » en grec dans le copte συναληθής qui explique peut-être le jeu de mots de la fin « Thomas l’athlète », συναθλητής. « Examinetoi » traduit la complémentarité des deux. Comme dans le γνῶθι σεαυτόν du temple de Delphes, se connaître soi-même, c’est connaître Dieu. Pour les communautés à l’origine de ces textes, Thomas, jumeau du Christ, est la vivante image du processus de connaissance. Puisqu’il est le double du Sauveur, lorsqu’il se connaît lui-même, il connaît son frère. Il ne fait que
66. R. Kuntzmann, Le Livre de Thomas, Québec, 1986.
PIERRE, THOMAS, PHILIPPE, TROIS FIGURES MYSTIQUES
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réaliser de manière parfaite ce que tout chrétien est censé faire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à la fin du texte, le Sauveur déclare : Qui ne s’est pas connu n’a rien connu, mais qui s’est connu lui-même a déjà acquis la connaissance de la profondeur du Tout. Voilà pourquoi, toi, mon frère Thomas, tu as vu ce qui est caché aux hommes, ce sur quoi ils butent par manque de connaissance.
Par la figure de Thomas, le texte réalise en réalité une petite catéchèse gnostique. Le disciple doit trouver en soi son jumeau, un jumeau astral, un jumeau spirituel, le Christ en soi. Cela débute sur une connaissance, sur une compréhension de soi, puis de la Vérité. Thomas jumeau du sauveur devient Thomas prototype du parfait, preuve que tout parfait doit devenir le jumeau du Sauveur. La fusion est totale et ressemble à la dernière étape pour Evelyn Underhill que Bergson décrit ainsi : Déjà elle sentait Dieu présent, déjà elle croyait l’apercevoir dans des visions symboliques, déjà même elle s’unissait à lui dans l’extase ; mais rien de tout cela n’était durable parce que tout cela n’était que contemplation : l’action ramenait l’âme à elle-même et la détachait ainsi de Dieu. Maintenant, c’est Dieu qui agit par elle, en elle : l’union est totale, et par conséquent définitive. […] Disons que c’est désormais, pour l’âme, une surabondance de vie. C’est un immense élan. C’est une poussée irrésistible qui la jette dans les plus vastes entreprises. Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu’elle voit grand et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa conduite, la guide à travers des complications qu’elle semble ne pas même apercevoir 67.
IV. C onclusion Que conclure de cet examen de la réception mystique des figures apostoliques ? Au-delà de la classification qui nous a servi de principe d’organisation et dont on peut percevoir aisément les limites, il convient de faire deux remarques conclusives. (1) Malgré ses limites, le classement nous a permis d’observer que le phénomène mystique n’est pas du tout unitaire dans le christianisme. Tandis que la Syrie privilégie un Pierre assez proche des visionnaires classiques du judaïsme, la Phrygie marque un goût prononcé pour les phénomènes extatiques, tandis que le christianisme édessénien se fait le chantre de la fusion en Dieu. La géographie physique traduit ici une certaine géographie spirituelle, dans laquelle des courants divers 67. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, chap. iii.
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cherchent des formulations différentes. (2) En revanche, on peut constater l’unicité de l’emploi des figures apostoliques dans la réception des idées mystiques que l’on veut promouvoir. Ils incarnent des idées, ils mettent en attitudes, en sentiments, en affects humains les idées théoriques sur Dieu et sur le moyen de s’approcher de lui. Aucune mystique ne saurait rester théorique : elle est avant tout expérience et doit être incarnée ou ne pas être. Et les apôtres, hommes idéaux, chrétiens parfaits, fournissent le support de cette incarnation. En un mot, par leur existence incarnée, ils font passer la théologie dans la mystique, ils sont des embrayeurs mystiques.
LA DÉROUTE MILITAIRE COMME ÉPREUVE MYSTIQUE : RETOUR SUR UN PASSAGE DU RÈGLEMENT DE LA GUERRE , 1QM XVI, 11 – XVII, 9 Christophe Batsch Université de Lille
Summary This paper focuses mainly on two points. On the one hand, it tries to demonstrate that the first wars described in the introduction of the War Scroll (col. I), are actual historical events, understood as signs announcing the eschatological war. On the other hand, it interpretates the curious moment when the Sons of Light are temporarily defeated as a final mystical ordeal, which for the members of the yahad are to be prepared. Résumé Deux points principaux sont développés dans cette contribution. D’une part, on tend à montrer que les premières guerres décrites dans l’introduction du Règlement de la guerre (col. I) correspondent à des événements historiques interprétés comme des annonces de la guerre eschatologique. D’autre part, on tend à comprendre le curieux passage de la défaite provisoire des Fils de Lumière comme une ultime épreuve mystique à laquelle les membres de la Communauté doivent se préparer.
On admet généralement que les Chants de l ’holocauste du shabbat relèvent d’une forme de littérature mystique, dans la mesure où ils attestent le souci d’une célébration terrestre du service divin, parallèle et synchronisée avec le culte accompli aux cieux par les êtres célestes 1. Si l’on retient 1. Voir notamment P. S. A lexander , The Mystical Texts. Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres, 2006 ; et l’article de David Hamidović, « La contribution des Cantiques de l’holocauste du sabbat à l’étude de la pensée mystique juive au tournant de notre ère », dans ce volume. Il est vrai que certains savants contestent cette interprétation étendue du caractère mystique des Cantiques ainsi E. R. Wolfson, « Mysticism and the Poetic-Liturgical Compositions from Qumrân. A Response to Bilhah Nitzan », Jewish Quarterly Review 85 (1994), p. 185-202, a-t-il pu considérer que le seul texte véritablement mystique de Qumrân était l’écrit intitulé 4QSelf-Glorification. La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109009 ©
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cette approche de la mystique juive ancienne, cela devrait nous conduire à nous interroger sur un autre ensemble d’écrits qumrâniens communautaires où s’exprime la même exigence de synchroniser des activités terrestres et célestes : je veux parler du corpus des écrits guerriers de Qumrân 2 . I. L e
conse nsus sava n t
Le Règlement de la guerre de la première grotte (1QM) a en effet été complété, au fur et à mesure de la publication des manuscrits, par un petit groupe de textes traitant également des conditions et des caractéristiques d’une guerre eschatologique. Il n’en demeure pas moins le texte communautaire de référence par rapport auquel tous les autres s’étalonnent 3. C’est d’un passage particulièrement déconcertant de ce Serekh ha Milhamah que je veux traiter ici, en suggérant qu’une lecture « mystique » pourra nous aider à en rendre compte. En dehors de l’édition de ces nouveaux écrits guerriers, très peu de progrès ont été faits dans la compréhension du Règlement de la guerre depuis la publication en 1977 de l’étude magistrale de Philip Davies 4 . Celui-ci a établi de façon définitive le caractère composite et l’histoire littéraire complexe du texte. Il en a dégagé les différentes strates littéraires et, si certaines de ses conclusions ont pu être remises en cause à la marge, on peut considérer qu’un relatif consensus savant est désormais établi sur les points suivants. En premier lieu, il s’agit d’un texte composite. L’auteur final a rassemblé et harmonisé plusieurs documents auxquels il a prêté une signification nouvelle en y adjoignant une introduction herméneutique de son propre 2. Que l’on peut distribuer si l’on veut en trois groupes, en suivant la suggestion faite par B. Schultz , Conquering the World. The War Scroll (1QM) Reconsidered, Leyde, 2009 : (1) Le Règlement de la guerre ou Serekh ha Milhamah (1QM, 4Q492, 494, 495) ; (2) Le Livre de la guerre ou Sefer ha Milhamah (4Q285, 11Q14) ; (3) Les écrits en gestation ou incertains (4Q471, 491, 493, 496). 3. J’entends pour les chercheurs et savants contemporains. Rien ne permet en revanche de décider si l’un ou l’autre des écrits militaires de Qumrân (si oui lequel) faisait plus ou moins autorité au sein de la communauté. 4. Ph. R. Davies , 1QM, the War Scroll from Qumrân. Its Structure and History, Rome, 1977. Analyse reprise et complétée par la suite dans Ph. R. Davies , « War of the Sons of Light against the Sons of Darkness », dans L. Schiffman – J. Vander K am (éd.), Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls, Oxford-New York, 2000, p. 967-968 ; Ph. R. Davies , « The Biblical and Qumranic Concept of War », dans J. Charlesworth (éd.), The Bible and the Dead Sea Scrolls. The Princeton Symposium on the Dead Sea Scrolls, I. Scripture and the Scrolls, Waco/Texas, 2006, p. 209-232 ; Ph. R. Davies , « Dualism in the Qumran War Texts », dans G. Xera vits (éd.), Dualism in Qumran, Londres, 2010, p. 8-19.
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fonds. On considère généralement que cette introduction correspond à la colonne I. Ensuite, compte tenu de ce caractère composite, la question de la datation concerne avant tout le moment où cette compilation a été rassemblée et organisée. On s’accorde à considérer que la plus grande partie des docu ments rassemblés ici date de l’époque hasmonéenne. En revanche, s’agissant de la composition finale, deux hypothèses ont été énoncées : soit aux débuts de la communauté, c’est-à-dire probablement au début de l’époque hasmonéenne ; soit au début de la période romaine, c’est-à-dire au début de l’époque hérodienne. Troisièmement, l’ensemble des spécialistes du Règlement sont unanimes pour considérer qu’il existe un lien étroit entre la première colonne du texte et le document constitué par les colonnes XV à XIX. On est donc en présence de quatre documents harmonisés en un seul texte : i. Les colonnes II à IX reflètent sans doute un ancien manuel militaire, adapté ensuite aux représentations guerrières et symboliques de la communauté. Ce document principalement tactique développe les éléments d’organisation pratique de l’armée des Fils de Lumière ; il s’inscrit dans le cadre plus général d’un conflit contre l’ensemble des nations. ii. Les colonnes X à XIV, qu’on peut rattacher au bloc précédent, offrent un recueil liturgique assez hétérogène de prières, discours et exhortations, placés dans la bouche des prêtres à la tête de l’armée. Les différents éléments sont liés par des interpolations dues au compilateur final. iii. et iv. Les colonnes XV à XIX ainsi que la colonne I (l’introduction) décrivent une série de combats, finalement victorieux, menés contre des adversaires identifiés comme « les Kittim » ; ces combats se déroulent parallèlement sur terre et dans les cieux. Enfin, tous les chercheurs admettent que le Règlement fait référence à plusieurs conflits distincts dont l’ultime épisode est celui d’une guerre eschatologique – donc encore à venir. Les désaccords sont nombreux en revanche sur le nombre de ces guerres et leur caractère plus ou moins historique. L’étude la plus récente, celle de Brian Schultz, suggère par exemple de distinguer entre deux récits imbriqués décrivant deux conflits distincts lors de la fin des temps 5. D’une part, la guerre contre les Kittim 5. B. Schultz , Conquering the World. The War Scroll (1QM) Reconsidered, Leyde, 2009. À compléter par B. Schultz , « Compositional Layers in the War Scroll (1QM) », dans D. Parry et al. (éd.), Qumran Cave 1 Revisited. IOQS Ljubliana 2007 Volume, Leyde, 2010, p. 153-164 ; B. Schultz , « Not Greeks but Romans. Changing Expectations for the Eschatological War in the War Texts from Qumran », dans M. Popović (éd.), The Jewish Revolt Against Rome. Interdisciplinary Perspectives, Leyde, 2011, p. 107-127 ; B. Schultz , « Re-Imagining the Eschatological War: 4Q285/11Q14 », dans A. Maeir – J. Magness – L. Schiffman (éd.), « Go out and study the land » (Judges 18:2): Archaeological, Historical, and Textual Studies in Honor of Hanan Eshel, Leyde, 2012, p. 197-212.
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(« War against the Kittim ») qui se déroulerait en un temps court et en sept assauts sur la terre d’Israël ; d’autre part, la guerre contre les nations (« War of the divisions ») qui se déroulerait durant 33 à 40 ans et qui viserait à la conquête du monde. Il faut reconnaître que ce scénario complexe, mais plus ingénieux que convaincant, n’a pas entraîné l’adhésion générale. Dans ce scénario, l’une et l’autre des ces guerres sont donc des projections dans le futur opérées par les rédacteurs du Règlement, des prophéties inspirées de celles élaborées par le rédacteur de Dn 11-12. Seule la première de ces guerres, celle des sept assauts contre les Kittim, présenterait un caractère plus « réaliste », plus enraciné dans la réalité géopolitique de l’époque, puisqu’elle serait menée contre la puissance séleucide ; la victoire n’en serait pas moins obtenue de façon miraculeuse, grâce à une interven tion divine 6. La seconde guerre est plus hypothétique encore, puisqu’elle est censée mener la communauté à la conquête du monde connu. L’élément fondamental de la lecture de Schultz est donc bien de considérer le Règlement comme un texte prophétique, et les deux guerres qu’il y distingue comme des événements historiques à venir. Sans m’attarder plus que nécessaire sur cette dimension historio graphique du Règlement, j’en suggère pour ma part une lecture toute différente. Je m’efforcerai en effet de montrer ici que la colonne I du manuscrit mentionne trois types de conflits distincts, dont les deux premiers évoquent des événements historiques réels et proches de la date de la rédaction. Ces conflits historiques et vécus, auxquels se réfère l’auteur du texte, ont pour fonction d’annoncer et de préfigurer la guerre eschatologique attendue pour une date proche, principal objet de la compilation. Nous tâcherons d’exposer brièvement quelles sont les guerres historiques (ou plutôt les types de guerres) évoquées dans cette première colonne.
6. Par exemple, B. Schultz , Conquering the World. The War Scroll (1QM) Reconsidered, Leyde, 2009, p. 169 : « 1QM I describes a war that will be fought when the king of the Kittim, meaning the Seleucid monarch, will decide to launch out from Egypt, which he will have just conquered, on a campaign to the north that will take him through the Land of Israel. In his fury, he will want to completely devastate it. Assisting him will be a number of Judea’s neighbors who will have previously aligned themselves with him, as well as some Jews, the “violators of the covenant”. Opposing them will be the rest of the Jews from the three tribes who have returned from exile, including but not limited to the sectarians. The fighting will be fierce, even hurried, with seven rounds, each party successively gaining the upper hand, until finally in the seventh round, God’s miraculous intervention will give the victory to the Sons of Light. This will allow them to gain control of Jerusalem, marking the end of Israel’ spiritual exile. Such a scenario for the eschatological war, inspired by the unfulfilled portion of Daniel’s prophecy in ch. 11, was most likely composed early on in the Hasmonean period ».
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II. D e s
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gu e r r e s h i s tor iqu e s
Bien qu’elle abonde en précisions géopolitiques, la colonne I ne permet pas de déterminer à quels conflits précis son texte se réfère. Cette apparente contradiction est aisément compréhensible, si l’on songe que la Judée des deux derniers siècles précédant l’ère vulgaire a connu une abondance remarquable de conflits, sur son sol ou à ses frontières. En réalité le texte prétend moins décrire telle guerre en particulier, qu’il ne définit deux catégories de guerres, l’une et l’autre sont familières aux Judéens de son époque, plusieurs fois renouvelées dans la réalité des événements historiques et probablement ressenties comme des menaces latentes et toujours susceptibles de se reproduire. C’est donc moins à une page d’histoire événementielle que nous avons affaire ici qu’à une typologie des conflits en Judée entre 170 et 60 av. La première catégorie de ces conflits est présentée aux lignes 1b à 3a, c’est-à-dire immédiatement après le titre (ou l’incipit qui en tient lieu) : 1. […] contre la troupe d’Edom, de Moab et des fils d’Ammon ; 2. puis […] Philistie ; puis contre les troupes des Kittim d’Assur et leurs alliés, les traîtres à l’Alliance, qui les assistent. Descendants de Lévi, de Juda et de Benjamin, les exilés du désert leur feront la guerre. 3. […] contre toutes leurs troupes quand reviendront d’exil les fils de Lumière, du désert des peuples pour camper au désert de Jérusalem.
De façon on ne peut plus classique, sont définis ici les deux camps antagonistes et leurs buts de guerre. Les troupes amies sont donc idéalisées dans un récit qui les rattache à l’histoire de la communauté de Qumrân : « Lévi, Juda et Benjamin » représentent les deux royaumes réunifiés sous l’autorité sacerdotale 7 ; les « exilés du désert » constituent une référence directe à la théorie historique du « petit reste » qui fonde la légitimité de la Communauté. En revanche, la coalition des ennemis est d’une grande précision géopolitique : on y retrouve les Iduméens et les Transjordaniens sous les termes d’« Edom, Moab, Ammon » ; les villes côtières, grecques, naba téennes ou phéniciennes comme Gaza et Askelon sous l’appellation générale de « Philistie » ; le royaume hellénistique des Séleucides et les cités grecques de la périphérie septentrionale de Judée sont désignés 7. La discussion reste ouverte sur ce point : faut-il rattacher (comme je le fais ici, partageant l’opinion de B. Schultz sur ce point précis) « les fils de Lévi, Juda et Benjamin » au camp des fils de Lumière, ou au contraire au camp des ennemis, comme le fait John Screnock à la suite de bon nombre de commentateurs ? Voir J. Screnock , « Word Order in the War Scroll (1QM) and its Implication for Interpretation », Dead Sea Discoveries 18 (2011), p. 29-44. Dans ce dernier cas, ils pourraient représenter le judaïsme « renégat » des prêtres du Temple de Jérusalem, honnis par la communauté. Cela ne change pas le fond de mon analyse.
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comme les « Kittim 8 d’Assur » ; enfin le texte dénonce le parti des Juifs hellénisés et renégats 9, considérés comme des « traîtres à l’Alliance ». Il n’est pas difficile de repérer dans cette énumération la série de conflits au moyen desquels les Hasmonéens sont parvenus à bâtir puis à élargir l’État judéen. On peut pratiquement dresser la liste parallèle des guerres qu’ils ont conduites contre les territoires mentionnés ici. Quant à l’objectif de ces guerres, le contrôle de Jérusalem, il ne va pas sans une certaine ambiguïté : il est indiscutable que les Maccabées, puis les Hasmonéens, ont su s’assurer le contrôle total de Jérusalem pour diriger la Judée ; mais on peut penser aussi que les rédacteurs qumrâniens gardaient à l’esprit leur objectif d’installer au Temple de Jérusalem le « véritable » sacerdoce et le culte authentiquement juif dont ils s’estimaient les représentants, contre la classe sacerdotale en place. La première vague des conflits annonciateurs de la guerre eschato logique est donc constituée, dans la colonne I du Règlement par l’ensemble des guerres hasmonéennes, en tout cas celles menées depuis Jean Hyrcan jusqu’à Alexandre Jannée. Si l’on adoptait ici la terminologie rabbinique (avant la lettre) on dirait qu’il s’agissait alors de « guerres de libre-choix » (reshut) 10. La deuxième catégorie de guerres est décrite aux lignes 3b à 7 : […] Ils monteront de là-bas 4. […] les Kittim d’Égypte ; et au temps assig né “il déboulera en grande fureur” (Dn 11,44) pour faire la guerre aux rois du Nord, et sa colère viendra détruire et abattre la corne 5. d’I[sraël […] Il se produit un trouble 6. im[mense chez] les fils de Japhet, puis Assur tombe sans recevoir aucun secours et la domination des Kittim s’achève.
8. Sans revenir sur un débat qui a fait son temps, le fait que le gentilice Kittim désigne ici des Grecs ne signifie pas qu’il en aille toujours ainsi dans la littérature qumrânienne. Je partage tout à fait sur ce point l’analyse de Hanan Eshel concernant « the changing notion of the ennemy » identifé sous ce nom. Voir H. E shel , « The Kittim in the War Scroll and in the Pesharim », dans D. Goodblatt – A. Pinnick – D. Schwartz (éd.), Historical Perspectives. Jewish Perspectives from the Maccabees to Bar Kochba in Light of the Dead Sea Scrolls. Proceedings of the Fourth International Symposium of the Orion Center, 27-31 January 1999, Leyde, 2001, p. 29-44. 9. Concernant cette dernière catégorie, dont on peut penser qu’elle intéressait le plus vivement le rédacteur, un article de John Screnock propose une autre lecture du statut des « descendants de Lévi, de Juda et de Benjamin ». Ce sont également des « traîtres à l’Alliance » (J. Screnock , « Word Order in the War Scroll (1QM) and its Implication for Interpretation », Dead Sea Discoveries 18 (2011), p. 29 : « Word order supports an identification of the sons of Levi, Judah, and Benjamin as “violators of the covenant” » et p. 43 : « They are given a negative connotation (contra Schultz) and are connected to the temple establishment, as Eshel argued »). 10. Par opposition aux « guerres de devoir » (mitswa). Voir notamment Michna Sota VIII.
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On a depuis longtemps observé que ce passage s’inspirait assez directe ment mais librement du chapitre 11 du livre de Daniel, c’est-à-dire de la longue prophétie ex eventu concernant la campagne d’Antiochos IV en Égypte, suivie de son retour à travers la Judée : premier indice évidemment essentiel. Il est en outre frappant que, dans ce passage du Règlement, les ennemis d’Israël (Kittim, du Nord et d’Égypte, Assur, fils de Japhet) se combattent d’abord entre eux ; c’est seulement en raison et à la suite de ces combats qui ne la concernent pas directement que la Judée (« la corne d’Israël ») subit, par ricochet, de grands dommages. Ces antagonistes – dont aucun n’est l’allié des Judéens – sont facilement identifiables : tous Grecs (« Kittim, fils de Japhet », l. 6), ce sont, d’une part, les Lagides d’Égypte (nommée à la ligne 4) et, d’autre part, les Séleucides de Syrie reconnaissables sous leurs sobriquets de « rois du Nord » et « Assur ». Ce sont donc bien les conflits incessants entre les deux puissances hellénistiques qui sont visés ici. Mais pourquoi devrions-nous nous en tenir, comme beaucoup de commentateurs, à la seule figure d’Antiochos IV ? Dans la période assez courte qui nous occupe, on peut repérer au moins trois autres guerres dont la Judée fut le terrain ou la victime : l’expédition de Ptolémée VI Philometor ca 150-145, à l’époque de Jonathan ; les guerres de Ptolémée VII Evergète II contre Démétrios II ca 129-125, à l’époque de Jean Hyrcan ; enfin (et sans doute la pire de toutes pour la population judéenne) la fameuse « guerre des sceptres » mettant aux prises Ptolémée IX Soter II, Cléopâtre III et Démétrios III ca 102-88, du temps d’Alexandre Jannée 11. Cette deuxième série de guerres ne mettait pas forcément aux prises des troupes judéennes avec leurs ennemis, mais les conséquences pour la population judéenne étaient sans aucun doute bien pires qu’à l’occasion des guerres de conquêtes menées par les Hasmonéens au-delà de leurs frontières. Les troupes égyptiennes et syriennes qui traversaient la Judée ou s’affrontaient sur son sol, composées de mercenaires et engagées dans ce qui s’apparentait à des guerres civiles, ravageaient sauvagement le pays. Parmi d’autres horreurs, Josèphe mentionne ainsi les pratiques cannibales attribuées un temps aux troupes de Ptolémée Lathyre 12 en Judée (Ant. Jud. XIII 345-346). C’est évidemment cette dimension horrifique des expéditions militaires des voisins grecs de la Judée qui a motivé leur évocation dans ce texte, comme signe annonciateur de la guerre eschatologique.
11. Sur cette dernière guerre, voir E. Van ’t Dack et al. (éd.), The Judean-Syrian-Egyptian Conflict of 103-101 BC. A Multilingual Dossier Concerning a “War of Scepters”, Bruxelles, 1989. Sur les « guerres grecques » de l’époque hasmonéenne, voir H. E shel , The Dead Sea Scrolls and the Hasmonean State, Grand Rapids/ Michigan, 2008. 12. Le surnom généralement employé pour désigner Ptolémée IX Soter II.
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La troisième et dernière forme de guerre évoquée dans la colonne I du Règlement concerne en effet cette guerre ultime, non encore advenue mais attendue pour la (très proche) fin des temps. III. L a
gu e r r e e sch atologiqu e
La dimension future de cette dernière forme de guerre est soulignée dans le texte de deux manières. D’une part, au moyen d’un emploi systématique de l’inaccompli. D’autre part, avec des références explicites à des temps non encore advenus : ubayom « et le jour où… » (l. 9.12) ; ki huh yom ye‘ud lo mé ’az « car ce sera le jour fixé par Lui depuis longtemps » (l. 10) ; wehayah ‘et « et ce sera un temps… » (l. 11). À la différence des deux premiers types de guerres, dont la description s’appuyait sur des expériences historiques récentes et vécues, celle qui va être évoquée ici est donc parfaitement imaginaire ou, ce qui revient au même mais dans un autre registre, prophétique. Il serait donc vain de vou loir identifier les entités géopolitiques qui se dissimulent sous les termes symboliques employés (par exemple, à nouveau celui de Kittim), comme nous avons pu le faire jusqu’ici. En revanche, on doit souligner que se manifeste dès lors une dimension nouvelle et absolument essentielle du déroulement de cette guerre entre les forces divines et les forces du mal : elle se déroulera simultanément et synchroniquement sur terre et dans les cieux. Ce lien entre ciel et terre est évoqué ici pour la première fois, car il n’avait évidemment pas sa place à l’occasion des guerres historiques et trop humaines décrites précédemment. C’est en cela que cette guerre de la fin des temps cesse de ne présenter qu’un caractère eschatologique, en quelque sorte « classique », pour revê tir sous la plume du rédacteur qumrânien une dimension mystique, fondée sur l’étroite union du ciel et de la terre. Comme l’a bien montré Jean Duhaime, « les deux camps participent à un combat surnaturel d’ampleur cosmique. Le lot de la lumière et celui des ténèbres ont à leur tête des puissances célestes accompagnées de milices spirituelles qui combattent aux côtés des humains. Dieu lui-même intervient dans la phase ultime des combats » 13. Les combats sont menés en commun (1QM I 10-11) :
13. J. Duhaime , « La Règle de la guerre (1QM) et la construction de l’identité sectaire », dans F. Garcia Martinez – M. Popović (éd.), Defining Identities. We, You and the Others in the Dead Sea Scrolls, IOQS Gröningen 2004 Volume, Leyde, 2008, p. 131-145 (ici 140).
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Et ce (jour-) là la communauté des êtres célestes et le rassemblement des hommes viendront combattre 14 pour un immense carnage ; fils de Lumière et lot des ténèbres combattront mêlés.
Autre conséquence importante, la victoire (ou la défaite) sont partagées selon 1QM I 14-15. Principalement, deux lectures succinctes ont été faites de cette phrase. Pour André Dupont-Sommer, mais il est bien seul, il y est question d’une victoire des fils de Lumière : « La grande Main de Dieu soumettra [Bélial à tou]s les anges de Son empire et à tous les hommes [de Son lot]» 15. Hommes et anges relèvent ici du lot de Dieu. La majeure partie des traducteurs y repèrent plutôt une évocation de la défaite de Bélial et des siens : « La grande main de Dieu écrasera [Bélial et tou]s les anges de son empire et tous les hommes [de son lot] ». Hommes et anges relèvent alors du lot de Bélial. Dans l’un et l’autre cas, la symbiose des deux composantes, céleste et humaine, des armées qui s’affrontent est soulignée ; dans l’un et l’autre cas sont donc définies ici les prémices d’une potentielle unio mystica. Cette union mystique est-elle envisagée plus précisément dans ce texte ? Dans quelles circonstances et à quelles conditions ? L’hypothèse que je défendrai ici est qu’un parcours mystique de cette nature est développé à l’occasion de ce curieux passage que Duhaime a qualifié très justement de « dissonance cognitive 16 » et qui décrit une défaite provisoire des fils de Lumière. IV. L a
dé fa i t e prov i soi r e
On a déjà souligné l’unité de pensée et de représentations entre la colonne i, que nous venons d’analyser, et le bloc textuel des colonnes xvxix , où figure ce passage sur une défaite momentanée des fils de Lumière. Cette évocation de l’échec, même provisoire, est rare pour ne pas dire inexistante, dans les manuels de guerre anciens. C’est indiscutablement
14. יתקרבו. Ce hitpe‘el de ( קרבforme non attestée dans la Bible hébraïque) peut suggérer une forme de solidarité réciproque : êtres céleste et êtres humains s’avancent simultanément aux combats. 15. A. Dupont-Sommer , « Règlement de la guerre », dans A. Dupont-Sommer – M. Philonenko (éd.), La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, 1987, p. 194. 16. J. Duhaime , « La Règle de la guerre (1QM) et la construction de l’identité sectaire », dans F. Garcia Martinez – M. Popović (éd.), Defining Identities. We, You and the Others in the Dead Sea Scrolls, IOQS Gröningen 2004 Volume, Leyde, 2008, p. 143. Le passage en question est celui indiqué dans le titre de cette contribution : 1QM XVI 11 à XVII 9. Les passages parallèles dans les manuscrits de la quatrième grotte (4QM) figurent en 4Q491 10 2,11-14 ; et 4Q493 2 9. 7. 8-9.
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l’une des plus fortes originalités du Règlement. Duhaime en propose cette interprétation finaliste : « Dans la logique proposée ici, le conflit a une force sans précédent parce que le mal doit déployer toutes ses ressources afin d’être éliminé totalement » 17. Sans contester cette analyse sur le fond, je voudrais observer que le texte du Règlement propose lui-même une interprétation de cette défaite passa gère. En effet, après que les combattants provisoirement vaincus se sont repliés, laissant derrière eux un certain nombre de morts, le cohen ha-rosh (le prêtre en chef), c’est-à-dire la plus haute autorité spirituelle et stratégique de l’armée terrestre, leur tient un long discours destiné à rétablir leur moral 18 en indiquant le sens qu’il convient de donner à cette épreuve. Deux points sont d’abord établis, qui contribuent à définir ce moment douloureux et incompréhensible (1QM XVI 11) 19 : Quand [Bélial] s’armera pour soutenir les fils des ténèbres et que des morts parmi les combattants commenceront à tomber en vertu des mystères divins.
Donc : Cette défaite passagère relève du domaine des razé ’El « les mystères divins », 1QM XVI, 11 : « Des morts parmi les combattants commenceront à tomber en vertu des mystères divins 20 » etc. Elle découle de l’intervention d’une puissance spirituelle de l’au-delà (en l’occurrence malfaisante), 1QM XVI, 11 : « Quand [Bélial] s’armera pour soutenir les fils des ténèbres » etc. Rony Yishai a défini assez justement tout ce discours du prêtre en chef comme une « cérémonie prédéterministe 21 ». La prédétermination demeure en effet un élément essentiel de la doctrine qumrânienne dont
17. J. Duhaime , « La Règle de la guerre (1QM) et la construction de l’identité sectaire », dans F. Garcia Martinez – M. Popović (éd.), Defining Identities. We, You and the Others in the Dead Sea Scrolls, IOQS Gröningen 2004 Volume, Leyde, 2008, p. 145. 18. Littéralement wehizaq ’et lebabam ainsi il fortifiera leurs cœurs » (1QM XVI 13-14). Cela l’apparente au modèle classique des harangues guerrières dans le judaïsme ancien, dont il se distingue cependant par plusieurs points. 19. Le texte, en partie lacunaire pose des problèmes de lecture. J’adopte celle qui est la plus largement admise et qui restitue « Bélial » dans la lacune. Voir en particulier l’édition la plus récente du Règlement par E. Qimron, The Dead Sea Scrolls. The Hebrew Writtings, I, Jérusalem, 2010, p. 109-136. 20. Sur cette notion de « mystères divins » à Qumrân, voir notamment V. Triplet-H itoto, Mystères et connaissances cachées à Qumrân. Dt 29,28 à la lumière des manuscrits de la mer Morte, Paris, 2011. 21. R. Yishay, « The Model of the Eschatological War Descriptions in Qumran Literature », dans Meghillot. Studies in the Dead Sea Scrolls 4 (2006), p. 121-139 (en hébreu).
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on retrouve ici l’expression avec la métaphore du « creuset » (masref ) qui structure l’introduction du discours. Mais il convient d’aller plus loin. Le cohen ha-rosh développe en effet ici une harangue en sept points, assez éloignée du modèle classique de la harangue guerrière sacerdotale, dont le modèle biblique figure en Dt 20, 2-4 22 . Les deux premiers points élaborent une explication vraisemblable, et en effet fondée sur la théorie de la prédestination, au scandale théologique de la mort de certains des combattants de l’armée des fils de Lumière. En revanche, les quatre points suivants développent la repré sentation d’un parcours aboutissant à une unio mystica avec les puissances spirituelles (bonnes comme malfaisantes), parcours mystique dont le combat lui-même constitue le lieu et le chemin, comme il est indiqué dans la conclusion. Reprenons point par point le développement de ce discours (1QM XVI 15-XVII 9). V. S t ruct u r e
de l a h a r a ngu e du coh e n h a - rosh
1. L’épreuve et le creuset (1QM XVI 15-XVII 1) Comment comprendre la mort au combat de certains des fils de Lumière ? A priori ils appartenaient au monde des justes. L’explication offerte ici fait appel au prédéterminisme individuel qumrânien. On sait comme le syntagme « mystères divins » (razé ’El) exprime essentiellement, à Qumrân, cette connaissance de la théorie de la prédestination 23. Donc, même au sein des justes, il subsiste encore quelques parts de ténèbres. Le combat contre Bélial devient alors le « creuset » au fond duquel Dieu « a fait l’épreuve du cœur de son peuple ». Puisque certains parmi les fils de Lumière y ont été brûlés, il s’ensuit qu’ils devaient l’être : en d’autres termes leur destinée, déterminée dès leur naissance (voire dès leur conception) et probablement calculable en parts de lumière et en parts de ténèbres, ne pouvait leur permettre de survivre à cette épreuve. Raisonnement circulaire mais imparable : le fait même qu’ils aient succombé offre la meilleure preuve qu’ils étaient destinés à succomber.
22. Voir, sur ce texte biblique, l’ouvrage déjà ancien mais toujours pertinent de E. W. Conrad, Fear not Warrior. A Study of the ‘al tira’ Pericopes in the Hebrew Scriptures, Chico/Californie, 1985 ; ainsi que R. Setio, « The Text of War in the Context of War. A Functional Reading », dans A. Hunter – P. Davies (éd.), Sense and Sensitivity: Essays on Reading the Bible in Memory of Robert Carroll, Londres, 2002, p. 289-301. 23. Voir V. Triplet-Hitoto, Mystères et connaissances cachées à Qumrân. Dt 29,28 à la lumière des manuscrits de la mer Morte, Paris, 2011.
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En sens inverse, les survivants ont acquis la preuve qu’ils étaient destinés à survivre, y compris dans les combats à venir : « ceux qui ont été éprouvés dans le creuset », Dieu « assurera leur intégrité dans les flammes » 24 . 2. Le modèle biblique : les fils d’Aaron (1QM XVII 2-3) L’orateur appuie sa démonstration d’un exemple biblique, tiré du Lévi tique. C’est au demeurant la seule anecdote narrative figurant dans ce livre de lois (Lv 10, 1-3) : Aaron a quatre fils, tous destinés à la prêtrise par leur naissance. Deux de ces fils, Nadab et Abihu, accomplissent un rituel incorrect et sont immédiatement châtiés par un feu divin qui les consume : « ils moururent devant YHWH ». Aaron et les deux frères survivants doivent s’abstenir de toute forme de deuil et poursuivre le service du Temple. Le point que souligne l’orateur de 1QM est que les deux frères sont morts en dépit de leur appartenance au groupe élu des prêtres, et que ces morts participaient à la sanctification et à la gloire de Dieu. 1QM XVII 2 : « Souvenez-vous du jugement de Nadab et Abihu fils d’Aaron par le jugement desquels Dieu a dévoilé sa sainteté à la face [de tout le peuple ». Il ne fait là que reprendre le vocabulaire du Lévitique (Lv 10, 3) : « C’est ce que YHWH a déclaré en ces termes : par ceux qui m’ont approché (i. e. les deux frères fautifs) je serai sanctifié et à la face de tout le peuple je serai glorifié ». D’où l’on doit conclure : d’abord qu’au sein d’un groupe si fidèle et restreint soit-il, il reste toujours la possibilité d’une épuration plus stricte des élus. Ensuite que ces morts ne sont pas inutiles : elles contribuent à leur façon à la gloire divine ; même les non-parfaits assument ainsi un rôle positif dans les plans divins. Et finalement, par ce biais de la participation à la gloire divine, est introduit le thème de l’union mystique entre les mortels et les puissances spirituelles. 3. La mystique négative des fils des ténèbres (1QM XVII 4) Le cohen ha-rosh revient alors à la structure classique de la harangue, qui fait se succéder l’exhortation à ne pas craindre et à être fort, puis la 24. On trouve une image proche et analogue dans la longue harangue sacerdotale, de facture plus classique, qui figure aux colonnes X-XII. Le prêtre y prononce (1QM XI 10-11) : « et ceux à l ’esprit abbatu (Es. 66,2), Tu (les) mettras au feu comme une torche enflammée dans la paille (Za 12, 6) dévorant l’impiété, ne refluant pas avant l’extermination du péché ». Ici aussi, il est possible que certains des combattants parmi les fils de Lumière soient visés ; mais le contexte de ce premier discours est très différent, qui met surtout l’accent sur l’espérance messianique : citation de Nb 24, 17-19 (l’étoile de Jacob et le sceptre d’Israël) ; mention explicite des meshihékah, les oints de Dieu. Aucune trace, en revanche, de prédéterminisme individuel, ni de fusion mystique, en dépit du fait que les annonces prophétiques de la victoire finale soient réitérées.
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désignation des ennemis et de leur faute. Mais il inscrit cette forme classique dans le cadre d’une approche mystique. En effet, le reproche formulé ici contre les fils des ténèbres est d’aspirer à se fondre dans le désordre primitif antérieur à la création, l’effrayant tohu et bohu que décrit la Genèse 1, 2 : Or la terre était tohu et bohu avec des ténèbres à la surface du néant.
Selon le texte de la harangue, ce tohu et bohu constitue l’aspiration ultime des ennemis : Eux c’est au tohu et bohu (que va) leur désir profond.
On doit y reconnaître la représentation d’une forme d’aspiration mys tique des fils des ténèbres, par laquelle les êtres humains malfaisants mani festent l’ambition ultime de retourner à un chaos cosmique primitif, au sein duquel ils partageront la nature supraterrestre des puissances du mal. 4. La mystique positive : l’intervention céleste ici-bas (1QM XVII 5-7) À cette mystique du mal, le cohen ha-rosh oppose alors, en la détaillant, les promesses faites aux fils de Lumière d’une mystique positive. La première manifestation en sera l’intervention ici-bas d’une puissance céleste. Non seulement ce rapprochement sans médiation du ciel et de la terre ne causera aucun désordre, mais il contribuera à l’inverse au renforcement de l’Alliance. Cette intervention du « secours décisif » de la puissance spiri tuelle devra s’opérer sous la forme de « la puissance de l’archange (littéra lement « l’ange de majesté ») 25, en vue de la domination de Michel ». 5. La mystique positive : le partage des épreuves (1QM XVII 7-8) L’harmonie efficace de cette union du ciel et de la terre, dans la lutte contre le mal, se vérifiera dans la répartition des tâches et des épreuves qu’affronteront côte-à-côte les puissances célestes et les armées humaines qui constituent ensemble « le lot, ou le parti, de Dieu » (goral ’El). Tandis qu’à l’archange Michel est réservée la « souveraineté sur les êtres célestes » (be’élim misrat Mikael), à Israël reviendra la « domination sur toutes chairs » (memshalat Israel bekol basar). Cette répartition exprime plus qu’une forme de division du travail : elle garantit le maintien du bon ordre ontologique du monde et le maintien de la distinction entre les univers céleste et terrestre, jusque dans la mise en œuvre de cette unio mystica des justes pour la victoire sur le mal. 25. Sur le rôle nouveau des anges combattants à la fin de l’époque du deuxième Temple, voir A. M ichalak , Angels as Warriors in Late Second Temple Jewish Literature, Tübingen, Mohr Siebeck, 2012.
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6. La mystique positive : la récompense (1QM XVII 8) En dépit du maintien de cette coupure ontologique, les bénéficiaires humains de cette aventure mystique en retireront un profit certain. Dans une communauté qui accorde la primauté à la connaissance des plans ou mystères divins, et qui fonde son existence sur l’accès à cette connaissance que la révélation a autorisé son fondateur à atteindre, il n’est pas plus grande récompense que celle-ci : les êtres humains soumis à ces épreuves et pris dans l’alliance du ciel et de la terre accéderont à la vérité et « jouiront (ou exulteront) de la connaissance éternelle ». Je n’entre pas ici dans le débat qui vise à déterminer si cette forme d’eschaton implique ou non l’accès à un autre monde et/ou à une forme de vie éternelle, car le texte n’en parle pas explicitement. Quoi que cela puisse impliquer par ailleurs, le plus haut degré d’expérience mystique semble ici atteint avec la promesse d’un accès à la connaissance parfaite. 7. La conclusion de la harangue (1QM XVII 8-9) La conclusion de la harangue réconfortante du cohen ha-rosh marque un retour aux réalités immédiates : son ultime exhortation aux « fils de son l’alliance » (i. e. de Dieu), est un rappel du fait que le parcours mystique qu’il vient de promettre, et l’épreuve des combats (y compris les moments de défaite passagère), constituent un seul et même moment. D’où, reprenant les termes de son ouverture, son appel à « rester fort dans le creuset de Dieu » (XVII 8), c’est-à-dire à s’aventurer au cœur des combats les plus risqués. Car c’est précisément et uniquement dans ce « creuset » qu’opèrera l’aventure de l’union mystique, lorsque Dieu « emplira ces creusets de ses mystères au sujet de vos existences » (XVII 9). VI. C onclusion Si cette lecture du passage de la défaite passagère est juste, il faudra alors admettre que le Règlement de la guerre fut peut-être l’objet d’une certaine diversité d’interprétations dès l’époque de la communauté de Qumrân. En effet, si son caractère eschatologique et messianique paraît bien établi en plusieurs autres passages, rien en revanche n’interdirait de penser qu’il ait pu être fait de sa lecture un usage d’exercice mystique, quand ce ne serait qu’au titre d’un entraînement aux épreuves des derniers jours.
PRATIQUES RITUELLES OU EXÉGÈSE SCRIPTURAIRE ? ORIGINES ET NATURE DE LA MYSTIQUE DE LA MERKAVA Pierluigi Piovanelli Université d’Ottawa
We all know that mysticism is nonsense, but the history of mysticism is a science (agraphon attribué à Saul Lieberman) Summary In our study on the origins and nature of Jewish mysticism we re-examine four key texts and passages which have significant points of contact with Merkavah mysticism. They include the descriptions of the heavenly palaces and the divine throne in 1) the Second Temple Book of the Watchers (1 Enoch 1-36), 2) the second-century Excerpta ex Theodoto of Clement of Alexandria, 3) the fourth-century Christian poem the Vision of Dorotheus (P. Bodmer 29), and 4) the revelation of the angel Ozhayah to Rabbi Ishmael in the fragmentary late antique or early medieval Seal of the Merkavah (T.-S. K 21.95.C, fol. 2). These documents bear eloquent testimony to the long-term vitality of the “shamanic” traditions and practices that eventually contributed to the flourishing of Hekhalot mysticism among Babylonian Jews. Résumé Dans cette étude sur les origines et la nature du mysticisme juif, nous réexaminons quatre textes et passages clés ayant des points de contacts significatifs avec le mysticisme de la Merkava. Il s’agit des descriptions des palais célestes et du trône divin contenues dans 1) le Livre des veilleurs (1er Hénoch 1-36), de l’époque du Second Temple ; 2) les Extraits de Théodote de Clément d’Alexandrie, du ii e siècle de notre ère ; 3) le poème chrétien intitulé Vision de Dorothéos (Papyrus Bodmer XXIX), du iv e siècle ; 4) le Sceau de la Merkava (T.-S. K 21.95.C, fol. 2), un texte fragmentaire tardo-antique ou médiéval relatant une révélation de l’ange Ozhayah à Rabbi Ishmaël. Ces documents constituent autant de témoignages éloquents de la vitalité dans la longue durée des traditions et des pratiques de type chamanique qui finiront par contribuer, plus tard, à la (re)naissance babylonienne de la mystique juive. La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109010 ©
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The Origins of Jewish Mysticism, la nouvelle synthèse que Peter Schäfer, le plus grand spécialiste vivant de la mystique juive tardo-antique, vient de publier 1, va très certainement relancer le débat sur les antécédents apocalyptiques, liturgiques, magiques et autres de la littérature des Hekhalot, ou « Palais célestes ». Dans un tel ouvrage, le dernier d’une longue et admirable série d’éditions diplomatiques et/ou synoptiques, de concordances, de traductions et d’études littéraires et historico-religieuses 2 , le savant allemand établi aux États-Unis prend systématiquement le contrepied de son prédécesseur, l’Israélien Gershom Scholem (1897-1982), le père fondateur des études modernes sur le mysticisme juif 3. Dans la période qui va de 1935 à 1946, ce dernier avait inlassablement travaillé à la grande fresque historique des Major Trends in Jewish Mysticism – en français, Les grands courants de la mystique juive –, dont la première édition anglaise avait paru à Jérusalem, en 1941 4 . Confronté au problème de la réhabilitation de la tradition cabalistique médiévale et de la justification de son appartenance à la tradition culturelle du peuple juif au même titre que l’art exégétique de Rashi ou le rationalisme philosophique de Rambam, Gershom Scholem avait consacré le deuxième chapitre des Grands courants à « La mystique de
1. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, Tübingen, 2009 (édition améri caine, Princeton/New Jersey, 2011). 2. P. Schäfer , Geniza-Fragmente zur Hekhalot-Literatur, Tübingen, 1984 ; Hekhalot-Studien, Tübingen, 1988 ; Le Dieu caché et révélé. Introduction à la mystique juive ancienne, trad. C. A slanoff, Paris, 1993 (édition originale allemande, Tübingen, 1991) ; Mirror of His Beauty : Feminine Images of God from the Bible to the Early Kabbalah, Princeton/New Jersey, 2002 ; P. Schäfer – M. Schlüter – H. G. von Mutius , Synopse zur Hekhalot-Literatur, Tübingen, 1981 ; P. Schäfer – G. R eeg – K. H errmann – C. Rohrbacher-Sticker – G. Weyer , Konkordanz zur Hekhalot-Literatur, I-II, Tübingen, 1986-1988 ; P. Schäfer – H.-J. Becker – K. H errmann – U. Hirschfelder – G. Necker – L. R enner – C. RohrbacherSticker – S. Siebers , Übersetzung der Hekhalot-Literatur, I-IV, Tübingen, 19871995. 3. Sur son œuvre et sa personnalité, voir tout spécialement D. Biale , Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, trad. J.-M. M andosio, Nîmes, 2001 (édition originale américaine, Cambridge/Massachusetts, 1979) ; H. Blum (éd.), Gershom Scholem, New York, 1987 ; J. Dan, Gershom Scholem and the Mystical Dimension of Jewish History, New York-Londres, 1987 ; P. M endes-Flohr (éd.), Gershom Scholem : The Man and His Work, Albany/New York-Jérusalem, 1994 ; D. A brams , « Defining Modern Academic Scholarship : Gershom Scholem and the Establishment of a New ( ?) Discipline », Journal of Jewish Thought and Philosophy 9 (2000), p. 1-36 ; « Presenting and Representing Gershom Scholem : A Review Essay », Modern Judaism 20 (2000), p. 226-243 ; S. M. Wasserstrom, Religion after Religion : Gershom Scholem, Mircea Eliade, and Henry Corbin at Eranos, Princeton/New Jersey, 1999 ; M. K riegel (éd.), Gershom Scholem, Paris, 2009. 4. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive. La Merkaba – la Gnose – la Kabbala – le Zohar – le Sabbatianisme – le Hassidisme, trad. M.-M. Davy, Paris, 1950 (édition originale américaine, New York, 1941).
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la Merkaba et de la Gnose » 5, aux liens de continuité entre les visions apocalyptiques de l’époque du Second Temple, les spéculations ésotériques des Tannaïm et les ascensions au ciel des Yordé Merkava, depuis la description du trône divin en 1er Hénoch 14 jusqu’aux expériences visionnaires consignées, avec moult détails, dans les différents traités hekhalotiques (Hekhalot Rabbati, Hekhalot Zoutarti, Sefer Hekhalot et autres textes similaires) rédigés au cours du v e et du vi e siècles. De l’avis de Gershom Scholem, « [i]ci nous avons affaire à un mouvement religieux d’un caractère distinct dont l’existence réfute péremptoirement l’ancien préjugé selon lequel toutes les énergies religieuses des premières apocalypses furent absorbées par et dans le christianisme après l’apparition de ce dernier » 6. Il devait revenir sur cette question en 1957, lors d’une nouvelle série de conférences newyorkaises publiées, en 1960, sous le titre éloquent de Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism, and Talmudic Tradition 7 – le seul ouvrage majeur de Gershom Scholem à n’avoir été ni constamment réimprimé ni traduit en d’autres langues, peut-être parce que, à la différence des Grands courants et du reste de l’œuvre scholemienne la plus connue, il s’agit d’un recueil d’études extrêmement érudites et, apparemment, dépourvues de tout fil conducteur. Si les grandes lignes de la reconstruction historique proposée par Gershom Scholem ont été rapidement et, pour ainsi dire, triomphalement acceptées presque sans discussion par la grande majorité des chercheurs, son jugement sur le caractère « gnostique » de la littérature des Hekhalot et des textes cabalistiques les plus anciens (le Sefer ha-Bahir et le Sefer haZohar), ainsi que de la doctrine d’Isaac Louria, a donné lieu à quelques remises en question, déjà dans le cercle des disciples les plus proches 8, voire 5. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive. La Merkaba – la Gnose – la Kabbala – le Zohar – le Sabbatianisme – le Hassidisme, trad. M.-M. Davy, Paris, 1950 p. 53-93 et p. 371-381. 6. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive. La Merkaba – la Gnose – la Kabbala – le Zohar – le Sabbatianisme – le Hassidisme, trad. M.-M. Davy, Paris, 1950 p. 56. 7. G. Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism, and Talmudic Tradition, New York, 1960. Grâce aux travaux de son ancien élève Morton Smith (1915-1991) – à commencer par ses « Observations on Hekhalot Rabbati », dans A. A ltmann (éd.), Biblical and Other Studies, Cambridge/Massachusetts, 1963, p. 142-160 –, les idées de Scholem se sont frayé péniblement un chemin en direction des études sur les origines du christianisme. 8. Ainsi I. Gruenwald, « Jewish Merkavah Mysticism and Gnosticism », dans J. Dan – F. Talmage (éd.), Studies in Jewish Mysticism : Proceedings of Regional Conferences Held at the University of California, Los Angeles, and McGill University in April, 1978, Cambridge/Massachusetts, 1982, p. 41-55 (réimprimé dans I. Gruenwald, From Apocalypticism to Gnosticism : Studies in Apocalypticism, Merkavah Mysticism and Gnosticism, Francfort-sur-le-Main, 1988, p. 191-205) ; J. Dan, « Jewish Gnosticism ? », Jewish Studies Quarterly 2 (1995), p. 309-328 (réimprimé dans
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même à des polémiques et à des procès d’intention dont le regretté Charles Mopsik (1956-2003) et Éric Smilevitch ont bien résumé les enjeux idéologiques. Ces questions ne sont pas des sujets scolaires de dissertation ou des soucis d’érudits, elles touchent à l’intime du destin d’Israël, elles débouchent sur des jugements globaux quant à savoir si une métaphysique propre aux communautés fidèles à la tradition hébraïque s’est perpétuée dans son originalité, ou si toutes les œuvres spirituelles de cette tradition ne sont que les résultats d’influences étrangères qui l’ont déterminée. Si le mot « pensée juive » a vraiment un sens ou s’il n’est qu’une étiquette affublant un récipient vide, ou rempli de fragments issus de toutes les cultures. Si la Cabale est un mouvement intérieur à la tradition juive, dite « tradition rabbinique », ou si elle est une émergence d’origine étrangère apparue au sein du judaïsme vers le xii e siècle 9.
À ce genre de soucis identitaires, il est aisé de répondre que, à la différence du grand historien allemand Heinrich Graetz (1817-1891), Gershom Scholem n’utilisait la catégorie « gnosticisme » que de façon typologique pour désigner un mouvement ésotérique qui, à l’intérieur même du judaïsme rabbinique, s’était spécialisé dans la contemplation de la Gloire divine et la découverte des secrets du monde céleste. Une telle « gnose juive » serait donc le produit d’un courant mystique de la Merkava parfaitement inséré dans le judaïsme ambiant, comparable donc à ce que nous savons désormais de la « gnose chrétienne » (« orthodoxe », « séthienne », « valentinienne », autre) vraisemblablement issue des rangs du christianisme mystique de la même époque. Le courant mystique juif pourrait éventuellement correspondre à – ou, plutôt, englober – la mouvance appelée, dans la littérature rabbinique, des « deux pouvoirs dans les cieux » (désavouée dans le célèbre épisode de la méprise de Rabbi Elisha ben Abouya au sujet de l’ange Métatron 10) et avoir aussi contribué à la naisId., Jewish Mysticism, vol. I : Late Antiquity, Northvale/New Jersey – Jérusalem, 1998, p. 1-25). 9. Ch. Mopsik – É. Smilevitch, « Observations sur l’œuvre de Gershom Scholem », Pardés 1 (1985), p. 6-31 (p. 6). 10. Tradition d’origine vraisemblablement babylonienne (Talmud Bavli, Haguiga 15a), narrativisée dans la littérature hekhalotique (Hekhalot Zoutarti, p. 77 de l’édition de R. Elior [Jérusalem, 1982] ; Sefer Hekhalot, § 20 ; Merkava Rabba, § 672 [manuscrit N8128]). Voir, à ce sujet, D. J. H alperin, The Merkabah in Rabbinic Literature, New Haven/Connecticut, 1980, p. 167-172 ; Ch. Mopsik , Le Livre hébreu d ’Hénoch, ou Livre des Palais, Lagrasse, 1989, p. 110 (traduction) et p. 244-248 (commentaire). Sur l’« hérésie » des « deux pouvoirs dans les cieux », voir A. F. Segal , Two Powers in Heaven : Early Rabbinic Reports about Christianity and Gnosticism, Leyde, 1977 ; D. Boyarin, « Two Powers in Heaven : Or, the Making of a Heresy », dans H. Najman – J. H. Newman (éd.), The Idea of Biblical Interpretation : Essays in Honor of James L. Kugel, Leyde, 2004, p. 331-370.
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sance de son omologue chrétien (du moins, en ce qui concerne le « gnosticisme séthien »). Ajoutons aussi que, contrairement aux idées reçues, la valorisation de la fibre mystique du judaïsme ne s’accompagne pas, chez Gershom Scholem, d’une dépréciation de ses composantes halachique et midrashique plus traditionnelles. Ses bêtes noires étaient, d’un côté, les dérives apologétiques de la Wissenschaft des Judentums et, de l’autre, tout manquement académique à la rigueur d’une critique philologique et historique sans concession 11. Intellectuel juif engagé et sioniste militant, ses convictions personnelles ne déteignirent jamais, du moins consciemment, sur ses activités scientifiques : comme le rappelle pertinemment Daniel Abrams, Gershom Scholem « examina manuscrits cabalistiques et livres imprimés non en tant que sioniste, mais en tant que savant » 12 . Après avoir apporté ces quelques précisions sur le « gnosticisme » des Hekhalot, nous pouvons nous concentrer sur les deux grands problèmes de fonds de la reconstruction scholemienne, à savoir, celui de la continuité ou de la discontinuité, dans la longue durée, des phénomènes religieux auxquels ces écrits peuvent renvoyer et celui, le cas échéant, de leur nature exacte. Deux écoles d’interprétation s’affrontent à ce sujet : les uns (tout spécialement Martha Himmelfarb 13) insistent sur le caractère purement exégétique et littéraire, en tout cas, peu ou pas mystique, d’une telle production, tandis que les autres (de Alan Segal, récemment disparu [19452011], à James Davila 14) voient en ces textes le reflet, voire le mode d’em11. Voir tout spécialement ses « Réflexions sur les études juives » (parues en hébreu, en 1944), dans M. K riegel (éd.), Gershom Scholem, p. 133-145. 12. D. A brams , « Presenting and Representing Gershom Scholem », p. 231 (c’est nous qui traduisons). 13. M. Himmelfarb, « Heavenly Ascent and the Relationship of the Apocalypses and the Hekhalot Literature », Hebrew Union College Annual 59 (1988), p. 73-100 ; Ascent to Heaven in Jewish and Christian Apocalypses, New York – Oxford, Oxford University Press, 1993 ; « The Practice of Ascent in the Ancient Mediterranean World », dans J. J. Collins – M. Fishbane (éd.), Death, Ecstasy, and Other Wordly Journeys, Albany/New York, 1995, p. 123-137 ; « Merkavah Mysticism Since Scholem : Rachel Elior’s The Three Temples », dans P. Schäfer (éd.), Wege mystischer Gotteserfahrung. Judentum, Christentum und Islam – Mystical Approaches to God : Judaism, Christianity, and Islam, Munich, 2006, p. 19-36 ; The Apocalypse : A Brief History, Chichester, 2010, p. 104-116. 14. A. F. Segal , « Paul and the Beginning of Jewish Mysticism », dans J. Collins – M. Fishbane (éd.), Death, Ecstasy, and Other Wordly Journeys, p. 95-122 (le contraste entre cette étude et celle de Martha Himmelfarb, qui la suit, est particulièrement saisissant) ; « Religious Experience and the Construction of the Transcendent Self », dans A. D. DeConick (éd.), Paradise Now : Essays on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta/Gerogie, 2006, p. 27-40 ; « Transcribing Experience », dans D. V. A rbel – A. A. Orlov (éd.), With Letters of Light : Studies in the Dead Sea Scrolls, Early Jewish Apocalypticism, Magic, and Mysticism in Honor of Rachel Elior, Berlin, 2011, p. 365-382 ; J. R. Davila, « The Hekhalot Literature and Shamanism », Society of Biblical Literature Seminar Papers 33 (1994), p. 767-
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ploi, de pratiques rituelles authentiques, de type chamanique, magique et/ ou théurgique. Les premiers optent pour l’irrégularité et la discontinuité absolues, pour ainsi dire, polygénétiques de ces productions littéraires, tandis que les seconds ont tendance à discerner une certaine continuité qui va des écrits apocalyptiques palestiniens de l’époque du Second Temple jusqu’aux productions tardives des Yordé Merkava babyloniens. Parmi ces derniers, certains spécialistes (comme Rachel Elior et Philip Alexander 15) vont jusqu’à envisager l’existence de réseaux souterrains de transmission des doctrines, d’origine sacerdotale, de l’ascension au ciel et de la contemplation de la Gloire divine. C’est en porte-à-faux avec de telles actualisations contemporaines de l’héritage scholemien que s’inscrit The Origins of Jewish Mysticism de Peter Schäfer 16. 789 ; Descenders to the Chariot : The People behind the Hekhalot Literature (Supplements to the Journal for the Study of Judaism, 70), Leyde, 2001 ; « Shamanic Initiatory Death and Resurrection in the Hekhalot Literature », dans P. M irecki – M. M eyer (éd.), Magic and Ritual in the Ancient World, Leyde, 2002, p. 283-302 ; « Melchizedek, the “Youth”, and Jesus », dans J. R. Davila, (éd.), The Dead Sea Scrolls as Background to Postbiblical Judaism and Early Christianity : Papers from an International Conference at St. Andrews in 2001, Leyde, 2003, p. 248-274 ; « The Ancient Jewish Apocalypses and the Hekhalot Literature », dans A. D. DeConick (éd.), Paradise Now, p. 105-125. 15. Parmi les nombreuses publications de ces deux auteurs, voir spécialement R. Elior , Jewish Mysticism : The Infinite Expression of Freedom, Oxford – Portland/ Oregon, 2007 (éd. originale hébraïque, Tel Aviv, 1997) ; The Three Temples : On the Emergence of Jewish Mysticism, Oxford – Portland/Oregon, 2004 (éd. originale hébraïque, Jérusalem, 2002) ; « The Emergence of the Mystical Traditions of the Merkabah », dans A. D. DeConick (éd.), Paradise Now, p. 83-103 ; P. S. A lexander , « The Historical Setting of the Hebrew Book of Enoch », Journal of Jewish Studies 28 (1977), p. 156-180 ; « Comparing Merkavah Mysticism and Gnosticism : An Essay in Method », Journal of Jewish Studies 35 (1984), p. 1-18 ; « 3 Enoch and the Talmud », Journal for the Study of Judaism 18 (1987), p. 40-68 ; The Mystical Texts, Londres – New York, 2006 ; « Qumran and the Genealogy of Western Mysticism », dans E. G. Chazon – B. H alpern-A maru (éd.), New Perspectives on Old Texts : Proceedings of the Tenth International Symposium of the Orion Center for the Study of the Dead Sea Scrolls and Associated Literature, 9-11 January, 2005, Leyde, 2010, p. 215-235. Voir aussi, dans une perspective analogue, D. V. A rbel , Beholders of Divine Secrets : Mysticism and Myth in the Hekhalot and Merkavah Literature, Albany/NewYork, 2003. 16. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, p. 9-26. Il ne nous appartient pas d’entrer, ici, dans le débat avec Moshé Idel qui, au cours des trente dernières années, n’a eu de cesse d’apporter une série d’éclairages différents et complémentaires aux perspectives de Scholem. Voir en particulier M. I del , La cabale. Nouvelles perspectives, Paris, 1998 (éd. originale américaine, New Haven/Connecticut, 1988) ; Mystiques messianiques. De la kabbale au hassidisme, xiii e-xix e siècle, Paris, 2005 (éd. originale américaine, New Haven/Connecticut, 1998) ; Ascensions on High in Jewish Mysticism : Pillars, Lines, Ladders, Budapest – New York, 2005 ; Ben : Sonship and Jewish Mysticism, Londres – New York, 2007. Pour ce faire, il faudrait se prononcer aussi sur la question, fort complexe, de la réémergence de la filière hénochique au
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L’approche adoptée par Peter Schäfer est presque exclusivement textuelle, exégétique et, pour ainsi dire, sérielle : les différents textes se suivent, mais ne se ressemblent pas, depuis les récits visionnaires du livre canonique d’Ézéchiel jusqu’au soi-disant 3e Hénoch (alias Sefer Hekhalot), en passant par la littérature hénochique et autres textes apocalyptiques, les écrits sectaires retrouvés à Qumrân, les œuvres de Philon, les traditions de la Mishna, de la Tosefta et des Talmudim, ainsi que les passages classiques des grands textes fondateurs des Hekhalot. Au terme d’un tel panoramique d’environ mille ans de littérature juive, où chaque document a été patiemment disséqué avant d’être restitué à son contexte et à son environnement d’origine, il n’est pas surprenant de constater que le seul dénominateur commun à l’ensemble de toutes ces sources ne serait qu’un vague désir de rencontrer « le Dieu vivant (c’est-à-dire, le Dieu qui est physiquement présent, et que l’on peut approcher, dans son sanctuaire céleste) et le Dieu aimant (c’est-à-dire, le Dieu qui aime toujours son peuple d’Israël sur terre) » 17. Le bilan est donc très mince, pour ne pas dire négatif. Mais pourrait-il en être autrement ? Dans ce qui suit, afin de tester l’exactitude d’un tel diagnostic, nous allons réexaminer quelques passages clés de la littérature juive et chrétienne présentant des points de contact avec la mystique de la Merkava, depuis l’époque du Second Temple jusqu’à l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge. Pour ce faire, nous aurons recours aux descriptions du palais de la Divinité et/ou de son trône, au ciel, contenues 1) dans le Livre des veilleurs hénochique (1er Hénoch 1-36) – bien connu de Gershom Scholem 18 et analysé aussi par Peter Schäfer 19 ; 2) dans les Extraits de Théodote de Clément d’Alexandrie – mis à contribution par Scholem 20, mais ignorés sein de la mystique juive du Moyen Âge, un phénomène au sujet duquel A. Y. R eed, Fallen Angels and the History of Judaism and Christianity : The Reception of Enochic Literature, Cambridge – New York, 2005, p. 233-272 et M. I del (Ben, p. 645-670) ont pris des positions diamétralement opposées et qui mériterait une étude à part. 17. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, p. 354 (c’est nous qui traduisons). Rappelons que Peter Schäfer avait déjà pris ses distances vis-à-vis de la reconstruction dans la longue durée proposée par Scholem en réaffirmant avec vigueur (dans « The Aim and Purpose of Early Jewish Mysticism » [1986], dans Hekhalot-Studien, p. 277-295, et Le Dieu caché et révélé, p. 154-166), d’un côté, l’origine post-rabbinique et tardive de la littérature des Hekhalot, de l’autre, la nature nonextatique de la mystique de la Merkava. 18. Voir, par exemple, G. Scholem, La kabbale, une introduction. Origines, thèmes et biographies, Paris, 1998 (éd. originale anglaise, Jérusalem, 1974), p. 56 : « Le chapitre 14 du Livre d ’Hénoch, qui contient l’exemple le plus ancien de ce genre de description littéraire [des mystères du Trône], fut à l’origine d’une longue tradition visionnaire dépeignant le monde du Trône et l’ascension du voyant vers lui, telle que nous la trouvons dans les livres des mystiques de la Merkavah ». 19. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, p. 53-67. 20. G. Scholem, Jewish Gnosticism, p. 34-35.
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par Peter Schäfer ; 3) et dans le poème chrétien du iv e siècle intitulé Vision de Dorothéos – inconnu de Scholem, car la seule copie existante, le Papyrus Bodmer XXIX, a été publiée en 1984 21, deux ans après sa mort, et également ignoré par Peter Schäfer. Nous terminerons par 4) une évocation du Sceau de la Merkava, un texte hekhalotique inconnu contenant une révélation de l’ange Ozhayah à Rabbi Ishmaël, découvert dans un fragment de la gueniza du Vieux Caire qui date du milieu du xi e siècle (T.-S. K 21.95.C, fol. 2), qui a été publié une première fois par Ithamar Gruenwald, en 1969, et republié par Peter Schäfer, en 1984 22 . En dépit de son importance, reconnue par plusieurs auteurs d’études récentes sur la littérature des Hekhalot 23, ce fragment n’a été mentionné qu’en passant dans The Origins of Jewish Mysticism 24 . Le Livre des veilleurs, dont l’édition plus ou moins définitive date, au plus tard, du dernier quart du iii e siècle avant notre ère, est le témoin le plus ancien d’une vision de la Merkava (1er Hénoch 14,8-23, dont quelques fragments araméens subsistent en 4Q204) qui, à la différence de celles relatées aux chapitres 1 et 10 d’Ézéchiel, se déroule, pour la première fois, explicitement au ciel, à l’intérieur de deux maisons-palais-temples célestes. (14,8) Voici ce qui m’a été montré en vision. Des nuages m’appelaient, des brouillards criaient vers moi, des étoiles filantes et des éclairs me troublaient et me bouleversaient. Dans ma vision, des vents m’ont pris sur leur aile, m’ont élevé et emporté vers le ciel. (9) Je suis parvenu près d’un mur bâti en grêlons et entouré de langues de feu, et (ce spectacle) commença à m’effrayer. (10) Je me suis avancé vers les langues de feu et approché d’une maison (bê) grandiose bâtie en grêlons. Les murs de la maison ressemblaient à des dalles, toutes faites de neige, et les fondations étaient de neige. (11) Ses toits semblaient faits d’étoiles filantes et d’éclairs. Au milieu, des Chérubins de feu, et (au-dessus) un ciel d’eau. (12) Un feu flamboyait autour 21. Papyrus Bodmer XXIX. Vision de Dorothéos, éd. A. Hurst – O. R everdin – J. Rudhardt, Cologny – Genève, Fondation Bodmer, 1984 ; A. H. M. K essels – P. W. van der Horst, « The Vision of Dorotheus (Pap. Bodmer 29) : Edited with Introduction, Translation, and Notes », Vigiliae Christianae 41 (1987), p. 313-359 (nouvelle édition améliorée). Voir, en général, C. Moreschini – E. Norelli, Early Christian Greek and Latin Literature : A Literary History, I-II, trad. M. J. O’Connell , Peabody/Massachusetts, 2005 (éd. originale italienne, Brescia, 1995-1996), vol. II, p. 188-190. 22. I. Gruenwald, « Nouveaux fragments de la littérature des Hekhalot » (en hébreu), Tarbiz 38 (1968-1969), p. 354-372 ; « Corrections et éclaircissements aux “Nouveaux fragments de la littérature des Hekhalot” » (en hébreu), Tarbiz 39 (1969-1970), p. 216-217 ; P. Schäfer , Geniza-Fragmente, p. 97-111 (« G8 ») ; M. D. Swartz , « The Seal of the Merkavah », dans R. Valantasis (éd.), Religions of Late Antiquity in Practice, Princeton/New Jersey), 2000, p. 322-329 (traduction anglaise). 23. Voir ci-dessous, n. 52. 24. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, p. 198, n. 108, et p. 343, n. 20.
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de tous ses murs, et les portes étaient embrasées. (13) Je suis entré dans cette maison, ardente comme du feu, glaciale comme de la neige, et tout délice de vie en était absent. La terreur s’empara de moi, un frisson me saisit. (14) Convulsé et tremblant, je suis tombé face (contre terre). J’ai contemplé en vision (15) une autre maison, plus vaste que la première, dont chaque porte était ouverte devant moi, et toute bâtie en langues de feu. (16) L’ensemble était si magnifique, si grandiose, si majestueux, que je ne puis vous en représenter la magnificence et la majesté. (17) La base en était de feu, la superstructure, d’éclairs et d’étoiles filantes, le toit, de feu flamboyant. (18) Je regardai, et je vis un trône élevé qui avait l’apparence du cristal, et dont la roue avait l’éclat du soleil ; (je vis) aussi le char [conjecture (cf. Siracide 49,8 ; 1 Chroniques 28,18) pour « la montagne » du manuscrit grec d’Akhmim et « la voix » de la version éthiopienne] des Chérubins. (19) Aux pieds du trône coulaient des fleuves de feu flamboyant, et je ne pouvais (en soutenir) la vue. (20) La Gloire suprême y siégeait, et Son manteau était plus brillant que le soleil et plus blanc que toute neige. (21) Nul ange ne pouvait approcher de cette maison, ni voir la Face à cause de (Sa) splendeur et de (Sa) gloire. Nulle chair pouvait La voir. (22) Le feu flamboyait tout autour, un grand feu s’élevait auprès d’Elle, nul ne L’approchait. Tout autour, des myriades de myriades se tenaient devant Lui. Mais Il n’a besoin d’aucun conseil, chacune de Ses paroles est une œuvre. (23) Les (plus) saints des anges, ceux qui L’approchent, ne s’éloignent pas la nuit et ne Le quittent pas 25.
Le patriarche Hénoch, « scribe de justice », est transporté dans le seul ciel apparemment connu de la cosmologie hénochique la plus ancienne, dans une région peuplée de « Chérubins de feu », juste en dessous du firmament qui retient les eaux supérieures (le « ciel d’eau » en 14,11) ; il franchit un mur d’enceinte « bâti en grêlons et entouré de langues de feu » (14,9) ; il entre dans une première « maison grandiose » bâtie, elle aussi, « en grêlons » et « neige » et entourée de flammes, « ardente[s] comme du feu, glaciale[s] comme de la neige » (14,10-13) ; cette maison en renferme une seconde, encore plus vaste et majestueuse, « toute bâtie en 25. Traduction d’A. Caquot, « I Hénoch », dans A. Dupont-Sommer – M. Philonenko (éd.), La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, 1987, p. 463-625, aux p. 487-488, (traduction modifiée). À noter que les passages préservés en 4Q204, récemment réédités par M. L anglois (« Livre d’Hénoch – Livre astronomique d’Hénoch – Livre des Géants », dans K. Berthelot – T. L egrand – A. Paul [éd.], La bibliothèque de Qumrân, vol. 1 : Torah – Genèse, Paris, 2008, p. 13-243, aux p. 46-49), sont ici soulignés. Sur cet épisode, voir G. W. E. Nickelsburg, 1 Enoch 1 : A Commentary on the Book of 1 Enoch, Chapters 1-36 ; 81-108, Minneapolis/ Minnesota, 2001, p. 254-266 ; K. C. Bautch, « The Heavenly Temple, the Prison in the Void and the Uninhabited Paradise : Otherwordly Sites in the Book of the Watchers », dans T. Nicklas – J. Verheyden – E. M. M. Eynikel – F. García M artínez (éd.), Other Worlds and Their Relation to This World : Early Jewish and Ancient Christian Traditions, Leyde, 2010, p. 37-53.
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langues de feu », à l’intérieur de laquelle il aperçoit la Gloire divine assise sur son trône, devant lequel se tiennent « des myriades de myriades » parmi les anges « les (plus) saints » sans, toutefois, l’approcher (14,14b23) ; « aux pieds du trône coulent des fleuves de feu flamboyant » (14,19) et « nul ange (ordinaire) ne peut approcher de cette maison, ni voir la Face à cause de (Sa) splendeur et de (Sa) gloire » (14,21). Profondément troublé par ces visions (14,8-9.13-14), Hénoch attendra « prosterné et tremblant » que le Seigneur lui adresse, enfin, la parole (14,24) pour lui faire connaître le destin qui attend les anges déchus et leur progéniture dégénérée. S’il n’est pas difficile de se rendre immédiatement compte des ressemblances et des différences qui existent entre un tel récit visionnaire et les descriptions beaucoup plus tardives et élaborées des textes des Hekhalot – parmi les ressemblances les plus évidentes, citons 26 la luminosité des dalles de marbre du sixième palais céleste (Hekhalot Zoutarti, § 408) ; la mention de murs de grêlons et de flammes (Sefer Hekhalot, § 51) ; la concentricité des palais hekhalotiques (Hekhalot Rabbati, § 206 ; Sefer Hekhalot, § 1) ; parmi les différences les plus significatives, mentionnons, du côté des Hekhalot, l’existence de sept cieux et de sept palais, ainsi que la présence de redoutables anges chargés de monter la garde aux points de passage d’un ciel à l’autre 27 ; ajoutons aussi que, dans le Livre des veilleurs, il n’est apparemment question d’aucune union mystique, qu’elle soit angelica ou liturgica –, il est peut-être beaucoup plus ardu de s’apercevoir que la fonction, narrative et autre, de la vision de la Gloire divine est, mutatis mutandis, quasiment la même dans le Livre des veilleurs et dans la littérature des Hekhalot. Le Livre des veilleurs a été longtemps, pour ainsi dire, victime de la lecture apocalyptique que les spécialistes en ont systématiquement faite, à savoir, d’après la communis opinio il s’agirait de l’énième réponse sécurisante à une situation angoissante, à une crise aiguë qui aurait poussé certains milieux sectaires à radicaliser les perspectives eschatologiques de la prophétie israélite classique. Pourtant, le Livre des veilleurs a été rédigé bien avant les bouleversements de l’insurrection maccabéenne, qui vit justement la floraison de ce type de réponses apocalyptiques, hénochiques ou non 28. L’attention de la majorité des chercheurs s’est donc concentrée sur 26. À la suite de I. Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, p. 32-37, et de C. Tretti, Enoch e la sapienza celeste. Alle origini della mistica ebraica (Testi e studi, 20), Florence, 2007, p. 241-284. 27. Sur ces « douaniers » angéliques qui rendent l’ascension au ciel encore plus périlleuse, voir maintenant S. Gathercole , « Quis et unde ? Heavenly Obstacles in Gos. Thom. 50 and Related Literature », dans M. Bockmuehl – G. G. Stroumsa (éd.), Paradise in Antiquity : Jewish and Christian Views, Cambridge-New York, 2010, p. 82-99. 28. L’Apocalypse des animaux (1er Hénoch 85-90), l’Apocalypse des semaines (1er Hénoch 93,1-10 ; 91,11-17) et le livre de Daniel canonique.
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le mythe de Shemêhaza, Azaël et leurs acolytes, les anges déchus, relaté dans la première partie de l’ouvrage (1er Hénoch 6-11), qui constituerait une condamnation allégorique de la corruption de la prêtrise du Temple de Jérusalem en proie, au iii e siècle avant notre ère, aux effets pervers de la toute première hellénisation du judaïsme 29. D’autres ont lu dans le même mythe, qui soulignerait les origines surhumaines du Mal en ce bas monde, une critique de la théologie sadocite traditionnelle, à laquelle on aurait ainsi signifié que la seule rétribution possible n’aura lieu que post mortem, à la fin des temps. Quoi qu’il en soit, de telles interprétations sont, à notre avis, trop fragmentaires et partielles pour rendre compte de la vraie nature d’un ouvrage aussi déroutant que le Livre des veilleurs, dont la partie la plus considérable est consacrée aux voyages visionnaires du patriarche, le premier vers le nord-ouest (1er Hénoch 17-19) et le second vers l’orient (1er Hénoch 20-36), à la découverte des mystères de la géographie céleste. Ces voyages d’étude sont la conséquence directe de l’annonce faite à Hénoch lors de l’audience que le Seigneur lui a accordée : les anges rebelles seront emprisonnés dans un gouffre sans fond, tandis que les géants seront exterminés ; toutefois, les « esprits mauvais » des uns et des autres continueront à importuner cruellement les humains (1er Hénoch 15,8-16,1 ; 19,1). De ces voyages, Hénoch rapportera les connaissances magico-médicales nécessaires pour aider les membres de son groupe à neutraliser les mauvaises influences du monde des esprits. Le mythe des anges déchus n’est plus, dans une telle perspective, une fable racontée à des fins de critique sociale, mais, comme nous l’avons montré dans une série d’études socio-rhétoriques et interculturelles du Livre des veilleurs 30, il devient le pré-texte étiologique pour expliquer les raisons des maladies différentes et variées, du corps individuel et social à la fois, provoquées par des esprits malfaisants aussi 29. Dans ce sens, encore récemment, V. Bachmann, Die Welt im Ausnahmezustand. Eine Untersuchung zu Aussagegehalt und Theologie des Wächterbuches (1 Hen 1-36) , Berlin, 2009. Pour plus d’information et de références bibliographiques, voir P. P iovanelli, « L’Enoch Seminar. Quelques considérations rétrospectives et prospectives de la part d’un “vétéran” », dans A. Gagné – J.-F. R acine (éd.), En marge du canon. Études sur les textes apocryphes juifs et chrétiens. 65e congrès de l ’A ssociation catholique des études bibliques au Canada, Paris, 2012, p. 251-278, aux p. 259-266. 30. Tout spécialement P. P iovanelli, « A Theology of the Supernatural in the Book of Watchers ? An African Perspective », dans G. Boccaccini (éd.), The Origins of Enochic Judaism : Proceedings of the First Enoch Seminar (University of Michigan, Sesto Fiorentino, Italy, June 19-23, 2001), Turin, 2002, p. 87-98 ; « “Sitting by the Waters of Dan,” or The “Tricky Business” of Tracing the Social Profile of the Communities That Produced the Earliest Enochic Texts », dans G. Boccaccini – J. J. Collins (éd.), The Early Enoch Literature, Leyde, 2007, p. 257-281 ; « “A Testimony for the Kings and the Mighty Who Possess the Earth” : The Thirst for Justice and Peace in the Parables of Enoch », dans G. Boccaccini (éd.), Enoch and the Messiah Son of Man : Revisiting the Book of Parables, Grand Rapids/Michigan, 2007, p. 363-379.
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invisibles et pernicieux que les microbes des temps modernes. Monter au ciel et avoir accès à la salle du trône divin se révèle être le moyen le plus sûr pour connaître non seulement les vraies causes des malheurs de ses congénères, mais aussi les remèdes à y apporter. En d’autres termes, nous pouvons encore apercevoir dans le récit du Livre des veilleurs les racines chamaniques de l’apocalyptique et du mysticisme juifs, depuis l’époque du Second Temple jusqu’au haut Moyen Âge. La littérature hénochique ne s’est certes pas arrêtée à la mise en place de l’ascension au ciel et de la vision de la Gloire divine dans son palais-temple céleste (1er Hénoch 71,1-11b ; 2e Hénoch 20,1-22,2 [au septième ciel !] 31), mais a aussi inauguré le motif de la transformation apothéotique du visionnaire en être angélique (unio angelica : 1er Hénoch 71,13-17 ; 2e Hénoch 22,3-7), voire celui de sa participation au culte céleste (unio liturgica : 1er Hénoch 71,11c-12) 32 , des motifs qui trouveront leur plein accomplissement dans les textes hekhalotiques, en général, et dans le Sefer Hekhalot, en particulier, en la personne du prince Métatron, le « Jouvenceau » (na‘ar), qui n’est autre que le patriarche Hénoch métamorphosé en ange (Sefer Hekhalot, § 5). Toutefois, d’autres personnages littéraires (tel Abraham en Apocalypse d’Abraham 18) et d’autres visionnaires anonymes ont dû emboîter le pas à Hénoch sans laisser, pour autant, beaucoup de traces dans la littérature rabbinique antérieure à l’éclosion des Hekhalot. D’où la nécessité de chercher aussi des témoignages indirects de la mystique de la Merkava ailleurs que dans la Mishna, la Tosefta ou les Talmudim. Les écrits des origines chrétiennes sont, en ce sens, une véritable mine d’or, que Peter Schäfer n’a fait que prospecter en surface 33. Mais, à la place de revenir sur des textes très connus, bornons-nous à rappeler ici le cas d’Extraits de Théodote, 38, 31. Voir aussi 2 e Hénoch 39,3-10 + 37,10. 32. Voir P. S. A lexander , « From Son of Adam to Second God : Transfor mations of the Biblical Enoch », dans M. E. Stone – T. A. Bergren (éd.), Biblical Figures outside the Bible, Harrisburg/Pennsylvania, 1998, p. 87-122 ; A. A. Orlov, The Enoch-Metatron Tradition, Tübingen, 2005, p. 86-208 ; D. Boyarin, « Beyond Judaisms : Metatron and the Divine Polymorphy of Ancient Judaism », Journal for the Study of Judaism 41 (2010), p. 323-365. 33. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, p. 93-99 (l’A scension d ’Isaïe) et p. 103-111 (l’Apocalypse de Jean), ainsi que son étude, « New Testament and Hekhalot Literature : The Journey into Heaven in Paul and Merkavah Mysticism », Journal of Jewish Studies 35 (1984), p. 19-35 (réimprimée dans HekhalotStudien, p. 234-249). Pour une perspective sensiblement différente, voir maintenant P. R. Gooder , Only the Third Heaven ? 2 Corinthians 12.1-10 and Heavenly Ascent, Londres – New York, 2006 ; B. J. L. Peerbolte , « Paul’s Rapture : 2 Corinthians 12:2-4 and the Language of the Mystics », dans F. Flannery – C. Shantz – R. A. Werline (éd.), Experientia, vol. 1 : Inquiry into Religious Experience in Early Judaism and Early Christianity, Atlanta/Georgie, 2008, p. 159-176 ; C. Shantz , Paul in Ecstasy : The Neurobioloy of the Apostle’s Life and Thought, Cambridge – New York, 2009.
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un passage presqu’oublié, attribué par Clément d’Alexandrie au théologien Théodote, appartenant à la branche orientale du mouvement valentinien. (38,1) Un fleuve de feu jaillit du dessous du trône du Lieu et coule dans le vide du créé, qui est la géhenne : et bien que ce feu coule depuis l’origine de la création, le vide n’est jamais rempli. Et le Lieu (Tópos) lui-même est de feu. (2) C’est pour cette raison, dit , qu’il a un voile (katapétasma), afin que les éléments pneumatiques (pneúmata [conjecture corrigeant la leçon prágmata du manuscrit florentin Laur. V 3 et de sa copie parisienne Suppl. grec 250]) ne soient pas consumés par sa vue. Seul l’Archange a accès auprès de lui, ce que figure le Grand-Prêtre qui entrait une fois l’an dans le Saint des Saints. (3) De là vient également que Jésus a été appelé à l’aide et s’est assis avec le Lieu, afin que les éléments pneumatiques [même correction] demeurent et ne se lèvent pas avant lui, afin aussi d’adoucir le Lieu et d’assurer à la semence un passage vers le Plérôme 3 4 .
D’après François Sagnard, ce passage appartient à la section B des Extraits, à savoir, « 29-42 (sauf quelques lignes dans 30-32) », qui « forment un tout qui part du premier couple, passe par Sophia, le Christ, le Démiurge, Jésus et ses Anges, pour aboutir à la remontée des semences avec Jésus (symbole de la Croix) » 35. Le Démiurge (ou Tópos, « Lieu ») est dépeint comme étant un « être inférieur, car issu de la “passion” (34,1) et qui, hostile, détenait les Justes avant la venue du Sauveur. […] Il est de feu (38,1). Il tient les hyliques à sa gauche, dans le feu et les ténèbres (37) » 36. À la fin des temps, toutefois, le Lieu et les psychiques prendront la place actuelle de la Mère dans l’Ogdoade (34,2) 37. Pour Daniel Stökl Ben Ezra, le dernier spécialiste à s’être intéressé au passage en question, il s’agirait du montage de A) une tradition apocalyptique (« un fleuve de feu […] seul l’Archange a accès auprès de lui »), pour laquelle il renvoie au(x) fleuve(s) de feu de 1er Hénoch 14,19 ; Daniel 7,910 ; Talmud Bavli, Haguiga 13b ; B) une référence typologique au Grand Pardon (« ce que figure le Grand-Prêtre qui entrait une fois l’an dans le Saint des Saints ») qui rappelle Hébreux 9,7a, et C) une explication (« de là vient également […] un passage vers le Plérôme ») « incorporant A et B dans le mythe valentinien » 38. Il nous semble, toutefois, plus probable qu’un premier commentateur (« c’est pour cette raison, dit-il, qu’il a un voile, afin que les éléments pneumatiques ne soient pas consumés par sa 34. Traduction de F. Sagnard, Clément d ’Alexandrie. Extraits de Théodote, Paris1949, p. 141 et 143. 35. Sagnard, Clément d ’Alexandrie, p. 28-29 (voir aussi p. 34-35 et 37). 36. Sagnard, Clément d ’Alexandrie, p. 42. 37. Sagnard, Clément d ’Alexandrie, p. 46. 38. D. Stökl Ben Ezra, The Impact of Yom Kippur on Early Christianity : The Day of Atonement from Second Temple Judaism to the Fifth Century, Tübingen, 2003, p. 229-232.
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vue ») intervienne déjà pour ajouter une interprétation valentinienne du célèbre « Rideau du Lieu » (pargôd shel maqôm) qui, dans la tradition hekhalotique, « est tiré devant le Saint béni soit-il, et sur lequel sont inscrites toutes les générations des générations du monde, tous les actes des générations du monde, passés ou présent, jusqu’à l’épuisement de toutes les générations » 39. Force est donc de conclure, avec Stökl Ben Ezra, que ce « chapitre semble être la source la plus ancienne de certains termes et certaines idées qui ne sont attestés que beaucoup plus tard dans la littérature juive ; il s’ensuit que l’Extrait de Théodote 38 constitue un état intermédiaire entre les textes apocalyptiques et la mystique de la littérature des Hekhalot » 4 0. De plus, ce fragment de mythe eschatologique valentinien nous permet de mieux entrevoir les origines apocalyptiques juives des spéculations « valentiniennes » sur la Merkava du Démiurge Yaldabaôth et de son fils et successeur Sabaôth dans l’Hypostase des archontes et l’Écrit sans titre (Sur l ’origine du monde) 41. Un autre témoignage indirect de l’existence d’une mystique de la Merkava est fourni, dans la seconde moitié du iv e siècle, par la Vision de Dorothéos, un poème chrétien d’environ 360 vers écrit en hexamètres épiques. La vision dont il est question est une expérience onirique que le protagoniste, un certain Dorothéos, « fils de Quintus » (v. 300), entendons fils « du poète Quintus » (explicit), a vécue lorsqu’il s’est endormi, en plein jour, « dans le palais » (mégaron, v. 4-5), très vraisemblablement le palais impérial d’Antioche. En passant d’une dimension à l’autre, Dorothéos se retrouve soudainement transporté dans le « vestibule » (próthuron) du « palais » (tantôt mégaron, tantôt dómos) du Seigneur (v. 10-11), où il est enrôlé dans un groupe des fonctionnaires angéliques en tant que « novice » (tírōn, v. 43), d’abord, et « portier » (ostiários, v. 131), ensuite, avec l’ordre de monter la garde et « de surveiller les portes et l’enclos de la cour » (v. 56-58). Malheureusement, Dorothéos quitte son poste (v. 84, 112, 119-125, 132-134 et 307), 39. Sefer Hekhalot, § 64, d’après Ch. Mopsik , Le Livre hébreu d ’Hénoch, p. 139. Voir aussi Sefer Hekhalot, § 65 ; Hekhalot Zoutarti, § 346 ; Merkava Rabba, § 673 et 877 ; T.-S. K 21.95.J (« G 11 »), fol. 2b, ll. 2-3. 40. Stökl Ben Ezra, The Impact of Yom Kippur, p. 231 (c’est nous qui traduisons). 41. NHC II,4, 95,19-30 (installation de Sabaôth « au-dessus du septième ciel » et mention de son « grand char de chérubins ») ; NHC II,5, 101,11-23 (création par Yaldabaôth des sept cieux, chacun avec « des trônes et des demeures, des temples et des chars ») ; 104,31-106,5 (« devant sa demeure, il [i. e., Sabaôth] fabriqua un grand trône placé sur un char à quatre faces appelé “chérubin”. […] Et c’est sur un trône recouvert d’une grande nuée lumineuse qu’il est assis »). Pour la traduction française et la bibliographie relative à ces écrits, voir J.-P. M ahé – P.-H. Poirier (éd.), Écrits gnostiques. La bibliothèque copte de Nag Hammadi, Paris, 2007, p. 377400 (B. Barc) et p. 401-465 (L. Painchaud).
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apparemment pour espionner un « vieillard », le domesticus, qu’il accuse, ensuite, d’avoir volé dans le palais (v. 82-83 et 86-88). C’est le Christ en personne qui mène l’interrogatoire de Dorothéos devant le Père (v. 110) et qui, « pris d’une rage inextinguible », donne l’ordre de « le mettre aux arrêts et le rouer de coup » (v. 130-131 et 137-141). Le malheureux portier est fouetté jusqu’au sang, jusqu’à ce que ses « os dénudés soient visibles » et qu’il n’ait « plus la force de tenir debout » (v. 143-153), avant d’être sauvé in extremis par l’intervention de Gabriel ( ?) (v. 156-167) et l’intercession conjointe de l’ange et du Christ auprès du Père (v. 168-197). « Couvert de sang », Dorothéos reprend sa « faction devant la porte » du palais (v. 199200 et 206-207). C’est alors, lorsqu’il entreprend de se « laver de ce sang », qu’il reçoit le baptême des mains du Christ ( ?), ainsi que le nouveau prénom d’André, afin de souligner le don divin de sa « foi » nouvelle et sa « vaillance » (andreía, v. 208-231). « Le baptême reçu, tout [son] corps se redressa et grandit », en se transformant, « car le Christ, le Seigneur, [lui] avait accordé grâce et force juvénile » (hébē, v. 232-240). Dans la suite, très abîmée, du récit, le Christ semble donner à Dorothéos des conseils pour qu’il puisse sortir victorieux d’un combat particulièrement acharné (v. 279-292). En reprenant son service de garde, il apparaît « brillant comme le soleil dans tout son éclat, grand, puissant, intact… » (v. 296-298). La « grâce » du Seigneur « a fait de [lui] un héros », qui ose même solliciter une mission plus importante à accomplir (v. 308-314). Après une réponse divine malheureusement lacunaire, Dorothéos reprend son poste en portant un uniforme nouveau, qui est le signe tangible de sa promotion au rang de membre de la schola palatina (v. 326-335). C’est sur cet exploit que la vision s’achève et que son auteur retrouve ses esprits et son inspiration (v. 336-343).
Les premiers éditeurs de la Vision de Dorothéos ont suggéré, avec beaucoup de circonspection, d’identifier son auteur avec un (ou deux) personnage(s) du même nom connu(s) d’Eusèbe et martyrisé(s) sous Dioclétien 42 . Ils ont été suivis en cela par A. H. M. Kessels et Pieter W. Van Der Horst, les curateurs de la deuxième édition de la Vision de Dorothéos 43 , tandis qu’Enrico Livrea, dans son compte rendu extrêmement érudit et minutieux de l’editio princeps, a opté pour un autre Dorothéos, qui mourut martyr, lui, sous Julien l’Apostat 4 4 . Une date relativement tardive, sous 42. Papyrus Bodmer XXIX, éd. A. Hurst – O. R everdin – J. Rudhardt, p. 47-49. 43. A. H. M. K essels – W. van der Horst, « The Vision of Dorotheus », p. 315-317 et 319. 44. E. Livrea, Gnomon 58 (1986), p. 687-711 (p. 692). Voir aussi, du même auteur, « Ancora sulla Visione di Doroteo », Eikasmós – Quaderni Bolognesi di Filologia Classica 1 (1990), p. 145-156 ; « Esichio e la Visione di Doroteo », Glotta 70 (1992), p. 71-81 ; « La Visione di Dorotheus come prodotto di consumo », dans O. Pecere – A. Stramaglia (éd.), La letteratura di consumo nel mondo greco-latino.
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le règne de Valentinien Ier (364-375), a été proposée aussi par Jan Bremmer sur la base de la titulature des fonctionnaires impériaux mentionnés dans le texte 45. À la suite, enfin, d’une étude stylistique et littéraire, Kevin Kalish parvient à la conclusion que la Vision de Dorothéos serait une composition parfaitement artificielle, la parodie d’un récit apocalyptique gnostique écrite dans les années 380 4 6. Parmi les rares spécialistes qui se sont intéressés à ce texte 47, Bremmer a eu le mérite de poser la question qui est, pour nous, la plus pertinente, à savoir, « Est-il significatif que des visions de Dieu au ciel soient typiques de la littérature juive des Hekhalot et que le fait d’être fouetté par des anges soit mentionné aussi dans le Talmud babylonien (Haguiga 15a) ? » 48. À la lumière des rapports étroits que les communautés juives et chrétiennes ont continué à entretenir dans la Syrie de l’Antiquité tardive 49, nous serions tenté de répondre par l’affirmative. En réalité, le récit de la Vision de Dorothéos ressemble davantage à une reconfiguration de l’histoire d’Hénoch-Métatron qu’à la parodie d’une apocalypse prétendument gnostique. La réutilisation de thèmes de la mystique de la Merkava dans des contextes martyrologiques chrétiens – les visions d’Étienne en Actes 7,54-60, de Jean de Patmos en Apocalypse 4-5, de Perpétue dans la Passion Atti del convegno internazionale, Cassino, 14-17 settembre 1994, Cassino, 1996, p. 69-95. 45. J. N. Bremmer , « An Imperial Palace Guard in Heaven : The Date of the Vision of Dorotheus », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 75 (1988), p. 82-88 ; « The Vision of Dorotheus », dans J. den Boeft – A. Hilhorst (éd.), Early Christian Poetry : A Collection of Essays, Leyde, 1993, p. 253-261 ; The Rise and Fall of the Afterlife : The 1995 Read-Tuckwell Lectures at the University of Bristol, Londres – New York, 2002, p. 128-133 et 184-186. 46. K. J. K alish, Greek Christian Poetry in Classical Forms : The « Codex of Visions » from the Bodmer Papyri and the Melding of Literary Traditions, Thèse de Doctorat, Princeton/New Jersey, p. 31-64. À noter que Kalish a fait siennes les thèses de Martha Himmelfarb (voir ci-dessus, n. 13) en matière de fictions littéraires. 47. Signalons aussi J. Verheyden, « When Heaven Turns into Hell : The Vision of Dorotheus and the Strange World of Human Imagination », dans W. A meling (éd.), Topographien des Jenseits. Studien zur Geschichte des Todes in Kaiserzeit und Spätantike, Stuttgart, 2011, p. 123-142. 48. J. N. Bremmer , The Rise and Fall of the Afterlife, p. 133 (c’est nous qui traduisons). 49. Mis tout spécialement en évidence par la monographie de D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011 (éd. originale américaine, Philadelphie/Pennsylvanie, 2004), et les études publiées par A. H. Becker – A. Y. R eed (éd.), The Ways That Never Parted : Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003 (éd. américaine, Minneapolis/ Minnesota, 2007). Voir aussi S. C. M imouni – B. Pouderon (éd.), La croisée des chemins revisitée – The Parting of the Ways Revisited. Quand l ’« Église » et la « Synagogue » se sont-elles séparées ? Paris, 2012.
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de Perpétue et Félicité – a été récemment soulignée par Phillip Munoa 50, tandis que la présence d’éléments proches du Shi‘ur Qomah dans l’Épître aux Éphésiens ou dans les Homélies pseudo-clémentines continue de faire débat 51. Ce qui est très intrigant, dans le cas de la Vision de Dorothéos, est le fait que le contexte palatial qu’elle décrit, avec ses tiraillements hiérarchiques et ses mesures disciplinaires aux détails cruellement réalistes, sonne si vrai par rapport au mode de représentation hautement stylisé des textes hekhalotiques – du moins, des écrits avec lesquels nous avons le plus de familiarité. Cela nous amène au dernier témoin de notre panorama, le fragment hekhalotique « G 8 », porteur d’une révélation de l’ange Ozhayah à Rabbi Ishmaël, un texte inconnu auparavant, dans lequel se mélangent des extraits rappelant des éléments des Hekhalot Rabbati et Hekhalot Zoutarti et des passages complètement inédits 52 . Au nombre de ces derniers figure une discussion à propos du nom angélico-divin Tanriel (TNR’L) 53 qui sera donné, dans les temps à venir, à un sage issu de l’Académie de Babylone (fol. 2ro, ll. 12b-23a).
50. P. B. Munoa III, « Jesus, the Merkavah, and Martyrdom in Early Christian Tradition », Journal of Biblical Literature 121 (2002), p. 303-325. 51. Voir Ch. Mopsik , « La datation du Chi’our Qomah d’après un texte néotestamentaire », Revue des sciences religieuses 68 (1994), p. 131-144 (réimprimé dans Chemins de la cabale.
Vingt-cinq essais sur la mystique juive, Paris – Tel Aviv, 2004, p. 309-324) ; D. Côté , « La forme de Dieu dans les Homélies pseudo-clémentines et la notion de Shiur Qomah », dans G. A ragione – R. Gounelle (éd.), « Soyez des changeurs avisés ». Controverses exégétiques dans la littérature apocryphe chrétienne, Strasbourg, 2012, p. 69-94. 52. Voir I. Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, Leyde, 1980, p. 188-190 ; D. J. H alperin, The Faces of the Chariot : Early Jewish Responses to Ezekiel ’s Vision, Tübingen, 1988, p. 367-370 ; M. Himmelfarb, « Heavenly Ascent », p. 86-88 ; E. R. Wolfson, Through a Speculum That Shines : Vision and Imagination in Medieval Jewish Mysticism, Princeton/New Jersey, 1994, p. 82-85 ; A. Kuyt, The « Descent » to the Chariot : Towards a Description of the Terminology, Place, Function and Nature of the Yeridah in Hekhalot Literature, Tübingen, 1995, p. 27-59 ; J. C. R eeves , Heralds of That Good Realm : Syro-Mesopotamian Gnosis and Jewish Traditions Leyde, 1996, p. 174 et p. 181 ; M. D. Swartz , Scholastic Magic : Ritual and Revelation in Early Jewish Mysticism, Princeton/New Jersey, 1996, p. 124-130, p. 201-202 et p. 212-213 ; R. M. L esses , Ritual Practices to Gain Power : Angels, Incantations, and Revelation in Early Jewish Mysticism, Harrisburg/ Pennsylvanie, 1998, p. 89-90 ; J. R. Davila, Descenders to the Chariot, p. 183-188 et p. 285-288 ; « Melchizedek, the “Youth”, and Jesus », p. 254-255 ; R. S. Boustan, From Martyr to Mystic : Rabbinic Martyrology and the Making of Merkavah Mysticism, Tübingen, 2005, p. 277-278. 53. Tanriel – Tandiel est un nom assez rare : il apparaît, au milieu de beaucoup d’autres variantes, parmi les noms de la Divinité (TNR’L – TND’L en Hekhalot Rabbati, § 204) ou de ceux de l’ange Métatron (TNRY’L – TNDW’L en Sefer Hekhalot, § 76 ; TNRY’L en Merkava Rabba, § 682).
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Et je l’entendis dire : « L’ange TNR’L : que son nom soit prêt et […], non pas pour le prince, voire tous les princes, mes serviteurs, ou pour l’ange de Ma Présence, mais pour un sage à venir, qui se tiendra, dans les dernières années, dans la grande maison à venir, qui sera bâtie, devant moi, à Babylone. Grâce à cette maison à venir, Babylone sera liée par deux couronnes, par celle des six jours de la création et celle des dernières années, lorsque je lèguerai ce nom à ce sage à venir qui se tiendra devant moi, à Babylone, dans la grande maison. Je l’appellerai, toute la création et moi-même, untel TNR’L, car le nombre des lettres de son nom est le même que celui de ce nom, car il a cinq lettres et le nom de ce sage a aussi cinq lettres. » Et Ozhayah, l’ange de Sa Présence, fait pression sur toutes les générations depuis les six jours de la création afin d’ajouter une lettre additionnelle. Quelle est cette lettre ? Celle qui permet de l’appeler TNRD’L. « Moi, selon mes dessins, et lui, selon les dessins [… ne] pas dire, comme si mon nom avait six lettres et le nom de ce sage à venir, qui se tiendra devant moi, à Babylone, dans la grande maison que je dirige, [avait six] lettres. Je l’affirme : ce nom est mon nom, car il (n’)a (que) cinq lettres, et le nom de ce sage (n’)a (que) cinq lettres. Quelle est cette maison qui sera bâtie ? En vérité, elle sera bâtie. Le nombre du nom est (représenté) par les lettres de son nom, (à savoir) cinq, et le nombre de mon nom est (également) cinq. » « Ce sera mesure pour mesure, car c’est moi, Ozhayah, qui suis en charge de l’un d’entre eux, le nom duquel est Magog, comme son nom, et TNR’L YHWH, Dieu d’Israël, est en charge de l’un d’entre eux, afin de le faire monter jusqu’aux yeux de QHL QHLY QHYLWT. »
Rabbi Ishmaël semble relater un dialogue entre Dieu et l’ange Ozhayah ou, plutôt, répéter ce que ce dernier lui aurait raconté à propos d’une telle conversation. En dépit de la nature cryptique du récit – à quel sage fait-on référence ? S’agit-il d’un personnage historique, que l’on voudrait légitimer de la sorte, ou d’une projection eschatologique ? – l’ancrage babylonien de la tradition ici rapportée est indéniable, ce qui contribue à remettre, sinon en cause, du moins en perspective 54 les origines palestiniennes, si chères à Scholem, de la littérature hekhalotique. Mais la suite du fragment se révèle encore plus intéressante, lorsque Ozhayah donne à Ishmaël, en détail et par écrit, toutes les instructions nécessaires pour que n’importe quel Yored Merkava, même le moins doué des disciples, puisse franchir les différentes étapes de l’ascension au septième ciel dans le but « de contempler le Roi et sa beauté » (fol. 2ro, ll. 23b-49), être accueilli par le « Jouvenceau » (na‘ar) et être intronisé « devant le Trône de gloire » (fol. 2vo, ll. 12-22). Parmi les conseils pratiques donnés aux voyageurs célestes, celui pour éviter les dangers de la circulation angélique, particulièrement intense, à la porte entre
54. Comme l’a judicieusement remarqué P. Schäfer , Le Dieu caché et révélé, p. 165-166.
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le sixième et le septième ciel peut paraître, à première vue, assez inhabituel (fol. 2ro, ll. 43-46a). Si tu étais debout, assieds-toi [correction de la leçon « allonge-toi» du manuscrit], et si tu étais assis, allonge-toi ; si tu étais allongé sur le dos, allonge-toi sur le ventre, et si tu étais allongé sur le ventre, enfonce les ongles de tes mains et de tes pieds dans le sol du firmament ; (mets) de la laine dans tes oreilles, de la laine dans ton nez et de la laine dans ton anus [la laine (môkh) ayant des propriétés absorbantes et isolantes], afin que ton âme soit retenue et ne s’en aille pas avant que je parvienne à toi, que j’arrive à toi, que je me tienne sur toi et que je souffle sur toi, afin que ton esprit revienne et que ton âme soit ravivée.
Il serait difficile de trouver un texte plus explicite que celui-ci dans sa légitimation d’une série de pratiques rituelles concrètes, donnant lieu à des expériences de type extatique. C’est à partir d’une nouvelle étude comparative et interculturelle de ce genre de témoignages que James Davila a proposé d’identifier « les personnes derrière la littérature des Hekhalot » avec des praticiens chamaniques 55. Si tel était le cas, nous pourrions dire que, environ un millier d’années après la rédaction du Livre des veilleurs, dans la Babylonie de l’époque gaonique, la boucle chamanique était enfin bouclée. Que faut-il conclure du parcours que nous venons d’accomplir ? Allonsnous en tirer argument pour conforter la thèse scholemienne de la continuité historique ou pour faire pencher la balance du côté schäferien de la discontinuité ? Et qu’allons-nous entrevoir à l’arrière-plan de tous ces récits de visions et de révélations : des groupes d’adeptes de la mystique de la Merkava ou des guildes d’écrivains, plus ou moins talentueux, de contes extraordinaires ? Dans son état de la recherche sur la littérature hekhalotique – très certainement le meilleur publié dans ces dernières années –, Ra‘anan Boustan, l’un des élèves américains les plus brillants de Peter Schäfer, a formulé quelques remarques méthodologiques sur lesquelles il vaut, à notre avis, la peine de s’arrêter. Au lieu d’avoir recours à un schéma évolutif téléologique, à des catégories transhistoriques ou à des comparaisons interculturelles, le point de départ de la compréhension des textes des Hekhalot, en tant que documents socialement intégrés et culturellement significatifs, ne peut être qu’une base solidement textuelle. Néanmoins, ma conviction que la recherche sur les textes littéraires hekhalotiques doit prêter spécialement attention aux minuties de l’archéologie textuelle n’implique pas nécessairement un programme de recherche trop étroit, limité à la description empirique des histoires de leur transmission et de leur réception. À mon avis, seule une attention soutenue à l’archéologie textuelle, à la texture rhétorique et à la structure narrative 55. Voir ci-dessus, n. 14.
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est en mesure d’éclairer la façon dont l’autorité et l’expérience religieuses sont représentées et mises en place dans et par la littérature des Hekhalot – et peut-être d’éclaircir aussi le(s) contexte(s) socio-historique(s) de ceux et celles qui lui ont donné naissance 56.
À l’exigence qu’une recherche digne de ce nom ne se borne pas à l’étude des « minuties de l’archéologie textuelle », mais qu’elle doive se consacrer aussi à l’analyse de la texture rhétorique et de la structure narrative d’un ouvrage donné – à une telle exigence nous ne pouvons que souscrire avec enthousiasme. Au cours des différents travaux que nous avons menés sur les opuscules qui font partie du 1er Hénoch, sur les deux éditions des Paralipomènes de Jérémie (l’original juif et sa réécriture chrétienne), sur l’Histoire apocryphe de Melkisédeq et autres textes apparentés, ou sur l’Apocalypse de Paul et le Livre du coq tardo-antiques, nous avons eu, en effet, tout le loisir de constater, à maintes reprises, les dégâts provoqués par la critique des sources et autres approches purement diachroniques, irrespectueuses de l’état « actuel » des textes en question, et nous espérons avoir contribué, aussi modestement que possible, à la réparation de certains de ces torts 57. Néanmoins, en faisant cela, nous nous sommes vite aperçu que toute analyse synchronique, qu’elle soit narrative ou rhétorique, ne saurait être complète sans l’intégration d’un ou plusieurs volets de nature sociologique, anthropologique, psychologique ou autre, bref sans être insérée dans la dimension historique et culturelle appropriée. Dans le cas spécifique du mysticisme de la Merkava, quelques travaux récents, publiés dans la Festschrift With Letters of Light en l’honneur de Rachel Elior, sont la démonstration éloquente de l’utilité heuristique du recours à des modèles idéaux et à des comparaisons interculturelles. De telles études jettent, par exemple, une lumière nouvelle sur le vrai-faux problème, si souvent évoqué, de la localisation exacte, sur terre ou au ciel, du visionnaire (Silviu Bunta), sur l’état d’autosuggestion extatique induit par des méditations exégétiques (Dan Merkur) ou sur la nature subjective et, en dernière analyse, « politique » de toute discussion à propos de ce qui relève ou ne relève pas de la magie (Yuval Harari) 58. Ajoutons aussi que, si la catégorie « mystique » 56. R. S. Boustan, « The Study of Heikhalot Literature : Between Mystical Experience and Textual Artifact », Currents in Biblical Research 6 (2007), p. 130160 (p. 134, nous traduisons). 57. En ce qui concerne le 1er Hénoch, voir supra n. 30. 58. S. N. Bunta, « In Heaven or on Earth : A Misplaced Temple Question about Ezekiel’s Visions », dans D. V. A rbel – A. A. Orlov (éd.), With Letters of Light, p. 28-44 ; D. M erkur , « Cultivating Visions through Exegetical Meditation », dans D. V. A rbel – A. A. Orlov (éd.), With Letters of Light, p. 62-91 ; Y. H arari, « A Different Spirituality or “Other” Agents ? On the Study of Magic in Rabbinic Literature », dans D. V. A rbel – A. A. Orlov (éd.), With Letters of Light, p. 169-195. Voir aussi les études réunies par F. Flannery – C. Shantz – R. A. Werline (éd.), Experientia, vol. 1.
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était trop marquée par ses connotations chrétiennes d’origine, l’utilisation d’un modèle heuristique élaboré à partir du chamanisme des populations de l’Asie centrale et des Amériques ne devrait pas poser, dans les milieux académiques postmodernes et postcoloniaux qui sont les nôtres, ce genre de difficultés idéologiques. Que dire, enfin, du besoin, toujours ressenti par certains, de mettre textes et contextes en relation réciproque, dans une perspective dialogique et historique ? Certes, Ra‘anan Boustan a parfaitement raison de mettre en garde contre toute tentation et/ou tentative de remettre au goût du jour ce qui pourrait ressembler à un vieux « schéma évolutif téléologique », mais, après avoir étudié et recontextualisé, par exemple, les textes des Hekhalot dans le milieu babylonien qui était le leur 59, voire dans les cercles des Hassidé Ashkenaz, qui les ont copiés et diffusés, au xii e et au xiii e siècles 60, pourrons-nous nous interroger sur leurs antécédents palestiniens, apocalyptiques et/ou rabbiniques, éventuels ? Une telle littérature ne serait que le produit du « melting pot » mésopotamien de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Âge 61 ? Certes, Scholem a été aussi, comme tout un chacun, le fils de son temps et a parfois interprété de simples signes avant-coureurs comme des preuves de l’existence, à une date très haute, de pans entiers de la littérature hekhalotique. Les quelques exemples que nous avons présentés ne sont pas en mesure d’étayer de telles reconstructions, mais démontrent, néanmoins, la vitalité dans la longue durée des traditions et des pratiques de type chamanique qui finiront par contribuer, un jour, à la (re)naissance babylonienne de la mystique juive. Martin Goodman a déjà souligné, avec raison, les risques des modélisations linéaires utilisées, dans la recherche historique, pour rendre compte de la prétendue évolution des
59. La monographie récente de R. S. Boustan, From Martyr to Mystic, est, dans ce sens, exemplaire, tout comme celle de P. Schäfer , Mirror of His Beauty, à propos du milieu juif provençal qui aurait produit, dans la seconde moitié du xii e siècle, le Sefer ha-Bahir. 60. Voir J. Dan, « The Ancient Heikhalot Mystical Texts in the Middle Ages : Tradition, Source, Inspiration », Bulletin of the John Rylands Library 75 (1993), p. 83-96 (réimprimé dans Jewish Mysticism I, p. 243-260) ; K. H errmann, « Rewritten Mystical Texts : The Transmission of the Heikhalot Literature in the Middle Ages », Bulletin of the John Rylands Library 75 (1993), p. 97-116. 61. Qu’il nous soit permis de renvoyer, à titre purement comparatif, à deux études complémentaires que nous avons consacrées au Livre du coq, l’une de nature éminemment synchronique, l’autre davantage diachronique, à savoir, « Exploring the Ethiopic Book of the Cock, An Apocryphal Passion Gospel from Late Antiquity », Harvard Theological Review 96 (2003), p. 427-454, et « The Book of the Cock and the Rediscovery of Ancient Jewish Christian Traditions in Fifth Century Palestine », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (éd.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity, Gütersloh, 2006, p. 308-322.
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idées, des sociétés et des cultures humaines 62 . Dans le cas de l’histoire du premier millénaire de la mystique juive – l’histoire d’une série d’« absurdités », certes, mais menée de façon scientifique –, le cheminement suivi a été tout sauf linéaire et l’image qui conviendrait le mieux pour décrire une telle réalité n’est pas celle bidimensionnelle de l’arbre généalogique aux branches bien nettes, mais celle hélicoïdale de l’ADN ou, encore mieux, celle tridimensionnelle d’un gros cordage formé de plusieurs brins différents et variés – un cordage auquel on aurait fait, par-ci, par-là, plusieurs nœuds de marin 63.
62. M. Goodman, « Modeling the “Parting of the Ways” », dans A. H. Becker – A. Y. Reed (éd.), The Ways That Never Parted, p. 119-129. 63. Addendum. Les actes de la conférence qui s’est tenue à Princeton, du 14 au 16 novembre 2010, ont été publiés par R. Boustan – M. Himmelfarb – P. Schäfer (éd.), Hekhalot Literature in Context : Between Byzantium and Babylonia, Tübingen, 2013. Un recueil remarquable de textes hekhalotiques en traduction anglaise vient d’être publié par J. R. Davila, Hekhalot Literature in Translation : Major Texts of Merkavah Mysticism, Leyde, 2013. Par ailleurs, un vif débat sur l’antiquité des traditions mystiques de la Merkava est désormais engagé entre P. Schäfer , The Jewish Jesus : How Judaism and Christianity Shaped Each Other, Princeton/New Jersey, 2012, et D. Boyarin, « Is Metatron a Converted Christian ? », Judaïsme ancien – Ancient Judaism 1 (2013), p. 13-62. Au sujet de la corporalité de l’expérience mystique décrite dans le du Sceau de la Merkava, voir maintenant M. D. Swartz , « Mystics without Minds ? Body and Soul in Merkavah Mysticism », dans H. Eifring (éd.), Meditation in Judaism, Christianity, and Islam : Cultural Histories, LondresNew York, 2013, p. 33-43 et 239-240, aux p. 40-41 et 240. Quant aux continuités et aux discontinuités entre les écrits apocalyptiques anciens et les textes tardoantiques des Hekhalot, voir R. Boustan – P. G. McCullough, « Apocalyptic Literature and the Study of Early Jewish Mysticism », dans J. J. Collins (éd.), The Oxford Handbook of Apocalyptic Literature, Oxford-New York, 2014, p. 85-103.
LA CONTRIBUTION DES CANTIQUES DE L’HOLOCAUSTE DU SABBAT À L’ÉTUDE DE LA PENSÉE MYSTIQUE JUIVE AU TOURNANT DE L’ÈRE CHRÉTIENNE David H amidović Université de Lausanne
Summary The function of Songs of Sabbath Sacrifice excavated in Qumran and Masada remains in debate. The document was considered as a liturgical text during a long time, but it seems to be a mystical experience to attain the divine presence. According to the ‘working definition’ of P. S. Alexander, there is a communio mystica with the angels and not with God. Thus, a sacerdotal praxis seems at work. The songs also describe an intellectualized via mystica without practical consideration. The mannered Hebrew creates stylistic conditions of the mystical experience: technical or original words give all the nuances of praxis, especially the gradual ascent to the divine presence. However, the neologisms remain understandable, because they are built from close forms and linked to Biblical traditions like Ezekiel. Such characteristics may lead to identify a sacerdotal trend with mystical ideas before the first century BCE as redactional milieu of the Songs of Sabbath Sacrifice. Résumé La fonction des Cantiques de l ’holocauste du sabbat découverts à Qumrân et à Massada demeure débattue. Longtemps considérés comme un texte liturgique, ils s’apparentent davantage à une expérience mystique pour atteindre la présence divine. Selon la « working definition » de P. S. Alexander, une communio mystica peut être alléguée à condition de préciser que la communion est avec les anges et non avec Dieu. Ainsi, il semble plus judicieux de parler d’une praxis sacerdotale. Les cantiques rapportent aussi une via mystica intellectualisée sans considération pratique. L’hébreu maniéré du texte crée les conditions stylistiques de l’expérience mystique : des mots techniques voire originaux rendent les nuances de la praxis, notamment la gradation des étapes vers la présence divine. Ces néologismes restent néanmoins compréhensibles, car ils sont forgés à partir de formes approchantes et ancrés sur des traditions bibliques comme Ezéchiel. De telles caractéristiques pourraient orienter vers l’identification d’un courant sacerdotal épris de mystique avant le Ier siècle avant notre ère comme milieu rédacteur des Cantiques de l ’holocauste du sabbat. La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109011 ©
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Ces dernières années, on a tenté de placer plusieurs textes de Qumrân dans la chronologie et même la généalogie de la tradition mystique occidentale. Parmi les approches privilégiées, on constate une tendance à chercher des parallèles (mots ou expressions) avec la littérature des Hekhalot 1. Il est alors sous-entendu qu’un texte présentant des parallèles peut être qualifié de mystique, car les textes des Hekhalot sont désignés comme tels. Si le mode de l’analogie est fréquent pour qualifier le genre littéraire d’un texte, il se heurte à une difficulté méthodologique lorsqu’il s’agit d’appliquer un même concept à des documents différents. La difficulté réside dans la défi nition de la mystique juive au tournant de l’ère chrétienne. Les tenants d’une définition maximale répugnent à utiliser le mot « mystique » ; ils s’en tiennent à une définition proche de la spiritualité. Leur mystique correspond à une vague quête de sens aux accents ésotériques. En ce sens, les manuscrits de Qumrân qui retracent les éléments saillants de la vie spirituelle des esséniens, notamment à travers les textes poétiques et liturgiques 2 , apparaissent comme des textes mystiques. Ainsi, les manuscrits des Cantiques de l ’holocauste du sabbat présentent de nombreux parallèles avec les textes des Hekhalot et le Sefer Yetzira. Ces derniers textes sont présentés
1. Par exemple, L. H. Schiffman, « Merkavah Speculations at Qumran: the 4QSerek Shirot ‘Olat ha-Shabbat », dans J. R einharz – D. Swetschinski (éd.), Mystics, Philosophers and Politicians: Essays in Jewish Intellectual History in Honor of Alexander Altmann, Durham, 1982, p. 15-47 ; Id., « Hekhalot Literature and Qumran Writings », dans J. Dan (éd.), Early Jewish Mysticism: Proceedings of the First International Conference on the History of Jewish Mysticism, Jérusalem, 1987, p. 121-138 ; J. M. Baumgarten, « The Qumran Sabbath Shirot and Rabbinic Merkabah Traditions », Revue de Qumrân 3 (1988), p. 199-213 ; E. H amacher , « Die Sabbatopferlieder im Streit um Ursprung und Anfänge der Jüdischen Mystik », Journal for the Study of Judaism in the Persian, Hellenistic and Roman Period 27 (1996), p. 119-154 ; J. R. Davila, « The Hodayot Hymnist and the Four who Entered Paradise », Revue de Qumrân 17 (1996), p. 457-478 ; I d., « 4QMess ar (4Q534) and Merkavah Mysticism », Dead Sea Discoveries 5 (1998), p. 367-381 ; I d., « The Dead Sea Scrolls and Merkavah Mysticism », dans T. H. Lim – L. W. Hurtado – A. Graeme Auld – A. Jack (éd.), The Dead Sea Scrolls in their Historical Context, Edimbourg, 2000, p. 249-264 ; I d., Liturgical Works, Grand Rapids/Michigan-Cambridge, 2000 ; P. S. A lexander , The Mystical Texts. Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, Londres – New York, 2006, p. 125-128. 2. Cf. le débat entre B. Nitzan, « Harmonic and Mystical Characteristics in Poetic and Liturgical Writings from Qumran », Jewish Quarterly Review 85 (1994), p. 163-183, et E. R. Wolfson, « Mysticism and the Poetic-Liturgical Compositions from Qumran: A Response to Bilhah Nitzan », Jewish Quarterly Review 85 (1994), p. 185-202. Cf. aussi E. G. Chazon, « Human and Angelic Prayer in the Light of the Dead Sea Scrolls », dans E. G. Chazon – R. A. Clements – A. Pinnick (éd.), Liturgical Perpectives: Prayer and Poetry in the Light of the Dead Sea Scrolls. Proceedings of the Fifth International Symposium of the Orion Center for the Study of the Dead Sea Scrolls and Associated Literature, 19-23 January, 2000, Leyde-Boston, 2003, p. 35-48.
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comme le fondement de la tradition mystique juive par G. Scholem 3. Par simple analogie, les Cantiques de l ’holocauste du sabbat sont alors qualifiés d’écrit mystique juif. Pourtant, nombre d’érudits refusent d’employer ce concept. Ils adoptent une définition minimale et plus précise de la mystique juive ancienne. Ils cherchent des invariants entre les documents supposés mystiques. Les travaux de Philip S. Alexander se signalent par la formulation d’une « working definition » 4 , un essai de définition à amender donc, afin de penser la tradition mystique juive au tournant de l’ère chrétienne. Cette démarche a été critiquée mais il est indispensable de forger des concepts en histoire des religions pour accéder à la pensée religieuse antique. Bien entendu, il faut garder en mémoire que ces concepts ne sont pas ceux des Anciens. Philip S. Alexander distingue trois composantes dans la définition de la mystique juive : l’expérience (large) d’une présence divine transcendante ; le mystique manifeste le désir d’atteindre la présence divine transcendante avec un langage émotionnel particulièrement intense, il y a alors une communion mystique (communio mystica) entre le Créateur et sa créature dans les systèmes théistes ou une union mystique (unio mystica) dans les systèmes panthéistes ; enfin, le mystique cherche une voie (via mystica) pour atteindre la communion ou l’union avec la présence divine. Sans la praxis mystique, il n’y a pas de mystique, seulement une théosophie ou une théologie mystique. Un large spectre de voies mystiques semble possible : des pratiques magiques et théurgiques aux accents mécanistes à une noétique et une contemplation aux accents seulement intellectuels. Le mystique n’espère aucune récompense. Aucun raccourci, comme l’usage de drogues, ne permet d’accéder à la présence divine, la via mystica est nécessairement longue et difficile ; elle suppose la persévérance et la discipline du mystique qui doit franchir plusieurs étapes. La proposition de définition de Philip S. Alexander vise à tracer les grandes lignes d’un texte mystique pour identifier la tradition mystique juive au tournant de l’ère chrétienne et son évolution. Elle aide donc à penser la mystique juive à ses débuts mais elle demeure imprécise si on revient à l’échelle de chaque texte supposé mystique. On pourrait faire le même constat pour bon nombre de concepts employés en histoire des religions. La validité de la définition proposée réside dans sa capacité à extraire des composantes invariables de tous les textes mystiques contemporains. Je propose d’examiner quelques aspects des Cantiques de l ’holocauste du sabbat pour voir s’ils correspondent ou non à cette définition. 3. La thèse est soutenue tout au long du livre de G. G. Scholem, Major Trends in Jewish Mysticism, New York, 1967 [1re éd. Jérusalem, 1941]. 4. Ph. S. A lexander , « Qumran and the Genealogy of Western Mysticism », dans E. G. Chazon – B. H alpern-A maru – R. A. Clements (éd.), New Perpectives on Old Texts, Leyde-Boston, 2010, p. 215-235, à la p. 219.
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I. P r é se n tat ion
gé n é r a l e du t e x t e
Le titre Cantiques de l ’holocauste du sabbat correspond à l’en-tête de chacune des treize sections du document. Lorsque l’en-tête est préservé 5, on lit למשכיל שיר עולת השבת, « pour l’enseignant, cantique de l’holocauste du sabbat », puis le numéro du sabbat et le jour du mois correspondant. Ainsi, le texte conserve les treize premiers sabbats de l’année. Après le titre, on découvre un appel à la prière introduit par l’impératif הללוet suivi d’une épithète divine comme objet direct et d’un vocatif désignant les anges, puis les passages préservés s’apparentent à la description d’une scène liturgique. John Strugnell parla, à cet égard, d’une « liturgie angélique » 6 en 1959, car les cantiques invoquent une prière des anges lors du culte du sabbat dans le temple céleste. Le corps de la prière reprend, au moins une fois, un nouvel appel à la prière. Le contenu et le style de chaque cantique diffèrent et il n’y a pas de conclusion standardisée pour chaque prière. Néanmoins, une ligne de vacat semble séparer chaque cantique. Les différences au cœur de chaque cantique peuvent s’expliquer par l’effet de climax voulu par le milieu rédacteur des Cantiques. On distingue trois groupes de cantiques : les cantiques 1 à 5, les cantiques 6 à 8, et les cantiques 9 à 13. Le septième cantique semble le climax de l’œuvre. Les cantiques 1 à 5 mettent en scène des anges qui officient comme prêtres. Ils signalent aussi leurs devoirs et les prières prononcées. La fin de la section, la fin du cinquième cantique, fait état de thèmes eschatologiques comme la guerre attendue à la fin des temps. On note aussi que les deux premiers cantiques sont les seuls à faire allusion au sacerdoce humain et aux orants. Le style prend forme avec la répétition de formules poétiques et des verbes au parfait. On y lit aussi les seules formes grammaticales du document à la première personne et à la deuxième personne. Les cantiques 6 à 8 martèlent des formules de prières et de bénédictions prononcées par les anges alors nommés les sept « princes en chef » ()נשיאי רוש. Le septième cantique commence par un appel à la prière développé ensuite en une série d’appels à la prière adressée à chacun des sept conseils angéliques. Le cantique se poursuit avec la description du temple céleste et les louanges célébrées à chaque recoin. La fin conservée semble décrire le דביר
5. Cinq en-têtes sont clairement conservés : 4Q400 1 i 1 pour le premier sabbat, 4Q406 1,4 et Mas1k 1,8-9 pour le sixième sabbat, 4Q403 1 i 30 et 4Q404 3,2 pour le septième sabbat, 4Q403 1 ii 18, 4Q405 8-9,1-2 et 11Q17 2-3 ii 4 pour le huitième sabbat, 4Q405 20-22 ii 6-7 et 11Q17 16-18,9 pour le douzième sabbat. Deux autres en-têtes pourraient correspondre au deuxième sabbat pour 4Q400 3.5 ii 8 et au quatrième sabbat pour 4Q401 1-2,1-2. 6. J. Strugnell , « The Angelic Liturgy at Qumran – 4QSerek Šîrôt ‘Olat Haššabbāt », dans Congress Volume: Oxford 1959, Leyde, 1960, p. 318-345.
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(la « pièce intérieure » du temple), son saint des saints, et le trône-char de Dieu dans une prière prononcée par les autres מרכבות, les autres chars célestes (4Q403 1 ii 15-16). On s’attendrait à la fin de la liturgie avec ce septième opus mag nifiant la présence divine en son temple céleste mais le document se poursuit avec les cantiques 9 à 13. Le septième cantique apparaît alors comme le climax de la liturgie et non la fin. Les derniers cantiques décrivent aussi le temple céleste et ses prières. Le neuvième cantique décrit les vestibules et les pièces intérieures des temples célestes. Le dixième cantique décrit le voile ( )פרוכתqui sépare le דבירdu reste du temple. La fin du onzième cantique décrit justement cette partie du temple avec les nombreux trônes-chars qui prient Dieu. Les cantiques font donc entrer dans le saint des saints du temple céleste. Ils visent à mettre en valeur, dans le douzième cantique, la merkava, le char céleste nimbé de la gloire de Dieu, et les anges qui gravitent dans et hors du temple céleste. Le treizième cantique dénombre les anges-prêtres et leur service sacrificiel. Les constructions participiales et nominales, parfois complexes, définissent le style de cette dernière section. Elles visent à donner un style numineux pour décrire le temple céleste et les prières qui y sont récitées. II. F onct ion
du docu m e n t et pr a x i s sace r dota l e
La fonction des Cantiques de l ’holocauste du sabbat reste débattue. L’entête peut être interprété comme un chant accompagnant l’acte sacrificiel conformément à 2 Chr 29,27 ; Sir 50,21-28 ou m. Tamid 3,8 ; 7,3-4. Bilhah Nitzan 7 fit du document une offrande de prière pour remplacer le sacrifice Musaf du sabbat. À ces deux fonctions possibles du document, on a opposé la précision, fournie par le grand rouleau des Psaumes (11Q5 27,7) d’un cycle annuel de 52 cantiques pour le sabbat, un par semaine. Johann Maier 8 pensa que les treize cantiques pouvaient être répétés à chaque trimestre 9, ce qui reviendrait à 52 semaines. Carol Newson 10 mit en avant la possibilité d’une coordination du cycle des Cantiques de l ’holocauste du sabbat et de la lecture des passages de la merkavah (Ez 1 ; 3,12) 7. B. Nitzan, Qumran Prayer and Religious Poetry, Leyde, 1994, p. 285 et 293. 8. J. M aier , « Shîrê ‘Ôlat hash-Shabbat: Some Observations on their Calendric Implications and on their Style », dans J. Trebolle – L. Vegas Montaner (éd.), The Madrid Qumran Congress, Leyde, 1992, p. 544. 9. Cf. D. Hamidović , « The First Prayer of “Festival Prayers” (1Q34+1Q34bis, 4Q508, 4Q509): A Prayer for the Beginning of Quarter ? », dans D. K. Falk – S. M etso – D. W. Parry – E. J. C. Tigchelaar (éd.), Qumran Cave 1 Revisited. Texts from Cave 1 Sixty Years after Their Discovery: Proceedings of the Sixth Meeting of the IOQS in Ljubljana, Leyde, 2010, p. 259-276. 10. C. Newson, Songs of the Sabbath Sacrifice: A Critical Edition, Atlanta/ Georgie, 1987, p. 18-19 et « Merkabah Exegesis in the Qumran Sabbath Shirot », Journal of Jewish Studies 38 (1987), p. 29.
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lors de la fête des Semaines (Shavu’ot). En ce sens, les Cantiques de l ’holocauste du sabbat ne seraient récités que le premier trimestre de l’année. Dans le cadre de cette étude sur la pensée mystique juive, on doit se demander si la fonction des Cantiques de l ’holocauste du sabbat est bien cultuelle. Il est souvent difficile d’imaginer une situation cultuelle réelle à la lecture du document. Le texte ne conserve pas de prières, mais seulement des appels à la prière et décrit le contexte dans lequel elles sont récitées. C’est pourquoi il a été allégué que les Cantiques de l ’holocauste du sabbat correspondent à la praxis d’une mystique communautaire 11. La récitation des treize cantiques guide le fidèle dans sa découverte et son expérience vers le trône-char divin 12 . À chaque cantique, le récitant traverse une étape vers la sphère divine. La via mystica décrite n’est jamais pragmatique ; elle est teintée d’une profonde réf lexion sur le rôle des anges devenus prêtres du temple céleste. S’il y a bien une progressivité de l’expérience entre le premier et le dernier cantique, le septième cantique constitue le climax de la voie mystique. Il semble anticiper la fin de la via mystica, mais en fait, il introduit davantage le fidèle dans la dernière étape de l’expérience. Le temple céleste n’est plus perçu comme un simple bâtiment, il est animé de louanges célébrant la sainteté de la merkavah et le sacrifice du sabbat accompli par les prêtres angéliques. Ainsi prend place une communion avec les anges dans le culte magnifié du sabbat. Les Cantiques de l ’holocauste du sabbat montrent une vénération extrême du sabbat. Cette tradition semble particulièrement prégnante dans l’essénisme. Les esséniens suivent les règles du sabbat les plus rigoureuses du judaïsme selon Flavius Josèphe (Guerre des Juifs II 147) et conformément à CD X 14-XI 18. Aussi, la glorification du sacerdoce du temple céleste à travers les anges semble un calque pour célébrer le clergé du temple terrestre 13. La propension des esséniens à se proclamer le clergé fidèle du temple en rupture avec les autres familles sacerdotales pouvait trouver une justification dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat. L’expérience mystique décrite validerait ainsi la prétention des esséniens à être les seuls prêtres servant Dieu conformément à ses prescriptions 14 .
11. C. Newson – J. H. Charlesworth (éd.), The Dead Sea Scrolls. Hebrew, Aramaic, and Greek Texts with English Translations, vol. 4B : Angelic Liturgy: Songs of the Sabbath Sacrifice, Tübingen – Louisville – Westminster, 1999, p. 4. 12. B. Nitzan, Qumran Prayer and Religious Poetry, p. 295, n. 72 : « A gradual ascent in the status of those engaged in praise, reaching its peak in the songs portraying the angelic priesthood, the divine throne and chariot ». 13. Cf. des écrits contemporains : Sir 50,1-29 et Testament de Lévi 2,1-5,8. 14. Cf. C. Newson, « ‘He Has Established for Himself Priests’: Human and Angelic Priesthood in the Qumran Sabbath Shirot », dans L. H. Schiffman (éd.), Archaeology and History in the Dead Sea Scrolls, Sheffield, 1990, p. 113-118.
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La fonction des Cantiques de l ’holocauste du sabbat semble davantage correspondre à une expérience mystique pour atteindre la présence divine qu’à une véritable liturgie établie. Une communio mystica peut être alléguée, à condition de préciser que la communion est avec les anges et non avec le Créateur. C’est pourquoi il semble plus judicieux de parler d’une praxis sacerdotale. Les cantiques s’apparentent à une via mystica intellectualisée sans considération pratique. Aucun indice textuel ne permet d’envisager une ascension des fidèles vers la présence divine ; aucun état extatique n’est nécessaire pour vivre cette expérience ; aucun moyen, aucune condition n’est avancée pour atteindre la communion mystique sacerdotale. À l’examen (rapide) du contenu des cantiques, le document peut être classé dans la catégorie des textes mystiques selon la « working definition » de Philip S. Alexander. Toutefois, quelques aspects des Cantiques de l ’holocauste du sabbat méritent d’être approfondis car ils nuancent ou bien renforcent l’appartenance du document à la catégorie des textes mystiques. III. L’ h é br eu
ma n i é r é de s
C a n t iqu es
de l ’holoc aust e du s a bb at
Les caractéristiques orthographiques de l’hébreu des Cantiques de l ’holocauste du sabbat sont proches de celles de la tradition des scribes de Qumrân. Par exemple, la scriptio plena de la voyelle ô est fréquente, bien que les manuscrits 4Q405 et Mas1k mélangent l’écriture pleine et l’écriture défective. Du point de vue morphologique, les Cantiques de l ’holocauste du sabbat présentent des spécificités. Ainsi des formes féminines en hébreu biblique sont des formes masculines dans le document. On relève, par exemple au singulier 15, ביןpour «( בינהcompréhension »), ברך pour «( ברכהgenou » puis « bénédiction »), זמרpour «( זמרהmusique », « mélodie »), צורpour «( צורהforme »), רנןpour «( רנהréjouissance », « joie »), et peut-être תרוםpour «( תרומהoffrande »), מהפךpour מהפכה (« tour nant »). Des formes plu rielles féminines de l’hébreu classique deviennent des formes masculines (ici à l’état construit) : ( הודיde הודה, « prière »), ( לשוניde לשון, « langue »), ( מחשביde מחשבה, « pensée », « plan »), ( מפלגיde מפלגהou plutôt מפלגau mas culin, « division »), ( רוחיde רוח, « esprit »), ( צוריde צורה, « forme »), ( תהיליde תהילה, « psaume »). Cependant, les formes féminines des mêmes mots, au singu lier ou au pluriel, cohabitent dans le document. Les Cantiques de l ’holocauste du sabbat sont aussi riches en néologismes par rapport à l’hébreu biblique. Par exemple 16, le nom propre ’Ophir 15. C. Newsom, 4QSerek Šîrôt ‘Ôlat Haššabbāt (The Qumran Angelic Liturgy): Edition, Translation, and Commentary, Ph.D. Harvard University, 1982, p. 101. 16. Ibid., p. 96-102.
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devient au pluriel un nom commun pour désigner l’or : אופיריםen 4Q405 23 ii 9 17 ; אורתוםpour une « lumière parfaite » en 4Q403 1 ii 1 18 ; אלוהות pour une « divinité » en 4Q400 1 i 2 ; 4Q403 1 i 33 19 ; בדןpour une « fig ure » en 4Q403 1 ii 9 20 ; גדלen 4Q403 1 i 8 21 et מגדלen 4Q403 1 ii 25 pour signifier une « magnification » ; חורותpour les « enseignements » en 4Q400 1 i 17 22 ; מבניתpour une « structure » en 4Q403 1 i 41 ; 4Q405 14-15 i 6 23 ; מדרסpour le « sol » en 4Q405 19,2 24 ; מוסדpour une « assemblée » en 4Q400 2,2 ; משובpour un « retour » en 4Q403 1 i 39 25 ; קורבpour le « saint intérieur » en 4Q400 1 i 8.17.19 26 ; רומםpour l’« exaltation » en 4Q403 1 i 1 ; שבחpour le verbe « louer » en 4Q403 1 i 2 27 et תושבחותpour des « louanges » en 4Q403 1 i 31 28. Des néologismes sont forgés soit en associant deux racines distinctes et en jouant sur leur sens différent comme הודה, la « prière » de הדה, « étendre » (les bras), et הוד, la « splendeur », de la racine הוד, « être splendide » ; soit en dérivant de nouvelles formes comme מוסדà partir de ; יסדou soit en créant un nouveau sens à partir d’un mot existant comme la racine רום qui connaît de nombreuses formes pour autant de nuances en contexte : « exalter », « exaltation », « louange » 29. Ces spécificités des Cantiques de l ’holocauste du sabbat se comprennent dans la perspective de l’évolution de l’hébreu classique vers l’hébreu mishnique. Elles marquent aussi et surtout une volonté du milieu rédacteur de créer un style maniéré bien distinct des styles existants, fussent-ils poétiques et liturgiques. Par ailleurs, un même usage immodéré des néologismes, des formes masculines supplantant les formes féminines, des jeux de mots et d’une syntaxe complexe est commun aux hymnes des Hekhalot et aux piyyutim, les poèmes liturgiques juifs, selon Jefim Schirmann 30. À la « working définition » de la mystique juive ancienne, il faut probablement ajouter que les textes mystiques peuvent présenter une langue hébraïque maniérée construite afin de créer les condi tions stylistiques de l’expérience mystique. Un tel style me semble différer 17. Cf. Job 22,24. 18. Cf. 1QHa IV 6.23 ; 18,29. 19. Le mot est connu en hébreu mishnique. 20. Cf. 1QM 5,6.9. 21. Cf. 1QM 4,8. 22. Le mot הרוהest attesté en hébreu mishnique. 23. Cf. 1QS X 18 ; 1QHa VII 4.9. 24. Le mot est connu en hébreu mishnique. 25. Cf. 1QS III 1 et 1QM. 26. Cf. 11Q13 II 10. 27. Le nom est aussi attesté dans d’autres manuscrits de Qumrân et en hébreu mishnique. 28. Le nom est aussi connu en hébreu mishnique. 29. Cf. 4Q403 1 i 30-34 ; 41-43. 30. Cf. J. Schirmann, « Hebrew Liturgical Poetry and Christian Hymnology », Jewish Quaterly Review 44 (1953), p. 139-140.
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du langage émotionnel intense repéré par Philip S. Alexander. La description de l’expérience mystique passe probablement par la création de mots techniques rendant toutes les nuances de la praxis, notamment la gradation des étapes vers la présence divine. Plus le mystique approche de la transcendance divine, plus les mots se doivent d’être originaux, uniques, afin de rendre compte du caractère exceptionnel de l’expérience. Bien qu’ils soient entendus ou lus pour la première fois par le fidèle, ces néologismes ou ces formes nouvelles demeurent compréhensibles car ils sont forgés à partir de formes nominales et verbales existantes. Ce style irréaliste s’accorde avec l’atmosphère qui règne dans l’expérience mystique entre ciel et terre. L’interprétation d’Ézéchiel dans les Cantiques de l’holocauste du sabbat Le contenu des Cantiques de l ’holocauste du sabbat présente des points communs avec les descriptions du livre d’Ézéchiel. On songe d’abord au motif de la merkavah en Ez 1 et 10 repris en 4Q403 1 ii 1-16 et 4Q405 20-22 ii 7-12. En Ez 1,5-13, Dieu se présente sous la forme d’une figure presque humaine au-dessus de la terre. Mais dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat, une telle description anthropomorphique de Dieu est omise. La présence ou la gloire de Dieu prend seulement la forme du trônechar à louanger, sans ressemblance avec les vivants. De même, dans le livre d’Ézéchiel, la merkava apparaît sans lien direct avec le sanctuaire sacré du temple. Dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat, les nombreuses références au דבירdu temple céleste s’inscrivent dans le contexte cultuel de la merkava, ce qui n’est pas sans rappeler une autre allusion, mais hors du livre d’Ézéchiel : 1 Chr 28,18 31 lorsque Salomon donne l’ordre de construire le temple. Le passage met côte à côte la vaisselle cultuelle du temple et la merkava. Ainsi, le verset 18 termine la description des objets et présente la merkava : Et le modèle de l’autel des parfums en or épuré, avec le poids. Il lui donna encore le modèle du char, des chérubins d’or qui étendent leurs ailes et couvrent l’arche de l’alliance de YHWH.
Les Cantiques de l ’holocauste du sabbat interprètent aussi les descriptions de la merkava en Ez 1,4-28 ; 3,12-13 ; 10,1-22. Sans reprendre mot à mot les descriptions d’Ézéchiel, le document rapporte avant tout les prières prononcées par les créatures du trône-char. Le milieu rédacteur semble davantage vouloir indiquer comment le trône-char prie lui-même Dieu que la description minutieuse de la merkava. On a donc affaire à un des tout premiers exemples d’interprétation des visions d’Ézéchiel. Sans surprise, l’interprétation s’inscrit dans le cadre de la fonction assignée au document. 31. Comparer avec Ez 43,5-6.
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Dans les cantiques 9 à 13, la description du temple céleste s’inspire for tement d’Ez 40-48. Il demeure difficile de saisir une interprétation particulière de ces chapitres d’Ézéchiel dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat car les manuscrits sont très endommagés. Toutefois, des termes et des locutions sont repris et des mots semblent dériver des passages d’Ézéchiel. Par exemple, le mot אולמיםqui désigne des porches ou des vestibules du parvis extérieur du temple céleste dans le neuvième cantique (4Q405 14-15 i 4) semble dériver du mot אלם, qui désigne le vestibule de la porte orientale extérieure du sanctuaire en Ez 40,8. De même, les בדניet les דמות, les « ressemblances » et les « figures », gravées dans les vestibules, qui prient Dieu semblent correspondre aux images gravées de palmes et de chérubins en Ez 41,18-20. Bien que la majorité du langage architectural utilisé dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat soit commun au livre d’Ézéchiel, le milieu rédacteur des Cantiques n’hésite pas à former des néologismes à partir de l’exégèse de passages d’Ézéchiel. Sans omettre la possibilité de termes architecturaux précis connus à l’époque du milieu rédacteur pour décrire une partie bien précise du temple de Jérusalem, il n’en existe pas moins une articulation entre le texte décrivant l’architecture du temple en Ézéchiel et la description du temple céleste dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat. Le second exemple précise la nature de ce lien : les néologismes donnent un sens plus flou, plus difficile à cerner selon les catégories connues, plus numineux, à la description du temple par rapport à celle du livre d’Ézéchiel. À la différence de la description du temple en Ez 40-48, les Cantiques de l ’holocauste du sabbat donnent, certes, une vision moins précise du temple, de sa structure et de ses dimensions, mais ils présentent une vision animée du temple céleste. Ainsi, les vestibules sont le lieu « où le roi [i. e. Dieu] entre » en 4Q405 14-15 i 5. Le passage fait allusion à Ez 43,1-5 qui décrit l’entrée de la gloire divine dans le temple par la porte orientale. Les Can tiques de l ’holocauste du sabbat mettent l’accent sur une vision dynamique du temple céleste en choisissant des passages du livre d’Ézéchiel où cela est annoncé. Il s’agit probablement pour le milieu rédacteur d’une preuve de la présence manifeste de Dieu en son temple céleste. De plus, l’impression d’agitation autour du temple donnée par la mention des multiples mouve ments d’entrée et de sortie des anges en 4Q405 23 i 7-10 ressemble forte ment aux mouvements d’entrée et de sortie lors du culte du sabbat prescrit en Ez 46,1-10. Outre la vision dynamique du temple céleste et du culte qui y est rendu, le milieu rédacteur des Cantiques de l ’holocauste du sabbat réunit à dessein les deux passages d’Ézéchiel, au moins par allusion, pour que le culte du sabbat prenne place dans le temple céleste. Par ce procédé littéraire, le milieu rédacteur légitime le message véhiculé dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat et au final, son œuvre. Les interprétations du livre d’Ézéchiel dans le document permettent de construire et de justi-
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fier la scène principale des Cantiques de l ’holocauste du sabbat : le culte du sabbat dans le temple céleste en présence de Dieu. Le milieu rédacteur ne fait pas une œuvre ex nihilo, il s’appuie sur le texte d’Ézéchiel avec quelques interprétations afin de rendre la scène vrai semblable aux yeux des croyants. Les Cantiques de l ’holocauste du sabbat ne sont pas une simple spéculation bâtie sur un vague substrat biblique apparenté à des motifs du livre d’Ézéchiel. Le texte des Cantiques est minutieusement construit à partir du livre prophétique, ce qui lui donne une valeur aux yeux des fidèles. À la « working definition » de Philip S. Alexander, il faut peut-être ajouter que les textes mystiques se fondent sur des traditions existantes, traditions confrontées entre elles, voire volontairement enchevêtrées, afin d’instiller un propos original ayant autorité 32 . La seule mention de cet argument ne permet pas, bien entendu, de reconnaître un texte mystique mais les textes mystiques juifs anciens présentent cette caractéristique parmi d’autres. Le texte des Cantiques de l ’holocauste du sabbat s’adresse donc à un auditoire ou à un lectorat déjà connaisseur des descriptions placées dans le livre d’Ézéchiel. Peut-être faut-il aussi ajouter que le mystique dispose d’une connaissance des textes dépositaires d’une autorité et d’une mémoire des traditions, ce qui lui permet de comprendre et de vivre pleinement l’expérience mystique. Toutefois, cette remarque est valable pour l’ensemble de la littérature juive au tournant de l’ère chrétienne. Il n’est pas donc certain qu’un tel profil de lecteur ou d’auditeur soit l’apanage du mystique engagé dans la via mystica. Néanmoins, la connaissance du texte prophétique semble un préalable à l’expérience mystique. En cela, la via mystica n’est ouverte qu’à un groupe suffisamment instruit et versé dans la culture biblique. Il est difficile d’établir une corrélation avec des catégories sociales antiques car une opposition entre milieux populaires et élites recouvre une réalité complexe dans l’Antiquité. Le milieu rédacteur des Cantiques de l ’holocauste du sabbat privilégie une voie mystique intellectualisée, ce qui révèle peut-être un milieu de lettrés de haut niveau mais sans exclure la possibilité d’une participation de milieux populaires. On ne peut alors amender la définition de Philip S. Alexander en décrivant un milieu mystique présentant des spécificités par rapport aux autres milieux juifs. On échoue dans la recherche du profil sociologique des rédacteurs des Cantiques de l ’holocauste du sabbat.
32. Sur le lien originel entre le texte biblique et son interprétation, et le statut d’autorité d’un texte interprétatif, voir G. J. Brooke , « Biblical Interpretation at Qumran », dans J. H. Charlesworth (éd.), The Bible and the Dead Sea Scrolls, I, Waco/Texas, 2006, p. 287-319, et D. Hamidović, « Le texte biblique et son interprétation : une archéologie de l’interdépendance dans les manuscrits de Qumrân », à paraître.
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Le milieu rédacteur et la date de rédaction À ce stade de notre étude, il est pertinent d’enquêter plus avant sur le milieu rédacteur du document et sur la date de composition de ce dernier afin de situer les Cantiques de l ’holocauste du sabbat dans la pensée mystique juive ancienne. Dix manuscrits préservent les Cantiques de l ’holocauste du sabbat : huit découverts dans la grotte 4 jouxtant la ruine de Qumrân (4Q400-407), un exhumé de la grotte 11 (11Q17), et un trouvé dans la forteresse de Massada (Mas1k). Les copies sont datées entre 75-50 avant notre ère pour les manuscrits 4Q400 et 4Q407 et autour de 50 de notre ère pour 11Q17 et Mas1k. La date de copie oriente donc vers une rédaction de l’œuvre au début du i er siècle avant notre ère au plus tard. La découverte d’une copie dans la forteresse de Massada a été interprétée comme la preuve que des esséniens avaient rejoint les derniers insurgés juifs après la destruction du site de Qumrân en 68 de notre ère 33. Mais on peut aussi interpréter cette découverte comme une preuve de la circulation des Cantiques de l ’holocauste du sabbat dans plusieurs milieux juifs. En ce sens, on peut alléguer une popularité du document dans la communauté de Qumrân, sans pouvoir nécessairement affirmer qu’il agisse d’un écrit rédigé par les esséniens. Par ailleurs, les Cantiques de l ’holocauste du sabbat ne portent pas trace du langage spécifique de la communauté de Qumrân 3 4 , ni d’un langage sectaire au sens d’une référence consciente à une séparation avec les autres milieux juifs. La référence aux treize sabbats s’accorde avec le calendrier solaire de 364 jours des esséniens mais celui-ci ne semble pas leur apanage ; il semble même précéder l’émergence du groupe des essé niens si on se fie au livre des Jubilés et au premier livre d’Hénoch. En revanche, des locutions et des idées propres aux Cantiques de l ’holocauste du sabbat se trouvent aussi dans les Berakhot (4Q286-4Q287) et dans les Cantiques du maskil (4Q510-4Q511). Ces deux écrits se réfèrent explicitement à la יחד, la « communauté » de Qumrân 35. Ces textes sont donc relus et réécrits, au moins, ou rédigés, au plus, dans la communauté de Qumrân, c’est-à-dire l’ensemble des établissements esséniens et non sim plement le groupe sis dans la ruine de Qumrân. Comme la date de rédaction de ces deux documents semble postérieure à la rédaction des Cantiques de l ’holocauste du sabbat 36, donc après le début du ier siècle avant notre ère, on 33. Y. Yadin, « The Excavations at Masada 1963-1964: Preliminary Report », Israel Exploration Journal 15 (1965), p. 106-108. 34. Le terme maskil n’est pas spécifique aux écrits de Qumrân, cf. des suscriptions de Psaumes, Dn 11,33 ; 12,3 ; 1 Hénoch 100,6 ; 104,12. 35. 4Q286 10 ii 1 ; 4Q511 2 i 9-10. 36. Cf. C. Newsom, « ‘Sectually Explicit’ Literature from Qumran », dans W. P ropp – B. H alpern – D. Freedman (éd.), The Hebrew Bible and Its Interpreters, Winona Lake/Indiana, 1990, p. 183-185.
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peut suggérer que les Cantiques ont été rédigés hors de la communauté de Qumrân et probablement hors de l’essénisme. Le texte a pu ensuite influencer en partie l’écriture des Berakhot et des Cantiques du maskil. La comparaison flatteuse des prêtres avec les anges, la préoccupation cultuelle, le cadre du sabbat qui organise l’écrit, et la connaissance précise du temple et de ses arcanes orientent vers un milieu proche des cercles sacerdotaux. On ne peut suivre, cependant, la datation des Cantiques de l ’holocauste du sabbat au iii e siècle avant notre ère, « if not earlier » selon C. Newsom et J. H. Charlesworth 37, avec le livre des Jubilés et le Testa ment araméen de Lévi sous prétexte de caractéristiques communes : un milieu rédacteur sacerdotal, la comparaison des prêtres avec les anges. La comparaison des prêtres avec les anges est, certes, rare dans la littérature juive antérieure à l’ère chrétienne, mais on ne peut s’appuyer sur ce seul motif car les contextes de ces trois écrits sont bien différents et des nuances peuvent être apportées sur la relation pensée entre les prêtres et les anges. De plus, la reconnaissance d’un milieu sacerdotal rédacteur du livre des Jubilés demeure débattue 38. Grâce à la datation paléographique des manus crits de Qumrân, on retient une rédaction des Cantiques de l ’holocauste du sabbat antérieure au début du Ier siècle avant notre ère, sans autre précision faute d’arguments. On retient aussi un milieu rédacteur sacerdotal qui pose la question d’une écriture aux accents mystiques par des prêtres servant ou non au temple de Jérusalem. On se souvient de la prêtrise alléguée du prophète Ézéchiel 39. C’est pourquoi il n’est pas déraisonnable de poser la question d’une origine sacerdotale de la mystique juive ancienne 4 0. Les Cantiques de l ’holocauste du sabbat attestent l’existence d’un courant sacerdotal orienté vers la mystique avant le i er siècle avant notre ère. Le rapport de ce courant mystique avec le temple de Jérusalem reste à évaluer à l’aune des différents courants sacerdotaux déjà repérés grâce à la littérature apocryphe juive parvenue jusqu’à nous. Les Cantiques de l’holocauste du sabbat dans l’histoire de la pensée mystique juive Une généalogie de la mystique juive ancienne peut être tracée avec le repérage et la caractérisation des milieux rédacteurs de chaque livre ou passage mystique. La recherche de locutions et de thèmes communs mais aussi des différences donne à la fois une carte mentale de la pensée mystique au tournant de l’ère chrétienne en général, et livre la situation de 37. C. Newsom – J. H. Charlesworth (éd.), The Dead Sea Scrolls, vol. 4B, p. 5. 38. Cf. D. H amidović , Les traditions du jubilé à Qumrân, Paris, 2007, p. 33-35. 39. Ez 1, 3. 40. Voir à ce sujet, R. E lior , The Three Temples: On the Emergence of Jewish Mysticism, Portland/Oregon, 2004.
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chaque œuvre ou passage au sein de cette arborescence. Le livre de Peter Schäfer, The Origins of Jewish Mysticism, publié en 2009 est, à cet égard, une tentative bienvenue 41. Plus modestement, on a repéré des liens littéraires entre les Cantiques de l ’holocauste du sabbat, les Berakhot et les Cantiques du maskil découverts à Qumrân. On a dit en introduction les précautions d’usage de cette méthode de travail afin de ne pas verser dans un comparatisme primaire totalement décontextualisé. Toutefois, si ces comparaisons de mots et de locutions s’articulent avec la confrontation du contenu, des idées véhiculées derrière les vocables, et avec les contextes de chaque document, on peut esquisser une histoire intellectuelle de la première mystique juive. Ainsi, la notion de communion avec les anges se comprend dans la perspective d’une communauté perçue comme un temple. Plusieurs textes de Qumrân livrent la perception des esséniens concernant le concept de communauté. Des caractéristiques sacerdotales et cultuelles sont aisément discernables : le rejet du clergé du temple de Jérusalem, de son calendrier cultuel principal et de quelques halakhot cultuelles. Une autre idée est aff irmée dans la Règle de la communauté : la symbolique de la communauté ( )יחדet sa fonction principale utilisent souvent des vocables qualifiant le temple. La rupture des membres de la communauté avec les caractéristiques nommées plus avant rend impossible leur participation aux sacrifices dans l’enceinte du temple de Jérusalem. Des formes de substitution rendent tout de même possible le pardon : la prière (« l’offrande des lèvres » 42) et la stricte observance de la Tora selon 1QS VII 4-10. Le rapport entre cette idée et la communion avec les anges est décrit dans le Recueil des bénédictions (1QSb) copié à la fin du rouleau de la grotte 1 déposé avec la version longue de la Règle de la communauté (1QS). La communion avec les anges semble décrite comme un culte commun à la communauté et le service sacerdotal est partagée en 1QSb III 25-27 : Qu’Adonaï te bénisse de sa [sain]te [habitation] ! Qu’il te place, majestueu sement en honneur, au milieu des saints ! [Qu’il re]nouvelle pour toi l’Alliance [éternelle] du sacerdoce ! Qu’il fasse une place pour toi dans la sainte [habitation] !
Ou en 1QSb IV 24-26 : Que tu (sois) comme un ange de la face dans la sainte habitation à la gloire du Dieu des armée[s ! Que tu (le) serves à jamais et que tu sois tout autour 41. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, Tübingen, 2009. 42. 1QS IX 4-5. La locution signifie que la prière et la conduite parfaite se substituent – et non abolissent – aux sacrifices sanglants. La rupture avec les autorités du Temple, et non son culte (cf. CD XI 19-21 ; 1QS III 11 ; VIII 9) a suscité de nouvelles formes de culte. Pour une spiritualisation du sacrifice, cf. Ps 69,31-32 ; 107,22 ; 116,17.
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(de lui) le serviteur dans le vestibule du royaume ! Que sorte (le) lot avec les anges de la face et un conseil de la communauté [avec les saints] au temps éternel, à tous les âges d’éternité !
Un locuteur décrit la même expérience de communion avec les anges en utilisant la terminologie du service sacerdotal dans les Hymnes (1QHa) III 21-22 ; XI 7-13 43. Un tel rapprochement existe aussi dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat mais avec une différence importante. Contrairement au Recueil des bénédictions voire aux liturgies de la Qedushah récitées dans la synagogue avec les anges 4 4 , les Cantiques de l ’holocauste du sabbat ne décrivent pas un culte auquel la communauté (terrestre) et les anges participent ensemble. Néanmoins, la description précise et presque exclusive du culte des anges donne aux fidèles une expérience virtuelle du culte au temple céleste. On a parlé, en ce sens, d’une voie mystique intellectualisée. Aussi, les membres de la communauté de Qumrân récitant ou lisant les Cantiques de l ’holocauste du sabbat devaient probablement faire un rap prochement avec la participation commune des sectaires et des anges en d’autres écrits découverts à Qumrân, comme ceux cités plus avant. Il est aussi probable que les Cantiques de l ’holocauste du sabbat ait été conservés dans les manuscrits de Qumrân à ce titre. Ainsi, on peut distinguer une participation souhaitée des esséniens au culte des anges, alors que les Cantiques de l ’holocauste du sabbat, rédigés hors de la communauté de Qumrân mais conservés par celle-ci, ne contiennent pas explicitement cette conception. Toutefois, les Cantiques pouvaient donner une expérience virtuelle aux membres 45. Après ces remarques sur les Cantiques de l ’holocauste du sabbat dans les manuscrits de Qumrân, on peut aussi s’intéresser à place des Cantiques dans la littérature juive. L’écrit a surtout été comparé à la littérature des Hekhalot et à la mystique de la merkava 46 . Des parallèles et des différences 43. Le passage de Jubilés 31,14 semble reprendre cette idée. Comparer avec 1 Hénoch 14 : Hénoch est dans les cieux et il entre dans ce qui ressemble à un temple. Mais rien n’est dit d’une fonction sacerdotale des anges à la différence des Jubilés 2,2.18 ; 15,27. 44. B. Nitzan, Qumran Prayer and Religious Poetry, p. 310-311. 45. Des passages d’autres écrits conservés à Qumrân ont aussi des accents mystiques, notamment 1QSb IV 24-26. Si les Cantiques de l ’holocauste du sabbat sont bien un écrit mystique, il existe des passages aux accents mystiques dans des écrits qu’on ne peut qualifier de mystiques au sens de Philip S. Alexander. 46. Par exemple, G. Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism, and Talmudic Tradition, New York, 19652 (1ère éd. 1960), p. 128 ; L. H. Schiffman, « Merkavah Speculations at Qumran », p. 15-47 ; C. Newsom, 4QSerek Šîrôt ‘Ôlat Haššabbāt, p. 79-88 ; « Merkabah Exegesis in the Qumran Sabbath Shirot », p. 11-30 ; J. Baumgarten, « The Qumran Sabbath Shirot and Rabbinic Merkabah Traditions », p. 199-213 ; D. J. H alperin, The Faces of the Chariot, Tübingen, 1988, p. 49-55.
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entre des locutions et des idées ont été remarqués particulièrement Hekhalot Rabbati 2-4 ; 7-12 ; 24-36 ; Ma‘ase Merkava 6,26-31, la Qedusha de Yoṣer et la Qedusha de ’Amida ; l’Apocalypse d’Abraham 17 et le livre des Paraboles en 1 Hénoch 37-71. Parmi les points communs, on note le thème de la prière et du culte avec les anges, plusieurs types d’accès des hommes au culte des anges (ascension apocalyptique en 1 Hénoch ou dans l’Apocalypse d’Abraham, transe en Hekhalot Rabbati et Ma‘ase Merkava, communion liturgique en Qedusha de Yoṣer, Qedusha de ’Amida et les Cantiques de l ’holocauste du sabbat), et le culte angélique mis en relation avec la liturgie quotidienne ou hebdomadaire de la communauté terrestre. Ces points communs sont avant tout le traitement de thématiques communes ou du moins très proches. En dépit de ce constat, il reste difficile de considérer une filiation directe des Cantiques de l ’holocauste du sabbat avec la littérature des Hekhalot. Par exemple, l’hymne angélique de la Qedushah fondé sur la récitation d’Is 6,3, véritable climax de la Qedushah de Yoṣer et de 1 Hénoch 39,10-13, est absent des Cantiques de l ’holocauste du sabbat. Une autre tradition est absente du document découvert à Qumrân et à Massada : les descriptions du reste de la vision d’Isaïe 6, des séraphins et du trône divin « haut et élevé ». De même, l’insistance des Cantiques de l ’holocauste du sabbat à décrire les cieux comme un temple où servent les anges prêtres est absente des autres textes comparés. Ces derniers mettent davantage l’accent sur la description du trône de Dieu et les chérubins. De plus, la littérature des Hekhalot se caractérise aussi par de longs hymnes adressés à Dieu. Ceux-ci sont absents des Cantiques de l ’holocauste du sabbat. À l’examen de ces différences 47, il apparaît que le lien entre les Cantiques de l ’holocauste du sabbat et les Hekhalot ne peut être direct. De même, la comparaison des mots et des locutions révèle la complexité de ce lien. Ainsi, l’appellation des anges comme des משרתים, des « ministres », est commune aux Cantiques et aux Hekhalot, mais le terme de נשיא, « chef », martelé dans les Cantiques n’est présent que dans le Sefer ha-Razim 5,11 et totalement absent du reste de la littérature des Hekhalot. L’exercice de la prière présente d’indéniables points communs entre les Cantiques et les Hekhalot à l’exemple de la prière d’une seule voix, déjà repérée par G. Scholem 48. Le manuscrit 4Q403 1 ii 15 note la prière commune des chars : יחד והללו. Les Cantiques et les Hekhalot affirment cette conception avec des locutions bâties autour du mot « voix » ( )קול49. Aussi, les Cantiques et les Hekhalot utilisent la technique du « Serienbildung »
47. Pour un examen détaillé, cf. C. Newsom, 4QSerek Šîrôt ‘Ôlat Haššabbāt, p. 79-88. 48. G. Scholem, Jewish Gnosticism, p. 29-30. 49. קול רנהen 4Q405 23 i 8 et Hekhalot Rabbati 7,2 ; 8,4 ; 9,2 ; 10,3 ; קודש קול המוניen 4Q403 1 ii 14 et המון קולותen Hekhalot Rabbati 9,1 ; 10,4.
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selon le mot de J. Maier 50, c’est-à-dire de longues listes de phrases ou de mots synonymes pour marteler une même idée, une même conception. Toutefois, cette technique semble moins fréquente dans les Cantiques de l ’holocauste du sabbat 51. La comparaison rapide des locutions et des thèmes communs entre les Cantiques et la littérature des Hekhalot permet d’établir l’existence d’une filiation entre ces documents, mais les différences pointées nous orientent vers la conception d’une tradition juive autour de l’ère chrétienne sur le culte des anges à l’histoire complexe. Bien que repérés depuis plusieurs décennies, les études sur ces parallèles n’en sont qu’à leur début. Il semble opportun d’établir si la prière angélique présente des variantes dans les traditions mystiques mais aussi dans les traditions liturgiques et apocalyptiques. Ces études permettraient d’affiner la place et l’originalité des Cantiques de l ’holocauste du sabbat dans la pensée mystique juive.
50. J. M aier , « Serienbildung und ‘numinoser’ Eindruckseffekt in den poetischen Stücken der Hekhalot-Literatur », Semitics 3 (1973), p. 36-66. 51. 4Q403 1 i 7-9 ; 1 i 10-29 ; 1 ii 27-29 ; 4Q405 11,2-5.
LA SHEKHINA ET LE MOTIF DE LA LUMIÈRE : UNE MYSTIQUE JUIVE NON RABBINIQUE ? José Costa Université de Paris III – Sorbonne nouvelle
Summary Shekhina is certainly one of the most used term in the aggadic literature of the Rabbis. However, its meaning gave rise to many controversies, from med ieval period until modern scholarship. A. M. Goldberg’s book Unter suchungen über die Vorstellung von der Schekhinah, the comprehensive study on the question, includes 432 textual sections. In only 49 sections the Shekhina appears like a luminous being, not without some reservations from the Rabbis, who sometimes openly criticize those “who feed their eyes from the Shekhina”. We propose to relate these traditions to “Hellenist Judaism”, which was more mystical than the rabbinic movement and gave a great importance to the theme of light. Our hypothesis following the path opened by J. Abelson, E. Goodenough and W. F. Smelik is also confirmed by other aspects of “rabbinic” Shekhina, dealing with the notions of emanation and hypostasis. Résumé Le terme Shekhina est l’un des plus employés dans la littérature aggadique des rabbins et pourtant sa signification a suscité de nombreux débats, depuis l’époque médiévale jusqu’aux érudits contemporains. L’ouvrage d’A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah, le plus complet sur la question, compte 432 sections textuelles. Or, 49 sections uniquement présentent la Shekhina comme une entité lumineuse, souvent avec des réticences qui peuvent aller jusqu’à la critique ouverte de ceux qui « nour rissent leurs yeux de la Shekhina ». Nous proposons de rattacher ces traditions à un judaïsme helléniste, plus mystique que celui des rabbins et où le motif de la lumière joue un rôle central. Cette hypothèse, qui est dans la continuité des travaux de J. Abelson, E. Goodenough et W. F. Smelik, est également confor tée par d’autres aspects de la conception « rabbinique » de la Shekhina, qui relèvent des notions d’émanation et d’hypostase.
Le terme de Shekhina est certainement l’un de ceux que les rabbins emploient le plus. Grâce au CD Rom Bar-Ilan, on en compte pas moins de 2 524 occurrences, sans compter les cas où le substantif apparaît avec une flexion (shekhinati, « ma Shekhina », shekhinatekha, « ta Shekhina » …). En dépit de cette forte présence textuelle, et peut-être à cause d’elle, La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109012 ©
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l’expression Shekhina est l’une des plus problématiques dans ce que l’on a coutume d’appeler la aggada des rabbins, qui ne recouvre que partiellement et imparfaitement ce que l’on appelle dans le monde chrétien la théologie. Le terme lui-même vient du verbe shakhan qui signifie « résider ». La Shekhina est donc le fait de résider et celui qui réside n’est autre que Dieu luimême. Il n’est pas surprenant que les rabbins emploient le terme de Shekhina dans le contexte du Temple, pour exprimer le fait que Dieu est bien présent, voire qu’il réside dans cet édif ice. On peut se demander cependant pourquoi ils ne se contentent pas tout simplement de dire que « Dieu est dans le Temple » ou plutôt, pour reprendre l’expression qu’affectionnent les rabbins, que « le Saint, béni soit-Il, est dans le Temple ». Que veulentils nous faire comprendre en employant le terme de Shekhina à la place de celui de Dieu ? La Shekhina est-elle identique à Dieu, auquel cas il faut effectivement justifier l’emploi du terme Shekhina à la place de celui de Dieu ? Ou est-elle une entité différente de Dieu ? Ce cas est également problématique, puisqu’il suppose de déterminer la nature exacte de la Shekhina et celle des rapports qu’elle entretient avec Dieu. Les rabbins de l’Antiquité n’ayant pas été très clairs sur la question, ceux du Moyen Âge en débattent et, à une époque où la théologie juive est considérablement mieux outillée sous l’influence de la philo sophie grecque, tentent de sortir la Shekhina de son indétermination conceptuelle. Les données du débat sont bien connues : Sa‘adya Ga’on et Maïmonide affirment qu’elle est une créature de Dieu alors que pour Naḥmanide, la Shekhina est Dieu lui-même 1. Dans la littérature universitaire, trois interprétations de la Shekhina ont été proposées 2 . Certains ont vu en elle une hypostase de la divinité. On pourrait penser que ces savants n’ont guère fait avancer la question, puisque le terme d’hypostase n’est pas non plus d’une très grande clarté. En fait, ils entendent par là que la Shekhina est une émanation de Dieu qui, tout en étant distincte de lui, a elle aussi un statut divin. D’autres ont soutenu que la question de la Shekhina est essentiellement terminologique. Le terme Shekhina est un substitut de celui de Dieu, comme il en existe d’autres. Son emploi a pour but de préserver dans certains contextes la transcendance de la divinité 3. D’autres enfin ont 1. Voir E. Urbach, Les Sages d ’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, 1996, p. 46-47. 2. Voir A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 1-7, qui présente ces trois positions et donne les références bibliographiques correspondantes. Voir également l’important chapitre que E. Urbach, Les Sages d ’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, 1996, p. 43-72 consacre à la Shekhina. 3. Les partisans de cette interprétation se sont beaucoup appuyés sur les textes du Targum. Or, le fait que les Targumim seraient massivement hostiles à l’anthropomorphisme n’est pas si évident que cela, comme l’a montré M. L. K lein, Anthro-
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identifié la Shekhina à la notion d’immanence ou d’omniprésence divine (« aucun lieu n’est vide de la Shekhina ») 4 . Dans cet exposé, qui porte sur un sujet déjà fortement étudié et débattu dans la tradition rabbinique comme dans l’érudition universitaire, nous tenterons de répondre à deux questions qui nous semblent avoir été quelque peu négligées par les commentateurs antérieurs, même si ce n’est pas au même degré. La première concerne la mystique. Peut-on dire que la Shekhina est une notion qui relève de la mystique et que les textes qui l’évoquent, du moins certains d’entre eux, sont des textes mystiques ? La deuxième concerne la place de la Shekhina dans l’histoire du judaïsme de la fin de l’Antiquité. Pour la période d’après 70, S. C. Mimouni a conçu un modèle qui distingue trois judaïsmes, qualifiés de « rabbinique », « chrétien » et « synagogal », même si chacun de ces judaïsmes est caractérisé à son tour par une pluralité de courants. Les Juifs synagogaux peuvent être de langue grecque ou de langue araméenne 5. C’est dans ce contexte de pluralité que la Shekhina peut revêtir une certaine importance, d’où notre deuxième question : les textes rabbiniques qui traitent de la Shekhina reflètent-ils des conceptions uniquement rabbiniques ou peuvent-ils être rattachés à d’autres variétés de judaïsme, comme le judaïsme synagogal, notamment sa composante helléniste ? À ces deux questions, il est tentant de répondre oui à la première et non à la seconde. Oui à la première, puisque le propre de la mystique est de comporter un rapport direct voire immédiat avec la divinité. Or, sans rentrer pour le moment dans le détail de l’emploi du mot Shekhina, celui-ci désigne en effet la divinité en tant qu’elle apparaît, se révèle ou réside directement ou immédiatement auprès des hommes. Non à la deuxième question, puisque le terme de Shekhina est propre à la littérature rabbinique et qu’il y apparaît un très grand nombre de fois. On voit mal comment cette impressionnante masse de textes pourrait représenter autre chose que le point de vue des rabbins. La Shekhina est même souvent utilisée comme un marqueur, prouvant que les représentations présentes dans tel ou tel recueil mystique appartiennent bien à la mouvance des rab bins. Ainsi, pour P. Schäfer, III Hénoch se distingue des autres recueils des Hekhalot par l’emploi régulier du terme de Shekhina, qui l’apparente au
pomorphisms and Anthropopathisms in the Targumim of the Pentateuch (en hébreu), Jerusalem, 1982. 4. Voir Ba-midbar Rabba, 12, 4 et ses parallèles. 5. S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du vi e siècle avant notre ère au iii e siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p. 475-505 et 529-566 (nous remercions S. C. Mimouni de nous avoir communiqué son manuscrit avant sa publication). Voir également J. Costa, « Qu’est-ce que le “judaïsme synagogal” ? », Judaïsme ancien / Ancient Judaism 3 (2015), p. 63-218.
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corpus des rabbins 6. La Shekhina est certes présente dans un corpus non rabbinique, celui du Coran, qui évoque à six reprises la sakīna, mais il est probable que ces attestations proviennent de la tradition rabbinique 7. A. Goldberg est certainement l’auteur du livre de référence sur la Shekhina 8 . Or, la catégorie de la mystique revient assez régulièrement dans ses commentaires. Tel texte a un sens superficiel, mais il a aussi un sens plus profond à caractère mystique 9. La relation entre la Shekhina et la mys tique, telle qu’elle apparaît dans l’ouvrage d’A. Goldberg, est cependant loin d’être univoque. La Shekhina n’est pas l’objet de pratiques théurgiques qui l’obligeraient à descendre 10. Les rabbins ne nient pas la possibilité de voir la Shekhina, mais ils proposent un idéal d’auto-restriction 11. L’expression « nourrir ses yeux de l’éclat de la Shekhina » est péjorative et sert manifestement à critiquer des pratiques mystiques contemporaines des rabbins 12 . Même si voir l’éclat de la Shekhina est une manière d’entrer en con tact avec la lumière divine, on ne peut parler d’union mystique 13. A. Goldberg reprend à M. Kadushin l’expression de « mysticisme normal » pour désigner certaines modalités de la présence de la Shekhina, auprès de la communauté en prière par exemple, que les rabbins semblent valoriser plus que celles qui relèvent du mysticisme de la vision 14 . En fait, si nous abordons ces deux questions dans la même étude, ce n’est pas uniquement parce qu’il nous semble qu’elles ont été l’une et l’autre plus ou moins négligées, mais aussi parce qu’il est possible d’établir un lien étroit entre les deux. Si l’on prend en compte ce lien, il devient alors dif ficile de répondre positivement à la première question et négativement à la deuxième, comme nous venons de le faire. Quelle est la nature exacte de 6. P. Schäfer , Le Dieu caché et révélé. Introduction à la mystique juive ancienne, Paris, 1993, p. 125. 7. Voir I. Goldziher , « La notion de la Sakîna chez les Mohamétans », dans R. Brague (éd.), Sur l ’Islam. Origines de la théologie musulmane, Paris, 2003, p. 75-88. 8. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969. 9. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 97. 10. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 474. 11. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 514. 12. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 526. 13. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 527. 14. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 517.
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ce lien ? Il tient en fait à un corpus de textes où la Shekhina est présentée comme une forme de lumière. Or, l’historien américain E. Goodenough a soutenu l’existence d’un judaïsme à la fois mystique et non rabbinique qui accordait une place essentielle au motif de la lumière. E. Goodenough a en effet tenté de montrer dans son ouvrage majeur, les Jewish Symbols, que l’art juif serait issu d’un judaïsme plus hellénisé et plus mystique que celui des rabbins 15. On pourrait le qualifier de « judaïsme de la lumière », un motif central dans sa littérature comme dans son art avec la représentation de la menora, le candélabre à sept branches du Temple 16. La littérature de ce judaïsme comprend l’œuvre de Philon, mais aussi certaines traditions citées dans la littérature apocalyptique, mystique et gnos tique ainsi que dans les deux corpus de référence que sont les écrits rabbi niques et les écrits chrétiens 17. Cela suppose très souvent de lire ces textes autrement qu’on ne le fait habituellement. Dans la Bible, la lumière est la création principale et peut-être unique du premier jour. Dieu est lui-même décrit comme un feu ou une lumière : il est un feu dévorant (Dt 4, 24) et une lumière éternelle qui remplacera celle du soleil et de la lune (Is 60, 19-20). E. Goodenough estime cependant que la lumière acquiert un statut nouveau dans le judaïsme helléniste, qui ne s’explique pas uniquement par le poids de certains versets bibliques. Il voit dans l’œuvre de Philon une sorte de mystère juif, où Dieu se révèle aux hommes par un courant de lumière (light stream). Dieu est défini comme une lumière mais aussi son logos 18. Ceux qui se représentent « Dieu par Dieu, la lumière par la lumière » sont sur la voie de la vérité, c’est-àdire qu’ils parviennent à connaître le Dieu lumière par l’intermédiaire de son médiateur le logos, lui aussi lumineux 19. E. Goodenough a d’ailleurs 15. E. Goodenough, Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, 13 volumes, Princeton/New Jersey, 1953-1968 (désigné par JS). Voir aussi E. Goodenough, Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, éd. J. Neusner , Princeton/New Jersey, 1992 [1988] (désigné par JSA). 16. Sur l’interprétation de la menora par E. Goodenough, voir JS, IV, tout particulièrement les p. 71-77 et 88-91, consacrées aux rabbins. 17. Sur l’importance du vêtement de lumière et de l’Adam lumineux dans la littérature gnostique, dans une perspective comparée avec les traditions des Hekhalot, voir N. Deutsch, The Gnostic Imagination. Gnosticism, Mandaeism and Merkabah Mysticism, Leyde, 1995, p. 79, 86 et 94-97. Dans les Hekhalot, la lumière est plutôt un attribut de Dieu, alors que, dans la littérature gnostique, elle caractérise l’Adam céleste. Reste à savoir si le Dieu des Hekhalot, notamment celui qui est décrit dans le corpus du Shi‘ur Qoma, n’est pas une hypostase de la divinité, auquel cas il pourrait être rapproché de l’Adam des gnostiques (sur la nature précise du Dieu des Hekhalot et du Shi‘ur Qoma, voir aussi N. Deutsch, The Gnostic Imagination. Gnosticism, Mandaeism and Merkabah Mysticism, Leyde, 1995, p. 80-94). 18. De omniis, I, 75 et De fuga, 110. 19. De praemiis, 46.
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repris cette citation « Dieu par Dieu … » et en a fait le titre d’un de ses livres, By Light, Light, qui est consacré (entre autres choses) à l’utilisation que fait Philon du motif de la lumière 20. La source de lumière par excellence est celle des astres, notamment le soleil, dont le culte était essentiel dans les religions de l’époque hellénistique et romaine. L’art juif utilise des images astronomiques, notamment les signes du zodiaque et l’image du dieu Hélios 21. Dans les Jewish Symbols, E. Goodenough brosse un tableau de ce que l’on pourrait appeler un judaïsme astral, susceptible d’avoir inspiré cet art, où les corps célestes sont la suprême révélation visible de Dieu et le culte qu’ils lui rendent est le modèle du culte terrestre. Ainsi, la Sagesse de Salomon nous dit que, sur la robe d’Aaron, identifié au logos, se trouve le monde entier 22 . Philon soutient que les ornements du grand prêtre représentent l’univers. En se joignant au culte du Temple, le fidèle se joint en fait à la liturgie du cosmos. Le grand prêtre, identifié au logos cosmique, est le médiateur par excellence entre Dieu et les hommes 23. Philon définit Dieu ou le logos, dans son rapport à l’univers, comme le pasteur des étoiles ou comme un conducteur de char, ce qui le rapproche de la figure d’Hélios 24 . De nombreux textes enfin portent sur les justes, qui, identifiés aux étoiles, acquièrent une sorte d’immortalité astrale 25. Une étude de W. F. Smelik, qui intègre aussi les données qumraniennes et targumiques, conforte et précise sur bien des points le tableau brossé par E. Goodenough 26. W. F. Smelik s’intéresse surtout au motif de la transformation du juste en lumière dans l’autre monde, d’où l’association étroite des justes avec deux entités lumineuses : les anges et les étoiles. Cette immortalité astrale promise au juste est aussi une forme d’union avec Dieu et un processus de divinisation. Cela se comprend fort bien si l’on tient compte de l’arrière-plan hellénistique de ces conceptions juives : devenir un ange ou une étoile, c’est devenir un dieu 27. Le caractère divin 20. E. Goodenough, By Light, Light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism, New Haven/Connecticut, 1935. 21. JSA, p. 116-127. 22. Sg 18, 22-25. 23. De vita Mosis, II, 133-135 et JSA, p. 162-166. 24. JSA, p. 168-170. 25. Les références qui suivent sont celles d’E. Goodenough ( JSA, p. 155 et 157) complétées par celles de W. F. Smelik (« On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26, [1995], p. 125, n. 15) : Dn 12, 3 ; Septante sur Jb 4, 18 ; Sg 5, 5 ; 1QH, I, 8-12 et III, 19-23 ; 5Q 511, 35, 3-4 ; I Hénoch, 39, 3-7 ; 47, 3 ; 50, 1 ; 104, 2 et 6 ; 108, 11-13 ; II Baruch, 51, 10 ; 54, 21 ; II Hénoch, 66, 7 ; IV Esdras, 7, 97 ; Apocalypse d ’Adam, 7, 52. Le motif de la lumière à Qumran mériterait un développement plus important. 26. W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 122-144. 27. W. F. Smelik , On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 125-126.
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des anges ou des justes dans l’autre monde est explicite dans le PseudoPhocylide et presque explicite dans le Livre des Antiquités bibliques et chez Paul 28. La lumière est donc le trait commun à Dieu, aux anges, aux astres et aux justes et peut-être la substance même d’un processus d’union mystique. Elle peut être présentée comme septuple, conformément à Is 30, 26, qui parle d’un rayonnement septuple du soleil, et au modèle cosmologique des sept planètes 29. C’est le cas pour la lumière de Dieu dans un hymne de Qumran 30. Dans I Hénoch, ce sont les « pouvoirs des cieux », c’est-à-dire les anges, qui sont destinés à briller de manière septuple pour toujours 31. II Hénoch enfin étend ce rayonnement septuple aux justes 32 . Selon W. F. Smelik, le judaïsme rabbinique a nettement réagi par rapport à ces conceptions. La source de son opposition n’est pas l’idée même de la transformation du juste, mais le fait qu’elle débouche sur sa divinisation 33. La réaction rabbinique s’est déployée à différents niveaux. Elle s’est efforcée de séparer le plus possible les anges de la notion de divinité. Les « fils de Dieu » (Gn 6, 2) ne sont pas les anges 3 4 . Quand Dieu dit : « Voici que l’homme est devenu comme l’un d’entre nous » (Gn 3, 22), il ne parle pas des anges 35. Les rabbins conservent le rayonnement septuple mais sans lien avec une mystique unitive ou avec les astres. Elle est tout simplement – comme le dit d’ailleurs le verset d’Is 30, 26 – la lumière du premier jour 36. Loin de valoriser l’éclat du soleil et de l’identifier à la lumière divine, les traditions rabbiniques annoncent sa diminution dans le monde futur, quand il sera surpassé par la lumière divine 37. Les traditions qui évoquent le rayonnement ou l’éclat des justes dans le monde futur 28. Pseudo-Phocylide, lignes 103-104 ; Livre des antiquités bibliques, 64, 6 ; 1 Co 15, 28 et 35-58. 29. Sur ce dernier point, voir W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 136-137. 30. 1QH, 7, 24-25. 31. I Hénoch, 91, 16. 32. II Hénoch, 19, 1 et 66, 7. Sur le rôle joué par le chiffre sept dans la mystique juive ancienne, voir également R. E lior , The Three Temples. On the Emergence of the Jewish Mysticism, Portland/Oregon, 2004, chapitre 1 « The Merkavah and the Sevenfold Pattern ». 33. W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 123 et 127 (dans cette dernière page, l’auteur est plus évasif, en disant : « quelle qu’en soit la raison »). 34. Be-reshit Rabba, 26, 5. 35. Mekhilta de-rabbi Yishma‘el, Be-shallaḥ, 7. 36. Talmud Babli, Pesaḥim, 68a et W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 137, n. 78. 37. W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995). p. 142.
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tendent à les considérer de manière métaphorique 38. L’éclat des justes est distinct de celui de Dieu et il en est souvent le reflet passif 39. Le judaïsme rabbinique a donc soit rejeté la mystique de la lumière, soit conservé certains de ces éléments en les atténuant fortement. Quelques traditions uniquement ont préservé cette mystique dans sa version originelle 4 0. La tension, voire le conflit, entre les deux judaïsmes sur la mystique de la lumière sont particulièrement nets dans le corpus targumique, puisque, contrairement à ce qui est le cas dans la littérature rabbinique, les positions des deux courants y sont représentées de manière plus équilibrée. Concernant Gn 6, 4, pour le Targum Neofity, les « fils de Dieu » sont bien les anges. Le Targum Pseudo-Jonathan présente une ver sion moins univoque, qui exprime certainement la tension entre deux cou rants de pensée : d’un côté, les « fils de Dieu » sont compris comme des « gens nobles », de l’autre, le texte fait bien référence aux anges déchus, Shamḥaza’i et ‘Uzzi’el. Il est probable que la version actuelle du Targum sur Ps 82, 6 (« vous êtes des Elohim ») : « Vous êtes considérés comme des anges » devait être originellement : « Vous êtes des anges ». W. F. Smelik met surtout en valeur les passages targumiques qui parlent du rayonnement septuple. Il y perçoit une mystique unitive, où les éclats de Dieu, du soleil et des astres tendent à se confondre. Le Targum accorde aussi une place non négligeable au candélabre du Temple. Le Targum Pseudo-Jonathan sur Ex 40, 4 met, par exemple, en relation les sept lampes du candélabre, les sept planètes et la lumière des justes. Si la lumière du candélabre représente celle de Dieu, on retrouve bien les trois éclats que tendent à identifier d’autres textes du Targum. W. F. Smelik n’a aucun mal à montrer l’indifférence des rabbins à l’égard de la symbolique du candélabre, à l’exception de quelques textes qui sont ceux qu’avait déjà pointés E. Goodenough 41. Il est donc possible d’aboutir à une question fondamentale qui articule nos deux questions initiales : les textes rabbiniques qui présentent la Shekhina comme une lumière sont-ils les attestations d’un autre judaïsme, à la fois mystique et non rabbinique, semblable à ce judaïsme de la lumière que nous décrivent E. Goodenough et W. F. Smelik ? Comme nous l’avons
38. Sifre Debarim, 10 et 47 et W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 143. 39. W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 127 et 142. 40. Voir Pesiqta Rabbati, 11 et 35 et Debarim Rabba, 1, 12 ainsi que W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 130-131. 41. W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », Journal for the Study of Judaism 26 (1995), p. 137-141.
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déjà signalé plus haut, plusieurs commentateurs modernes ont interprété la Shekhina comme une hypostase de Dieu, issue de lui par un processus d’émanation. Si certains textes rabbiniques confirment bien une telle conception, ils viendraient conforter l’idée que la notion de Shekhina est susceptible d’entretenir une relation étroite avec un autre judaïsme plus hellénisé que celui des rabbins 42 . L’ouvrage d’A. Goldberg sur la Shekhina contient la traduction et le commentaire de 432 séquences textuelles ou sections (Abschnitte). Une section correspond en général à une tradition suivie de ses parallèles dans d’autres recueils. Le livre se divise en une soixantaine de thèmes (il n’y a pas de numé rotation explicite), chacun de ces thèmes contenant un nombre variable de sections. De manière à faire apparaître plus clairement les grandes articulations du corpus, nous avons réparti les sections d’A. Goldberg entre huit thèmes principaux. Même si ce découpage nous est propre, il a tenu compte, dans la mesure du possible, de l’ordre dans lequel les sections sont citées par A. Goldberg, ainsi que de la formulation de ses titres thématiques. Les huit thèmes principaux sont les suivants : I. La Shekhina et le sanctuaire II. Le départ ou le maintien de la Shekhina III. La révélation de la Shekhina : a. révélation à Israël ; b. révélation à des individus. IV. La vision de la Shekhina : a. simple vision ; b. l’éclat de la Shekhina ; c. la réception de la face de la Shekhina. V. La Shekhina dans le monde futur VI. Diverses images associées à la Shekhina VII. Autres localisations de la Shekhina VIII. La Shekhina dans le présent On peut répartir l’essentiel des sections d’A. Goldberg dans ces huit thèmes de la manière suivante : I. La Shekhina et le sanctuaire Sections 1 à 105 puis 162 à 165, en tout 109 sections. 42. Comme il a été question plus haut du judaïsme synagogal, il n’est pas sans intérêt de constater que les rabbins évoquent fort peu la présence de la Shekhina dans la synagogue: voir sur ce point A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 503-508.
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II. Le départ ou le maintien de la Shekhina Sections 106 à 161, en tout 56 sections. III. La révélation de la Shekhina Sections 166 à 233 et 351 à 357, en tout 75 sections. IV. La vision de la Shekhina Sections 234 à 300, en tout 67 sections. V. La Shekhina dans le monde futur Sections 306 à 331, en tout 26 sections. VI. Diverses images associées à la Shekhina. Sections 332 à 350, 396 à 416, en tout 40 sections. VII. Autres localisations de la Shekhina Sections 301 à 302, 358 à 360, 361 à 366 et 367 à 371, en tout 16 sections. VIII. La Shekhina dans le présent Sections 372 à 395, en tout 24 sections. La partie qui comporte le plus de sections est la première : « Shekhina et sanctuaire ». Cela n’a rien de surprenant, puisque le mot Shekhina est clairement apparenté à celui de mishkan, « la Demeure », terme employé dans la Bible pour désigner le sanctuaire portatif des Hébreux à l’époque de l’errance dans le désert. La Shekhina est d’abord et surtout Dieu en tant qu’il réside à l’intérieur du sanctuaire ou du Temple. La partie qui vient immédiatement après, pour le nombre de sections, est la troisième : « La révélation de la Shekhina ». Les deux parties « Shekhina et sanctuaire » et « La révélation de la Shekhina », par leur importance dans le corpus, suggèrent qu’il existe deux conceptions fondamentales de la Shekhina : la Shekhina en tant qu’elle réside dans le sanctuaire ou le Temple et la Shekhina en tant qu’elle se révèle à des individus ou à Israël. C’est bien une distinction de cet ordre qu’A. Goldberg a mis en évidence dans son livre, entre la « Shekhina de la présence » (Gegenwartsschekhinah) et « la Shekhina de l’apparition » (Erscheinungsschekhinah) 43. Les attestations coraniques sur la sakīna rentrent également dans ces deux catégories 4 4 . À bien des égards, les parties II et IV se rattachent aux parties I et III que nous venons de décrire, la partie II à la partie I et la partie IV à la partie III. Si la Shekhina réside dans le Temple (partie I), il est inévitable de s’interroger sur son sort après la destruction du Temple : la Shekhina part-elle vers le ciel ou reste-t-elle d’une manière ou d’une autre auprès 43. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 456. 44. Cinq des six attestations parlent de la descente de la sakīna et concernent donc la « Shekhina de l’apparition » (Coran 9, 26 et 40 ; 48, 4. 18. 26). Le passage de Coran 2, 249, évoque la sakīna qui est dans l’arche et relève donc de la « Shekhina de la présence ».
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d’Israël (partie II) 45 ? Si la Shekhina se révèle dans certaines circonstances (partie III), elle peut être objet de vision (partie IV). Sur le plan temporel, la Shekhina semble être plus présente dans le passé d’Israël que dans son présent et son futur (partie V). Elle est, de ce point de vue, le négatif de la Bat Qol (voix céleste), plus citée dans l’époque présente que dans celle du passé 4 6. Il n’est pas sans intérêt de comparer la Shekhina à la Bat Qol, puisque l’une et l’autre sont souvent conçues comme deux entités intermédiaires entre Dieu et l’homme. Les parties VI et VII sont trop composites pour être commentées directement ici. Nous allons maintenant passer à la question qui nous intéresse prin cipalement : quels sont les textes qui présentent la Shekhina comme une entité corporelle et notamment comme une entité lumineuse ? Trois catégories doivent être distinguées : le corps, la lumière et le feu. Certains textes établissent en effet un lien entre la Shekhina et la lumière ou la Shekhina et le feu. Il peut s’agir d’un lien d’identification : la Shekhina est une lumière ou un feu. Nous avons cependant pris aussi en compte d’autres cas de figure. Certains textes juxtaposent par exemple l’installation de la Shekhina dans la Demeure ou le Temple et la descente du feu céleste sur l’autel pour brûler les offrandes 47. La catégorie « corps » contient tous les textes qui envisagent la Shekhina d’une manière corporelle, sans mentionner la lumière ou le feu. Là aussi, il faut distinguer les cas où la Shekhina apparaît explicitement comme corporelle et ceux où le lien est plus lâche, comme dans les traditions où la Shekhina accompagne les nuées de gloire, sans s’identifier avec elles 48. La notion de résidence ou de présence qui est exprimée par le terme de Shekhina ne suffit pas pour qu’un texte soit classé dans la catégorie « corps ». Le fait que la Shekhina soit personnifiée ou qu’on lui attribue certaines aptitudes humaines comme la parole n’est pas non plus une raison suffisante. Nous avons en revanche classé dans la catégorie « corps » les textes qui évoquent la souffrance de la Shekhina, même si ces textes ne parlent pas explicitement d’une souffrance corporelle. 45. En fait, les traditions classées dans la partie II sont loin de se limiter à la période qui suit la destruction du Temple. 46. Sur la Bat Qol, voir P. Kuhn, Die Offenbarungsstimme im antiken Judentum. Untersuchungen zur Bat Qol und verwandten Phänomenen, Tübingen, 1989 et J. Costa, « Littérature apocalyptique et judaïsme rabbinique : le problème de la Bat Qol », Revue des études juives 169 (2010), p. 57-96. 47. Par exemple les sections (s. dans la suite) 12 (Sifre Ba-midbar, 44) et 92 (Bamidbar Rabba, 14, 3). 48. Sur la Shekhina identique à la nuée, voir s. 56-62 (Sifre Zuṭa, éd. H. S. Ho rov itz , p. 276 ; Shemot Rabba, 45, 4 ; Yalquṭ Shim‘oni, T. I, 743 ; Pesiqta de-rab Kahana, 26 ; Pirqe de-rabbi Eli‘ezer, 30 ; Tosefta, Soṭa, 4, 2 ; Barayta di-melekhet ha-mishkan, 14 ; Midrash Tanḥuma, éd. S. Buber , Ba-midbar, 13). Sur la Shekhina distincte de la nuée, voir par exemple s. 45 (Midrash Tanḥuma, Be-shallaḥ, 2), 53 (Sifre Ba-midbar, 106) et 172 (Tosefta, Soṭa, 4, 7-8).
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I. La Shekhina et le sanctuaire Corps : sections 23, 24, 41, 42, 45, 53, 56-62 ; en tout : 13 sections. Lumière : sections 18, 22, 28, 32, 61, 64, 72 ; en tout : 7 sections. Feu : sections 12, 92 ; en tout : 2 sections. Total : 22 sections sur 109. II. Le départ ou le maintien de la Shekhina Corps : sections 145, 154, en tout : 2 sections. Lumière : néant. Feu : Néant. Total : 2 sections sur 56. III. La révélation de la Shekhina Corps : sections 168, 173, 174, 178, 187, 188, 190, 192-196, 209, 233 ; en tout : 14 sections. Lumière : section 233, en tout : 1 section. Feu : section 167, en tout : 1 section. Total : 16 sections sur 75. IV. La vision de la Shekhina Corps : sections 234, 236-238, 241-246, 248, 249, 278-287, 289-300 ; en tout : 34 sections. Lumière : sections 235, 239, 240, 247, 250-277, 288, en tout : 33 sections. Feu : Néant. Total : 67 sections sur 67 sections. V. La Shekhina dans le monde futur Corps : sections 318, 320, 323, 327, 328, 331 ; en tout : 6 sections. Lumière : sections 306, 310, 312, 315, 318 ; en tout : 5 sections. Feu : Néant. Total : 11 sections sur 26. VI. Diverses images associées à la Shekhina Corps : sections 333, 336-339, 341, 345-350, 396 ; en tout : 13 sections. Lumière : Néant. Feu : sections 332, 400-402 ; en tout : 4 sections. Total : 17 sections sur 40. VII. Autres localisations de la Shekhina Corps : Néant. Lumière : section 361 ; en tout : 1 section. Feu : Néant. Total : 1 section sur 16. VIII. La Shekhina et le présent Corps : sections 372, 395 ; en tout : 2 sections. Lumière : section 373, 381 ; en tout : 2 sections. Feu : section 391 ; en tout : 1 section. Total : 5 sections sur 24.
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TOTAL : Corps : 84 sections. Lumière : 49 sections. Feu : 8 sections. Total : 141 sections sur 431 (= 33 %). Le tableau montre que 33 % des sections envisagent la Shekhina de manière corporelle. Certes, toutes ces attestations ne soutiennent certainement pas que la Shekhina est une entité corporelle, soit, comme nous l’avons déjà dit, parce que le lien avec la dimension corporelle est indirect, soit parce qu’il n’est que sous-entendu et donc en partie incertain, soit encore parce que le texte aurait un sens métaphorique 49. La majorité des textes concernés échappe cependant à ces trois cas de figure, notamment si l’on maintient une lecture littérale, en l’absence d’indices clairs permettant une lecture métaphorique. Les textes qui parlent de vision de la Shekhina supposent par définition qu’il y a quelque chose à voir, donc que la Shekhina est corporelle. Le caractère corporel de la Shekhina est étroitement lié à une autre ques tion, celle de la corporéité de Dieu lui-même. Une certaine historiog raphie, fortement conditionnée par la tradition rabbinique postmaïmonidienne, a soutenu avec constance que ni Dieu, ni la Shekhina n’étaient conçus de manière corporelle par les rabbins. E. Urbach a par exemple critiqué avec vigueur la thèse de J. Abelson, selon laquelle la Shekhina est une entité matérielle et lumineuse 50. A. Goldberg est sur ce point très clair : il comprend littéralement la plupart des textes qui parlent d’une Shekhina « corporelle » et n’est nullement embarrassé par les préjugés théologiques qui orientent et faussent la lecture d’un E. Urbach. Que faire cependant des 67 % de sections où la Shekhina n’est pas envisagée de manière corporelle ? Faut-il revenir aux travaux d’A. Marmor stein, qui distinguait au sein des rabbins deux courants de pensée, un favorable à l’anthropomorphisme et un autre qui lui est défavorable 51 ? Le premier de ces courants correspondrait à 33 % des sections d’A. Goldberg et l’autre aux 67 % restants. Certaines études récentes montrent cependant que la croyance en un Dieu corporel est presque générale chez les rabbins de l’Antiquité et que la question du corps divin (= anthropomorphisme au sens étroit) doit être distinguée de celle de l’anthropopathisme (= anthropomorphisme au sens large), sur laquelle ils sont beaucoup plus 49. Il est loin d’être sûr que tous les textes qui parlent de « recevoir la face de la Shekhina » considèrent la Shekhina comme une entité corporelle. En hébreu ancien comme moderne, le-qabbel pene X, signifie recevoir X. 50. Voir J. Abelson, The Immanence of God in Rabbinical Literature, Londres, 1912, p. 82-97 et E. Urbach, Les Sages d ’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, 1996, p. 47 et 50-53. 51. A. Marmorstein, The Old Rabbinic Doctrine of God, t. II : Essays in Anthropomorphism, New York, 1937.
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divisés 52 . Comme aucune des sections n’affirme explicitement que la Shekhina est incorporelle, on pourrait supposer que toutes s’accordent sur sa dimension corporelle, certaines insistant dessus, d’autres non. Comme nous l’avons noté plus haut, A. Goldberg distingue deux conceptions de la Shekhina chez les rabbins : la « Shekhina de la présence » et la « Shekhina de l’apparition ». La première est en principe invisible, même si elle se manifeste au moment de sa descente sous la forme des nuées de gloire. La deuxième est au contraire visible sous la forme d’un feu, d’une lumière ou encore d’une figure sur un trône 53. La question traitée par A. Goldberg est cependant celle du caractère visible ou invisible de la Shekhina, à bien distinguer de celle de son éventuelle corporéité. De même que Dieu, la Shekhina peut être corporelle, tout en étant la plupart du temps invisible. La majorité des attestations corporelles de la Shekhina ne mentionnent ni lumière, ni feu (84 sections contre 49 pour la lumière et 8 pour le feu). La dimension corporelle de la Shekhina peut revêtir des formes assez variées dans ces textes. Elle est parfois très précise, quand le texte identifie purement et simplement la Shekhina à une nuée. Elle est plus difficile à cerner quand il présente la Shekhina comme une sorte de corps élastique susceptible d’être compressé ou étendu, en fonction de l’espace qui lui est alloué 54 . Le corps de la Shekhina n’est presque jamais de nature anthropomorphe 55. De manière générale, les textes qui associent la lumière à la Shekhina sont assez peu nombreux. Ils concernent uniquement 49 sections sur 431 56. Ces textes sont essentiellement concentrés dans la partie IV, « vision de la Shekhina » et ont une présence plus que marginale dans toutes les 52. Sur ce point, voir A. Goshen Gottstein, « The Body as Image of God in Rabbinic Literature », Harvard Theological Review 87 (1994), p. 171-195 et J. Costa « Le corps de Dieu dans le judaïsme rabbinique ancien : problèmes d’interprétation », Revue de l ’histoire des religions 227 (2010), p. 283-316. 53. Voir A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 456. 54. Voir s. 23 (Pesiqta de-rab Kahana, 2), 24 (Pesiqta de-rab Kahana, 1), 41 (Midrash Tanḥuma, Wa-yaqhel, 7) et 42 (Shir ha-shirim Rabba, 1, 16). 55. Voir cependant s. 271 (Sefer Hekhalot, in Bet ha-midrash, V, p. 172), où la Shekhina demeure sur un chérubin, s. 302 (Seder Eliyyahu Rabba, 18) où Dieu laisse David s’asseoir à la droite de la Shekhina, s. 347 (Talmud Babli, Baba Batra, 58a), où l’écart de beauté entre Adam et la Shekhina est comparé à celui qui existe entre un singe et un homme, s. 429 (Shemot Rabba, 47, 6) enfin, où la Shekhina tient deux paumes des tables de la loi. 56. Il faut joindre à cela deux sections qu’A. Goldberg a classées dans les « textes non travaillés » (nichtbearbeitete Texte) : s. 418 (Midrash Tanḥuma, Ki tissa, 418) et 429 (Shemot Rabba, 47, 6). L’utilisation du CD Rom Bar-Ilan confirme notre bilan chiffré établi à partir de l’ouvrage d’A. Goldberg. Si l’on prend comme exemples représentatifs les expressions ziw ha-shekhina et ziw shekhina, qui signifient toutes les deux « éclat de la Shekhina », on obtient respectivement : 70 et 28 occurrences.
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autres parties. Comment expliquer la sous-représentation de ce motif ? On peut évoquer dans un premier temps le contexte. Là où il est question de « vision de la Shekhina », il est normal qu’elle soit décrite comme une entité visible, c’est-à-dire lumineuse. Quand les textes se concentrent au contraire sur les mouvements de la Shekhina (ou sur son absence de mouvement), comme c’est le cas dans la partie II (« Départ ou maintien de la Shekhina »), son apparence physique n’est plus au centre de l’attention des rabbins et le texte négligerait de la décrire plus avant. Un autre facteur explicatif réside dans la question du lieu ou encore de l’époque. Il est difficile de parler d’une Shekhina lumineuse dans le Temple, auquel le grand prêtre aurait dû être confronté 57. Il est plus délicat encore de parler d’une Shekhina lumineuse à l’époque actuelle, où le rapport avec Dieu est censé avoir perdu l’immédiateté qui le caractérisait au temps de la prophétie et où les témoins d’une telle apparition ne sont pas lég ion. Quant à la très faible présence de la Shekhina lumineuse dans la partie III (« La révélation de la Shekhina »), on peut l’expliquer par le fait que la partie IV sur la vision est une sorte de subdivision de la partie III, la vision étant un des modes possibles de la révélation de la Shekhina. Même si l’on admet toutes ces explications, on n’en est pas moins confronté à deux faits troublants. Le premier est la très faible présence de la Shekhina lumineuse dans la partie V, « La Shekhina dans le monde futur ». Or, cette période ultime marquée par un rapprochement entre Dieu et les hommes aurait été un cadre idéal pour le déploiement de la Shekhina lumineuse. Le deuxième fait troublant concerne le rapport des deux catégories « corps » et « lumière ». On peut toujours soutenir que tous les rabbins s’accordent sur le caractère corporel de la Shekhina, même s’ils ne signalent pas tous cette dimension corporelle dans leurs traditions. Il est plus difficile de soutenir que tous les textes qui présentent la Shekhina de manière corporelle croient en son caractère lumineux, même s’ils ne le disent pas explicitement. En effet, quand un texte décrit la Shekhina de manière corporelle, on voit mal ce qui le retient de parler de la lumière, si celle-ci est bien l’attribut majeur de la Shekhina du point de vue de son apparence et de sa nature physique. Il est tout de même surprenant que la moitié uniquement des sections composant la partie V, « La vision de la Shekhina », mentionnent explicitement la lumière. La relative discrétion du motif de la Shekhina lumineuse est donc certainement significative. Il faut maintenant préciser en quoi elle peut bien l’être. La réticence relative des rabbins à parler de la lumière de la Shekhina est peut-être due à son appartenance au domaine de la mystique. Or, les ensei 57. Voir cependant s. 47 (Midrash Tanḥuma, éd. S. Buber , Ba-midbar, 20) où les membres de la tribu de Lévi sont de moins en moins nombreux, parce qu’ils meurent d’épuisement, à cause de la vision de la Shekhina (vraisemblablement lumineuse, même si ce n’est pas explicite dans le texte).
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gnements relevant de la mystique doivent être traités avec la plus grande circonspection et discrétion. Cette lecture qui voit dans la mystique l’un des domaines du savoir rabbinique, caractérisé par des normes de fonctionnement particulières, ne satisfait pas tous les commentateurs, qui doutent de l’enracinement rabbinique de la mystique des Hekhalot 58. Selon I. Chernus, les Abot de-rabbi Natan et l’amora babylonien Rab (220-250) sont les seuls à présenter le salut futur des justes en affirmant qu’ils se nourrissent de l’éclat de la Shekhina 59. Le caractère isolé de ces deux textes serait voulu, l’association de la récompense future et de la contemplation de la Shekhina ayant un caractère trop mystique pour être encouragé. La majorité des rabbins préfère appliquer le fait d’être « nourri par la Shekhina » à un autre contexte, celui de la révélation sinaïtique. Cette argumentation d’I. Chernus, même si elle n’est pas exempte de critiques 60, invite à se demander si la réticence des rabbins à parler de la Shekhina en termes de lumière n’est pas d’abord une réaction à l’égard d’un autre judaïsme, plus mystique et où la lumière joue un rôle central. Le lien entre la Shekhina et la lumière peut être exprimé de manière diverse, mais son expression la plus fréquente est « l’éclat de la Shekhina » (ziw ha-shekhina), souvent articulée avec le verbe « jouir » (HNH) ou « nourrir » (ZWN). Comme c’est le cas pour tous les textes concernant la Shekhina, ceux qui évoquent la Shekhina lumineuse concernent essen tiellement le passé. Les figures d’Isaac, Moïse, Nadab, Abihou et David lui sont associées. Le lien entre Moïse et la Shekhina lumineuse est particuliè rement favorisé par les versets d’Ex 34, 29-30 : Et ce fut, quand Moïse descendit du Mont Sinaï, les deux tables du témoignage dans la main de Moïse, quand il descendit de la montagne, Moïse ne savait pas que la peau de son visage rayonnait (qaran ‘or panaw), depuis qu’il avait parlé avec lui (be-dabbero itto). Et Aaron vit Moïse, ainsi que tous les fils d’Israël et voici que la peau de son visage rayonnait et ils craignaient de s’approcher de lui 61. 58. Pour un aperçu des différentes conceptions du lien entre les rabbins et la littérature des Hekhalot, voir (entre autres) G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1973 [1950], p. 53-93 ; I. Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, Leyde, 1980 ; P. Schäfer , Hekhalot-Studien, Tübingen, 1988, p. 277295 ; D. Halperin, The Faces of the Chariot, Tübingen, 1998 ; J. Davila, Descenders to the Chariot : The People behind the Hekhalot Literature, Leyde, 2001. 59. S. 266 (Abot de-rabbi Natan, A, 1; Talmud Babli, Berakhot, 17a) et I. Chernus , Mysticism in Rabbinic Judaism, Berlin-New York, 1982, p. 79-80. 60. Voir J. Costa, L’au-delà et la résurrection dans la littérature rabbinique ancienne, Paris-Louvain, 2004, p. 289-291. 61. Sur l’accompli qaran employé dans le verset, que l’on traduit généralement par le verbe « rayonner », mais qui est apparenté au substantif qeren, « la corne », voir J. C. Attias , « “Moïse ignorait que la peau de son visage était cornue”. Lectures d’Exode 34, 29-35 », dans Penser le judaïsme, Paris, 2010, p. 157-183. Contrai-
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Ce serait donc parce que Dieu lui a parlé (« depuis qu’il avait parlé avec lui »), pendant les quarante jours et les quarante nuits de son séjour en haut du Sinaï, que le visage de Moïse rayonne. Le verset ferait allusion aux étincelles qui jaillissaient de la bouche de la Shekhina 62 . Une autre explication se fonde sur l’épisode rapporté en Ex 33, 18-23 : Moïse a acquis son rayonnement, quand Dieu a posé sa main sur lui, alors qu’il se trouvait dans le rocher 63. Moïse tenant deux paumes des tables de la loi et la Shekhina deux paumes, il restait un espace intermédiaire de deux paumes, dont proviendrait l’éclat de son visage 6 4 . D’autres traditions sur la Shekhina lumineuse concernent aussi Moïse, sans mettre nécessairement l’accent sur le rayonnement de son visage. Pendant son séjour en haut du Sinaï, Moïse ne mangeait pas de pain (Ex 34, 28), parce qu’il se nourrissait de l’éclat de la Shekhina 65. Son rapport à la Shekhina lumineuse n’est ni celui d’Isaac, ni celui de Nadab et Abihou. Au moment de la ligature, Isaac a regardé vers le haut, a vu la Shekhina et il est devenu aveugle par la suite 66. Il est probable que cette Shekhina était lumineuse et que c’est son éclat éblouissant qui a provoqué la cécité rement à la tendance générale que nous avons notée concernant la Shekhina, c’està-dire les réticences des rabbins à en parler comme une entité lumineuse, c’est l’interprétation de qaran en termes de rayonnement qui est majoritaire dans la tradition juive et rabbinique (Septante, Midrashim, les commentateurs classiques …), essentiellement fondée sur Ha 3, 4. L’idée d’un Moïse cornu est cependant loin de se limiter à la Vulgate et à une lecture chrétienne du verset, puisqu’on la retrouve dans la traduction grecque d’Aquila et chez Joseph Ibn Kaspi à l’époque médiévale. Rashi a d’ailleurs tenté d’articuler les deux interprétations en parlant d’un rayonnement en forme de corne. Le rayonnement comme la corne peuvent être compris de manière littérale ou de manière plus métaphorique (un rayonnement spirituel, la corne comme symbole de force et de majesté). Dans Sifre Debarim, 10, qui décrit le rayonnement des justes dans les temps futurs, M. Smith, « The Image of God : Notes on the Hellenization of Judaism with Especial Reference to Goodenough’s Work on Jewish Symbols », dans Studies in the Cult of Yahweh, t. 1, éd. S. J. D. Cohen, Leyde, 1995, p. 136-149, a repéré un double symbolisme lumineux/astral (éclat des justes comparé au soleil, à la lune, au firmament, aux éclairs, aux étoiles) et végétal (éclat des justes comparé aux lis), les deux étant articulés dans le dernier exemple cité qui est à la fois celui du candélabre du Temple et des deux oliviers de Za 4, 3). Le premier est visiblement postérieur au second et l’a même supplanté, comme le montre le dernier exemple cité, où le verset cite l’olivier et le commentaire le candélabre (ibid., p. 142). Le double symbolisme végétal/lumineux de Sifre Debarim présente une certaine ressemblance avec le double symbolisme animal/lumineux du verbe qaran dans Ex 34, 29. Sur le lien entre le double symbolisme sexuel/lumineux des mystères et le judaïsme hellénisé, voir E. Goodenough, By Light, Light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism, New Haven/Connecticut, 1935, p. 11-47. 62. S. 418 (Midrash Tanḥuma, Ki tissa, 37). 63. Midrash Tanḥuma, Ki tissa, 37. 64. S. 429 (Shemot Rabba, 47, 6). 65. S. 253 (Shemot Rabba, 47, 5). 66. S. 239 (Pirqe de-rabbi Eli‘ezer, 32).
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ultérieure d’Isaac. Moïse est plus grand qu’Isaac puisqu’il a également vu la Shekhina, mais ses yeux sont restés intacts et la peau de son visage s’est mise à rayonner 67. La comparaison de Moïse avec Nadab et Abihou est abordée dans le texte suivant : Rabbi Yehoshua‘ de Sikhnin a dit au nom de Rabbi Lévi : Moïse n’a pas nourri ses yeux de la Shekhina et il a joui de la Shekhina. Il n’a pas nourri ses yeux de la Shekhina, d’où (le savons-nous) ? De ce qu’il est écrit : « Et Moïse cacha son visage » (Ex 3, 6). Il a joui de la Shekhina, d’où (le savonsnous) ? De ce qu’il est écrit : « Moïse ne savait pas que la peau de son visage rayonnait » (Ex 34, 29). Autre interprétation : « Et Moïse cacha son visage, car il craignait … » (Ex 3, 6), « Et ils craignaient de s’approcher de lui » (Ex 34, 30), « (Car il craignait) de regarder » (Ex 3, 6), « Et c’est la forme de l’Éternel qu’il voit » (Ex 12, 8). Nadab et Abihou ont nourri leurs yeux de la Shekhina et ils n’ont pas joui de la Shekhina 68.
Les deux comparaisons sont assez différentes. Dans le cas d’Isaac, qui comme Moïse est un personnage positif, ce qui est en jeu est la capacité de supporter l’intense lumière de la Shekhina sans dommage pour le corps. Après avoir été confronté à cette lumière, Isaac a progressivement perdu la vue, ce qui n’est pas le cas de Moïse, dont l’œil est resté jusqu’au bout vigoureux (Dt 34, 7). Dans le cas de Nadab et Abihou qui sont des personnages plutôt négatifs, on passe de considérations physiques à des questions de comportement. Le texte valorise l’attitude de Moïse qui, par crainte, a d’abord renoncé à voir la Shekhina. Il a été amplement récompensé de cette réserve initiale, puisqu’il a non seulement vu la Shekhina, mais qu’il a hérité d’une partie de sa lumière, suscitant à son tour la crainte des Hébreux. Nadab et Abihou ont eu au contraire un comportement avide qui a fini par causer leur perte. La vision de la Shekhina n’est pas en elle-même dommageable, comme dans le cas précédent d’Isaac, mais elle le devient par la faute de celui qui n’adopte pas le bon comportement en ces circonstances. « Nourrir ses yeux de la Shekhina » est une expression négative, peut-être à rapprocher des yeux destructeurs de Rabbi Shim‘on ben Yoḥay et de son fils, quand ils sortent de leur grotte 69. « Jouir de 67. S. 240 (Debarim Rabba, 11, 3). 68. S. 257 (Pesiqta de-rab Kahana, 27). Nous avons traduit le texte à partir de l’éd. B. Man del baum, Pesikta de Rav Kahana According to an Oxford Manuscript with Variants…, New York, 1962, t. II, p. 396-397 (dans cette version, chapitre 26 et non 27). 69. Voir sur ce point J. Costa, « Figures ambivalentes de rabbins. Rabbi Shim‘on ben Yohay et son fils Rabbi Eleazar dans la grotte », Tsafon, Revue d ’études juives du Nord 58, p. 145-162. Une autre interprétation est cependant possible, fondée elle aussi sur cet article : Rabbi Shim‘on ben Yoḥay et Moïse n’ont connu qu’une angélomorphose partielle, qui fait d’eux des créatures problématiques, ni vraiment célestes, ni vraiment terrestres. Dans le cas d’une angélomorphose complète, le corps de chair est entièrement brûlé et devient un corps de feu (III Hénoch, 15, éd.
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la Shekhina » semble désigner ici le fait de recevoir une partie de l’éclat divin sur son propre corps, comme cela a été le cas de Moïse. Une opinion bien connue de Rabbi Yose (135-170), dont l’orientation est peut-être anti-judéochrétienne (ou antichrétienne), affirme que Moïse n’est pas monté au ciel et que la gloire divine n’est pas descendue sur la terre : Rabbi Yose dit : Voici que (l’Écriture) dit : « Les cieux sont les cieux de l’Éternel … » (Ps 115, 16). Élie 70 n’est pas monté en haut et la gloire n’est pas descendue en bas, mais (cela nous) enseigne que le Saint, béni soit-Il, a dit à Moïse : Voici que je vais t’appeler du sommet de la montagne et tu monteras, ainsi qu’il est dit : « Et l’Éternel appela Moïse … » (Ex 19, 20) 71.
Dans la version que donne le Talmud Babli de cette barayta, le mot « gloire » est remplacé par celui de Shekhina 72 . Le Talmud objecte à l’opinion de Rabbi Yose deux versets explicites de la Tora (Ex 19, 20 et Ex 19, 3), selon lesquels Dieu est bien descendu sur le mont Sinaï et Moïse monté vers Dieu. À chaque fois, la gemara répond à l’objection en disant qu’une distance de dix paumes a empêché que la descente sur terre ou la montée au ciel ne soit parfaitement réalisée et achevée. Une dernière objection fondée sur un verset énigmatique de Job, que les rabbins appliquent manifestement au moment où Moïse est monté au ciel pour chercher la Tora, amène le texte à parler d’une Shekhina lumineuse : Et cependant, il est écrit : « Il a saisi la face du trône, il a déployé sur lui sa nuée » (Jb 26, 9) et Rabbi Tanḥum a dit : (Cela nous) enseigne que Shadday a étendu (sa lumière) à partir de l’éclat de la Shekhina et sa nuée sur lui, car le trône a été abaissé (mishtarbeb) pour lui et il l’a saisi 73. H. Odeberg, texte hébreu, p. 20-21, à propos d’Hénoch). Une angélomorphose partielle aurait pour conséquence le rayonnement du visage ou des yeux, mais l’exposition au feu céleste tendrait à dessécher la peau ou à la brûler. Or, les récits du séjour de Rabbi Shim‘on dans la grotte évoquent une maladie de peau (ḥaluda) (Talmud Yerushalmi, Shebi‘ it, 9, 1) ou des crevasses sur son dos (Talmud Babli, Shabbat, 33b). Il est possible que le verbe qaran dans Ex 34, 29 fasse allusion à un racornissement de la peau de Moïse, consécutive à un dessèchement par manque d’eau (c’est l’opinion de Ḥīwī al-Balkhī, libre-penseur juif du ix e siècle) ou à une brûlure due au contact avec la divinité (c’est l’opinion d’un chercheur contemporain, W. H. Propp) : voir J. C. Attias , « “Moïse ignorait que la peau de son visage était cornue”. Lectures d’Exode 34, 29-35 », p. 165-166 et 171. 70. La version courante du Talmud ajoute aussi le nom de Moïse. 71. S. 18 (Mekhilta de-rabbi Yishma‘el, Ba-ḥodesh, 4). Le texte a été traduit à partir de ms. Oxford 151 : 2. Sur la tonalité anti-chrétienne de l’opinion de Rabbi Yose, voir E. Urbach, Les Sages d ’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, 1996, p. 55-56. 72. S. 18 (Talmud Babli, Sukka, 5a). 73. Le texte a été traduit à partir de ms. Oxford (2677) e. 51 (yéménite). Cette version est écourtée par rapport au texte courant du Talmud.
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David a vu cinq mondes. L’une de ces visions a eu lieu au moment de sa mort, quand il a vu la Shekhina. Le caractère lumineux de cette vision dérive du verset cité, celui de Ps 104, 1-2 74 . Les trois périodes du passé où il est question de la Shekhina lumineuse sont celles du Sinaï, de la Demeure et du Temple. Au Sinaï, la Shekhina lumineuse est présente dans les maisons des Hébreux 75. Ceux-ci, en récom pense de l’acceptation de la Tora, ont reçu l’éclat de la Shekhina. La faute du veau d’or a au contraire entraîné leur mort 76. Il est probable que, dans ce texte, l’éclat de la Shekhina implique l’acquisition (temporaire) de l’immortalité. La descente de la Shekhina sur terre pour séjourner dans le sanctuaire provoque l’opposition des anges. Dieu rétorque que la Shekhina est restée auprès de lui. David enseigne au contraire aux anges qu’elle est descendue. Dans les deux cas, le verset cité (Ha 3, 3 et Ps 148, 13) parle d’éclat et donne donc à la Shekhina un caractère lumineux 77. Certains rabbins semblent avoir résolu le problème d’une Shekhina censée être à la fois dans le ciel et sur la terre, en affirmant qu’elle est une lumière surabondante. Même si une partie de sa lumière part vers la terre, la lumière céleste ne connaît aucune forme de manque ou de diminution : Rabbi Yehoshua‘ de Sikhnin (a dit) au nom de Rabbi Lévi : À quoi ressemble la tente du rendez-vous ? À une grotte qui se trouve au bord de la mer. (Quand) la mer monte, elle inonde la grotte. (Celle-ci) se remplit à partir de la mer et la mer ne connaît pas de diminution (de son eau). De même, la tente du rendez-vous se remplit de l’éclat de la Shekhina, c’est pourquoi il est dit : “Et ce fut le jour où Moïse acheva d’ériger la Demeure” … (Nb 7, 1) 78.
Dans deux traditions relatives à la période du désert, la lumière de la Shekhina est associée à d’autres lumières, celle de la nuée et celle du candélabre. L’une des traditions identifie tout simplement la nuée à la Shekhina, si bien que les Hébreux n’avaient plus besoin de la lumière du soleil et de la lune 79. L’autre est plus subtile : « (À l’extérieur du voile du) témoignage (dans la tente du rendez-vous, Aaron le disposera du soir jusqu’au matin devant l’Éternel, de manière constante, une loi éternelle pour vos générations) » (Lv 24, 3). C’est un 74. S. 247 (Midrash Tehillim, 103, 3). 75. S. 250 (Mekhilta de-rabbi Yishma‘el, Ba-ḥodesh, 5). 76. S. 260 (Pesiqta de-rab Kahana, 4). 77. S. 32 (Midrash Tehillim, 8, 2). 78. S. 22 (Pesiqta de-rab Kahana, 1). Nous avons traduit le texte à partir de ms. Paris, Alliance israélite universelle, H 47A. Il n’est pas sûr que la citation de Nb 7, 1 ait un rapport direct avec l’enseignement qui précède (cf. éd. S. Buber , p. 2b, note 41), à moins que le verbe « achever » (kallot) soit mis en relation avec la plénitude (l’idée de totalité : kol) de la lumière divine. 79. S. 61 (Barayta di-melekhet ha-mishkan, 14).
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témoignage pour tous ceux qui viennent au monde (du fait que) la Shekhina est auprès d’Israël (be-yisra’el). Et est-ce qu’ils avaient besoin d’une lampe (ner) ? N’est-ce pas (exact) que pendant les quarante années où (les enfants d’) Israël ont été dans le désert, ils n’avaient pas besoin d’une lampe, ainsi qu’il est dit : « Car la nuée de l’Éternel (était) sur la Demeure le jour et un feu (était en elle la nuit) … » (Ex 40, 38) ? Alors comment vais-je interpréter « témoignage » ? C’est (effectivement) un témoignage pour tous ceux qui viennent au monde (du fait que) la Shekhina est auprès d’Israël 80.
Le texte s’interroge sur la fonction du candélabre. Il ne sert manifes tement pas à éclairer Israël, qui avait à sa disposition la lumière de la nuée pendant le jour et celle du feu pendant la nuit. Comme le précise Lv 24, 3, il est un « témoignage », c’est-à-dire il témoigne aux yeux de toutes les Nations que la Shekhina est présente auprès d’Israël. Israël a enfin la vision de la Shekhina lumineuse au moment de l’inauguration du Temple par Salomon : « Le huitième jour, il renvoya le peuple. Ils bénirent le roi et ils allèrent dans leurs tentes, joyeux et le cœur satisfait de tout le bien que l’Éternel avait accompli pour David son serviteur et pour Israël son peuple » (1 R 8, 66), « et ils allèrent dans leurs tentes », car ils y allèrent et y trouvèrent leurs femmes en état de pureté, « joyeux », car ils jouirent de l’éclat de la Shekhina, « et le cœur satisfait », car chacun d’entre eux avait sa femme fécondée avec un enfant mâle, « de tout le bien », (car) une Bat Qol se manifesta et leur dit : Vous êtes tous invités à la vie du monde futur 81…
Un seul texte, issu d’un recueil mystique certainement tardif, parle d’une Shekhina lumineuse dans le temps des origines, qui demeure à l’intérieur du jardin d’Éden, sur un chérubin et sous l’arbre de vie. Adam et Ève, postés à l’entrée du jardin, bénéficient de la vision de « la forme de l’apparence de l’éclat de la Shekhina » (demut to’oro ziw ha-shekhina). Cette expression combine à la fois des expressions strictement corporelles comme « forme » et « apparence », peut-être anthropomorphes, avec l’imagerie de la lumière qui l’est moins. Une telle combinaison n’est pas fréquente dans les textes rabbiniques anciens. Ceux qui voient cette lumière ne sont pas affectés par les insectes, les maladies et les démons et ils ne sont plus sous le pouvoir des anges 82 . Dans les textes qui concernent la période présente, la Shekhina est souvent comparée au soleil. Si « César » ne peut voir le soleil, combien
80. S. 28 (Sifra, Emor, 17). Nous avons traduit le texte à partir de ms. Vatican 66 (dans cette version, le paragraphe 13 et non le paragraphe 17). 81. Talmud Babli, Mo‘ed Qaṭan, 9a, ms. New York, Columbia, University Library, X 893-T 141 (yéménite). 82. S. 271 (Sefer Hekhalot, in Bet ha-midrash, V, p. 172).
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plus est-il impossible pour lui de voir la Shekhina 83. Quand le soleil et la lune passent devant Dieu pour lui demander l’autorisation de briller sur la terre, leurs yeux sont aveuglés par l’éclat de la Shekhina 84 . Au moment où il se couche à l’ouest, le soleil se prosterne devant son créateur 85. Or, plusieurs textes situent la Shekhina à l’ouest 86. Dans un texte parallèle, c’est la Shekhina elle-même et non le soleil qui se trouve à l’ouest et se prosterne devant Dieu 87. La Shekhina a la capacité d’être partout, comme le soleil qui brille dans le monde entier 88. L’autre volet important des textes qui situent la Shekhina lumineuse dans le présent concerne les anges. Selon une première tradition, les anges, étant faits de feu (Ps 104, 4), se nourrissent de l’éclat de la Shekhina 89. On constate au passage que l’imagerie du feu et celle de la lumière basculent aisément l’une dans l’autre aux yeux de certains rabbins. Une deuxième tradition, qui provient d’un recueil mystique, souligne au contraire la situation opposée : Dieu s’entoure de nuées et de ténèbres, afin que les anges du service ne se nourrissent pas de l’éclat de la Shekhina, du trône, de la gloire et de la royauté divine 90. Une troisième tradition enfin tente certainement d’harmoniser les deux précédentes : les anges ne mangent pas et ne boivent pas et pourtant ils ne meurent pas et ils se renouvellent chaque jour, car ils voient la forme de la gloire divine et se nourrissent de l’éclat de la Shekhina 91. Comme dans le cas de la section 271, commenté plus haut, le texte articule lui aussi l’idée de forme avec celle de lumière. La suite du texte souligne cependant que les anges ne voient pas la gloire divine ou plutôt qu’ils la voient comme à travers un rideau. Une quatrième tradition confirme la première. La condition des anges est fondamentalement différente de celle des hommes. Dès les origines, Dieu a prévu que l’En-Haut se nourrira de l’éclat de la Shekhina et que l’En-Bas devra travailler pour manger 92 . La Shekhina lumineuse est assez peu mentionnée dans des textes qui évoquent les hommes du présent. Ceux qui sont réunis pour ajouter un mois à l’année, Dieu ne peut faire que la Shekhina réside au milieu d’eux, mais ils sont heureux, car ils marchent dans « la lumière de la face du Saint, béni soit-Il », le texte ne précisant pas plus avant ce qu’il entend 83. S. 235 (Talmud Babli, Ḥullin, 59b). 84. S. 263 (Wa-yiqra Rabba, 31, 9). 85. S. 361 (Talmud Babli, Sanhedrin, 91b). 86. Voir A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 365-371. 87. S. 361 (Pirqe de-rabbi Eli‘ezer, 6). 88. S. 381 (Talmud Babli, Sanhedrin, 39a). 89. S. 261 (Pesiqta de-rab Kahana, 6). 90. S. 262 (Massekhet Hekhalot, 3). 91. S. 264 (Pesiqta Rabbati, Supplément, éd. M. Friedmann, p. 194a). 92. S. 273 (Be-reshit Rabba, 2, 2).
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par cette expression 93. Si l’on considère la vie après la mort, c’est-à-dire l’au-delà, comme partie intég rante du présent, la vision de la Shekhina est souvent associée par les rabbins à l’instant de la mort et, moins souvent, à la condition des morts dans l’au-delà 94 . Dans les deux cas, l’imagerie de la lumière est plutôt absente. Parmi ceux qui reçoivent la face de la Shekhina, il faut distinguer ceux qui voient à travers un miroir brillant (ispaqlarya ha-me’ira) et ceux qui voient à travers un miroir teinté (ispaqlarya sheenah me’ira) 95. Le terme de « brillant » fait peut-être allusion au caractère lumineux de la Shekhina, mais il est plus souvent compris comme un synonyme de « transparent ». Un Midrash tardif affirme que les justes dans l’au-delà se nourrissent de l’éclat de la Shekhina comme les anges 96. La Shekhina est également présente dans le futur, c’est-à-dire dans le monde futur ou monde de la résurrection. Un premier groupe de textes se concentre sur la relation de la Shekhina avec les luminaires. Isaïe se contredit à première vue sur le sort des luminaires dans le monde futur : selon Is 30, 26, ils vont voir leur éclat augmenter et selon Is 24, 23, cet éclat va au contraire péricliter devant celui de Dieu. Une première interprétation distingue deux époques, celle des temps messianiques où leur éclat va augmenter et celle du monde futur où il va diminuer et être remplacé par celui de Dieu. Mais pour celui qui soutient que les temps messianiques ne connaîtront pas de miracles, les deux phénomènes se produisent à la même époque, celle du monde futur. Dans ce cas, il faut distinguer le camp des justes, où l’augmentation de l’éclat des luminaires est effectivement perceptible et celui de la Shekhina, où la lumière divine supplante par définition toute autre forme de lumière 97. Tout en prenant en compte la lumière de la Shekhina et celle des luminaires, certains textes mentionnent aussi l’éclat des justes : « Comme les jours du ciel sur la terre » (Dt 11, 21), car les faces des justes (seront) comme le jour, c’est ce que dit (l’Écriture dans Jg 5, 31) : « Et ceux qu’il aime seront comme le soleil, quand il sort dans sa force. » Rabbi Shim‘on ben Yoḥay dit : Par sept joies, les faces des justes honoreront (‘atidim le-haqbil) la face de la Shekhina dans les temps futurs et les voici : « Et ceux qu’il aime seront comme le soleil, quand il sort dans sa force » 93. S. 373 (Pirqe de-rabbi Eli‘ezer, 8). 94. Sur la vision de la Shekhina au moment de la mort, voir A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 266-270 (la section 249 relève plutôt de l’au-delà que de l’instant de la mort). 95. S. 290 (Talmud Babli, Sanhedrin, 97b). 96. S. 269 (Midrash Konen, in Bet ha-midrash, II, p. 29). Voir aussi les textes où la réception/vision de la face de la Shekhina a lieu dans l’au-delà et non dans le monde de la résurrection (J. Costa, L’au-delà et la résurrection dans la littérature rabbinique ancienne, Paris-Louvain, 2004, p. 474-476). 97. S. 72 (Talmud Babli, Sanhedrin, 91b).
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(Jg 5, 31), « Belle comme la lune, brillante comme le soleil » (Ct 6, 10), « Et ceux qui savent brilleront comme l’éclat du firmament et ceux qui ont conduit la communauté dans le droit chemin (brilleront) comme des étoiles (pour toujours) » (Dn 12, 3), « Comme des éclairs ils se précipitent » (Na 2, 5), « Pour (le monde qui est) éternel, sur (les justes dont la gloire sera comme celle) des lis, (un témoignage, Psaume d’Assaph) » (Ps 80, 1), « Et les deux oliviers à ses côtés » (Za 4, 3) 98.
Les justes accueillent une Shekhina lumineuse en rayonnant à leur tour et ces rayonnements sont semblables, pour certains d’entre eux, à ceux des astres : soleil, lune et étoiles. Une dernière tradition enfin affirme que la nuée de la Shekhina remplacera le soleil et la lune 99. Un deuxième groupe de textes est centré plus directement sur la rétribution des justes. Celui qui ne pèche pas sera nourri par l’éclat de la Shekhina comme les anges 100. Plusieurs versets comme la bénédiction sacerdotale, Is 60, 1-2 ou encore Ez 43, 2, se réfèrent au bienfait eschatologique que constitue pour les justes la lumière de la Shekhina 101. Parfois les textes précisent les catégories de justes concernées : ceux qui prennent sur leur temps de sommeil pour étudier la Tora ou ceux qui l’étudient malgré leur pauvreté 102 . Le méchant n’en bénéficiera pas 103. Le texte le plus connu sur le sujet est certainement celui que l’on attribue à l’amora babylonien Rab (220-250) : (Voici) une phrase de la bouche de Rab : Il ne (sera) pas comme le monde présent, le monde futur ! Le monde futur, il n’y aura en lui ni nourriture, ni boisson, ni sexualité 104 , (ni commerce) 105, ni jalousie, ni haine, ni dispute, mais les justes (seront) assis, leurs couronnes sur leurs têtes et ils jouiront de l’éclat de la Shekhina, ainsi qu’il est dit : « Ils virent Dieu, ils mangèrent et ils burent » (Ex 24, 11) 106.
Quelques textes enfin mettent en relation l’éclat de la Shekhina et la résurrection. Soit cet éclat, qui varie en fonction des justes, est le facteur
98. S. 288 (Sifre Debarim, 47). Nous avons traduit le texte à partir de l’éd. L. Finkelstein, Sifre on Deuteronomy, New York, 1969 (reprint de Berlin, 1939), p. 104-105. 99. S. 312 (Shir ha-shirim Rabba, 2, 6). 100. S. 252 (Midrash ha-gadol sur Ex 24, 10). 101. S. 306 (Sifre Ba-midbar, 41) et 310 (ARN, A, 2). 102. S. 265 (Talmud Babli, Soṭa, 49a) et 267 (Talmud Babli, Baba Batra, 10a). 103. S. 275 (Midrash Mishle, 5, 9). 104. Litt. : « ni croissance et multiplication ». 105. Entre la sexualité et la jalousie, la version courante ajoute le commerce. 106. S. 266 (Talmud Babli, Berakhot, 17a). Nous avons traduit le texte à partir de ms. Oxford 366.
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qui opère la résurrection, soit la résurrection permet d’accéder à l’éclat de la Shekhina 107. Un point, déjà signalé plus haut, ressort avec plus de netteté de l’ensemble des textes que nous venons de commenter : si le lien entre lumière et Shekhina est bien attesté, il n’est pas toujours formulé comme un lien d’identification directe. La notion d’éclat est parfois citée uniquement dans le verset et pas dans son commentaire 108. Les textes qui comparent la Shekhina au soleil ne présentent pas directement la Shekhina comme une entité lumineuse et encore moins l’éclat de la Shekhina comme analogue à celui du soleil. De manière plus générale, le caractère lumineux de la Shekhina se déduit parfois plus du contexte qu’il n’est formulé de manière explicite dans le texte. L’expression « miroir brillant » n’est pas nécessairement une allusion au caractère lumineux de la Shekhina. Certains textes existent en deux versions, l’un sans Shekhina, l’autre avec 109. L’opinion de Rabbi Yose sur la gloire qui n’est jamais descendue sur la terre ne mentionne ni la Shekhina, ni son caractère lumineux 110. C’est dans la version talmudique de la barayta que la Shekhina est citée et surtout dans le commentaire de la gemara que le caractère lumineux de la Shekhina est enfin affirmé 111. On peut voir dans tous ces éléments l’expression d’une réticence des rabbins à l’égard de la Shekhina lumineuse. Certaines traditions ne se contentent pas de cette réticence discrète et manifestent une attitude plus négative, comme celles qui stigmatisent l’audace de Nadab et Abihou, qui ont nourri leurs yeux de l’éclat de la Shekhina. A. Goldberg y voit, certainement à juste titre, la critique de pratiques mystiques contemporaines 112 . Le texte le plus détaillé sur les effets de l’éclat de la Shekhina provient d’ailleurs d’un recueil mystique. L’ensemble de ces réticences ou de ces critiques vont dans le sens de l’hypothèse d’E. Goodenough et de W. F. Smelik, que nous avons présentée plus haut, celle d’une réaction rabbinique à l’égard de la mystique de la lumière. D’autres éléments que nous avons rencontrés dans les textes confortent également cette hypothèse. Plusieurs traditions, concernant la
107. S. 270 (Midrash Iyyob, in Batte Midrashot, II, p. 181, un « Midrash mystique », comme le dit A. Goldberg) et 272 (Midrash Alfa Beta, in Batte Midrashot, II, p. 456). 108. Voir par exemple s. 32 (Midrash Tehillim, 8, 2) et 64 (Midrash Tanḥuma, éd. S. Buber , Pequde, 7). 109. Voir s. 381 (Talmud Babli, Sanhedrin, 39a), où, selon les versions, c’est le soleil ou la Shekhina qui se prosterne devant le Saint, béni soit-Il. 110. Mekhilta de-rabbi Yishma‘el, Ba-ḥodesh, 4. 111. Talmud Babli, Sukka, 5a. 112. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 526.
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période de l’exode ou du monde futur, insistent effectivement sur la supériorité de la Shekhina par rapport aux luminaires 113. Le corpus rabbinique atteste cependant aussi des conceptions beaucoup plus proches de la mystique de la lumière. La Shekhina est associée au candélabre du Temple (même si elle n’est pas décrite explicitement comme lumineuse). Selon plusieurs traditions, les justes dans le monde futur deviennent semblables aux anges et se nourrissent de l’éclat de la Shekhina. Le texte le plus audacieux et le plus mystique, au sens de W. F. Smelik, ainsi que le plus hellénisé, comme l’avait déjà compris M. Smith, est celui de Sifre Debarim, 47 qui identifie les éclats de la Shekhina, des astres et des justes, à l’inverse de celui de Talmud Babli, Sanhedrin, 91b, où les trois éclats sont clairement séparés et hiérarchisés 114 . Mais même dans ces traditions, certaines réticences se font sentir. Ainsi le Sifre Debarim contient deux conceptions du rayonnement des justes, l’une qui l’associe à la Shekhina (citée plus haut), l’autre qui ne la mentionne pas : Rabbi Shim‘on ben Yoḥay dit : C’est à sept joies que les faces des justes seront semblables dans les temps futurs, au soleil, à la lune, au firmament, aux étoiles, aux éclairs, aux lis et au candélabre du Temple, au soleil, d’où (le savons-nous) ? De ce qu’il est dit : « Et ceux qu’il aime seront comme le soleil, quand il sort dans sa force » (Jg 5, 31) ; à la lune, d’où (le savonsnous) ? De ce qu’il est dit : « Belle comme la lune » (Ct 6, 10) ; au firmament : « Et ceux qui savent brilleront comme l’éclat du firmament » (Dn 12, 3), aux étoiles : « Et ceux qui ont conduit la communauté dans le droit chemin (brilleront) comme des étoiles (pour toujours) » (Dn 12, 3), aux éclairs : « Leur apparence est celle de torches, comme des éclairs ils se précipitent » (Na 2, 5), aux lis : « Pour (le monde qui est) éternel, sur (les justes dont la gloire sera comme celle) des lis, (un témoignage, Psaume d’Assaph) » (Ps 80, 1), au candélabre du Temple : « Et les deux oliviers à ses côtés » (Za 4, 3) 115.
Chacune des deux versions a d’ailleurs sa variante correspondante, avec ou sans Shekhina. Pour le texte de Sifre Debarim, 10, sans Shekhina, on a la version : Sept groupes de justes honoreront la face de la Shekhina dans les temps futurs et leurs faces seront semblables 116… 113. Voir par exemple s. 61 (Barayta di-melekhet ha-mishkan, 14) et 72 (Talmud Babli, Sanhedrin, 91b). 114. Voir M. Smith, (« The Image of God : Notes on the Hellenization of Judaism with Especial Reference to Goodenough’s Work on Jewish Symbols », dans Studies in the Cult of Yahweh, t. 1, éd. S. J. D. Cohen, Leyde, 1995, p. 136-149. 115. Sifre Debarim, 10. Nous avons traduit le texte à partir de l’éd. L. Finkel stein, p. 18. 116. Version du Midrash ha-gadol, citée dans l’apparat critique de l’éd. L. Finkelstein.
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Pour le texte de Sifre Debarim, 47, avec Shekhina, on a la version : (Les faces des justes) brilleront (dans les temps futurs) 117…
Le fait que certains textes rabbiniques associent l’éclat de la Shekhina à la résurrection est aussi significatif. Le corps ressuscité apparaît alors comme une entité lumineuse, semblable au corps glorieux de Paul dans 1 Co 15. La résurrection est une véritable transformation corporelle de l’être humain, qui peut se traduire par la nudité du ressuscité, comme dans l’art chrétien primitif ou à Dura Europos. La tradition rabbinique insiste généralement plutôt sur le retour à l’identique du corps et sur le fait que le mort ressuscite habillé 118. Peut-on établir un lien entre la Shekhina et la notion d’émanation, comme l’ont soutenu certains commentateurs modernes ? Répondre à cette question était l’un des objectifs de l’enquête d’A. Goldberg. Celui-ci admet que la section 22 (= Pesiqta de-rab Kahana, 1) relève bel et bien de la notion d’émanation 119. Elle compare en effet la relation entre la Shekhina et Dieu à celle qui existe entre la mer et une grotte inondée par ses flots. La surabondance de la mer fait qu’elle peut céder une partie de son eau, sans connaître une quelconque perte ou diminution. De même Dieu peut « céder » une partie de sa lumière à la Shekhina, sans qu’il y ait de lacune dans son « être ». L’idée de la surabondance créatrice, le motif de la lumière, la comparaison avec les flots de la mer sont en effet familiers des lecteurs de Plotin 120. A. Goldberg parle cependant d’une théorie de l’émanation « primitive ». Or, cette remarque ne concerne pas la chronologie, puisque le rabbin qui 117. Versions de ms. Berlin (Acc. Or. 1928, 328), Midrash Ḥakhamim et Midrash ha-gadol, toutes les trois citées dans l’apparat critique de l’éd. L. Finkel stein. Sur cette question des variantes, voir W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », p. 143, qui estime que la version « (les faces des justes) brilleront … » est la plus mystique : celle où intervient la Shekhina est déjà une relecture rabbinique, qui prend ses distances par rapport à la teneur mystique de cette tradition. Il n’est cependant pas facile d’interpréter de manière univoque la présence ou l’absence du mot Shekhina selon les versions, car cette interprétation dépend directement de la façon dont on interprète la notion même de Shekhina lumineuse : est-elle une conception non rabbinique, que les rabbins ont cependant adoptée partiellement et avec réticence, ou des traditions non rabbiniques, en provenance de la « mystique de la lumière », ont-elles été rabbinisées, notamment en les associant à la notion rabbinique de la Shekhina ? 118. Voir J. Costa, L’au-delà et la résurrection dans la littérature rabbinique ancienne, Paris-Louvain, 2004, p. 221-224 et 226-231 ; « Entre judaïsme rabbinique et judaïsme synagogal : la figure du patriarche », Judaïsme ancien / Ancient Judaism 1 (2013), p. 107-111 et « Qu’est-ce que le “judaïsme synagogal” ? », Judaïsm ancien / Ancient Judaism 3 (21015) p. 119-120. 119. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 478. 120. Voir E. Bréhier , La philosophie de Plotin, Paris, 1999 [1928], p. 42-43.
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énonce la tradition comme le recueil qui la contient sont postérieurs à Plotin. Il entend certainement par là le fait que le modèle de l’émanation n’est pas développé plus avant par les rabbins et qu’il n’a pas le caractère spéculatif qu’il revêt dans le néoplatonisme. Cette impression est confirmée par le paragraphe de conclusion qu’A. Goldberg consacre à l’émanation. Il est tentant selon lui de parler d’émanation, puisque la Shekhina est bien une entité secondaire et visible, qui provient de la divinité céleste. Deux arguments amènent cependant A. Goldberg à renoncer à cette tentation : 1. La divinité céleste s’appelle elle aussi Shekhina et rien ne nous prouve qu’elle soit issue d’un processus d’émanation. 2. Le modèle de l’émanation tend à constituer un système d’émanations multiples, comme le montre bien la kabbale, ce qui n’est pas le cas ici 121. A. Goldberg nous semble très pertinent dans son commentaire de la section 22 et sa première approche où il note les affinités entre la notion de Shekhina et celle d’émanation. Sa conclusion négative est au contraire quelque peu forcée. Il est probable d’ailleurs que la section 22 est loin d’être le seul passage de la littérature rabbinique ancienne à associer la Shekhina avec l’émanation, comme le montre le texte suivant : I. Rabbi Shim‘on ben Yehoṣadaq interrogea Rabbi Shemu’el bar Naḥmani, en lui disant : Parce que j’ai entendu sur toi que tu es un maître dans la aggada, (dis-moi) d’où la lumière a été créée ? Il lui répondit : (Cela nous) enseigne que le Saint, béni soit-Il, s’est enveloppé en elle comme dans un manteau et il a fait briller (hibhiq) l’éclat de sa splendeur (ziw hadaro) d’une extrémité du monde à l’autre. Il la lui a dite 122 dans un murmure. Il lui dit (alors) : Il y a un verset explicite (à ce sujet) : « Il 123 se revêt de la lumière comme un manteau » (Ps 104, 2) et toi, tu me (la) dis dans un murmure, c’est étonnant ! Il répondit : De même que je l’ai entendue dans un murmure, de même je te la dis dans un murmure. II. Rabbi Berekhya a dit : Si Rabbi Yiṣḥaq ne l’avait pas enseignée, il ne serait pas possible 124 de la dire. Avant cela, que disaient-ils ? Rabbi Berekhya a dit au nom de Rabbi Yiṣḥaq : C’est à partir du lieu du Temple que la lumière a été créée, c’est ce qui est écrit en Ez 43, 2 : « (Et) voici que la gloire du Dieu d’Israël vient de la voie de l’Orient, sa voix est comme la voix d’eaux nombreuses et la terre resplendit (he’ira) de sa gloire » et sa gloire n’est (autre) que le Temple, comme tu (peux le) lire 125 (en Jr 17, 12) : « Un trône de gloire, élevé dès l’origine, (ainsi est) le lieu de notre sanctuaire 126 ». 121. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 536. 122. Cette tradition. 123. On peut aussi traduire : « Tu te revêts … » ou « Se revêtant … ». 124. Nous n’avons pas suivi sur ce point le manuscrit, qui a la leçon suivante : « il serait possible ». 125. Litt. : « dire ». 126. Be-reshit Rabba, 3, 4, ms. Vatican 60.
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La première partie du texte décrit l’apparition de la lumière en deux temps : Dieu s’enveloppe dans une première lumière, celle de son manteau et il fait rayonner ensuite une deuxième lumière, qui illumine le monde entier. Le processus double d’apparition de la lumière est-il une création ? On peut certes émettre l’hypothèse que la deuxième lumière a été créée à partir de la première, auquel cas Rabbi Shemu’el bar Naḥmani a répondu directement à la question qui lui avait été posée : la lumière (du premier jour) a été créée à partir d’une autre lumière, celle du manteau. Mais qu’en est-il de la première lumière ? Le fait qu’elle soit présentée comme une entité déjà là, au début du processus, peut se comprendre de deux manières : soit elle a été elle aussi créée à un stade antérieur qui n’est pas décrit ici, soit elle est incréée et partie intég rante de la divinité. Dans l’absolu, les deux explications peuvent être soutenues, mais elles ne sont pas les plus satisfaisantes. En fait, la réponse de Rabbi Shemu’el bar Naḥmani n’emploie à aucun moment le verbe créer (à l’inverse de la question), tout en décrivant un processus actif qui ressemble à une création. Cette création qui n’est pas appelée création échappe manifestement à la logique binaire du créé et de l’incréé. Comme le suggère la présence plus que vraisemblable de plusieurs rayonnements lumineux, elle relève plutôt de la catégorie de l’émanation. Dans la deuxième partie du texte, on peut dire que Rabbi Yiṣḥaq répond beaucoup plus directement à la question de Rabbi Shim‘on ben Yehoṣadaq que ne l’avait fait Rabbi Shemu’el bar Naḥmani: « (Dis-moi) d’où la lumière a été créée ? […] C’est à partir du lieu du Temple que la lumière a été créée … » L’apparition de la lumière ne relève pas pour lui de l’émanation, mais de la création. On peut cependant se demander si les deux courants de pensée présents dans le texte ne partagent pas une conviction commune qui donne véritablement son sens à leur divergence. En effet, le premier courant évoque « l’éclat de la splendeur » de Dieu (ziw hadaro) et le deuxième « la gloire de Dieu » (kebod elohe yisra’el). Or, les termes « splendeur » et « gloire » sont souvent appliqués par les rabbins à la Shekhina 127. Les deux courants auraient donc comme point commun l’identification de la lumière du premier jour avec celle de la Shekhina et ils seraient en désaccord sur la nature profonde de cette entité. Selon le premier courant, la Shekhina serait une entité divine, issue de Dieu par émanation. Selon le deuxième, la Shekhina serait une entité non divine, issue d’un acte de création 128. 127. Le lien entre les deux conceptions de l’origine de la lumière et le motif de la Shekhina a été justement signalé par J. Abelson, The Immanence of God in Rabbinical Literature, Londres, 1912, p. 83 et 89. Il reste cependant, chez cet auteur, plus intuitif qu’argumenté. 128. Le seul texte à établir un lien explicite entre Ps 104, 1-2 et la Shekhina est Midrash Tehillim, 103, 3 (= s. 247).
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Rabbi Shemu’el bar Naḥmani a enseigné son opinion sur la lumière du premier jour dans des conditions de grande discrétion, en murmurant : cette attitude montre qu’à ses yeux la croyance en l’émanation de la lumière, voire de la lumière de la Shekhina, a une dimension ésotérique et relève peut-être de la mystique. Cette attitude n’est visiblement pas partagée par son interlocuteur. La divergence des deux rabbins concerne-t-elle le problème des limites exactes de ce que l’on appelle ma‘ase be-reshit, l’enseignement ésotérique sur la création ? Rabbi Shim‘on ben Yehoṣadaq estimerait que la création de la lumière, abordée dans Gn 1, 4 et dans Ps 104, 2, est traitée de manière explicite dans l’Écriture et qu’elle ne peut être considérée comme un sujet ésotérique. Rabbi Shemu’el bar Naḥmani soutiendrait à l’inverse qu’elle est un enseignement ésotérique, sur lequel les versets ne donnent que quelques indications sommaires. Le texte de Be-reshit Rabba a des parallèles plus tardifs où l’émanation de la lumière est un préalable à la création du monde, la lumière apparaissant comme une véritable matière première du processus de création 129. Selon A. Altmann, les sources de la cosmologie émanatiste du manteau se trouvent dans les textes philoniens sur le logos, qui proviennent eux-mêmes de mythes d’origine iranienne, très répandus dans la culture hellénistique 130. Or chez Philon comme dans les textes à caractère plus mythique, le lien entre l’émanation et la création est fait de manière explicite, même si le terme d’émanation est tout aussi absent de ces textes que du corpus rabbinique ancien. Le logos de Philon, lumière émanée de Dieu, met des vêtements qui sont le cosmos, c’est-à-dire les quatre éléments et tout ce qui vient d’eux 131. Il est l’image de Dieu par laquelle tout l’univers est formé 132 . C’est donc bien la lumière émanée du logos qui constitue la matière première de la création du monde. Dans II Hénoch, 25, une grande lumière sort du ventre d’Adoil (Adoël), qui fait naître le grand Aïon. Celui-ci contient en lui toute la création que Dieu a conçue dans son esprit. Ce texte est encore plus proche des Midrashim que les matériaux philoniens, puisqu’il distingue deux émanations (grande lumière, grand Aïon), dont la deuxième sert effectivement de base à la création. Selon E. Goodenough, le motif des deux lumières, celle de Dieu et celle de son émanation, que Philon appelle le logos, est central dans le judaïsme hellénisé. Le titre de l’un de ses ouvrages est très parlant à ce sujet : By Light, Light 133. E. Goodenough voit dans les midrashim sur le manteau 129. Voir sur ce point J. Costa, « Émanation et création : le motif du manteau de lumière revisité », Journal for the Study of Judaism 42 (2011), p. 218-252. 130. A. A ltmann, « A Note on the Rabbinic Doctrine of Creation », dans Studies in Religious Philosophy and Mysticism, Londres, 1969, p. 131 et 133-135. 131. De Somniis, 1, 75 et De fuga, 110. 132. De specialibus legibus, 1, 81. 133. E. Goodenough, By Light, Light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism, New Haven/Connecticut, 1935. Le titre est une référence directe à un passage de
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des traditions juives hellénisées, préservées dans un corpus qui relève d’un autre judaïsme 134 . Il n’est donc pas surprenant que le motif de l’émanation de la lumière suscite des réticences chez les rabbins. Certaines versions omettent le « en elle » dans « le Saint, béni soit-Il, s’est enveloppé en elle comme dans un manteau », car la frontière entre une lumière « préexistante » (c’est-à-dire une lumière qui existe avant l’acte d’enveloppement dont parle le texte) et une lumière émanée doit leur sembler assez poreuse 135. D’autres manifestent une prédilection pour le verbe « créer » ou pour le verbe « sortir » qui n’est pas nécessairement lié aux conceptions émanatistes. Le contraste entre la lumière qui provient du manteau (absence du verbe créer) et la lumière qui est créée à partir du site du Temple (emploi du verbe créer) reflète peut-être un désaccord entre partisans de l’émanation et partisans de la création. Une dernière question mérite d’être posée, celle du lien entre Shekhina et hypostase. À l’inverse de son développement assez mesuré sur le problème de l’émanation, A. Goldberg rejette vigoureusement que la Shekhina puisse être considérée comme une hypostase. C’est un fait assez curieux, puisque les notions d’hypostase et d’émanation sont loin d’être étrangères l’une à l’autre, bien au contraire. Selon A. Goldberg, la Shekhina n’est pas un attribut indépendant de Dieu, elle n’est pas non plus un être intermédiaire (comme les anges), puisqu’elle est la présence immédiate de Dieu, elle n’est pas enfin une abstraction personnifiée 136. E. Urbach refuse également de considérer la Shekhina comme une hypostase. Pour parler d’hypostase, il faut en effet que Dieu et la Shekhina soient conçus comme deux êtres distincts. Or, G. Scholem a soutenu que la distinction entre Dieu et la Shekhina, typique de la kabbale, n’apparaît que dans des Midrashim aggadiques très tardifs 137 et E. Urbach a repris son argumentation 138. Les textes rabbiniques anciens démentent pourtant clairement cette assertion. La distinction entre Dieu et la Shekhina est déjà citée dans les Midrashim tannaïtiques, qui sont les plus anciens :
Philon (De praemiis, 46) : Ceux qui se représentent « Dieu par Dieu, la lumière par la lumière » sont sur la voie de la vérité, c’est-à-dire qu’ils parviennent à connaître le Dieu lumière par l’intermédiaire de son médiateur le logos, lui aussi lumineux. 134. Sur tous ces points, voir E. G oodenough, JSA, p. 160-161. 135. L’omission tient peut-être uniquement à la contradiction entre la question (« [Dis-moi] d’où la lumière a été créée ? ») et la réponse où la lumière est présentée comme étant déjà là (« Le Saint, béni soit-Il, s’est enveloppé en elle … »). 136. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 535-536. 137. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1973 [1950], p. 387, n. 127. 138. E. Urbach, Les Sages d ’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, 1996, p. 69.
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Qu’est-ce qui vous a amené à entrer dans ces choses 139 ? C’est parce que j’ai mis ma Shekhina au milieu de vous. Car si j’avais éloigné ma Shekhina de vous, vous ne seriez pas entrés dans ces choses 140. Miryam attendit Moïse un instant, ainsi qu’il est dit : « Et sa sœur se tint à distance … » (Ex 2, 4) et le Lieu a suspendu pour elle la Shekhina, l’arche, les prêtres, les lévites, Israël et les sept nuées de gloire 141. « Le peuple ne partit pas avant que Miryam soit réunie (à nouveau aux siens) » (Nb 12, 15), c’est conforme à (ce qui est écrit en Ex 2, 4) : « Et sa sœur se tint à distance … » Miryam attendit un instant pour savoir ce qu’on allait faire à son frère. Le Lieu a dit : Que Moïse, Aaron, la Shekhina, l’arche et Israël l’attendent sept jours, jusqu’à ce qu’elle soit purifiée 142 . « (Afin que) vous soyez saints pour votre Dieu » (Nb 15, 40). Il n’avait besoin de dire que : « (Afin que) vous soyez saints comme votre Dieu » ! (En fait), de même qu’il est impossible à toute créature de toucher à ma Shekhina, de même il sera impossible à toute créature de vous toucher 143.
La distinction entre Dieu et la Shekhina se retrouve aussi dans Ekha Rabba, qui est l’un des Midrashim aggadiques les plus anciens. De même les Nations irritaient Israël et leur disaient : Votre Dieu vous a voilé sa face et il a fait monter sa Shekhina (loin) de vous. Il ne reviendra pas vers vous 144 .
Comme le note à juste titre S. Valler dans un commentaire récent du traité Sukka, un texte du Talmud Babli (Sukka, 4b-5a) juxtapose deux traditions opposées sur la nature de la Shekhina 145. Rabbi Yose affirme que la Shekhina n’est jamais descendue sur la terre et il justifie son affirmation en citant le Ps 115, 16 : « Les cieux sont les cieux de l’Éternel… », ce qui suppose qu’il identifie purement et simplement la Shekhina et l’Éternel. La même perspective se retrouve dans un commentaire anonyme de la gemara. Rabbi Tanḥum au contraire distingue clairement Dieu et la Shekhina : « Shadday a étendu (une partie) de l’éclat de sa Shekhina et sa nuée sur lui (i. e. Moïse) » (version courante du texte). S. Valler note, là aussi avec raison, qu’à la lumière de ce texte, on ne peut soutenir, comme le font E. Urbach et G. Scholem, que la distinction entre Dieu et la Shekhina 139. Il s’agit d’un commentaire de Nb 11, 20. Dieu réagit aux plaintes des Hébreux, qui sont lassés de la manne et veulent manger de la viande. 140. Sifre Ba-midbar, 94, traduction effectuée à partir de l’éd. H. S. Horo vitz , Siphre de be Rab. Fasciculus primus : Siphre ad Numeros adjecto Siphre Zutta, Leipzig, 1917, p. 94. C’est la présence de la Shekhina qui a rendu les Hébreux arrogants. Dieu est maintenant obligé de les punir, pour ne pas donner l’impression de les approuver (cf. la parabole qui précède notre texte). 141. Sifre Ba-midbar, 106, traduction effectuée à partir de l’éd. H. S. Horo vitz , p. 105. 142. Sifre Zuṭa, traduction effectuée à partir de l’éd. H. S. Horovitz , p. 278. 143. Sifre Zuṭa, traduction effectuée à partir de l’éd. H. S. Horovitz , p. 289. 144. Ekha Rabba, 3, 7, traduction effectuée à partir de la version courante. 145. S. Valler , Massekhet Sukkah, Tübingen, 2009, p. 61-62.
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n’apparaît que dans les Midrashim les plus tardifs. L’attitude d’E. Urbach est d’ailleurs très contradictoire. Il constate d’abord que Dieu parle parfois de sa Shekhina comme si elle était détachée de lui. Il cite dans ce contexte les textes du Sifre Ba-midbar et du Sifre Zuṭa, que nous avons déjà mentionnés 146. Il soutient plus loin que la Shekhina n’est pas une hypostase et qu’elle n’est pas une personne, ayant une existence séparée de Dieu. Il se réfère dans ce contexte à l’opinion de G. Scholem sur le caractère tardif de la distinction entre le Saint, béni soit-Il et la Shekhina dans la littérature aggadique 147. E. Urbach ne semble pas avoir perçu le caractère contra dictoire de ces deux affirmations. La distinction entre Dieu et la Shekhina est par ailleurs familière de la littérature targumique, à laquelle certains donnent une datation ancienne. On la trouve par exemple dans le Targum Onqelos sur Gn 9, 27 ; Ex 26, 8 ; Ex 33, 3 ; Ex 34, 6 ; Nb 23, 21 ; Dt 3, 24 ; Dt 4, 39 ; Dt 12, 5 ; Dt 32, 40. Le verset d’Os 5, 15, « Je vais retourner à mon lieu » est traduit ainsi dans le Targum Jonathan : « Je vais retirer ma Shekhina, je vais retourner dans ma demeure sainte, qui est dans les cieux ». Le CD Rom Bar Ilan montre enfin que les occurrences de « ma Shek hina », « ta Shekhina » et « sa Shekhina » sont très nombreuses dans le corpus rabbinique, plus que ne semblent le penser l’ensemble des commen tateurs que nous venons de citer : respectivement 141, 63 et 260. Certes, ces occurrences sont beaucoup moins nombreuses que celles où le terme de Shekhina apparaît sans flexion (au nombre de 2 524), mais elles ne peuvent être négligées pour autant. On peut aussi objecter que la distinction entre Dieu et la Shekhina, si elle est une condition indispensable pour que cette dernière soit conçue comme une hypostase, n’implique pas mécaniquement une telle conclusion. L’hypothèse d’une Shekhina créée qui a eu la faveur de Sa‘adya Ga’on et Maïmonide suppose également une telle distinction. Un fait est plus troublant. La définition de la Shekhina que donne A. Goldberg, au terme de son parcours de recherche, est assez contradictoire. La Shekhina n’est pas la divinité en tant qu’être personnel, plein et agissant. En même temps, elle n’est jamais indépendante de Dieu 148. En d’autres termes, la Shekhina n’est pas identique à Dieu, mais elle n’est pas non plus distincte de lui. On peut toujours voir dans cette contradiction le reflet de sources elles-mêmes contradictoires. On peut aussi se demander si les notions d’hypostase et d’émanation ne permettent pas justement de penser ce paradoxe voire si elles n’en sont pas les responsables directs. 146. E. Urbach, Les Sages d ’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, 1996, p. 49. 147. E. Urbach, Les Sages d ’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, 1996, p. 69. 148. A. M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, 1969, p. 534.
P ROPHÉTIE ET MYSTIQUE CHEZ P HILON D’A LEXANDRIE Smaranda M arculescu Badilita ENS de Lyon, IHPC-UMR 5037
Summary This paper explores the relationship between prophecy and mysticism in the works of Philo, focusing on the character of Abraham and several texts devoted to him – especially Quis heres rerum diuinarum sit –, with special attention to the meaning of the term ἔκστασις. For Philo, a prophet is primarily a figure who is able to engage himself in close dialogue with God. If in the Bible a prophet is often a witness of God for the lost people of Israel, in Philo he becomes the inner witness, present in the soul of everyone, who furthers the search for “He who is”. Thus, prophecy and mystics often appear as two inseparable themes that illuminate each other. Résumé Il est proposé ici d’analyser le rapport entre prophétie et mystique dans l’œuvre de Philon d’Alexandrie à partir du personnage d’Abraham et de plusieurs textes qui lui sont consacrés, en particulier dans le Quis heres rerum diuinarum sit et autour de la signification du mot ἔκστασις. Pour Philon, le prophète est avant tout celui qui arrive à engager un dialogue privilégié avec Dieu. Si, dans la Bible, le prophète est souvent un témoin de Dieu au sein du peuple égaré d’Israël, chez Philon il devient le témoin intérieur qui se trouve dans l’âme de tout un chacun et qui le pousse à la recherche de « Celui qui est ». Ainsi, prophétie et mystique apparaissent comme deux thèmes souvent indissociables, qui s’éclairent mutuellement.
Pour ce qui est du rapport entre prophétie et mystique, si dans Esprit et réalité, Nicolas Berdiaeff 1 parlait de l’existence d’une « mystique prophétique », dans le cas de Philon, il s’agirait davantage d’une « prophétie mystique » 2 . À une époque où le mouvement apocalyptique nourrit une bonne
1. N. Berdiaeff, Esprit et réalité, Paris, 1950, chapitre 6, « La Mystique. Ses contradictions et ses aboutissements ». 2. Le plus récent état de la question « mystique » chez Philon a été fait par S. I nowlocki, « Quelques pistes de réflexion au sujet de la mystique de Philon d’Alexandrie », dans B. Beyer de Ryke – A. Dierkens , Mystique : la passion de La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109013 ©
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partie de la littérature dite intertestamentaire, Philon apparaît comme un cas particulier. Certes, sur le plan politique, l’Alexandrin s’avère être très impliqué, en assumant un rôle moteur dans sa communauté, dont il défend les droits « au plus haut niveau » de la structure impériale. En revanche, dans ses œuvres exégétiques, dans sa conception de la prophétie, il n’est nullement « raccordé » au courant apocalyptique, pourtant tellement fort à son époque. La même remarque reste valable si l’on songe à l’exemple de la communauté des Thérapeutes, qu’il décrit dans le De vita contemplativa. L’accent mis par Philon sur les caractéristiques prophétiques et mystiques de cette communauté juive qui vit complètement coupée du reste du monde – on parle souvent du caractère « asocial » et « aristocratique » de la mystique – peut aussi constituer une réplique de sa part à l’activisme messianique très politisé qui marque une bonne partie du judaïsme de son époque. Pour ce qui est du rapport avec les prophètes « antérieurs et postérieurs », l’étude de leur place dans l’œuvre de Philon permet de constater que c’est bien leur côté mystique qui intéresse l’Alexandrin, davantage que leur rôle dans l’histoire d’Israël. Ainsi, un thème mystique par excellence comme celui de la sobria ebrietas, qui sera repris chez les Pères de l’Église (Origène, Grégoire de Nysse, Ambroise et d’autres encore), est développé à partir du personnage d’Anne, la mère de Samuel et du célèbre épisode de sa prière dans le temple 3. La vision d’Isaïe, commentée dans le fragment De Deo 4 , nourrit la théorie philonienne des Puissances divines. Pour appuyer ses interprétations allégoriques les plus audacieuses, l’Alexandrin fait encore appel au témoignage de prophètes et se déclare « initié » non seulement aux « mystères » de Moïse, mais encore à ceux de Jérémie (De Cherubim 49). Au-delà des métaphores, ce qu’on doit comprendre, c’est que certaines interprétations allégorico-mystiques de l’Écriture ne sont pas accessibles à tout le monde, mais seulement à un cercle restreint d’exégètes. Autrement dit, la prophétie doit être comprise dans son sens le plus profond et ne se limite pas, aux yeux de Philon, à une certaine connaissance de l’avenir, ni à un message à portée historique ou morale visant le seul peuple d’Israël. La prophétie est perçue comme une relation privilégiée de l’ἀστεῖος à Dieu. Nous avons là, déjà, un programme mystique complet.
l ’Un, de l ’Antiquité à nos jours, Bruxelles, 2005, p. 49-59, et témoigne de la complexité de cette problématique. 3. I Règnes 1, 11 et 14-15, commenté dans le De ebrietate 143-152. 4. De Deo, chapitre 6, cf. Is 6, 1-2.
PROPHÉTIE ET MYSTIQUE CHEZ PHILON D’ALEXANDRIE
P roph ét i e
et m ys t iqu e da ns l e
Q u is
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r e ru m di u i n a ru m h e r es si t
Pour la suite de mon analyse, je vais me concentrer sur un thème lié au personnage d’Abraham et que je qualifierais de « mystico-prophétique » par excellence : il s’agit de la « sortie de soi » et de l’extase, thèmes abordés dans le traité Quis rerum diuinarum heres sit 5. Je vais m’arrêter sur quelques aspects liés à l’exégèse philonienne de Gn 15, 12, verset qui contient le mot extase et qui est le point de départ de la discussion, à savoir : 1. 2. 3. 4. 5.
La réflexion sur les quatre sens du mot « extase ». Le lien entre l’ἀστεῖος et la prophétie. Le prophète vu comme un instrument aux mains de Dieu. Le « coucher du soleil » et l’inspiration divine. La vision de Dieu, comme aboutissement de l’ascension mystique et de l’extase.
Les quatre sens du mot ἔκστασις (Quis Heres 249-251 et 257-258) Abraham est sans doute l’un des personnages du Pentateuque que Philon affectionne en particulier. C’est le prophète qui privilégie le dialogue avec Dieu, c’est celui qui accomplit l’itinéraire spirituel auquel tout croyant a droit de rêver à défaut de le réaliser. Le Quis Heres 249-266 contient l’un des plus célèbres développements philoniens sur l’inspiration et la prophétie, autour des quatre sens du mot ἔκστασις. Le point de départ de cette exégèse est donc Gn 15, 12, cité en 249 : Au coucher du soleil une extase tomba sur Abraham et voici, une grande frayeur obscure tombe sur lui (δυσμὰς ἔκστασις ἐπέπεσεν τῷ Ἀβραάμ, καὶ ἰδοὺ φόβος σκοτεινὸς μέγας ἐπιπίπτει αὐτῷ).
Ἔκστασις est, comme on peut le constater, un mot de la Septante. Son sens y varie entre celui de « torpeur » et celui de « terreur » et d’agitation (Ps 30, 23, 115). Il correspond à plusieurs termes hébraïques différents, comme haradah (cf. Gn 27, 33) et tardemah (cf. Gn 2, 21 et 15, 12). D’autres traductions grecques de la Bible rendent le mot tardemah par κόρος (Aquila), « satiété » ou par κάρος (Symmaque), « ivresse ». Dans le Nouveau Testament, le mot apparaît sept fois, soit avec le sens de « stupeur », « frayeur », devant des miracles, guérisons miraculeuses,
5. Les traductions des citations philoniennes sont celles des OPA (Les Œuvres de Philon d ’Alexandrie publiées sous le patronage de l ’Université de Lyon, éd. R. A rnaldez – J. Pouilloux – Cl. Mondésert, Paris, 1961), parfois légèrement modifiées.
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voire même devant la Résurrection 6 – c’est ce qu’on peut appeler une « terreur sacrée » – soit avec celui d’extase proprement dite, à savoir un état « hors de sens » associé à une vision mystique et une apparition divine 7. La figure étymologique formée entre le verbe ἐξίστημι et le nom ἔκστασις a fait disparaître le sens du tardemah et l’interprétation philonienne par « sortie de soi » sous l’effet d’une inspiration divine ou par « sortie » du monde sensible vers la contemplation du monde invisible, est restée dans la tradition chrétienne 8. Chez les auteurs grecs, ἔκστασις apparaît dans le sens de déviation 9, dégénérescence 10, égarement de l’esprit 11. C’est seulement avec Plotin (Traité, 9 [VI, 9], 11, 23) qu’il prend le sens de « sortir de soi pour s’unir à l’Un ». Nous touchons là à un problème controversé en ce qui concerne la possible influence de Philon sur la doctrine plotinienne de l’extase 12 . Pour les quatre sens du mot définis par Philon, on a cherché une source grecque dans les quatre types de θεία μανία selon leur description du Phèdre 244a-245b – ou dans les trois motifs du délire (sommeil, maladie, enthousiasme) donnés en Timée 71d-e 13 – et une autre, juive, dans les quatre sens du mot tardemah décrits dans Beréchit Rabba, un commen6. Lc 5, 9 ; Mc 5, 42 et 16, 8 ; Ac 3, 10. 7. En Ac 10, 10, l’extase de Pierre et la vision, qu’il raconte en Ac 11, 5ss ainsi que l’extase et la vision de Paul, pendant qu’il priait dans le temple, à Jérusalem, qu’il raconte lui-même. 8. Cf. M. A lexandre , Le commencement du Livre. Genèse I-V, la version des Septante et sa réception, Paris, 1988, p. 282-283 ; cf. Justin, Dialogue avec Tryphon 115, 3 ; Clément d’A lexandrie , Stromates I, 85, 3. 9. Cf. A ristote , Génération des animaux 4, 3, 13. 10. Cf. Théophraste , Des causes des plantes 3, 1, 6. 11. Cf. Hippocrate , 93 b, 126 g, 195 d. 12. Quelques indications bibliographiques à ce sujet : H. Guyot, L’infinité divine depuis Philon le Juif, jusqu’ à Plotin, Paris, 1906, p. 100-101, J. M artin, Philon, Paris, 1907, p. 153 (selon ces auteurs, Numénius et Plotin reprennent à Philon sa théorie et n’y ajoutent rien d’essentiel) ; d’autres auteurs soutiennent, au contraire, l’originalité plotinienne (cf. R. A rnou, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Rome, 1967, p. 260-265). Voir B. Belletti, « La concezione dell’estasi in Filone di Alessandria », Aevum 57 (1983), p. 72-89. Pour une analyse récente du sens du terme « mystique » chez Plotin, voir L. Brisson, « Peut-on parler d’union mystique chez Plotin ? », dans B. Beyer de Ryke – A. Dierkens , Mystique : la passion de l ’Un, de l ’Antiquité à nos jours, Bruxelles, 2005, p. 61-72. 13. Nous rappelons les quatre types de μανία dont il est question dans le Phèdre : 1) le délire mantique (inspiré par Apollon) ; 2) le délire rituel (inspiré par Dionysos) ; 3) le délire poétique (inspiré par les Muses) ; 4) le délire érotique (inspiré par Aphrodite et Éros). H. L eisegang (Der Heilige Geist. Das Wesen und Werden der mystisch-intuitiven Erkenntnis in der Philosophie und Religion der Griechen, I, Leipzig-Berlin, 1919, p. 166-167) voit une correspondance presque parfaite entre la description de l’extase par Philon et la θεία μανία : « schliesslich ἔκστασις und θεία μανία einfach als Synonyma nebeneinander stellt ». Contra M. Pohlenz , Philo von Alexandrien, dans Kleine Schriften, t. I, Hildesheim, 1942, p. 369.
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taire de la Genèse datant du vie siècle 14 . Les quatre sens donnés par Philon dans le Quis Heres sont 15 : 1. 2. 3. 4.
l’égarement du malade qui a perdu la raison ; la stupeur devant un événement inattendu ; le repos de l’intelligence pendant le sommeil ; l’extase proprement dite, par l’inspiration divine, qui est le propre de la « race prophétique » 16.
Pour le premier type Philon cite Dt 28, 28-29 17, pour le deuxième Gn 27, 33 et Gn 45, 26, Ex 19, 18 et Lv 9, 24. Notons que la stupeur décrite dans les passages de l’Exode et du Lévitique est due à une hiérophanie. Elle a donc plutôt un caractère religieux. Pour le troisième sens, Philon cite Gn 2, 21, l’extase-sommeil d’Adam et, enfin, pour l’extase prophétique, le texte que nous avons cité plus haut et qui constitue le point de départ de son exégèse, à savoir Gn 15, 12, l’extase d’Abraham au coucher du soleil. Remarquons que cette référence, qui est au cœur de la discussion philonienne, pourrait illustrer aussi le deuxième sens, celui de frayeur religieuse. Ce qui est évident, c’est que Philon présente les quatre types d’extase dans un ordre qualitativement ascendant. Ce n’est que pour le premier et pour le dernier qu’il précise les catégories de personnes qui les subissent : les impies (τοὺς ἀσεβοῦντας) pour la première et la « race prophétique » pour la dernière. Regardons d’abord de plus près les explications fournies par Philon pour chacun des trois premiers types d’extase : 1. Le premier est donc « la fureur délirante qui provoque la folie, sous l’effet de la sénilité, ou de la mélancolie, ou pour tout autre raison analogue » (λύττα μανιώδης παράνοιαν ἐμποιοῦσα κατὰ γῆρας ἢ μελαγχο14. Voir H.-Ch. P uech, « ΜΟΡΜΩΤΟΣ. À propos de Lycophron, de Rab et de Philon d’Alexandrie », Revue des études grecques 46 (1933), p. 311-333 ; M. A lexandre , Le commencement du Livre. Genèse I-V, la version des Septante et sa réception, Paris, 1988, p. 282-283. Pour l’ensemble de la discussion sur l’origine platonicienne versus biblique de la théorie philonienne des quatre types d’extase, je renvoie à l’article, cité plus haut, de B. Belletti, qui passe en revue la bibliographie sur le sujet et fait d’une part une analyse comparative des termes employés par Platon et par Philon, et fournit d’autre part, un tableau des correspondances entre les passages philoniens, les termes « techniques » du vocabulaire de l’inspiration qui y apparaissent et les textes bibliques auxquels ils font référence. Après ces analyses, B. Belletti, « La concezione dell’estasi in Filone di Alessandria », Aevum 57 (1983), p. 82 et 84, penche plutôt pour le rapprochement fait par H.-Ch. Puech. 15. Cf. Quis Heres 249-266. 16. Avec le deuxième et le quatrième sens, on retrouve à peu près les deux acceptions déjà signalées pour le Nouveau Testament. 17. Voir aussi De Cherubim 116 (où la cause de cet égarement est la sénilité) et 49 (la cause est la « mélancolie »), De ebrietate 15 et De plantatione 147 (la cause est l’ivresse).
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λίαν ἢ τινα ὁμοιότροπον ἄλλην αἰτίαν : Quis Heres 249) 18. Pour l’illustrer, Philon se réfère à la série de malédictions du Deutéronome 29, 15-68, qu’il commente par ailleurs dans le De praemiis et poenis 126-172, en les classant en quatre catégories : la misère, la servitude, la maladie, la peur. Il cite partiellement Dt 28, 28-29 : « démence, aveuglement, extase de l’intelligence saisiront les impies », est-il dit ; ils seront comme des « aveugles », « tâtonnant en plein jour », comme au milieu de « profondes ténèbres » 19. Le thème de l’aveuglement associé à l’image de la palpation n’est pas sans rappeler l’étymologie du nom de Chamos, « comme un tâtonnement », Chamos dont le peuple devient aveugle. Par ailleurs, Philon oppose souvent le τυφλός (celui qui est aveuglé par son orgueil, par son attachement au vraisemblable) à l’ὁρατικός, attribut principal d’Israël. 2. L’état que provoque la deuxième forme d’extase se résume en deux mots très puissants (Quis Heres 251 in fine) : πτόησις 20, l’épouvante et 18. Le thème de l’égarement de l’esprit provoqué par la « mélancolie », par la « sénilité » ou par une autre « pénible aliénation » est invoqué dans le De confusione linguarum 16. Dans le De somniis II, 85, c’est la liberté de parole « hors de saison » (ἄκαιρος παρρησία), comme celle des gens qui affrontent considérablement les rois et les tyrans, qui est qualifiée de μελαγχολία. Par ailleurs, comme le souligne C. Spicq, Lexique théologique du Nouveau Testament, Paris, 1991, p. 534, l’association entre ἐξίστημι et l’idée de folie, d’égarement, est présente déjà chez les tragiques : voir Euripide , Bacchantes 850, Sophocle , Ajax 82, etc. 19. Quis Heres 250 : παραπληξίαν γάρ φησι καὶ ἀορασίαν καὶ ἔκστασιν διανοίας καταλήψεσθαι τοὺς ἀσεβοῦντας, ὡς μηδὲν διοίσειν τυφλῶν ἐν μεσημβρίᾳ καθάπερ ἐν βαθεῖ σκότῳ ψηλαφώντων (paraphrase de Dt 28, 28-29). 20. Le substantif πτόησις, la terreur, l’effroi, est un hapax chez Philon, de même qu’il l’est pour la Septante (Prov 3, 25) et le Nouveau Testament (1 P 3, 6). Son emploi par Philon est dû, peut-être, à la présence d’un verbe de la même famille, ἐπτοήθη, en Ex 19, 16. Rappelons que ce sont les versets 16 et 18 de l’Exode qui décrivent à proprement parler la théophanie du Sinaï et que les deux versets finissent de manière similaire : « Tout le peuple qui était dans le camp fut terrifié (ἐπτοήθη) » (v. 16) et « Tout le peuple fut violemment remué (ἐξέστη) » (v. 18). Les deux verbes grecs traduisent en fait un même verbe hébreu, harad, qui signifie « trembler » (cf. La Bible d ’Alexandrie II, L’Exode, ad loc., note d’A. L e Boulluec et P. Sandevoir). Le verbe πτοέω et ses composés (διαπτοέω) sont d’ailleurs bien représentés dans la Septante pour exprimer l’effroi, l’angoisse, le fait de trembler, d’être frappé de terreur souvent comme réaction à une épiphanie divine : c’est le cas pour le verset de l’Exode que nous venons de citer, mais aussi pour Ha 3, 7 et Abdias 9. Πτόησις est un terme employé par Platon, mais pour désigner plutôt la passion, un transport passionné (Banquet 206d, Protagoras 310d et Cratyle 404a, où le terme a plutôt une connotation négative). Voir aussi A ristote , De generatione animalium 774a, « épouvante ». Chez Plutarque, aussi bien le substantif que le verbe sont associés à l’idée de tremblement : voir, par exemple, De Iside 356c : les Pans et les Satyres seraient les premiers à apprendre et à faire répandre la nouvelle de la mort d’Osiris d’où « le nom de “panique” qu’on donne encore à ce jour au désordre soudain d’une foule terrorisée. » ; dans le De Defectu 435 c, le verbe πτοῆται décrit le tremblement violent dont doit être saisie la victime au moment des aspersions pour que la consultation oraculaire puisse avoir lieu. Quant à Philon
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κατάπληξις 21 l’étonnement, la stupeur (stupor). L’élément de surprise joue un rôle important dans cette forme d’extase, décrite comme « la stupéfaction que l’on éprouve devant des événements survenant à l’improviste, alors que l’on ne s’y attend pas » (σφοδρὰ κατάπληξις ἐπὶ τοῖς ἐξαπιναίως καί ἀπροσδοκήτως συμβαίνειν εἰωθόσιν). Quatre exemples, deux « individuels » et deux autres « collectifs », viennent illustrer le propos de Philon. Les exemples individuels correspondent davantage à la description que nous venons de citer, qui donne au mot « extase » une forte valeur psychologique. Il s’agit de la stupeur d’Isaac (Quis Heres 253-254) qui découvre avoir donné sa bénédiction à un autre qu’Esaü (Gn 27, 33) et de l’étonnement mêlé d’incrédulité de Jacob (Quis Heres 256), à qui l’on apprend que Joseph, tenu jusqu’alors pour mort, est vivant (Gn 45, 26). Les deux exemples collectifs s’approchent davantage de la valeur religieuse de la notion d’extase, telle qu’on la rencontre à plusieurs reprises dans la Septante. Ces exemples mettent en scène le peuple hébreu saisi d’égarement d’abord devant le miracle du Sinaï (Ex 19, 18) et ensuite devant celui du feu divin qui « jaillit du ciel » le huitième jour, à la fin des sacrifices et « dévora ce qui était posé sur l’autel : l’holocauste et les graisses » (Lv 9, 24). Notons que, si la Septante donne plusieurs fois au mot extase cette valeur de peur religieuse devant un événement surnaturel, chez Philon, à notre connaissance, il n’est pas question, ailleurs que dans le Quis Heres de ce type d’extase. Mais le trait d’union entre les quatre exemples reste la présence, sous une même forme grammaticale de l’aoriste ἐξέστη, du verbe ἐξίστημι 22 . lui-même, le verbe πτοέω et son composé διαπτοέω sont employés pour exprimer un choc psychologique, la stupéfaction (Legatio ad Caium 189) ou une terrible inquiétude (In Flaccum 176, De Josepho 196). Voici comment Philon décrit, dans le De Josepho 238-239, la réaction des frères de Joseph au moment où celui-ci leur dévoile son identité : « Stupéfaits sous le coup de la surprise (καταπλαγέντων δ’ αὐτῶν παρ’ ἐλπίδα), remplis d’effroi (διεπτοημένων), le regard prostré comme sous la contrainte d’un poids, ils restaient pétrifiés, bouche bée et sans voix ». 21. Ce terme fait partie du vocabulaire médical et désigne, chez Hippocrate , 1226a, la « fixité du regard ». 22. Comme le souligne C. Spicq, Lexique théologique du Nouveau Testament, Paris, 1991, p. 535, s.v. ἐξίστημι (ἐξιστάνω), la Septante traduit par ce verbe pas moins de 29 mots hébreux différents, lui donnant « le sens fondamental de “trembler”, mais avec des nuances très diverses, qui ne peuvent être précisées que par le contexte et la signification du verbe hébreu correspondant ». Dans Lv 9, 24, il traduit l’hébreu rānan, « éclater en cris de joie », traduit en Dt 32, 43 par εὐφραίνεσθαι. Pour ce qui est d’Ex 19, 28, il traduit l’hébreu hārad, « trembler ». Cf. La Bible d ’Alexandrie, Lévitique, p. 121, les remarques de P. Harlé et D. Pralon, qui soulignent une volonté exégétique et, on peut ajouter, d’unification, dans le choix de la Septante. En tout cas, ce choix confère une note plus dramatique à l’épisode du Lévitique. À part ces deux versets, il y en a d’autres, où notre verbe a la même valeur de « sainte frayeur », de crainte religieuse révérentielle (Spicq) : Ha 3, 2 ; Os 3, 5 ; Jdt 13, 17.
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3. « le calme de l’intelligence » (ἡ δὲ ἡρεμία διανοίας), troisième type d’extase (Quis Heres 257), est illustré par le « sommeil d’Adam » (voir Gn 2, 21 : « Et Dieu fit tomber sur Adam une extase, et l’endormit ; et il lui prit une de ses côtes… » ). Le texte du Quis Heres n’est pas le seul où Philon traite de ce type d’extase. Il le fait également dans les Legum allegoriae II, 19-31, toujours à propos de l’extase d’Adam : le sommeil de l’intelligence signifie l’éveil de la sensibilité 23. Le féminin étant pour notre auteur le domaine par excellence de la sensation, du sensible, des passions même 24 , la naissance de la femme pendant le sommeil d’Adam ne saurait s’interpréter autrement que par l’éveil de la sensibilité pendant le sommeil de l’intellect. En ce sens, ce troisième type d’extase, dont il est question en Gn 2, 21, pourrait avoir une connotation négative. Mais dans les Quaestiones in Genesim I, 24, texte dont l’on possède l’original grec, Philon explique le lien que le verset établit entre sommeil et extase, en disant que le sommeil est « une extase particulière, non celle qui se fait sous le coup de la folie (κατὰ μανίαν) mais « par le relâchement des sens et le retrait de l’esprit (κατὰ τὴν τῶν αἰσθήσεων ὕφεσιν καὶ τὴν ἀναχώρησιν τοῦ λογισμοῦ) ». C’est en s’appuyant sur ce dernier texte que Marguerite Harl suggère que, dans le cas d’Adam, le sens du mot extase n’est pas négatif, comme il l’est pour les deux premiers cas décrits par Philon dans le Quis rerum. Jean Daniélou 25 rapproche ce troisième type d’extase du sommeilveille qui succède à l’état de sobria ebrietas chez Grégoire de Nysse 26. D’ailleurs, si l’on considère attentivement le texte philonien, la distinction négatif/positif n’explique pas tout : Philon décrit, en s’appuyant sur une réalité philologique – la présence dans tous les versets qu’il cite du verbe ἐξίστημι – quatre types de contact avec le sacré, quatre types de manifestations du sacré, qui, comme on le sait, est par lui-même ambivalent 27. D’autre part, Philon s’attache souvent à expliquer, d’abord à travers sa théorie des puissances, dont les plus « célèbres » sont la puissance hégémonique (κύριος) et la puissance dispensatrice de la grâce (θεός), que Dieu manifeste l’une ou l’autre de ces puissances en fonction du degré de progression spirituelle de tout un chacun. Dans le De Somniis I, 159-163, c’est en ce sens-là que l’Alexandrin commente Gn 28, 13, « Je suis le Seigneur (Κύριος) Dieu 23. Cf. De Josepho 179 : « Quand, en effet, le corps se repose, l’esprit (ἡ διάνοια) prend une vision (φαντασίας) plus claire des contrariétés, et celles-ci viennent alors le tourmenter durement et l’oppresser ». (trad. J. Laporte). 24. Sur cette question voir R. A. Baer , Philo’s Use of the Categories Male and Female, Leyde, 1970. 25. Voir J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Paris, 1944, chap. III, « L’amour extatique », p. 276-301. 26. Par ex. dans les Homélies sur le Cantique des Cantiques, XI, 996 a-d, éd. H. L angerbeck , Leyde, 1960, p. 315-317. 27. Voir sur ce point R. Caillois , L’homme et le sacré, Paris, 19633 [1950] et M. Éliade , Le sacré et le profane, Paris, 1965.
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(Θεός) d’Abraham ton père et le Dieu (Θεός) d’Isaac ». Sans entrer dans les détails de l’exégèse de ce verset, précisons seulement que, pour Philon, si, au sujet d’Abraham, on emploie les mots « Seigneur » et « Dieu », c’est parce que le patriarche, symbole d’une sagesse acquise par la μάθησις, a besoin du soutien à la fois de l’autorité et de la bienfaisance divines, « car ce n’est que par les admonestations d’un chef qu’il se perfectionne » (De Somniis I 162), alors que son fils, Isaac, symbole d’une sagesse naturelle, n’a besoin que de la grâce de Dieu. Il s’agit là de tout un programme de pédagogie divine. C’est pourquoi, si déjà à l’égard d’un aspirant à la perfection comme Abraham, la puissance hégémonique doit se manifester, on comprend qu’elle doive apparaître sous un jour encore plus répressif et terrifiant à l’égard du « commun des mortels », voire des impies. Au paragraphe 249 du Quis Heres Philon définit le quatrième type d’extase comme « ce qui est le mieux de tout, la possession et le délire d’origine divine, comme l’éprouve la race prophétique (πασῶν ἀρίστη ἔνθεος κατοκωχή τε καί μανία, ᾗ τὸ προφητικὸν γένος χρῆται.) ». La description de ce type d’extase occupe les paragraphes 258 à 266 du Quis Heres. L’ ἀστεῖος et la prophétie Avant de procéder à l’exégèse proprement dite de Gn 15, 12, qu’il cite à nouveau, en précisant que « c’est l’état qu’éprouve un homme possédé par Dieu, inspiré par Dieu » (ἐνθουσιῶντος καί θεοφορήτου τὸ πάθος), Philon tient à souligner que ceci « n’est pas le seul trait qui en fasse un prophète » (Quis Heres 258), mais qu’il existe un lien indissoluble entre l’ἀστεῖος, l’homme vertueux et σοφός, et la prophétie. L’un ne peut exister sans l’autre. Pour le prouver, Philon s’appuie sur une lecture allégorique de Gn 20, 7. Abraham, « parce qu’il est prophète » (la présence de la conjonction ὅτι joue un rôle dans l’exégèse philonienne du verset), ne saurait être séparé de Sara, « la vertu qui par nature commande » (τὴν ἐκ φύσεως ἄρχουσαν ἀρετήν, Σάρραν) 28. Or, cette vertu est inséparable du sage, et uniquement de lui, n’appartenant nullement à ceux qui prétendent seulement l’être et la preuve en est justement le verset biblique qui qualifie Abraham de prophète. Philon arrive ainsi à l’enchaînement suivant : le σοφός a comme bien propre la vertu, il est donc un ἀστεῖος. Et l’inspiration divine fait de l’ἀστεῖος un prophète. « Le texte sacré atteste le caractère prophétique de tout homme vertueux (παντὶ δὲ ἀστείῳ προφητείαν ὁ ἱερὸς λόγος μαρτυρεῖ) » 29, peut28. Quis Heres 258. La connaissance de l’avenir apparaît comme un trait essentiel de la prophétie dans le De specialibus legibus I, 64-65. 29. Quis Heres 259. S. Sandmel , Philo’s place in Judaism: A Study of Conceptions of Abraham in Jewish Literature, New York, 1971, p. 178, n. 347, voit dans cette assertion un argument en faveur de la thèse selon laquelle Philon ne partage pas
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on lire par la suite et, quelques lignes plus bas, Philon renforce cette affirmation par une autre, qui établit une identité entre ceux que les Écritures qualifient de « justes » et ceux dont elles disent « qu’ils sont possédés de Dieu et prophétisent ». D’où une idée qui en découle naturellement : le φαῦλος, l’homme dépourvu de vertu et de sagesse, ne peut être inspiré à proprement parler (κυρίως), il ne lui est pas permis d’être l’interprète de Dieu (φαύλῳ οὐ θέμις ἑρμηνεῖ γενέσθαι θεοῦ). L’expression οὐ θέμις suggère qu’il s’agit d’un interdit presque d’ordre religieux 30. Le prophète, instrument de musique aux mains de Dieu Pour décrire l’état d’inspiration dont seul le sage est bénéficiaire, Philon emploie, entre autres, le terme aristotélicien ἐφαρμόττει 31, « s’accorder », « être en harmonie » avec quelque chose : […] le prophète n’exprime aucune parole qui lui soit personnelle (προφήτης γὰρ ἴδιον μὲν οὐδὲν ἀποφθέγγεται) ; tout est d’autrui, un autre parlant en lui (ἀλλότρια δὲ πάντα ὑπηχοῦντος ἑτέρου). […] cela [le fait d’être inspiré] convient seulement au sage (μόνῳ δὲ σοφῷ ταῦτ’ ἐφαρμόττει), puisque seul, il est l’instrument sonore de Dieu (μόνος ὄργανον θεοῦ ἐστιν ἠχεῖον), dont Dieu frappe invisiblement les cordes avec son plectre (κρουόμενον καὶ πληττόμενον ἀοράτως ὑπ’ αὐτοῦ).
L’instrument, l’ὄργανον qu’est le prophète doit être adapté et entrer en harmonie avec Celui qui en fait usage. Le texte est à rapprocher du De specialibus legibus I, 64-65. Cette théorie du prophète qui ne dit rien de sa propre initiative semble se justifier aussi bien dans le texte du De specialibus legibus qu’ici par le fait que le désir de connaître est inné en l’homme, bien que la connaissance de l’avenir ne lui appartienne pas, comme nous le dit le texte des Lois spéciales. L’existence d’un prophète inspiré, instrument de Dieu, arrive à résoudre ce dilemme. Il existe également une base scripturaire de cette théorie : c’est le passif ἐρρέθη de Gn 15, 13, que Philon cite au § 266, occasion pour lui de revenir à la charge 32 . les mêmes vues que la tradition rabbinique quant à la cessation de la prophétie au temps d’Esdras, mais, au contraire, pour lui « it is a continuing possession of the human race ». 30. On retrouve la même expression au § 265 et dans la Vie de Moïse I, 277 : « Il n’était pas permis (θέμις γὰρ οὐκ ἦν) de voir cohabiter une présence toute sainte et les sacrifices d’un magicien ». 31. Cf. Quis Heres 259. Aristote, Pol. 3, 2, 3 ; Nic. 2, 7 ; 5, 8. 32. Ce passif est interprété de la même manière dans les Quaestiones in Genesim III, 10 : « Parce que le prophète semble dire quelque chose, mais ce n’est pas son propre décret qu’il donne, mais il est l’interprète d’un autre (interpres est alterius) qui lui met quelque chose dans l’intellect, cependant ce qu’il fait résonner en paroles, tout cela est vrai et divin ».
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Voici ce qu’il dit ensuite en suivant la trame de l’Écriture : « Il fut dit à Abraham » (Gn 15, 13). Véritablement, le prophète, en effet, même lorsqu’il paraît parler, se trouve en état de silence : un autre se sert de ses organes vocaux, de sa bouche, de sa langue, pour révéler ce qu’il veut : les frappant de son art invisible et mélodieux, il en fait des instruments sonores, musicaux, emplis d’harmonie (τέχνῃ δ’ ἀοράτῳ καὶ παμμούσῳ ταῦτα κρούων εὔηχα καὶ παναρμόνια καὶ γέμοντα συμφωνίας τῆς πάσης ἀποτελεῖ) 33 . Le silence du prophète laisse donc place à une véritable symphonie divine. Les images musicales s’accumulent pour décrire l’état du prophète inspiré : l’adjectif παμμούσῳ, qui qualifie ici l’art divin, est un composé philonien. Il renvoie au début du traité, au § 14 : ceux auxquels leur « amour divin de la sagesse » donne le droit de parler à Dieu doivent le faire non pas avec la bouche et la langue corporelles, mais « avec l’instrument harmonieux et puissant de l’âme, que nul mortel ne peut entendre, mais seulement l’Inengendré et l’Incorruptible » 3 4 . 33. Le lien entre le texte scripturaire et le commentaire philonien n’est, en effet, pas très clair, étant donné qu’Abraham ne parle pas. M. Harl (Quis Heres, p. 300, n. 1,) suggère qu’il s’agirait « d’une voix intérieure qu’écouterait Abraham et qui lui annoncerait prophétiquement l’avenir ». Le thème du silence devant Dieu versus la παρρησία de lui parler ouvre le Quis Heres. C’est peut-être au même type de discours intérieur qu’il songe en interprétant Ex 4, 10. Il faut d’abord préciser que Philon s’écarte sensiblement du sens du texte de la Septante. Si, selon la Septante, Moïse reste sans voix « même depuis que Dieu se mit à lui parler », selon Philon, il se trouva « la voix faible » et la « langue lourde » « dès que Dieu se mit à lui parler » : « Il est tout naturel, poursuit Philon, en de tels moments, que l’organe de la voix soit arrêté tandis que le discours intérieur s’enchaîne en un cours irrépressible, accumulant dans sa méditation les beautés des pensées et non des paroles, avec une puissance vive et sublime ». De même, Legum allegoriae III, 44 : « En vérité, chaque fois que l’âme, dans toutes ses paroles et toutes ses actions, s’est déployée et consacrée à Dieu, les voix des sens s’arrêtent, ainsi que tous les bruits tumultueux et sinistres. Le visible en effet, parle et appelle à lui la vision ; la voix appelle l’ouïe, l’odeur l’odorat, et en général le sensible le sens ; mais tout cela s’arrête, lorsque la pensée, sortie de la cité de l’âme, rattache à Dieu ses actes et ses réflexions » (trad. C. Mondésert, p. 195). 34. Comme le remarque M. Harl (Quis Heres, p. 172, n. 2), Philon compare souvent l’âme avec un instrument de musique (voir également Quod deus fit immutabilis 24-25, De posteritate Caini 103 sq., etc.). L’adjectif est également appliqué (au sens propre), dans un texte d’inspiration hésiodienne du De plantatione 129, aux Muses elles-mêmes, plus précisément à la race « πάμμουσον καὶ ὑμνῳδὸν » qui sera issue de Mnémosyne (devenue l’une des Puissances de Dieu, dans l’adaptation philonienne du « vieux conte »). Ailleurs (De confusione linguarum 43), il est question du « concert harmonieux et gracieux des vertus » (τὴν εὐάρμοστον καὶ πάμμουσον συμφωνίαν ἀρετῶν). Dans le De congressu eruditionis 51, l’adjectif qualifie la « danse des astres qui est vraiment toute Musique ». Enfin, notre terme est présent dans un texte d’une grande beauté du De Somniis I, 36-37, aux résonances pythagoriciennes plus qu’évidentes, qui peut nous avancer dans la compréhension
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L’image de l’« instrument » – dans un sens plus général, pas nécessairement un instrument de musique –, de l’âme comme « instrument de Dieu », se retrouve dans le De Pythiae oraculis 404 b-f de Plutarque. Théon y expose sa théorie de l’inspiration prophétique à partir de l’exemple delphique. Selon lui, « l’âme sert au dieu d’instrument ; or, la bonne qualité d’un instrument consiste à se conformer le mieux possible, suivant les ressources qui lui sont inhérentes, à l’agent qui l’emploie, et à réaliser l’œuvre de la pensée même qui transparaît en lui, en la montrant cependant non pas telle qu’elle se trouvait dans l’ouvrier, pure, intacte et irréprochable, mais mêlée à beaucoup d’éléments qui lui sont propres ». Pour éclairer encore plus son propos, Théon compare la relation entre la Pythie et son dieu à celle qui existe entre les deux luminaires. Bien qu’elle soit l’instrument (ὄργανον) le plus « docile » du soleil, la lune ne nous en transmet pas intacte la lumière, mais de manière altérée et très diminuée. Autrement dit, le message divin nous arrive plus ou moins corrompu, en fonction de la qualité du médiateur prophétique à travers lequel il passe. C’est pour qu’elle soit un instrument aussi fidèle que possible que l’on soumet, entre autres, la Pythie à des obligations de pureté. Mais sa pureté s’associe plutôt à sa simplicité, à son ignorance même 35. L’idée que l’ignorance et la simplicité sont des qualités qui favorisent la mise en contact avec le divin était d’ailleurs assez répandue dans l’Antiquité 36. Les choses se présentent autrement chez Philon pour qui, on l’a vu, les médiateurs prophétiques sont des justes et des sages inspirés. Et si on voulait les rapprocher d’un modèle grec, on devrait plutôt faire installer Socrate sur le trépied d’Apollon ! En outre, bien que l’image de l’instrument soit commune à Philon et à Plutarque, l’idée – capitale pour la théorie exposée par Théon – que le message divin nous arrive forcément corrompu par l’intermédiaire du prophète est absente du texte philonien. « Le coucher du soleil » et l’inspiration divine 263. L’Écriture décrit admirablement l’homme inspiré de Dieu, lorsqu’elle dit : « Au coucher du soleil, une extase tomba sur lui » (Gn 15, 12), appedu Quis Heres 266, ainsi que dans celle d’autres textes où Philon parle du prophète comme d’un instrument (voir L. H. Feldman, « Philo’s Views on Music », dans Studies in Hellenistic Judaism, Leyde, 1996, p. 504-528). 35. Plutarque , De Pythiae oraculis 405 c. 36. Voir E. R. Dodds Les Grecs et l ’irrationnel, Paris, 1965, p. 295 (Berkeley/ Californie, 1951), qui cite un texte de Jamblique (De mysteriis 157, 14), où il est dit que les personnes les plus indiquées pour être des médiums sont les jeunes et les simples d’esprit. La préférence qu’on manifestait pour les enfants-médium était expliquée par leur pureté sexuelle, mais la cause réelle était leur meilleure capacité d’autosuggestion.
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lant soleil, par symbolisme, notre intellect ; ce qu’est en nous le raisonnement, le soleil l’est dans le monde ; l’un et l’autre sont porteurs de lumière ; l’un envoie à toutes choses un rayonnement perceptible aux sens, l’autre fournit à nous-mêmes les clartés intelligibles de la compréhension. 264. Or donc, tant que notre intellect brille et accomplit en nous son évolution, versant sur l’âme entière le rayonnement que l’on pourrait appeler « de midi », étant en nous-mêmes, nous ne sommes pas possédés ; mais lorsqu’il vient au couchant, alors, tout naturellement, c’est l’« extase » et « tombent » sur nous la possession et le délire divins. Chaque fois que brille la lumière divine, celle de l’homme se couche. Si, au contraire, la première se couche, l’autre monte et se lève. 265. Cela arrive à la race prophétique : l’intellect, en nous, est chassé au moment où arrive le souffle divin ; lorsque celui-ci repart, le nôtre est réintroduit ; car il n’est pas permis que le mortel cohabite avec l’immortel 37. C’est la raison pour laquelle le coucher du raisonnement, accompagné de ténèbres, engendre l’« extase » et le délire venu de Dieu.
Comme le remarque M. Harl 38, contrairement à d’autres passages, consacrés à la vision de Dieu, où la lumière divine est évoquée en termes d’éclat pur, comme la lumière sans ombre du midi, d’éblouissement, passages que l’on peut rattacher à ce qu’on appelle la « mystique de la lumière », le commentaire de l’extase d’Abraham se rattache plutôt à une mystique des ténèbres 39. Abraham n’est pas le seul personnage à propos duquel Philon évoque la « sortie de soi » et le thème du « coucher de l’intelligence ». Il le fait également à propos d’Isaac et de Gn 24, 63 – « Isaac sortit pour méditer dans la plaine, sur le soir » – verset cité et brièvement commenté dans le cadre d’une plus ample exégèse de la « sortie » d’Abraham dans les Legum allegoriae III, 39-48 4 0, mais aussi dans les Quaestiones in Genesim, V, 140, où le commentaire est plus détaillé. La sortie d’Isaac dans la plaine, pour méditer, symbolise la sortie de soi de l’intellect, liée à l’état d’inspiration divine. Elle a lieu le soir, tout comme l’extase d’Abraham, qui se produit au coucher du soleil. L’astre diurne y est assimilé aux « opinions visibles ». Une interprétation semblable se retrouve dans le De Somniis I, 118-119, à propos de Gn 28, 11, « Et il [Jacob] rencontra un lieu : c’est que le soleil 37. Voir C. Mondésert (Legum allegoriae III, 42, p. 195), à propos de Gn 15, 5 et de Gn 24, 7 estime : « il n’est pas possible, en effet, que, habitant dans un corps et au milieu des mortels, on se trouve avec Dieu, mais le peut seulement celui que Dieu délivre de sa prison ». La présence des images platoniciennes est constante, comme on peut le voir, dans ces textes. 38. Voir Quis Heres p. 128. 39. Voir aussi, plus loin, notre analyse du Quaestiones in Genesim III, 9. 40. C. Mondésert (Legum allegoriae III, 43, p. 195) affirme : « C’est ce qui fait qu’Isaac, la joie de l’âme, lorsqu’il médite et veut être seul avec Dieu, sort en s’abandonnant lui-même, ainsi que sa propre intelligence ».
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était couché » 41. Cette exégèse devait être assez répandue, puisque Philon l’attribue à « certains » (ἔνιοι) – allégoristes, doit-on comprendre : Certains, d’ailleurs, supposant que « soleil » désigne ici symboliquement la connaissance sensible (αἴσθησιν) et l’intelligence (νοῦν), qui sont, à nos yeux, les garants du vrai, et que « lieu » signifie la parole divine (τὸν θεῖον λόγον), comprennent ainsi : l’Athlète spirituel rencontra la parole divine après la disparition de la lumière périssable et humaine.
La suite du verset est également très importante. La pierre sur laquelle Jacob pose sa tête est le symbole de l’ascèse et, de manière plus symbolique encore, celui de la « parole divine » (θεῖος λόγος). C’est cette parole qui commence d’abord par entraîner l’Athlète et qui, au bout de cet entraînement, « par l’effet de l’inspiration divine, lui met des yeux à la place des oreilles et, l’ayant ainsi remodelé selon de nouveaux canons, elle l’appelle Israël : le Voyant ». Il s’agit du prélude du songe de l’échelle céleste que fait ensuite Jacob-Israël. Le lien entre le νοῦς et le soleil est également présent chez Plutarque. Dans le mythe de Sylla du De facie in orbe lunae 42 , la lune est le séjour des âmes après la mort, alors que le soleil devient le siège du νοῦς, une fois que celui-ci parvient à se séparer du reste de l’âme, grâce à une « seconde mort ». Le Quis Heres n’est pas le seul traité où Philon commente Gn 15, 12. Il le fait également dans les Quaestiones in Genesim III, 9, un texte très important pour notre propos, dans lequel on retrouve, de manière plus concentrée, tous les éléments qui fondent sa conception de la prophétie : le fait que c’est l’apanage de l’homme vertueux, la sortie de soi de l’intellect sous l’action de l’esprit divin, la soudaineté de l’état d’inspiration, qui, en quelque sorte, fait violence à celui qui le subit ; à la fin du texte, il y a une affirmation claire du rôle de la prophétie, par l’entremise de laquelle Dieu transmet sa Loi : Il se fit à l’improviste (repente) une certaine sécurité divine pour l’homme vertueux (uirtute praedito), car l’extase, comme le nom l’indique clairement, n’est rien d’autre que le fait, pour la pensée, de se retirer et de sortir audehors (abscessus mentis extra se exeuntis). Mais la gens prophétique a l’habitude de (aime) la subir (Prophetica uero gens amat 43 id pati), car, lorsque 41. Il faut dire que la première interprétation (§ 116), moins paradoxale, que Philon semble assumer davantage, va exactement dans le sens contraire : « En effet, quand notre âme est abandonnée par les rayons divins qui nous assurent une appréhension parfaitement claire des réalités, alors se lève une deuxième lumière plus faible, celle des mots et non plus des réalités, de même que dans l’univers matériel, la lune qui tient le second rang par rapport au soleil envoie sur la terre une lumière sourde quand le soleil est couché ». 42. Plutarque , De facie in orbe lunae 945c-d. 43. φιλεῖ.
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l’intellect est possédé par Dieu et revêt Dieu, il n’est plus en lui-même, car il fait habiter et reçoit en lui l’Esprit divin (quum enim diuinatur, et diuinis imbuitur intellectus, non ultra in se existit, quoniam Diuinum Spiritum intus recipiens cohabitare facit ) ; bien plus, comme celui-ci l’a dit : « Il tomba sur », car il ne survient pas dans le calme et doucement, mais c’est à l’improviste qu’il livre son assaut (repente irruit). Mais excellent aussi est ce qu’il ajoute : « une grande crainte ténébreuse lui tomba dessus ». Car toutes ces extases concernent l’intellect : celui qui craint n’est pas en luimême et les ténèbres sont un empêchement à voir et plus la crainte est grande, plus sont émoussées et la vue et la compréhension. Toutefois, ces choses n’ont pas été dites sans raison, mais comme preuve de la science de la claire prophétie, grâce à laquelle les oracles et la loi sont légiférés par Dieu (pro indicio scientiae manifestae prophetiae, qua oracula et leges a Deo statuuntur).
Si, dans le Quis Heres 263-265, l’exégèse se concentre sur la première partie de Gn 15, 12, sur l’allégorie « coucher du soleil » = « coucher de l’intellect », et sur l’impossible cohabitation entre l’esprit divin et l’intellect humain, dans le passage cité plus haut, Philon commente également la deuxième partie du verset, en donnant une valeur positive au φόβος σκοτεινὸς μέγας, qui constitue un élément commun avec le deuxième type d’extase, et provoque une sorte de blocage des sens – notamment de la vue – favorable à la venue du souffle divin. Cette expérience abrahamique de la ténèbre s’apparente à celle de Moïse qui entre, lors de son ascension initiatique sur le mont Sinaï, dans la « ténèbre » (γνόφος) où était Dieu » 4 4 . Nous sommes loin des ténèbres réfractaires à toute lumière – septième fléau qui s’abat sur les Égyptiens 45. La « ténèbre » où entre Moïse, ce sont « les pensées secrètes et invisibles sur l’Être » 4 6. L’âme « amie de Dieu » s’engage dans une « quête informe et invisible qui l’aide à « comprendre que Dieu est totalement incompréhensible » 47. Cette interprétation de la « ténèbre » sera reprise, comme l’a noté Jean Daniélou 48, par Grégoire de Nysse et enrichie par toute une tradition mystique, à travers le PseudoDenys 49 et, à l’Occident, saint Jean de la Croix.
44. Ex. 20, 21. 45. Ex. 10, 21-29. Voir Vita Mosis I, 123-126. 46. De posteritate Caini 14 47. De posteritate Caini 14-15. 48. J. Daniélou, dans son « Introduction » à la Vie de Moïse de Grégoire de Nysse, Paris, 1955, p. xv : « Par-delà Origène, qui n’avait pas insisté sur cet aspect, Grégoire retrouve en Philon la tradition de la mystique nocturne, qu’il va à son tour transmettre à Denys. ». 49. Voir Y. de A ndia, Henosis, L’union à Dieu chez Denys l ’Aréopagite, LeydeNew York-Cologne, 1996.
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Le Quis Heres 263-265 a souvent été rapproché de la célèbre description de la « sortie de soi » faite aux § 69-70 50. L’exégèse des mots « celui qui sortira de toi » y décrit une extase qui renvoie directement à l’extase prophétique. La triple sortie d’Abraham, de la « terre », symbole du corps, de la « parenté », symbole de la sensation et de la « maison du père », symbole du langage, est couronnée par la « sortie de soi-même », sous l’effet de l’inspiration divine. Voici le texte du Quis Heres : [69] Si donc, âme, quelque désir entre en toi d’hériter des biens divins ce n’est pas seulement « la terre », c’est-à-dire le corps, ni « la parenté », c’est-à-dire la sensation, ni « la maison de ton père », le langage, que tu abandonneras mais fuis-toi toi-même, sors de toi-même (ἀλλὰ καὶ σαυτὴν ἀπόδραθι καὶ ἔκστηθι σεαυτῆς), comme les possédés et les corybantes (ὥσπερ οἱ κατεχόμενοι καὶ κορυβαντιῶντες), saisie de l’ivresse des bacchantes, transportée par Dieu d’une sorte d’enthousiasme prophétique (βακχευθεῖσα καὶ θεοφορηθεῖσα κατά τινα προφητικὸν ἐπιθειασμόν). [70] L’intelligence qui est emplie de Dieu et qui n’est plus en elle-même (ἐνθουσιώσης γὰρ καὶ οὐκέτ’ οὔσης ἐν ἑαυτῇ διανοίας), qui est excitée par l’amour céleste, rendue comme folle, conduite par Celui qui Est véritablement, attirée en haut vers lui, précédée par la vérité qui enlève tous les obstacles (προούσης ἀληθείας καὶ τἀν ποσὶν ἀναστελλούσης) afin que l’âme marche sur la route plane 51, voilà l’héritage.
Les images de ce texte ont déjà fait l’objet de nombreux commentaires 52 . A. Méasson 53 en a donné notamment l’analyse des sources, qui met ce développement en relation non pas avec le Phèdre mais avec l’Ion 54 . 50. Voir aussi Legum allegoriae III, 39-48, De opificio mundi 71 et De vita contemplativa 12. 51. L’image de la vérité qui accompagne l’intelligence, en lui enlevant les obstacles pendant son ascension vers Dieu, nous rappelle, bien qu’il ne s’agisse pas explicitement d’une ascension, le De Virtutibus 214-215, passage déjà évoqué plus haut. Abraham, « mu par l’inspiration divine », quitte « les erreurs du polythéisme », en sachant que « s’il émigrait, l’erreur émigrerait aussi de ses pensées » et qu’il arriverait « à la vérité » ; « guidé » par les « oracles divins », « il marchait sans défaillance à la recherche de Celui qui est un ». 52. Voir J. Daniélou, Philon d ’Alexandrie, Paris, 1958, p. 197. 53. A. Méasson, Du char ailé de Zeus à l ’Arche d ’Alliance, images et mythes platoniciens chez Philon d ’Alexandrie, Paris, 1986, p. 224-226. 54. A. Méasson, qui compare d’une manière très détaillée Ion 533d 4-6, 533e 8-534 a 2, 534b 3-6, 536a 1-3, 536a 7-8, 536c, 1-4 et ce passage du Quis Heres, remarque qu’il ne s’agit pas seulement d’un emprunt fait au vocabulaire de la possession divine (y compris la référence au délire des Corybantes) de Platon mais d’un souvenir très précis chez Philon du développement consacré à l’inspiration poétique dans l’Ion. À titre d’exemple, nous en citons quelques lignes : « Car ce n’est point par l’effet d’un art ni d’une science que tu tiens sur Homère les discours que tu tiens ; c’est en vertu d’un privilège divin et d’une possession divine. Les gens en proie au délire des Corybantes ne saisissent qu’un air avec promptitude, celui du
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Nous tenons simplement à procéder à quelques rappels à propos du Quis Heres § 69-70 et aussi des § 263-265 : 1. Le « coucher » ou la « sortie de soi » de l’intellect apparaît comme une condition sine qua non de l’installation temporaire de l’état d’inspiration divine. 2. La possession et le délire divins décrits dans ces deux textes font penser au troisième type d’oracles de Moïse dans la Vie de Moïse II, 191, catégorie « où se manifeste la possession divine de celui qui parle, possession qui lui vaut essentiellement et en stricte propriété des termes d’être considéré comme un prophète », et plus particulièrement à la dernière prophétie de Moïse. 3. En interpellant l’âme 55, comme il le fait ailleurs, Philon rend plus générale l’expérience abrahamique de l’extase. Même si le ton est moins poétique, l’idée que toute âme qui se trouve à la recherche du vrai Dieu peut avoir cette expérience est également suggérée dans la description du quatrième type d’extase : aux § 263-265, la première personne du pluriel est présente à travers des pronoms personnels ou possessifs (τὸν ἡμέτερον … νοῦν, ἐν ἡμῖν λογισμός, ἐν ἡμῖν ὁ νοῦς) ou même des verbes (οὐ κατεχόμεθα). À propos de ce passage, B. Belletti 56 note que « risulta chiaro che l’estasi filoniana non si configura come una eccezionale esperienza di unio mystica che investe privilegiate persone, ma è da intendersi – in senso assai più ardente allo spirito e alla lettera filoniani – come separazione, distacco, uscita dell’anima dalla umana condizione di miseria, mortalità ed imperfezione. L’estasi è condizione qualificante di ogni uomo virtuoso ». On peut mettre ce passage en lien avec d’autres textes « autobiographiques » où Philon parle de son expérience d’exégète inspirée (De Cherubim 27 ; De Somniis II, 251-252 ; Legum allegoriae III, 47). Le travail de l’exégète apparaît ainsi comme un acheminement mystique vers la vision de Dieu.
La vision de Dieu, aboutissement de l’extase L’abandon de l’intelligence et la « sortie de soi » ne se présentent pas uniquement comme une condition indispensable à l’entrée de l’esprit divin dans l’homme. Cet abandon est plutôt conçu comme une offrande faite à Dieu : dieu qui les possède » (Ion 536c, trad. L. Méridier , Paris, 1931). Pour l’expression ἔρως οὐράνιος, toujours d’origine platonicienne, A. Méasson renvoie, en revanche, au Banquet 185b. 55. Les termes λογισμός, ψυχή et διάνοια sont pratiquement équivalents ici. Voir aussi Legum allegoriae III, 47, éd. et trad. C. Mondésert, p. 197 : « Car si tu cherches Dieu, ô ma pensée, recherche-le après être sortie de toi-même ». 56. B. Belletti, « La concezione dell’estasi in Filone di Alessandria », Aevum 57 (1983), p. 86.
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Ne conserve pas pour toi ta pensée, ton intelligence, ta compréhension : apporte-les et offre-les à Celui qui est la cause de ta pensée exacte et de ta compréhension sans erreur (Quis Heres 74). L’ultime récompense pour ce don n’est rien d’autre que la vision de Dieu : Celui donc qui s’est échappé hors de nous et qui aspire à se faire le suivant de Dieu, celui-là est héritier de la glorieuse richesse de la nature, comme en témoigne Moïse : « Et il le fit sortir au-dehors et il lui dit : Lève ton regard vers le ciel (Gn 15, 5) […]. Seul voit clair l’homme de bien (ὁ ἀστεῖος). C’est la raison pour laquelle les anciens ont donné aux prophètes le nom de « voyants » (I R 9, 9). Or, celui qui « s’est avancé au-dehors » n’est pas seulement un voyant : on dit en outre qu’il est « voyant Dieu », « Israël ». (Quis Heres 76-78) 57.
À la lumière de ces textes, on comprend mieux le sens que l’exégèse philonienne donne à la prophétie d’Abraham. De même qu’au moment de sa vocation, lorsqu’il quitte tout en pleine conscience et librement afin de suivre l’appel de Dieu, au moment de l’extase, l’ἀστεῖος, possédant la vertu, a la capacité d’abandonner ce qu’il a de plus précieux, son noûs, en l’offrant à Dieu. Le fait de devenir l’instrument de Dieu est pour lui un acte assumé 58. Au cœur de l’expérience prophétique d’Abraham se trouve donc l’idée de la migration et de la sortie de soi – grâce à l’inspiration – de l’âme pourvue de vertu, la conséquence ultime de cette sortie étant la vision de Dieu. Il est important de souligner à ce propos non seulement la dimension mystique de la prophétie du patriarche, telle qu’elle se dégage des interprétations allégoriques de Philon, mais aussi le fait que l’expérience abrahamique peut être celle de toute âme en quête de Dieu. Je finirai en citant un passage de Jean Daniélou, qui résume la doctrine mystique de Grégoire de Nysse, mais ces réflexions pourraient parfaitement s’appliquer à Philon : Dieu ne peut être traité comme un objet de connaissance. Il ne peut être connu que dans la mesure où il se manifeste librement. Il s’agit donc pour l’âme, laissant là images et concepts, de se tourner vers Dieu. Dieu se fait alors connaître à elle. Mais cette connaissance elle-même reste d’un ordre absolument irréductible à la connaissance ordinaire. C’est l’expérience ineffable d’une présence qui se fait plus proche. Le lieu de cette présence est l’âme. Dieu est présent par sa grâce dans l’âme qui se tourne vers lui. La connaissance mystique est une expérience de cette présence 59. 57. Voir aussi Legum allegoriae I, 82-83 et III, 47. 58. Ce qui n’est pas le cas pour quelqu’un comme Balaam, qui prétend seulement être prophète. 59. J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, p. 209 (à propos de Grégoire de Nysse).
Partie III La
mystique dans
le christianisme antique
MYSTIQUE DE L’INCARNATION ET MYSTIQUE DE L’INITIATION DANS LE P ROTREPTIQUE ET LE P ÉDAGOGUE DE CLÉMENT D’A LEXANDRIE Marie-Laure Chaieb Université catholique de l ’Ouest, Angers
Summary The first mystical expression we meet in the rising Christianity, and particulary in the work of Irenaeus of Lyons, offers a meditation on the divine philanthropy and the union with the Verb in the kenosis of the mystery of Incarnation. This trend is rather unusual in the cultural context where mysticism is conceived as an attraction of man towards God and as a transformative contemplation of the divinity. We propose a typology of these two trends through Protrepticus and Paedagogus where Clement of Alexandria shows both his Christian originality and his desire to join Alexandrinians who were accustomed to mystical initiations. Résumé La première expression mystique que nous rencontrons dans le christianisme naissant, notamment dans l’œuvre d’Irénée de Lyon, propose la méditation de la philanthropie divine et l’union au Verbe dans la kénose du mystère de l’incarnation. Ce mouvement est assez inhabituel dans le contexte culturel qui conçoit plutôt la mystique comme une attraction de l’homme vers Dieu et une contemplation transformante de la divinité. Cette contribution propose de dresser une typologie de ces deux mouvements grâce au Protreptique et au Pédagogue où Clément d’Alexandrie manifeste à la fois son originalité chrétienne et son souci de rejoindre les Alexandrins tout imprégnés de la mystique propre aux initiations.
Au cœur de la littérature patristique des deux premiers siècles se perçoivent deux types d’expressions mystiques qui semblent organiser leurs aspirations théorétiques et théurgiques selon deux voies : soit une union à la kénose divine spécifique à la foi chrétienne, soit une contemplation transformante de la divinité du Verbe plus familière à la culture païenne. Trop schématiquement, nous pouvons distinguer dans le premier mouvement une saisie vertigineuse de l’abaissement de Dieu vers l’homme ; et dans le second mouvement une attraction-aspiration de l’homme vers La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109014 ©
376 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Dieu. Nous posons l’hypothèse que les œuvres de Clément d’Alexandrie adressées aux païens (Protreptique) ou aux nouveaux convertis (Pédagogue) 1 pourraient être un lieu privilégié d’expression et de rencontre de ces deux mouvements. S’efforçant de rejoindre ses interlocuteurs sur le terrain de leur culture et de leur mentalité, quelle image du christianisme privilégiet-il ? Quelles influences subit-il lui-même ? Quelle proposition mystique Clément met-il à disposition de la population alexandrine tout imprégnée de la mystique propre aux initiations ? Mon objectif dans une première partie est de proposer quelques éléments de typologie de la première mystique découlant de la théologie de l’incarnation et de la réflexion sur l’économie divine, surtout sur la côte nord du bassin méditerranéen. Ses caractéristiques prolongent bon nombre des conclusions de Daniel Marguerat concernant la mystique subversive de Paul 2 . Nous pourrons ainsi vérifier, dans un second temps, le degré de continuité ou de rupture entre cette première mystique et celle de Clément d’Alexandrie que l’on a l’habitude de considérer comme le fondateur d’une certaine mystique contemplative voire spéculative. Cette contribution voudrait ainsi servir d’introduction à l’étude de la mystique spécifique à Clément en faisant apparaître ses héritages et ses originalités. I. É lém ents d ’u ne
m yst ique li ée à l a théologi e de l’ i nca r nat ion
Pour caractériser les éléments mystiques de la première théologie chrétienne, je propose de partir de son expression la plus aboutie, chez Irénée de Lyon, en la confirmant par des illustrations chez d’autres auteurs. Ce choix présente deux avantages : non seulement Irénée est contemporain de Clément d’Alexandrie et ils partagent bon nombre de points communs, mais encore Irénée de Lyon se trouve être l’un des meilleurs représentants de cette théologie de l’incarnation dont l’expression laisse parfois échapper quelques transports de type mystique 3. L’œuvre de ce grand voyageur entre l’orient et l’occident, qui se présente comme un héraut de la Tradition, récapitule en effet le premier vocabulaire de la connaissance et de l’union à Dieu selon la mystique de l’incarnation. 1. Le Pédagogue s’adresse aux nouveaux convertis qui viennent de recevoir le baptême : « Dès avant la création du monde, nous étions connus de Dieu comme destinés à la foi, mais nous ne sommes encore que de tout-petits enfants, parce que la volonté de Dieu vient de s’accomplir tout récemment ; nous sommes des nouveaunés si l’on considère l’élection et le salut » I, 59, 3 (Clément d’A lexandrie , Le Pédagogue, I, trad. M. Harl , Paris, 1960). 2. Cf. D. Marguerat, « Paul le mystique : une subversion de l’expérience religieuse », dans ce volume. 3. Cf. N. Gendle , « St. Irenaeus as a Mystical Theologian », The Thomist 39/2 (avril 1975), p. 185-197.
MYSTIQUE DE L’INCARNATION ET MYSTIQUE DE L’INITIATION
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1. Terminologie : μυστήριον et οἰκονομία Dans la terminologie de l’Adversus Haereses 4 trois mots sont intéressants à étudier : μυστήριον, μυστικός et οἰκονομία. Μυστήριον La forte occurrence du terme 5 dans l’Adversus Haereses ne doit pas faire illusion puisqu’elle recouvre autant les emplois gnostiques et les emplois scripturaires que ceux qui émanent de la réflexion propre d’Irénée ; en considérant l’utilisation du mot de plus près, on remarque même une utilisation décroissante au fil des livres : vingt-deux emplois au livre I, treize emplois en II, sept emplois en III, cinq en IV, et trois emplois en V (et un supplémentaire selon la version latine). Mais c’est surtout la différenciation entre les emplois gnostiques (37 fois) et orthodoxes (14 fois) qu’il convient de souligner : alors que tous les emplois du livre I concernent les « mystères » gnostiques, mystères de l’Ogdoade, mystères du Plérôme, mystères révélés par la Mère etc., le mystère orthodoxe s’impose au fil de l’œuvre pour rester l’unique évoqué au livre V. On reconnaît dans ce cas la logique du plan choisi par Irénée : d’abord exposer la fausse doctrine et la réfuter, avant de présenter le message authentique de la foi. Des quatorze emplois du mot μυστήριον dans un sens chrétien 6, il ressort qu’Irénée s’attache à réaffirmer la conception néotestamentaire du terme. Il s’appuie d’ailleurs explicitement sur Paul en III, 12, 9 : « C’est là le mystère que [Paul] dit lui avoir été manifesté par une révélation (cf. Eph 3, 3), à savoir que Celui qui a souffert sous Ponce Pilate, c’est lui le Seigneur de tous les hommes et leur Roi et leur Dieu et leur Juge, car il a reçu du Dieu de toutes choses la puissance, pour “s’être fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix” (Phil 2, 8) ». Et contre ceux qui n’admettent que le témoignage de Paul car il aurait reçu une connaissance spécifique du mystère par révélation, Irénée rappelle que « Paul lui-même les convainc d’erreur, lorsqu’il dit qu’un seul et même Dieu a agi en sorte que Pierre fût l’apôtre des circoncis, et lui-même, celui des gentils » (III, 13, 1). Il apparaît ainsi clairement que, face aux gnostiques si assoiffés de révélations directes et exclusives, Irénée voulait redéfinir le sens paulinien du mystère. 4. Nous nous appuierons ici sur l’Adversus Haereses (abrégé AH) dans l’édition de A. Rousseau et L. Doutreleau, dans la collection des Sources chrétiennes, Paris, livre I, SC 264 ; Livre II, SC 294 ; Livre III, SC 211 ; Livre IV, SC 100 ; Livre V, SC 153. 5. 50 ou 51 emplois selon les leçons sont relevés par B. Reynders , Lexique comparé du texte et des versions latine, arménienne et syriaque de l ’Adversus Haereses , Louvain, 1954, p. 204. 6. II, 28, 1 ; 28, 2 ; 28, 6 ; III, 5, 1 ; 12, 9 ; 13, 1 ; IV, 12, 2 ; 20, 10 (deux fois) ; 29, 1 ; V, 6, 1 ; 32, 1 ; 33, 1 (selon la version latine) ; 36, 3.
378 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Μυστικός et ses composés Dans l’A H, tous les emplois de μυστίκος se rapportent sur le ton de la polémique ou de l’ironie aux doctrines gnostiques : au livre I, on trouve deux emplois de μυστικός (I, 13, 6 ; I, 23, 4), deux occurrences de μυσταγωγία / μυσταγωγός (I, 21, 1.3), et une surenchère au superlatif μυστικώτερον (I, 16, 1). Ces quelques emplois ne permettent pas de trancher la question de savoir si les gnostiques procèdent à une initiation sur le mode des cultes à mystères 7 : Irénée n’étant pas d’un secours décisif à ce sujet, le débat reste ouvert. Retenons simplement qu’à aucun moment Irénée n’utilise μυστίκος et ses composés pour qualifier la foi de la grande Église. Μυστήριον et οἰκονομία Comme Paul, Ignace d’Antioche mettait en lien μυστήριον et οἰκονομία, et qui plus est pour les mêmes destinataires à quelques décennies de distance : les Éphésiens. Paul louait Dieu qui « a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ (γνωρίσας ἡμῖν τὸ μυστήριον τοῦ θελήματος αὐτοῦ, κατὰ τὴν εὐδοκίαν αὐτοῦ ἣν προέθετο ἐν αὐτῷ εἰς οἰκονομίαν τοῦ πληρώματος τῶν καιρῶν, ἀνακεφαλαιώσασθαι τὰ πάντα ἐν τῷ Χριστῷ) » (Eph 1, 9-10) 8. Ignace développe : « Le prince de ce monde a ignoré la virginité de Marie, son enfantement, de même que la mort du Seigneur, trois mystères retentissants (τρία μυστήρια κραυγῆς), qui furent accomplis dans le silence de Dieu (ἅτινα ἐν ἡσυχίᾳ θεοῦ ἐπράχθη) » (Eph 19, 1) 9. Pour ces deux témoins, l’économie de l’incarnation, dans son 7. Selon F. M. Sagnard, il y a en effet de nombreux points communs entre les deux courants : « Les gnostiques présentent leur doctrine sous la forme d’un véritable “mystère” auquel on accède par initiation secrète, comme dans tous les mystères, si nombreux à l’époque » (F. M. Sagnard, La gnose valentinienne et le témoignage de saint Irénée, Paris, 1947, p. 416). Cette opinion pourrait s’appuyer sur le nom de « Mystagogues » donné par Irénée aux initiateurs gnostiques en I, 21, 1 et 3. Cependant, R. McL. Wilson, qui passe en revue les différents cultes à mystères pour en rechercher les influences sur les systèmes gnostiques, conclut que l’influence des cultes à mystères – si influence il y a – ne peut être qu’indirecte (R. McL. Wilson, « Gnosis and the Mysteries », dans R. van den Broek – M. J. Vermaseren (éd.), Studies in Gnosticism and Hellenistic Religions, Leyde, 1981, p. 451-457). J. M. Sevrin va même plus loin : cherchant à définir les pratiques rituelles gnostiques, il note que le mot « Mystère serait inadéquat, malgré son emploi dans l’Évangile selon Philippe, car il suggérerait une parenté avec les religions à mystères dont nous ne trouverons en fait guère d’indices » (J. M. Sevrin, Le dossier baptismal séthien. Études sur la sacramentaire gnostique, Québec, 1986, p. 2). 8. Ignace d’A ntioche , Lettres, trad. P. TH. Camelot, Paris, 1951. 9. Cf. le commentaire de ce passage dans L. Bouyer , « Mysterion », du mystère à la mystique, Paris, 1986, p, 169.
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humble discrétion, est confessée comme la plus extraordinaire et généreuse manifestation divine. Ignace y voit le cœur de sa foi autant que le motif de sa prédication : « Si Jésus-Christ m’en rend digne grâce à vos prières, et si c’est la volonté de Dieu, je vous expliquerai dans le second livret que je dois vous écrire l’économie dont j’ai commencé à vous parler, concernant l’homme nouveau, Jésus-Christ » (Eph 20, 1). Cette conjonction de μυστήριον et οἰκονομία est encore illustrée par Justin qui semble les considérer quasiment comme synonymes lorsqu’il comprend à leur lumière les récits de l’Ancien Testament : « une économie et des mystères de toute sorte se sont accomplis par eux [les patriarches] (ἀλλ’ οἰκονομία τις καί μυστήρια πάντα δι’ αὐτῶν ἀπετελεῖτο) » (Dial 141, 4) 10. Tout est destiné à prendre sens dans l’incarnation de Jésus reconnu comme Messie. Néanmoins, il revient à Irénée d’avoir systématisé le rapprochement entre μυστήριον et οἰκονομία en une authentique théologie de l’économie. Pour conclure le livre V, Irénée récapitule sa conception du Mystère chrétien en réunissant diverses citations néotestamentaires : En tout cela et à travers tout cela apparaît un seul et même Dieu Père : – c’est lui qui a modelé l’homme et promis aux pères l’héritage de la terre ; – c’est lui qui le donnera lors de la résurrection des justes et réalisera ses promesses dans le Royaume de son Fils ; – c’est lui enfin qui accordera, selon sa paternité, ces biens que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus et qui ne sont pas montés au cœur de l’homme (I Co 2, 9). Il n’y a en effet qu’un seul Fils, qui a accompli la volonté du Père, et qu’un seul genre humain, en lequel s’accomplissent les mystères de Dieu. Ces mystères, ‘les anges aspirent à les contempler’ (I P 1, 12), mais ils ne peuvent scruter la Sagesse de Dieu, par l’action de laquelle l’ouvrage par lui modelé est rendu conforme et con-corporel au Fils : car Dieu a voulu que sa Progéniture, le Verbe premier-né, descende vers la créature, c’est-à-dire vers l’ouvrage modelé, et soit saisi par elle, et que la créature à son tour saisisse le Verbe et monte vers lui, dépassant ainsi les anges et devenant à l’image et à la ressemblance de Dieu (V, 36, 3).
Dans cette fresque, le ou les mystères renvoient à la succession des économies par lesquelles Dieu manifeste sa philanthropie : de la création à l’eschatologie, toutes les étapes sont placées sous l’égide de l’amour divin, jusqu’à ce que, par l’incarnation, les hommes soient unis à Dieu à un niveau même supérieur à celui des anges. Si le mot n’est pas exprimé, on pressent une singulière dimension mystique dans ce mouvement de Dieu vers l’homme se saisissant de la nature humaine et de l’homme vers Dieu
10. Justin Paris, 1909.
de
Rome , Dialogue avec le rabbin Tryphon, trad. G. A rchambault,
380 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE se saisissant du Verbe 11. Cette mystique afférente au Mystère de l’incarnation et de l’οἰκονομία présente l’originalité de proposer une saisie du divin sans passer outre l’humain mais au contraire en tenant compte de l’épaisseur de l’incarnation dans l’unité organique de l’histoire du salut 12 . Pour Irénée, en s’adaptant aux capacités humaines à recevoir la Révélation, Dieu éduque l’homme à recevoir ses dons et à vivre en communion avec lui 13. Cet objectif dessine donc une mystique originale dont je voudrais rassembler ici quatre caractéristiques. 2. Caractéristiques de la mystique de l’incarnation dans l’œuvre d’Irénée Universalisme contre élitisme : Conscience de corps vs révélations individuelles S’il fallait les mettre en ordre hiérarchique d’évidence, il est certain que cette mystique de l’incarnation aurait pour première caractéristique de se proposer à tous et non pas à quelques élus dotés d’une nature supérieure. Si Irénée critique tant l’élitisme des gnostiques 14 c’est parce qu’il prêche un Dieu qui ne fait pas de différences entre les hommes (Eph 6, 9). Si la théologie des i er et ii e siècles ne méconnaît pas les révélations individuelles 15 (à l’exemple de celle de Paul lui-même), on peut cependant tempérer leur réception par deux constats : au regard des développements sur le caractère primordial de la communauté, ces révélations privées sont peu nombreuses, et le plus souvent elles délivrent précisément un message destiné à l’ἐκκλησία 16. Chez Irénée on assiste même à une critique sévère des 11. Toute la mystique chrétienne est conditionnée par la foi en Jésus-Christ confessé comme Dieu incarné : « L’absolu de Dieu est saisissable dans un être humain identifié à la personne même du Fils de Dieu, réalisant l’unité interpersonnelle de tous les hommes dans un corps mystique dont il est la tête » (M. L. David Danel , « Mystique », dans Catholicisme, t. IX, Paris, 1980, col. 937). 12. Cf. R. Fisichella, « Théologie de l’histoire », dans Dictionnaire de théologie fondamentale, Montréal – Paris, 1992, p. 541-544. 13. Cf. AH IV, 38, 1 : « Notre Seigneur, dans les derniers temps, lorsqu’il récapitula en lui toutes choses, vint à nous, non tel qu’il le pouvait, mais tel que nous étions capables de le voir : il pouvait en effet, venir à nous dans son inexprimable gloire, mais nous n’étions pas encore capables de porter la grandeur de sa gloire ». 14. Cf. AH I, 3, 1 : « Tout cela sans doute n’a pas été dit en clair dans les Écritures, parce que “tous ne comprennent pas” leur gnose, mais cela a été indiqué en mystère par le sauveur, au moyen de paraboles, à l’intention de ceux qui sont capables de comprendre ». 15. Cf. les révélations individuelles concernant la fin prochaine de Polycarpe (Ignace d’A ntioche , Lettres, Martyre de Polycarpe, trad. P. TH. Camelot, Paris, 1951), ou de Perpétue (Passion de Perpétue et de Félicité suivie des Actes, trad. J. A mat, Paris, 1996). 16. Cf. la dimension finalement ecclésiale des révélations du Pasteur d’Hermas pour la mise en place de la possibilité d’une pénitence post-baptismale (Hermas , Le
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révélations individuelles lorsqu’elles s’opposent à la « tradition qui vient des apôtres » transmise dans et par les Églises locales. C’est l’argument principal qu’il oppose à la doctrine valentinienne « que ni les prophètes n’ont prêchée, ni le Seigneur n’a enseignée, ni les apôtres n’ont transmise et dont ils se vantent d’avoir reçu la connaissance plus excellemment que tous les autres hommes » (I, 8, 1) 17. Irénée se présente au contraire comme le garant de la connaissance vraie, authentifiée par certains critères objectifs qui sont le témoignage des apôtres et les Écritures transmises par la Tradition ecclésiale. Ces trois éléments font partie de ce qu’il appelle la « Règle de Vérité » 18, qu’il oppose au mythe gnostique. Car la tradition chrétienne ne se fonde pas sur un mythe fondateur mais sur un événement fondateur qui a eu lieu une fois pour toutes et qui marque le temps des hommes de manière irréversible. Nous avons donc d’un côté les gnostiques pour lesquels la connaissance réside dans le dévoilement aux seuls élus du mythe fondateur et dont le secret finalement est le caractère inconnaissable du Dieu transcendant ; et de l’autre Irénée qui considère la « vraie connaissance » comme la connaissance du salut universel réalisé dans l ’histoire, en Jésus-Christ. Cette conviction se manifeste par une action de grâce constante sous sa plume : il s’agit de proclamer que Dieu a voulu se faire connaître des hommes à tel point qu’il s’est incarné. Tout homme, créé à l’image de Dieu est donc concerné. Et l’Église, qui se constitue peu à peu des fidèles qui adhèrent à cette Bonne nouvelle, a pour mission d’en vivre et de la faire connaître. La mystique qu’il propose est donc naturellement communautaire, même si elle concerne personnellement chaque individu croyant 19, dans toutes les dimensions de son comportement. C’est la deuxième caractéristique que je voudrais souligner.
Pasteur, trad. R. Joly, Paris, 1958). 17. Cf. aussi AH III, 2, 1-2. 18. Cf. l’étude de A. Faivre , « Irénée premier théologien “systématique” ? », Recherches des sciences religieuses 65 (1991), p. 11-32 ; J. Fantino, « L’art de la théologie et l’attitude du théologien selon saint Irénée de Lyon », Revue thomiste 88/1 (janvier 1988), p. 65-86 et 88/2 (1988), p. 233-239 ; H. Holstein, « la Tradition des apôtres chez saint Irénée », Recherches de sciences religieuses, t. 36 (1949), p. 240-259. 19. Nous rejoignons ici parfaitement les conclusions de D. Marguerat dans sa contribution en ce qui concerne la mystique paulinienne : « Paul utilise des formules à résonnance incontestablement mystique pour décrire non pas une performance de la piété individuelle, ou une expérience extatique de pointe, mais l’itinéraire basique de tout croyant. Recevoir l’Esprit divin et devenir porteur du Christ décrit la condition de tout chrétien. Nous assistons ici, de mon point de vue, à une spectaculaire extension de l’expérience mystique à tout individu croyant ».
382 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Mystique et connaissance : confiance dans le réel visible vs intellectualisme Selon la formule de J. Lopez-Gay, la mystique « déborde les schèmes de l’expérience ordinaire » dans le sens où elle peut se caractériser comme « un mouvement pour se dépasser en direction d’un objet situé au-delà des limites de l’expérience empirique, une expérience de perception intuitive de cet objet » 20. En ce qui concerne l’« objet » spécif ique que représente le mystère de l’incarnation, cette définition nous place devant un paradoxe. Soit on cherche à rendre compte du mystère de l’incarnation par l’abstraction du vocabulaire philosophique pour en faire pressentir le caractère inouï – au risque d’oublier sa dimension concrète –, soit on respecte justement cette voie de révélation que Dieu choisit et on découvre cet inouï dans l’humain, dans l’histoire, dans l’épaisseur de la vie – au risque d’y perdre le sens transcendant du mystère. C’est pourquoi, comme Paul en a fait l’expérience, Irénée affirme que « nous avons besoin de recevoir la connaissance des mystères de Dieu » (II, 28, 2) ; car Dieu est inconnaissable : « Selon sa grandeur, il est inconnu de tous les êtres faits par lui : car personne n’a scruté son élévation, ni parmi les anciens ni parmi les contemporains » (IV, 20, 4). Pour Irénée, ce mystère, cohérent dans son unicité et son universalité, demande, pour tous, l’application active de l’intelligence, mais sans pour autant verser dans l’intellectualisme : « Nous devons [...] nous exercer dans une réflexion sur le mystère et sur l’ “économie” du seul Dieu existant, exerceri quidem convenit per inquisitionem mysterii et dispositionis exsistensis Dei » (II, 28, 1). Ces assertions mettent en rapport le mystère du Christ et la connaissance – μυστήριον et γνῶσις –, mais pas seulement sous le mode de l’éveil de l’intellect ; pour Irénée cette connaissance s’acquiert sans repousser les autres capacités humaines, y compris sensorielles, de connaissance puisqu’elle se fonde sur l’observation des économies du salut. C’est ainsi qu’Irénée interprète la vision de Moïse en Ex 33, 20-22 : « Tiens-toi sur le faîte du rocher, et je te couvrirai de ma main ; quand ma gloire passera, tu me verras par derrière ; mais ma face ne sera pas vue de toi, car l’homme ne peut voir ma face et vivre ». Cela signifiait deux choses : que l’homme était impuissant à voir Dieu, et que néanmoins, grâce à la sagesse de Dieu, à la fin, l’homme le verrait sur le faîte du rocher, c’està-dire dans sa venue comme homme (IV, 20, 9).
Déjà l’Épître de Barnabé 21 proposait la méditation de l’incarnation comme nouvelle voie de connaissance de Dieu : « Mais apprenez ce que dit la gnose : “espérez en Jésus qui se manifestera à vous dans la chair (ἐπὶ τὸν 20. J. L opez-Gay, « Le phénomène mystique », dans Dictionnaire de Spiritualité X (1980), col. 1893-1900. Voir aussi T. Spidlik , « Mystique », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, II, Paris, 1983, col. 1695-1696. 21. Épître de Barnabé, trad. P. Prigent, Paris, 1971.
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ἐν σαρκὶ μέλλοντα φανεροῦσθαι ὑμῖν Ἰησοῦν)” » (VI, 9). Irénée se fait le héraut de cette voie : inutile d’opérer une conversion de type platonicien pour découvrir Dieu dans un autre monde, c’est dans ce monde-ci qu’il a choisi de se manifester. D’où son option pour la théologie de la création ex nihilo qui lui permet d’affirmer que tout ce qui existe a le mérite d’être, par rapport au néant, et a été voulu par Dieu. Ce n’est donc ni dans un au-delà parallèle caractérisé par sa transcendance absolue (tel celui du mythe valentinien) que l’on pourra entrer en communion avec Dieu, ni non plus dans un paradis perdu, ni dans un monde ultérieur mais dans le plus humble du quotidien, porteur des promesses de Dieu. L’expérience de rupture avec la vie ordinaire qui caractérise la mystique ne se produit donc pas chez Irénée dans l’accession à un autre monde mais dans la découverte du poids d’infini insoupçonné de ce monde-ci : Voilà pourquoi les prophètes, après avoir reçu de ce même Verbe le charisme prophétique, ont prêché à l’avance sa venue selon la chair, par laquelle le mélange et la communion de Dieu et de l’homme ont été réalisés selon le bon plaisir du Père, per quem commixtio et communio Dei et hominis secudum placitum Patris facta est (IV, 20, 2) en la chair de notre Seigneur a fait irruption la lumière du Père, puis, en brillant à partir de sa chair, elle est venue en nous, ut in carnem Domini nostri occurat paterna lux, et a carne ejus rutila veniat in nos et ainsi l’homme a accédé à l’incorruptibilité, enveloppé qu’il était par la lumière du Père (IV, 20, 4).
Irénée rejoint ainsi les protestations anti-docètes d’un Ignace d’Antioche : « Que me sert que quelqu’un me loue s’il blasphème mon Seigneur, en ne confessant pas qu’il a pris chair ? (Smyrn V, 1) ». Sa visée au contraire est de sanctifier toute la vie : Que nous le servions avec sainteté et justice tous les jours de notre vie » (Lc 1, 74-75), afin que, enlacé à l’Esprit de Dieu, l’homme accède à la gloire du Père uti complexus homo Spiritum Dei in gloriam cedat Patris (IV, 20, 4).
« Accéder à la gloire du Père » ne signifie pas pour Irénée être soulevé hors de la condition humaine au point de se confondre en Dieu, ni effacer toute distinction entre Dieu et l’homme dans une fusion dont il fait plutôt le reproche à ses adversaires gnostiques, mais : La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu : si déjà la révélation de Dieu par la création donne la vie à tous les êtres qui vivent sur la terre, combien plus la manifestation du Père par le Verbe donne-t-elle la vie à ceux qui voient Dieu (IV, 20, 7).
La voie de l’union à Dieu selon Irénée ne passe pas par une aspiration hors de la condition humaine qui pourrait, à l’extrême, conduire à une mutilation de la nature charnelle 22 pour mieux s’élever vers une transcen22. Cf. AH V, 6, 1
384 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE dance toujours inaccessible ; au contraire, Irénée propose de scruter dans l’histoire les manifestations de Dieu et l’économie de son Amour. Dans son œuvre il est donc bien question de révélation de l’invisible et de l’inconnaissable, de vision qui donne la vie, de don de Dieu à l’homme et d’union de l’homme à Dieu ; autant de thèmes à consonances mystiques qu’Irénée cependant ne présente pas selon le vocabulaire des mystères mais selon le vocabulaire biblique et économique, jusqu’au sommet de la révélation et de la grâce que représente l’incarnation : Cependant, selon son amour, [Dieu] est connu de tous temps grâce à celui par qui il a créé toutes choses : celui-ci n’est autre que son Verbe, notre Seigneur Jésus-Christ qui, dans les derniers temps s’est fait homme parmi les hommes afin de rattacher la fin au commencement, c’est-à-dire l’homme à Dieu (IV, 20, 4).
Mystique et pratique : Imitation du Christ comme voie d’union à Dieu vs l’a-moralisme gnostique Y. Congar définissait la théologie économique orthodoxe de son temps selon deux volets : d’abord « l’étude de la restauration de la communion entre Dieu et les hommes, par Jésus-Christ, étude de l’incarnation et de la rédemption » ; « puis celle de l’appropriation aux personnes humaines de cette rédemption, par les sacrements et le ministère de l’Église » 23. Effectivement, selon cette théologie, Dieu se révèle et donne accès à son Mystère d’une façon qui implique pour le fidèle une participation concrète à l’économie. La communion à Dieu passe par des actes posés, une conversion au quotidien qui transforme le mode d’être. L’union au Christ, qui reste le but de la mystique, s’exprime au sein de cette théologie économique en termes d’imitation. On peut en repérer deux formes : durant le temps des persécutions, cette dimension se déploie comme une médiation afin de supporter le martyre. Ignace d’Antioche, dans les lettres écrites au cours de sa marche vers le martyre, en est le premier représentant ; en témoignent ses accents vibrants adressés aux Romains : C’est lui que je cherche qui est mort pour nous ; lui que je veux qui est ressuscité pour nous. Mon enfantement approche […] Laissez moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là je serai un homme. Permettez-moi d’être un imitateur de la passion de mon Dieu. Si quelqu’un a Dieu en lui, qu’il comprenne ce que je veux, et qu’il ait compassion de moi, connaissant ce qui m’étreint (Aux Romains VI, 1-3).
Ou encore dans sa lettre aux Tralliens : « Par sa croix le Christ en sa passion vous appelle ; c’est Dieu qui vous promet cette union, qu’il est 23. Y. Congar , « Économie », Catholicisme III (1952), col. 1305.
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lui-même » (Aux Tralliens XI, 2). Par ailleurs, au quotidien, c’est dans l’exercice de la charité que se manifeste cette imitation de Dieu qui seule permet de pénétrer authentiquement le Mystère. Citant I Co 13, 2, Irénée l’affirme : « sans la charité envers Dieu, ni la connaissance n’a d’utilité, ni la compréhension des mystères, ni la foi, ni la prophétie, mais tout est vain et superflu sans la charité » (IV, 12, 2). Or, Irénée accuse à plusieurs reprises certains gnostiques de sectionner purement et simplement tout lien entre ontologie et éthique 24 . Ceux qu’il a rencontrés professent un salut selon le déterminisme de leur nature élue, et s’enorgueillissent de vivre « comme l’or dans la fange » (I, 6, 2), c’està-dire naturellement incorruptibles malgré leur collusion passagère avec la chair. Cette conviction donne lieu à deux comportements antithétiques : – soit un libertinisme dégagé de toute perspective d’avoir à rendre compte de son comportement. Irénée évoquait cette attitude dès le livre I : « Aussi bien les plus “parfaits” d’entre eux commettent-ils impudemment toutes les actions défendues, celles dont les Écritures affirment que “ceux qui les font ne possèderont point l’héritage du royaume de Dieu” » (I, 6, 3) ; – soit (de façon plus cohérente sans doute) une ascèse excessive pour s’exercer à se libérer de toute contrainte charnelle. Irénée explique au livre I que, pour eux, « ce ne sont pas les œuvres qui introduisent dans le plérôme, mais la ‘semence’ qui, envoyée de là-haut toute petite, se perfectionne icibas » (I, 6, 4).
Le problème reste effectivement l’articulation entre mystique et pratique : si Irénée souligne surtout leur dissociation chez ses adversaires, c’est qu’il cherche à les nouer, au contraire, pour le chrétien de la grande Église. Pour l’homme spirituel selon Irénée, il ne s’agit pas de se retrancher dans la seule connaissance intellectuelle du salut accompli. Il s’agit d’accomplir 24. Il faut cependant noter que ce tableau d’Irénée, qui rend compte sans doute des applications concrètes des enseignements gnostiques qu’il a côtoyés, ne correspond pas tout à fait au gnosticisme d’école transmis par les écrits : ceux-ci présentent un discours plus nuancé sur le rapport entre ontologie et éthique. On lit par exemple, dans les Extraits de Théodote, une interprétation spiritualisante de Mt 5, 25 recommandant d’avoir « de bons sentiments » envers l’élément charnel : il s’agit : « “d’avoir de bons sentiments” à son égard – non pas de le nourrir et de le fortifier par le pouvoir de nos péchés – mais déjà dès maintenant de le mettre à mort et de manifester son caractère caduc, en nous abstenant du mal : afin que, dans cette séparation, cet élément charnel soit secrètement dispersé et évaporé, et que, n’ayant reçu de lui-même aucune subsistance, il n’ait la force de persister dans l’être lors de son passage à travers le feu » (52, 2). Dans le Traité Tripartite, on découvre également une attitude plus nuancée que celle rapportée par Irénée : « C’est à son fruit que l’on reconnaît l’essence de chacune de ces trois races » (118, 23). Une certaine patience est recommandée à trois reprises par rapport au lien avec le psychique ; il s’agit en effet de le supporter en vertu de son « utilité pour les choses à venir » (118, 14).
386 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE les œuvres de l’Esprit : car c’est au creux du faire, de l’économie individuelle que se joue la « vivification » de chacun. L’éthique est un nœud où se joue la participation au salut accompli une fois pour toutes 25. L’héritage du royaume commence là où sont posées les « actions spirituelles qui donnent la vie à l’homme » (V, 11, 1), à savoir « la charité, la joie, la paix, la patience, la mansuétude, la bonté, la fidélité, la douceur, la tempérance, la chasteté » (voir Ga 5, 22-23 en V, 11, 1). Pour Irénée, la dérive gnostique est erronée dans son principe épistémologique même : car ce n’est pas avec son intellect seul que l’homme peut connaître Dieu, mais il s’agit, pour le connaître, de prendre la voie de l’économie que Dieu a lui-même inaugurée : en expérimentant (individuellement et collectivement) dans sa chair, dans son histoire, le don de sa vie. Cette insistance sur la médiation du charnel est caractéristique de la théologie d’Irénée : « l’homme qui est enté par la foi et reçoit l’Esprit de Dieu ne perd pas la substance de sa chair, mais change la qualité de ce fruit que sont ses œuvres » (V, 10, 2). Mystique de la kénose : sidération devant l’humilité de Dieu vs fascination pour les manifestations de sa puissance Le point de départ de la théologie de l’économie étant l’incarnation, il en découle une expression théologique très développée de l’abaissement de Dieu : l’expérience mystique afférente pourrait être qualifiée de sidération devant l’humilité de Dieu. L’auteur de l’Épître à Diognète en témoigne lorsqu’il s’exclame : « Quand il eut dévoilé par son Enfant bien-aimé et manifesté ce qu’il avait préparé dès l’origine, il nous offrit tout à la fois de participer à ses bienfaits, et de voir et de comprendre ; qui de nous s’y serait jamais attendu (τίς ἂν πώποτε προσεδόκησεν ἡμῶν ;) ? (VIII, 11). Et Irénée de glorifier la grandeur de Dieu dans sa plus discrète persévérance, comme manifestation ultime de sa puissance. Ce n’est plus alors l’absolue « autreté » et la puissance de Dieu qui attirent la contemplation du mystique, mais le fait que ce justement ToutAutre désire à ce point la communion avec sa créature qu’il en vient à partager sa nature. L’incarnation devient véritablement le prisme de toute l’expérience théorétique et théurgique : Clément de Rome en témoigne déjà dans sa Lettre aux Corinthiens : « par lui (le Christ) nos regards peuvent fixer le plus haut des cieux, en lui nous voyons le reflet de la face pure et majestueuse de Dieu, par lui se sont ouverts les yeux de notre cœur, par lui notre intelligence obtuse et obscurcie s’épanouit dans la lumière, par 25. Cependant, même s’il est très actif, l’homme ne se donne pas à lui-même la vie de Dieu ; c’est pourquoi, Irénée utilise diverses expressions au passif : « nous sommes vivifiés (ζωοποιούμεθα) » (11, 2, grec attesté par le Pap. Iéna. 11, 58) ; ou encore : « la chair n’hérite point mais est possédée en héritage (οὐ κληρονομεῖ ἀλλὰ κληρονομεῖται ἡ σάρξ)» (9, 4, grec attesté par le fr. 9).
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lui le Maître a voulu nous faire goûter à la connaissance immortelle (voir He 1, 3-4) » 26. 3. Essai de typologie d’une mystique de l’incarnation Tentons une récapitulation des caractéristiques d’une mystique s’exprimant dans le cadre de la théologie de type économique : Irénée fait d’abord un usage polémique de « μυστήριον-mysterium » pour désigner l’enseignement secret des gnostiques et leur initiation. Mais il ne peut leur abandonner ce terme précieux ; son souci est donc de restaurer le sens authentique du mystère dans la ligne paulinienne 27 : le mystère est manifesté en Jésus proclamé Christ (I Co 2, 1-9 ; Rm 6, 25-26). Ce faisant, Irénée prend le risque d’exposer la foi orthodoxe en des termes servant à la mystagogie païenne et gnostique, mais à ses yeux la Tradition est une garantie suffisante contre toute confusion. Ce n’est que pour le sens cultuel de « mystère » que l’on constate une nette réticence de sa part, ce qui après tout n’est pas étonnant au regard de l’histoire, puisque l’acception liturgique proprement chrétienne de μυστήριον ne sera développée qu’au iv e siècle 28. Irénée rejoint ainsi la plupart des Pères de son époque qui n’hésitent pas à parler de mystère quand il s’agit de doctrine, mais qui évitent l’emploi liturgique ou cultuel du terme. La mystique de l’incarnation, à la suite de celle de Paul, propose une compréhension originale voire subvertie : expérience de perception intuitive de la présence de Dieu dans sa kénose au cœur de la réalité humaine, la mystique de l’incarnation transforme la « passivité devant la présence de Dieu » en action de grâce pour la symphonie de l’οἰκονομία. Elle aboutit à une connaissance de Dieu et de l’homme conçue comme un rempart contre l’orgueil et l’erreur 29 et, si elle est une expérience de moments forts exceptionnels, c’est moins en rupture avec le quotidien qu’avec le regard païen sur la vie ordinaire : reconnaître le caractère exceptionnel, habité par la philanthropie divine, de chaque parcelle du quotidien, est conçu comme 26. Clément de Rome , Épître aux Corinthiens, trad. A. Jaubert, Paris, 1971, XXXVI, 2. 27. L Bouyer , Mysterion, du mystère à la mystique, Paris, 1986, p. 172s. 28. L’application de μυστήριον aux rites chrétiens et en particulier au baptême et à l’eucharistie est attestée à partir d’Athanase d’Alexandrie, Cyrille de Jérusalem, Jean Chrysostome, puis le pseudo-Denys… alors que l’on trouve mysterium déjà appliqué à l’eucharistie chez Cyprien de Carthage. À la fin du iie siècle, l’auteur de l’Épître à Diognète présentait plutôt la foi des chrétiens dans sa différence avec les cultes à mystères : « leur tradition n’a pas une origine terrestre, ce qu’ils professent conserver avec tant de soin n’est pas l’invention d’un mortel, ni ce qui est confié à leur foi une dispensation de mystères humains » (7, 1) (À Diognète, trad. H.-I. M arrou, Paris 1951). 29. Cf. AH III, 20, 1 et passim.
388 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE le nouveau mode d’être, la sagesse acquise par le « disciple spirituel » 30 d’Irénée. En va-t-il de même pour le « vrai gnostique » de Clément ? C’est ce que nous allons maintenant tenter de vérifier dans le Protreptique et le Pédagogue. II. Q u e l l e
m ys t iqu e da ns l e
P rot r e pt iqu e
et l e
P é dagogu e ?
Dans le Pédagogue, Clément lui-même distingue trois moments de l’initiation à la doctrine chrétienne : le moment de la conversion qui correspond au Protreptique, la guérison et le conseil qui reviennent au Pédagogue, et enfin la promesse de l’enseignement du Maître 31. Nous nous attacherons ici principalement aux deux premières œuvres 32 : elles sont toutes les deux destinées à convertir les Alexandrins : de la metanoia initiale à la conversion profonde de toute la vie. Ce statut les place donc dans une posture privilégiée de dialogue avec le monde, ce que nous appelons aujourd’hui l’inculturation de la foi chrétienne. Je propose donc d’étudier la place des Mystères dans cette optique. 1. Statut du vocabulaire mystique dans ces œuvres visant la conversion D’emblée un constat s’impose : Clément utilise avec plus de facilité le terme de μυστήριον qu’Irénée. Dans le mince Protreptique, on compte déjà une trentaine d’occurrences de μυστήριον et de ses dérivés. Le sujet a été abondamment étudié, parfois avec un soupçon d’anachronisme : il faut se garder en effet de faire trop vite de Clément le père de la mystique chrétienne telle qu’elle se déploiera ultérieurement et d’analyser sa théologie selon un vocabulaire qui n’apparaîtra que par la suite ; il convient au
30. Cf. AH IV, 33. 31. I Pédagogue 1, 1-3 : « Il y a dans l’être humain trois choses : les mœurs, les actions et les passions. Le Logos qui convertit (protreptique) a pris en charge les mœurs […] c’est comme guérisseur et conseiller tout à la fois que, se succédant à luimême, il exhorte celui qu’il a d’abord converti, et, notamment, il promet la guérison des passions qui sont en nous. […] de même que pour les malades du corps on a besoin du médecin, pour ceux dont l’âme est faible il faut un pédagogue, pour qu’il guérisse nos passions : nous irons ensuite au maître qui nous guidera, en préparant notre âme à devenir pure pour accueillir la connaissance et en la rendant capable de recevoir la révélation du Logos ». 32. Clément d’A lexandrie , Le Protreptique, trad. C. Mondésert, Paris, 1941 ; Clément d’A lexandrie , Le Pédagogue, I, trad. M. Harl , Paris, 1960 ; Clément d’A lexandrie , Le Pédagogue, II, trad. C. Mondésert, Paris, 1965 ; Clément d’A lexandrie , Le Pédagogue, III, trad. C. Mondésert – C. M attray, Paris, 1970.
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contraire de respecter l’éclosion de sa pensée dans le milieu alexandrin et de reconnaître que «rien n’est moins systématique que sa pensée » 33. Dans le contexte culturel d’Alexandrie Clément est en effet poussé à exprimer la foi chrétienne selon le vocabulaire de ses contemporains (qui est aussi le sien). En Protreptique 119, il rend lui-même compte de cette posture : « Je te montrerai le Logos et les mystères du Logos, pour parler selon tes images (δείξω σοι τὸν λόγον καὶ τοῦ λόγου τὰ μυστήρια, κατὰ τὴν σὴν διηγούμενος εἰκόνα) ». Cette formule est des plus éclairantes sur l’intention de Clément. Dans le milieu alexandrin, l’annonce missionnaire ne peut faire fi du contexte culturel. Clément a longuement développé cette nécessité concernant le rapport à la philosophie. Mais l’imprégnation des cultes initiatiques est tout aussi forte et doit être prise en compte. Je propose donc d’établir une analogie entre sa façon de se positionner envers la philosophie et son attitude devant les mystères païens ; trois arguments développés par Clément concernant l’utilisation de la philosophie sont également applicables aux habitudes cultuelles de ses contemporains : – Le premier argument est qu’« on n’a pas le droit de condamner les Grecs sur la seule mention de leurs doctrines, et sans s’être engagé jusqu’à la connaissance détaillée de leur doctrine » (Stromate I, 19, 2) 3 4 . Il s’agit avant tout d’honnêteté et de respect : on ne dialogue pas authentiquement avec quelqu’un que l’on méprise ou sur qui l’on se méprend. Au sujet des Mystères, Clément montre à quel point il sait de quoi il parle. Le Protreptique fait référence au culte dionysiaque 35, à celui de Déméter et Perséphone 36 , aux mystères d’Eleusis 37 ; il est capable de rendre compte de diverses étymologies du mot Mystère 38, il connaît un culte d’Aphrodite au cours duquel « quand on initie à cette volupté marine, on remet comme signe de sa génération un grain de sel et un phallus » 39; il évoque les mys-
33. R. Waelkens , « Compte-rendu de l’ouvrage de Th. Camelot, Foi et gnose. Introduction à l ’étude de la connaissance mystique chez Clément d ’Alexandrie », Revue philosophique de Louvain 45/8 (1947), p. 378-379 : « Dans le dédale de ses développements touffus il faudra procéder par prospections multiples, par approximations successives, de manière à cerner l’objet, sans jamais l’apercevoir en pleine clarté ». 34. Clément d’A lexandrie , Stromate I, trad. M. Caster , Paris, 1951. 35. Dès Protreptique 2, et à de multiples reprises : Cf. surtout Protrept 12. 17. 19. 21. 22. 34. 36. Protreptique 12. 15 (mis en relation avec les cultes d’Attis, et Cybèle et des Corybantes). 16. 20. 37. Protreptique 12. 20. 21. 38. Protreptique 13. En Protreptique 55, Clément donne aussi son avis sur la formation des mystères par idéalisation du passé. 39. Protreptique 14.
390 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE tères des Corybantes 4 0, de Sabazios 41, les « secrets de Gê Thémis » 42 , les mystères de Cyzique 43, le culte au serpent pythien 4 4 , les mystères d’Agra et d’Halimonte 45, souvenirs sans doute de sa jeunesse athénienne. Il cite aussi sans les développer les cultes variés des Égyptiens et de nombreux cultes locaux 4 6. Il indique quelques-unes de ses sources, comme le livre Sur les Mystères d’Hikésios 47. La « connaissance détaillée » de son environnement cultuel a même fait de lui une source incontournable pour la connaissance de ces mystères 48. – Le deuxième argument de Clément en faveur de l’utilisation de la philosophie de son temps est la « protection » et le service que représente pour la foi la maîtrise des sciences profanes : « J’appelle “fort” celui qui oriente toutes ses activités vers la Vérité, si bien que, cueillant de la géométrie, de la musique, de la grammaire, de la philosophie même ce qu’elles ont d’utile, il garde bien sa foi à l’abri de toutes les attaques » (Stromate I, 43, 4). Seule la compétence permet d’éviter les pièges des sophistes et recommande le maître aux yeux de ses contemporains. Concernant les cultes à mystère, une bonne connaissance est requise pour découvrir aux yeux du monde « la duperie qui s’y cache » 49. Clément rappelle que même des païens se sont illustrés dans la critique des mystères ; par exemple « Evhémère d’Agrigente, Nicanor de Chypre, Diagoras et Hippon de Mélos, et avec eux le Cyrénéen nommé Théodore et beaucoup d’autres qui ont mené une vie sage et ont aperçu avec plus de pénétration que le reste des hommes, les erreurs concernant les dieux » 50. Ne pas méconnaître les cultes à mystères est un gage de sérieux qui autorise et recommande le discours chrétien aux yeux de ses contemporains. – Enfin, Clément évoque le caractère fructueux du débat avec les Grecs qui constitue le cœur de son expérience : « Nous pratiquons avec eux une 40. Protreptique 15. 19. 41. Protreptique 16. 42. Protreptique 22. 43. Protreptique 24. 44. Protreptique 34. 45. Protreptique 34. 46. Protreptique 39. 47. Protreptique 64. 48. Cf. par exemple W. Burkert, Ancient Mystery Cults, Cambridge/Massachusetts, 1987 (trad. fr. Les cultes à mystères dans l ’Antiquité, trad. A-P. Segonds , Paris, 2003). 49. Protreptique 12. 50. Protreptique 24. En Protreptique 66, Clément cite des philosophes qui ont également « dépassé les éléments » pour « rechercher quelque chose de plus élevé et de plus important ».
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gymnastique qui sert à la démonstration de la foi. Bien plus, le contact des doctrines mis en opposition provoque la recherche de la vérité, d’où s’ensuit la connaissance » (Stromate I, 20, 2-3). Au niveau philosophique et rhétorique, force est de constater que Clément a fait fructifier au service de sa foi les outils qu’il avait appris à manier au contact des lettres profanes. L’utilisation du vocabulaire philosophique devient même, à ses yeux, capable de formuler le plus précieux de la foi : à savoir l’assimilation du Logos au Christ incarné. De la même façon, la connaissance et l’utilisation du vocabulaire des cultes à mystères peuvent se révéler non seulement utiles mais même indispensables pour « provoque[r] la recherche de la vérité » chez ses contemporains. C’est ce qui explique l’audace de Clément à présenter la doctrine chrétienne selon les termes d’une initiation en Protreptique 119-120 : ὢ τῶν ἁγίων ὡς ἀληθῶς μυστηρίων, ὢ φωτὸς ἀκηράτου. Δαδουχοῦμαι τοὺς οὐρανοὺς καὶ τὸν θεὸν ἐποπτεῦσαι, ἅγιος γίνομαι μυούμενος, ἱεροφαντεῖ δὲ ὁ κύριος καὶ τὸν μύστην σφραγίζεται φωταγωγῶν, καὶ παρατίθεται τῶ πατρὶ τὸν πεπιστευκότα αἰῶσι τηρούμενον. […] καὶ σὺ μυοῦ, καὶ χορεύσεις μετ’ ἀγγέλων ἀμφὶ τὸν […] μόνον ὄντως θεόν, συνυμ νοῦντος ἡμῖν τοῦ θεοῦ λόγου.
Ô Mystères vraiment saints ! ô lumière sans mélange ! les torches m’éclairent pour contempler les cieux et Dieu ; je deviens saint par l’initiation, le Seigneur est mon hiérophante et il marque l’initié de son sceau en l’illuminant, et il présente celui qui a cru à son père pour qu’il le garde éternellement. […] si tu le veux, reçois, toi aussi, l’initiation, tu prendras part au chœur des anges autour du […] seul vrai Dieu tandis que le Logos de Dieu s’unira à vos hymnes.
Contrairement à ce qui se passe dans l’œuvre d’Irénée, on voit ici que le vocabulaire des mystères n’est pas seulement appliqué à la foi mais aussi au culte chrétien. Dans les descriptions qu’il fait des mystères païens, les symboles des initiations tendent à conformer l’initié à un épisode de la vie du dieu : quelle différence Clément voit-il donc entre cette attitude et celle de l’initiation proposée au baptisé ? Lui aussi semble invité à se conformer au mystère de la mort et de la résurrection de son Dieu. Le vocabulaire ne finit-il pas par influencer les représentations ? Clément propose-t-il bien la même compréhension du baptême que ses homologues ou prend-il le risque que la rhétorique finisse par modifier le contenu de sa foi ? Autrement dit : quel type de mystique Clément propose-t-il aux Alexandrins ? Un décalque des cultes dont ils ont l’habitude – simplement purifiés des indécences dont il ne cesse de dresser la liste –, ou bien une nouvelle mystique proprement chrétienne ?
392 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE 2. Aux sources de la mystique alexandrine Terminologie Un simple relevé des occurrences de μυστικός et de ses dérivés montre à quel point ce sujet tient à cœur à l’Alexandrin. Dans le Protreptique, sur les huit emplois du terme, deux sont appliqués à la foi chrétienne : le premier en 10 51, le second en 111 52 ; c’est-à-dire en inclusion au début et à la fin de l’ouvrage et enchâssant les six autres occurrences païennes. À noter que le chapitre 111 est également celui à partir duquel les emplois de μυστήριον cessent de désigner les mystères païens pour être appliqués au mystère chrétien. Dans le Pédagogue, mises à part deux occurrences en relation l’une avec les mystères de la nature 53 et l’autre avec Platon 54, tous les emplois de μυστικός désignent le mystère chrétien : mystère trinitaire (I Pédagogue 42, 1), mystère de la passion (II Pédagogue 62, 1), mystère de Jésus désigné dans son incarnation par l’expression « ange mystique » : « ὁ μυστικὸς ἐκεῖνος ἄγγελος Ἰησοῦς τίκτεται ». D’autres emplois dans le contexte de l’interprétation des Écritures font de μυστικός un terme technique pour désigner le sens prophétique, typologique ou allégorique d’un passage de l’Ancien Testament : ainsi en I Pédagogue 23, 2 (sacrifice d’Isaac // sacrifice du Christ). Le sens mystique d’un passage de l’Ancien Testament est montré comme s’accomplissant dans la venue du Christ. On peut considérer que tout le développement sur la nature des « petits enfants » (I Pédagogue 14, 5) éduqués par le Pédagogue relève également de ce second sens du terme « mystique ». Enfin le sens cultuel de μυστικός n’est pas omis : à trois reprises μυστικός est appliqué à l’eucharistie en I Pédagogue 46, 3 ; II Pédagogue 20, 1 ; II Pédagogue 29, 2. Caractéristiques de la mystique sous-jacente On relève donc trois directions de sens à μυστικός : dogmatique, exégétique et cultuelle ; mais au-delà du mot, sous quelles formes ces deux ouvrages proposent-ils une expérience de connaissance et d’union à Dieu susceptible de toucher les cœurs des Alexandrins ? – Selon les repères de la mystique de l’initiation connue de ses lecteurs, on s’attend à une publicité pour la mystique chrétienne en termes d’acces51. « ἵνα τῆς ἀληθείας τὸ φῶς, ὁ λόγος, τῶν προφητικῶν αἰνιγμάτων τὴν μυστικὴν ἀπολύσηται σιωπήν, εὐαγγέλιον γενόμενος » (Protreptique 10). 52. « ὢ θαύματος μυστικοῦ· κέκλιται μὲν ὁ κύριος, ἀνέστη δὲ ἄνθρωπος καὶ ὁ ἐκ τοῦ παραδείσου πεσὼν μεῖζον ὑπακοῆς ἆθλον, οὐρανούς, ἀπολαμβάνει » (Protreptique 111). 53. II Pédagogue 96, 2. 54. II Pédagogue 100, 4.
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sion à une connaissance supérieure réservée à quelques élus assidus. Dans cette perspective, la critique sévère des divers mystères et cultes évoqués ne servirait qu’à faire apparaître comme plus désirable la connaissance chrétienne en la présentant comme le fin mot de quêtes mystiques jusquelà insatisfaites. Lorsque Clément s’écrie « Fuyons la coutume (φύγωμεν οὕν τὴν συνήθειαν) […] elle étouffe l’homme, elle le détourne de la vérité, elle l’écarte de la vie » (Protreptique 118), peut-on entendre ce cri comme une exhortation, adressée à quelques âmes d’exception, de se détourner du commun pour découvrir dans le christianisme une voie originale ? « Alors tu contempleras mon Dieu, tu seras initié à ses saints mystères et tu jouiras des biens cachés dans les cieux, de ces biens qui me sont réservés (τότε μου κατοπτεύσεις τὸν θεὸν καὶ τοῖς ἁγίοις ἐκείνοις τελεσθήσῃ μυστηρίοις καὶ τῶν ἐν οὐρανοῖς ἀπολαύσεις ἀποκεκρυμμένων, τῶν ἐμοὶ τετηρημένων) » (Protreptique 118). Ici, la deuxième personne du singulier peut-elle être interprétée comme une invitation à une initiation exceptionnelle qui ne s’adresserait qu’à quelques privilégiés ? On a parfois accusé Clément – peut-être moins qu’Origène cependant – d’un certain élitisme : délaissant le simple fidèle quelque peu paresseux pour consacrer tous ses efforts à soutenir l’élan de ceux qui cherchent à s’élever dans la contemplation toujours plus haute du mystère chrétien. Il faut pourtant reconnaître que ce caractère n’est pas très sensible dans le Protreptique, adressé à tout homme de bonne volonté ; finalement, le seul élitisme qui pourrait être souligné dans le Pédagogue est celui de la classe sociale. Effectivement, les destinataires du Pédagogue sont issus d’une société aisée, tout comme ceux de l’homélie Qui dives salvetur 55 ? Mais à aucun moment Clément ne s’appuie sur un élitisme ontologique ; il rejette même nommément les « enseignements secrets donnant des connaissances d’hommes et de parfaits » (I Pédagogue, 33, 3) ; pour lui, rien n’est comparable à l’adoption filiale offerte à tout homme. Donc, si le lecteur séduit poursuit la découverte de ce que Clément lui propose, force lui sera de constater que son guide étend son appel à bien 55. Cette œuvre permet d’ailleurs d’éclairer le propos de Clément : le christianisme qui s’implante à Alexandrie entre en dialogue avec toutes sortes de richesses autant spirituelles et intellectuelles que matérielles. Mais certains sont effrayés : la radicalité de la conversion implique-t-elle forcément le renoncement aux richesses matérielles ? N’est-ce pas tomber dans l’hypocrisie que de se dire chrétien si l’on est incapable de s’en priver ? Le découragement de la classe aisée guette devant la question : le riche peut-il être sauvé ? C’est pour répondre à ces angoisses que Clément rédige cette homélie – probablement composée à l’origine de plusieurs unités assemblées – commentant Mc 10, 17-31 (le jeune homme riche). Elle signale la difficulté à présenter l’Évangile aux plus hautes couches de la société : défi que Clément tente de relever. À noter que, dans cette œuvre, les emplois de μυστήριον (26, 8 ; 36, 1 ; 37, 1), μυσταγωγεῖν (3, 2) et μυστικός (5, 2) sont appliqués à la foi mais aussi au culte chrétien.
394 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE plus qu’à quelques élus : « Voici l’éternel Jésus […] ; il prie pour tous les hommes et les presse ainsi : “Écoutez, tribus innombrables”, ou plutôt vous tous qui parmi les hommes êtes raisonnables, Barbares et Grecs ; j’appelle toute la race humaine » (Protreptique 120) ; l’incipit du Pédagogue reprend là même où se terminait le Protreptique : avec un pluriel : « ὦ παῖδες ὑμεῖς », ces enfants constituant le nouveau peuple « λαὸς νέος, καινός » (I, 14, 5 ; 19, 4). Clément développe même le sens ecclésial de façon très concrète : « l’Église comme un être humain est composée de membres multiples » (I Pédagogue 38), voire sensible : « la mère attire dans ses bras ses petits enfants et nous, nous recherchons notre mère, l’Église » (I Pédagogue 21, 1) 56. Finalement, c’est par l’Église que le croyant accède au Logos : « Nous sommes autour de lui grâce à l’Église dont il est la tête » (II Pédagogue 73, 3). Un inextricable défi semble donc présider à la mystique de Clément : d’une part, il lui faut présenter le mystère chrétien de façon à être persuasif pour un Alexandrin aussi avide d’exception dans le domaine spirituel que dans le choix des mets pour ses banquets (cf. II Pédagogue 3) ; d’autre part, il ne peut taire le caractère si nouveau (voire déplaisant à leurs yeux) de l’universalisme de la foi chrétienne. Cette tension me semble palpable dans cette formule ciselée où Clément, tout en flattant le désir individuel de singularisation, le replace dans le projet de Dieu qui concerne toute l’humanité : « Consacre-toi toi-même à Dieu comme des prémices (σεαυτὸν ἀκροθίνιον ἀνάστησον τῷ θεῷ), afin que tu sois non seulement l’ouvrage mais encore le don gracieux de Dieu » (Protreptique 117). Loin d’opposer universalisme et élitisme, tout se passe comme s’il proposait un paradoxal élitisme universel fondé sur l’amour privilégié de Dieu pour l’homme par rapport à toutes ses autres créatures : « le dessein éternel de Dieu est de sauver tout le troupeau des hommes » (Protreptique 116). Par ce biais de la φιλανθρωπία divine, qui résonne positivement aux oreilles de la philosophie populaire du temps comme l’a montré H.-I. Marrou 57, Clément jette un pont entre l’hellénisme et sa proposition mystique, tout en écartant la dérive gnostique. Le même phénomène semble se reproduire pour les autres caractéristiques de sa mystique. – Selon les repères de la mystique d’initiation, il est plutôt convenu que l’homme accède par le mystère à une vie « autre », celle de Dieu, plutôt que Dieu vienne vivre la sienne : « ils oublient la grande preuve de l’amour de Dieu pour les hommes, qu’il s’est fait homme pour nous […] oui le Seigneur notre Pédagogue est supérieurement bon et irréprochable : il a souffert avec la nature de chacun des hommes dans un mouvement 56. Cf. aussi I Pédagogue 42, 1 ; III Pédagogue 99, 1 57. H.-I. Marrou, « Introduction », dans Clément gogue, trad. M. Harl , p. 35.
d’A lexandrie ,
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d’extrême amour (δι’ ὑπερβολὴν φιλανθρωπίας) » (I Pédagogue 62, 2). La sidération de Clément devant la kénose n’est donc pas moins authentique que celle d’Irénée, elle conduit à la même action de grâce, à la même réponse d’amour réciproque : « Il convient que nous donnions un amour de réciprocité (ἀνταγαπᾶν) à celui qui par amour nous guide vers la meilleure vie » (I Pédagogue 9, 1). La conséquence pour l’homme est aussi la même : la transformation de l’homme à la ressemblance de son Dieu ne peut s’opérer que parce qu’il a lui-même pris la nature humaine pour élever les hommes à lui. – L’imitation du Logos incarné est donc pour Clément la voie privilégiée de la ressemblance de Dieu, non seulement au simple niveau du savoirvivre, le Christ donnant un exemple de la mesure qui convient pour boire et manger sans excès (par exemple II Pédagogue 10, 4 ; 29, 1), mais surtout pour atteindre le projet même de Dieu dans sa création : « c’est ainsi que nous accomplirons, par ressemblance, les œuvres du Pédagogue et que se réalisera pleinement la parole : “selon l’image et la ressemblance” (Gn 1, 26) » (I Pédagogue 9, 1). Comme Irénée, Clément distingue l’image donnée à l’homme parce qu’il est homme, et la ressemblance qui fait appel à sa liberté : « le Christ réalisa pleinement cette parole que Dieu avait dite, tandis que les autres hommes sont entendus au sens de l’image seule […] imprimons en nous la vie réellement salutaire de notre sauveur » (I Pédagogue 98, 3) 58. La pratique progressive et assidue de la ressemblance devient alors chemin mystique : « Pratiquant dès maintenant sur terre la vie qui nous divinise, recevons l’onction de la joie toujours jeune, du parfum de pureté, en considérant le mode de vie du Seigneur comme un exemple éclatant d’incorruptibilité et en suivant les traces de Dieu » (I Pédagogue 98, 1). Le champ sémantique de la joie et du parfum (εὐφροσύνη, εὐωδία) attire le lecteur vers l’univers des mystères 59 : mais selon la subversion déjà soulignée, c’est dans le plus quotidien de son existence que le chrétien est invité à cette imitation, et, comble de la subversion, Clément propose ce chemin mystique à tous les états de vie : « il faut marcher au rythme du Logos même si on a femme et enfants ; ce n’est pas un lourd fardeau que le foyer, où l’on a appris à suivre et à accompagner un guide plein de sagesse » (III Pédagogue 38, 3). C’est donc par toute sa vie, au quotidien, que l’homme réalise, sous les conseils du Logos, cette lente et progressive ascension vers ce à quoi le Dieu créateur l’a destiné : la communion avec lui. 58. Voir aussi I Pédagogue 4, 1-2. 59. A. D. Nock , Christianisme et hellénisme, Paris, 1973, p. 171, cependant considère que ce mot n’induit pas forcément une influence des mystères : « le vocable “nouveau” (καινός étant plus fréquent que νέος) est aussi caractéristique du vocabulaire du christianisme primitif que le vocable “joie” ».
396 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE – La sanctification que Clément aime à décrire en terme de divinisation est donc le fruit de la collaboration de l’homme avec le Logos : ἐκθεούμεθα, dit Clément en I Pédagogue 98, 3, non pas une fois pour toutes, mais au jour le jour. Nous retrouvons ainsi chez Clément la voie de l’économie proposée par Irénée : rien de ce qu’il a créé ne lui déplaît puisqu’il l’a préféré au néant : « si le Logos hait quelque chose, il veut qu’elle n’existe pas ; or rien n’existe si Dieu ne lui fournit pas la cause de son existence ; il n’est donc rien qui soit haï par Dieu » (I Pédagogue 62). Ceci peut s’entendre dans trois directions de sens : - au niveau de l’humanité, l’économie de l’histoire est une pédagogie divine pour amener peu à peu les hommes à lui (voir I Pédagogue 33, 2-34, 2). - au niveau individuel, la connaissance de Dieu n’intéresse pas seulement les facultés les plus hautes de l’homme, mais tout l’homme : « empressé de nous conduire à la perfection par la marche ascendante du salut, le Logos qui est en tout l’ami des hommes, met en œuvre un beau programme bien fait pour nous donner une éducation efficace : il nous convertit d’abord, ensuite il nous éduque comme un pédagogue ; en dernier lieu il nous enseigne » (I Pédagogue 3, 3). - La chair elle-même ne sera pas un déchet de cette histoire mais est appelée à participer à la communion avec Dieu. Selon l’adage que Clément aime à reprendre : « Le semblable peut purifier le semblable » (I Pédagogue 14, 3) ; ainsi la chair du Logos incarné purifie la chair de l’homme : « Dieu qui peut partager nos souffrances, a lui-même libéré la chair, l’arrachant à la corruption et à cet esclavage qui est voué à l’amertume de la mort : il l’a revêtue de l’incorruptibilité, accordant à la chair ce beau et saint vêtement d’éternité qu’est l’immortalité » (II Pédagogue 2, 3). Ainsi, l’expérience théorétique et théurgique de Clément n’écarte pas la chair comme inopportune : elle n’est pas un obstacle dans la quête de sainteté : « ceux qui servent à la cour céleste auprès du roi de l’univers, conservent dans la sainteté le vêtement intact de l’âme, la chair, et ainsi se revêtent d’incorruptibilité » (II Pédagogue 109, 3) ; la chair n’est pas non plus un obstacle à la contemplation mais au contraire sa première alliée : « où donc était cette fenêtre par laquelle le Seigneur se montrait ? C’était la chair par laquelle il s’est manifesté » (I Pédagogue 23, 1). En conclusion, l’exploration des hypothèses proposées fournit les résultats suivants : Nous avons découvert dans un premier temps une authentique mystique sans vocabulaire spécifique : la mystique d’Irénée – comme celle de ses prédécesseurs dont il fait une synthèse personnelle mais réputée fidèle – est absolument dissociée du vocabulaire et de l’univers plus ou moins ésotérique des Mystères. Il propose bien une relation plus intime avec le
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divin, une expérience religieuse authentique, une participation personnelle à la présence de Dieu, mais dans le contexte de la lutte contre les courants gnostiques, Irénée ne conserve que le sens doctrinal paulinien de μυστήριον et, si le culte chrétien représente bien à ses yeux une participation au mystère du salut, Irénée s’abstient cependant de le développer en utilisant le vocabulaire des cultes à mystères. C’est la première différence que nous avons notée par rapport à Clément : la même mystique est en effet, dans les deux œuvres étudiées, inculturée grâce au vocabulaire mystérique. Nous avons montré que, dans le Protreptique et le Pédagogue, les quatre caractéristiques de la mystique de l’incarnation issues de la théologie de l’économie figuraient très explicitement. Cependant les Alexandrins, destinataires spécifiques de ces deux œuvres, sont les fiers héritiers non seulement de la culture philosophique grecque mais aussi de ses cultes, ayant tout autant participé à leur développement en Égypte que contribué euxmêmes à l’expansion de mystères locaux 60. Clément, tout en témoignant de la mystique liée à la théologie de l’Incarnation, pousse ses conséquences jusqu’à adopter le vocabulaire de ses interlocuteurs afin de leur proposer l’Évangile. La théologie de l’incarnation aboutit de façon inéluctable à une proposition d’inculturation de la foi. La mystique de Clément, tout en restant exempte d’ésotérisme, emprunte donc le vocabulaire des cultes de ses contemporains. Considérées comme œuvres de seuil, le Protreptique et le Pédagogue jouent donc parfaitement bien leur rôle de lieu de rencontre et d’influences entre deux types de mystique : son aisance à employer le vocabulaire cultuel des mystères montre le souci de Clément d’entrer en dialogue avec ses contemporains ; mais les points de contact repérés dans ces œuvres avec la mystique de l’incarnation sont également très forts : la mystique proposée ne repose pas sur une différence ontologique mais sur la philanthropie divine, condition de possibilité de toute connaissance et union à Dieu. Une telle rencontre pose d’incontournables questions : cette introduction du vocabulaire mystérique n’a-t-elle eu aucune conséquence sur l’expression de la mystique chrétienne ? Dans quelle mesure l’adoption de ces représentations a-t-elle participé à la lente transformation de la première mystique chrétienne ?
60. Voir A. D. Nock , Christianisme et hellénisme, Paris, 1973, p. 151 : « À partir d’Alexandre notre documentation au sujet des initiations se fait abondante, et ce type de culte prit de telles proportions dans l’Égypte ptolémaïque qu’il fallut une intervention de l’État pour le réglementer ». Sur les liens entre Athènes et Alexandrie, voir aussi B. Pouderon, « Réflexions sur la formation d’une élite intellectuelle chrétienne au ii e siècle : les “écoles” d’Athènes, de Rome et d’Alexandrie », dans Les apologistes chrétiens et la culture grecque, Paris, Beauchesne, 1998, p. 247.
398 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Dans une recension de l’ouvrage de M. Viller et K. Rahner intitulé Ascèse et mystique au temps des Pères 61, A.-J. Festugière s’interroge sur l’origine de la distinction entre vie contemplative et vie active. Effectivement cette distinction n’est pas d’origine chrétienne : preuve en est la spiritualité des premières générations pour lesquelles l’imitation du Christ représente le seul moyen possible pour voir Dieu 62 . Serait ensuite apparu un nouveau type de mystique, intellectualiste et considérant la contemplation comme une fin : la perfection à atteindre. Pour Festugière, Clément serait le premier représentant 63 de ce courant ; selon lui, ce changement de paradigme serait dû essentiellement à l’influence de la philosophie, surtout platonicienne, et de ce qu’il appelle « la sagesse païenne » (p. 78) 6 4 . À la lumière de l’étude précédente, je propose de nuancer cette affirmation par deux propositions : – tout d’abord il semble nécessaire de ne pas envelopper d’un même regard des œuvres dont les destinataires sont différents. Il reviendra à Fabienne Jourdan de nous éclairer sur la mystique proposée par Clément au fidèle lorsqu’il passe de l’enseignement du Pédagogue à celui du Maître. En effet, la proposition mystique de Clément adoptera dans les Stromates une nouvelle « méthode » pour que les plus persévérants approfondissent la connaissance de l’essence divine : notamment par la contemplation des Écritures. Cependant, le Protreptique et le Pédagogue témoignent d’une mystique qui ne distingue ni n’oppose vie active et vie contemplative ; cette mystique est au contraire proposée aux débutants dans la foi comme une « pédagogie du salut » 65. – Il n’en demeure pas moins vrai que va naître au sein de l’école d’Alexandrie une nouvelle conception mystique pour laquelle « être parfait équivaut à contempler ; et contempler, c’est voir Dieu d’une vue immé61. A.-J. Festugière , « Études et documents, ascèse et mystique au temps des Pères », Supplément à la « Vie Spirituelle », (décembre 1939), p. 64-65. 62. A.-J. Festugière , « Études et documents, ascèse et mystique au temps des Pères », Supplément à la « Vie Spirituelle », (décembre 1939), p. 68 : « Or Jésus n’a pas fait de la contemplation sa fin. Davantage, on peut même dire que le seul fait de l’Incarnation, de la kénose du fils éternel en un corps d’homme atteste que la venue sur terre du Verbe divin n’a pas pour fin première et principale la contemplation ». 63. A.-J. Festugière , « Études et documents, ascèse et mystique au temps des Pères », Supplément à la « Vie Spirituelle », (décembre 1939), p. 83 : « Le premier docteur chrétien qui ait repris cette doctrine [identification de la perfection à la contemplation] est justement aussi le premier protagoniste de la spiritualité philosophique : Clément d’Alexandrie ». 64. Cf. de même L. Bouyer , « Mysterion », du mystère à la mystique, p. 181-191. 65. Expression empruntée à J. Moingt, « La gnose de Clément d’Alexandrie dans ses rapports avec la foi et la philosophie », Recherches de sciences religieuses 18 (1928), p. 421.
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diate » 66. Si l’influence platonicienne paraît indubitable dans cette évolution, je pense que l’introduction par Clément du vocabulaire mystérique dans l’univers chrétien doit avoir eu également une influence décisive dans cette nouvelle orientation de la mystique. Par le biais de la progression du culte (bien connue pour les mystères d’Eleusis : lustrations, petits mystères puis grands mystères et enfin epopteia), par la vision des symboles divins (lumière, parfums, ivresse) lors de l’initiation, une mystique se dessine, qui ne concerne que les plus persévérants, à l’image des initiés. Pressentie dans le Protreptique et le Pédagogue, cette évolution se confirmera par le biais des Stromates. Car, dans le délicat processus de l’inculturation, les Pères qui ont cherché à transmettre l’Évangile dans leur culture, ont été parfois autant inspirés par elle qu’ils sont parvenus à l’influencer.
66. A.-J. Festugière , « Études et documents, ascèse et mystique au temps des Pères », Supplément à la « Vie Spirituelle » (décembre 1939), p. 77.
DU MYSTÈRE AU MYSTICISME : ÉLABORATION D’UNE MYSTIQUE DE LA PAROLE DANS LES STROMATES DE CLÉMENT D’A LEXANDRIE* Fabienne Jourdan Centre national de la recherche scientifique, Paris
Summary The Protrepticus is an exhortation to go from the mysteries to the Mystery. The Stromateis make it possible to pass from Mystery to Mysticism and more exactly to a mysticism of the Word. For this purpose, they invite the reader to an initiatory experience consisting in an interpretation of the Scriptures that aims to go beyond what is written. This Word or Logos is in itself the end of the interpretation because it is nothing less than Christ himself who is the only one giving access to God the Father. This article describes the elaboration of this mysticism of the Word the first stage of which is Clement’s writing itself. It shows that this kind of mysticim goes through three types of “spiritualities” or “mystical experiences”, already mentioned in the other articles of this volume: a mysticim of knowledge aiming at epopteia, the goal of the whole process; a mysticism of the cult, conceived as a preliminary step and transposed here in a revealing and imitating deciphering of the Scriptures; and finally, a mysticism of Love, the only possible way to reach the grace of the much sought-after knowledge. These three “mystical steps” represent the three moments of the mysticism of the Word that Clement hopes to perform at the heart of his own word. Résumé Le Protreptique exhorte à passer des mystères au Mystère. Les Stromates réalisent le passage du Mystère à la mystique, et plus précisément à une mystique de la Parole. Pour cela, ils invitent le lecteur à une expérience initiatique qui consiste en une interprétation de l’Écriture visant à dépasser l’écrit pour atteindre la Parole. Cette Parole ou Logos est le terme final de l’interprétation puisqu’elle n’est autre que le Christ, qui seul peut donner accès à Dieu le Père. L’article décrit l’élaboration de cette mystique de la Parole qui a pour première scène l’écriture même de Clément. Il montre qu’elle passe par l’asso-
* Je remercie Marie-Laure Chaieb, Jean-Daniel Dubois, Alain Le Boulluec et Constantin Macris pour leurs précieuses remarques à la suite de mon exposé et Zlatko Pleše pour ses conseils bibliographiques. La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109015 ©
402 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE ciation de trois types de « spiritualités » ou « mystiques » évoqués dans les autres articles de ce recueil : une mystique de la connaissance visant à l’époptie, but de toute la démarche ; une mystique du culte, conçue comme étape préliminaire et transposée ici en décryptage révélateur et imitateur de l’Écriture ; une mystique de l’amour, enfin, qui seule peut faire réellement grâce de la connaissance recherchée. Ces trois « mystiques » sont les trois moments de la mystique de la Parole que Clément espère réaliser au coeur de sa propre parole.
Dans le Protreptique, Clément d’Alexandrie dénonce les mystères grecs en vue d’initier au seul Mystère digne de ce nom, le message chrétien. Pour cela, il commence par disqualifier les cultes païens, puis en reprend le vocabulaire, qu’il a ainsi purifié par la critique, pour décrire les éléments de sa foi. Sa démarche vise à gagner l’adhésion de ses destinataires censés retrouver leurs propres traditions, mais portées à niveau supérieur, dans la religion nouvelle 1. Le Pédagogue explicite ensuite ce qu’est la notion de Mystère chrétien, à savoir l’économie divine réalisée à travers l’Incarnation, la Passion et la Résurrection en vue du salut de l’humanité 2 . Les Stromates marquent l’étape suivante. À travers eux, Clément fait passer son lecteur du Mystère à la mystique et plus précisément à une mystique de la Parole. Il s’agira de voir ici comment il réalise cette démarche, ancrée toujours d’abord dans une reprise du vocabulaire et de la thématique des mystères d’Éleusis 3 tels que les ont déjà revus avant lui la philosophie grecque ainsi que les traditions juives et chrétiennes 4 . 1. Sur ce sujet, voir F. Jourdan, Orphée et les Chrétiens, I. Orphée, du repoussoir au préfigurateur du Christ. Réécriture d ’un mythe à des fins protreptiques chez Clément d ’Alexandrie, Paris, 2010, p. 411-441, avec la bibliographie proposée. 2. Voir par exemple Pédagogue, III 1, 2. Cf. Protreptique, XI 111, 3. Sur ce point, voir aussi I. R amelli, « Mysterion negli Stromata di Clemente Alessandrino: aspetti di continuità con la tradizione allegorica greca », dans A. M. Mazzanti, (éd.), Il Volto del Mistero, « Mistero e rivelatione nella cultura religiosa tardoantica », Castel Bolognese (RA), 2006, p. 83-119, avec la bibliographie. 3. L’étude qui suit est élaborée à partir d’un examen des occurrences du vocabulaire des mystères d’Éleusis dans les Stromates. Une semblable analyse fondée sur la thématique des initiations dionysiaques pourrait la compléter. Sur ce point, voir par exemple C. R iedweg, Mysterienterminologie bei Platon, Philon und Klemens von Alexandrien, Berlin – New York, 1987, p. 116-161. 4. Clément n’a plus besoin de purifier la notion cultuelle grecque : il l’a déjà fait. Christoph R iedweg (Mysterienterminologie bei Platon, Philon und Klemens von Alexandrien, p. 116-161) a montré comment il poursuit en cela l’entreprise de Platon et de Philon : là où Platon utilise la métaphore des mystères pour décrire la démarche philosophique d’orientation vers les idées, Clément redonne un sens religieux à ce vocabulaire pour évoquer l’initiation à ce qu’il conçoit comme l’enseignement véritable sur Dieu. Comme Philon, et Justin après lui, il met alors ce vocabulaire au service de l’exégèse biblique, laquelle doit précisément mener vers cet enseignement à visée révélatrice. À cela s’ajoute que, dans une certaine continuité avec
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Une précision sur le sens dans lequel le terme mystique sera pris ici s’impose au préalable. Le mot servira à désigner non pas une expérience d’extase, mais une démarche progressive, conçue comme initiatique, qui vise à l’union avec Dieu, et ce essentiellement par le biais de la connaissance présentée comme contemplation révélatrice. Or, chez Clément, cette union passe par l’intermédiaire de la Parole ou Logos que l’Alexandrin associe au Christ. S’il semble fondé de parler de mystique, et non pas simplement de recours à la métaphore des mystères dans la description de cette démarche, c’est parce qu’un désir d’union avec la Parole elle-même est sans cesse en jeu, que ce soit dans la lecture, l’écriture ou l’écoute. L’élaboration de cette mystique de la Parole sera décrite de la manière suivante. Il s’agira d’abord de voir comment Clément met en œuvre, dans sa propre écriture, la méthode qu’il préconise pour atteindre la connaissance de Dieu (connaissance qu’il appelle « gnose »). Il apparaîtra que son écriture devient un premier lieu d’expérimentation, voire de réalisation, de l’initiation à laquelle il invite. Le rôle essentiel accordé à la Parole dans cette démarche sera ensuite mis en évidence. Restera enfin à voir comment le cheminement proposé culmine dans une forme de mystique, au sens proposé pour ce terme, et quels différents types de mystiques cette mystique de la Parole réunit. I. L’ écr i t u r e
de
C l é m e n t :
l i eu d ’ u n e i n i t i at ion m ys t é r iqu e
pr é pa r at r ice à l a m ys t iqu e
Les occurrences du vocabulaire des mystères d’Éleusis, dans les Stromates, se révèlent les plus nombreuses aux livres un et cinq. Or, dans le premier livre, Clément explique sa méthode d’écriture, dans le cinquième, il décrit celle de la Bible. La fréquence de ce vocabulaire dans l’évocation des deux méthodes d’écriture n’est pas due au hasard. Elle signale l’existence d’une parenté entre elles. Elle s’explique en effet de deux manières. Elle relève d’une part du fait que Clément considère la Bible comme délivrant un message voilé, présenté comme un secret ou « mystère », dont le dévoilement consiste en une interprétation 5 ; cette conception de l’Écril’apocalyptique juive, il unit ce vocabulaire à l’image du voile et du dévoilement. Il le christianise enfin complètement, en suivant en cela avant tout Paul chez qui le mystère se singularise, c’est-à-dire passe littéralement au singulier, pour désigner l’économie divine réalisée à travers le sort du Christ (sur ce point, voir F. Jourdan, Orphée et les Chrétiens, I., op. cit., p. 401-441). 5. L’emploi du champ lexical des mystères sert le plus souvent à signaler la dimension du secret – Sur les raisons données au caractère voilé du message scripturaire, voir par exemple M. Harl , « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité” biblique », Vigiliae Christianae 36 (1982), p. 334-371, repris dans
404 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE ture invite Clément à se soumettre lui-même à l’initiation qui consiste à percer le sens de ce ou de ces mystères par le biais de l’allégorie. Par là, il initie en outre son lecteur auquel il transmet ce sens. Mais cette parenté est due d’autre part à la manière dont Clément conçoit sa propre écriture comme devant elle aussi voiler en partie son message. En cela, il tend à imiter la Bible (qui est Écriture), démarche qui lui permet de porter à son comble l’initiation. De cette façon, en effet, l’initié qu’il est tend à s’assimiler à son objet, du moins par l ’intermédiaire de l’écriture, une écriture, qui, précisons-le d’emblée, se veut non pas écrit figé, mais parole vivante. Or une telle assimilation s’apparente ultimement à une forme d’union. Par ce double aspect de son entreprise (interprétation et imitation), Clément passe en effet d’une démarche initiatrice, conforme à la notion de mystères telle qu’il en hérite et l’adapte à son projet, à une démarche que nous pourrons qualifier de mystique. Pour s’en persuader, il s’agira d’abord de voir comment sa méthode d’écriture est conçue à l’imitation de la démarche initiatique censée mener à la connaissance de Dieu, démarche qu’il assure être celle-là même que la Bible suggère. Il apparaîtra que Clément vise par-là essentiellement une imitation du Logos-Christ, faisant ainsi de son écriture le premier lieu d’une mystique de la Parole. L’écriture initiatique de Clément : Stromates I 1, 13-14 Un passage du Premier Stromate exprime très bien les deux aspects de cette méthode. On sait que Clément décrit son projet en termes imagés : il le présente comme la semaille ou l’entrelacement de souvenirs aboutissant à la prairie 6 ou tapisserie que seraient littéralement les Stromates. Il emploie toutefois aussi l’imagerie des mystères pour préciser son but de conduire à la gnose. Au début du premier livre, il se lance dans une défense de l’écriture (à la fois biblique et personnelle) comme véhicule de la connaissance sur Dieu. Mais l’écriture se distingue pour lui de l’écrit, au sens figé du terme. Elle est parole vivante, qui donne réellement à connaître parce qu’elle invite le lecteur à accomplir avec elle la démarche de dévoilement à laquelle elle se livre. Clément s’exprime ainsi : (13. 1) Le Seigneur n’a pas empêché de faire le bien à cause du sabbat, mais il a permis “ à ceux qui sont capables de recevoir sa parole 7 ” de prendre part aux mystères divins et à la lumière sainte qui vient de là-bas. (2) Aussi, E ad., Le déchiffrement du sens. Études sur l ’herméneutique chrétienne d ’Origène à Grégoire de Nysse, Paris, 1993, p. 89-126 (p. 101-104). 6. Stromates VI 1, 2. 1. 7. Cf. Mt 19, 11 : οὐ πάντες χωροῦσιν τὸν λόγον [τοῦτον], ἀλλ᾽ οἷς δέδοται, « tous ne peuvent pas recevoir ce langage, mais seulement ceux à qui cela a été donné » (trad. personnelle).
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n’a-t-il pas révélé à un grand nombre ce qui n’appartient pas à un grand nombre, mais seulement à quelques-uns auxquels il savait que ses mots convenaient, qui pouvaient les recevoir et se laisser former (τυπωθῆναι) par eux. Les sujets indicibles (τὰ ἀπόρρητα), comme Dieu, sont confiés à la Parole (λόγῳ), mais non à la lettre (οὐ γράμματι). (3) Et si quelqu’un nous dit qu’il est écrit : “ il n’est rien de caché qui ne doive être mis au jour, rien de voilé qui ne doive être dévoilé ” (Mt 10, 26), qu’il apprenne de nous que, par cette formule, Dieu a annoncé que ce qui est caché (τὸ κρυπτὸν) sera mis au jour pour celui qui écoute de manière cachée (κρυπτῶς) et que ce qui est voilé (τὸ κεκαλυμμένον), comme la vérité, sera montré à qui est capable de recevoir les traditions sous un voile (παρακεκαλυμμένως), et que ce qui est caché au grand nombre sera dévoilé à quelques-uns. Et pourquoi tous ne connaissent-ils pas la vérité ? (4) Pourquoi la justice n’est-elle pas aimée si elle appartient à tous ? C’est qu’en fait les mystères doivent être transmis de manière mystérieuse (τὰ μυστήρια μυστικῶς παραδίδοται) afin de n’être que dans la bouche de celui qui parle et de celui auquel s’adresse cette parole, ou plutôt, non pas dans leur voix, mais dans leur faculté de penser. (5) “ Dieu a donné ” à l’Église, “ les apôtres, les prophètes, les évangélistes, les pasteurs et les enseignants en vue de la formation des Saints, de l’œuvre du ministère, de la construction du corps du Christ ” (Eph 4, 11) 8.
L’analyse de ce passage permettra d’aborder la manière dont Clément recourt au vocabulaire des mystères pour évoquer sa propre méthode d’écriture. Il suffira de compléter cette lecture par des références au reste des Stromates pour montrer que cette écriture correspond exactement à la démarche, elle aussi conçue en terme d’initiation, que l’Alexandrin préconise en vue d’acquérir la gnose.
8. ᾗ καὶ οὐ κεκώλυκεν ὁ κύριος ἀπὸ ἀγαθοῦ σαββατίζειν, μεταδιδόναι δὲ τῶν θείων μυστηρίων καὶ τοῦ φωτὸς ἐκείνου τοῦ ἁγίου «τοῖς χωρεῖν δυναμένοις» συγκεχώρηκεν. (2) αὐτίκα οὐ πολλοῖς ἀπεκάλυψεν ἃ μὴ πολλῶν ἦν, ὀλίγοις δέ, οἷς προσήκειν ἠπίστατο, τοῖς οἵοις τε ἐκδέξασθαι καὶ τυπωθῆναι πρὸς αὐτά· τὰ δὲ ἀπόρρητα, καθάπερ ὁ θεός, λόγῳ πιστεύεται, οὐ γράμματι. (3) κἄν τις λέγῃ γεγράφθαι «οὐδὲν κρυπτὸν ὃ οὐ φανερωθήσεται, οὐδὲ κεκαλυμμένον ὃ οὐκ ἀποκαλυφθήσεται», ἀκουσάτω καὶ παρ’ ἡμῶν, ὅτι τῷ κρυπτῶς ἐπαΐοντι τὸ κρυπτὸν φανερωθήσεσθαι διὰ τοῦδε προεθέσπισεν τοῦ λογίου, καὶ τῷ παρακεκαλυμμένως τὰ παραδιδόμενα οἵῳ τε παραλαμβάνειν δηλωθήσεται τὸ κεκαλυμμένον ὡς ἡ ἀλήθεια, καὶ τὸ τοῖς πολλοῖς κρυπτόν, τοῦτο τοῖς ὀλίγοις φανερὸν γενήσεται·(4) ἐπεὶ διὰ τί μὴ πάντες ἴσασι τὴν ἀλήθειαν; διὰ τί δὲ μὴ ἠγαπήθη ἡ δικαιοσύνη, εἰ πάντων ἡ δικαιοσύνη; ἀλλὰ γὰρ τὰ μυστήρια μυστικῶς παραδίδοται, ἵνα ᾖ ἐν στόματι λαλοῦντος καὶ ᾧ λαλεῖται, μᾶλλον δὲ οὐκ ἐν φωνῇ, ἀλλ’ ἐν τῷ νοεῖσθαι. «δέδωκεν δὲ ὁ θεὸς» τῇ ἐκκλησίᾳ «τοὺς μὲν ἀποστόλους, τοὺς δὲ προφήτας, τοὺς δὲ εὐαγγελιστάς, τοὺς δὲ ποιμένας καὶ διδασκάλους, πρὸς τὸν καταρτισμὸν τῶν ἁγίων, εἰς ἔργον διακονίας, εἰς οἰκοδομὴν τοῦ σώματος τοῦ Χριστοῦ. » Stromates I 1, 12-14.
406 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE L’objet du mystère : l’indicible, Dieu Remarquable tout d’abord est le fait que Clément se donne pour objet « l’indicible » (τὰ ἀπόρρητα), ce qu’il glose immédiatement par « Dieu ». La qualification de l’objet suprême de la connaissance comme « indicible » est traditionnelle dans le langage des Platoniciens 9 qui reprennent eux aussi le vocabulaire des mystères, et Clément renvoie expressément sur ce point à Platon au cinquième livre 10 – Platon qu’il associe immédiatement à Moïse et à l’Orphée revisité par les Juifs d’Alexandrie. Ce qui est toutefois d’emblée frappant ici, c’est que Dieu n’est pas décrit comme inaccessible ou invisible (comme il l’est au livre cinq), mais comme indicible, alors que sa révélation est précisément confiée au logos, à la parole. Tel est le paradoxe que Clément tente de relever dans toute son œuvre : dire l’indicible, en cela conformément à la théologie qu’il défend, à savoir que Dieu, qui ne peut être exprimé par les mots et les noms que lui donnent les hommes 11, est toutefois précisément révélé par le Logos, qui n’est autre que son Fils. Sélection des auditeurs Le deuxième élément caractéristique de cette écriture qui s’apparente à une démarche initiatique consiste en la sélection de ses destinataires 12 . Cette sélection est exprimée dès le début du passage par la formule empruntée au Christ de Matthieu 13 (19, 11), ici adaptée en: τοῖς χωρεῖν 9. Sur ce sujet dans le néoplatonisme, voir Ph. Hoffmann, « L’expression de l’indicible dans le néoplatonisme grec de Plotin à Damascius », dans C. L évy – L. Pernot (éd.), Dire l ’évidence, Paris, 1997, p. 335-390. 10. Stromates V 12, 78 (texte cité à la note 126). Sur ce sujet, voir A. L e Boulluec , « Les noms divins selon Clément d’Alexandrie », Paris, à paraître dans un volume collectif du Laboratoire d’Étude sur les Monothéisme consacré à ce sujet. Je remercie Alain Le Boulluec de m’avoir permis de lire son article avant sa parution. 11. Stromates V 12, 81-82 (texte cité intégralement en annexe). 12. Clément évoque aussi cette pratique chez les païens, voir par exemple Stromates V 7, 41, 1, à propos des mystères égyptiens ; V 9, 58, 4 à propos des fondateurs des mystères considérés comme des philosophes pour avoir recouvert leurs doctrines de mythes afin qu’elles ne fussent pas visibles à tous ; V 9, 59 où est évoquée la distinction de deux types d’auditeurs chez les Pythagoriciens et chez les Péripatéticiens – distinction qui se retrouverait chez Paul (Stromates V 10, 60-66) et que Clément interprète comme la distinction entre ceux qui ont la foi et l’espérance et ceux qui ont accès au contenu du mystère. 13. Dans l’Évangile, cette expression appartient à la réponse que le Christ fait à ses disciples sur la question du mariage. Tandis qu’ils se demandent s’il est bon ou non de se marier, il leur répond par la parabole des eunuques, ayant eu soin auparavant de préciser que tous ne comprennent pas son langage, mais seulement ceux à qui cela est donné.
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δυναμένοις, puis glosée par αὐτίκα οὐ πολλοῖς ἀπεκάλυψεν ἃ μὴ πολλῶν ἦν, ὀλίγοις δέ, οἷς προσήκειν ἠπίστατο, τοῖς οἵοις τε ἐκδέξασθαι καὶ τυπωθῆναι πρὸς αὐτά. La volonté de sélectionner son auditoire conduit Clément à infléchir complètement le sens de la citation biblique suivante (Mt 10, 26, ici au § 3). Il présente comme une objection l’affirmation du Christ selon laquelle il n’est rien de caché qui ne doive être dévoilé un jour, et l’interprète, sinon à contresens 14 , du moins dans le sens qui lui convient : la formule sert ici à prescrire l’écoute dans le secret, secret qui ne sera découvert qu’à quelques uns (τοῖς πολλοῖς κρυπτόν, τοῦτο τοῖς ὀλίγοις φανερὸν). Clément est familier de ce genre d’infléchissements du texte biblique. D’autres de même teneur peuvent être relevés : la formule paulinienne (Col 1, 28) annonçant que tout homme sera parfait dans le Christ renvoie selon l’Alexandrin non pas indifféremment à tout individu, mais à « l’homme tout entier » qui aura accompli le cheminement préconisé 15 ; l’exhortation du Christ à crier sur les toits ce qu’il a exprimé en secret (c’est la suite du texte de Matthieu cité ici, 10, 27) serait quant à elle une invitation à transmettre ce message de manière élevée 16. Clément parle des auditeurs choisis comme ceux « qui sont capables de recevoir » le message (ἐκδέξασθαι, § 2), entendant par là les individus susceptibles de percevoir le sens profond sous le sens littéral. Son emploi du terme myste (« initié ») dans tous les Stromates 17, en témoigne : à chaque occurrence, le mot renvoie aux hommes qui connaissent le sens allégorique ou symbolique d’un texte ou d’une pratique et il est remarquable que Clément l’emploie souvent à propos de rites ou formules païennes (souvent pythagoriciennes) pour dire que les initiés sont ceux qui, sous ces formules,
14. Dans l’Évangile, le Christ invite ici les disciples à crier sur les toits ce qu’il leur a dit à l’oreille dans les ténèbres. 15. Stromates V 10, 61. 2-3. 16. Stromates VI 15, 124. 5. Voir aussi Stromates I 12, 56. 2-3. 17. Les mystes désignent, dans les Stromates, ceux qui ont découvert ou reçu la vérité (I 5, 32. 4) et ceux qui connaissent un texte secret et son interprétation. Les occurrences suivantes peuvent être relevées : en I 23, 153. 1 et 154. 1, les mystes sont ceux qui connaissent un écrit secret (sur Moïse) et son interprétation ; en II 20, 106. 1, ceux qui connaissent les raisons de l’interdit alimentaire portant sur certaines parties des animaux (c’est-à-dire qui savent que cet interdit recèlerait une exhortation à retrancher de soi la convoitise) ; en V 5, 30. 5, les Pythagoriciens qui défendent de manger le cœur sont considérés comme mystes parce qu’ils connaîtraient ou du moins rejoindraient l’interprétation « paulinienne » de Platon proposée par Clément, à savoir qu’il ne faut pas laisser dévorer son âme par le chagrin à propos d’événements indépendants de sa volonté (pour Clément, comme pour les Stoïciens qu’il suit sur ce point, il n’est de mal que le mal moral). La formule est en outre confirmée par une référence à Homère (« Il est malheureux celui qui va seul, errant, et dévorant son cœur », Iliade VI 202).
408 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE ont perçu un sens chrétien 18. L’adverbe μυστικῶς est employé de la même façon. Un exemple est significatif à cet égard : Apollon aurait été nommé ainsi de « manière mystique 19 » (μυστικῶς) parce que l’étymologie de son nom ferait précisément de lui un dieu unique 20. Toutefois, cette sélection de l’auditoire ne signifie pas que Clément considère certains hommes comme prédestinés à recevoir l’enseignement qu’il propose. Son ésotérisme ne relève pas de l’idée qu’il s’agirait d’une situation de nature – une telle conception est au contraire celle des « hérétiques » qu’il combat 21. La sélection signifie chez lui que l’accès à l’enseignement nécessite une préparation envisagée en termes de purification. Les étapes pour accéder au(x) mystère(s) et donc à la connaissance contemplative de Dieu Dans le texte proposé à l’examen, allusion est faite à un cheminement préalable pour parvenir à la connaissance, et ce par l’emploi du futur qui est repris à la citation du Christ, mais dont le sens est modifié : là où le texte évangélique comporte un futur à sens eschatologique 22 , dans la paraphrase de Clément, les expressions au futur (φανερωθήσεσθαι, δηλωθήσεται, φανερὸν γενήσεται) servent à décrire une révélation qui doit faire suite à une préparation. Cette préparation est exprimée par les formules verbales au datif qui désignent les destinataires de la révélation, c’est-à-dire d’une part la participiale « pour celui qui écoute de manière cachée (c’està-dire dans le secret) » (τῷ κρυπτῶς ἐπαΐοντι), et d’autre part la formule dont le participe est sous-entendu : « pour celui qui peut recevoir la tradition de manière voilée » (τῷ παρακεκαλυμμένως τὰ παραδιδόμενα οἵῳ τε παραλαμβάνειν). À cela s’ajoute l’idée que ces auditeurs doivent non seulement être capables de recevoir le message, c’est-à-dire d’en saisir le 18. Voir par exemple, Stromates V 5, 30. 5 (cf. la remarque dans la note précédente). 19. Le terme devrait être plus justement traduit par « mystérique ». Dans cet exposé où nous montrons la manière dont Clément passe des mystères à la mystique en recourant au même vocabulaire éleusinien, nous choisissons exceptionnellement de transcrire simplement le mot plutôt que de le traduire. 20. Stromates I 24, 164. 3 : Ἀπόλλων μέντοι μυστικῶς κατὰ στέρησιν τῶν πολλῶν νοούμενος ὁ εἷς ἐστι θεός, « Apollon doit son nom, de manière mystique, à la “ privation du multiple ” (a-polloi), dans la pensée qu’il est le dieu unique ». 21. Stromates II 3, 10. 22. À l’inverse, en Stromates V 19, 138. 3, l’aoriste εἶδον de la citation de Platon est remplacé par le futur ἐποπτεύσομεν, qui confère à la vision de Dieu une valeur eschatologique (sur ce point, voir D. Wyrwa, Die christliche Platonaneignung in den Stromateis des Clemens von Alexandrien, Berlin – New York, 1983, p. 316 ; C. R iedweg, Mysterienterminologie bei Platon, Philon und Klemens von Alexandrien, p. 145).
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sens profond, mais d’être marqués ou modelés par lui (τυπωθῆναι) 23, ce qui suggère déjà leur transformation au terme du cheminement évoqué. Exprimée par ce terme platonicien qui implique une ressemblance entre un modèle et son image, l’allusion à cette transformation laisse déjà entrevoir le thème de l’union. La notion d’étapes nécessaires pour l’accès à la connaissance de Dieu est décrite par le langage des mystères dans tous les Stromates, au point que Clément va jusqu’à parler de progrès mystiques 24 . Cette progression comporte essentiellement deux temps : l’acquisition de la foi et de l’espérance, possible pour tous ; et l’obtention de la révélation des mystères (la gnose reçue dans une époptie), permise à quelques-uns 25 – idée que Clément exprime en reprenant la distinction pythagoricienne entre deux types d’auditeurs (les simples et les véritables étudiants) et celle d’Aristote entre opinion et science 26. Ces deux étapes sont toutefois précédées d’une purification d’ordre moral, intellectuel et religieux 27. Elle est d’ordre moral d’abord puisqu’elle passe par une maîtrise des passions, préalable nécessaire au contact avec 23. Thème qui réapparaît par exemple en Stromates V 6, 38. 7, où c’est le Fils qui est dit « modeler » tout ce qui vient après lui. 24. Stromates VII 10, 57. 1 (voir le texte cité à la note 40). 25. La révélation était d’abord présente de manière sous-jacente dans l’Ancien Testament, avant d’être transmise aux apôtres dans le Nouveau. Voir Stromates V 6, 39 ; 10, 61 et 64 ; VI 15, 126. 2 ; VII 2, 6. 1-2. Sur ces deux étapes, voir par exemple encore Stromates VI 15, 126. 2 ; VII 2, 6. 1. 26. Stromates V 9, 59 (et plus généralement 9, 39-58 et 10, 59-64) (voir la note 12). Clément emploie aussi une autre image en Stromates V 10, 66, 2. 4, toujours empruntée à Paul (Hebr 5, 12-14) : il compare la catéchèse au lait comme nourriture élémentaire précédant la nourriture solide constituée par la « contemplation de la vision initiatique ». Voir aussi Stromates V 10, 62. 2-3 où Paul est cité. 27. Toutefois, première étape et purification tendent ici à se confondre. Dans le contexte où il veut expliquer l’épisode biblique du sacrifice d’Abraham ou plus précisément du trajet de celui-ci en vue d’atteindre le lieu du sacrifice, Clément interprète en revanche les trois jours que dure ce trajet comme trois étapes initiatiques : le premier jour correspondant à la vue du beau, le deuxième au désir de l’âme pour l’être le meilleur et le troisième à l’intellection ou l’intellect (νοῦς) capable de discerner les réalités spirituelles, car, ce jour-là, les yeux de l’entendement sont ouverts par le maître ressuscité le troisième jour (Stromates V 11, 73. 1-2). Ici, comme dans le paragraphe 78 étudié dans la troisième section de cet article, le chiffre trois renvoie à une rencontre avec le Christ. Dans la suite du passage (V 11, 74. 1-2), Clément cite conjointement Paul, qui évoque la vision face à face, et Platon à propos de la dialectique comme permettant d’atteindre les choses en elles-mêmes. Cette présentation lui permet de faire habilement dire au philosophe grec que c’est par le Logos (διὰ τοῦ λόγου, l’expression appartient à Platon) qu’il est possible de « deviner » Dieu (τὸ καταμαντεύεσθαι τοῦ θεοῦ – expression qui n’est pas dans le texte de Platon), et de le laisser conclure que c’est par l’intellection qu’on parvient finalement au Bien en soi (République VII 542 a 5-b 2) – intellection que Clément vient de décrire comme don du Christ ressuscité.
410 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE l’intelligible 28. Cette exigence correspond déjà à une tension vers la ressemblance à Dieu 29 et Clément définit précisément en ces termes le vrai sacrifice agréé par lui 30. La purification est d’ordre intellectuel ensuite : il s’agit de se délivrer des opinions viles et perverses, et ce grâce à la raison droite (διὰ τοῦ λόγου τοῦ ὀρθοῦ). Clément compare cette étape aux petits mystères 31 et la décrit comme une purification des oreilles en citant le hiéros logos attribué à Orphée 32 . Elle comprend vraisemblablement aussi, comme le suggère l’évocation de la phase « cathartique » au cinquième livre (§ 71), l’initiation aux disciplines libérales de l’éducation grecque. Celles-ci permettent en effet d’apprendre à discerner les représentations et à ramener la diversité des conceptions humaines à l’unité d’une foi en un Dieu unique 33 – autrement dit, elles mettent sur la voie d’une « confession de foi » universelle (ὁμολογία). Cette purification d’ordre intellectuel est en effet indissociable d’une purification d’ordre religieux, enfin, scellée par le baptême. Au paragraphe précédent (70, 7) du cinquième livre 3 4 , Clément évoque les rites purificateurs des mystères grecs ainsi qu’un bain pratiqué chez les « Barbares » (c’est-à-dire les Lévites), pour faire ainsi allusion à la purification baptismale 35. Après la purification et l’acquisition de la foi par ce double apprentissage, philosophique et catéchétique, intervient la seconde étape proprement dite que Clément appelle cette fois mode « époptique » (V 11, 71. 2). Elle comprend aussi deux temps : une « analyse », c’est-à-dire un processus d’abstraction géométrique, couramment employé dans la philosophie grecque, qui permet de remonter à l’unité 36 – à ce niveau, c’est le logos au sens de « raison » qui est à l’œuvre ; et une intellection de Dieu, 28. Stromates V 6, 34. 7. 29. Stromates VI 14, 108. 1. 30. Ce sacrifice consiste à se séparer de son corps et de ses passions (Stromates V 11, 67. 1), démarche comparée à celle des Pythagoriciens. 31. Stromates VII 4, 27. 6. 32. Stromates I 1, 15. 2. Cf. VI 17, 149-150. 33. Sur ce point, voir le commentaire de A. L e Boulluec au Stromate V (Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, Paris, [1981] 20092), ici chapitre 71. 2, p. 244, et L. R izzerio, « L’accès à la transcendance divine selon Clément d’Alexandrie : dialectique platonicienne ou expérience de l’“union chrétienne” ? », Revue des études augustiniennes 44 (1998), p. 159-179 (p. 162). 34. Le texte est reproduit en annexe. 35. Depuis Paul (Tit 3, 5), en effet, le terme λουτρόν est emprunté au langage des mystères pour évoquer ce sacrement. Voir aussi le commentaire de A. Le Boulluec au Stromate V, (Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, ici chapitre 70. 7, p. 242, et plus généralement tout le commentaire à ces deux paragraphes, p. 242-249). Voir encore P. Th. Camelot, Foi et gnose. Introduction à l ’étude de la connaissance mystique chez Clément d ’Alexandrie, Paris, 1945, p. 106. 36. Sur ce passage, voir, le commentaire au Stromate V de A. L e Boulluec (Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, p. 246-248), et L. R izzerio, « L’accès à la transcendance divine selon Clément d’Alexandrie ».
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laquelle passe toutefois nécessairement par un saut « dans la grandeur du Christ » 37, puisque pour le chrétien, la vision de Dieu ne peut être donnée que par le Christ 38 – cette fois, c’est le Logos-Christ qui intervient. Le terme de l’initiation est donc présenté comme une époptie, laquelle constitue, selon la formule paulinienne, « une vision face à face » (I Cor 13, 12) que Clément interprète comme une pure appréhension par l’entendement 39. Ces étapes sont résumées dans ce passage du septième livre : Aussi [la gnose] fait elle passer (μεταβολήν) l’homme à la demeure divine et sainte apparentée à l’âme et le conduit-elle, au moyen d’une lumière qui lui est propre, à travers les progrès mystiques jusqu’à ce qu’elle l’établisse au lieu suprême du repos, ayant appris (διδάξασα) à celui dont le cœur est pur (τὸν καθαρὸν τῇ καρδίᾳ, cf. Mt 5, 8) à contempler (ἐποπτεύειν) Dieu face à face (πρόσωπον πρὸς πρόσωπον), par une science compréhensive (ἐπιστημονικῶς καὶ καταληπτικῶς) 4 0.
Ici, la gnose est présentée comme permettant la réalisation des trois étapes évoquées : la purification (choix est fait d’un homme au cœur pur), 37. ἐπιρρίψαιμεν ἑαυτοὺς εἰς τὸ μέγεθος τοῦ Χριστοῦ κἀκεῖθεν εἰς τὸ ἀχανὲς ἁγιότητι προΐοιμεν. Stromates, V 11, 71. 3. Sur le sens de l’expression « grandeur » du Christ, voir les études citées dans la note précédente. 38. Ces deux étapes peuvent être rapprochées des deux modes d’expression de l’expérience religieuse : le premier philosophique et démonstratif, le second symbolique et initiatique, tels que les définit le Pseudo -Denys , Ep IX 1, PG III, col. 1105D (voir M. Harl , « Le Langage de l’expérience religieuse chez les Pères grecs », Rivista di Storia e Letteratura religiosa XIII/1 (1977), p. 5-34, repris dans E ad., Le déchiffrement du sens, p. 29-58, p. 30). Elles peuvent aussi rappeler la distinction attribuée à Aristote (Sur la philosophie, fr. 15 Ross) entre l’apprentissage (μαθεῖν) et l’émotion (παθεῖν) qui seule prévaut dans les mystères d’Éleusis, Aristote étant censé avoir précisé que l’initié n’est pas instruit, mais « subit » l’initiation : son intellect est impressionné parce qu’il voit sans recevoir d’enseignement. Le Pseudo-Denys a repris cette distinction (Noms Divins II 9) et son texte est destiné à influencer les théories chrétiennes postérieures définissant la théologie mystique comme une connaissance expérimentale de Dieu (voir P. Hadot, « L’union de l’âme avec l’intellect divin dans l’expérience mystique plotinienne », dans G. Boss – G. Seel , Proclus et son influence. Actes du colloque de Neuchâtel (1985), Zürich, 1987, p. 3-27, p. 5). Sur la présence de cette distinction chez Clément (même s’il ne cite pas Aristote), voir M. Harl , « Le Langage de l’expérience religieuse chez les Pères grecs », p. 55. 39. Stromates V 11, 74. 1. Cf. V 11, 67. 2. 40. ταχεῖα τοίνυν εἰς κάθαρσιν ἡ γνῶσις καὶ ἐπιτήδειος εἰς τὴν ἐπὶ τὸ κρεῖττον εὐπρόσδεκτον μεταβολήν. ὅθεν καὶ ῥᾳδίως εἰς τὸ συγγενὲς τῆς ψυχῆς θεῖόν τε καὶ ἅγιον μετοικίζει καὶ διά τινος οἰκείου φωτὸς διαβιβάζει τὰς προκοπὰς τὰς μυστικὰς τὸν ἄνθρωπον, ἄχρις ἂν εἰς τὸν κορυφαῖον ἀποκαταστήσῃ τῆς ἀναπαύσεως τόπον, τὸν καθαρὸν τῇ καρδίᾳ πρόσωπον πρὸς πρόσωπον ἐπιστημονικῶς καὶ καταληπτικῶς τὸν θεὸν ἐποπτεύειν διδάξασα, Stromates VII 10, 57. 1.
412 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE l’apprentissage et la contemplation, laquelle est exprimée de manière à la fois philosophique (en termes stoïciens de science compréhensive) et religieuse (avec la formule paulinienne de la vision face à face). L’image de la lumière révélatrice ajoutée à l’ensemble permet à Christoph Riedweg de lire dans ces lignes une préfiguration des trois étapes de la voie mystique médiévale : purgation, illumination et union 41. Cette lecture est étayée par la présence de la notion de μεταβολή mentionnée au début du passage : celui qui réalise la démarche décrite subit une transformation, celle déjà évoquée par le verbe τυπωθῆναι de notre texte. Méthode d’accès au secret des mystères : le voile et l’interprétation Pour conduire son lecteur à travers ces étapes, Clément adopte une méthode d’écriture qui correspond à la démarche initiatique proposée. Dans le texte que nous lisons, il évoque cette méthode par la double métaphore de l’initiation, celle, grecque, des mystères proprement dits (τῶν θείων μυστηρίων), et celle, juive, du voile à lever (τὸ κεκαλυμμένον, ἀπεκάλυψεν). Le caractère paradoxal de cette méthode est exprimé par une série de formules oxymoriques : il s’agit de dévoiler tout en voilant, de révéler tout en cachant – procédé qui est à la fois celui du transmetteur, en l’occurrence la Bible (τὰ μυστήρια μυστικῶς παραδίδοται), et celui préconisé au destinataire qui doit écouter dans le secret, recevoir le message de manière voilée (τῷ κρυπτῶς ἐπαΐοντι τὸ κρυπτὸν φανερωθήσεσθαι ; τῷ παρακεκαλυμμένως τὰ παραδιδόμενα οἵῳ τε παραλαμβάνειν δηλωθήσεται τὸ κεκαλυμμένον). Clément se propose alors d’adopter cette même méthode dans son écriture. Peu après notre passage, il évoque en effet son livre par le mot même qui désigne la Bible, γραφή (I 1, 15. 1), et le décrit comme procédant de manière semblable à celle du texte sacré, c’està-dire parlant par allusions (αἰνίξεται) et sans en avoir l’air (πειράσεται δὲ καὶ λανθάνουσα εἰπεῖν), révélant sous le voile (ἐπικρυπτομένη ἐκφῆναι), et montrant en silence (καὶ δεῖξαι σιωπῶσα) 42 – tout cela dans l’idée, et l’on peut renvoyer aux analyses d’Alain Le Boulluec sur ce point, que la vérité ne peut être transmise directement, mais doit être exprimée de manière diffractée dans toutes ces images qui la disent chacune partiel-
41. C. R iedweg, Mysterienterminologie bei Platon, Philon und Klemens von Alexandrien, p. 142 et le commentaire à ce passage dans la traduction du Stromate VII par A. L e Boulluec dans Clément d’A lexandrie , Les Stromates, VII, éd. et trad. A. L e Boulluec , Paris, 1997, p. 186, n. 3. 42. ἔστι δὲ ἃ καὶ αἰνίξεταί μοι γραφή, καὶ τοῖς μὲν παραστήσεται, τὰ δὲ μόνον ἐρεῖ, πειράσεται δὲ καὶ λανθάνουσα εἰπεῖν καὶ ἐπικρυπτομένη ἐκφῆναι καὶ δεῖξαι σιωπῶσα Stromates I 1, 15. 1.
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lement 43. De son lecteur, Clément attend alors la même attitude que du lecteur de l’Écriture 4 4 . Le voile ainsi posé exige toutefois d’être levé. Or le dévoilement, Clément le conçoit comme l’œuvre de l’allégorie, idée qu’il exprime ici encore, cette fois dans la continuité avec Philon, par le recours au vocabulaire des mystères. Dans ce contexte, il suffira de remarquer que le plus grand nombre des occurrences du mot μυστήρια au pluriel 45, parfois aussi de μυστήριον au singulier 4 6, et presque toutes les occurrences de l’adjectif μυστικός signalent une formule, un rite, un texte qui requiert l’interprétation ou recèle une signification symbolique à décrypter 47. Les exemples les plus caractéristiques sont ceux qui concernent les interprétations des nombres : le chiffre un est associé à l’unicité de Dieu 48 ; le deux, aux Testaments 49 ; le quatre, au nom grec de Dieu composé de quatre lettres (θεός) et au tétragramme 50 ; le cinq des cinq pains rompus par le Christ pour la foule, au monde sensible avec les cinq sens 51 ; le sept et le huit renverraient entre autres à l’hebdomade et l’ogdoade 52 (on pourrait ajouter pour compléter le tableau que le trois est associé aux étapes de l’initiation d’Abraham, éclairé le troisième jour par le Christ ressuscité, mais les mots mystères ou mystique n’apparaissent pas dans ce contexte 53). Il ne s’agit pas 43. Voir par exemple A. L e Boulluec , « Voile et ornement : le texte et l’addition du sens, selon Clément d’Alexandrie », dans Questions de sens. Études de littérature ancienne, t. II, Paris, 1982, p. 53-64 [repris dans Id., Alexandrie antique et chrétienne. Clément et Origène, Paris, 2006, p. 357-370] et Id., « Clément d’Alexandrie et le “ parler grec ” », dans S. Saïd (éd.), Hellenismos. Quelques jalons pour une histoire de l ’identité grecque. Actes du colloque de Strasbourg 25-27 Octobre 1989, Leyde – New York – Copenhague – Cologne, [1991], p. 233-250 [repris dans Id., Alexandrie antique et chrétienne, p. 63-80]. 44. Ce langage oxymorique est en effet celui de la complicité par excellence et favorise le lien au lecteur. M. Harl (« Le Langage de l’expérience religieuse chez les Pères grecs », p. 36) le définit comme caractéristique du langage de tous les mystiques. Elle va alors jusqu’à considérer que c’est la qualité de l’écoute faite d’un texte qui confère à celui-ci son caractère mystique (ibid. p. 57-58) – idée qui correspond exactement à l’appel adressé ici par Clément à son destinataire. 45. Par exemple, Stromates I 5, 32. 3. 46. Par exemple Stromates IV 17, 109. 2. Sur ce sens du terme, voir aussi I. R amelli, « Mysterion negli Stromata di Clemente Alessandrino », p. 109-111. 47. Voir par exemple Stromates, VII 18, 109. 2 où la Loi et les sacrifices vétérotestamentaires concernent « dans un sens mystique » les Juifs grossiers et les sectes impures, c’est-à-dire ne les concernent que dans leur sens littéral, tandis que le chrétien et le gnostique parviennent au sens profond qui est symbolique. 48. Stromates V 14, 102. 2; IV 23, 151. 3. 49. Stromates VI 16, 134. 1. 50. Stromates V 6, 34. 5. 51. Stromates V 6, 33, 4. 1. 52. Stromates IV 17, 109. 2. Cf. I 21, 147. 6 ; VI 16, 145. 3. 53. Stromates V 11, 73.
414 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE ici de détailler cette longue liste 54, mais simplement de souligner un fait caractéristique de la démarche de Clément : il appelle « mystère » ou qualifie de « mystique » toute expression grecque qu’il parvient à interpréter en un sens chrétien 55 ou selon une acception qu’il considère comme juste par opposition aux conceptions de ses adversaires hétérodoxes 56. Le cas de l’étymologie du nom d’Apollon a déjà été évoqué : le nom du dieu grec recèlerait « de manière mystique » (μυστικῶς) une signification plus profonde parce qu’il ferait allusion à l’unicité de Dieu 57 ; Platon parlerait de même « très mystiquement » dans le Timée à propos de l’unicité du principe 58; dans un autre genre d’idées, Pythagore est dit interdire « mystiquement » les fèves parce qu’elles rendraient les femmes stériles –inter prétation connue apparemment du seul Clément, qui s’en sert contre les détracteurs de la Création à l’instar des marcionites proscrivant la procréation 59. De manière générale, cette association des mystères à l’interprétation allégorique est explicitée au sixième livre 60. 54. Voir par exemple Stromates II 18, 84. 3. 1 à propos du sens profond à accorder à la crainte de Dieu, explicité « de manière mystique » par Barnabé, et qui recèlerait une exhortation à la connaissance ; V 6, 37. 1, à propos de l’interprétation « mystique » proposée pour la représentation des chérubins dont chaque partie aurait un sens symbolique montrant l’accord entre les deux Testaments. 55. Voir par exemple Stromates II 15, 70. 5 où la sentence delphique « connaistoi toi-même » est dite « très mystique » en ce qu’elle est supposée véhiculer le sens évangélique de la formule (d’origine inconnue) « tu as vu ton frère, tu as vu ton Dieu » ; Ibid., IV 23, 151. 3, où Pythagore est dit parler « de manière mystique » en évoquant l’unité à laquelle doit tendre l’homme, Clément rattachant la formule à l’idée d’unicité du grand prêtre (le Christ) du Dieu unique ; cf. Ibid., V 14, 102. 2 où l’on trouve une interprétation comparable sur l’unicité proposée à partir d’un vers de Pindare (lui aussi considéré comme pythagoricien, c’est-à-dire comme s’exprimant de manière symbolique). 56. Clément critique leurs communautés qu’il appelle cette fois « mystiques » de manière critique, par allusion aux initiations d’Aphrodite, afin de dénoncer les unions licencieuses qui y seraient pratiquées (Stromates III 4, 27. 1). 57. Stromates I 24, 164. 3. 5. 58. Stromates V 14, 89. 7. 2. 59. Stromates III 24, 2. 2. Dans un même type de débat, Clément suit Paul (Eph 5, 32) qui parle de μυστήριον à propos du mariage tel qu’il est évoqué dans la Genèse (Stromates III 12, 84. 2), Paul appliquant la formule vétérotestamentaire au Christ et à l’entrée dans l’Église. L’emploi du terme préfigure peut-être le sens de sacrement que va recevoir le mot païen à partir du iv e siècle (voir A. D. Nock , « Hellenistic Mysteries and Christian Sacraments », Mnemosyne IV/5 (1952), p. 178-213. Trad. fr. par A. Belkind, Christianisme et hellénisme, Paris, 1973, p. 183-186), mais qu’il n’a pas encore chez Clément (en cela contra I. R amelli, « Mysterion negli Stromata di Clemente Alessandrino », p. 110, à propos du baptême). Sur le même thème, voir encore Stromates III 17, 102. 3 (à propos du « mystère de la Création » évoqué contre Cassien et Marcion) et IV 23, 149. 1 (où, de manière comparable, l’Apôtre est dit parler de manière « très mystique », cf. 1 Co 7, 38). La même remarque concernant le sens de sacrement lié au terme μυστήριον est valable pour l’évocation du baptême en Stromates V 11, 70. 7 et 73. 2.
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Clément s’adonne ainsi dans sa propre écriture à la double démarche de voilement et de dévoilement à l’œuvre dans l’Écriture, espérant par là dépasser la lettre figée de l’écrit qui fait signe mais ne dit rien 61. À cette fin, ses deux instruments privilégiés sont l’exégèse et la révélation christique. Le rattachement à une tradition Un dernier élément du texte proposé à l’analyse semble caractéristique de la démarche mystérique : le rattachement à une tradition, puisque l’initiation est par excellence le lieu d’une transmission d’un initiateur à un initié, et il s’agit justement ici de παραδιδόμενα, c’est-à-dire de ce qui est transmis dans un tel cadre. À la fin du passage, Clément évoque plus précisément la chaîne de transmission de la connaissance par une citation de Paul qui nomme les apôtres et s’achève sur les didascales 62 . Cette chaîne sert de canon pour l’interprétation des mystères 63, canon qui consiste selon Clément en l’accord et l’unisson de la Loi, des Prophètes et du Nouveau Testament 6 4 . À cette tradition biblique s’ajoute néanmoins celle que Clément construit lui-même à partir de ses sources et des transformations qu’il leur fait subir, c’est-à-dire principalement à partir de ses emprunts aux Grecs 65 et à Paul. Un exemple suffit à s’en convaincre. Lorsqu’il parle de la philosophie grecque comme fournissant « des mystères préalables aux mystères » et un « pro-agon avant l’agon » 66, ces expressions caractéristiques de la culture grecque n’ont de sens que dans leur acception christianisée. La philosophie est conçue comme « petits mystères » en ce qu’elle est censée préparer au message chrétien. Clément fait advenir en elle la préfiguration qu’il souhaite y trouver et construit ainsi la tradition à laquelle il veut se rattacher. En cela il suit Paul, auquel il a déjà repris l’assimilation 60. Stromates VI 15, 124. 5. 61. Stromates V 11, 71. 4. 62. Chez Clément, une telle chaîne d’autorités spirituelles remplace les listes épiscopales de manière peut-être polémique, voir P. Th. Camelot, Foi et gnose, p. 95. 63. Voir par exemple Stromates I 1, 15. 2 ; IV 1, 3. 2 ; VI 15, 124. 3 et 5 ; VII 16, 97. 4. Par opposition, les hétérodoxes sont dénoncés comme les « mystagogues » des âmes impies parce qu’ils ne disposent pas de la « bonne clef » pour entrer dans l’Écriture (VII 17, 106. 2). 64. Stromates VI 15, 125. 3. 65. Sur l’emprunt à la tradition pythagoricienne dans cette démarche, voir surtout les ch. 59 à 66 du cinquième Stromate avec le commentaire ad loc. de A. L e Boulluec (Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire). 66. Stromates I 1, 15. 3 : ἀγὼν γὰρ καὶ ὁ προαγὼν καὶ μυστήρια τὰ πρὸ μυστηρίων, οὐδὲ ὀκνήσει συγχρήσασθαι φιλοσοφίας καὶ τῆς ἄλλης προπαιδείας τοῖς καλλίστοις τὰ ὑπομνήματα ἡμῖν.
416 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE et l’acception chrétienne du terme μυστήριον. L’Apôtre louait les Grecs de dresser un temple au dieu inconnu, considéré par lui comme une préfiguration du Dieu dont il voulait leur parler. Clément fait de même avec la tradition grecque et même s’il ne nomme pas Paul directement ici, il le cite dans la suite du passage lorsqu’il dit qu’il faut se faire Juif pour parler aux Juifs et Grec pour les Grecs 67. Ainsi ces cinq éléments, à savoir un message indicible, transmis à un auditoire sélectionné, selon des étapes bien définies, de manière voilée et dans le respect d’une tradition, scellent le caractère initiatique de la démarche de Clément, à la fois dans sa lecture de la Bible et des traditions grecques et dans son écriture. Toutefois, l’élément qui permet la réalisation effective de cette démarche est le rôle accordé à la Parole. Il permet de passer d’un cheminement mystérique à un progrès que nous pourrons qualifier de mystique en donnant au sens de ce terme une dimension unificative. II. L a Pa rol e
ou
L ogos
qu i con du i t de s m yst èr e s à l a m yst iqu e
L’insistance de Clément sur la notion de parole ou logos est en effet frappante. Une fois qu’elle sera mise en évidence, pourront être expliquées les raisons de son rôle privilégié dans la démarche proposée par l’Alexandrin. Une écriture de la Parole Dans le texte proposé à la lecture, l’opposition entre la parole et l’écrit est remarquable. Clément affirme que Dieu est confié au logos, mais non à la lettre – idée d’autant plus surprenante qu’elle est exprimée dans un passage qui défend l’écriture. L’Alexandrin veut dire par là que son texte, à l’instar du texte biblique, n’est pas figé et unilatéral, comme le serait la lettre, mais vivant, à l’image de la parole qui peut expliquer et va révéler 68. À terme, cette parole qu’est la « voix du Seigneur » lui-même est dite par Clément « sans forme » (λόγος ἀσχημάτιστος) parce que, pure lumière de la vérité, elle n’a plus même besoin de mots 69.
67. Stromates I 1, 15. 4. Voir aussi I 1, 15. 5 avec la citation de Col 1, 28. Voir encore en Stromates V 5, 30. 5 où le rapprochement proposé entre l’enseignement de Pythagore et celui de la Bible sur la justice est opéré via une citation de Paul (Gal 3, 28) et de Platon (Phèdre 247 a 7-8). 68. Cf. Stromates V 6, 34. 7 (cf. Phil 2, 9); V 11, 71. 4 ; 81. 6 et 82. 1. 69. Stromates VI 3, 34. 3. Sur ce passage, voir A. L e Boulluec , « Clément d’Alexandrie et le “ parler grec ” », p. 79.
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Dans notre texte, la notion de parole apparaît encore dans l’évocation de la relation entre initiateur et initié, exprimée ici par le verbe λαλεῖν (ἐν στόματι λαλοῦντος καὶ ᾧ λαλεῖται), et le sens ultime de cette parole est expliqué par une nouvelle opposition entre la simple « voix » (φωνῇ), qui s’apparente à la lettre figée, et l’activité de penser ou comprendre (νοεῖσθαι), en laquelle consiste essentiellement la parole : peu avant, en effet, Clément donne λόγος et νοῦς comme synonymes 70, le νοῦς pouvant être compris au sens d’intellection de Dieu 71. Cette opposition fonde toute l’entreprise d’exégèse de l’Alexandrin 72 . Mais elle a une fonction supplémentaire : elle le justifie comme écrivain qui prend le relais 73 du Logos dans la transmission de la connaissance du Père 74 – Logos qui est à entendre ici à la fois comme parole biblique et comme Christ, selon une série d’identifications sous-jacentes dans toute l’œuvre 75. La conception de son écriture comme relais de la Parole et comme parole même, est déjà, pour Clément, le lieu par excellence d’une expérience d’union à Dieu, toutefois médiatisée par le Logos. Cette conception est étayée par une double démarche d’imitation visant à la ressemblance unificatrice à Dieu : dans sa manière d’écrire, Clément tend en effet à imiter à la fois l’Écriture et le Logos-Christ. L’union à la Parole par l’ imitatio Christi L’imitation de l’Écriture à l’œuvre dans la méthode de révélation voilée et de voilement révélateur du message sacré 76 a déjà été évoquée. En l’appli70. Voir Stromates I 1, 12. 3, où Dieu est qualifié de source de l’intellect et du logos (ὁ ἐπιπηγάζων καὶ τὸν νοῦν καὶ τὸν λόγον). 71. Voir la n. 27. 72. On pourra comparer à cet égard l’idée exprimée en Stromates V 10, 64. 3-4, où, à partir d’une citation des Psaumes (18, 3), Clément oppose une formule (ῥῆμα) exprimée en plein jour, ce qu’il traduit par « donnée ouvertement par écrit » (τὸ γεγραμμένον ἄντικρυς), à la connaissance (γνῶσιν), qui, elle, est « cachée de manière mystique » (τὴν ἐπικεκρυμμένην μυστικῶς) mais produite au jour grâce à l’illumination (φωτισμός) qu’est l’enseignement donné par le maître (c’est-à-dire le Christ). Ailleurs, Clément parle encore du non-écrit à retrouver dans l’écrit (ἡ τῆς ἐγγράφου ἄγραφος), lequel est révélé par la venue du Sauveur qui renouvelle ainsi le livre (Stromates VI 15, 131. 5). Dans les deux cas, le sens du message dépasse l’écrit proprement dit. 73. Sur cette idée déjà exprimée dans le Protreptique, voir F. Jourdan, Orphée et les Chrétiens, t. I, p. 374-380. 74. Dans le septième Stromate (1, 2. 2-3), en effet, Clément précise que si la connaissance du Père n’est pas transmise par la voix, mais dans le silence, Dieu le Père est en revanche « dit », λεγόμενον, par le Seigneur son Fils : c’est bien une Parole qui transmet cette connaissance. 75. Sur les différents sens de Logos chez Clément, voir F. Jourdan, Orphée et les Chrétiens, t. I , p. 271-295 avec la bibliographie concernée. 76. Stromates I 1, 15. 1. Cette méthode, comme celle de la Bible elle-même, est décrite à travers tout le cinquième Stromate. Voir aussi par exemple Stromates VI
418 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE quant, Clément veut toutefois avant tout imiter le Logos, c’est-à-dire ici le Christ, et ce dans toute la démarche d’initiation qu’il propose. Le paragraphe qui précède le texte lu jusqu’ici en convainc. Clément y défend son entreprise de transmettre l’enseignement sur Dieu en donnant le Christ à la fois comme exhortateur et comme modèle. Il écrit en effet : « Car personne n’allume sa lampe pour la mettre sous le boisseau ». (Mt 5, 15), mais on la dresse sur son pied pour qu’elle éclaire ceux qui sont dignes de participer au même banquet. À quoi sert une sagesse qui ne rend pas sage celui qui peut entendre ? Car le Sauveur lui aussi sauve toujours et agit toujours, comme il voit faire son père (ἔτι τε καὶ ὁ σωτὴρ σῴζει αἰεὶ καὶ αἰεὶ ἐργάζεται, ὡς βλέπει τὸν πατέρα). En enseignant, on apprend davantage et en parlant on écoute soi-même avec ses propres auditeurs ; car « il n’y a qu’un maître » (Mt 23, 8), à la fois de celui qui parle et de celui qui écoute, à savoir celui qui est la source de l’intelligence et de la parole (ὁ ἐπιπηγάζων καὶ τὸν νοῦν καὶ τὸν λόγον) 77. (Nous soulignons.)
Ces mots indiquent que Clément imite le Christ à la fois dans le fait de parler, d’enseigner et de choisir ses auditeurs. La démarche mystérique n’est autre que celle préconisée et pratiquée par le Christ lui-même et l’on peut rappeler à cet égard que Clément considère les paraboles comme des mystères 78. Il explique en effet au sixième livre (15, 125-130) que, moyen privilégié de parler choisi par le Christ, elles servent d’aiguillon pour éveiller les lecteurs au désir d’apprendre tout comme de protection pour ceux qui ne sont pas capables d’accéder directement au sens 79. Par extension, il en vient même à considérer que l’ensemble des deux Testaments
15, 126 (à propos des paraboles) ; VII 16, 94. 1. Les auteurs chrétiens ont en outre coutume d’emprunter à la Bible elle-même l’aveu de son obscurité, sur ce point, voir M. Harl , « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité” biblique », p. 93-96. 77. Stromates I 1, 12. 3 : «οὐδεὶς ἅπτει λύχνον καὶ ὑπὸ τὸν μόδιον τίθησιν», ἀλλ’ ἐπὶ τῆς λυχνίας φαίνειν τοῖς τῆς ἑστιάσεως τῆς αὐτῆς κατηξιωμένοις. τί γὰρ ὄφελος σοφίας μὴ σοφιζούσης τὸν οἷόν τε ἐπαΐειν; ἔτι τε καὶ ὁ σωτὴρ σῴζει αἰεὶ καὶ αἰεὶ ἐργάζεται, ὡς βλέπει τὸν πατέρα. διδάσκων τις μανθάνει πλεῖον καὶ λέγων συνακροᾶται πολλάκις τοῖς ἐπακούουσιν αὐτοῦ· «εἷς γὰρ ὁ διδάσκαλος» καὶ τοῦ λέγοντος καὶ τοῦ ἀκροωμένου, ὁ ἐπιπηγάζων καὶ τὸν νοῦν καὶ τὸν λόγον. 78. Stromates V 12, 80. 7 et surtout VI 15, 124. 5-127. 79. Sur ce passage, voir M. Harl , « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité” biblique », p. 102-105. Clément nomme encore trois autres raisons de l’occultation scripturaire : la volonté de mettre l’annonce de la venue du Christ hors de portée des Grecs et des Barbares ; le désir de ne pas blasphémer en employant des termes qui ne seraient pas compris des païens ; et le danger encouru par les prophètes si leurs auditeurs avaient compris le sort que leur annonçait leur message.
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est exprimé sous forme de paraboles – manière d’affirmer la présence du Logos dans tout le Livre 80 . Comme le suggère en outre le texte, en œuvrant ainsi à l’image du Christ, Clément tend à imiter enfin le Père, source même du Logos et du nous. Une telle conception autorise à penser que c’est cette union au Christ par l’imitation de son œuvre qui confère ultimement la ressemblance à Dieu et permet d’atteindre à la connaissance de ce dernier : il s’agira alors de se demander si, pour le chrétien, il est une union possible avec Dieu autre que l’union avec le Logos 81.
80. La parabole étant un genre littéraire utilisé par les anciens Hébreux, Clément ne fait en réalité que renchérir sur leur tradition. Sur un usage semblable de la parabole chez Justin (répliquant aux Juifs), Tertullien et Irénée (répliquant aux marcionites et gnostiques), voir par exemple M. Harl , « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité” biblique », p. 97-100. Toutefois, dans l’esprit de Clément, la parabole est avant tout la manière de s’exprimer propre au Christ. C’est pourquoi la retrouver dans l’Ancien Testament lui permet de confirmer la continuité entre les deux volets bibliques (en réponse aux marcionites par exemple) et surtout la présence originelle du Logos dans le premier (surtout dans les prophéties et les psaumes [cf. Ps 77, 2], considérés comme lieux par excellence du message voilé). Clément a en outre une manière très habile d’associer les paraboles au Christ. En Stromates VI 15, 126. 3-4, il joue sur le double sens du terme κύριος, qui désigne à la fois le Seigneur et le sens propre d’un terme. Il explique ainsi que le Seigneur (ὁ κύριος), de même qu’il est venu sur terre, alors qu’il n’était pas de ce monde, recourt à un langage impropre (λόγος ἀπό τινος οὐ κυρίου), la parabole, pour faire passer l’homme au sens propre (κύριον, τὰ κυρίως λεγόμενα), c’est-àdire à la réalité divine qu’il représente lui-même (le jeu de mots est également relevé par M. Harl , « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité” biblique », p. 104). Au-delà de la prouesse rhétorique, Clément veut surtout montrer le lien intrinsèque entre la parole et le Christ qui l’emploie, le Logos étant essentiellement présent en l’un et l’autre. 81. La même question a été posée à l’œuvre de Philon. Selon D. Winston (Logos and Mystical Theology in Philo, Cincinnati, 1985, p. 15), en Mut 15-24, Philon affirmerait définitivement que seule l’union avec le Logos ou avec les autres puissances intermédiaires est possible (voir aussi les autres articles où D. Winston répète cette thèse et dont S. D. Mackie , « Seeing God in Philo of Alexandria : the Logos, the Powers, or the Existent one ? », The Studia Philonica Annual 21 (2009), p. 25-47, donne la liste p. 30, n. 17). Toutefois, E. Birnbaum (The Place of Judaism in Philo’s Thought. Israel, Jews and Proselytes, Atlanta, 1996, p. 80, p. 89-90) a montré que Philon varie sur ce point selon l’auditoire auquel il s’adresse et S. D. Mackie (« Seeing God in Philo of Alexandria ») a expliqué qu’il distingue en réalité trois degrés dans l’initiation (Abr 107, 119-132). Ainsi, dans l’ascension vers l’Un Existant, les êtres imparfaits auraient nécessairement besoin de l’intermédiaire du Logos, tandis que les parfaits comme Abraham bénéficient d’une vision directe de Dieu (voir Mut 81-82, 203. Cf. Ebr 82-83, Proem 27, QG 4, 2; 4, 5 et 8). Philon évoque même parfois cette vision sans nommer d’intermédiaires (Abr 79-80, Opif 69-71, Mos 1, 158).
420 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Cette première tension vers l’union par l’imitation du Logos est d’autant plus propice à permettre la connaissance de Dieu que ce Logos s’avère lui-même objet du mystère et révélateur du Mystère. La Parole comme objet du mystère et révélatrice du mystère La mystique qu’élabore Clément peut être considérée comme une mystique de la Parole parce qu’il confère à celle-ci ce double rôle dans la démarche initiatique qu’il propose. Tout est en effet pour lui mystères du Logos et il parvient même à le faire dire aux Grecs en réécrivant légèrement une citation de la Lettre de Lysis à Hipparque. Lysis reprochait à son correspondant d’avoir transmis les doctrines secrètes de Pythagore en les mettant par écrit : là où l’original évoque « les mystères des déesses d’Éleusis », le texte de Clément comporte « les mystères du Logos » 82 : manière encore de dire que les Grecs eux-mêmes n’ont jamais cherché à déchiffrer autre chose que le secret chrétien. Objet du mystère Clément parle des mystères du Logos parce que le Logos est avant tout l’objet du mystère. En cela, il prolonge l’usage de Paul, qui appelle μυστήριον le dessein divin de rédemption de l’humanité à travers le Christ, et il recourt expressément à l’Apôtre pour donner comme synonymes les expressions « Logos de Dieu » et μυστήριον 83. Par répercussion, dans toutes ses interprétations exégétiques (allégoriques et symboliques) de l’Écriture, Clément retrouve ultimement la présence du Logos, et ce même sous forme encore imparfaite dans les philosophie et poésie grecques. Le contenu de ce mysterion logique, pourrait-on dire, est essentiellement double 84 . - Il concerne tout d’abord la Création, c’est-à-dire la Genèse. Ce thème revêt une importance extrême pour Clément qui s’oppose aux hétérodoxes comme Marcion et à certains Gnostiques qui condamnent le monde créé, l’estiment œuvre d’un démiurge mauvais et concluent que le contenu de l’Ancien Testament n’appartient pas au véritable message chrétien. Il est 82. Stromates V 9, 57. 2 (cf. Jamblique , Vie de Pythagore 75). Voir le commentaire ad loc. de A. L e Boulluec , Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, p. 208-209 ; I. R amelli, « Mysterion negli Stromata di Clemente Alessandrino », p. 108 (avec référence à C. R iedweg, « Die Mysterien von Eleusis in rhetorisch geprägten Texten des 2./3. Jahrhundert nach Christus », Illinois Classical Studies, 13/1 (1988), p. 127-133). 83. Synonymie suggérée en Col 1, 25-27 que Clément cite au livre V 9, 60. 3. Voir aussi V 10, 61 ; VI 11, 95. 1. 1. 84. Dans cette analyse, nous prolongeons l’étude de P. Th. Camelot, Foi et gnose, p. 88-89.
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en effet remarquable que Clément considère l’étude, c’est-à-dire la compréhension profonde du sens, de la Genèse comme la première étape de l’initiation 85, même si, de fait, il lui faut d’abord commencer par réfuter les hétérodoxes – étape qui peut être considérée comme une purification. Cette conception de la Création comme un mystère à déchiffrer 86 peut être illustrée par une manipulation frappante du texte biblique : Clément cite un passage de la Sagesse qu’il tronque habilement sans le signaler afin que, dans le verset, l’explicitation du terme μυστήρια consiste dans le fait que Dieu a créé l’homme (en l’occurrence pour l’incorruptibilité et à l’image de son identité – identité que Clément interprète comme le Christ en tant que celui qui sait tout sur Dieu 87) 88. Or ce que Clément veut lire dans la Genèse, c’est la présence originelle du Logos, et cela dans la suite du prologue johannique. Le Protreptique est explicite à ce sujet 89. Dans les Stromates, il suffit de noter que la notion de principe et de premier prin-
85. Stromates I 1, 15. 2 ; IV 1, 3. 1-2 (sur ce texte et la notion de φυσιολογία à l’œuvre – terme à prendre au sens d’exégèse et de contemplation, comme l’avait déjà remarqué J. Pépin (Mythe et allégorie, les origines grecques et la contestation judéochrétienne, Paris, 1976, p. 411), voir par ex. L. R izzerio, Clemente di Alessandria e la “ φυσιολογία veramente gnostica ”. Saggio sulle origini e le implicazioni di un’epistemologia e di un’ontologia “ cristiane ”, Leuven, 1996, p. 81-89 et E ad, « L’accès à la transcendance divine selon Clément d’Alexandrie », p. 175. 86. Voir par exemple Stromates IV 1, 3. 1-3 (cf. I 1, 15. 2); IV, 23, 150. 2; VI 12, 97. 1. 87. Stromates VI 12, 97. 1 (cf. Sg 2, 22 et 23). Dans le texte de la Septante, on lit en effet : καὶ οὐκ ἔγνωσαν μυστήρια θεοῦ οὐδὲ μισθὸν ἤλπισαν ὁσιότητος οὐδὲ ἔκριναν γέρας ψυχῶν ἀμώμων. (23.) ὅτι ὁ θεὸς ἔκτισεν τὸν ἄνθρωπον ἐπ’ ἀφθαρσίᾳ καὶ εἰκόνα τῆς ἰδίας ἀϊδιότητος ἐποίησεν αὐτόν· (24.) φθόνῳ δὲ διαβόλου θάνατος εἰσῆλθεν εἰς τὸν κόσμον […], « Ils ne connaissent pas les mystères de Dieu, ils n’espèrent pas de rémunération de la sainteté, ils ne jugent pas qu’il y a une récompense pour les âmes pures. (23.) Oui (ὅτι), Dieu a créé l’homme incorruptible, il en a fait une image de sa propre nature; 24. mais c’est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde […] », tandis que Clément cite le texte ainsi : καὶ οὐκ ἔγνωσαν μυστήρια θεοῦ ὅτι ὁ θεὸς ἔκτισεν τὸν ἄνθρωπον ἐπ’ ἀφθαρσίᾳ καὶ εἰκόνα τῆς ἰδίας ἀϊδιότητος ἐποίησεν αὐτόν, si bien que ὅτι introduit chez lui une explication (les mystères consistent dans le fait que Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité et l’a fait à l’image de sa propre identité), ce qui n’est pas le cas dans le texte original. 88. Une autre association entre les notions de création et de mystère se fait autour de la question du mariage: Clément parle à ce sujet des propos « très mystiques » de Paul et renvoie lui-même à la Genèse (IV 23, 149-150), comme le fait l’Apôtre par ailleurs (Eph 5, 32). Voir la note 59. 89. Protreptique I 6, 4-7. 1. Voir aussi Extraits de Théodote 19 où les deux thèmes de la Création et de l’Incarnation font l’objet d’une exégèse commune appuyée sur le prologue johannique.
422 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE cipe ou « prémices de tous les êtres » est associée au Fils aux cinquième et septième livres par exemple 90. - Le deuxième élément qui constitue ce mystère est l’Incarnation. Si les chrétiens considèrent le texte biblique comme recelant un message voilé, contrairement aux Juifs, c’est précisément parce qu’ils supposent que l’Ancien Testament contient l’annonce de la venue du Christ que ne pouvaient percevoir leurs prédécesseurs 91. Le mystère consiste alors plus précisément en l’Incarnation, selon une terminologie inaugurée par Paul. Le Protreptique et le Pédagogue y font allusion 92 . Les Stromates explicitent cette association. Au livre six (15, 127. 3), l’enseignement « mystique » a pour objet la parousie et il est précisé que toutes les « paraboles » de l’Ancient Testament recèlent ce sens. Toutefois, pour Clément, l’Incarnation n’est pas à prendre au sens figuré : selon lui, ce sont ceux qui ne comprennent pas qui voient en elle une parabole. Comprendre l’Incarnation signifie saisir que c’est la chair revêtue par le Christ (c’est-à-dire sans doute non pas le Christ lui-même) qui a souffert. Une telle interprétation ne relève toutefois pas du docétisme que Clément critique par ailleurs 93. Dans le cinquième Stromate, il définit au contraire l’objet de l’époptie comme les chairs et le sang du Logos, et même s’il interprète cette vision comme une saisie intellectuelle 90. Stromates V 2, 4. 2. 4 et 3. 1 ; VII 1, 2. 2 (τιμητέον […] ἐν δὲ τοῖς νοητοῖς τὸ πρεσβύτατον ἐν γενέσει, τὴν ἄχρονον ἄναρχον ἀρχήν τε καὶ ἀπαρχὴν τῶν ὄντων, τὸν υἱόν, « il faut honorer, parmi les intelligibles, l’être le plus ancien par la naissance, le principe intemporel et sans principe, prémices des êtres, le Fils », trad. A. L e Boulluec de Clément d’A lexandrie , Les Stromates, VII (cf. Stromates V 14, 141. 1)). Concernant ce passage du septième livre, nous suivons l’interprétation de P. Th. Camelot, Foi et gnose, p. 100 et de A. L e Boulluec dans Clément d’A lexandrie , Les Stromates, VII, p. 43. Dans la mesure où Clément évoque ici un principe qui appartient aux intelligibles, il ne nous semble pas en effet que la première expression puisse désigner le Père. Il s’agit bien de deux désignations complémentaires du Logos johannique. Preuve en serait que la phrase suivante explique que ce Fils donne à connaître « la cause transcendante » (τὸ ἐπέκεινα αἴτιον), c’est-à-dire le Père, qui par cette expression peut justement être considéré comme « situé » au-delà des intelligibles, selon une conception philosophique platonicienne que Clément reprend à son compte (voir aussi la note 6, p. 43 d’A. L e Boulluec dans son édition de Clément d’A lexandrie , Les Stromates, VII). Sur cette association du Logos au principe, voir encore par exemple Stromates VI 17, 155. 3. 91. La Lettre d ’Aristée considère que le langage biblique est tropologique, c’est-àdire contient des signes à interpréter ; Philon évoque un sens invisible contenu dans le corps du texte ; mais aucun des deux ne présente le message biblique comme à proprement voilé ou obscur. L’idée est propre aux chrétiens qui veulent montrer la présence du Christ dans le corpus vétérotestamentaire (sur ce point, voir M. Harl , « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité” biblique », p. 96-100). Elle s’esquisse selon nous dès Paul (1 Cor 3 15-16). 92. Voir par exemple Protreptique XI 111 (cf. Col 2, 2) ; Pédagogue III 1, 1. Dans le Quis dives salvetur 37, l’objet du mystère est l’amour. 93. Stromates III 13, 91. 1 ; 17, 102. 3 ; VI 8, 71. 2 ; VII 17, 108. 2.
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des puissances et essence divines 94 , il n’élimine pas au passage le caractère effectif de la dimension sensible – preuve en serait qu’il recourt encore peu après à l’image de la nourriture pour décrire la contemplation et cite le Psaume trente-trois qui invite à « goûter et voir comme le Seigneur est bon ». Une allusion à la communion eucharistique est ici possible. Il est du moins assuré que Clément n’invite pas à une communion impersonnelle au Logos conçu de manière abstraite, mais considère que celui-ci est bien une personne, laquelle seule donne accès à Dieu 95. Le Logos mystagogue ou révélateur Le second rôle joué par le Logos dans la démarche initiatique décrite par Clément est celui de révélateur même du mystère. Dans la lignée de l’apocalyptique juive, Clément évoque certes les anges 96 comme des mystagogues qui, selon lui, de même que le Christ, sont des puissances de Dieu qui donnent à connaître celui-ci. Mais ils interviennent pour ainsi dire dans une étape préliminaire, en tant, par exemple, que les guides d’Abraham. Le mystagogue par excellence n’est autre que le Logos 97 lui-même. Philon lui avait déjà confié la fonction anagogique de conduire vers Dieu 98. Clément le présente comme la source et le transmetteur de la gnose 99, idée qu’il exprime ici encore par le vocabulaire des mystères (le Logos est mysta-
94. Stromates V 10, 66. 2. 95. Voir par exemple, Protreptique I 10 ; Stromates VI 7, 54-55. Cf. P. Th. Camelot, Foi et gnose, p. 113. 96. Stromates V 11, 73. 4 dans l’épisode d’Abraham et V 12, 79. 1 à propos de la vision de Paul (cf. VII 10, 57. 1). Sur l’association de la notion de puissance (δύναμις) au Christ (ici par ex. V 11, 71. 5) et aux anges, voir Stromates VII 2, 7. 9 ; Extraits de Théodote 4, 2 ; 12, 3. Voir Clément d’A lexandrie , Extraits de Théodote, éd. et trad. Fr. Sagnard, Paris, 1970, Appendice A, p. 215 ; D. T. Runia, « Clement of Alexandria and the Philonic Doctrine of Divine Powers », Vigiliae Christianae 58 (2004), p. 256-276 ; B. G. Bucur , « Revisiting Christian Oeyen: “The Other Clement” on Father, Son, and the Angelomorphic Spirit », Vigiliae Christianae 61 (2007), p. 381-413, p. 389, n. 30 et Id., Angelomorphic Pneumatology : Clement of Alexandria and Other Early Christian Witnesses, Leyde-Boston, 2009, p. 76-77, 80. 97. Stromates IV 25, 162. 3. l. 1: αὐτὸς οὖν ἡμᾶς ὁ σωτὴρ ἀτεχνῶς κατὰ τὴν τραγῳδίαν μυσταγωγεῖ et 5, l. 4-5: ὅθεν καὶ διδάσκαλος μόνος ὁ λόγος, υἱὸς τοῦ νοῦ πατρός, ὁ παιδεύων τὸν ἄνθρωπον. 98. Migr 168-175, Leg 3, 169-178, Sacr 8. Sur ce point, voir S. D. Mackie , « Seeing God in Philo of Alexandria », p. 29, p. 37-38. Sur la fonction médiatrice du Logos chez Philon, voir aussi le résumé de G. Reale et R. Radice, dans Cl. R. Reg giani – R. R adice – G. R eale , Filone di Alessandria, La filosofia mosaica, Milan, 1987, p. CIII et plus généralement, sur les différents modes d’être du Logos chez Philon, p. xcvi- civ. 99. Voir P. Th. Camelot, Foi et gnose, p. 97-99.
424 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE gogue 100, myste 101, révélateur du Père 102). Les formules bibliques sont aisément associées à ce lexique : Clément recourt non seulement à la notion de Fils, mais emprunte à Matthieu, Jean et Paul 103 dans ses descriptions du Logos comme seul révélateur du Père, visage de Dieu 104 ou encore vérité elle-même 105 en tant que seule vraie source de la connaissance théologique. La Parole est ainsi pour Clément à la fois l’objet du mystère et le révélateur de ce mystère, mystère qui est lui-même une étape vers la connaissance véritablement époptique, c’est-à-dire la vision de Dieu. Or, pour atteindre celle-ci, il faut précisément faire un saut dans ce Logos 106 , c’està-dire peut-être (entre autres) parvenir à une union avec lui. En l’imitant dans sa propre écriture, Clément tend déjà lui-même à cette ultime étape. L’attention a porté jusque-là au recours à la métaphore des mystères pour décrire une démarche qui s’élabore progressivement comme mystique, à la fois dans le parcours préconisé à l’aspirant gnostique et dans l’écriture même de Clément. Il va s’agir à présent de voir en quoi cette démarche cesse d’être simplement initiatique ou mystérique et devient mystique, au sens où il a été proposé ici d’entendre l’adjectif mystique, c’est-à-dire comme décrivant un cheminement qui vise l’union avec Dieu obtenue au terme d’un parcours précisément initiatique. La différence avec la démarche purement mystérique pourrait en effet se situer dans le fait que l’initiation mystérique tend essentiellement à la vision, l’époptie, alors que la démarche mystique viserait quant à elle à l’union 107. Cette démarche existe déjà dans la philosophie grecque et s’avère précisément n’être autre que le résultat d’une interprétation philosophique des mystères d’Éleusis 108 : Platon parle de contact avec le Beau au terme du parcours 109, Plotin
100. Stromates, IV 25, 162. 3. 101. Stromates V 12, 80. 102. Stromates V 6, 34. 1. 103. Voir par exemple Stromates I 12, 55. 2; I 28, 179. 1 ; V 12, 81. 3 ; VII 1, 4. 3. 104. Stromates V 6, 34. 1. 105. Voir par exemple Stromates II 4, 12. 1. 106. Ou plus précisément, dans la « grandeur du Christ », Stromates V 11, 71. 3. 107. Deux autres différences ont été esquissées dans les précédentes contributions : la dimension collective des mystères grecs et leur aspect rituel, tandis que la mystique serait une démarche individuelle ne requérant pas de rite ou culte spécifique. Il n’en demeure pas moins que, in fine, même à Éleusis, l’initié a une vision personnelle de la représentation du divin qui lui est offerte. En outre, la démarche mystique n’est pas exempte d’une forme de rituel (certes non collectif), sous la forme même de la préparation à l’union avec Dieu, qu’il s’agisse de l’exercice de l’exégèse, de l’ascèse, ou de la méditation par exemple. 108. Sur ce point, voir P. Hadot, « L’union de l’âme avec l’intellect divin dans l’expérience mystique plotinienne », p. 3-6. 109. Platon, Banquet 212 a 2 (συνόντος αὐτῷ), 4 et 5 (ἐφαπτομένῳ).
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d’union avec le divin compris au sens d’Intellect 110. Même l’idée que cette union passe par une union à soi et une unification de soi est commune aux philosophes et aux chrétiens 111. La spécificité chrétienne pourrait se situer alors, outre éventuellement dans la dimension sensible de la communion (les théurges la connaissent sous d’autres formes), dans le rôle, pour cette ascension unificative, précisément attribué au Logos sous ses différents aspects 112 . III. É l é m e n ts d ’ u n e
m ys t iqu e de l a
Pa rol e
La mystique qu’élabore Clément n’est pas une mystique de l’extase 113. Elle s’enracine dans la dialectique platonicienne en ce qu’elle se présente comme une ascension ponctuée par une série d’étapes, menée sous la tutelle d’un guide (on se souvient du rôle d’Éros dans le Banquet 114) et culminant dans une vision. Elle devient toutefois chrétienne en faisant de ce guide l’intermédiaire indispensable à l’obtention de cette vision 115 par sa double relation essentielle à l’homme et à Dieu. Or c’est par l’union avec ce guide (par le biais de l’imitation, de l’amour, de la grâce, de la communion, toutes formes d’union évoquées par Clément) que peut être obtenue la connaissance visée, laquelle est aussi elle-même une forme d’union, puisque l’intermédiaire se révèle être une « facette » et plus précisément une « face » du Dieu visé.
110. Plotin, Ennéade IV 8 [6], 1. Chez Plotin, il s’agit d’union avec le divin compris au sens de plan intelligible et d’Intellect. C’est Porphyre qui interprète cette union comme une union avec l’Un. Voir P. Hadot, « L’union de l’âme avec l’intellect divin dans l’expérience mystique plotinienne ». 111. Voir la section suivante. 112. La mystique de l’Incarnation ne sera pas étudiée ici. À ce sujet, voir dans ce volume l’article de M.-L. Chaieb , « Mystique de l’incarnation et mystique de l’initiation. Rencontre et influences dans le Protreptique et le Pédagogue ». 113. Voir toutefois la restriction sur ce point à la note 174. 114. Diotime évoque la nécessité d’un guide, qui peut en l’occurrence être le pédagogue ou l’amant, voir Platon, Banquet 210 a 6-7 ; 210 c 7 ; 211 b 8. Le rôle d’Éros dans le cheminement qu’elle propose est aussi essentiel puisque ce cheminement vers le Beau en soi constitue précisément les mystères d’Éros. 115. Dans la philosophie médioplatonicienne et l’hermétisme, le logos joue aussi un rôle préliminaire dans l’accès aux intelligibles. Alcinoos rappelle que le λόγος ἐπιστημονικός a cette fonction de raisonnement auxiliaire de l’intellection, tandis que l’union avec Dieu est une activité purement intellective (Didaskalikos IV, p. 156. 5-7 H). Hermès-Thot décrit de même le λόγος comme un guide vers la vérité, laquelle n’est toutefois atteinte que par le νοῦς (voir l’A sclepios, C. H. IX 10). La différence se situe chez le chrétien dans la personnalisation du Logos sous la forme du Christ qui manifeste Dieu.
426 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Or le Logos assure les deux aspects de cette démarche : en tant que raison ou intellect (les deux sont synonymes chez Clément) 116 présent en l’homme, il permet l’ascension rationnelle. En tant que Sagesse et Fils de Dieu, il donne à connaître ce dernier. En tant que Dieu incarné, en outre, il conduit directement à lui. Il s’agira alors ici d’examiner la manière dont Clément lie indissociablement ascension vers Dieu et rôle du Logos et de voir ensuite en quoi l’acquisition de la gnose relève de la mystique par les expériences d’union qu’elle propose. En guise de conclusion seront récapitulés les différents types de mystiques que subsume cette mystique de la Parole mise en œuvre par Clément, à la fois dans son exhortation et dans son écriture. L’accès à la connaissance de Dieu : une Parole qui unit à elle et unifie Le passage le plus célèbre où Clément décrit cette ascension vers Dieu comprenant une étape dialectique de type géométrique, un saut dans la grandeur du Christ puis, de là, dans l’abîme 117 divin lui-même, se situe aux paragraphes soixante-dix (section sept) à soixante et onze du cinquième Stromate (chapitre onze). Il a déjà fait l’objet d’excellentes analyses chez Salvatore Lilla 118, Eric Osborn 119, Alain Le Boulluec 120 et Annewies van de Hoek 121. Laura Rizzerio en a donné en outre une étude fort convaincante (« L’accès à la transcendance divine selon Clément d’Alexandrie ») qui montre l’influence du platonisme sur Clément tout en soulignant l’originalité du chrétien pour lequel la démarche n’est achevée que par une union et communion avec le Christ. Ce texte est reproduit en annexe 122 . 116. Dans cet article, la distinction entre le Logos-Parole-Christ et le Logos-raison, conçu comme réunissant en lui tous les aspects de la raison humaine, a peu été évoquée. Disons simplement de manière générale que lorsque Clément parle du logos humain, cette notion dépasse la simple conception grecque de la raison et se rattache à la notion chrétienne d’esprit, voir par exemple Protreptique XII 120, 3. Sur l’assimilation du λόγος (conçu comme une faculté liée au Christ et donc aussi de nature spirituelle) au νοῦς chez Clément, voir par ex. Stromates I 1, 12. 3 et ici notes 27 et 70. 117. L’expression est empruntée aux valentiniens, le mot désignant chez eux le Père transcendant. Voir par exemple I rénée , Contre les hérésies I 1, 1. 118. S. R. C. Lilla, Clement of Alexandria. A Study in Christian Platonism and Gnosticism, Oxford, 1971, p. 216 (avec la note 4). 119. E. F. Osborn, Clement of Alexandria, Cambridge, [2005] 2008, p. 124125. 120. A. L e Boulluec , Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, p. 242-248. 121. A. van den Hoek , « God Beyond Knowing: Clement and Alexandria and Discourse on God », dans A. McGowan – Fr. Norris (éd.), God in Early Christian Thought. Memorial Volume of Lloyd Patterson, Leyde-Boston, 2009, p. 37-60. 122. À titre de comparaison, on se reportera aussi au chapitre sur l’ésotérisme en Stromates V 9, 58-10, 66.
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Nous examinerons ici un passage qui met cette fois en œuvre le lexique des mystères tel qu’il est médiatisé par Paul et qui fait davantage ressortir le rôle du Logos dans le cheminement préconisé. Il s’agit des paragraphes soixante-dix-huit à quatre-vingt-deux du même livre (chapitre douze) dont sera ici présentée une paraphrase partielle, mêlée d’analyses. Le paragraphe soixante-dix-huit pose la difficulté habituelle : Dieu est inaccessible à la connaissance humaine et, même lorsqu’il est possible de l’entrevoir, cette connaissance est réservée à quelques-uns. Clément l’affirme en unissant ses sources grecques, juives et bibliques : il cite le fameux passage du Timée sur la difficulté à connaître le Père de l’univers (28 c 3-5), la confirme par le rappel de l’épisode de Moïse sur la montagne et scelle l’idée par la citation du poème judéo-hellénistique attribué à Orphée 123. Deux remarques sur ce paragraphe : on retrouve ici la diffi123. (1) «Τὸν γὰρ πατέρα καὶ ποιητὴν τοῦδε τοῦ παντὸς εὑρεῖν τε ἔργον καὶ εὑρόντα εἰς πάντας ἐξειπεῖν ἀδύνατον. ῥητὸν γὰρ οὐδαμῶς ἐστιν ὡς τἄλλα μαθήματα», ὁ φιλαλήθης λέγει Πλάτων. (2) ἀκήκοεν γὰρ εὖ μάλα ὡς ὁ πάνσοφος Μωυσῆς εἰς τὸ ὄρος ἀνιὼν (διὰ τὴν ἁγίαν θεωρίαν ἐπὶ τὴν κορυφὴν τῶν νοητῶν) ἀναγκαίως διαστέλλεται μὴ τὸν πάντα λαὸν συναναβαίνειν ἑαυτῷ· (3) καὶ ὅταν λέγῃ ἡ γραφὴ «εἰσῆλθεν δὲ Μωυσῆς εἰς τὸν γνόφον οὗ ἦν ὁ θεός», τοῦτο δηλοῖ τοῖς συνιέναι δυναμένοις, ὡς ὁ θεὸς ἀόρατός ἐστι καὶ ἄρρητος, γνόφος δὲ ὡς ἀληθῶς ἡ τῶν πολλῶν ἀπιστία τε καὶ ἄγνοια τῇ αὐγῇ τῆς ἀληθείας ἐπίπροσθε φέρεται. (4) Ὀρφεύς τε αὖ ὁ θεολόγος ἐντεῦθεν ὠφελημένος εἰπών·« εἷς ἔστ’, αὐτοτελής, ἑνὸς ἔκγονα πάντα τέτυκται » (ἢ «πέφυκεν», γράφεται γὰρ καὶ οὕτως), ἐπιφέρει· « οὐδέ τις αὐτὸν /εἰσοράᾳ θνητῶν, αὐτὸς δέ γε πάντας ὁρᾶται. » (5) σαφέστερον δὲ ἐπιλέγει· « αὐτὸν δ’ οὐχ ὁρόω· περὶ γὰρ νέφος ἐστήρικται. / πᾶσι γὰρ θνητοῖς θνηταὶ κόραι εἰσὶν ἐν ὄσσοι / μικραί, ἐπεὶ σάρκες τε καὶ ὀστέα [ἐμπεφυῖα] ἐμπεφύασιν.», « “ Quant au père et à l’auteur de cet univers, le découvrir est une tâche ardue et, une fois découvert, il est impossible de le faire connaître à tous ” (Platon, Timée 28 c 3-5). “ Il n’y a pas moyen de le mettre en mots, comme on fait pour les autres choses de la science ” (Lettre VII 341 c 6) dit Platon, l’ami de la vérité. (2) Car il a fort bien appris que Moïse, l’homme rempli de sagesse, en allant sur la montagne (c’est-à-dire, par la contemplation sainte, jusqu’au sommet des réalités intelligibles) défend strictement que tout le peuple monte avec lui (cf. Ex 19, 12-24). (3) Et quand l’Écriture dit : “ Moïse entra dans la ténèbre où était Dieu ” (Ex 20, 21), cette parole montre à ceux qui sont capables de comprendre que Dieu est invisible et indicible et que la ténèbre, qui est en réalité l’incrédulité et l’ignorance du grand nombre, fait écran devant l’éclat de la vérité. (4) Orphée le théologien à son tour a tiré parti de cette parole ; ayant dit “ Il est unique, accompli en lui-même, de cet être unique sont produites toutes choses, ses rejetons ” (ou « naissent », d’après une autre leçon), il ajoute : “ Aucun / des mortels ne l’atteint jamais de ses regards, lui, pourtant, les voit tous ”. (5) Et il poursuit en termes plus clairs encore : “ Mais je ne le vois pas. Autour, en effet, une nuée est fixée / – car tous les mortels ont des pupilles mortelles dans les yeux, / trop petites, parce que la chair et les os sont naturellement attachés à elles. ” » (Trad. P. Voulet, 1981, modifiée pour les citations d’Orphée). Sur les vers attribués à Orphée, voir F. Jourdan, Poème judéo-hellénistique attribué à Orphée. Production juive et réception chrétienne, Paris, 2010, p. 82-84 et le commentaire à chacun d’eux dans le même ouvrage. La première citation combine les versions A’ (v. 9) et B (v.
428 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE culté humaine à dire Dieu, exprimée ici encore par l’adjectif verbal ῥητόν et l’adjectif ἄρρητος ; les citations d’Orphée sont choisies de façon à associer les notions d’unicité de Dieu et de difficulté à accéder à lui. Or les thèmes de l’unité et de l’unicité sont essentiels dans le contexte de l’ascension dialectique vers Dieu puisqu’ils inscrivent celle-ci dans la continuité de l’exercice grec de montée vers l’Un. Le paragraphe soixante-dix-neuf esquisse la solution de la difficulté : il s’agit d’obtenir une vision, comme celle de Paul, ou un enlèvement dans et par le Christ au « troisième ciel ». Là sont entendues des paroles qu’il n’est toutefois pas permis à l’homme de prononcer : Le témoignage de l’Apôtre confirmera ces paroles ; il dit : « Je connais un homme dans le Christ qui fut enlevé jusqu’au troisième ciel » (II Cor 12, 2), et de là « jusqu’au paradis ; il entendit prononcer des paroles indicibles, qu’il n’est pas permis à l’homme de prononcer » (II Cor 12, 4) ; il évoque par là indirectement le caractère indicible de Dieu (τὸ ἄρρητον τοῦ θεοῦ) ; et il ajoute « il n’est pas permis », non en vertu d’une loi ni par la crainte d’une interdiction, mais pour indiquer qu’il n’est pas possible à la capacité humaine d’exprimer le divin (ἄφθεγκτον εἶναι τὸ θεῖον), car ce n’est qu’au-delà du troisième ciel qu’on commence à en parler, comme il convient à ceux de là-bas qui ont le droit d’initier (τοῖς ἐκεῖ μυσταγωγοῦσιν) les âmes des élus 124 .
La connaissance est ainsi obtenue par une union de fait avec le Christ puisque Paul est enlevé en lui. Εlle est donnée par une parole (on retrouve le verbe λαλεῖν), transmise aux élus par les mystagogues autorisés : les anges 125 dans l’expérience de Paul, mais surtout le Christ pour Clément qui associe vraisemblablement ces guides au Christ en lequel Paul est enlevé. Le troisième ciel où a lieu cette transmission représente en effet le Logos lui-même, comme l’invite à le comprendre l’exégèse de la parabole du levain proposée à la fin du paragraphe suivant. Cette association est préparée ainsi. Clément poursuit son propos en rejetant l’hypothèse d’une pluralité de cieux ou mondes par un nouveau 10) du poème judéo-hellénistique, la deuxième correspond à A’, v. 10 fin-11 ; la troisième à A’, v. 15-17. 124. Stromates V 12, 79. 1 : μαρτυρήσει τοῖς εἰρημένοις ὁ ἀπόστολος, «οἶδα» λέγων «ἄνθρωπον ἐν Χριστῷ ἁρπαγέντα ἕως τρίτου οὐρανοῦ», κἀκεῖθεν «εἰς τὸν παράδεισον, ὃς ἤκουσεν ἄρρητα ῥήματα, ἃ οὐκ ἐξὸν ἀνθρώπῳ λαλῆσαι,» τὸ ἄρρητον τοῦ θεοῦ οὕτως αἰνισσόμενος, οὐ νόμῳ καὶ φόβῳ παραγγελίας τινὸς τὸ «οὐκ ἐξὸν» προστιθείς, δυνάμει δὲ ἀνθρωπείᾳ ἄφθεγκτον εἶναι τὸ θεῖον μηνύων, εἴ γε ὑπὲρ οὐρανὸν τὸν τρίτον ἄρχεται λαλεῖσθαι, ὡς θέμις, τοῖς ἐκεῖ μυσταγωγοῦσιν τὰς ἐξειλεγμένας ψυχάς. (Trad. P. Voulet, 1981, légèrement modifiée). 125. Voir le commentaire de A. L e Boulluec , Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, p. 259.
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recours au Timée 126 et une citation du Pseudo-Clément de Rome 127. Il développe ensuite la notion de mystère telle qu’elle apparaît chez Paul, confirmée par les Évangiles, pour évoquer les conditions secrètes dans lesquelles les apôtres ont reçu la connaissance 128. Or, comme l’indique sa paraphrase, il considère visiblement que ce λόγος exégétique et véritablement (ἀληθῶς) ἱερός (« sacré ») qu’il faut cacher n’est autre que le Christ lui-même ou la connaissance transmise à travers lui puisqu’il le qualifie de « myste de l’être incréé et de ses puissances » 129. Les citations suggèrent 130 alors que Clément associe le mystère du royaume des cieux 131 dont le Christ livre le λόγος, c’est-à-dire le sens profond, sous forme de parabole à ses disciples, à ce fameux troisième ciel. L’exégèse de la parabole du levain explicite finalement cette association du royaume des cieux (et par là du troisième ciel) au λόγος qui en est la révélation, à la fois en tant que révélateur et qu’objet même de la révélation : Voici aussi la parabole du levain, par où le Seigneur signifie l’enseignement caché : « Le royaume des cieux, dit-il, est semblable à du levain, qu’une femme a pris et caché dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte ait levé » (Mt 13, 33; cf. Lc 13, 20-21). L’âme en effet, qui comporte trois parties, est sauvée par son obéissance, par la puissance pneumatique cachée en elle en vertu de sa foi, ou encore parce que la force de la parole nous a été donnée, concise et puissante, elle qui attire secrètement et invisiblement à elle tout homme qui la reçoit et la garde à l’intérieur de luimême et qui conduit à l’unité tout l’ensemble de son être 132 . 126. Stromates V 12, 79. 2. 127. Lettre des Romains aux Corinthiens 20, 8 ; Stromates V 12, 80. 1. 128. Stromates V 12, 80. 1-7. Cf. A. L e Boulluec , Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, p. 261 129. μηνύων ὅτι τὸν ἱερὸν ὡς ἀληθῶς περὶ τοῦ ἀγενήτου καὶ τῶν δυνάμεων αὐτοῦ μύστην λόγον ἐπικεκρύφθαι δεῖ, Stromates V 12, 80. 3. On peut rappeler à cet égard que l’expression ἱερὸς λόγος sert chez les Juifs d’Alexandrie à désigner la Bible (Philon en témoigne), qu’elle a été reprise par Aristobule pour désigner la version du poème judéo-hellenistique prêté à Orphée qu’il a vraisemblablement luimême réécrite et que Clément renvoie à ce texte en disant de nouveau qu’il s’agit d’un λόγος réellement (ὄντως) ἱερός précisement parce qu’Orphée y tient un discours monothéiste évoquant le logos divin (Protreptique VII, 74. 4). 130. L’explication proposée ici part du principe que Clément applique sa méthode de voiler son message alors même qu’il cherche à dévoiler un mystère. 131. Mt 13, 11. Stromates V 12, 80. 6. 132. Stromates V 12, 80. 8-9 : ἤδη δὲ καὶ διὰ τῆς περὶ τὴν ζύμην παραβολῆς τὴν ἐπίκρυψιν ὁ κύριος δηλοῖ· φησὶ γάρ· «ὁμοία ἐστὶν ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν ζύμῃ, ἣν λαβοῦσα γυνὴ ἐνέκρυψεν εἰς ἀλεύρου σάτα τρία, ἕως οὗ ἐζυμώθη ὅλον. » (9) ἤτοι γὰρ ἡ τριμερὴς καθ’ ὑπακοὴν σῴζεται ψυχὴ διὰ τὴν ἐγκρυβεῖσαν αὐτῇ κατὰ τὴν πίστιν πνευματικὴν δύναμιν, ἢ ὅτι ἡ ἰσχὺς τοῦ λόγου ἡ δοθεῖσα ἡμῖν, σύντονος οὖσα καὶ δυνατή, πάντα τὸν καταδεξάμενον καὶ ἐντὸς ἑαυτοῦ κτησάμενον αὐτὴν ἐπικεκρυμμένως τε καὶ ἀφανῶς πρὸς ἑαυτὴν ἕλκει καὶ τὸ πᾶν αὐτοῦ σύστημα εἰς ἑνότητα συνάγει.
430 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE La paraphrase peut être explicitée ainsi. Dans l’éthique platonicienne, à chacune des trois parties de l’âme correspond une vertu particulière : la tempérance pour la partie appétitive, le courage pour la partie irascible, la prudence ou intelligence pour la partie rationnelle. Clément transforme le cadre moral platonicien en prescription théologique, en suggérant que ces vertus sauvent effectivement les parties de l’âme correspondantes si elles relèvent d’un don divin fait à celles-ci : la tempérance devient obéissance, sans doute dans l’idée qu’une première étape du salut est la soumission à la Loi ; le courage est remplacé par la foi, soutenue par le don de l’Esprit, et, finalement, ce qui sauve la dernière partie de l’âme est le don, expressément exprimé par le participe δοθεῖσα, de la puissance du Logos. La description que donne Clément de ce Logos prouve qu’il a remplacé ici la vertu de prudence non pas simplement par la raison qui pourrait aussi être nommée λόγος 133, mais bien par le Logos divin, conçu, dans le contexte du passage évoquant la parole mystérieuse, à la fois comme Parole transmise dans l’Écriture 134 et comme Christ. Clément tendant lui-même à transmettre son message de manière voilée, cette association de la troisième partie de l’âme (la partie supérieure) au Logos qu’elle seule reçoit peut aussi constituer par répercussion une interprétation du troisième ciel comme lieu de réception de cette Parole. Nous avons vu qu’il s’agit effectivement d’une explicitation du mystère qu’est le royaume des cieux : les trois mesures de farine interprétées comme trois vertus théologiques peuvent renvoyer chacune à l’un de ces cieux. En outre, dans l’exégèse de la vision d’Abraham exposée quelques paragraphes auparavant 135, le troisième jour où le Patriarche voit effectivement Dieu selon Clément 136 est également associé à la partie supérieure de l’âme, au νοῦς capable de discerner les réalités spirituelles, et ce précisément pour avoir été dessillé par le Christ ressuscité au troisième jour 137. L’exégèse de cette parabole présente en outre ici l’intérêt d’évoquer la notion d’union comme étape indispensable et ultime dans l’acquisition de la connaissance de Dieu. Elle décrit cette union comme réalisée par le Logos qui attire à lui le chrétien qui le reçoit – union qui s’achève alors
133. Lequel est aussi à l’origine de l’unification de l’âme si on lui obéit, voir Stromates III 13, 93. 2 (A. L e Boulluec , Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, p. 262). 134. La précision qu’il s’agit d’un logos « concis et puissant » va dans ce sens, voir A. L e Boulluec , ibid., p. 262. 135. Stromates V, 11, 73. 2. 136. Après Philon (In Somn 1. 66 ; Conf 95-97), Clément interprète le « lieu » (τόπος, Gn 22, 3-4) que voit Abraham de loin comme Dieu lui-même, en renvoyant à Platon qui aurait appris de Moïse que Dieu est la région des idées, au sens où il enveloppe la multiplicité et la totalité des êtres (Stromates V 11, 73. 3). 137. Voir la note 27.
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dans une union ou unification de ce dernier lui-même sous la conduite du Logos. L’évocation du mystère n’est toutefois qu’un préalable à son déchiffrement. Clément reprend au paragraphe suivant sur la thématique du caractère inconnaissable de Dieu, tout en laissant déjà entrevoir la solution qu’il envisage par la présentation même de son propos. Il cite les Grecs sur ce caractère inconnaissable, vraisemblablement dans l’idée qu’ils n’ont quant à eux jamais eu d’accès réel à la connaissance visée 138. Il recourt en revanche à l’Évangile pour indiquer le seul moyen d’y parvenir, confiant à Jean le soin dire que le Fils a vu Dieu et peut donc le dévoiler. La citation du prologue johannique est d’autant plus adéquate que ce texte exprime par excellence le pouvoir du Logos. C’est ainsi après avoir pour ainsi dire fourni la clef de l’accès à la connaissance recherchée que Clément se lance dans une démarche qui rappelle la théologie négative courante dans la philosophie grecque 139. Toutefois, il ne recourt pas ici à une dialectique ascendante par voie d’abstraction comme il l’a fait au paragraphe soixante et onze. La méthode grecque lui sert cette fois à préciser, de manière négative, la manière dont Dieu peut finalement être dit – Clément souhaitant ici préciser quel discours (λόγος) peut être tenu sur Dieu. Or cette manière s’avère n’être autre que le don de la Parole elle-même, seule susceptible de révéler Dieu puisqu’elle est son Fils. La voie négative proposée par Clément se présente en effet comme suit 140. Elle ne 138. Solon et Empédocle sont cités aux sections 81, 1 et 2. 139. Sur les affinités de cette méthode avec la démarche mystique, voir H. Dörrie , « Logos-Religion ? Oder Nous-Theologie ? Die Hauptsächlichen Aspekte des Kaiserzeitlichen Platonismus », dans J. Mansfeld – L. M. de R ijk , Kephalaion. Studies in Greek Philosophy and its Continuation Offered to Prof. C. J. de Vogel, Assen, 1975, p. 115-136, p. 126. Si l’on retenait la distinction opérée par H. Dörrie (p. 123-130) qui repère deux tendances au sein du platonisme de l’époque impériale : une religion du Logos qui cherche ce dernier dans toutes ses manifestations sensibles et une théologie de l’Intellect (νοῦς) qui au contraire sépare celui-ci de tout le sensible, on pourrait même dire que la démarche de Clément unit les deux tendances. 140. Stromates V 12, 81. 4-82. 3 : ναὶ μὴν ὁ δυσμεταχειριστότατος περὶ θεοῦ λόγος οὗτός ἐστιν. ἐπεὶ γὰρ ἀρχὴ παντὸς πράγματος δυσεύρετος, πάντως που ἡ πρώτη καὶ πρεσβυτάτη ἀρχὴ δύσδεικτος, ἥτις καὶ τοῖς ἄλλοις ἅπασιν αἰτία τοῦ γενέσθαι καὶ γενομένους εἶναι. (5) πῶς γὰρ ἂν εἴη ῥητὸν ὃ μήτε γένος ἐστὶ μήτε διαφορὰ μήτε εἶδος μήτε ἄτομον μήτε ἀριθμός, ἀλλὰ μηδὲ συμβεβηκός τι μηδὲ ᾧ συμβέβηκέν τι. οὐκ ἂν δὲ ὅλον εἴποι τις αὐτὸν ὀρθῶς· ἐπὶ μεγέθει γὰρ τάττεται τὸ ὅλον καὶ ἔστι τῶν ὅλων πατήρ. (6) οὐδὲ μὴν μέρη τινὰ αὐτοῦ λεκτέον· ἀδιαίρετον γὰρ τὸ ἕν, διὰ τοῦτο δὲ καὶ ἄπειρον, οὐ κατὰ τὸ ἀδιεξίτητον νοούμενον, ἀλλὰ κατὰ τὸ ἀδιάστατον καὶ μὴ ἔχον πέρας, καὶ τοίνυν ἀσχημάτιστον καὶ ἀνωνόμαστον. (82. 1) κἂν ὀνομάζωμεν αὐτό ποτε, οὐ κυρίως καλοῦντες ἤτοι ἓν ἢ τἀγαθὸν ἢ νοῦν ἢ αὐτὸ τὸ ὂν ἢ πατέρα ἢ θεὸν ἢ δημιουργὸν ἢ κύριον, οὐχ ὡς ὄνομα αὐτοῦ προφερόμενοι λέγομεν, ὑπὸ δὲ ἀπορίας ὀνόμασι καλοῖς προσχρώμεθα, ἵν’ ἔχῃ ἡ διάνοια, μὴ περὶ ἄλλα πλανωμένη, ἐπερείδεσθαι
432 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE porte que sur une nomination possible : Dieu ne peut être dit, puisqu’il ne correspond à aucune catégorie (81. 5), il n’a pas non plus de parties qui pourraient être nommées (81. 6), et tout nom qui pourrait lui être donné est impropre (Un, Bien, Intellect, Être en soi), destiné simplement à indiquer sa puissance – Clément alors de conclure sur l’incapacité de la langue, par une réflexion sur la syntaxe 141, et de la méthode démonstrative pour donner accès à Dieu. Toutefois, par l’idée (présente dans le médioplatonisme) 142 que ces noms servent, pris ensemble, à indiquer la puissance de Dieu (ἀθρόως ἅπαντα ἐνδεικτικὰ τῆς τοῦ παντοκράτορος δυνάμεως), l’Alexandrin signale que la langue fournit un point d’appui pour aller vers Dieu (ἐπερείδεσθαι τούτοις) – à condition de s’apercevoir que ces mots (ou du moins une par-
τούτοις. (2) οὐ γὰρ τὸ καθ’ ἕκαστον μηνυτικὸν τοῦ θεοῦ, ἀλλὰ ἀθρόως ἅπαντα ἐνδεικτικὰ τῆς τοῦ παντοκράτορος δυνάμεως· τὰ γὰρ λεγόμενα ἢ ἐκ τῶν προσόντων αὐτοῖς ῥητά ἐστιν ἢ ἐκ τῆς πρὸς ἄλληλα σχέσεως, οὐδὲν δὲ τούτων λαβεῖν οἷόν τε περὶ τοῦ θεοῦ. (3) ἀλλ’ οὐδὲ ἐπιστήμῃ λαμβάνεται τῇ ἀποδεικτικῇ· αὕτη γὰρ ἐκ προτέρων καὶ γνωριμωτέρων συνίσταται, τοῦ δὲ ἀγεννήτου οὐδὲν προϋπάρχει. « Oui, vraiment, dans le discours sur Dieu, c’est ici le point difficile à traiter. Car si en toute chose le principe est malaisé à découvrir, à plus forte raison le premier et le plus ancien principe est-il difficile à montrer, lui qui est pour tout le reste la cause de la naissance et du maintien dans l’être. (5) Comment pourrait-on dire ce qui n’est ni genre, ni différence, ni espèce, ni individu, ni nombre, ce qui n’est pas non plus accident, ni sujet d’accident ? On ne saurait correctement l’appeler tout, car le tout est de l’ordre de la grandeur, et Dieu est le Père de la totalité des êtres. (6) Il ne faut pas non plus parler de parties de Dieu ; car l’Un est indivisible, et pour cette raison infini, non au sens d’une étendue qu’il est impossible de parcourir, mais au sens où il est sans dimension et sans limite, et par conséquent sans figure et sans nom. (82. 1) Et s’il nous arrive de lui donner un nom, ce n’est qu’improprement que nous l’appelons l’Un ou le Bien, ou l’Intellect, ou l’Être en soi, ou Père, ou Dieu, ou Créateur, ou Seigneur : ces mots, nous ne les prononçons pas comme son nom ; mais, faute de mieux, nous recourons à de beaux noms, afin que la pensée puisse y prendre appui, sans s’égarer ailleurs. (2) Aucun de ces termes, pris séparément, ne peut désigner Dieu, mais, tous ensemble, ils servent à indiquer la puissance du maître universel ; car les mots forment des paroles au moyen des propriétés qui leur sont attachées, ou par leurs relations mutuelles ; or on ne peut rien saisir de tel à propos de Dieu. (3) D’ailleurs il n’est pas saisi non plus par la science démonstrative, car celle-ci se constitue à partir de données antérieures et mieux connues ; or rien ne préexiste à l’inengendré. » (Trad. P. Voulet, 1981). 141. Voir A. L e Boulluec , Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, p. 267, et plus généralement p. 262-268 sur l’ensemble du passage. 142. Une conception semblable est exprimée chez A lcinoos , Did. X, p. 164, 34-36 Hermann : « Je ne dis pas cela parce que je sépare ces attributs les uns des autres, mais dans la pensée qu’ils permettent de concevoir, à eux tous, une unique réalité » (voir aussi M axime de Tyr , Discours II, 10. Sur ce point, voir A lcinoos , Enseignement des doctrines de Platon, éd. et commentaires J. W hittaker , trad. P. L ouis , Paris, [1990] 20022 , p. 103-104, n. 188 et A. L e Boulluec , « Les noms divins selon Clément d’Alexandrie »).
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tie d’entre eux : Bien, Intellect, Être, Seigneur et Un 143) désignent chacun en réalité le Logos-Christ 144 : le passage est à rattacher à celui du quatrième Stromate où il est dit que Dieu ne peut faire l’objet de démonstration, tandis que son Fils est sagesse, science et vérité, qu’il peut être démontré et expliqué et qu’il rassemble en lui toutes les puissances 145 dont il constitue l’unité en tant que totalité (πάντα ἕν) 146. Par là, le Christ est l’unité multiple, tandis que Dieu est l’unité simple. Par chacune de ses activités, il donne à connaître le Père, puisqu’il agit comme il le voit faire. Autrement dit, il l’actualise 147. Par chacune aussi, il reçoit un nom différent, lesquels, pris ensemble, peuvent donc indiquer l’activité de Dieu lui-même. Clément dit explicitement par ailleurs que le Fils est le nom du Père 148. Par suite, s’il n’est pas possible de dire Dieu directement, il est possible de parler de lui (περὶ Θεοῦ) 149 au moyen des différentes significations de ses noms que 143. En tant qu’unité d’une multiplicité (voir Stromates IV 25, 156. 2, cité à la note 146). 144. Lequel indique aussi le Père (voir Stromates V 6, 34. 1, où le Fils est qualifié de « face » du Père et de logos qui indique (μηνυτής) son caractère propre : ὁ λόγος τοῦ πατρῴου μηνυτὴς ἰδιώματος). Les autres noms, comme celui de Père et Créateur, indiquent la relation de Dieu au Christ, aux hommes et au monde, autre moyen d’avoir accès à Dieu. Voir aussi Stromates V 11, 71. 4 où les noms signalés comme figurant dans l’Écriture ( figure, mouvement, repos, trône, lieu, droite, gauche du Père) donnent lieu à des interprétations exégétiques dans la suite du livre. 145. Ces puissances, dans la continuité avec l’apocalyptique juive (voir les analyses de B. G. Bucur , « Revisiting Christian Oeyen », et Angelomorphic Pneumatology sur ce point), renvoient vraisemblablement aux puissances de l’Esprit et aux anges qui viennent s’unir à la Personne du Fils. 146. Stromates IV 25, 156. 1-2 : ὁ μὲν οὖν θεὸς ἀναπόδεικτος ὢν οὐκ ἔστιν ἐπιστημονικός, ὁ δὲ υἱὸς σοφία τέ ἐστι καὶ ἐπιστήμη καὶ ἀλήθεια καὶ ὅσα ἄλλα τούτῳ συγγενῆ, καὶ δὴ καὶ ἀπόδειξιν ἔχει καὶ διέξοδον. πᾶσαι δὲ αἱ δυνάμεις τοῦ πνεύματος συλλήβδην μὲν ἕν τι πρᾶγμα γενόμεναι συντελοῦσιν εἰς τὸ αὐτό, τὸν υἱόν, ἀπαρέμφατος δέ ἐστι τῆς περὶ ἑκάστης αὐτοῦ τῶν δυνάμεων ἐννοίας. (2) καὶ δὴ οὐ γίνεται ἀτεχνῶς ἓν ὡς ἕν, οὐδὲ πολλὰ ὡς μέρη ὁ υἱός, ἀλλ’ ὡς πάντα ἕν. ἔνθεν καὶ πάντα· κύκλος γὰρ ὁ αὐτὸς πασῶν τῶν δυνάμεων εἰς ἓν εἰλουμένων καὶ ἑνουμένων. « Dieu, quant à lui, n’étant pas objet de démonstration, n’est pas objet de science. Mais le Fils est à la fois sagesse, science, vérité et tout ce qui est apparenté à cela ; aussi admet-il démonstration et explication. Et toutes les puissances de l’Esprit prises ensemble et devenues une seule réalité, se confondent dans un même être, le Fils, sans que celui-ci se réduise à indiquer la notion relative à chacune de ses puissances. (2) En fait le Fils n’est pas simplement un comme un, ni une multiplicité impliquant des parties, mais un comme impliquant une totalité (πάντα ἕν) ; d’où il résulte qu’il est aussi totalité. Car il est le cercle de toutes les puissances rassemblées et unifiées. » (Trad. Cl. Mondésert, 2001). 147. Voir Stromates VII 2, 7. 7 où le Fils est qualifié d’activité du Père. 148. Stromates V 6, 38. 7 où le Fils est dit le « nom de Dieu » parce qu’il agit en regardant le Père et sa bonté. Voir aussi Stromates V 6, 34. 7. Sur ce sujet, voir plus généralement A. L e Boulluec , « Les noms divins selon Clément d’Alexandrie ». 149. Stromates VI 18, 166. 6 (κἂν μὴ θεόν, ἀλλὰ περὶ θεοῦ λέγῃ καὶ τοῦ θείου λόγου).
434 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE représente son Fils. Or pour celui-ci, et pour celui-ci seul, nom et signification coïncident. En cela, le Christ, selon une conception issue de l’apocalyptique juive et familière aux gnostiques 150, est le Nom hypostasié. Le but de Clément, dans ce recours apparemment superficiel aux méthodes de la théologie négative, est justement de dire que Dieu est accessible par la Parole. Il conclut en effet le passage en ces termes : Il en résulte que c’est par grâce divine et par le Logos seul qui vient de Dieu qu’on peut concevoir l’Inconnu ; c’est ainsi que Luc, dans les Actes des Apôtres, rapporte cette parole de Paul : « Athéniens, en toutes choses je vous vois éminemment religieux ; car en parcourant vos rues et en observant les monuments de votre culte, j’ai trouvé un même autel avec cette inscription : “ Au Dieu inconnu ”. Celui que vous vénérez ainsi sans le connaître, c’est lui que je viens, moi, vous annoncer. » (Ac 17, 22-23) 151.
La recherche du lien entre langage et connaissance est essentiel au propos : la démonstration que ce lien est inexistant d’après les catégories habituelles de la philosophie et du langage sert de phase purificatoire à l’affirmation qu’il existe réellement lorsque la Parole émane directement de Dieu. Parler et nommer est effectivement connaître, à condition que la Parole provienne non pas de l’homme, mais directement de Dieu 152 qu’elle incarne comme le fait son Fils. C’est pourquoi Clément termine le passage sur l’évocation, par Paul, du Dieu inconnu qu’il est venu annoncer : puisque l’Apôtre a vu Dieu par l’intermédiaire du Christ, il peut alors lui aussi donner à le connaître. 150. Sur ces deux sources, voir A. L e Boulluec , « Les noms divins selon Clément d’Alexandrie ». On notera en effet que, dans l’Évangile de la Vérité (NH I, 3, p. 38, 7-40, 23), par exemple, le nom du Père est le Fils (voir aussi Traité tripartite NH I, 5, p. 66, 29-67, 9 ; Évangile de Philippe NH II 3, p. 54, 5-15 ; Eugnoste NH III, 3, p. 77, 9-13 et 78, 3, NH V, 1, p. 6, 14-18 et 6, 29-27, 2. Cf. Clément luimême en Extraits de Théodote 26. 1). Le rôle que Clément accorde au Logos peut en outre faire penser à celui de Sophia dans la gnose. (Je remercie Jean-Daniel Dubois pour ces deux dernières remarques.) On rappelera enfin qu’en Hébreux, le terme dabar, « parole », sert parfois lui-même à désigner Dieu, sur ce point voir Jourdan, Orphée et les Chrétiens, t. I, p. 283 avec la bibliographie sur le sujet. 151. Stromates V 12, 82. 4 : λείπεται δὴ θείᾳ χάριτι καὶ μόνῳ τῷ παρ’ αὐτοῦ λόγῳ τὸ ἄγνωστον νοεῖν, καθὸ καὶ ὁ Λουκᾶς ἐν ταῖς Πράξεσι τῶν ἀποστόλων ἀπομνημονεύει τὸν Παῦλον λέγοντα· «ἄνδρες Ἀθηναῖοι, κατὰ πάντα ὡς δεισιδαιμονεστέρους ὑμᾶς θεωρῶ. περιερχόμενος γὰρ καὶ ἀναθεωρῶν τὰ σεβάσματα ὑμῶν εὗρον καὶ βωμὸν ἐν ᾧ ἐπεγέγραπτο· ‹ἀγνώστῳ θεῷ›. ὃν οὖν ἀγνοοῦντες εὐσεβεῖτε, τοῦτον ἐγὼ καταγγέλλω ὑμῖν ». (Trad. P. Voulet). 152. Cf. Stromates I 17, 84. 6-85. 3 où les faux prophètes sont qualifiés de voleurs et brigands parce que leurs propos émanent d’eux-mêmes et du Diable alors qu’ils prétendent détenir un message issu de Dieu. Sur ce texte, voir par ex. F. Jourdan, « La théodicée développée sur le thème du larcin des Grecs : origine du mal, liberté et Providence chez Clément d’Alexandrie (Stromates I 17, 81-87) », Semitica et classica 4 (2011), p. 114-136.
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Ainsi, la composition annulaire de l’ensemble du chapitre 153, encadré de chaque côté par la vision de Paul et par son message évangélique 154 , correspond à la volonté d’affirmer que la seule manière de connaître Dieu réside dans le don accordé par son Fils. Or ce don est celui d’une Parole : l’évocation de la méthode grecque et de son échec est de même encadrée par cette double affirmation que seul le Logos donne finalement accès à Dieu. La connaissance n’est plus soumise à un effort rationnel. Elle fait l’objet d’une grâce (θείᾳ χάριτι), comme l’exprimait déjà le paragraphe soixante et onze 155. Toutefois, comme dans ce passage, Clément ne dénonce pas la méthode grecque : dans la mesure où elle enseigne à discerner de manière négative ce que n’est pas Dieu, elle sert de point de départ pour accéder finalement à lui. Elle tient lieu de « petits mystères » 156, c’est-à-dire de phase à la fois préliminaire et purificatoire correspondant à l’exercice de la dialectique comme méthode de distinction 157. En l’occurrence, elle met sur la voie de la vraie Parole pouvant mener à la connaissance. L’analyse de ce chapitre devait permettre de montrer le rôle essentiel joué par la Parole dans l’accès à la connaissance de Dieu visée par la démarche initiatique, Parole qui achève cette démarche commencée à l’aide de la dialectique grecque en donnant elle-même directement accès à Dieu. Deux thèmes à l’œuvre laissent entendre que cette méthode s’apparente à une démarche mystique : la notion d’unité et d’unicité de Dieu, et celle d’union entre l’aspirant gnostique et le Logos, union qui aboutit à une uni153. C’est-à-dire Stromates V 12, 79-82, le paragraphe soixante-dix-huit pouvant être considéré comme préambule annonçant le sujet. 154. On peut rappeler, que, dans un autre contexte, Paul explique que le voile recouvrant le message vétérotestamentaire est levé lorsqu’on se tourne vers le Christ (II Cor 3, 16) – Clément se fait l’écho de cette docrine dans ses exégèses et la prolonge en disant que cette « conversion » est la seule qui donne enfin accès à Dieu autrement inconnaissable. 155. Stromates V 11, 71. 5 (ἡ χάρις δὲ τῆς γνώσεως παρ’ αὐτοῦ διὰ τοῦ υἱοῦ). 156. Stromates V 11, 70. 7 (cf. I 1, 15. 3). 157. Sur ce point, voir J. Pépin, « La vraie dialectique selon Clément d’Alexandrie », dans J. Fontaine – Ch. K annengiesser (éd.), Epektasis. Mélanges patristiques offerts au Cardinal Jean Daniélou, Paris, 1972, p. 375-383 ; A. L e Boulluec , Clément d ’Alexandrie. Stromates V, vol. II : Commentaire, p. 244 ; L. R izzerio, « L’accès à la transcendance divine selon Clément d’Alexandrie ». En Stromates V 11, 74. 2 par exemple, Clément loue la dialectique, qui, par le biais du logos (διὰ τοῦ λόγου) toujours, permet de deviner Dieu (voir la note 27 sur la présentation de la citation de Platon dans ce passage). Là, il ne peut toutefois s’agir que de « deviner » (καταμαντεύεσθαι) Dieu puisqu’il est question d’Abraham qui n’a pas encore d’accès « direct » à lui, le Logos ne s’étant pas encore incarné à son époque (ou, comme le dit Clément, parce qu’Abraham n’est encore que dans le devenir, ἐν γενέσει, V 11, 73. 4. Voir aussi l’interprétation du même passage biblique par Philon, évoqué à la note 136). Le recours à la dialectique demeure caractéristique d’une phase préliminaire à la véritable révélation, qui, même dans le cas d’Abraham, est mise en lien avec le Christ (V 11, 73. 2, voir la note 27).
436 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE fication de l’homme à soi et qui, dans ces deux dimensions, est l’œuvre du Logos lui-même. L’insistance sur l’unité et l’unicité de Dieu et sur la place du Logos dans cette conception de l’unité ne fera pas ici l’objet d’examen. Jean Lebreton, Salvatore Lilla, Eric Osborn et Laura Rizzerio 158 l’ont déjà analysée, montrant, à l’appui du passage du quatrième Stromate déjà évoqué, que, chez Clément, Dieu et le Christ sont conçus comme deux types d’unité, l’un en tant qu’unité absolument simple et inaccessible, l’autre en tant qu’unité dérivée et complexe, génératrice de toutes choses. En cela, l’union au Christ constitue une forme d’union à l’Un tel qu’il est accessible à l’homme. Pour confirmer l’hypothèse que Clément élabore bien une mystique de la Parole, il s’agira en revanche d’approfondir ici la notion d’union apparue à travers l’examen des textes. Les différents types d’union créés par la voie d’accès proposée à la gnose Trois thèmes déjà évoqués relèvent de ce processus unificateur : l’imitation du Christ, que Clément tend lui-même à réaliser dans son écriture et qu’il invite le gnostique à accomplir par son attitude morale ; la ressemblance à Dieu, acquise justement par ce processus d’imitation 159, obtenue par le passage des étapes initiatiques et culminant dans l’époptie (en ce sens que la vision qu’a Dieu du monde est elle-même décrite en terme d’époptie 160) ; la communion, enfin, qui relève cependant davantage d’un processus rituel décrit dans le Pédagogue 161 . Toutefois, le processus d’acquisition de la gnose est générateur de trois autres types d’union que Clément décrit explicitement 162 . Dans la transmission de la connaissance par la Parole, s’opère d’abord une union entre l’initiateur et l’initié, laquelle comporte deux aspects : une union entre le Logos lui-même et l’homme et une autre entre le maître (humain) et le disciple. Le troisième type d’union est celui de l’homme à lui-même. 158. Voir J. L ebreton, « Le désaccord de la foi populaire et de la théologie savante dans l’Église chrétienne du iii e siècle », Revue d ’Histoire Ecclésiastique, 19 (1923), p. 481-505 et 20 (1924), p. 5-37 ; S. R. C. Lilla, Clement of Alexandria. A Study in Christian Platonism and Gnosticism, Oxford, 1971, p. 204-207 ; L. R izzerio, « L’accès à la transcendance divine selon Clément d’Alexandrie », p. 165-172 (avec la bibliographie proposée à la note 13, p. 166) ; E. F. Osborn, Clement of Alexandria, p. 111-146. 159. En Stromates V 11, 71. 3, le saut dans l’abîme se fait grâce à la sainteté (ἁγιότητι), laquelle est à la fois celle du Christ et du chrétien. 160. Stromates IV 23, 152. 3. 161. Stromates V 10, 66. 3 ; 11, 70. 1 ; Pédagogue I 6, 46. 2-3 ; II 2, 19. 3-20. 1. 162. Ils pourraient être associés aux trois types de réciprocité que E. F. Osborn, Clement of Alexandria (p. 133-142, 147-149) décrit, de manière imagée comme des ellipses, lesquelles relient Dieu à son Fils et par là à l’homme, Dieu au monde et enfin l’homme à son prochain.
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La relation entre l’initiateur et l’initié, qui correspond à l’union du Logos au chrétien, a déjà été évoquée. Elle apparaissait dans le premier texte proposé à la lecture par le double emploi du verbe λαλεῖν ainsi que dans l’exégèse de la parabole du levain. Là, était également décrite la manière dont l’union au Logos produit l’union de l’homme à lui-même. L’union de l’homme à son prochain, quant à elle, s’avère aussi avoir lieu grâce au Logos : Clément décrit la transmission du savoir comme une union féconde d’âme à âme et d’esprit à esprit, dans la mesure, précise-t-il, où « l’on sème le Logos ». Une telle union, scellant la réciprocité entre le dire et l’entendre 163, conduit même in fine à la transformation du disciple en fils et nouveau médiateur de la connaissance 164 . Il en ressort que la connaissance de Dieu passe pour Clément nécessairement par une union au Logos, union qui se réfracte dans la relation à l’autre et à soi et qui est produite par le Logos lui-même. La question suivante pourra toutefois être posée : cette union au Logos est-elle équivalente à une union avec Dieu ? On remarquera par exemple, que chez Plotin, l’âme s’unit à l’Intellect et non directement à l’Un 165. Au paragraphe soixante et onze du cinquième Stromate, Clément évoque un saut dans l’abîme qui suit le saut dans la « grandeur » du Christ et implique même d’avoir dépassé la « grandeur » monadique que celuici constitue. Plusieurs types de réponses pourraient alors être proposés à cette question. Il pourrait être simplement signalé que le Fils est considéré comme la face du Père qui se manifeste aux hommes et que, par suite, puisqu’elle donne accès à Dieu par la vision et la connaissance, l’union au Logos est nécessairement aussi union à Dieu. En s’appuyant sur une réflexion de Jean Daniélou 166, il serait possible de préciser en outre que ce qui justement distingue le mystère chrétien du mystère platonicien, c’est 163. Idée précisément exprimée en Stromates I 1, 12. 3 (voir les notes 70 et 77) et caractéristique de la mystique de la Parole qui naît précisément de cette relation essentielle entre les deux agents de la parole, l’émetteur et le récepteur, voir la note 47. 164. Stromates I 1, 2 : ψυχὴ γάρ, οἶμαι, ψυχῇ καὶ πνεῦμα πνεύματι συναπτόμενα κατὰ τὴν τοῦ λόγου σπορὰν αὔξει τὸ καταβληθὲν καὶ ζωογονεῖ· υἱὸς δὲ πᾶς ὁ παιδευόμενος καθ’ ὑπακοὴν τοῦ παιδεύοντος, « Car je crois que l’union de l’âme à l’âme et de l’esprit à l’esprit, au moment où l’on sème la Parole, fait croître la semence tombée et produit la vie : tout disciple qui obéit à son maître devient son fils ». De manière parallèle, la vision du prochain donne à connaître Dieu, voir la citation de cet agraphon en Stromates I 19, 94. 5 : εἶδες τὸν ἀδελφόν σου, εἶδες τὸν θεόν σου, « tu as vu ton frère, tu as vu ton Dieu ». 165. Voir P. Hadot, « L’union de l’âme avec l’intellect divin dans l’expérience mystique plotinienne ». 166. J. Daniélou, Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée II, t. II : Message évangélique et culture hellénistique aux ii e et iii e siècles, Tournai, 1961, p. 339 : « Mais c’est précisément là où la mystique chrétienne et le mystère platonicien s’opposent : le mystère chrétien n’est pas celui d’une unité primordiale vers laquelle la Trinité
438 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE que l’unité vers laquelle tend la démarche initiatique n’est pas une unité primordiale vers laquelle le Christ serait seulement un échelon, mais une unité dont le Christ fait intégralement partie de la structure. Enfin, en suivant le texte du quatrième Stromate sur les deux types d’unités divines, nous pourrions penser que l’union obtenue par la démarche initiatique se fait essentiellement avec le Fils et que l’union au Père constitue la grâce accordée ensuite par l’intervention du Fils, grâce à l’unification du multiple qu’il produit 167. Cette unification permettrait de dépasser la « grandeur » qu’il constitue en tant qu’unité du multiple et conduirait ainsi à l’unité simple – toutes ces réponses à titre de simples propositions. Trois types de mystiques réunis dans la mystique du Logos En guise de conclusion à cette étude, plutôt que de résumer le propos, il s’agira ici d’ouvrir le débat sur les types de mystiques à l’œuvre chez Clément. Dans sa communication sur la mystique persane 168, Mohammed Ali Amir-Moezzi a expliqué qu’il existe dans les traditions qui font l’objet de son étude trois types de spiritualités ou mystiques : l’une relative au culte, l’autre à la connaissance, la troisième à l’amour, qu’il a alors magnifiquement présentée. Il semble que la démarche de Clément embrasse ces trois types de mystiques, menées à chaque fois sous la conduite du Logos, et culmine littéralement dans une mystique du Logos. Une mystique du culte Parler d’une mystique du culte chez Clément peut paraître étrange. Il est toutefois possible d’envisager cette perspective en deux sens. D’une part Clément, fidèle à ses prédécesseurs juifs 169 et soucieux d’affirmer la valeur serait un échelon, c’est la réalité paradoxale que la Trinité, c’est-à-dire l’Amour, fait partie de la structure de l’être. » (nous adaptons ici l’idée à notre propos). 167. L. R izzerio (« L’accès à la transcendance divine selon Clément d’Alexandrie », p. 173) propose de comprendre que la « grandeur » du Christ évoquée en Stromates V 11, 71. 3 renvoie aux μέγιστα γένη, au sens d’une forme d’unité supérieure qui englobe et fonde les autres genres. On pourrait alors ajouter que l’atteindre permet un rassemblement de soi et de l’ensemble de ses pensées (forme d’imitation du Logos lui-même) et que la dépasser en « sautant dans l’abîme » donne accès à l’unité absolue. Ce saut ultime n’est toutefois possible que s’il est accordé comme une grâce. En cela, la démarche comprend deux étapes distinctes : l’une, à caractère progressif et temporel, qui est méthode d’abstraction vers l’unification ; l’autre, soudaine (comme dans le Banquet de Platon, 210e) et atemporelle, qui constitue ce don qu’est l’union même. 168. « …Comme de la rosée sur les pétales à l’aube… Une technicité méconnue du lexique de la poésie mystique persane », dans C. M acris éd., La mystique dans le paganisme gréco-romain, entre thêoria et theourgia (à paraître). 169. On peut penser par exemple à la Lettre d ’Aristée, à l’œuvre d’Aristobule et de Philon.
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de l’Ancien Testament, tient compte de toutes les prescriptions rituelles qui s’y trouvent en invitant à les considérer comme recelant un sens allégorique 170. À ce titre, elles ont fonction préparatoire au vrai mystère. D’autre part, il intègre véritablement à sa démarche la dimension sensible du sacrifice chrétien et de la communion qui l’accompagne. Il a ainsi l’habileté de citer Platon pour évoquer la nécessité d’un « sacrifice de grand prix », concluant avec Paul que la Pâque chrétienne est précisément le Christ, le Fils consacré pour les hommes, et il considère l’époptie comme la vision de la chair et du sang 171. Même s’il donne une interprétation allégorique aussi de cet aspect, il souligne l’importance de l’Incarnation pour l’accès de l’homme à Dieu. Aspects symbolique et physique de l’assimilation « eucharistique » du Logos sont intimement unis pour donner accès à la connaissance : si le Fils peut révéler le Père, c’est, selon Clément, parce qu’il est devenu chair pour les cinq sens 172 . En cela, la dimension sensible et cultuelle ne constitue pas simplement une étape préliminaire ou un aspect littéral à dépasser : in fine, l’acquisition de la gnose est une forme de θεραπεύειν 173, de culte rendu à Dieu à l’image de celui que lui rend le Fils lui-même. Une mystique de la connaissance Le deuxième type de mystique à l’œuvre est évidemment, dans la continuité avec la philosophie grecque, la mystique de la connaissance. Le but visé par la démarche initiatique est précisément la gnose et toutes les occurrences du terme époptie et de ses dérivés renvoient à une contemplation qui offre cette connaissance 174 . Elle fournit quant à elle la ressemblance à Dieu 170. Si Clément estime que le véritable culte ne se célèbre pas dans le temple ni par des sacrifices (V 11, 75. 3), il interprète de manière allégorique ces éléments du rituel hébraïque. L’unicité du temple manifeste l’unicité divine (même la dimension cultuelle conduit à cette thématique de l’Un, V 11, 75. 3-4) et les sacrifices renvoient à l’effort de dépouillement de l’aspirant gnostique qui doit se séparer de ses passions charnelles pour se consacrer à la lumière. Clément interprète en effet ainsi conjointement la prescription pythagoricienne au silence préalable à la vision époptique du divin et la loi lévitique sur le traitement des holocaustes (V 11, 67. 3 et 4). 171. Stromates V 10, 66. 2-3. 172. Stromates V 6, 34. 1. 173. Voir aussi ce qui est dit de la prière en Stromates VII 6, 31. 7-8 (la prière unit dans une seule voix et une seule pensée) ; VII 6, 34. 2 ; 7. 35 ; et tout le chapitre 7 (dont surtout, 7, 40 où est décrit l’élan du gnostique vers Dieu dans la prière ; 39. 6 et 43. 5 sur la prière comme élan spirituel qui se passe de la voix charnelle et ne requiert que la voix intelligible, et 49. 7 où il est dit que, pour le gnostique, Dieu est déjà près de lui alors qu’il est encore en train de prononcer sa prière. 174. Voir par exemple, Stromates I 1, 15. 2 ; 5, 29. 4 ; 18, 176. 2-3 ; II 10, 47. 4 ; V 11, 71. 1 ; VII 10, 57. 1 ; 11, 68. 4 (où la connaissance est associée à l’image paulinienne de la contemplation face à face). Sur ce point, voir aussi C. R iedweg, Mysterienterminologie bei Platon, Philon und Klemens von Alexandrien, p. 145-147.
440 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE (dont la vision est aussi décrite comme époptique 175 et qui est celui qui sait tout 176) et elle confère in fine l’immortalité divine 177. Cette dimension de la pensée de Clément est bien connue. Il suffit de noter ici le rôle qu’y joue le Logos. C’est en effet par son propre λόγος que l’homme reçoit la connaissance, λόγος qui n’est pas seulement raison, mais déjà esprit capable de recevoir le Logos christique 178. De fait, sa présence en l’homme assure l’union existentielle de celui-ci à Dieu, ce qui conduisait le Père Casey 179 à considérer que l’unité de ces deux logoi chez Clément faisait de l’Alexandrin le père du mysticisme intellectuel chrétien. Une mystique de l’amour Le dernier aspect, cette fois peut-être plus nettement judéo-chrétien 180, de la mystique à l’œuvre chez Clément est celui de l’amour 181 – l’amour qui justement donne à connaître parce que, dans la Bible, comme l’in175. Stromates II 2, 5. 2; V 10, 64. 3. 176. Stromates VI 12, 97. 1 : ὡς ἔοικεν, «οὐκ ἔγνωσαν μυστήρια θεοῦ, ὅτι ὁ θεὸς ἔκτισεν τὸν ἄνθρωπον ἐπὶ ἀφθαρσίᾳ καὶ εἰκόνα τῆς ἰδίας ἰδιότητος ἐποίησεν αὐτόν», καθ’ ἣν ἰδιότητα τοῦ πάντα εἰδότος ὁ γνωστικὸς καὶ «δίκαιος καὶ ὅσιος μετὰ φρονήσεως» εἰς μέτρον ἡλικίας τελείας ἀφικνεῖσθαι σπεύδει, « D’ailleurs, semble-t-il, “ ils n’ont pas connu les mystères de Dieu, le fait que Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité et qu’il en a fait une image de sa propre identité ” (Sg 2, 22-23). Or, conforme à l’identité de Celui qui sait tout, le gnostique, juste et saint avec prudence (cf. Platon, Théétète 176 b), se hâte de parvenir à la mesure de l’âge parfait (cf. Eph 4, 13). » (Trad. P. Descourtieux, Paris, 1999). Cf. Stromates VI 17, 156. 5. Sur la manipulation du texte de Sagesse cité ici, voir la note 91. 177. Stromates VI 14, 108. 1 où l’idée que les gnostiques sont finalement haussés à une contemplation exempte de satiété (ἀκορέστου θεωρίας) est extrêmement intéressante. Philon considère aussi que la réjouissance promise dans les vignes du Seigneur doit être une joie insatiable (Quod Deus 154 ; Somn I 50 ; Gig 31). À l’inverse, c’est pour n’avoir pas été capables de supporter le festin divin et avoir éprouvé une forme de satiété (κόρος), que les âmes seraient selon lui descendu dans des corps (Her 240). Sur ce thème, voir M. Harl , « Recherches sur l’origénisme d’Origène : la satiété (koros) de la contemplation comme motif de la chute des âmes », Studia Patristica VIII/93 (1966), p. 373-405, repris dans E ad., Le déchiffrement du sens, p. 191-223 (p. 197-200) ; J. Dillon, « The Descent of the Soul in Middle-Platonic and Gnostic Theory », dans B. L ayton (éd.), The Rediscovery of Gnosticism, vol. I : The School of Valentinus, Leyde, 1980, p. 357-364, p. 362. 178. Voir la note 116. 179. R. P. Casey, « Clement and the two Divine Logoi », Journal of Theological Studies 97 (1924), p. 43-56, p. 47. 180. Même si l’on ne peut oublier le rôle essentiel d’Éros dans le Banquet : l’ascension vers le Beau en soi se fait en effet sous son égide et elle est même nommée « mystère d’Éros » en 210 e. 181. Sur cette dimension, voir par exemple P. Th. Camelot, Foi et gnose, p. 122127 ; A. Méhat, Étude sur les Stromates de Clément d ’Alexandrie, Paris, 1966, p. 488 ; L. R izzerio, « L’accès à la transcendance divine selon Clément d’Alexandrie », p. 178 ; E. F. Osborn, Clement of Alexandria, p. 109, p. 147-149, p. 254-255.
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dique le verbe yad en hébreu, la connaissance est relation 182 . Cet amour est autant celui de l’aspirant gnostique envers Dieu 183 que celui de Dieu envers l’homme pour le salut duquel il a sacrifié son Fils 184 . Une spécificité de la mystique chrétienne s’esquisse précisément ici : le cheminement mystique n’est pas seulement celui de l’homme vers Dieu, mais tout d’abord celui de Dieu qui descend vers l’homme, cherche à s’unir à lui et pour cela s’abaisse au point presque de l’« imiter » en prenant chair. Le Christ manifeste par là la propension divine à s’approcher de l’homme et c’est à la seule condition de son incarnation que l’homme peut espérer approcher Dieu à son tour. Or cette réciprocité dans l’amour permet par excellence l’union à Dieu : l’amour adressé à Dieu permet de lui ressembler et d’entrer dans son intimité 185, c’est pourquoi Clément considère cet amour comme l’achèvement de la gnose 186. L’amour transforme le gnostique en ami et surtout en fils 187 – expression qui n’est pas sans faire allusion au Fils en personne, produit de l’amour du Père 188 en cela intimement uni à lui 189. Dans ce processus, le Logos joue toujours un rôle essentiel. Comme le dit Paul (I Cor 13, 12), cité par Clément lui-même 190, c’est par l’amour que s’obtient la vision face à face, cette vision révélatrice visée par le gnostique que l’Alexandrin qualifie précisément d’époptie. Or cette face qui révèle le Père n’est autre que le Fils, lequel Clément nomme Logos au moment même où il explique son statut de face révélatrice du Père 191. Une mystique du Logos ? Une dernière étape de la réflexion sur la mystique à l’œuvre chez Clément pourra consister à se demander s’il évoque l’expérience telle qu’on l’entend au sens plus moderne du terme mystique qui renvoie à une union
182. Ch. H. Dodd, L’interprétation du Quatrième évangile, trad. fr. M. et S. Montabrut), Paris, [1953] 1975, p. 197. 183. Cet amour lui fait proclamer la parole qu’il connaît (Stromates I 1, 4), lui vaut que Dieu lui-même le connaisse (Stromates I 11, 54. 3) et dès lors la lui révèle (Stromates V 4, 25. 4), et lui permet finalement de s’assimiler à l’aimé (V 3, 17. 1). 184. Quis dives salvetur 37. 185. Stromates V 1, 13. 1-2. 186. Stromates VI 9, 78. 4; VII 10, 57. 4. 187. Stromates VII 11, 68. 1, 3 et 4 188. Quis dives salvetur 37. 189. Tout comme l’amour unit Dieu à lui-même (Quis dives salvetur 37, 2). Sur ce point, voir E. F. Osborn, Clement of Alexandria, p. 147. 190. Voir par exemple, Stromates VI 12, 102. 2 ; VII 10, 57. 1 ; 11, 68. 4. 191. Stromates V 6, 34. 1 : ἐντεῦθεν πρόσωπον εἴρηται τοῦ πατρὸς ὁ υἱός, αἰσθήσεων πεντάδι σαρκοφόρος γενόμενος, ὁ λόγος ὁ τοῦ πατρῴου μηνυτὴς ἰδιώματος. « C’est pourquoi on a appelé “face” du Père le Fils, lui qui est devenu chair pour les sens au nombre de cinq, le Logos qui révèle le caractère propre du Père. » (Trad. P. Voulet, légèrement modifiée).
442 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE « immédiate » avec le Dieu présent 192 . Cette expérience semble déjà avoir lieu selon lui dans la prière qu’il conçoit comme un moment privilégié où Dieu s’approche du véritable gnostique en train de la formuler 193. Les Stromates pourraient faire une autre allusion à une telle expérience dans une exégèse qui, developpée sous une autre forme dans les Extraits de Théodote, est plus explicite à ce sujet. Dans les deux passages, l’expérience passe précisément par le culte, la connaissance et l’amour pour culminer dans l’union au Logos. Elle est esquissée dans les interprétations que ces deux textes donnent de l’entrée du Grand Prêtre dans le Saint des Saints (interprétation hautement inspirée par celle de Philon 194). En Stromates V 6, 39. 3-40, le Grand Prêtre est décrit comme passant les étapes d’une initiation : il quitte la tunique colorée qui représente le monde sensible, se lave (c’està-dire se purifie) et revêt l’autre tunique (la blanche, comme l’explique Philon) qui lui permet de pénétrer le sanctuaire secret, symbole du monde intelligible. Or cette seconde étape de purification est selon Clément opérée par le Logos lui-même qui fait don de la gnose au Grand Prêtre (39. 4). Celui-ci, ainsi sanctifié par la Parole et la Vie (ἡγνισμένος καὶ λόγῳ καὶ βίῳ), devient à son tour fils et ami, c’est-à-dire qu’il voit « face à face » et se repaît de cette contemplation « dont on ne se rassasie pas » 195. Cette transformation est enfin mise en parallèle avec celle du Christ : Clément interprète le changement de vêtement comme correspondant d’une part à celui du Christ qui s’incarne et prend pour cela un habit de chair afin d’être perçu par les hommes, et d’autre part à celui du croyant qui se dépouille (de ses anciennes opinions et attitudes) pour revêtir la robe sanctifiée (τὴν ἡγιασμένην στολήν, V 6, 40. 2) – expression qui renvoie directement à la sanctification par le Logos évoquée au paragraphe précédent. L’expérience ainsi décrite peut faire songer à ce que nous appellerions une expérience mystique en ce que le Grand Prêtre subit une transformation qui lui permet de voir Dieu et que cette transformation est l’œuvre même du Christ dont il partage la sanctification 196. 192. Il est difficile d’employer le mot mystique à propos du langage et du vécu des Pères puisqu’ils ne l’appliquent pas eux-mêmes à leurs propres écrits et expériences, mais seulement au langage biblique. En outre, nous n’atteignons que des textes, et non la réalité vécue par ces auteurs. Sur ces deux réserves à toute réflexion sur la « mystique » des Pères, voir M. Harl , « Le Langage de l’expérience religieuse chez les Pères grecs », p. 32. 193. Voir la note 173. 194. Vit Mos II [III], 95-135, voir, après P. Heinisch (Der Einfluß Philos auf die älteste christliche Exegese, Münster, 1908, p. 233-239 et O. Stählin (vol. II de son édition des Stromates, p. 347-353), Clément d’A lexandrie , Extraits de Théodote, Appendice D, p. 220-223. 195. ἐμπίπλαται τῆς ἀκορέστου θεωρίας ; sur le terme ἀκορέστου, voir la remarque à la note 177. 196. Voir aussi ce qui est dit sur la prière dans le septième Stromate (voir la note 179), où, sous l’effet de l’élan de l’esprit, le gnostique tente de détacher son corps de la terre pour atteindre le lieu saint (VII 7, 40. 1).
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L’interprétation du même épisode dans les Extraits de Théodote (27) est toutefois plus explicite et c’est là, plus que dans les Stromates sans doute, que l’on pourrait lire l’évocation de semblable expérience. Dans l’extrait concerné, le Grand Prêtre est d’abord décrit comme abandonnant cette fois la plaque d’or qui symbolise son corps. Son âme nue peut alors entrer dans la « puissance du conscient » (γυμνὴ ἡ ψυχὴ ἐν δυνάμει τοῦ συνειδότος), c’est-à-dire de l’Esprit qui n’est autre que le Logos 197 et dont elle devient pour ainsi dire le corps (οἷον σῶμα τῆς δυνάμεως γενομένη). Clément ajoute que cette âme devient elle-même « véritablement logique » (λογικὴ τῷ ὄντι) – son essence se confond avec celle du Logos et elle est pour ainsi dire directement animée par lui (ὡς ἂν ἐμψυχουμένη ὡς εἰπεῖν ὑπὸ τοῦ Λόγου προσεχῶς ἤδη, 27. 3). La description de l’âme du Grand Prêtre devenue le corps même du Logos qui l’anime 198 laisse ici entendre les résonnances d’une véritable expérience mystique de la présence de Dieu en soi. Il est en effet précisé qu’une telle âme a dépassé la phase d’enseignement (διδασκαλία, 27. 4) 199 par les anges pour en venir à la gnose proprement dite, c’est-à-dire à la saisie des réalités (κατάληψιν τῶν πραγμάτων), et qu’alors elle n’est plus seulement fiancée (οὐκέτι νύμφη), unie d’amour au Logos, mais qu’elle est devenue Logos (Λόγος γενόμενος) et demeure chez l’Époux (παρὰ τῷ νυμφίῳ καταλύων). L’idée que l’âme devient ellemême le Logos peut faire penser à une expérience mystique qui subsumerait alors les trois autres : celle du culte (à travers l’allégorie de la geste du Grand Prêtre, du temple et des purifications), de la connaissance (par l’évocation de l’enseignement et de la gnose) et de l’amour (par l’image des fiançailles 200 et de l’animation du corps). La prudence invite toutefois à ne pas attribuer trop rapidement cette expérience à Clément lui-même : le paragraphe 27 des Extraits de Théodote est soupçonné par S. Lilla de relever en réalité de la pensée des adversaires de Clément, auxquels l’Alexandrin répondrait dans les Stromates par sa propre interprétation de l’entrée du Grand Prêtre dans le Saint des 197. Voir Clément d’A lexandrie, Extraits de Théodote, éd. et trad. Sagnard, p. 115, n. 3. 198. Sur l’influence de la gnose valentinienne pour cette image de l’âme qui se fait corps de la puissance pneumatique, ibid. C’est peut-être ainsi par le biais de sa polémique avec les gnostiques que Clément a entrevu la manière d’exprimer une expérience mystique. On sera en outre ici sensible au fait que le passage transforme la notion philosophique grecque d’un corps pneumatique de l’âme en celle d’une âme qui se fait corps de l’Esprit. 199. On retrouve la distinction attribuée à Aristote entre l’apprentissage et l’émotion vécue par l’initié, évoquée à la note 38. 200. Voir aussi la fin du passage, à propos des Premiers-appelés et Premiers-créés avec lesquels l’âme ainsi transformée demeure près de l’Époux : ils sont dits être tous amis en raison de l’amour, fils, en raison de l’enseignement et de l’obéissance, frères par la communauté de naissance (φίλων μὲν δι᾽ ἀγάπην, υἱῶν δὲ διὰ τὴν διδασκαλίαν καὶ ὑπακοήν, ἀδελφῶν δὲ διὰ τὸ τῆς γενέσεως κοινόν).
444 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Saints. Le motif de l’union au Logos, par exemple, serait à rapprocher de la conception gnostique du mariage de l’âme avec les anges-logoi dans la chambre nuptiale 201. Ainsi, dans les Stromates, Clément remplacerait plus prudemment la transformation de l’âme du prêtre en Logos par la réception de « l’héritage indicible de l’homme spirituel et parfait » (V 6, 40. 1) et par une transformation en ami et fils qui contemple face à face. Que le passage des Extraits reflète ou non la pensée de Clément, il témoigne, par ses échos dans les Stromates, d’un dialogue de l’Alexandrin avec ses adversaires gnostiques à propos de cette démarche, ce qui confirme que ceux-ci constituent également une source d’inspiration de l’Alexandrin dans la construction de sa pensée. Une telle remarque permet de répondre en partie à la question de la spécificité chrétienne de la mystique qu’élabore Clément. Celle-ci constitue avant tout une synthèse des différentes sources connues de lui : philosophiques et le plus souvent platoniciennes ici (pour l’appropriation de la démarche mystérique avec les notions de secret, de purification et d’épreuve, d’union entre l’initatieur et l’initié et de parcours mené sous la conduite d’un guide indispensable, associé au λόγος et au νοῦς et ayant fonction d’intermédiaire pour l’accès aux réalités intelligibles ; pour les méthodes d’analyse et de théologie négative ainsi que pour la réflexion sur le langage, laquelle emprunte aussi aux Stoïciens) ; source philonienne (pour le recours à l’exégèse biblique et la notion de Logos-ἀναγωγός 202) et plus généralement juive (pour le rôle accordé aux anges) ; source paulinienne (pour l’association des notions de secret et de mystère avec le Christ ou l’image de l’enlèvement au troisième ciel) ; sources gnostiques enfin (pour le rôle accordé à la connaissance et au nom comme manifestations de Dieu et pour l’idée d’union au Logos). La marque spécifiquement chrétienne de la mystique proposée par Clément dans les Stromates semble alors résider dans l’association explicite du Logos au Christ conçu comme manifestation de Dieu révélée par l’Incarnation – l’empreinte proprement clémentine étant peut-être quant à elle à trouver dans le choix de l’écriture comme lieu d’expérimentation de cette mystique de la Parole. En conclusion, parler d’une mystique du Logos chez Clément semble ainsi pleinement justifié. La démarche s’enracine dans la mystagogie grecque, telle que l’ont revue le platonisme, Philon et Paul. Elle la transforme alors pour la faire passer dans un tout autre registre, invitant à un saut dans le Christ et à la réception de sa grâce qui permettent le saut final dans l’abîme divin. Un tel cheminement passe par plusieurs formes 201. S. R. C. Lilla, Clement of Alexandria. A Study in Christian Platonism and Gnosticism, p. 175-181. S. Lilla opère six rapprochements entre ce texte et des développements gnostiques. 202. Migr 168-175, Leg 3, 169-178, Sacr 8. Voir S. D. Mackie , « Seeing God in Philo of Alexandria », p. 29, p. 37-38.
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d’union – union au Logos, union à soi et union au prochain – et par l’association de trois types de mystiques : mystiques du culte, de la connaissance et de l’amour. Il les embrasse et dépasse enfin toutes les trois dans une forme supérieure d’union à l’unité multiple qu’est le Christ, laquelle fait ensuite don de l’union à l’Un absolument simple, Dieu. Cette mystique de la Parole, Clément cherche d’abord à la mettre en œuvre dans sa propre écriture. C’est pourquoi, même si, tel qu’il s’exprime dans les Stromates, il n’a rien d’un mystique comme il s’en rencontre au Moyen Âge 203, au sens où il ne prétend pas à une connaissance intuitive et expérimentale du Dieu présent, il tente néanmoins de réaliser là une première forme d’expérience mystique en faisant de son écriture une parole. Quant à l’expérience mystique proprement dite, il l’aura peut-être connue à travers l’exercice exégétique 204 qui lui aura permis de donner son âme à la Parole pour qu’elle puisse y prendre corps.
203. Sur ce point, voir P. Th. Camelot, Foi et gnose, p. 134-142. La définition moderne de l’expérience mystique apparaît à la fin du Moyen Âge. On la trouve chez Jean Gerson, par exemple, qui définit la théologie mystique comme une « connaissance expérimentale de Dieu qui se réalise par un embrassement unitif » (De theologia mystica lectiones sex, vicesima octava consideratio, dans Œuvres complètes, III, éd. P. Glorieux, Paris, 1973, p. 274, référence empruntée ici à P. Hadot, « L’union de l’âme avec l’intellect divin dans l’expérience mystique plotinienne », p. 3). Voir aussi l’influence du Pseudo-Denys dans cette doctrine, évoquée note 38. 204. Sur la mystique liée à l’exercice exégétique, voir par exemple, à propos d’Origène, M. Harl , « Le langage de l’expérience religieuse chez les Pères grecs », p. 39-40 ; Id., « Origène et les interprétations patristiques grecques de l’“obscurité” biblique », p. 110 ; Origène , Philocalie, 1-20, Sur les Écritures, ed. et trad. M. Harl , Paris, 1983, p. 146-157.
446 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Annexe
Stromates V 11, 70. 7-71
οὐκ ἀπεικότως ἄρα καὶ τῶν μυστηρίων τῶν παρ’ Ἕλλησιν ἄρχει μὲν τὰ καθάρσια, καθάπερ καὶ τοῖς βαρβάροις τὸ λουτρόν. (71. 1.) μετὰ ταῦτα δ’ ἐστὶ τὰ μικρὰ μυστήρια διδασκαλίας τινὰ ὑπόθεσιν ἔχοντα καὶ προπαρασκευῆς τῶν μελλόντων, τὰ δὲ μεγάλα περὶ τῶν συμπάντων, οὗ μανθάνειν έτι ὑπολείπεται, ἐποπτεύειν δὲ καὶ περινοεῖν (2.) τήν τε φύσιν καὶ τὰ πράγματα. λάβοιμεν δ’ ἂν τὸν μὲν καθαρτικὸν τρόπον ὁμολογίᾳ, τὸν δὲ ἐποπτικὸν ἀναλύσει ἐπὶ τὴν πρώτην νόησιν προχωροῦντες, δι’ ἀναλύσεως ἐκ τῶν ὑποκειμένων αὐτῷ τὴν ἀρχὴν ποιούμενοι, ἀφελόντες μὲν τοῦ σώματος τὰς φυσικὰς ποιότητας, περιελόντες δὲ τὴν εἰς τὸ βάθος διάστασιν, εἶτα τὴν εἰς τὸ πλάτος, καὶ ἐπὶ τούτοις τὴν εἰς τὸ μῆκος· τὸ γὰρ ὑπολειφθὲν σημεῖόν ἐστι μονὰς ὡς εἰπεῖν θέσιν ἔχουσα, ἧς ἐὰν περιέλωμεν τὴν θέσιν, νοεῖται μονάς. (3.) εἰ τοίνυν, ἀφελόντες πάντα ὅσα πρόσεστι τοῖς σώμασιν καὶ τοῖς λεγομένοις ἀσωμάτοις, ἐπιρρίψαιμεν ἑαυτοὺς εἰς τὸ μέγεθος τοῦ Χριστοῦ κἀκεῖθεν εἰς τὸ ἀχανὲς ἁγιότητι προΐοιμεν, τῇ νοήσει τοῦ παντοκράτορος ἁμῇ γέ πῃ προσάγοιμεν , οὐχ ὅ ἐστιν, ὃ δὲ μή ἐστι γνωρίσαντες· (4.) σχῆμα δὲ καὶ κίνησιν ἢ στάσιν ἢ θρόνον ἢ τόπον ἢ δεξιὰ ἢ ἀριστερὰ τοῦ τῶν ὅλων πατρὸς οὐδ’ ὅλως ἐννοητέον, καίτοι καὶ ταῦτα γέγραπται· ἀλλ’ ὃ βούλεται δηλοῦν αὐτῶν ἕκαστον, κατὰ τὸν οἰκεῖον ἐπιδειχθήσεται τόπον. (5.) οὔκουν ἐν τόπῳ τὸ πρῶτον αἴτιον, ἀλλ’ ὑπεράνω καὶ τόπου καὶ χρόνου καὶ ὀνόματος καὶ νοήσεως. διὰ τοῦτο καὶ ὁ Μωυσῆς φησιν «ἐμφάνισόν μοι σαυτόν», ἐναργέστατα αἰνισσόμενος μὴ εἶναι διδακτὸν πρὸς ἀνθρώπων μηδὲ ῥητὸν τὸν θεόν, ἀλλ’ ἢ μόνῃ τῇ παρ’ αὐτοῦ δυνάμει γνωστόν. ἡ μὲν γὰρ ζήτησις ἀειδὴς καὶ ἀόρατος, ἡ χάρις δὲ τῆς γνώσεως παρ’ αὐτοῦ διὰ τοῦ υἱοῦ. Ce n’est donc pas sans raison que les mystères commencent chez les Grecs par les rites purificateurs comme chez les Barbares par le bain. (71. 1) Ensuite, ce sont les petits mystères qui ont pour fonction d’enseigner et de préparer à ce qui doit suivre, puis les grands mystères, qui concernent l’ensemble des choses, où il ne reste plus à apprendre, mais à contempler et à comprendre la nature et les réalités. (2) Nous obtiendrons le mode cathartique par la confession (ὁμολογίᾳ) et le mode époptique par la voie de l’analyse, en progressant vers l’intellection première (ἐπὶ τὴν πρώτην νόησιν) ; par l’analyse, en partant des objets subordonnés à ce mode, nous pouvons d’abord abstraire les qualités physiques du corps, puis nous retranchons l’extension en profondeur, ensuite en largeur, et encore en longueur ; ce qui reste est un point, une monade pour ainsi dire ayant une position ; si l’on retranche cette position, on a l’intellection de la monade (τὸ γὰρ ὑπολειφθὲν σημεῖόν ἐστι μονὰς ὡς εἰπεῖν θέσιν ἔχουσα, ἧς ἐὰν περιέλωμεν τὴν θέσιν, νοεῖται μονάς.). (3) Si donc, enlevant tous les attributs des corps et de ce qu’on
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appelle les incorporels, nous nous lancions vers la grandeur du Christ et que de là nous nous avancions par la sainteté vers l’abîme (ἐπιρρίψαιμεν ἑαυτοὺς εἰς τὸ μέγεθος τοῦ Χριστοῦ κἀκεῖθεν εἰς τὸ ἀχανὲς ἁγιότητι προΐοιμεν), nous nous approcherions en quelque manière de l’intellection du Tout-puissant, reconnaissant non ce qu’il est, mais ce qu’il n’est pas. (4) Figure, mouvement, repos, trône, lieu, droite, gauche du Père de tous les êtres, il ne faut pas du tout en concevoir l’idée, même si cela est écrit (καίτοι καὶ ταῦτα γέγραπται) ; le sens qu’indique chacune de ces expressions sera expliqué à l’endroit approprié. (5) Non, la cause première n’est pas dans un lieu, elle est au-dessus du lieu, du temps, du nom, de l’intellection. C’est pourquoi encore Moïse dit « Manifeste-toi à moi » (Ex 33, 13) ; de la façon la plus claire il sig nifie ainsi directement que Dieu ne peut être ni enseigné ni dit par les hommes, mais qu’il peut seulement être connu par l’effet de la puissance qui vient de lui (μόνῃ τῇ παρ’ αὐτοῦ δυνάμει γνωστόν). Car l’objet de la recherche est sans forme et invisible et la grâce de la connaissance vient de Dieu par le Fils (ἡ χάρις δὲ τῆς γνώσεως παρ’ αὐτοῦ διὰ τοῦ υἱοῦ). (Trad. P. Voulet, 1981).
L E SENS DE LA CONNAISSANCE MYSTIQUE CHEZ ORIGÈNE Georgios Skaltsas École pratique des Hautes études, Paris
Summary Mystical knowledge is the direct participation of humans in the life of God. Origen describes Being, equal to the Intelligible, as a hierarchical system, having God the Father on the top and coming down gradually through the Son, the Spirit, several angelic forces, and finally humans. This system is not objective but reveals the subjective intellectual perfection of each ontological grade. God the Father knows himself personally, as an act of reflection or a mutual dialogue with his Son. Divine life is contemplation of love. Humans know God personally as well, as an act of mutual revelation, i.e. a mode of knowledge which has nothing to do with objects or usual things. Originally, all intelligible beings –in a state of fusion– share the same intellectual life. Fall brought about a gradual participation in the life of God. In the case of humans, fall is manifested as a dissolution of souls or as a domination of irrationalism in the world. Soul is seen as reduced or diminished, leading to the social disorder of inequalities and injustices. Seeking mystical knowledge implies not only coming back to the original completion of intellectuality and love, but a transformation of social structures as well. Mysticism produces socio-ethical consequences. Mystical knowledge, as participation in God, is depicted as an endless process, due to the dynamics of soul and to the infinity of God. Divinization as spiritualization of human mind, is described as an endless journey inside reason, using hierarchy as a means of assuring gradual progress. Résumé La connaissance mystique c’est la participation directe de l’homme à la vie divine. Origène décrit l’être, s’identifiant à l’intelligible, comme un système hiérarchique s’échelonnant du Principe originaire qui est le Père jusqu’à l’homme, incluant le Fils, l’Esprit et diverses puissances angéliques. Ce système hiérarchique n’est pas objectif mais manifeste la perfection intellectuelle subjective de chaque strate ontologique, le Père étant le principe absolu, d’où ensuite procède, en s’affaiblissant intellectuellement, le reste de la hiérarchie. Dieu le Père se connaît personnellement soit comme un événement de réflexivité soit comme un dialogue mutuel avec son Fils. La vie divine est décrite comme contemplation de l’amour. De même, l’homme ne peut connaître dieu La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109016 ©
450 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE que personnellement, c’est-à-dire dans le cadre d’une révélation mutuelle, ce mode de connaissance se distinguant nettement de la connaissance des objets. Primordialement, tous les intelligibles – en état de fusion – partageaient la même vie divine. La chute a provoqué la différentiation et une participation plus ou moins grande à la vie divine. S’agissant de l’homme, la chute se manifeste comme la dissolution des âmes humaines et la prédominance de l’irrationalisme dans le monde. L’âme se présente rétrécie et amoindrie, ce qui implique l’apparition du problème social des inégalités et des injustices. Par la quête de la connaissance mystique de dieu, on tente de revenir à l’état primordial d’une plénitude intellectuelle et aimante, tout en y adaptant les structures du monde. La mystique est ainsi liée à la transformation socioéthique du monde. La connaissance mystique, comme participation à dieu, se présente comme un processus interminable, dû à la dynamique interne de l’âme et à l’infinité divine. La divinisation comme spiritualisation de l’homme est une marche incessante qui ne sort jamais de la raison et elle se sert de la hiérarchie de l’être pour assurer son progrès graduel.
La connaissance mystique se définit comme la vie intellectuelle de dieu et la participation de l’homme à celle-ci. La vie divine se réalise comme unité absolue, conjonction parfaite d’intelligence et d’amour. Dans cette étude, nous allons voir, d’abord, les caractéristiques de la vie unitive de dieu, et ensuite comment l’homme peut parvenir à sa réappropriation, en dépassant sa condition déchue. S’opposant en particulier aux stoïciens, qui soutenaient l’idée d’un dieu corporel, le dieu d’Origène est intellect (νοῦς). Il représente la source de l’intelligibilité et la cause de tous les autres intelligibles, comme les anges, les intellects ou les âmes humaines. Dieu le Père est une nature intelligible simple, sans aucune possibilité de changement, de dilatation ou de soustraction, car il est étranger à toute idée de multiplicité. Dieu se situe au sommet des intelligibles, se distinguant clairement d’eux par son unité compacte. L’idée stoïcienne d’un dieu corporel, est, selon Origène, dangereuse, car elle implique la corruption du principe fondateur de l’étant qu’est la divinité, et par là même l’effondrement de la réalité 1. Pour que dieu soit le fondement ultime de la réalité, il faut qu’il soit inaltérable (ἄτρεπτος) 2 . En tant qu’inaltérable, il représente l’unité fondamentale de
1. Peri Archon/De Principiis (= PA), I, 1, 6 ; Contra Celsum (= CC) I, 21, éd. M. Borret, Contre Celse, Paris, 1968-1969 ; CC III, 47 ; III, 75 ; VI, 71 ; IV, 14. Origène s’oppose ici surtout au stoïcisme et à l’épicurisme, dont les théories « matérialistes » conduisent à la suppression du dieu fondement/principe de l’être ; voir aussi H. Crouzel , Origène et la « connaissance mystique », Toulouse, 1961, p. 234. Sur le dieu stoïcien en général, voir l’étude intéressante de D. S edley, « The Origins of the Stoic God », dans D. Frede – A. Láks (éd.), Traditions of Theology. Studies in Hellenistic Theology. Its Background and Aftermath, Leyde, 2001, p. 41-83. 2. CC I, 21 ; Commentarii in B. Johannis Evangelium (= Comm. in Joh.) II, 17.
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l’être 3. L’immutabilité divine n’implique aucune immobilité ; en revanche, elle caractérise sa dynamique en tant que vie ; même quand dieu s’immisce dans l’histoire, il demeure toujours identique, une puissance fixe, stable et sans basculement 4 . Par ailleurs, l’idée de dieu comme fondement se confirme par la mise en exergue de l’autarcie divine ; contrairement à toutes les autres catégories d’intelligibles, y compris le Fils, l’Esprit, les anges et l’homme, qui sont crées et dépendent de dieu le Père, celui-ci est une intelligence absolument autarcique et n’a besoin de rien 5. À l’opposé de l’homme qui recherche sa sécurité psychologique et intellectuelle hors de lui-même, dieu ne connaît ni l’incertitude ni l’imperfection. Cela souligne la supériorité incomparable du Père par rapport au reste des intelligibles et, indépendamment de la place qu’ils occupent, dans l’articulation hiérarchique de l’être. De plus, dieu le Père est au-delà des autres intelligibles, sans néanmoins être totalement transcendant par rapport à eux 6. Origène affirme que le Père est au-delà de toute nature corporelle, même si elle est fine et éthérée, ou de toute nature incorporelle ou autre, car il les transcende en raison de sa dignité ou de sa puissance 7. La nature ou la puissance l’emportent sur l’essence, car celle-ci peut ressembler à d’autres essences similaires 8, à savoir intelligibles. La supériorité de la puissance (ou de la nature) par rapport à l’essence signifie que la perfection divine est due à un facteur subjectif et dynamique, et non à un état prédéterminé ou figé. Par ailleurs, la grandeur de la puissance se manifeste surtout par le fait qu’elle est la cause de tous les autres intelligibles 9. Ceux-ci dépendent du Père et c’est justement lui qui, en fonction de leur mouvement de liberté, leur confère leur degré d’intelligibilité 10. Dieu le Père, son Fils, l’Esprit, les divers ordres angéliques, les astres 11 et les âmes 3. De oratione (= Orat. 24, 4) et Homiliae in primum Regnorum librum, P.G. 12, 999B. 4. CC IV, 14 ; Comm. in Joh. VI, 38. 5. Comm. in Joh. XIII, 33-34 : ἀ νενδεής/αὐ τάρκης ; CC VII, 65 ; Celse soutenait la même opinion qu’Origène , CC. VI, 52 ; l’idée d’inaltérabilité et de l’autarcie divines remontent mutatis mutandis à A ristote , De caelo 279a-b. Naturellement, l’homme n’est pas autarcique, CC VII, 33 et 42 ; la chute de satan semble se justifier par sa prétendue autosuffisance ontologique, Homiliae in Lucam (Hom. In Luc.), 3 (grec). 6. P. Nautin, « “Je suis celui qui est” (Ex 3, 14), dans Dieu et l ’être, exégèses d ’Exode 3, 14 et de Coran 20, 11-24, Paris, 1977, surtout p. 119 ; plus convaincante nous paraît l’analyse de J. Pépin, Idées grecques sur l ’homme et sur dieu, Paris, 1971, p. 294-301. 7. Comm. in Joh. XIII, 21 et XIX, 6. 8. CC IV, 64 ; Comm. in Joh. I, 24 et X, 37. 9. PA fr. 9. 10. PA II, 1, 2. 11. À propos de la haute intelligibilité (à savoir la divinité) des astres, thématique qui remonte à Platon (Timée 40b, 40c, 40d, 41a), voir aussi Lois 821c ; 899b ;
452 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE humaines constituent l’ensemble de l’intelligible, malgré leurs différentiations internes. Ainsi, celles-ci ne concernent pas la diversification selon l’essence mais celle selon la puissance et le rang de perfection intellectuelle de chaque catégorie ontologique 12 . La représentation origénienne de l’être, à savoir de l’intelligible, très proche du platonisme, s’organise métaphoriquement autour d’un affaiblissement graduel, sans lacunes intermédiaires 13, selon l’éloignement de la source primordiale qu’est le Père. Au fond, pourtant, c’est la description d’une variété de tensions intellectuelles 14 qui caractérise l’intelligibilité dans la diversité de ses formes. Cela signifie que, conformément au platonisme, la hiérarchisation de l’être origénien ne correspond pas à un système d’articulations objectivement préétabli, mais à une gradation subjective 15. On en déduit que la hiérarchisation ontologique 966 e-967d ; Cratyle 397c-d ; cf. Philèbe a-c ; la divinité des astres a été reconnue par Alcméon de Crotone et par Socrate, selon Cicéron, présentant le point de vue épicurien dans le De natura deorum I, xi, 27 et I, xii, 31 ; la thèse d’Alcméon est relatée aussi par Aristote, De anima 405a-b. Platon s’oppose à Anaxagore et aux autres savants démystificateurs de l’époque, Phédon 97b-99a-c ; de plus [Platon], Epinomis 981e-983e. Sur la théologie astrale d’Aristote proche de Platon : Métaphysique 1073a-b, 1074a-b ; 1026a 18 ; Physique 196a 33-34 ; Éthique à Nicomaque VI, 1141b ; De Caelo 292a 19 sqq. Sur la critique aristotélicienne d’Anaxagore, A.-J. Festugière , La révélation d ’Hermès Trismégiste, t. II, p. 161, p. 190, p. 247-250, p. 485. P. Aubenque , Le problème de l ’être chez Aristote, Paris, 1962, p. 335-355. J. Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne, Paris, 1964, p. 129, (mais surtout) p. 149-151 : les astres plus divins que les hommes (Aristote). Les disciples de Platon à l’Académie (Xénocrate et Héraclide de Pont) pensaient de même, Cicéron, De natura deorum I, xiii, 34 ; pareillement T héophraste , De natura deorum I, xiii, 35. Les stoїciens (en particulier Chrysippe) partageaient la même conception, SVF II, 527, 682, 92, 1076, 1077 ; voir aussi Cicéron à propos de Zénon et de Cléanthe, De natura deorum I, xiv, p. 36-37 ; Academica II, 119. Épicure, bien entendu, s’était fermement opposé à tous les adeptes de la théologie astrale : A-J. Festugière , Épicure et ses dieux, Paris, 1946, p. 101 sqq. ; les Herculaneum Papyri confirment la critique épicurienne de la théologie astrale (Démétrios Lacon) : M. Santoro, « Ricerche sulle denominazioni divine nei papiri ercolanesi », dans N. B elayche et alii (éd.), Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l ’Antiquité, Turnhout, 2005, p. 187, p. 190-192 (texte à l’appui). Origène est proche de Philon d’A lexandrie , De opificio mundi 141 et 144 ; pour la liberté rationnelle des astres, [CC V, 10 : α ὐ τεξούσιον] il est proche d’Aristote, fr. 24, éd. V. Rose , Fragmenta , Stuttgart, 1967 : ut motus astrorum sit voluntarius. Par rapport à l’attitude ambivalente qu’Origène adopte à l’égard d’Anaxagore, voir CC IV, 77 et V, 11. 12. CC V, 10-12 ; IV, 64 ; Comm. in Joh. II, 3 ; I, 27 ; Orat. 31, 1 ; PA II, 9, 3 ; II, 11, 6 ; I, 7, 2-5 et l’annexe à l’édition du PA. (éd. H. Görgemanns – H. K arpp, Darmstadt, 1976, p. 248-251). 13. Cf. CC IV 5 ; Homiliae in Ieremiam, fr. 18 ; In epistulam ad Ephesios 17 ( J. A. Gregg, « The Commentary of Origen upon the Epistle to the Ephesians», Journal of Theological Studies 3 (1901-1902). 14. CC V, 12 ; Comm. in Joh. I, 27. 15. CC IV, 29 ; VI, 45 ; PA I, 8, 3. À notre avis, Platon est à l’origine de cette conception fondamentale pour la philosophie (Phèdre 248a 5 sqq) ; nous pensons
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origénienne n’est pas rigide ; les intelligibles qui s’y échelonnent changent de degré et s’y répartissent de nouveau librement, conformément à leur mouvement intellectuel et éthique 16. En somme, Origène, tout au long de son œuvre, tente de présenter et d’expliciter la diversification et l’inégalité de la puissance intellectuelle et éthique des intelligibles 17. Origène présente les rapports entre les diverses strates de l’être en installant une comparaison incomparable entre elles : le Fils est incomparablement supérieur à tous les êtres créés, comme également l’Esprit, mais le Fils est transcendé par le Père, beaucoup plus que le Fils et l’Esprit par rapport au reste des intelligibles. Bien que dieu le Père et son Fils surpassent tous les étants par une supériorité indicible ou infinie 18, le Père semble annuler toute comparaison avec son Fils 19, car il le dépasse d’une supériorité en excès. Ainsi les efforts de certains historiens pour contester 20, en ce qui concerne le Christ, le subordinationisme origénien, nous paraissent infondés. L’articulation interne de l’intelligible se concrétise par les degrés de supériorité et d’infériorité ou par un alignement de succession arithmétique (premier, deuxième, troisième) 21. À la différence de que cela vaut aussi pour les dieux, malgré le langage parfois fixiste du Philosophe (Phèdre 247a 3-4) : κατὰ τάξιν ἣν ἕ καστος ἐτάχθη ; voir aussi 247a 6-7 et 247d 2-3) ; à propos de l’articulation hiérarchique de l’être chez Platon, voir République 477a-e. Mutatis mutandis, Aristote raisonnait de la même façon (De caelo II, 292a-293a) ; l’interprétation néoplatonicienne de ce texte par Simplicius nous paraît probable (In Aristotelis De caelo commentaria, éd. J. L. Heiberg, Berlin, 1894, p. 486-487); de même II, 279a 28-30. Très intéressant est le débat de la question chez L. P. Gerson, Aristotle and other Platonists, Ithaca – London, 2006, p. 182-188. 16. Commentarii in Matthaeum (= Comm. in Matth.) XI, 17 ; CC VI, 45 ; Comm. in Matth. XVII, 21. 17. Comm. in Joh. XIX, 8 ; Comm. in Matth. XIII, 15. 18. CC V, 11 ; CC III, 77 ; même CC VI, 69, qui semble relativiser le subordinationisme origénien, dit que le Fils partage la même grandeur divine, mais qu’elle lui a été transmise par le Père. 19. Comm. in Joh. 13, 25. 20. On est en désaccord ici avec I. R amelli, « Origen’s Anti-subordinationism and its Heritage in the Nicene and Cappadocian Line », Vigiliae Christianae 65 (2011), p. 21-49. En revanche, G. Bardy, (« Origène », dans Dictionnaire de théologie catholique, t. XI/2, Paris, 1932, p. 1523-1528) présente le problème du subordinationisme origénien d’une manière convaincante ; voir, enfin, l’état de la question chez H. Crouzel , Théologie de l ’image de dieu chez Origène, Toulouse, 1956, p. 121. 21. Comm. in Joh. I, 31: πρῶτον/δεύτερον/τρίτον/καθεξῆς ; II, 19 ; le dieu est appelé soit intelligence première soit intelligence parfaite, CC IV, 54 ; ailleurs il est appelé intellect inengendré, Philocalia 23, 20 ; le Fils est caractérisé aussi comme inengendré, escorté pourtant par la phrase « le premier-né de la création », CC VI, 17 ; sur la problématique du deuxième dieu, CC V ; 39, VI, 61 ; VI, 47 ; VII, 57 ; PA fr 9. Cf. Platon, Timée 41d ; [Platon], Lettre II, 312 e; Numénius , fr. 11 ; fr. 15 ; fr. 16 ; fr. 19, éd. É. Des Places , Fragments, Paris, 1973 ; A lcinoos , Didaskalikos 154-156. A lexandre d’Aphrodise , In Aristot.Metaph. com., éd. M. Hayduck ,
454 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE la théologie après Nicée (325), la triade (Père, Fils, Esprit), chez Origène, semble connaître le plus et le moins, et, par conséquent, la hiérarchisation ontologique, selon la nature 22 . L’ordre et l’enchaînement graduel de l’intelligible sont une nécessité pour la cohérence du système origénien. L’ordre et la gradation sont déterminés soit par la nature des choses (personnes trinitaires), soit par la chute des divers intelligibles ou leur retour graduel à leur état primordial d’intelligibilité pure. Pour pouvoir esquisser les contours de la connaissance mystique, il convient, à présent, d’exposer, en premier lieu, la manière dont Origène décrit la connaissance personnelle (homme-dieu, dieu en soi), puis la vie intelligible en son état pur, telle qu’elle se manifeste chez le Père et entre celui-ci et son Fils. Origène opère une distinction intéressante entre la connaissance des objets et la connaissance de dieu. La connaissance des objets qui se fait par application de l’intelligence forte (κατὰ προσβολὴν νοήσεως / προσβαλὼν νοήσει) s’assimile à l’appréhension immédiate (κατ’ ἐπιβολήν) 23, propre à la connaissance intuitive sensible 24 . En procédant ainsi, l’homme parvient à former des concepts comprenant les objets ; si dieu était perçu comme un objet, il pourrait être doué de qualités ou de quantités, suivant la problématique de la définition platonicienne ou aristotélicienne 25. La divinité Berlin, p. 263 (repr. en facsimilé, Berlin, 1999) : l’ordre ne supprime pas l’hétérogénéité de l’être. Cf. A ristote , Métaphysique 1005a et 1081b ; P. Aubenque , Le problème de l ’être chez Aristote, p. 239-260. Sur Plotin, voir l’étude éclairante de D. O’Meara, The Hierarchical Ordering of Reality in Plotinus, dans L. P. Gerson (éd.), The Cambridge Companion to Plotinus, Cambridge, 1999, p. 66-81. 22. PA I, 2, 6 ; H. Crouzel , Théologie de l ’image de dieu chez Origène, p. 112 ; voir pourtant Pamphili, Apologia pro Origene, 5, éd. Ch. H. E. L ommatzsch, Berlin, 1846. 23. In Joh. fr. 13 et 14. Une idée similaire se retrouve dans les Or. Chald. fr. 1 : l’auteur pense que l’intelligible ne doit pas être appréhendé comme quelque chose (ou une espèce déterminée), sinon on risque de ne pas le concevoir. Constatons que Proclus commente le texte en assimilant les phrases ‘incliner l’intellect’ ou ‘concevoir quelque chose’ à des appréhensions intellectives immédiates, comme chez Origène , (νοερα ῖ ς ἐ πιβολα ῖ ς, ἐ πιβλητικ ῶ ς), Eclog. Phil. Chald., fr. 4. Contrairement à J. Dillon, « The Knowledge of God in Origenes », dans T. Baarda – J. M ansfeld (éd.), Knowledge of God in the Graeco-Roman World, Leyde, 1988, p. 227, nous pensons que, chez Origène, le terme (ἐ πιβολή / προσβολή) n’a pas de signification mystique, puisqu’il est associé à la connaissance des objets ; voir pourtant la n. 35. 24. Cf. I rénée , Adversus haereses (= AH), I, 1, 2. Outre l’origine épicurienne du terme, (D.L. X, 50-51 et 69), cf. Numénius , fr. 2 (éd. É. Des Places ) : βολῇ μιᾷ . La manière dont ailleurs Origène se sert du terme, le rapproche plutôt d’Épicure : Hom. in Jer. I, 7 : ἀμάρτυροι αἱ ἐ πιβολαί ; voir aussi PA III, 1 14. En dehors d’Épicure (M. Conche , Épicure. Lettres et Maximes, Paris, 1990, p. 45-47) qui favorisait une sorte d’intuition sensible qui n’est pas radicalement différente de la connaissance rationnelle, pour l’appréhension du divin, Platon déjà y avait ouvert la voie : Phédon 111b-c : αἰσθήσεις θε ῶν. 25. In Joh. fr. 14 et Comm. in Joh. I, 24. A lcinoos , Didask. 165 où X, 9 sq.
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pourtant n’est pas un objet et, par conséquent, Origène juge utile de signaler qu’une connaissance conceptuelle ne pourrait être convenable pour la connaissance de dieu. Dieu, étant intelligence et volonté, il impose un mode de connaissance, celui de la révélation, à tous ceux qui l’ont mérité par leur travail de maturation intellectuelle ; tandis que, lors du processus cognitif, les objets sont passifs, dieu, étant une personne doué de volonté, s’avère être actif. L’anthropomorphisme de la volonté substantielle se trouve à l’origine du personnalisme divin. Donc, si les objets sont contemplés sans leur consentement, dieu en revanche ne peut pas être vu s’il ne le veut pas 26. Sans exclure un certain autoritarisme de la part de dieu 27, dès qu’il se révèle à qui il veut, on s’aperçoit qu’il n’est pas accessible au regard intellectif humain, mais il s’ouvre de lui-même à l’homme quand celui-ci en est digne, favorisant une connaissance personnelle. La présence simple du connu n’est pas la condition de possibilité de la connaissance ; des personnes présentes peuvent se dissimuler à ceux desquels elles ne veulent pas être connues ; celui qui est connu semble être plus important que le sujet connaissant, car c’est celui-là qui est la cause de la connaissance et non pas celui-ci. Ainsi la connaissance n’est pas un processus unilatéral, mais une dynamique réciproque 28, déterminée par la qualité subjective des partenaires engagés 29. Le rapport homme-dieu se structure comme un dialogue et la divinisation de l’homme, à savoir de son intellect, présuppose une accoutumance et un contact continu avec l’intelligibilité pure de dieu 30. L’homme est incapable de connaître la vie intérieure de dieu, lorsqu’il ne se sert que des méthodes rationnelles 31, des concepts théologiques et des 26. Hom. in Luc. 3 (grec) et In Joh. fr. 14 ; cette idée remonte à Irénée , A.H. IV, 20, 5 ; voir aussi In Joh. fr. 37 : la volonté signifie la subsistance même de l’hypostase de l’Esprit. 27. PA I, 3, 4. 28. Cf. H. Crouzel , Théologie de l ’image de dieu chez Origène, p. 86-87. 29. Il s’agit de la pureté intellectuelle et éthique, CC VII, 33 ; VII, 45 ; VI, 4 ; VIII, 18 ; Hom. in Luc. III. 30. Comm. in Joh. XXXII, 27: ὁμιλήσαντος αὐ τῷ καὶ συνδιατρίψαντος τοιαύτ ῃ θέ ᾳ ; Hom. in Ex. VII, 8. Cette conviction capitale remonte à Platon, Lettre VII, 344b: μετὰ τριβῆς πάσης καὶ χρόνου πολλοῦ ; op. cit. 341c : ἐ κ πολλῆς συνουσίας … καὶ τοῦ συζῆν ; Banquet 210a-212a ; République VI et VII ; cf. Phèdre 270b 5-6 : le frottement, relevant de l’expérience quotidienne, est nettement sousestimé par rapport à la technicité de la science. 31. CC VII 42. On ne peut pas ici discuter le commentaire de A.-J. Festugière sur l’approche des méthodes rationnelles de la philosophie de l’époque par Origène (Révélation d ’Hermès Trismégiste, t. III, Paris, 1990, p. 119-123). Voir aussi J. M ansfeld, « Compatible Alternatives: Middle Platonist Theology and the Xenophanes Reception », dans R. van den Broek et alii (éd.), Knowledge of God in the Graeco-Roman World, p. 92-117 ; P. Donini, La connaissance de dieu et la hiérarchie divine chez Albinos, dans ibid. p. 118-131. P. H adot (Plotin, Traité 38, éd. et trad. P. H adot, Paris, 1988, p. 44 sqq.), distingue, à juste titre, le discours rationnel sur
456 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE notions naturelles (θεολογουμένων ἐννοιῶν) 32 , des symboles ou des images sensibles, parce que ces moyens de connaissance ne correspondent pas à la manière dont dieu se connaît lui-même 33. La rationalité conventionnelle de l’homme, chargée de sensibilité, ne correspond pas à la rationalité et à l’intelligibilité pure et absolue de dieu. La connaissance conceptuelle, issue des méthodes philosophiques, aboutit à une appréhension faible du divin (ἀμυδράν) et elle renvoie à la finitude humaine, alors que, selon Origène, la connaissance divine est une affaire plus qu’humaine. Ainsi, contrairement à Celse qui perçoit la connaissance divine comme une question d’enseignement (διδάξαι), Origène l’associe à une purification intellectuelle, s’accomplissant comme «ouverture» de dieu à l’homme et suscitant une sorte d’enthousiasme dans son âme. On ne se connaît que si on s’ouvre soi-même à l’autre, s’offrant comme un don, et non pas, comme on l’a vu, si l’on prend « agressivement » l’autre comme un objet passif. Dieu ne se fait pas connaître (ὀφθῆναι) à tous, mais uniquement à ceux qu’il juge opportun (εὔλογον) et à ceux pour lesquels il prévoit qu’ils vivront conformément à ce qu’il leur a révélé (ἐγνωσμένου). Par conséquent, cette connaissance « apocalyptique» de dieu ne remplace pas l’effort de spiritualisation du soi humain, mais elle l’épaule (βοηθηθεῖσα), dans le cadre d’une osmose mutuelle entre eux. La connaissance divine équivaut à une coordination parfaite des intelligibilités divines et humaines, rendue possible par l’incarnation du Fils mais nécessitant la mise à distance de l’homme par rapport au sensible 3 4 . La connaissance par révélation s’oppose à la connaissance des objets 35. Ainsi la foule, à la foi simple, peut assez aisément former des concepts ou des notions naturelles sur dieu (dieu créateur, simple, incorruptible, sans composition et indivisible) 36 , mais elle est incapable de le connaître en tant que Père, parce cela requiert une connaissance plus difficile et plus dieu de l’expérience mystique de dieu ; bien entendu, parmi les méthodes rationnelles se trouve même la méthode apophatique. 32. Comm. in Joh. fr. 13 ; PA IV, 1, 1. 33. H. Crouzel , Origène et la connaissance « mystique», p. 345-352, p. 498, p. 502 sqq. 34. CC VII, 42-46 conjointement avec In Joh. fr. 13. Les commentaires de Clément d’A lexandrie (directement), Stromates V, 11, 71 et ceux d’Origène (indirectement), précèdent ceux de Plotin, Ennéade VI, 7, 36 quant à sa critique des méthodes rationnelles de la philosophie appliquées à la connaissance divine ; cf. A ristote , fr. 15, éd. V. Rose . 35. Néanmoins, bien qu’il se réfère à la période eschatologique, quand la perfection se manifestera et que l’homme ne sera plus perturbé par la sensibilité corporelle, il affirme que les hommes dépouillés de toute ignorance, appréhenderont immédiatement (προσβαλοῦμεν) la vérité pure, afin de voir la divinité, dans la mesure du possible, In Joh. fr. X. 36. CC IV, 14. En PA IV, 1, 1, Origène pense que les notions communes ne suffisent pas en théologie.
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profonde, voire intime 37. L’intimité est générée par l’exploitation du temps et par l’exercice spirituel persistant 38, conditions préalables pour un rapport amoureux purement intellectuel avec dieu. Origène préfère un langage amoureux – qui pourtant ne cesse pas d’être rationnel – à un langage conceptuel pour se représenter le rapport intellectuel homme-dieu, car la connaissance issue des concepts est superficielle et étriquée, tandis qu’une connaissance amoureuse produit un mélange, une union profonde avec l ’intelligence de la personne connue. Il convient ainsi de distinguer entre intelligibilité et conceptualité de la raison, celle-ci étant liée à l’affaiblissement et au gauchissement du logos, tandis que celle-là est liée à son infinité. Ainsi, la relation conceptuelle liée à la connaissance des raisons des personnes et des choses ou à la simple foi, n’implique pas une vraie connaissance, car il y manque l’effervescence et le dynamisme intellectuels, recouverts par le simplisme ou la tiédeur 39. Pour ce faire, il convient d’établir une communion inébranlable entre le connaissant et le connu, assurant un échange théorique entre eux 4 0. Le rapport à dieu n’est jamais donné une fois pour toutes mais il est appelé à progresser (προκοπή) 41 et à s’enrichir. La distinction entre une connaissance personnelle et une connaissance conceptuelle n’est pas propre uniquement à la condition humaine, mais elle caractérise aussi dieu en tant que connaissant. À la différence de Celse qui rattachait dieu au monde en tant que totalité 42 , Origène croit que dieu concentre son intérêt sur les intelligibles et les rationnels 43. On s’aperçoit 37. In Luc. fr. 162. 38. Comm. in Joh. fr. 93 ; Comm. in Rom. (Le Commentaire d ’Origène sur Rom. 3,5-5,7 d ’après les extraits du papyrus no 88748 du Musée du Caire et les fragments de la Philocalie et du Vaticanus gr. 762 : essai de reconstitution du texte et de la pensée des tomes 5 et 6 du «Commentaire sur l ’Epître aux Romains, éd. J. Scherer , Le Caire, 1957, p. 136); Comm. in Matth. XI, 18 ; XV, 18 ; XVII, 9 ; Philoc. 21, 12 ; PA III, 1, 14 ; op. cit. I, 1, 6. Cf. P. Tzamalikos , Origen, Cosmology and Ontology of Time, Leyde, 2006, p. 313-318. 39. In Joh. fr. 3 ; In Matth. fr. 219 et fr. 271. 40. Comm. in Joh. XIX, 4 ; In Luc. fr. 162. 41. In Joh. fr. 71. 42. La thèse de Celse [CC IV, 99] remonte à Platon, Lois 903b-d. 43. CC IV, 99. In Luc. fr. 162 ; In Jer. fr. 22 : ὅπερ ὁ κόσμος ὅλος, τοῦτο κατά τινα ἀναλογίαν ἐστὶν μόνος ὁ ἄνθρωπος. Même les astres n’intéressent Origène que comme des êtres doués de rationalité, et non pas comme des corps physiques étincelants, (CC V, 10-11 et Comm. in Joh. I, 26 ; op. cit. XIII, 20) ; bien sûr, cette idée ne contredit pas sa conviction que le cosmos est un ornement (PA II, 3, 6) ; Cf. Philoc. 23, 11 : le rationnel n’est pas entièrement autonome et indépendant, car il est inscrit et déterminé par la totalité sociale et cosmique. Par ailleurs, nous pensons que l’idée de l’incorporéité humaine, à la fin des temps, s’éclaircit mieux si l’on prend en considération l’importance qu’Origène accorde à l’intériorité noétique, par rapport à l’extériorité cosmologique, cf. H. K arpp, Probleme altchristlicher Anthropologie. Biblische Anthropologie und philosophische Psychologie bei den Kirchenvätern des dritten Jahrhunderts, Gütersloh, 1950, p. 195-197 ; F. H. K ettler , « Der ursprüng-
458 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE qu’Origène préfère déjà l’intériorité noétique à l’extériorité cosmologique. Cela revient à dire que dieu préconise des rapports avec des êtres intellectuels plutôt 4 4 qu’avec la globalité générale du cosmos. Origène semble suggérer qu’une connaissance intime ne peut être atteinte que sur le plan de l’intériorité et non pas sur le plan de l’extériorité, car c’est sur le premier qu’une coïncidence parfaite peut se produire ; en revanche, l’extériorité implique toujours une distance, excluant toute intimité profonde et absolue. Par ailleurs, la différentiation de l’objet de l’amour divin définit la divinité elle-même. La divinité n’aime pas de la même façon la personne du Fils et le monde en tant qu’ensemble d’objets. Ainsi, la divinité demeure dieu et créateur quand elle se soucie du monde, tandis qu’elle devient Père quand elle se rattache à son Fils. Par conséquent, malgré les mises en garde origéniennes face aux limites du langage qui peuvent induire en erreur quand on décrit la divinité, selon les données de l’existence humaine, la différentiation de l’amour humain (autre est l’amour des parents pour leurs enfants et autre est l’amour pour les autres hommes) sert de modèle pour se représenter la complexité de l’amour divin 45. D’où la distinction entre foi et connaissance, ou entre croire et contempler, celui-là étant lié à la conceptualisation humaine, celui-ci à un rapport plus intime et personnel à dieu 4 6. Ainsi, Origène a opté pour le langage réflexif de la tradition platonico-aristotélicienne 47, haut lieu de l’intelligibilité, pour décrire la vie intérieure de dieu en tant qu’intimité avec soi-même ; c’est l’intimité avec soi qui se trouve à l’origine de la connaissance divine. La familiarité que dieu a avec lui-même remplace la conceptualisation qu’on retrouve habituellement chez les hommes, et elle coïncide avec l’acte d’intellection de dieu, pour laquelle il n’y a d’autre objet que cet acte d’intellection même, dieu liche Sinn der Dogmatik des Origenes », dans W. E ltesterm (éd.), Beihefte zur Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft, Berlin, 1966, p. 26-29. 44. On pourrait dire qu’Origène privilégie une providence selon les genres, d’origine médioplatonicienne, qui pourtant n’exclut pas l’intérêt pour chaque être rationnel particulier, Justin, Dial. Tryph. 1, 4 et l’étude intéressante de J. Pépin, « Prière et providence au ii e siècle (Justin, Dial. I 4) », dans F. Bossier – F. De Wachter – J. Ijsewijn (éd.), Images of Man in Ancient and Medieval Thought, Louvain, 1976, p. 111-125. 45. In Joh. fr. 50 ; In Joh fr. 127 ; CC IV, 99. 46. In Joh. fr. 93. 47. Platon, Théétète 189e-190a ; Sophiste 263e : la pensée est le dialogue de l’âme avec elle-même ; A ristote , Métaphysique 1072b 19-21 ; 1074b 33-34. Pour la fameuse phrase aristotélicienne décrivant dieu comme νόησις νοήσεως, sous-jacente dans toute cette analyse, voir H. J. K rämer , Der Ursprung der Geistmetaphysik. Untersuchungen zur Geschichte des Platonismus zwischen Platon und Plotin, Amsterdam, 1964, p. 159-173 ; I. Düring, Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines Denkens, Heidelberg, 1966, chap. 3 ; P. Aubenque , Le problème de l ’être chez Aristote, p. 365 sqq. ; L. P. Gerson, op. cit., p. 188-200. Th. de Koninck , Aristote, l ’intelligence et dieu, Paris, 2008, p. 39-64.
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étant la fois l’acte d’intellection (νόησις) et son objet (νοούμενον) 48. Dieu n’est donc qu’un acte d’intellection qui se pense soi-même. On retrouve ici l’idée fondamentale d’Origène que la familiarité divine n’existe que dans l’intériorité, s’effectuant par une conversion vers soi, et non pas dans une extériorité quelconque. Cette surenchère à l’identité et à l’exclusion de l’altérité en dieu semble se relativiser par la conviction origénienne que l’objet de l’intellection du Père n’est pas seulement lui-même, mais aussi son Fils. Le Fils paraît opérer une sorte de fissure à l’intérieur de l’autosuffisance du Père, parce qu’il semble que l’acte d’intellection se concrétise, non pas comme un monologue, mais comme un dialogue de dieu avec soi-même 49. Ainsi le Père et le Fils se connaissent, en se pensant réciproquement et en devenant l’un pour l’autre sujet et objet (ὁ υἱὸς ὑπὸ τοῦ πατρὸς νοούμενος καὶ νοῶν τὸν πατέρα) de cette connaissance 50. Il s’ensuit qu’ici la vie divine se réalise comme un échange noétique et non pas comme un repli de chaque hypostase sur elle-même. Comme le Fils révèle le Père parce qu’il est devenu objet d’intellection de sa part, de même le Père est pensé par le Fils par cet acte d’intellection 51. Telle, par ailleurs, semble être la particularité de la nature intelligible (intellectuali), à savoir non seulement de connaître mais aussi de se faire connaître 52 . On en conclut que la structure mystique de l’intelligible (divin comme humain) n’est pas tant l’exclusion des concepts et l’immédiateté de la connaissance personnelle qui le caractérisent, mais son articulation dialogique, nécessitant soit le temps soit la durée intemporelle, comme modalités d’une communion durable et mutuellement enrichissante 53. Or, pour bien saisir la pensée d’Origène, il convient d’écarter une approche fragmentaire de son œuvre et de prendre toujours en considération la nécessité du subordinationisme et de l’articulation hiérarchique de l’être 54 . Quand Origène se demande si le Père peut être glorifié indépendamment du Fils, il répond par l’affirmative, soulignant ainsi l’individua48. Comm. in Joh. fr. 13 et fr. 14. Cf. H. Crouzel , Origène et la « connaissance mystique », p. 518-519. 49. Crouzel , Théologie de l ’image, p. 87. 50. In Joh. fr. 13. P. H adot, (Porphyre et Victorinus, Paris, 1968, p. 289-291), a inscrit cette idée dans le contexte des divers courants philosophiques de l’antiquité. Voir aussi l’excellente réélaboration de la problématique chez Grégoire de Néocésarée , Remerciement à Origène IV, 37, SC 148, 110, éd. H. Crouzel , Paris, p. 17-20. 51. PA I, 2, 6. 52. PA II, 11, 7. 53. Cf. H. Crouzel , « Origène », dans Dictionnaire de spiritualité, t. XI, Paris, 1982, p. 944 et 949 ; W. Völker , Die Vollkommenheitsideal des Origenes, Tübingen, 1931, p. 126. 54. Pour une approche générale, voir, J. Dillon, The Middle Platonists, p. 280281 et 366-369.
460 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE lité subsistante du Père. Cela est dû au fait que le Fils, étant inférieur au Père, ne peut pas le penser complètement et, par conséquent, il le pense, en quelque sorte, partiellement. Ainsi c’est uniquement lorsque le Père se retire dans sa tour de gué (περιωπή) 55, quand il connaît et contemple soimême d’une manière plus complète (μειζόνως) que son Fils, que la plénitude de sa vie intérieure apparaît. Cela signifie que le Père ne peut être glorifié parfaitement qu’individuellement, c’est-à-dire en soi et non pas par la carence contemplative du Fils. La description de cette vie recourt, une fois de plus, à la psychologie humaine, qui sert de pis-aller, faute de mieux, à la théologie origénienne. Employant un discours affectif, Origène soutient que dieu, dans la contemplation de soi, ressent un plaisir, une joie et une allégresse indicibles, se réjouissant à bon droit de soi-même et non pas, à l’évidence, du fait d’une projection vers une certaine extériorité (ἐφ’ ἑαυτῷ εὐαρεστούμενος καὶ χαίρων) 56. Il s’ensuit qu’en dépit de certaines références d’Origène qui vont dans un sens opposé, l’Alexandrin, soucieux d’affirmer le monothéisme chrétien, prétendra que c’est uniquement le Père qui jouit de la vie mystique, tout en conservant sa structure dialogique même s’il s’agit d’une seule personne. La supériorité contemplative du Père par rapport au Fils est corroborée par la manière dont Origène décrit les pensées du Fils. Les intellections du Fils sont les théorèmes ou les pensées du Père non pas dans leur plénitude primordiale, mais amoindries (circonscripta) 57 ou affaiblies. En effet, Origène admettant une certaine carence même à l’intérieur du Père – comme d’ailleurs tous les systèmes hiérarchiques essayant de justifier l’apparition de la diversité ontologique, à savoir intellectuelle – , croit que le Père n’a pu maîtriser ou contenir (οὐ συνέχων) la surabondance ou la richesse de ses pensées, et que ces dernières ont pu lui échapper et sortir hors de luimême, sans néanmoins parvenir à une certaine extériorité, car elles étaient en quelque sorte rassemblées dans le Fils. Ce mouvement hors de la source principale d’intelligibilité pure qu’est le Père, n’a pas permis à ses pensées de demeurer intactes, car il les a projetées sous forme d’empreintes (τύπον) dans le Fils, ce qui explique pourquoi le Fils est, d’une certaine façon, l’image éloignée du Père 58. Le Fils semble avoir un accès médiatisé au Père, 55. Cf. CC V, 59 ; Comm. in Matth. XVII, 7. Platon, Politique 272e ; Timée 42e ; Numénius , fr. 12 (éd. É. Des Places ) ; cf. Phèdre 247a 1. 56. Comm. in Joh. XXXII, 28 ; PA IV, 4, 8 ; Hier ., Ep. 124, 13 : in omnibus verum esse contendet, ut dicat et in cognitione filio patrem esse majorem, dum perfectius et purius a semetipso cognoscitur quam a filio ; en plein accord avec Justinien, Ad Mén., fr. 39 : μείζων / μειζόνως … τρανοτέρως καὶ τελειοτέρως. 57. Voir les corrections à la traduction rufinienne, apportées par les textes de Jérôme et de la Lettre à Ménas de Justinien, PA I, 2, 6 (Hier., Ep. 124, 2) ; G. Bardy, « Origène », p. 1525. 58. Comm. in Joh. I, 38 ; cf. In Matth. Fr 218: l’intellect du Père est dans le Fils sans altération quelconque.
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à travers les empreintes et les formes intelligibles de l’expérience directe du Père. De la sorte, le Fils, quant au contenu de sa contemplation, demeure à jamais dépendant du Père, à tel enseigne que, s’il ne persévère pas dans cette incessante vision de la profondeur du Père, il cesserait d’être dieu. Cela revient à dire que le Fils demeure à jamais un être relatif, et c’est en raison de cette relation qu’il parvient à rester dieu 59. Il s’ensuit, comme on l’a vu, que la seule hypostase qui est autosuffisante et qui ne manque de rien (αὐτάρκης / ἀπροσδεής), est celle du Père. Origène rappelle clairement que tous les intelligibles, les âmes humaines, les anges et même le Christ de dieu ont besoin des nourritures intelligibles pour se restaurer (ἐπισκευάζεσθαι) par le Père 60. Néanmoins, le Fils se trouve proche du Père et, par conséquent, il peut également jouir d’une description similaire à celle du Père ; puisque le Fils est aussi une hypostase, c’est-à-dire un être qui peut en quelque sorte exister par soi (καθ’ αὑτόν), séparé et indépendant de l’hypostase du Père 61, il peut, dans un premier temps, être perçu comme autarcique et subsistant par soi, et non pas ainsi comme un être relatif. Dans ce contexte, il est permis de dire que le Fils n’est pas seulement glorifié grâce à sa connaissance du Père mais aussi grâce à la connaissance de soi. Celle-ci n’est pas loin ou n’est pas inférieure à celle-là 62 , sans pourtant être identique avec elle. Il semble donc qu’Origène essaie de nuancer ou de présenter une thèse mieux équilibrée. Qui plus est, il s’oppose à tous ceux qui, à l’époque, exagéraient l’éminence du Père, au point de croire qu’une hypostase égale au Père impliquerait une diminution de sa gloire. En revanche, Origène soutient, pour la première fois, que le Fils a la puissance d’égaler ses appréhensions à celles du Père inengendré (διαρκοῦντος ἐξισωθῆναι ταῖς καταλήψεσι τοῦ ἀγεννήτου θεοῦ), parce qu’il n’ignore rien de la vérité absolue et complète que le Père connaît 63. Il en découle que, sur le plan de la théorie divine qui détermine la connaissance mystique proprement dite, le Fils ne doit pas être sousestimé. De plus, Origène confère au Fils un statut supérieur par rapport à l’Esprit, toujours sur la base de l’expérience théorétique, en précisant que, 59. Comm. in Joh. II, 2. L’interprétation d’H. Crouzel (Théologie de l ’image de dieu chez Origène, p. 86) nous paraît infondée. Platon est à l’origine de cette idée, Phèdre 249c : πρὸς οἷσπερ (sc. les Formes intelligibles) θεὸς ὢν θεῖός ἐ στιν. Pour l’interprétation de ce texte, voir aussi, A-J. Festugière , Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, 1967, p. 113 ; Platon , Phèdre, trad. L. Brisson, Paris, 1989, p. 212, n. 215. 60. Comm. in Joh. XIII, 34 ; cf. In Luc. fr. 180 ; cf. CC VI, 44. 61. Comm. in Joh. I, 24 ; op. cit. II, 9 ; op. cit. I, 20. 62. Comm. in Joh. XXXII, 28 ; Comm. in Joh. II, 28 : τάχα. 63. Comm. in Joh. I, 27 ; cf. CC VI, 69 ; des idées similaires étaient proposées par des gnostiques, selon I rénée , AH I, 2, 1 ; op.cit. I, 1, 1 ; op. cit. I, 2, 6 : ἐ ξισωθέντας. On verra plus bas qu’entre autres, dans des textes semblables, il convient de rechercher l’origine de la théorie bien connue de l’épectase.
462 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE si le Fils contient un système de théorèmes (σύστημα θεωρημάτων), il en subsiste certains qui ne sont pas pensés ou transmis, lors d’une sorte d’enseignement, à l’Esprit, car celui-ci puise toujours dans le Fils ce qui constitue ses pensées propres. L’Alexandrin en conclut que l’Esprit n’est pas à même de recevoir tout ce que le Fils connaît, quand celui-ci est fixé inébranlablement (ἐνατενίζειν) sur le Père 6 4 . Il s’ensuit, comme on l’a vu, que la place qu’occupent les personnes trinitaires dans leur articulation hiérarchique n’est pas fixée objectivement, mais déterminée subjectivement, c’est-à-dire en fonction de la tension et de la complétude de leur rapport à l’infinité du Père, bien que cette tension semble être sans basculement ou diminution, ayant obtenu une stabilité et une immutabilité sans faille 65. La connaissance mystique ne doit pas être limitée à la théorie qui caractérise la vie du Père ou du Fils, mais elle doit comprendre une autre dimension essentielle de la vie divine, à savoir l’amour qui pourtant ne diffère pas de la théorie, car il en constitue soit la forme soit le contenu : si le Père est amour, le Fils qui le connaît ne peut que connaître l’amour même ; et pareillement, c’est en tant qu’amour que le Père et le Fils connaissent ce qui appartient à dieu même 66. L’amour divin, tant par sa stabilité que par sa pureté, présuppose son imprégnation de l’intelligibilité pure de dieu 67. L’un divin n’est que l’articulation harmonieuse de l’amour et de l’intelligibilité ; quand l’intelligibilité est pure et absolument étendue, elle s’identifie à l’amour. Si l’intelligibilité conceptuelle n’est pas pure car elle est mélangée avec la sensibilité des images et des notions, l’intelligibilité pure manifeste l’amour. Cela revient à dire qu’en dieu connaissance et amour sont interchangeables de sorte que l’un renvoie à l’autre 68. D’autre part, on ne retrouve pas ici l’articulation hiérarchique ou le subordinationisme rencontrés précédemment 69. L’un divin est justifié par le fait que Père et Fils partagent le même amour, qui pourtant ne conduit pas à une fusion des deux hypostases (dans ce cas-là, dieu ne serait pas unum mais unus), mais il assure leur substantialité 70. Néanmoins, l’égalité des deux hypos64. Comm. in Joh. II, 18. Il est intéressant de retrouver dans le même texte l’hésitation d’Origène quant à la substantialité ou la relativité ontologique du Fils. Les apories et l’incessante série de questions qu’Origène formule à cet égard sont patentes. 65. In Joh II, 18: la béatitude du Fils n’est pas un accident inséparable (ἀ χώριστον συμβεβηκός), mais elle se retrouve en lui substantiellement ; voir aussi PA I, 2, 13 ; Comm. in Matth. XV, 10 ; cf. In Matth. fr. 141 ; cf. PA II, 6, 5. 66. Homiliae in Canticum canticorum (= In CC ) Prol., P.G. 13, 72-73. 67. In CC Prol. 68. Comm. in Joh. XIX, 4. On est ici en désaccord avec H. Koch, Pronoia und Paideusis. Studien über Origenes und sein Verhältnis zum Platonismus, Berlin, 1932, p. 33. 69. Cf. PA IV, 4, 1. Cf. PA I, 2, 6 et 9 et IV, 4, 1 ; In CC III, P.G. 13, 165B. 70. In CC Prol. P.G. 13, 69A-B.
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tases n’est pas affirmée, parce que l’unité ne présuppose pas toujours des entités consubstantielles 71. L’expérience humaine d’une connaissance mystique n’est que la participation à la vie divine, c’est-à-dire le fait de pouvoir vivre comme dieu luimême. Néanmoins, cela n’est pas facile, en raison de la chute de l’humanité de son état primordial. Initialement, les intellects humains vivaient en communion immédiate avec les autres intelligibles, au premier rang desquels dieu. C’est précisément grâce à cette participation à la vie divine qu’ils faisaient partie intégrante de la monade (μονάς / ἑνάς) primordiale et, par conséquent, ils constituaient une même essence avec la divinité 72 . L’unité des intelligibles était si forte qu’elle semblait mener à une sorte de fusion entre eux, excluant même toute idée de nombre ou de nom, comme principes d’individualisation des étants. Pour des raisons subjectives et objectives 73, la vie commune des intelligibles avait cessé d’exister et la chute était survenue. Au fond, la vie des intelligibles était un amour ardent réalisé comme une contemplation incessante. La chute avait conduit à un refroidissement de l’amour et, par conséquent, à la dissolution de l’unité primordiale 74 ; d’où l’étymologie de l’âme (ψυχὴ), indiquant un refroidissement de l’intellect primordial fervent 75. Ce qu’on appelle connaissance mystique n’est que la divinisation de l’intellect par un mélange à l’intelligible pur qu’est dieu, équivalant au réchauffement de l’amour pur initial actuellement gelé, tandis que le contenu de la divinisation est l’intelligibilité pure, le moyen d’y parvenir étant l’amour qui facilite par son ardeur l’union (κολλᾶν) de l’intellect humain avec l’intellect divin 76. Bien que la plénitude de cet état soit annoncée pour les jours derniers, Origène suggère qu’elle commence déjà ici-bas dans une continuité à la fois homogène et échelonnée jusqu’à la fin des temps 77. Ainsi, suivant la tradition platonico-aristotélicienne 78, l’auteur pense que toute cette activité, bien qu’elle s’adresse à tous, ne peut être 71. Dial. Héracl. 4. 72. Conjointement PA IV, 4, 9 ; PA I, 1, 6 et Hier., Ep. 124, 14. 73. Cf. M. H arl , « Recherches sur l’origénisme d’Origène : la “satiété” (κόρος) de la contemplation comme motif de la chute des âmes », Studia patristica 8 (1966), p. 373-405. 74. Hom. in Lev. IX, 9. 75. PA I, 6, 2 et le fr. 11 de la Lettre à Ménas ; F. H. K ettler , « Der ursprüngliche Sinn der Dogmatik des Origenes », p. 19-20 ; voir aussi PA I, 4, 1 : deminutionem, imminutione. PA fr 21 et 23b ; Epiph., Haer. 64, 4 : τεταπεινῶ σθαι qui implique une sorte de rabaissement et donc de rapetissement ; de même, Sel. in Thr. P.G. 13, 617B ; In Lam. Fr 12. 76. Hom. in Jer. V, 2 ; CC VI, 48 ; In Jer. XI, 6 ; cf. CC II, 9. 77. PA II, 11, 4 ; Comm. in Joh. XIII, 18. 78. Platon, Lettre VII, 341e ; République 494a ; Théétète 176b ; Timée 90c ; A lcinoos , Didask. 181 sqq. A ristote , Métaphysique 1072b 15, 29 ; 1074b 27 ; Éthique à Nicomaque 1175a ; 1177a ; 1177b.
464 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE mise en œuvre que par quelques-uns 79 et qu’elle est, contrairement à dieu, limitée et conditionnée par la nature humaine, car elle s’opère dans la mesure du possible 80. D’abord, il convient de souligner que l’âme est un mouvement dynamique ; qu’il se penche vers le bien ou qu’il se penche vers le mal, l’homme est voué à se mouvoir 81. Or l’âme n’est pas seulement un mouvement, mais, aux dires des stoïciens dont Origène adopte ici les idées, une tension 82 . Celle-ci est d’autant plus forte qu’elle s’assimile à la chaleur et à l’ardeur du feu. Cette tension ignée sert à décrire la nature amoureuse de l’intellect. Il s’agit d’un désir profond, d’un amour général (amor generalis) qui détermine l’ensemble des démarches de l’âme. Qu’elle se tourne vers le bien ou vers le mal, la beauté intellectuelle divine, la pureté éthique, la sagesse, la modération (σωφροσύνη), la justice ou le vice, l’âme s’y adonne avec une ferveur constante et intensive 83. Origène ne connaît 79. P. ex., Hom. in Jesu Nave XXVI, 1: pauci. 80. CC V, 21 ; Com. In Joh. XIII, 24 ; II, 20 ; In ep. I ad Cor. 38, Jenkins ; De orat. XVII, 2 ; In Joh. Fr. 10 ; Hom. in Luc. 8 ; Sch. in Luc., P.G. 17, 321 ; CC II, 65: διηνεκῶ ς ; Comm. In Joh. XIII, 36 ; Hom. in Lev. V, 10 ; Hom. in Num. XXIII, 11. 81. Hom. In CC II (Hier.), P.G. 13, 47C-D ; PA III, 3, 5. 82. In Matth. fr. 77: τόνος ; op. cit. fr. 139: προσεδρεία / ε ὐ τονία ; Hom. In Luc. XI, P.G. 13, 1827 ; la prière y a joué un rôle, Orat. 8, 2 : ταθεὶς κατὰ τ ὸν νοῦν ; 27, 8 : τόνος ; Sel. in Ezech. P.G. 13, 800 ; Philoc. 25, 2 ; Comm.in Joh. II, 18 ; Comm. in Joh. f r. 94 ; Comm. in Matth. XV, 4 ; De orat. 31, 2 ; la formule de Celse avec laquelle d’ailleurs Origène s’accorde, est à cet égard remarquable, CC VIII, 63. τετάσθαι ; cf. CC I, 8 : ψυχὴ → ἐφίεσθαι/ποθεῖν. Dans le même contexte, Origène, outre le verbe τείνεσθαι (voir les dernières références), se sert du verbe ἀτενίζειν. Sur le τόνος stoïcien, voir la note de H. Cherniss , à propos de Plutarque , Moralia 1034d, dans Plutarch, Moralia , vol. XIII, part. II, trad. H. Cherniss , Cambridge – London, p. 427 ; Philon d’A lexandrie , Leg. All. I, 30 : τ ὴν τοῦ νοῦ τονικὴν δύναμιν. À notre avis, la description de l’intellect comme tension remonte aux présocratiques et, en particulier, à Empédocle , fr. 129 (éd. H. Diels – W. K ranz , Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1951-1952 6): πάσηισιν ὀρέξαιτο πραπίδεσσιν, et surtout à Anaxagore, fr. 12 Diels – K ranz , avec le commentaire utile de G. S. K irk – J. E. R aven – M. Schofield, The Presocratic Philosophers. A Critical History with a Selection of Texts, Cambridge, 1983, p. 360-364 ; Platon, Lettre VII, 344b 7-c 1 : συντείνων ὅ τι μάλιστα εἰς δύναμιν ἀ νθρωπίνην. Aristote y a également beaucoup contribué, Éthique à Nicomaque 1175a : διατεταμένως ; 1177b 29. Voir aussi la désignation de l’intellect comme tension, dans le texte important des Oracles chaldaïques, fr. 1 (éd. É. Des Places) : ἀ λλὰ νόου ταναοῦ τανα ῇ φλογί ; cf. ibid., fr. 12 ; voir aussi la note 84. 83. In CC III, PG 13, 162 : fervens anima erga sapientiam dei … alia anima erga amorem justitiae ejus fervens ; PA II, 8, 3 et Hier ., Ep. 96, 17 : calor mentis ; PA II, 11, 4 : amor veritatis insitam ; Comm. in Matth. XV, 1 : σωφροσύνης ἄμετρος ἔρως ; Comm. in Joh. I, 9: ἔρωτα τ ὸν τ ὸ θεῖον κάλλος κατανοοῦντα οὐράνιον ; CC I, 26 : ἔρωτα τ ῆς ὑ περβαλλούσης καθαρότητος ; ces trois derniers textes sont également cités, dans un contexte plutôt différent, par H. Koch, Pronoia und Paideusis, p. 35, n. 3. Voir en outre H. Crouzel , Origines patristiques d ’un thème mystique : le trait et la blessure d ’amour chez Origène, dans P. Granfield – J. Jungmann (éd.), Κυριακόν. Festschrift für J. Quasten, Münster, 1970, p. 311-314,
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pas d’opposition entre amour et intellect, car celui-là jaillit de celui-ci, à savoir de l’intériorité intellectuelle de l’homme (homo interior) 84 . Sans ce désir ou cet amour ineffable insérés par dieu lui-même dans la nature humaine, à savoir dans l’intellect humain, il n’y a ni connaissance ni vérité des étants 85. Dieu, mais aussi tout autre intellect, est épris d’une joie et d’un amour intenses pour la rationalité des étants quand il contemple (κατανοοῦντα) leur beauté intelligible pure dans son éternelle sagesse 86. Si la chaleur de l’intellect et la ferveur de l’amour se sont refroidies, comme conséquence principale de la chute, la restitution de l’âme comme intellect constitue son rétablissement à son état original 87. Cela revient à dire que l’intellect, comme la partie la plus noble de l’âme, n’est pas destiné à produire des concepts mais à communier intensément dans l’immensité de la vie divine. La parenté avec dieu ne consiste pas dans une certaine intelligibilité conceptuelle, mais dans une intelligibilité bouillonnante et débordante, voire infinie. L’âme humaine est ordonnée tant à l’infinité de la sagesse qu’à l’infinité de l’amour divins 88, d’une extensivité, d’une largeur ou d’une latitude incommensurables 89. Or, à présent, l’âme issue de la chute, au lieu de disposer de ces qualités, se contracte, se resserre, se rapetisse et se diminue. Elle perd sa grandeur et sa vitalité intensive, devenant immobile ou morte. Ainsi l’âme se présente, confuse et obscure (θολοῦσθαι) 90, dans les ténèbres de l’ignorance et du chaos. Elle devient faible, perd sa vivacité et son dynamisme, se relâche et s’étiole 91. L’âme se présente alourdie 92 et grossie93, sans la
p. 317. On s’oppose ici à J. Daniélou, Origène, Paris, 1948, p. 296 ; J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Paris, 1944, p. 266-267 : trop intellectualiste, intellectualisme. 84. In CC Prol 67A-C ; cette manière de penser remonte à Irénée, dans sa critique des gnostiques, AH IV, 20, 5 et IV, 37, 7. M. Dixsaut (Le naturel philosophe, Paris, 2001 p. 154-156), a prouvé que Platon considérait déjà intelligence et désir conjointement, sans opposer l’une à l’autre ; voir de plus Phédon 68a : ἤρων φρονήσεως / φρονήσεως ἐρῶν. Telle semble être également l’approche de Paul : voir U. Schnelle , Theologie des Neuen Testaments, Göttingen, 2007, p. 289. 85. PA II, 11, 4. 86. Comm. in Joh. I, 9. 87. PA I, 8, 3 ; Hom. in Lev. IX, 9 ; Hom. in Jes. Nave XI, 2. 88. In CC III, 156 ; Comm. in Joh. I, 9. 89. Hom. in Gen. II, 5, P.G. 12, 173C-D. L’opinion contraire de V. L ossky (Essai sur la théologie mystique de l ’Église d ’Orient, Paris, 1990 [1944], p. 30-31), semble être infondée ; cette idée sera confirmée par la suite de notre étude. 90. Comm. in Joh. XX, 32, 36 ; Hom. in Jer. XX, P.G. 13, 529 ; Hom. in Jer. XXI, P.G. 13, 535D et 541B-C. 91. Hom. in Lev. IV, 8: remissa et dissoluta ; op. cit. VII, 1 : debilem. 92. Exort. Mart. 47 ; Orat. 1, 1 ; Sel. in Ex., P.G. 12, 281 ; Comm. In Matth. XII, 40 ; XIII, 7 ; cf. CC IV, 39 ; CC VIII, 53 ; Platon, Phèdre 247b, 248c.
466 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE subtilité spirituelle, facilitant son mouvement intense. Elle se dissout, désintégrée, disloquée, sans harmonie et équilibre de ses parties, représentation convenable des enfers 94 . Ces métaphores servent à décrire la victoire de l’irrationalisme des affects sur la raison, car au fond la chute n’est que la perte de la cohésion interne de l’âme, assurée par la raison. D’autres métaphores, du reste, sont plus explicites encore, suggérant toutes la limitation et la réduction de l’âme 95 : celle-ci se trouve en état de torpeur 96, de captivité 97, d’aliénation 98 et d’esclavage 99. Or une âme rapetissée ne peut pas aimer, car pour ce faire, il convient qu’on y soit disposé par l’ampleur et la grandeur de l’âme 100. Ici Origène identifie la cause principale du problème social qui révèle un déclin de plus en plus chaotique. En effet, tout ce qui relève des soucis séculaires et des préoccupations quotidiennes, issus d’une âme désorganisée, ne peut être qu’insignifiant 101. La cupidité, l’avarice, les richesses, la possession des biens, la spéculation du profit et l’affairisme économique, l’engagement dans le commerce, les mœurs barbares, la cruauté (ὠμοί) de l’exploitation ou l’indifférence à l’égard des faibles, l’impérialisme de l’État, les inégalités et les injustices, les abus du pouvoir séculaire et ecclésiastique 102 et ainsi de suite, représentent des modalités du refroidissement de l’amour envers autrui 103. Autrement dit, ces modalités excluent la liberté de l’amour (in caritatis libertate) 104 , identifiée à l’ouverture et à l’élargissement de l’esprit et non à sa fermeture et à son rétrécissement 105. Le problème social, en tant que problème « psychologique »/intellectuel, ne pourra être résolu que si l’âme acquiert la liberté vis-à-vis des structures oppressives du monde 106 ou se dilate afin de dépas93. Orat. 29, 15 ; In Jer. XVIII, 10 ; Expos. In Prov. P.G. 17, 240 ; In Is. VI, 5, P.G. 13, 244A-B ; op. cit., IX, P.G. 13, 254 ; In Lev. V, 4. 94. PA II, 10, 5 ; In Lev. I, 5 ; IV, 8 ; Hom. in Num. VIII, 1. 95. P. ex. Hom. in Ezech. XI, 4. 96. Hom. in Gen. XII, 2. 97. Sel. in Jer. P.G. 13, 608B ; Hom. in Ezech. I, P.G. 13, 665B et 673C ; Ibid., VII, P.G. 13, 725C ; Hom. in Gen. VII, 4 ; Hom. in Luc. XV ; Platon, République 514a sqq. 98. Hom. in Ezech. III, P.G. 13, 694A-B ; Hom. in Is. VII, 246D. 99. Hom. in Ex. XII, 4 ; Ibid., VIII, 1. 100. Hom. in Ex. VII, 6 ; In CC Prol. P.G. 13, 70A ; Hom. in Jer. 7, 3 ; Hom. in Job, P.G. 17, 81. 101. Hom. in Ex. VII, 2 : languor/infirmitas ; Hom. in Num. XXIII, 11 ; PA IV, 4, 10 ; Héracléon, à juste titre, caractérisait la vie séculaire comme ennuyeuse (ἄτονος), Comm. in Joh. XIII, 10. 102. Comm. in Matth. XVI, 25 ; Comm. in Joh. XXXII, 12. 103. Conjointement, Comm. in Matth. S. 35 ; In Ezech. Hom. III, 7 ; In Ex.VI, 9, VII, 6 et XIII, 3 ; In Lev. III, 3 ; Hom. in Job, P.G. 17, 81. 104. In Gen. VII, 4 ; In Exod. XII, 4. 105. Hom. in Jesu Nave XIV, 2 ; Hom. in Ex. VIII, 1: notre monde (saeculum) ce sont des modes de diminution de l’amour et de la liberté. 106. Hom. in Gen. XVI, 2.
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ser l’amour de soi (φιλαυτία), étriqué et partiel, pour s’ouvrir à la largeur de l’intérêt commun (τὸ κοινῇ συμφέρον) 107. Il apparaît clairement pourquoi le christianisme, d’après Origène, est conçu, d’une part, comme une démarche libératrice universelle 108 et, d’autre part, comme une démarche de libération sociale 109. Le christianisme n’est pas seulement une éthique personnelle, mais une éthique d’orientation sociale 110. Pour accéder à la connaissance mystique de la vie divine, il faut dépasser tant l’attitude partielle de l’âme s’identifiant à la chute que la dispersion du soi, résultats toutes deux de l’absorption de l’homme par la quotidienneté. Sans unité de soi, il est impossible de participer à l’Un divin. Cela peut se faire par la réalisation de la vie théorétique et par la connaissance de soi. Le rejet de l’individualisme va de pair avec le rejet de l’âme partielle 111. Les pensées issues de cette âme (ἴδια διανοήματα / cogitationes suas), écartant la théorie, ne peuvent que faire sombrer l’homme dans l’affairisme quotidien et le soumettre à une dépendance au sensible de plus en plus accrue. Il est alors recommandable d’inscrire l’esprit humain dans la perspective compréhensive de l’esprit divin pour le libérer de son étroitesse. Le dépassement du péché qui a provoqué l’étroitesse de l’esprit vient de la soumission de la volonté humaine partielle à celle, universelle, de dieu. Dieu représente ici l’universalité /totalité (καθόλου) et l’unité par opposition à l’état fragmentaire de l’âme déchue 112 . De plus la critique de la politique et de la morale tient justement à la conviction origénienne que celles-ci ne présupposent pas l’infinité de l’époptique, c’est-à-dire de la vie théorétique, associée à la grandeur d’un amour pur en tant que spirituel, comme désir et puissance d’union avec dieu 113. La politique et la morale, sans être sous-estimées 114, sont liées à la vie moyenne et commune, privée
107. Hom. in Job (fr. e cat.), P.G. 17, 92. 108. Sel. in Then. P.G. 13, 608 ; Hom. in Num. XVIII, 4 ; PA III, 6, 5 : libération même du diable. 109. Hom. in Ex. VIII, 1 ; XII, 4 ; XIII, 3 ; Comm. in Joh. I, 32. 110. Cette orientation nous paraît manquer par exemple à H. Crouzel , Origène et la connaissance « mystique », p. 434-442 et à W-D. H auschild, Gottes Geist und der Mensch. Studien zur frühchristlichen Pneumatologie, Munich, 1972, p. 127-128. 111. Cf. J. Pépin, « Merikôteron-Epoptikôteron (Proclus, In Tim. I, 204, 24-27). Deux attitudes exégétiques dans le néoplatonisme », dans Mélanges d ’histoire des religions offerts à H.-Ch. Puech, Paris, 1974, p. 323-330. 112. Hom. in Ezech. II, P.G. 13, 685-685, 691-692. Voir l’étude intéressante de N. J. Torchia, « Satiety and the Fall of Souls in Origen’s De Principiis », Studia Patristica 18/3 (1989), p. 455-462. 113. In CC Prol. P.G. 13, 73-74, 76A-B ; cf. K. R ahner , « Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels », Revue d ’ascétique et de mystique 13 (1932), p. 130133. 114. CC I, 30 ; Comm. in Joh. I, 37 ; CC IV, 65.
468 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE de la radicalité et de la dynamique de l’amour théorétique 115. Chez Origène, l’amour occupe la place de l’universalité de l’être des Anciens et il s’identifie ainsi à la vie théorétique 116. Une âme amplifiée doit donc tout embrasser : elle doit être séparée de la limitation du sensible, pour pouvoir le contempler, comme dieu d’ailleurs, d’un point d’observation, en tant que totalité 117. Puisque dieu est transcendant, l’âme doit le devenir également. La transcendance de l’âme ne conduit pas à une fuite spatiale 118 ; il s’agit d’une démarche intérieure, consistant dans la familiarisation avec l’idéalité des formes intelligibles. Cela implique que l’amour de cette âme est inconditionné, et c’est pourquoi il est appelé à dépasser toutes les bornes ou tous les obstacles que l’étroitesse du sensible lui avait imposés, et ainsi devenir infini. D’où l’insistance origénienne sur le récit du lavement des pieds par Jésus ou sur l’amour des ennemis, transgressant toutes les normes de l’étroitesse humaine et avançant vers l’humainement impossible, à savoir le sacrifice de soi 119. D’autre part, la connaissance de soi confère à l’âme son unité et elle rétablit ainsi sa force, car elle présuppose une distanciation du morcellement quotidien. Elle se réalise comme un rassemblement sur soi, d’origine platonicienne, remis à jour par la prière origénienne 120. Au lieu d’être 115. PA II, 11, 1 ; CC VII, 3 ; I, 61 ; VIII, 5 ; IV, 65 ; V, 23 ; VIII, 75 ; PA II, 7, 3-4. Le plus souvent, la morale est caractérisée comme introduction à la vie chrétienne, suivie par l’époptique qui renvoie à la perfection chrétienne : Comm. in Joh. I, 30 ; CC III, 37, 46 et VII, 10 ; In Luc fr. 218 ; In CC I, 18. Sur la tripartition médio- et néoplatonicienne de la philosophie en éthique, physique et époptique, correspondant aux étapes du progrès spirituel, qui semble ici suivre Origène, voir l’étude éclairante de P. H adot, « Théologie, exégèse, révélation, écriture dans la philosophie grecque », dans M. Tardieu (éd.), Les règles de l ’interprétation, Paris, 1987, surtout p. 17-18. 116. In Luc. fr. 171. 117. Hom. in Gen. I, 7 ; Hom.in Num. XXII, 3 ; Comm. in Matth. XVII, 7. 118. Même sur ce point-là, Origène suit fidèlement Platon et Aristote, malgré les analyses contraires que des savants ont proposé parfois , A.-J. Festugière , La révélation d ’Hermès Trismégiste, t. II, p. 140 : évasion (voir pourtant ibid ., p. 170175) et Id., Épicure et ses dieux, p. 24 : évasion ; voir pourtant, Id., « Les trois vies », dans Id., Études de philosophie grecque, Paris, 1971, en particulier p. 132-137 : l’interdépendance de la théorie et de la praxis est bien affirmée ; des idées d’une prétendue vie contemplative acosmique, teintée de mysticisme religieux chez Aristote, avancées par W. Jaeger , Aristoteles. Grundlage einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin, 1955, p. 82, et par E. Bignone , L’Aristotele perduto, Florence, 1936, p. 115 [cité par I. Düring], s’appuyant sur le Protreptique du Stagirite, ont été, à juste titre, critiquées par I. Düring, Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines Lebens, Heidelberg, 1966, chap. 7. 119. Comm. in Joh. XX, 33 ; op. cit. XXXII, 8-12 ; Hom. in Is. VI, 1, 3 ; In Luc. fr. 174 ; CC IV, 28 ; Hom. in Lev. II, 4. 120. Hom. in Num. XI, 9 ; Sel. in Ps. III, P.G. 12, 1141B-C ; Platon, Phédon 67 c-d, 83a.
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disséminé dans l’extériorité, on est appelé à opérer une conversion 121 vers soi ou une réappropriation de soi pour réinventer son dynamisme. En d’autres termes, la connaissance de soi se réfère à la dialectique de l’un et du multiple et elle assure la transcendance de l’homme dans le monde. La connaissance de soi confère à l’homme sa vraie individualité, car c’est grâce à elle que l’homme quitte la vie grégaire qui étouffe son vrai soi. L’homme dans le monde déchu devient oublieux de soi 122 , il perd son identité propre (l’un), car il mène la vie indifférente et tiède 123 de la foule (multiple). Pour que l’homme retrouve l’unité du soi (singularitas) 124 , il lui faut s’isoler de la multitude et de l’influence des affects qui la caractérise 125. L’esprit humain doit acquérir la simplicité et repousser toute scission ou division internes 126. En démythisant le paradis comme lieu de perfection originelle, Origène l’intériorise en l’identifiant à la simplicité de l’intériorité noétique 127. Puisque cette anachorèse est noétique et non pas spatiale, elle n’implique pas de déplacement dans l’espace mais une modification du regard que l’on porte sur le monde ; de plus, silence et tranquillité de l’âme, synonymes d’un accord avec soi, conduisent aussi à considérer les choses d’un regard différent 128. Par ailleurs, divinisation/noétisation de l’intellect humain ne signifie pas dépassement ou rejet du sensible, mais elle représente la méthode indiquée pour sa juste organisation. La déifica121. L’examen du terme chez Origène est proposé par P. Aubin, Le problème de la conversion. Étude sur un terme commun à l ’hellénisme et au christianisme des trois premiers siècles, Paris, 1963, p. 137-157. 122. PA II, 11, 1 : immemor sui ; Hom. in Lev. VII. 1 : mentem velat oblivio ; Philon d’A lexandrie , De post. Caini 115 : ἐ κλαθόμενοι ἑ αυτῶν ; thème cher aux gnostiques, I rénée , AH I, 30, 5 : oblivio (Ophites) ; Clément d’A lexandrie , Extr. Théod. 2 ; Hippolyte , Réfut. V, 7 ; Codex de Berlin. Écrits gnostiques, éd. et trad. M. Tardieu, Paris, 1984, p. 394 ; Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, éd. J.-P. M ahé – P.-H. Poirier , Index E. Crégheur , Paris, 2007, p. 1798 : Index pour oubli, oublier ; la problématique gnostique remonte probablement aux Grecs anciens : J.-P. Vernant, « Le fleuve “amélès” et la “mélétè thanatou” », dans I d., Mythe et pensée chez les Grecs, I, Paris, 1974, p. 108-123 ; Platon, Phèdre 248c, 250a ; voir de plus Numénius , fr. 11: ἀπερίοπτος ἑ αυτοῦ. 123. Voir la note 39. 124. Cf. E. Benz , Marius Victorinus und die Entwicklung der abendländischen Willensmetaphysik, Stuttgart, 1932, p. 384 sqq. 125. Hom. in Ezech. IX, 1 ; In CC II, P.G. 13, 125B-D ; Sel. in Os. P.G. 13, 828B-D ; Hom. in Lev. V, 12 ; In Reg. Hom. I, 4, P.G. 12, 998-999 ; Comm. in Matth. XVII, 36. 126. In Luc. fr. 107 et 186 ; Hom. in Gen. XIV, 4 ; Hom. in Lev. XIII, 5 ; XV, 2. Sur la simplicité (ἁπλότης) en général, comme idée essentielle du monothéisme judéo-chrétien, sans pourtant sa mise en relation avec l’intériorité noétique de l’homme, voir J. A mstutz , ΑΠΛΟΤΗΣ. Eine begriffsgeschichtliche Studie zum jüdischchristlichen Griechisch, Bonn, 1968. 127. Hom. in Gen. V, 1. 128. Sel. in Jer. P.G. 13, 561B ; In CC II, 123-125 ; Hom. in Ex. III, 2 ; Sch. in Apoc. 5.
470 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE tion du sensible, conduisant au problème social des injustices 129, représente une fausse méthode d’organisation du monde ; c’est, en revanche, grâce à la médiation critique de l’intelligible, en son acception pure qu’est la divinité, que l’on parvient à supprimer les idoles et, de la sorte, à affronter les problèmes socio-économiques, au premier rang la pauvreté 130. Il convient donc de souligner que la vie théorétique comme la connaissance de soi ne sont pas des procédés qui arrachent l’homme au monde pour le transférer dans des sphères célestes lointaines. Au contraire, il s’agit d’une méthode pour aborder la vie humaine d’une manière radicale et absolue sans les compromis et le relativisme du conservatisme ambiant. Outre que la théorie, c’est-à-dire l’amour inconditionné, ne doit jamais être envisagée indépendamment de l’acte, de sa réalisation concrète 131, Origène insiste sur le fait que la théorie se structure par la lutte qu’elle mène contre le mal, c’est-à-dire par la situation sociale de l’homme dans la chute 132 . Or, le mal ne peut être renversé que si la vie humaine se rationalise, c’est-àdire si tous les actes et pensées humains s’informent par le caractère divin, à savoir l’amour absolu 133. L’intellect pur modifie essentiellement l’agir humain 134 . Joindre l’acte à la raison et inversement, tel est l’idéal origénien de la vie pratique 135. Bien que la chute pèse lourd sur l’âme humaine, celle-ci dispose des forces suffisantes pour remonter la pente 136. Comme on l’a vu, la structure interne des intelligibles, bien que graduée, est la tension, coextensive à l’infini. Cette tension est une expansion, une augmentation, un prolongement sans fin. Les âmes humaines, les anges, le Christ et même dieu
129. Comm. in Matth. XI, 14 ; XI, 12. 130. Hom. in Jer. VII, 3. Par ailleurs, A. von H arnack (Der kirchengeschichtliche Ertrag des exegetischen Arbeit des Origenes, Leipzig, 1918, p. 139), avait reconnu la modernité de l’approche du problème social par Origène. 131. In Luc. fr. 171 ; K. R ahner , « Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels », p. 131 et p. 127, n. 101. 132. In Joh. XX, 14 et 32 ; XXXII, 10 ; Sel. in Ezech. PG 13, 792C ; CC IV, 64 et VII, 10 ; In CC IV, PG 13, 183-184 ; même les anges ne contemplent pas la vérité pour elle-même, mais pour agir conformément à elle, De orat. 27, 10. Même sur ce point-là, Origène demeure disciple de Platon, Phèdre 250c 1-5. 133. In CC (Exp. Proc.), PG 13, 213D-216A. 134. In Luc. fr. 188. 135. Hom. in Ex. XIII, 7 : actus cum ratione et ratio cum actibus sociatur, ut consonantia in utroque ; voir aussi l’analyse intéressante à ce propos de H. K arpp, Probleme altchristlicher Anthropologie, p. 205. De plus, H-Ch. P uech, « Un livre récent sur la mystique d’Origène », Revue Biblique 42/1 (1934), p. 533, p. 535. K. R ahner , « Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels », p. 129 ; cf. H. R ahner , « Die Gottesgeburt. Die Lehre der Kirchenväter von der Geburt Christi im Herzen des Gläubigen », Zeitschrift für katholische Theologie 59 (1935), p. 351-356. 136. PA IV, 4, 9.
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disposent de cette structure fondamentale 137. Toutes les parties de l’âme 138 ont la capacité d’augmenter ou de s’étendre, en dilatant leur taille : l’intelligence 139, l’amour 140, le désir, la mémoire 141. Chaque fois, les intellects inférieurs imitent les supérieurs et tous tentent, par un étirement (συμπαρεκτείνεσθαι) de leur intellect, de s’égaler à la pureté intelligible de l’amour du Père 142 . Tandis que le Christ semble réussir, la réussite des autres intelligibles varie ; cela tient à la finitude de leur nature qui ne peut pas transcender des bornes, des mesures et des nécessités 143. Ce qui a lieu chez Dieu de manière continue, se produit chez nous par dégrés et par intermittences en fonction de notre progrès intellectuel. La théorie continue chez dieu devient tâche incessante chez l’homme 144 . La méditation jour et nuit (die ac nocte) 145, l’exercice de l’esprit, la vigilance et l’attention de soi visent à relativiser les interruptions nécessaires de la théorie et de l’amour, propres à la condition humaine. D’une part, la finitude provoque la décadence de l’homme 146 mais, d’autre part, par l’alternance de l’absence et de la présence divines, elle accroît le désir de l’âme afin qu’elle s’élance plus intensément vers dieu 147. Origène a coutume d’assimiler cette dynamique à un itinéraire (iter) 148, voire à un processus. Bien qu’il insinue parfois que ce processus connaisse une fin, le plus souvent il le juge interminable. Cela revient à dire que bien qu’il soit impossible d’atteindre la perfection divine, on peut s’en approcher de plus en plus et cela continuellement. Si la dynamique de l’âme est orientée vers dieu, elle acquiert la qualité du progrès qui doit déboucher sur la perfection. Comme on l’a vu, si, en quelque sorte, le temps de dieu est une épectase éternelle et inébranlable 149, notre temps avance graduellement et il 137. Comm. in Joh. I, 29 ; VI, 30 ; In CC, III, P.G. 13, 155D ; CC VIII, 63. 138. Hom. in Lev. XII, 2. 139. Hom. in Jesu Nave VI, 2 : major ratio et verior ; CC VIII, 53 ; PA III, 1, 1 ; Comm. in Joh. I, 24 ; Orat. 23, 1 et 24, 2 ; CC V, 42 : le progrès dans le logos équivaut au processus de démythisation des Écritures. 140. Hom. in Lev. IV, 8. 141. Hom. in Luc. XI (grec) ; Comm. in Matth. XII, 6. 142. CC V, 5 ; Comm. in Joh. XX, 28: même le Christ imite son Père ; PA II, 6, 3. Cf. P. Tzamalikos , Origen, Cosmology and Ontology of Time, p. 210 sqq. 143. In Matth. Fr. 112 ; PA II, 11, 7 ; cf. PA II, 9, 1. 144. Il est intéressant que des chercheurs modernes soient influencés inconsciemment par cette terminologie origénienne de l’ « effort continu » quand ils interprètent Platon et son assimilation au divin : C. Joubaud, Le corps humain dans la philosophie platonicienne. Étude à partir du Timée, Paris, 1991, p. 242. 145. Hom. in Jesu Nave XIX, 4 ; XVII, 3 ; Origène semble suivre ici les stoїciens et en particulier Épictète : I. H adot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, Berlin, 1969, p. 55-56. 146. PA I, 5, 5 ; I, 8, 3. 147. In CC III, P.G. 13, 180 ; PA I, 3, 8 ; In Matth. fr. 141. 148. Hom. IV, in Ps. XXXVI, P.G. 12, 1349C-D. 149. Comm. in Joh. I, 29 ; cf. op. cit. VI, 30.
472 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE est déterminé par l’accumulation infinie des progrès successifs, en pleine extension 150. On comprend à présent pourquoi la hiérarchisation de l’être n’est pas inutile, car elle sert à satisfaire des fins pédagogiques : si l’homme avance progressivement, il a besoin de degrés pour y cheminer, qui correspondent aux strates hiérarchiques de l’être. La vie intellectuelle de l’homme, qu’il s’agisse de la théorie ou des phases en amont et en aval de celle-ci, ressemble à un passage ou à une transition non seulement sans fin mais aussi sans commencement : tant que l’homme se meut dans l’éternité de l’intelligibilité divine, le temps ne se fragmente plus 151. L’homme se trouve toujours in via, son intellect se déplace vers tous les sens et il n’est pas sédentarisé, ressemblant plutôt à un tabernacle qu’à une maison sur ses fondations. Si notre esprit se meut dans la perspective divine, il atteint des sens de plus en plus profonds et ineffables. Puisque dieu luimême 152 , sa sagesse et sa science divines sont infinis, notre intellect doit le devenir aussi, se faisant semblable à un nomade qui pourtant avance graduellement ; plus il progresse, plus la voie de son déploiement s’allonge
150. P. ex. PA IV, 4, 10 : paulatim ; Hom.in Num. XXVII ; 9 : paulatim ; PA IV, 3, 14 ; De orat. 34, 1 ; Comm. in Matth. XI, 2 ; op.cit. XII, 6 ; op. cit. XVII, 24 ; In CC (Hom. I, 7), SC 37bis, p. 94-55 ; In CC (excerpta procop.), P.G. 13, 205C. L’épectase qu’on esquisse ici, s’enracine, entre autres, dans la pensée gnostique, I rénée , AH I, 1, 2 : ἐ κτεινόμενον ἀ εὶ ἐ π ὶ τ ὸ πρόσθεν ; l’approche de E. T homassen est, à cet égard, intéressante : The Spiritual Seed. The Church of the « Valentinians », Leyde, 2006, p. 273-277 ; cf. A ristote , Éthique à Nicomaque X, 1177a 34-35. A.-J. Festugière a excellemment présenté une problématique similaire qu’on retrouve dans des textes grecs, dans La révélation d ’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 144-149, p. 266-267 ; voir aussi déjà Épicure et ses dieux, p. 24. Il a été suivi par P. H adot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, 1995, p. 319-322 ; voir A lcinoos , Didask. XIV. Dans tous ces textes, il s’agit toujours d’une extension spatiale ou cosmique ; voir, enfin, Philon, De gig. 62 ; De plant. 22. 151. In Matth. Ser. 45 et 54 ; Hom. in Jesu Nave V, 1. H. K arpp, Probleme altchristlicher Anthropologie, p. 211-212. 152. CC III, 77 et Orat. 27, 16 ; voir aussi P. Tzamalikos , Origen, Cosmology and Ontology of Time, p. 245-246. Selon Cicéron, l’infinité de dieu remonte à Anaximène, Anaxagore et Xénophane, De natura deorum I, x, 25, et I, xi, 26 (à propos d’Anaxagore, voir aussi A ristote , Physique III, 205b) ; Platon a en quelque sorte suivi, Parménide 137d : ἄπειρον τ ὸ ἕ ν ; A ristote , Physique VIII, 267b ; De caelo 283b et 279a ont été examinés par A.-J. Festugière , La révélation d ’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 73 sqq ; p. 105, p. 109 : ἀπερίμετρος chez Apulée , p. 144 : ἀμέτρητον μέγεθος dans le Corpus hermeticum, XI, 20 ; op. cit. 173 : indefinitum ; sur le néoplatonisme, l’étude de J. W hittaker , « Philological Comments on the Neoplatonic Notion of Infinity », dans I d., Studies in Platonism and Patristic Thought, VR XVIII, London, 1984, p. 155-172 : malheureusement Origène n’y figure pas. Outre Clément, cité par Whittaker, on pourrait ajouter Irénée , s’opposant aux gnostiques, A.H. II, 25, 4 : indeterminabilis […] artifex. Chez Origène, par ailleurs, le mal est désigné par les mêmes termes que pour dieu, In Lament. fr. 31 : ἀπεριόριστον καὶ ἄπειρον τ ῆς κακίας.
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devant lui 153. Ainsi l’agrandissement de l’intellect s’identifie à un passage des choses petites à des choses grandes 154 , des intelligences de plus en plus claires, perspicaces et ferventes 155, d’une excellence à l’autre 156, d’un acte à l’autre, d’une vie à l’autre, des choses bonnes à des choses meilleures, des choses utiles à des choses encore plus utiles, des choses saintes à des choses encore plus saintes 157, c’est-à-dire idéalement parfaites 158, des formes d’organisation sociales de plus en plus justes 159, de l’esclavage à la liberté 160, de la peur à l’amour et d’un amour à un autre plus profond et insondable 161. L’épectase est mieux illustrée par la dialectique du passé et du futur : on est invité à laisser toujours ce qui se trouve derrière, pour accéder à des réalités de plus en plus grandes, nouvelles et meilleures. Quand Origène identifie le passé au mal, il a tendance à le délaisser en bloc, mais quand il l’appréhende comme une série de moments successifs du progrès, il voit en lui un processus qui s’alimente soi-même 162 indéfiniment ; il convient soit d’oublier (Phil. 3, 14), soit de s’appuyer sur ce qui précède pour avancer de plus en plus. L’enrichissement et la surabondance des biens intelligibles 163, toujours et sans cesse renouvelés, représentent les résultats concrets de ce processus. L’ouverture vers le futur apporte à l’existence son infinité. Le caractère sublime et suréminent de dieu ne peut être imité par l’homme que si ce dernier progresse d’une altitude intellectuelle à l’autre 164 . Bien que, habituellement, la perfection se distingue du progrès 165, car celle-là est le parachèvement de celui-ci, ailleurs Origène souligne que le progrès continu est la perfection même 166. La plénitude ne réside pas dans son achèvement mais dans son excitation ou dans son exaltation. Elle consiste à pousser à l’extrême sans jamais mettre un point final. La plénitude provenant de dieu et de l’homme remplit sans jamais combler l’existence (verba autem Christi semper sunt plena et in actu impletionis sunt semper et quotidie implentur et nunquam perimplentur) 167. Il s’agit d’une culmination sans
153. Hom. in Num. XVII, 4. 154. Hom. in Num. XXVII, 9 : a parvis ad magna. 155. Hom. in Jesu Nave, IV, 3. 156. Hom. in Gen. XII, 2 ; Hom. in Num. XVII, 5, P.G. 12, 709B-C ; XXVII, 6. 157. Hom. in Gen. XII, 2. 158. PA IV, 3, 13-14 ; IV, 4, 10 ; I, 6, 2. 159. Hom. in Jer. XIII, 3 ; Hom. in Gen. XV, 6 ; XVI, 6. 160. Sel. in Thr. fr. 30. 161. Hom. in Gen. VII, 4 ; PA II, 6, 3, 5 ; II, 8, 3 ; I, 3, 8. 162. Voir aussi, A ristote , Éthique à Nicomaque X, 1175a 30 et 37 : συναύξει. 163. Hom. in Num. XI, 6. 164. Op. cit., XV, 3. 165. CC II, 79 ; IV, 5 ; IV, 16 ; III, 59 ; IV, 64 ; IV, 80 ; Hom. in Jer. I, 7 ; Comm. In Matth. X, 11. 166. Hom. in Num. XVII, 9. 167. Comm. in Matth. Ser. 54.
474 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE sommet (usque ad ultimum, imo ad summum gradum virtutum) 168. Il ne faut jamais y trouver de satisfaction, car même si l’on atteint la perfection, il est indispensable d’y persévérer, et la persévérance implique un effort et un engagement continus et intenses 169. Même si l’on accède à la béatitude, il faut continuer plus avant ; il ne faut jamais arrêter, car l’arrêt signifie la chute ; or, puisque l’amour ne tombe jamais (I Cor 13, 8), il est l’inverse de la chute 170. Il convient d’avoir toujours à l’esprit que le but final n’est ni la ressemblance ni l’imitation de dieu, mais l’union indefectible avec lui, le retour à l’unité primordiale des intellects 171. Il s’ensuit qu’Origène vise toujours la déification de l’intellect humain, à savoir le dépassement de sa finitude sensible, sa transformation en intelligibilité pure 172 . L’homme est invité à penser non par son intellect soumis au temps et à ses vicissitudes, mais par l’intellect divin 173, à savoir par le système des formes intelligibles qu’est le Christ 174 . Tant que l’intellect humain demeure fini, il nourrit la pensée humaine par des mythes, par des concepts étriqués ou par des idoles sociales. La sensibilité qui pèse sur lui ne lui permet pas de surmonter le contexte d’aliénation de la chute. L’homme doit parvenir à penser comme dieu lui-même, à faire coïncider, d’une manière précise et exacte, son intellect à l’intellect divin 175. La divinisation, qui ne concerne pas seulement les hommes mais tous les intelligibles, n’est pas le dépassement de la raison mais sa continuelle appropriation de plus en plus approfondie 176. C’est la raison qui déifie les intelligibles en les rendant de plus en plus intellectuels 177. Il devient clair que, malgré cette dynamique interminable de l’âme, l’on ne sort jamais du champ de l’intelligibilité 178. Chez Origène, l’extase ne transporte pas l’âme ailleurs, mais lui apporte une acuité intelligible toujours plus pénétrante et profonde. Dieu ne supprime pas l’intelligence humaine mais la dilate en lui ajoutant davantage d’acuité et de lucidité 179. 168. Hom. in Num. XXVII, 5. 169. PA I, 3, 8. 170. Hom. in Jesu Nave V, 1. 171. PA III, 6, 1. 172. Comm. in Joh. XXXII, 27. 173. Hom. in Jud. VI, 4 : nec ego haec humana, sed divina mente prospicio ; In Joh. fr. 13. 174. Comm. in Joh. II, 18 : συστήματος θεωρημάτων ; CC VI, 64 : ἰδέαν ἰδε ῶν ; Hom. IV in Ps. XXXVI, 3, P.G. 12, 1357B. 175. Comm. in Joh. I, 16 ; Comm. in Matth. X, 16. 176. Comm. in Joh. II, 2. 177. Se. in Ezech. P.G. 13, 769 ; Exhort. Mart. 25 ; Orat. 25, 2. 178. On s’accorde ici avec la thèse générale de H. Koch, Pronoia und Paideusis, p. 336 ; cf. H. Crouzel , « Origène », p. 948. 179. CC VII, 4 ; PA II, 7, 3. H.-Ch. P uech, « Un livre récent sur la mystique d’Origène », p. 529-530 ; H. Crouzel , « Grégoire de Nysse est-il le fondateur de la théologie mystique ? », Revue d ’ascétique et de mystique 33 (1957), p. 201.
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Par ailleurs, l’ivresse « mystique » ne constitue pas une sortie de la raison mais son rétablissement. Origène part du principe que dieu, étant rationnel, ne peut pas abolir la raison de l’homme, en le transportant par l’extase irrationnelle dans un état de folie. En effet, c’est la raison qui, par une sorte d’extase, arrache la partie hégémonique de l’homme à sa trivialité sociale (ἀνθρωπικά) 180, pour le rétablir dans son état de pureté intellectuelle transcendante 181. Bien que la pensée origénienne ne soit pas toujours cohérente 182 , même la sortie du corps ou du monde n’implique pas, le plus souvent, un transfert dans un au-delà confus, mais le délaissement d’un mode de penser ou d’agir 183, en vue d’en adopter un autre. Puisqu’Origène intériorise fréquemment la spatialité 184 , les expressions précitées sont des métaphores 185 qui ne se réfèrent pas à des lieux ou à des régions, mais à des actes ou à des modes de comportement. Comme dieu est transcendant par rapport à sa création et se sépare clairement de celle-ci, de même l’homme est appelé à devenir transcendant, en se distançiant des occupations ou des actes qui ne conviennent pas à dieu. Être en dehors de la terre et du monde est une expression métaphorique désignant la sainteté comme séparation 186. Pareillement, quitter le corps ou se libérer du monde implique d’abandonner des pensées « corporelles », c’est-à-dire de maîtriser le désir par la raison, pour éviter le mal social 187. De plus, ce « transfert » hors du monde ne s’opère que par la raison et signifie l’adoption par les hommes de l’intelligible comme critère du sensible, soit en reconnaissant la priorité du Christ préexistant à celui du Christ incarné, soit par la contemplation des belles choses transcendantes 188. En guise de conclusion, on peut dire que la mystique est l’expérience noétique de l’infinité intellectuelle et non pas une certaine sortie du νοῦς. Si la mystique est la participation dialogique de l’homme à la vie divine et si dieu est intellect (νοῦς), la nature divine détermine la mystique comme intrinsèquement intellectuelle. Or, puisque l’intellectualité divine est infinie, elle n’est pas maîtrisable, et ainsi elle doit se distinguer de la conceptualité humaine. Le contraire de la mystique n’est pas la vie du νοῦς, mais 180. Cf. CC I, 10 ; I, 67 ; In Threnos, fr. 11 ; Platon, Phèdre 249c-d. 181. Comm. in Joh. I, 30. 182. CC VII, 7 et Philoc. 15, 19 ; Sel. in Ezech. P.G. 13, 777A-B ; cf. CC VII, 29 ; Comm. in Matth. XV, 35. 183. CC VII, 5 ; Comm. in Joh. XIII, 53. On est ici en désaccord avec W. Völker , Die Vollkommenheitsideal des Origenes, p. 135. 184. Hom. in Ex. III, 2 : relinquendus est mundus …relinquendus autem dico non loco sed animo ; non itinere profiscendo, sed fide proficiendo. 185. CC VII, 44 : ὡ σπερεί ; Sel. in Ezech., P.G. 13, 777A-B : οἱονεί ; Hom. in Lev. XI, 1: quasi. 186. Hom. in Lev. XI, 1. 187. In CC, P.G. 13, 122 ; Hom. in Num. XVIII, 4. 188. CC VI, 59 ; Comm. in Joh. I, 28 ; CC VII, 44.
476 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE son affaiblissement par la conceptualisation. La conceptualisation de dieu par l’homme est en contradiction avec la structure de la nature divine. Ainsi, le νοῦς divin ou humain n’a pas besoin de sortir de soi, car il est en soi extatique, en tant qu’infini débordant, à savoir érotique. Bon nombre de problèmes de la recherche origénienne pourrait être résolu, tel le prétendu intellectualisme d’Origène, si l’on gardait toujours à l’esprit cette remarque fondamentale 189. L’infinité de l’intelligence divine a pour pendant l’effort infini de l’intelligence humaine qui désire ardemment son union parfaite – laquelle n’est d’ailleurs jamais consommée – à son paradigme par excellence, le νοῦς divin. De plus, la mystique chez Origène est une mystique du temps, étroitement liée à sa conception pédagogique, fondamentale pour la compréhension de l’être humain. La mystique n’est pas une fuite du monde mais elle représente un examen profond des conditions intellectuelles d’une critique de l’organisation du monde, en vue de sa transformation radicale. On dirait, enfin, que la pensée origénienne n’est pas uniquement nourrie par les Écritures. Origène a essayé d’adapter le sens des Écritures à la dynamique de la philosophie grecque. Le platonisme ou le stoïcisme n’ont pas été les seules sources de sa pensée, mais aussi Aristote dont la noétique imprègne ses idées fondamentales 190. À la suite des études de Philippe Merlan 191 et de Jean Pépin 192 , il est souhaitable d’abandonner l’image d’un Aristote « rationaliste » et de le considérer comme l’initiateur d’une mystique, mais d’une mystique intellectuelle 193. L’influence aristotélicienne sur Origène concerne également la nature de la théologie ; si Origène, pour décrire la vie divine, puise – comme il le dit lui-même 194 – dans l’expé189. A.-J. Festugière (La révélation d ’Hermès Trismégiste, t. IV, p. 61-151) y avait beaucoup œuvré, sans être au fond entendu par la recherche patristique. C’est ainsi qu’il a pu expliciter comment un dieu « au-delà » de l’intellect est en même temps compris par l’intellect, idée qu’on a retrouvée chez Origène aussi. 190. G. Bardy (« Origène et l’aristotélisme », dans Mélanges à Gustave Glotz, t. I, Paris, 1932, p. 79-83), n’y a pas pensé ; pareillement G. Dorival , « Origène d’Alexandrie », dans Dictionnaire des philosophes antiques, t. IV, Paris, 2005, p. 832-833. La méthode suivie par cet auteur et par D. Runia, (« Festugière Revisited: Aristotle and the Greek Patres », Vigiliae Christianae 43 (1989), p. 1-34), consistant à tenir compte uniquement des textes patristiques qui comportent des références explicites à Aristote, ne s’avère pas fructueuse. Runia reconnaît d’ailleurs les carences de cette méthode, ibid., p. 4. 191. Ph. M erlan, Monopsychism, Mysticism, Metaconsciousness, The Hague, 1963, p. 20-21, p. 31-40. 192. J. Pépin, Idées grecques sur l ’homme et sur dieu, Paris, 1971. 193. Voir aussi, H.-Ch. P uech, « Un livre récent sur la mystique d’Origène », p. 521, p. 523, p. 533. 194. PA I, 1, 6 : certum est etiam ex nostrae mentis contemplatione. Irénée reprochait aux gnostiques de parler de dieu ex affectu hominum : A.H. II, 28, 4. Cf. Origène , PA II, 6, 1 : pro viribus […] nostris perexiguis considerata ex operum suorum magis quam ex nostri sensu contemplatione divina natura […].
LE SENS DE LA CONNAISSANCE MYSTIQUE CHEZ ORIGÈNE
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rience de l’intelligence humaine, malgré les mises en garde qu’il adresse à son lecteur à propos des limites du langage et des anthropomorphismes 195, il en émane que la théologie est au fond une anthropologie à excès ou de surcroît. C’est précisément sur ce point que l’on repère une différence importante entre la pensée d’Origène et celle de Plotin 196. Il n’est pas fortuit qu’Origène se range plutôt du coté d’Aristote tandis que Plotin semble s’en éloigner 197, car au fond l’Alexandrin, contrairement à Plotin, refuse de s’aventurer sur le terrain glissant d’une transcendance absolue, étrangère à toute attache humaine. Chez Origène, dieu semble être un intellect humain purifié ou complètement séparé du sensible 198. La théologie est une anthropologie sublimée 199, correspondant à la nature suréminente de la divinité ; c’est bien sur cette base qu’a pu se développer un humanisme « idéaliste», utile à la transformation subjective et sociale au lieu de s’envoler dans les hauteurs d’une transcendance si éloignée que l’homme ne s’y reconnaît plus.
195. Comm. in Joh. XXXII, 28 ; op. cit. fr. 14. 196. Cf. Plotin, Traité 38, éd. et trad. P. H adot, p. 68. 197. Plotin, Traité sur la liberté et la volonté de L’Un [Enn. VI, 8 (39)], éd. et trad. G. L eroux, Paris, 1990, p. 29 sqq. ; J. Pépin, Idées grecques sur l ’homme et sur dieu, p. 301 et la note 1 : Origène semble suivre la voie ouverte par Xénocrate, s’opposant à Speusippe, et favorisée par Aristote lui-même. 198. PA III, 6, 2 et I, 1, 7 ; cf. De la prière XXV, 2. 199. Contra H. De Lubac , Histoire et Esprit. L’intelligence de l ’Écriture d ’après Origène, Paris, 2002, p. 434.
PASSION DU SAUVEUR ET IMITATION DU CHRIST DANS LA GNOSE VALENTINIENNE Jean-Daniel Dubois École pratique des Hautes études, Paris
Summary The first developments on Christ’s imitation are well documented among the works of the Valentinian Gnostics. In the Excerpta of Theodotus, gathered by Clement of Alexandria, one can read: “As well as the birth of the Saviour makes us come out of becoming and of fatality, his baptism also draws us out of the fire, and his ‘Passion’ out of passion so that we can follow him in every respect” (76, 1). Starting from this extract and a few others, we will try to show how the Saviour’s Passion is articulated with Sophia’s passion as a model of behaviour for all Valentinian Gnostics. We will confirm this understanding of Christian life by referring to other Valentinian works preserved in the Coptic texts of Nag Hammadi. Résumé L’un des premiers développements sur la thématique de l’imitation du Christ se trouve attesté dans les traces littéraires des gnostiques valentiniens. En effet, dans les Extraits du gnostique Théodote, rassemblés par Clément d’Alexandrie, on peut lire ce développement : « De même que la naissance du Sauveur nous fait sortir du devenir et de la Fatalité, de même aussi son baptême nous retire du feu, et sa ‘passion’ de la ‘passion’ afin que nous puissions le suivre en toutes choses » (76, 1, éd. F. Sagnard, SC, 23). En partant de cet extrait de Théodote, et de quelques autres, il s’agira d’expliciter comment s’articule la passion du Sauveur à celle de la Sagesse comme modèle de comportement pour tout gnostique valentinien. On pourra confirmer cette compréhension de la vie chrétienne par un renvoi à d’autres œuvres valentiniennes conservées dans la documentation copte des textes de Nag Hammadi.
La thématique de l’imitation du Christ est clairement attestée dans les Extraits du valentinien Théodote, rassemblés par Clément d’Alexandrie, à la fin du deuxième siècle. En effet, dès le début de l’Extrait 76 1 sur la régénération baptismale, il est question de suivre le Christ :
1. Nous utiliserons dorénavant l’édition de F.-M. Sagnard, Clément d’A lexanExtraits de Théodote, Paris, 1948 (réimpr. 1970), part. p. 199-201.
drie ,
La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109017 ©
480 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE (1) De même donc que la naissance du Sauveur nous fait sortir du devenir et de la Fatalité, de même aussi son baptême nous retire du feu, et sa « passion » de la « passion » : afin que nous puissions le suivre en toutes choses. (2) Car celui qui a été baptisé en Dieu a avancé vers Dieu et reçu « le pouvoir de fouler aux pieds scorpions et serpents » [Lc 10, 19 ; cf. Ps 91, 13], les Puissances mauvaises. (3) Et le Sauveur enjoint à ses Apôtres : « Allez et prêchez ; et ceux qui croient, baptisez-les au Nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » [Mt 28, 19], (4) dans lesquels nous sommes « régénérés » en devenant supérieurs à toutes les autres Puissances.
Cet extrait peut être expliqué dans son contexte littéraire immédiat, puisque quelques lignes plus loin, dans un passage célèbre sur une définition de la gnose que l’on cite souvent (78, 2), Théodote souligne que le « bain » du baptême ne suffit pas seul à procurer le salut ; il faut encore la connaissance salutaire dont voici les têtes de chapitre : Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avonsnous été jetés ? Vers quel but nous hâtons-nous ? D’où sommes-nous rachetés ? Qu’est-ce que la génération ? Et la régénération ?
Et encore dans l’Extrait 80 : (1) Celui que la Mère engendre est mené à la mort et dans le monde ; mais celui que le Christ régénère est transféré à la vie, dans l’Ogdoade. (2) Et ces meurent au monde, mais ils vivent à Dieu, afin que la mort soit détruite par la mort, et la corruption par la résurrection. (3) Car celui qui a été marqué du « sceau » par l’ du Père du Fils et du Saint-Esprit n’est plus sujet aux attaques de toutes les autres Puissances ; par les trois Noms, il s’est débarrassé de toute la triade de corruption : « Lui qui portait l’image du terrestre, il porte alors l’image du céleste » [1 Cor 15, 49].
Ces diverses formules, toutes empreintes de références bibliques, résument l’essentiel de la sotériologie valentinienne. Ici, la transmission de la connaissance fait partie de la ritualité valentinienne et procure la délivrance du cycle de la génération terrestre et de l’asservissement aux puissances de la fatalité. En acceptant d’être formé par la catéchèse valentinienne, le croyant peut parvenir au baptême et à l’invocation des trois Noms (du Père, du Fils et du Saint-Esprit) pour échapper à la mort et au pouvoir de la corruption et des puissances mauvaises. Au début du premier extrait cité (76, 1), on voit que la perspective christologique fonde la sotériologie : « la naissance du Sauveur nous fait sortir (du monde) du devenir et de la Fatalité ». Autrement dit, la venue du Sauveur inaugure un monde nouveau hors d’atteinte du pouvoir de la fatalité. Le baptême du Sauveur éloigne les croyants valentiniens du feu du jugement, et la « passion » du Sauveur permet aux croyants d’échapper à la « passion ». Ces trois moments de la vie du Sauveur incarné – naissance, baptême et passion –
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décrivent le chemin du salut pour l’humanité « afin que nous puissions le suivre en toutes choses ». Le croyant doit pouvoir imiter le parcours du Sauveur. Il nous faut donc examiner en quoi ce parcours ouvre la voie à un cheminement qui devrait mener le croyant au salut en suivant les traces du Sauveur. Pour cela, nous allons renvoyer à des extraits de l’œuvre de Théodote, mais il faut aussi convoquer d’autres textes valentiniens, que ce soit dans les citations que l’on trouve dans les réfutations d’hérésiologues, comme le Contre les hérésies d’Irénée de Lyon, ou que cela soit dans la documentation gnostique directe, tirée de la collection des textes coptes de Nag Hammadi. L’étude du valentinisme ne peut plus se faire aujourd’hui sans l’examen de la documentation directe conservée en copte, comme les traités valentiniens du Codex I de Nag Hammadi, dont le très long Traité Tripartite 2 . I. L e s E x t r a i ts
de
Th éodot e
Si l’on commence par Théodote, on remarquera que la perspective d’une imitation du Christ est explicite dès l’Extrait 42 où l’auteur valentinien explique le symbolisme de la croix : (1) La Croix est le signe de la Limite dans le Plérôme : car elle sépare les infidèles des fidèles, comme la Limite sépare le monde d’avec le Plérôme. (2) C’est pourquoi Jésus, ayant par ce signe porté les semences sur ses épaules, les introduit dans le Plérôme. Car Jésus est appelé « les épaules » de la semence, et le Christ en est la « Tête ». (3) De là vient qu’il est dit : « Celui qui ne soulève pas sa Croix et qui ne me suit pas, celui-là n’est pas mon frère ». souleva donc le corps de Jésus, corps qui est consubstantiel à l’Église » 3.
Cet extrait utilise d’une part la terminologie paulinienne traditionnelle sur le corps du Christ, le Christ étant la tête du corps qu’est l’Église 4 . D’autre part, le lien entre le croyant et son Sauveur est fondé sur un renvoi à une parole tirée des évangiles canoniques 5, dont la finale a été légèrement modifiée ; celui qui est appelé à suivre le Christ n’est pas qualifié de « disciple » comme dans Lc 14, 27 (cf. Mt 16, 24) mais de « frère ». Le croyant 2. Pour toute étude du valentinisme, il faut renvoyer à la contribution d’Einar Thomassen, The Spiritual Seed, The Church of the ‘Valentinians’, Leyde, 2006 ; on pourra s’étonner que la nouvelle étude de G. Chiapparini, Valentino gnostico e platonico, Il valentinianesimo della ‘Grande Notizia’ di Ireneo di Lione : Fra esegesi gnostica e filosofia medioplatonica, Milan, 2012, traite des valentiniens sans entrer dans l’analyse des textes coptes de Nag Hammadi. 3. Cf. F.-M. Sagnard, op. cit., p. 149-151. 4. Eph 1, 22 ; 4, 15 ; 5, 23 ; Col 1, 18. 5. Mc 8, 34 et parallèles : Mt 16, 24 ; 10, 38 et Lc 14, 27 ; cf. aussi 9, 23.
482 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE valentinien est donc placé sur un pied d’égalité avec le Christ, d’où cette autre qualification valentinienne : les croyants qui font partie de l’Église spirituelle sont « consubstantiels » au Sauveur. Bien avant le concile de Nicée de 325, la terminologie de la consubstantialité sert à préciser les relations du Christ et de l’Église, ou du Sauveur avec chacun des pneumatiques. C’est aussi ce qu’exprime le premier extrait de Théodote sur les semences spirituelles qui forment l’Église dont le Sauveur s’est revêtu pour descendre du Plérôme sur la terre lors de son incarnation. Dans un commentaire de la parole de Jésus sur la croix « Père, je remets mon Esprit entre tes mains » (Lc 23, 46), Théodote explicite le lien qui unit le corps pneumatique du Sauveur à toutes les semences spirituelles répandues sur la terre (Extrait 1, 1-2) : (1) […] Sagesse a émis pour le Logos, un élément charnel (σαρκίον), la semence pneumatique ; enveloppé de cette semence, le Sauveur est descendu. (2) De là vient que dans sa Passion, il remet Sagesse à son Père afin qu’elle lui soit rendue par le Père et qu’il ne soit pas retenu ici-bas par ceux qui ont le pouvoir de spoliation. Ainsi, par la parole citée plus haut, c’est toute la semence pneumatique, tous les élus, qu’il remet .
Cet Extrait 1 souligne la nature pneumatique de l’Église, corps du Sauveur, formée de toutes les semences spirituelles existant dans les âmes des croyants valentiniens, le Sauveur étant la tête de ce corps spirituel. Mais cet extrait comme l’Extrait 42, cité plus haut, ajoute une dimension supplémentaire en ce que Théodote présente la dimension de la Croix et de la Passion du Christ comme renvoyant tant aux relations du croyant avec son Sauveur que du Sauveur avec les éons du plérôme. Pour bien comprendre la nature de la sotériologie valentinienne, il faut articuler les trois plans : du plérôme, de la christologie et de l’anthropologie. Ainsi dans l’Extrait 1, si le Sauveur descend du Plérôme avec son « élément charnel », il est accompagné par les semences spirituelles ou les élus de l’Église valentinienne ; et lors de sa passion sur la croix, en rendant l’esprit, il remet à son Père l’ensemble de ces semences pour les faire remonter vers le plérôme et échapper aux « puissances de spoliation », les suppôts du démiurge. Au plan de l’anthropologie valentinienne dans l’Extrait 42, le croyant doit porter sa propre croix. Car la croix intervient dans le processus du salut ; elle sert à délimiter le plérôme, à le séparer d’avec le monde, et à distinguer ainsi les fidèles qui sont dans le plérôme de ceux qui n’y sont pas. D’autre part, Jésus manifeste le signe de la croix en portant sur ses épaules les semences spirituelles afin de les faire rentrer au plérôme, à la manière d’un berger qui reconduit son troupeau au bercail et qui porte la brebis perdue sur ses épaules. Le Sauveur est alors la tête du troupeau puisqu’il est la tête de l’Église. Le retour des semences spirituelles au plérôme est rendu possible par le port de la croix. Si le Sauveur « soulève » sa croix, le croyant, à sa suite, doit
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soulever sa propre croix. En cela il deviendra un « frère » du Sauveur ; il pourra devenir « consubstantiel » à l’Église des semences spirituelles. L’œuvre de Théodote n’est connue que par une série d’extraits rassemblés par Clément d’Alexandrie. Il est donc normal que l’on n’y retrouve pas le système valentinien en son entier. Toutefois, on peut encore glaner dans deux autres extraits des éléments du système en lien avec la thématique qui nous occupe. En 22, 4, il est question des baptêmes effectués par les partenaires angéliques des âmes sauvées. Les baptêmes procurent le don du Nom et permettent que les semences spirituelles, baptisées dans le même Nom que leurs partenaires angéliques, ne soient pas arrêtées par l’éon Limite (Ὅρος), appelé aussi Croix (Σταυρός), lors de leur remontée et leur retour au plérôme. En peu plus loin, en 22, 6-7, il est question du baptême de Jésus. Lors de la descente du Nom sous forme de colombe, Jésus a été racheté car il avait besoin de « rédemption » pour ne pas être retenu par « la pensée de la déficience » dans laquelle il avait été placé par son incarnation. C’est ainsi que grâce au don du Nom lors de son baptême il pouvait « avancer à travers la Sagesse ». Un autre extrait exprime le sens de cette formule en référence à l’expression des récits lucaniens de l’enfance, « Le petit enfant croissait et progressait en Sagesse » (Lc 2, 40 et 52). En effet, en 61, 2, l’interprétation valentinienne de ce verset lucanien souligne la différence entre la croissance corporelle dont ont besoin les psychiques, et la crois sance en sagesse qui désigne celle des pneumatiques : « C’est de sagesse qu’a besoin le pneumatique tandis que le psychique n’a besoin que de grandir ». Nous retrouvons ici deux des trois moments de la vie du Sauveur incarné, son enfance et son baptême, comme modèles pour la vie du croyant valentinien, ainsi que l’exprimait le début de l’Extrait 76 au point de départ de notre recherche. Le troisième moment, celui de la passion, intervient aussi dans la suite de l’Extrait 61, 3-5 : (3) Et par le flux qui a coulé de son côté [Jn 19, 34], il faisait voir que l’écoulement des « passions » hors des substances « mêlées de passions » (ἐμπαθεῖς) sauve ces substances devenues « sans passions » (ἀπαθεῖς). (4) Et lors qu’il dit : « Il faut que le Fils de l’Homme soit rejeté comme indigne, outragé, crucifié » 6 , il est visible qu’il en parle comme d’un autre, à savoir celui qui est « mêlé de passions » 7. (5) Et : « Je vous précéderai », dit-il, « le troisième jour en Galilée » [Mt 26, 32]. Car lui-même précède toutes choses ; et il indiquait ainsi à mots couverts qu’il soulèverait l’âme invisiblement sauvée et qu’il la « rétablirait » là où il la « précède » actuellement. 6. Mc 8, 31 ; Lc 9, 22 ; 18, 32-33 ; Mt 20,18-19. 7. Nous avons légèrement modifié la traduction de F.-M. Sagnard pour souligner la perspective valentinienne qui distingue la figure pneumatique du Sauveur de celles du Christ psychique et du Jésus incarné.
484 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Le flux de sang et d’eau, issu du flanc du Christ en croix, après le coup de lance, est interprété allégoriquement par l’auteur valentinien comme le signe de la transformation opérée par la Passion du Christ. Le Sauveur manifeste par cet écoulement l’extraction des passions nécessaires à la conversion de l’âme si elle veut vivre selon un mode de vie pneumatique. La Passion du Christ ouvre ainsi la voie à la crucifixion des passions qui rappelle, au niveau des événements primordiaux, l’extraction de l’Enthumèsis de Sophia dans le plérôme ; cette extraction aboutit à l’expulsion de Sophia du plérôme et à l’irruption de la figure d’une Sagesse inférieure, Achamoth, comme nous le verrons plus tard avec la paraphrase d’Irénée du mythe valentinien du salut (Contre les hérésies I, 2, 2 et 4, 1). La suite de l’Extrait de Théodote 61, 5 illustre encore autrement le salut opéré par la Passion. Le Sauveur « précède » les âmes sauvées en ce qu’il les attire vers le plérôme pour les « rétablir » dans le lieu où il les « précède ». À nouveau, l’interprétation de la phrase évangélique prononcée le jour de la résurrection « il vous précède en Galilée » manifeste l’image d’un chemin où les pneumatiques suivent le Sauveur dans leur démarche de retour vers le plérôme. Enfin, les Extraits de Théodote illustrent en plusieurs endroits la perspective générale du salut valentinien compris comme une interprétation originale de la Passion du Christ sur la croix. Pour comprendre la thématique valentinienne de l’imitation du Christ, il faut souligner l’homologie entre les trois niveaux qui s’éclairent l’un l’autre : la passion de Sophia dans et hors du plérôme, la passion du Sauveur lors de son incarnation et la passion des croyants pneumatiques : (a) Lors de la passion de Sophia dans le plérôme, « le Tout a compati (συνεπάθησεν) lui aussi pour le redressement de l’être qui souffrait cette passion » (Extrait 30, 2). Mais le Père transcendant a aussi compati pour que Sigè [= Silence] puisse saisir ce qu’elle saisissait et commencer la série des émissions dans le plérôme (Extraits 29 et 30, 1). Les éons compatirent encore en vue du « redressement » de Sophia en étant « éduqués » par le Sauveur (Extrait 31, 2). Le témoignage d’Irénée (Contre les hérésies I, 2, 5) complète l’information rapportée par Théodote en évoquant l’instruction du Sauveur aux éons sur la nature de la syzygie et la connaissance du Père. L’Extrait de Théodote 45, 1 identifie la guérison des passions de Sophia à sa « formation selon la gnose », après que le Christ a demandé du secours pour Sophia, exclue du plérôme selon l’Extrait 23, 2. Avec l’assentiment des éons et la manifestation de leur compassion, l’éon « Jésus » fait irruption comme une aide pour l’éon qui a transgressé. Ainsi, la passion de Sophia aboutit à la naissance du démiurge, un « archonte résultant d’une passion de désir » (Extrait 33, 4). C’est le début du processus qui inaugure la création du monde. Le Sauveur doit d’abord « séparer les passions de Celle qui avait souffert » (Extrait 45, 2) et la constituer « sans passion ».
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C’est l’épisode de l’extraction des passions de Sophia qui deviennent la Sagesse extérieure au plérôme, Achamoth selon le témoignage d’Irénée. Puis le Sauveur opère une double transformation de ces passions, en matière incorporelle d’abord et ensuite en substances pouvant être combinées dans des corps différents, « car il n’était pas possible de transformer directement les passions en substances ; et à l’intérieur de ces corps, il fit des propriétés convenant à leur nature » (Extrait 46, 1-2) 8. Cette opération inaugure la création des éléments qui vont servir à la constitution du cosmos, comme l’indique encore l’Extrait 67, 4 : Il [= l’Apôtre Paul] fait allusion à la Femme d’en-haut dont les passions sont devenues la création, la même qui a émis les substances « sans forme » et à cause de qui également le Seigneur est descendu, pour nous arracher à la passion et pour nous adopter en lui-même.
Le salut de Sophia est ainsi le modèle du salut des pneumatiques décrit comme une « adoption » d’enfants spirituels par leur père. (b) La passion du Sauveur, elle, est évoquée très brièvement dans les Extraits de Théodote. Nous l’avons déjà rencontrée en 76, 1 quand il est dit que grâce à la passion du Sauveur on peut être sauvé de la « passion » et donc des passions. Mais elle est aussi évoquée dès l’Extrait 1, 1-2, cité plus haut, avec un commentaire d’une parole de Jésus en croix, tirée de Luc 23, 46, Je remets mon Esprit entre tes mains : « dans sa Passion, le Sauveur ‘remet’ Sagesse à son Père », c’est-à-dire l’ensemble des éléments spirituels (« mon Esprit ») qui l’accompagnent dans sa descente du plérôme ou lors de sa remontée. Enfin, dans l’Extrait 23, 3, après la passion du Seigneur, l’apôtre Paul est envoyé pour annoncer le Sauveur sous l’un ou l’autre de ses aspects : comme engendré et passible, à cause de ceux de la gauche [= les psychiques], car ils ont pu le connaître sur ce plan-là … et sur le plan spirituel comme issu de l ’Esprit Saint et de la Vierge [cf. Lc 1, 35] ainsi que les Anges de droite le connaissent.
Si le Sauveur se manifeste sous une forme psychique ou pneumatique, il œuvre notamment par sa passion pour permettre aux croyants qui écoutent son enseignement, d’être délivrés des passions, à l’image du sauvetage de l’éon Sophia lors des événements primordiaux. (c) La passion des croyants pneumatiques est illustrée par plusieurs éléments de l’Extrait de Théodote 41, 1-2 qui décrit ainsi la nature des semences pneumatiques : 8. J.-D. Dubois , « La forme de la matière selon la démiurgie valentinienne et les Oracles chaldaïques », dans H. Seng – M. Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel : Kontext – Interpretation – Rezeption, Heidelberg, 2010, p. 179-192.
486 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Les semences supérieures, dit « Théodote », n’ont pas été produites au jour comme des passions dont la destruction aurait entraîné celle des semences, ni comme une création, car à l’agencement de la création aurait correspondu celle des semences, mais comme des enfants. C’est pourquoi ces semences ont une parenté avec la Lumière – c’est-à-dire avec Jésus – que le Christ a produite en premier lieu, après sa prière aux Éons.
En effet, un peu plus loin (Extrait 41, 3-4), Théodote commente la venue de la lumière selon l’évangile de Jean (1, 9) : « elle illumine tout homme venant dans le monde », à savoir l’Homme de la semence supérieure. (4) C’est en effet lorsque l’Homme a été illuminé qu’il est venu dans le monde, c’est-à-dire qu’il s’est mis lui-même en ordre (ἐκόσμησεν), en séparant de lui les « passions » qui l’obscurcissaient et qui étaient mêlées à lui.
Les semences spirituelles n’ont pas été produites comme des passions ou des créations mais comme des enfants. Ce statut particulier leur donne une responsabilité exemplaire : « se mettre en ordre », ou se séparer des passions, à la suite du Sauveur. L’illumination de tout croyant doit permettre sa « remise en ordre », c’est-à-dire la séparation des éléments obscurs et des éléments lumineux qui demeurent en son âme afin d’extraire progressivement les passions obscures qui l’assombrissent. Ainsi, la mise en parallèle des plans du plérôme, de la christologie et du salut des croyants constitue selon nous une clé de lecture pour décrire la sotériologie valentinienne comme une imitation de la Passion du Christ. L’évocation de quelques passages d’Irénée sur les valentiniens offre un complément utile pour développer cette perspective. II. I r é n é e
de
Lyon , C on t r e
l es h é r ési es
La réfutation d’Irénée de Lyon Contre les hérésies est presque contempo raine de la collection des Extraits de Théodote rassemblés par Clément d’Alexandrie. On y trouve dès les premiers chapitres la version du mythe du salut valentinien selon la doctrine des disciples d’un autre valentinien, Ptolémée. C’est ce courant gnostique qu’Irénée a connu dans la vallée du Rhône. Dans le livre I, § 1-9 9 il donne un résumé détaillé du système valentinien où l’on peut glaner ici et là des informations qui confirment ou complètent les données rapportées par les Extraits de Théodote. L’épisode de la passion de Sophia, qui bondit en dehors de l’étreinte de son conjoint Thélètos pour saisir la grandeur du Père transcendant (I, 2, 2), 9. Nous utilisons la traduction du Contre les hérésies d’A. Rousseau – L. Doudans la collection des Sources Chrétiennes, 264, Paris, 1979.
treleau
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rapporte sa conversion grâce à l’intervention de l’éon Limite (Horos). Dans sa course folle, Sophia est « retenue et consolidée » par l’éon Horos. Elle réussit ainsi à revenir sur elle-même et à se séparer de ses sentiments passionnels. Un peu plus loin (I, 3, 1), Irénée précise que les valentiniens attribuent plusieurs noms à l’éon Horos : « Croix », « Rédempteur », « Émancipateur », « Délimitateur » et « Guide ». Et Irénée ajoute en I, 2, 4 que « c’est par cette Limite, disent-ils, que Sagesse fut purifiée, consolidée, et réintégrée dans sa syzygie. Car, lorsqu’eut été séparée d’elle son Enthymèsis avec la passion survenue en celle-ci, elle-même demeura à l’intérieur du Plérôme ; mais son Enthymèsis, avec la passion qui lui était inhérente, fut séparée, « crucifiée 10 » et expulsée du plérôme par Limite ». Dans un commentaire quelque peu critique en I, 3, 5, Irénée rapporte que les valentiniens justifient le rôle de l’éon Horos en relation au port de la croix et avec l’imitation qu’il implique. Ainsi l’éon Limite manifeste deux sortes d’activités, l’une qui consolide, l’autre qui sépare ; en tant qu’elle consolide et affermit, elle est la « Croix » ; en tant qu’elle sépare et délimite, elle est la « Limite ». Le Sauveur, disent-ils, a indiqué ces activités de la manière suivante : d’abord celle qui consolide, lorsqu’il dit : « Celui qui ne porte pas sa croix et ne me suit pas ne peut être mon disciple » [Lc 14, 27 ; cf. Mt 10, 38], et encore : « Prenant ta croix, suis-moi [cf. Mc 8, 34 11]. Une fois encore, le rôle de l’éon Limite dans les événements primordiaux préfigure l’action salvatrice du Sauveur dans l’âme du gnostique appelée à suivre le Seigneur crucifié. Quant à la fonction séparatrice et purificatrice, elle est indiquée par un renvoi aux paroles de Jean-Baptiste à propos de Jésus : « le van est dans sa main pour purifier son aire, et il assemblera le froment dans son grenier ; quant à la paille, il la brûlera dans un feu inextinguible » [Mt 3, 12 ; Lc 3, 17]. Ici, l’interprétation valentinienne désigne la croix qui consume les éléments hyliques et qui purifie les sauvés comme le van purifie le froment. Irénée indique, toujours en I, 3, 5, que les valentiniens utilisaient aussi des paroles pauliniennes pour qualifier la fonction de la croix : « ‘Le Logos de la croix est folie pour ceux qui périssent, mais, pour ceux qui sont sauvés, il est vertu de Dieu’ [1 Cor 1, 18], et encore ‘Pour moi, puissé-je ne me glorifier en rien, si ce n’est dans la croix du Christ, à travers laquelle le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde’ » [Gal 6, 14]. Cette double fonction séparatrice de la croix est aussi signifiée par l’exégèse valentinienne de l’épisode 10. Cette traduction cherche à renvoyer à Gal 5, 24 : « Ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs » (cf. A. Rousseau – L. Doutreleau, SC, 263, t. I, Notes justificatives, p. 179-180). 11. Comme le remarquent A. Rousseau et L. Doutreleau dans une note justificative (SC 263, p. 187), certains manuscrits de Mc 10, 21 comportent la mention « suis-moi, et prends la croix », ou « ta croix ».
488 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE des vendeurs chassés du Temple (en Jn 2, 14-17), selon un fragment de l’interprétation du gnostique Héracléon, rapportée par Origène dans son Commentaire de Jean en X, 213-214 : Quant au fouet que Jésus n’a pas reçu d’un autre mais fabriqué lui-même avec des cordes, il [= Héracléon] l’explique à sa manière, en disant que le fouet est le symbole de la puissance et de l’activité du Saint-Esprit qui disperse les méchants de son souffle et que (en général) le fouet, le lin, toute étoffe végétale et tous les objets du même genre sont l’image de la puissance et de l’activité du Saint-Esprit. Ensuite il prend sur lui d’ajouter ce qui n’est pas écrit, à savoir que le fouet était fixé à un morceau de bois. Puis il explique ce morceau de bois comme une figure de la croix et dit : Sur ce bois périssent et sont anéantis les marchands, les joueurs de dés, et le mal tout entier 12 .
L’intervention salvatrice du Sauveur en lien avec la croix est encore illustrée dans la paraphrase d’Irénée avec l’épisode de la guérison d’Achamoth, la figure de la Sagesse exclue du plérôme, en I, 4, 1 : Voici maintenant les événements extérieurs au plérôme tels qu’ils [= les valentiniens] les présentent. Lorsque l’Enthumèsis de la Sagesse d’en haut, Enthumèsis qu’ils appellent aussi ‘Achamoth’, eut été séparée du plérôme avec la passion qui lui était inhérente, elle bouillonna, disent-ils, dans les lieux de l’ombre et du vide : c’était inévitable, puisqu’elle était exclue de la lumière et du plérôme, étant sans forme ni figure, à la manière d’un avorton, pour n’avoir rien saisi. Le Christ eut alors pitié d’elle. S’étendant sur la croix, il forma Achamoth, par sa propre vertu, d’une formation selon la substance seulement, non d’une formation selon la gnose. Après cette opération, il remonta, en rassemblant en lui sa vertu et abandonna Achamoth, afin que celle-ci, prenant conscience de la passion qui était en elle par suite de la séparation d’avec le plérôme, aspirât aux réalités supérieures, ayant une certaine odeur d’incorruptibilité laissée en elle par le Christ et l’Esprit Saint.
La conversion d’Achamoth n’a pas lieu en une fois. La première intervention du Christ consiste en une « formation selon la substance » et non une « formation selon la gnose ». Cette double formation préfigure les étapes diverses de la catéchèse valentinienne pour les futurs initiés. Les Extraits de Théodote 76 à 86 décrivent de manière détaillée les phases du rituel valentinien d’initiation, comme l’a bien montré Einar Thomassen dans sa monographie sur le valentinisme 13. C’est ainsi que l’on découvre dans l’Extrait 83 que le futur baptisé risque de descendre dans l’eau du 12. Origène , Commentaire sur saint Jean, éd. C. Blanc , Paris, 1970, p. 511 ; cf. aussi F.- M. Sagnard, La Gnose valentinienne et le témoignage de saint Irénée, Paris, 1947, p. 252-253 et p. 503-504. 13. The Spiritual Seed, p. 337-341.
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baptême accompagné d’esprits impurs. Le fragment 2 de Valentin, rapporté par Clément d’Alexandrie 14 , souligne que le cœur de l’homme est « une auberge où logent beaucoup d’esprits du mal ». C’est pourquoi la formation à la gnose valentinienne comporte plusieurs obstacles ; selon l’Extrait 84, la préparation au baptême implique une série de jeûnes, de supplications, de prières, d’impositions des mains, de génuflexions, parce que l’âme est sauvée du monde [cf. Jn 17, 14] et de la gueule des lions [Ps 21, 22] ; c’est ce qui explique aussi que des tentations ont lieu aussitôt, dues à l’irritation des dont l’âme a été séparée ; même si l’on supporte ces tentations prévues, elles secouent au moins à l’extérieur.
Et dans l’Extrait 85 qui suit immédiatement, le Seigneur est présenté comme le modèle, à imiter, de celui qui résiste aux tentations : C’est ainsi que le Seigneur est secoué, après son baptême, pour être notre modèle (τύπος), et il se trouve d’abord avec les bêtes sauvages (Mc, 1, 13) dans le désert ; puis ayant maîtrisé ces bêtes et leur Archonte, en tant qu’il est désormais vrai Roi, il est désormais servi par les Anges.
Pour revenir à la première étape de la conversion d’Achamoth selon Irénée (I, 4, 1), on voit que la figure déchue de la Sagesse tente en vain de rechercher la lumière qui l’avait abandonnée. Elle se sent alors « accablée sous tous les éléments de cette passion qui était multiple et diverse ; elle éprouva de la tristesse pour n’avoir pas saisi la Lumière ; de la crainte, à la perspective de voir la vie lui échapper de la même manière que la lumière ; de l’angoisse, par-dessus cela, et le tout dans l’ignorance ». On comprendra plus loin dans la paraphrase d’Irénée que ces passions diverses (tristesse, crainte, angoisse, ignorance) serviront à la fabrication de substances immatérielles, puis matérielles, à l’origine des substances de la matière dont est formé le monde (I, 4, 2). Mais pour arriver à l’étape de la conversion véritable, il faut une seconde intervention du Sauveur, décrite en I, 4, 5. La Sophia déchue y est présentée comme ayant passé par toutes sortes de passions avant d’émerger à grand-peine et de supplier la lumière qui l’avait abandonnée. Le Christ qui était remonté au plérôme lui envoie alors le Paraclet, ou le Sauveur, doté de toute vertu grâce à l’intervention du Père transcendant : Le Sauveur fut donc envoyé vers elle avec ses compagnons d’âge, les Anges. Saisie de crainte en sa présence, Achamoth, disent-ils, se couvrit d’abord d’un voile, par révérence ; puis, l’ayant regardé, lui et toute sa fructification, elle accourut vers lui et reçut de son apparition une vertu. Il la forma alors d’une formation selon la gnose et effectua la guérison de ses passions [I, 4, 5].
14. Stromate II, 114, 3-6.
490 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Cette deuxième formation aboutit à la création des éléments du monde (I, 4, 5), puis à la naissance du démiurge (I, 5, 1). Quand il est question du salut des éléments psychiques et pneumatiques, il est rappelé que les diverses composantes du corps du Sauveur subissent un sort différent (I, 7, 2) : le Sauveur en tant que figure pneumatique est demeuré impassible, comme la semence provenant de la Mère, car elle aussi était impassible, pneumatique et invisible au démiurge lui-même. En revanche seuls le Christ psychique et celui de l’économie dont le corps était organisé avec un art inexprimable ont subi l’épreuve de la souffrance sur la croix. Irénée récapitule ainsi la christologie valentinienne (I, 7, 2) : ce double élément a souffert “en mystère” afin que, à travers lui, la Mère manifestât la figure du Christ d’en haut qui s’étendit sur la croix et qui forma Achamoth d’une formation selon la substance. Car, disent-ils, toutes les choses d’ici-bas sont les figures de celles de là-haut.
On comprend mieux alors que la thématique de l’imitation du Christ par les croyants valentiniens s’inscrit dans une perspective large d’une mise en séries de figures : le domaine pneumatique du plérôme est imité par le domaine des réalités psychiques, lieu du démiurge et de ses archontes, imité lui aussi par le domaine des réalités d’ici-bas, le domaine de l’ « économie » des choses visibles, palpables et passibles. Les Extraits de Théodote utilisent plusieurs fois le terme d’« image » pour exprimer cela : le Christ (psychique) est une « image du Plérôme » (32, 2), une « image du Fils » (47, 3), une « image du Sauveur » (59, 2) comme le démiurge est « une image du Père » (47, 2). On peut retrouver cette préoccupation d’une mise en série des images dans un autre texte valentinien, le Traité Tripartite. III. L e Tr a i t é Tr i pa rt i t e Parmi les textes valentiniens conservés en copte dans la collection de Nag Hammadi, le Traité Tripartite propose une large fresque du mythe du salut parallèle à la paraphrase d’Irénée, mais avec une différence majeure ; là où le mythe rapporté par Irénée présente les aventures de l’éon Sophia, le Traité Tripartite utilise la figure masculine du Logos 15. L’équivalent de la chute de Sophia est représenté par la chute du Logos qui subit une hésitation, une division, un mouvement, un regard dirigé vers le bas, d’où naquirent l’ignorance et l’oubli (77, 7-25). Cette chute du Logos, analogue 15. Nous citerons la traduction du volume d’E. Thomassen – L. Painchaud, Le Traité Tripartite (NH I, 5), Québec, 1989. Pour des raisons d’homogénéité avec la terminologie employée dans le traité, nous traduisons dorénavant le terme copte tantn par « simulacre » pour garder une certaine cohérence avec les deux autres termes d’image et d’imitation.
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à l’inclinaison de la Sagesse critiquée par Plotin dans le Traité 33, 4 Contre les gnostiques, est le point de départ de toute l’économie divine qui aboutira au salut de la catégorie des pneumatiques. Et l’on retrouve les trois niveaux du plérôme, du démiurge psychique et du Sauveur incarné dans le monde d’ici-bas, avec une terminologie tripartite de l’image (eikôn), de la ressemblance (eine) et du simulacre (tantn) ; plus l’image est proche du modèle divin, plus elle permet d’accéder à ce monde divin ; plus elle est du côté du simulacre, plus elle évoque le monde hylique ou les puissances de la gauche. Ainsi : les puissances du souvenir étaient préparées par les actions du préexistant dont elles sont les ressemblances. Or leur ordre était ainsi dans la concorde avec lui-même, et avec les siens, mais il combattait l’ordre de ceux qui appartiennent au simulacre parce que l’ordre de ceux qui appartiennent au simulacre faisait la guerre aux ressemblances, et il agissait contre lui-même à cause de sa colère [84, 24-36].
Quelques pages plus loin (89, 20-28), on voit que les puissances qui appartiennent au simulacre sombrent dans le gouffre de l’ignorance et de la ténèbre extérieure, du chaos, de l’Hadès ou de l’Abîme, alors que les puissances du souvenir sont plus fortes que les précédentes et peuvent commander à la ténèbre indicible (89, 29-34). Les puissances du simulacre sont issues de la pensée présomptueuse et correspondent à des « idoles, des ombres et des illusions vides de logos et de lumière » (77, 28-35 ; 82, 17-22). La mission du Fils ou du Logos dépasse les deux ordres du souvenir et du simulacre pour les amener à une formation (99, 4-7), car dans son œuvre de démiurge, « le Logos engendra des images visibles des figures vivantes » (90, 31-32) ; ses œuvres sont bonnes et représentent des copies parfaites d’un modèle idéal. « Ceux qui appartiennent au souvenir […] reproduisent l’image du plérôme parce qu’ils participent des noms par lesquels ils sont beaux » (97, 27-31). Ils ont la possibilité de prendre conscience de leur maladie (98, 37-38), de parvenir à la conversion afin d’acquérir « l’amour et la recherche assidus de celui qui a le pouvoir de les guérir de cette faiblesse » (99, 1-4). Le salut est proposé à l’Homme parfait, une désignation de l’Église valentinienne, car ses membres eurent besoin d’une école – celle-ci existe dans les lieux qui en disposent – de manière à recevoir grâce à (ces lieux) la ressemblance aux images et aux archétypes, à la manière d’un miroir, jusqu’à ce que tous les membres du corps de l’Église soient en un seul lieu et reçoivent le rétablissement d’un coup, à savoir le rétablissement dans le plérôme, ayant été manifestés comme corps sauvé [123, 12-22] 16.
16. Traduction légèrement modifiée.
492 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Autrement dit, le salut est affaire d’instruction et de catéchèse dans les lieux de rassemblement de l’Église valentinienne, en vue de la mise en forme ou de la configuration d’une image à son modèle. Par sa conversion, l’âme est appelée à se configurer aux modèles du plérôme, car le « Fils est établi comme modèle (τύπος) de rédemption pour le Tout » (124, 33-34). On pourrait sans doute multiplier les exemples de textes valentiniens qui rapportent ce genre de conceptions. Nous avons choisi pour terminer d’évoquer brièvement l’Épître apocryphe de Jacques du Codex I de Nag Hammadi 17, car elle témoigne d’une réflexion valentinienne analogue, mais encore différente, sur l’imitation du Christ. IV. L’É pî t r e
a pocry ph e de
J acqu es
L’épître commence par un scénario narratif où les disciples sont rassemblés pour mettre en forme et par écrit les paroles du Sauveur, dites en public ou en secret. La révélation de l’épître s’adresse à Jacques et à Pierre alors que le Sauveur annonce son départ : « Si vous souhaitez venir avec moi, venez ! » (2, 25-26) Le Sauveur est un modèle pour les pneumatiques dans leur chemin de retour au plérôme. Les disciples rétorquent au Sauveur : Si tu nous l’ordonnes, nous viendrons ! Jésus dit : En vérité je vous le dis : Personne n’ira jamais dans le Royaume des cieux si je le lui commande, mais seulement parce que vous serez emplis [2, 27-33].
Le salut n’est pas en effet le résultat d’un commandement du Sauveur, mais le résultat d’une plénitude. Chaque disciple est appelé à quitter son état de déficience pour recevoir l’esprit (3, 35-38 ; 4, 4-21). Ainsi le salut n’est pas affaire de suivre un commandement ou de répondre à une décision divine ; le salut demeure entre les mains du gnostique. Le Sauveur dit à Jacques : « Sauve-toi ! Et je t’ai ordonné de me suivre » (8, 32-34), et un peu plus loin, au moment de partir, il redit à tous les disciples : « Suivezmoi en toute hâte ! » (10, 26-27). En 4, 24-31, Jacques s’adresse au Sauveur : Il est en notre pouvoir de t’obéir si tu y consens, car nous avons abandonné nos pères et nos mères, ainsi que nos villages, et nous t’avons suivi [cf. Mc 10, 28-29]. Accorde-nous de ne pas être tentés par le Diable méchant.
Suivre le Sauveur implique des épreuves, comme le montrent aussi les étapes de la préparation à la catéchèse baptismale selon les Extraits de Théodote 83-85 ; là, le Seigneur est le modèle de résistance aux tentations 17. Cf. D. Rouleau, L’Épître apocryphe de Jacques (NH I, 2), Québec, 1987. Nous citerons notre propre traduction.
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(85), alors que le futur initié risque d’être tenté par des esprits impurs pendant le temps de sa formation (83), d’où les nombreux jeûnes, prières, génuflexions pour sa préparation au rituel de la chambre nuptiale (84). Dans l’Épître apocryphe de Jacques, les épreuves sont prises comme un don (4, 32), et le salut qui dépend essentiellement de la providence divine et de l’exercice du libre-choix du gnostique (5, 5-6) permettra à celui-ci de participer à la souffrance, à la persécution et même à la crucifixion, au point de faire du croyant l’« égal » de son Sauveur. Le Sauveur dit « Personne ne sera sauvé s’il ne croit pas en ma croix. Ceux qui auront cru en ma croix, le Royaume de Dieu est à eux » (6, 3-7). On retrouve ici la compréhension valentinienne de la Passion du Christ qui permet d’échapper aux passions. Et curieusement, le Sauveur exhorte les disciples rassemblés en leur disant « Soyez meilleurs que moi ! Et ressemblez au Fils de l’Esprit Saint » (6, 19-21). Imiter le Sauveur implique de suivre son modèle, avec le désir de dépasser même le modèle. L’exhortation du Sauveur est reprise en 7, 10-15 : « Hâtez-vous de vous sauver sans que l’on vous en prie ! Préparez-vous, vous-mêmes, et si cela est possible passez devant moi ». Le salut est à nouveau présenté comme à portée de main du gnostique, et plus que cela, la thématique de l’imitation du Christ doit même pousser le croyant à surpasser le modèle, comme dans le cadre scolaire des exhortations d’un enseignant. En suivant le Christ qui le précède, le gnostique est exhorté à dépasser son modèle en essayant de passer devant le Christ sur le chemin des épreuves. Nous touchons là une affirmation sur le salut compris comme une exhortation à la suivance poussée à son extrême radicalité. Si la thématique de l’imitation du Christ nous paraît déjà clairement affirmée dans les Extraits de Théodote, nous avons tenu à déployer plu sieurs témoignages, tirés du Contre les hérésies d’Irénée, et des traités valentiniens comme le Traité Tripartite et l’Épître apocryphe de Jacques pour montrer qu’au cœur du dispositif théologique du valentinisme cette thématique est profondément ancrée dans une compréhension de la Passion du Christ. Il faut donc tenir ensemble les affirmations sur la mise en croix au plérôme lors du sauvetage de l’éon déchu, et les échos de la crucifixion du Christ psychique au niveau du combat de l’âme contre les passions. Les valentiniens n’ont sans doute pas inventé ce type de réflexions puisque l’on trouve dans les épîtres pauliniennes des affirmations sur l’imitation du Christ dans la personne de l’apôtre (Phil 3, 17 ; 1 Cor 11, 1 ; Eph 5, 1) et sur la « conformation » du croyant, devenu « semblable au Christ dans sa mort » (Phil 3, 10 et 21) ou « semblable à l’image du Fils » (Rom 8, 29). On repère ici une thématique qui exploite l’idée que l’homme a été créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gen 1, 26-27), une position théologique qui sera largement exploitée par les auteurs patristiques. L’exhortation à la suivance, qui peut aller jusqu’à vouloir dépasser le modèle comme dans l’Épître apocryphe de Jacques, s’appuie vraisem-
494 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE blablement sur ces versets de la Genèse. Ce qui paraît caractéristique de la sotériologie valentinienne, c’est la maîtrise des passions, soit passer de la Passion du Christ à la maîtrise des passions. C’est une perspective éthique proche du stoïcisme qui vise aussi l’apatheia, ou la metriopatheia, comme l’a montré I. Dunderberg 18. Sans aller jusqu’à penser que tous les gnostiques partageaient cette perspective, on voit se développer dès le milieu du second siècle de notre ère, dans les rangs du gnosticisme valentinien, une prise de position théologique sur l’imitation du Christ qui connaîtra une longue postérité.
18. Beyond Gnosticism. Myth, Lifestyle, and Society in the School of Valentinus, New York, 2008, p. 95-118.
L’ ÉVANGILE SELON THOMAS EST-IL « MYSTIQUE » ?* Paul-Hubert Poirier Membre de l ’Institut Université Laval, Québec
Summary After a review of the history of research on the links between the Gospel of Thomas and mysticism, with a special attention given to the publications of April DeConick, this paper seeks to determine in which mesure the Gospel of Thomas falls within the domain of mysticism. In order to answer this question, it is necessary to consider the difficult problem of the definition of mysticism. Résumé Après avoir évoqué l’histoire de la recherche sur les liens entre l’Évangile selon Thomas et la mystique, et notamment les travaux de April De Conick, nous nous demanderons dans quelle mesure l’Évangile selon Thomas exprime une mystique ou relève de la mystique. Pour répondre à cette question, il conviendra de revenir sur celle, autrement plus difficile, de la définition de la mystique à l’aune de laquelle l’Évangile selon Thomas peut être dit ou non relever d’un tel courant.
Seul recueil connu de paroles de Jésus en dehors des évangiles canoniques 1, l’Évangile selon Thomas (ci-après EvTh) est rapidement devenu, * Je remercie mon collègue Louis Painchaud pour les remarques qu’il m’a faites sur une première version de ce texte. 1. On peut même parler du seul recueil connu de dits de Jésus, dans la mesure où les évangiles canoniques ne contiennent pas seulement des paroles, des logia, mais aussi des récits ; il s’agit en fait de paroles insérées dans un grand récit. Le seul « écrit » que l’on pourrait rapprocher de l’EvTh est un écrit virtuel, hypothétique, la Quelle, ou « source Q », ou encore « source des dits », que les « auteurs » Matthieu et Luc auraient utilisée et combinée à leur bien propre (Sondergut) et à ce qu’ils reprenaient de Marc, selon la théorie dite des deux sources (Mc et Q). Il va de soi que des collections de dits, distinctes de l’EvTh, ont existé ; en plus de l’hypothétique « Quelle » ; on peut évoquer par exemple la collection de dits vraisemblablement utilisée à la fois par l’Interprétation de la gnose (NH XI, 1, p. 9, 27-38 ; voir le commentaire d’E. Thomassen dans W.-P. Funk – L. Painchaud – E. T ho massen, L’Interprétation de la gnose (NH XI, 1), Québec – Louvain – Paris, 2010, La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109018 ©
496 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE après l’annonce de sa découverte en juin 1949 et sa publication en 1959 2 , le plus célèbre, le plus étudié et le plus controversé des apocryphes chrétiens 3. Attesté par des témoignages anciens 4 qui en donnent le titre grec (τὸ κατὰ Θωμᾶν εὐαγγέλιον) et citent, de manière plus ou moins précise, ce qui allait s’avérer en être des extraits, l’EvTh circula pendant plus d’un demi-siècle de manière incognito dans les milieux scientifiques avant qu’une version complète en soit exhumée du sol égyptien. De 1896 à 1903, des fragments grecs assez importants de l’EvTh ont en effet été retrouvés dans trois manuscrits fragmentaires sur papyrus provenant des découvertes faites sur le site de l’ancienne Oxyrhynque (Behnesa), en Moyenne Égypte, située à environ 200 km au sud du Caire, par deux papyrologues d’Oxford, Bernard Grenfell et Arthur Hunt 5. Le premier manuscrit (P. Oxy. 1) fut découvert le 11 janvier 1897, et publié la même année sous le titre « ΛΟΓΙΑ ΙΗΣΟΥ, Sayings of Our Lord » 6. En 1904 furent publiés deux autres fragments de manuscrits découverts en 1903, les P. Oxy. 654, « New Sayings of Jesus », et 655, « Fragments of a Lost Gospel » 7. p. 127-129, Clément d’Alexandrie, la Secunda Clementis et le Martyre copte de Victor. 2. Voir J. Doresse , « Nouveaux documents gnostiques coptes découverts en Haute-Égypte », Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendus des séances de l ’année 1949, (1949), p. 176-180, p. 179, et L’Évangile selon Thomas. Texte copte établi et traduit, éd. et trad. A. Guillaumont – H.-C. Puech – G. Quispel – W. C. Till – Y. ‘Abd al Masīḥ, Paris, 1959. 3. On trouvera de bons aperçus de l’histoire de la recherche dans F. T. Fallon – R. Cameron, « The Gospel of Thomas. A Forschungsbericht and Analysis », dans W. Haase – H. Temporini (éd.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, t. II : Principat, Band 25.6, Berlin, 1988, p. 4195-4251 ; S. J. Patterson, « The Gospel of Thomas and the Synoptic Tradition: A Forschungsbericht and Critique », Foundations & Facets Forum 8 (1992), p. 45-97, G. J. R iley, « The Gospel of Thomas in Recent Scholarship », Currents in Research: Biblical Studies 2 (1994), p. 227-252 et N. Perrin, « Recent Trends in Gospel of Thomas Research (1991-2006): Part I, The Historical Jesus and the Synoptic Gospels », Currents in Biblical Research 5 (2007), p. 183-206. 4. Inventaire, édition et traduction dans H. W. Attridge , « The Greek Fragments », dans B. L ayton (éd.), Nag Hammadi Codex II,2-7 together with XIII,2*, Brit. Lib. Or. 4926 (1), and P. Oxy. 1,654,655, t. I : Gospel According to Thomas, Gospel According to Philip, Hypostasis of the Archons, and Indexes, Leyde, 1989, p. 95-125 (p. 103-109); voir aussi S. Gathercole , « Named Testimonia to the Gospel of Thomas. An Expanded Inventory and Analysis », Harvard Theological Review 105 (2012), p. 53-89. 5. Voir E. G. Turner , Greek Papyri. An Introduction, Oxford, 1980, p. 27-32. 6. ΛΟΓΙΑ ΙΗΣΟΥ. Sayings of Our Lord from an Early Greek Papyrus, éd. et trad. B. P. Grenfell – A. S. Hunt, London, 1897, repris dans Oxyrhynchus Papyri, Part. I, éd. et trad. B. P. Grenfell – A. S. Hunt, London, 1898, p. 1-3. 7. The Oxyrhynchus Papyri, Part IV, éd. et trad. B. P. Grenfell – A. S. Hunt, London, 1904, p. 1-22 et 22-28, repris dans New Sayings of Jesus and Fragment of a Lost Gospel from Oxyrhynchus Edited with Translation and Commentary, éd. et
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Les premiers inventeurs des papyri ne furent pas en mesure d’identifier l’œuvre à laquelle appartenaient ces fragments. Il faudra donc attendre la découverte du texte complet de l’EvTh, en version copte, en 1945, pour qu’on puisse faire le rapprochement et constater que les trois P. Oxy. offraient, sinon l’original, du moins un texte grec plus ou moins identique à l’écrit copte. Dès leur découverte, ces fragments donnèrent lieu à beaucoup de discussions. Grenfell et Hunt, ayant repéré le nom de Thomas dans le P. Oxy. 654 (prologue de l’EvTh), avancèrent même l’hypothèse que ce papyrus pourrait être un témoin de l’Évangile selon Thomas mentionné par les sources anciennes, mais pour l’écarter aussitôt 8. Vernon Bartlet pensait, pour sa part, que les trois fragments provenaient d’un même évangile 9, qui devait être l’Évangile selon les Hébreux, hypothèse généralement rejetée 10, mais qui devait s’avérer juste en ce qui concerne l’appartenance des fragments à un seul et même écrit. Si, dès 1949, Jean Doresse, le premier à avoir signalé la redécouverte d’un texte complet de l’EvTh 11, pensait que l’EvTh correspondait « sans doute à
trad. B. P. Grenfell – A. S. Hunt, London, 1904. La description la plus récente des trois papyri est celle d’Harold Attridge, établie sur la base d’un nouvel examen des originaux (H. W. Attridge , « The Greek Fragments », p. 96-102). 8. B. P. Grenfell – A. S. Hunt, New Sayings of Jesus and Fragment of a Lost Gospel from Oxyrhynchus, p. 30-32 : « But there are serious objections to regarding 1 and 2 as extracts from that Gospel. In the first place though it is possible that Thomas is the only disciple mentioned in the introduction, it is equally possible that he stood second, and in that case the Gospel from which the Sayings may have been extracted is more likely to have been one which went under the name of the person who stood first; though indeed, if there were two disciples mentioned in the introduction, it is not very satisfactory to derive the Sayings from any Gospel which went under the name of only one. A much greater difficulty arises from the divergence of the Sayings from what little is known about the earlier Gospel of Thomas. The saying quoted by Hippolytus is widely removed in character from those in 1 and 2; and although the Gospel of Thomas has been placed before A. D. 180, yet from the quotation in Hippolytus, coupled with the form of the Gospel in later times and the scanty evidence from other sources, it has been generally considered to have been mainly at any rate a gospel of the childhood and of an advanced Gnostic character. If the Sayings are to be derived from it, the current view of the Gospel of Thomas must be entirely changed; and it is very doubtful whether this can be done except by postulating the existence of an original Thomas Gospel behind that condemned by Hippolytus » (p. 32). 9. V. Bartlet, « The Oxyrhynchus “Sayings of Jesus” », Contemporary Review 87 (1905), p. 116-125. 10. Voir, par exemple, The Sayings of Jesus from Oxyrhynchus. Edited with Introduction, Critical Apparatus and Commentary, éd. H. G. Evelyn W hite , Cambridge, 1920, p. xlix . 11. J. Doresse , « Nouveaux documents gnostiques coptes découverts en HauteÉgypte », p. 179.
498 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE l’ouvrage perdu qu’employaient les Naassènes et les Manichéens » 12 , le crédit d’avoir correctement identifié la nature des fragments d’Oxyrhynque revient cependant à Henri-Charles Puech. En effet, le 29 mai 1954, dans une communication présentée devant la Société Ernest Renan, il rapprochait le texte d’une bandelette funéraire, acquise à Behnesa en 1953, du P. Oxy. 654,27-31 et du logion 5 de l’EvTh copte 13, et le 14 mai 1957, dans une communication faite à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il présentait une vue d’ensemble de l’EvTh avec ses trois parallèles grecs 14 . Il est inutile de revenir ici sur les circonstances de la découverte de la collection de manuscrits coptes qui révéla l’EvTh 15, sinon pour rappeler que celle-ci s’est vraisemblablement produite en décembre 1945, en Haute Égypte, près de la ville de Nag Hammadi qui allait donner son nom à la collection, et qu’elle a fait connaître un ensemble de douze livres – ou codices – de papyri, plus huit feuillets provenant d’un treizième, contenant cinquante-deux écrits au total, en tenant compte des parallèles, doubles ou triples, et quarante-six écrits distincts 16. C’est dans le Codex II que l’on trouve, en deuxième lieu, un écrit portant, comme sous-titre, la mention ⲡⲉⲩⲁⲅⲅⲉⲗⲓⲟⲛ ⲡⲕⲁⲧⲁ ⲑⲱⲙⲁⲥ (NH II, 51,27-28), littéralement « L’évangile, celui selon Thomas » ou, plus simplement, « L’Évangile selon Thomas ». Le codex II ne comporte aucune mention de date, ni aucun autre élément qui permettrait de le dater. On ne peut donc le faire que sur des critères paléographiques et codicologiques 17. Sur la base d’un ensemble d’observations et surtout d’une enquête de Michael Williams 18, on peut consi12. Dans J. Doresse – T. M ina, « Nouveaux textes gnostiques découverts en Haute-Égypte. La bibliothèque de Chénoboskion », Vigiliae Christianae 3 (1949), p. 129-141 (p. 134). 13. « Un logion de Jésus sur bandelette funéraire », dans « Bulletin de la société Ernest Renan. Séance du 29 mai 1954 », Revue de l ’histoire des religions 147 (1955), p. 126-129, publication reprise dans H.-C. Puech, En quête de la Gnose. t. II : Sur l ’Évangile selon Thomas. Esquisse d ’une interprétation systématique, Paris, 1978, p. 59-62 (+ photographie en frontispice). 14. H.-C. Puech, «Une collection des paroles de Jésus récemment retrouvée : l’Évangile selon Thomas », Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Comptes rendus des séances de l ’année 1957 (1957), p. 146-166, publication reprise dans Id., En quête de la Gnose. t. II , p. 33-57. 15. À ce sujet, voir, entre autres, J. M. Robinson, « Introduction », dans The Facsimile Edition of the Nag Hammadi Codices. Introduction, Leyde, 1984, p. 1-102 (p. 3-14). 16. On en trouvera une traduction française intégrale dans Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, éd. J.-P. Mahé – P.-H. Poirier , Paris, 2007. 17. Je reprends ici ce que j’ai écrit dans La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), éd. et trad. P.-H. Poirier , Québec – Louvain – Paris – Dudley (MA), 2006, p. 6-7. 18. M. A. Williams , « The Scribes of the Nag Hammadi Codices », Newsletter of the American Research Center in Egypt 139 (1987), p. 1-7 (p. 4).
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dérer comme établie l’identité des mains d’écriture pour les Codices II et XIII 19. Jean Doresse datait cette écriture « vers le milieu du iii e siècle au plus tard » 20, mais on se range généralement à l’opinion mieux fondée, sur le plan comparatif, de S. Giversen, pour l’attribuer à la première moitié du iv e siècle 21. Cette datation s’accorde avec ce que nous pouvons savoir de l’époque de la fabrication du codex. Celle-ci peut en effet être située sans contredit au iv e siècle, vers le milieu ou au cours de la seconde moitié du siècle. C’est ce que suggère le fait que l’un des manuscrits de la collection de Nag Hammadi, le Codex VII, a livré des papyri de remploi datés des 20 novembre 341 et 21 novembre 346, et d’octobre 348 22 , cette dernière date fournissant dès lors un terminus post quem pour la fabrication de ce codex et, peut-on raisonnablement conclure, des autres codices enfouis en même 19. Pour une description de l’écriture de ces deux codices, on pourra se reporter à B. Layton, « Introduction », dans Id. (éd.), Nag Hammadi Codex II, 2-7, t. I, p. 4, et à J. D. Turner , « Introduction to Codex XIII », dans C. W. Hedrick (éd.), Nag Hammadi Codex XI, XII, XIII, Leyde, 1990, p. 359-369 (p. 362-363) ; ce dernier introduit cependant une hypothèse superflue pour rendre compte des écarts observables entre les écritures des Codices II et XIII : « Yet there appear to be enough differences so as to allow that the two hands belong to a student and instructor » (p. 362). Tout en reconnaissant la parenté des deux écritures, A. Khosroyev a également mis en évidence leurs différences, qui indiqueraient « daß möglicherweise keine Identität der Schreiber besteht, aber sicherlich ein und dieselbe Schreibschule am Werke war », ce qui ne l’empêche pas de conclure ainsi : « Übrigens sind diese Abweichungen nicht so ausschlaggebend, um auf zwei verschiedenen Händen zu bestehen, und man darf die Möglichkeit nicht ausschließen, daß ein und derselbe Schreiber die beiden Codices, jedoch mit verschiedener Schnelligkeit abschrieb » (A. L. K hosroyev, Die Bibliothek von Nag Hammadi. Einige Probleme des Christentums in Ägypten während der ersten Jahrhunderte, Altenberge, 1995, p. 137-138 ; cf. p. 142 : « Die Codices II und XIII scheinen ein und derselben Hand anzugehören »). 20. Dans J. Doresse – T. M ina, « Nouveaux textes gnostiques découverts en Haute-Égypte. La bibliothèque de Chénoboskion », p. 132 ; J. Doresse , « Une bibliothèque gnostique copte découverte en Haute Égypte », Académie royale de Belgique, Bulletin de la classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, 5e série, t. 35, p. 435-449, p. 438 (« vers la seconde moitié du iii e siècle au plus tard »). 21. Giversen 1963, p. 40 : « an absolute dating places it as contemporary with Br. M. Pap. 1920 and therefore from 330-340, or more loosely from the first half of the fourth century » ; cf. M. K rause , dans Gnostische und hermetische Schriften aus Codex II und Codex VI, éd. et trad. M. K rause – P. L abib , Glückstadt, 1971, p. 14 : « Ich setze [die Schrift] in die Mitte des 4. Jh.s »; cf. B. Layton, « The Hypostasis of the Archons or The Reality of the Rulers. A Gnostic Story of the Creation, Fall, and Ultimate Salvation of Man, and the Origin and Reality of His enemies ; Newly Edited from the Cairo Manuscript with a Preface, English Translation, Notes, and Indexes », Harvard Theological Review 67 (1974), p. 351-342 (p. 358-359). 22. Il s’agit des pièces nos 63, 64 et 65, éd. J. W. B. Barns – G. M. Browne – J. C. Shelton, Nag Hammadi Codices. Greek and Coptic Papyri from the Cartonnage of the Covers, Leyde, Brill, 1981, p. 4-5 et 53-58.
500 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE temps que lui. D’autre part, d’après les noms de lieux mentionnés sur les fragments retirés des reliures des Codices I, V, VII et XI 23, il semble bien que celles-ci aient été fabriquées dans le voisinage de l’endroit où les manuscrits ont été découverts. Le Codex II est un de ceux de la collection de Nag Hammadi qui ont été accessibles le plus tôt grâce à l’édition photographique partielle procurée par Pahor Labib dès 1956 24 , qui sera remplacée par celle publiée sous l’égide de l’Unesco en 1974 25. En 1959, paraissait l’editio princeps de l’EvTh, simultanément en version française, anglaise, allemande et néerlandaise 26. L’édition de référence est maintenant celle de Bentley Layton 27, mais il faudra tenir compte de la révision opérée par Wolf-Peter Funk pour la concordance du Codex II, qui, sur plusieurs points, modifie le texte de Layton 28. L’EvTh tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existe donc plus que dans une version copte, dans une langue qu’on a décrite comme « un mélange aléatoire de formes appartenant au sahidique et au subachmimique, avec une prépondérance du sahidique » 29. Plus précisément, WolfPeter Funk a montré que l’EvTh appartient sur le plan dialectal au même groupe que les traités 3-6 du Codex II 30. Cette version copte est une traduction du grec. La critique interne des textes de Nag Hammadi, en l’absence de tout autre indice, imposerait déjà cette conclusion. Mais nous avons ici un argument irréfutable sur le plan de la critique externe. C’est l’existence du début de l’EvTh et des logia préservés sur les trois papyri grecs que nous venons de présenter et qui apportent la preuve que notre 23. Ibid., p. 11. 24. P. Labib , Coptic Gnostic Papyri in the Coptic Museum at Old Cairo, vol. I, Le Caire, 1956. Cette édition photographique composite donne d’abord la fin du Traité sur la résurrection (NH, I, 1), puis l’EvTh (NH II, 2), l’Évangile selon Philippe (NH II, 3) et l’Hypostase des archontes (NH II, 4), suivis du début de l’Écrit sans titre (NH II, 5, p. 97-110). 25. The Facsimile Edition of the Nag Hammadi Codices. Codex II, éd. J. M. Robinson, Leyde, 1974. 26. L’Évangile selon Thomas, éd. et trad. A. Guillaumont – H.-C. Puech – G. Quispel – W. C. Till – Y. ‘Abd al Masīḥ . 27. Dans H. Koester – B. Layton – T. O. Lambdin – H. W. Attridge , « Tractate 2. The Gospel According to Thomas », dans B. Layton (éd.), Nag Hammadi Codex II, 2-7 Together with XIII,2*, Brit. Lib. Or. 4926 (1), and P. Oxy. 1,654, 655, vol. I, p. 37-125. 28. W.-P. Funk , Concordance des textes de Nag Hammadi. Le Codex II, SainteFoy – Louvain – Paris, à paraître. 29. B. Layton, « Introduction », p. 6. 30. W.-P. Funk , « The Linguistic Aspect of Classifying the Nag Hammadi Codices », dans L. Painchaud – A. Pasquier (éd.), Les textes de Nag Hammadi et le problème de leur classification. Actes du colloque tenu à Québec du 15 au 19 septembre 1993, Québec – Louvain – Paris, 1995, p. 107-147 (p. 130-135).
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EvTh a été traduit du grec 31. Ils montrent aussi, par les différences que l’on observe entre le grec et le copte, que l’actuel EvTh a derrière lui une histoire rédactionnelle déjà complexe 32 . Par ailleurs, certaines tournures du copte sont davantage caractéristiques d’une langue sémitique – araméen ou syriaque – que du grec. L’histoire littéraire de la tradition thomasienne va d’ailleurs dans le même sens. Pour dater l’EvTh, il faut tenir compte des étapes que nous venons d’évoquer. Voici ce que l’on peut dire à ce sujet, en remontant dans le temps : la copie du texte copte actuel, vers 350 ; la traduction du grec en copte, au début du iv e siècle, ou, pour reprendre une formulation de WolfPeter Funk 33, à n’importe quel moment à partir de la seconde moitié du iii e siècle jusqu’aux environs de 350, peu avant la production du texte copte du Codex II ; la date des fragments grecs, vers 200, pour les deux plus anciens d’entre eux (P. Oxy 1 et 654), ce qui fournit un terminus ante quem pour l’existence de l’écrit 3 4 ; la composition de l’œuvre en grec, du milieu du i er à la fin du ii e siècle, selon la nature des liens établis entre l’EvTh et le matériau canonique et Q. Si l’on supposait que l’œuvre a d’abord été rédigée en syriaque, une date plus tardive s’imposerait et pour le syriaque et pour le grec. En ce qui nous concerne, nous pensons qu’on peut raisonnablement situer au cours du ii e siècle, disons vers 150 au plus tard, l’émergence d’une forme de l’EvTh proche de celle du Codex II, sinon identique à celle-ci. Sur le plan formel, l’EvTh se présente comme une enfilade de paroles de Jésus, 114 au total 35, introduites, sauf pour quelques-unes d’entre elles, 31. Même si cette conclusion a pu être contestée, comme le montre la polémique qui a fait rage entre Gérard Garitte et Antoine Guillaumont : G. Garitte , « Les “Logoi” d’Oxyrhynque et l’apocryphe copte dit “Évangile de Thomas” », Le Muséon 73 (1960), p. 151-172, A. Guillaumont, « Les Logia d’Oxyrhynchos sont-ils traduits du copte ? », Le Muséon 73 (1960), p. 325-333, G. Garitte , « Les “Logoi” d’Oxyrhynque sont traduits du copte », Le Muséon 73 (1960), p. 335-349. 32. Cf. Évangile selon Thomas (NH II, 2), éd. et trad. J.-M. Sevrin, dans Écrits gnostiques, p. 297-332 (p. 305) : « La version copte, telle qu’on la trouve à Nag Hammadi, est assez proche de ce que l’on peut reconstituer à partir des fragments grecs pour qu’il s’agisse du même texte, mais elle présente cependant assez de différences pour que ce texte ait continué à évoluer au cours du iii e siècle ». 33. W.-P. Funk , « The Linguistic Aspect of Classifying the Nag Hammadi Codices », p. 143, opinion reprise par S. Emmel , « The Coptic Gnostic Texts as Witnesses to the Production and Transmission of Gnostic (and Other) Traditions », dans J. Frey – E. E. Popkes – J. Schröter (éd.), Das Thomasevangelium. Entstehung ‒ Rezeption ‒ Theologie, Berlin – New York, 2008, p. 33-49 (p. 40). 34. Cf. Das Evangelium nach Thomas (NHC II,2), éd. et trad. J. Schröter – H.-G. Bethge , dans Nag Hammadi Deutsch, t. 1 : NHC I,1 ‒ V,1, éd. H.-M. Schenke – H.-G. Bethge – U. U. K aiser , Berlin – New York, 2001, p. 151-181 (p. 153-154). 35. La division en 114 logia apparaît dans l’editio princeps de 1959 et elle sera reprise dans celle de Leipoldt (J. L eipoldt, Das Evangelium nach Thomas koptisch und deutsch, Berlin, 1967). Une première division en 112 paroles avait été introduite par le même auteur (cf. « Ein neues Evangelium ? Das koptische Thomasevange-
502 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE par la clausule ⲡⲉϫⲉ ⲓⲥ, « Jésus a dit » 36 , λέγει Ἰησοῦς, « Jésus dit », et encadrées par un prologue et un sous-titre : Voici les paroles cachées que Jésus le Vivant a dites et qu’a écrites Didyme Judas Thomas, et il a dit : « Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas la mort » (NH II, 32,10-12). ……… L’Évangile selon Thomas. (NH II, 51, 27-28)
Si ce titre final pouvait bien être un rajout, il en va tout autrement du prologue, qui ne saurait être attribué à une rédaction secondaire puisqu’il fait corps avec le log. 1 et, par le biais du mot-crochet « Trouver », avec le log. 2, et qu’il est attesté en grec par le P. Oxy. 654, 1-5 37 : « Voici les paroles cachées que Jésus le Vivant a dites et qu’a écrites Didyme Judas Thomas. Et il a dit : “Celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas la mort.” Jésus a dit : “Que celui qui cherche ne cesse de chercher jusqu’à ce qu’il trouve ; et quand il aura trouvé, il sera troublé ; quand il aura été troublé, il s’étonnera et il régnera sur le Tout” ». Depuis sa toute première publication en 1956 en édition photographique 38, l’EvTh a été au centre de nombreux débats qui, aujourd’hui encore, mobilisent commentateurs et interprètes. Au risque de simplifier, disons que ces débats ont surtout porté sur les questions suivantes : 1) l’EvTh et le Nouveau Testament : dépendance ou non de la tradition lium übersetzt und besprochen », Theologische Literaturzeitung 83 [1958], p. 481496 [col. 481-482]), et une en 113 est mentionnée par Gérard Garitte (G. Garitte , « Le premier volume de l’édition photographique des manuscrits gnostiques coptes et l’ “Évangile de Thomas” », Le Muséon 70 [1957], p. 59-73 [p. 62]). Doresse a proposé, pour sa part, une division en 118 paroles (J. Doresse , Les livres secrets des gnostiques d ’Égypte, t. II : L’Évangile de Thomas ou les paroles secrètes de Jésus, Paris, 1959, p. 89-110). Une subdivision de chacun des logia en versets a été instaurée par Stephen J. Patterson (dans J. S. K loppenborg – M. W. Meyer – S. J. Patterson – M. G. Steinhauser , Q Thomas Reader, Sonoma, 1990). 36. À la lumière du grec, qui a le présent, certains (dont U.-K. Plisch, The Gospel of Thomas. Original Text with Commentary, Stuttgart, 2008, p. 25) rendent la clausule copte par « Jésus dit ». Si une telle option n’est pas exclue du point de vue du copte (cf. J. Vergote , Grammaire copte, t. IIa : Morphologie syntagmatique, syntaxe. Partie synchronique, Louvain, 1983, p. 171, § 170,1), nous préférons conserver la traduction traditionnelle par le passé (cf. dans le même sens P. Nagel , « ⲡⲉϫⲉZur Einleitung der Jesuslogien im Thomasevangelium », Göttinger Miszellen 195 (2003), p. 73-79). Il est clair que la traduction par le présent résulte d’un choix non pas grammatical mais herméneutique, pour affirmer la valeur « intemporelle » des dits de Jésus. 37. Cf. J.-M. Sevrin, « Remarques sur le genre littéraire de l’Évangile selon Thomas (II, 2) », dans L. Painchaud – A. Pasquier (éd.), Les textes de Nag Hammadi et le problème de leur classification, Québec – Louvain – Paris, 1995, p. 263-278 (p. 265). 38. Dans P. L abib , Coptic Gnostic Papyri in the Coptic Museum at Old Cairo.
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synoptique, écho d’une tradition présynoptique, témoin d’une transmission orale de paroles de Jésus, relations avec Jean et Paul ; 2) date de composition et lieu d’origine : du milieu du i er à la seconde moitié du ii e siècle, d’Édesse à Alexandrie en passant par Antioche ; 3) « genre » de l’écrit : recueil de dits ou de logia (« sayings gospel »), de chreiai ou de maximes, écrit sapientiel ; 4) organisation et structure : par thèmes ou mots-crochets, sur le modèle des erotapokriseis (« quaestiones et responsiones »), ou en une suite de discours isolables ; 5) langue originelle : grec, copte, sémitique (araméen ou syriaque) ; 6) contexte théologique : gnostique, ascétique ou encratite, judéo-chrétien, philosophique, hermétique ; 7) affiliation doctrinale : émanation d’une « école thomasienne » en conflit ou non avec une « école johannique » 39. En outre, l’EvTh occupe une place de premier plan dans les recherches portant sur le Jésus historique et sur la formation des évangiles canoniques, y compris la source dites « des paroles », la Quelle 4 0. Beaucoup d’énergie a été dépensée pour répondre à ces questions, dont certaines demeurent de véritables apories. En relation avec la thématique de ce colloque, je voudrais présenter l’un des plus récents essais d’interprétation de l’EvTh, dans lequel on a voulu voir « la première tentative réussie de reconstruction globale du processus de composition de [cet écrit], qui en identifie et en explique les étapes, les milieux d’origine, les motivations historiques » 41. Il s’agit des travaux que la spécialiste américaine April DeConick a consacrés à l’EvTh depuis 1990 42 et qui ont culminé dans la publication de quatre monographies 43. Les recherches d’April DeConick portant sur l’EvTh se sont déployées dans deux directions, la composition de l’écrit et son contexte interprétatif. Sur le premier point, DeConick a élaboré une théorie visant à expliquer l’origine et le développement de l’EvTh sur le modèle de ce qu’elle 39. Les principales publications portant sur chacun de ces points sont signalées dans les Forschungsberichte mentionnés supra, n. 4. 40. Cf. sur ces questions J.-D. K aestli, « L’utilisation de l’Évangile selon Thomas dans la recherche actuelle sur les paroles de Jésus », dans D. Marguerat – E. Norelli – J.-M. Poffet (éd.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d ’une énigme (Le Monde de la Bible, 38), Genève, 1998, p. 373-395. 41. C. Gianotto, « Étude critique : la formation de l’Évangile selon Thomas. À propos d’une traduction récente », Apocrypha 18 (2007), p. 297-308 (p. 305) (italique de l’auteur). 42. Depuis son étude du logion 90 dans A. D. DeConick , « The Yoke Saying in the Gospel of Thomas 90 », Vigiliae Christianae 44 (1990), p. 280-294. 43. A. D. DeConick , Seek to See Him: Ascent and Vision Mysticism in the Gospel of Thomas, Leyde 1996 ; Voices of the Mystics. Early Christian Discourse in the Gospels of John and Thomas and Other Ancient Christian Literature ( Journal for the Study of the New Testament, Supplement Series, 157), Sheffield, 2001 ; Recovering the Original Gospel of Thomas. A History of the Gospel and its Growth (Library of New Testament Studies, 286), London – New York, 2005 ; The Original Gospel of Thomas in Translation.
504 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE a appelé, reprenant une image que l’exégète écossais William McKane appliquait au livre de Jérémie, un « rolling corpus » 4 4 . DeConick tient pour acquis que l’EvTh s’est constitué par l’addition de couches successives à la faveur d’un effet « boule de neige », à l’instar du processus qui, d’après Henry Chadwick, aurait produit les Sentences de Sextus 45. À la base de ce « rolling gospel » se trouverait un noyau (« Kernel Gospel »), constitué de cinq discours, dont la composition se situerait entre 30 et 50, auquel se seraient ajoutées, en réponse à des crises ou à des conflits, cinq couches (« accretions ») datables respectivement de 50 à 60 (« relocation and leadership crisis »), 60 à 100 (« accommodation to Gentiles and early eschatological crisis [with shift to mystical dimension of apocalyptic thought] ») et 80 à 120 (« death of eyewitnesses, christological developments and continued eschatological crisis [with incorporation of encratic and hermetic traditions] ») 4 6. On admet généralement, comme cela apparaît d’ailleurs à la simple lecture, que l’EvTh résulte de la combinaison d’un certain nombre de sources et que le processus de formation qui a produit ce texte a dû s’étendre sur plusieurs décennies. On devine cependant que les difficultés commencent lorsqu’on veut déterminer les étapes qui ont marqué le développement de l’écrit. Si une telle entreprise est légitime et même nécessaire, si tant est qu’on veuille faire œuvre historique, elle ne peut toutefois être réalisée par l’imposition forcée d’une règle de fer. C’est ainsi qu’on pourrait qualifier la stratification chronologique échafaudée par John Dominic Crossan pour établir l’indépendance et la haute antiquité (30-80) de l’écrit 47, stratification basée sur le seul principe de l’attestation multiple et qui ne résiste pas à une saine critique, comme le montrent à l’évidence les analyses de David E. Aune et de Jean-Daniel Kaestli 48.
44. A. D. DeConick , « The Original Gospel of Thomas », Vigiliae Christianae 56 (2002), p. 167-199 (p. 180-181) ; A. D. DeConick , Recovering the Original Gospel of Thomas, p. 61-62. 45. DeConick 2005, p. 50-51 ; cf. H. Chadwick , The Sentences of Sextus. A Contribution to the History of Early Christian Ethics, Cambridge, 1959, p. 159 (« In the very nature of things collections of this kind come to possess the qualities of a snowball »), image appliquée à l’EvTh par R. M. Wilson, « “Thomas” and the Growth of the Gospels », Harvard Theological Review 53 (1960), p. 231-250 (p. 231). 46. A. D. DeConick , Recovering the Original Gospel of Thomas, p. 97-98. 47. Dans J. D. Crossan, The Historical Jesus. The Life of a Mediterranean Jewish Peasant, San Francisco, 1991, voir p. 427-428. 48. D. E. Aune , « Assessing the Historical Value of the Apocryphal Jesus Traditions. A Critique of Conflicting Methodologies », dans J. Schröter – R. Brucker (éd.), Der historische Jesus. Tendenzen und Perspektiven der gegenwärtigen Forschung, Berlin – New York, 2002, p. 243-272 ; J.-D. K aestli, « L’utilisation de l’Évangile selon Thomas dans la recherche actuelle sur les paroles de Jésus », qui, à propos de la
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En ce qui concerne la thèse rédactionnelle d’April DeConick, qui repose essentiellement sur le principe d’un passage du plus simple (un « Kernel Gospel ») au plus complexe (les « accretions »), Stephen Patterson a très justement mis le doigt sur la principale faiblesse de cette reconstruction, à savoir l’application mécanique de principes tirés de la critique des formes (Formgeschichte). Car, d’après DeConick, « The author of the kernel gospel is regarded as a creative editor, bringing together small units of materials into a catalogue of the sayings of the prophet Jesus. Thus, simple sayings and apophthegms, unless representing anachronistic material, belong to the earliest layer » 49. En revanche, les ajouts ou « accretions » peuvent être identifiés par leur plus grand degré de complexité formelle : allégories et interprétations, dialogues, paroles de Jésus reformulées sous forme de « question-réponse ». Même si l’oralité a sans aucun doute joué un rôle dans la transmission des matériaux de l’EvTh 50, on concédera à Patterson que « The reality is that texts that draw from oral tradition (e.g., any of our known early Gospels) are a mix of the simple and the complex, and [that] there is no form-critical correlation to their known stratifications » 51. Il est assez vraisemblable que le développement de cette tradition obéisse à certaines lois, mais le problème, c’est que la nature et méthode de Crossan, parle de « l’artifice des hypothèses érigées en données objectives » (p. 384). 49. A. D. DeConick , « The Original Gospel of Thomas », p. 188, cité par S. J. Patterson, Compte rendu de April D. DeConick, The Original Gospel of Thomas in Translation. With a Commentary and New English Translation of the Complete Gospel, London – New York, 2006, Review of Biblical Literature (03/2010). 50. Et quoi qu’il en soit des difficultés que pose le recours à l’oralité, comme le rappelle Simon Gathercole : « an additional difficulty attends the view that “the Thomasine-Synoptic parallels derive from the oral sphere” because Thomas displays “strong features of oral transmission” [citant A. D. DeConick , The Original Gospel of Thomas in Translation. With a Commentary and New English Translation of the Complete Gospel, London – New York, 2006, p. 23] : it is by definition impossible for us now to define the specific features of oral transmission in ancient texts from the particular geographical, cultural and chronological context of Thomas and the Synoptic » (S. Gathercole , « Luke in the Gospel of Thomas », New Testament Studies 57 [2011], p. 114-144 [p. 117]). 51. S. J. Patterson, Compte rendu de April D. DeConick, The Original Gospel of Thomas in Translation. Cf. S. Witetschek , Compte rendu de April D. DeConick, The Original Gospel of Thomas in Translation. With a Commentary and New English Translation of the Complete Gospel, London – New York, 2006, Review of Biblical Literature [05/2008], à propos de l’utilisation du dialogue comme indice d’une « accrétion » : « This criterion appears somewhat artificial when used to sort out secondary passages and thus to reconstruct an “original” version – if it does not already presuppose the character of the “version” » ; d’une manière plus générale, Witetschek est d’avis que « The extremely early date for the Kernel does not seem to be absolutely compelling either. It is mainly based on a very confident interpretation of the narrative in Pseudo-Clementines, Rec 1 :17 about a collection of Jesus’ teachings (Recovering, 34-36); one may ask whether the Pseudo-Clementines corpus
506 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE l’existence même de telles lois restent très hypothétiques. Au terme d’une étude magistrale des tendances de la tradition synoptique, Ed. P. Sanders conclut qu’on peut y trouver tout à la fois des cas d’allongement ou de raccourcissement, de passages au style direct ou indirect, d’ajout ou d’omission de détails. En somme, comme le fait remarquer ce critique autorisé de la Formgeschichte, « There are no hard and fast laws of the development of the Synoptic tradition» 52 . Ce constat vaut pleinement pour l’EvTh : il n’existe guère de voie rapide pour rendre compte de la composition d’un écrit aussi complexe. Le recours à l’histoire des formes pour l’étude de l’EvTh demeure sans aucun doute légitime, à la condition toutefois de tenir compte de l’évolution de cette approche depuis Karl-Ludwig Schmidt et Martin Dibelius jusqu’à Sanders en passant par Rudolf Bultmann et Vincent Taylor 53, et du risque qu’il y a à vouloir aller trop directement d’un analyse des formes d’un écrit à l’histoire de son développement, de la Formgeschichte à la Redaktionsgeschichte. Dans l’introduction de sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université du Michigan en 1994, sous la direction de Jarl Fossum, qu’elle a fait paraître en 1996, April DeConick formule deux énoncés qui résument la position qu’elle adoptera sur le contexte interprétatif ou herméneutique de l’EvTh : « The Problem : Is Thomas Gnostic ? – The Solution : Thomas is Mystical » 54 . A. DeConick n’est pas la première à mettre en doute le caractère gnostique de l’EvTh. Depuis la redécouverte de cet évangile, la question de son rapport au gnosticisme a été l’une des plus débattues. Si les partisans d’un Thomas gnostique furent les plus nombreux parmi les premiers interprètes de l’écrit, il y eut aussitôt des voix qui s’élevèrent en faveur de son rattachement à d’autres courants théologiques ou idéologiques 55. Le premier à l’avoir fait fut sans conteste Gilles Quispel, pour qui l’EvTh résulte
is really so reliable as a historical source for events and developments in mid-firstcentury Jerusalem ». 52. E. P. Sanders , The Tendencies of the Synoptic Tradition, Cambridge, 1969, p. 272. 53. K. L. Schmidt, Der Rahmen der Geschichte Jesu. Literarkritische Untersuchungen zur ältesten Jesusüberlieferung, Berlin, 1919 ; M. Dibelius , Die Formgeschichte des Evangeliums, Tübingen, 1971 [1919] ; R. Bultmann, Die Geschichte der synoptischen Tradition, mit einem Nachwort von Gerd Theißen (Forschungen zur Religion und Literatur des Alten und Neuen Testaments, 29, neue Folge 12), Göttingen, 1995 [1921], Taylor Sanders 1969 , E. P. Sanders , The Tendencies of the Synoptic Tradition ; cf. C. L. Blomberg, « Form Criticism », dans J. B. Green – S. McK night – I. H. Marshall (éd.), Dictionary of Jesus and the Gospels, Downers Grove, 1992, p. 243-250. 54. A. D. DeConick , Seek to See Him, p. 3 et 28. 55. Cf. F. T. Fallon – R. Cameron, « The Gospel of Thomas. A Forschungsbericht and Analysis », p. 4230-4232.
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de la combinaison de sources judéo-chrétiennes, encratites et hermétistes 56. Parmi ceux qui lui ont emboité le pas, il convient de mentionner Stevan Davies, selon qui l’EvTh est une collection de dits de sagesse utilisés pour l’instruction des nouveaux baptisés 57. Les arguments de DeConick à l’encontre d’une lecture gnostique de l’EvTh ne sont pas nouveaux. Prenant fortement appui sur Quispel 58, dont elle reprend certaines des thèses, comme celle de l’influence des « doctrines hermétiques, orales ou écrites, sur la tradition particulière de dits qui constitue la base de l’Évangile selon Thomas » 59, elle poursuit en identifiant ce qui, selon elle, différencie Thomas du gnosticisme, essentiellement l’absence du mythe de la chute de Sophia ou de l’Anthropos primordial, et d’un « dualisme théologique » 60. Elle conclut que ces arguments suffisent « pour jeter un doute raisonnable sur la nature “gnostique” de Thomas et justifier la recherche d’autres explications possibles pour le Sitz im Leben de cet évangile » 61. La solution de rechange que retient A. DeConick consiste à poser que l’EvTh est mystique : « Je propose, écrit-elle, qu’en plus de l’encratisme, du judéo-christianisme et de l’hermétisme, une autre grande tradition a laissé sa marque sur la théologie de Thomas, une tradition qui explique la nature ésotérique des logia de Thomas plus efficacement que le gnosticisme : la mystique juive ancienne » 62 . L’expression « early Jewish mysticism » qu’elle utilise désigne cette époque de la mystique juive qui commence avec la littérature dite « des palais » ou des Hekhalot, et qui s’épanouit dans la « mystique de la Merkabah » 63. Les deux caractéristiques essentielles de cette mystique sont, d’après DeConick, la remontée dans le monde céleste et la vision de Dieu ou de la Gloire. Au cours du i er siècle de notre ère, des idées mystiques relatives à la remontée et à la contemplation de Dieu ou de sa Gloire se seraient 56. Ibid., p. 4230 ; pour une bonne synthèse de la position de Quispel sur l’EvTh, voir Quispel 1981. 57. S. L. Davies , The Gospel of Thomas and Christian Wisdom, Oregon House (CA), 2005 [1983]. 58. Cf. G. Quispel , Makarius, das Thomasevangelium und das Lied von der Perle, Leyde, 1967, cité par F. T. Fallon – R. Cameron, « The Gospel of Thomas. A Forschungsbericht and Analysis », p. 4230. 59. A. D. DeConick , Seek to See Him, p. 11. 60. Ibid., p. 16. 61. Ibid., p. 24. 62. Ibid., p. 28 (italiques de l’auteur). 63. Pour la conception de la mystique juive d’A. DeConick, outre A. D. DeConick , Seek to See Him, voir A. D. DeC onick , « What Is Early Jewish and Christian Mysticism ? », dans Ead., Paradise Now. Essays on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta, 2006, p. 1-24. Voir aussi sur ce sujet P. S. A lexander , « Mysticism », dans M. Goodman – J. Cohen – D. Sorkin (éd.), The Oxford Handbook of Jewish Studies, Oxford, 2002, p. 705-732 et Mystical Texts, London – New York, 2006, p. 5-12.
508 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE introduites (« filtered into ») dans le christianisme par le biais de l’apocalyptique juive qui se développait alors et de « cercles mystiques » 6 4 . De telles idées apparaîtraient aussi bien chez les « Thérapeutes » de Philon d’Alexandrie que chez les « qumrâniens » 65, et trouveraient leurs analogues dans l’hermétisme. L’EvTh contiendrait plusieurs dits convergeant vers les motifs de la remontée au ciel et de la transformation par la vision. Dans cette perspective, DeConick accorde une importance centrale au logion 50 (« Jésus a dit : “Si l’on vous dit : ‘D’où êtes-vous ?’, dites-leur : ‘C’est de la lumière que nous sommes venus, là où la lumière est advenue d’elle-même, [s’]est dressée et s’est manifestée dans leur image.’ Si l’on vous dit : ‘Est-ce vous ?’, dites : ‘Nous sommes ses enfants et nous sommes les élus du Père vivant.’ Si l’on vous demande : ‘Quel est, en vous, le signe de votre Père ?’, dites-leur : ‘C’est un mouvement et un repos.’” »), mais aussi à d’autres dits ayant pour thème la vision de la divinité ou sa manifestation (15, 27, 37, 59, 83), la transformation du visionnaire en un être divin (13, 82, 108), la connaissance de soi (3, 56, 67, 80, 111) et la vision des « images » (84), thèmes dont elle rend compte en les replaçant dans le cadre de la mystique juive ancienne et de l’hermétisme 66. En lien avec son hypothèse littéraire, qui voit le développement de l’EvTh comme celui d’un « rolling corpus », DeConick situe la perspective mystique de Thomas au terme d’une évolution, d’un « déplacement herméneutique » (hermeneutical shift), qui aurait provoqué le passage d’une interprétation eschatologique des paroles de Jésus à une relecture mystique 67. Une telle mutation se serait produite au sein d’une « communauté thomasienne », porteuse de la rédaction finale de l’EvTh, devenu le manifeste d’une mystique de la vision à laquelle l’Évangile de Jean répondra en opposant à un Thomas qui cherche à voir le disciple qui se satisfait de croire 68. 64. Ibid., p. 31. 65. DeConick se fonde ici (ibid., p. 33-34) sur le manuscrit 4Q491c (éd. F. García Martínez – E. J. C. Tigchelaar , The Dead Sea Scrolls Study Edition, vol. II : 4Q274-11Q31, Leyde – Boston – Cologne – Grand Rapids (Mich.) – Cambridge (U.K.), 2000, p. 978-981), tel que lu et interprété par Morton Smith (1990. M. Smith, « Ascent to the Heavens and Deification in 4Qma », dans L. H. Schiffman (éd.), Archaeology and History in the Dead Sea Scrolls. The New York University Conference in Memory of Yigael Yadin, Sheffield, 1990, p. 181-188 ; « Two Ascended to Heaven – Jesus and the Author of 4Q491 », dans J. H. Charlesworth (éd.), Jesus and the Dead Sea Scrolls, New York, 1992, p. 290-301.). La lecture et l’interprétation de Smith ont été vertement critiquées par É. Puech, La croyance des Esséniens en la vie future : immortalité, résurrection, vie éternelle ? Histoire d ’une croyance dans le judaïsme ancien, t. II : Les données qumraniennes et classiques, Paris, 1993, p. 492-495. 66. A. D. DeConick , Seek to See Him, p. 39. 67. Ibid., p. 240. 68. A. D. DeConick , « John Rivals Thomas. From Community Conflict to Gospel Narrative », dans R. T. Fortna – T. T hatcher (éd.), Jesus in Johannine
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Pour rendre justice à l’entreprise d’April DeConick, il faudrait en reprendre point par point les principaux éléments en vue d’en faire la critique. Mentionnons seulement que la thèse d’évangiles en conflit – en l’occurrence Jean et Thomas – mise en avant par elle, à l’instar de Gregory Riley et d’Elaine Pagels 69 mais sur la base d’arguments différents, appelle de sérieuses réserves, comme l’ont souligné Ismo Dunderberg et Christopher Skinner 70. Ce dernier a bien montré que la construction de la figure de l’apôtre Thomas, en Jn 20, 19-29, obéit moins à un contexte polémique qu’au procédé rhétorique du malentendu (« mißverständnis »), cher à l’auteur du quatrième évangile, et visant à montrer que les personnages qui évoluent autour de Jésus font preuve d’incompréhension et de méprise à son égard 71. En contrepoint de l’affirmation d’April DeConick « Thomas est mystique », revenons maintenant à la question qui fait office de titre pour cette communication : l’EvTh est-il « mystique » ? On ne saurait répondre à cette question sans tenir compte d’une des caractéristiques les plus frappantes de Thomas, à savoir son allure composite. Sans aller jusqu’à affirmer, avec Charles Hedrick, que « Thomas appears merely a transmitter of traditional material » 72 , on ne manque pas d’être frappé par ce qu’on a appelé l’éclectisme de l’auteur – ou du rédacteur – de la version finale de l’EvTh, la seule dont nous disposions 73. En effet, outre les matériaux synoptiques dont on peut le rapprocher, on a relevé, pour plusieurs des logia de l’EvTh, un nombre significatif de parallèles qui pointent vers
Tradition, Louisville – London – Leyde, 2001, p. 303-311 (p. 306-307). 69. G. J. R iley, Resurrection Reconsidered. Thomas and John in Controversy, Minneapolis, 1995 ; E. H. Pagels , Beyond Belief. The Secret Gospel of Thomas, New York, 2004. 70. I. Dunderberg, The Beloved Disciple in Conflict ? Revisiting the Gospels of John and Thomas, Oxford, 2006 ; C. W. Skinner , John and Thomas – Gospels in Conflict ? Johannine Characterization and the Thomas Question, Eugene (Oregon), 2009. 71. Skinner , John and Thomas, p. 36 ; ce procédé rhétorique et herméneutique a été maintes fois traité, entre autres, par H. L eroy, Rätsel und Missverständnis. Ein Beitrag zur Formgeschichte des Johannesevangeliums, Bonn, 1968. 72. C. W. Hedrick , « Thomas and the Synoptics. Aiming at a Consensus », Second Century 7 (1989/1990), p. 39-56 (p. 47). 73. L’éclectisme de l’EvTh a été souligné par Jean-Marie Sevrin, ainsi que les limites que cela impose à la recherche sur les sources de l’écrit : « […] les matériaux mis en œuvre dans l’EvTh sont composites, et, même pour les parallèles canoniques, on ne saurait les faire remonter tous à une source unique. Quant à retracer l’histoire, probablement complexe, de l’évangile que nous avons aujourd’hui sous les yeux, on ne saurait à mon sens dépasser le stade des hypothèses » (J.-M. Sevrin, « Thomas, Q et le Jésus de l’histoire », dans A. Lindemann (éd.), The Sayings Source Q and the Historical Jesus, Louvain, 2001, p. 461-476 [p. 471]).
510 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE une grande diversité d’horizons littéraires ou doctrinaux 74 . Qu’il suffise d’en signaler quelques-uns à titre d’illustration : log. 2, 1-4 : Évangile des Hébreux IIIA et IIIB («Le chercheur n’aura de cesse qu’il n’ait trouvé … ») 75 ; log. 19, 1 : une parole attribuée à Jérémie par Irénée et Lactance (« Bienheureux qui fut avant d’avoir été ») ; log. 22,4 et 37,2 : Évangile des Égyptiens, IV (« Quand vous foulerez aux pieds le vêtement de la honte et quand ceux qui sont deux deviendront un seul, que le mâle avec la femelle ne sera ni mâle ni femelle ») et 2 Clément 12, 2 ; log. 23, 1 : une parole attribuée à l’Écriture par Origène (« un sur mille ou deux sur dix mille ») ; log. 24, 3 : I Hénoch grec 5, 8 (« il y aura dans l’homme illuminé une lumière ») 76 ; log. 38, 1 : une parole figurant dans l’Évangile, d’après Irénée (« Souvent ils ont désiré entendre une seule de ces paroles, mais ils n’ont eu personne qui la leur dise ») ; log. 38, 1-2 : une parole attribuée à Baruch dans une variante de l’Ad Quirinum de Cyprien (« Viendra le temps où vous me chercherez, vous et ceux qui viendront après vous, pour entendre une parole de sagesse et d’intelligence, et vous ne trouverez pas ») ; log. 52, 2 : une parole attribuée à Jésus par l’adversarius legis et prophetarum combattu par Augustin (« Vous avez délaissé le vivant qui est devant vous et vous parlez au sujet des morts ») ; log. 82, 1-2 : une parole citée par Origène comme « mise quelque part dans la bouche du Sauveur » (« Qui est près de moi est près du feu ; qui est loin de moi est loin du Royaume ! »), également attribuée à Jésus par Didyme l’Aveugle et le Pseudo-Éphrem ; log. 102 : un proverbe – le chien (ou la chienne) couché dans la mangeoire – largement attesté depuis Aristote jusqu’au ii e siècle de notre ère 77 ; log. 111, 1 : une image apocalyptique et eschatologique classique, dont l’attestation la plus ancienne est sans doute Is 34, 4
74. Pour un inventaire de ces lieux parallèles, voir H.-C. Puech, « Gnostische Evangelien und verwandte Dokumente », dans E. Hennecke – W. Schneemelcher (éd.), Neutestamentliche Apokryphen in deutscher Übersetzung, t. I : Evangelien, Tübingen, 1959, p. 158-271 (p. 216-221), et A. D. DeConick , The Original Gospel of Thomas in Translation, au fil de son commentaire ; on voudra bien s’y reporter pour les références des textes cités par après. 75. Pour l’Évangile des Hébreux et l’Évangile des Égyptiens, nous reprenons la numérotation des fragments de Fragments évangéliques, D. A. Bertrand, dans Écrits apocryphes chrétiens, t. I, éd. F. Bovon – P. Geoltrain, Paris, 1997, p. 393495 (p. 459-462 et 476-477). 76. Cf. P.-H. Poirier , « Un parallèle grec partiel au Logion 24 de l’Évangile selon Thomas », dans H.-G. B ethge – S. Emmel – K. L. K ing – I. Schletterer (éd.), For the Children, Perfect Instruction. Studies in Honor of Hans-Martin Schenke on the Occasion of the Berliner Arbeitskreis für koptisch-gnostische Schriften’s Thirtieth Year, Leyde – Boston, 2002, p. 95-100. 77. Cf. G. Moravcsik , « “Hund in der Krippe”. Zur Geschichte eines griechischen Sprichwortes », Acta Antiqua 12 (1964), p. 77-86, pour un inventaire exhaustif des attestations.
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(l’enroulement du ciel), mais qui est ici manifestement glosée par l’ajout de la terre (« Les cieux s’enrouleront – et la terre – en votre présence ») 78. Les quelques exemples que nous avons retenus parmi bien d’autres montrent que l’EvTh, tel que nous le lisons aujourd’hui, résulte de l’amalgame de traditions des plus diverses. Les unes témoignent d’une transmission encore fluide des paroles de Jésus, que celle-ci relève de l’oralité ou de l’écriture, en dépendance ou non des évangiles canoniques. D’autres appartiennent à la culture philosophique et gnomologique commune. D’autres, enfin, témoignent de motifs connus du judaïsme au tournant de notre ère (cf. log. 24, sur l’homme de lumière, ou 52, sur les vingt-quatre prophètes). Peut-on rendre compte d’un tel écrit en recourant à une seule catégorie ? Si on ne peut qu’être d’accord avec April DeConick et ceux qui, comme elle, se refusent à faire de l’EvTh un « écrit gnostique » sans autre qualification, on ne saurait, en revanche, esquiver le fait que le prologue et le logion 1 caractérisent nettement le texte comme une « révélation gnostique » 79, c’est-à-dire la divulgation de paroles cachées ou secrètes (λόγοι ἀπόκρυφοι) porteuses de γνῶσις, d’une connaissance, dont l’interprétation, une fois découverte par un lecteur qui est tout autant un chercheur, procure l’immortalité. Par ailleurs, la transmission même de l’EvTh dans un environnement codicologique gnostique, à la suite de l’Écrit secret de Jean (NH II, 1), si elle ne saurait en faire un texte gnostique par association, montre bien que, tout comme les Sentences de Sextus (NH XII, 1), l’extrait de la République de Platon (NH VI, 5) ou les Hermetica (NH VI, 6-8), ce texte pouvait parler à un auditoire ou à un lectorat gnostique même si, nulle part, il ne présente un mythe gnostique développé. La question des rapports de l’EvTh avec la gnose du ii e siècle, qui est loin d’être « some late “heresy” » 80, reste donc ouverte, et cela en dépit des réserves que l’on a naguère exprimées à l’endroit de la catégorie même de gnose ou de gnosticisme 81. 78. La mention de la terre pose en effet deux difficultés : d’une part, on attendrait la conjonction ⲙⲛ̄ au lieu de ⲁⲩⲱ, d’autre part, la place de ⲁⲩⲱ ⲡⲕⲁϩ devant ⲙ̄ⲡⲉⲧⲛ̄ⲙ̄ⲧⲟ ⲉⲃⲟⲗ est syntaxiquement étrange (cf. U.-K. Plisch, The Gospel of Thomas, p. 238). Mais il est facile de rendre compte de l’une et de l’autre difficulté en traitant ⲁⲩⲱ ⲡⲕⲁϩ comme une incise, car, là où apparaît l’expression, il est presque toujours question de l’enroulement des seuls cieux. Cette incise est probablement due à l’initiative de l’auteur-compilateur de l’EvTh, qui transforme à son gré une image traditionnelle, qui devait être formulée ainsi : « Les cieux s’enrouleront en votre présence ». 79. Évangile selon Thomas (NH II, 2), éd. et trad. J.-M. Sevrin, dans Écrits gnostiques, p. 297-332, p. 304. 80. D. DeConick , Recovering the Original Gospel of Thomas, p. 242. 81. Notamment par M. A. Williams , Rethinking “Gnosticism”. An Argument for Dismantling a Dubious Category, Princeton, 1996 ; cf. J.-P. Mahé – P.-H.Poirier , « Introduction I. Gnose et gnostiques aux premiers siècles chrétiens », dans Écrits gnostiques. p. xv-xxix (p. xviii-xx).
512 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Si, à l’instar d’April DeConick, on se refuse à voir quoi que ce soit de gnostique dans l’EvTh, peut-on pour autant affirmer tout de go qu’il est mystique ? Pour répondre à cette question, encore faudrait-il savoir de quoi l’on parle ; en d’autres termes, qu’est-ce que la mystique et qu’est-ce que la mystique dont se réclame la spécialiste américaine ? La difficulté qui est inhérente à tout essai de définition de la mystique a été soulignée par tous ceux qui s’en sont occupés. En 1912, Herbert Kelly commençait un bref article sur la signification de la mystique (mysticism) par la déclaration suivante: « Is there at the present day any religious term so much in men’s mouths, handled with such easy-going dogmatism and confidence, and yet involved in so much ambiguity and obscurity as “Mysticism” ? » 82 . Un siècle plus tard, en ouverture de son livre sur les origines de la mystique juive, Peter Schäfer formule encore le même constat : « any attempt to define mysticism in a way that allows the definition to be generally accepted is hopeless ». Et il continue : « There is no such thing as a universally recognized phenomenon of mysticism or notion of mystical experience. In fact, there are almost as many definitions of the term as there are authors – if the authors even bother to define the object of their study at all » 83. Mais laissons de côté cette aporie et voyons plutôt ce qu’April DeConick entend lorsqu’elle écrit que l’EvTh est mystique. Selon elle, la mystique – ou le mysticisme – de Thomas consiste essentiellement dans la conjonction de la « mystique juive ancienne » que nous avons évoquée ci-dessus et de l’hermétisme, d’où l’importance que l’EvTh accorde aux motifs de la remontée aux cieux et de la vision transformante 84 . Ce « Jewish-Hermetic hybrid » ne serait d’ailleurs pas propre à Thomas. On le retrouverait en effet dans les traditions alexandrines qui émergent au ii e siècle et qui s’épanouiront dans les enseignements « gnostiques » et « orthodoxes » de Jules Cassien, Basilide, Valentin, Pantène, Clément et Origène, lesquels en feront la base de leurs propres spéculations religieuses 85. La théologie mystique de l’EvTh serait même un précurseur de celle qui apparaîtra plus tard chez les Pères syriens et dans l’Église byzantine 86. Car ce « vision-centered mysticism » inspirerait la tradition orthodoxe (au sens byzantin du terme) tout entière jusqu’à Grégoire Palamas, Séraphin de Sarov et les théologiens orthodoxes contemporains, une mystique où compterait davantage la transformation de l’être humain opérée ici-bas par l’Esprit que l’expiation réalisée par la mort de Jésus. Ce qui fait de l’EvTh « Theologically and
82. H. Kelly, « The Meaning of Mysticism », The Journal of Theological Studies 13 (1912), p. 481-491 (p. 481). 83. P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, Princeton – Oxford, 2011, p. 1. 84. A. D. DeConick , Seek to See Him, p. 38-39. 85. Recovering the Original Gospel of Thomas, p. 224-225. 86. Ibid., p. 235.
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practically […] an infant of Orthodoxy », « a very old form of orthodox thought », et même « an early Orthodox Syrian Gospel » 87. S’il est une critique que l’on peut adresser à la conception de la mystique mise à l’avant par A. DeConick pour caractériser l’EvTh, c’est qu’une telle conception est trop étroite. Car si l’on cherche à identifier les thèmes de la mystique juive ancienne dans cet évangile et que l’on se fonde sur le propre inventaire de DeConick, force est de constater qu’il n’y a qu’un nombre restreint de logia qui peuvent être invoqués dans ce sens : essentiellement le logion 50 pour la remontée dans le monde céleste et les logia 15, 27, 37, 59, 83 et 84 pour le thème de la vision, en tout sept logia sur cent quatorze 88. Encore faut-il ajouter qu’il est difficile de voir un lien obvie et nécessaire entre ces dits et les écrits représentatifs de la mystique juive ancienne 89. Mais la mystique ne se définit pas seulement ni nécessairement en fonction d’une référence aussi précise. Si l’on qualifie de mystique « une certaine manière de connaître Dieu directement et de façon quasi-expérimentale » 90, on peut dire que l’EvTh est, dans son intention et du moins de manière négative, un écrit mystique dans la mesure où ceux qui en découvriront le sens ne « goûteront pas la mort » (logion 1). Attestée à cinq reprises dans le Nouveau Testament (Mt 16, 28 ; Mc 9, 1 ; Lc 9, 27 ; Jn 8, 52 ; He 2, 9), l’expression « goûter quelque chose », γευέσθαι + génitif, est un sémitisme qui signifie « faire l’expérience de quelque chose » (cf. 1 P 2, 3 = Ps 34, 9) 91. La comparaison entre le passage de Jean et l’EvTh est particulièrement intéressante. D’un côté, on a : « si quelqu’un garde ma parole, il ne goûtera jamais la mort (ἐάν τις τὸν λόγον μου τηρήσῃ, οὐ μὴ γεύσεται θανάτου εἰς τὸν αἰῶνα) », et de l’autre : « Celui 87. A. D. DeConick , « Mysticism and the Gospel of Thomas », dans J. Frey – E. E. Popkes – J. Schröter (éd.), Das Thomasevangelium. Entstehung ‒ Rezeption ‒ Theologie, Berlin – New York, 2008, p. 206-221 (p. 212 et 220-221) ; cf. déjà A. D. DeConick , Recovering the Original Gospel of Thomas, p. 241 : « my historical reconstruction of the mystical Christianity in Thomas looked very much like an early version of Orthodox spirituality ». 88. D’après A. D. DeConick , Seek to See Him. Dans son commentaire ultérieur de Thomas (A. D. DeConick , The Original Gospel of Thomas in Translation), DeConick ne peut invoquer des parallèles tirées du corpus mystique juif tel que défini par elle que pour 25 logia (par ordre de fréquence décroissante quant au nombre de parallèles cités : 50, 12, 104, 13, 19, 30, 15, 89, 109, 64, 44, 88, 114, 6, 17, 18, 25, 26, 27, 39, 53, 56, 58, 72, 100). 89. Du moins telle que les spécialistes la définissent, cf. P. Schäfer , Le Dieu caché et révélé. Introduction à la mystique juive ancienne, Paris, 1993 et The Origins of Jewish Mysticism, Tübingen, 2009. 90. L. Bouyer , « “Mystique”. Essai sur l’histoire d’un mot », Supplément de La Vie Spirituelle 9 (1949), p. 3-23 (p. 18). 91. Cf. J. Behm, art. « γεύομαι », dans G. K ittel (éd.), Theological Dictionary of the New Testament, vol. I, Grand Rapids (Mich.), 1964, p. 675-677 ; W. Bauer – K. A land – B. A land, A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, Chicago – London, 2000, p. 195b.
514 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE qui trouvera l’interprétation de ces paroles ne goûtera pas la mort ». Ce qui donne une information importante sur la nature de l’EvTh : il ne s’agit pas seulement de « garder » les paroles mais de « chercher et trouver » leur « interprétation». La promesse formulée par le logion 1, de ne pas goûter la mort, peut encore être rapprochée du macarisme adressé à qui lira, écoutera et gardera la parole de la prophétie, en Ap 1, 3. En outre, la nature même des « paroles » qui composent l’EvTh, qualifiées de « cachées » ou de « secrètes » (ⲛ̄ϣⲁϫⲉ ⲉⲑⲏⲡ, λόγοι ἀπόκρυφοι) n’est pas sans rappeler la μυστικὴ ἑρμηνεία qui permet à Clément d’Alexandrie de dégager le symbolisme et le sens véritable du culte mosaïque, dérobés aux yeux des regards profanes par l’ἐπίκρυψις, la dissimulation pratiquée par l’Écriture 92 . De la même façon, Origène affirme que, si « l’évangile de Paul et la prédication du Christ appartiennent à tous les croyants, en revanche la révélation du mystère enveloppé de silence n’est pas destinée à tous mais à un petit nombre et à des hommes choisis, capables de recevoir la sagesse et la science de Dieu » 93. Dans cette perspective plus large, à la fois expérientielle et herméneutique, il est sans doute légitime de qualifier l’EvTh de mystique. Que l’EvTh combine des thèmes caractéristiques de la mystique juive, de l’hermétisme et d’autres univers philosophiques ou religieux du ii e siècle est un fait incontestable. Mais cette diversité même devrait servir d’avertissement à l’encontre de toute qualification trop unilatérale d’un écrit aussi bigarré. Par ailleurs, si certains logia ou leurs sources remontent très certainement au i er siècle, la fragilité et la faiblesse méthodologique de la reconstruction de l’histoire littéraire de Thomas que propose DeConick rendent très hypothétique l’existence d’un « Kernel Gospel » dès les années 30 à 50 du i er siècle 94 . Dès lors, c’est encore le ii e siècle, ou la première moitié de celui-ci, qui demeure l’époque la plus vraisemblable pour la mise en forme finale d’un pareil évangile. Qu’il puisse jusqu’à un certain point être mystique, au sens où nous venons de le dire, n’empêche nullement qu’il soit apparenté à la gnose chrétienne du ii e siècle, sans toute92. Stromate V, vi, 37, éd. et trad. L e Boulluec – P. Voulet, Clément d ’Alexandrie. Les Stromates. t. I : Stromates V, Paris, , 1981, p. 84-85 ; le thème de l’ἐπίκρυψις est invoqué à propos de ce passage par Le Boulluec, ibid., p. 134. 93. In epistulam ad Romanos, X, 43, éd. C. P. Hammond Bammel , Der Römerbriefkommentar des Origenes. Kritische Ausgabe der Übersetzung Rufins. Buch 7-10, Freiburg, 1998, p. 856-857, l. 33-38 : « […] ad omnes quidem pertinet credentes dumtaxat euangelium Pauli et praedicatio Christi ; reuelatio uero sacramenti temporibus saeculorum in silentio habiti non ad plures sed ad paucos et electos qui capaces esse possint sapientiae et scientiae Dei » ; texte cité par A. Solignac , « Mystère », dans A. R ayez – A. Derville – A. Solignac (éd.), Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, t. X, Paris, 1980, p. 1861-1874 (p. 1869). 94. Le même jugement vaut pour le « Gospel of Thomas I » de J. D. Crossan (The Historical Jesus, p. 427-428).
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fois aller, nous en convenons, jusqu’à en faire « un écrit de type gnostique au sens strict du terme » 95. Les catégories « gnostique » et « mystique » ne sont d’ailleurs pas mutuellement exclusives. L’une et l’autre peuvent rendre compte de l’EvTh dans la mesure où celui-ci veut que ses lecteurs ne « goûtent » point la mort en découvrant l’interprétation de paroles « cachées » ou « secrètes ». Dans ce sens, l’EvTh est indissociablement et gnostique et mystique.
95. Évangile selon Thomas, éd. et trad. C. Gianotto, dans Écrits apocryphes chrétiens, t. I, éd. F. Bovon – P. Geoltrain, Paris, , 1997, p. 23-53 (p. 28-29).
TENDANCES MYSTIQUES DANS QUELQUES TEXTES DE LA TRADITION THOMASIENNE Claudio Gianotto Université de Turin
Summary Developing the suggestion of April DeConick, who reads the sayings collection of the Gospel of Thomas at the light of early Jewish mysticism, this article explores the different elaborations of vision and knowledge mysticism in two texts of the Nag Hammadi Library connected to the Thomassine tradition: the Gospel of Thomas (NHC II, 2) and the Book of Thomas the Contender (NHC II, 7). The mystical assimilation of the believer to Jesus these texts expose was not only a theoretical idea, affecting language and conceptual representations. The believers sought concretely after it, through different practices and rites, such as visions, ecstatic phenomena and heavenly journeys. Résumé À partir des suggestions d’April DeConick, qui a proposé d’interpréter à partir de la mystique juive des premiers siècles (early Jewish mysticism) la collection de paroles de Jésus représentée par l’Évangile selon Thomas, nous explorons les modalités d’élaboration des thèmes de la mystique de la vision et de la connaissance dans deux textes de Nag Hammadi de tradition thomasienne : l’Évangile selon Thomas (NHC II, 2) et le Livre de Thomas (NHC II, 7). L’assimilation mystique du croyant à Jésus dont parlent ces textes ne devait pas se limiter au niveau théorique d’une idée n’affectant que le langage et les représentations conceptuelles. On a raison de croire qu’elle était cherchée et réalisée par des pratiques et des rites, comme les expériences visionnaires, les phénomènes extatiques ou les voyages célestes.
La nature de la collection de textes découverte en 1945 à Nag Hammadi, en Haute-Égypte ne cesse d’intriguer les savants. Les premiers spécialistes qui ont eu accès aux documents – en grande partie des coptisants et des historiens des religions – ont d’emblée reconnu le caractère gnostique des principaux traités et cherché à les rattacher aux systèmes décrits de façon plus ou moins détaillée par les hérésiologues chrétiens. C’est pourquoi on commença à parler de la « bibliothèque gnostique de Nag Hammadi » ; mais l’on s’aperçut bientôt que la question était bien plus complexe : un certain nombre de traités ne présentait aucun trait gnostique et d’autres La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109019 ©
518 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE ne montraient tout au plus que de pâles affinités avec les systèmes gnostiques proprement dits ; le caractère gnostique de la collection n’était donc pas aussi évident qu’on ne l’avait pensé. Dans ce contexte, c’est en particulier l’Évangile selon Thomas (= EvTh), le deuxième traité du codex II, qui a été au centre d’un débat très animé sur son caractère, indéniablement gnostique, selon certains auteurs, dépourvu de traits gnostiques évidents, pour d’autres. Cette ambiguïté inhérente à l’EvTh par rapport à son classement parmi les textes gnostiques avait, dès le début, incité certains savants à avancer d’autres hypothèses. Je ne mentionnerai ici que Gilles Quispel, qui avait postulé pour l’EvTh trois sources : une source encratite ; un évangile judéo-chrétien ; une collection d’aphorismes hermétiques 1. Plus récemment, une savante américaine, April D. DeConick, a développé l’hypothèse de Quispel (bien qu’elle ne parle plus de sources, mais plutôt de convergence de traditions différentes) en ajoutant une quatrième influence qui se serait exercée sur l’EvTh, celle de la mystique juive du Ier siècle de notre ère (early Jewish mysticism) 2 . Le early Jewish mysticism auquel fait référence A. DeConick n’est pas celui de la littérature des hekhalot ou des spéculations autour de la merkavah, mais plutôt celui des visionnaires des cercles apocalyptiques juifs, tels Hénoch ou Élie, protagonistes de voyages célestes, lors desquels ils parviennent à contempler la gloire du Tout-puissant. Du reste G. Scholem avait déjà avancé l’hypothèse d’une certaine parenté entre l’apocalyptique du Second Temple et les plus anciennes traditions des hekhalot et de la mystique de la merkavah 3, et cette hypothèse a été par la suite reprise et développée par I. Gruenwald 4 . Pour compléter le dossier, A. DeConick renvoie encore à d’autres auteurs ou milieux juifs du Ier siècle de notre ère, qui auraient développé des spéculations et des expériences mystiques : les thérapeutes d’Égypte, les qumrâniens (par exemple, dans les textes qui 1. Voir G. Quispel , « The Gospel of Thomas and the New Testament », Vigiliae Christianae 11 (1957), p. 189-207 ; « L’Évangile selon Thomas et les Clémentines », Vigiliae Christianae 12 (1958), p. 181-196 ; « Some Remarks on the Gospel of Thomas », New Testament Studies 5 (1958-1959), p. 276-290 ; « L’Évangile selon Thomas et le Diatessaron », Vigiliae Christianae 13 (1959), p. 87-117 ; « The ‘Gospel of Thomas’ and the ‘Gospel of the Hebrews’ », New Testament Studies 12 (1966), p. 371-382 ; « The Gospel of Thomas Revisited », dans B. Barc éd., Colloque International sur les Textes de Nag Hammadi – Québec, 22-25 août 1978, Québec, 1981, p. 218-266. Pour la source hermétique, Quispel dépend des recherches de J.-P. M ahé , qui avait identifié des parallélismes entre les textes hermétiques et certains logoi de l’EvTh : « Les ‘Définitions’ d’Hermès Trismégiste à Asclépius », Revue des Sciences Religieuses 50 (1976), p. 193-214. 2. Voir A. D. DeConick , Seek to See Him. Ascent and Vision Mysticism in the Gospel of Thomas, Leyde, 1996. 3. Voir G. Scholem, Le grandi correnti della mistica ebraica, Turin, 1993, p. 51-94. 4. Voir I. Gruenwald, Apocalyptic and Merkavah Mysticism, Leyde, 1980.
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évoquent des liturgies célestes) et Philon d’Alexandrie. Cet early Jewish mysticism aurait influencé aussi bien la littérature des hekhalot que celle du christianisme en formation et du gnosticisme en particulier, en enseignant que, à la suite d’une préparation appropriée, on peut accéder à une contemplation de la gloire de Dieu, capable de transformer intérieurement le fidèle. C’est par cet arrière-plan culturel et religieux que beaucoup de logoi de l’EvTh appartenant aux accrétions plus tardives – rattachées au noyau originel dans les dernières décennies du Ier siècle et les premières du ii e siècle –, trouveraient une explication convaincante, bien plus que par une référence aux systèmes gnostiques du ii e siècle. Je voudrais essayer d’analyser ici quelques passages tirés des écrits de la tradition thomasienne, qui ont trait à cette transformation mystique du fidèle. I. E vTh
log .
108
Jésus a dit : « Celui qui s’abreuvera à ma bouche, deviendra comme moi. Moi-même, je deviendrai lui et ce qui est caché lui sera révélé ».
Le thème abordé par ce logos est celui de l’identification du disciple ou du fidèle avec Jésus. Cette identification est possible dès à présent ; ce n’est pas quelque chose qui ne se réalisera que dans un futur eschatologique plus ou moins lointain. Et, de plus, il s’agit d’une véritable transformation du fidèle : il deviendra Jésus et Jésus deviendra lui. Pour que cette transformation se réalise, il faut boire à la bouche de Jésus. Et la conséquence, pour le fidèle, sera que tout ce qui est caché lui sera révélé. La métaphore du boire dans le sens d’atteindre une sagesse cachée est fréquente dans la littérature apocalyptique juive du Second Temple. Dans le Livre des paraboles, le deuxième tome du pentateuque de l’Hénoch éthiopien, le visionnaire Hénoch raconte que, lors de son voyage dans le monde céleste, il a vu « la source de la justice, incommensurable, et, tout autour, plusieurs sources de sagesse et que tous, assoiffés, s’abreuvaient à elles et étaient remplis de sagesse ; et leur demeure était avec les justes, les saints et les élus » (I Hénoch 48, 1). Dans IV Esdras, pendant la septième vision, Esdras est amené à boire une coupe remplie d’eau, dont la couleur était semblable à celle du feu ; cette boisson lui transmet la connaissance et lui permet d’écrire 94 livres, dont 24 sont les livres de la Bible hébraïque, destinés à la lecture publique, et 70 sont des livres secrets, qu’Esdras ne devra transmettre qu’aux sages de son peuple, parce qu’ils contiennent « la source de l’intelligence, la porte de la sagesse et le fleuve de la connaissance ». Cette expérience transforma le visionnaire : son cœur faisait jaillir l’intelligence, sa poitrine s’enflait de sagesse et son esprit conservait la mémoire ; sa bouche s’ouvrit et ne se ferma plus (14, 38-47).
520 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE La métaphore de l’eau et du boire appliquée à Jésus est attestée par l’Évangile de Jean. Jésus dit à la Samaritaine : « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; au contraire, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 14). En Jn 7, 37-38, Jésus proclame : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et que boive celui qui croit en moi ». Dans EvTh log. 108, boire, s’abreuver à la bouche de Jésus, semble renvoyer à l’idée d’accueillir sa parole et son enseignement ; l’EvTh est précisément une collections de paroles de Jésus, sur lesquelles les fidèles sont invités à réfléchir pour en déceler le sens profond ; selon le log. 1, en effet, « celui qui trouvera l’interprétation de ces paroles, ne goûtera pas la mort ». L’effet produit est, d’abord, une transformation du fidèle, qui devient égal à Jésus ; pour en rester à la métaphore, celui qui boit et celui qui donne à boire se transforment l’un en l’autre et deviennent une seule et même chose ; le deuxième effet est l’acquisition d’une connaissance, d’une sagesse jusqu’alors cachée, qui permet d’atteindre le salut. EvTh log. 2, décrit en effet le travail de réflexion et de recherche constante sur les paroles de Jésus que le disciple doit accomplir et qui, par un chemin en plusieurs étapes (chercher, trouver, s’émerveiller, devenir roi), l’amènera à accéder au repos 5. Le terme grec ἀνάπαυσις a ici un sens technique et renvoie au salut éternel dans le monde céleste. Le sens ultime du log. 108 est donc que Jésus opère le salut par sa parole ; pour parvenir à ce salut, le fidèle doit réfléchir et méditer sur les paroles de Jésus. Cette incessante poursuite spirituelle produira en lui une transformation intérieure, qui le rendra égal à Jésus et lui dévoilera une sagesse cachée, à même de lui faire partager la vie céleste. II. E vTh
log .
13
Jésus dit à ses disciples : « Faites une comparaison et dites-moi à qui je ressemble ». Simon Pierre lui dit : « Tu es semblable à un ange juste ». Matthieu lui dit : « Tu es semblable à un philosophe intelligent ». Thomas lui dit : « Maître, ma bouche est tout à fait incapable de dire à qui tu es semblable ». Jésus répondit : « Je ne suis pas ton maître, puisque tu as bu, tu t’es enivré à la source bouillonnante que j’ai fait jaillir ». Et il le prit à part, et lui dit trois paroles. Quand Thomas revint auprès de ses compagnons, ils lui demandèrent : « Que t’a dit Jésus ? ». Thomas leur répondit : « Si je vous dis une seule des paroles qu’il m’a dites, vous prendrez des pierres et les lancerez contre moi ; et alors, un feu sortira des pierres et vous brûlera. 5. Ce sont les étapes du chemin prévues par le texte grec ; le texte copte mentionne en troisième position « être troublé » (qui manque dans le grec) et se termine par devenir roi.
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Le log. 13 nous présente différentes conceptions de Jésus, qui sont mises dans la bouche de trois disciples. Pierre assimile Jésus à un ange, Matthieu à un philosophe et Thomas déclare qu’il est impossible de dire à qui Jésus est semblable. Seule la réponse de Thomas est correcte et par conséquent appréciée par Jésus. Elle montre que Thomas a pleinement saisi l’identité véritable de Jésus qui ne peut être formulée que de manière négative. La réaction de Jésus est surprenante : il refuse le titre de maître que Thomas lui a attribué, ce qui laisse entendre que Thomas n’est plus disciple et qu’il est élevé au même rang que Jésus : c’est une autre façon d’exprimer la métamorphose survenue, dont le log. 108 donne une formulation encore plus explicite. La cause de cette transformation de Thomas est évoquée, comme dans le log. 108, par la métaphore du boire, à laquelle s’ajoute celle de l’ivresse. Dans un passage des Legum allegoriae (I, 82-84), Philon évoque cette métaphore de l’ivresse en commentant Gn 2, 12. Il développe une comparaison entre Judas (le rubis) et Issachar (la pierre verte). Judas est le symbole de celui qui s’engage dans la recherche de la sagesse divine et qui, plein de gratitude et de reconnaissance, rend grâce à Dieu. Or gratitude (ἐξομολόγησις) signifie, étymologiquement, selon Philon, reconnaître (ὁμολογία) ce qui est hors de soi-même (ἐκτός). Judas est donc le symbole de l’homme immatériel et incorporel, dont le νοῦς sort de lui-même et s’élève vers le haut, et par là il montre qu’il reconnaît Dieu. La couleur du rubis est propre à celui qui reconnaît Dieu, parce que celui-ci, en rendant grâce à Dieu, s’illumine et s’enivre d’une ivresse sobre (νηφάλιος μέθη). L’ivresse est ainsi, selon Philon, l’état de celui qui reconnaît Dieu. À l’arrière-plan de ce passage philonien, l’ivresse de Thomas pourrait indiquer que ce dernier a reconnu l’identité divine de Jésus. La suite de la scène confirme cette interprétation. Thomas est pris à part par Jésus qui lui révèle trois paroles ; et quand il revient parmi les autres disciples, il atteste que, s’il leur révélait une seule de ces paroles, ils le lapideraient. Les chercheurs ont avancé diverses hypothèses sur la nature de ces trois paroles ; plusieurs s’accordent sur le fait qu’elles concernent le nom imprononçable de Jésus, dont parlent aussi les Actes de Thomas 6, et qu’elles doivent être mises en relation avec les spéculations juives sur le nom spécial (shem hammephorash) de Dieu, qui était imprononçable. Selon A. DeConick, les trois paroles que Jésus a dites à Thomas correspondraient à l’expression par laquelle Dieu, en Ex 3, 14, révèle à Moïse son propre nom : ehyeh asher ehyeh, je suis celui qui suis, qui est justement formé par trois mots 7. Prononcées par Jésus, ces trois paroles l’identifient à Dieu, celui qui est. Puisque Thomas a compris la véritable identité de Jésus, celui-ci le prend à part et lui révèle son identité divine en pronon6. Voir Actes de Thomas 136. 7. A. D. DeConick , Seek to See Him, p. 112-113 ; Ead., The Original Gospel of Thomas in Translation, London, 2006, p. 84-85.
522 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE çant la formule du shem hammephorash. La réaction des disciples, prévue par Thomas au cas où il leur révèlerait une seule des paroles de Jésus, consiste dans sa lapidation, la sanction prévue pour le blasphème selon Lv 24, 16. C’est la même situation que nous trouvons décrite en Jn 10, 22-39. Lorsque Jésus dit : « Le Père et moi, nous sommes un », les juifs apportent des pierres pour le lapider, car Jésus, qui n’est qu’un homme, a commis à leurs yeux un blasphème en se faisant Dieu 8. En outre, selon Jn 17, 11-12, Jésus est un avec le Père parce que celui-ci lui a donné son nom. Ainsi, en s’attribuant le nom de Dieu, Jésus manifeste à Thomas son identité divine. Par l’état d’ivresse qu’il a atteint en buvant à la source bouillonnante que Jésus a fait jaillir, Thomas montre qu’il est digne d’être le destinataire de cette manifestation. Mais les autres disciples, n’ayant pas satisfait les conditions nécessaires, ne pourraient pas supporter cette manifestation et seraient alors brûlés par un feu émanant des mêmes pierres que celles de la lapidation. La référence à la source bouillonnante que Jésus a fait jaillir semble renvoyer ici encore à ses paroles et à son enseignement. Comme le dit le log. 43, à la différence des autres disciples, qui ne parviennent pas à comprendre qui est Jésus à partir de ce qu’il dit, Thomas a saisi la véritable identité de Jésus à partir de ses paroles. La situation est parallèle à celle du log. 108 : les paroles de Jésus donnent accès à sa véritable identité divine ; celui qui les accueille et les comprend, subit une métamorphose : il entre dans un état d’ivresse, qui le rend digne de contempler en Jésus la manifestation de la divinité. III. L i v r e
de
Thomas
Le Sauveur dit : « Frère Thomas, tant que tu en as l’occasion dans le monde, écoute-moi. Je vais te révéler ce sur quoi tu as réfléchi dans ton cœur. Puisqu’on te dit mon jumeau et mon compagnon véritable, examinetoi et comprends qui tu es et comment tu es venu à l’être, ou ce que tu deviendras. Puisqu’on te nomme mon frère, il ne faut pas que tu restes dans l’ignorance de toi-même. Mais je sais que tu as compris. En effet, tu as déjà saisi que je suis la connaissance de la vérité. Comme tu marches donc avec moi, même si tu ne le sais pas, tu le sais déjà, et l’on pourra t’appeler “Celui qui se connaît lui-même”. Effectivement, qui ne s’est pas connu, n’a rien connu, mais celui qui s’est connu lui-même a déjà acquis la connaissance de la profondeur du Tout. Voilà pourquoi, toi, mon frère
8. Voir C. H. Dodd, The Interpretation of the Fourth Gospel, Cambridge, 1953, p. 93-96.
TENDANCES MYSTIQUES DANS LA TR ADITION THOMASIENNE
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Thomas, tu as vu ce qui est caché aux hommes, ce sur quoi ils butent par manque de connaissance » (NHC II, 138, 4-20).
Ce passage ouvre le Livre de Thomas 9, le septième traité du codex II de Nag Hammadi. Le thème du jumeau est ici explicitement évoqué, tandis que dans l’EvTh il restait à l’arrière-plan, n’étant suggéré que par le nom de Didymos Ioudas Thomas (log. 1). Ce texte semble supposer qu’être le jumeau de Jésus n’est pas la condition naturelle de Thomas, mais plutôt une condition qu’il a acquise (on te dit mon jumeau ; on te nomme mon frère). L’épithète attribuée à Thomas témoigne d’un résultat qu’il aurait atteint. Thomas est donc devenu le jumeau de Jésus. Dès lors, l’état d’ignorance qui caractérise la plupart des humains ne lui convient plus. Le Sauveur l’exhorte à s’examiner et à comprendre sa véritable identité ; Jésus reconnaît aussitôt que Thomas, étant devenu son jumeau, a déjà compris et reconnu la véritable identité du Sauveur, qui est la connaissance de la vérité. La première démarche consiste donc dans l’effort de se connaître soimême ; celui qui se connaît soi-même, a acquis la connaissance de la profondeur du Tout ; tout ce qui est caché aux hommes lui devient clair. Par conséquent, il connaît aussi la véritable identité de Jésus. De cette façon, le cercle se clôt : c’est la connaissance de soi-même qui a permis à Thomas de devenir le jumeau de Jésus. On doit reconnaître que l’on a ici également affaire à une transformation ; mais cette transformation n’est plus, comme dans EvTh log. 108 et 13, directement liée à une appropriation des paroles de Jésus (métaphore du boire), mais plutôt à la connaissance de soi-même. Comment atteindre cette connaissance de soi-même le texte ne le dit pas explicitement, mais laisse entrevoir que Jésus, par ses révélations, joue un rôle indispensable dans ce procès ( Je vais te révéler ce sur quoi tu as réfléchi dans ton cœur). Un rapport entre les paroles de Jésus et la connaissance de soi-même semble donc présupposé, bien qu’il ne soit pas explicitement mentionné. Quoi qu’il en soit, le résultat de cette transformation est le même que celui qu’indique EvTh log. 108 : la connaissance de la profondeur du Tout, de tout ce qui reste caché aux autres humains. Le thème de la connaissance de soi-même est caractéristique du gnosticisme (si les mots « gnostique » et « gnosticisme » ont encore un sens, après les attaques menées récemment par certains chercheurs visant à les dissoudre...) 10 ; mais il faut reconnaître qu’il n’est pas l’apanage exclusif des systèmes gnostiques classiques du ii e siècle ; il doit plutôt être rattaché à la longue tradition de l’interprétation de la maxime delphique, γνῶθι σαὐτόν, et on le retrouve par conséquent dans bien des contextes diffé9. Voir les commentaires de J. D. Turner , The Book of Thomas the Contender from Codex II of the Cairo Gnostic Library from Nag Hammadi, Missoula/Montana, 1975 et de R. Kuntzmann, Le Livre de Thomas (NH II,7), Québec, 1986. 10. Voir M. A. Williams , Rethinking Gnosticism: An Argument for Dismantling a Dubious Category, Princeton/New Jersey, 1996.
524 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE rents depuis Philon jusqu’à l’hermétisme 11. Ce thème est présent aussi dans plusieurs logoi de l’EvTh. Se connaître soi-même veut dire prendre conscience de sa propre nature divine : comme le dit le log. 3,4-5, celui qui se connaît lui-même se rend compte qu’il est le fils du Père Vivant, et en tant que tel est reconnu par celui-ci. Le texte grec de ce logos, tiré du P.Oxy. 654, ajoute une courte phrase, qui manque dans le texte copte et affirme que celui qui se connaît lui-même a trouvé le Royaume. L’efficace salvifique de la connaissance de soi-même est donc explicitement reconnue. Mais la condition de fils du Père Vivant, propre à celui qui atteint la connaissance de soi-même, produit un autre effet : elle rapproche de Jésus le disciple et, d’une certaine façon, l’assimile à lui, qui est explicitement dénommé le Vivant (EvTh, introduction : Voici les paroles secrètes que Jésus, le Vivant, a dites). Encore une fois, nous avons affaire à une sorte de transformation : Jésus apporte aux hommes un message de salut ; ses paroles aident le disciple à atteindre la connaissance de soi-même, qui est la clef pour connaître le Tout ; dès lors, le maître et le disciple, le révélateur et le destinataire des révélations, ne sont plus qu’un et partagent la même identité divine de fils du Père Vivant. IV. D i ffé r e n ts
degr é s d ’assi m i l at ion
Le thème de l’assimilation à Jésus joue un rôle important dans la tradition thomasienne. Mais il n’est pas le monopole de cette tradition ; on le retrouve, en effet, en d’autres contextes, mais avec des nuances et des degrés différents. Dans l’épisode de l’Évangile de Marc (Mc 3, 20-21.31-35) où la mère de Jésus et ses frères viennent le chercher pour le ramener à la maison, pensant qu’il avait perdu la tête, Jésus prend ses distances avec les membres de sa famille naturelle et fait appel à une autre famille, qui ne se fonde plus sur les liens de sang : « Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère ». Une telle parole de Jésus dut sans nul doute provoquer chez ses disciples et chez tous ceux qui étaient prêts à le suivre un fort désir d’imitation : on pouvait devenir parent de Jésus sans avoir aucun lien de sang avec lui, l’unique condition étant de faire la volonté de Dieu. L’image de l’appartenance à un certain type de famille de Jésus évoque la possibilité d’un rapprochement avec lui ; certes, on est loin de l’idée d’assimilation à Jésus, mais la logique à laquelle obéit le motif de la parenté symbolique de Jésus ne semble pas très différente : on peut dire qu’il s’agit 11. Dans un texte hermétique (Les définitions d ’Hermès Trismégiste à Asclépius), on retrouve exactement la formule : « Celui qui se connaît soi-même, connaît (le) Tout » (voir J.-P. M ahé , « Les définitions », p. 203).
TENDANCES MYSTIQUES DANS LA TR ADITION THOMASIENNE
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de la première étape d’une trajectoire qui mènera à ce but. Dans le Livre de Thomas, l’image des liens de famille est reprise, mais avec plus d’intensité : on exploite le thème du jumeau. Or, être le jumeau de Jésus, comme Thomas, signifie davantage qu’être un simple membre de sa famille ; le jumeau est plus qu’un frère. Le point d’intensité le plus haut est atteint par les log. 108 et 13 de l’EvTh, où l’assimilation du disciple à Jésus est explicitement mentionnée. Il reste à déterminer si le motif de l’assimilation à Jésus, attesté par les textes de la tradition thomasienne que je viens de présenter, en est resté au niveau d’une idée, d’une image, qui n’a affecté que le langage et les représentations conceptuelles, ou bien s’il y avait, derrière ce motif, des pratiques visant à réaliser cette assimilation dans l’expérience des fidèles. On a raison de penser que de telles pratiques existaient : visions, phénomènes extatiques, voyages célestes sont attestés aussi bien dans les milieux apocalyptiques juifs que dans les groupes chrétiens des premiers siècles. Certains logoi de l’EvTh font référence à des pratiques visionnaires qui ont lieu dès la vie du fidèle (EvTh log. 59 : « Cherchez à voir le Vivant pendant que vous êtes en vie, de peur que vous ne mouriez, et que vous ne cherchiez à le voir, sans y réussir »), et indiquent dans l’ascèse et la continence les conditions nécessaires pour accéder à cette vision (EvTh log. 27 : « Si vous ne jeûnez pas par rapport au monde, vous ne trouverez pas le Royaume ; si vous ne faites pas du sabbat un sabbat, vous ne verrez pas le Père »). Une confirmation indirecte de cette hypothèse nous vient peut-être de l’Évangile de Jean, qui, selon certains savants, aurait connu la tradition thomasienne et était en polémique avec elle 12 . En Jn 14, 20-23, l’auteur utilise un vocabulaire qui exprime l’assimilation du disciple à Jésus (« En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous »). Dans ce contexte, Jésus promet à celui qui s’attache à ses commandements et les observe son amour et l’amour du Père ; il ajoute qu’il se manifestera à lui. Le verbe ἐμφανίζω peut avoir le sens technique d’une théophanie divine. Il s’agit du même verbe utilisé pour la théophanie du Sinaï en Ex 33, 13.18 (LXX) et que Philon reprend en Leg. All. III, 101102 pour dire que Moïse, en cette occasion, a demandé à Dieu de ne pas se révéler à travers quelque chose de créé, mais de laisser voir son image réfléchie en rien d’autre que lui-même, c’est à dire directement. C’est en ce sens technique que la promesse de Jésus est comprise par Judas, non l’Iscariote (donc, très vraisemblablement Judas Thomas, nom qui identifie ce disciple dans la tradition syriaque) : il se demande, en effet comment les disciples pourront avoir accès à cette manifestation de Jésus, tandis que les
12. Voir, par exemple, J. R iley, Resurrection Reconsidered. Thomas and John in Controversy, Minneapolis/Minnesota, 1995.
526 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE autres, le monde, en sont exclus 13. Jean est en désaccord avec cette interprétation et comprend plutôt la manifestation future de Jésus aux disciples comme une manifestation de l’amour de Dieu, et non comme une expérience extatique ou visionnaire (« Jésus lui répondit : Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure »). C’est pourquoi Jean présente toujours le disciple Thomas comme celui qui ne comprend pas, ou du moins comme celui qui a beaucoup de difficulté à comprendre Jésus. Pour Jean, comme pour les Synoptiques, devenir comme Jésus, s’assimiler à lui, n’est pas le résultat d’une expérience extatique ou visionnaire, mais d’un effort pour faire la volonté de Dieu ou obéir aux commandements de Jésus. Ici prévaut l’action, non la contemplation.
13. Voir A. D. DeConick , Voices of the Mystics. Early Christian Discourse in the Gospels of John and Thomas and Other Ancient Christian Literature, Sheffield, 2001, p. 73-77.
« TU AS VU LE PÈRE ET TU DEVIENDRAS PÈRE » (NH II 61, 31). BAPTÊME ET DIVINISATION DANS L’ ÉVANGILE SELON PHILIPPE ET LES TEXTES DE NAG HAMMADI Louis Painchaud Université Laval, Québec
Summary The Gospel of Philip from Nag Hammadi Codex II is one of relatively few extant gnostic primary sources. Although the work has attracted a great deal of attention from modern researchers, this is not to say that all its mysteries have been revealed. In particular, there is an interesting passage that has not been discussed in detail, a passage found in a section dealing with baptism (55.24-67.2). This passage (GPhil 61.22-35) develops a theme that one finds on several occasions in Plotinus’ works, namely the change of status of vision in the intelligible realms, where sight has the power to erase the separation between the seer and the thing seen. In this article, I discuss this relatively neglected passage, showing its mystical significance by putting it in the literary and intellectual context of other sources dealing with baptism, theology and philosophy that employ similar language. Résumé Parmi les sources gnostiques qui nous sont parvenues, l’Évangile selon Philippe du codex II de Nag Hammadi présente un intéressant passage aux accents presque plotiniens. On y peut lire en effet, dans une section de contenu baptismal (55, 24-67, 2), un développement qui n’est pas sans rappeler un thème récurrent chez Plotin, celui de l’identification par la vision dans l’ordre intelligible (EvPhil 61, 22-35). Ce passage a été fort peu commenté malgré l’abondance de la documentation secondaire sur l’Évangile selon Philippe. Nous chercherons à en éclairer la signification mystique à la lumière de sources baptismales, théologiques et philosophiques faisant appel à un langage analogue.
Au moment de préparer ma contribution à cette journée sur la mystique dans les christianismes des i er au iv e siècle, j’ai tout de suite pensé reprendre un dossier que j’avais entrouvert à l’occasion d’un colloque ploLa mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109020 ©
528 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE tinien organisé par Jean-Marc Narbonne à l’Institut d’études anciennes de l’Université Laval en 2010 sur le thème « Contempler, connaître, toucher, devenir Dieu. Les stratégies diverses chez Plotin et dans la gnose ». J’avais alors présenté, dans une communication intitulée « Tu as vu le [Père et tu] deviendras père » (NH II 61, 31). Devenir Dieu dans l’Évangile selon Philippe de Nag Hammadi » quelques réflexions sur un passage aux accents plotiniens. On peut lire en effet dans ce texte qui n’a d’évangile que le titre, dans une section de contenu baptismal (55, 24-67, 2), un développement qui n’est pas sans rappeler un thème récurrent chez Plotin, celui de l’identification par la vision dans l’ordre intelligible 1. Voici ce passage (EvPhil 61, 22-35) 2 : Dieu baptise ceux qu’il baptise dans l’eau. Il est impossible à quiconque de voir quelque chose des réalités stables, à moins de devenir comme elles. L’homme dans le monde voit le soleil sans être le soleil, et il voit le ciel et la terre et tout le reste sans être rien de cela. Il n’en va pas de même en haut dans la vérité ; au contraire, tu as vu quelque chose de ce lieu-là et tu es devenu cela. Tu as vu l’Esprit et tu es devenu esprit, tu as v[u] le Christ et tu es devenu christ, tu as vu le [Père et tu] deviendras père. C’est pourquoi [en ces lieux-ci] tu vois toute chose sans te voir toi-même, mais tu te vois dans [ce lieu]-là car ce que tu vois, tu le deviendras 3.
Devenir esprit, devenir christ, devenir père, c’est l’appropriation chrétienne de la formule « devenir dieu », l’expression de la θέωσις ou θεοποίησις. Je suis donc parti à la recherche de cette formule dans le corpus de Nag Hammadi. Il m’a semblé en effet que les occurrences de cette formule pouvaient être l’indice textuel, littéraire, d’un espace ouvert à l’expérience mystique dans le contexte religieux où ces textes ont été produits. Devenir dieu, se fondre en lui, l’unio mystica, n’est-ce pas là la quintessence de l’expérience mystique ? C’est le résultat de cette exploration que j’aimerais vous livrer aujourd’hui. Je passerai donc en revue les occurrences de cette formule dans les textes hermétiques, puis les textes séthiens et ophites, et enfin les textes valentiniens, groupe auquel appartient l’Évangile selon Philippe, pour ensuite formuler quelques remarques conclusives. Voilà pour l’entrée en matière. On me permettra encore quelques remarques préliminaires concernant la définition de la mystique et du gnosticisme d’une part, et la nature du corpus de Nag Hammadi d’autre part.
1. Voir P. H adot, Plotin ou la simplicité du regard. Paris, 1973. 2. Évangile selon Philippe, 61, 22-35, éd. et trad. L. Painchaud, dans Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, éd. J.-P. M ahé – P.-H. Poirier , Paris, 2007, p. 343-378 (p. 355). 3. Voir aussi 67, 26-27 : « Car celui-là n’est plus un chrétien, mais un christ ».
«TU AS VU LE PÈRE ET TU DEVIENDR AS PÈRE»
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Mystique et gnosticisme d’abord. Voilà deux concepts d’emploi problématique dès lors que l’on veut décrire des phénomènes religieux de l’Antiquité qui ne connaissait ni l’un ni l’autre. Pour ce qui concerne le gnosticisme, je ne reviendrai pas sur le débat qui a animé les milieux spécialisés depuis la contribution de Michael Williams suivie par celles de Karen King et Ismo Dunderberg, pour ne mentionner que celles-là 4 . Pour ce qui est du terme mystique, si l’Antiquité grecque connaît l’adjectif μυστικός, elle en ignore l’emploi substantivé, qui est moderne. Et cet emploi est d’autant plus problématique pour l’étude de l’Antiquité que notre concept de mystique renvoie à l’expérience, au ressenti et au vécu 5, dimensions qui nous échappent totalement, non seulement en raison de la nature des sources dont nous disposons, mais simplement parce que l’expérience n’est jamais accessible qu’à travers le récit qui en est fait. Parler de mystique dans le gnosticisme, c’est aussi, du point de vue occidental latin et moderne, inscrire le phénomène que l’on entend circonscrire dans une double marginalité, marginalité du gnosticisme par rapport à ce que l’on appellera, faute de mieux, la Grande Église ; marginalité de la mystique par rapport aux institutions ecclésiales, mystique que Michel de Certeau caractérise par la « conscience acquise d’une passivité comblante où le moi se perd en dieu », et qui, toujours selon lui, « s’écarte des voies ordinaires », écart dont le recours au substantif mystique, pour désigner au xvii e siècle un mode particulier de l’expérience religieuse, serait l’indice lexical 6. Pour les besoins de cette enquête à travers le corpus de Nag Hammadi, je propose, à la suite de Philippe Alexander 7, de définir la mystique comme l’expression, découlant de l’expérience de la présence d’une transcendance divine au-delà du monde visible, du désir d’une communion ou d’une union avec cette transcendance se réalisant par la contemplation noétique, une pratique rituelle, une théurgie 8. Cette expérience et ce désir emprunteront souvent pour se dire le langage métaphorique de la vision et 4. Voir M. A. Williams , Rethinking « Gnosticism ». An Argument for Dismantling a Dubious Category, Princeton, 1996 ; K. K ing, What is Gnosticism ?, Cambridge (Mass.), 2003 ; I. Dunderberg, Beyond Gnosticism. Myth, Lifestyle, and Society in the School of Valentinus, New York, 2008. 5. M. de Certeau, « Mystique », Encyclopedia Universalis, http : www.universalis.fr, consultée en ligne le 15 avril 2012. 6. Ibid. 7. P. A lexander , Mystical Texts. Songs of the Sabbath Sacrifice and Related Manuscripts, London, 2006. 8. Si nos tentatives de définition de la mystique renvoient toujours au registre de l’expérience, il faut néanmoins se rendre à l’évidence que la plupart des ouvrages qui prétendent se consacrer à la mystique se limitent le plus souvent aux doctrines mystiques. C’est notamment le cas de Gershom Scholem qui se donne pour but, dans Les grands courants de la mystique juive, de décrire et d’analyser quelques-uns de ces courants, mais pour mieux connaître la doctrine mystique juive et son rôle
530 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE le registre de l’affect. Enfin, cette expérience pourra être soit individuelle, soit communautaire, mais même individuelle, elle ne sera jamais isolée d’une matrice communautaire à laquelle elle empruntera ses formes et son inspiration 9. Ajoutons à cela qu’au cœur de la mystique juive et chrétienne de l’Antiquité tardive résidera la conviction que Dieu peut être expérimenté non seulement après la mort, mais ici et maintenant 10. Un mot maintenant sur la nature de la collection de codices découverte dans la région de Nag Hammadi en décembre 1945, qui constituera notre corpus. On désigne généralement cette collection comme une bibliothèque. Or elle n’est pas une bibliothèque au sens, par exemple, de la bibliothèque du monastère Blanc de Shenouté. On a en effet démontré, à partir d’indices matériels et de la présence de plusieurs doublets, qu’elle était formée de plusieurs sous-collections et que les codices qu’elle contient n’ont probablement été réunis que pour être enfouis 11. On a caractérisé cette collection comme séthienne 12 , gnostique 13, ascétique14 , monastique, pachômienne. La disparate de ces désignations qui ne dans l’histoire ; voir G. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1968, p. 13. 9. En ce sens, il n’y a donc pas de mystique universelle, mais uniquement des mystiques appartenant à des systèmes religieux particuliers ; voir les remarques de G. G. Scholem, ibid., p. 18, et d’A lexander , Mystical Texts, p. 9-11. Et j’ajouterais qu’il n’y a pas de « mystique gnostique », mais peut-être une mystique séthienne, une mystique valentinienne, etc. 10. A. DeConick , « What is Early Jewish and Christian Mysticism ? », dans A. DeConick (éd.), Paradise Now. Essays on Early Jewish and Christian Mysticism, Atlanta, 2006, p. 5. 11. Voir à ce sujet M. A. Williams , « Interpreting the Nag Hammadi Library as “Collection(s)” in the History of “Gnosticism(s)” », dans L. Painchaud – A. Pasquier (éd.), Les textes de Nag Hammadi et le problème de leur classification. Actes du colloque tenu à Québec du 15 au 19 septembre 1993, Québec – Louvain, 1995, p. 3-50. Il faut évidemment nuancer l’opinion de Jean Doresse lorsqu’il écrit, en 1949, que les codices qui commencent à arriver au Caire en provenance de Nag Hammadi proviennent tous de la même bibliothèque (« Une bibliothèque gnostique copte découverte en Haute Égypte », Académie royale de Belgique. Bulletin de la classe des Lettres et des Sciences morales et politiques 5/35 (1949), p. 435. 12. Du moins Henri-Charles Puech est-il d’avis que la « bibliothèque découverte à Nag Hammadi paraît avoir appartenu à une secte plus ou moins éclectique, mais qui, au premier chef, peut et doit être appelée séthienne » (H.-Ch. P uech, « Les nouveaux écrits gnostiques découverts en Haute-Égypte. Premier inventaire et essai d’identification », dans Coptic Studies in Honor of Walter Ewing Crum. Bulletin of the Byzantine Institute, Boston, 1950, p. 146. Puech emploie les pages suivantes à retracer, à partir des sources hérésiologiques, la secte séthienne et ses déplacements du ii e au iv e siècle. 13. P.-H. Poirier , « La bibliothèque copte de Nag Hammadi : sa nature et son importance », Studies in Religion – Sciences religieuses 15 (1986). J. Doresse , « Une bibliothèque gnostique copte découverte en Haute Égypte » ; J. Doresse – T. M ina, « Nouveaux textes gnostiques découverts en Haute-Égypte. La bibliothèque de Ché-
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sont pas mutuellement exclusives est moins grande qu’il n’y paraît ; effet, en désignant cette bibliothèque comme séthienne, gnostique ou encore ascétique, on a voulu rendre compte de son contenu, dans le premier et le deuxième cas, du point de vue des doctrines que contiennent les textes qui la composent lues à la lumière des systèmes hétérodoxes décrits par les hérésiologues du ii e siècle. L’ascétisme, comme dénominateur commun de cette collection a plutôt été présenté comme l’aspect qui aurait pu susciter l’intérêt de lecteurs du iv e siècle. Quant à sa désignation comme une bibliothèque monastique, voire pachômienne, elle prétend rendre compte non pas du contenu des différents textes qui la composent, mais du milieu dans lequel elle aurait été utilisée. En tant que collections réunies au iv e siècle et portant des traces de la piété chrétienne des scribes qui en ont exécuté les copies, on considérera ici ces codices comme des collections chrétiennes illustrant la diversité des christianismes que l’intitulé pluriel de ce colloque veut reconnaître. Pour les textes que contiennent ces collections maintenant, on les subdivisera en quatre groupes, des textes hermétiques, des textes séthiens, des textes ophites et des textes valentiniens. 14
I. L e s
t e x t e s h e r m ét iqu e s
Le codex VI de Nag Hammadi contient trois versions coptes de textes hermétiques anépigraphes L’Ogdoade et l ’Ennéade, dont le titre est perdu 15, une Prière d’action de grâce déjà connue par la conclusion de l’Asclépius latin, et enfin, un fragment du Discours parfait, également connu par l’Asclépius latin 16. La littérature hermétique conçoit qu’il existe une communion (κοινωνία) des dieux et des hommes (NH VI 68, 20-22). Cette communion à la nature divine ne se réalise toutefois, encore que de manière inchoative, que par la connaissance. Ainsi, s’exprime l’orant dans la Prière d’action de grâce (NH VI 64, 17-19) 17 : noboskion », Vigiliae Christianae 3 (1949) ; H.-Ch. P uech – J. Doresse , « Nouveaux écrits gnostiques découverts en Égypte », dans Académie des Inscriptions & Belles-Lettres. Comptes rendus des séances de l ’année 1948, Paris, 1949. 14. F. Wisse , « The Nag Hammadi Library and the Heresiologists », Vigiliae Christianae 25 (1971), p. 220-222. 15. Voir J.-P. M ahé , Hermès en Haute-Égypte. Les textes hermétiques de Nag Hammadi et leurs parallèles grecs et latins, t. I, Québec, 1978, p. 88. 16. À ce groupe, il faut maintenant ajouter un fragment copte du traité XIII du Corpus hermeticum appartenant au codex Tchacos et identifié par Jean-Pierre M ahé ; voir R. K asser – M. Meyer – G. Wurst, The Gospel of Judas together with the Letter of Peter to Philip, James, and a Book of Allogenes from Codex Tchacos, Washington, 2007, p. 29-31. 17. J.-P. M ahé , Hermès en Haute-Égypte, t. I, vol. 3, Québec, 1978, p. 162-163.
532 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Nous nous réjouissons d’avoir été illuminés par ta gnose : nous nous réjouissons parce que dans ce corps, tu as fait de nous des dieux par ta gnose (ⲧⲣⲁⲉ ⲉ ⲉⲛⲥⲱⲙⲁ ⲁⲕⲁⲁⲛ ⲛⲟⲩⲧⲉ ⲧⲉⲕⲅⲛⲱⲥⲓⲥ).
La divinisation par la connaissance, c’est bien que qu’annonce Hermès en CH I, 26, 10 18 : Car telle est la fin bienheureuse pour ceux qui possèdent la connaissance : devenir Dieu (θεωθῆναι).
La suite du passage montre que cette divinisation consiste à participer à l’incorruptibilité divine ; de même dans la Prière d’action de grâce, la référence au corps est évidemment à comprendre sur l’arrière-plan de l’opposition entre la corruption qui caractérise l’existence corporelle et l’incorruptibilité divine. Cette déification « dans le corps » est participation anticipée à l’incorruptibilité divine quand l’on est encore dans la corruption de la chair, première étape du parcours de la voie de l’immortalité ou de l’éternité 19. La seule autre occurrence du verbe θεόω dans le Corpus hermeticum, se trouve en CH XIII 10,3 20 : Tu connais maintenant mon enfant le mode de la régénération. Par la venue de la Décade, mon enfant, la génération spirituelle a été formée en nous, et elle chasse la Dodécade, et nous avons été divinisés par cette naissance (ἐθεώθημεν τῇ γενέσει).
L’Ogdoade et l ’Ennéade fait écho de manière implicite à cette divinisation, mais cette fois par la contemplation (ⲑⲉⲱⲣⲓⲁ), ici toutefois, ce n’est pas la connaissance qui en est le chemin, mais plutôt l’abandon de la malice (NH VI 56, 32-57, 4) 21 : En effet, nous avons marché dans [ta voie et nous avons laissé] derrière nous [la malice afin que nous] fassions advenir [la] cont[empl]ation (ⲑⲉⲱⲣⲓⲁ). Seigneur, accorde-[no]us la vérité dans l’image. Accorde-nous par l’Esprit de voir la forme de l’image qui est sans déficience ; reçois de nous le reflet de la plénitude par notre action de grâces et reconnais l’Esprit qui est en nous. 18. Corpus hermeticum, t. I : Traités I-XII, éd. A. D. Nock , trad. A.-J. FestuParis, 1946, p. 16. 19. J.-P. Mahé , « Prière d ’action de grâce », dans Écrits gnostiques, p. 979. χαίρομεν ὅτι ἐν πλάσμασιν ἡμᾶς ὄντας ἀπεθέωσας τῇ σεαυτοῦ γνώσει (Papyrus du Louvre N. 23910). C’est ainsi que le comprend l’Asclepius 41 : gaudemus, quod nos in corporibus sitos aeternitatis fueris consecrare dignatus » (Corpus hermeticum, t. II : Traités XIII-XVIII, Asclepius, éd. A. D. Nock , trad. A.-J. Festugière , Paris, 1946, p. 353). 20. Ibid., p. 204-205 ; A.-J. Festugière , La révélation d ’Hermès Trismégiste, t. IV : Le dieu inconnu et la Gnose, Paris, 1954, p. 210-257. 21. J.-P. M ahé , Hermès en Haute-Égypte, t. I, p. 72-75. gière ,
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Ce passage exprime bien la réciprocité de cette vision : l’homme contemplant l’image sans déficience renvoie à la divinité le reflet de sa plénitude et celle-ci reconnaît l’Esprit qui réside en qui la contemple 22 . Cette métaphore exprime bien l’abolition de la distance entre le sujet et l’objet dans cette mutuelle contemplation. Ailleurs dans le même écrit, la métaphore visuelle cède le pas à une métaphore musicale, qui fait écho au sentiment d’union intime du musicien avec son instrument (NH VI, 60, 29-32) 23 : Je suis l’instrument (ⲟⲣⲅⲁⲛⲟⲛ) de ton Esprit. L’Intellect ton plectre, et ton conseil joue sur moi un psaume (ⲯⲁⲗⲗⲉⲓ ⲙⲟⲉⲓ) 24 .
Ce discours hermétique sur la divinisation de l’homme par la connaissance est-il purement intellectuel ? On a longtemps prétendu que l’hermétisme n’aurait connu, contrairement aux cultes à mystères, nul rituel, nulle action liturgique, et n’aurait été que mystère littéraire menant à une sagesse supérieure en conduisant l’Intellect à la gnose et par elle à la vision Dieu 25. Déjà à la fin des années1970, Mahé refuse de considérer les nombreux traits de l’Ogdoade et l ’Énnéade comme de pures métaphores littéraires qui auraient suffi au lecteur initié pour se sentir illuminé ; il suggère que le parcours mystique qui y est figuré ne peut s’accomplir sans le secours d’un dialogue avec un maître qui prenne place dans le cadre d’une cérémonie spéciale dans un lieu approprié et qui ne s’accompagne de gestes symboliques, à tout le moins le baiser rituel 26. Tout récemment, Anna Van den Kerchove en arrive aux mêmes conclusions concernant la place du rituel dans la « voie d’Hermès » 27. J’ajouterais que la référence au corps dans la Prière d’action de grâce, la métaphore musicale et celle du toucher dans l’Ogdoade et l ’Ennéade me semblent faire écho aux registres de l’expérience et de l’affect. Au-delà du poncif, la métaphore musicale
22. Ibid., p. 109. 23. J.-P. M ahé , Hermès en Haute-Égypte, t. II : Le fragment du Discours parfait et les Définitions hermétiques arméniennes (NH VI, 8.8a), Québec, 1982. 24. J.-P. M ahé (ibid., p. 123) signale un rapprochement fait par L. S. K eizer (The Eighth Reveals the Ninth, Seaside (Calif.), 1974, p. 38) avec un oracle de Montan conservé par Épiphane (Panarion 48, 4, 1) : Ἰδού ὁ ἄνθρωπος ὡσεὶ λύρα, κἀγὼ ἐφίπταμαι ὡσεὶ πλῆκτρον. (« Voici, l’homme est comme une lyre, et moi je vole sur [lui] comme un plectre »). P. de L abriolle , Les sources de l ’histoire du montanisme. Textes grecs, latins, syriaques, Fribourg – Paris, 1913, p. 120. 25. J. Gross , La divinisation du chrétien d ’après les Pères grecs. Contribution historique à la doctrine de la grâce, Paris, 1938, p. 37. 26. J.-P. M ahé , « L’Ogdoade et l’Ennéade », p. 947 ; lieu spécial et temps approprié, c’est là l’essence même du rituel, voir J. Z. Smith, To Take Place: Toward Theory in Ritual, Chicago, 1987. 27. A. Van den K erchove , La voie d ’Hermès. Pratiques rituelles et traités hermétiques, Leyde, 2012 ; voir en particulier la conclusion générale (p. 373-376).
534 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE pourrait-elle porter l’écho de l’utilisation d’instruments de musique dans le cadre de rituels à caractère théurgique 28 ? Ces exemples pris aux hermetica contenus dans le codex VI de Nag Hammadi suffiront à illustrer le thème de la divinisation dans les sources hermétiques 29. On conviendra que ce thème semble porter l’écho d’une expérience « dans le corps » s’exprimant sans doute à travers une pratique rituelle 30. II. L e s
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On doit à Hans-Martin Schenke la définition, parmi le corpus de Nag Hammadi, d’un groupe de textes partageant un certain nombre de traits doctrinaux et, en particulier, le fait que leurs auteurs ou lecteurs s’identifiaient à la « semence » ou descendance spirituelle de Seth 31. À ces textes il faut encore ajouter maintenant l’Évangile de Judas et le Li[vre d’Allogène] du codex Tchacos 32 . 28. En tous cas, il rappelle ce qu’écrivait Camille Mauclair dans La religion de la musique à propos de l’état d’âme mystique qui est « essentiellement un état musical de la conscience, idée extrêmement vieille, puisque, dans toute théurgie, l’excitation nerveuse des instruments et du chant a été utilisée » (C. Mauclair , La religion de la musique, Paris, 1924, p. 26). 29. Il faut également renvoyer à l’ensemble des études d’A.-J. Festugière , La révélation d ’Hermès Trismégiste, t. I-IV, Paris, 1953. 30. Le thème de la divinisation apparaît encore dans le Discours parfait, 68, 33-34 : « … non seulement il est divinisé (ⲟⲩ ⲙⲟⲛⲟⲛ ⲉⲛⲟⲩⲧⲉ), mais il fait (des) dieux » (J.-P. M ahé , Hermès en Haute-Égypte, t. II, p. 162-165). Ici toutefois, le thème de communauté de l’homme avec dieu ne s’inscrit plus dans la description d’un rapport de réciprocité, mais plutôt dans la similitude à dieu de l’homme qui « a reçu la science et la gnose » : comme le Père du tout fait des dieux, de même, cet homme-là, à son tour, fait des dieux (NH VI 68, 20-31). 31. H.-M. Schenke , « The Phenomenon and Significance of Gnostic Sethianism », dans B. L ayton (éd.), The Rediscovery of Gnosticism. Proceedings of the International Conference on Gnosticism at Yale, March 28-31, 1978, t. II: Sethian Gnosticism, Leyde, 1981, p. 588-616 ; « Das sethianische System nach Nag-HammadiHandschriften », dans P. Nagel (éd.), Studia Coptica, Berlin, 1974, p. 163-175. Les textes généralement considérés comme appartenant à ce groupe sont l’Apocryphon ou Livre des secrets de Jean, l’Hypostase des archontes, le Livre sacré du Grand Esprit invisible, l’Apocalypse d ’Adam, les Trois Stèles de Seth, Zostrien, Marsanès, Melchisédek, Noréa, Allogène et enfin la Protennoia trimorphe ou Pensée première à la triple forme ; voir J. D. Turner , « Typologies of Sethian Gnostic Treatises from Nag Hammadi », dans Les textes de Nag Hammadi et le problème de leur classification, p. 169-217. 32. Sur la caractère séthien de l’Évangile de Judas, voir J. D. Turner , « The Place of the Gospel of Judas in the Sethian Tradition », dans M. Scopello (éd.), The Gospel of Judas in Context. Proceedings of the First International Conference on the Gospel of Judas, Paris, 2006, Leyde, 2008, p. 187-238. Gesine Schenke Robinson
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Au sein de ce corpus, la formule « devenir dieu » apparaît seulement dans les apocalypses platonisantes qui nous sont parvenues sous les titres de Zostrien et d’Allogène, où elle est associée à la réception d’un baptême que reçoit le visionnaire au cours de son ascension céleste 33. Ainsi, Zostrien s’élevant à travers les sphères archontiques dans un nuage lumineux prend conscience de la puissance qui est en lui, contenant la totalité de la lumière. Il reçoit en ce lieu le baptême, prend la ressemblance des gloires qui l’habitent et devient comme l’une d’elles (NH VIII 5, 11-14) 3 4 : [A]lors je sus que la puissance qui était en moi dominait la ténèbre, [p] arce qu’elle contenait la totalité de la lumière. Là, je [reç]us le baptême et je pris la ressemblance des gloires qui étaient en ce lieu. Je devins comme l’une d’elles.
Ce passage rappelle l’idée selon laquelle l’élément lumineux présent dans le cosmos et dans le corps de chacun est déjà divin et doit seulement être réalisé, dans les deux sens du mot, c’est-à-dire reconnu et achevé à travers une pratique, une idée particulièrement présente, par exemple, dans les Chants du sacrifice du Sabbath 35. Au cinquième ciel, il est « divinisé » (NH VIII 53, 14-20) 36 : Et [lorsque je] reçus le baptême pour la cinquième [fois], au nom de l’Au[to] gène, par l’entremise [des] mêmes puissances, je [d]evins un dieu (ⲁⲉⲓ[] ⲱⲉ ⲛⲟⲩⲛⲟⲩⲧⲉ).
Recevoir le baptême entraîne donc une transformation, cette idée pourrait bien devoir quelque chose à l’alchimie, et en particulier à l’art des teintures, évoqué dans un passage de l’Évangile selon Philippe 37, art qui est, comme on le sait, le premier art alchimique de transformation de attribue plutôt les éléments séthiens contenus dans l’Évangile de Judas, et en particulier la révélation cosmogonique, à une rédaction secondaire (« The Relationship of the Gospel of Judas to the New Testament and to Sethianism », Journal of Coptic Studies 10 [2008], p. 80). Toutefois, l’analyse de la structure du texte infirme à mon avis cette hypothèse ; voir L. Painchaud, « The Dispositio of the Gospel of Judas », Zeitschrift für Antikes Christentum 7,1 (2013), p. 268-290. 33. Sur le groupe des textes séthien platonisants, voir J. D. Turner , Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition, Québec – Louvain – Paris, 2001. 34. Zostrien, dans Écrits gnostiques, p. 1263. 35. S. L. Sanders , « Performative Exegesis », dans A. DeConick (éd.), Visionary Experience in Ancient Judaism and Christianity, Atlanta, 2006, p. 79 36. Zostrien, p. 1289-1290. 37. Voir R. Charron – L. Painchaud, « God is a Dyer. The Background and Significance of a Puzzling Motif in the Coptic Gospel According to Philip (CG II,3) », Le Muséon 114 (2001), p. 41-50 ; voir aussi, sur cette question R. Charron, « The Apocryphon of John (NH II, 1) and Graeco-Egyptian Alchemical Literature », Vigiliae Christianae 59 (2005), p. 438-456.
536 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE la matière 38. De même, le héros éponyme du traité Allogène, au terme de la deuxième révélation de Youel, voit la lumière et devient dieu (NH XI 52, 7-15) 39 : [mon â]me [devint] faible et [je] m’enf[uis, je fus] très [trou]blé [et je] me retournai en moi-mê[me] 4 0. Je vis la lumière [qui] m’[ent]ourait et le bien qui était en moi et je devins dieu (ⲁⲉⲓⲛⲟⲩⲧⲉ). Ensuite, celle de toutes les Gloires, Youel, me toucha et me rendit ma force.
Ici, ce n’est plus le baptême qui est le moyen de la divinisation, mais la lumière qui entoure Allogène et qui est en lui, lumière qui est aussi eau 41. Nous y reviendrons. Si Zostrien et l’Allogène semblent refléter une mystique individuelle, John Turner signale à juste titre que Marsanès et les Trois Stèles de Seth se distinguent par leur accent communautaire 42 . Les Trois Stèles sont pour l’essentiel, d’après lui, « une collection structurée de doxologies extatiques utilisées dans une pratique communautaire d’ascension visionnaire » 43. Bien que le thème de la divinisation n’y apparaisse pas explicitement, l’idée d’une participation à l’éternité et à la perfection divines y est clairement exprimée à la fin de la deuxième stèle qui s’adresse à Barbêlô, Vierge mâle, Gloire primordiale du Père Invisible » (NH VII 121, 20-23). Voici le passage (NH VII 124, 5-10) : Écoute-nous d’abord, nous sommes des éternels (ⲉⲛⲁ ⲉⲛⲉ < αἰώνιοι) ; écoute-nous en tant que parfaits individuels (ⲛⲓⲕⲁⲧⲁⲟⲩⲁ ⲧⲉⲓⲟⲥ). C’est toi l’éon des éons (ⲓⲁⲓⲱⲛ ⲧⲉ ⲉⲛⲁⲓⲱⲛ), la toute parfaite rassemblée (ⲁⲛⲧⲉⲗⲓⲟⲥ ⲉⲧⲕⲏ ⲟⲩⲙⲁ).
Dans ce passage, « individuel » (ⲕⲁⲧⲁ ⲟⲩⲁ) s’oppose à « rassemblé » (ⲓ ⲟⲩⲙⲁ) comme la partie s’oppose au tout, en même temps que cette 38. Voir R. H alleux, Les alchimistes grecs, Paris, 1981 et A.-J. Festugière , La révélation d ’Hermès Trismégiste, t. I : L’astrologie et les sciences occultes, Paris, 1953, p. 219-282. 39. L’Allogène, éd. W.-P. Funk – P.-H. Poirier – M. Scopello – J. D. Turner , Québec – Louvain, 2004, p. 204-205. 40. Faiblesse, fuite, trouble (ⲧⲱⲣⲧ), retour sur soi ; l’Allogène rejoint le logion 2 de l’Évangile selon Thomas pour décrire la voie qui mène à l’illumination : « Jésus a dit : “Celui qui cherche, qu’il ne cesse de chercher jusqu’à ce qu’il trouve ; quand il aura trouvé, il sera troublé ; troublé, il s’étonnera et il régnera sur le tout” » (Évangile selon Thomas, éd. et trad. J.-M. Sevrin, dans Écrits gnostiques, p. 309-329 [p. 309]). 41. G. M antovani, « Acqua magica e acqua di luce in due testi gnostici », dans J. R ies – Y. Janssens (éd.), Gnosticisme et monde hellénistique. Actes du Colloque de Louvain-la-Neuve (11-14 mars 1980), Louvain-la-Neuve, 1982, p. 429-439. 42. P.-H. Poirier – J. D. Turner , « Notice de Marsanès », dans Écrits gnostiques, p. 1429-1440 (p. 1430). 43. Ibid.
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opposition exprime la participation des orants individuels à la divine totalité. C’est en tant que participants individuels de l’éternité et de la perfection divine que les individus peuvent adresser leur hymne à Barbêlô et être écoutés d’elle. Dans Marsanès, le visionnaire ne prend que deux fois la parole avec la formule ⲁⲛⲁⲕ ⲅⲁⲣ en 4, 24 et 64, 1, la première fois, pour introduire ce qu’il a compris, la seconde, à la fin du traité, pour introduire ce qu’il a vu. Les deux fois, ce qu’il annonce a trait à la communion ou à la participation de l’individu dans le tout. La première fois, au début du traité, il s’agit d’une compréhension d’ordre théorétique (NH X 4, 24-5, 8) 4 4 : Ainsi donc, c’est moi qui ai compris ce qui existe vraiment, [soit] individuellement (ⲕⲁⲧⲁ ⲙⲉⲣⲟⲥ), soit en [totalité] ([ⲧⲏ]ⲣ). Selon la différence, j’ai su qu’ils existent depuis le commencement dans le Tout éternel, tous ceux qui sont venus à l’existence…
Cette compréhension théorétique de la participation au divin que gagne Marsanès au début du traité, il en fera l’intime expérience à la fin du traité où, pour la seule autre fois, il dira « je » (64, 1-5) 45 : Moi, [ . . . . . . . . . ., parce que] j’ai [vu] toutes [les lu]mières m’entouraient, [flam]boyant [comme] du feu. [Je] me [suis vu] au milieu d’elles [....
Dans cet énoncé, qui commence de façon assez solennelle par ⲁⲛⲁⲕ, Marsanès entreprend de raconter la dernière phase de son ascension céleste 4 6. Bien que le texte ne fasse pas explicitement référence au baptême, la métaphore de la lumière, la mention d’anges qui se tiennent auprès de Marsanès en 64, 16a-17b, qui évoquent non pas les anges παραστάται qui sont engendrés par Saklas et Nebrouel dans le Livre sacré du Grand Esprit invisible (NH III 57, 20-21), mais plutôt les « grands Parastates » Yesseus, Masareus et Yessedekeus et tous les préposés au baptême céleste (NH III 64, 10 et IV 75, 25). Les fragments qui restent de la fin de Marsanès suffisent pour comprendre que c’est à un baptême céleste qu’aboutit l’ascension de Marsanès 47. Comme Zostrien, Marsanès semble donc associer l’ascension visionnaire au rituel du baptême et suggère par là que le baptême lui-même est ascension céleste couronnée de vision. Au terme de cette ascension, le 44. Marsanès (NH X), éd. W.-P. Funk – P.-H. Poirier – J. D. Turner , Québec – Louvain-Paris, 2000, p. 256-259. 45. Ibid., p. 346-349, traduction modifiée. 46. Voir le commentaire de P.-H. Poirier , ibid., p. 465-468. 47. Mention des παραλήμπτορες (65, 2), d’une source d’eau vive (65, 21-22), du verbe laver (ⲱⲕⲙ 66, 1), d’un sceau (ⲥⲫⲣⲁⲅⲓⲥ 66, 3), de naissance (ⲟ 67, 5) ; tout cela renvoie évidemment à un baptême céleste ; voir le commentaire de P.-H. Poirier , ibid., p. 466-468.
538 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE prophète Marsanès, comme Allogène dans le passage cité plus haut (NH XI 52, 7-15), voit les lumières qui l’entourent et se voit au milieu d’elles, comme le baptisé immergé dans l’eau. Le Livre sacré du Grand Esprit invisible, que Jean-Marie Sevrin considère, à juste titre je pense, comme un « conservatoire des traditions ritu elles sous-jacentes aux autres écrits » séthiens 48, contient un hymne baptismal dont la seconde partie exprime cette étroite communion de la divinité et de l’initié (NH III 66, 22-67, 12) 49 : Ce grand nom qui est tien est sur moi, (toi), l’Autogène sans déficience, (toi) qui n’es pas en dehors de moi. Je te vois, toi l’invisible aux yeux de tous. Qui en effet pourra te saisir ? Sur un autre ton maintenant. Je t’ai connu, je me suis mêlé à l’immuable, je me suis armé d’une armure de lumière, je suis devenu lumière. car la mère était en ce lieu-là, à cause de la beauté immense de la grâce. C’est pourquoi j’ai tendu mes deux mains, j’ai pris forme dans le cercle de la richesse de la lumière, elle est dans mon sein, elle donne forme à la multitude d’engendrés dans la lumière irréprochable.
Vision et illumination, le baptême revêt de lumière le baptisé qui devient lui-même lumière. La rubrique indiquant un changement de ton, de même que l’allusion à un geste rituel des mains 50 et à un cercle sont autant d’indices que cet hymne n’est pas purement littéraire, mais qu’il accompagnait réellement un rite, une pratique symbolique engageant le corps. Ainsi, le baptême pratiqué par les séthiens est-il le reflet d’une liturgie céleste dont les descriptions nous procurent en retour quelques indices de sa réalisation terrestre 51. On retiendra de ce bref survol que, s’il a existé une telle chose qu’une religion séthienne, son culte était centré sur un baptême qui était partici48. J.-M. Sevrin, Le dossier baptismal séthien. Études sur la sacramentaire gnostique, Québec – Louvain – Paris, 1986, p. 253. 49. Livre sacré du Grand Esprit invisible, éd. et trad. R. Charron, dans Écrits gnostiques, p. 511-572 (p. 546-547). 50. « Les deux mains » ou « les mains jointes » ⲉⲩⲕⲏⲃ ; voir sur cette expression le commentaire de J.-M. Sevrin, Le dossier baptismal séthien, p. 132-133. 51. A. Cosentino, Il battesimo gnostico : dottrine, simboli e riti iniziatici nello gnosticismo, Cosenza, 2007, p. 124 : « In questo senso nei testi sethiani si fa spesso riferimento all’idea del battesimo come specchio. Il battesimo terrestre è lo specchio di quello vero, « il santo battesimo che supera i cieli, l’incorruttibile ».
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pation à une liturgie céleste 52 , vision divine, déification. Il existe quelques études consacrées au baptême séthien, dont une monographie très fouillée par Jean-Marie Sevrin ; aucune cependant n’a porté attention à la formule « devenir dieu » ou à cet aspect très particulier du baptême séthien qui peut être vu, à mon avis, comme un indice d’une réelle « mystique séthienne ». III. L e s
t e x t e s oph i t e s
Dans les sources ophites identifiées par Tuomas Rasimus en revanche, le Livre des secrets de Jean, l’Hypostase des archontes, l’Écrit sans titre sur l’origine du monde, Eugnoste et la Sagesse de Jésus Christ 53, le vocabulaire de la déification brille par son absence et le baptême y occupe une place qui ne paraît pas centrale 54 . On est là, semble-t-il devant une tradition 52. J.-M. Sevrin, Le dossier baptismal séthien ; J. D. Turner , « The Sethian Baptismal Rite », dans L. Painchaud – P.-H. Poirier (éd.), Coptica-Gnostica-Manichaica. Mélanges offerts à Wolf-Peter Funk, Québec – Louvain, 2006, p. 941992 ; A. Cosentino, Il battesimo gnostico ; B. A. Pearson, « Baptism in Sethian Gnostic Texts », dans D. H ellholm et al. (éd.), Ablution, Initiation, and Baptism: Late Antiquity, Early Judaism, and Early Christianity = Waschungen, Initiation und Taufe: Spätantike, frühes Judentum und frühes Christentum, New York, 2011, p. 119-143. 53. Ce sont l’Écrit sans titre sur l’origine du monde, l’Hypostase des archontes, Eugnoste, la Sagesse de Jésus-Christ et les sources hérésiologiques : I rénée , Adversus Haereses 1.30, Origène , Contra Celsum 6, 24-38 et Épiphane , Panarion 26 ; voir T. R asimus , Paradise Reconsidered in Gnostic Mythmaking. Rethinking Sethianism in the Light of Ophite Evidence, Leyde, 2009. 54. L’Écrit sans titre comporte une polémique anti-baptismale dans un passage où des « vases d’eau (ⲩⲇⲣⲓⲁ < ὑδρία) qui sont en Égypte » (122, 13-20) font allusion aux vases d’eau contenant des démons envoyés en Égypte par Salomon. Dans ce passage, le mot ⲩⲇⲣⲓⲁ a été malencontreusement corrigé en ⲩⲇⲣⲁ (< ὕδρα, hydre) par A. Böhlig (A. Böhlig – P. L abib , Die Koptisch-gnostische Schrift ohne Titel aus Codex II von Nag Hammadi im Koptischen Museum zu Alt-Kairo, Berlin, 1962), contre-sens amplifié par M. Tardieu (Trois mythes gnostiques. Adam, Éros et les animaux d ’Égypte dans un écrit gnostique de Nag Hammadi (II,5), Paris, 1974 ; voir L. Painchaud, « Salomon en Haute-Égypte: les jarres (HUDRIA) de Salomon dans le Témoignage véritable (NH IX 70,8b-30) et L’Écrit sans titre sur l’origine du monde (NH II 122,16b-20) », dans A. M ardissorian et al., Mélanges Jean-Pierre Mahé, Paris, p. 507-518; aussi J. Doresse , Les livres secrets des gnostiques d ’Égypte. Introduction aux écrits gnostiques coptes découverts à Khénoboskion, Paris, 1958, p. 269 n. 38, et S. Giversen, « Solomon und die Dämonen », dans M. K rause (éd.), Nag Hammadi Studies III, Leyde, 1972, p. 16-21, et L. Painchaud, L’Écrit sans titre : Traité sur l ’origine du monde (NH II,5 et XIII,2 et Brit. Lib. Or. 4926[1]), Québec – Louvain, 1995, p. 473-475. Le Témoignage véritable emprunte aussi à cette légende (NH X, 79,11-30) ; voir J.-P. M ahé – A. M ahé , « Notice de Témoignage véritable », dans Écrits gnostiques, p. 1398-1399.
540 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE de spéculations théologiques et exégétiques qui ne fait guère de place à la contemplation ou à l’expérience mystique. La dimension rituelle n’en était cependant pas entièrement absente, comme semble l’attester le diagramme ophite décrit par Origène dans son Contre Celse, où il est question d’une onction rituelle, un sceau associé à l’ascension de l’âme 55.
IV. L e s
t e x t e s va l e n t i n i e ns
Absent dans les sources ophites, omniprésent dans le corpus séthien, le thème de la divinisation est plus rare dans les sources valentiniennes conservées à Nag Hammadi 56. Il y est toutefois bien attesté et, comme dans le corpus séthien, en contexte baptismal. À la fin du Témoignage véritable 57, un baptisé est divinisé et prend son élan vers le haut, échappant à l’ennemi qui le guette (NH IX 74, 21-24) 58 : Il le baptis[a] et le . . . [ . . . . ] . [ . ] . . . il fut divinisé (ⲁⲛⲟⲩⲧⲉ), prit son élan [vers le haut] et on ne l’a pas saisi…
On retrouve ici une idée présente dans Zostrien : le baptême, en « divinisant » celui qui le reçoit, le rend insaisissable aux puissances qui empêcheraient son ascension céleste. Dans le contexte d’un écrit fortement polémique contre le martyre et le baptême d’eau, on est ici en présence d’une interprétation spirituelle du baptême, véritable divinisation du baptisé. Les textes liturgiques qui suivent l’Exposé du mythe valentinien du codex XI de Nag Hammadi forment avec lui un ensemble réunissant instruction, rituel baptismal et eucharistie, qui pourrait, selon Jean-Pierre Mahé, refléter la préparation catéchétique au baptême administré dans la nuit pascale 59. Le deuxième fragment sur le baptême, qu’il faudrait citer ici en entier, s’il n’emploie pas explicitement les termes diviniser ou divi55. Voir à ce sujet T. R asimus , Paradise Reconsidered, p. 243-279. 56. Ce sont, d’après Einar Thomassen, le Traité tripartite, l’Évangile selon Philippe, la Première Apocalypse de Jacques, l’Interprétation de la gnose et l’Exposé valentinien, le Traité sur la résurrection et l’Évangile de vérité, auxquels il ajoute des textes dont l’origine valentinienne serait possible (l’Exégèse de l ’ âme et l’Authentikos Logos) ou qui auraient pu subir une réécriture valentinienne (la Prière de l ’apôtre Paul et Eugnoste (E. Thomassen, « Notes pour la délimitation d’un corpus valentinien à Nag Hammadi », dans Les textes de Nag Hammadi et le problème de leur classification, p. 233-259. 57. Sur l’arrière-plan valentinien du Témoignage véritable, voir J.-P. M ahé , « Le Témoignage véritable et quelques écrits valentiniens de Nag Hammadi », dans Les textes de Nag Hammadi et le problème de leur classification, p. 233-242. 58. Le Témoignage Véritable (NH IX, 3) : Gnose et Martyre, éd. A. et J.-P. Mahé, Québec – Louvain – Paris, 1996, p. 150-151. 59. J.-P. M ahé , « Exposé du mythe valentinien », p. 1504-1505.
«TU AS VU LE PÈRE ET TU DEVIENDR AS PÈRE»
541
nisation, est tout entier imprégné du thème. Ce deuxième baptême amène l’initié « … hors du charnel dans le spirituel (NH XI 42, 14-15). Le baptisé a part à la perfection et à l’éternité comme dans les Trois Stèles (NH XI 42, 30-43, 19) 60 » : [Telle] est la façon dont nous fûmes conduits, [à partir de la ressemblance sé]minal[e, . . . . . [ . . . . . . ] . . vers une forme parfai[te (ⲁⲩⲙⲟⲣⲫⲏ ⲧⲉⲉ[ⲓⲁ) […] .puisque nous sommes devenus ét[e]rn[els . . . . ] (ⲁⲱ]ⲉ ⲁⲓ[ⲱ]ⲛ[ⲓⲟⲥ . . . ]) car nous avons [reçu la rédemption du Chris]t.
Le Traité tripartite, qui n’utilise pas le terme divinisation ou diviniser, présente néanmoins le baptême comme union avec le Père dans la connaissance (NH I 128, 14-129, 8) 61 : (afin) que le Père soit un avec eux (les baptisés), le Père Dieu qu’ils ont confessé dans la foi et qui leur a accordé d’être unis avec lui dans la connaissance. Or le baptême … est appelé « vêtement de ceux qui ne s’en dévêtent pas » … « infaillible confirmation de la vérité » … « silence » … « chambre nuptiale » (ⲙⲁ ⲛⲉⲉⲉⲧ) … « lumière sans déclin et sans feu » … « vie éternelle », c’est à dire l’immortalité.
Ici, le baptême est union avec le Père et emprunte pour se dire diverses métaphores dont celle de la chambre nuptiale et de la lumière, lumière que portent les baptisés et qui les porte tout à la fois, de sorte qu’ils deviennent eux-mêmes lumière (NH I 128, 36-129, 5). « Lumière sans déclin et sans feu », le baptême est encore « vie éternelle » (ⲓⲱⲛ ⲁ ⲉⲛⲏⲉ) et « immortalité » (ⲓⲁⲧⲙⲟⲩ), caractéristiques de la divinité (129, 6-8). On remarquera que ces noms du baptême ne sont pas exclusifs au valentinisme et que la désignation de celui-ci comme vêtement et lumière ou illumination sont courantes ailleurs 62 . Outre les fragments liturgiques sur le baptême et l’eucharistie, et ce passage baptismal du Traité tripartite, l’Évangile selon Philippe est, parmi les textes valentiniens, celui qui offre le plus important contenu rituel 63. Baptême, vision et identification à l’objet de la vision y sont associés dans l’extrait que j’ai cité au début de cet exposé. 60. Se référer au texte copte tel qu’établi par W.-P. Funk , Concordance des textes de Nag Hammadi : Les Codices X et XIA, Sainte Foy – Louvain – Paris, 2000, p. 326 et pour la traduction, à J.-P. M ahé , « Exposé du mythe valentinien », p. 1531-1532. 61. Le Traité tripartite (NH I, 5), E. Thomassen – L. Painchaud, dans Écrits gnostiques, p. 125-206 (p. 197-198). 62. Voir le commentaire d’Einar Thomassen, Le Traité tripartite (NH I, 5), p. 143-146. 63. J.-M. Sevrin, « Pratique et doctrine des sacrements dans l’Évangile selon Philippe. Dissertation présentée pour l’obtention du grade de Docteur en théologie », Université Catholique de Louvain, 1972 ; voir le résumé dans la Revue théologique de Louvain 4 (1973), p. 134-135.
542 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Un autre passage de l’Évangile selon Philippe qui explicite la nature particulière de ce lien de la vision avec les éléments du baptême, l’eau et le chrême (EvPhil 69, 8-14 6 4) : Personne ne peut se voir dans l’eau ou dans un miroir sans lumière. Et tu ne peux (te) voir à la lumière sans eau ou miroir. C’est pourquoi il faut baptiser dans les deux, dans la lumière et dans l’eau ; la lumière, c’est le chrême 65.
Le baptême est donc un miroir, miroir parce qu’eau et lumière. La juxtaposition de ces deux passages montre que deux thèmes se trouvent imbriqués dans cette «mystique baptismale », la connaissance de soi et l’assimilation du baptisé à l’Esprit, au Christ et au Père par le truchement de la vision procurée par le baptême en tant que miroir d’eau et de lumière 66. V. L e s
au t r e s sou rce s ch r ét i e n n e s a nci e n n e s
Ce thème de la divinisation n’est pas exclusif aux sources gnostiques, il est bien attesté dans la littérature patristique et s’enracine dans les Écritures judéennes et chrétiennes. Jules Gross lui a jadis consacré une importante monographie 67 à laquelle il faut ajouter celle de Norman Russel 68. Pourtant, ni Victor Saxer 69, qui cite pourtant des textes, notamment de 64. Évangile selon Philippe, L. Painchaud, p. 361. 65. Bel exemple de membra disiecta de l’Évangile selon Philippe, ce passage est étroitement relié à celui qui nous occupe, dont il éclaire le sens alors que plusieurs pages les séparent. En fait, tout se passe comme si on avait voulu laisser au lecteur le soin de découvrir progressivement le sens du texte en le parcourant ; voir L. Painchaud, « La composition de l ’Évangile selon Philippe (NH II, 3) : une analyse rhétorique », dans Society of Biblical Literature 1996 Seminar Papers, Atlanta, 1996, p. 35-66. 66. Notons que le texte ne dit pas que le baptisé est devenu l’Esprit, ou le Christ ou qu’il deviendra le Père, mais plutôt qu’il devient ou deviendra esprit, christ ou père, c’est-à-dire quelque chose de l’ordre de l’Esprit, du Christ et du Père ; il ne faut donc pas capitaliser ces termes. Voir la note de G. L. Borchert (« An Analysis of the Literary Arrangement and Theological Views in the Coptic Gnostic Gospel of Philip », TH. D. Dissertation, University of Princeton, 1967, p. 181), sur l’inconsistance des traductions de Wilson et de Catanzaro à cet égard. Ménard capitalise tout ; Isenberg capitalise les deux occurrences de Christ, mais pas celles de père ni d’esprit. Le problème ne se pose évidemment pas en allemand. 67. J. Gross , La divinisation du chrétien d ’après les Pères grecs, op. cit. 68. N. Russell , The Doctrine of Deification in the Greek Patristic, Oxford Early Christian Studies, Oxford, 2004. 69. V. Saxer , Les rites de l ’initiation chrétienne du ii e au vi e siècle. Esquisse historique et signification d ’après leurs principaux témoins, Spolète, 1988. Victor Saxer considère que la doctrine valentinienne « relativise le caractère surnaturel du baptême » (p. 71) en mettant l’accent sur la connaissance, ce qui me semble découler
«TU AS VU LE PÈRE ET TU DEVIENDR AS PÈRE»
543
Clément d’Alexandrie (Paed. 1, 98, 3), qui parlent de la divinisation opérée par le baptême ni, plus récemment, Everett Fergusson 70, dont les index thématiques ne comportent aucune entrée aux termes divinisation ou déification, n’ont prêté attention à cet aspect central du baptême aux premiers siècles, aussi bien dans la religion séthienne que dans le christianisme. Les termes θέωσις ou θεοποίησις n’apparaissent pas davantage dans l’index grec, ni les termes divinisation ou deification dans l’index thématique des trois volumes d’Ablution, Initiation and Baptism. Late Antiquity, Early Judaism and Early Christianity 71. Le thème de la divinisation est traité sur le plan strictement théologique chez Irénée par Ysabel de Andia. Pour celle-ci, toute l’économie du salut, telle qu’elle est déployée par l’évêque de Lyon, consiste en l’acquisition de l’incorruptibilité par l’homme par la participation à l’Esprit 72 , l’esprit qui est Eau du ciel. En résumé et pour conclure, les textes de Nag Hammadi, soit hermétiques, séthiens ou valentiniens, mais non les textes ophites, font une large place au thème de la θέωσις ou de la θεωποίησις, toutefois, l’expression « devenir dieu » et les autres expressions analogues, bien attestées dans les sources hermétiques et séthiennes, sont absentes des sources valentiniennes qui se sont approprié cette idée en la christianisant. Ce thème est toujours associé au rituel du baptême, donc à une pratique, à une expérience vécue en communauté, une expérience qui engage le corps et les sens. Il n’existe pas une unique origine de ce thème ; comme toute chose, il est le résultat complexe de la rencontre de multiples traditions et influences. On pensera avec Norman Russell, du côté du monde gréco-romain, à l’évhémérisme, au culte des souverains, à la participation à la divinité du myste dans certains cultes, à l’hermétisme – pensons aussi à ce que Russel appelle le paradigme juif, qui prend sa source littéraire dans la vision du trône et des ossements desséchés du livre d’Ézéchiel 73. John Turner suggère que cette étroite association du baptême et de l’expérience visionnaire dans la tradition séthienne pourrait bien prendre sa source, du moins partielle-
d’une perception extrêmement réductrice de la conception valentinienne du baptême. Pour Saxer, l’empreinte gnostique aurait « profondément marqué, et quelquefois masqué et déformé, la doctrine chrétienne du baptême » (p. 71). 70. E. Fergusson, Baptism in the Early Church: History, Theology, and Liturgy in the First Five Centuries, Grand Rapids (Mich.), 2008. Contrairement à l’ouvrage de Saxer qui se limite aux sources canoniques ou orthodoxes, Fergusson étend son enquête aux sources apocryphes et hétérodoxes. 71. D. H ellholm et al. (éd.), Ablution, Initiation, and Baptism, op.cit. 72. Y. de A ndia, (Homo vivens. Incorruptibilité et divinisation de l ’homme selon Irénée de Lyon, Paris, 1986, p. 22) consacre évidemment tout un chapitre au baptême, régénération en Dieu (p. 218). 73. N. Russell , The Doctrine of Deification in the Greek Patristic, p. 53-78.
544 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE ment dans les lustrations rituelles exigées par le service du temple 74 . Audelà de l’inspiration théorique littéraire, l’enracinement historico-religieux de cette tradition pourrait bien se trouver dans les mouvements baptistes des Judéens de Palestine 75. Quoi qu’il en soit de leurs origines, il me semble que la pratique séthienne du baptême et sa pratique chrétienne des premiers siècles, qu’elles soient orthodoxe ou hétérodoxe, ouvre un espace à l’expérience mystique qui paraît en être un élément central et non pas une conséquence marginale. En ce sens, on pourrait dire que l’expérience mystique, la « cognitio dei experimentalis », qui est privatisée et marginalisée par le christianisme latin loge au cœur du séthianisme et des christianismes antiques, qui lui offraient un cadre à la fois théologique et rituel, donc communautaire 76. April DeConick suggère de voir dans l’élaboration de la sacramentaire chrétienne une « démocratisation » de pratiques mystiques 77 ; peut-être cette démocratisation a-t-elle aussi contribué à leur oblitération.
74. Voir J. D. Turner , Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition, p. 242, et aussi « To See The Light: A Gnostic Appropriation of Jewish Priestly Practice and Sapiential and Apocalyptic Visionary Lore », dans R. M. Berchman, Mediators of the Divine: Horizons of Prophecy and Divination in Mediterranean Antiquity, Atlanta, 1998. 75. S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du vi e siècle avant notre ère au iii e siècle de notre ère. Des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p. 248-250. 76. Alors que le christianisme latin va marginaliser cette expérience mystique, la rendre exceptionnelle et la renvoyer à la sphère du privé ; voir à ce sujet H. Geybels , Cognitio Dei Experimentalis. A Theological Genealogy of Christian Religious Experience, Louvain, 2007. 77. A. DeConick , « What is Early Jewish and Christian Mysticism ? », p. 23.
L’ÂME EN FUITE :
LE TRAITÉ GNOSTIQUE DE L’A LLOGÈNE (NH XI, 3) ET LA MYSTIQUE JUIVE Madeleine Scopello Correspondant de l ’Institut Centre national de la recherche scientifique, Paris
Summary In his report on the heavenly ascent of a half human, half divine personage – the Stranger –, the author of Allogenes was influenced by Middle and Neoplatonic thought. But the author also inserted in the tractate several motifs and themes which belong to mystical Jewish trends. This Jewish background has been ignored till now. The purpose of my paper is to draw attention on these motifs, and bring out their meaning in the Gnostic context of Allogenes. We take here into account the angelic figure of Youel, shaped on the Tetragrammaton angel Yaoel (see Apocalypse of Abraham and III Enoch). In Allogenes 52,7-15, the tractate describes the weakness and flight of Allogenes’ soul facing the vision – a way to express his condition of ecstasy which finds close parallels in Daniel as well as in some Jewish esoteric texts and in Philo of Alexandria. Résumé Ce traité de Nag Hammadi, qui met en scène le voyage céleste d’un initié mi-humain mi-divin – l’Étranger –, présente, au-delà d’une indubitable structure philosophique post-platonicienne, des thèmes et motifs relevant du judaïsme mystique. Ces motifs, jusqu’ici ignorés, sont mis en lumière et contextualisés dans cet article. On y examine plus précisément la figure de l’ange Youel, modelée sur celle de Yaoel, l’ange du Tétragramme (voir Apocalypse d’Abraham et III Hénoch), et on fournit une analyse détaillée du passage décrivant l’affaiblissement et la fuite de l’âme d’Allogène, au seuil de la vision (52, 7-15). Ces images, qui permettent d’approcher autant que possible par l’expression l’extase de l’initié, trouvent leur origine dans le livre de Daniel, dans certains textes du judaïsme mystique ainsi que chez Philon d’Alexandrie.
Conservé dans le codex XI de la bibliothèque copte de Nag Hammadi, le traité gnostique de l’Allogène 1 est constitué d’une trentaine de pages de 1. W.-P. Funk , P.-H. Poirier , M. Scopello, J. D. Turner , L’Allogène (NH XI, 3)), Québec/Louvain/Paris, 2003. Je cite dans le présent article ma traducLa mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109021 ©
546 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE papyrus. L’auteur y expose une série de révélations que le protagoniste du traité – qui porte le nom symbolique d’Allogène, l’Étranger – reçoit lors d’un parcours intérieur qui le mène aux plus hauts degrés du panthéon gnostique, jusqu’au seuil de l’Un. Les révélations accordées à Allogène sont au nombre de sept, ce qui n’est pas sans intérêt. Si les cinq premières révélations lui sont communiquées par un ange, Youel 2 , les deux dernières lui sont en revanche transmises par des entités appelées les Luminaires de Barbélo 3. Après chaque révélation, Allogène a une expérience visionnaire qui lui permet d’entrevoir ce qu’il n’avait fait qu’entendre. Cet enseignement culmine dans la contemplation des êtres divins qui s’échelonnent jusqu’au Véritablement Étant. Tout au long du texte est soulignée la teneur ésotérique de l’enseignement qui, selon les normes en usage dans les cercles gnostiques, ne peut être communiqué qu’à une élite restreinte 4 . Dans la fiction littéraire du traité, c’est Allogène lui-même qui relate l’instruction qu’il a reçue et les visions qu’il a eu le privilège de contempler. Ce compte rendu des diverses étapes de son aventure spirituelle épouse la forme d’un long discours qu’Allogène adresse à son disciple et fils spirituel, Messos 5. Allogène a été également chargé par les révélateurs de consigner ces secrets dans un livre qu’il a écrit presque sous la dictée angélique 6. Allo-
tion, publiée en ce volume. Voir également Nag Hammadi Codices XI, XII, XIII, Volume Editor Ch. W. H edrick , NHC XI, 3 Allogenes, p. 173-285 (Introduction: A. Clark Wire; Transcription and Translation: J. D. Turner with O. S. Wintermute , Notes: J. D. Turner), Leyde/New York/København/Köln, 1990. Cet ouvrage a été réimprimé dans The Coptic Gnostic Library. A Complete Edition of the Nag Hammadi Codices, vol. 5, Leyde/Boston/Köln, 2000. Voir aussi K. L. K ing, Revelation of the Unknowable God, with Text, Translation and Notes to NHC XI, 3 Allogenes, Santa Rosa CA, 1995. 2. Ces cinq révélations sont consignées en XI, 3 45, 6-57, 23. 3. De ces deux révélations, la première est relatée en XI, 3 59, 8-60, 12 et la seconde en XI, 3 61, 24-67, 38. Les noms des Luminaires de Barbélo sont fournis en XI, 3 56, 24-25. Il s’agit de Salamex, Semen et Armé. 4. Par ex., XI, 3 50, 15-17. 22-32 ; 52, 19-28 ; 60, 8-10 ; 64, 19-23 ; 67, 33-38 ; 68, 16-23. 5. Le nom de Messos, toujours cité dans la formule « mon fils Messos », est mentionné en XI, 3 49, 39-40; 50, 18 ; 68, 28 ; 68, 35-69, 1. 14-16. Il s’agit probablement d’un nom symbolique, tout comme celui de son maître Allogènes, l’Étranger. Messos évoque le terme Μέσος, le milieu. Cela indiquerait la nature intermédiaire de Messos, qui fait le lien entre Allogène, récipiendaire de la révélation, et ceux auxquels il est chargé de transmettre l’enseignement retranscrit par Allogène (XI, 3 68, 27-31 ; 69, 15-16). 6. Voici ce qu’ordonne l’un des Luminaires de Barbélo à Allogène dans la partie finale du traité (XI, 3 68, 16-23) : « Écri[s] [les] choses que je te [di]rai et que je te remémorerai pour ceux qui en seront reconnus dignes après toi ; et tu placeras ce livre sur une montagne et tu invoqueras le gardien : ‘Viens ô Terrible !’ ».
L’ÂME EN FUITE: LE TR AITÉ GNOSTIQUE DE L’A LLOGÈNE
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gène confie à son héritier Messos la mission de proclamer à son tour le contenu du livre à ceux qui en seront dignes 7. Seule la traduction copte de ce document nous est parvenue, par le biais de la collection de Nag Hammadi, mais il ne fait pas de doute que la version originelle de ce texte a été composée en grec, par un auteur gnostique rompu tant aux techniques de la spéculation philosophique qu’à la théologie de la gnose. Plus singulièrement, l’auteur de cet écrit s’est employé à présenter un contenu des plus abstraits, le monde des intelligibles, par le truchement de personnages de la mythologie gnostique. Les concepts fondamentaux de la tradition platonicienne ont ainsi été transcrits par l’auteur dans des images propres à la gnose, et adaptés à son contenu. Influencé par le moyen platonisme, notamment pour ce qui a trait à la théologie négative, l’Allogène s’inscrit néanmoins dans la mouvance du néoplatonisme, comme le montrent la théorie de l’Un qui y est exposée et la réflexion sur la triade « vie – existence – connaissance » 8. La présence d’éléments philosophiques se rattachant au néoplatonisme conduit à situer l’Allogène, dans sa version grecque, à une époque plus tardive que la majorité des écrits de Nag Hammadi, c’est-à-dire dans la deuxième moitié du iii e siècle ; quant à la traduction copte, elle date de la moitié du iv e siècle. Dans son original grec, ce document connut une certaine diffusion : le philosophe Porphyre 9 nous apprend que Plotin avait confié à quelques disciples de son école de Rome la tâche de réfuter des textes rédigés par des gnostiques. Parmi ces textes, Porphyre mentionne une « apocalypse de l’Allogène ». Le traité retrouvé à Nag Hammadi correspond en toute probabilité à l’exposé à la fois gnostique et philosophique que cite Porphyre 7. « Proclame ces choses, ô mon fils Messos » (XI, 3 69, 15-16). Ainsi qu’Allogène le rappelle, il a reçu l’ordre de dévoiler à Messos le contenu du livre. 8. Sur les rapports de l’Allogène, et plus largement de la littérature dite ‘séthienne’, avec le moyen et le néoplatonisme, voir l’ouvrage de J. D. Turner , Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition, Québec/Louvain/Paris, 2001. Voir également, du même auteur, l’introduction à L’Allogène, op. cit. En ce qui concerne la triade « vie, existence, connaissance », reste fondamental l’article de P. H adot, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les sources de Plotin, Vandoeuvres/Genève, 1960, p. 105-157. 9. Porphyre , Vie de Plotin 16. On peut consulter utilement le volume Porphyre, La Vie de Plotin, tome II, Études d ’introduction, texte grec et traduction française, commentaire, notes complémentaires, bibliographie par L. Brisson, J.-L. Cherlonneix , M.-O. G oulet-Cazé , R. G oulet, M. D. Grmek , J.-M. Flamand, S. M atton, D. O’Brien, J. Pépin, H. D. Saffrey, A.-Ph. Segonds , M. Tardieu et P. Thillet, Paris, 1992. Plus particulièrement, voir la contribution de M. Tardieu, « Les gnostiques dans la Vie de Plotin. Analyse du chapitre 16 », ibid., p. 503-563. Voir également P.-H. Poirier , T. S. Schmidt, «Chrétiens, hérétiques et gnostiques chez Porphyre. Quelques précisions sur la Vie de Plotin 16,1-9», Comptes rendus de l ’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 154/2 (2010), p. 913-936.
548 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE et qui ne rencontra pas, selon ses dires, le succès escompté dans le cercle de Plotin. Il en alla vraisemblablement de même pour une « apocalypse de Zoroastre », retrouvée également à Nag Hammadi sous le titre de Zostrien (NH VIII, 1) 10. Les études que l’Allogène a suscitées à l’heure actuelle soulignent, à juste titre, son contenu philosophique 11. Si cette dimension du traité est avérée, il importe toutefois de mettre en évidence les autres traditions qui ont concouru à la genèse de cet écrit. L’identification de ces traditions nous a amenée à tourner nos regards vers le judaïsme et, plus particulièrement, vers ses courants ésotériques où la spéculation mystique occupe une place de choix. Nous avons été conduite dans cette direction par l’étude du personnage de Youel 12 , l’ange qui, dans le traité gnostique, se charge de dévoiler à l’initié, Allogène, les secrets divins. Youel est aussi présent dans un autre texte de Nag Hammadi, Zostrien (NH VIII, 1) 13, où il est également investi d’une fonction de révélateur. Le nom de Youel, évoque celui d’un autre ange qui, bien que rarement attesté dans les textes conservés, joue un rôle de tout premier plan dans la mystique juive : il s’agit de l’ange Yaoel qui porte en lui la marque du Nom, du Tétragramme divin. C’est ainsi qu’il est présenté dans l’Apocalypse d’Abraham 14 , pseudépigraphe nourri de spéculations sur la Merkabah 10. Voir l’étude de M. Tardieu et P. H adot, Recherches sur la formation de l ’Apocalypse de Zostrien et les sources de Marius Victorinus, Bures-sur-Yvette, 1996. 11. Ainsi les ouvrages de J. D. Turner et K. L. K ing, cités à la note 1. Nous avons nous-même, dans le commentaire de l’Allogène que nous préparons pour la collection « Bibliothèque copte de Nag Hammadi », insisté sur l’apport de la tradition platonicienne. 12. Nous avons consacré deux études à Youel : M. Scopello, « Youel et Barbélo dans le traité de l’Allogène », dans Colloque international sur les textes de Nag Hammadi (Québec 22-25 août 1978), éd. B. Barc , Québec-Louvain, 1981, p. 374382. Voir aussi M. Scopello, « Autour de Youel et Barbélo à Nag Hammadi », dans E ad., Femme, Gnose et Manichéisme. De l ’espace mythique au territoire du réel, Leyde, 2005. 13. Sur ce traité, voir l’édition commentée de C. Barry, W.-P. Funk , P.-H. Poirier , J. D. Turner , Zostrien (NH VIII, 1), Québec/Louvain/Paris, 2000. Youel apparaît aussi dans l’Évangile des Egyptiens. 14. Apocalypse d’Abraham X, 4 : « Va, Yaoel, toi qui portes Mon nom ». Cf. ibid., XII, 11. Ce traité, conservé en vieux slave, se compose de deux parties : I-VIII (vocation d’Abraham et destruction des idoles fabriquées par Térah) ; IX-XXXI (sacrifice et vision d’Abraham). La deuxième partie est particulièrement influencée par la mystique du char, ainsi que l’a, le premier, noté G. H. Box, Apocalypse of Abraham and Ascension of Isaiah, London, 1918. Nous citons dans cet article la traduction de B. Philonenko -Sayar et M. Philonenko, L’Apocalypse d ’Abraham, dans La Bible. Écrits intertestamentaires, édition publiée sous la direction d’A. Dupont-Sommer et M. Philonenko, Paris, 1987, p. 1697-1730 (texte traduit, présenté, et annoté). Cf. également The Apocalypse of Abraham, translated by R. Rubinkiewicz , revised
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(le char et le trône divins). Dans ce traité, Yaoel est guide et instructeur, tout comme Youel dans l’Allogène ; il accompagne en effet le voyage céleste du patriarche, scandé par diverses extases, et lui révèle les secrets des mondes divins. Yaoel figure également comme le premier des soixante-dix noms de Métatron – le Prince de la Face – dans un traité ésotérique juif appartenant à la littérature dite des Palais où est relatée l’ascension d’êtres privilégiés vers les sept demeures célestes. Le traité en question s’intitule Sepher Hekhaloth ou Livre hébreu d’Hénoch (III Hénoch) 15. Pour être tardif (datet-il du v e ou même du vi e siècle ?) 16, ce texte contient néanmoins des traditions plus anciennes, apparentées à la Merkabah. Il faut noter que, dans le traité de Nag Hammadi, Youel accuse une dimension féminine : l’ange est constamment présenté comme « Youel, celle de toutes les Gloires » 17. L’auteur de l’Allogène a élaboré, ou fait sienne, une tradition gnostique qui a féminisé l’ange Yaoel. On retrouve, du reste, les vestiges de cette tradition dans quelques textes manichéens, où Youel est associée à la Vierge de Lumière 18. Cette même dimension féminine, étrangère à l’Apocalypse d’Abraham ou au III Hénoch, paraît ressurgir, d’une manière indirecte, dans quelques traités kabbalistiques du Moyen Âge, parmi lesquels le Sepher ha Bahir. Dans ces textes, Yaoel se diffracte, comme dans un jeu de miroirs, en quelques entités féminines : Kavod, la gloire (l’Allogène associait Youel et les Gloires), Shekina, la Présence de Dieu, ou encore Bakol, fille d’Abraham 19. Les spéculations sur Yaoel-Youel, retenues dans l’Allogène et dans quelques autres gnostica, ont pu influencer, par des chemins qui restent à préciser, certains écrits kabbalistiques, en enrichissant le personnage de and noted by H. G. Lunt, dans The Old Testament Pseudepigrapha, Apocalyptic Literature and Testaments, vol. I, éd. C. H. Charlesworth, New York, 1983, p. 687-705. 15. Voir Ch. Mopsik , Le livre hébreu d ’Hénoch ou Livre des Palais. Traduit de l’hébreu, introduit et commenté, suivi de « Hénoch c’est Métatron », par Moché I del , Paris, 1989. Voir aussi H. Odeberg, 3 Enoch or the Hebrew Book of Enoch, 2 eme édition, New York, 1973 et P. A lexander , 3 (Hebrew Apocalypse of) Enoch, in The Old Testament Pseudepigrapha, éd. C. H. Charlesworth, op. cit., vol. I, p. 223-315. 16. Sur sa datation, voir Ch. Mopsik , Le livre hébreu d ’Hénoch, p. 17-18. 17. Cf. XI, 3 50, 19-20 ; 52, 13-14 ; 55, 34 ; 57, 25 où Youel est définie ⲧⲁⲛⲓⲉⲟⲟⲩ ⲧⲏⲣⲟⲩ ⲟⲩⲏⲗ. Une seule exception est représentée par XI, 3 55, 18 : « [celle des grandes] Gloires Youel ». La titulature « celle de toutes les Gloires » est aussi présente en Zostrien. Pour le thème de Youel-la Gloire, je renvoie à mon étude « Autour de Youel et Barbélo à Nag Hammadi », op. cit. 18. Cf. également « Autour de Youel et Barbélo », art. cit., pour les références. On ne retiendra ici qu’un passage de Théodoret de Cyr , Haereticarum Fabularum Compendium I, 26 (PG 83, 380) où une vierge mâle, vierge de lumière, appelée Ioel, intervient au moment de la création d’Ève. 19. Références aux textes dans « Autour de Youel et Barbélo à Nag Hammadi ».
550 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE l’Ange du Nom de nouveaux aspects ignorés par les littératures apocalyptiques des premiers siècles. Ce n’est toutefois pas cette question que nous entendons développer présentement. Cependant, la réflexion relative à Youel-Yaoel n’est pas inopportune dans l’économie de ce travail, car c’est par son biais que nous nous sommes posé la question suivante : comment l’auteur de l’Allogène avait-il eu connaissance d’une tradition aussi particulière que celle de l’ange Yaoel ? N’aurait-il pas également emprunté d’autres thèmes et motifs véhiculés par certains courants mystiques du judaïsme ? Il nous a semblé possible de répondre par l’affirmative en étudiant l’angélologie de l’Allogène. Les nomina que Youel prononce dans deux longues prières 20 qui accompagnent l’ascension de son protégé Allogène ne s’expliquent qu’en référence aux pratiques ésotériques de certains cercles juifs. Ce ne sont pas tant des noms d’anges que Youel prononce, mais plutôt des invocations du Nom, déclinées selon des techniques marquées par le sceau du secret. L’on ne s’attardera pas davantage sur ce point que l’on traitera ailleurs. Nous aimerions, en revanche, attirer l’attention sur une brève section du traité XI, 3 qui porte la trace d’une expérience mystique vécue par Allogène. Les expressions et les tournures qui marquent les étapes décisives de cette expérience, et l’aspect presque technique qu’elles sous-tendent, acquièrent leur pleine signification dans une confrontation avec des tournures analogues retenues dans des textes du judaïsme mystique. Nous lisons en XI, 3 52, 7-15 : ⲁ[ⲥ]ⲁⲃⲏ[ⲧ ⲓⲧⲁⲯⲩ]ⲭⲏ ⲁⲩⲱ [ⲁ]ⲉⲓⲉⲃ[ⲟⲗ ⲁⲉⲓⳃⲧ]ⲟⲣ ⲉⲙⲁⲧⲉ ⲁⲩ[ⲱ ⲁⲉ]ⲓⲕⲟⲧ ⲉⲣⲟⲉⲓ ⲟⲩⲁ[ⲁⲧ ⲁ]ⲉⲓⲛⲁⲩ ⲉⲡⲓⲟⲩⲟⲉⲓⲛ ⲉ[ⲧⲕⲱ]ⲧⲉ ⲉⲣⲟⲉⲓ ⲡⲓⲁⲅⲁⲑⲟⲛ ⲉⲧⲏⲧ ⲁⲉⲓⲛⲟⲩⲧⲉ ⲁⲩⲱ ⲁⲥⲱ ⲉⲣⲟ ⲟⲛ [ⲓ] ⲧⲁⲛⲓⲉⲟⲟⲩ ⲧⲏⲣⲟⲩ ⲟⲩⲏⲗ ⲁⲥⲟⲙ ⲛⲁⲓ [Mon â]me [devint] faible et [je] m’en[fuis, je fus] très [trou]blé [et je] me retournai en moi-mê[me]. Je vis la lumière [qui] m’[ent]ourait et le bien qui était en moi ; je devins dieu. Ensuite celle de toutes les Gloires, Youel, me toucha et me rendit force.
Dans cette brève section, Allogène retrace devant Messos les différents moments de son expérience mystique. Chaque terme, soigneusement choisi par l’auteur du traité, est dense de signification. Allogène se souvient en premier lieu de l’affaiblissement (ⲁ[ⲥ]ⲏ[ⲧ) de son âme. À cet état, qui s’apparente à un début de modification de la conscience, il réagit par la fuite ([ⲁ]ⲉⲓⲉⲃ[ⲟⲗ), entendons une perte de conscience, une évasion audelà des confins de l’âme, vers les territoires situés au plus profond de soi. 20. Ces deux prières sont conservées en XI, 3 54, 6-26 et 54, 28-37. Elles trouvent des parallèles dans d’autres traités de Nag Hammadi.
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Celle-ci s’accompagne d’un grand trouble (ⲁⲉⲓⳃⲧ]ⲟⲣ). Ces trois étapes, qui s’enchaînent les unes aux autres, aboutissent à un retournement sur soi (ⲁⲉ]ⲓⲕⲟⲧ ⲉⲣⲟⲉⲓ), qui débouche sur une vision ([ⲁ]ⲉⲓⲛⲁⲩ). Cette vision s’opère dans deux directions : la contemplation de la lumière qui entoure l’initié et celle du Bien qu’il découvre en lui-même. Cette double-vue intérieure modifie substantiellement la nature d’Allogène : il devient, en effet, dieu (ⲁⲉⲓⲛⲟⲩⲧⲉ), c’est-à-dire comme un dieu, part de Dieu. Analysons les différents moments de cette section de l’Allogène, illustrée par des termes techniques. L’â m e
affa i bl i e
Le terme copte ⲃⲃⲉ 21 traduit l’équivalent greco-copte ἀσθενεῖν, « s’affaiblir, manquer de force ». La collection de Nag Hammadi ne comporte aucune occurrence du terme copte ou du terme greco-copte dans un contexte d’expérience mystique. Il faut considérer le livre de Daniel pour trouver une description de l’état d’affaiblissement dans un contexte visionnaire. Il s’agit de la grande vision finale 22 (Dan 10, 1-12, 13), sorte de fresque apocalyptique, qu’un ange-interprète a pour mission de dévoiler à Daniel. Les réactions de ce dernier face à la vision sont relatées en Dan 10, 8-10, et il en résulte d’abord un affaiblissement de ses forces. Dan 10, 8 (LXX) 23 s’exprime ainsi : Et je fus laissé seul et je vis cette grande vision (καὶ ἐγὼ κατελείφθην μόνος καὶ εἶδον τὴν ὅρασιν τὴν μεγάλην ταύτην), et il ne me fut laissé aucune force (καὶ οὐκ ἐκατελείφθη ἐν ἐμοὶ ἰσχύς) et voici qu’un esprit 21. Voir W. E. Crum, A Coptic Dictionary, Oxford, 1939, p. 805 a. 22. Le chapitre 10 s’articule ainsi (cf. M. Delcor , Le Livre de Daniel, Paris, 1971, p. 205) : vv. 1-3 : comment Daniel reçut la révélation d’une parole divine et se mit à jeûner ; vv. 4-8 : Daniel aperçoit un Ange (il s’agit de Gabriel) ; vv. 9-14 : frayeur du voyant, ce qui explique l’intervention de l’Ange qui a entendu sa prière. L’Ange est chargé de faire comprendre à Daniel ce qui adviendra à la fin des jours ; vv. 15-18 : à cette nouvelle, le voyant perd la parole et devient inconscient ; l’Ange lui porte secours ; vv. 20 ss. et chapitre 11 en entier : contiennent la révélation, décrivent les luttes entre Séleucides et Lagides, le rôle d’Antiochus Épiphane et la fin du persécuteur. Le chapitre sert d’introduction aux ch. 11 et 12, qui constituent l’ultime grande révélation du livre. 23. Nous suivons l’édition de J. Ziegler , Susanna. Daniel. Bel et Draco, Göttingen, 1954. Nous indiquons en note l’édition de A. R ahlfs (Septuaginta, vol. II Libri Poetici et Prophetici) lorsque les lectures retenues diffèrent. Voir également Susanna. Daniel. Bel et Draco, éd. J. Ziegler . Editio secunda. Versionis iuxta LXX interpretes textum plane novum constituit Olivier Munnich. Versionis iuxta «Theodotionem» fragmenta adiecit Detlef Fraenkel , Göttingen, 1999.
552 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE se tourna contre moi pour me corrompre (καὶ ἰδοὺ πνεῦμα ἐπεστράφη ἐπ᾿ ἐμὲ εἰς φθοράν) et je n’eus plus de force (καὶ οὐ κατίσχυσα).
Voici ce qu’on lit en revanche dans Dan 10, 8 selon la version de Théodotion : Et je fus laissé seul et je vis cette grande apparition (καὶ ἐγὼ ὑπελείφθην μόνος καὶ εἶδον τὴν ὀπτασίαν τὴν μεγάλην ταύτην) et mes forces me vinrent à manquer (καὶ οὐκ ὑπελείφθη ἐν ἐμοὶ ἰσχύς) et ma gloire fut tournée en corruption (καὶ ἡ δόξα μου μετεστράφη εἰς διαφθοράν) et je ne fus plus maître de ma force (καὶ οὐκ ἐγκράτησα ἰσχύος].
Pour le texte masorétique, citons la traduction œcuménique de la Bible (TOB) : Je restai donc seul et regardai cette grande apparition. Il ne me resta aucune force ; mes traits bouleversés se décomposèrent et je ne conservai aucune force.
Ainsi que la version, plus littérale, de la Bible Osty 24 : Et moi je restai seul et je vis cette grande apparition ; et il ne me resta plus de force, mon éclat fut altéré, détruit, et je ne conservai aucune force.
C’est la métaphore de la force, articulée autour du terme ἰσχύς, force aussitôt mise en cause par la mention de son anéantissement, qu’adopte le rédacteur de Daniel : image en miroir et opposée à celle de l’affaiblissement que retient l’auteur de l’Allogène. Dans un cas comme dans l’autre, cet état d’exténuation n’est que le prélude à une réaction de plus grande intensité : une fuite, dans l’Allogène, une torpeur en Daniel. Étudions la suite du texte de Daniel, d’abord selon LXX, puis selon Théodotion. (Dan 10, 9 LXX) : J’entendis 25 le son de son (sc. de l’Ange) discours (καὶ ἤκουσα τὴν φωνὴν λαλιᾶς αὐτοῦ), je tombai sur ma face, contre terre (ἐγὼ ἤμην πεπτωκὼς ἐπὶ πρόσωπόν μου ἐπὶ τὴν γῆν). (Dan 10, 9 θ) : Et j’entendis le son de ses paroles et comme je l’écoutai (καὶ ἤκουσα τὴν φωνὴν τῶν λόγων αὐτοῦ καὶ ἐν τῷ ἀκοῦσαί με αὐτοῦ) j’étais dans la torpeur, ma face contre terre (ἤμην κατανενυγμένος, καὶ τὸ πρόσωπόν μου ἐπὶ τὴν γῆν).
Les formules ἤμην π ε π τωκὼς ἐ πὶ πρόσω π όν μου ἐ πὶ τὴν γῆν de la LXX et la variante de Théodotion ἤμην κατανενυγμένος traduisent le texte masorétique « j’étais en torpeur sur ma face, et ma face contre terre ». La racine hébraïque concernée est radam, laquelle indique l’état de torpeur, ou de ‘léthargie’ qui envahit l’homme. Les Écritures attestent
24. E. Osty – J. Trinquet, La Bible Osty, Paris, 1973. 25. A. R alfhs garde la leçon : « je n’entendis pas (οὐκ ἤκουσα) ».
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à quelques reprises, dans un contexte de vision, des expressions contenant le terme tardema, la torpeur 26. L’idée de tomber dans la torpeur est présente dans le texte de Dan 10, 9 selon LXX, où apparaît la formule « je tombai sur ma face, contre terre (ἤμην π ε π τωκὼς ἐ πὶ πρόσω π όν μου ἐ πὶ τὴν γῆν) ». L’expression « face contre terre », qui dénote le plus souvent un sentiment de révérence 27 devant Dieu, endosse aussi, en l’occurrence, une signification liée à l’état second du visionnaire. Le thème de la torpeur se manifeste avec davantage de clarté dans la version de Théodotion, qui l’introduit par la formule ἤμην κατανενυγμένος 28. Le verbe κατανύσσομαι, dont la signification est « être profondement atteint » 29, suggère, dans certaines occurrences bibliques, l’état de torpeur qui descend sur l’initié : il en va ainsi en Is 29, 10 où la tournure ruah tardema désigne le souffle de torpeur envoyé par Dieu 30, ce qui a été rendu dans la LXX par la tournure π νεύματι κατανύξεως.
26. Dans un contexte visionnaire, les termes radam ou tardema apparaissent dans les occurrences suivantes : 1 Sam 26, 12 (« car la torpeur venant de l’Éternel s’était abattue sur eux ») ; Job 4, 13 (« lorsque divaguent les visions de la nuit, quand une torpeur s’abat sur les humains, un frisson d’épouvante me surprit ») et Job 33, 15 (« dans le songe, la vision nocturne, lorsqu’une torpeur accable les humains »). 27. Cette expression compte environ 55 occurrences dans la Bible. Cf. Concordance de la traduction œcuménique de la Bible, Paris, 1993, p. 370. 28. L’imparfait suivi d’un participe passé est un exemple de conjugaison péri phrastique, utilisée dans le Nouveau Testament ; la forme ἤμην (1ere personne sing. de l’imparfait de εἶναι) est attestée dans le grec néotestamentaire. Cf. F. BlassA. Debrunner , Grammatica del Greco del Nuovo Testamento, Brescia, 1982, § 98 et § 352. 29. Sur ce verbe, voir l’article éclairant de M. H arl , « Les origines grecques du mot et de la notion de ‘componction’ dans la Septante et chez ses commentateurs (katanussesthai) », dans E ad., La langue de Japhet. Quinze études sur la Septante et le grec des chrétiens, Paris, 1992, p. 77-93. Ce terme, ainsi que le substantif équivalent, est un néologisme de la LXX. M. Harl montre que l’acception de ‘componction’ et de ‘repentir’ n’est pas le sens original de ce terme, mais qu’il a été introduit par les commentateurs patristiques. Citons ici l’une des conclusions auxquelles elle est parvenue, qui intéresse notre propos : « le mot et le verbe que nous avons étudiés (…) ont probablement correspondu dans le milieu juif qui les a vu naître et se développer (du Pentateuque grec au Siracide et à Théodotion) à un intérêt particulier porté sur les phénomènes d’égarement d’origine divine (ἔκστασις), de torpeur consécutive à une manifestation divine, de grande frayeur surnaturelle » (art. cit., p. 93). Sur ce verbe, voir G. W. E. L ampe , A Patristic Greek Lexicon, Oxford, 1961, p. 713 (κατανύσσω) ; Bauer-A land, Griechisch-deutsches Wörterbuch zu den Scriften des Neuen Testaments, 6 e ed., Berlin/New York, 1988, col. 844 (κατανύσσομαι). 30. Is 29, 10 : « Car l’Éternel a répandu sur vous un esprit de torpeur (ruah tardema) » : cette expression est reprise en Rom 11, 8.
554 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE La racine hébraïque radam, qui apparaît également au ch. 8, 18 du même livre de Daniel 31 , revêt un sens quasi technique, que l’on retrouve en Gn 2, 21 (torpeur d’Adam) et en Gn 15, 12 (torpeur d’Abraham). Dans la traduction par la LXX de ces deux derniers passages, le terme n’est pas rendu par une périphrase, comme en Dan 10, 9, mais par un seul et unique mot : ἔκστασις. Ce fait n’est pas sans intérêt : le rédacteur de Daniel mentionnait l’état psychologique de la torpeur d’extase consécutive à l’affaiblissement. C’est également pour décrire le début de l’expérience extatique d’Allogène que l’auteur du traité éponyme a introduit l’état de l’ἀσθένεια de l’âme. Cet affaiblissement sera suivi d’une « fuite », d’une « sortie » 32 – selon le langage métaphorique employé par l’auteur gnostique –, thème que nous aborderons ultérieurement. En quoi consiste cet affaiblissement ? Dans le livre de Daniel, il est à la fois physique et psychique. Physique, car est soulignée, puisque les forces lui manquent, l’incapacité du visionnaire à se tenir debout – impuissance à laquelle remédiera l’intervention de l’Ange, ainsi que l’explique Dan 10, 10-11 33. Psychique, car le bouleversement intérieur se lit sur le visage du visionnaire : « ma gloire (δόξα) (« mon éclat », dans le TM) fut tournée en corruption » (Dan 10, 8 Θ), ainsi que le TM et les versions grecques le soulignent par des expressions légèrement différentes. Décrivant l’âme qui s’affaiblit (XI, 3 52, 7), l’auteur de l’Allogène désigne par le terme psyche l’homme en son entier. C’est donc sa nefesh, son souffle, et non sa ruah qu’il vise, en ramassant en un seul terme, psyché, à la fois l’affaiblissement qui saisit les membres du corps et ceux de l’âme. Dans le livre de Daniel, le voyant, au plus intense de la vision, n’était plus en mesure de se maintenir sur ses pieds puisqu’il connaissait une perte de conscience. Transparaît ici la doctrine du Ὁ Ἑστώς : la station debout, qui connote la stabilité, ne caractérise que Dieu tandis qu’à l’homme échoit
31. Dan 8, 18 : «Il parlait avec moi et je tombai en léthargie, la face contre terre» (traduction TOB pour TM) ; LXX : μετ᾿ ἐμοῦ ἐκοιμήθην ἐπὶ πρόσωπον χαμαί ; on lit en q : πίπτω ἐπὶ πρόσωπόν μου ἐπὶ τὴν γῆν. 32. XI, 3 52, 8 : « je m’enfuis ». 33. Dan 10, 10-11 (TM) : « Et voici qu’une main me toucha ; elle me mit, tout tremblant, sur les genoux et les paumes de mes mains. Et l’homme me dit : ‘Daniel, homme des prédilections, comprends les paroles que je te dis et tiens-toi debout à ta place, car maintenant j’ai été envoyé vers toi’. Tandis qu’il me disait cette parole, je me mis debout tout tremblant » (traduction du TM, selon TOB). Dans la lecture retenue par Rahlfs en Dan 10,10 (LXX) on mentionne « les genoux et la plante des pieds » ; cette lecture n’est pas retenue dans l’édition de Ziegler. Quant à Théodotion, les seuls genoux sont mentionnés. Le toucher de l’ange joue également un rôle dans l’Allogène XI, 3 52, 15. En Daniel, il intervient également en 10, 16 (l’ange touche les lèvres de Daniel) et en 10, 18 (il me toucha à nouveau et me réconforta).
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l’instabilité 3 4 . Ce concept revient à maintes occasions dans les textes gnostiques 35. Quant au traité de l’Allogène, y est soulignée plutôt la difficulté qu’éprouve l’initié, en dépit des encouragements de l’ange révélateur, à se tenir debout 36. Daniel 10, 8-11 n’est pas l’unique exemple d’un récit d’extase dont la formulation est comparable à celle de l’Allogène. Des écrits mystiques juifs, consacrés au voyage céleste d’Hénoch abondent également d’éléments remarquables. Affaiblissement, torpeur, âme en fuite, âme restituée composent un répertoire des réactions du visionnaire très proches de celles que connaît Allogène (XI, 3 52, 7-15). Citons en guise d’exemple III Hénoch 1, 7-14, où l’entrelacs de thèmes éclairant le contexte de la vision est tout à fait significatif : Mais dès que les princes du char m’eurent regardé, je fus saisi de secousses et me suis mis à trembler. Je suis tombé de tout mon long, et perdis connaissance à cause du rayonnement de l’apparence de leurs yeux et de l’éclat de l’aspect de leur visage 37.
Dans cet écrit, c’est également un ange, Métatron, qui remet l’initié debout sur ses pieds (ibid. 1, 15-17) : Aussitôt est venu Métatron, le Prince de la face, qui m’a restitué mon âme et qui m’a remis sur pied, mais il n’y avait pas encore assez de force en moi pour dire un chant devant le Trône glorieux du Roi glorieux.
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en fuite
Après l’affaiblissement du prophète, le livre de Daniel décrivait l’état de torpeur qui s’emparait de lui. L’Allogène recourt, quant à lui, à une métaphore relevant du champ sémantique de la fuite (XI, 3 57, 8). Les auteurs biblique et gnostique expriment, par deux images différentes, la même idée : l’abandon de soi, la sortie de soi, est nécessaire au surgissement de la vision. 34. La doctrine du ὁ ἑστώς est exploitée par Philon dans plusieurs de ses traités. Je renvoie, pour les références, à M. H arl , Quis rerum divinarum heres sit, Introduction, traduction et notes, Paris, 1966, note 4, p. 101. Parmi les principaux passages, on peut citer De Gigantibus 49 ; De Posteritate 14, 19, 23, 27. 35. Voir l’étude de M. A. Williams , The Immovable Race. A Gnostic Designation and the Theme of Stability in Late Antiquity, Leyde, 1985. 36. En Daniel également, l’ange réconforte l’initié : Dan 10, 12.18. 37. Traduction de Ch. Mopsik , Le Livre hébreu d ’Hénoch, p. 99-100 ; cf. commentaire, ibid., p. 170, où notre regretté collègue cite un passage complémentaire de grand intérêt. Il s’agit de Hekhalot Rabbati 24, 3 « où le mystique, au seuil du septième palais, ‘sue et tremble, est pris d’effroi, s’affole et est saisi de frayeur, s’évanouit et tombe à la renverse’ ».
556 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE La forme verbale copte employée en XI, 3 52, 8 ([ⲁ]ⲉⲓⲉⲃ[ⲟⲗ), parfait affirmatif du verbe ⲉⲃⲟⲗ 38, traduit le grec ἐκφεύγω, διαφεύγω ou encore ἐξέρχομαι ἀπό. Cette image de l’éloignement de soi ou de la fuite que propose l’auteur de l’Allogène, trouve une comparaison intéressante dans l’Apocalypse d’Abraham à laquelle nous avons déjà fait référence pour expliquer la figure de l’ange Yaoel/Youel. Le chapitre X de cette apocalypse juive partage aussi avec l’Allogène (XI, 3 52, 7-15) d’autres thèmes. Nous lisons dans l’Apocalypse d’Abraham X, 1-5 : Il arriva que j’entendis la voix qui me clamait ces paroles et je regardai ici et là. Voici, il n’y avait pas un souffle humain et mon esprit se remplit d’effroi. Mon âme s’échappa de moi, j’étais comme une pierre et je tombai à terre, car je n’avais plus la force de me tenir debout sur terre. Comme j’étais encore face contre terre, j’entendis la voix du Saint qui disait : ‘Va, Yaoel, toi qui portes mon nom, par le moyen de mon nom ineffable, relève cet homme et fortifie-le en chassant son effroi !’ Et vint l’ange qu’Il m’avait envoyé sous l’aspect d’un homme : il me prit par la main droite et me remit sur mes pieds (traduction B. Sayar-Philonenko et M. Philonenko).
Remarquons que l’expression « mon âme s’échappa de moi » de l’Apocalypse d’Abraham X, 3 est très proche de la tournure employée dans l’Allogène : « je m’enfuis » (ou « je m’échappai ») (XI, 3 52, 8). Notons aussi le lien établi par l’auteur de cette apocalypse entre le moment où l’âme s’échappe – lorsqu’Abraham quitte son état psychique – et le moment où il tombe à terre, face contre terre. Il s’agit du même état que celui décrit par le livre de Daniel : l’état de la torpeur mystique (tardema). Cet abandon de soi est provisoire, l’intervention de l’ange Yaoel mettant fin à cet état particulier : l’ange saisit en effet Abraham par la main et le remet sur ses pieds (Apocalypse d’Abraham X, 5). Il en va de même dans l’Allogène, où l’ange Youel, par un geste, scelle l’expérience visionnaire de l’initié tout en lui rendant ses forces (XI, 3 52, 15). Nous avions remarqué en Daniel une semblable intervention angélique. Pour mieux saisir la signification de la métaphore de « l’âme en fuite », il faut maintenant considérer un auteur qui a fait de la fuite, entendons de la sortie de soi, un des fondements de l’expérience mystique : il s’agit de Philon d’Alexandrie, dont l’œuvre s’est révélée à plusieurs reprises éclairante pour notre étude de l’Allogène 39 . Dans l’allégorie philonienne, que construisent quelques-uns des traités de l’auteur, la fuite de l’âme hors d’elle-même est un voyage qui la mène au-delà des frontières de l’intellect, dépassant les facultés du raisonnement. 38. Voir W. E. Crum, A Coptic Dictionary, p. 36 b. 39. Comme il apparaît dans mon commentaire de XI, 3 (à paraître dans la collection BCNH).
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Selon le Quis rerum divinarum heres sit 265 4 0, cette fuite, qui provoque un vide de l’âme en sorte que la place ainsi rendue vacante soit prise par l’esprit de Dieu, conduit au plus profond de soi. Ce départ est donc à la fois retour et retour à soi. En effet, la fuite aboutit ultimement à un état d’ekstasis où l’initié voit la lumière divine. L’enchevêtrement de ces métaphores sur la fuite et sur le retour n’est pas sans rappeler les paroles d’Allogène : « je m’enfuis, je fus très troublé et je me retournai en moi-même » (XI, 3 52, 8-10). C’est principalement autour du personnage d’Abraham que Philon développe, tout au long de ses traités, la métaphore de la fuite. Selon l’interprétation de l’Alexandrin, Abraham est le symbole du voyant et le protagoniste d’une longue quête mystique. Il représente le σοφός « qui ayant échangé l’oreille pour l’œil, afin de voir ce qu’il ne faisait qu’entendre, obtient l’héritage où règne la vue, ayant dépassé celui de l’audition » (De Migratione Abrahami 38) 41. La thématique de la fuite s’inscrit, chez Philon comme avec l’Allogène, dans l’expérience de la connaissance mystique, dont elle constitue une étape fondamentale. Il importe d’ores et déjà de remarquer que, dans l’interprétation philonienne du personnage d’Abraham, la notion de fuite marque la vie tout entière du patriarche. Cette fuite, cette perpétuelle propension à aller au-delà, est une migration (ἀποικία) qui le conduit de la Chaldée jusqu’à la terre promise. Les espaces géographiques qu’Abraham, le premier migrant, l’Ebraios, le Pérate 42 , traverse, deviennent, dans l’allégorie bâtie 40. Abréviation : Quis Heres. Nous suivons la traduction de M. H arl , Quis rerum divinarum heres sit, op. cit. On lit au § 265 : « L’intellect en nous est chassé au moment où arrive le souffle divin ; lorsque celui-ci repart, le nôtre est réintroduit ; car il n’est pas permis que le mortel cohabite avec l’immortel. C’est la raison pour laquelle le coucher du raisonnement, accompagné de ténèbres, engendre l’‘extase’ et le délire venu de Dieu ». La note 4, p. 299 de l’édition de M. Harl précise que « l’homme qui fuit Dieu se cache dans sa propre intelligence, et inversement, en se fuyant il est en Dieu ; les deux intellects sont exclusifs l’un de l’autre. Ce même raisonnement se retrouve dans le De Migratione 7 et 13 ainsi que dans le Legum Allegoriae III, 28-29. Le thème du pneuma de Dieu se substituant à l’intellect de l’homme, a été traité par J. Daniélou, Philon d ’Alexandrie, Paris, 1958. 41. Voir J. Cazeaux, s.j., De Migratione Abrahami. Introduction, traduction et notes, Paris, 1965. Dans le passage philonien, l’épithète de voyant (ὁ ὁρῶν) est appliquée aux prophètes (exégèse de I Sam 9, 9). Les fous, opposés aux sages, sont en revanche « aveugles et myopes » (ibid.). Voir la note n. 2, p. 119 de l’édition citée pour la suprématie de la vue sur l’ouïe (cf. De Confusione 140 ; 148 ; De Sacrificiis 34 ; De mutatione nominum 102) ; sur les rapports entre vision et connaissance, voir De Congressu 47. Cf. note 3, p. 119 pour la symbolique d’Abraham, le voyant : cf. De Mutatione 84 ; De Migratione 125. 42. Cf. Quis heres, op. cit., p. 47-48, note no 3 : « le nom Ἑβραῖος signifie migrateur (περάτης : litt. Celui qui ‘passe’, traduction de la racine h-b-r en Gn 14, 13) ». M. Harl renvoie, sur ce sujet, au De Migratione Abrahami 20, passage que nous citons selon la traduction de J. Cazeaux, op. cit., Paris, 1965, p. 107: « (Joseph)
558 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE par Philon, des espaces intérieurs (De Migratione 20). Ils deviennent aussi des étapes de sa quête religieuse, car Abraham sort (ἐξάγειν) de Chaldée 43 – la science astronomique, fondée sur l’observation du monde visible – pour parvenir, à l’issue de son cheminement intérieur, à la connaissance du Dieu Unique 4 4 . Dans le dessein philonien poursuivi par le Quis heres, le thème des ‘migrations’ d’Abraham, marqué par les mots ἀποικία et μετανιστάναι, se prête aussi particulièrement bien à l’illustration du parcours de l’âme, fondé sur des éloignements successifs du monde sensible (corps, sens et langage) pour aboutir au repos dans la maison du Père. Abraham rejoint sa patrie au terme d’un itinéraire fait d’abandons et de dépouillements : Il le fit sortir au-dehors (ἐξήγαγεν) des prisons du corps, des cavernes des sens, des ruses du langage trompeur et par-dessus tout, hors de lui-même, hors de l’illusion selon laquelle pensée et compréhension dépendraient de sa libre et toute puissante décision (Quis Heres 85).
Il en ira de même pour l’âme dont le patriarche se fait le symbole. Le thème de la fuite comme expérience mystique aboutissant à l’extase et celui de la fuite comme weltanschauung de toute âme sont étroitement imbriqués et Philon, dans ses traités, passe sans transition de l’un à l’autre. Cela transparaît à nouveau à travers quelques passages du Quis heres. Lisons le § 68 qui répond à l’interrogation : « Qui donc sera l’héritier ? » ; la réponse est que, pour hériter des biens divins, il faut sortir du monde et de soi-même : Qui sera donc l’héritier ? Ce n’est pas l’esprit qui reste enfermé, de son propre gré, dans la prison du corps, mais celui qui aura été délivré de ses chaînes, qui aura été libéré, et sera sorti hors des murs (ἔξω τειχῶν a été fier de son appartenance à la race des Hébreux (Gn 40, 15), qui toujours voyagent (μετανίστασθαι) du sensible vers l’intelligible (hébreu se traduit par ‘émigrant’ [περάτης γὰρ ὁ Ἑβραῖος ἑρμηνεύεται]) ». 43. Quis heres 96 : exégèse de Gn 15, 7 ; le terme utilisé dans la LXX est ἐξαγαγών. 44. Sur ce point, Quis heres 98 : « Le bienfait nouvellement accordé est d’hériter de la sagesse que ne saisit pas la sensation, mais que peut recevoir l’intellect tout à fait pur ; pour cette sagesse, la meilleure des migrations (ἀποικία) s’effectue : l’âme émigre (μετανισταμένης) hors de l’astronomie vers la science de la nature (…) hors du créé vers l’incréé, hors du monde vers le créateur et père du monde ». Ibid., 99 : « Ceux dont les pensées sont encore chaldaïques mettent leur foi dans le ciel ; mais celui qui a émigré (μεταναστάντα) d’ici-bas a foi dans le conducteur du ciel, le cocher du monde entier, Dieu ». Voir aussi Quis heres 289 : « exil (μετανάστασις) loin de l’opinion chaldéenne, pour aboutir à l’opinion qui aime Dieu, c’est-à-dire loin du créé sensible pour aller vers la cause intelligible et créatrice, tout cela donne l’ordre et l’équilibre ».
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προεληλυθὼς) et se sera, si l’on peut dire, abandonné lui-même ; « celui qui sortira de toi (ὃς γὰρ ἐξελεύσεται ἐκ σοῦ) », dit-il, « celui-ci héritera de toi » (Gn 15, 4).
Ce texte est construit sur deux images spéculaires : l’esprit enfermé dans la prison du corps s’oppose à l’esprit délivré de ses chaînes. La deuxième image en fait jaillir d’autres : l’esprit libéré, l’esprit sorti (προεληλυθώς) hors de ses murs, l’esprit enfin qui s’est abandonné lui-même. À la suite de cet enchaînement d’images, Philon cite Gn 15, 4 au sujet de la progéniture d’Abraham (« celui qui sortira de toi (ἐξελεύσεται) »), dont il dégage par la suite ce qui lui apparaît comme le sens véritable. Dans le Quis heres 69, les personnages d’Abraham et de l’âme se superposent : Si donc, ô mon âme, quelque désir entre en toi d’hériter des biens divins ce n’est pas seulement « la terre », c’est-à-dire le corps, ni « la parenté », c’est-à-dire la sensation, ni « la maison de ton père », c’est-à-dire le langage, que tu abandonneras (καταλίπῃς) mais fuis-toi toi-même (καὶ σαυτὴν ἀπόδραθι), sors de toi-même (καὶ ἔκστηθι σεαυτῆς).
Dans l’interprétation de l’Alexandrin, comme l’a noté Marguerite Harl 45, le passage de Gn 15, 4 « celui qui sortira de toi », cité au § 68, ne renvoie pas tant à l’enfant dont sera gratifié Abraham au soir de sa vie, qu’à un genre de vie qui satisfasse à l’exigence de la sortie de soi-même. Dans cette perspective, l’histoire d’Abraham se fait l’histoire de l’âme. L’allusion aux migrations successives du patriarche, d’après Gn 12, 1, dont Philon évoque brièvement, au § 69 du Quis heres, le sens allégorique – il l’a développé dans le De Migratione avec plus de détails – est le prélude à l’ultime sortie que doit réaliser l’âme : « fuis-toi toi-même, sors de toi-même » (§ 69 in fine). Au § 68 du Quis heres, la métaphore de la sortie de l’esprit hors des murs (προέρχομαι) était construite sur la base de la terminologie de Gn 15, 4 (ἐξέρχομαι). Ce langage de l’abandon et du retrait de soi s’achève en crescendo au § 69, par la percutante formule σαυτὴν ἀπόδραθι καὶ ἔκστηθι σεαυτῆς, « fuis-toi de toi-même, sors de toi-même ». Si le terme ἀποδιδράσκω exprime l’acte de s’enfuir, de s’échapper, de s’évader, l’expression ἔκστηθι σεαυτῆς offre un faisceau plus étendu de significations. La sortie de soi-même, rendue par l’emploi du verbe ἐξίστημι suivi par un génitif, suggère à Philon un autre sens de ce verbe : celui d’être en état d’extase. L’âme en fuite quitte la scène et se laisse envahir par Dieu. Cela éclate dans la suite du texte :
45. M. H arl , Quis heres, op. cit., p. 28.
560 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Sors de toi-même, comme les possédés et les corybantes, (toi, âme) saisie de l’ivresse des bacchantes, transportée par Dieu d’une sorte d’enthousiasme prophétique. L’intelligence qui est emplie de Dieu et qui n’est plus en ellemême (. . .), hors d’elle, conduite par le Véritablement Étant, attirée en haut vers lui, (. . .), voilà l’héritage (Quis heres 69-70).
Si la référence à des images platoniciennes (les bacchantes, les coryban tes) était spontanée chez un homme de lettres tel que Philon, c’est aux allusions bibliques qu’il revient d’offrir la clef d’intelligibilité de ce passage 4 6. C’est en effet par la reprise du thème de la migration d’Abraham qu’est contée la triple migration de l’âme dans la suite du Quis heres. Aux § 71-73 de ce traité – paragraphes dont nous extrayons quelques passages – Philon s’adresse, dans un dialogue imaginaire, à la διάνοια, l’intelligence : Comment es-tu sortie des lieux précédents (πῶς οὖν μετανίστασο τῶν προτέρων ἐκείνων), intelligence, n’hésite pas à nous le dire (…) toi qui répètes sans cesse : « J’ai quitté le séjour du corps (μετῳκισάμην), du moment où je ne tenais plus compte de la chair ; et celui de la sensation, lorsque j’ai considéré tous les objets sensibles comme n’étant pas réellement existants (…) j’ai quitté également le séjour du langage (μετανέστην τοῦ λογοῦ), lorsque j’ai condamné son immense absurdité (…) et son audace était extrême, car il voulait me montrer par des ombres les corps, par des mots les réalités (…). J’ai donc appris qu’il était mieux de m’échapper de tous ces lieux (πάντων τούτων ὑπεξελθεῖν).
Et Philon d’ajouter : Hé bien donc ! de la même façon que tu t’es échappée des autres lieux, échappe-toi de toi-même, sors de toi (τὸν αὐτὸν δὴ τρόπ ον ὅνπερ τῶν ἄλλων ὑπεξελήλυθας, ὑπέξελθε καὶ μετανάστηθι σεαυτῆς (§ 74 in initio).
Cette dernière formule (ὑπέξελθε καὶ μετανάστηθι σεαυτῆς, « échappe-toi de toi-même, sors de toi ») reprend, à peu de mots près, la tournure précédemment employée au § 69 (σαυτὴν ἀπόδραθι καὶ ἔκστηθι σεαυτῆς ). Philon élargit le spectre des termes signifiant la fuite, la sortie – ὑπέρκομαι, μετανίστημι, ἐξίστημι auxquels il ajoutera aussi μετοίκιζειν et ἐξάγειν – pour brosser, avec les mêmes couleurs, aussi bien la migration (ἀπ οικία) d’Abraham que celle de l’âme. Ce langage fait retour aussi dans le De Migratione, les Allégories sur les Lois, le De Ebrietate ou le De Fuga. Sur cette toile de fond se détache l’image de l’exil. Abraham est un ἀλλότριος, un étranger, un πάροικος, résidant et non habitant sur une terre qui n’est pas la sienne. La situation du patriarche, fils d’une autre race
46. Sur le vocabulaire grec de l’extase, M. H arl , Quis heres, op. cit., note 3, p. 28.
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(γένος ἕτερον) 47, d’une race parfaite (τέλειον γένος) 48, ne peut pas ne pas évoquer la situation d’Allogène, le protagoniste du traité gnostique. Qui est en effet Allogène, sinon la figure emblématique de l’exilé conscient du fait qu’il vient d’ailleurs ? Étranger sur terre, car sa race est autre, Allogène, en gravissant les paliers successifs de la connaissance, efface sa παροικία, son exil, en rejoignant les demeures de l’Un. Revenons au sens de la formule « fuis-toi toi-même, sors de toi (ἔκστηθι σεαυτῆς) » du Quis heres 69, adressée à l’âme que symbolise Abraham. La signification d’extase qu’on percevait dans cette expression est précisée ultérieurement dans le Quis heres, aux § 249-266. Le personnage d’Abraham constitue à nouveau le point de départ de la réflexion philonienne. Le verset de Gn 15,12 « au coucher du soleil une ἔκστασις tomba sur Abraham et voici une grande frayeur obscure tombe sur lui » offre à Philon prétexte à s’attarder sur les quatre sens du mot ἔκστασις : fureur délirante, grande stupéfaction, calme de l’intelligence, possession et délire d’origine divine 49. C’est le quatrième type d’extase qu’illustre Abraham. Au moment où l’âme est en fuite, l’homme vertueux, devenu prophète, « n’exprime aucune parole qui lui soit personnelle ; tout est d’autrui, un autre parlant en lui » (ἀλλότρια δὲ πάντα ὑ π ηχοῦντος ἑτέρου) (Quis heres 259). Dans l’interprétation qu’il donne du passage de Gn 15, 2, Philon remarque que la fuite hors de soi se produit au coucher du soleil. Cela signifie symboliquement que l’intellect « se couche », s’efface, quand brille la lumière divine. En effet, explique-t-il, « l’intellect est chassé lorsqu’arrive le souffle divin. Lorsque celui-ci repart, le nôtre est réintroduit, car il n’est pas permis au mortel de cohabiter avec l’immortel » (ibid., 264-265). Après ce détour par les textes philoniens, revenons au passage de l’Allogène qui constituait notre point de départ. La fuite de l’âme qu’expérimente l’initié le mène jusqu’aux insondables profondeurs du soi. Il atteint alors un état qui l’apparente à Dieu, le fait Dieu, par la vision de la lumière et du bien. Une fois encore, on distingue dans l’œuvre de Philon des réflexions qui rencontrent celles du maître gnostique. L’extase divinise l’homme en faisant de lui un être apparenté à Dieu ; c’est la contemplation du bien parfait qui lui confère un état quasi divin (De Migratione 36).
47. Quis heres 278 : « Celui qui s’est ainsi rendu étranger aux siens, sur le conseil divin, comment serait-il raisonnable que de nouveau il s’associe aux mêmes personnes ? Celui qui va devenir le chef d’un autre peuple, le chef d’une autre race (γένος ἕτερον), comment s’adjoindrait-il comme héritier à l’ancienne race ? ». 48. Quis heres 275, exégèse de Gn 5, 15 : « La race parfaite ne connaît ni esclavage ni guerre ; § 276 : la race de l’âme parfaitement purifiée. 49. Sur les quatre sens de l’extase, voir M. H arl , Quis heres, op. cit., p. 39 et bibliographie.
562 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Trois points feront l’objet de notre recapitulation. L’étude de la métaphore de la fuite dans le traité de l’Allogène nous a amenée d’une part à considérer quelques textes relevant de la mouvance ésotérique du judaïsme, d’autre part l’œuvre de Philon d’Alexandrie. Eu égard à la littérature ésotérique juive, échelonnée sur plusieurs siècles, elle laisse entrevoir des milieux où la mystique abandonne le terrain littéraire pour se faire expérience vécue. Cette tendance apparaît en filigrane dans l’Allogène ainsi que dans d’autres textes gnostiques de Nag Hammadi : on y assiste au partage, et à la mise en pratique, de traditions considérées comme secrètes, de la prononciation de noms angéliques jusqu’aux expériences visionnaires. Ce genre d’expériences, dont les textes ne fournissent qu’un pâle aperçu en raison du devoir de réserve auquel étaient tenus leurs auteurs, contribuait à souder le groupe et à en assurer la cohésion. Quant à Philon, il nous semble qu’il a pu jouer un rôle dans l’élaboration de certaines thématiques développées par l’auteur de l’Allogène comme par d’autres auteurs de Nag Hammadi, au rang desquels celui de Zostrien. Ces écrivains ont sans doute puisé chez Philon des thèmes et des traditions tout en les adaptant aux nouvelles exigences de la gnose. En dernier lieu, l’élaboration du personnage d’Allogène dans le traité éponyme de Nag Hammadi n’est pas sans rappeler celle qui fit de l’étranger Abraham, non seulement le symbole du visionnaire et de l’homme en quête de la vérité, mais de l’exilé sur terre à la recherche de ses origines divines. Élaboration dont tout aussi bien Philon que quelques écrits intertestamentaires nous ont laissé la trace.
L E PARCOURS MYSTIQUE DE L’INITIÉ : LE CAS DES L IVRES DE I ÉOU DU CODEX BRUCE (MS BRUCE 96) Eric Crégheur Université Laval, Québec
Summary This paper deals with the journey of the soul in the Books of Ieou (Codex Bruce), from its earthly preparation and separation from the body, to its praise of the unattainable God. Although the current state of the text makes this study difficult, we will nonetheless attempt to provide a systematic presentation not only of the heavenly spheres the soul passes through and of the powers it encounters, but also of all the mysteries and sacraments necessary for this ascent. Résumé Nous nous intéresserons ici au chemin parcouru par l’âme d’après les Livres de Iéou du codex Bruce, de sa préparation terrestre à sa séparation du corps, jusqu’à sa louange du Dieu inaccessible. Bien que l’état actuel du traité rende cette étude difficile, nous chercherons néanmoins à donner une présentation systématique non seulement des lieux traversés par l’âme et des puissances qu’elle y rencontre, mais aussi de tous les sacrements et mystères nécessaires à cette remontée.
Lorsque sont évoqués ensemble la mystique et le christianisme, viennent presque inévitablement à l’esprit les textes issus des communautés dites « gnostiques ». Ces « gnostiques » n’ont en effet pas ménagé les efforts pour réinterpréter des textes fondateurs comme la Genèse à la lumière de leurs croyances et de leurs expériences personnelles du divin, à une époque où des mécanismes de contrôle de la foi n’étaient pas encore en place. Les textes gnostiques sont parvenus jusqu’à nous de différentes façons et à différentes époques. Les grandes œuvres des maîtres gnostiques ne nous sont connues que par des extraits ou des citations des hérésiologues. Quant aux autres écrits gnostiques des ii e et iii e siècles, ils ne nous ont pas été transmis en entier et encore, le peu des traités l’ayant été ne furent pas conservés dans leur langue de composition originale, le grec, mais le plus souvent en traduction copte. Les premiers manuscrits gnostiques coptes sont arrivés en La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109022 ©
564 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Europe au xviii e siècle : la Pistis Sophia du codex Askew (1752) et les deux traités contenus dans le codex Bruce (1769), à savoir les Livres de Iéou et un traité sans titre qu’on appelle communément l’Anonyme de Bruce. Puis, en 1945, une découverte majeure renouvela radicalement notre documentation. Près de la ville moderne de Nag Hammadi, en Haute-Égypte, furent découverts fortuitement treize codices de papyrus renfermant quarante-six écrits distincts, la plupart gnostiques 1. Si la communauté scientifique a assisté à un développement considérable des études gnostiques depuis cette découverte, celle-ci eut cependant pour effet de reléguer dans l’ombre les textes gnostiques coptes connus depuis la fin du xviii e siècle, comme la Pistis Sophia, l’Anonyme de Bruce et les Livres de Iéou. Nous n’insisterons pas sur les difficultés d’une définition de la mystique, une catégorie qui, comme d’autres l’ont déjà noté, est difficile à cerner 2 . Pour les besoins de notre enquête, nous en avons retenu une définition large, à savoir les croyances et les pratiques qui mènent à une union entre l’homme et la divinité, et qui sont souvent cachées ou réservées à un petit nombre d’initiés. À première vue, les Livres de Iéou du codex Bruce, dans lesquels abondent les révélations de mystères célestes et de pratiques rituelles complexes, répondent très bien à cette définition. Nous découvrirons donc le parcours mystique qu’un initié aux mystères des Livres de Iéou aurait suivi, depuis sa préparation terrestre jusqu’à son but ultime, atteindre la sphère céleste la plus élevée de la topographie que propose le traité. Mais avant d’entamer ce périple, arrêtons-nous sur le texte luimême, son histoire, son contenu, son état de conservation et ce que peut réserver une enquête codicologique et papyrologique. I. P r é se n tat ion
du t e x t e et de son h i s toi r e
L’histoire moderne du codex Bruce et des Livres de Iéou L’histoire moderne du codex Bruce et des Livres de Iéou débute dans la seconde moitié du xviii e siècle. Le manuscrit fut acheté par l’explorateur écossais James Bruce en 1769 dans les environs de Thèbes, en HauteÉgypte 3. Bruce, qui était en route vers l’Abyssinie à la recherche de la 1. Pour un aperçu des circonstances de cette découverte, voir J. M. Robinson, « The Discovery of the Nag Hammadi Codices », Journal of Coptic Studies 11 (2009), p. 1-21. 2. Peter Schäfer, pourtant spécialiste du « mysticisme juif », est lui-même mal à l’aise avec cette catégorie ; voir l’introduction de P. Schäfer , The Origins of Jewish Mysticism, Tübingen, 2009. 3. Pour plus de détails, voir E. Crégheur , « Pour une nouvelle histoire de la découverte et de l’état primitif du codex Bruce (1769-1794) », Journal of Coptic Studies 16 (2014), p. 47-68.
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source du Nil, profita de son périple pour collectionner près d’une centaine de manuscrits anciens, surtout arabes et éthiopiens. Il ne ramena en Europe qu’un seul manuscrit copte 4 , manuscrit qui attira rapidement l’attention du chercheur Charles Godfrey Woide. Woide, qui s’intéressait au manuscrit surtout pour des raisons linguistiques 5, en fit une copie diplomatique en 1776 et fut le premier à qualifier les textes qu’il renfermait de « gnostiques » 6. L’intérêt pour les textes du codex Bruce s’éteignit avec la mort de Woide en 1790 et celle de James Bruce lui-même en 1794. Passés aux mains de ses héritiers, les manuscrits qu’il avait ramenés de son voyage furent pour un temps oubliés. En 1843, le lot de quatre-vingt seize manuscrits ramenés par Bruce fut acquis aux enchères par la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford pour £ 1 000 7. Cette acquisition renouvela l’intérêt pour les 4. Bruce mentionna dans ses récits de voyage l’acquisition du manuscrit copte qui porte aujourd’hui son nom. Nous nous inscrivons donc en faux contre tous ceux qui ont prétendu le contraire, le premier étant É. A mélineau, « Le papyrus gnostique de Bruce », Comptes rendus des séances de l ’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1882), p. 221 et « Notice sur le papyrus gnostique Bruce », Notice et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale 29/1 (1891), p. 70. Cette mauvaise information fut ensuite relayée par C. Schmidt, Gnostische Schriften in koptischer Sprache aus dem Codex Brucianus, Leipzig, 1892, p. 6 (« Leider hielt er es nicht für wichtig genug, uns in seinem grossen Werke Travels unto Abyssinia eine nähere Kunde über den Ort des Ankaufes zu geben ») ; puis par M. Tardieu – J.-D. Dubois , Introduction à la littérature gnostique, I. Histoire du mot « gnostique ». Instruments de travail. Collections retrouvées avant 1945, Paris, 1986, p. 83 ; et d’autres. Cela est d’autant plus étonnant qu’en 1808, Étienne Quatremère fit référence aux passages où Bruce mentionne l’acquisition du codex, voir É. Quatremère , Recherches critiques et historiques sur la langue et la littérature de l ’Égypte, Paris, 1808, p. 138, n. 6. 5. Il préparait alors un mémoire sur le dialecte sahidique du copte et désirait amasser le plus de textes possibles écrits dans ce dialecte ; voir J. Bruce , Travels to Discover the Source of the Nile, In the Years 1768, 1769, 1770, 1771, 1772, and 1773. The Second Edition, Corrected and Enlarged. To Which is Prefixed a Life of the Author, vol. I, Édimbourg, 1804, p. cccxl- cccxli. 6. J. Bruce , Travels to Discover the Source of the Nile, In the Years 1768, 1769, 1770, 1771, 1772, and 1773. Appendix. Select Specimens of Natural History, Collected in Travels to Discover the Source of the Nile, in Egypt, Arabia, Abyssinia, and Nubia, vol. V, Édimbourg, 1790, p. 12-13. 7. Voir le catalogue des acquisitions de la Bodléienne pour les années 1826 à 1847 (Bodleian Library, Library Records e. 195), où il est seulement mentionné que les manuscrits de Bruce ont été achetés dans l’année se terminant le 8 novembre 1843. Voir aussi E. Craster , History of the Bodleian Library, 1845-1945, Oxford, 1952, p. 107. L’acquisition par la Bodléienne du codex Bruce ne se fit donc pas en 1848, comme l’affirme Charlotte Baynes dans C. A. Baynes , A Coptic Gnostic Treatise Contained in the Codex Brucianus (Bruce ms. 96. Bod. Lib. Oxford). A Translation from the Coptic : Transcript and Commentary, Cambridge, 1933, p. xiii, relayée par V. MacDermot dans C. Schmidt – V. M acDermot, The Books of Jeû and the Untitled Text in the Bruce Codex Nag Hammadi Studies, Leyde, 1978, p. ix; et par
566 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE textes contenus dans le manuscrit copte. Le chercheur allemand Moritz Gotthilf Schwartze copia son contenu en 1848 avec comme projet d’en faire l’étude 8, projet qui malheureusement n’a jamais abouti en raison de la mort prématurée de Schwartze cette même année. Après la mort de Schwartze, on pouvait craindre que le codex Bruce ne tombât à nouveau dans l’oubli. Or, en 1872, l’égyptologue français Eugène Révillout raviva l’intérêt pour le codex Bruce en annonçant son projet 9 de publier le texte copte complet des deux traités gnostiques rapportés par James Bruce. En marge d’une discussion du traité Sur le mystère des lettres grecques, Révillout affirme : « Je me propose de publier bientôt en entier le texte copte et la version arabe de ce très-curieux manuscrit, en même temps que les deux traités gnostiques qu’a rapportés Bruce […]. Leur publication, en très-grande partie préparée par moi, ne saurait tarder » 10. Malheureusement, ce fut un deuxième projet d’étude sur le codex Bruce qui ne fut jamais mené à terme 11. Bien qu’il ne se soit jamais réalisé, le projet de Révillout eut pour effet d’en inspirer d’autres. On doit la première étude d’envergure sur les textes du codex Bruce à Émile Amélineau. En 1881, il fut, sur sa demande, envoyé à Oxford par le ministère de l’Instruction publique afin de mettre à profit les textes du codex Bruce pour ses études sur le gnosticisme égyptien.
M. Tardieu – J.-D. Dubois , Introduction à la littérature gnostique, I. Histoire du mot « gnostique », op. cit., Instruments de travail. Collections retrouvées avant 1945 p. 83. 8. Cette copie, dont hérita ultimement Adolf Erman, est aujourd’hui perdue. Nous avons bien tenté de la localiser en suivant quelques pistes, dont celle de Georg Steindorff et de Walter Crum, qui héritèrent de certains papiers d’Adolf Erman après la mort de ce dernier, mais en vain. 9. Le texte est lu aux séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par le frère d’Eugène Révillout, Victor : voir E. Révillout, « Séance du vendredi 23 », Comptes rendus des séances de l ’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1872), p. 256. Le mémoire fut extrait et publié en 1873 : E. Révillout, Première étude. Sur le mouvement des esprits dans les premiers siècles de notre ère. Vie et sentences de Secundus, d ’après divers manuscrits orientaux, les analogies de ce livre avec les ouvrages gnostiques (Extraits des comptes rendus des séances de l ’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres pendant l ’année 1872), Paris, 1873. 10. Cf. note 3, p. 314 (cf. E. R évillout, « Séance du vendredi 23 », p. 318). 11. Curieux de savoir si Révillout avait pu faire une copie complète du codex Bruce, nous avons contacté Anne Boud’hors au musée du Louvre, où sont conservées des archives d’Eugène Révillout. Dans un message daté du 7 décembre 2009, elle nous a répondu que : « Des archives Révillout existent effectivement au Louvre. J’ai contacté mes collègues du Louvre et notamment la personne qui s’occupe de ces archives. Il n’y a rien sur le Codex Bruce. Il faut dire, sans être médisant, que Révillout avait tendance à annoncer beaucoup de travaux qu’il ne menait jamais à terme ».
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Il fit un rapport de son enquête dans les Comptes rendus de l ’Académie 12 et donna même un échantillon du texte du codex Bruce et sa traduction française dans son Essai sur le gnosticisme égyptien 13. Dès 1882, il annonça son intention de publier le papyrus, ce qu’il fit finalement près de dix ans plus tard, en 1891 14 . Il accompagna son édition annotée du texte copte d’une traduction française, elle aussi parsemée de notes diverses. La dernière étude importante sur le codex Bruce a suivi de peu celle d’Amélineau. À l’origine de cet autre projet se trouve Adolf von Harnack, qui avait eu connaissance de l’existence du codex Bruce grâce aux travaux d’Amélineau. Ne désirant pas travailler lui-même sur ces textes coptes, il encouragea alors un jeune chercheur, Carl Schmidt, à en faire l’étude. En 1892, Schmidt publia ses Gnostische Schriften in koptischer Sprache aus dem Codex Brucianus 15, œuvre phare qui renouvela nos connaissances sur les traités gnostiques coptes du codex Bruce. En s’appuyant sur les copies de Woide et de Schwartze, Schmidt revisita le manuscrit original et entreprit une réorganisation complète des folios. C’est Schmidt qui, le premier, remarqua qu’il y avait non seulement deux traités différents dans le codex Bruce, mais que ces traités provenaient eux-mêmes de deux manuscrits tout à fait distincts. À ces deux traités incomplets, Schmidt donna le titre de « deux Livres de Iéou » (die beiden Bücher des Jeû) et d’Ancien ouvrage gnostique inconnu (Unbekanntes altgnostisches Werk). Schmidt publia son édition du texte copte avec une traduction allemande et une étude poussée, mais aujourd’hui dépassée, des deux traités. Après le remarquable travail accompli par Schmidt, la recherche sur les traités du codex Bruce s’est plus ou moins éteinte 16. Puis est survenue, en décembre 1945, la découverte d’une collection de textes gnostiques coptes à Nag Hammadi. Cette découverte archéologique majeure rendit alors accessible une nouvelle et abondante source de textes chrétiens gnostiques. Comme nous l’avons mentionné, on aurait pu croire que cette découverte, qui devait et qui a dans les faits stimulé les études sur le gnosticisme, raviverait l’intérêt des chercheurs pour les textes gnostiques coptes connus depuis la fin du xviii e siècle, comme la Pistis Sophia du codex Askew, et 12. É. A mélineau, « Le papyrus gnostique de Bruce », Comptes rendus des séances de l ’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1882), p. 220-228. 13. É. A mélineau, Essai sur le gnosticisme égyptien, ses développements et son origine égyptienne (Annales du Musée Guimet, 14), Paris, 1887, p. 249-257. 14. É. A mélineau, « Notice sur le papyrus gnostique Bruce », Notice et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale 29/1 (1891), p. 65-305. 15. C. Schmidt, Gnostische Schriften in koptischer Sprache aus dem Codex Brucianus Texte und Untersuchungen zur geschichte der altchristlichen Literatur, Leipzig, 1892. 16. À l’exception d’une nouvelle édition critique et d’une traduction anglaise du deuxième traité anonyme du manuscrit réalisées par Charlotte Baynes en 1933 (A Coptic Gnostic Treatise Contained in the Codex Brucianus).
568 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE les deux traités du codex Bruce. Or, la découverte de Nag Hammadi eut pour effet le contraire. Considérant ces textes plus tardifs que ceux des manuscrits de Nag Hammadi, les chercheurs n’y ont presque plus porté attention 17. Présentation des Livres de Iéou Le contenu Avant de passer au cœur de notre enquête, voyons en quoi consistent les Livres de Iéou. Les Livres de Iéou mettent en scène un dialogue post-résurrectionnel entre Jésus et ses disciples. Dans ce dialogue, Jésus révèle à ses disciples la configuration des sphères célestes, qui sont composées d’éons et de trésors, et leur donne les moyens nécessaires pour que leurs âmes puissent traverser ces mondes, c’est-à-dire des sceaux, des chiffres et des incantations. Une fois que sont traversées toutes les sphères et qu’ont été surmontées toutes les embûches posées par les archontes qui les habitent, les âmes parviennent au lieu supérieur où elles peuvent contempler et rendre gloire au Dieu inaccessible. Ces révélations de Jésus sont accompagnées par plusieurs diagrammes et dessins qui illustrent les trésors et les sceaux dont les âmes doivent se marquer. L’état de conservation et l’ordonnancement du traité Les Livres de Iéou sont aujourd’hui incomplets et les plus anciens témoignages sur le codex nous laissent croire qu’ils se trouvaient déjà dans cet état lorsque le codex fut acheté par Bruce en 1769. À l’achat du manuscrit, il ne restait apparemment plus du traité que 46 folios (92 pages) volants et non numérotés 18, dont l’ordre original avait été perdu. La manipulation du codex au fil des années eut comme effet d’aggraver un état de conserva17. Les « deux Livres de Iéou » ont fait l’objet de notre thèse de doctorat, soutenue à l’Université Laval, Québec, le 4 avril 2013; voir E. Crégheur , Édition critique, traduction et introduction des « deux Livres de Iéou » (MS Bruce 96), avec des notes philologiques et textuelles, Thèse de doctorat (Ph.D.) en sciences des religions, Université Laval, Québec, 2013. Les résultats de nos travaux doctoraux seront bientôt publiés aux Presses de l’Université Laval/Éditions Peeters dans la collection Bibliothèque copte de Nag Hammadi : E. Crégheur , Les « deux Livres de Iéou » (MS Bruce 96). Les Livres du grand discours mystérique – Le Livre des connaissances du Dieu invisible – Fragment sur le passage de l ’ âme. Textes établis, traduits et présentés par Eric Crégheur (Bibliothèque copte de Nag Hammadi, section « Textes », 38), Québec/Louvain-Paris-Bristol (CT), Les Presses de l’Université Laval/Éditions Peeters, 2016. L’Anonyme de Bruce, lui aussi préservé dans le codex Bruce, est présentement au centre de nos recherches postdoctorales à l’Université d’Ottawa. 18. À l’exception d’un folio, qui porte un ⲅ dans une marge supérieure du recto et un ⲇ au verso.
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tion déjà précaire. Mais c’est l’intervention des autorités de la Bodléienne sur le codex, quelque part entre son acquisition et 1882 19, qui a porté le plus dur coup au manuscrit. Les folios du codex Bruce furent alors enchassés entre deux feuilles de papier calque et le résultat collé dans un cadre de carton 20. Les feuilles de carton ainsi obtenues ont enfin été reliées sous forme de livre en novembre 1886 21. Le travail ne fut malheureusement pas supervisé ou revu par quelqu’un de compétent en copte : les folios ont été reliés en désordre, certains ont été placés à l’envers, alors que d’autres présentent, sur une même page, un morceau du recto et un du verso du même folio 22 . C’est au cours de cette opération que sept feuillets du codex (trois feuillets [six pages] des Livres de Iéou et quatre feuillets [huit pages] de l’Anonyme de Bruce), parce que probablement trop endommagés, ont disparus 23. Peut-être ont-ils été jetés par le relieur lui-même 24 . Le reclassement des folios réalisé par Carl Schmidt l’a amené à diviser matériellement ce qui restait des Livres de Iéou en six unités distinctes. Ces unités, qui varient entre une et quarante-huit pages, sont séparées les
19. Et non 1886, comme l’affirment M. Tardieu – J.-D. Dubois , Introduction à la littérature gnostique, I. Histoire du mot « gnostique ». Instruments de travail, op. cit. p. 83. En effet, É. A mélineau, « Le papyrus gnostique de Bruce », Comptes rendus des séances de l ’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres [1882], p. 220, est le premier, dès 1882, à rapporter le collage sur carton des feuilles de papyrus du codex Bruce. 20. Après avoir examiné le manuscrit à deux reprises à Oxford, il est impossible, contrairement à ce qu’écrit Émile Amélineau, d’affirmer que « comme le papyrus était écrit au recto et au verso, il a fallu couper les feuilles en deux dans leur épaisseur » (É. A mélineau, « Le papyrus gnostique de Bruce », [1882], p. 220). C’est vraisemblablement Amélineau que reprend Michel Tardieu lorsqu’il affirme que « les feuillets écrits recto verso furent séparés en deux dans leur épaisseur » (dans M. Tardieu – J.-D. Dubois , Introduction à la littérature gnostique. t. I, p. 84). Charlotte Baynes résume bien, en 1933, le sort subi par le codex dans C. A. Baynes , A Coptic Gnostic Treatise Contained in the Codex Brucianus, p. xiv. 21. La date se trouve dans le bas du verso de la couverture du volume relié. C’est probablement de là que vient la confusion relative à l’année où les folios furent collés sur les feuilles de carton. Ce ne serait donc que la reliure de ces feuilles qui aurait été réalisée en 1886. Avant d’être reliées, les feuilles de carton étaient apparemment conservées dans une boîte (selon É. A mélineau, « Les traités gnostiques d’Oxford », Revue d ’histoire des religions 21 [1890], p. 179). 22. C’est le cas des pages 43 et 44 (le côté droit de la p. 43 est en fait le côté gauche placé à l’envers de la p. 44 et vice-versa pour la p. 44 qui est le côté droit placé à l’envers de la page 43) et des pages 71 et 72 (le bas de la p. 71 est en fait celui la p. 72 et le bas de la p. 72 est celui de la p. 71). 23. L’existence de ces feuillets est attestée par la copie de Woide. 24. C’est l’hypothèse qu’avance Charlotte Baynes (C. A. Baynes , A Coptic Gnostic Treatise Contained in the Codex Brucianus, p. xiv), qui fut reprise comme un fait par Michel Tardieu (M. Tardieu – J.-D. Dubois , Introduction à la littérature gnostique, t. I, p. 84).
570 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE unes des autres par un nombre indéterminé de pages manquantes. Comme Schmidt n’a réalisé aucune enquête papyrologique ou codicologique sur le manuscrit, il ordonna ces unités les unes par rapport aux autres non pas selon des critères matériels, mais en fonction d’une critique interne de leur contenu. Même si de telles enquêtes codicologiques ou papyrologiques n’étaient évidemment pas pratiques courantes à la fin du xix e siècle, il s’agit là d’une lacune importante qu’il fallait pallier. Deux séjours à Oxford nous ont permis de nous attaquer à ce problème. L’enquête codicologique et papyrologique S e s d i f f ic u lté s et se s l i m ite s
Comme nous l’avons déjà mentionné, chacun des folios du codex Bruce fut placé entre deux feuilles de papier calque, qui furent ensuite collées dans un cadre de carton. Les feuilles de carton ainsi obtenues ont enfin été reliées sous forme de livre. L’intervention de la Bodléienne sur le manuscrit se fait sentir jusqu’aujourd’hui. Cette opération a d’abord fragilisé un état de conservation déjà précaire. Beaucoup de folios qui étaient intacts et lisibles lors de l’arrivée du manuscrit en Angleterre, sont aujourd’hui soit perdus, soit très endommagés. De plus, ce que nous avons maintenant sous les yeux en feuilletant le manuscrit n’est plus le papyrus lui-même, mais bien le papier calque, dont l’état ne cesse d’empirer. Si la détérioration du papier calque complique évidemment la collation du manuscrit original, elle rend aussi presque impossible toute enquête codicologique ou papyrologique. En effet, comme nous n’avons plus le papyrus directement sous les yeux, il est très difficile de noter la direction des fibres. Nous sommes alors réduits à observer les empreintes laissées par les fibres dans le papier calque. Il est aussi quasiment impossible de relever les kolleseis ou les fibres qui seraient contiguës d’une partie d’un cahier à l’autre partie correspondante. L’observation de la contiguïté des fibres se trouve également entravée par le fait qu’on ait relié les feuilles de carton sous forme de livre. Seul un accès direct au papyrus, sans le filtre du papier calque ou les contraintes de manipulation qu’entraîne la reliure nous permettrait de procéder à un examen codicologique et papyrologique approfondi. Certaines des conclusions auxquelles nous sommes parvenus demeureront donc provisoires et limitées. L e s ré su lt at s de l ’enquête
Avant de présenter le nouvel ordonnancement auquel nous sommes arrivés, voyons d’abord trois conclusions sur lesquelles nous ne nous étendrons pas – parce que ce serait trop long –, mais qui sont néanmoins nécessaires pour mieux comprendre les résultats de notre enquête : 1) les Livres de Iéou auraient appartenu à un volumineux codex de papyrus ; 2) ce codex aurait été composé d’un seul cahier ; 3) l’ordre des fibres de papyrus de cet
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unique cahier aurait alterné entre fibres verticales et horizontales pour la première moitié, et entre fibres horizontales et verticales pour la seconde 25. Reprenons maintenant chacune des six unités délimitées par Schmidt et voyons ce que nous pouvons en dire à la lumière d’une enquête papyrologique et codicologique, aussi limitée soit-elle. La première unité, c’est le folio que Schmidt place au tout début des Livres de Iéou, sur un des côtés duquel – recto ou verso, on ne peut le déterminer –, se trouve dessinée une croix, accompagnée de monogrammes grecs. Comme ce folio ne contient aucun texte, il est difficile de déterminer s’il appartient ou non aux Livres de Iéou. Nous avons deux copies de la deuxième unité des Livres de Iéou. Il s’agit en effet de la célèbre « double introduction », que Schmidt considère comme l’introduction des Livres de Iéou (les pages 1 à 4 et 1a à 4a du manuscrit ; p. 39 à 47 dans l’édition de Schmidt). Cette partie semble bien correspondre à ce dont on s’attend du début d’un traité de ce type. Nous y trouvons d’abord un incipit, qui est suivi d’un prologue dans lequel l’auteur annonce ce dont traite l’ouvrage : « Voici le livre des connaissances du Dieu invisible ». S’amorce ensuite un entretien entre Jésus et ses disciples, au cours duquel quatre principaux sujets, tous liés les uns aux autres, sont brièvement traités avant l’interruption du récit : la crucifixion du monde ; le don de l’intellect à l’âme, qui lui permet d’être sauvée de l’archonte et de ses pièges ; la connaissance de la parole de Jésus, qui permet de porter le ciel en bas et de soulever la terre pour l’envoyer au ciel ; et enfin, la chair de l’injustice et l’ignorance, qui égare une multitude loin de la vie du Père. Cependant, cette introduction, d’un point de vue codicologique, ne peut à première vue appartenir à ce que Schmidt appelle les Livres de Iéou. En effet, ses fibres alternent entre horizontales et verticales pour la première version (1-4), séquence propre à la deuxième moitié du cahier, tandis qu’elles suivent la séquence horizontales-verticales-verticales-horizontales pour la seconde version (1a-4a). Peut-être nous trouvons-nous devant l’introduction d’un autre traité, placé après les Livres de Iéou, ou provient-elle d’un tout autre manuscrit ? La troisième unité va des pages 5 à 34 du manuscrit (p. 47-78 dans l’édition de Schmidt). Le récit commence abruptement avec l’émanation de IÉOU, le dieu de la vérité. Une fois émis, IÉOU est mis en mouvement par le Père afin de produire d’autres émanations, elles-mêmes appelées « Iéous » 26. Ces Iéous sont à leur tour mis en mouvement afin que 25. Pour notre analyse complète, voir E. Crégheur , Édition critique, traduction et introduction des « deux Livres de Iéou » (MS Bruce 96), avec des notes philologiques et textuelles, Thèse de doctorat (Ph.D.) en sciences des religions, Université Laval, Québec, 2013, p. 59-76. 26. Pour éviter une confusion certaine, nous mettons en lettres capitales le « IÉOU, dieu de la vérité », émis par le Père, pour mieux le distinguer de ses propres émanations, les « Iéous ».
572 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE d’autres émanations en sortent. Toutes ces émanations remplissent les trésors, les demeures célestes des Iéous qui sont représentées figurativement dans le manuscrit par des diagrammes. Cette troisième unité, qui se termine aujourd’hui sur le diagramme « Iéou 28 », devait en compter originellement soixante. Notre enquête codicologique nous a permis d’établir que cette unité, que Schmidt place au début du traité principal, serait plutôt à placer à la toute fin. En effet, ces trente pages de textes présentent une séquence très régulière qui alterne entre des fibres horizontales et verticales, séquence caractéristique de la seconde moitié des cahiers. La quatrième unité est composée de deux folios et va des pages 35 à 38 du manuscrit, selon la classification de Schmidt (p. 79-82 dans son édition). Ce fragment est un hymne incomplet au mystère primordial, qui raconte comment IÉOU a établi les éons. Les quatre pages de cette unité vont du cinquième au treizième éon. Alternant entre fibres verticales et horizontales, cette unité serait, du point de vue codicologique, la toute première partie du traité que Schmidt appelle les Livres de Iéou. La cinquième unité des Livres de Iéou est, avec ses quarante-huit pages, la plus longue des six. La présence d’un titre à la page 53 du manuscrit sert à diviser cette unité en deux parties. La première partie de la cinquième unité couvre les pages 39 à 53 du manuscrit (p. 83-98 dans l’édition de Schmidt) et poursuit abruptement un récit qui semble durer depuis déjà un bon moment. Nous y trouvons en effet Jésus, livrant à ses disciples les informations nécessaires à la traversée des trésors. Ce que nous avons conservé de leur traversée va du cinquante-cinquième au soixantième trésor. La première partie de cette cinquième unité se termine sur un hymne de Jésus à son Père, Dieu inaccessible. Cet hymne est suivi d’un titre : « Le livre du grand discours mystérique » 27. La deuxième partie de la cinquième unité va des pages 54 à 86 du manuscrit (p. 99-138 dans l’édition de Schmidt). Cette partie se distingue des autres par sa forte teneur sacramentaire. Avant la révélation des grands mystères du trésor de la lumière, Jésus annonce à ses disciples qu’il doit leur administrer les sacrements nécessaires : trois baptêmes (de l’eau, du feu et de l’Esprit Saint), le rituel qui a pour but d’enlever des disciples la malice des archontes, et le rituel du chrisme spirituel. Avant de donner à ses disciples le mystère du pardon des péchés, essentiel à leur remontée, Jésus leur révèle celui des douze éons, qui consiste en une série de noms, de chiffres et de sceaux nécessaires pour traverser les éons, au-delà desquels se trouve le lieu des trois archontes. La cinquième unité prend fin alors 27. En copte ⲡϫⲱⲱⲙⲉ ⲙ̄ⲡⲛⲟϭ ⲛ̄ⲗⲟⲅⲟⲥ ⲕⲁⲧⲁⲙⲩⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ, dont la traduction a causé bien des tracas. À notre avis, et contre la leçon de Schmidt, la lettre après le ⲥ de ⲗⲟⲅⲟⲥ apparaît beaucoup plus comme un ⲕ que comme un ⲛ̄. D’ailleurs, le copte n’a pas besoin du ⲛ̄ lorsque le terme est employé dans un sens adverbial, comme c’est le cas ici.
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que Jésus révèle à ses disciples les noms, chiffres et sceaux pour traverser ce lieu. L’analyse codicologique de cette unité nous a permis d’établir que nous aurions là le cœur du cahier, avec les pages 64 et 65 comme milieu. En effet, les pages 39 à 64 alternent entre fibres verticales et horizontales et les pages 65 à 86 entre fibre horizontales et verticales. La sixième unité de Schmidt se compose d’un seul folio et comprend les pages 87 et 88 du manuscrit (p. 139-141 dans l’édition de Schmidt). S’il est vrai que le contenu de ce folio est fort différent d’une page à l’autre, l’examen du manuscrit confirme qu’il s’agit du recto et du verso d’un seul et même folio. La page 87 contient un hymne au mystère développé sur le thème de l’eau, tandis que la page 88 quitte le registre de l’hymne pour décrire le passage de l’âme dans les lieux des archontes. Par sa langue et son contenu, cette dernière unité n’appartenait fort probablement pas à l’origine au même codex que les Livres de Iéou 28. II. L e
pa rcou r s m ys t iqu e de l’ i n i t i é
Après ces considérations préliminaires, venons-en au thème de notre étude, la mystique et le parcours de l’initié dans les Livres de Iéou. Le but ultime de celui qui était initié aux mystères des Livres de Iéou était de parvenir à la plus haute sphère céleste, lieu qui lui permettait non pas d’atteindre directement la divinité suprême, mais plutôt de la contempler et de lui rendre gloire. Ce parcours comptait plusieurs étapes, dont certaines étaient terrestres et devaient donc être réalisées avant l’ascension. C’est ensuite l’âme de l’initié qui entreprenait ce parcours, une fois cette dernière séparée du corps. Il n’est pas clair, d’après ce qui nous reste du traité, si cette ascension pouvait être entreprise uniquement post-mortem, où s’il s’agissait d’une sorte de ravissement caractéristique des apocalypses. Dans leur état actuel, les Livres de Iéou ne disent rien non plus sur l’origine de l’âme ou sur sa nature. Nous sommes renseignés uniquement sur l’ascension de l’âme, l’itinéraire de son parcours mystique, et encore faut-il reconstituer le tout à partir d’éléments pris ici et là dans le texte. Voyons donc la préparation terrestre à laquelle doit se soumettre l’initié d’après les Livres de Iéou, puis le parcours de l’âme lors de sa remontée et les puissances qu’elle y rencontre 29.
28. Pour une image du nouvel ordonnancement auquel nous sommes parvenus, voir le tableau placé en annexe. 29. Voir le schéma du parcours céleste de l’initié en annexe.
574 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE La préparation terrestre de l’initié : l’aspect « sacramentaire » du traité Le parcours mystique de l’initié des Livres de Iéou commence alors que son âme est toujours attachée à son corps physique. Une des particularités du parcours que suivra l’âme de l’initié dans les Livres de Iéou est d’être fortement marqué par l’aspect sacramentaire. Pour les fins de notre enquête, nous entendons sacramentaire dans un sens très large, à savoir « toute pratique rituelle qui entretient un rapport avec l’accès au salut ou sa manifestation » 30. Les sacrements donnés par Jésus à ses disciples, disciples qui agissent comme prototypes des initiés qui suivront, y ont une double fonction. Des sacrements préalables à la révélation de mystères Dans un premier temps, certains sacrements sont préalables à la révélation de mystères qu’il est nécessaire de connaître avant l’ascension. Ces sacrements servent ainsi à initier le disciple, qui sera par la suite digne de se faire révéler les outils nécessaires à la remontée de son âme. Avant le dévoilement des mystères des douze éons divins et ceux du dieu invisible, les disciples doivent recevoir trois sacrements distincts. Les trois baptêmes Les premiers sacrements que le fidèle doit recevoir sont les trois baptêmes, celui de l’eau, celui du feu et celui de l’Esprit Saint 31. Les rituels entourant les trois baptêmes sont plus ou moins identiques les uns par rapport aux autres, à l’exception des végétaux et des formules employés. Après avoir offert un sacrifice, Jésus place un vase de vin à la gauche du sacrifice et un à sa droite. Il ajoute au sacrifice des végétaux et revêt ses disciples de vêtements de lin. Il place une plante dans leur bouche et, dans leurs mains, un chiffre et une autre plante. Sur un tissu de lin, il dépose une coupe de vin, des pains selon le nombre de disciples et une plante, dont il se sert pour couronner les initiés. Jésus marque alors ses disciples d’un sceau et leur enjoint de se tourner vers les quatre coins du monde. Après leur avoir ordonné de se coller les pieds les uns aux autres, Jésus dit une prière dans laquelle il implore son Père d’avoir pitié de ses disciples, de les compter parmi le lot du royaume de la lumière, de leur pardonner leurs péchés et d’effacer leurs iniquités. Ensuite, il demande qu’un signe se produise dans l’offrande et que vienne Zorokothora Melkhisédek avec l’eau du baptême. Jésus baptise alors ses disciples, qui se réjouissent. 30. J.-M. Sevrin, Le dossier baptismal séthien. Études sur la sacramentaire gnostique, Québec, 1986, p. 2. 31. Cf. Mt 3, 11.
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Le mystère pour enlever hors des disciples la malice des archontes Aux trois baptêmes succède le rituel qui a pour but d’extirper hors des disciples la malice des archontes. Ce sacrement se déroule grosso modo comme les baptêmes. Jésus fait d’abord brûler de l’encens et fait construire par ses disciples un autel. Il y dépose des végétaux et des pierres. Jésus revêt encore une fois ses disciples de vêtements de lin, les couronne avec une plante et place de l’encens dans leurs bouches. Il dépose un chiffre dans leurs mains. Pieds joints et placés devant l’encens que Jésus a offert, les disciples sont marqués d’un sceau, puis Jésus prie son Père de contraindre Sabaōth, l’Adamas, et tous ses princes à venir et à expulser hors de ses disciples la malice des archontes. Après avoir dit cette prière tournée vers les quatre coins du monde, il les marque d’un sceau et les archontes emportent toute leur malice hors des disciples, qui deviennent immortels et peuvent ainsi suivre Jésus. Le chrisme spirituel remplacé par des formules de défense Dans ce qu’annonce Jésus à ses disciples à la page 56 du manuscrit (p. 102 dans l’édition de Schmidt), le rituel du chrisme spirituel est censé succéder à celui qui enlève des disciples la malice des archontes. Or, après avoir complété ce dernier rituel, nous y trouvons plutôt Jésus proposant à ses disciples de leur donner les apologia (ⲁⲡⲟⲗⲟⲅⲓⲁ), des formules de défense pour tous les lieux dont il a révélé le mystère. La mention du chrisme spirituel de la page 56 est d’ailleurs la seule et unique de tout le traité, tel que nous l’avons conservé. Des sacrements nécessaires pour franchir les sphères Dans un deuxième temps, d’autres sacrements sont requis pour l’ascension elle-même, ce qui signifie que les puissances célestes ne se retireront que si les disciples les ont reçus préalablement. C’est le cas du mystère du pardon des péchés, dont l’importance est capitale dans les Livres de Iéou. Ce mystère a toutes les apparences d’un sacrement. Apparences, parce que Jésus n’y fera qu’allusion, sans jamais en faire la démonstration à ses disciples. Peut-être son rituel était-il décrit de façon détaillée quelque part dans les pages aujourd’hui perdues du traité ? D’après ce que nous pouvons tirer des mentions du mystère du pardon des péchés, ce dernier apparaît comme absolument nécessaire pour parvenir au lieu ultime du parcours de l’âme 32 . En suivant l’âme dans son ascension, nous verrons où ce mystère est requis.
32. Pages 56, 58-59, 68-69, 73 et 85-86 du manuscrit (p. 103-105, 117-118, 122 et 136-137 dans l’édition de Schmidt).
576 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE III. L e
pa rcou r s cé l e s t e
Première étape : les éons Après avoir reçu les sacrements nécessaires, l’initié se fait révéler le mystère des douze éons et du dieu invisible, qui consiste en une série de sceaux dont l’âme doit se marquer, de noms, de chiffres et de courtes incantations à prononcer pour que les archontes des éons se retirent et pour que les âmes puissent progresser à travers les sphères célestes. Ces éons, qui ont été établis par IÉOU sur l’ordre du mystère primordial, sont les premières sphères que l’âme doit affronter une fois séparée du corps. Les cinq premiers éons À la page 77 du manuscrit (p. 127 dans l’édition de Schmidt), Jésus raconte à ses disciples comment, une fois qu’ils auront quitté leur corps, ils arriveront au premier éon. Les archontes de cet éon iront à leur rencontre et chercheront à les retenir. Jésus leur donne alors le sceau dont ils doivent se marquer, le nom de ce sceau, le chiffre à tenir dans leurs mains et la courte incantation à prononcer pour que les archontes se retirent : Lorsque vous sortirez du corps, que vous le premier éon et que se présenteront devant vous les archontes de cet éon-là, marquez-vous de ce sceau. Voici son nom : Zōzezē ; dites-le une fois seulement. Tenez ce chiffre dans vos deux mains, – mille cent dix-neuf. Lorsque vous aurez fini de vous marquer ce sceau, en proférant son nom une fois seulement, dites aussi ces formules de défense : « Retirez-vous, Proteth, Persomphōn, Khous, archontes du premier éon, car j’invoque Ēaza, Zēōzaz, Zōzeōz ». Lorsque les archontes du premier entendront ces noms, ils auront très peur, ils se retireront et fuiront à l’ouest, vers la gauche, et vous avancerez vers le haut (77, 5-21).
Le même processus se répétera aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième éons. Le sixième éon L’arrivée au sixième éon marque une étape importante. Jésus révèle en effet à ses disciples que le sixième éon est appelé le « petit milieu », car il est propre aux six éons qui sont parvenus à la foi. Les archontes du petit milieu, dans lesquels se trouve un peu de bonté, viendront à la rencontre des disciples, pensant qu’ils n’ont peut-être pas reçu de mystères. Mais en se marquant du sceau donné par Jésus et en prononçant les formules requises, les archontes se retireront et ne saisiront pas les disciples. À quels mystères fait-on référence dans ce passage ? La réponse se trouve vraisemblablement à la page 68 du manuscrit (p. 117 dans l’édition de Schmidt). Jésus y révèle
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à ses disciples que, lorsqu’ils sortiront de leurs corps et accompliront tous les mystères qu’il leur révèle, tous les éons et tous ceux qui sont en eux se retireront, jusqu’à ce qu’ils atteignent « six grands éons ». Ceux-ci les retiendront jusqu’à ce qu’ils reçoivent le mystère du pardon des péchés, qu’il est donc nécessaire d’avoir obtenu pour franchir la première moitié des éons. Les éons sept à onze Une fois au septième éon, deux nouveaux archontes viendront à la rencontre des disciples. Jésus les instruit sur le sceau dont ils doivent se marquer, le nom de ce sceau, le chiffre à tenir dans leurs mains et la courte incantation à prononcer pour que les archontes se retirent. Le même processus se répétera aux huitième, neuvième, dixième et onzième éons. Le douzième éon Parvenu au douzième éon, Jésus révèle à ses disciples que là se trouvent le dieu invisible, Barbēlo et le dieu inengendré. Jésus précise que le dieu invisible est dans un lieu à l’intérieur du douzième éon et que des voiles le couvrent. Dans cet éon, plusieurs autres dieux servent le dieu invisible, Barbēlo et l’inengendré. La triade dieu invisible, Barbēlo et dieu inengendré, un motif barbéliote, apparaît dans plusieurs traités de la littérature « gnostique », le plus célèbre étant probablement le Livre des secrets de Jean 33. Située habituellement au sommet de la hiérarchie céleste, cette triade est réduite, dans les Livres de Iéou, à jouer un rôle subalterne par rapport à des entités encore plus élevées. Les éons ne représentent en effet que la première étape du parcours de l’initié dans sa remontée. On pourrait voir dans la banalisation de cette triade pourtant capitale dans plusieurs autres traités, un indice du caractère plus tardif des Livres de Iéou. Les archontes du douzième éon viendront eux aussi à la rencontre des disciples. Jésus leur donne alors le sceau et le nom du sceau dont ils doivent se marquer, le chiffre et l’incantation pour passer le douzième éon et monter encore plus haut. Le treizième éon Les disciples parviennent donc au treizième éon. Cet éon est celui du grand dieu invisible, de la grande vierge spirituelle et des vingt-quatre émanations du dieu invisible. Les vingt-quatre émanations s’avanceront et désireront saisir les disciples en raison des mystères qu’ils ont reçus. Jésus fournit alors les moyens, à savoir sceau, chiffre et incantation, pour que se retirent ces émanations. 33. NH II,1 ; III,1 ; IV,1 ; BG 2.
578 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Bien que douze éons aient été annoncés par Jésus, on peut néanmoins comprendre la présence d’un treizième. En fait, Jésus en explique lui-même la présence au douzième éon en précisant que le dieu invisible se trouve dans un lieu qui lui est propre 3 4 . Mais contre toute attente, après que Jésus eût donné les formules pour que se retirent les vingt-quatre émanations du treizième éon, l’ascension se poursuit jusqu’au quatorzième éon. Le quatorzième éon Le quatorzième éon est certes un des lieux les plus originaux des Livres de Iéou 35. Le quatorzième éon, affirme Jésus, est le lieu du second grand dieu invisible, appelé aussi le grand dieu de bonté. Ce dernier est une puissance des trois archontes de lumière, qui sont trois dieux qui se trouvent entre les éons que nous venons de décrire et le trésor de la lumière, qui se situe encore plus haut. Une multitude d’autres puissances habitent également dans cet éon. Elles s’avanceront elles aussi vers les disciples dans le but de les saisir. À nouveau, Jésus fournit à ses disciples le sceau, le chiffre et l’incantation nécessaires pour que se retirent les puissances du second dieu invisible et pour qu’ils puissent poursuivre leur progression. Trônant sur les éons se trouve donc le second grand dieu invisible, qui apparaît comme la puissance la plus importante de ces sphères. Comme nous n’avons trouvé nulle part une autre mention d’un quatorzième éon et d’un second grand dieu invisible, ni même dans la Pistis Sophia pourtant si proche des Livres de Iéou, il est plutôt difficile d’expliquer la présence et la nature d’une sphère et d’une entité qui apparaissent aussi artificielles. Peut-être faut-il mettre cette innovation sur le compte de la fertile imagination d’un auteur cherchant à multiplier les sphères célestes ? Toujours est-il qu’on peut peut-être y voir, avec la banalisation de la triade barbéliote, un autre indice du caractère plus tardif de l’œuvre. Deuxième étape : le lieu des trois archontes Une fois le quatorzième éon passé, l’initié parvient alors à la deuxième étape de son parcours en arrivant au lieu des trois archontes, qui sont à 34. Treize éons sont d’ailleurs connus du Livre sacré du grand Esprit invisible (III 63, 18 ; 64, 4 ; IV 75, 6.18-19) et de Zostrien (VIII 4, 27). 35. Dans sa notice sur les naassènes, Hippolyte cite un passage d’un Évangile selon Thomas (différent de celui retrouvé à Nag Hammadi) qui mentionne un quatorzième éon : « Celui qui me cherche me trouvera parmi les enfants à partir de sept ans ; car c’est là que, dans le quatorzième éon, après être resté caché, je me manifeste » (Réfutation de toutes les hérésies V, I, 7 ; trad. A. Siouville , 1988). Selon Monoïme, l’unité jusqu’au nombre quatorze est le principe de l’unique trait du nombre parfait (Réfutation VIII, II, 14). On trouve dans la notice d’Épiphane sur les nicolaïtes une référence à quatorze éons, qui auraient été émis à partir de quatre éons. Cette émission de quatorze éons aurait produit la gauche et la droite, les ténèbres et la lumière (Panarion 25, 5, 2 ; 32, 1, 5).
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l’intérieur de tous les éons, mais à l’extérieur de tous les trésors, dans un endroit qui se veut donc le sas entre les deux sphères. Jésus ajoute que ces archontes ont été initiés aux mystères du trésor de la lumière par la puissance primordiale, mais qu’ils n’ont pas reçu le mystère du pardon des péchés. Pour cette raison, ils n’ont pas encore été amenés dans le trésor de la lumière et ils chercheront à retenir les disciples, qui, eux, doivent l’avoir reçu avant d’espérer pouvoir traverser ces lieux. Jésus leur révèle alors le sceau et son nom, le chiffre et la formule à prononcer pour que se retirent ces trois archontes : Marquez-vous de ce sceau, voici son nom : Zōōezōēzaiō – dites-le une fois seulement –, et tenez ce chiffre dans vos mains : 5555. Lorsque vous aurez fini de vous marquer du sceau, après avoir proféré son nom une fois seulement, dites aussi ces formules de défense : « Nous vous invoquons, Zōezēazekhōezōē, Ōezēaz, Eiōzēaō, Zazēō, Zazēōzō » (86,21-30).
Après les trois archontes, les receveurs reconnaîtront les disciples et les recevront. Comme les receveurs sont explicitement associés au trésor de la lumière ailleurs dans le manuscrit 36 , les Livres de Iéou, qui se terminent abruptement à cet endroit, semblent donc indiquer qu’après le lieu des trois archontes se trouve le trésor de la lumière. Troisième étape : les trésors Leur origine et leur organisation Après les éons et le lieu des trois archontes, l’âme poursuit son ascension à travers les trésors, troisième étape de sa remontée. Avec le quatorzième éon, les trésors sont un des lieux propres à la hiérarchie céleste des Livres de Iéou 37. On trouve peu de détails dans les Livres de Iéou sur l’origine des trésors. Alors que les éons ont été établis par l’entremise de IÉOU ou par le mystère primordial lui-même, les trésors seraient, quant à eux, la
36. Page 54 (p. 99 dans l’édition de Schmidt). 37. Le seul texte dont il est possible de les rapprocher à ce sujet est la Pistis Sophia, qui emploie abondamment le terme avec le même sens que les Livres de Iéou. Le trésor de la lumière n’est attesté que dans la Pistis Sophia, où il joue un rôle fort important (entre autres 7 ; 25 ; 30-31 ; 50 ; 63 ; 84 ; 86 ; 93 ; 96 ; 112 ; 128 ; 130 ; 136 ; 138-139 ; 141 ; 143 ; 148). Tout comme dans les Livres de Iéou, il est situé au-dessus du treizième éon. Pistis Sophia affirme en effet voir sa lumière de ce lieu (30). On y précise également que sa porte de gauche donne sur le treizième éon (76). Mais on ne peut non plus omettre Hippolyte qui, dans sa notice sur Basilide, au sujet des germes du monde, invoque à deux reprises un trésor (Réfutation VII, I, 22). Il mentionne même un peu plus loin le « Trésor du (Dieu) non existant » (VII, I, 26).
580 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE deuxième émanation du Père 38 et sont décrits comme des lieux entourant le Père 39. Même si le traité n’est pas explicite à ce sujet, les trésors apparaissent être disposés de façon concentrique, tout comme les éons d’ailleurs 4 0. Les trésors sont aussi représentés figurativement dans les Livres de Iéou. Notre traité a en effet conservé vingt-sept diagrammes numérotés un à vingt-huit 41, qui représentant la configuration des trésors et dont voici les principales caractéristiques 42 . Chaque trésor a à sa tête et comme père 43 un Iéou, dont le nom est donné. Après avoir été émis, ces Iéous ont été mis en mouvement et douze émanations sont sorties de chacun d’eux, émanations qui ont alors rempli les trésors en en formant des rangs, et dont les noms sont donnés dans les diagrammes. Dans chaque rang se trouvent, dit Jésus, douze têtes. À chacune de ces douze émanations et de leurs douze têtes s’ajoutent six gardiens par trésor, trois aux portes situées à l’entrée et trois aux portes situées à la sortie, dont les noms sont aussi donnés. Leur nombre et leur traversée L’auteur laisse entendre que les trésors sont au nombre de soixante. La cinquième unité des Livres de Iéou 4 4 débute en effet abruptement avec des instructions données par Jésus pour la traversée du cinquante-cinquième trésor 45. Une fois arrivé dans les trésors, l’initié semble rencontrer beau38. Ou de la petite pensée (p. 44 du manuscrit ; p. 88-89 dans l’édition de Schmidt). 39. Page 49 du manuscrit (p. 94 dans l’édition de Schmidt). 40. La notion d’« intérieur » joue un rôle important dans les Livres de Iéou. Voir également la mystérieuse formule qui expliquerait l’établissement de la deuxième émanation en trésors, page 44 du manuscrit (p. 88-89 dans l’édition de Schmidt) ; de même que la présentation du trésor de la lumière comme l’intérieur des intérieurs, p. 59 du manuscrit (p. 105 dans l’édition de Schmidt). La concentricité des trésors ou du monde supracéleste fait appel à un concept connu d’Irénée de Lyon, qui y consacre une partie dans sa réfutation des thèses valentiniennes relatives aux émissions : « À moins peut-être qu’ils ne comparent leur Père à un grand cercle contenant un cercle plus petit, celui-ci, un plus petit encore, et ainsi de suite ; ou qu’ils ne disent que, à la ressemblance d’une sphère ou d’un carré, le Père contient de toute part au-dedans de lui, constitués eux-mêmes en forme de sphère ou de carré, tous les autres Éons successivement émis, chacun d’entre eux étant contenu par celui qui est plus grand que lui et contenant celui qui est plus petit » (Contre les hérésies II, 13, 6 ; trad. A. Rousseau, 1984). 41. Le numéro treize est omis. 42. La description des configurations des trésors est loin d’être limpide. Ce que nous donnons ici reflète ce que nous tirons de la traduction copte, au meilleur de notre connaissance ; voir p. 8 et suivantes du manuscrit (p. 50 et suivantes dans l’édition de Schmidt). 43. Page 6 du manuscrit (p. 48 dans l’édition de Schmidt). 44. Selon notre ordonnancement des unités du traité. 45. Page 39 du manuscrit (p. 83 dans l’édition de Schmidt).
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coup moins d’hostilité et d’embûches que dans les éons. Mais, même si on n’y fait aucune mention d’entités désirant saisir l’âme ou empêcher sa progression, l’initié doit tout de même avoir en mains les outils nécessaires à sa remontée. Le rituel ressemble beaucoup à celui de la traversée des éons. Une fois arrivés dans un trésor, les disciples doivent se marquer d’un sceau, dont le nom est révélé par Jésus. Ils doivent alors le prononcer une fois, tout en tenant dans leurs mains un chiffre. Ils disent ensuite un autre nom trois fois pour que les gardes, les rangs et les voiles se retirent. Leur périple se conclut avec leur sortie du soixantième trésor, au terme duquel Jésus annonce à ses disciples qu’il leur a révélé la disposition de tous les trésors. Le trésor de la lumière Au-dessus des trésors, dans le lieu le plus élevé de ces sphères, se trouve le trésor de la lumière et son père, le grand IÉOU. Le trésor de la lumière est également habité par les receveurs, qui y amènent les âmes en passant à travers tous les éons et les lieux du dieu invisible 4 6. Une fois l’initié arrivé au trésor de la lumière, les neuf gardiens des trois portes du trésor se retireront après que le sceau, le chiffre et l’incantation leur auront été fournis. Le trésor de la lumière compte lui-même plusieurs rangs, révélés par Jésus à ses disciples 47. On peut noter ici une certaine rupture dans le processus qui régissait jusqu’alors le parcours de l’âme. La traversée des rangs du trésor de la lumière par l’initié ne semble requérir aucune connaissance particulière. En effet, l’âme reçoit maintenant directement les sceaux et les mystères des mains des entités qui habitent ces rangs, et n’a donc plus aucune pièce à fournir, ni formule à prononcer. Presque au terme de son périple, l’âme atteint IÉOU, roi et père du trésor de la lumière. Le second trésor de la lumière Mais, à notre grand étonnement, le traité ne s’arrête pas là. Après que IÉOU ait donné son mystère, son sceau et le grand nom du trésor de la lumière aux disciples, ces derniers atteindront le lieu de la grande lumière qui entoure le trésor de la lumière. Les disciples pénétreront à l’intérieur du trésor de la lumière pour arriver aux portes d’un second trésor de la lumière. Une fois les gardiens passés, l’initié doit traverser quelques rangs avant d’invoquer à nouveau le dieu de la vérité, IÉOU, qui lui-même invoquera le Dieu inaccessible. Celui-ci se départira d’une puissance lumineuse qui viendra vers l’âme des initiés. Cette puissance leur donnera le caractère du trésor de la lumière, les complètera en toute plénitude et en fera des rangs de ce trésor. Arrivé au terme de son parcours, l’initié ne pourra 46. Page 54 du manuscrit (p. 99 dans l’édition de Schmidt). 47. Pages 69 à 76 du manuscrit (p. 118 à 126 dans l’édition de Schmidt).
582 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE évidemment pas accéder directement au Dieu inaccessible, mais pourra le contempler et lui rendre gloire. Ce second trésor de la lumière et la confusion qu’il amène dans le récit pourraient encore une fois, au même titre que le peu d’importance attribuée à la triade barbéliote et la présence d’un quatorzième éon, être imputés au caractère probablement tardif des Livres de Iéou. En conclusion, si on considère la mystique comme une union entre l’homme et le principe divin, alors les Livres de Iéou ne peuvent être à proprement parler « mystiques ». En effet, la caractéristique première du Dieu supérieur des Livres de Iéou est son inaccessibilité, sur laquelle le traité insiste. Il n’en demeure pas moins que l’initié aux mystères des Livres de Iéou, préfiguré par les disciples de Jésus, suit un parcours qui, lui, est mystique, et même unique, si on le compare aux autres types d’ascensions décrites dans les traités dont les Livres de Iéou sont le plus souvent rapprochés. Il ne s’agit pas en effet d’une ascension de type apocalyptique, comme dans le cas de l’Apocalypse de Paul (NH V, 2), de Zostrien (NH VIII, 2), de Marsanès (NH X, 1) ou de l’Allogène (NH XI, 3), une ascension qui est souvent accompagnée et où le visionnaire reçoit une révélation sur la nature et les habitants des sphères célestes et revient sur terre pour livrer son récit et partager son expérience. Le monde céleste des Livres de Iéou est d’abord composé de quatorze éons, que l’initié traverse grâce à des sceaux, des chiffres et des formules à répéter aux puissances qui tenteront d’empêcher sa remontée. Une fois passé le lieu des trois archontes, situé entre les éons inférieurs et les sphères supérieures, l’âme atteint les soixante trésors, qu’elle doit remonter jusqu’au premier et enfin au second trésor de la lumière. Une fois tous ces lieux parcourus, l’âme peut enfin rendre gloire au Dieu inaccessible. Quatorze éons, alors qu’on en retrouve habituellement douze, ou au plus treize, dans les traités proches des Livres de Iéou, soixante trésors qu’on ne trouve nulle part ailleurs, le tout peuplé d’une myriade sans fin d’archontes, de puissances et d’émanations dont les noms mystiques sont presque tous donnés : les Livres de Iéou ne cessent d’étonner leurs lecteurs. En ce sens, on peut considérer les Livres de Iéou comme un manuel ou un guide pratique à deux volets. D’un côté, ils décrivent en détail deux types de sacrements, ceux qui sont préalables à la révélation des outils nécessaires pour que l’âme puisse atteindre la divinité suprême (les trois baptêmes, le mystère qui enlève la malice des archontes et le chrisme spirituel), et ceux qui sont requis pour l’ascension elle-même (le mystère du pardon des péchés). Cette sacramentaire à double fonction est un des aspects les plus originaux de notre traité. On doit préciser que ces sacrements ne contiennent ni non plus ne confèrent la gnose en soi. D’un autre côté, les Livres de Iéou sont un guide qui fait l’inventaire des outils requis pour la remontée de l’âme, à savoir sceaux, chiffres et
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LE PARCOURS MYSTIQUE DE L’INITIÉ
incantations. En ce sens, on peut peut-être les rapprocher de la révélation de Marie dans l’Évangile selon Marie (BG 10, 1-17, 9.) ou, mieux encore, de la (Première) apocalypse de Jacques (NH V 32, 28-36, 6.). Tout dialogue avec les puissances qui peuplent éons et trésors, tel qu’on les trouve, par exemple, dans l’Évangile selon Marie, dans l’Apocalypse de Paul ou dans la (Première) apocalypse de Jacques, est en revanche évacué dans les Livres de Iéou, au profit de sceaux et de formules magiques ou mots de passe qui contraignent les puissances à se retirer. Cet aspect peut alors évoquer le traité Marsanès (NH X, 1), qui fournit lui aussi des moyens grâce auxquels ses lecteurs peuvent manipuler les puissances célestes. VI. L e P remière
nou v e l or don na nce m e n t de s
moitié du cahier
– ~25-30 pages manquantes ? = le début du traité et la traversée des trésors 1-54 ? – 2 ou 4 pages manquantes ? = hymne pour les éons 1 à 4. – p. 35-38 = hymne pour les éons 5 à 13. – 2 ou 4 pages manquantes ? – p. 39-64 = la traversée des trésors 55 à 60 ; l’hymne au Dieu inaccessible ; le titre ; le début de la partie sacramentaire.
Seconde
L i v r es
de
I éou
moitié du cahier
– P. 65-86 = suite et fin de la partie sacramentaire ; la traversée des 14 éons et du lieu des trois archontes. – 2 ou 4 pages manquantes ? – p. 5-34 = l’émanation de IÉOU, des Iéous et les diagrammes 1 à 28. – ~ 32 pages manquantes ? = diagrammes pour les Iéous 29 à 60 ; fin du traité ? – p. 1-4 et 1a-4a ? = Début d’un nouveau traité ? – ~5-10 pages manquantes ?
584 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Annexe
pa rcou r s cé l e s t e de l’ i n i t i é da ns l e s
DIEU INACCESSIBLE TRÉSOR DE LA LUMIÈRE 2 TRÉSOR DE LA LUMIÈRE
Trésor 2
Trésors 57 à 3
Le
Trésor 58 Trésor 59 Trésor 60
Le lieu des trois archontes
Éons 7 à 14
Éon 6
Éons 1 à 5
L i v r es
de
I éou
LA VISION DE DIEU ENTRE MYSTIQUE THÉURGIQUE ET THÉORÉTIQUE : LE CAS DE SÉRAPION (CASSIEN, CONFÉRENCES X, 2-3) Giovanni Filoramo Université de Turin
Summary Taking our point of departure from the case of the monk Serapion and his representation of the presence of God during the prayer, we examine the anthropomorphite background of this kind of mystical prayer, its esegetical and theological presuppositions (litteral exegesis of Genesis 1.26) as well as its anthropological and theological concepts. This kind of mystical experience, which finds parallels in Jewish and Gnostic lore, and in Pagan theurgical traditions, has been strongly decried. We take here into account Cassianus’ and Augustin’s (ep. 147 de videndo deo) critical positions that defend a form of theoretical, intellectual mysticism. To conclude, we propose to understand this conflict as a way the ecclesiatical institution adopted in order to exert a stronger control on the mystical monastic individualism and its informal power. Résumé À partir du cas du moine Sérapion et de sa manière de s’imaginer la présence de Dieu dans la prière, on examinera l’arrière-fond anthropomorphite de cette forme de prière mystique, ses présupposés exégétiques et théologiques (exégèse littéraliste de Genèse 1, 26) ainsi que les conceptions anthropologiques et théologiques sous-jacentes. Ce type d’expérience mystique, qui n’est pas sans parallèles dans les traditions juives, gnostiques et théurgiques païennes, a été fortement contesté. On analysera les critiques formulées par Cassien et par Augustin (ép. 147 de videndo deo) qui défendent une forme de mystique théorétique de type intellectuel. En conclusion on proposera de lire ce conflit aussi comme une manière de mieux contrôler l’individualisme mystique des moines et ses pouvoirs informels par l’institution ecclésiale.
I. N ot e s
pr é l i m i na i r e s
La perfection dans la vie du chrétien a pour but la vision béatifique de Dieu 1, et ce, dès la promesse de la sixième béatitude « Heureux les pauvres 1. Voir K. E. K irk , The Vision of God: the Christian Doctrine of the Summum Bonum, London-Toronto, 1931; V. L ossky, La teologia mistica della Chiesa La mystique théorétique et théurgique dans l’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, éd. par Simon Claude Mimouni et Madeleine Scopello (JAOC 6), Turnhout 2016. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.109023 ©
586 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE d’esprit car ils verront Dieu » (Mt 5, 8) 2 . Ce sujet théologique, revisité par les penseurs chrétiens à l’aune de la théorie platonicienne de la contemplation 3, est également l’une des voies fondatrices de l’expérience mystique chrétienne 4 – thème abordé de façons différentes, selon les données anthropologiques, les méthodes d’exégèse et les perspectives eschatologiques. Aux côtés de ceux qui considéraient comme impossible d’appréhender la réalité incorporelle, invisible et absolument transcendante de Dieu avec les yeux du corps, se tenait également celui qui, prenant appui sur une exégèse littérale de Gn 1, 26, croyait que Dieu, dans un certain sens, avait un corps qui eût pu être visible dans cette vie et dans des conditions mystiques très particulières. Ces deux façons de voir le divin, devinrent conflictuelles au cours du ive siècle, parallèlement à l’apparition et au développement du phénomène monastique et à la structuration d’une Église impériale dominée par de grands évêques. Essayer de retracer une telle confrontation en la mettant en relation avec les énormes mutations de la scène religieuse du moment, et tout particulièrement avec un épisode bien connu concernant les prémices de la crise origéniste, tel est mon but. II. L a
qu e s t ion a n t h ropomor ph i t e
Cassien, au cours de la ix e puis de la x e Conférence – que l’abbé Isaac voue au thème de la prière – raconte cet épisode : au début de l’année 399, l’évêque Théophile d’Alexandrie, dans une lettre écrite en vue des fêtes pascales, avait durement attaqué l’hérésie des anthropomorphites, nom donné à ceux qui croyaient, sur la base d’une interprétation littérale de Gn 1, 26-27, que Dieu avait un corps et que, de ce fait, l’homme avait été créé à son image 5. Cette lettre fut vivement contestée par les moines du d ’Oriente. La visione di Dio, Bologne, 1967 (éd. or., The Vision of God, Wing Road, Bedfordshire, 1963); A. H. A rmstrong, « Gottesschau », dans Reallexikon für Antike und Christentum 12 (1983), p. 1-19. 2. Voir, pour un commentaire, H. D. Betz , The Sermon on the Mount, Minneapolis/Minnesota, 1995, p. 134-137. 3. Voir A.- J. Festugière , La révélation d ’Hermès Trismégiste, I, Paris, 1944, ch. 3 (La vision de Dieu), p. 44-66. 4. Voir B. McGinn, The Foundations of Mysticism. Origins to the Fifth Century, New York, 1991. Pour une vision générale est encore valable le travail classique de C. Butler , Western Mysticism, Londres, 1926 (tr. it., Il misticismo occidentale, Bologne, 1970, que nous citons). 5. La bibliographie sur ce thème n’est pas riche : voir, pour commencer, G. van der L eeuw, « Anthropomorphismus », dans Reallexikon für Antike und Christentum I (1950), p. 446-450. Sur cet épisode, voir A. Golitzin, « The Vision of God and the Form of Glory: More Reflections on the Anthropomorphite Controversy of AD 399 », dans J. Behr et al . (éd.), Abba, Crestwood/New York, 2003, p. 273-297.
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désert égyptien, confirmant de ce fait la diffusion de ce type de croyance auprès de leurs communautés 6. Cassien affirme que trois des quatre églises de Scète refusèrent de la lire et que le seul, dans tout le désert de Scète, à partager les critiques de l’évêque Théophile était le moine et prêtre Paphnuce 7. Alors que la crise origéniste, amorcée par Épiphane et alimentée par le patriarche d’Alexandrie, a été amplement étudiée 8, la pensée des moines accusés par Théophile a bénéficié d’une attention moindre. Car ces derniers, en vérité, appartiennent à une tradition bien plus ancienne, antérieure au Concile de Nicée ; la joute théologique qui s’ensuivit ne peut être simplement liquidée comme “populaire” et folklorique par certains critiques modernes qui, en cela, sont aussi accusateurs que les anciens dans la mesure où une telle conception ne pourrait venir que de gens simples et jugés presque illettrés comme les moines du désert égyptien. Dans ce contexte, le besoin d’une perception corporelle de la divinité s’appuyait sur une conception matérielle et anthropomorphe de Dieu considérée comme dangereuse. En réalité, cette conception renvoie à tout un réseau “familial” et s’inscrit dans la lignée des traditions chrétiennes plus archaïques qui proviennent du monde apocalyptique, s’expriment à travers certains courants gnostiques, et suivent des courants parallèles aux traditions rabbiniques de la même époque de la merkavah. L’étude approfondie de ces dernières 9, ainsi que de leur système de relations avec l’univers multiforme des traditions gnostiques 10, a mis en relief la complexité de tout un monde ; ce monde, grâce notamment aux théophanies de l’Exode, d’Isaïe et Ezéchiel, a développé de façon originale, à travers des formes mythopoïétiques particulières, la réflexion sur la possibilité d’accéder au mystère divin par des voyages célestes et extatiques 6. Sur la vision de Dieu dans le premier monachisme, cf. A. Guillaumont, « Les visions mystiques dans le monachisme oriental chrétien », dans Aux origines du monachisme chrétien, Bellefontaine, 1979, p. 136-147. 7. Cassien, Coll. X, 2; SC 54, p. 75. Pour d’autres sources voir Pallade , Dialogue sur la vie de saint Jean Chrysostome (SC 341), p. 138-140 ; Sozomène , Histoire ecclésiastique VIII, 11-12 ; Socrate , Histoire ecclésiastique VI, 7. 8. Voir E. A. Clark , The Origenist Controversy: the Cultural Construction of an Early Christian Debate, Princeton/New Jersey, 1992. 9. Voir P. Schäfer , The Hidden and Manifest God: Some Major Themes in Early Jewish Mysticism, Albany/New York, 1992. Voir aussi M. Mottolese , Forme e passioni di Dio. L’immaginario mitico nell ’ebraismo post-biblico, Brescia, 2010. 10. Voir G. G. Stroumsa, « The Incorporeality of God: Context and Implications of Origen’s Position », Religion 13 (1983), p. 345-358 (= Savoir et salut, Paris, 1992, ch. 10) ; « Form(s) of God: some Notes on Metatron and Christ », Harvard Theological Review 76 (1983), p. 269-288 (= Savoir et salut, ch. 3) ; « To See or not to See: On the Early History of the Visio Beatifica », dans P. Schäfer (éd.), Wege mystischer Gotteserfahrung. Judentum, Christentum und Islam / Mystical Approaches to God. Judaism, Christianity, and Islam, Munich, 2006, p. 67-80.
588 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE permettant au “voyant”, pendant sa vie terrestre, de contempler la gloire de Dieu, ou la vision de son corps (Shi’ur Qoma), du palais divin (Hekhalot) ou du char divin, la Merkavah, en sortant entièrement transformé de ces expériences extraordinaires. Le thème de la vision de Dieu avec les yeux du corps révèle donc une conception particulière de la divinité, de l’homme et, dans le cas qui nous intéresse ici, de l’expérience mystique. Le récit de Cassien nous relate que ce courant de pensée découle d’une interprétation non allégorique de Gn 1, 26-27, typique de la tradition asienne. Cette tradition exégétique se retrouve chez Méliton, Irénée, Théophile, Tertullien et d’autres auteurs encore ; ces contempteurs proviennent non seulement du monde des penseurs païens comme Celse 11, mais également d’Origène et de ceux qui s’y rallient. Dans ce cas, la dimension divine de la création selon l’image réside dans l’âme incorporelle et invisible 12 . L’appropriation de cette interprétation littérale par les moines anthropomorphites ne témoigne absolument pas d’une vision théologique ingénue et fruste, mais s’inscrit au contraire dans la lignée d’une tradition spécifique, de type anthropologique et théologique, sur laquelle se fonde une pratique d’ascétisme spécifique qui est elle-même à la base d’un certain type d’expérience mystique. III. L e
cas de
S é r a pion
Selon le récit de Cassien, le moine Sérapion compte parmi les victimes de l’erreur anthropomorphite ; il est également cité ailleurs pour son austérité et sa discipline ascétique qui n’a pour lui aucun secret 13. Modèle pour de nombreux ascètes, Sérapion est d’autant plus critiqué qu’il a accepté l’erreur anthropomorphite imputable, selon Cassien, à son inperitia – ignorance. Cassien reconnaît cependant que cette croyance traditionnelle était répandue chez les moines du désert égyptien et que donc l’ascète l’avait héritée des “anciens”. Sérapion fut convaincu de son erreur par un diacre nommé Photin qui réussit là où le prêtre Paphnuce avait échoué. Photin était un homme cultivé (summae scientiae vir), venu de la lointaine Cappadoce pour connaître les saints hommes qui vivaient à Scète. Par de doctes démonstrations, il réussit à convaincre Sérapion ainsi que les autres moines réunis en assemblée, que la véritable exégèse de Gn 1,26 ne pouvait être littérale, puisque la majesté divine, infinie, incompréhensible et invisible, ne peut avoir rien d’analogue avec la forme humaine : 11. Origène , Contre Celse VI, 62. 12. Voir G. A. M aloney Man the Divine Icon, Pecos/Nouveau Mexique, 1973. 13. Cf. BS, XI, s. v. Serapione, par J. M. Sauget, coll. 858-860.
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Nature incorporelle, sans composition, absolument simple, l’œil est aussi impuissant à la saisir que l’esprit à la comprendre 14 .
Sérapion accepte finalement de se rallier : la force de Photin dont l’interprétation allégorique relève en quelque façon de la lignée des Cappadociens, semble avoir eu raison de l’inexpérience et de la simplicité du saint homme (inperitia sola et simplicitate rusticitatis errantem). Mais alors que tous se lèvent pour remercier Dieu, à l’improviste Sérapion ressent un trouble extrême, en voyant s’évanouir de son cœur la forme humaine sous laquelle il avait coutume de se représenter la divinité. Soudain, il fond en larmes, il éclate en sanglots répétés ; prosterné à terre, il se lamente à grands cris : « Malheur, malheur à moi ! Ils m’ont enlevé mon Dieu ! Je n’ai plus où me prendre ! Qui adorer ? À qui m’adresser ? Je ne sais plus » 15. Cassien et son ami Germain, ne comprenant pas les raisons de la rechute de Sérapion, luttant et parcourant depuis cinquante ans la rude voie de l’ascétisme, s’adressent alors à leur guide spirituel, l’abbé Isaac, pour avoir l’explication d’une aussi grave erreur. La réponse que donne Isaac dans le récit est évidemment celle que prône Cassien, c’est-à-dire un élève d’Évagre, défenseur d’une conception totalement transcendante de la divinité et d’une forme pure de prière qui en est la conséquence 16. Sérapion est un homme simple, étranger à la réflexion théologique ; il ne peut être victime des attaques démoniaques qu’il a su discerner et repousser, mais son erreur est antique : l’erreur de persévérer dans les croyances païennes anthropomorphes : l’on pense n’être en face que du vide et du néant, si l’on n’a présenté une image à laquelle on s’adresse en priant, que l’on porte toujours en sa pensée, que l’on ne quitte jamais des yeux 17.
14. Coll. X, 3; SC 54, p. 77: incorporea et incomposita simplexque natura sit quaeque sicut oculis deprehendi, ita mente non valeat aestimari. 15. Coll. X, 3; SC 54, p. 77: ita est in oratione senex mente confusus, eo quod illam anthropomorphon imaginem deitatis, quam proponere sibi in oratione consueverat, aboleri de suo corde sentiret, ut in amarissimos flatus crebrosque singultos repente prorumpens in terraque prostratus, cum heiulatu validissimo proclamaret: heu me miserum ! tulerunt a me deum meum, et quem nunc teneam non habeo vel quem adorem aut interpellem iam nescio. 16. Voir C. Stewart, « Imageless Prayer and the Theological Vision of Evagrius Ponticus », Journal of Early Christian Studies 9 (2001), p. 173-204. Sur Cassien, voir C. Stewart, Cassian the Monk, Oxford-New York, 1998 et R. A lciati, « Quarant’anni di studi cassianei », Rivista di storia del cristianesimo 7 (2010), p. 229-248. 17. Coll. X, 5; SC 54, p. 78-79: nihil se tenere vel habere credentes, si propositam non habuerint imaginem quandam, quam in supplicatione positi iugiter interpellent eamque circumferant mente ac prae oculis teneant semper adfixam.
590 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE Poursuivant son récit, Isaac proposera contre ce type de prière, dans des pages célèbres qui auront une profonde influence sur la tradition ultérieure du mysticisme chrétien occidental, une forme pure appelée « prière de feu » qui n’intègre dans la force de ses élans aucune représentation ou forme corporelle de la divinité (nullam divinitatis effigiem nec liniamenta corporea). L’interprétation que Cassien fournit de l’épisode, bien que trompeuse, a fini par l’emporter. Car le geste de Sérapion cache en réalité une tradition beaucoup plus ancienne et complexe, qui, pour être révélée, nécessite certains témoignages, dont la Vie d’Apa Aphu de Pemdje, provenant d’un manuscrit copte fragmentaire publié par A. Revillout à la fin du xixe siècle 18. Écrite bien après la mort de son héros, l’histoire rapporte la visite d’Apa Aphu au patriarche Théophile à Alexandrie. Or, l’anachorète avait écouté la lecture de la lettre pascale contre les anthropomorphites et, sur la base d’une inspiration divine, s’était formée en lui la certitude qu’un des passages décisifs de la lettre, concernant le thème de l’homme formé à l’image de Dieu, était erroné 19. Son plaidoyer devant le patriarche qui, à la fin, sera convaincu, montre comment tout homme porte en soi, malgré le péché, l’image de la gloire divine représentée par le Christ et manifestée par l’eucharistie. Au-delà des actions de Sérapion et de ses confrères, et comme l’avait souligné Drioton il y a un siècle 20, surgit l’espoir d’une pos18. Voir Vite di monaci copti, a cura di T. Orlandi, Rome, 1984, p. 55-65. Selon ce texte, Aphu était un anachorète, disciple des premiers Pères du désert, qui avait choisi un genre de vie tout à fait extraordinaire, en s’identifiant avec un troupeau de bisons avec lesquels il vivait. 19. Voir E. Drioton, « La discussion d’un moine anthropomorphite audien avec le patriarche Théophile d’Alexandrie en l’année 399 », Revue de l ’Orient chrétien 20 (1915-1917), p. 92-100 et p. 113-132 et la réponse de G. Florowski, « Theophilus of Antioch and Apa Aphou of Pemdje », dans The Collected Works of Father Georges Florowski, Belmont/Massachusetts, IV, 1975, p. 97-129. Sur la question, voir plus récemment G. Gould, « The Image of God and the Anthropomorphite Controversy in Fourth Century Monasticism », dans R. J. Daly (éd.) Origeniana Quinta, Louvain, 1992, p. 549-557 (qui donne raison à Florowski contre Drioton), et A. Golitzin, « The Form of God and the Vision of Glory: Some Thoughts on the Anthropomorphite Controversy of 399 AD » (lu dans http:// www.mu.edu/ maqom/morphe. html), publié aussi en roumain dans Mistagogia: Experienta lui Dumnezeu in Orthoxie, Sibiu, 1998, p. 184-267, et « The Vision of God and the Form of Glory: More Reflections on the Anthropomorphite Controversy of AD 399 », dans J. Behr et al . (éd.), Abba, Crestwood/New York, 2003, p. 273-297 : à son avis, pour Aphu, comme pour les Audiens d’Épiphane ou les moines anthropomorphites combattus par Cassien, l’objet de la visio Dei est le Christ préexistant comme forma Dei, son image éternelle et, dans le même temps, modèle pour la création de l’homme. 20. E. Drioton, « La discussion d’un moine anthropomorphite audien avec le patriarche Théophile d’Alexandrie en l’année 399 », Revue de l ’Orient chrétien 20 (1915-1917), p. 126-127.
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sibilité de voir, grâce à une prière continue, le corps divin du Ressuscité, revêtu, selon le modèle de la Transfiguration, d’une lumière glorieuse et incompréhensible. C’est donc en vertu d’une conviction théologique telle que celle-ci – relative à un courant d’interprétation exégétique déjà mentionné – et non par ignorance ou influence païenne, que Sérapion et ses confrères pratiquaient une prière de type mystique ayant pour prémices la contemplation et l’adoration du corps du Christ glorieux. Traditionnellement, cette manière de penser est une des conséquences du Concile de Nicée et de son dogme sur la consubstantialité du Fils avec le Père. Le Fils, consubstantiel et non plus subordonné au Père, ne pouvait-il alors pas être lui aussi l’objet de la visio Dei ? Ce type d’expérience mystique s’accompagnait cependant et à partir de là, d’une mystique philosophique théorétique d’origine platonicienne inconciliable avec la précédente, conséquence de l’affirmation, au sein du monde monastique égyptien des iv e et v e siècles, d’une tradition origéniste, depuis Évagre jusqu’à Cassien en passant par les Lettres d’Antoine, laquelle a de Dieu une vision toujours plus intellectuelle. Pour revenir à Sérapion, la confrontation agit sur deux types de traditions concernant l’expérience mystique que l’on peut définir, conformément au titre proposé pour notre projet de recherche, avec quelques approximations, comme d’ordre théurgique et théorétique. La dimension théorétique qui sous-tend la perspective mystique défendue par Cassien et par son maître Évagre, est claire, alors que le côté théurgique propre à la mystique que pratique Sérapion, est moins évident. Nous nous consacrerons donc maintenant à un approfondissement de cette dimension. IV. M ys t iqu e
t h éu rgiqu e ?
La
m ys t iqu e du
P seu do M aca i r e
Le récit de Cassien met en évidence la technique de prière extatique pratiquée par Sérapion. L’image du Christ à laquelle se réfère habituellement l’ermite dans sa prière n’est pas une pure représentation mentale, produite par sa φαντασία ou imagination. Sérapion commence par invoquer son dieu qui apparaît alors, d’abord pour se faire adorer dans toute sa gloire, puis pour répondre aux requêtes de l’orant, l’apparition devant être maintenue stable par ce dernier tout au long de la prière. Cette technique présente certains points communs avec des pratiques théurgiques de la même époque 21, mais elle rappelle, en réalité, une tra21. Voir par ex. A. P roto, Ermete Trismegisto. La teurgia come via teosofica, Milan, 1995 ; E. De Palma Digeser , « The Power of Religious Ritual: A Philosophical Quarrel on the Eve of the Great Persecution », dans A. Cain – N. L enski (éd.), The Power of Religion in Late Antiquity, Farham (England)-Burlington (USA), 2009, p. 81-92 ; S. K nipe , « Subjugating the Divine: Iamblichus on the Theurgic
592 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE dition eucologique plus ancienne. Le rapport entre prière et vision ou condition extatique est en effet l’un des aspects récurrents de la pratique chrétienne, comme l’attestent les textes canoniques. Ce rapport a pour origine la croyance que Paul exprime clairement dans sa Lettre aux Romains 8, 26, selon laquelle l’Esprit du Christ habite le disciple et se manifeste par des lamentations indicibles. En particulier, l’épisode de Sérapion peut être mis en parallèle avec un passage de la seconde Lettre aux Corinthiens, lorsque l’Apôtre affirme : Car, le Seigneur c’est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. 18 Et nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, comme de par le Seigneur, qui est Esprit. 17
La réalisation imminente d’une attente eschatologique prônée par Paul est devenue, pour Sérapion ainsi que pour les ascètes qui lui sont proches, le domaine d’une pratique quotidienne, où se révèle leur capacité de résistance (καρτερεῖν) décisive au cours de cette pratique mystique et grâce à une ὑπομονή, qui est à la fois patience et disposition à l’attente. Les conditions nécessaires qui rendent possible cette mystique sont des concepts non pas de type platonicien, comme chez les défenseurs de la mystique théorétique – d’Origène à Grégoire de Nysse, d’Évagre à Cassien –, identifiant l’image divine présente chez l’homme dans son âme et son νοῦς –, mais de type non dualiste, car on voit, dans ce cas, l’homme comme un ensemble psycho-physique intégralement fait à l’image de Dieu. Ce fait nous rappelle la Gestaltmystik, en opposition à la Seinsmystik, qui, selon une suggestion de G. Quispel 22 , serait la caractéristique propre de la tradition mystique du Pseudo Macaire. Au cours de ce type d’expérience mystique, la présence de la divinité est dotée d’aspects concrets, y compris la lumière, et se réfère à une certaine forme d’expérience physique qui l’éloigne radicalement du caractère abstrait typique de la mystique intellectuelle propre à la tradition théorétique de source platonicienne 23. Evocation », dans A. Cain – N. L enski (éd.), The Power of Religion in Late Anti quity, Farham (England)-Burlington (USA), 2009, p. 93-102. 22. Voir G. Quispel , « Sein und Gestalt » dans Studies in Mysticism and Religion presented to Gershom G. Scholem, Jerusalem, 1967, p. 191-195 et, en général, G. Quispel , Makarius, das Thomasevangelium und das Lied von der Perle, Leyde, 1967. 23. Cf. par exemple, Ps .M ac ., III, Hom. 26, 6, 2; SC 275, p. 308, 20-21, où l’on décrit la relation de l’âme avec le Christ glorieux : le Seigneur « qui siège sur son trône de gloire, au ciel dans la cité céleste, se trouve tout entier auprès d’elle, dans son corps. Il a placé l’image de l’âme en haut, dans la cité céleste des saints, Jérusalem, et il a placé dans son corps à elle l’image de la lumière indicible de sa propre divinité » (tr. Desprez : τὴν αὐτῆς εἰκόνα τέθεικεν ἄνω ἐν τῇ ἐπουρανίῳ πόλει τῶν ἁγίων Ἱερουσαλὴμ καὶ τὴν ἰδίαν εἰκόνα τοῦ ἀρρήτου φωτὸς τῆς θεότητος αὐτοῦ ἔθετο ἐν τῷ σώματι αὐτῆς.). Voir aussi III, 2, 4, où l’âme est comparée à
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En effet, les Homélies spirituelles du Pseudo Macaire, auteur contemporain de Cassien 24 , nous permettent d’établir une comparaison très utile pour mieux comprendre la nature de l’expérience mystique sous-jacente à la prière de Sérapion. Nombreux sont les textes du Pseudo Macaire où l’auteur insiste sur la possibilité d’arriver à Dieu par la plénitude de l’expérience mystique, en particulier sous forme de perception de la lumière divine, dans une sorte de vision qui, comme beaucoup l’ont remarqué, s’apparente dangereusement de ces formes de vision de la trinité vue avec les yeux du corps que les sources hérésiologiques imputent aux messaliens 25. Cela apparaît dans la célèbre Homélie 1, consacrée à l’exégèse spirituelle de la vision du char d’Ézéchiel qui anticipe la vision de l’« ineffable beauté de la gloire lumineuse du Christ » dont l’âme purifiée bénéficie dans sa plénitude, conformément à une exégèse mettant en relation le texte d’Ézéchiel avec celui de 2 Cor 2, 17-18 cité plus-haut. Ailleurs, cette expérience est décrite comme résultant d’une forme de prière persévérante et semblable à celle que pratique Sérapion, ainsi que la décrit l’Homélie 15 : et souvent, dans la prière de l’homme simple, alors qu’il s’agenouille, son cœur accède au repos et, plus il approfondit, plus le mur du péché s’écroule devant lui ; il arrive ainsi à la vision et à la sagesse ; les puissants, les sages et les experts de l’art oratoire ne peuvent comprendre et appréhender la finesse de son cœur, car il est tourné vers les mystères divins 26.
Marie qui voit le Seigneur quand on enlève la pierre du tombeau ; voir aussi ibid., 2, 3, 2, exégèse de 2 Cor 3. 24. Voir la mise à point de F. A leo,« Macario Egizio », dans A. Di Berardino (éd.), Nuovo Dizionario patristico e di antichità cristiane, Gène-Milan, 2007, II, p. 2950-2952 (avec bibliographie). 25. Voir Theodorêt de Cyr , Histoire écclésiastique IV, 11, 7 et voir P. Canivet, « Théodoret et le messalianisme », Revue Mabillon 51 (1961), p. 26-34 ; voir aussi le récit de Timothée de Constantinople dans PG 86, 48 : « Ils disent que la très sainte, vivifiante et béate Trinité, qui dans sa substance est invisible à toutes les créatures, peut être vue par les yeux de chair par ceux qui parviennent à ce qu’ils appellent impassibilité et qu’elle se rend visible à eux seulement et peut être vue par leurs yeux de chair ». Sur les messaliens cf. E. A mann, « Messaliens », Dictionnaire de Théologie Catholique X (1928), p. 792-795; K. Fitschen, Messalianismus und Antimessalianismus: ein Beispiel ostkirchlicher Ketzergeschichte, Göttingen, 1998 ; « Le dossier des origines du messalianisme », dans J. Fontaine – Ch. K annengiesser (éd.), Epektasis. Mélanges patristiques offerts au cardinal Jean Daniélou, Paris, 1972, p. 611-625; A. Guillaumont, « Messaliens », dans Dictionnaire de spiritualité 10 (1980), col. 1074-1083; C. Stewart, ‘Working the earth of the heart’: The Messalian controversy in history, texts, and language to AD 431, Oxford, 1991. 26. Voir aussi Hom. 8; 25. Sur la prière continuelle voir I, Hom. 4.
594 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE V. L a
cr i t iqu e d ’A ugus t i n
Ce genre d’expérience mystique ne résista pas longtemps aux critiques venant des partisans de la mystique intellectuelle de source platonicienne, qui finit par l’emporter. Diadoque de Photice, vers la moitié du v e siècle (soit quelques décennies plus tard), écrivit l’un des chefs d’œuvre de la théologie mystique antique, les Cent chapitres gnostiques, qui reprit, en en conservant les grandes lignes, le thème de l’expérience mystique du Pseudo Macaire 27, tout en maintenant une certaine distance à l’égard de ce type d’expérience concrète qui passe par une vision directe de Dieu et rend le Pseudo Macaire trop proche des messaliens 28. Diadoque n’avait pas été le seul évêque, tout comme Théophile et d’autres encore, à condamner ce type d’expérience mystique ; que l’on pense à Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, qui entrèrent en contact le premier avec le mouvement fondé avec enthousiasme par Eustate de Sébaste et le second avec les écrits du Pseudo Macaire, pour s’en éloigner par la suite 29. Mais un nom manque parmi tous les évêques qui, de Théophile d’Alexandrie à Diadoque de Photice, luttèrent contre cette forme de mystique dont dépendait l’expérience de Sérapion. Ce nom, représentant cette tendance en Occident, est celui d’Augustin qui polémique en effet, dans les épîtres 147 et 148, écrites en 413 environ, contre de semblables conceptions anthropomorphes. L’épitre 147, écrite en 413 par l’évêque d’Hippone et adressée à une certaine Pauline, pieuse servante de Dieu (religiosa famula Dei) et femme
27. Cf. H. Dörries , « Diadochus und Symeon. Das Verhältnis der Kephalaia gnostika zum Messalianismus », dans Wort und Stunde I. Gesammelte Studien zur Kirchengeschichte des vierten Jahrhunderts, Göttingen, 1966, p. 352-422. 28. Voir F. Dörr , Diadokus von Photike und die Messalianer. Ein Kampf zwischen wahrer und falscher Mystik im fünften Jahrhundert, Freiburg im Breisgau, 1937 ; E. Des Places , « Diadoque de Photicé et le messalianisme », dans P. Grandfield – J. A. Jungmann (éd.), Kyriakon. Festschrift J. Quasten, Münster, 1970, p. 591-595. 29. Cf. J. Daniélou, « Grégoire de Nysse et le messalianisme », Recherches de science religieuse 48 (1963), p. 119-134; H. Dörries , « Urteil und Verurteilung. Kirche und Messalianer. Zum Umgang der Alten Kirche mit Häretiker », dans Wort und Stunde I. Gesammelte Studien zur Kirchengeschichte des vierten Jahrhunderts, Göttingen, 1966, p. 334-351 ; « Die Messalianer im Zeugnis ihrer Bestreiter », Saeculum 21 (1970), p. 213-227 ; J. Gribomont, « Le monachisme au iv e siècle en Asie Mineure : de Gangres au Messalianisme » dans Studia Patristica II, Berlin, 1957, p. 400-413 (dans J. Gribomont, Saint Basile. Évangile et Église. Mélanges I, Bellefontaine, 1984, p. 26-41) ; « Saint Basile et le monachisme enthousiaste », Irénikon, 53 (1980), p. 123-144 (dans J. Gribomont, Saint Basile. Évangile et Église. Mélanges I, Bellefontaine, 1984, p. 43-64) ; R. Staats , Gregor von Nyssa und die Messalianer, Berlin, 1968; « Pseudo-Makarius und die Aftermystik der Messalianer », Zeitschrift für Katholische Theologie 49 (1925), p. 244-260.
LA VISION DE DIEU CHEZ SÉR APION
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d’Armentaire 30, a pour but de répondre à une question ardue qu’elle lui pose depuis longtemps et avec insistance 31 : s’il est possible de voir Dieu, qui est invisible, avec les yeux du corps (de invisibili Deo, utrum per oculos corporeos possit videri), dès cette vie. L’intervalle entre la question et la réponse découle, ainsi que le précise Augustin, non seulement de la complexité de la question, mais aussi de la difficulté à trouver la façon de persuader tous ceux dont l’opinion diverge à ce propos. Dans la suite de la lettre et dans l’épitre 148, écrite tout de suite après et destinée à l’évêque Fortunatien de Sicca afin qu’il l’aide à se réconcilier avec un autre évêque resté inconnu et très durement attaqué par Augustin pour son anthropomorphisme 32 , il relate la façon dont ses adversaires affirment qu’il est possible de voir Dieu déjà en cette vie avec les yeux du corps. Le terme n’y apparaît pas de façon explicite mais il est vraisemblable que ces adversaires soient, tout comme Sérapion et ses moines, des anthropomorphites. La lettre se compose de deux parties. Augustin, dans un premier temps, exhorte Pauline à ne pas accepter passivement ce qu’il s’apprête à lui révéler en tant qu’évêque (1, 2) ; ayant mis en valeur certains points fondamentaux sur l’objet de la foi et la façon de le percevoir (1, 3 – 4, 11), il s’affronte au problème que lui a posé Pauline, en montrant qu’il n’est pas possible de voir Dieu avec les yeux du corps, du moins dans cette vie (5, 1 – 15, 37). Dans un second temps, Augustin aborde, eu égard à la vision béatifique, le problème de savoir si cette dernière peut ou non se fonder sur la vue particulière du corps ressuscité et transformé (16, 38 – 23, 54). Cette lettre a été souvent considérée comme un témoignage important de la spiritualité de l’évêque d’Hippone, utile en particulier à la mise en évidence du rapport entre contemplation et expérience mystique 33. Augus30. Pour les deux époux est également écrite l ’épitre 127 (fin 410), plus précisément parce qu’Armentaire confirme le vœu de chasteté fait à sa femme (qui donc avait fait un choix de vie religieuse depuis quelques années lorsqu’Augustin décide de lui répondre par l’ep. 147). 31. Cf. 6, 17, où l’on précise que Pauline se serait inspirée d’une lettre d’Augustin dans laquelle, à son avis, l’évêque n’avait pas abordé la question d’une manière appropriée. En effet, Augustin avait déjà abordé la question dans l’épitre 92, écrite avant 408, dans laquelle il console une veuve, Italica, en lui rappelant justement la vision béatifique, destinée aux purs de cœur. 32. Voir Ep. 148, 1, 1. 33. Voir C. Butler , Il misticismo occidentale, op. cit., p. 122-186 ; J. M aréchal , « La vision de Dieu au sommet de la contemplation d’après saint Augustin », Nouvelle revue de théologie 62 (1930), p. 89-109 ; p. 191-204. Plus récemment, R. J. Teske , « St. Augustine and the Vision of God », Collectanea Augustiniana, vol. 3, Augustine: Mystic and Mystagogue, éd. J. Schnaubelt – F. van Fleteren – J. R eino, New, York, 1994, p. 287-308 : à son avis, la déclaration d’Augustin que quelques hommes, de manière exceptionnelle, peuvent expérimenter dès cette vie, par la grâce divine, la vision de Dieu (ep. 147, 31; voir aussi ep. 92, 3; ord. 2.19.51; Gen litt. 12. 26.53-12. 28.56 ; C. Faust. XII, 42) aurait un fondement expérientiel témoigné par les Confes-
596 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE tin s’était intéressé au thème de la vision de Dieu dans le cadre d’une perspective typiquement platonicienne durant les années de sa conversion, la considérant comme un effort uniquement humain de l’âme qui, à travers une série d’étapes de purifications progressives des passions, permet de la conduire vers Dieu 3 4 . Cependant, au moment où il écrit les Confessions, il admet l’inanité de ces efforts ainsi que la dépendance de Dieu dans le domaine métaphysique et moral. Pour cette raison, il refusera l’idéal stoïque et néoplatonicien d’autonomie du vir sapiens qu’il avait précédemment suivi. Les notes qu’il apportera concernant les expériences mystiques possibles indiquées dans les Confessions, ne touchent en rien au problème de la vision de Dieu 35. Quand Augustin revient sur le thème de la vision de Dieu dans les années où il rédige l’épître 147, c’est dans un contexte très différent, puisqu’il apparaît dans des œuvres de grande envergure théologique comme le De Trinitate II – III et le De Genesi ad litteram XII, ainsi que dans des passages très significatifs des Homélies sur les Psaumes et sur l ’Évangile de Jean. En dépit d’une expression confuse et dépourvue de clarté, Augustin, dans l’épître 147, parvient à formuler deux conclusions radicales qui se retrouveront dans ses œuvres principales. Il affirme, d’une part, que les théophanies vétérotestamentaires, considérées jusqu’alors comme des christophanies, étaient en réalité des angélophanies 36 ; dès lors l’un des fondements de la tradition anthropomorphite était annulé, comme nous l’avons vu, grâce à une série bien fournie de textes de la tradition, en analysant le cas de Sérapion qui tendait à individuer l’objet de la vision dans le corps glorieux du Christ 37. D’autre part, Augustin divise les visions en trois catésions : voir, dans le même ouvrage, les conclusions identiques de F. van Fleteren « Mysticism in the Confessions », p. 328-329. 34. Dans le De quantitate animae, il distingue sept degrés dans les fonctions ou les activités de l’âme : animation, sensible, intelligent, moral, qui préside la purification ; suit un état caractérisé par la tranquillité des passions ; un sixième degré de ingressio ou début de la contemplation, enfin, un septième de contemplation (7980). 35. Les passages des Confessions sont trois. Le premier, avant le baptême à Milan, reflète l’influence des libri Platonicorum avec peu d’influence chrétienne (7. 10.16). Le deuxième (7. 17.23) se réfère à une expérience transitoire de type plotinienne de l’ascension de l’âme. Le troisième semble récapituler les deux précédents (7. 20.26). Suit l’expérience d’Ostie (9. 10.23-24). Ce rapport trahit l’influence chrétienne : il s’agit d’une expérience de descente de l’âme dans son intérieur. 36. Voir par exemple De Trin. II, 15. 37. Pour M. R. Barnes , « The Arians of Book V, and the genesis of De Trinitate », Journal of Theological Studies 44 (1993), p. 383-395, l’objet polémique des critiques d’Augustin dans de Trin. II-III seraient des « homéens ». La thèse est convaincante jusqu’à un certain point, soit pour la relation étroite avec l’ep. 148 soit parce qu’Augustin veut souligner, face à la question de savoir qui a fait l’objet des théophanies de l’Ancien Testament, que Dieu le Père ne se révèle pas dans son essence, mais dans la forme choisie par sa volonté. Pour cela, il a recours à l’exé-
LA VISION DE DIEU CHEZ SÉR APION
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gories (corporelle, spirituelle, intellectuelle), faisant de la vision de type spirituel (selon une théorie qui doit beaucoup au πνεῦμα φανταστικόν de Porphyre), la source des imaginations. De ce fait, il ôte tout fondement ontologique à ce deuxième type de vision 38, parvenant à la conclusion que toute prétention de voir Dieu avec les yeux du corps dès cette vie risque d’être une projection de l’imagination et n’échoit, si tant est que cela soit possible, qu’à des êtres exceptionnels, tels Moïse et Paul. VI. C onclusions :
i ndi v idua lisme m ystique et contrôle ecclési a l
La dimension ecclésiale est peut-être l’aspect fondamental de la perspective mystique prônée par Augustin. Elle s’oppose à l’individualisme mystique de Sérapion et de ses compagnons du désert. Le conflit existant entre les différentes traditions mystiques, objet de cette recherche, n’est pas seulement d’ordre théorique puisqu’il a pour fondement un problème de contrôle s’accompagnant d’un conflit éminemment politique. Comme Stroumsa l’a remarqué récemment, si l’on se penche sur la critique des concepts de type anthropomorphite apparus entre la fin du iv e et le début du v e siècle, le point essentiel de la dispute semble n’avoir pas été encore mis en évidence 39. L’Église impériale du iv e siècle favorise le développement d’une religion iconique, tandis que d’éminents représentants du pouvoir épiscopal en Orient et en Occident approuvent un type de mystique aniconique. Cette mystique, définie par Quispel comme Seinsmystik, refuse toute possibilité de voir Dieu avec les yeux du corps ou de l’imagination au nom d’une vision purement intellectuelle. Pour ce faire, une lutte est menée contre les conceptions anthropomorphites qui
gèse d’Ambroise, Exp. Ev. Lc. 1, 24-27 qui viserait les Photiniens : cf. B. Studer , « Zur Theophanie-Exegese Augustins. Untersuchungen zu einem Ambrosius Zitat in der Schrift ‘De videndo Deo’ (ep. 147) », Vetera Christianorum 6 (1969), p. 91-143, 7 (1970), p. 125-154, 8 (1971), p. 99-123. 38. Cf. M. Dulaey, Le rêve dans la vie et la pensée de S. Augustin, Paris, 1973, p. 84 ss. 39. G. G. Stroumsa, « To See or not to See: On the Early History of the Visio Beatifica », art. cit., p. 68-69 (qui se réfère à C. Ginzburg, « Idols and likenesses: Origen, Homilies on Exodus VIII, 3, and its reception », dans J. Onians (éd.), Sight and Insight: Essays on Art and Culture in honour of E. H. Gombrich at 85, Londres, 1994, p. 55-72). Selon Stroumsa, il y aurait un lien entre la floraison contemporaine des icônes, rendue possible, en partie du moins, par une réticence croissante à concevoir la vision mystique de Dieu comme une vision concrète de son corps physique et une façon immatérielle et intellectuelle de concevoir cette vision. Le problème mérite un approfondissement : à mon avis, une piste serait indiquée par un passage du Pseudo-Macaire, Hom. 30, là où il représente le Christ comme un peintre.
598 PARTIE III – LA MYSTIQUE DANS LE CHRISTIANISME ANTIQUE reprennent en quelque façon les traditions exégétiques et anthropologiques « archaïques » tant de la tradition judaïque que des modèles gnostiques. Les “coryphées” de cette lutte (Théophile, Augustin, Diadoque), sont tous des évêques. L’importance du siège n’est pas l’élément en jeu, il s’agit bien plutôt de l’autorité et du rôle de l’évêque au sein de l’Église consolidée par Théodose, victorieuse au terme du combat mené contre des ennemis chevronnés comme les disciples de Donate en Occident ou les messaliens en Orient 4 0. Les deux factions se disputaient le contrôle des formes d’ascétisme ainsi que les pratiques mystiques qui en découlaient, au moment précis où l’Église commençait à résoudre le problème arien et à préciser son orthodoxie. Ainsi qu’Athanase qui avait tenté d’« apprivoiser » le charisme d’un Antoine pour l’utiliser dans sa lutte antiarienne, il s’agissait de même de normaliser les formes mystiques individualistes en les circonscrivant dans une perspective ecclésiastique de type intellectuel qui puisse en faciliter le contrôle. En filigrane, un conflit sur l’anthropologie de l’imaginaire dont les résultats auraient profondément influencé l’histoire à venir du mysticisme chrétien. Le cas de Diadoque confronté aux risques liés à une expérience mystique échappant dangereusement à tout contrôle – ainsi qu’en témoignent le Pseudo Macaire mais aussi les messaliens –, montre quel était l’enjeu : frapper en plein cœur un type de pratique s’auto-référant et s’auto-légitimant, à laquelle opposer des formes visibles de discernement et de contrôle rationnels que le pouvoir épiscopal aurait pu soumettre à sa pratique discursive de formation et de contrôle 41. 40. J’ai reconstruit cet arrière-fond dans G. Filoramo, La croce e il potere. I cristiani da martiri a persecutori, Roma-Bari, 2011. 41. Cf. R. M. Parrinello, « Tecnica e carisma. Il discernimento tra radici pagane e tradizione cristiana: Diadoco di Fotica e Giovanni Climaco », Rivista di storia del cristianesimo 6 (2009), p. 99-120. Dans cette direction va aussi l’opération de «dompter» et normaliser le charisme visionnaire et mystique, typique du monachisme à son début, réalisée par Pallade d’Hellénopole peu de temps après sa nomination comme évêque d’Aspune (un autre évêque !) dans son Histoire Lausiaque composée en 420 sur la base d’un document préalable écrit probablement au cours de son voyage en Égypte. Le prologue de l’œuvre explique sans équivoque que le caractère unique de ces hommes de Dieu ne réside pas tant dans les exploits ascétiques ni dans les dons spirituels, mais dans les buts qui les inspirent. Comme l’a fait remarquer à juste titre F. Vecoli, « Trasformazioni del discernimento in pratica istituzionale nella tradizione egiziana », Rivista di storia del cristianesimo 6 (2009), p. 34, « il santo proponimento del perfetto cristiano esaltato da Palladio include come requisito irrinunciabile anche l’umiltà di stare tra i ranghi di una comunità ecclesiale guidata dai propri vescovi: nessuno, in alcuna occasione, può più ritenersi tanto autosufficiente da fare a meno della liturgia ». Comme le remarque encore Vecoli, on se trouve dans cette partie de l’Orient où, entre acémètes et messaliens, le monachisme connaît, plus qu’en Égypte, une histoire de violents conflits avec la hiérarchie épiscopale. Dans ce sens, le but de Pallade pourrait coïncider avec le but des règles de Basile de Césarée : endiguer en quelque sorte la tension charismatique d’un monachisme caractérisé par des traits trop révolutionnaires.
TABLE DES MATIÈRES Simon C. Mimouni et Madeleine Scopello Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Pier Cesare Bori † « À l’image de dieu » et connaissance mystique . . . . . . . 19 Partie I. Introductions méthodologiques et épistémologiques François Trémolières Le problème de l’expérience mystique . . . . . . . . . . . 29 Simon C. Mimouni Gershom G. Scholem et les études sur le mysticisme et le messianisme dans le judaïsme : quelques remarques et réflexions . . . . 43 Adriana Destro Mystic Experience in Context. Representing Categories and Examining “social practices” . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 Enzo Pace Le mysticisme intra-mondain : les effets sociaux du désir de Dieu
95
Myriam Revault d’Allonnes Mourir pour dieu ? Politique moderne et redemption . . . . . 109 Partie II. La mystique dans le judaïsme antique Christophe Nihan Apocalypses juives et mystique : état des lieux et remarques de méthode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Rocco Bernasconi A Literary Analysis of the Sefer Yetsirah . . . . . . . . . . 145 Pierluigi Lanfranchi Problèmes du mysticisme juif d’expression grecque : l’exemple des textes liturgiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
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TABLE DES MATIÈRES
Mauro Pesce Was Jesus a “mystic” ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 Folker Siegert La Mystique juive d’expression araméenne dans l’Évangile selon Jean 209 Daniel Marguerat Paul le mystique : une subversion de l’expérience religieuse . . . . 225 Régis Burnet Pierre, Thomas, Philippe, trois figures mystiques . . . . . . . 245 Christophe Batsch La déroute militaire comme épreuve mystique : retour sur un passage du Règlement de la guerre, 1QM xvi, 11 – xvii, 9 . . . . . 267 Pierluigi Piovanelli Pratiques rituelles ou exégèse scripturaire ? Origines et nature de la mystique de la Merkavah . . . . . . . . . . . . . . . . 281 David Hamidović La contribution des Cantiques de l’holocauste du sabbat à l’étude de la pensée mystique juive au tournant de l’ère chrétienne . . . 303 José Costa La Shekhina et le motif de la lumière : une mystique juive non rabbinique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321 Smaranda Marculescu Badilita Prophétie et mystique chez Philon d’Alexandrie . . . . . . . 355 Partie III. La mystique dans le christianisme antique Marie-Laure Chaieb Mystique de l’incarnation et mystique de l’initiation dans le Protreptique et le Pédagogue de Clément d’Alexandrie . . . . . . 375 Fabienne Jourdan Du Mystère au mysticisme : Élaboration d’une mystique de la Parole dans les Stromates de Clément d’Alexandrie . . . . . . . . . 401 Georges Skaltsas Le sens de la connaissance mystique chez Origène . . . . . . . 449
TABLE DES MATIÈRES
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Jean-Daniel Dubois Passion du Sauveur et imitation du Christ dans la gnose valentinienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 479 Paul-Hubert Poirier L’Évangile selon Thomas est-il « mystique » ? . . . . . . . . . 495 Claudio Gianotto Tendances mystiques dans quelques textes de la tradition thomasienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 517 Louis Painchaud « Tu as vu le père et tu deviendras père » (NH II 61, 31). Baptême et divinisation dans l’Évangile selon Philippe et les textes de Nag Hammadi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 527 Madeleine Scopello L’âme en fuite : le traité gnostique de l’Allogène (NH XI, 3) et la mystique juive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 545 Éric Crégheur Le parcours mystique de l’initié : le cas des Livres de Iéou du codex Bruce (MS Bruce 96) . . . . . . . . . . . . . . . . . 563 Giovanni Filoramo La vision de Dieu entre mystique théurgique et théorétique : le cas de Sérapion (Cassien, Conférences, X, 2-3) . . . . . . . . . 585