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French Pages [331] Year 2017
Du même auteur en poche La barbarie douce : la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, Sur le vif, 1999 et 2003. Les illusions du management : pour le retour du bon sens, Paris, La Découverte, Poche essais no 97, 2000 et 2003. La démocratie post-totalitaire, Paris, La Découverte, Poche essais no 147, 2003. Mai 68, l’héritage impossible, Paris, La Découverte, Poche essais no 118, 2006. La France morcelée, Paris, Gallimard, Folio, Folio actuel no 133, 2008. Secrétaire générale de la collection : Marguerite de Marcillac © Perrin, 2011 et Perrin, un département d’Édi8, 2017 pour la présente édition revue et augmentée © Istock 12, avenue d’Italie 75013 Paris Tél. : 01 44 16 09 00 Fax : 01 44 16 09 01 www.editions-perrin.fr EAN : 978-2-262-07007-6
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À la mémoire de Claude Lefort
SOMMAIRE Titre Du même auteur Copyright Dédicace préface de la présente édition - D’une défaite annoncée introduction - La fin d’un cycle historique Du fanatisme et des passions De la morale et du peuple revisités De la déculturation historique I - LA GAUCHE N’EST PLUS CE QU’ELLE ÉTAIT 1 - Nostalgie fin de siècle Rester jeune à tout prix Le situationnisme à la peine Le trotskisme satisfait Le « soleil noir » des maoïstes Les réminiscences d’un centenaire « Où est passée Paris la Rouge ? »
Une longue agonie 2 - Pour en finir avec le trotskisme Imagerie trotskiste et réalités sanglantes Amoralisme, terreur et monde nouveau Quelle ouverture culturelle ? Les derniers des bolcheviques ? Individualisme et néogauchisme 3 - Le gauchisme est-il soluble dans la philosophie ? Quelle « culture révolutionnaire » ? La révolution des sentiments Quelle « productivité théorique » ? Marx ou Nietzsche revisités ? Des esprits séduisants ? 4 - L’énigmatique « mouvement social » Une radicalité postmoderne Quel successeur au mouvement ouvrier ? Les impasses de la « deuxième gauche » Le grand mélange 5 - 1984 : le tournant de la « modernisation » Dénégation et incohérence Entreprise et management L’école au service de la modernisation Le « changement » et les « valeurs » Une politique « postmoderne » ?
6 - Où va la gauche française ? Quelles ressources historiques ? Une lente érosion Incohérence Désorientation et démagogie Idéologie et « langue de caoutchouc » Les difficultés d’une reconstruction 7 - La difficile réconciliation du socialisme français et du libéralisme Une tradition forcée Le « point aveugle » du socialisme Le capitalisme en question Le possible et l’histoire II - RUPTURES ET DÉCOMPOSITIONS 8 - Le tournant raté de la modernisation 9 - Mai 68 : la France entre deux mondes Passé/présent : l’impossible réconciliation ? La fin des épopées Une autre idée de l’homme Le développement du « peuple adolescent » L’événement iconoclaste Violence et parole Entre modernité et grand refus Quelles leçons tirer de l’événement ? Pacification et recomposition
Les années de basculement L’écologie comme utopie de substitution Changement de paradigme 10 - Modernisation et barbarie douce Le discours idéologique de la modernisation La machinerie de l’insignifiance Un jeu de miroirs brisés Une modernisation qui tourne à vide 11 - Les apories de la démocratie post-totalitaire Une nouvelle donne sociale-historique Temporalité folle et pouvoir informe Quel ethos démocratique ? 12 - Le fil rompu des générations - De l’ancien et du nouveau monde Quelle « injustice générationnelle » ? Quel passage à l’âge adulte ? Comment en est-on arrivé là ? Bricolages identitaires Angélisme et nihilisme Au nom de l’écologie De l’héritage en question 13 - Du gauchisme culturel et de ses avatars Le nouveau domaine de l’égalité L’antifascisme revisité Un « antiracisme de nouvelle génération »
La révolution culturelle de l’écologie L’éducation des enfants Un nouvel état des mœurs Postures identitaires et mécanismes de déni Idéologies émiettées et mentalité utopique Aux origines du gauchisme culturel 14 - L’hégémonie du camp du bien battue en brèche 15 - L’estime de soi en question - La société française à l’épreuve du terrorisme Émotion, incompréhension et malaise Quelle position première ? Cultures et relativisme De l’islamophobie Assumer sa propre histoire 16 - Aveuglement et nouvel esprit munichois : islamo-gauchistes et « noyeurs de poisson » Déni du réel, esquive et stigmatisation Le danger principal n’est pas celui qu’on voit Responsabilité et culpabilité à l’envers Les embarras de la gauche de gouvernement Idéologie et schémas d’une autre époque « Deux poids deux mesures » Crises et sortie de l’histoire La crise n’est pas seulement économique et financière Décomposition sociale et insignifiance historique Haine de soi et multiculturalisme
La tentation de la sortie de l’histoire
PRÉFACE DE LA PRÉSENTE ÉDITION
D’une défaite annoncée La situation de la gauche en ce début du XXIe siècle n’est guère brillante. Le retrait de François Hollande qui a compris qu’il n’avait guère de chance d’être à nouveau président, n’y changera rien. Le parti socialiste, qui depuis les années 1980 était devenu le parti dominant, est désormais miné par des contradictions internes qui peuvent conduire à sa fin ; la « gauche de la gauche » tente d’en tirer quelques profits, en espérant que l’histoire pourra repartir comme au bon vieux temps. Un cycle historique s’achève dans le morcellement et le chaos ; la gauche agonise et ce sont les fondamentaux de sa doctrine qui sont en question. Pour nombre de militants, d’adhérents, de sympathisants, d’anciens ou de nouveaux, d’ex ou de dissidents…, une telle perspective n’est guère pensable parce que la gauche reste pour eux une question avant tout « identitaire », une sorte de réflexe indéracinable basé plus ou moins consciemment sur l’idée qu’elle reste, quoi qu’il en soit, le dépositaire attitré d’une certaine idée du Bien. Pour les plus anciens, cette idée se nourrit encore de multiples références passées aux luttes du mouvement ouvrier, à l’antifascisme des années 1930, à la résistance antinazie… Tant pis si la vérité historique est plus complexe et ambivalente que celle que la gauche s’est chargée de transmettre, ce qui importe c’est de maintenir à tout prix un imaginaire qui aide à ne pas trop désespérer dans un nouveau monde où l’on ne reconnaît plus rien. Certains se réfèrent encore à
Mai 68 et aux années 1970 comme des années lumières, sans bien comprendre qu’il existe un lien paradoxal entre cette révolution culturelle et un nouveau conformisme de masse qui ne dit pas son nom. La nostalgie bat son plein 1. On peut continuer d’invoquer une « vraie gauche » ou un « vrai socialisme » qui ne sauraient se confondre avec la gauche et le socialisme « réellement existants », rappeler que la gauche depuis ses origines a toujours été plurielle 2, répéter à satiété que le clivage gauche-droite n’a pas disparu et qu’il est un facteur essentiel de la vie démocratique… Toutes ces affirmations ont des allures d’autopersuasion face à des évolutions sociales, culturelles et politiques qui ne vont pas dans le sens historique escompté et que la gauche a tant de mal à affronter. Il est difficile de se réclamer de la « classe ouvrière », des « couches populaires », de la « jeunesse »… en regard de la composition et des résultats électoraux de la droite et du Front national. La « question sociale » qui a structuré l’identité de la gauche depuis le XIXe siècle, si elle demeure importante aujourd’hui avec le libre-échange mondialisé, le chômage de masse et la déshumanisation du travail, n’a plus la même valeur symbolique que par le passé. En se refusant à aborder clairement les questions du malaise identitaire français et européen, la gauche se montre incapable de comprendre l’« insécurité culturelle 3 » face aux défis du communautarisme, de l’islamisme et de l’immigration. En son sein, les questions culturelles et sociétales, l’évolution des mœurs, l’école, l’immigration… sont devenues des marqueurs identitaires essentiels, tandis que ce qu’on appelle le « social-libéralisme » focalise des positions irréconciliables. De plus, sur nombre de sujets, les lignes de partage entre la gauche et la droite sont aujourd’hui moins globales et plus floues que par le passé. On peut être en accord avec telle ou
telle position particulière d’un parti, sans pour autant adhérer à l’ensemble de son programme. Les clivages politiques n’ont pas disparu, mais dans nombre de domaines (économique, social, culturel, international) les démarcations schématiques anciennes ne fonctionnent plus. Faute de comprendre le présent, on psalmodie le passé. Dans ces conditions, il paraît de plus en plus « difficile d’être de gauche, surtout quand on n’est pas de droite ». Par-delà les positions divergentes, reste une sorte de fond minimum qui relève d’une sensibilité et d’un comportement, comme la révolte contre l’ordre établi et les puissants, l’attention accordée à la situation économique et sociale des couches populaires, la compréhension de leur mentalité et de leur culture contre le mépris et la bonne conscience des nantis… Ces aspects, qui sont loin d’être négligeables, ne sauraient pour autant tenir lieu de positionnement politique, cette sensibilité pouvant se retrouver également au sein de la droite et de l’extrême droite. L’invocation de la « justice » et du « progrès » paraît tout aussi insuffisante : les démocrates et les républicains, qu’ils soient de droite ou de gauche, s’en réclament pareillement. L’« égalité » est mise en avant comme un maître mot identitaire auquel on se raccroche en indiquant que la gauche entend parvenir à l’« égalité réelle 4 ». On est en droit de préférer une autre approche : « Le socialisme c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres 5. » La lutte contre les inégalités trouve son sens en s’inscrivant dans cette perspective. L’égalitarisme triomphant, la proclamation d’un droit à la « réussite pour tous », associés à l’antiélitisme de principe, ont détourné la gauche de cet idéal. La morale dont le socialisme des origines s’est prévalu a subi une dégradation semblable. Pour Jaurès, le socialisme était une morale
parce qu’il était censé réconcilier le bien de l’individu autonome avec l’organisation collective et que « l’intérêt d’une classe, le prolétariat, se confond avec l’intérêt de l’humanité 6 ». La « civilisation socialiste » selon Charles Andler devait permettre à chacun l’« enrichissement infini des qualités individuelles » et la « morale nouvelle des producteurs » revendiquait « tout ce que les anciennes morales aristocratiques ont conçu de plus noble et de plus haut 7 ». Pour Léon Blum, « le socialisme n’a jamais renié les “valeurs morales” ni les “valeurs spirituelles” ; il n’a jamais répudié le sentiment de la vertu, ni le sentiment de l’honneur ; il leur a seulement donné un autre sens, comme l’avait fait le christianisme avant lui 8 ». Cette façon de concevoir la morale était inséparable de l’existence d’un mouvement ouvrier considéré comme l’acteur historique central de l’avènement du socialisme et de nouvelles valeurs de fraternité à l’échelle universelle. La notion de décence ordinaire (common decency), mise en avant par Orwell et reprise par Jean-Claude Michéa 9, s’étaye à l’origine sur un tissu social, un réseau de sociabilité et de solidarités qui était celui du mouvement ouvrier et plus précisément de la social-démocratie anglaise. En Angleterre comme ailleurs, cette réalité s’est trouvée déstructurée sous le double impact du développement de l’individualisme lié à la société de consommation et de loisirs dès les années 1960, et du chômage de masse dans les années 1970 et 1980 10. L’idée d’une suprématie éthique de la gauche qui s’appuyait sur l’existence du mouvement ouvrier s’est dégradée avec la fin de ce dernier. Cela ne signifie pas la fin de la classe ouvrière et des couches populaires comme catégories sociales, mais la fin d’un messianisme qui leur conférait une mission historique dans l’avènement du socialisme et du communisme, tout autant que le statut privilégié
dont elles pouvaient bénéficier d’un point de vue moral de la part de chrétiens de gauche et de tout un courant populiste. La morale commune et les « réserves d’humanité » n’ont pas pour autant disparu mais elles ne sont pas l’apanage d’une classe particulière, n’appartiennent à aucun camp politique ; elles sont liées à une éducation première, à une expérience humaine et une formation personnelle présentes au sein des différentes catégories sociales et des partis. À l’inverse, la malhonnêteté, le cynisme et le mépris concernent tout aussi bien la gauche que la droite. Les différentes « affaires » qui ont concerné le parti socialiste et la gauche au pouvoir l’ont suffisamment montré. L’idée d’une sorte de supériorité morale de la gauche n’a pas seulement servi à disqualifier l’adversaire en esquivant la confrontation sur les propositions politiques et leur crédibilité. Intériorisée par nombre d’adhérents et de sympathisants, elle a procuré une sorte de « bonne conscience » à ceux qui ne cherchaient pas à se poser trop de questions, en même temps qu’elle entretenait à l’inverse la « mauvaise » conscience chez les récalcitrants qui, craignant d’être considérés comme des réactionnaires, finissaient par « avaler des couleuvres » et rejoindre le « bon camp ». S’y ajoutent des « arguments » plus classiques consistant à dire qu’il ne faut « pas faire le jeu de la droite » ou priver d’espérance les victimes de la politique néolibérale, version renouvelée d’anciens arguments massues chers aux communistes en d’autres temps : « Il ne faut pas désespérer Billancourt » et se faire le « complice objectif » de la réaction. Force est de reconnaître que l’usine emblématique de Renault-Billancourt a fermé ses portes, que les lois inexorables de l’histoire ne vont plus dans le sens escompté, que l’électorat populaire est, pour le moins, plus volatil…, mais une partie de la gauche tente encore de jouer sur ce registre qui n’est plus de saison. Quand le
réflexe moral identitaire prime la recherche de la vérité et la raison, il inhibe toute réflexion libre et débouche sur la bêtise, le sectarisme et l’invective. Alors que l’ancienne doctrine tombait en morceaux, la gauche reprenait largement à son compte un gauchisme culturel postsoixante-huitard comme idéologie de substitution. La morale a alors servi de « faire-valoir » et d’argument d’autorité dans les débats en jouant confusément sur deux registres à la fois : le maintien de la vieille idée selon laquelle la gauche est le représentant naturel des couches populaires en jouant sur les bons sentiments 11 ; le modernisme branché en matière de mœurs et de culture qui érige les évolutions dans ces domaines en nec plus ultra d’un progressisme revisité. Ce gauchisme culturel peut se référer à toute une culture mêlant dans un grand tout révolte existentielle, avant-garde artistique et révolution. Mais force, là aussi, est de reconnaître que la révolution dont il se réclame n’engage plus à grand-chose, tout comme la bohème qui est devenue un des principaux traits d’une « culture adolescente » avec ses « transgressions socialement assistées » s’intégrant à la « société du spectacle » 12. La posture du révolté et du révolutionnaire n’en exerce pas moins encore une fascination dans certains médias et milieux universitaires qui continuent de se croire le centre du monde. La gauche au pouvoir s’est trouvée confrontée à ce gauchisme en ayant quelques difficultés à s’en démarquer clairement. Le mouvement « Nuit debout » a occupé pendant quelques semaines une grande part de l’actualité médiatique. Il a été considéré par beaucoup non pas comme un symptôme du désarroi d’une partie de la jeunesse et de la gauche, mais comme la solution alternative enfin possible à
la « politique traditionnelle », aux « vieux partis », au « capitalisme », au « néolibéralisme », aux patrons… À vrai dire, le scénario n’est pas nouveau : une partie de la jeunesse, avant tout lycéenne et étudiante, à laquelle se joignent des alternatifs les plus divers et les casseurs remettent en scène la démocratie directe, versus assemblée générale permanente lycéenne et étudiante. Cette représentation, juvénile et minoritaire, s’érige tout bonnement en incarnation du peuple opprimé et de tous les damnés de la terre dans un grand mélange d’expression de la subjectivité débridée en révolte et de bons sentiments. Chaque individu a droit à la parole dans une stricte égalité de temps où chacun peut dire ce qu’il veut ; toute organisation et toute hiérarchie sont vues comme des contraintes insupportables, tandis qu’en coulisse de petits chefs tirent les ficelles et que les derniers groupuscules essaient tant bien que mal d’en tirer quelques profits. À la limite, qu’importe le contenu exact de ce qui est dit, l’important réside avant tout dans la catharsis qui s’opère. À l’esseulement des individus succède pendant quelque temps un moment fusionnel où tout le monde peut discuter avec tout le monde dans la plus grande confusion. L’important c’est d’en être avec l’impression que dans cette bulle coupée des autres catégories de la population « tout est possible » et qu’on peut refaire le monde dans l’entre-soi. La gauche de gouvernement n’a pu s’empêcher de trouver ce mouvement sympathique tout en condamnant ses excès et ses débordements violents, sans parler de ses hésitations à rétablir d’emblée et fermement l’ordre républicain alors qu’elle avait décrété l’état d’urgence. Par-delà le manque de courage politique, la peur plus ou moins avouée d’apparaître « antisocial » et « antijeunes », les anciens schémas ont continué de peser : les « mouvements sociaux » ont été longtemps considérés comme une sorte d’avant-garde d’un
changement de société et le gauchisme culturel est présent au sein même du gouvernement. Après avoir pendant des années joué sur l’ambiguïté, instrumentalisé ce gauchisme quand cela l’arrangeait dans sa lutte contre la droite, la gauche au pouvoir en est venue à le dénoncer quand celui-ci s’est frontalement opposé à sa réforme du code du travail. La gauche s’est ainsi trouvée prise au piège de ses propres incohérences et contradictions. Après avoir mené une campagne électorale néo-mitterrandienne cherchant à rassembler la gauche autour de son nom à travers des grandes déclarations contre la finance, François Hollande a fini par opérer un tournant dans la politique économique dans les plus mauvaises conditions. Privilégiant la compétitivité des entreprises dans le cadre du libre-échange mondialisé en accordant une attention particulière aux revendications du patronat, ce revirement a été perçu comme une véritable trahison par ceux qui ont cru aux slogans de sa campagne et voté pour lui en 2012. On peut estimer que cette orientation économique avait les faveurs d’une partie de la gauche, mais, vingt ans après le tournant de la politique de rigueur de 1983 qui n’était pas clairement assumée par François Mitterrand, celui opéré par François Hollande a pu apparaître comme une sorte d’aggiornamento que tout un courant proche de la « deuxième gauche » attendait depuis longtemps. Mais, dans ce domaine comme dans les autres, François Hollande n’a pas été si clair qu’il y paraît. Il procéda par avancées, reculs et accommodements successifs, si bien qu’au bout du compte il fut difficile de s’y retrouver. Le « social-libéralisme » a continué d’apparaître comme un gros mot et une « trahison » pour la majorité de ceux qui l’avaient élu. Alors, quoi qu’il en fût, on a continué de se réclamer encore du « socialisme » ou de la « social-démocratie ». Le candidat-président a tenté tant bien que mal de brouiller encore les
pistes pour ne pas trop diviser son propre camp en vue de la nouvelle élection présidentielle. Dans une interview donnée à la revue Le Débat 13, il a pris acte du fait que le monde avait changé et assumé la position d’une « gauche de gouvernement ». Il n’a pas entendu pour autant renoncer au « socialisme », qu’il redéfinissait à sa manière en rompant avec la doctrine passée et en le réduisant à des réformes graduelles animées de nobles valeurs et de bons sentiments. Reprenant à son compte les propos de Léon Blum dans son ouvrage À l’échelle humaine 14, il déclara : « Le socialisme c’est une idée beaucoup plus qu’une organisation […]. Je suis socialiste mais je ne suis pas pour la socialisation des moyens de production. […] Le socialisme est une philosophie beaucoup plus qu’une doctrine. Quand Léon Blum évoque ce qui l’a rendu socialiste, il dit que c’est cette idée de justice qui l’a déterminé, et qu’elle n’est pas simplement une envie de partage, mais la volonté d’assurer l’émancipation des individus dans une société organisée 15. » Le socialisme, ajouta-t-il encore, « porte le mouvement de réduction des inégalités à l’échelle de la planète » s’incarnant dans des partis « qui, pour y concourir, acceptent la réforme afin d’assurer le progrès dans la durée 16 ». Réduit à une « philosophie », à une « idée », à la « justice », à la « réduction des inégalités », au « progrès dans la durée »…, ce socialisme éthéré a l’avantage de faire écho à des idées générales et généreuses dans lesquelles beaucoup d’individus de droite ou de gauche peuvent se retrouver. En même temps, François Hollande se dit social-démocrate parce qu’il accepte le compromis et entend donner sa place aux partenaires sociaux, tout en reconnaissant en même temps qu’il n’y a plus de modèle et que la social-démocratie a perdu de son lustre d’antan…
À vrai dire, c’est la spécificité de la gauche française depuis ses origines qui est en question. La sociale-démocratie qui s’est développée dans les pays du nord de l’Europe supposait un lien étroit entre un parti et des syndicats puissants, un réseau de coopératives, d’associations, de groupes culturels et sportifs… La situation française était différente : le mouvement syndical était indépendant des différents courants du socialisme regroupés au sein de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) ; les courants dominants de la gauche ont été fortement marqués par le marxisme ; le parti communiste a joué le rôle d’un « sur-moi » culpabilisateur visà-vis d’une gauche socialiste qui s’affirmait réformiste mais n’entendait pas moins parvenir au bout du compte à une rupture avec le capitalisme et l’avènement d’une société et d’un monde nouveau 17. Le Parti social-démocrate allemand (SPD) a rompu clairement avec son héritage marxiste au congrès de Bad-Godesberg en 1959. Il n’en a pas été de même au sein du parti socialiste, qui a donc maintenu l’ambiguïté. La « rupture » avec le capitalisme sera le maître mot des socialistes jusque dans les années 1970 et François Mitterrand saura habillement jouer sur ce thème pour réunir la gauche autour de lui. Dans les années 1980, l’adhésion au PS (encouragée par François Mitterrand) de nombreux trotskistes pour qui la révolution bolchévique demeurait une référence n’a pas contribué à clarifier la situation. Quoi qu’on puisse penser de la « troisième voie 18 » blairiste qui entendait dépasser la social-démocratie telle qu’elle s’était développée depuis la Seconde Guerre mondiale et le néolibéralisme des années 1980, celle-ci avait au moins le mérite de la cohérence. Ce que n’a jamais eu le parti socialiste. Nombre de ses dirigeants n’en pensaient pas moins, sans trop le faire savoir ouvertement, par crainte de diviser un peu plus la gauche et de perdre les élections. Dans cette
lignée, François Hollande a pratiqué une « synthèse » ambiguë qui n’a satisfait personne ; il a renforcé la méfiance et divisé son propre camp. Il a affirmé que le « gradualisme » succédait à la rupture, mais les ambitions premières du socialisme n’avaient pas disparu pour autant, elles auraient simplement pris des formes nouvelles : « Une autre société, une autre Europe, un autre monde sont possibles, mais il faudra du temps, beaucoup de temps et nous n’y parviendrons pas seuls 19. » Qui peut encore croire un tel discours filandreux au vu de la politique menée par la gauche au pouvoir et de la situation du pays ? Ces hautes considérations contrastent avec la gauche réellement existante et l’impuissance du gouvernement à agir efficacement et durablement sur les fractures sociales et culturelles qui déchirent le pays. Le développement du chômage de masse et ses effets de déstructuration, la continuation de la fuite en avant dans la construction européenne, les territoires abandonnés par la République, le développement du communautarisme et de l’islamisme, le flou et l’impuissance en matière d’immigration… sont autant de facteurs qui ont considérablement creusé le fossé entre le pouvoir et la population, décrédibilisé l’action politique et l’État. Cette situation ne date pas de la venue au pouvoir de François Hollande mais son quinquennat n’a rien arrangé. La gauche au pouvoir a perdu sa crédibilité, tellement elle est apparue hésitante, incohérente et idéologique dans nombre de domaines. L’idée selon laquelle les promesses des hommes politiques n’engagent que ceux qui veulent bien y croire est devenue une banalité. Les multiples rapports d’expertise, boîtes à outils, lois, décrets et circulaires dans tous les domaines donnent l’image d’un pouvoir qui entend régenter les rapports sociaux et la vie quotidienne en fonction de ses propres conceptions idéologiques et de ce qu’il estime être le Bien en matière
de mœurs et de culture. Quant à la diabolisation du Front national et à la dénonciation de ceux qui ont mal voté, ils ont abouti aux résultats que l’on sait. Par-delà le bilan d’une politique, ce sont l’incapacité de comprendre l’état d’exaspération du pays et une façon informe de gouverner qui sont en question. Depuis le début de son mandat, François Hollande a eu quelques difficultés à assumer sa fonction. Ses mésaventures avec sa nouvelle compagne lui valurent quelques déboires. Surpris et photographié à l’arrière d’un scooter en se rendant en cachette chez sa maîtresse, le président apparaissait sous les traits d’un individu des plus ordinaires, surpris en flagrant délit d’une sorte d’adultère postmoderne qui ne fait pas grand cas du mariage, de la fidélité et des institutions. La presse people s’en donna à cœur joie. La revanche et le grand déballage de son ex-compagne dans un livre qui devint vite un best-seller contribuèrent un peu plus à saper sa stature d’homme d’État. Les affaires et des scandales de son entourage et de son gouvernement ont accentué ce processus en sapant moralement la gauche au pouvoir. La pratique du mensonge déconcertant par le ministre du Budget sur ses comptes à l’étranger a franchi un nouveau seuil dans son discrédit. S’en sont suivies d’autres « affaires » avec leur règlement de comptes par l’intermédiaire des médias et les déclarations déroutantes d’un président qui ne « savait pas » mais qui allait prendre au plus vite toutes les mesures nécessaires pour que cela ne se renouvelle pas. Les fractures sociales et culturelles entre les métropoles mondialisées et la France périphérique 20 sont semblables à celles qui séparent les représentants de la gauche moderniste au pouvoir et la grande masse des citoyens ordinaires : ce sont des situations sociales,
des mentalités et des comportements qui déterminent un fossé entre deux mondes qui sont en rupture de ban. Photographies et reportages se sont multipliés pour montrer que le président était proche des citoyens ordinaires, compatissant à leurs difficultés, parlant de choses et d’autres avec toujours quelques bons mots, serrant des mains, donnant des bises ici ou là. On le vit même au domicile d’une dénommée Lucette, infirmière à la retraite, dont on apprit assez vite qu’elle était proche du parti socialiste et qu’elle avait été « briefée » comme il se doit par les experts en communication. Multipliant les déplacements, les interviews et les fausses confidences à la radio, à la télévision et dans les journaux les plus divers, il a tout essayé pour apparaître comme un « président normal » proche des gens et pour convaincre les Français du bien-fondé de sa politique sans pour autant parvenir à rehausser significativement sa cote de popularité. On peut trouver antérieurement un phénomène semblable au sein de la droite, mais la gauche prétendait depuis longtemps comprendre mieux que tout le monde le sort des couches populaires et son discrédit en est d’autant plus grand. C’est en définitive le rapport de confiance des citoyens envers l’État et les politiques qui a été atteint, ouvrant une situation favorable à tous les démagogues et les extrémistes. Cherchant à s’élever au-dessus de ces aléas, François Hollande a multiplié les commémorations en tout genre pour apparaître comme un président rassembleur, garant de l’unité de la nation. Ses discours ont fait valoir une « mémoire » émotionnelle et victimaire qui reflète un nouvel air du temps 21 en même temps qu’ils ont célébré en contrepoint de nobles valeurs et de bons sentiments qui en appellent à la paix et à la fraternité universelle, sans oublier au passage l’hommage implicite rendu à la politique de son gouvernement 22. Cet
activisme communicationnel et commémoratif a donné l’image d’un président volubile, confondant le culte de la mémoire avec l’histoire, mettant en scène son propre destin en essayant tant bien que mal de rassurer les Français. La publication du livre « Un président ne devrait pas dire ça… » 23 a achevé l’étrange destin d’un président ayant le plus grand mal à assumer sa fonction. La multiplication des promesses présentes et à venir, les tentatives de diaboliser la droite et les appels réitérés à combattre l’extrême droite, la xénophobie, le racisme, l’islamophobie, les inégalités, les discriminations… ne changeront rien à cette réalité : François Hollande a poussé jusqu’au bout un processus de décomposition et de morcellement de la gauche qui était en œuvre depuis longtemps. En même temps, le quinquennat de François Hollande a parachevé à sa manière une façon de faire de la politique et de gouverner qui sème le désarroi depuis plus de trente ans. Trois traits essentiels me paraissent la caractériser : le « pouvoir informe » dans la représentation de l’État et l’incohérence dans les politiques suivies ; la « langue caoutchouc » étroitement articulée à la « com » et aux médias qui peut dire tout et son contraire avec un pareil aplomb ; la « fuite en avant » consistant à faire du surf sur les évolutions problématiques de la société et à s’adapter dans l’urgence à un monde chaotique que personne ne paraît en mesure de maîtriser. Pardelà les péripéties du pouvoir socialiste qui ont succédé à celles de la droite, on ne peut que constater la désarticulation de la politique et des réformes d’une vision historique dans un pays qui ne sait plus d’où il vient ni où il va. Tel est le point aveugle d’une gauche de gouvernement qui ne comprend pas pourquoi ses discours tombent à plat et s’efforce de croire qu’elle peut encore rester au pouvoir quoi qu’il en soit. *
Ce livre entend montrer comment la gauche a pu en arriver là en examinant son évolution sur près d’un demi-siècle. Dans une première partie, il revient sur les principaux thèmes qui ont structuré son identité depuis le XIXe siècle, leur érosion et ce qui leur tient lieu de succédané pour restituer, dans une seconde partie, cette évolution dans un nouveau cours problématique de l’histoire. Il cherche ainsi à mettre en lumière la fin d’un cycle historique en même temps qu’il souligne les difficultés actuelles d’une reconstruction. Certains des textes publiés ici ont été écrits au tournant du nouveau siècle, au début des années 2000, d’autres sont inédits et récents ; leur publication n’aurait pu voir le jour sans la demande et le soutien amical de Benoît Yvert qui m’a aidé dans leur ordonnancement. Trois nouveaux chapitres ont été ajoutés à l’édition de 2011 : « Du gauchisme culturel et de ses avatars 24 », « L’hégémonie du camp du Bien battue en brèche 25 » et « Aveuglement et nouvel esprit munichois : islamo-gauchistes et “noyeurs de poisson” 26 ». Les deux premiers textes reviennent sur la définition et les principaux thèmes du gauchisme culturel et la façon dont il est présent au sein des médias et du gouvernement socialiste. Le troisième, s’emploie à montrer comment une partie de la gauche a non seulement sousestimé la montée de l’islamisme, mais a pratiqué le déni du réel et la stigmatisation au nom de la lutte contre l’islamophobie. Les différents chapitres alternent des analyses publiées dans des revues et des prises de position dans le débat public qui, par-delà leur genre et leur style, sont parcourues par un même type d’interrogation critique sur des idées et des représentations dont on commence à mesurer les impasses et les effets délétères. Les lecteurs de mes précédents ouvrages y retrouveront une critique de certaines évolutions de la société française que je mène depuis longtemps. Celle-ci peut être jugée unilatérale par ceux qui soulignent le
caractère complexe et ambivalent des évolutions en ne s’engageant pas plus avant. Mais pourquoi faudrait-il se refuser à essayer de « penser là où ça fait mal », en maintenant l’exigence de compréhension globale contre le constat et l’expertise qui tiennent souvent lieu de prêt-à-penser ? Fidèles à un mode d’interprétation utilisé antérieurement, ces textes s’attachent à mettre en lumière les idées, les croyances, les représentations qui imprègnent plus ou moins consciemment les politiques et les acteurs sociaux. Les évolutions culturelles ne sont pas considérées comme une simple « superstructure » des réalités économiques et sociales, mais sont prises en compte dans leur consistance propre : elles manifestent le rapport que le pays entretient avec sa propre histoire et la façon dont il entend répondre aux évolutions. En ce sens, contrairement à ce que laisse entendre l’essentiel des discours politiques, tout n’est pas affaire de gestion et d’adaptation à des évolutions inexorables placées sous le signe d’une mondialisation que personne ne semble pouvoir maîtriser. L’histoire demeure ouverte sur des possibles, pour autant que le pays retrouve l’estime de soi et un avenir porteur de progrès. Cette nouvelle édition intervient dans un moment particulier, celui d’une campagne présidentielle qui laisse peu de place à une analyse des bouleversements qui ont eu un impact déstructurant sur la société, la politique et la culture. Depuis plus d’un quart de siècle, une question centrale demeure toujours sans réponse : comment les plans de modernisation et les « chantiers de la réforme » qui se sont multipliés sous les différents gouvernements s’insèrent-ils dans un tout cohérent, dans une histoire et un avenir qui puissent leur donner une signification autre que celle du bouleversement, de la régression et du chaos ? Faute de répondre clairement à cette question cardinale, le climat de dépression qui
règne dans le pays continuera de s’assombrir, et le fossé entre une partie des élites dirigeantes et le peuple ne cessera de se creuser. Pour les acteurs politiques et sociaux, les idées développées dans ce livre sembleront marquées par un pessimisme de peu de secours pour changer les choses, tout en manifestant des convictions allant à l’encontre du modernisme ambiant. Un pays qui rend insignifiant son passé se condamne à ne plus tracer d’avenir porteur d’espérances ; la reconstruction nécessite non pas une rupture radicale, mais une opération de « recreusement » qui permette de faire valoir les ressources et les potentialités inexploitées de notre héritage humaniste et républicain, afin d’aider au renouvellement des modes de pensée et d’action. Cette exigence correspond à une attente diffuse inscrite dans un moment historique où l’épuisement des idéologies passées et de la révolution culturelle post-soixante-huitarde est devenu manifeste ; la prise de conscience de leur « héritage impossible » et de leurs effets s’est développée dans l’opinion. La présence des tenants de ces idéologies et des reliquats de cet héritage au sein des médias audiovisuels, de la presse et de l’édition joue le rôle d’un miroir déformant : elle laisse penser que la société tout entière est encore sous la coupe d’une minorité progressiste, qu’elle vit toujours à l’heure des « petites phrases », des polémiques, des dénonciations et des procès dont ce petit milieu est si friand. En dehors de ce champ en décomposition, il existe, de façon éparpillée au sein de la société, des partis politiques et de l’État, des hommes et des femmes de conviction qui demeurent fidèles aux idéaux républicains, affrontent les difficultés sociales et culturelles, développent des pratiques novatrices dans de nombreux domaines. À vrai dire, cet essai historique ne se situe pas sur le terrain de la reconstruction et il n’entend pas se prononcer sur les solutions que ne
manqueront pas de faire valoir les politiques. Il revient sur une période bien particulière au cours de laquelle l’ethos de la société française s’est considérablement transformé, où la France et d’autres pays de l’Union européenne se sont déconnectés de l’histoire. Nous sommes arrivés à un point limite de cette décomposition. Les recompositions politiques qui s’annoncent à droite comme à gauche doivent pouvoir s’accompagner d’un travail de réappropriation de notre héritage culturel et de reconstruction intellectuelle. C’est la condition préalable pour tracer un avenir enfin discernable pour notre pays et l’Union européenne. Décembre 2016
1. Cercle Barbara Salutati, Je me souviens de la gauche, Le Castor Astral, 2016. 2. Sur ce point le livre de Jacques Julliard, Les Gauches françaises 1762-2012 : histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012, constitue une référence. Voir aussi Jacques Julliard, Jean-Claude Michéa, La Gauche et le peuple. Lettres croisées, Flammarion, 2014. 3. Concept mis en avant par Christophe Guilluy dans son livre Fractures françaises, François Bourin éditeur, 2010, et par Laurent Bouvet dans L’Insécurité culturelle, Fayard, 2015. 4. Le gouvernement socialiste a même créé un « secrétariat d’État à l’Égalité réelle » rattaché au Premier ministre, qui n’a duré que quelques mois. 5. Carlo Rosselli, socialiste, antifasciste italien, assassiné en 1937, cité par Monique Canto-Sperber, Les Règles de la liberté, Plon, 2003, p. 13-14. 6. Jean Jaurès, « Introduction » in Benoît Malon, Morale sociale, 1894, cité par Monique Canto-Sperber, Le Socialisme libéral. Une anthologie : Europe-États-Unis, Esprit, 2003. 7. Charles Andler, La Civilisation socialiste (1910), cité par Monique Canto-Sperber, Le Socialisme libéral. Une anthologie : Europe-États-Unis, Esprit, 2003. 8. Léon Blum, À l’échelle humaine, Gallimard, 1945, p. 174. 9. Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste Tory, Climats, 1995 ; La Double Pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion, 2008 ; Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Flammarion, 2011. 10. Les films anglais Samedi soir, dimanche matin (1960) de Karel Reisz et Les Virtuoses (1996) de Mark Herman racontent deux moments essentiels de cette dilution : le développement d’un nouvel individualisme générationnel en rupture avec la famille et
la culture ouvrière traditionnelle, et la fin du monde des mineurs et de ses traditions. Les films de Ken Loach montrent que cette humanité n’a pas disparu, mais qu’elle survit au milieu des ruines de ce que fut le mouvement ouvrier anglais. 11. Paul-François Paoli, Quand la gauche agonise : la République des bons sentiments, Rocher, 2016. 12. Sur ce point cf. chap. IV « La culture animée et festive : imaginaire et déculturation du nouveau monde » in Malaise dans la démocratie, Stock, 2016. 13. François Hollande, « Une France fraternelle », entretien, Le Débat, no 191, septembre-octobre 2016. 14. Léon Blum, op. cit. 15. François Hollande, « Une France fraternelle », art. cité. 16. Ibid. 17. La scission du socialisme et du communisme au congrès de Tours en 1920 s’est effectuée sur cette ambiguïté. Comme l’a déclaré Léon Blum à l’époque : le socialisme demeure révolutionnaire et partisan de la dictature du prolétariat, les divergences portent sur les principes d’organisation du parti et les modalités de cette dictature. Cf. Intervention de Léon Blum in Le Congrès de Tours, Julliard, coll. « Archives », 1964. 18. Anthony Giddens, Tony Blair, La Troisième Voie. Le renouveau de la social-démocratie, préface de Jacques Delors, Seuil, 2002. 19. François Hollande, art. cité. 20. Christophe Guilluy, Fractures françaises, François Bourin éditeur, 2010 ; La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014 ; Le Crépuscule de la France d’en haut, Flammarion, 2016. 21. Pierre Nora, « La France vit le passage d’un modèle de nation à une autre », entretien de Vincent Trémolet de Villers, Le Figaro, 25 mai 2015. 22. Dans son discours d’hommage à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay au Panthéon, François Hollande n’a pas manqué de faire allusion à la réforme du collège, parlant des « enseignements pluridisciplinaires » à propos de l’action de Jean Zay et faisant un parallèle avec les difficultés rencontrées par son gouvernement. Quant à Germaine Tillion, elle serait aujourd’hui « dans les camps de réfugiés qui attendent les exilés de Syrie et d’Irak », « se serait mobilisée pour retrouver les filles enlevées par Boko Haram », « s’inquiéterait du sort des migrants en Méditerranée ». Cf. Cérémonie d’hommage solennel de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay, elysee.fr. 23. Gérard Davet, Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça… » : les secrets d’un quinquennat, Stock, 2016. 24. Paru dans la revue Le Débat, no 176, septembre-octobre 2013. 25. Interview réalisée par Robert Kopp et paru dans la Revue des Deux Mondes, févriermars 2016. 26. Texte inédit écrit en octobre 2016.
INTRODUCTION 1
La fin d’un cycle historique
Trente ans après la victoire de 1981, l’identité passée de la gauche a été mise en morceaux dans une confusion telle qu’il paraît difficile de s’y retrouver. Si tout le monde s’accorde pour constater que le monde a changé et qu’il s’agit d’évoluer, la question demeure de savoir précisément vers quoi. Combien de réunions, de colloques, de congrès, combien de contributions, de proclamations, de tribunes, combien de courants, de responsables, de militants… ont fait valoir leurs critiques, leurs analyses et leurs propositions, répétant à satiété qu’il fallait construire un « vrai projet » ? La gauche se trouve dans un état de crise qui n’en finit pas. On a beau dire que la « richesse réside dans la diversité », celle-ci a versé depuis longtemps dans la cacophonie, le discours codé pour militants initiés aux luttes internes, en attendant un nouveau projet censé effacer tout cela. Comment en est-on arrivé là ? Les spécialistes de la « science politique » s’emploient à démonter les mécanismes d’un processus qui a tous les traits d’une décomposition ; ils dissèquent les courants, les rapports de force, les intentions de vote… Les pratiques et les discours des « acteurs » sont considérés comme autant de paramètres à prendre en compte pour évaluer les possibles et se risquer à quelques prévisions. Ils veulent ainsi s’en tenir aux « faits » et n’abordent qu’avec réticence l’arrièrefond idéologique et culturel de la gauche. Ma conviction est au contraire qu’il faut se porter sur le terrain des idées, des croyances,
des représentations qui ont structuré l’identité de la gauche pendant plus d’un siècle pour mieux comprendre ce qui s’est passé.
Du fanatisme et des passions Mon parcours étant lié à ce courant, il me paraît d’abord nécessaire de dire quelques mots de l’expérience qui m’a amené à opérer un recul réflexif et critique sur les idées auxquelles j’ai adhéré. J’appartiens à une génération pour qui Mai 68 a beaucoup compté et qui a subi de plein fouet la crise du militantisme qui s’est développée dans la seconde moitié des années 1970. Composé pour l’essentiel d’étudiants, le mouvement soixante-huitard constituait un curieux mélange entre des aspirations hédonistes, libertaires et un bolchevisme avant-gardiste qui a rejoué sous une forme caricaturale et dérisoire le fonctionnement des partis communistes « historiques » (léniniste, stalinien, maoïste) et les révolutions du passé 2. Pour beaucoup de jeunes intellectuels de l’époque, l’engagement révolutionnaire répondait à un besoin d’aventure et d’épopée nourri par l’imaginaire de la Résistance et l’utopie du Grand Soir. Ce type d’engagement n’était pas radicalement nouveau. Au cours du XXe siècle, l’idée révolutionnaire a séduit nombre d’intellectuels et d’artistes parce que « la réforme est ennuyeuse et la révolution excitante 3 », parce qu’elle garde « de la poésie, de l’inconnu, de l’avenir, de l’absolu 4 ». Pour nombre d’intellectuels et d’artistes, la fascination qu’a pu exercer le totalitarisme au XXe siècle s’est ancrée sur ce terrain. Les militants gauchistes de Mai 68, orphelins d’épopées et de révolutions, ont voulu à leur manière reprendre ce flambeau. Cette façon de mélanger tous les genres et d’attendre de la politique qu’elle subvertisse la banalité de la vie quotidienne ou procure le
salut n’a rien de démocratique et mène, au mieux, à l’impasse. Beaucoup ont cru aux « lendemains qui chantent » après Mai 68, mais l’idéalisme et les « erreurs de jeunesse » n’expliquent pas tout. Pour ceux qui, comme moi, se sont engagés sans demi-mesure dans l’activisme groupusculaire de l’extrême gauche après Mai 68, la fin des illusions et la critique du totalitarisme ont constitué une sérieuse leçon de réalisme et d’humilité. À l’époque, la lecture des ouvrages de Claude Lefort, qui avait été l’un de mes professeurs à l’université, m’a beaucoup aidé : elle m’a amené à m’interroger sur les raisons d’un aveuglement, sur les mécanismes idéologiques et les modes de fonctionnement auxquels j’ai moi-même participé ; elle m’a mis en garde contre ceux qui prétendent faire advenir le « meilleur des mondes » en étant persuadés d’en détenir les clés. À gauche, tout le monde était loin de partager ces idées 5 ; les écrits de Soljenitsyne furent reçus avec réticence, et les propos que Claudie et Jacques Broyelle, anciens militants maoïstes, adressaient à la gauche en 1978 ne rencontrèrent pas un large écho : « Bien sûr, nous avons été des caricatures. Dérisoires, absurdes, grotesques. Rions-en. Cependant, puissiez-vous en exerçant votre vue discerner sous nos grimaces votre part de vérité 6. » Beaucoup de mes anciens camarades ont congédié leurs « erreurs de jeunesse » pour passer vite à autre chose, sans s’interroger outre mesure sur ce à quoi ils avaient adhéré, quitte à reprendre un peu plus tard sous de nouveaux habits, journalistiques, démocratiques ou socialistes, les mêmes postures d’imprécateurs et de justiciers, les mêmes réflexes dogmatiques et sectaires, toujours persuadés d’être dans le bon camp. D’autres, qui n’ont pas suivi ce parcours, affirment qu’ils sont des démocrates depuis leur prime jeunesse, ayant su résister à tous les embrigadements et toutes les tentations. Il n’y a pas de raison de ne pas les croire. Mais tout n’est pas affaire de sagesse
avant l’heure et d’intelligibilité, de bon ou de mauvais choix posé en toute clarté rationnelle, sauf à ériger une posture intellectuelle particulière, celle consistant à demeurer dans une « tour d’ivoire », comme un modèle qu’on pourrait appliquer à tous les hommes et à toutes les situations. La lecture intellectualiste des engagements passés sous-estime le poids des événements, des croyances, des passions individuelles et collectives et permet toujours de s’en tirer à bon compte en se plaçant en position de surplomb de l’histoire, de ses drames et de ses déchirements. Il existe des « tempéraments » et des « choix de vie », liés à la personnalité, aux origines sociales, à la famille et à l’éducation, à des événements et des rencontres, qui entraînent des parcours différents. Dans la réflexion sur les engagements politiques du siècle passé, il importe de prendre en compte non seulement les idées et les représentations, mais les passions sous-jacentes qui les investissent. La difficulté qu’éprouvent des militants ou des ex-militants à distinguer ce plan existentiel et les idées auxquelles ils adhèrent ou ont adhéré est l’une des sources de la surdité et du sectarisme dont ils peuvent faire preuve : la réaction de défense identitaire l’emporte sur la raison et la recherche de vérité, comme si une critique sans concession des idées et des représentations impliquait un jugement définitif sur les hommes qui se sont engagés dans l’action. Il existe une révolte et une passion qui s’enracinent dans des affects et des passions individuelles et collectives qui peuvent déboucher sur le fanatisme mais qui n’y conduisent pas nécessairement. Raymond Aron, qui fut en France l’un des grands penseurs critiques du totalitarisme, écrit dans ses Mémoires : « Face à une doctrine totale, à une religion séculière à prétention universelle, deux attitudes et deux seulement me paraissent décentes : l’adhésion ou le refus ; la participation sans adhésion, le compagnonnage sans les contraintes
du militantisme, en bref la conduite du compagnon de route me répugnait intellectuellement. Les ex-communistes, en grand nombre, tirèrent les leçons de leur aveuglement ; les progressistes, dans le style de Jean-Paul Sartre ou de Jean Pouillon, oscillèrent entre diverses positions plus ou moins proches du PC, sans jamais aucune chance de penser droit et de regretter leurs insanités 7. » Aujourd’hui encore, les « progressistes » ne manquent pas, fascinés par une radicalité qui ne les engage plus à grand-chose, sauf à jouer les imprécateurs dans les médias. Il est enfin d’autres aspects de l’engagement et du militantisme sur lesquels on ne peut faire l’impasse : l’implication dans les désordres du monde, la rencontre avec d’autres catégories sociales que celle dont on est issu, l’affrontement des contradictions et des conflits, les échecs rencontrés… Tout cela constitue une épreuve du réel et peut être une bonne école de formation, pourvu qu’on sache en tirer des leçons. À vrai dire, cette dimension n’est pas propre à un camp ; il est des parcours et des engagements, à gauche comme à droite, dans les partis politiques, les syndicats, les associations… qui sont riches d’expériences et de formation personnelles. La méconnaissance de ces dimensions peut être à la source de malentendus avec les générations nouvelles qui ont grandi et ont été éduquées dans l’« ère du vide » des années 1980, de la fin proclamée de l’idéologie et de l’histoire. Leurs parcours de vie sont de plus en plus cloisonnés et les combats sociaux et politiques antérieurs peuvent leur paraître dignes de la préhistoire en regard d’un angélisme qui a érigé les « droits de l’homme » en nouvel absolu, méconnaissant l’épaisseur de l’histoire et le tragique qui lui est inhérent. L’illusion consiste alors à se croire exempt de toute croyance et de tout préjugé, alors qu’on participe pleinement du nouvel « air du temps » qui entretient cette illusion. Ne cherchant plus à
comprendre l’histoire passée mais à la juger, la bêtise et l’intolérance peuvent resurgir sous des formes nouvelles qu’on ne soupçonne pas. Si le choix n’est pas entre l’individu narcissique et le militant sacrificiel du passé, il reste que ceux qui s’engagent dans ce qu’ils disent et ce qu’ils font, qui se soucient des autres et des désordres du monde, me paraissent plus respectables que ceux qui n’en finissent pas d’étaler leur ego en donnant des leçons de morale au monde entier. Les paroles acerbes de Péguy contre « ceux qui ne croient plus à rien et s’en font gloire et orgueil » dans le monde moderne n’ont rien perdu de leur acuité : « Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux qui n’ont plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font les malins. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien 8. »
De la morale et du peuple revisités Le cynisme se retrouve à gauche comme à droite, mais la façon dont la gauche s’est approprié la morale fait peser sur cette dernière un poids de responsabilité particulière. Dès l’origine, le socialisme a fait valoir une primauté en la matière dans des conditions bien différentes de celles d’aujourd’hui. Dans un texte intitulé « Le socialisme est une morale 9 » (1894), Jean Jaurès explique les raisons qui font que le socialisme « est déjà, par lui-même et en lui-même une morale » : les militants affrontent les privations et les défis, ils développent l’idée de solidarité contre l’égoïsme individuel, et le prolétariat, en défendant ses propres intérêts, lutte en même temps
pour l’humanité tout entière. Pour Jaurès, le socialisme, s’il part bien des revendications matérielles, est en même temps un « véritable créateur d’idéal ». D’après lui, il n’y a guère de doute : « Nous sommes à ce point de l’évolution historique où l’intérêt d’une classe, le prolétariat, se confond avec l’intérêt de l’humanité et où dans l’affranchissement espéré de cette classe perce l’affranchissement de l’humanité 10. » Le socialisme des origines était sous-tendu par une générosité et une espérance liées à la réalité du mouvement ouvrier de l’époque, qu’on a maintenant du mal à imaginer. Mais le prolétariat n’en a pas moins été doté d’une mission historique qui relève d’une doctrine idéologique, et non de la réalité de la classe ouvrière. La gauche va ainsi se donner « par la pensée une histoire unilinéaire, dans laquelle saint Georges finira par triompher du dragon 11 ». La « morale » et la « classe ouvrière » ont beaucoup servi à gauche, implicitement ou explicitement, d’argument d’autorité dans les débats ; le PCF à ses heures de gloire en a fait sa spécialité, jouant sur la mauvaise conscience des « petits-bourgeois » pour pratiquer le « mensonge déconcertant » et justifier l’injustifiable. Pas plus que le peuple, la morale n’est la propriété d’un camp, et si la morale peut inspirer la politique, elle ne se confond pas avec elle, sinon à entraîner les effets les plus pervers au nom des meilleures intentions. En d’autres termes : on ne saurait vouloir le bien des hommes malgré eux et il me semble qu’une partie de la gauche et des écologistes ne l’ont toujours pas compris. Aujourd’hui, la référence à la mission historique du prolétariat apparaît comme un mythe d’un autre âge, la dynamique passée du mouvement ouvrier est morte et la composition sociologique de ce qu’on a appelé plus tard le « peuple de gauche » a pour le moins changé. Mais la gauche n’a pas renoncé à s’approprier la morale : au fur et à mesure que son ancienne doctrine
tombait en morceaux, elle a sombré dans l’imprécation et la dénonciation. La Gauche sans le peuple 12, écrivait Éric Conan en 2004, soulignant dans son livre le basculement qui s’est opéré depuis la victoire de François Mitterrand en 1981. Les classes populaires n’ont pas disparu, mais beaucoup « se sont trouvées pleines de petits prolétaires de rechange 13 » à travers les exclus, les immigrés, les jeunes des banlieues, les « mal-logés », les « sans-papiers », auxquels n’ont pas manqué de se joindre les étudiants et les lycéens, les femmes, les « gays, lesbiennes et trans », puis les « Indigènes de la République », les « Noirs de France » et autres groupes revendiquant un statut de victimes et réclamant des droits. La gauche s’est mise à faire référence à ce nouveau composite où la question sociale se mêle à celles des mœurs et des identités particulières dans la plus grande confusion. Dans le même temps où se développait le chômage de masse, le thème de la « fin du travail » a également été mis en avant, érigeant les activités socioculturelles et les loisirs des nouvelles couches moyennes en nouveau modèle de vie à vocation universelle. Au sein du parti socialiste, la « gauche culturelle » a tenu en respect la « gauche sociale » et républicaine, et ses porte-parole sont apparus comme les représentants des intérêts et des valeurs d’une nouvelle nomenklatura. Une gauche médiatique et branchée a érigé le jeunisme et le « tout-culturel » en dogmes de la modernité, considérant les couches populaires comme composées de « beaufs » invétérés. Cette gauche a mené la lutte contre l’extrême droite en donnant des leçons de morale au peuple, elle s’en est servie comme punching-ball et fairevaloir, contribuant ainsi à la mettre au centre du débat politique. La façon dont la lutte antiraciste a été menée sous le drapeau « black, blanc, beur », pour faire pendant à l’extrême droite, a réintégré de
fait les notions d’ethnie et de race 14, enfermé le débat dans un faux choix face au nationalisme xénophobe et chauvin. Ce combat dévoyé s’est accompagné d’un déni de la réalité : la crainte face à une immigration non maîtrisée a été considérée comme du racisme, le constat d’une désocialisation d’une partie de la jeunesse comme du « racisme antijeunes », la montée de la délinquance comme de l’« idéologie sécuritaire », la défense de la laïcité comme un « rejet de l’autre »… Et l’on a vu fleurir de nouveaux « chiens (ou chiennes) de garde » dénonçant les mal-pensants dans les médias avant de les assigner en justice. Nombre d’élus et de militants n’ont pas, loin s’en faut, partagé ces dérives, mais la peur de ne pas être suffisamment de gauche et d’être qualifié de « réactionnaire » par un milieu parisien restreint mais influent a réussi à en faire taire beaucoup. À sa façon, Jean-Pierre Chevènement a sauvé l’honneur. Mais force est de reconnaître qu’en une trentaine d’années, la gauche – et plus précisément le parti socialiste – a été de plus en plus considérée dans l’opinion comme l’incarnation d’un gauchisme et d’un modernisme culturels qui l’ont coupé de ses bases traditionnelles. À voir l’embarras et les contradictions qui existent encore face à la montée de l’extrême droite en Europe, ou sur des thèmes comme ceux de la nation, de l’immigration, de l’éducation, de la sécurité…, on peut douter que les leçons de ces trente dernières années aient été clairement tirées. En tout cas, la nouvelle alliance du parti socialiste avec les Verts, en remplacement du parti communiste qui n’en finit pas de s’éteindre, ne me paraît pas constituer une condition favorable pour qu’il en soit autrement.
De la déculturation historique
Ce modernisme culturel coexiste confusément avec un économisme réducteur dans l’explication des phénomènes sociaux. Contrairement à ce que la gauche affirme trop facilement, la « dictature des marchés » n’est pas responsable de tous nos maux. La question mérite d’être posée autrement : pourquoi la France et les autres démocraties européennes n’ont-elles pas su s’y opposer ? Autrement dit : que s’est-il passé au cours de ces trente dernières années pour que le dogme économique libéral – et non le libéralisme comme tel – ait triomphé ? Que s’est-il passé pour que le modèle de fonctionnement du marché ait été considéré comme une référence centrale et utilisé pour l’ensemble des activités, et ce dans un pays comme la France dont l’identité était liée à une certaine idée de la culture et de la politique, de son rôle dans l’histoire et dans le monde ? La réponse à ces questions n’est pas seulement à chercher dans le champ économique, mais dans la rencontre qui s’est opérée entre la logique du marché et une décomposition des ressources sociales, politiques et culturelles qui jusqu’alors s’opposaient à son hégémonie et l’encadraient. « Vivre et penser comme des porcs », pour reprendre le titre d’un pamphlet 15, n’est pas un simple effet de domination ou de domestication du nouvel « ordre mondial libéral », mais est lié à une « désymbolisation » qui appréhende le monde sous l’angle de la mécanique et de l’utilitarisme, de l’efficacité et de la rentabilité à courte vue dans tous les domaines de l’existence individuelle et collective. Le présent, coupé de toute épaisseur historique, est devenu autoréférentiel et le fonctionnement dominant des marchés, comme celui des grands médias audiovisuels, incarne on ne peut mieux ce nouveau monde chaotique et insignifiant. Les partis, comme les syndicats et les associations, se trouvent de plus confrontés à une mentalité nouvelle qui rompt sur de nombreux
points avec celle du passé. Les notions fourre-tout de « démocratie participative » ou de « citoyenneté active » cachent mal le changement opéré dans le rapport au collectif et à l’engagement. Dans nombre d’associations, le professionnel a remplacé le bénévole et les nouveaux adhérents sont présents dans une optique plus individualiste et éphémère. Beaucoup d’associations ne vivraient pas sans les aides de l’État et des collectivités territoriales. Cela ne signifie pas que la générosité et le militantisme soient devenus obsolètes, mais que la dynamique autonome de transformation qui les a portés s’est estompée au profit d’une logique d’assistance et d’infirmerie sociale. La « souffrance » des « victimes », l’« aide psychologique » et la reconnaissance de leurs droits sont devenues des maîtres mots remplaçant l’« exploitation », la « classe ouvrière », les « acteurs sociaux » et le « changement de société ». Les bouleversements opérés dans la famille et l’éducation, alliés au chômage de masse, ont produit des effets de déstructuration dont nous mesurons aujourd’hui les effets en termes d’individualisme et de désaffiliation. La gauche a des difficultés à aborder frontalement ces questions parce que son cadre de pensée demeure fondamentalement économiste et qu’elle s’est faite depuis trente ans le vecteur du modernisme dans le domaine des mœurs et de la culture. La tentation existe de masquer ses propres faiblesses, en critiquant comme il se doit la présidence de Nicolas Sarkozy. Pour légitime que soit cette critique, la gauche admet plus difficilement que la personnalité du président actuel et sa façon de diriger le pays reflètent, sous une forme parfois caricaturale, des évolutions inédites et problématiques de la société française. Ségolène Royal et d’autres incarnent eux aussi un curieux patchwork qui emprunte à différents thèmes de gauche et de droite, en les interprétant à leur manière et en les ordonnant autour de leur image. Ce nouvel égotisme est on ne
peut mieux adapté à l’« essoreuse à idées médiatiques » qui recycle en permanence les discours et les images sans souci de cohérence et d’ordonnancement. Si la figure du « battant » et du « gagnant » érigée en modèle – « J’ai réussi, pourquoi pas vous ? » – a été mise en avant par la droite sarkozyste 16, elle ne lui appartient pas en propre. Dans son rapport à l’argent et à la réussite, la gauche au pouvoir dans les années 1980 a elle-même opéré un grand retournement. L’émission « Vive la crise ! », orchestrée par une chaîne publique de télévision et le quotidien Libération en 1984, encourageait les Français à « faire des efforts », tandis qu’Yves Montand en présentateur-vedette se faisait payer très cher sa prestation 17. Une personnalité comme Bernard Tapie a été promue par François Mitterrand et a fait partie du gouvernement de Pierre Bérégovoy en 1992. Les différents scandales concernant le financement des partis politiques, les « conflits d’intérêts », les soupçons d’enrichissement personnel concernent aussi des politiques et des personnalités de gauche… À trop vouloir jouer les « chevaliers blancs », la gauche a subi, avec l’affaire Strauss-Kahn, un sérieux retour de bâton. La politique de Nicolas Sarkozy a développé l’instabilité permanente au sein de l’État et de la société, accentué les fractures et les divisions du pays, mais elle ne les a pas créées de toutes pièces. À la différence de l’angélisme de la gauche qui, dans les années 1980, entendait réconcilier en un tout harmonieux « l’économique, le social et l’éthique », l’orientation sarkozyste est devenue moins « participative », plus autoritaire et sacrificielle. Cette différence n’est pas rien, mais la déstabilisation managériale dans la manière de mener les réformes a été mise en œuvre avec le tournant de la modernisation pris par la gauche en 1984. Le schéma de base de ladite modernisation a lui-même peu varié : la bataille pour la
compétitivité des entreprises dans l’économie mondiale est une condition pour retrouver la croissance et l’emploi ; cette compétitivité passe par le développement des nouvelles technologies et de la formation. Orientation qui comporte sa part de vérité, mais passe sous silence la concurrence du coût du travail au sein d’une économie mondialisée et ne règle pas la question sociale de l’emploi : à moins de considérer que tout le monde puisse devenir ingénieur, cadre ou technicien, on voit mal comment une telle orientation peut concerner les bas niveaux de qualification. Les populations des anciennes régions industrielles ont vu leurs emplois disparaître au fil des ans, sans que les nouvelles activités puissent compenser les emplois perdus. Des catégories entières de population se sont ainsi retrouvées dans une situation de précarité et de déshérence qui lamine l’estime de soi et constitue un terrain favorable à la démagogie et à tous les extrémismes. La politique de Nicolas Sarkozy, la crise économique et financière, les différents scandales, la démagogie qui flirte avec les thèmes de l’extrême droite… redynamisent la critique de la gauche et peuvent lui laisser croire qu’elle serait capable de redémarrer comme avant. Les intérêts électoraux peuvent temporairement ressouder les rangs, mais ils ne sauraient masquer la crise de la doctrine. La gauche oscille entre un libéralisme qui peine encore à se déclarer clairement au sein du parti socialiste, des relents doctrinaires passéistes et un modernisme branché promu par un petit milieu parisien. Trente ans après sa victoire de 1981, elle est toujours enlisée dans ses contradictions et elle n’est pas parvenue à reconstruire un nouveau cadre cohérent de pensée et d’action. Quels que soient les changements opérés dans la dernière période avec le retour en force de la question sociale, la énième élaboration d’un nouveau projet d’avenir, les alliances et les prochains résultats électoraux, ma
conviction est que la gauche est arrivée à la fin d’un cycle historique et que les trente dernières années ont entamé une décomposition dont il n’est pas sûr qu’elle se relève, faute d’un aggiornamento. Il faut cesser de faire semblant.
1. Texte de l’édition 2011. 2. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, Paris, 1998, 2002 et 2006. 3. Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, Calmann-Lévy, Agora, Paris, 1995, p. 55. 4. Ibid., p. 101. 5. Dans la seconde moitié des années 1970, des revues comme Esprit, dirigée alors par Paul Thibaud, et Faire, de Jacques Julliard, ont cependant fait connaître les critiques antitotalitaires de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis. 6. Claudie Broyelle, Jacques Broyelle, Le Bonheur des pierres. Carnets rétrospectifs, Le Seuil, Paris, 1978, p. 84. 7. Raymond Aron, Mémoires, Julliard, Paris, 1983, p. 329. 8. Charles Péguy, Notre jeunesse, coll. « Idées », Gallimard, Paris, 1969, p. 15. 9. Jean Jaurès, « Le socialisme est une morale » (1894), in Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Omnibus, Paris, 2005. 10. Ibid., p. 218. 11. Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, op. cit., p. 42. 12. Éric Conan, La Gauche sans le peuple, Fayard, Paris, 2004. 13. Ibid., p. 70. 14. Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le débat national, Gallimard, Paris, 1993. 15. Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, coll. « Folio Actuel », Gallimard, Paris, 1999. 16. De ce point de vue, le parcours que décrit Rachida Dati dans son livre Je vous fais juge. Entretien avec Claude Askolovitch, éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 2007, constitue un modèle du genre. 17. « Vive la crise ! », Antenne 2, 22 février 1984.
I
LA GAUCHE N’EST PLUS CE QU’ELLE ÉTAIT
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Nostalgie fin de siècle
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En ce début du XXIe siècle, la nostalgie de la révolte et de la révolution embrasse de façon mêlée Mai 68, les années 1970 et les luttes du mouvement ouvrier. En lisant la presse de gauche dans les années 1980, on pouvait avoir l’impression que la France revivait le fascisme des années 1930 avec la montée du Front national. À l’aube des années 2000, le présent est hanté par d’autres fantômes qu’invoquent les grands médias : « Mai, où es-tu 2 ? », « Que reste-t-il des utopies des années 70 3 ? », « Les années pop ont la cote 4 ». Dans le domaine intellectuel, si l’on en croit certains journalistes de gauche, Guy Debord, Michel Foucault, Gilles Deleuze auraient déjà tout dit. On peut même remonter un peu plus loin : « Après vingt ans de purgatoire Sartre revient 5. » Il existe désormais un paradoxal « devoir de révolte » qui, conjugué à un « devoir de mémoire », tente de maintenir tant bien que mal des restes de postures et de discours critiques passés, survivant sous forme de caricatures. Vérité historique et retour réflexif sont sacrifiés pour la sauvegarde d’identités en crise qui versent dans les bons sentiments. Des anciens et des « ex » se complaisent dans leur éternelle jeunesse, tandis que quelques-uns de leurs héritiers essaient tant bien que mal de maintenir les illusions passées dans un monde qui n’est plus le même. L’écho médiatique qu’ils rencontrent peut donner l’illusion que la société tout entière
baigne dans la nostalgie de la révolte soixante-huitarde et les luttes passées du mouvement ouvrier. En Mai 68, dans une rue de Paris, Louis Aragon, qui du temps du surréalisme a porté au plus haut l’image de la révolte absolue de la jeunesse, fut traité de « vieille barbe » par les étudiants contestataires. Il avait alors répliqué aux jeunes : « Vous aussi vous deviendrez de vieilles barbes ! » Cela n’a pas manqué.
Rester jeune à tout prix Des ex-soixante-huitards qui sont restés bloqués dans leur imaginaire entretiennent la flamme du souvenir, eux qui en Mai 68 se moquaient des anciens combattants. À leur tour, ils ont du mal à vieillir dans un monde qu’ils ne reconnaissent plus. Revanche de la vie ou retour du refoulé, les voilà arrivés à un âge qu’ils avaient jugé avec le plus grand dédain. Derrière le refus de se « renier », alors qu’ils occupent souvent des postes importants, percent la mauvaise conscience et la peur de la vieillesse. Leur façon de vouloir à tout prix rester jeunes a pris des allures pathétiques : « On peut nous charrier pour notre nostalgie, mais que l’on ne touche pas au mythe, instant de vie intense, de joie neuve. Chacun s’est fait son mois de mai. Le mien est un fin joyau 6. » Ils se complaisent dans le souvenir de ces « années-lumière » dont ils veulent à tout prix garder le flambeau : les luttes et la répression de l’époque, le Grand Magic Circus, Reiser et Fourier, les communautés 7. Ils ne parviennent pas à quitter le monde de leur folle jeunesse, cultivant à outrance la nostalgie d’un temps où tout semblait possible. En aura-t-on jamais fini avec cet imaginaire soixante-huitard qui mêle la révolution et Pierrot le Fou ?
Les souvenirs et la référence emblématique au « vécu » dominent, au détriment de l’analyse et de la réflexion. On évoque volontiers l’« héritage de la pensée soixante-dix que la pensée conservatrice cherche à éradiquer », sans s’interroger sur l’héritage en question. Entre l’« erreur de jeunesse » et la volonté crispée de ne pas se renier, nulle place pour un recul critique. Les anciennes croyances sont en ruine, mais on ne parvient guère à s’en détacher ; on en revient toujours à elles parce qu’elles coïncident avec un moment fort, privilégié, de l’existence que fut sa jeunesse, image d’une toutepuissance et d’un monde perdus. Opérer un recul réflexif et critique, c’est en même temps rompre avec ce moment particulier de son existence dans une société où le jeunisme est valorisé. Certains font comme si rien de décisif ne s’était produit dans les domaines des mœurs, de la culture, de la politique… et appellent leurs héritiers à continuer le même combat. L’anticonformisme est censé être toujours le même, à quelques accommodements près. Tout ce qui, si peu que ce soit, rappelle les « artistes maudits » ou la révolte contre l’ordre établi est désormais mis en exergue dans une société devenue permissive : ce qui tient lieu de transgression n’engage plus à grand-chose et se donne désormais en spectacle à la télévision. Mai 68 et les années 1970 sont devenus un temps mythique et un nouveau conformisme pour le nouveau « peuple adolescent » qui tente de rejouer vainement la même scène primitive avec de nouveaux habits. La révolte soixante-huitarde a été intégrée depuis longtemps dans la « société du spectacle » où le situationnisme est particulièrement bien coté. Sur le marché de la mélancolie médiatique, Guy Debord est célébré comme celui qui a maintenu au plus haut et jusqu’au bout le désir de la révolte. Mais a-t-on vraiment lu et décrypté les formulations elliptiques de La Société du spectacle 8 ? Que fait-on de
son rêve autogestionnaire d’une société tout entière réconciliée avec elle-même, sous la référence emblématique des conseils ouvriers des années 1920 ? Sa conception totalitaire des sociétés démocratiques s’accompagne de l’utopie d’une société sans classes qui « peut assez aisément commencer partout où des assemblées prolétariennes autonomes, ne reconnaissant en dehors d’elles aucune autorité ou propriété de quiconque, plaçant leur volonté au-dessus de toutes les lois et de toutes les spécialisations, aboliront la séparation des individus, l’économie marchande, l’État », et ce, à l’échelle universelle, « sans laisser une parcelle de territoire à aucune forme subsistante de société aliénée 9 ». Celui qui entendait mener une vie obscure et insaisissable, retiré loin du monde, est convulsivement remis en scène comme modèle type de la révolte. On oublie vite que son amour de la vie était une « rage indépassable », une dénégation de la mort qui a fini par le rattraper. Dans son dernier ouvrage paru avant son suicide, Cette mauvaise réputation… 10, il se pose comme le seul et authentique gardien de la pureté, entouré d’ennemis. Il aura été jusqu’au bout. Son suicide l’inscrit au panthéon des rebelles et des artistes maudits et fait taire les critiques.
Le situationnisme à la peine Vingt-neuf ans après, Raoul Vaneigem, quant à lui, continue de « désirer sans fin 11 » et répète à satiété les mêmes leçons de « savoirvivre à l’usage des jeunes générations 12 » : « Tout désir de vie est un désir sans limite 13 », « la connaissance de soi commence avec l’identification de ses désirs », « l’attrait des jouissances vaut tous les fils d’Ariane », « nos désirs n’auraient pas de fin si nous ne mettions
pas tant de soin à leur en assigner »… Le sujet souverain s’affirme toujours à travers des formulations oraculaires qui, en leur temps et dans une tout autre situation historique, ont su séduire les étudiants en révolte : « Tu peux tout parce que tu ne dois rien » ; « Savoir ce que tu veux, vouloir ce que tu sais. C’est là tout le secret de l’autonomie et tout le principe d’une éducation où il s’agit d’apprendre à apprendre seul. » Qu’en est-il aujourd’hui ? Les temps changent et l’avenir n’est plus ce qu’il était : « Il n’y a rien à attendre de l’attente du nouveau. Nous sommes dans un monde dont l’audace consiste à vieillir. » La passivité et la résignation guettent, le fameux slogan : « Spontanéité, créativité, poésie » a quelque mal à se redéployer. Les formulations s’étirent : « Se demander ce qu’il va advenir est une manière de s’égarer au lieu de courir à l’essentiel : vouloir à toute force qu’il n’arrive rien que de satisfaisant et d’heureux » ; « Ralinguer sans cesse au souffle de la vie importe davantage que d’arriver au port, d’autant qu’on peut garder un cap en louvoyant au gré des désirs »… L’aristocrate du désir continue de régler ses comptes avec le christianisme dont il est issu, et intègre ses idées aux spiritualités diffuses du nouveau siècle. Il prône un dépassement des religions débouchant sur une nouvelle alliance débarrassée de l’« idéologie de la faute », conjugue le désir avec le « vivant » et la nature : « La mutation de l’inhumain en une volonté d’accomplissement de la destinée humaine implique une alchimie où le sentir et la conscience du vivant opèrent des organes du corps aux éléments du monde, du cœur de l’homme au cœur de la bête, de l’arbre et de la pierre. […] Que l’homme séculairement enchaîné au ciel, à l’au-delà, à l’Esprit, au Grand Objet Extérieur se relie enfin selon cette religio dont nous n’avons que l’inversion à lui-même, aux autres créatures, à la terre. » Désormais ce n’est plus aux prolétaires déclarés en leur temps
autonomes, pas plus qu’aux étudiants et à la jeunesse rebelle, mais aux enfants qu’il revient de « dissiper le cauchemar du vieux monde ». La nature, la femme et l’enfant gardent leur belle innocence dans un monde aliéné. Il faut vraiment vouloir « désirer sans fin », au risque du désespoir : « Hors de la volonté de vivre, il n’y a que le mal de survie, cette longue agonie où la mort est quelque jour préférée à l’ennui. » Désormais, le désir se répète comme un vieux disque rayé.
Le trotskisme satisfait La nostalgie concerne aussi d’ex-militants du courant néobolchevique soixante-huitard. Edwy Plenel, l’un des anciens dirigeants du Monde, est l’un des représentants d’une sorte de trotskisme culturel qui a désormais acquis droit de cité. Pour lui, Trotski incarne une révolte où « l’utopie politique rejoint l’ambition littéraire 14 ». Trotski s’intéresse à la littérature, il a rencontré Breton et montré quelque intérêt pour la psychanalyse, du même coup il se voit paré des vertus d’une ouverture culturelle qui préfigure Mai 68. Se référant à Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, qui ont rompu avec leurs idées passées, l’auteur en vient à considérer le trotskisme comme un « passage vers une pensée de la liberté, vers une idée libertaire de la démocratie 15 ». Nulle remise en cause salutaire dans ce cheminement : le trotskisme est revendiqué comme « expérience et héritage, à jamais partie intégrante de mon identité, non pas comme un programme et un projet, mais comme un état d’esprit, une vieille critique faite de décalages et d’acuité, de défaites et de fidélités 16 ». Cette référence à un trotskisme aseptisé fournit à Edwy Plenel le moyen d’ériger sa jeunesse et son parcours en figures de référence face au trotskisme honteux de Lionel Jospin.
Son livre Secrets de jeunesse va être encensé dans les pages « Livres » du Monde par François Maspero, ancien trotskiste lui aussi et fier de l’avoir été 17 : « Ce livre qui s’ouvre sur Rimbaud et Gauguin mêle constamment la vie politique et la vie tout court. À l’amour, à l’art, aux passions. Ni “aveu”, ni “confession”, mais pleine revendication 18. » Cette revendication a fait des émules : « Nous avons été trotskistes, certains d’entre nous sont encore trotskistes et d’autres pourraient le devenir. Non seulement nous ne nous en cachons pas, mais nous avons lieu d’en être fiers 19. » À l’inverse, Benjamin Stora rompt avec cette complaisance en faisant un retour critique sur son passé militant dans son livre La Dernière Génération d’Octobre 20. Il entend de la sorte contribuer à la connaissance d’une génération entrée en politique autour de 1968 et qui se référa à la révolution bolchevique. Lui non plus n’entend pas « renier sa vie antérieure », demeurant « nostalgique de ces engagements de jeunesse, comme d’un “paradis perdu” 21 » : « C’était le temps des aventures, des émois personnels et sentimentaux, des années d’apprentissage les plus importantes et du passage à l’âge adulte 22. » Mais cette dimension existentielle est distinguée des idées politiques. Contre les arrangements et les falsifications de l’histoire, il dévoile ce que fut la vie militante avec un recul salutaire. Le dogmatisme et le sectarisme, les joutes oratoires interminables et les scissions, les réunions de cellule et les manifestations… s’accompagnent, malgré tout, de liens affectifs avec lesquels il est difficile de rompre le moment venu. Benjamin Stora cite un militant ayant vécu auprès de Trotski, qui rumine ses doutes après la mort de ce dernier et finit par conclure : « L’idéologie bolchevique était, pour moi, en ruine. Il me fallut bâtir une autre vie 23. » Le cheminement et la rupture de Benjamin Stora avec ses idées passées sont marqués par une capacité de rebondir vers d’autres perspectives.
Le « soleil noir » des maoïstes L’échec et les impasses de la perspective révolutionnaire n’ont pas forcément éteint la « rage de vivre » qui les portait. En témoigne le livre Tigre en papier 24 d’Olivier Rolin qui a su transfigurer l’échec par l’écriture en créant une œuvre romanesque faisant revivre l’univers et la saveur particulière d’une époque révolue 25. Le passé revient par séquences éclatées, toutes marquées par une rage de vivre et l’identification impossible et dérisoire aux figures de la révolution. Les militants cherchaient peut-être « quelque chose de plus grand qu’eux 26 », mais le tragi-comique des situations marque la distance avec les combats héroïques du passé. L’ironie et l’humour amènent un recul salutaire sans pour autant écraser la passion qui survit dans les ruines. C’est cette tension qui donne au livre son intensité. Olivier Rollin met en lumière ce mélange d’infantilisme et de dureté, d’innocence et de sacrifice qui prévalait chez les jeunes maoïstes français. Aux yeux de ces « apprentis barbares », les intellectuels étaient nécessairement des lâches et les vertus ne pouvaient être que dans le camp des pauvres et du prolétariat. Ces lettrés rejetaient la culture qui les avait formés avec la honte de pouvoir un jour être traités eux-mêmes d’« intellos ». Cette haine des « intellos », leur rejet de tout sentimentalisme « petit-bourgeois » était une guerre « contre le plus intime de soi 27 », leur brutalité et leur violence étaient dénégation. C’est ainsi qu’on en vint à « respecter des prolos qui étaient des psychopathes, des maquereaux, des balances, ou simplement des mythomanes 28 ». En ressassant les écrits du président Mao, ces jeunes intellectuels semblaient fascinés par le « charme de la laideur », la « séduction de la non-pensée », la « volonté d’être faible et idiot 29 ». La « révolution culturelle chinoise » fascine alors nombre d’intellectuels de gauche en
étant bêtement perçue comme une rupture pratique avec le stalinisme, en même temps qu’elle fait écho à la critique de la culture humaniste occidentale dans la mouvance gauchiste de l’après-Mai. Le militantisme maoïste annihile les dilemmes et les contradictions de la pensée, de la morale et de l’action dans une idéologie des plus sommaires et un activisme militant forcené. Sartre y voit au contraire la naissance d’un nouveau type d’intellectuel qui se supprime en tant qu’intellectuel, dépasse sa conscience malheureuse et ses contradictions. Ces « jeunes gens fiévreux, intolérants, acétiques 30 » réglaient des comptes avec eux-mêmes et leurs pères à travers leur violence et leur référence débilitante à la Chine de Mao. Aujourd’hui, les héros sont fatigués ; ils découvrent que le temps les a « enfermés en douce dans des outres de vieille peau 31 ». « On ne veut pas vieillir, dit le héros d’Olivier Rolin, on ne veut pas voir le soleil se coucher sur nous, nos ombres s’allonger 32. » Ce livre rompt avec le respect obséquieux d’un passé révolutionnaire mythifié, en même temps qu’il ne dissocie pas l’échec et la passion, tournoyant autour de l’énigme d’un engagement qui, à bien des égards, peut paraître insensé. Dans les années 1980, les propos de cet ancien maoïste tranchaient déjà avec la complaisance de l’époque : « Je n’aime pas la façon qu’ont eue un certain nombre d’ex-gauchistes d’utiliser la position (quelquefois d’ailleurs passablement imaginaire) qu’ils occupaient dans le quart de monde militant pour s’en assurer une nouvelle dans le monde tout court. Il est des circonstances où savoir perdre sa mise est une question d’éthique. Disons en tout cas : d’élégance 33. »
Les réminiscences d’un centenaire
En 2004, le journal L’Humanité a quant à lui atteint sa centième année. Il a traversé le siècle et fut tout à la fois partie prenante des combats de la gauche, signe d’appartenance à une grande famille, organe officiel et outil de propagande du Parti communiste français. En ce début du nouveau siècle, ce journal a perdu beaucoup de ses lecteurs, il ne se porte plus très bien, mais son anniversaire en avril 2004 a été l’occasion de célébrer avec nostalgie la « culture des camarades ». Dans une société devenue plus individualiste, cette culture a gardé quelques attraits. On peut regretter, à travers le déclin du PCF et de ses multiples associations, la fin d’une certaine sociabilité, d’une solidarité ouvrière, d’une éducation populaire qui pouvait permettre, malgré l’idéologie, de découvrir la littérature (même sélectionnée), le théâtre, les beaux-arts et la musique. Mais le PCF n’en avait pas, loin s’en faut, le monopole. La SFIO, les associations laïques, les mouvements d’éducation populaire en étaient tout autant les représentants. La spécificité du PCF, si l’on peut dire, résidait dans un endoctrinement idéologique marxiste-léniniste, et pendant longtemps stalinien. Il est une façon de réécrire l’histoire qui permet de s’en tirer à bon compte. Entre le projet de Jaurès et L’Humanité devenu organe central du PCF, section française de l’Internationale communiste, il existe une coupure essentielle qui passe par l’avènement du bolchevisme. Mais la référence à la lutte contre le colonialisme et le soutien aux luttes sociales permet d’affirmer une continuité : L’Humanité « assume son passé », elle est fière d’« être restée fidèle à la ligne imprimée en 1904 par son fondateur Jean Jaurès », « aujourd’hui, la société a évolué, le journal aussi, mais les orientations sont les mêmes 34 ». Peut-on pousser plus loin la dénégation ? L’évolution du journal est significative de la crise du
communisme : on essaie tant bien que mal de maintenir la doctrine en même temps qu’on retire de la « une » la faucille et le marteau. Des cadres prennent quelque distance, invoquent l’idéalisme de leur jeunesse, témoignent du passé avec une ironie douce-amère : « J’étais si fou que je pensais qu’avec le communisme, il n’y aurait plus de chagrins d’amour, parce que personne ne serait assez méchant pour faire souffrir quelqu’un d’autre 35. » Au sein du parti communiste, la réalité a contredit pareil angélisme et l’appareil a su sévir et faire souffrir au nom de la doctrine et de la juste ligne de la direction. L’évocation des souvenirs de la contre-société et de la contre-culture communiste permet de faire passer au second plan les aveuglements, les mensonges et les exclusions dont témoigne Véra Belmont, l’auteur de Rouge baiser 36. Il en est resté des blessures enfouies et inguérissables. Pour beaucoup, le tragique a succédé à l’idéalisme et au sentiment de toute-puissance. Il en est d’autres qui semblent toujours persuadés d’« avoir agi honnêtement » et ne paraissent rien regretter. « Ah ils nous en ont fait avaler des couleuvres 37 », chantait Jean Ferrat en 1980 : des « aveux les plus fous », des « injures », des « dénonciations », des « bagnes mérités », des « justes pendaisons », des « massacres que certains continuent d’appeler des erreurs », les « acquis proposés comme dessous-de-table », les « cadavres passés en pertes et profits »… Mais ces réalités n’amènent pas Jean Ferrat, ni bien d’autres, à remettre en cause « l’idéal » en question. Une fois débarrassé des « staliniens zélés » et de leurs acolytes, l’idéal communiste semble toujours le même dans sa pureté, moyennant humilité et « vigilance envers tous les pouvoirs de la terre et du ciel ». Au-delà des communistes, pour une mouvance de gauche il s’agit de « dissocier de sa gangue stalinienne le combat légitime des dominés 38 », sans remonter plus loin. Mais avant même la « gangue
stalinienne », qu’en est-il du bolchevisme et du communisme ? Et, audelà d’une certaine historiographie, quelle réalité du « combat légitime des dominés » ? Le communisme revisité devient moral et libertaire. Réduit à un pur et noble idéal, confondu effrontément avec l’humanisme, on espère qu’il pourra encore séduire avec une morale des bons sentiments. Dans la décomposition avancée du communisme, des militants guettent le moindre signe d’un sursaut : « Nous sommes passés d’un capital d’antipathie assez fort contre un PC identifié à un capital de sympathie non négligeable pour un PC flou, voire confus 39. » Le siège du PCF est désormais classé au titre des monuments historiques et accueille des défilés de mode du ToutParis branché.
« Où est passée Paris la Rouge ? » Par un curieux chassé-croisé, Paris, vidé de ses couches populaires traditionnelles, est électoralement passé à gauche, tandis que nombre de villes de l’ancienne « ceinture rouge » ont été reprises par la droite. L’ancien Paris populaire n’en continue pas moins de fasciner de nouvelles couches qui le transforment en musée avec guides à l’appui. Le livre Paris ouvrier. Des sublimes aux camarades 40 dresse un inventaire arrondissement par arrondissement – presque rue par rue – des endroits liés à l’histoire du mouvement ouvrier. Les adresses des différents partis, cercles, revues, syndicats, les lieux de barricades, d’affrontements, de manifestations, les salles de réunion, les coopératives, les restaurants…, tout cela est répertorié et présenté avec un soin méticuleux. Ce travail d’orfèvre est illustré par de belles photos d’ouvriers au travail, en famille ou au repos, de manifestations, de foules en liesse et d’enterrements. Il veut faire
revivre à sa manière le Paris de Gavroche, l’ouvrier parisien, avec son accent et sa gouaille, les chansons de Prévert et Montand, les films de Renoir et Carné. De ce passé, il reste des « heures glorieuses », une « moisson d’adresses », « ultimes témoins de ce monde englouti 41 ». Ce livre tente de retrouver le « Paname » à jamais perdu, dont Serge Reggiani a su traduire au mieux la nostalgie, en 1967, à travers une chanson, Paris ma rose 42, qui se termine par ces mots : « Paris que j’aime et qui n’est plus. » Dans le livre, l’inventaire des « lieux de mémoire » du mouvement ouvrier se mêle à des affirmations et des interprétations qui semblent aller de soi : de juin 1848 aux faits d’armes du parti communiste pendant la Résistance, on aurait ainsi affaire à une chaîne ininterrompue d’où se détachent de grandes figures nationales et internationales. Les anarcho-syndicalistes, les socialistes, les communistes français côtoient dans ce livre Marx, Engels, Lénine, Trotski, Kamenev, Zinoviev, Chou En-lai et Hô Chi Minh qui ont séjourné quelque temps à Paris… On peut même trouver l’ancienne adresse du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), parti algérien concurrent du FLN (Front de libération nationale), connaître les manifestations, et s’informer sur les déboires du Parti ouvrier internationaliste (trotskiste) avec les autres organisations. Sur un autre mode, celui de la bande dessinée, le Paris de la Commune refait surface dans Le Cri du peuple 43, roman de Jean Vautrin mis en images par Tardi. Le premier volume s’ouvre sur une citation de Victor Hugo : « Le cadavre est à terre et l’idée est debout. » Le troisième volume 44 reprend en exergue les paroles d’une chanson bien connue : « Et gare à la revanche quand tous les pauvres s’y mettront 45. » À sa façon, cette bande dessinée entend elle aussi « ramasser la torche jamais éteinte de ceux qui l’ont tenue pendant
deux mois et demi seulement et ont éclairé le monde conservateur de leur utopie généreuse 46 ». Il s’agit, ni plus ni moins, de « pousser le cri de la grandeur révolutionnaire qui toujours – et plus que jamais aux époques de renoncement où nous sommes – fera cymbale à la plainte des hommes opprimés 47 ». On continue ainsi de célébrer sous une forme emphatique et dérisoire une guerre civile qui n’a plus lieu d’être.
Une longue agonie Les nouvelles générations sont également sensibles à ce que fut le monde ouvrier. Dans le roman d’Aurélie Filippetti, Les Derniers Jours de la classe ouvrière 48, la nostalgie se mêle à une colère contenue. Contre l’oubli et le mépris, l’auteur rend compte d’un monde dont elle est issue et qui se meurt. C’est une mémoire et un imaginaire qui furent propres à de nombreux militants qui nous reviennent en écho. La solidarité, la résistance pendant la guerre et les déportations, les grèves et les manifestations, les accidents du travail et la silicose… tout se mêle par petites touches dans ce roman, avec au centre Angelo, le père, fils d’immigré italien, ouvrier mineur, communiste militant de tous les combats. Le roman s’ouvre sur un enterrement et la fin revient en boucle sur la mort du héros. Comment rester fidèle aux « siens » quand ceux-ci ont incarné une culture qui agonise, participé à une histoire marquée par le communisme ? Quelle dette au juste s’agit-il d’honorer ? L’utopie et les combats passés ont laissé la place à la désillusion et l’amertume. L’heure n’est plus à la fraternité joyeuse et au « soleil rouge à l’horizon ». Dans l’Est, comme dans d’autres régions ouvrières, on a fermé les mines, détruit les laminoirs, installé un parc
d’attraction (les Schtroumpfs) : « Les gueules noires ont cédé la place aux nains bleus 49. » Et l’entreprise Daewoo, qui fut présentée comme un sauveur, a plié bagage ; son P-DG est en fuite. « On fait disparaître les usines du paysage comme on cherche à effacer les preuves d’un crime, écrit l’auteur dans le journal L’Humanité. Ne restent que quelques griffures d’ongles des condamnés à l’oubli dans les murs épais de l’histoire officielle 50. » Comment rester fidèle à une mémoire dont les traces ont été effacées ? Le deuil de la classe ouvrière semble lourd à porter et il est une question lancinante qui taraude le héros : comment comprendre que ce qui fut vécu comme un noble idéal ait pu déboucher sur le goulag ? « Il n’y avait pas d’explication, pas moyen de franchir le fossé terrifiant entre l’idéal viscéral et les faits. […] Les idées étaient bonnes, nobles, généreuses, mais que faire de tout ce gâchis 51 », et « c’était plus qu’un idéal, c’était une vie, c’étaient mille vies, bafouées, réduites à néant 52 ». Restent les questions que ce roman fait surgir : pourquoi l’estime de soi et la fierté ouvrière passeraient-elles nécessairement par le communisme ? Par-delà l’appartenance de classe, qu’en est-il de sa propre liberté ? Pour beaucoup de ceux qui ont quitté le communisme et ses avatars, cette rupture a pu être vécue comme une libération, la redécouverte d’une autonomie personnelle que n’avaient pas complètement écrasée la doctrine et l’organisation. Avant que les mines ferment, beaucoup de mineurs refusaient de voir leurs enfants continuer à faire ce « travail de forçat » ; à la fin des années 1970, après les luttes violentes à Longwy, des sidérurgistes ont accepté la prime de départ qu’on leur proposait et sont partis ailleurs refaire leur vie. S’affranchir du poids des communautés premières d’appartenance n’est pas un reniement ni une trahison. Il est un temps pour tout. Et si celui de la mémoire et de la dette est
nécessaire, le passé peut vite devenir mortifère. Il n’est pas de fatalité communiste et ouvrière pourvu que s’ouvrent d’autres horizons.
1. Texte inédit, écrit en 2004, en réaction à l’inflation médiatique et éditoriale de nostalgie concernant Mai 68, les années 1970, le communisme et les luttes passées du mouvement ouvrier. 2. Frédérick Berthet, « Mai, où es-tu ? Trois hommes, dans un studio-laboratoire, tentent de retrouver le parfum de 1968. Une fantaisie nabokovienne de Michel Braudeau », Le Monde des livres, 22 septembre 1995. 3. « Que reste-t-il des utopies des années 70 ? », rencontre organisée en octobre 2002 dans le cadre de l’exposition « Les années 70. L’art en cause », au CAPC musée d’Art contemporain de Bordeaux. 4. L’Express, supplément Paris, du 1er au 7 mars 2001. 5. Le Nouvel Observateur, 13 au 19 janvier 2000. 6. M. V.-L., Corse, Télérama, numéro hors série, Mai 68, l’héritage. 7. Daniel Mermet, Nos années Pierrot. C’était les années d’après 68…, La Découverte, Paris, 2003, avec le CD de l’émission de France Inter « Là-bas, si j’y suis ». 8. Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet-Chastel, Paris, 1967 ; nouvelle édition : Gallimard, Paris, 1995. 9. Guy Debord, Commentaire sur la société du spectacle suivi de Préface à la quatrième édition italienne de « La société du spectacle », Gallimard, Paris, 1992, p. 111-112. 10. Guy Debord, Cette mauvaise réputation…, Gallimard, Paris, 1993. 11. Raoul Vaneigem, Nous qui désirons sans fin, Le Cherche Midi éditeur, Paris, 1996. 12. Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Gallimard, Paris, 1967. 13. Raoul Vaneigem, Nous qui désirons sans fin, op. cit., p. 122. Les citations qui suivent sont tirées du même ouvrage. 14. Edwy Plenel, Secrets de jeunesse, Stock, Paris, 2001, p. 130. 15. Ibid., p. 237. 16. Ibid., p. 22. 17. Edwy Plenel avait du reste dédié son précédent livre à François Maspero. 18. François Maspero, « La clé des champs d’Edwy Plenel », Le Monde, 21 septembre 2001. 19. « Le spectre du trotskisme », Le Monde, 21 juin 2003. 20. Benjamin Stora, La Dernière Génération d’Octobre, Stock, Paris, 2003.
21. Ibid., p. 262. 22. Ibid. 23. Jean van Heijenoort, De Prinkipo à Coyoacán, Sept ans auprès de Léon Trotsky, éditions Maurice Nadeau/Les Lettres nouvelles, Paris, 1978, cité par Benjamin Stora, ibid., p. 226. 24. Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, Paris, 2002. 25. Voir aussi les romans policiers de Patrick Raynal, et notamment Ex, Denoël, Paris, 2002. 26. Olivier Rolin, Tigre en papier, op. cit. 27. Ibid., p. 57. 28. Ibid., p. 164. 29. Ibid., p. 163. 30. Ibid., p. 50. 31. Ibid., p. 50. 32. Ibid., p. 237. 33. Antoine Liniers, « Objections contre une prise d’armes », in Terrorisme et démocratie, François Furet, Antoine Liniers, Philippe Raynaud, Fayard, Paris, 1985. 34. Roland Leroy, « L’Humanité assume son passé », propos recueillis par Antoine Gazeau, L’Express, 19 avril 2004. 35. Henri Malberg, dans le documentaire d’Yves Jeuland, Camarades. Il était une fois les communistes français (1944-2004), diffusé le 10 avril 2004 sur France 3. 36. Rouge baiser, film de Véra Belmont, 1985. 37. Le Bilan, paroles et musique de Jean Ferrat, Disques Temey, 1980. 38. Julie Clarini, « Pourquoi les Français restent-ils attachés à un parti pour lequel ils votent de moins en moins ? », Télérama, 7 avril 2004. 39. Des militants cités par Julie Clarini, ibid. 40. Alain Rustenholz, Paris ouvrier. Des sublimes aux camarades, Parigramme/Compagnie générale du livre, Paris, 2003. 41. Quatrième de couverture, ibid. 42. Paris ma rose, de Henri Gougaud, chanté par Serge Reggiani, album 1967. 43. Tardi, Vautrin, Le Cri du peuple, 1. Les Canons du 18 mars, adaptation du roman de Jean Vautrin, Grasset et Fasquelle, Paris, 1999. 44. Tardi, Vautrin, Le Cri du peuple, 3. Les Heures sanglantes, Grasset et Fasquelle, Paris, 2003. 45. La Semaine sanglante, chanson de Jean-Baptiste Clément écrite en 1871, à la fin de la Commune de Paris. 46. Tardi, Vautrin, Le Cri du peuple, 3. Les Heures sanglantes, op. cit.
47. Ibid. 48. Aurélie Filippetti, Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Stock, Paris, 2003. 49. Ibid., p. 67. 50. Aurélie Filippetti, « Désespérer Billancourt », L’Humanité, 17 avril 2004. 51. Aurélie Filippetti, Les Derniers Jours de la classe ouvrière, op. cit., p. 154. 52. Ibid., p. 187.
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Pour en finir avec le trotskisme
1
Dans la décomposition historique du communisme, le trotskisme semble constituer une exception. La critique antitotalitaire qui porta dans les années 1970 des coups décisifs aux groupuscules maoïstes et au parti communiste semble jusqu’à présent l’avoir épargné. Il est surprenant d’entendre des dirigeants actuels du parti socialiste déclarer que le trotskisme fut pour eux une bonne école de formation. Comment expliquer une telle complaisance ?
Imagerie trotskiste et réalités sanglantes Trotski a tout d’abord l’avantage de ne pas être « stalinien ». Ses écrits dénoncent la bureaucratie, les procès et la répression. Banni d’URSS, il est pourchassé et assassiné sur ordre de Staline. Ces éléments ont fait de lui un héros et une victime incarnant la pureté révolutionnaire. Trotski a en outre bénéficié d’un courant de sympathie chez des artistes et des intellectuels. André Breton, Maurice Nadeau, Pierre Naville et bien d’autres constituent autant de références emblématiques. À sa façon, le trotskisme combine ainsi deux versants de la passion révolutionnaire du siècle dernier : le militant communiste auréolé du prestige de la révolution russe et
l’artiste en révolte contre l’ordre établi. Ainsi recomposé et aseptisé, le trotskisme se voit paré des vertus de l’indignation et de la morale. La réalité historique et l’idéologie trotskiste sont loin de cette imagerie lénifiante. Contrairement au récit mythique qui a prévalu à gauche au siècle dernier, la révolution d’Octobre en Russie ne fut pas l’œuvre des masses guidées par leur avant-garde, mais un coup d’État soigneusement préparé et organisé par une minorité politique déterminée qui a su profiter de la situation de guerre, d’anarchie et d’impuissance des institutions issues de la révolution démocratique de février 1917. Trotski a eu un rôle essentiel dans ce coup d’État en mettant sur pied l’organisation militaire de l’insurrection et, en tant que créateur de l’Armée rouge, il est l’un des grands responsables de la répression, de la terreur et des massacres commis bien avant la période stalinienne. Immédiatement après leur prise de pouvoir, les bolcheviques ont réprimé sauvagement les révoltes et les insurrections paysannes et ouvrières. Avec Lénine, Trotski fut un ferme défenseur de la Tcheka, qui fut l’un des principaux instruments de cette terreur. Il institua le décret sur les otages qui justifiait l’emprisonnement et l’exécution des familles des « blancs » ; il préconisa avec Dzerjinski, responsable de la Tcheka, l’enfermement des otages dans des camps. Trotski fut également un farouche partisan de la militarisation du travail qui permettait à l’État « prolétarien » l’encadrement et la répression des ouvriers en vue de l’augmentation de la production, la subordination complète des syndicats et des comités d’usine au parti et à l’État bolcheviques. Les grèves furent interdites et assimilées à une désertion en temps de guerre : les réfractaires furent arrêtés, jugés pour « désertion » et « sabotage », emprisonnés, envoyés dans les camps ou fusillés. Trotski fut enfin le superviseur de la répression sanglante des marins, ouvriers et paysans de Kronstadt, sur l’île de Kotline, en 1921,
révoltés contre le pouvoir des bolcheviques : un millier de prisonniers et de blessés furent fusillés sur place, 2 103 furent condamnés à mort ; 6 459 jetés en prison et dans les camps 2. Face à cette débauche de violence et de massacres, Trotski non seulement n’a jamais exprimé un quelconque remords ou l’ombre d’un regret, mais, parmi les dirigeants bolcheviques, il est celui qui l’a le plus « théoriquement » justifiée dans ses écrits Terrorisme et communisme (1920) et Leur morale et la nôtre (1938). À lire ces textes, on est frappé par le ton et le cynisme avec lesquels il traite de ces questions. Trotski parle avec froideur et détermination de guerre civile et de terreur, d’une histoire qui broie les hommes, comme s’il s’agissait de simples épisodes d’un mouvement historique dont il croit posséder les clés de l’interprétation.
Amoralisme, terreur et monde nouveau Pour Trotski, la morale est le produit de l’évolution historique déterminée par la lutte des classes, elle n’est qu’une « fonction idéologique » de cette lutte servant à imposer la domination des classes dominantes. « Qui veut la fin, ne peut pas répudier les moyens 3. » Est moralement juste ce qui favorise le mouvement historique de la lutte des classes, les formes et les degrés de la violence exercée étant une simple question de moyens adaptés aux circonstances en vue d’atteindre le but. Pour Trotski, comme pour Lénine, la guerre de 1914 a ouvert une nouvelle époque révolutionnaire. Lutte de classes et guerre civile sont désormais inextricablement liées. « Le prolétariat devra savoir mourir et savoir tuer 4 », et cette « lutte à mort » nécessite de tout mettre en œuvre pour écraser l’ennemi. Reconnaissant que la guerre civile est la plus
cruelle des guerres, qui « ne se conçoit pas sans violences exercées sur des tiers et, tenant compte de la technique moderne, sans meurtre de vieillards et d’enfants », il écrit à propos de la guerre d’Espagne : « Qui veut la fin (la victoire sur Franco) doit vouloir les moyens (la guerre civile avec son cortège d’horreurs et de crimes) 5. » À cet amoralisme qui légitime la barbarie répond la lucidité tragique de Georges Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune : « La guerre d’Espagne est un charnier. […] Il est inutile de prétendre garder le contrôle de certaines passions lorsqu’elles sont une fois déchaînées 6. » Chez Trotski et chez les bolcheviques, la « guerre civile » qui « abolit violemment tous les liens moraux entre les classes » est le moment ultime de vérité où se dévoile la réalité nue de l’antagonisme meurtrier entre la bourgeoisie et le prolétariat. Les méthodes sanglantes sont assumées et revendiquées comme telles en même temps qu’est affirmé le caractère fondamentalement humain de la révolution. Celle-ci est à la fois censée aider les « gens pauvres et sans défense » en même temps qu’elle prépare le monde nouveau du communisme. « Les chrétiens et tous les idéalistes qui font de la personne une fin en soi » ne comprennent pas cette subtilité de la dialectique : « Pour rendre la personnalité sacrée, il faut détruire le régime social qui l’écrase. Et cette tâche ne peut être accomplie que par le fer et par le sang 7. » À leur façon, ces écrits de Trotski constituent une parfaite illustration de l’analyse de la loi du mouvement et de la terreur totalitaires faite par Hannah Arendt. Le totalitarisme, écrit-elle, entend « mobiliser la propre volonté de l’homme pour le forcer à entrer dans ce gigantesque mouvement de l’histoire 8 ». Toute action humaine ne prend sens qu’en s’insérant dans ce mouvement et en contribuant à son accélération. Dans ces conditions, ceux qui entravent le mouvement sont considérés comme des ennemis
objectifs et traités comme tels : « Culpabilité et innocence deviennent des notions dépourvues de sens : “coupable” est celui qui fait obstacle au progrès naturel ou historique 9. » La terreur totalitaire est directement liée à cette conception : c’est par la terreur que le totalitarisme donne réalité à cette loi du mouvement historique. Celle-ci est le moyen de supprimer les obstacles et d’accélérer le mouvement, de créer une nouvelle humanité soumise à cette loi. Le trotskisme est marqué par cette étrange coexistence d’un amoralisme concernant la révolution et d’un lyrisme décrivant tous les bienfaits supposés du communisme. La haine entre les classes prépare paradoxalement les temps nouveaux où régneront « l’amitié, l’amour, la tendresse », où l’homme libéré de l’égoïsme travaillera pour le bien de tous, où sa personnalité « s’épanouira comme une véritable fleur, comme s’épanouira la poésie 10 ». Terrorisme et utopie généreuse coexistent, la fin supposée noble justifiant les méthodes les plus ignobles. Le lyrisme des lendemains qui chantent accompagne l’amoralisme en lui fournissant un supplément d’âme et sa noble justification. Ce lyrisme, à vrai dire, n’a rien de sentimental mais est lié au scientisme et à l’ambition prométhéenne de façonner un homme et un monde nouveaux. Grâce aux « possibilités illimitées de la science et de la technique », l’homme nouveau du communisme « saura déplacer les rivières et les montagnes », « apprendra à construire des palais du peuple sur les hauteurs du mont Blanc ou au fond de l’Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramatique, le dynamisme le plus élevé ». Il maîtrisera non seulement la nature mais son propre psychisme. Il « se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psychophysiques », il tiendra la « peur de la mort dans les limites d’une réaction rationnelle devant le danger », s’efforcera
d’« élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents ». Ainsi sera créé un « type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez 11 ».
Quelle ouverture culturelle ? En matière d’art et de littérature, Trotski fait preuve d’une curiosité et d’une ouverture qui contrastent avec la grossièreté stalinienne de la « culture prolétarienne » et du « réalisme socialiste ». Mais cette opposition sommaire se joue à l’intérieur d’une orthodoxie léniniste et communiste qui délimite d’emblée l’ouverture en question et qui, face au stalinisme, justifie le vieil adage : « Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. » La littérature et les arts sont interprétés comme des superstructures dont la signification se dévoile à la lumière du développement historique de la lutte des classes dont la révolution bolchevique marque la nouvelle césure. La « liberté totale d’autodétermination dans le domaine de l’art » a un préalable que les trotskistes se gardent bien d’indiquer : « Pour ou contre la révolution. » L’art nouveau est ainsi déclaré incompatible avec le « romantisme », le « mysticisme », le « scepticisme » et « toutes les autres formes d’affaissement spirituel ». La « politique du parti en art » prônée par Trotski se veut « large et souple », mais « si la révolution se voit obligée de détruire des ponts ou des monuments quand il le faut, elle n’hésitera pas à porter la main sur toute tendance de l’art qui, si grandes que soient ses réalisations formelles, menacerait d’introduire des ferments désagrégateurs dans les milieux révolutionnaires, ou de dresser les uns contre les autres les forces internes de la Révolution, prolétariat, paysannerie, intellectuels 12 ».
Et si Trotski n’entend pas régenter l’art par décrets et prescriptions, comme Staline, il veut néanmoins protéger, stimuler et ne « diriger qu’indirectement » tout ce qui lui semble aller dans le bon sens. L’art véritable, déclare le manifeste écrit avec André Breton, « ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c’est-à-dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société 13 », et l’artiste est déclaré l’« allié prédisposé » de la révolution communiste. La formulation tant mise en avant : « Toute licence en art » connaît là sa limite et il y aurait quelque naïveté à penser que Trotski partageait la conception artistique de Breton et ses éloges de la folie. Quant à l’intérêt de Trotski pour la psychanalyse, il se situe dans un cadre « matérialiste » qui subordonne les processus psychiques à la « physiologie » et réconcilie ainsi tout bonnement Freud et Pavlov 14. L’importance accordée aux « modes de vie » constitue un autre trait de sa modernité supposée. Trotski constate que les « habitudes psychiques ne sont pas faciles à déraciner » et que les modes de vie ne se transforment pas aussi vite que l’économie collectivisée. La question est alors de savoir comment transformer les mentalités en tenant compte de cette spécificité : « Nous prenons les hommes tels que la nature les a créés, et tels que l’ancienne société les a en partie éduqués, et en partie mutilés. Dans ce matériau vivant nous cherchons en quel point nous pouvons fixer le levier de la révolution, du parti et de l’État 15. » C’est dans cette perspective que l’éducation collective doit se faire « sans contrainte et dirigisme importuns ». Chasser le mode de vie individuel et familial est un combat de longue haleine qui implique patience et obstination. D’où l’importance à accorder à ce qu’il appelle un « militantisme culturel du quotidien ». Celui-ci se doit d’inventer de nouveaux « rituels révolutionnaires » permettant de se libérer de l’Église et des superstitions. Il s’agit également de développer les expériences de « socialisation des formes
de vie », de « collectivisation de l’économie familiale et de l’éducation des enfants » en créant des restaurants et des laveries collectives, des écoles ouvertes aux pédagogies nouvelles. À sa façon, Trotski pense lui aussi qu’une « révolution culturelle » est nécessaire pour arriver au communisme. L’imagerie trotskiste met en avant la libération des femmes vis-à-vis des tâches ménagères et l’éducation des enfants, en se gardant bien de rappeler la perspective militante et totalitaire qui la sous-tend.
Les derniers des bolcheviques ? Depuis sa création en 1938, la IVe Internationale, fondée par Trotski, a connu de multiples scissions. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les divers groupes et tendances se sont recomposés, entraînant la création de « partis », de « ligues », de « comités »…, dont la généalogie est affaire d’initiés et de spécialistes. Mais, au-delà de leurs divergences, les militants trotskistes partagent une même conviction : ils sont les seuls à ne pas s’être compromis avec le capitalisme et demeurent tous persuadés, malgré leur faible nombre et leurs échecs répétés depuis bientôt un siècle, qu’ils se situent dans un sens de l’histoire qui finira un jour par leur être favorable, la situation devenant enfin révolutionnaire et les larges masses affluant dans leurs rangs. Leurs faibles forces et leurs échecs sont déniés par cette croyance et leurs divisions incessantes sont pour eux autant d’enjeux fondamentaux dans l’appréciation d’un mouvement de l’histoire que chaque groupuscule est persuadé d’incarner. L’histoire est balisée d’étapes où se succèdent les périodes révolutionnaires et contre-révolutionnaires, ces dernières préparant à chaque fois un nouveau cycle. Dans ces conditions, « aller à contre-courant » c’est se
conformer aux lois fondamentales de l’histoire en dehors de l’étape d’un moment. On ne comprend la persévérance des organisations trotskistes, le fait qu’elles sont d’éternelles « donneuses de leçons », qu’en se référant à ce point aveugle où s’est formée leur certitude apparemment inébranlable. Leur croyance en une marche de l’histoire dominée par le développement de la lutte des classes (qu’on le rebaptise ou non « mouvement social ») les enferme dans un ghetto mental qui les met à l’abri de l’épreuve du réel. À chaque développement des luttes, la situation est déclarée plus favorable et les échecs qui suivent sont à chaque fois attribués aux partis réformistes qui n’ont pas voulu aller jusqu’au bout. L’activité militante des trotskistes s’apparente aux travaux de Sisyphe condamné à pousser son rocher sur une pente alors qu’il retombe sans cesse avant d’atteindre le sommet, les militants se persuadant à chaque montée que cette fois-ci sera la bonne. Survivants de toutes les polémiques et batailles perdues, les militants les plus sectaires, ceux de Lutte ouvrière et du Parti des travailleurs, se pensent comme les gardiens du dogme au milieu des turbulences d’une histoire dont ils demeurent persuadés qu’elle finira par leur donner raison. La Ligue communiste révolutionnaire, quant à elle, s’est montrée plus sensible aux luttes des étudiants et des lycéens, aux mobilisations antinucléaires, au mouvement des femmes, des homosexuels…, offrant l’image d’un trotskisme plus ouvert et « branché ». Aujourd’hui, les conditions historiques semblent plus favorables pour sortir de la marginalité. La fin de l’URSS et la chute du mur de Berlin, la marginalisation du PCF… laissent des espaces vides que les groupes trotskistes espèrent bien occuper. Ils disposent d’une implantation syndicale non négligeable dans le secteur public (FO pour l’OCI, FO et la CGT pour Lutte ouvrière, la CGT et Sud pour
la Ligue communiste), militent dans nombre d’associations et sont présents au sein du mouvement ATTAC. La perspective du communisme étant peu susceptible d’attirer les larges masses, les organisations trotskistes masquent leur utopie meurtrière en gommant ses aspects les plus voyants et tentent aujourd’hui de présenter une image plus lisse et adaptée. Arlette Laguiller a su transmettre à sa remplaçante attitrée la manière de faire valoir à toute occasion son statut de travailleuse et de femme, dénonçant toutes les misères du monde, perpétuelle victime pure de toute compromission et toujours décidée à se battre contre les patrons. Mais dans ce renouvellement de l’image, c’est la Ligue communiste révolutionnaire transformée en Nouveau parti anticapitaliste (NPA) qui s’est montrée à l’avant-garde. Avec son responsable et candidat-vedette, Olivier Besancenot, jeune postier souriant et émotif, cette organisation a franchi un nouveau pas en opérant une sorte de révolution sentimentale adaptée au monde nouveau.
Individualisme et néogauchisme La première partie du livre d’Olivier Besancenot, Révolution ! 100 mots pour changer le monde 16, s’intitule « La vie » et s’ouvre sur le mot « Amour » avec ces phrases qui laissent pantois : « Aimer c’est partager. Faire la révolution aussi. La révolution est le contraire de la violence. Elle est un tendre engagement. Elle répond à l’aventure collective qui sommeille en chacun de nous. Elle est un principe de vie 17. » Et de citer Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » On apprend un peu plus loin que les révolutionnaires « ne se sont jamais battus pour autre chose que pour
l’épanouissement individuel », l’émancipation consistant à « décrocher le bonheur et le garder à portée de main 18 ». Une ode au « mouvement social », à la « démocratie directe » et à l’« autogestion sociale généralisée » remplace la guerre de classes, la révolution armée et la dictature du prolétariat. En matière de culture et de mœurs, l’héritage impossible de Mai 68 est revendiqué avec force et la société sans classes semble y répondre on ne peut mieux : « nouvelles compétences », « nouvelles créations culturelles », « sexualité libérée de toute oppression », « dépérissement de la famille telle qu’on l’a connue »… Le communisme « garantit à l’individu son propre épanouissement », le débarrasse du « joug des commandements politique et hiérarchique 19 ». En matière de filiation, force est de reconnaître que Trotski a écrasé la commune de Kronstadt et prôné la militarisation de l’économie et des syndicats. Rosa Luxemburg, Che Guevara et le souscommandant Marcos concurrencent désormais sérieusement le héros fondateur au panthéon des révolutionnaires et les anarchistes sont maintenant rangés dans le « patrimoine commun ». Sous la plume de Besancenot, le marxisme devient « globalement une pensée critique en mouvement 20 », un « appel permanent à l’action 21 ». Et si la filiation trotskiste est encore assumée, on n’en préfère pas moins désormais l’appellation « marxiste révolutionnaire ». Les trotskistes surfent sur les évolutions – ils ne sont pas du reste les seuls à le faire –, mais cela ne les empêche pas de continuer à « expliquer sans relâche » la nécessité de rompre avec le capitalisme et de vanter les mérites de la perspective communiste. Le drapeau rouge se teinte de vert, de noir et des couleurs de l’arc-en-ciel, mais il n’en est pas moins dominant. On se refuse à juger la révolution bolchevique « qui s’est déroulée dans des circonstances dramatiques », mais on la considère comme
une « rupture démocratique et sociale avec l’ordre établi ». Tout juste concède-t-on que les bolcheviques ont commis des « erreurs » en restreignant la démocratie au sein du parti comme dans la société. Le communisme et la rupture radicale avec le capitalisme demeurent la perspective, la révolution permanente étant ce « processus continu de transformation radicale de la société, de l’économie, mais aussi de la politique, du social, de la morale, de la culture 22 ». La thématique de la révolution permanente, c’est-à-dire ininterrompue, fait écho à la référence au « mouvement social », celle de l’internationalisme à l’« altermondialisation » baptisée le « Mouvement des mouvements ». Et la société sans États du communisme est considérée comme la « seule garantie de la libération définitive de l’humanité 23 ». Ce remodelage du trotskisme peut jouer comme une sorte de miroir aux alouettes pour une jeunesse individualiste en révolte et avide d’action. Mais on aurait tort de voir seulement dans son côté attrape-tout la marque d’une démagogie grossière. Celle-ci est symptomatique d’une nouvelle donne sociale-historique marquée par la décomposition de l’idéologie communiste et le développement d’un nouvel individualisme pour lequel l’engagement militant, le rapport au collectif et à l’histoire passés ne vont plus de soi. L’idéologie marxiste et communiste est en ruine, mais certains de ses éléments éclatés n’en continuent pas moins de survivre en servant de catalyseur à une partie de la jeunesse en révolte et en lui fournissant des clés faciles d’explication. Dans les conflits récents, de nouvelles générations post-soixante-huitardes se sont fait entendre qui ne correspondent pas aux militants du passé. Ces générations n’ont que faire des anciennes idéologies et manifestent un « ras-lebol » individuel et collectif qui sort des encadrements syndicaux et politiques traditionnels. Ils font preuve d’une radicalité dans le moment autour d’objectifs délimités, sans se soucier du reste de la
société, des alternatives possibles et de leur crédibilité. Le trotskisme s’appuie sur ce nouvel individualisme en révolte en espérant en tirer profit. Sur ce terrain, il existe du reste une forte concurrence avec un syndicat comme Sud, qui a su drainer cette radicalité. L’activisme militant des organisations trotskistes peut laisser croire à une simple résurgence de l’extrême gauche traditionnelle. Mais, malgré les formes et les apparences, ce gauchisme n’est pas similaire à celui du passé. S’il épouse les formes extérieures de l’ancien, il n’en exprime pas moins une radicalité nouvelle, celle d’un individualisme apolitique et autocentré, éclectique et confus, pour lequel la posture de la dénonciation victimaire et de la révolte exacerbée constitue paradoxalement la marque de la « citoyenneté ». En ce sens, il est possible de parler d’un néogauchisme, fruit de la rencontre de formes anciennes d’extrémisme avec la radicalisation de l’individualisme dans une société et un monde qui ne semblent plus savoir où ils vont. Telle nous paraît être en fin de compte la signification de la seconde jeunesse du trotskisme et de ses métamorphoses. La gauche démocratique n’a rien à gagner en laissant planer la moindre équivoque sur ce point.
1. Texte paru dans Études, janvier 2004, sous le titre : « Permanence et métamorphose du trotskisme. » 2. Nicolas Werth, « Un État contre son peuple. Violences, répressions, terreurs en Union soviétique », in Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek, Jean-Louis Margolin, Le Livre noir du communisme, Robert Laffont, Paris, 1997. 3. Léon Trotski, Terrorisme et communisme, Union générale d’édition, Paris, 1963, p. 48. 4. Ibid., p. 52. 5. Léon Trotski, Leur morale et la nôtre, Les éditions de la Passion, Paris, 2003, p. 38. 6. Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune, Plon, Paris, 1938, Le Livre de poche, Paris, 1977, p. 192 et p. 229-230.
7. Léon Trotski, Terrorisme et communisme, op. cit., p. 105. 8. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Seuil, Paris, 1972, p. 224. 9. Ibid., p. 210. 10. Léon Trotski, Littérature et révolution, Les éditions de la Passion, Paris, 2000, p. 149. 11. Ibid., p. 145-146. 12. Ibid., p. 130. 13. Ibid., p. 280. 14. Ibid., p. 212 à 214. 15. Ibid., p. 323. 16. Olivier Besancenot, Révolution ! 100 mots pour changer le monde, Flammarion, Paris, 2003, p. 28. 17. Ibid., p. 25. 18. Ibid., p. 29. 19. Ibid., p. 70-72. 20. Ibid., p. 66. 21. Ibid., p. 68. 22. Ibid., p. 62. 23. Ibid., p. 164.
3
Le gauchisme est-il soluble dans 1 la philosophie ?
Le livre de Philippe Raynaud, L’Extrême Gauche plurielle. Entre démocratie et révolution 2, allie un exposé critique de la diversité des « nouvelles radicalités » à une lecture de quelques-uns de leurs penseurs qui met en lumière des soubassements philosophiques pour le moins fragiles. L’ensemble du livre est sous-tendu par une série de questions qui constituent sa problématique : Quelle est la spécificité des « nouvelles radicalités » par rapport aux mouvements gauchistes des années 1970 ? Peuvent-elles parvenir à une synthèse et déboucher sur une force politique unifiée ? Comment expliquer la persistance de cette extrême gauche en France et quelle est sa réelle influence ? La pertinence de ces questions et la richesse des analyses de Philippe Raynaud n’empêchent pas de laisser au lecteur un sentiment d’insatisfaction à l’égard de ses réponses. Le lien entre la première partie du livre consacrée à l’analyse détaillée des différentes composantes de l’extrême gauche plurielle et la seconde partie consacrée aux « philosophies » ne me paraît pas aller de soi. Plus précisément, il existe une sorte de hiatus entre les divers courants altermondialistes, trotskistes, les Indigènes de la République… et les constructions théoriques comme celles de Negri et de Badiou qui se veulent des penseurs globaux de ces radicalités plurielles. Le livre
apporte des réponses nettes à certaines des questions soulevées : ces nouvelles radicalités ne retrouvent pas la force de l’illusion communiste ; elles sont hétérogènes et leur unité est essentiellement négative ; elles ne débouchent pas sur une force politique unifiée et ne parviennent pas à proposer une alternative globale. Mais je reste dans l’expectative en ce qui concerne la nature et l’influence exactes des nouvelles radicalités : s’agit-il seulement de la survivance d’une culture révolutionnaire et communiste dans la nouvelle situation historique, ou avons-nous en germe quelque chose de nouveau qui déborde ce cadre ? L’influence de l’extrême gauche plurielle pèse-telle si lourdement sur la politique française ou n’est-elle pas plutôt le verre grossissant de mutations qui ne sont pas seulement d’ordre politique ?
Quelle « culture révolutionnaire » ? Philippe Raynaud décrit bien la diversité de l’« extrême gauche plurielle », mais le lecteur risque néanmoins de se perdre dans un tel foisonnement. Les expressions « extrême gauche » ou « nouvelles radicalités » recouvrent des idées et des courants différents dont l’unité ne semble pouvoir s’affirmer que négativement : contre le libéralisme, la politique sécuritaire, les restrictions à l’immigration… Les deux parties du livre laissent voir une grande hétérogénéité entre les différentes composantes trotskistes, le courant altermondialiste, José Bové et, dans le champ intellectuel, entre la radicalité de Negri, de Badiou et l’optique particulière des droits de l’homme d’Étienne Balibar. Peut-on traiter une telle diversité sur un même registre ? En fait, le livre laisse entendre que cette diversité est sous-tendue par une culture révolutionnaire centrée autour de l’idée de rupture,
d’aspiration utopique à une société autre. Cette culture a évolué, s’est adaptée à la nouvelle situation historique marquée par la crise du communisme classique, mais l’idée de rupture demeurerait fondamentalement inchangée. Telle nous paraît être la thèse centrale du livre qui ne parvient pas cependant à surmonter l’impression d’hétérogénéité. Il me semble en fait que Philippe Raynaud traite sur un même registre deux types de radicalité qui ne me paraissent pas de même nature et dont je ne suis pas sûr que l’idée globale de rupture permette de les regrouper. Le gauchisme est analysé avant tout en termes politiques, en insistant sur la résurgence et la diffusion d’une culture révolutionnaire dont l’extrême gauche a été le vecteur. Dans ce cadre, Mai 68 et les années qui l’ont suivi sont considérés comme un moment important de cette résurgence et de cette diffusion, y compris dans la genèse du Programme commun de la gauche. Cette lecture fait bien ressortir une réalité en s’opposant à la vision gentillette et libertaire de Mai 68 et des années 1970 qui fait du mouvement gauchiste le vecteur d’une modernisation de la société française ayant vu son point d’aboutissement à l’heure du mitterrandisme triomphant. Mais, en contrepoint, cette lecture me paraît insuffisamment se démarquer de l’idée que les groupuscules néobolcheviques ont eue et donnée de leur propre action, de leur importance et de leur influence. Elle sous-estime l’existence d’un gauchisme culturel qui est entré en contradiction avec l’extrême gauche néobolchevique et a contribué à la miner de l’intérieur, avant de pénétrer l’Union de la gauche et de se diffuser dans l’ensemble de la société 3. La thématique de la rupture révolutionnaire a regroupé confusément ces deux courants, politique et culturel, alors que leurs problématiques et leur visée étaient différentes. Un tel type de malentendu autour de l’idée de révolution
n’est pas nouveau. Dans L’Opium des intellectuels 4, Raymond Aron souligne que le mythe de la révolution a pu laisser croire que l’artiste et le marxiste participaient à un même combat, le surréalisme étant le symbole, après la Première Guerre mondiale, de l’alliance entre deux « avant-gardes », politique et esthétique. Ces deux composantes se retrouvent de nouveau confusément mêlées au sein du mouvement de Mai 68 dans une situation historique différente. La prise du pouvoir sur le modèle marxiste-léniniste, trotskiste ou maoïste n’a jamais été la préoccupation centrale du courant de la libération du désir, puis, plus tard, du féminisme et de l’écologie. Que ces deux gauchismes se soient retrouvés dans la nébuleuse contestataire des années 1970 n’implique pas qu’ils aient eu et qu’ils aient encore les mêmes pôles théoriques de référence, ni qu’ils soient pareillement concernés par l’idée de rupture révolutionnaire ou qu’ils mettent en œuvre le même type de radicalité. Les écrits d’Étienne Balibar, les idées de José Bové ou celles qui dominent dans le mouvement altermondialiste ne me paraissent pas pouvoir être considérés dans une même catégorie globale ou dans les mêmes schémas mentaux que ceux de Negri et de Badiou. Je ne suis pas persuadé, du reste, que les écrits de ces deux derniers présentent l’avantage de formuler d’une façon plus claire des thèses qu’on retrouverait à l’état diffus chez les militants de base. J’aurais plutôt tendance à penser que les motivations et les idées de la grande masse de ces militants ne sont pas du même ordre que celles de ces intellectuels radicaux, même s’ils arrivent à fasciner des militants. Philippe Raynaud conviendra de ces différences, mais l’idée d’une permanence et d’une recomposition de la culture révolutionnaire ne permet pas d’opérer une distinction entre deux grands types de radicalité qui peuvent se regrouper dans des protestations diverses, sans pour autant relever des mêmes principes.
Le livre met avant tout l’accent sur la prégnance et la résurgence d’un gauchisme révolutionnaire dont il analyse les composantes. Mais n’assistons-nous qu’à la résurgence d’une gauche radicale aux schémas révolutionnaires réadaptés, à une sorte de communisme décomposé et recomposé autrement ?
La révolution des sentiments Il me semble qu’est apparu en même temps un autre type de radicalité nouvelle que je qualifierais de façon paradoxale d’« extrémisme mou ». L’usage d’un tel oxymore peut prêter à sourire, mais il a l’avantage de souligner l’existence d’une gauche moralisante et moderniste, radicale à sa façon, sans que la rupture soit sa première préoccupation. Elle se veut pacifiste et non violente, volontiers festive, se soucie d’éducation et de pédagogie pour transformer les mentalités, tout en n’hésitant pas à dénoncer les récalcitrants. Cette gauche incarne un type de comportement faussement gentil dont la culture est plus psychologique qu’historique et politique. Chez elle coexistent un « look cool », tolérant, ouvert, et une intolérance extrême fondée sur la certitude d’être la dépositaire du Bien. Particulièrement présente au sein de certains médias, dans le milieu socioculturel et la mouvance associative, cette forme de nouvelle radicalité me paraît davantage insidieuse, répandue et, surtout, difficile à déraciner. Une idéologie révolutionnaire se prête plus facilement à la critique qu’un discours hétéroclite à base de posture victimaire, de bons sentiments et de modernisme branché. Dans un cas, on se trouve face un discours repérable, structuré et relativement cohérent, dans l’autre on est condamné à « boxer contre
des édredons », pour reprendre une expression de Cornelius Castoriadis, et l’on se trouve d’emblée disqualifié si l’on n’entre pas dans les nouvelles normes du Bien, quitte à passer ensuite devant les juges. Se noue souvent une curieuse alliance, un flirt entre les révolutionnaires radicaux et les « faux gentils ». Quand Negri proclame qu’il faut hâter la fin de cette « merde de l’État nation », les nouveaux bien-pensants disent plus simplement que les nations sont « ringardes », synonymes de guerre, et raisonnent comme dans la chanson : « Ah ! Si tous les gars du monde pouvaient se donner la main… » Quand Badiou voit dans la défense des « sans-papiers » une lutte exemplaire qui peut être décisive dans la résurgence d’une force révolutionnaire, les gentils s’indignent moralement de la situation des sans-papiers en niant toute distinction entre le légal et l’illégal, entre l’officiel et le clandestin, entre le citoyen et l’étranger. Une organisation trotskiste comme celle d’Olivier Besancenot, qui a toujours manifesté une certaine « ouverture culturelle », me paraît précisément révélatrice du mélange des genres à dominante révolutionnaire. « Les sentiments, écrit significativement Olivier Besancenot, ont choisi notre camp 5. » Si le « logiciel politique » trotskiste n’a pas beaucoup changé, il coexiste avec la prise en compte du nouvel état des mœurs. Les deux optiques, celle d’une gauche demeurant révolutionnaire envers et contre tout et celle d’un gauchisme culturel aux apparences plus douces, peuvent coexister dans un même ensemble. Elles se trouvent mêlées à l’intérieur d’une nébuleuse qui peut s’étendre jusque dans les rangs du parti socialiste. Mais on ne perçoit pas forcément de la même façon les problèmes qui se posent aujourd’hui à la démocratie française selon que l’on porte l’accent sur la culture révolutionnaire encore bien présente au sein de l’extrême gauche
politique, ou sur ces nouvelles formes culturelles d’« extrémisme mou » qui tendent à discréditer moralement l’adversaire et rendre d’emblée impossible toute confrontation sensée par le déploiement d’une « langue de caoutchouc ».
Quelle « productivité théorique » ? Ma seconde interrogation porte sur la place accordée dans ce livre à ceux que l’auteur considère comme des « intellectuels authentiques », avant tout Antonio Negri et Alain Badiou. Le travail de déconstruction de Philippe Raynaud consiste à prendre au sérieux leurs entreprises intellectuelles, à les démonter de l’intérieur, pour mieux mettre en évidence les bases et les ressorts théoriques de leur posture radicale. L’auteur estime même que les livres Empire 6 et Multitude 7 ont quelques titres à se présenter comme des « tentatives doctrinales comparables à ce que fut le marxisme de Marx 8 ». Ce travail méticuleux, pour nécessaire qu’il puisse paraître, donne parfois l’impression que l’auteur expose de façon beaucoup plus claire et rigoureuse des thèses qui, dans les textes originaux, ne répondent pas forcément à ces qualités. En admettant que les écrits de Badiou et Negri ne se réduisent pas à de l’idéologie, une question demeure : quel rapport entre ces constructions philosophiques, aussi subtiles puissent-elles paraître aux yeux d’un spécialiste, et la réalité du monde actuel et des radicalités dont elles prétendent montrer le sens caché ? Que le refus spinoziste de la distinction entre puissance et pouvoir soit au fondement ultime des deux figures complémentaires que sont chez Negri le marché et la souveraineté ou que son « ontologie de la puissance » ait à voir avec sa critique du constitutionnalisme libéral
laisse en plan la question de la portée exacte de ces considérations dans la compréhension des désordres du monde contemporain et des mouvements de révolte qui le traversent. Il en va de même des réflexions de Badiou sur saint Paul, à propos desquelles Philippe Raynaud finit par dire : « Une fois refermé le Saint Paul, on ne peut pas ne pas se demander, si saugrenue que cela puisse paraître, si Octobre 1917, la Révolution culturelle et Mai 68 ne sont pas pour l’auteur des substituts de la résurrection du Christ 9. » Cette interrogation n’a en fait rien que de légitime devant une posture et une rhétorique comme celles de Badiou, pour qui la réalité socialehistorique ne paraît avoir d’autre consistance que celle d’exemple et d’illustration, déploiement dans l’« empirique » de ses propres concepts. Comme l’indique Philippe Raynaud, ces « séduisantes constructions » n’ont pas grand-chose à voir avec la demande de protection sociale et étatique présente dans les « mouvements sociaux » depuis 1995. Quant au schéma de la « Multitude » contre l’Empire, cher à Negri, il ne fonctionne guère face à la réalité des nationalismes des pays du Sud. Un tel divorce avec la réalité fait peser d’emblée un sérieux soupçon d’idéologie sur ces constructions. N’y a-t-il pas dans les discours de ces intellectuels quelque chose qui s’apparente à ce que Hannah Arendt considère comme le trait essentiel de l’idéologie totalitaire : la construction d’un monde fictif et cohérent qui aboutit à un système semblable à la paranoïa, où le mépris pour les faits est radical et où « tout s’enchaîne de manière intelligible et même obligatoire dès lors qu’est acceptée la première prémisse 10 » ? Au regard de l’intelligibilité des évolutions du monde contemporain, on est en droit de penser que le « talent considérable » de ces « esprits brillants » ne va pas de soi et que le « charme » que sont censées dégager leurs constructions théoriques tombe à plat. La
phrase de Milner citée par l’auteur (« Rien ne ressemble tant à un délire paranoïaque qu’une théorie bien faite ») ne concerne-t-elle pas aussi ces intellectuels radicaux ? Dans le rapport bien particulier à la théorie qu’ils entretiennent, on ne peut s’empêcher de penser à Althusser, qui fut lui aussi professeur à l’École normale supérieure. L’incroyable prétention à séparer ce qui relève de l’idéologie et de la science dans l’œuvre de Marx introduisait une démarcation, source de toute-puissance, entre les intellectuels et le commun des mortels. Elle enfermait ses adeptes dans un ghetto culturel, rythmé de polémiques dans un petit milieu qui avait tendance à se croire le centre du monde. Ne retrouve-t-on pas deux traits caractéristiques de cette posture chez les intellectuels radicaux d’aujourd’hui : une rhétorique plus ou moins brillante alliée à un point de certitude qui condamne la réalité à n’être, une fois de plus, qu’une simple incarnation d’une vérité accessible uniquement à un cénacle intellectuel capable de dissiper les illusions idéologiques de la conscience aliénée ? Althusser a fini par déconstruire lui-même sa propre problématique et le marxisme qui se voulait marqué au sceau de la science s’est dissous en une sorte de « patchwork 11 » préfigurant les décompositions qui allaient suivre.
Marx ou Nietzsche revisités ? Beaucoup de thèmes de l’extrême gauche plurielle d’aujourd’hui apparaissent hérités des années 1970 et recomposés dans la nouvelle situation historique. Le règlement de comptes avec la nation, avec l’humanisme, les analogies entre l’État, la répression policière et le pétainisme, le colonialisme, le nazisme et les camps… datent de ces années-là, à la différence près – non négligeable – que l’extrême
gauche de l’époque reste encore liée à une utopie et à un messianisme marxistes. Plus significative encore, en regard de la décomposition-recomposition du gauchisme, est la façon dont Gilles Deleuze et Michel Foucault prônent la subversion, au début des années 1970, en faisant l’apologie de toutes les luttes partielles, sans projet d’ensemble, contre un pouvoir qui n’a plus de centre et fonctionne comme un réseau 12. Comme le livre le montre à plusieurs moments, l’héritage marxiste décomposé se combine chez un auteur comme Badiou avec un nietzschéisme revisité dont on peut se demander si, finalement, il ne compte pas plus que le marxisme. Philippe Raynaud souligne également l’importance de l’« ontologie de la révolution » de Negri, de la « puissance infinie et sauvage du pouvoir constituant » contre toute fixité. N’est-ce pas là le point focal de ces constructions sophistiquées ? C’est peut-être cette petite musique qui séduit encore quelques intellectuels en mal de transgression, pour qui la politique dans sa consistance propre n’a jamais été le souci premier. Ontologie, esthétique et politique forment une totalité – c’est du moins de cette façon que nous l’interprétons – dans laquelle la politique comme telle se trouve englobée et dissoute, condamnée à n’être que l’expressionconcrétisation de principes métaphysiques qui la transcendent. Mais les engagements douteux n’ont pas nécessairement pour origine une fascination pour des constructions théoriques, y compris chez nombre d’intellectuels. La démocratie, qui reconnaît les finalités propres des différentes sphères de l’activité et procède du suffrage universel, n’a pas l’attrait des manifestations de rue et d’une démocratie directe de type fusionnel où les cœurs s’exaltent en dehors de l’épreuve du réel, en toute irresponsabilité. Ces « moments incandescents du communisme historique », selon la formule de Philippe Raynaud, ne sont-ils pas, en fin de compte, ce que ces
intellectuels radicaux et d’autres ont le plus grand mal à oublier, non pour des raisons qui relèveraient de l’adhésion intellectuelle à des restes de marxisme recomposé, mais parce que ces moments-là marquent une intensité du temps et l’exaltation d’une passion révolutionnaire qui continuent de les fasciner dans un monde démocratique désenchanté ? La fascination de certains intellectuels pour cette part sauvage, considérée comme la politique authentique, est-elle, à vrai dire, si nouvelle ? Pour Georges Bataille, le moment révolutionnaire constitue ce moment d’excès et d’intensité qui rompt avec la banalité de la quotidienneté. Les « groupes en fusion » chers à Jean-Paul Sartre brisent les rapports ordinaires entre les individus étrangers les uns aux autres. Dans tous les cas, l’ennemi c’est l’ordre, le pouvoir, l’institution qui sont synonymes de figé, d’aliénation et de sclérose. Après 1968, les maoïstes, au-delà de leur incroyable rhétorique, sont ceux qui ont le plus exalté cette dimension ; les trotskistes n’y ont pas été insensibles (voir le film de Romain Goupil Mourir à trente ans), mais ils apparaissaient plus raisonnables et raisonneurs, avec leur côté instituteurs perpétuellement en train de donner des leçons.
Des esprits séduisants ? Les analyses critiques de Philippe Raynaud mettent en lumière une sorte d’absolutisme de la subversion, de l’exaltation de multitudes ou de masses déracinées qui font penser à une sorte de « fascisme rouge ». L’« inhumanisme formalisé » de Badiou, son « surnietzschéisme », sa façon de revendiquer – fût-ce sous forme métaphysique – l’héritage du communisme russe et chinois, la violence et la haine… ne m’amènent pas à le considérer vraiment
comme un « homme du monde aussi courtois que distingué ». L’histoire ne manque pas de ces fanatiques, fascistes ou bolcheviques, exerçant un véritable talent de séduction dans des cercles intellectuels et mondains. Negri et Badiou sont des « vieux routiers » gauchistes qui ne se sont jamais sentis vraiment concernés par la critique du totalitarisme et qui tentent de sauver tant bien que mal une figure du « révolutionnaire » en voie de disparition. Dans ces conditions, je ne peux considérer ces intellectuels radicaux comme des partenaires respectables avec qui l’on pourrait dialoguer en toute confiance dans la recherche commune de la vérité. S’il est nécessaire de critiquer leurs positions, j’avoue ne pas comprendre comment on peut leur trouver quelque honorabilité. Il est vrai qu’aujourd’hui les discours radicaux ne prêtent plus au même type d’engagement que par le passé. Mis à part quelques groupes « autonomes » marginaux prônant l’action violente, le discours théorique de la radicalité n’engage pas forcément à grandchose chez des étudiants et des bobos en mal de transgression. Les thèses de Negri et Badiou font l’objet de bienveillance dans quelques milieux médiatiques et revues marginales (subventionnées au besoin par les institutions qu’ils dénoncent) qui se piquent de radicalité, elles donnent une légitimité théorique à des groupements radicaux dans ce qui reste du quartier Latin. À sa manière, Philippe Raynaud le dit bien : « Reste une musique assez enivrante, qui peut se diffuser dans différents milieux de “producteurs immatériels”, en leur procurant la satisfaction d’être à la fois des prolétaires en lutte et des surhommes 13. » Alors, pourquoi ces constructions théoriques sontelles si « séduisantes » et pourquoi leur accorder une telle importance ? Philippe Raynaud donne à l’extrême gauche une consistance théorique qui ne me paraît pas être fondamentalement à la source de
son influence. Un journaliste de Libération écrit à propos de son livre : « Au final, il en ressort que la réflexion gauchiste reste l’un des derniers espaces intellectuels où l’on se préoccupe d’universalisme et d’émancipation. Un endroit où l’on continue de chercher. Ce n’est pas pour rien dans sa force de séduction actuelle 14. » Voilà précisément ce qui ne va pas de soi. La force de séduction du gauchisme – dont il convient de mesurer plus précisément la portée – ne me paraît pas dépendre fondamentalement de ses constructions intellectuelles ou de sa « productivité théorique » évaluée en nombre d’articles et de livres édités. La source de cette séduction me paraît avant tout résider dans les évolutions problématiques de la société française. Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire de renverser les termes de la question : en quoi l’extrême gauche plurielle est-elle significative d’un nouvel ethos dont le rapport avec la démocratie demeure problématique ? Ce sont moins les analyses des différentes radicalités contenues dans ce livre qui sont en question que leur portée globale dans la compréhension de l’état de la France, dont les nouvelles radicalités sont l’un des nombreux symptômes.
1. Texte paru dans Le Débat, no 142, novembre-décembre 2006. 2. Philippe Raynaud, L’Extrême Gauche plurielle. Entre démocratie et révolution, éditions Autrement, Paris, 2006, nouvelle édition : « Tempus », Perrin, Paris, 2010. 3. Telle est l’une des idées centrales de Mai 68, l’héritage impossible, op. cit. Voir aussi « Mai 68 : de la commémoration au retour critique », entretien entre François Gèze et Jean-Pierre Le Goff, Le Débat, no 100, mai-août 1998. 4. Raymond Aron, L’Opium des intellectuels, op. cit., 1955. 5. Olivier Besancenot, Révolution ! 100 mots pour changer le monde, op. cit., p. 28. Voir au chapitre précédent mon analyse de cet ouvrage. 6. Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Éd. Exils, Paris, 2000. 7. Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude, trad., La Découverte, Paris, 2004.
8. Philippe Raynaud, L’Extrême Gauche plurielle. Entre démocratie et révolution, op. cit., p. 147-148. 9. Ibid., p. 159. 10. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Éd. du Seuil, Paris, 1972, p. 198. 11. Cornelius Castoriadis, « Les crises d’Althusser. De la langue de bois à la langue de caoutchouc », Libre, no 4, 1978. 12. « Les intellectuels et le pouvoir », entretien Gilles Deleuze-Michel Foucault, L’Arc, no 49, 2e trimestre 1972. 13. Philippe Raynaud, L’Extrême Gauche plurielle. Entre démocratie et révolution, op. cit, p. 148. 14. Éric Aeschimann, « Le génie du gauchisme. Le philosophe conservateur Philippe Raynaud décrypte les discours de la radicalité », Libération, 7 septembre 2006.
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L’énigmatique « mouvement 1 social »
Le « mouvement social » est devenu au tournant du nouveau siècle un mot drapeau, symbole de toutes les luttes et contestations. Les communistes, les trotskistes, les anarchistes… y voient un nouveau cours pris par la lutte des classes ; les chrétiens de gauche et le parti socialiste le considèrent comme l’expression renouvelée d’aspirations à plus de justice, voire à un autre type de société. Tous ont tendance à projeter sur le « mouvement social » les anciens schémas du mouvement ouvrier. Ils demeurent ainsi largement aveugles aux aspects contestataires nouveaux qui ont subverti cette référence première. Croire que le « mouvement social » actuel en est la relève, c’est, à nos yeux, rester prisonnier d’une grille de lecture qui n’a pas saisi les changements qui ont affecté les luttes sociales et l’imaginaire qui leur était lié. Pour tenter d’y voir clair, comprendre la signification de cette référence et le rôle qu’elle joue dans la décomposition idéologique de la gauche, il faut revenir aux origines. La référence à cette notion au sein de la gauche française se développe en France à partir de deux moments historiques différents : les années contestataires de l’après-Mai 68 ; les grèves et les manifestations de novembre-décembre 1995. L’idée de « mouvement social » fournit à la contestation post-soixante-huitarde une nouvelle grille de lecture critique, elle survit dans les années
1980 avec la gauche au pouvoir, avant de réapparaître avec force dans le débat public dans les années 1990. Depuis lors, elle est devenue une référence emblématique de la gauche et va se banaliser au point de devenir synonyme de grèves et de manifestations. La composition de ce « mouvement social » est loin d’être homogène, et sa signification donne lieu à des interprétations contradictoires. Mon propos n’est pas d’en dresser une typologie exhaustive, mais d’interroger de façon critique trois types d’interprétation dans lesquels différentes composantes de ce « mouvement social » ont pu puiser : la composante anarchisante et radicale peut trouver dans les écrits et les déclarations de Michel Foucault et Gilles Deleuze, dans les années 1970, de quoi alimenter et justifier sa radicalité ; une gauche associative et réformiste s’inscrira plus facilement dans l’interprétation d’Alain Touraine ; quant à ceux qui s’affirment la « gauche de la gauche », ils ont pu trouver chez Pierre Bourdieu de quoi alimenter leurs critiques et leurs schémas. Ces interprétations et ces composantes n’épuisent pas la diversité du « mouvement social ». La composante syndicale demeure essentielle, mais elle n’en constitue pas l’élément le plus nouveau et problématique, bien qu’elle ait elle-même subi l’influence de ces nouveaux courants. C’est de ces derniers qu’il est avant tout question, en interrogeant des interprétations qui, chacune à leur manière, ont donné aux nouveaux conflits sociaux une signification qui ne va pas de soi.
Une radicalité postmoderne Dès les années 1970, s’amorce l’idée d’un mouvement social radical qui déborde les luttes de la classe ouvrière et s’attaque à
l’ordre établi sur le plan culturel et moral. Ce gauchisme culturel post-soixante-huitard puise nombre de ses thèmes dans les écrits de Michel Foucault, Félix Guattari et Gilles Deleuze 2. Dans L’Anti-Œdipe 3, Gilles Deleuze et Félix Guattari réinterprètent l’inconscient dans une problématique de renversement de toutes les valeurs et le chargent ainsi d’une fonction subversive à l’égard de l’ordre établi. Les artistes maudits, les schizophrènes, les délinquants et les marginaux sont alors considérés comme les figures types de ce renversement. Ces acteurs sociaux d’un nouveau genre rejoignent la notion de « plèbe » développée à la même époque par Michel Foucault. Cette « plèbe » renvoie aux bandes de jeunes dans les banlieues, aux délinquants, aux prisonniers de droit commun… qui refusent l’ordre, la morale et les lois. Ces « nouveaux plébéiens », souligne alors Foucault, prennent désormais la parole et dénoncent les conditions qui leur sont faites. Du même coup, la marginalité et la délinquance prennent une signification politique. Au début des années 1970, Foucault pousse au bout la critique : ce sont les notions mêmes de norme, de bien et de mal, d’innocence et de culpabilité qui sont en question 4. « Évidemment, n’hésite-t-il pas alors à déclarer, les vieux n’ont aucune tendresse particulière pour un type, un jeune délinquant qui leur vole leurs dernières économies parce qu’il veut acheter un Solex. Mais qui est responsable du fait que ce jeune homme n’a pas assez d’argent pour acheter un Solex et, deuxièmement, du fait qu’il a tellement envie d’en acheter un 5 ? » Si le prolétariat est lui aussi victime de la délinquance, sa mésentente avec la « plèbe non prolétarisée » semble en fait orchestrée par la bourgeoisie qui craint par-dessus tout l’action directe et violente, comme à tous les moments révolutionnaires de l’histoire passée (1789, 1848, 1870) 6. Les jeunes délinquants, indique Foucault, sont parfois de jeunes ouvriers, mais ils n’en sont pas moins en rupture
avec l’« idéologie du prolétariat ». En fait, la critique de cette « idéologie » se confond avec celle du mouvement ouvrier institutionnalisé, qui, comme tel, serait devenu perméable aux idées bourgeoises. Et Michel Foucault d’anticiper l’avenir à travers cette formule : « La masse se marginalise. La marge se massifie 7. » En 1972, dans un entretien publié dans la revue L’Arc 8, G. Deleuze et M. Foucault interprètent les nouvelles luttes qui se développent dans l’après-Mai. Se refusant à toute « totalisation » et à toute idée de représentation, ils font valoir l’aspect subversif des luttes partielles qui s’attaquent à toutes les formes de pouvoir dont est imprégnée la société. Le mouvement est à « multiple foyers » et trouve sa dynamique dans la contestation des pouvoirs et des savoirs institués. Son unité ne lui est pas donnée par un projet global amené de l’extérieur, mais par le fait même que chaque lutte sur un point particulier s’affronte à un pouvoir qui fonctionne comme en réseau. Pour M. Foucault, « les femmes, les prisonniers, les soldats du contingent, les malades dans les hôpitaux, les homosexuels » mènent chacun une « lutte spécifique contre la forme particulière du pouvoir, de contrainte, de contrôle, qui s’exerce sur eux ». Mais dans sa radicalité et son refus de tout compromis, chaque lutte n’en participe pas moins d’un mouvement révolutionnaire d’ensemble : « Ce qui fait la généralité de la lutte, c’est le système même du pouvoir, toutes les formes d’exercice et d’application de pouvoir 9. » Dans ce cadre, il ne saurait être question de réforme ou de création de nouvelles institutions, car se serait retomber alors dans la structure dominante. L’idée de réforme ne peut être que « bête et hypocrite 10 », parce que proposée par ceux qui se prétendent représentatifs, comme les partis et les syndicats, mais qui parlent à la place des autres et demeurent fascinés par le pouvoir. Toute réforme est « un aménagement du pouvoir, une distribution du pouvoir qui se
double d’une répression accrue ». Mais lorsque ceux qui sont confrontés à tel ou tel pouvoir mettent directement en avant par euxmêmes telle ou telle réforme, « elle cesse d’être une réforme, c’est une action révolutionnaire qui, du fond de son caractère partiel, est déterminée à mettre en cause la totalité du pouvoir et de sa hiérarchie 11 ». Ces luttes diverses : jeunes délinquants, prisonniers de droit commun, étudiants et lycéens en révolte… sont encore reliées à l’époque au « mouvement révolutionnaire du prolétariat » dont les conflits violents dans les entreprises sont alors censés témoigner. Mais l’idée de nouveaux fronts de lutte échappant désormais à la lutte des classes et représentant des enjeux culturels nouveaux va se trouver confortée par les luttes des femmes et des homosexuels dans leurs formes les plus radicales (le Mouvement de libération des femmes du journal Le Torchon brûle et le Front homosexuel d’action révolutionnaire – FHAR). La perspective ne consiste pas alors à chercher à unifier ces luttes, et encore moins à les intégrer dans un projet, mais à « instaurer des liaisons latérales, tout un système de réseaux, de bases populaires 12 », à développer les expériences censées esquisser dans les faits une société future, mais dont on se refuse désormais à dessiner à l’avance les traits. Ces nouvelles pratiques se développent en dehors de l’idée de tout projet, de tout futur à faire advenir, de tout horizon d’universalité. La dénonciation de tous les pouvoirs s’accompagne de l’apologie des discontinuités, des multiplicités et des singularités, de l’expérimentation dans tous les domaines. Il n’y a plus de sujet historique (la classe ouvrière) ni de centralité quelconque. Tout devient affaire de flux et de transversalité, de réseaux et de lieux de rencontre aléatoires.
La perspective tracée dès cette époque n’est pas sans écho avec celle de toute une mouvance critique d’aujourd’hui. Les nouvelles technologies s’intègrent de façon ambivalente et paradoxale dans cet imaginaire de la radicalité postmoderne : elles viennent renforcer la fantasmagorie du pouvoir et la représentation totalitaire des sociétés démocratiques, en même temps qu’elles confirment la décentralisation et la déterritorialisation généralisées. Les individus et les tribus nomades en révolte dans le monde sont censés constituer les nouveaux acteurs d’un mouvement social éclaté s’assumant comme tel contre le nouvel ordre totalitaire du monde. Ces idées se retrouvent dans une publication comme Multitudes, « revue transnationale » qui veut « prendre la politique à revers », en mettant en avant la « charge subversive des mouvements de la société » et en leur offrant un « lieu d’où peut s’élaborer l’alchimie de la transformation 13 ». Dans leur radicalité, de telles idées demeurent marginales, mais elles n’en constituent pas moins un stock de réserve disponible pour des générations nouvelles en mal de radicalité, dans une situation historique marquée par la fin du mouvement ouvrier issu du XIXe siècle.
Quel successeur au mouvement ouvrier ? Le sociologue Alain Touraine va se référer lui aussi aux nouveaux conflits issus de Mai 68, mais en leur donnant une tout autre signification : celle d’un nouveau mouvement social s’inscrivant dans l’histoire et succédant au mouvement ouvrier. C’est surtout cette interprétation qui va influencer ce qu’on va appeler la « deuxième
gauche », avant de faire son chemin au sein même du parti socialiste. Dès les années 1960, analysant les mutations de la société française, A. Touraine a souligné le déclin de la culture ouvrière et l’émergence de nouveaux modes de vie liés au développement de la consommation, des loisirs et des médias. Remettant en question l’image de la société française issue du XIXe siècle, il constate que les anciens conflits de classes et la notion même de classes perdent de leur importance et s’interroge sur le rôle central accordé jusqu’alors à la classe ouvrière dans les luttes sociales et la dynamique de la société. Mai 68 vient, à sa façon, confirmer ses analyses en faisant apparaître sur la scène historique de nouveaux acteurs porteurs d’aspirations qui débordent les revendications et les schémas traditionnels du mouvement ouvrier. Pour A. Touraine, un « mouvement social » dépasse la défense d’intérêts particuliers pour mettre en cause l’orientation globale de la société, les modèles de conduite sociale et culturelle dominants (définition des besoins, des modes de vie, des modèles de consommation…) ; il est porteur d’orientations culturelles nouvelles et d’un contre-modèle de société. Pour autant, il ne vise pas la prise du pouvoir politique, se développe en dehors des partis politiques et de l’État. A. Touraine place ainsi au centre de son analyse l’action sociale, la capacité de la société à se transformer, à créer ses orientations sociales et culturelles 14. Il rompt à la fois avec l’économisme et le déterminisme en termes de « système », mais sa théorie globale de la société n’en demeure pas moins marquée par une typologie globale des sociétés et sa référence à un sujet historique central : à une étape de l’histoire donnée correspond un type de société auquel répond un « mouvement social » qui dessine le sens du devenir historique. Dans la société industrielle formée au XIXe siècle, la contradiction capital/travail est centrale et la classe ouvrière l’acteur historique
privilégié ; « dans la société dans laquelle nous entrons, le lieu du travail n’est plus le cœur des conflits ou des contradictions de la société 15 ». « Un moment doit venir, écrit-il en 1977, où il [le mouvement ouvrier] ne pourra plus occuper la place centrale qui a été la sienne depuis le développement de l’industrie en Europe et depuis la Commune de Paris 16. » Toute la question est alors de savoir ce qui lui succédera dans cette « société programmée postindustrielle en formation ». Mai 68 a précisément fait apparaître un mouvement étudiant qui, portant la contestation sur le terrain culturel, semble au départ constituer comme l’avant-garde de nouveaux conflits sociaux. Les luttes qui se développent dans l’après-Mai (mouvement étudiant, mouvement des femmes, mobilisations antinucléaires, mouvements régionalistes…) vont être interprétées comme l’entrée en scène, sous un mode encore parcellaire et utopique, d’un « mouvement social » devant à terme prendre le relais du rôle central joué antérieurement par le mouvement ouvrier. Dans leur première phase de développement, ces nouveaux mouvements sociaux sont nécessairement éclatés et contradictoires, tentés par le repli communautaire ou versant dans l’utopie. Mais l’« intervention sociologique » peut y remédier : l’« autoanalyse » de leurs acteurs et l’intervention des sociologues tourainiens sont censées converger pour mettre au jour le sens caché des conflits sociaux dont les acteurs n’ont pas conscience. Désormais, dans la « société postindustrielle », les conflits centraux mettent aux prises les usagers et les populations avec les grands appareils technocratiques de définition des besoins, de décision et d’information dans les divers secteurs de la vie sociale. Dans la seconde moitié des années 1970, une place centrale va être accordée au mouvement écologiste. Celui-ci aurait réussi à dépasser le stade de la défense d’une contre-culture et à définir son
adversaire, et, de ce fait, il est alors considéré comme l’« avant-garde des nouveaux mouvements sociaux 17 » : « Les antinucléaires sont les héritiers directs de Mai 68, et le mouvement des femmes, les mouvements régionaux ou nationaux portent aussi en eux cette lutte antitechnocratique qui définit le nouveau mouvement social 18. » Dans le même temps, A. Touraine considère que le socialisme est désormais mort, qu’il n’« est plus qu’un fantôme » qui « a déjà cessé de convaincre et de mobiliser 19 ». Il espère alors que la CFDT jouera le rôle d’« opérateur politique » à travers le thème fédérateur de l’autogestion et que le parti socialiste deviendra son relais politique. Pour ce sociologue et ce qu’on va appeler la « deuxième gauche », le renouveau de ce parti passe par la prise en compte et la traduction politique des nouvelles orientations culturelles issues de Mai 68 comme alternative à la « culture étatique et jacobine » de la « vieille gauche ».
Les impasses de la « deuxième gauche » La nouvelle stratégie de changement prônée par la « deuxième gauche » dans les années 1970 remet en question le rôle accordé à l’État par la gauche traditionnelle et veut s’appuyer sur diverses « expérimentations sociales ». Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret prônent en 1977 une « nouvelle culture politique 20 » redéfinissant le rôle d’un parti politique : celui-ci ne peut plus être simplement un parti de gouvernement mais doit désormais remplir la fonction d’« animation d’une société politique 21 ». Et, comme Alain Touraine, Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret considèrent que « le parti socialiste est peut-être le mieux à même de jouer cette double
fonction de parti traditionnel et de parti analyseur des nouveaux mouvements sociaux ; le thème de l’autogestion constituant le ciment qui lie ces deux rôles 22 ». Les « expérimentations sociales » en question apparaissent en fait comme un fourre-tout : « Les “nouveaux philosophes”, les ouvriers de Lip, les recherches de Michel Foucault ou de Michel Serres, le mouvement écologiste et le mouvement des femmes, la renaissance de la revue Esprit et le retour à une nouvelle pensée du politique avec Lefort, Gauchet, Clastres, Libération et sa culture soixante-huitarde, la CFDT, le PS, l’interrogation sur les limites de l’économie, les tâtonnements d’Edgar Morin aux confins de la biologie et de la sociologie 23. » Les pratiques autogestionnaires sont pareillement des plus diverses : écoles parallèles, centres de santé, boutiques de droit sur les quartiers, coopératives ouvrières… Malgré leur diversité et leurs contradictions, ces « nouveaux mouvements sociaux », sont censés incarner une nouvelle « culture politique » dont l’autogestion est alors le porte-drapeau. Cette perspective autogestionnaire va finir par disparaître, mais les idées prônées par la deuxième gauche vont faire leur chemin. À l’aube des années 1980, la perspective tracée par A. Touraine insiste sur la nécessité d’une alliance avec les « forces politiques de changement » : « C’est seulement l’existence de forces proprement politiques qui aujourd’hui permet la formation de mouvements sociaux, qui, laissés à eux-mêmes, se désintégreraient en défense d’une nature et en appel à une créativité indéterminée 24. » Et Alain Touraine de souhaiter une nouvelle politique de gauche donnant la priorité aux mouvements sociaux et traduisant en termes de réformes, de droit et d’institutions les nouveaux thèmes dont ils sont porteurs afin d’accomplir la modernisation nécessaire vers la « société postindustrielle ». Dans les années 1980, la gauche au pouvoir va, à sa manière, accomplir ce souhait en institutionnalisant
et en intégrant les associations dans sa politique de modernisation et de gestion sociale du chômage. Elle va mettre en œuvre une nouvelle manière de gouverner qui ne cesse d’en appeler à la responsabilité généralisée de la société, tandis que l’État apparaîtra de plus en plus impuissant. A. Touraine et ses disciples vont ensuite mettre l’accent sur les acteurs qui revendiquent des droits et des identités : lutte antiraciste, lutte contre le sida, lutte des sans-papiers…, tandis que les conflits existant dans la sphère du travail sont ramenés peu ou prou à des aspects corporatistes et rétrogrades. Les mouvements écologiste, féministe, homosexuel, antiraciste, lycéen… se voient dotés du rôle d’avant-garde sociale et culturelle dans la mutation du monde que nous vivons. Parlant de l’action des femmes, A. Touraine est ainsi amené à écrire : « Après le mouvement ouvrier et les mouvements de libération nationale, et comme eux, ce mouvement lutte pour le dépassement des oppositions hiérarchisées entre un pôle rationnel masculin, bourgeois et occidental, et un pôle irrationnel féminin, populaire et “indigène” 25. » Le mouvement des lycéens d’octobre 1998 exprimerait quant à lui une transformation des idées traditionnelles de l’éducation et de l’école, marquée du signe de l’innovation : « Ces lycéens veulent être les acteurs non seulement de l’enseignement qu’on leur donne, mais aussi des changements qui interviennent partout, du niveau de la loi à celui de l’établissement 26. » Les lycéens retrouvent ainsi des thèmes chers aux pédagogues modernistes que la gauche au pouvoir reprendra à son compte. Quant au « droit des enfants », il constitue selon Alain Touraine un « nouveau front pour la recomposition du monde » : « On entend s’exprimer, à l’école comme au sein de la famille, le désir de renforcer l’autonomie des enfants et leur capacité de produire leur propre expérience de vie 27. »
Le langage là non plus n’est pas nouveau, il porte la marque de l’héritage impossible de Mai 68 désormais aseptisé et intégré par la gauche. Les luttes évoquées sont supposées remettre en cause les formes principales de la domination, alors que leur contenu rejoint sous maints aspects le discours moderniste et les nouveaux clichés médiatiques. Les démentis apportés par l’expérience ne semblent guère avoir de prise sur une conception qui se veut l’expression théorique et consciente d’un « nouveau mouvement social » n’en finissant pas d’advenir.
Le grand mélange La notion de « mouvement social » va se trouver reprise dans une problématique bien différente lors des grèves et des conflits des salariés des services publics de décembre 1995. Ce conflit devient alors la référence centrale d’une nouvelle gauche critique qui le considère comme l’« avant-garde d’une lutte mondiale contre le néolibéralisme 28 ». Alors que ces grèves et manifestations sont considérées par Alain Touraine comme « l’ombre d’un mouvement 29 » marqué par un « mélange de rejet global et d’absence de perspectives 30 », Pierre Bourdieu leur attribue au contraire une dimension alternative : « Confusément, sur le mode de l’esquisse, il [le « mouvement social » de décembre 1995] a apporté un véritable projet de société, collectivement affirmé et capable de s’opposer à ce qui est imposé par la politique dominante, par les révolutionnaires conservateurs qui sont actuellement au pouvoir, dans les instances politiques et dans les instances de production de discours 31. » Et alors qu’A. Touraine sépare les conflits au sein des services publics des luttes culturelles
pour la revendication de nouveaux droits, P. Bourdieu les réunit dans un même ensemble. Le « mouvement social » désigne alors en un tout mêlé les luttes des salariés des services publics de décembre 1995 et les actions diverses menées par des associations de mal-logés, de sans-papiers, de chômeurs, d’étudiants, de femmes et d’homosexuels… Ces différents conflits sont censés suggérer des « perspectives politiques et avancent même parfois des programmes constitués 32 ». Le rôle assigné par P. Bourdieu aux chercheurs entend se démarquer du rôle de compagnon de route, d’expert donneur de leçons ou de prophète. La démarche se veut scientifique et pédagogique : « Communiquer aux militants les acquis les plus avancés de la recherche 33. » Mais elle n’en prône pas moins « une nouvelle forme d’organisation du travail de contestation et d’organisation de la contestation, du travail militant 34 » et de « nouvelles formes d’action symboliques » qui prennent en compte l’impact de la répercussion médiatique. Et P. Bourdieu de recommander au mouvement gay, dont les « agents » sont « dotés d’un fort capital culturel », de se mettre « au service du mouvement social dans son ensemble ; ou, pour sacrifier un instant à l’utopisme, de se placer à l’avant-garde, au moins sur le plan du travail théorique et de l’action symbolique (où certains groupes homosexuels sont passés maîtres), des mouvements politiques et scientifiques subversifs, mettant ainsi au service de l’universel les avantages particuliers qui distinguent les homosexuels des autres groupes stigmatisés 35 ». Se trouvent amalgamées d’emblée en un tout des luttes sociales qui demeurent ancrées dans l’imaginaire passé du mouvement ouvrier et celles marquées par le gauchisme culturel post-soixantehuitard. Une conception structurelle et intemporelle de la lutte
dominants/dominés dans les différents « champs » permet en fait de regrouper des luttes éparses n’ayant pas le même contenu et les mêmes enjeux, fussent-elles éclairées par des militants de la gauche radicale qui projettent sur ces luttes ce qu’ils désirent y trouver. Sous l’argument d’autorité de la « science » sociologique, P. Bourdieu et ses partisans projettent ainsi sur les conflits une conception de la domination qui entend faire valoir leurs propres orientations : il s’agit, ni plus ni moins, de construire un « nouvel internationalisme », une « organisation internationale des forces capables de contrecarrer, au moins à l’échelle européenne, la nouvelle révolution conservatrice 36 ». Dans le débat public, les partisans de Pierre Bourdieu peuvent alors jouer sur tous les plans pour faire valoir leurs propres conceptions : l’« éthique » dans la défense des dominés, l’autorité de la « sociologie scientifique » et la référence emblématique au « mouvement social » comme porte-drapeau des idées avancées. D’autres n’hésitent pas à resituer le mouvement de grèves et de manifestations de novembre et décembre 1995 dans une histoire linéaire qui va de la Commune de Paris à Mai 68, en passant par le Front populaire. On a cru même apercevoir dans ce mouvement « l’irruption d’un nouveau prolétariat dans l’histoire 37 ». Resurgissent alors des analyses et des débats qui ont eu leurs heures de gloire dans le passé : les travailleurs de France rejoignent objectivement les employés des services publics parce que ceux-ci occupent une place dans la production qui les intègre à la catégorie du prolétariat : « Certains le découvriront avec terreur, mais le prolétariat représente désormais probablement plus de 75 % de la population de ce pays 38. » À n’en pas douter, pour les intellectuels néo-marxistes les conditions objectives ne cessent de se développer dans le bon sens et des catégories de plus en plus larges de la population forment le
nouveau prolétariat révolutionnaire. En l’affaire, l’important semble surtout d’y croire en essayant tant bien que mal de maintenir des identités et des schémas devenus obsolètes. Au sein de la gauche, la tentation existe de considérer ces conflits comme un renouveau de la lutte des classes en filiation imaginaire avec le mouvement ouvrier passé. Une telle optique sous-estime les écarts qui n’ont cessé de se creuser entre le secteur privé et le secteur public et méconnaît la nouvelle période historique que nous vivons. Celle-ci est profondément marquée par la déstructuration et la pression du chômage de masse, l’érosion des solidarités collectives antérieures et la perte non seulement de la perspective d’une autre société (socialiste ou communiste), mais de l’idée même de progrès. De ce point de vue, les grèves et les manifestations contre la réforme des retraites en 2010, encadrées par les syndicats, marquent un recentrage, avec le retour en force de la question sociale et le refus d’une logique sacrificielle mise en œuvre par le pouvoir politique, en même temps qu’elles manifestent un désarroi et une sourde angoisse face à un avenir devenu indiscernable et ouvert sur des régressions. Il faut cesser de projeter sur le « mouvement social » des schémas idéologiques d’un autre temps.
1. Texte écrit en 2003. De courts extraits en ont été publiés dans l’article « Hypothèses pour comprendre le chaos ambiant », Le Débat, no 126, septembre-octobre 2003. Conclusion 2010. 2. Pour plus de développements sur ce thème, voir « III. Naissance d’une contre-culture » in Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, op. cit. 3. Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Éditions de Minuit, Paris, 1972. 4. Michel Foucault, « Par-delà le bien et le mal », entretien avec les lycéens Alain, Frédéric, Jean-François, Jean-Pierre, Philippe, Serge, recueilli par M.-A. Burnier et P. Graine, Actuel, no 14, novembre 1971, in Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, II, 1970-1975, Gallimard, Paris, 1994, p. 231
5. Michel Foucault, « Le grand enfermement », entretien avec N. Meinberg, trad. J. Chavy, Tages Anzeiger Magazin, no 12, 25 mars 1972, in Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, II, 1970-1975, ibid., p. 302. 6. Michel Foucault, « Normalisation et contrôle social », table ronde (entretien avec J.M. Domenach, J. Donzelot, J. Julliard, P. Meyer, R. Pucheu, P. Thibaud, J.-R. Tréanton, P. Virilio), Esprit, no 413, avril-mai 1972, in Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, II, 1970-1975, ibid., p. 334. 7. Ibid., p. 338. 8. Entretien Gilles Deleuze-Michel Foucault, « Les intellectuels et le pouvoir », art. cité. 9. Michel Foucault, ibid., p. 315. 10. Gilles Deleuze, ibid., p. 309. 11. Ibid. 12. Ibid. 13. « Qu’est-ce que Multitudes ? », site internet, 2003. Dans le numéro no 14, automne 2003, de Multitudes, la critique du capitalisme et du « nazi-libéralisme », dans un langage souvent abscons, côtoie des photos d’hommes et de femmes nus des années 1970, de vagins, de pénis en gros plan et de sodomisation gay. On n’en finit pas de choquer le bourgeois en continuant de se croire subversif alors que la pornographie a depuis longtemps acquis droit de cité. 14. Alain Touraine, Production de la société, Seuil, Paris, 1973. 15. Alain Touraine, Un désir d’histoire, Stock, Paris, 1977, p. 243-244. 16. Ibid., p. 239. 17. Alain Touraine, L’Après-socialisme, Grasset, Paris, 1980, p. 262. 18. Ibid., p. 262. 19. Ibid., p. 271. 20. Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Seuil, Paris, 1977. 21. Ibid., p. 139. 22. Ibid., p. 136. 23. Ibid., p. 83. 24. Alain Touraine, Un désir d’histoire, op. cit., p. 238. 25. Alain Touraine, Comment sortir du libéralisme ?, Fayard, Paris, 1999, p. 99. 26. Ibid., p. 100. 27. Ibid., p. 97. 28. Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d’agir, Paris, 1998, p. 59. 29. Alain Touraine, « L’ombre d’un mouvement », in Le Grand Refus. Réflexions sur la grève de décembre 1995, Alain Touraine, François Dubet, Didier Lapeyronnie, Farhad
Khosrokhavar, Michel Wieviorka, Fayard, Paris, 1996. 30. Alain Touraine, ibid., p. 13. 31. Pierre Bourdieu, Contre-feux, op. cit., p. 58. 32. Pierre Bourdieu, « Pour une gauche de gauche », Le Monde, 8 avril 1998. 33. Pierre Bourdieu, Contre-feux, op. cit., p. 65. 34. Ibid., p. 64. 35. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Seuil, Paris, 1998, p. 134. 36. Pierre Bourdieu, Contre-feux, op. cit., p. 65. 37. Michel Cahen, « L’irruption d’un nouveau prolétariat dans l’histoire », Le Monde, 7 décembre 1995. 38. Ibid.
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1984 : le tournant 1 de la « modernisation »
Avec le recul, on se rend compte que la mise en place du gouvernement Fabius en 1984 représente une date importante pour l’archéologie du présent. Elle marque un tournant qui ne se limite pas à un changement de politique économique. Je n’entends pas me livrer à un bilan de l’action menée par le gouvernement de gauche, mais rappeler dans quelles conditions a été mise en place la politique de « modernisation » et comment, dès ce moment, se sont ordonnés les principaux thèmes qui structurent le discours politique d’aujourd’hui : nouvelles technologies, entreprise, management, compétences, évolution de la formation et de l’école… De ce point de vue, le discours de la modernisation tenu par la gauche en 1984 me semble pouvoir être envisagé comme une sorte de modèle type du discours politique contemporain, transversal aux clivages traditionnels. Avec lui se mettait alors en place une nouvelle méthode de gouvernement dont il importe d’apprécier les changements qu’il a opérés dans le rapport entre gouvernants et gouvernés.
Dénégation et incohérence
Le tournant de 1984 commence par une dénégation : la politique de rigueur économique qui est finalement choisie n’est pas clairement assumée et expliquée comme telle devant l’opinion. Les circonlocutions du discours politique au plus haut niveau en témoignent : alors que la nouvelle politique marque une rupture, François Mitterrand tente tant bien que mal de montrer qu’il n’en va pas ainsi : « J’insiste, déclare-t-il dans un interview à Libération, la politique de rigueur n’est qu’une parenthèse : le temps qu’il faut pour que nos méthodes de travail et de production, ainsi que nos relations sociales enfin modernisées, donnent à la France toutes ses chances dans la très rude compétition mondiale. […] Notre projet de société, déclare-t-il, est celui-là même qu’au nom des socialistes j’ai présenté en 1981 2. » Ce qui ne l’empêche pas de déclarer dans ce même interview : « La vérité est que la politique socialiste se fait au fur et à mesure qu’on avance et qu’on rejette la théorie du miracle. » Et d’ajouter à propos de la politique de rigueur de son prédécesseur : « L’opinion s’est lassée d’attendre le “bout du tunnel” comme cela lui fut naguère imprudemment promis, illusion dont nous ne sommes pas nous-mêmes dépris. » Comment s’y reconnaître dans les méandres d’un tel discours qui manie l’équivoque et tente ainsi de désarçonner d’emblée tout adversaire ? Les Français vont être désormais appelés à s’engager dans la « bataille de la compétitivité et de l’emploi », à faire preuve d’« initiative », de « performance », d’« innovation », pour retrouver le « goût d’entreprendre ». « La flexibilité sociale et la modernisation technologique sont les deux clés de la sortie de crise », déclare François Mitterrand, pour aussitôt ajouter qu’il veut en même temps « moderniser la France dans la justice sociale 3 ». Ce que certains socialistes traduiront de la façon suivante : « En fait, l’enjeu essentiel, dans un pays comme le nôtre, est de réussir la mutation
technologique et de prévenir le développement de la marginalisation sociale. En d’autres termes se préoccuper à la fois de la puce et des Minguettes 4. » La « réconciliation de l’économique et du social » devient un thème clé du discours de gauche. En fait, le « social » devient avant tout affaire de « solidarité » et de « dialogue ». Et, par un renversement significatif, il est présenté à la fois comme un « accompagnement » et une condition de l’efficacité économique et de la productivité. Ce qui est loin de paraître évident en regard de la situation économique et de la concurrence acharnée qu’on se fait fort en même temps de rappeler. Plus prosaïquement, Laurent Fabius souligne qu’avec les « formidables progrès de la productivité », l’activité économique et la croissance traditionnelle ne peuvent plus garantir l’emploi. Il en appelle à une « nouvelle organisation du travail et du temps », qu’il faut « avoir le courage de prévoir, de négocier, d’organiser 5 ». L’État quant à lui a perdu de sa puissance d’antan. Il se veut « garant du jeu social », assurant « l’égalité dans la compétition », disposant de « filets de sécurité efficaces pour rattraper ceux qu’une chute mettrait en marge de la société », laissant leur place aux « cercles de solidarité que sont la famille, l’association, l’entreprise, la commune, la région 6 ». « Le 10 mai [1981], avait déclaré Jack Lang, les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière 7. » Trois ans après, le message est brouillé et a du mal à trouver sa cohérence. Que reste-t-il du « projet socialiste » ? Force est de constater que la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle était, que l’appropriation collective des moyens de production ne va pas de soi… Et le « ni…, ni… » mitterrandien traduit la difficulté d’affirmer en positif un projet : ni laisser-faire libéral, ni économie dirigée, ni « société d’assistés », ni
« société de jungle ». Les socialistes invoquent constamment l’ouverture et la tolérance : « Rien ne nous a été révélé ; tout peut être révisé. Le socialisme est le contraire du dogme, il est mouvement 8. » L’identité de la gauche ne va plus de soi et certains ne manquent pas ironiquement de le faire savoir, reprenant à leur compte une formule de Guy Bedos : « C’est dur d’être de gauche, surtout quand on n’est pas de droite 9. » On cite volontiers Jaurès : « Le courage c’est d’accepter les conditions nouvelles, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits 10. » Certes, mais pour aller où ?
Entreprise et management Le gouvernement Fabius opère un changement spectaculaire dans le rapport que la gauche entretenait jusqu’alors avec l’entreprise. Après avoir été largement considérée comme le lieu central de l’exploitation et de l’aliénation, l’entreprise devient le lieu de la « réconciliation de l’économique et du social », voire de l’« éthique ». La fascination pour le modèle japonais bat son plein. Des chefs d’entreprise, des responsables politiques, des journalistes se rendent au Japon. On découvre que nombre d’ouvriers japonais ont un « baccalauréat », sans s’interroger outre mesure sur les différences avec le diplôme français. L’organisation des entreprises, les nouvelles technologies, le taux de scolarisation des ouvriers de ce pays sont mis en exergue. Les médias saluent la « fin du taylorisme » et le développement des nouvelles technologies, l’« esprit », les « valeurs », la « culture » de l’entreprise… Des sociologues considèrent même que l’entreprise moderne est devenue une institution centrale qui peut être porteuse d’un nouveau projet de société.
Nombre de schémas militants se réinvestissent dans le management et la formation. Les nouveaux managers et leurs conseillers ont tendance à se considérer comme les émancipateurs de l’ère nouvelle, appelant les salariés à s’identifier à l’entreprise moderne, à élaborer un « projet partagé » avec les directions. Et par un curieux chassé-croisé, le management participatif prend des allures autogestionnaires à travers de multiples chartes et projets qui décrètent l’autonomie, la responsabilité et la participation de chacun. Reprenant à leur compte les nouveaux thèmes de la modernisation, les cabinets d’audit, de conseil, et toute une littérature managériale connaissent un développement sans précédent. L’image du jeune manager dynamique et souriant devient emblématique ; Bernard Tapie va bientôt apparaître sous les traits de l’entrepreneur toujours gagnant. De son côté, le président du CNPF (Conseil national du patronat français), prenant acte du nouveau climat ambiant, déclare : « L’opinion aujourd’hui consciente des enjeux peut être acquise aux libertés que demandent les entreprises pour être compétitives. Car assurée sur leurs valeurs morales, elle peut leur faire confiance pour ne pas abuser de ces libertés 11. » Une nouvelle tendance s’affirme au sein du patronat qui entend désormais faire jouer à l’entreprise un rôle historique nouveau : « Valeur sûre, valeur refuge, elle [l’entreprise] va hériter des problèmes que l’État et les hommes politiques seuls ne peuvent prétendre maîtriser et résoudre 12. » Les valeurs de l’entreprise sont censées, ni plus ni moins, « féconder la société française 13 ». Un courant du patronat estime que les entreprises doivent désormais s’investir directement dans les affaires de la cité. La notion confuse d’« entreprise citoyenne » est en germe. L’entreprise se trouve valorisée comme elle ne l’a jamais été auparavant. Placée au centre de l’espace public, elle est érigée en
nouveau pôle de légitimité sociale et en modèle pour l’ensemble des activités. « C’est sur les entreprises que repose pour l’essentiel la responsabilité de la modernisation, déclare par exemple Laurent Fabius à l’Assemblée nationale. Elles doivent bénéficier du soutien de l’ensemble du pays 14. » Revenue au pouvoir deux ans plus tard, la droite n’aura plus qu’à surenchérir par la voix de Jean Arthuis, alors secrétaire auprès du ministère des Affaires sociales et de l’Emploi, qui proclame vouloir « faire de chaque Français un militant de l’entreprise 15 ».
L’école au service de la modernisation L’école est, quant à elle, considérée comme le « fer de lance » de la modernisation. En d’autres termes, l’« investissement dans l’éducation » est une condition du succès de la France dans la compétition technologique et économique. Il s’agit de « gagner le pari de l’intelligence » qui concerne avant tout la science, la technique et la production, et, dans cette optique, l’accent est mis sur l’exigence d’élever le niveau de qualification : « Pour sortir victorieuse de la crise, déclare Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale, il lui [la France] faut plus de scientifiques, plus d’ingénieurs, plus de cadres, plus de techniciens, plus d’ouvriers qualifiés 16. » L’école semble devoir prendre pour modèle la formation professionnelle, au risque d’une dénaturation de ses missions spécifiques. L’abord de l’enseignement sous l’angle dominant du développement des « compétences » brouille la distinction entre formation et enseignement. Ce dernier tend à être réduit à un simple apprentissage de mécanismes opératoires permettant de s’adapter aux évolutions de la vie professionnelle et sociale. Un rapport
étroitement utilitaire aux savoirs et à la culture va se développer au sein même de l’école. En janvier 1985, Laurent Fabius lance le plan « Informatique pour tous » : 100 000 ordinateurs sont prévus dans les établissements d’enseignement afin d’initier tous les élèves à l’informatique. Il s’agit, écrit le Premier ministre, de « donner à toute la France l’informatique pour seconde langue 17 ». Ce plan connaîtra quelques déboires, le choix des matériels et l’appréciation des ressources disponibles pour leur utilisation se révélant hasardeux. En novembre 1985, Jean-Pierre Chevènement, à la suite d’un voyage au Japon, lance publiquement l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat pour l’an 2000. Ce dernier est fixé en s’appuyant sur les résultats d’études faites par le Bureau d’information et de prévisions économiques et la mission Éducation-Entreprise. Celles-ci affirment que, dès l’an 2000, les emplois les plus qualifiés vont se multiplier parallèlement au déclin massif des emplois industriels de niveau CAP 18. La création du baccalauréat professionnel qui accompagne cet objectif entend revaloriser l’enseignement technique. Mais l’annonce de cet objectif, à grand renfort de médias, produit des effets qui ne vont pas dans le sens escompté : « Les parents, écrit Antoine Prost, l’interprétèrent comme une invitation, voire une mise en demeure, mais ils ne s’encombrèrent pas de nuances : étant donné le prestige du baccalauréat et sa notoriété, tout le monde comprit qu’il s’agissait de viser “le” baccalauréat, et non un éventuel baccalauréat professionnel 19. » Dans le même temps, on supprime les sections de préparation au CAP de quatrième et troisième, on met en place des quatrièmes et troisièmes technologiques pouvant déboucher sur le second cycle. Les lycées voient leurs effectifs augmenter rapidement. En quatre ans, de 1985 à 1989, on compte 320 000 élèves supplémentaires ; le taux de croissance des classes du second cycle
passe de 1,6 % à la rentrée 1984 à 7 % en 1987 20. Le secondaire débouchant sur le bac et les études supérieures va être considéré comme la voie unique de l’excellence et l’idée d’un « droit à la réussite » se forme dans l’opinion. Le gouvernement va en fait « surfer » sur cette nouvelle « demande sociale » d’éducation qu’il a lui-même contribué à susciter. Une telle situation rend plus difficiles les conditions d’enseignement et renforce une sélection par l’échec. Les jeunes défavorisés en situation difficile se trouvent dans une impasse et leur ressentiment envers la société s’exaspère. C’est précisément face à l’hétérogénéité des élèves que la pédagogie commence à s’affirmer comme une sorte d’« outil miracle » de la réussite de tous et que les méthodes issues de la formation professionnelle, déterminant des compétences et les traduisant en termes d’objectifs à atteindre, vont être introduites dans l’enseignement. Tout un appareillage méthodologique se répand dans l’école. On expérimente des outils d’évaluation basés sur des référentiels de compétences issus des milieux de la formation professionnelle, et les disciplines elles-mêmes sont retraduites en une longue liste de compétences, d’objectifs et de sous-objectifs. La loi d’orientation de juillet 1989, mise en place par Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Rocard (1988-1991), parachève ce processus. Elle reprend à son compte l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat en dix ans, met l’accent sur les méthodes (« apprendre à apprendre »), lance la création d’Instituts universitaires de formation des maîtres et affirme tout bonnement dans son Article premier : « Le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. » L’idée d’un droit à la réussite se trouve confortée au sein
de l’opinion, tandis que les discours confus sur les méthodologies et les compétences reçoivent une sorte de consécration légale. À la faveur de la « modernisation », c’est en fait une sous-culture pédagogique et managériale marquée par l’éclectisme et la confusion qui acquiert droit de cité. Tout devient affaire de « méthodes », d’« outils » et d’« ingénieries » les plus divers. Cette sous-culture manie un jargon faussement savant et technicien, donne lieu à des théorisations alambiquées qui déstructurent le sens commun et rendent méconnaissables les pratiques les plus élémentaires. Antérieurement reléguée à la périphérie des entreprises et dans les milieux de la formation, elle pénètre désormais l’école et altère l’enseignement. Elle va se diffuser dans la société par le biais de multiples stages de formation, dénaturant l’idée même de promotion sociale, sans rencontrer de fortes résistances.
Le « changement » et les « valeurs » Le thème de la modernisation et les confusions que l’idée entraîne se développent précisément dans un moment charnière où le corps de doctrine et la stratégie de la gauche se trouvent mal en point. La « passion du futur » dont se réclame Laurent Fabius inaugure une fascination nouvelle pour les évolutions qui ressemble fort à une fuite en avant. Dans son livre Le Cœur du futur 21, il s’adresse à ses enfants, leur traçant un tableau quelque peu enchanteur des bouleversements à venir dans de nombreux domaines : technologie, espace, transport, audiovisuel, école… Il leur annonce la grande mutation : « Vivre les États-Unis d’Europe. » Beaucoup de thèmes exposés dans ce livre vont en fait connaître un succès grandissant dans les années qui suivent : nouvelles technologies, changement de métier et formation tout au
long de la vie, ouverture de l’école à l’environnement et à l’entreprise… Et Laurent Fabius d’indiquer à ses enfants : « Vos professeurs devront aussi, par un vaste effort de formation permanente, remettre en cause ce qu’ils auront appris. Car l’école est faite pour vous et non l’inverse 22. » Le constat réitéré des « mutations » (économiques, technologiques, sociales et culturelles), l’appel constant à s’y adapter sur un ton volontariste et enjoué se juxtaposent à un vaste conglomérat de « valeurs » : « égalité des chances », « solidarité », « société plus juste et plus fraternelle », « participation et créativité de chacun », « progrès et justice sociaux », « démocratie », sans oublier l’« esprit de tolérance », le « respect de l’individu », le « droit à la différence », la célébration des droits de l’homme et la devise de la République : Liberté, Égalité, Fraternité… La « politique est une éthique », écrit Laurent Fabius, les droits de l’homme sont la « jeunesse du monde » et l’antiracisme est l’« âme de la France 23 ». Et pour certains, la gauche ou le socialisme démocratique devient un « système de valeurs », une « manière d’être » elle-même « condition première du succès économique 24 ». Faute d’un projet plus structurant, le discours s’oriente vers une invocation de valeurs qui tente de redéfinir une identité et d’opérer une démarcation avec la droite. La référence à la fois aux valeurs et à la modernisation permet en fait de se situer toujours du bon côté dans les débats en jouant sur deux tableaux à la fois : celui de la modernité et de la morale. Le partisan de cette modernisation ne cesse de revendiquer le « mouvement », le « changement », l’« ouverture » et la « tolérance », tout en continuant de s’affirmer comme l’héritier légitime de la Révolution française et du mouvement ouvrier. Tout opposant peut ainsi être d’emblée disqualifié en étant traité de dogmatique, de
passéiste ou de « ringard », d’intolérant ou de réactionnaire. Le ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang, représente alors un des exemples des plus frappants de ce relativisme culturel « branché ». On voit même François Mitterrand, président de la République, s’efforcer de parler jeune et « chébran » à la télévision face à un journaliste des plus décontractés. Un nouveau moralisme culpabilisateur, bien différent de celui du passé, voit le jour : il érige en nouveau dogme l’adaptation aux évolutions, et intègre l’« éthique » et les « valeurs » comme signes de distinction. Un courant voit ainsi le jour au sein de la gauche, qui ne recoupe pas forcément les clivages ou les courants traditionnels. Il naît sur fond de crise du projet politique et s’affirme à travers une façon d’envisager la société et le monde sous l’angle d’une modernisation qui paraît se suffire à elle-même, le « social » et les « valeurs » jouant le rôle d’un accompagnement nécessaire et d’un supplément d’âme. Ce courant de gauche peut être dit « moderniste », au sens où il est marqué par la fascination et la perte du sens critique face aux évolutions, par une course perpétuelle à une adaptation qui paraît devenir sa propre fin. Reprenant une formule célèbre, on peut dire que pour le modernisme « la fin n’est rien, le mouvement est tout », ou plus précisément : le but devenant de plus en plus brouillé, le mouvement lui tient lieu de succédané. Dans ce domaine, il semble bien que la gauche ait joué un rôle d’avant-garde dans la formation d’une nouvelle façon de faire de la politique qui n’épargne pas la droite et semble être devenue hégémonique.
Une politique « postmoderne » ?
La politique de modernisation entamée en 1984 inaugure donc un nouveau cours. Ce n’est pas seulement le projet du parti socialiste ayant porté François Mitterrand au pouvoir en 1981 qui paraît caduc, toute une conception de l’action politique est mise en question. Au sein de la gauche, les idées de « rupture » et de « société socialiste » alternative deviennent problématiques. La gauche se trouve en deuil de projet, tout en continuant de faire semblant. Mais le glissement qui s’opère va plus loin : l’action gouvernementale se présente désormais comme une gestion de contraintes, elle prend acte des évolutions et tente de s’y adapter au mieux. L’ambition prométhéenne de « changer de société » est certes remise en question, mais la capacité même du politique à agir positivement sur le cours des choses paraît atteinte. La montée des thèmes de l’éthique et des valeurs est précisément symptomatique de cette nouvelle impuissance du politique, en même temps qu’elle vient couvrir d’un manteau de respectabilité ce que, en d’autres temps, on aurait qualifié d’opportunisme. L’affirmation abstraite et générale de l’éthique, des « valeurs », des grands principes de l’humanisme, de la République ou du socialisme apparaît comme un supplément d’âme et un simulacre face à des évolutions qui sont censées imposer un seul et unique choix. Du même coup, les enjeux des clivages et du débat politique entre droite et gauche s’érodent et se brouillent, portant pour l’essentiel sur la meilleure façon de s’adapter à ces évolutions et le type d’accompagnement social à mettre en place. La modernisation telle qu’elle est promue dans l’espace public ne parvient plus à s’ancrer dans un continuum historique porteur d’une signification dans laquelle le pays puisse se retrouver. Elle implique une rupture et une sorte de révolution culturelle permanente dans les façons traditionnelles de vivre, de travailler, de penser. Et elle ne
parvient guère à tracer un avenir qui soit synonyme de progrès. Le présent apparaît comme suspendu à lui-même. Il devient un changement perpétuel, disjoint d’un passé qui semble désormais sans ressource et d’un avenir indéterminé, ouvert sur de possibles régressions. En d’autres termes : la « modernisation » ne parvient plus à s’inscrire dans un projet et une histoire qui lui donnent figure humaine. Le rapport entre gouvernants et gouvernés s’en trouve profondément affecté. Le pouvoir politique appelle la société et les individus à participer à un « changement » déconcertant : il se présente comme une fin en soi, exigeant mobilisation et sacrifice dans une optique de non-choix. Le pouvoir n’énonce plus et n’assume plus clairement ses décisions, il se défausse de ses responsabilités sous la référence emblématique du « changement ». Le discours politique tend à s’aligner sur celui du management : la société et les citoyens sont sommés de devenir « acteurs », « autonomes » et « responsables » dans le cadre d’une modernisation dont nul n’est en mesure d’indiquer clairement les avantages qui peuvent en être retirés et vers quel type de société elle mène. Le « débat » et la « concertation » deviennent affaire de « communication », visant à convaincre chacun qu’il n’a d’autre possibilité que de s’adapter au plus vite à un monde en plein bouleversement. Le tournant de la modernisation de 1984 inaugure une façon déconcertante de gouverner dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets en termes de désarroi et de mal-être sociaux.
1. Article paru dans Le Débat, no 110, mai-août 2000, sous le titre : « La modernisation manquée. » 2. François Mitterrand, « Interview du président de la République », Libération, 10 mai 1984.
3. Ibid. 4. Jean-François Trans, La Gauche bouge, J.-C. Lattès, Paris, 1985, p. 11. 5. Laurent Fabius, Le Cœur du futur, Calmann-Lévy, Paris, 1985, p. 36. 6. Ibid., p. 38. 7. Cité par Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La Décennie Mitterrand, t. 1. Les Ruptures, Seuil, Paris, 1990, p. 192. 8. André Laignel, À la force des idées. Pour un renouveau socialiste, Robert Laffont, Paris, 1984, p. 212. 9. Jean Mitoyen, C’est dur d’être de gauche. Surtout quand on n’est pas de droite, Syros, Paris, 1984. 10. Jean Jaurès, cité dans « Nos raisons d’être », Cahiers de la Mémoire courte, no 1, 4e trimestre 1984. 11. François Périgot, « Comprendre, participer, être compétent, les trois mots clés de l’entreprise de demain », CNPF. La revue des entreprises, no 466, mars 1985. 12. François Périgot, « Une nouvelle stratégie pour les années 1990 », CNPF. La revue des entreprises, no 516, janvier 1990. 13. Ibid. 14. Laurent Fabius, déclaration de politique générale, 24 juillet 1984. 15. Jean Arthuis, cité dans Le Monde, 24 octobre 1986. 16. Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 30 janvier 1985. 17. Laurent Fabius, Le Cœur du futur, op. cit., p. 84. 18. Antoine Prost, Éducation, société et politiques. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos jours, Seuil, Paris, 1992 et 1997, p. 207. 19. Ibid., p. 208. 20. Ibid. 21. Laurent Fabius, Le Cœur du futur, op. cit. 22. Ibid., p. 25. 23. Ibid., p. 95, 97 et 108. 24. Jean-François Trans, La Gauche bouge, op. cit., p. 55.
6
Où va la gauche française ?
1
La gauche est en morceaux, elle se décrédibilise, mais elle n’en continue pas moins de faire semblant. Le parti socialiste a contenu tant bien que mal ses divisions par une rhétorique de la mobilisation contre la droite et une révérence à l’égard du « mouvement social » qui retrouvaient des accents de lutte des classes, comme au bon vieux temps. Personne n’est dupe, mais le retour des conflits sociaux a pu réconforter les militants. Quant aux propositions, elles ont été remises à un futur qui a du mal à s’ordonner. Pour comprendre les raisons d’un tel état, il me semble nécessaire de distinguer les questions historiques des enjeux politiques plus immédiats.
Quelles ressources historiques ? Les divisions et les querelles de la gauche se développent sur fond d’épuisement historique des « significations imaginaires » – pour reprendre une expression de Cornelius Castoriadis – qui sont aux fondements de son identité et de sa dynamique antérieures. Trois thèmes me paraissent avoir été particulièrement prégnants : l’histoire en marche vers un autre type de société ; la classe ouvrière comme sujet central de cette marche historique ; l’appropriation collective des moyens de production comme levier fondamental de la
transformation sociale. S’y ajoute une conception rousseauiste de l’homme issue de la Révolution française 2 : l’homme est naturellement bon, le mal résidant pour l’essentiel dans la société et les mauvaises institutions. Ces thèmes me semblent avoir constitué un fonds commun à la gauche à partir duquel les différences entre courants et partis vont s’opérer, le communisme ayant poussé à l’extrême l’idée d’un accomplissement de l’histoire amenant la disparition des classes et de l’État au sein d’une société et d’une humanité réconciliées avec elles-mêmes. Ces idées sont aujourd’hui en crise : la conception de l’histoire et la mission prêtée à la classe ouvrière sont derrière nous ; l’appropriation collective des moyens de production, sous ses modalités diverses, apparaît aujourd’hui comme une utopie dont les effets pratiques peuvent être catastrophiques. Quant à l’imputation du mal à la société, elle perdure encore au sein d’un courant postsoixante-huitard et reste l’une des sources des difficultés de la gauche dans le traitement de la délinquance et le maintien de l’ordre. Le tollé suscité par les propos de Jean-Pierre Chevènement évoquant les « sauvageons », formule plutôt empreinte de mansuétude – en jardinage un sauvageon est une plante qui a grandi sans tuteur –, est de ce point de vue significatif. La question n’est donc pas seulement celle des outils d’analyse et des moyens d’action que la mondialisation vient affaiblir, mais celle des idées et des ressources historiques existant à un moment donné. De ce point de vue, le Front populaire de 1936 a marqué un moment emblématique où les luttes de la classe ouvrière et l’antifascisme sont apparus comme la concrétisation des idées de la gauche : il conjuguait la référence à la Révolution française, un mouvement de masse dans lequel la classe ouvrière apparaissait alors comme un acteur central, un changement politique et la perspective d’une
rupture avec le capitalisme. Mais une fois élue, la gauche réformiste au pouvoir est allée dans une autre direction, tout en continuant de faire référence à une doctrine de plus en plus en décalage par rapport à sa pratique. Dans les années 1950, la SFIO a pratiqué le grand écart entre les débats internes sur la voie de passage au socialisme et la pratique du gouvernement Guy Mollet, sans parler des positions prises pendant la guerre d’Algérie. François Mitterrand a su quant à lui jouer habilement sur le thème de la « rupture » avec le capitalisme pour parvenir à prendre la direction du parti socialiste et se présenter comme le candidat de l’Union de la gauche. Les « années Mitterrand » marquent le moment où ce grand écart ne pouvait plus tenir, mais toute une partie de la gauche a continué de faire semblant, en développant un discours de plus en plus éclectique et incohérent.
Une lente érosion Le questionnement critique sur les grands thèmes qui ont structuré l’identité de la gauche ne date pas d’aujourd’hui. En France, il est présent dans les milieux intellectuels de gauche à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Dans son livre Autocritique 3, paru en 1958, Edgar Morin, qui a quitté le parti communiste, met à nu les mécanismes de croyance et les comportements de secte du militantisme au sein du communisme stalinien. En créant la revue Arguments, il appelle avec d’autres à un « dégel intellectuel », à se débarrasser des clichés et des stéréotypes du marxisme dominant, à une « reconstruction théorique » qui prenne en compte la complexité du monde moderne. Dans ce périodique, des sociologues soulignent les effets des évolutions sociale, technique et culturelle sur la conscience ouvrière qui ne
correspond plus au modèle classique du mouvement ouvrier. Alain Touraine incite les militants et les sociologues à prendre conscience des transformations et à « se débarrasser des mythes périmés 4 ». Pour Serge Mallet, la classe ouvrière a cessé de constituer un monde à part dans la société, « son niveau de vie, ses aspirations au confort l’ont sortie du ghetto où elle fut confinée aux débuts de l’industrialisation 5 ». « L’ère du prolétariat s’achève, écrit de son côté Michel Crozier, une phase de notre histoire sociale doit être définitivement close, la phase religieuse du prolétariat 6. » Arguments, dont la diffusion reste faible, cesse de paraître en 1962. Trois ans plus tard, en 1965, la revue Socialisme ou barbarie issue de la mouvance trotskiste, créée en 1949, fait de même : « Nous l’avons déjà constaté depuis 1959, écrit C. Castoriadis […] et l’évolution qui a suivi n’a fait que confirmer ce diagnostic : dans les sociétés du capitalisme moderne, l’activité politique proprement dite tend à disparaître 7. » En Mai 68, la grève générale qui paralyse le pays semble raviver un moment les anciens schémas, et l’extrême gauche, revigorée par cet événement, veut y voir la résurgence des révolutions passées. Mais l’évolution globale des sociétés démocratiques est en fait d’une autre nature : « Au moment où s’ouvre le dernier tiers du XXe siècle, écrit Raymond Aron dans Les Désillusions du progrès (1969), l’expérience de la plupart des pays développés suggère que les rivalités semi pacifiques entre catégories sociales, représentées par les syndicats ou les groupes de pression, tendent à remplacer la prétendue lutte à mort entre des classes dont l’une n’accomplirait pas sa vocation si elle n’éliminait pas l’autre 8. » Le second moment important de questionnement critique de la doctrine de la gauche intervient dans la seconde moitié des années 1970. C’est alors qu’a lieu un véritable basculement, dans la mesure où se conjuguent en l’espace de quelques années un certains nombre
d’événements : fin des Trente Glorieuses et crise d’une conception du progrès issue du XIXe siècle ; développement de la crise culturelle ouverte par Mai 68, de l’écologie et du féminisme ; publication de L’Archipel du Goulag 9 d’Alexandre Soljenitsyne et fin des illusions sur les régimes dits « communistes » chez nombre d’intellectuels. Une « gauche antitotalitaire » se fait jour qui remet en question l’idéologie « communiste », s’interroge sur l’aveuglement des années antérieures et apostrophe à sa façon la gauche traditionnelle sur sa conception de l’État et de son rôle, sur l’idée d’un « changement de société » au nom d’une représentation de l’histoire en marche et d’une catégorie sociale qui aurait vocation à l’accomplir. C’est en fait toute la culture politique d’une époque qui semble alors prendre fin : celle issue de la guerre et de la Libération pour qui le marxisme constituait, selon une formule célèbre de Jean-Paul Sartre, l’« horizon indépassable de notre temps ».
Incohérence La victoire de François Mitterrand en 1981 repose sur un paradoxe : la gauche gagne politiquement au moment où ses anciens cadres idéologique et sociologique sont passablement déconstruits. Son programme en garde les principaux référents, alors que depuis Mai 68 un ralentissement de la croissance a eu lieu et que les évolutions sociologiques et culturelles ont produit leurs effets. Le changement de politique de 1983-1984 constitue un tournant : la gauche s’adapte aux évolutions en reprenant pour son compte les aspirations et les valeurs post-soixante-huitardes portées par les nouvelles couches moyennes. Le thème de la « modernisation » mis alors en avant représente une espèce de substitut du projet initial qui
ne fonctionne plus. Mais la gauche ne l’assume pas clairement. Elle va développer un discours incohérent, en prétendant maintenir le cap tout en plaidant pour une nouvelle politique. Mitterrand sera le maître de cette ambiguïté qui consiste à dire une chose et son contraire. Le parti socialiste a opéré un retournement qu’il n’a nullement maîtrisé et qu’il se refuse encore à aborder de front. Qu’on le veuille ou non, il est apparu comme le promoteur d’un temps libre qu’il a paré des valeurs de la citoyenneté et de la culture confondues avec les loisirs et les goûts des nouvelles couches moyennes. La sousculture pédagogique et managériale qu’il a promue a perverti les idéaux de l’éducation populaire et la promotion sociale. Dans le même temps, une nouvelle « gauche morale » et justicière s’est développée qui n’a pas seulement dénoncé le « racisme », mais s’est focalisée sur les pages sombres de l’histoire du pays. Cette focalisation, combinée avec la fuite en avant dans la construction de l’Union européenne, a contribué au brouillage du récit national, amenant ainsi la gauche à se couper un peu plus des couches populaires attachées à une vision positive du pays. Quant à la « société citoyenne », elle a eu tendance à se confondre avec un tissu associatif disparate dont le financement public a réussi, plus ou moins, à compenser la faiblesse. Ce qu’on appelait encore en 1981 le « peuple de gauche » a été désorienté, non pas seulement sur le plan économique et social, mais du point de vue politique et des repères qui structuraient son identité à l’intérieur de la nation. La victoire de la gauche en juin 1997 et le gouvernement de Lionel Jospin, après la dissolution inopinée de l’Assemblée nationale, ne changeront rien de fondamental à cette situation. L’habileté tactique parvient à rassembler tant bien que mal socialistes, radicauxsocialistes, communistes et écologistes dans une « gauche plurielle »,
mais cette alliance se construit sur une absence de vision stratégique et un bricolage idéologique. L’idée de gouverner en répondant à la « demande sociale », elle-même de plus en plus éclatée, et la multiplication des « chantiers de [la] réforme » accélèrent la fuite en avant. L’échec de la candidature de Lionel Jospin et son retrait n’ont pas arrangé les choses, pas plus que la candidature de Ségolène Royal en 2007 qui apparaîtra comme un nouveau composite accentuant la dimension victimaire et compassionnelle de la gauche sous les projecteurs des médias. Les principales ressources antérieures étant passablement épuisées, le discours socialiste est ainsi devenu un patchwork qui oscille entre des bouffées nostalgiques et la fuite en avant. Ces évolutions historiques ne sont pas propres au parti socialiste, mais il en a été l’un des principaux vecteurs. Tout cela n’a plus grand-chose à voir avec le mouvement ouvrier et il y a quelque naïveté ou démagogie à prétendre qu’il y a continuité alors que le fil a été rompu. À supposer qu’il continue sur sa lancée, le parti socialiste risque de se recroqueviller un peu plus en se mettant à la remorque d’un « mouvement social » et sous la coupe d’une gauche parisienne et mondaine. Qui peut croire que c’est de cette façon qu’il va pouvoir regagner la confiance des couches populaires ?
Désorientation et démagogie On peut considérer que les nouveaux militants raisonnent désormais en dehors des idéologies du passé et que les débats au sein du parti socialiste portent depuis longtemps sur des questions aux enjeux directement politiques et plus précisément électoraux. De façon plus cynique, on peut même penser que les querelles internes et
les luttes de pouvoir ont depuis longtemps laminé la passion des idées au sein de l’appareil du parti, ces idées devenant des références instrumentalisées dans les jeux de pouvoir et des rôles. Mais ces évolutions bien visibles ne disent pas tout. On peut aussi émettre l’hypothèse que, faute d’un réexamen critique suffisant, l’idéologie n’en subsiste pas moins sous forme de traces éclatées au sein du parti socialiste, restes symptomatiques d’une identité en crise. À la suite de son congrès de mai 2003, on pouvait se demander si l’orientation prise n’avait pas quelque chose de suicidaire. Elle l’a amené en effet à perdre sur les deux plans autour desquels le parti socialiste n’a cessé d’osciller : le soutien au « mouvement social » et la « culture de gouvernement ». Le « mouvement social », marqué par le gauchisme, ne pouvait manquer de le rejeter, quant à la « culture de gouvernement », après l’expérience du mitterrandisme et les déconvenues de la « gauche plurielle », elle a eu, pour le moins, quelques difficultés à se ressourcer. Ce n’est pas seulement le contenu du discours variant selon les circonstances qui est en question, le phénomène n’est pas nouveau, mais aussi la posture et le style tout à la fois militants et médiatiques de certains responsables. Les nouveaux représentants du parti socialiste développent un « discours-mitrailleuse » où les mots et les idées entremêlés se succèdent en rafales à un rythme soutenu, ne laissant guère de pause et de temps à l’interlocuteur pour démêler le propos et argumenter. À ce jeu-là, l’extrême gauche est passée maître, et le parti socialiste n’a rien à gagner dans cette course au mieuxdisant démagogique et misérabiliste. L’invocation apolitique de la « vraie gauche » et celle de la souffrance, de la défense des « petits », des « humbles », des « sans »…, sont devenues le fonds de commerce médiatique du gauchisme. Le parti socialiste se décrédibilise en donnant l’impression de vouloir l’intégrer à tout prix dans ses rangs.
Chacun est ainsi sommé de nouveau de choisir au plus vite son camp, chantage dont les auteurs ne se rendent même pas compte qu’il est devenu insupportable pour ceux qui, y compris à gauche, ne se situent pas dans leur univers mental. Les petites phrases cinglantes alliées à un ton moralisateur peuvent avoir des effets repoussoirs que les protagonistes ne semblent même pas soupçonner ; elles contribuent à donner une image désolante de la politique où tous les coups sont permis. Le parti socialiste peine à se démarquer clairement d’un gauchisme diffus, reste symbolique d’une mauvaise conscience que le communisme a incarnée en d’autres temps. À l’opposé de ce que furent antérieurement les « forces vives de la nation », ce néogauchisme développe une « victimisation » et un misérabilisme grossier, répandant une image des démocraties tout entière marquée du sceau de la domination et de la régression sociale généralisées. Quelles que soient les réalités négatives soulignées au passage, il paraît illusoire de prétendre proposer une alternative avec une telle mentalité faite de hargne et de ressentiment. La capacité d’initiative créatrice et de renouvellement historique n’est pas située de ce côtélà.
Idéologie et « langue de caoutchouc » On peut toujours dire qu’il ne faut pas confondre les discours et les pratiques, pas plus que les communicants médiatiques et les socialistes qui ne partagent pas ces orientations. La tactique politicienne a ses lois propres qui tiennent compte des rapports de force au sein d’un parti politique soucieux de regagner les élections. Mais pour les citoyens ordinaires qui ne vivent pas avec de telles
préoccupations politiciennes, le parti socialiste correspond à ce qu’ils voient et entendent. Les méandres des luttes de pouvoir n’intéressent plus forcément grand-monde, à part les militants, les journalistes et les politologues. Le parti socialiste – il n’est pas le seul – donne ainsi une image particulièrement dégradée de la politique au moment où le pays a besoin de choix clairs et cohérents. Un tel confusionnisme – qui ne concerne pas seulement le parti socialiste mais l’ensemble de la gauche (et au-delà) – n’est pas une simple affaire de conjoncture ; il est symptomatique d’une incohérence de fond. Si les débats au sein du parti socialiste semblent depuis longtemps centrés autour d’enjeux immédiats, l’idéologie socialiste n’en subsiste pas moins sous forme de références éclatées potentiellement mobilisables dans les périodes de crise et d’opposition. Le communisme est mort, mais l’idéologie socialiste est toujours à disposition en cas de besoin ; on en rebricole les morceaux. Quant au reste, c’est affaire de « culture de gouvernement » qu’on pourra ressortir à son tour le moment venu. Dans ces conditions, il ne paraît pas inutile de rappeler les propos de celui dont beaucoup se réclament dans les rangs du PS : « Le devoir d’un responsable, écrivait Pierre Mendès France dans une lettre à Jean Lacouture, ne consiste pas à louvoyer, à ménager sans cesse les uns et les autres, en sacrifiant ainsi l’intérêt de la collectivité tout entière. Il exige des choix, des déterminations claires, avec la volonté de s’y tenir dans l’opposition comme au pouvoir 10. » Le mitterrandisme est allé à contresens et son héritage pèse lourd 11. Le parti socialiste se débat en fait dans une contradiction qu’il ne peut ou ne veut pas trancher : il continue d’être marqué par une conception idéologique de la politique en même temps qu’il a fait l’expérience du pouvoir en démocratie qui implique des choix raisonnables entre des possibles.
On ne saurait éternellement brouiller les pistes, esquiver sans cesse les questions de fond en passant du registre de l’idéologie à celui du pragmatisme au gré des circonstances. Il faut s’interroger sur ce qui constitue un frein à un aggiornamento nécessaire dans les restes de l’idéologie socialiste qui continuent d’imprégner nombre de militants.
Les difficultés d’une reconstruction L’invocation de l’utopie et de la morale par la gauche est symptomatique d’une esquive des problèmes de fond, en même temps qu’elle témoigne de la difficulté à apporter des réponses concrètes et crédibles aux défis posés aux démocraties. L’utopie ne se confond pas avec l’idéal et encore moins avec la politique. À considérer ce qui s’est passé au XXe siècle, il vaudrait mieux qu’elle reste un genre littéraire. En ce sens, l’utopie marxiste, fût-elle relue sous l’angle idéaliste de l’épanouissement de chacun et de tous, ne me paraît pas constituer une référence possible pour une politique démocratique. Quant à la morale, elle n’appartient à aucun camp et ne peut, elle non plus, tenir lieu de politique. Il convient donc de la manier avec précaution au regard de la confusion des genres et de son instrumentalisation à des fins de justification politique ou politicienne. Au vu du délitement du lien social et de la citoyenneté, il s’agit de réaffirmer une idée du collectif, inséparable d’une morale commune, sans pour autant prétendre à une réconciliation harmonieuse entre individualisme et collectif dont la tension est partie prenante des sociétés démocratiques. La question de fond que les militants ont du mal à aborder est celle de savoir ce qu’on peut effectivement attendre de la politique en
démocratie du point de vue du changement des mentalités et de la société. Dans ce cadre, les apports du libéralisme politique, à travers des auteurs tels que Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville, sont décisifs, mais la gauche a eu des réticences à reconnaître leur importance. L’économisme et le sociologisme réducteurs continuent d’imprégner la pensée de gauche, comme explications faciles et prêtes à penser : la politique, le droit et la culture sont encore largement considérés comme des superstructures et de simples instruments dans la lutte contre les inégalités, en déniant leurs finalités propres qui expriment la façon dont un pays se représente comme collectivité historique et sujet collectif capable d’agir sur soi et dans le monde. C’est également sur ce point que l’héritage socialiste ne paraît pas forcément le mieux armé pour répondre aux défis du présent, dans la mesure où l’internationalisme et le pacifisme ont pu jouer contre l’idée même de nation. Cette dernière a été souvent confondue avec le nationalisme chauvin et une politique impérialiste et belliqueuse, alors qu’elle a été et demeure un élément constitutif de l’existence collective d’un peuple et de la démocratie. Le rejet ou l’abandon d’une telle référence se paie d’une crise identitaire et du développement d’un individualisme apolitique et angélique qui tend à se représenter le monde comme une vaste société que la morale et les droits de l’homme pourraient réguler. La critique du souverainisme – entendu ici comme la défense nostalgique d’une identité nationale passée et le refus dogmatique de toute délégation de pouvoir au sein de l’Union européenne – ne saurait masquer la question démocratique de l’effectivité du pouvoir des peuples et de leurs représentants au sein de la nation. De ce point de vue, les difficultés de la construction de l’Union européenne témoignent de l’impasse née d’une fuite en avant. Cette question est
en fait transversale à la gauche et à la droite, mais le parti socialiste risque de se détacher un peu plus des couches populaires qui se considèrent comme exclues de la modernisation et pour lesquelles la nation demeure une référence identitaire. Il est une dimension et un temps historiques que l’activisme politique et communicationnel tend à dénier, quitte à voir resurgir régulièrement, sous forme réactive, xénophobe et chauvine, les questions qu’on s’est refusé à affronter. Si des clivages gauche/droite demeurent dans la façon d’aborder et de traiter les questions économiques et sociales, l’idée selon laquelle la sphère économique et sociale constitue le fondement d’un changement de société ne me paraît plus porteuse d’avenir. Sur ce point, les idéologues libéraux et une partie du courant « altermondialiste » constituent les deux faces opposées d’un économisme qui brouille les perspectives. La lutte contre les inégalités économiques et sociales, pour importante qu’elle soit, n’a de sens que si elle est réinscrite dans un projet global dont les dimensions politique et culturelle sont essentielles. Enfin, de nouveaux problèmes mettent en jeu la conception de la vie et de la condition humaine : la bioéthique, les questions relatives à la filiation, à la fin de vie… et aussi l’écologie, dont aucun parti n’est propriétaire. Ces questions ne recoupent pas ou plus les lignes de partage droite/gauche traditionnelles. Sur l’ensemble de ces points, la gauche ne coupera pas à un réexamen en règle de sa doctrine… sauf à continuer de s’effriter.
1. Ce texte est issu des tables rondes avec Paul Thibaut et Henri Weber : « Où va la gauche française ? I », Le Débat, no 124, mars-avril 2003 et « Où va la gauche française ? II », Le Débat, no 126, septembre-octobre 2003. 2. Cf. Saint-Just : « On regardait comme attachés à la nature humaine ces affreux travers qui ne dérivaient que du prince et de la nature du gouvernement. […] Ôtez la tyrannie
du monde, vous y rétablirez la paix et la vertu », in On ne peut régner innocemment, Mille et une nuits, Paris, 1996, p. 15. 3. Edgar Morin, Autocritique, Seuil, Paris, 1958, puis 1970, 1975. 4. Alain Touraine, « Situation du mouvement Révolution/classe/parti, UGE, Paris, 1978, p. 247.
ouvrier »,
Arguments,
4.
5. Serge Mallet, « Une classe ouvrière en devenir », ibid., p. 256. 6. Michel Crozier, « L’ère du prolétariat s’achève », ibid., p. 281. 7. Cornelius Castoriadis, « La suspension de la publication de Socialisme ou barbarie », circulaire adressée aux abonnés et aux lecteurs de Socialisme ou barbarie en juin 1967 in L’Expérience du mouvement ouvrier, 2. Prolétariat et organisation, UGE, Paris, 1973, p. 418. 8. Raymond Aron, Les Désillusions du progrès, Gallimard, Paris, 1969, p. 37. 9. Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, Seuil, Paris, 1974. 10. Cité dans le livre de Jean Lacouture, Pierre Mendès France, Seuil, Paris, 1981, p. 535. 11. Paul Thibaud, Et maintenant… Contribution à l’après-Mitterrandisme, Arléa, Paris, 1995.
7
La difficile réconciliation du socialisme français 1 et du libéralisme Le livre de Monique Canto-Sperber : Les Règles de la liberté 2 ouvre un débat que la gauche se doit de mener si elle entend tirer les leçons du passé. Il appelle à rompre avec la duplicité et le double langage que pratiquent les socialistes français pour que s’affirme à gauche un courant réformiste qui s’assume comme tel. Il rompt avec la diabolisation qui sévit à gauche où l’invocation incessante du « néolibéralisme » joue comme mot symbole de démarcation qui clôt d’emblée toute réflexion et tout débat de fond. À l’inverse, le livre aborde librement cette question en soulignant que les idées libérales sont une source d’inspiration politique première et essentielle, en même temps qu’il fait resurgir des traditions oubliées du mouvement socialiste que l’hégémonie du marxisme et le communisme avaient écrasées. Monique Canto-Sperber va chercher dans l’histoire du mouvement socialiste les traces de l’impulsion libérale et elle recommande un « avenir libéral au socialisme ». Autant d’éléments qui font l’intérêt de ce livre, lequel constitue une contribution à la redéfinition de la gauche. Mais le rapprochement que l’auteur opère entre libéralisme et socialisme est-il crédible tant du point de vue de l’histoire, des conceptions mises en jeu que de la redéfinition possible d’une gauche réformiste ?
Une tradition forcée Monique Canto-Sperber met l’accent sur le meilleur de la tradition de la gauche et du mouvement ouvrier : l’idéal de « la liberté dans la vie des gens les plus pauvres 3 », la lutte contre les inégalités s’inscrivant dans cette perspective. Mais cette idée-force appartientelle en propre au socialisme ? Elle est déjà en germe à la Révolution française à travers les écrits de Condorcet ; elle s’inscrit dans les idéaux républicains, sans faire référence au socialisme. Peut-on parler d’une « tradition socialiste libérale » en France quand il n’en existe pas de « représentant patenté et influent 4 », quand les idées libérales ne sont parvenues à se frayer une voie et à « féconder » le socialisme qu’« à rebours de sa propre orthodoxie 5 » ? Ce livre repose sur un paradoxe : il reconnaît que « le socialisme libéral français paraît bien être, à certains égards, une tradition introuvable 6 », mais il n’en tient pas moins à la valoriser. Cette recherche paradoxale aboutit à un conglomérat d’auteurs et de conceptions qui ont surtout en commun de se situer en dehors du marxisme. Se trouvent ainsi englobés dans une même « interprétation libérale du socialisme » des penseurs aussi différents que le philosophe néokantien Charles Renouvier, le solidariste Léon Bourgeois, le philosophe Alain (voire l’anarchiste Proudhon ou Georges Sorel, parmi ceux qui auraient ouvert la voie), sans oublier Jean Jaurès, Lucien Herr et bien d’autres… L’exigence d’un respect de l’individualité, des multiples formes de la liberté humaine ou l’autonomie de la personne et de la société civile, pour importantes qu’elles soient, n’ont pas, loin de là, le même contenu et la même portée politique selon les auteurs. La réconciliation ne va nullement de soi entre l’anarchisme de Proudhon et un socialisme attaché à la démocratie parlementaire, entre ceux qui se méfient de la notion de
« justice sociale » et ceux qui y sont attachés. Et l’importance accordée par l’auteur à la « deuxième gauche » laisse de côté la question du bilan de sa perspective autogestionnaire et de sa conception de l’État. Dans chaque cas sont mises en jeu des conceptions différentes du changement social, du rôle de l’État et des institutions. La volonté de rechercher tout ce qui, de près ou de loin, se rapproche du libéralisme aboutit à faire perdre de vue la spécificité du socialisme par rapport au républicanisme, au radicalisme ou au radical-socialisme. Comme Monique Canto-Sperber le reconnaît, « essayer de reconstituer une tradition socialiste libérale française tient de la gageure 7 ». La notion de « stock d’idées » est précisément significative d’un rapport instrumentalisé à l’histoire du mouvement socialiste qui pousse Monique Canto-Sperber à emprunter à différents auteurs et à forcer le trait pour les regrouper dans un même ensemble. Sa relecture de l’histoire et la réconciliation opérée entre socialisme et libéralisme apparaissent volontaristes parce que subordonnées à un projet de survie et de reconstruction du socialisme qui n’est pas interrogé comme tel. À vrai dire, à la lecture des Règles de la liberté, ce sont les idées libérales qui, dans le passé comme dans l’avenir, paraissent premières et décisives : elles sont de fait considérées comme les ressources essentielles du renouvellement du socialisme français. À sa façon, l’auteur confirme ce qu’elle critique : il n’est pas facile à gauche d’assumer clairement un réformisme libéral. Mais la question mérite d’être posée jusqu’au bout : la notion de « socialisme libéral » n’est-elle pas en elle-même antinomique ?
Le « point aveugle » du socialisme
Les idées de liberté, si elles sont bien présentes au sein du mouvement socialiste, ne lui appartiennent pas en propre et elles coexistent avec d’autres conceptions qui les contredisent et les pervertissent. Tel est le nœud gordien que la gauche socialiste semble avoir quelque difficulté à trancher. Il s’agirait de réexaminer, sans crainte, de façon critique et explicite, la notion même de « socialisme », dans la mesure où celle-ci n’implique pas seulement un idéal mais une vision de l’histoire dont le rapport avec la démocratie ne va pas nécessairement de soi. Le respect du cadre démocratique, de l’autonomie individuelle et sociale est une démarcation essentielle par rapport au communisme, mais la notion même de socialisme n’en garde pas moins l’idée d’une marche de l’histoire qui oriente l’action politique. Cette conception socialiste n’est pas nécessairement liée à un déterminisme historique, elle peut faire appel au libre choix des individus. Mais même dans ce cas, l’« orientation éthique du socialisme » maintient la vision d’un changement fondamental de civilisation qui doit advenir, ou qu’il faut faire advenir, la pédagogie (et non la contrainte) devant jouer, en l’occurrence, un rôle clé. Est présente la visée d’une « civilisation socialiste », qui est « l’état social en lequel un individu pleinement autonome serait intégralement réconcilié avec la société 8 ». Qu’il soit « gradualiste » en voulant s’effectuer progressivement n’empêche pas le socialisme de conserver l’idée de passage à une étape historique supérieure. Et si le socialisme réformateur accorde une importance centrale au suffrage universel et aux réformes légales, ceux-ci peuvent être conçus comme des procédés pour « nous rapprocher du but lointain 9 ». En fait, comme l’indique Monique Canto-Sperber, le « socialisme inventif et ouvert du XIXe siècle » se referme très vite, dès la fin de celui-ci, sous l’hégémonie du marxisme. Au sein du parti socialiste,
l’idée d’un « socialisme démocratique » issu du suffrage universel et consistant à étendre les conquêtes démocratiques à l’intérieur même des rapports économiques – au risque de penser l’économie sur le modèle de la cité – a coexisté dans la confusion avec une conception d’une marche de l’histoire dont le développement des forces productives et la lutte des classes fourniraient la clé. Dans ce cadre, la politique tend à être conçue comme un simple instrument au service des luttes sociales et d’une vision de l’histoire qui doit conduire en fin de compte à la direction collective de l’économie et à l’harmonie sociale. Cette dernière conception a été poussée à l’extrême par le communisme, mais elle a aussi concerné le socialisme. Le parti socialiste a été fortement marqué dans son histoire par l’analyse marxiste de la société et de l’histoire. Sans revenir sur les débats concernant les modalités et les formes possibles que prendrait le socialisme, rappelons qu’au congrès de Tours Léon Blum se référait lui aussi à la dictature du prolétariat, les divergences avec les futurs communistes portant sur le léninisme, sa théorie de la prise du pouvoir, sa conception d’un parti d’avant-garde et de la forme que pouvait prendre cette dictature. Ces divergences sont loin d’être négligeables et il ne s’agit pas de refaire l’histoire, mais de comprendre que l’idée même de socialisme portait en elle l’optique d’un dépassement de la société existante, d’un changement dans l’ordre économique et social amenant une transformation globale de la société. Déterminisme économique et déterminisme social se sont conjugués à travers une lecture de la lutte des classes comme facteur essentiel de la marche historique devant à terme déboucher sur un changement de société, voire un type d’humanité nouvelle débarrassée des scories du passé. Qu’on le veuille ou non, le socialisme s’est placé ainsi soit dans une position de « surplomb de l’histoire » sous l’hégémonie du
marxisme, soit dans une position morale avec l’idée d’une société idéale à faire (pédagogiquement) valoir et à concrétiser dans l’histoire. Dans les deux cas, l’action politique et l’État se voient investis d’une mission historique ou/et d’une mission morale qui les placent au-dessus de l’humanité commune et du pluralisme qui lui est inhérent, légitimant une intervention sur la société qui déborde l’idée de mandat représentatif donné aux gouvernants. Tel nous paraît être un des « points aveugles » du socialisme, fût-il « démocratique et humaniste », qui le démarque du libéralisme. Aujourd’hui, après s’être voulu inscrit dans une marche de l’histoire sous l’influence du marxisme, le socialisme n’est-il pas en train de trouver une dimension « éthique » ou « morale » d’un nouveau genre ?
Le capitalisme en question Le socialisme s’est en outre historiquement défini comme opposition et alternative globale au capitalisme en mettant l’accent sur la maîtrise collective de l’économie, la modalité de cette maîtrise passant par l’association des producteurs et/ou par l’État socialiste. Dans ce schéma dominant centré sur l’économie, l’anthropologie sociale et la forme du régime politique sont de fait considérées comme des éléments de la superstructure déterminés, fût-ce « en dernière instance », par l’infrastructure économique. C’est ainsi que dans le courant du siècle dernier, l’opposition socialisme/capitalisme sur le plan économique et social (de façon largement tronquée pour ce qui concerne la réalité des pays dits socialistes) a occulté à gauche la différence essentielle entre démocratie et totalitarisme. Au-delà de la charge symbolique de la dénonciation du capitalisme, il s’agirait de savoir quelle définition on donne de ce
qu’on critique. À gauche, deux grands types d’usage sont en tout cas présents dans les débats actuels. Ou bien l’on parle globalement de « système » ou de « société capitaliste » dont le moteur est la recherche du profit par les classes possédantes qui sont en même temps les classes dominantes, ramenant ainsi une interprétation économiste qui fait de la culture et de la politique des éléments qui reflètent et servent plus ou moins à l’accumulation et au développement du capital accaparé par les classes dominantes. Les formes du régime politique sont alors considérées de fait comme secondaires dans la caractérisation d’un pays ou d’une société, le facteur déterminant étant d’ordre économique. Ou bien on limite l’usage du mot « capitalisme » à la caractérisation d’un mode de fonctionnement particulier de l’économie défini avant tout par la propriété privée des moyens de production et les mécanismes du marché. Dans ce cas, ce mode d’organisation des activités économiques est lié à des valeurs entrepreneuriales et d’enrichissement, mais on ne considère pas pour autant qu’il puisse définir l’ensemble d’une société, les autres sphères d’activité ayant, en démocratie, leur finalité et leur logique propres. Ces deux grandes façons d’aborder le capitalisme n’accordent pas la même place aux facteurs économique et politique dans la caractérisation et la distinction des différentes sociétés. La question de l’importance à accorder ou non au phénomène démocratique se joue à travers ces deux grands types d’interprétation. On ne peut pas dire qu’à gauche un éclaircissement ait vraiment eu lieu sur ce point, le capitalisme jouant encore un rôle idéologique de repoussoir. La notion de capitalisme apparaît en fait globalisante et problématique dans sa prétention à rendre compte de toutes les injustices et de tous les dysfonctionnements des sociétés modernes.
En fait, la naissance et le développement historique du capitalisme s’inscrivent à un tel point dans le mouvement des Temps modernes qu’il importe de savoir ce qui se joue exactement dans sa critique et la volonté de son dépassement. Cette critique peut contribuer à mettre en lumière les maux du monde moderne, mais entre la critique de ces maux et la remise en cause de la modernité elle-même, le glissement peut s’opérer facilement. Si l’on considère que la naissance du capitalisme remonte au XVIIIe siècle (voire un ou deux siècles auparavant), qu’il s’est développé avec la révolution industrielle et qu’il est entré dans une nouvelle phase de son développement, on mesure l’ampleur de l’ambition consistant à vouloir le dépasser. Quel sens y a-t-il à charger la politique d’une telle mission prométhéenne, sinon à la considérer comme un levier pouvant faire advenir une nouvelle étape de l’histoire ? Si le parti socialiste a abandonné dans les faits une telle ambition, on en trouve néanmoins des traces dans ses discours à travers la prétention affichée à être tout bonnement porteur d’un « projet de civilisation », comme si une civilisation dépendait d’un volontarisme et d’un projet politiques, fussent-ils marqués du sceau d’une pédagogie nécessaire et d’une majorité électorale. La pédagogie n’interroge pas forcément ce qu’on estime être le bon type de société à faire valoir, et les mécanismes électoraux et leurs fluctuations ont en fait peu à voir avec le projet de civilisation en question. La notion antinomique d’« utopie réaliste » est, quant à elle, particulièrement révélatrice des contradictions que le parti socialiste ne parvient pas à trancher. Et si « un autre monde est possible », on peut douter que le « mouvement social » et une « vraie politique de gauche » puissent le faire advenir. Ces idées et cette mentalité utopiques sont contradictoires avec la politique démocratique qui consiste en des choix raisonnés entre des possibles dans un horizon discernable,
choix soumis à débat dans la société et approuvés par les représentants élus du peuple. Dans l’univers militant existe en fait une hiérarchie implicite entre les citoyens « actifs » qui participent directement aux luttes sociales et politiques et une citoyenneté plus « passive » s’exprimant par le vote lors des échéances électorales. Ce n’est pas tant les réalités décrites qui sont en question, que les différences de légitimité qu’une telle hiérarchie peut induire du point de vue politique. La question se pose inévitablement : quelle place donne-t-on aux luttes sociales dans la transformation de la société par rapport à la volonté de la « majorité silencieuse » exprimée par le suffrage universel ? Beaucoup de militants de gauche ont, pour paraphraser Benjamin Constant, bien des difficultés à admettre que la « liberté des Modernes » n’est plus depuis longtemps celle des Anciens, et que l’exigence d’indépendance et de tranquillité privées est inhérente à la démocratie. L’idée d’une avant-garde militante ou d’une citoyenneté à deux vitesses dont l’une, plus active, serait supérieure à l’autre, est présente plus ou moins consciemment. Et la tentation peut alors exister de se référer aux luttes sociales comme à une sorte de supralégitimité. Au sein du mouvement socialiste, les conflits sociaux ont été considérés comme étant à l’avant-garde d’une rupture radicale, matrice de l’avènement d’une autre société. C’est précisément cette idée qui ne va pas de soi tout en survivant à l’état de réminiscence.
Le possible et l’histoire Quoique la gauche puisse en dire, son renouveau implique d’abord l’affirmation de la liberté comme finalité de la politique dans sa double dimension de protection des individus et de participation
aux affaires de la cité. C’est en s’inscrivant dans cette visée que la réduction des inégalités prend son sens, en ne s’opposant pas à la liberté mais en l’intégrant comme une condition nécessaire et préalable pour que celle-ci concerne l’ensemble des citoyens. Dans cette optique, il s’agit d’améliorer les conditions économiques et sociales, de développer l’éducation, tout particulièrement en direction des couches les plus défavorisées, afin d’accroître cette liberté. Une telle conception, mise en avant par Monique Canto-Sperber, est plus proche, pour reprendre ses propres expressions, d’un « libéralisme socialisé » que d’un « socialisme libéral », ce dernier demeurant implicitement prisonnier d’une contradiction qu’il n’a pas explicitement surmontée. Dans cette optique, plutôt que de vouloir rechercher dans le mouvement socialiste un « stock d’idées » qui seraient encore disponibles, il me paraît plus fructueux et plus opératoire de reprendre à nouveaux frais la question de la politique dans une démocratie moderne. Pour ce faire, il est nécessaire de s’inspirer en les retravaillant des héritages plus récents : ceux de Mendès France et du général de Gaulle qui, chacun à leur manière, ont voulu adapter le pays à l’époque moderne et intégrer les forces vives de la nation au fonctionnement de l’État. Il ne s’agit pas de nier les différences ou d’analyser ici les contradictions existant entre les deux hommes et leurs conceptions, mais d’essayer de croiser ce double héritage. Des leçons peuvent en être tirées du point de vue de la conception de la politique dans les sociétés développées, qui me paraissent d’une autre portée que celles des doctrines socialistes. L’action politique n’a pas pour objectif d’apporter le bonheur ou de réconcilier les hommes mais de leur fournir un cadre protecteur, d’améliorer leurs conditions de vie et de leur donner la possibilité d’exercer le mieux possible leur citoyenneté. La régulation du libre
jeu du marché, la redistribution équitable des richesses produites et l’attention accordée à la défense des plus démunis s’inscrivent dans ce cadre. Dans les sociétés démocratiques modernes, la politique implique la gestion de la complexité et des contraintes mais n’efface pas le choix des possibles. Ce qui nécessite à la fois le refus de la démagogie et la capacité à exposer clairement les différentes options et leurs implications, pour que les citoyens puissent réfléchir et en débattre « en toute connaissance de cause ». La politique nécessite une pédagogie qui ne se confond pas avec la communication, mais suppose la rigueur, le respect des faits et l’honnêteté de l’information en vue d’éclairer l’opinion publique. Ces exigences sont plus que jamais d’actualité face à la confusion et à la démagogie présentes à gauche comme à droite. Le principe de cohérence, entre les positions déclarées lorsqu’on est dans l’opposition et celles effectivement prises quand on est au pouvoir, est une condition de la dignité et de la crédibilité de l’action politique. Mais il est aussi une autre dimension qui contribue à lui donner son sens : celle de l’insertion de l’action menée, des réformes entreprises dans un récit historique constitutif de l’identité nationale et une vision lucide de l’avenir. Cette conception de la politique ne prétend pas transformer la société en fonction d’un futur idéal, mais entend essayer de peser sur un devenir historique dont elle n’est pas maître en visant à donner au pays les moyens de son bien-être et de sa puissance. Les adaptations et les réformes nécessaires trouvent leur sens en s’intégrant à cette dynamique. Cette dimension essentielle de la politique moderne ne se confond pas avec l’utopie et le messianisme et, contrairement au « postmodernisme », on peut estimer que son absence fait problème. La gauche socialiste est en fait passée d’une conception idéologique de la politique à une conception plus pragmatique, et
cette évolution s’intègre au processus démocratique. Mais la réinsertion de la politique dans l’histoire ne va plus de soi et cette situation est l’une des sources du malaise d’un pays qui ne sait plus où il va. On ne saurait faire porter aux partis politiques la responsabilité d’une période de l’histoire qui, sous de nombreux aspects, est en rupture avec le passé et particulièrement critique. Il ne s’agit pas seulement des évolutions économique, scientifique et technologique, mais d’un défi qui conditionne largement le renouveau du politique : celui de l’estime de soi et de la volonté d’exister comme peuple en se donnant les moyens d’agir dans le monde. La politique n’est pas toute-puissante ; cette estime de soi et cette volonté ne se décrètent pas. Mais c’est sur ces bases que peuvent se reconstruire les « forces vives » d’une démocratie moderne.
1. Article paru dans Le Débat, no 131, septembre-octobre 2004, sous le titre : « La difficile réconciliation du socialisme et de la démocratie ». 2. Monique Canto-Sperber, Les Règles de la liberté, Plon, Paris, 2003. 3. Carlo Rosselli, socialiste, antifasciste, assassiné en 1937, cité par Monique CantoSperber, ibid., p. 13-14. 4. Monique Canto-Sperber, ibid., p. 131. 5. Ibid., p. 12. 6. Ibid., p. 131. 7. Ibid., p. 123. 8. Ibid., p. 171. 9. Ibid., p. 153.
II
RUPTURES ET DÉCOMPOSITIONS
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Le tournant raté de la modernisation
La crise que connaît la gauche française participe d’une évolution qui s’inscrit dans une période historique, la seconde moitié du e XX siècle, théâtre d’importants bouleversements. La rupture menée par les élites de l’après-guerre entendait réconcilier à sa manière modernité et tradition. Mais elle allait se trouver confrontée, en moins d’un quart de siècle, à deux événements majeurs : un mouvement de révolte de la jeunesse aboutissant à une sorte de révolution culturelle qui finirait par concerner l’ensemble de la société ; la fin des Trente Glorieuses et le développement d’un chômage de masse. Ces deux événements allaient orienter le cours de la modernisation dans une autre direction que celle prévue à l’origine. Les luttes de la jeunesse étudiante, dont Mai 68 constitue le moment emblématique en France, se déroulent dans le monde durant la seconde moitié des années 1960. La révolte va prendre une tournure particulière en fonction des différents pays, de leur histoire et de leurs traditions propres. Ce mouvement de révolte n’a pas manqué de surprendre et il demeure pour beaucoup un « mystère ». Le témoignage d’Alain Besançon, aux États-Unis en 1968, peu favorable au mouvement, est de ce point de vue significatif : « Le mystère était donc en premier lieu la propagation du phénomène, en
dehors de toute transmission matérielle, avec une vitesse comparable à celle de la lumière. […] Le fait est que l’esprit 68 (il faut bien dire esprit à cause de son immatérialité), aussi rapide et ubiquitaire que la pensée, était capable de franchir des distances aussi considérables que l’Atlantique Nord, et en un instant de traverser le rideau de fer qu’aucun être humain, aucun corps n’était en mesure de traverser librement. De même que la lumière, en pénétrant des milieux transparents de nature et de densité différentes, subit la réfraction et s’infléchit différemment, de même l’esprit 68 changeait quand il passait de Rochester à Paris, de Paris à Berlin, de Berlin à Prague et à Varsovie 1. » La difficulté de l’interprétation de ce moment historique tient au fait que chacun est amené à lire Mai 68 « à sa porte », selon ses préférences et ses engagements ou à travers la position qu’occupaient les différents acteurs de l’époque. Elle tient également à des relectures rétrospectives qui ne font pas référence aux mêmes moments. Les tendances actuelles écrasent l’événement en le réduisant à un simple effet du baby-boom, ou encore elles lui attribuent des caractéristiques des années 1970, absentes pendant les journées de mai-juin, au premier rang desquelles le féminisme et l’écologie. Elles confondent ainsi plusieurs séquences temporelles qui, tout en étant liées entre elles, méritent d’être distinguées et prises en compte dans leur spécificité. L’atmosphère de libération et de fête, surtout sensible au début des événements de Mai, n’a pas laissé insensible des gaullistes comme Claude Mauriac, ancien secrétaire du général de Gaulle : « Ce qui était fabuleux, en mai, c’était l’atmosphère, l’air. Ceux qui ne l’ont pas connu ne peuvent pas comprendre, et il leur manquera toujours d’avoir vécu cette expérience 2. » Cette atmosphère n’est déjà plus la même avec les violences de fin mai et début juin. Les années de
l’immédiat après-Mai, marquées par une flambée de violence gauchiste, vont faire apparaître la potentialité destructrice et nihiliste d’une partie de ce mouvement. Celui-ci va se pacifier dans une logique d’adaptation plus douce et déboucher sur un nouvel « air du temps » dans les années 1980 et 1990 3. Mai 68 a eu des aspects salutaires au regard des rigidités et des pesanteurs dans le rapport entre l’État et la société comme dans les rapports sociaux, mais cela ne peut masquer ses effets de décomposition qui s’étendent sur une plus longue période que celle des événements proprement dits. Cette décomposition ne concerne pas seulement les anciens cadres d’analyse et d’action, mais plus profondément le creuset culturel juif et chrétien, humaniste et républicain qui continuait d’imprégner la société. L’érosion de ce creuset n’a pas évidemment commencé en Mai 68 et l’événement luimême demeure ambivalent, mais sa mise en question a atteint dans les années 1970 un point d’exacerbation. Si l’ensemble des institutions est touché par la contestation antiautoritaire, la famille et l’école, leviers essentiels de la transmission, sont particulièrement atteintes. Combinée, à partir du milieu des années 1970, à un chômage destructeur du tissu social, cette révolution culturelle va laisser derrière elle un champ de ruines. Le plus étonnant en l’occurrence est la facilité avec laquelle la gauche – et plus particulièrement le parti socialiste – a repris largement à son compte une histoire écrite par des soixante-huitards et qui a des allures d’un conte pour enfants : Mai 68 serait un mouvement intégrateur qui aurait fait entrer la société française dans la modernité et trouverait son accomplissement à l’ère du mitterrandisme triomphant. Cette interprétation s’appuie sur des éléments de réalité : des soixante-huitards ont adhéré au parti socialiste et ce dernier a repris à son compte des thèmes de la
« révolution culturelle » de Mai. La modernité comme la modernisation ne datent pourtant pas de Mai 68 et des changements concernant les mœurs (notamment la légalisation de la pilule contraceptive en 1967 et celle de l’avortement en 1975 sous certaines conditions) ont été votés lorsque la droite était au pouvoir. Dans le domaine des mœurs, la culture post-soixante-huitarde s’est en fait affirmée d’abord dans un désir de transgression qui entendait lever les hypocrisies et les tabous d’une époque, avant de sombrer dans des formes de vie où « le déséquilibre est reçu comme un principe 4 » et de produire ses effets dans les familles gentiment appelées « monoparentales » ou « recomposées ». La culture post-soixante-huitarde a pénétré la gauche et constitué une sorte de substitut à la crise de sa doctrine. Dans le même temps où elle opérait un tournant économique libéral non assumé dans les années 1980, le foyer de la critique se déplaçait de la question sociale vers celle des mœurs, de l’éducation, de la culture « bourgeoises » et de leurs oripeaux. La gauche s’est ainsi propulsée à l’avant-garde d’une révolution sur les plans de la culture et des mœurs avant d’être rejointe plus tardivement par une droite qui s’est voulue à son tour moderne dans tous les domaines. Il en est résulté une fracture sociale et culturelle et un débat public marqué par la confusion, tandis que le chômage de masse continuait de produire ses effets de déstructuration anthropologique et sociale. Pour mieux comprendre les bouleversements opérés en un demisiècle, il nous faut revenir à quelques grands thèmes et événements qui marquent des points de rupture et de passage à une nouvelle époque. Dans les années 1950 et 1960, celle-ci s’annonçait sous les auspices d’une modernisation porteuse de progrès social et d’émancipation. Au regard de la situation du XIXe siècle et de l’entredeux-guerres, ce progrès a bien eu lieu, mais cette modernisation
n’en a pas moins produit des « effets non voulus » qui ont entraîné le cours de l’histoire dans une direction inédite. On ne reviendra pas en arrière. En admettant qu’il soit possible, ce retour en arrière ne ferait jamais que « nous ramener à cette même situation d’où justement a surgi la crise 5 ». Mais aujourd’hui la modernisation « tourne à vide », et qui veut reconstruire ne saurait sous-estimer la décomposition sociale et culturelle.
1. Alain Besançon, « Souvenirs et réflexions sur Mai », Commentaire, no 128, été 2008. 2. Claude Mauriac, Magazine littéraire, no 112, mai 1976. 3. Cf. Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce, op. cit. 4. Expression empruntée à Georges Bataille, L’Érotisme (1957), Éditions de Minuit, Paris, p. 268. 5. Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », in La Crise de la culture, « Folio Essais », Gallimard, Paris, 1989, p. 249.
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Mai 68 : 1 la France entre deux mondes
Dans le rapport que la société entretient avec Mai 68 depuis quarante ans, l’oscillation est constante entre fascination et rejet. La référence à Mai 68 continue de jouer le rôle de mythe fondateur pour une partie de la jeunesse adolescente et les nostalgiques. Pour d’autres, l’événement sert de bouc émissaire au mal-être social existant. Entre la position réactive et revancharde de ceux qui rêvent de revenir en arrière et celle des mythificateurs de l’événement, il peut sembler difficile de prendre un recul réflexif et critique sur ces années contestataires qui furent décisives dans les mutations des sociétés démocratiques. La commémoration de cet événement est du reste singulière. On voit mal les représentants de l’État décorer les leaders étudiants de mai-juin 1968 pour services rendus à la nation. La commémoration de Mai a lieu avant tout par l’intermédiaire des médias, images et slogans s’intégrant désormais pleinement dans la « société du spectacle ». Quarante ans après, l’événement est devenu opaque sous le poids des clichés et des commentaires redondants. La question vaut alors d’être posée : quand on fait référence à Mai 68, de quoi parle-t-on au juste ? C’est ce que ce texte se propose de déterminer, en délimitant quatre phases : les conditions sociales-historiques qui ont rendu possible l’événement et ses prémisses (la modernisation et ses effets
dans les années 1960) ; l’événement lui-même qui a pris en France une forme bien particulière, combinant en l’espace de quelques semaines une révolte étudiante, une grève générale et une crise politique débouchant sur des élections législatives ; les années qui ont suivi immédiatement l’événement marquées par le développement de la contestation et la « flambée du gauchisme » (1968-1973) ; enfin le tournant du milieu des années 1970 qui combine la victoire du féminisme, de l’écologie et la fin des Trente Glorieuses. Ce qu’on peut appeler le « mouvement de Mai 68 » s’est constitué au cours des ces différentes phases dans un processus de continuité et de discontinuité qui va finir par irriguer en profondeur la société. Les journées de mai-juin ont été largement célébrées comme annonçant une modernisation culturelle et politique du pays, mais la prise en compte du contexte de l’époque et de la « parole libérée » lors de ces journées montre en fait un rapport beaucoup plus ambivalent qu’il n’y paraît à la modernité. Contrairement à l’interprétation qui a largement prévalu, Mai 68 est tout autant réactif que modernisateur, oscillant entre un « grand refus » d’une société moderne entrée dans une nouvelle étape de son histoire et la volonté de rupture avec un passé considéré comme obsolète. Enfin, il convient de s’interroger sur le moment effectif qui fut celui du basculement. Si mai-juin 1968 marque à n’en pas douter un moment important de l’entrée dans une période nouvelle, il n’en constitue pas forcément le pivot. La seconde moitié des années 1970 représente à nos yeux une charnière plus décisive, dans la mesure où elle combine les effets de la crise culturelle de 1968 et la fin des Trente Glorieuses, faisant entrer les sociétés démocratiques dans une nouvelle étape critique de leur histoire dont nous sommes loin d’être sortis.
Passé/présent : l’impossible réconciliation ? Mai 68 a pu avoir l’effet d’une « divine surprise », mais il ne surgit pas ex nihilo. Il s’inscrit dans une période historique particulière dont il porte les marques : celle du développement économique des Trente Glorieuses et de l’État providence. En France, c’est toute une reconfiguration du pays qui se développe à un rythme accéléré sans que les images du monde passé et l’attachement aux valeurs traditionnelles aient disparu. À la différence d’autres pays européens, la France est restée longtemps attachée au modèle rural, artisanal et familial, avec ses valeurs d’équilibre et de modération, le poids de la tradition et des notables. La défaite de juin 1940, qui a signé la mort de la IIIe République, a fait apparaître au grand jour le décalage du pays avec l’histoire. Les élites issues de la guerre tireront les leçons du traumatisme de la défaite : la France doit « épouser son siècle », en se redonnant les moyens de sa puissance. La passion modernisatrice de l’après-guerre entend tirer un trait définitif sur la France d’hier, repliée sur elle-même, par une vision d’avenir marquée du sceau du développement économique, scientifique et technique. L’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958 s’inscrit dans cette modernisation entamée par la IVe République en lui donnant un nouveau souffle. Avec le rôle moteur accordé à l’État, l’apologie du Plan considéré comme une « ardente obligation », la place accordée aux hauts fonctionnaires et aux experts, l’intérêt porté à l’innovation scientifique et technique, le gaullisme modernisateur prend des allures de saint-simonisme. En fait, le général de Gaulle incarne une « alliance singulière entre vision(s) classique et moderne » : la modernisation est l’instrument par lequel la France, identité
historique séculaire, peut rester égale à elle-même en jouant de nouveau un rôle historique dans le monde 2. Les années 1960 marquent un tournant. Après la reconstruction, le pays paraît bien s’installer dans une période d’expansion continue. Le « compromis entre la vieille société rurale et l’industrialisation 3 » qui a marqué la IIIe République est désormais brisé. La France rattrape le retard qu’elle avait accumulé dans l’industrialisation et dans l’urbanisation ; l’exode rural est accompli et les centres urbains se développent. Le pays réalise cette « seconde révolution », selon les termes du sociologue Henri Mendras 4, marquée par le bouleversement des structures de la société française issue du e XIX siècle. Cette modernisation ne s’est pas faite sans difficultés et sans heurts 5. Les classes sociales et les inégalités n’ont pas disparu. Les disparités entre les niveaux de vie demeurent importantes. Mais, globalement, les écarts s’atténuent. En 1962, les salariés représentent 71,6 % de la population active et l’emploi féminin se développe. La structure de la consommation des ménages a changé : la part de biens ménagers, des dépenses de santé, de loisir ne cesse d’augmenter. Le progrès n’est pas alors un principe abstrait, mais concerne directement la vie quotidienne. La machine à laver et le réfrigérateur, l’automobile et la télévision deviennent les symboles de cette mutation. Entre les restes d’un passé encore proche et un présent qui semble historiquement inédit, le dilemme apparaît au fil des ans de plus en plus manifeste. La réconciliation voulue par de Gaulle entre identité séculaire et modernisation, ordre et mouvement, se révèle de plus en plus difficile. Sous le double effet de l’expansion économique et des mécanismes de protection et de solidarité de l’État providence, les individus se trouvent libérés du poids de leurs communautés premières d’appartenance, ils se dégagent des règles et des modèles
de conduite traditionnels ; le développement de la consommation produit des effets du même type en valorisant le bonheur privé. Il en résulte une accumulation de contradictions et de tensions plus ou moins souterraines dans la société qui vont éclater au grand jour en mai et juin 1968.
La fin des épopées L’évolution des mœurs de la société, dont la « libération sexuelle » n’est qu’un aspect, interroge en premier lieu les deux grandes forces qui ont largement structuré l’affrontement politique depuis la guerre : le gaullisme et le communisme. Leurs doctrines paraissent aux antipodes, mais elles n’en développent pas moins, chacune d’une manière bien différente, une conception de la politique articulée à la collectivité et à l’histoire, mettant en jeu des passions et des engagements de type sacrificiel. Les modes de vie et les comportements centrés sur la recherche du bien-être contrastent avec le souci de la grandeur et de l’indépendance de la France, finalités essentielles de la politique gaulliste. La réconciliation francoallemande et la paix qui règne en Europe de l’Ouest, le développement des moyens de communication et des échanges, les nouveaux modes de vie qui se propagent dans le monde entraînent une érosion du sentiment d’appartenance nationale particulièrement sensible chez les jeunes générations. Edgard Pisani raconte à cet égard une anecdote significative : « Je ne sais pas par quel détour, au cours d’un entretien, le mot de “hippie” est venu dans la conversation, il [le général de Gaulle] m’a interrompu pour me dire : “Faites attention, Pisani, ils nous disent quelque chose que nous ne comprenons pas.” 6 »
Le Parti communiste français, quant à lui, se veut toujours révolutionnaire, il continue d’exalter la lutte des classes et les bienfaits du communisme. Mais au plan international, la « coexistence pacifique » a succédé à la « guerre froide » et le PCF a entamé une mutation. Il prône désormais un « passage pacifique au socialisme », une « démocratie avancée ouvrant la voie au socialisme » 7. La grande grève des mineurs de 1963 a pu rappeler les conflits du passé. Mais, globalement, la classe ouvrière commence à ne plus ressembler à ce qu’elle était avant guerre. Le taylorisme a vu le développement de nouvelles catégories d’ouvriers : les OS (ouvriers spécialisés), issus des milieux ruraux et de l’immigration ; avec l’intégration étroite de la science et de la technique dans la production, les ingénieurs, les techniciens et les cadres prennent de plus en plus d’importance. En même temps, le nombre des employés et des fonctionnaires augmente. Cette reconfiguration sociale coexiste avec le souvenir d’événements historiques qui mettent en exergue le rôle de la classe ouvrière. La Commune de Paris, le Front populaire de 1936, la guerre d’Espagne et la Résistance sont encore bien vivaces dans les mémoires et célébrés régulièrement, mais avec le développement de la consommation et des loisirs le « peuple » a d’autres centres d’intérêt. Les conflits de classes n’ont pas disparu, mais leurs enjeux semblent avoir changé de nature. Les syndicats et les partis de gauche continuent de se référer à un modèle alternatif de société, mais la lutte concerne avant tout une part accrue et plus juste des fruits de la croissance. La distance qui sépare de la fin de la Seconde Guerre mondiale apparaît courte (un peu plus de vingt ans), et ses souvenirs sont encore bien présents dans les mémoires des pères comme dans la littérature et le cinéma. Les traumatismes de la guerre d’Indochine et
de la « guerre d’Algérie », qui se clôt en 1962, ne sont pas dissipés, mais la France a liquidé son ancien « empire colonial ». Le militaire technicien du nucléaire prend le pas sur le parachutiste et le légionnaire. La France vit en paix et paraît centrée sur le bien-être et la consommation. Les grands engagements, l’histoire, avec ses combats, ses drames et ses parfums d’aventure, se dérobent. L’épopée de la France libre semble déjà bien loin et, après en avoir terminé avec l’Algérie, de Gaulle lui-même confie, peu de temps avant les événements de Mai 68 : « Cela ne m’amuse plus beaucoup ; il n’y a plus rien de difficile ni d’héroïque à faire 8. » La sacralisation de la Résistance contraste avec la politique menée, qui apparaît sous la figure débonnaire du Premier ministre Georges Pompidou : « Enrichissez-vous ! » Le gaullisme finissant a les allures de la monarchie de Juillet prétendant succéder aux épopées napoléoniennes.
Une autre idée de l’homme Les militants qui s’inscrivent dans l’histoire du « mouvement ouvrier » se trouvent eux aussi confrontés à de nouvelles mentalités et de nouveaux comportements qui ne vont plus dans le sens des engagements passés. Dès la fin des années 1950, une partie de l’intelligentsia s’interroge avec inquiétude sur les nouvelles activités de loisir, le développement des médias et la culture de masse. Le numéro spécial de la revue Esprit consacré à la « civilisation du loisir » publié en 1959 développe des thèmes qui seront au cœur de la contestation de Mai 68. Les jeux, les vacances, l’intérêt pour les sports expriment le besoin d’une vie dégagée de toute obligation, orientée vers un « univers semi-sérieux, semi-ludique, semi-réel, semi-
imaginaire, “où l’homme peut fuir son humanité et se délivrer doucement de lui-même” 9 ». Les loisirs de masse peuvent amener une « poésie parallèle à la vie courante », un « humour dans l’engagement social ». Mais ils induisent en même temps une fuite par rapport à la réalité, un « mépris de l’humble vie quotidienne », un « refus de l’effort culturel et une indifférence à toute responsabilité sociale 10 ». La place donnée à l’imagination vient interpeller une culture jusqu’alors centrée sur la raison. Mais l’imagination peut en arriver à confondre le rêve et la réalité, à se détourner de l’action pour vivre dans un monde mythique. Une fun morality 11, une « nouvelle morale du bonheur 12 », semble avoir succédé à la morale du travail. Peut-on encore faire tenir longtemps cette nouvelle mentalité avec les anciens cadres de pensée et d’action ? Le milieu intellectuel connaît des évolutions qui font pareillement apparaître la contradiction entre un passé proche et une nouvelle donne historique. En littérature, la passion pour les événements du monde et la tragédie de la mort des héros d’André Malraux, l’existentialisme, les dilemmes de l’engagement et de la morale de Jean-Paul Sartre et d’Albert Camus demeurent des références. Mais de nouvelles perspectives s’affirment en dehors des thèmes qui structuraient jusqu’alors toute une littérature de la révolte et de l’engagement. Le théâtre d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett témoigne d’une autre idée de l’homme et de son destin. Les personnages paraissent vivre dans un monde indéfini marqué par le non-sens et l’incommunicabilité. Le « nouveau roman » veut rompre avec toute préoccupation psychologique, morale ou idéologique. Il s’en tient à la description de la surface des choses et des êtres, sans prétendre leur donner de signification. Le monde devient étrange, l’homme paraît se dissoudre dans des gestes et des mouvements infimes qui restent énigmatiques. Dans son roman Les Choses (1965),
Georges Perec met en scène un jeune couple moderne pour qui la possession des biens de consommation apparaît comme la seule raison d’être. Ils ne sont pas malheureux, mais paraissent vivre à l’extérieur d’eux-mêmes, possédés par l’éphémère et la futilité. Dans la période de l’immédiat après-guerre, les débats intellectuels mettaient en jeu des doctrines (existentialisme, marxisme, personnalisme…) où philosophie, histoire et engagement politique étaient étroitement et confusément mêlés. Dans les années 1960, la philosophie, qui cultivait jusqu’alors ses liens avec la littérature, les arts et l’histoire, se tourne vers les sciences. Une nouvelle façon de penser s’est fait jour, dont les sciences humaines sont l’avant-garde. Les auteurs, qu’on a réunis sous le vocable de « structuralistes », développent, chacun à leur manière, un « antihumanisme théorique » qui s’attache à mettre en lumière des infrastructures formelles inconscientes aux savoirs et aux systèmes sociaux. Le marxisme n’échappe pas à un tel traitement, par le biais de la relecture d’Althusser. Celui-ci n’hésite pas à considérer l’économie marxiste comme une science, envisage les rapports de production comme une structure spécifique, formant comme un « théâtre sans auteur ». La subjectivité et l’histoire cèdent la place à un univers impersonnel dans lequel les hommes paraissent pris sans en avoir conscience : peuvent-ils retrouver une signification qui les porte, une parole et des actes qui les engagent vraiment ? Peuvent-ils encore peser sur le cours des événements et les choses ? La valorisation de la « spontanéité », de la « créativité » et de la « poésie » chère aux situationnistes s’éclaire largement en réaction à une telle situation.
Le développement du « peuple adolescent 13 » Un nouveau phénomène n’a pas manqué d’attirer l’attention des sociologues : la prolongation de l’adolescence et la constitution de cette classe d’âge en nouvel acteur social revendiquant des valeurs et des comportements qui lui sont propres. La forte poussée démographique des générations d’après guerre, la démocratisation de l’enseignement et la prolongation de la scolarité constituent les conditions essentielles du développement du « peuple adolescent ». La musique, rock puis pop, est un vecteur puissant de diffusion de cette nouvelle culture qui se propage rapidement dans le monde. La culture adolescente commence à être reconnue par les médias, à travers les magazines spécialisés, les émissions de radio et de télévision pour les jeunes 14. Les nouveaux modes de vie et les frustrations de la jeunesse contrastent avec un moralisme et un paternalisme issus du XIXe siècle. Le régime a permis la pilule contraceptive en même temps qu’il garde encore des allures de bourgeoisie provinciale exerçant une censure contre ce qui paraît alors nuire aux bonnes mœurs. Dans ce monde en mutation rapide, le passé et l’expérience des aînés ne paraissent plus pouvoir servir de référence pour éclairer l’avenir des jeunes générations. La transmission paraît rompue et cette rupture porte sur des points anthropologiques essentiels. Antérieurement, la solidité des liens qui unissaient les membres d’une même collectivité impliquait des épreuves et des souffrances partagées. Défendre les idéaux et les croyances communs pouvait aller jusqu’au sacrifice individuel, à l’image de l’héroïsme des ancêtres 15. Qu’en est-il de cet engagement face à la mort dans une
société d’abondance ? Quels sont les idéaux pour lesquels on serait prêt à se sacrifier ? La France gaulliste ne cesse de célébrer les héros de la Résistance. En décembre 1964, la cérémonie de l’entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon est retransmise à la télévision. Qui, alors, n’a pas entendu le discours d’André Malraux au côté du général de Gaulle ayant pour l’occasion revêtu ses habits militaires ? Avec sa voix tremblante, Malraux évoque Jean Moulin et son « terrible cortège » composé de ceux qui sont morts sous la torture et dans les camps de concentration. Cette cérémonie au Panthéon se déroule en pleine vague yé-yé ; moins de quatre ans la séparent de Mai 68. Le « fossé des générations » apparaît alors au grand jour : « Mais voici que se lève, immense, bien nourrie, ignorante en histoire, opulente, réaliste, la cohorte dépolitisée et dédramatisée des Français de moins de vingt ans 16. » Cette réflexion désabusée d’un écrivain conservateur de l’époque traduit l’inquiétude de la génération ayant connu la guerre et les privations. Les élites au pouvoir ne semblent plus capables de maîtriser les effets d’une modernisation qu’ils ont eux-mêmes engagée et développée. La jeunesse étudiante, alors considérée comme la future élite de la nation, se trouve au cœur de ces contradictions. Formée encore par une culture traditionnelle qui accorde une place importance à l’histoire, à la littérature et à la philosophie, elle a vécu son adolescence dans une société nouvelle centrée sur le développement économique, scientifique et technique. Les facultés de lettres et des sciences humaines sont au centre de la contradiction entre nécessaire adaptation aux évolutions du monde moderne et maintien d’un héritage marqué par ces disciplines. Contrairement aux clichés rétrospectifs qui valorisent les groupuscules révolutionnaires dans le milieu étudiant de cette
époque, la masse des jeunes qui arrivent à l’université dans la seconde moitié des années 1960 n’est pas politisée et les valeurs dont sont porteurs les nouveaux étudiants ne vont pas dans le sens de l’engagement. Les « héritiers » ne sont pas encore en révolte et les lauréats du concours général « révèlent, dans leurs projets d’avenir, les vertus que célèbrent les articles nécrologiques 17 ». Venus des classes terminales de lycées marqués par un encadrement infantilisant et l’enseignement des « humanités », les jeunes étudiants se trouvent plongés brutalement dans un milieu universitaire caractérisé par une massification et un relatif anonymat dans le rapport aux enseignants. Le militantisme des groupuscules ne parvient guère à dynamiser un milieu dont la guerre d’Algérie, quelques années plus tôt, a constitué le temps fort de la mobilisation. Ce sont en fait deux générations qui coexistent alors à l’intérieur des universités : une différence d’âge de cinq ou six ans peut alors signifier des expériences de vie et des différences culturelles importantes 18. Les étudiants d’extrême gauche ayant quitté la jeunesse communiste dans les années d’avant 1968 continuent de s’accrocher à un imaginaire révolutionnaire qui a marqué l’histoire du pays, mais qui ne trouve plus de réel ancrage dans les sociétés développées de l’après-guerre. Telle est la situation nouvelle qu’ils se refusent à affronter, non seulement par dogmatisme et indigence intellectuelle, mais parce qu’ils n’entendent pas renoncer à la passion révolutionnaire et vivre dans un monde qui paraît désenchanté. Orphelins d’épopée et de révolution dans la nouvelle « société de consommation », ils portent en eux un désir d’aventure, de pureté et de sacrifice. Ils se veulent les héritiers des révoltes et des luttes qui ont marqué l’histoire : la Commune de Paris et la révolution bolchevique de 1917, le Front populaire de 1936, la guerre d’Espagne
et la Résistance…, exprimant par là même une impossible demande de filiation dans une société démocratique désormais centrée sur la recherche du bien-être. Ils n’échappent pas eux-mêmes à la contradiction entre passé et présent : ils sont partie prenante du peuple adolescent éduqué dans une société de consommation en même temps qu’ils veulent à tout prix maintenir une tradition révolutionnaire devenue obsolète. Bien qu’étant très minoritaires, ils reflètent à leur manière une contradiction au cœur même de la contestation de Mai 68 : la révolution dont se réclament les jeunes contestataires est tout autant réactive que révolutionnaire. Elle exprime à la fois l’angoisse et le refus d’entrer dans une société qui semble vidée des idéaux et des passions antérieurs comme le désir de vivre et de profiter pleinement du nouveau monde dont le peuple adolescent s’affirme le héros. Pour reprendre une expression du Jean-Luc Godard cinéaste avantgardiste, les jeunes de l’époque sont à la fois les « enfants de Marx et de Coca-Cola 19 ».
L’événement iconoclaste Dès l’origine, la question de l’interprétation de Mai 68 est posée et donne lieu à polémique. Par certains de ses traits, l’événement semble bien s’inscrire dans une tradition : les barricades et surtout la grève générale sont autant de signes qui l’insèrent dans l’histoire, l’événement oscillant entre un succédané de Commune de Paris et un bis repetita des grèves de 1936. Ces réalités peuvent laisser croire à une continuité avec le passé, alors que Mai 68 déborde de toutes parts cette interprétation. Qu’on le veuille ou non, le nouvel acteur qu’il fait apparaître et les thèmes propres à la « Commune
étudiante 20 » sont bien nouveaux. Ce sont eux qui auront à long terme le plus d’impact. Sur le moment, cette nouveauté ne s’impose pas nécessairement à l’esprit. L’histoire du mouvement ouvrier, l’influence du parti communiste et du syndicat CGT demeurent prégnantes. La spécificité française réside précisément dans la conjugaison en un temps court (quelques semaines) de la révolte étudiante et d’une grève générale avec occupation d’usines. La gauche interpréta l’événement dans le schéma traditionnel de la lutte contre le capitalisme, les groupuscules y ajoutant le schéma léniniste de la « répétition générale » (version trotskiste) ou de la « guerre civile » (version maoïste). Dans ce cadre d’interprétation, le mouvement étudiant n’est considéré que comme le déclencheur d’une action dont le véritable sens s’éclaire à la lumière de l’entrée en lutte de la classe ouvrière et du déclenchement de la grève générale 21. De ce point de vue, le marxisme a joué – contrairement à ce que l’on croit sur le moment et encore aujourd’hui – un rôle de rationalisation d’une situation nouvelle et contradictoire. À sa façon, l’interprétation marxiste rassure en ramenant l’événement dans du « déjà-pensé » ; elle fait barrage à la compréhension de sa nouveauté. Le fameux slogan situationniste : « Vivre sans temps mort et jouir sans entraves » n’a pas grand-chose à voir avec les revendications salariales des ouvriers en grève et les accords de Grenelle, ou encore avec la révolution envisagée sur le mode trotskiste ou maoïste. Une photo de la Sorbonne occupée illustre on ne peut mieux cet aspect bariolé : on y voit un monsieur élégamment vêtu assis sur une chaise, dans la cour de l’université, entre les portraits de Lénine et de Mao ; sur le mur derrière lui, on peut lire un slogan écrit à la peinture : « Le Christ seul est révolutionnaire. » Si l’on ne peut réduire Mai 68 à cette image et à la Commune étudiante, force n’en est pas moins de reconnaître que la parole libérée pendant les événements a été
multiforme et sauvage, faisant coexister des slogans et des thèmes hétérogènes. Dresser une typologie des courants et multiplier les perspectives comme certains s’emploient à le faire laisse en plan la question de la signification historique globale du mouvement. Or, ce qu’il s’agit précisément de comprendre c’est la signification de cette nébuleuse qui a fait apparaître et tenir ensemble des discours et des positions contradictoires et hétérogènes en peu de jours 22. Cela renvoie à la place centrale occupée par la parole de Mai, les représentations et les affects qu’elle mobilise, la communication sociale qu’elle induit. En ce sens, Mai 68 peut être interprété comme un moment de pause, de « catharsis 23 » d’une société considérablement et rapidement bouleversée par une modernisation qui semble avoir bien rompu le fil la reliant encore à la tradition. D’où un bouillonnement d’idées, de passions anciennes et nouvelles marquant le passage dans un monde inédit avec lequel le rapport n’est pas encore clair. Les contradictions qui se sont nouées dans la période antérieure s’affirment alors ouvertement dans des actions et des paroles transgressives qui sont à elles-mêmes leur propre fin. Ces actions et ces paroles rompent avec le cours linéaire du temps, opérant une intensification du présent et une communication de type fusionnel où s’engouffre l’imaginaire.
Violence et parole Mai 68 remet en scène tout un héritage révolutionnaire avec les manifestations, les occupations, les barricades et les nuits d’émeutes, en même temps que le pas qui mène à la guerre civile n’est pas franchi. On a « flirté avec la limite » sans commettre l’irréparable. On peut estimer qu’à certains moments il s’en est fallu de peu. La
violence des manifestants et de la répression est bien réelle ; les affrontements aboutissent à des blessés et à des morts de part et d’autre 24. On ne cherche plus cependant à tuer, à écraser l’adversaire 25. Comme l’a justement souligné André Malraux, la haine n’était pas le ressort des protagonistes ; les manifestations des deux camps ne se sont pas directement affrontées : « Cette répétition générale d’un drame suspendu montrait, chez les grévistes comme chez ceux qui les regardaient passer, la conscience de la fin d’un monde 26. » Contrairement aux caricatures que les soixante-huitards en ont données, les élites au pouvoir à l’époque ont fait preuve de compréhension et d’une relative bienveillance, tout au moins au début du mouvement, avant que les nuits d’émeutes n’aillent crescendo. Les autorités veulent à tout prix éviter que se renouvellent les drames du passé, d’autant plus qu’elles ont affaire à un type de manifestant qui tranche par sa jeunesse et son statut. Le gouvernement compte alors dans ses rangs un nombre non négligeable de normaliens et d’agrégés imprégnés de culture historique pour qui la France moderne n’en demeure pas moins celle où la littérature et les arts occupent une place centrale 27. Les étudiants en révolte, leurs héritiers, sont considérés comme les futures élites de la nation. En mai et juin, les journées de violence ont été moins nombreuses que celles consacrées à la parole et aux manifestations pacifiques 28. On a surtout pris la parole et c’est cette parole qui caractérise avant tout l’événement. Comme l’a souligné Pierre Nora, Mai 68 est un « festival de la parole agissante » : « Toutes les formes cohabitèrent pour constituer l’événement lui-même : parole des leaders et parole anonyme, parole murale et parole verbalisée, parole étudiante et parole ouvrière, parole inventive ou citative, parole politique, poétique, pédagogique ou messianique, parole sans paroles, et parole
bruit. L’événement est devenu intimement lié à son expression 29. » Le contenu de cette parole emprunte à une pluralité de courants : marxisme, anarchisme, situationnisme, surréalisme, personnalisme…, sans qu’aucun d’eux puisse prétendre en rendre raison. En ce sens Mai 68 n’appartient à personne dans la mesure où il condense en lui une parole éclatée et multiforme qui est à elle-même sa propre fin. Cette libération de la parole fait momentanément sauter les cloisonnements sociaux, les places et les rôles assignés aux individus et aux catégories sociales. Elle permet une communication directe, « horizontale », qui se répand comme une traînée de poudre dans l’ensemble de la société en ignorant et en décrédibilisant la parole officielle de l’État et des institutions. Une telle situation n’est pas tout à fait nouvelle, on la retrouve dans tous les moments forts et révolutionnaires de l’histoire. L’intensification extrême du présent, l’impression de « temps suspendu », la communication de type fusionnel… constituent des moments d’excès qui rompent avec la banalité de la quotidienneté et laissent croire à ceux qui les vivent intensément que « tout est possible ». On retrouve cette dimension dans les grandes grèves, les révolutions, les libérations ou les fins de guerres victorieuses. Mai 68 n’en contient pas moins des spécificités nouvelles liées à son caractère mi-sérieux, mi-ludique et à l’importance prise par une fuite dans l’imaginaire qui apparaît comme un luxe que peut se permettre une société démocratique en pleine expansion. L’illusion lyrique en la toute-puissance de la parole et la relative tolérance dont ont fait preuve les pouvoirs publics pendant quelques semaines ont laissé croire à la jeunesse contestataire que le vieux monde était en train de s’effondrer. Les événements peuvent paraître par moments dramatiques, mais sans atteindre le tragique des grands événements passés, avec leurs enjeux de vie et de mort. La répercussion en direct
par les radios privées des manifestations et des violences démultiplie leur impact, donnant l’impression que le pays est en pleine guerre civile. De Gaulle jouera sur la peur et agitera sur la fin le spectre du danger totalitaire pour gagner les élections. Il n’en a pas moins conscience que ce mouvement comporte de l’inédit qui l’a décontenancé comme les autres hommes politiques de sa génération, qu’ils soient de droite ou de gauche. La forte composante juvénile et adolescente du mouvement pèse dans ce sens, mais plus fondamentalement Mai 68 porte les marques de la société critiquée. Il retrouve l’illusion induite par le développement des médias qui fait croire « que l’on a beaucoup agi pour la société, quand on a beaucoup bavardé sur elle 30 ». L’utopie vécue dans le présent d’une société où autorité, contraintes et barrières sociales s’effacent semble retrouver celle des conseils ouvriers ou de l’autogestion généralisée, mais elle n’est pas sans rapport avec la nouvelle expérience de vie rendue possible par le développement des loisirs modernes. Nombre de ceux qui participent au mouvement, quoi qu’ils en disent, ne sont pas insensibles aux charmes de la société qu’ils dénoncent. Ils observent la trêve des week-ends et le jour où l’essence est de nouveau disponible, on les retrouve sur les routes 31.
Entre modernité et grand refus La contestation de ce qu’on appelle alors la « société de consommation » est en fait traversée par une interrogation inquiète sur cette étape nouvelle des sociétés démocratiques, oscillant entre la reconnaissance pleine et entière du monde nouveau et sa critique radicale. La volonté de rupture et de faire table rase prend les accents
révolutionnaires du passé tout en étant portée par la dynamique même de la modernisation de la société française. Mai 68 remet en cause le moralisme et le paternalisme, les bureaucraties en place, les pouvoirs et les institutions sclérosés… En ce sens, il participe bien de l’élan modernisateur. En même temps, le mouvement exprime une sourde inquiétude quant aux effets de cette modernisation sur la vie individuelle et collective. On peut, une fois encore, se référer au capitalisme comme à la cause de tous les maux. Mais l’interrogation critique est moins sociale et politique qu’existentielle : « Voyons, sommes-nous heureux 32 ? » Rien ne semble pouvoir échapper à la contestation qui s’en prend à tous les pouvoirs en place, à tous les mécanismes de cette société qualifiée, selon les proclamations, de « capitaliste » ou de « néocapitaliste », d’« industrielle » ou « de consommation »… Il en ressort l’idée d’un grand refus accompagné d’appels lyriques à la vie, à la spontanéité, à la création, à l’imagination… La société développée semble déshumaniser l’homme en faisant de lui un être conditionné et passif ou un robot. Cette critique n’est pas seulement celle, salutaire, du taylorisme et du conformisme bien réels de l’époque. Elle remet en question l’ensemble des mécanismes sociaux dans lesquels les individus se trouvent insérés comme dans autant de pièges qui les éloignent ou les dessaisissent de leur humanité. La fonction et le statut sociaux sont considérés comme des images, des stéréotypes « artificiels » auxquels les individus ne peuvent s’identifier que de façon servile. Les « impératifs économico-techniques » sont dans leur ensemble ramenés à une idéologie qui masque et légitime le pouvoir d’une « bureautechnocratie » imposant ses normes à l’ensemble de la société, sans qu’on leur reconnaisse la moindre fonctionnalité et rationalité.
Dans les textes de la Commune étudiante, l’« aliénation » apparaît comme un maître mot qui tend à supplanter celui d’« exploitation », même si les deux notions sont souvent mêlées dans des proclamations dont la clarté conceptuelle n’est pas le souci premier. L’« aliénation » oriente la critique vers une autre problématique que celle de l’extraction de plus-values et de la logique du profit dont la classe ouvrière est la première victime. Elle suppose l’idée d’une dépossession de l’homme de son autonomie au profit de biens marchands fétichisés qui le dominent. Par extension, l’aliénation dans les sociétés développées implique des mécanismes d’identification à des stéréotypes sociaux, à des besoins prédéfinis, à des modes de vie tout tracés… La critique renvoie à des phénomènes réels, mais il en ressort une vision particulièrement négative de la société moderne. Le conditionnement est censé soumettre tout le monde aux mécanismes d’une aliénation qui tend à se confondre avec les nouveaux modes de vie des sociétés développées. Le fonctionnement d’ensemble d’un pays moderne échappant à la maîtrise des individus et de la société, le travail de « déconditionnement » et de « désaliénation » paraît sans fin. Les techniques, la spécialisation et la division du travail, l’adaptation de l’enseignement à ces réalités, les médias et les loisirs de masse, le développement des biens de consommation… sont autant de réalités nouvelles vis-à-vis desquelles Mai 68 exprime une sourde angoisse en dénonçant la déshumanisation et le conformisme de masse qu’elles peuvent induire. Tout progrès se paie d’un abandon et d’une perte, et c’est précisément cela que les soixante-huitards semblent avoir du mal à accepter. Cette ambiguïté se retrouve dans le rapport qu’entretient le mouvement avec la démocratie. D’un côté, les individus et la société expriment leur refus d’une mainmise de l’État, une volonté d’autonomie et de participation face à la tutelle et à la sacralisation
de l’État gaullien qui se trouve en porte-à-faux avec leur évolution. En ce sens, Mai 68 fait valoir une exigence qui participe d’un mouvement de démocratisation des sociétés modernes. Mais dans sa réaction à la « monarchie républicaine » incarnée par le gaullisme, il fait valoir en contrepoint un type de démocratie directe qui n’est guère nouveau. Le contre-pouvoir soixante-huitard a des allures de « démocratie des Anciens » opposée à celle des Modernes. Là aussi, les analogies historiques sont trompeuses. Si les assemblées générales houleuses évoquent souvent plutôt Sparte qu’Athènes, les soixante-huitards n’entretiennent pas, pour le moins, un rapport sacrificiel avec la cité. Les références à la Commune de Paris ou aux conseils ouvriers, pour une partie militante du mouvement, n’ont, eux aussi, rien de particulièrement novateur. Elles sont en outre terriblement décalées par rapport à la réalité. Les acteurs de la Commune et des conseils étaient armés d’intentions nettement plus radicales et faisaient preuve d’une cohérence dans l’extrémisme qu’on ne trouve guère dans la masse des soixante-huitards. La filiation est en fait de l’ordre de l’imaginaire. Dans son fonctionnement comme dans ses déclarations, la Commune étudiante remet en scène, sous une forme caricaturale, l’utopie d’une société devenue transparente à elle-même, déployée dans un registre purement horizontal, déniant les institutions et l’État ou les réduisant à des phénomènes de domination et d’aliénation. Ce type de société qui fait fi de l’État de droit, du suffrage universel et des médiations institutionnelles n’est pas démocratique. Y voir (encore aujourd’hui) une alternative à la démocratie moderne, c’est non seulement se tromper d’époque, mais verser dans une logique qui n’est pas sans rapport avec les représentations totalitaires. Tel nous paraît être, en fin de compte, l’aspect le plus paradoxal de l’événement qui fait apparaître de façon mêlée passé et présent, aspects réactifs et volonté de modernité,
exigence légitime d’autonomie, de participation des individus et de la société en même temps que retour aux formes de pouvoir révolutionnaire de type fusionnel qui en ferment la possibilité. Si l’adolescence est cette période de la vie où l’individu se trouve confronté à la « douloureuse perspective de la fin des possibles 33 », la Commune étudiante marque à sa façon la difficulté de sortir de cette période délicate. La révolte du « peuple adolescent » fait écho au malaise d’une société qui, du point de vue des valeurs et des mentalités, reste encore largement à la jonction entre deux époques et hésite à franchir le pas. Ce pays en pleine période d’expansion s’offre le luxe, l’espace de quelques semaines, d’une pause et d’une fuite dans l’imaginaire harmonisant tous les possibles. Ce moment de catharsis aura été de courte durée, mais il n’en aura pas moins jeté les bases d’une dynamique qui se répandra par vagues successives dans la société et se transformera au fil des ans. La nébuleuse de Mai 68 éclatera en plusieurs composantes qui occuperont chacune plus ou moins l’actualité selon des phases qui se succéderont à un rythme accéléré dans une courte période de temps (1968-1975 pour fixer des repères).
Quelles leçons tirer de l’événement ? Un an après Mai 68, le général de Gaulle tente de donner une traduction politique aux aspirations à la participation à travers les réformes de décentralisation et du Sénat. Celle-ci ne rencontre guère d’écho. En votant « non » au référendum, le pays met fin à un pouvoir gaulliste dont l’usure était manifeste depuis les élections présidentielles de 1965, les élections législatives de juin 1968 n’ayant été qu’une parenthèse en réaction au désordre. Dans les années qui
suivent, ledit désordre semble pourtant s’installer. Le pays connaît une « agitation » et des conflits souvent violents dans les universités, les lycées, mais aussi dans les entreprises, chez les paysans et les petits commerçants. Ce climat de contestation inquiète les autorités, qui tentent tant bien que mal de tirer rapidement les leçons de Mai 68 en entamant une série de réformes, celle de l’Éducation nationale, votée rapidement, étant censée répondre à la crise de l’enseignement et de l’Université. Sous la présidence de Georges Pompidou, ces réformes s’insèrent dans l’idée d’une « nouvelle société » chère au nouveau Premier ministre, Chaban-Delmas. Celle-ci est loin de faire l’unanimité dans les rangs de la majorité et la nomination en 1972 de Pierre Messmer au poste de Premier ministre marque le retour à des orientations plus traditionnelles. C’est dans cette période agitée que le gauchisme sous toutes ses formes va se faire connaître et marquer l’actualité. Pour les groupuscules, Mai 68 a ravivé l’idée d’une révolution possible dans un pays développé comme la France, alors que les évolutions antérieures à l’événement montraient précisément le contraire. Rien n’y fait. Les résultats des élections législatives de juin sont interprétés comme la prolongation du conditionnement généralisé (« Élections piège à cons ») et l’effet d’une peur qui serait totalement infondée (« Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes »). Quant à la classe ouvrière avec laquelle la jonction n’a pu massivement se faire, elle est toujours considérée comme une force révolutionnaire potentielle, la CGT et le parti communiste étant tenus pour responsables de sa tiédeur et de sa défiance envers le mouvement étudiant et l’extrême gauche. Tout reste donc à faire et à refaire. C’est au lendemain de mai-juin 1968 – et non avant, comme l’idée en a été répandue par des interprétations trompeuses –, que les groupuscules d’extrême gauche connaissent leurs heures de gloire. Leur dissolution par le
gouvernement en juin a développé l’idée qu’ils ont joué un rôle central dans les événements, et la répression dont ils sont victimes suscite un courant de sympathie et de solidarité, dans le mouvement contestataire et plus largement. Le décalage existant entre des partis politiques traditionnels et la jeunesse en révolte, leur appel à refaire ou prolonger Mai 68 par la révolution vont attirer la sympathie et l’adhésion de jeunes étudiants et lycéens qui jusqu’alors ignoraient tout du trotskisme ou du maoïsme. Le gauchisme culturel, quant à lui, tire d’autres leçons. Il entend « vivre autrement » sans attendre un hypothétique Grand Soir, et la jonction avec la classe ouvrière n’est pas vraiment son souci. Il remet en question avant tout la morale et les institutions au nom d’une référence à la vie et à la libération du désir. Pour lui, la révolution est culturelle et il lui importe d’expérimenter des modes de vie alternatifs, en dehors du « système ». L’activisme gauchiste dans le climat qui règne après Mai 68, sa capacité à déclencher des manifestations et des actions spectaculaires relayées par les grands médias démultiplient son impact. Il contribue de la sorte à révéler, sous une forme souvent des plus caricaturales, voire mensongère, des situations d’injustice. C’est du reste de cette façon qu’aujourd’hui encore on lui trouve quelque légitimité, en oubliant les idées dont il est porteur. La critique gauchiste n’est pas seulement et outrancièrement justicière, elle conteste radicalement l’héritage culturel et politique du pays et de la civilisation occidentale. Ce ne sont pas seulement les pages sombres de la collaboration et du colonialisme, refoulées par l’histoire officielle du gaullisme et de la République, qui sont mises en exergue. L’histoire de la France, de l’Europe et des États-Unis est réduite de façon grossière aux guerres, aux crimes et aux massacres, le fascisme devenant un mot fourre-tout. Le christianisme, l’humanisme, l’école et l’État
républicain sont considérés comme des idéologies mensongères et des appareils répressifs, tout comme la famille traditionnelle et l’éducation des enfants. La jeunesse et l’inculture des militants n’expliquent pas tout. À l’irresponsabilité joyeuse de Mai 68 se substitue une logique de ressentiment : on décharge son agressivité contre son propre héritage culturel, ses anciens maîtres, l’État et les institutions. C’est dans ces années que le terrorisme se développe en Allemagne et en Italie. La France y a échappé de justesse. Dans le non-passage à l’acte, son histoire particulière, la culture humaniste et républicaine de ses élites et la formation première des étudiants contestataires ont pesé 34. On a parlé à l’époque de « freudo-marxisme » pour caractériser la critique gauchiste de ces années-là. Mais Nietzsche revisité et les surréalistes y trouvent tout autant leur place, dans la plus grande confusion. À vrai dire, tout semble bon à prendre, au sein d’un règlement de comptes avec la culture dont on est issu. Les sciences humaines, retrouvant alors une seconde jeunesse, sont elles-mêmes intégrées dans une optique différente de celle de la connaissance : celle d’une radicalité destructrice qui fascine une partie de l’intelligentsia et des beaux esprits. La critique nécessaire de l’ethnocentrisme tourne à la mésestime ou à la haine de soi au profit d’un relativisme culturel qui valorise en fait tout ce qui, de près ou de loin, paraît extérieur à la culture occidentale, ou tout simplement hors norme. Anciens peuples colonisés, peuplades reculées, femmes et enfants, homosexuels, minorités régionales, ethniques, voyous et bandits bénéficient alors d’un a priori favorable au sein de la mouvance post-soixante-huitarde : ils sont tous considérés comme également opprimés et parés des habits de l’innocence et du bon sauvage. La catharsis semble suivre son cours. En réalité, elle a changé de registre en ne trouvant pas son point d’apaisement. Cette
phase nihiliste du mouvement qui se développe principalement dans l’après-Mai concerne avant tout des intellectuels radicaux et des « minorités agissantes » occupant le devant de la scène. Leurs idées et leurs modes d’action laisseront des traces.
Pacification et recomposition La phase proprement nihiliste du mouvement post-soixantehuitard est brève. Elle trouve dès 1973-1974 ses premiers points d’infléchissement par la rencontre avec des luttes et des combats d’une autre nature : ceux des ouvriers de Lip contre les licenciements et des paysans du plateau du Larzac contre l’extension d’un camp militaire. Une autre phase de l’histoire du mouvement soixantehuitard s’engage, qui va aboutir à sa pacification et à sa transformation, sous les effets conjugués du féminisme, de la rencontre avec un courant chrétien et de l’écologie. Le désir de révolution et de conquête de la classe ouvrière atteint vite sa limite, en même temps que naît un féminisme post-soixantehuitard qui fait valoir de nouvelles valeurs aux antipodes du militantisme révolutionnaire sacrificiel. Le MLF, qui se crée en 1970 35, accélère la crise de l’extrême gauche en même temps qu’il introduit la dissidence dans le courant de la « libération du désir » en faisant valoir une différence des sexes irréductible à tout discours globalisateur. Il introduit ainsi une revendication d’autonomie radicale dans les rapports hommes-femmes et déplace le front des luttes vers les questions de la sexualité et de la reproduction. La dénonciation de l’oppression et des injustices faites aux femmes ne saurait faire oublier le bouleversement que ce mouvement opère alors dans la conception du militantisme et de la politique. L’expression de
la subjectivité débridée, déjà présente en Mai 68, trouve à se redéployer à travers le culte d’un « vécu » féminin. Ce féminisme post-1968 fait sauter la distinction de la vie privée et de la vie publique, valorise le sentiment contre la raison et fait de la femme le nouveau sujet de l’histoire, porteur de valeurs de civilisation. La rencontre avec les ouvriers de Lip et les paysans du Larzac de culture chrétienne va contribuer à pacifier le gauchisme. Le conflit de Lip a tous les traits d’un « Mai 68 ouvrier » où « le rêve est devenu réalité 36 ». Cette réalité est en fait plus complexe qu’il n’y paraît. La lutte des ouvriers de Lip se situe entre deux périodes, combine et mêle deux traits : l’utopie et la dynamique issues de Mai et la lutte contre les restructurations et les licenciements qui annonce une situation bien différente. Le combat des paysans du Larzac emprunte, quant à lui, tout autant à Mai 68 qu’à la non-violence chère à Gandhi et à Lanza del Vasto. Pour les militants d’extrême gauche en dissidence, le passage a été rapide entre les appels guerriers à la lutte des classes et le pacifisme paysan (« Des moutons, pas de canons 37 »). Ceux qu’on appelle alors les « babas cool » reprennent le dessus. Les rapports se veulent plus conviviaux et fraternels à l’intérieur de communautés plus ou moins chaleureuses ; s’installer à la campagne apparaît comme un mode de vie alternatif au conditionnement et à l’aliénation de la société. On retrouve la critique de la société moderne présente en Mai 68, mais ce nouveau cours l’oriente dans une autre problématique et vers de nouveaux horizons. L’écologie politique, absente en Mai 68, va prendre le relais.
Les années de basculement
Au tournant des années 1970, plusieurs événements quasi simultanés convergent, venant remettre en question les représentations politiques qui imprégnaient les principaux acteurs. En 1974, la publication de l’édition française de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne bouleverse l’opinion. La crise du pétrole et les rapports du Club de Rome 38 soulignent les limites des ressources naturelles, la croissance démographique et les dangers que le développement de la production industrielle fait peser sur l’avenir de la planète. Le tournant qui s’opère alors est d’une autre nature et d’une autre ampleur que Mai 68. Le ralentissement de la croissance et la montée du chômage de masse marquent la fin des Trente Glorieuses (19451975). Le changement n’est pas simplement d’ordre économique et social, il touche directement à une vision de l’histoire qui a structuré les sociétés depuis le XIXe siècle et qui s’est trouvée fortement relancée par le dynamisme de la modernisation de l’après-guerre. Après avoir été ébranlée par la révolution culturelle de mai-juin 1968, la France, comme les autres pays développés, subit un second choc. Celui-ci vient renforcer la crise ouverte en Mai 68. L’idée d’une histoire en marche vers toujours plus de progrès dans laquelle s’inscrivaient les acteurs politiques et sociaux est fortement ébranlée. Les inquiétudes et les interrogations critiques sur les finalités de la modernisation resurgissent, mais la problématique et la dynamique changent. Crise culturelle et crise économique se conjuguent et vont démultiplier les inquiétudes, rendre plus difficile encore la réconciliation du pays avec la modernité. En regard des Trente Glorieuses, qui devient le point de référence obligé, l’histoire paraît régresser. La réalité, là aussi, est plus complexe : le ralentissement de la croissance ne signifie pas sa disparition ou la récession ; les inégalités continuent de reculer 39.
C’est en fait le développement du chômage qui constitue le problème le plus crucial. La dégradation des situations qu’il entraîne est en même temps perte des repères structurants du travail (tout particulièrement du travail industriel) dans la formation des identités individuelles et collectives. Les plans sociaux du gouvernement et des entreprises atténuent la dégradation des situations sur le plan économique et social. Mais ils ne peuvent résoudre la question anthropologique liée au travail et la perte d’une vision positive de l’avenir. L’écologie politique naît précisément à ce carrefour en fournissant un type de réponse bien particulier à ces questions laissées en suspens : elle intègre les inquiétudes, la critique et les valeurs apparues en Mai 68 dans le nouveau contexte de la crise pour s’affirmer comme un mouvement alternatif porteur d’un nouveau projet de civilisation.
L’écologie comme utopie de substitution Le changement opéré par l’écologie politique sur le mouvement de contestation issu de Mai 68 est décisif, en même temps qu’il prolonge certains de ses traits. À l’inverse de l’utopie des origines et du messianisme révolutionnaire de l’extrême gauche, l’écologie politique développe une vision noire, catastrophiste du présent et de l’avenir de l’humanité qui vient renforcer celle du gauchisme. Écologie politique et extrême gauche se différencient par leur histoire, leurs références et leur cadre théorique. Mais elles développent, chacune à leur façon, une vision particulièrement sombre des sociétés modernes. Au règlement de comptes historique mené par l’extrême gauche vient s’ajouter celui, plus naturaliste, du
mouvement écologiste. Le passage de militants d’extrême gauche à l’écologie politique va finir par les entremêler. L’histoire de l’humanité semble désormais « marcher à l’envers » ou, plutôt, elle ne peut, à terme, que s’effondrer si une prise de conscience et un changement total des mentalités n’ont pas lieu. L’humanité semble toujours n’avoir le choix qu’entre deux extrêmes : un changement fondamental dans nos manières de produire et de consommer ou la catastrophe à court ou à moyen terme. La prise de conscience écologique ou la fin de la vie sur la planète. La montée des thèmes écologistes accompagne une désarticulation des sociétés et de l’histoire qui constitue le tournant décisif et l’une des sources importantes du malaise français et européen. Le passé réduit à ses pages les plus sombres ne constitue plus une ressource et l’avenir est désormais ouvert sur de possibles régressions économiques et sociales, ainsi que sur des catastrophes naturelles. À la vision d’un progrès historique dont les Trente Glorieuses ne représentent qu’un moment – exceptionnel à bien des égards –, se substitue une vision naturaliste des évolutions. La rupture écologique paraît tout aussi radicale que la rupture révolutionnaire, mais elle se présente désormais sous les traits d’une nécessité « en négatif », et elle ne s’effectue plus par la violence mais par la persuasion et l’éducation. Le mouvement écologiste est pacifiste et non-violent ; il n’en est pas moins convaincu de détenir une certaine idée du bien de l’humanité qui échappe à la masse des citoyens conditionnés et manipulés par les grands appareils de la société industrielle. Il rejoint le féminisme fondamentaliste dans sa prétention à être porteur de nouvelles valeurs qui doivent, à terme, éradiquer l’agressivité et pacifier la civilisation. Ces nouvelles valeurs ne peuvent s’imposer par la violence ou la révolution, mais par la « douceur » d’une persuasion et d’une pédagogie imbues d’une
volonté de combattre le mal et de faire le bien. Avec la crise des grandes idéologies et de l’idée révolutionnaire, le mouvement contestataire se transforme en une « gauche morale », ce qui l’éloigne un peu plus de Mai 68. La classe ouvrière et les couches populaires, n’ayant pas répondu aux appels révolutionnaires et se montrant largement réticentes aux nouvelles valeurs qu’on leur propose, ont alors tendance à être considérées comme constituées de « beaufs » à qui il convient de donner des leçons en attendant de pouvoir agir, le moment venu, par la loi.
Changement de paradigme En quelques années, l’impact du féminisme et de l’écologie a abouti à la formation d’un nouvel « air du temps » marqué par l’importance prise par les sentiments et les affects dans la vie publique, le décloisonnement, voire la confusion, entre vie privée et vie publique et la recherche d’une réconciliation entre l’homme et la nature. Les émotions, la recherche du bien-être personnel et la morale prennent le pas sur la raison, l’engagement et la politique. C’est cette version-là du mouvement soixante-huitard qui a triomphé, laissant sans réponse la question politique de la nécessité d’un approfondissement démocratique qui rompe avec l’utopie ou la démagogie. La formation et la prise en compte d’une opinion publique éclairée, la création d’un espace public de débat argumenté sur les grandes questions qui déterminent l’avenir commun restent plus que jamais d’actualité. Ce parcours rapide des idées de Mai et de leur destin permet de mieux cerner la spécificité irréductible de l’événement. Jusque dans leur folie et leur irresponsabilité, les journées de mai-juin 1968
gardent un côté insouciant, dynamique et optimiste. Elles portent la marque de la toute-puissance de la modernité, dans un moment historique bien particulier : les Trente Glorieuses. L’exigence d’une liberté absolue sans référent et sans ancrage a été portée par la révolte d’une génération d’« enfants gâtés » (relativement aux générations antérieures), élevés dans le contexte du développement de la consommation et sous la protection de l’État providence. Mai 68 reflète la dynamique d’expansion des Trente Glorieuses qui permettait de vivre dans une relative insouciance et de laisser une place à l’imagination et au rêve. C’est en cela qu’il comporte pour ceux qui en furent les acteurs une saveur unique qu’ils ne peuvent oublier. Au milieu des années 1970 il n’en va plus de même. Mai 68 est déjà loin. La dynamique s’est éteinte en même temps que les espoirs qu’elle portait. Sous le double effet de la crise culturelle ouverte en Mai et du développement du chômage de masse, la réconciliation de la France avec son histoire et avec la modernité demeure toujours aussi difficile. C’est dans ce nouveau contexte que les dirigeants politiques vont essayer tant bien que mal de « mettre la France en mouvement », tout en se montrant incapables de tracer clairement une vision de l’avenir dans lequel le pays puisse se retrouver. Manque en effet le creuset culturel et historique qui permettrait de comprendre la nouvelle situation historique et de lui donner sens.
1. Article paru dans Le Débat, no 149, mars-avril 2008. 2. Edgard Pisani, « De Gaulle et la modernisation de la France », Cahier de Politique Autrement, octobre 1998. 3. Stanley Hoffmann, Sur la France, Seuil, Paris, 1976, p. 42. 4. Henri Mendras, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Gallimard, Paris, 1986. 5. La modernisation de l’agriculture s’est traduite par une diminution importante du nombre de paysans : en 1954, les exploitants et les salariés agricoles représentaient
26,7 % de la population active, en 1968 14,9 %. Dans la même période, les petits patrons, les commerçants et les artisans ont également vu leurs effectifs diminuer, passant de 12 % à 9,6 %. Serge Berstein, La France de l’expansion, tome 1. La République gaullienne, 1958-1969, Seuil, Paris, 1995, p. 190. 6. Edgard Pisani, « De Gaulle et la modernisation de la France », art. cité. 7. Pour une démocratie avancée, pour une France socialiste ! Manifeste du comité central de Champigny, 5-6 décembre 1968. 8. Le 28 avril devant le commandant Flohic, cité par Jean Lacouture, De Gaulle, tome 3, Le Souverain 1959-1970, Seuil, Paris, 1986, p. 665. 9. Joffre Dumazedier, « Réalités du loisir et idéologies », Esprit, juin 1959. 10. Ibid. 11. Aline Ripert, « Quelques problèmes américains », art. cité. 12. Joffre Dumazedier, « Réalités du loisir et idéologies », art. cité. 13. La notion de « peuple adolescent » a été mise en avant en 1983 par le sociologue Paul Yonnet dans un article de la revue Le Débat : Paul Yonnet, « Rock, pop, punk. Masques et vertiges du peuple adolescent », Le Débat, no 25, mai 1983, repris dans Jeux, modes et masses, Gallimard, Paris, 1985. 14. Le magazine Salut les copains, l’émission de radio qui porte le même nom sur Europe no 1, la radio pirate anglaise Radio Caroline qui émet d’un bateau, mais aussi, à la télévision publique, l’émission Âge tendre et tête de bois sont les plus connus. 15. Margaret Mead, Le Fossé des générations, Denoël/Gonthier, Paris, 1971-1979. 16. François Nourissier, « Née en 1944, le temps des “Zidoles” », Nouvelles littéraires, 22 juin 1963. 17. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Éditions de Minuit, Paris, 1964, p. 65. 18. Daniel Bertaux et Danièle Linhart avec Béatrix Le Wita, « Mai 68 et la formation des générations politiques en France », Le Mouvement social, no 143, avril-juin 1988. 19. Masculin-féminin, film de Jean-Luc Godard, 1965. 20. Edgar Morin, « La Commune étudiante », in Edgar Morin, Claude Lefort, Jean-Marc Coudray, Mai 68 : La Brèche. Premières réflexions sur les événements, Fayard, Paris, 1968. 21. Cette querelle a rebondi avec la publication du livre de l’universitaire américaine Kristin Ross (Mai 68 et ses vies ultérieures, Paris et Bruxelles, Le Monde diplomatique et Complexe, 2005), qui développe une interprétation sociale et révolutionnaire en valorisant les figures, à ses yeux centrales, de l’ouvrier et du colonisé. 22. Moins de huit semaines entre le début des événements, le 3 mai, à la Sorbonne, et le premier tour des élections législatives, le 23 juin. 23. Cette caractéristique est présente en contrepoint dans la campagne de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle. Cf. Jean-Pierre Le Goff, « Catharsis pour un
changement d’époque », Le Débat, no 146, septembre-octobre 2008, repris dans La France morcelée, « Folio Actuel », Gallimard, Paris, 2008. 24. Les affrontements avec les forces de l’ordre ont, selon le ministre de l’Intérieur d’alors, fait environ 2 000 blessés, dont 200 graves. Cf. Raymond Marcellin, La Guerre politique, Plon, Paris, 1985, p. 51, et on peut recenser cinq morts liés à ces affrontements. Cf. Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, op. cit., p. 110. 25. Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il te plaît, Stock, Paris, 1977. 26. André Malraux, « Discours prononcé au parc des Expositions à Paris le 20 juin 1968 », La Politique et la culture, Gallimard, Paris, 1996, p. 347-348. 27. Chose difficile à concevoir aujourd’hui : le Premier ministre Georges Pompidou, ancien normalien, est l’auteur d’une Anthologie de la poésie française (Hachette, Paris, 1961), anthologie composée de poèmes choisis et préfacés par lui. 28. Les journées marquées par des affrontements sont au nombre de neuf. Cf. Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il te plaît, op. cit., p. 258. 29. Pierre Nora, « L’événement monstre », Communication, no 18. 30. Joffre Dumazedier, « Réalités du loisir et idéologies », art. cité. 31. Le week-end de la Pentecôte connaît ses embouteillages habituels et l’on comptera soixante-dix morts et six cents blessés sur les routes. Ce qui fera dire aux enragés : « Un seul week-end non révolutionnaire est infiniment plus sanglant qu’un mois de révolution permanente. » 32. Anonyme, Quelle université ? quelle société ?, Textes réunis par le Centre de regroupement des informations universitaires, Seuil, Paris, 1968, p. 45. 33. Marie-Claude Blais, « Une libération problématique », Le Débat, no 121, septembreoctobre 2002. 34. Voir « La guerre est finie », chap. 14 de Mai 68, l’héritage impossible, op. cit. 35. Cinq numéros du journal Le Torchon brûle paraîtront de façon irrégulière entre 1971 et 1973. 36. Titre du journal Libération qui se crée en 1973. 37. Chanson du Larzac. 38. Créé en 1968 par un industriel italien, Aurelio Pecci, ce club mène une réflexion sur l’avenir de l’humanité. Ses rapports : Halte à la croissance ! (1972) et Stratégie pour demain (1973) ont un impact important et suscitent de nombreuses polémiques. 39. Cf. « Taux de pauvreté » in Revenus salaires 1970-2005 ; source : enquêtes-revenus fiscaux INSEE-DGI, site : www.insee.fr.
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Modernisation et barbarie 1 douce
La mise en avant de la notion de « barbarie douce » fait suite à l’analyse critique des discours et des outils de la « modernisation » concrétisée dans le mouvement de réformes impulsé par les pouvoirs publics depuis les années 1980. L’idée de « barbarie douce » souligne, par sa formulation même, le caractère éminemment paradoxal du phénomène. Elle désigne un processus de déshumanisation qui ne renvoie pas à une agressivité première et à la violence telles qu’elles peuvent s’exercer dans des régimes dictatoriaux et totalitaires. Ce processus de déshumanisation se développe dans les sociétés démocratiques et n’entraîne pas la destruction visible de la société et des individus. Mais il s’attaque à ce qui donne sens à la vie des hommes en société : il déstructure le langage et les significations, l’héritage culturel transmis entre générations, dissout les repères symboliques structurant la vie collective. De la sorte, il rend le monde et la société dans lesquels nous vivons insignifiants et vains, plaçant les individus dans un profond désarroi qui inhibe l’envie même de débattre et d’agir.
Le discours idéologique de la modernisation Le discours de la modernisation n’est pas un simple constat des évolutions dans les domaines économique, scientifique, technologique… Il est porteur de représentations qui donnent une portée sociale et culturelle à ces évolutions et rendent la société et le monde inhumains. Ce discours idéologique nous paraît structuré autour de quatre grands thèmes. Il dresse un tableau mouvant et chaotique du monde et de la société qui rend ces derniers incompréhensibles et désarçonne d’emblée toute volonté de les transformer. Les évolutions sont présentées comme la manifestation d’un mouvement naturel et inéluctable sur lequel personne ne semble avoir prise. Le rythme de renouvellement des facteurs de changements paraît tel qu’il est difficile d’établir des éléments de stabilité et d’anticiper les évolutions. Le monde, comme les entreprises, est emporté par une transformation qui s’accélère sans cesse. Comme l’a dit un spécialiste, les emplois paraissent à ce point instables qu’au fur et à mesure qu’on les observe, « ils sont déjà en train de se déformer, de se recomposer ». Comment saisir des compétences en « réactualisation permanente » pour préparer à des « emplois mal connus et évolutifs » ? Tout devient mouvant et instable, emporté dans un mouvement de changement perpétuel, autoréférentiel. La société et le monde dans lesquels nous vivons perdent leur familiarité et leur humanité, ils ne sont plus reconnaissables. Le discours de la modernisation s’affirme dans une logique adaptative de la survie et de l’urgence : la vitesse des évolutions et leur portée sont telles qu’il n’existe pas d’autre choix pour la société que de s’y adapter au plus vite si elle ne veut pas dépérir. Dans ce monde
chaotique en plein bouleversement, la « mobilité », la « réactivité », la « flexibilité » sont des valeurs de référence, tandis que l’exigence de stabilité devient synonyme d’immobilité, de refus du changement. Les références aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, à la « mondialisation » reviennent en leitmotiv. Celles-ci progressant plus vite que l’évolution des mentalités et des compétences, des structures économiques et sociales, la course effrénée pour rattraper le retard paraît sans fin, même si on prend soin d’indiquer que, dans ce changement perpétuel, personne ne doit être laissé sur le bord du chemin. Le discours de la modernisation donne à ces évolutions une portée sociale et culturelle telle qu’elle implique une rupture radicale dans nos façons traditionnelles de vivre, d’agir et de penser. Les conceptions de l’homme et du vivre-ensemble telles qu’elles nous ont été tant bien que mal transmises à travers les générations, les modes de vie et d’action sont considérées comme obsolètes. Le discours de la modernisation intègre à sa façon la thématique révolutionnaire de la rupture et de la table rase. Les changements sont sans cesse présentés comme « radicaux » et « révolutionnaires » : « changement radical du travail », « reconstruction radicale du cadre institutionnel du travail », « révolution technologique », « révolution de l’information », « révolution de l’intelligence »… Pour paraphraser à la fois Trotski et Mao Tsé-toung, on pourrait dire que la révolution prônée par le management est à la fois permanente, mondiale et culturelle. L’adaptation devient paradoxalement révolutionnaire, parce que les évolutions sont censées imposer d’elles-mêmes des façons radicalement nouvelles de vivre, d’agir et de penser. Les idées de rupture et de « table rase », de fabrication d’un nouvel individu adapté à la situation nouvelle sont parties intégrantes de ce discours.
Mais à la différence de l’idéologie révolutionnaire, cette « révolution » ne paraît pas en mesure d’imaginer les contours d’un avenir radieux. Le discours de la modernisation appelle à une mobilisation et à une participation générales et incessantes. La société et les individus sont constamment appelés à se « motiver », à être « actifs » et « participatifs », « autonomes » et « responsables ». Ils sont sommés de devenir « acteurs du changement », « de leur propre changement ». La modernisation présente les traits d’une sorte de révolution culturelle permanente où chacun est constamment appelé à prendre conscience du monde nouveau dans lequel nous vivons et à s’interroger sur ses propres cadres de pensée, sur ses compétences, ses performances… pour juger s’ils sont ou non adaptés aux évolutions. Dans le cas contraire, on est constamment invité à en changer. Toute résistance ou opposition à cette logique tend alors à être qualifiée de « passéiste » (ou « nostalgique ») et assimilée à la défense de privilèges ou d’intérêts étroitement corporatistes.
La machinerie de l’insignifiance La modernisation met en œuvre de multiples outils d’évaluation des compétences et des performances individuelles, ainsi que de nombreux stages de formation axés sur la communication et la motivation. Ces outils se développent dans les différentes sphères d’activité au nom d’impératifs fonctionnels et se présentent comme des instruments neutres et objectifs, maniés par des spécialistes. Mais l’objectivité et la neutralité ne peuvent faire illusion : les jugements de valeur et les normes se retrouvent dans la longue liste des items de compétences qu’affichent ces outils. Cette liste ne concerne pas la seule dimension professionnelle, mais prend en
compte les attitudes et les comportements qui relevaient antérieurement de la sphère privée et des libres activités sociales. Est mis en avant un modèle de la performance individuelle qui ne souffrirait aucun défaut : l’individu se doit d’être constamment motivé, au meilleur de ses performances et capable de communiquer en toute transparence avec ses supérieurs, ses subordonnés et ses collègues. Aucune part de l’individu ne paraît devoir être soustraite à l’implication dans le travail. Il ne s’agit pas seulement de développer les compétences professionnelles et techniques, d’« investir dans l’intelligence », mais de mobiliser l’être humain dans sa totalité. Le désir, le rêve, l’imagination doivent désormais s’investir dans la production. Les sentiments et les passions sont autant de paramètres à prendre en compte en vue du fonctionnement optimum. Pour ceux qui se laissent fasciner par ce modèle de la performance, la recherche identificatoire n’a pas de fin. Poussée jusqu’au bout, cette recherche fantasmatique entraîne l’individu dans une course harassante, sans cesse reprise, qui dissout les repères du réel et l’estime de soi. Par le découpage en termes de compétences parcellisées, ces outils réduisent en fait l’être humain à une machinerie fonctionnelle et adaptative. Les compétences sont décomposées à l’extrême et déclinées en autant de normes se présentant comme des objectifs à atteindre si l’on veut s’adapter aux évolutions, trouver ou garder un emploi. Tout en présentant des caractéristiques nouvelles, le type de découpage qu’ils opèrent, l’obsession du classement et du formalisme méthodologique ne rompent pas fondamentalement avec la démarche taylorienne. Ces outils s’appuient sur une approche psychologique bien particulière : celle des théories béhavioristes américaines. Le rapport à soi, aux autres, aux situations est décrit à partir d’un schéma de base simple, celui des stimuli-réponses. Certes, le stimulus n’est plus
d’ordre physico-chimique, la réponse n’est pas seulement limitée à de pures réactions sensorielles, nerveuses, musculaires ou glandulaires, comme le pensaient les initiateurs du béhaviorisme. On prend maintenant en compte les situations et des phénomènes plus complexes : les sentiments, les « états intérieurs », la pensée, le langage…, mais toujours à partir du même schéma mécanique de base. En référence aux sciences cognitives, l’intelligence est considérée comme un mécanisme de traitement de l’information dont le fonctionnement et le perfectionnement sont affaire de spécialistes. Le « savoir-être » impliquant les compétences comportementales et relationnelles se trouve intégré lui aussi dans ce modèle. Les « états intérieurs », les sensations, les sentiments, les valeurs… sont pris en compte dans cette même optique qui réduit l’être humain à une machine qu’on pourrait maîtriser et manipuler à loisir. Ce qui se trouve dénié dans cette approche est précisément la culture entendue comme un univers de significations qui donne sens aux phénomènes, y compris les plus mécaniques, et fait la spécificité de l’humain. Cet univers n’est pas une superstructure ou un supplément d’âme qui viendrait s’ajouter de l’extérieur à une activité purement fonctionnelle. L’activité de travail, pour opérationnelle et pragmatique qu’elle puisse paraître, s’y intègre : « Il n’y a pas un règne du travail et un empire de la parole qui se limiteraient du dehors, écrit Paul Ricœur, mais il y a une puissance de la parole qui traverse et pénètre tout l’humain, y compris la machine, l’outil et la main 2… » Considéré comme une mécanique par le biais des outils d’évaluation de compétences, le travail perd ce qui lui donne sa dimension familière et humaine. L’expérience professionnelle est réduite à un processus d’acquisition d’informations, le savoir-faire à des stocks d’énoncés et de procédures que les spécialistes vont
s’empresser de formaliser. Les mots et les représentations sont ramenés à des signes vidés du contenu de signification que leur donnent ceux qui travaillent. Le langage devient un « outil » dont le maniement est une simple affaire d’apprentissage. Évaluer consiste à mesurer l’écart par rapport à l’objectif grâce à un certain nombre d’indicateurs qui permettent de quantifier le degré de performance atteint. Et, le modèle de la performance se voulant total, et, comme tel, pratiquement impossible à atteindre, l’évaluation et la détermination de nouveaux objectifs n’ont pas de fin. Cette déshumanisation pratique s’accompagne de façon symptomatique de discours généraux et abstraits sur l’« éthique » et les « valeurs » qui elles aussi génèrent de nombreuses études et manipulations de la part des spécialistes. Ces valeurs sont censées « donner du sens » par en haut à une activité que, dans le même temps, on déstructure par en bas et qu’on rend, à proprement parler, insignifiante.
Un jeu de miroirs brisés La déshumanisation mise en œuvre à travers ces discours et ces outils est singulière. Société et individus apparaissent comme des éléments d’un tout chaotique. Ils sont partie intégrante d’un bouleversement généralisé auquel il paraît impossible d’échapper, et ils n’ont d’autre choix que de s’y adapter. Les institutions qui perdurent, les œuvres de culture, le droit du travail et les lois ellesmêmes ne constituent-ils pas eux aussi des obstacles au « changement » ? Comment une collectivité humaine pourrait-elle vivre dans un état d’instabilité permanente ? Comment les individus sont-ils à même de s’insérer dans une telle vision globale, sinon à titre
de parcelle elle-même éclatée et en perpétuelle errance dans un monde sans but ni sens, sans repères fixes et durables où s’accrocher ? Le besoin de permanence et de familiarité avec le monde, comme le souligne H. Arendt 3, est un des traits de la condition humaine. On ne saurait y passer outre, sinon au prix de ce qui fait l’humain. C’est ce même type de processus que l’on retrouve dans l’évaluation des compétences. Celle-ci s’effectue à l’aide d’un outil qui renvoie à l’individu une image déshumanisée de lui-même, le réduisant à une somme de savoir-faire et à une machinerie plus ou moins bien adaptée à des évolutions « naturelles » dont il n’est qu’un élément. S’instaure ainsi un étrange jeu de miroirs par lequel société et individus sont face à une image déformée d’eux-mêmes. Se trouve gommée toute référence à un tiers qui permettrait de se désenclaver d’une relation duelle de type narcissique où l’autre n’est que la figure du même et de la captation-fascination qu’elle peut engendrer 4. Mais encore s’agit-il aussitôt d’ajouter – et c’est là que réside l’aspect nouveau le plus déroutant de la barbarie douce – que cette figure du même est également défiguration, dans la mesure où l’image réfléchie est désarticulée et insignifiante. Une telle démarche globale est singulière : elle renvoie à la société et aux individus une image déshumanisée d’eux-mêmes dans laquelle ils ne peuvent se reconnaître, mais à laquelle néanmoins ils sont incités à s’identifier. Société et individus se retrouvent face à un miroir dans lequel ils ne peuvent reconnaître que des parcelles éclatées d’eux-mêmes, rendant l’identification impossible ou proprement mortifère. La logique est, à strictement parler, celle d’une déstructuration identitaire. Cette représentation chaotique du monde et de l’individu fait corps avec un langage qui apparaît de plus en plus vide et désarticulé.
La vulgate de la communication manie les « petites phrases » et les formules chocs qui font violence au langage et à la raison. Les discours des hommes politiques et de l’État tendent eux-mêmes à s’aligner sur celui du management et de la communication, voire de la publicité. De tels discours ne peuvent susciter d’adhésion, pas plus qu’ils n’offrent de prise à la contestation et à la révolte. Mais c’est précisément par cette caractéristique qu’ils produisent leurs effets : ils désamorcent d’emblée toute velléité de réplique et laissent littéralement « sans voix ». Nous sommes passés de l’époque de la propagande qui affiche idées et doctrines en cherchant à susciter l’adhésion au règne de la communication qui propage des messages insignifiants et agit par effet de déstabilisation.
Une modernisation qui tourne à vide Cette déshumanisation pratique s’inscrit dans une temporalité désarticulée de l’histoire. La modernisation est placée sous le signe du changement perpétuel. Elle ne parvient plus à s’ancrer dans un continuum porteur de signification. Le présent apparaît « flottant », comme suspendu à lui-même, en rupture constante avec un passé qui paraît sans ressource et un avenir indéterminé ouvert sur de possibles régressions. Cette perte de signification historique laisse le champ libre à un discours évolutionniste confus où se mêlent le big-bang, l’évolution des plantes et des animaux et les changements économiques, techniques, sociaux, culturels… Se développe une vision chaotique de la société et du monde qui désamorce l’idée même de pouvoir peser sur le cours des choses. Telles nous paraissent être les nouvelles représentations qui imprègnent, plus ou moins
consciemment, la société et font écho à l’idée d’un monde livré aux lois « naturelles » et débridées du marché. Mais une société développée ne saurait vivre sans une représentation de son devenir historique et l’exigence demeure de retracer une vision de l’avenir. L’illusion moderniste consiste précisément à penser que les bouleversements actuels sont tels qu’ils rendent insignifiants et vains les repères de principe légués par notre tradition. Il existe un doute profond sur l’héritage culturel occidental et notre tradition démocratique, suite aux guerres et à l’expérience des totalitarismes du XXe siècle. Il s’agit d’accepter l’ambivalence de notre propre histoire et d’opérer un travail de discernement qui permette de valoriser ses acquis. Dans cette optique, notre culture constitue une ressource fondamentale pour reconstruire l’idée d’un progrès porteur de bienêtre et d’émancipation qui soit l’œuvre des hommes. La création de quelque chose de neuf a pour condition l’existence d’un monde commun, transmis tant bien que mal par les générations, à l’inverse du changement perpétuel qui déshumanise la société et le monde.
1. Article paru dans la revue Diogène, no 195, juillet-septembre 2001. Cet article reprend et condense les lignes de force des analyses développées notamment dans Le Mythe de l’entreprise. Critique de l’idéologie managériale (1992 et 1995) et La Barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école (1999 et 2003) parus aux éditions La Découverte. 2. Paul Ricœur, « Travail et parole », Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1955, p. 212. 3. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1961. 4. Cf. l’œuvre de Pierre Legendre, et notamment Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, Fayard, Paris, 1988, Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images, Fayard, Paris, 1994.
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Les apories de la démocratie 1 post-totalitaire
Selon le sens que l’on donne au mot « démocratie », on peut mettre avant tout l’accent sur l’un des deux aspects fondamentaux de celle-ci : un État de droit, protecteur des libertés individuelles, et une participation des citoyens aux affaires de la cité. Ces deux traits fondamentaux sont inséparables : la participation à la vie politique s’effectue dans le cadre institutionnel de l’État de droit, et avant tout par le biais du suffrage universel. Ces dimensions politiques sont essentielles, mais elles ne suffisent pas à définir la démocratie. La participation des citoyens à la vie politique renvoie à la situation d’une société en termes de valeurs, d’idées, de représentations, de comportements, proche de ce qu’on appelait autrefois l’« état des mœurs ». Quand on s’interroge sur la démocratie, il est donc important d’examiner ce qu’il en est des ressources, de la dynamique existant au sein même de la société. Sans ces dernières, la démocratie perd de sa consistance et les citoyens se replient sur leurs affaires privées. Ce risque est inhérent à la démocratie et a été particulièrement mis en lumière par Tocqueville qui, en observant la société américaine au XIXe siècle, voyait déjà poindre la possibilité d’une nouvelle servitude « réglée, douce et paisible » qui « pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté 2 ».
Les sociétés démocratiques européennes s’inscrivent dans cette tendance, mais elles semblent avoir franchi une nouvelle étape historique dans le courant du XXe siècle. Les évolutions de ce siècle sont marquées par les guerres et les totalitarismes et, en contrepoint, par la montée d’une exigence de paix et de bonheur individuel. Ce double mouvement ne suffit pas cependant à décrire le retournement qui s’est opéré dans le dernier quart du siècle : la conjonction d’une crise culturelle et de la fin des Trente Glorieuses a débouché sur une logique de victimisation et de ressentiment qui érode l’ethos des sociétés démocratiques. Il importe de savoir comment on en est arrivé là en soulignant les lignes de force qui peuvent aider à mieux comprendre la situation critique dans laquelle nous sommes. Le siècle passé n’est pas tout entier réductible aux phénomènes que nous décrivons et le nouveau siècle reste ouvert sur d’autres possibles, il n’en demeure pas moins qu’ils ont marqué en profondeur les démocraties européennes et abouti à une nouvelle configuration sociale-historique.
Une nouvelle donne sociale-historique Pour beaucoup, Mai 68 a pu sembler sur le moment redonner vie à l’idéal d’une « citoyenneté active ». Contre les interdits de l’époque, l’expression a pris la forme d’une subjectivité débridée et l’exigence d’autonomie et de participation a mis à mal la sacralisation de l’État, les bureaucraties en place, les cloisonnements sociaux, le moralisme issu du XIXe siècle… dans une atmosphère de fraternité et de fête, tout au moins au début des événements. En ce sens, les journées de Mai peuvent être considérées comme un moment de pause et de catharsis, avec sa part sauvage, dans une société parvenue à un nouveau stade
de son développement. Mais, dans le même temps, ce mouvement mettait en question, sans en être forcément conscient, la dimension anthropologique du vivre-ensemble. Comme nous l’avons fortement souligné, l’exigence d’une autonomie érigée en absolu, l’assimilation de toute forme d’autorité et de pouvoir à la domination et à l’aliénation, le refus de toute médiation et institution constituent l’héritage impossible de Mai 68. Celui-ci a largement occulté les questions posées concernant la démocratie et ses modalités nouvelles dans les sociétés parvenues à un nouveau stade historique. Loin de produire un renouveau de la politique et de la culture comme beaucoup l’espéraient, l’événement débouchera sur une tout autre orientation. Les nouveaux thèmes qui surgissent dans les années 1970, comme le féminisme et l’écologie, sont – on l’a vu – marqués par cet héritage. Les deux phénomènes existant précédemment – le poids du passé et l’exigence de bonheur – vont continuer de s’accentuer, mais sous l’effet de l’héritage impossible de Mai 68, ils subissent une distorsion significative. L’exigence de bonheur devient de plus en plus centrée sur la vie individuelle dans sa dimension affective et sexuelle. Elle se psychologise et va s’affirmer sous la modalité de l’« épanouissement personnel », tandis que l’héritage historique du pays, réduit à ses pages les plus sombres, se trouve largement rejeté par la jeunesse. La défense des individus contre tous les pouvoirs, l’hédonisme et le souci du corps, la préservation de la nature et de l’environnement… constituent autant de thèmes nouveaux qui marquent le changement opéré. Le bonheur devient synonyme d’épanouissement individuel. La satisfaction immédiate des besoins et des désirs qu’il implique appelle un perpétuel renouvellement. La démocratie tend à être comprise comme un régime au service des aspirations individuelles multiples,
garantissant leur liberté et fournissant les moyens de leur accomplissement. Ce nouvel individualisme n’a pas grand-chose à voir avec la citoyenneté. Celle-ci implique un décentrement pour se penser comme participant d’une collectivité dont les intérêts et l’histoire passée, présente et à venir dépassent les préoccupations individuelles. Les contraintes et les exigences de la vie sociale, la filiation avec une histoire partagée, le sentiment de dette et les devoirs envers les générations sont relégués au second plan ou ressentis comme des empiètements extérieurs à sa souveraineté individuelle. La critique antitotalitaire et ce qu’on a appelé l’« effet Soljenitsyne » dans la seconde moitié des années 1970 interviennent sur ce terrain. Si le mythe révolutionnaire et le communisme sont déconstruits au cours de ces années, ils ne le sont pas à partir d’une compréhension en profondeur du phénomène totalitaire et d’une pensée renouvelée du politique, mais avant tout du fait de leur propre archaïsme et par les effets d’une culture post-soixantehuitarde qui sape l’idée même d’engagement. Assimilée à l’idéologie et au sectarisme, soupçonnée d’être potentiellement totalitaire, la politique tend alors à être discréditée et invalidée dans sa capacité de transformation sociale. Assimilés à des instruments de domination ayant servi à préparer ou à couvrir la barbarie, l’État, la raison, la philosophie des Lumières sont sommairement remis en cause. Dans les cercles intellectuels et journalistiques apparaissent des imprécateurs, représentés en France par les « nouveaux philosophes », avec la figure médiatique de Bernard-Henri Lévy. Au milieu des années 1970, le règlement de comptes avec une civilisation censée être responsable de tous les maux de l’humanité passe ainsi à une échelle de masse. En contrepoint, s’affirme la référence emblématique aux droits de l’homme compris comme la
défense des individus contre tous les pouvoirs. L’engagement éthique et humanitaire se substitue alors à la réflexion et à l’engagement politiques dans la plus grande confusion. La tolérance et le droit à la différence deviennent des leitmotivs et les signes formels d’une réconciliation de la société avec la démocratie alors qu’ils en désamorcent l’ethos et la dynamique.
Temporalité folle et pouvoir informe Vision noire de l’histoire et souci de soi vont se conjuguer, entraînant un changement de rapport à la temporalité historique. Le passé, réduit aux crimes et à la barbarie, apparaît désormais sans ressources et tout projet d’avenir collectif peut être soupçonné d’une volonté de maîtrise ayant à voir avec le totalitarisme. La société vit dans un temps rétréci qui ne s’inscrit plus dans une dimension historique impliquant, peu ou prou, dévouement et sacrifice. Le présent, désormais désarticulé du passé et de l’avenir, devient la référence centrale. Le changeant et l’éphémère sont valorisés, le culte de la spontanéité et de la réponse immédiate s’installe. Mais ce présent, comme suspendu à lui-même, aspire à être rempli, sous peine de révéler sa vacuité. L’intensification du présent joue alors comme une drogue. L’activisme et le culte de la performance, la multiplication des activités du temps dit « libre » trouvent à s’éclairer dans ce cadre, en jouant un rôle social proche du divertissement pascalien. « Développement personnel » et développement du stress et de la dépression vont de pair, entraînant la multiplication des psychologues en tout genre. Les appels incessants à la modernisation et à la réforme développés par les pouvoirs publics depuis les années 1980 s’inscrivent pareillement dans cette temporalité devenue folle.
Coupée d’un passé jugé obsolète et incapable de tracer un avenir discernable, la réforme devient une fin en soi. Les choix démocratiques sont présentés paradoxalement comme des obligations et la façon dont se construit l’Union européenne participe de cette fuite en avant. Culture post-soixante-huitarde et modernisation vont finalement trouver à s’insérer dans une idéologie économique libérale pour laquelle le marché constitue le fondement du réel. Après la période d’expansion des Trente Glorieuses où l’État a joué un rôle central, cette idéologie trouve un second souffle dans les années 1980. La critique soixante-huitarde de l’État et des pouvoirs rencontre la critique de l’interventionnisme étatique ; le nouvel individualisme autocentré, exigeant la satisfaction immédiate de ses besoins et de ses désirs, rejoint le modèle du « client roi ». Plus fondamentalement, l’affirmation d’une autonomie absolue fait écho à la représentation d’un marché dégagé de toute entrave. Libre de toute appartenance, effaçant les frontières, indifférent au passé et à l’avenir, une telle référence au marché donne l’image d’un monde soumis à l’instantané et au chaos. C’est sur un terrain déculturé que l’économie peut apparaître comme le fondement de la réalité et que le modèle marchand envahit les sphères d’activité. Si l’idéologie économique libérale n’est pas la cause de tous nos maux, comme le laisse entendre une vulgate économiste de gauche, elle y participe. Elle s’insère dans le vide politique et culturel des sociétés démocratiques européennes qui doutent profondément d’elles-mêmes après l’expérience des totalitarismes et ne parviennent plus à dessiner les contours d’un avenir porteur de bien-être et de signification. C’est dans cette situation qu’émerge un pouvoir paradoxal et déconcertant qui intègre à sa façon l’anti-autoritarisme et la déconnexion de l’histoire. Le pouvoir peine à dessiner un projet
d’avenir cohérent, en même temps qu’il se veut désormais au plus près de la société et des individus. Gommant ses signes distinctifs, il se déploie par une intense activité communicationnelle placée sous le signe de la transparence. Il s’agit désormais de gérer tant bien que mal la « complexité » d’un monde chaotique qu’il semble vain de vouloir maîtriser. Dans ce cadre, dirigeants et dirigés, société et État sont placés sur le même plan. Le discours s’aligne alors sur celui du management et de la communication, développant une rhétorique molle qui dit tout et son contraire et pratique un art consommé de la dénégation. L’incohérence des propos et des pratiques envahit l’ensemble des sphères d’activité sociale et touche les plus hauts sommets de l’État. Ce type de pouvoir désoriente et déstabilise la société. Il entretient et sème la confusion et le désarroi chez ceux dont il a la responsabilité en termes de référence, d’assistance et d’aide. Cette nouvelle situation n’est pas réductible à la tentative de reconstruire un nouvel ordre social. Ou plus exactement : si cette tentative existe bien, elle est marquée par une sorte de faiblesse ou d’impuissance intrinsèque. Tel est à vrai dire le caractère inédit de ce « gouvernement par l’anomie » qui reflète la période critique de l’histoire que nous traversons.
Quel ethos démocratique ? Les générations actuelles vivent dans un monde désabusé pour lequel la dénonciation et la dérision semblent être devenues des postures typiques des nouveaux temps démocratiques. Ne trouvant plus de cadre stable et de vis-à-vis solides sur lesquels ils puissent s’appuyer, les individus ont du mal à s’inscrire dans un héritage
historique et à se former des convictions sensées. Il est ainsi une manière éthérée de faire valoir l’« ouverture à l’autre » et le pluralisme culturel qui rend ces idées insignifiantes en les réduisant à une coexistence formelle des différences. La défiance à l’égard de toute affirmation – autre que celle du pluralisme et de la différence – s’éclaire à l’aune du poids d’un passé marqué par la prédominance des idéologies et des embrigadements de masse, dont les totalitarismes marquent le point extrême. La reconnaissance formelle de l’autre se suffit à elle-même et devient paradoxalement le signe d’une appartenance collective sans véritable consistance. Une telle approche faite vite l’impasse sur l’histoire particulière dont on est issu et participe de l’illusion de l’individualisme actuel qui a tendance à se croire sans filiation. Mais comment peut-on reconnaître « l’altérité » et s’ouvrir à l’autre si l’on évite soigneusement toute affirmation consistante, toute conviction sensée, et si l’on ne dit rien du contenu de cette « altérité » ? En l’occurrence, le respect proclamé de l’autre signifie en fait une manière élégante d’éviter la rencontre et le dialogue avec lui. En voulant à tout prix éviter le choc des cultures, la tentation du repli et de la fermeture, on en vient à esquiver toute confrontation sur les contenus. La rencontre se doit d’être obligatoirement souriante et bon enfant, et les fêtes en tout genre sont censées manifester un brassage des sensibilités, symbole d’une nouvelle culture universelle réduite à quelques clichés et bons sentiments. Montesquieu estimait que la vie des peuples est régie par des lois qui organisent la vie publique et politique, et des mœurs qui organisent la vie de la société. Concernant ces dernières, des principes moraux peuvent survivre alors même que le gouvernement et les lois mêmes perdent leur légitimité et leur autorité. Mais une telle situation n’en est pas moins fragile. Dans une société
démocratique déconnectée de l’histoire et dont le pouvoir est informe, la subjectivité et les rapports interindividuels sont autocentrés. Ils ne sont plus insérés et structurés dans une dimension tout à la fois collective, historique et institutionnelle, mais renvoyés à eux-mêmes comme dans un trou sans fond. N’intériorisant plus la référence à un tiers qui la contient et la canalise, l’expression débridée se délite et se parcellise. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’expression du « désir » se heurtait à des interdits et à des pouvoirs qui continuaient à assumer leur rôle ; elle se mêlait de plus aux utopies de l’époque qui prétendaient dépasser l’existant et parvenir à une société débarrassée des malheurs du passé. Ces deux caractéristiques faisaient que cette expression sauvage avait, à sa façon, son propre dynamisme. Il n’en va plus de même avec le pouvoir informe, le chômage et la fin des utopies. Le défoulement s’exprime désormais sur un mode où se mêlent la souffrance et l’agressivité, la plainte et la dénonciation. Le désir se retourne, se charge de ressentiment et devient plus mortifère. Si la nouvelle posture individualiste maintient l’exigence d’un bonheur hédoniste, elle se pose en même temps en victime ayant des droits, affirmant sa singularité irréductible, dénonçant et soupçonnant d’emblée les pouvoirs et les institutions de volonté de mainmise à son endroit, tout en exigeant d’eux qu’ils répondent au plus vite à ses besoins et la protègent. Le rapport à l’institution tend lui-même de plus en plus à être envisagé sous la modalité d’une relation duelle. Médias et justice deviennent les instruments de la « lapidation symbolique » d’un coupable dépouillé de sa dimension sociale et institutionnelle, réduit à des intentions et des actes individuels malveillants. Psychologisation et victimisation des rapports sociaux vont de pair, entraînant le développement d’une infinie variété de thérapies et de
plaintes en justice. Analysant au XIXe siècle le nihilisme européen, Nietzsche distinguait le « nihilisme actif » comme « force de violence apte à la destruction » et le « nihilisme passif », signe de faiblesse et d’épuisement 3. Le XXe siècle semble être passé de l’un à l’autre et les mots de Bernanos – « Il est plus facile que l’on croit de se haïr » – y ont trouvé quelque écho. Cet ethos hédoniste et victimaire des sociétés post-totalitaires n’implique pas une quelconque fin de l’histoire et la résignation. Mais il importe de savoir où porter les efforts et d’être patient. Aux défenseurs attitrés de l’optimisme convenu, il est utile de rappeler cette formule attribuée à Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. » Nous ne sommes pas maîtres de l’histoire, mais nous ne nous résignons pas pour autant à la subir, en n’abandonnant pas l’idée d’une implication possible et sensée des citoyens dans les affaires de la cité. Une « compréhension populaire » et une sagesse pratique impliquant une certaine idée de la justice n’ont pas forcément disparu, même si aujourd’hui elles trouvent plus difficilement les canaux de leur représentation. Et si la collaboration des intellectuels et du peuple peut avoir encore un sens, c’est en contribuant à la formation d’une citoyenneté éclairée, condition essentielle de la reconstruction de l’ethos démocratique.
1. Article paru dans la Revue du MAUSS, no 25, premier semestre 2005, sous le titre : « Naissance et développement de la démocratie post-totalitaire. » 2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 2, Gallimard, Paris, 1961 et 1986, p. 435. 3. Friedrich Nietzsche, Le Nihilisme européen, Kimé, Paris, 1997, p. 43.
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Le fil rompu des générations
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De l’ancien et du nouveau monde L’époque moderne est constituée par une tension vers l’avenir dont la jeunesse représente le symbole marquant ; beaucoup évitent de tenir des propos critiques ou désabusés envers cette dernière, de peur d’être considérés comme réactionnaires. Cette crainte est particulièrement présente chez des soixante-huitards qui ont quelques difficultés à vieillir et certains journalistes qui semblent vivre dans un éternel présent. Chaque génération vieillissante, regardant le monde qu’elle a connu depuis son enfance et le comportement des générations nouvelles, n’en éprouve pas moins le sentiment d’une rupture dans les façons de vivre et de penser. Dans ce cadre, les mutations opérées en un demi-siècle peuvent paraître d’une bien moindre ampleur que la rupture de la guerre de 19141918 qui a débouché sur la naissance des totalitarismes et celle de la Seconde Guerre mondiale, de l’expérience de la Shoah et du Goulag. Cette rupture a été ravivée d’une tout autre manière par le mouvement de révolte de la génération du baby-boom à la fin des années 1960. Aujourd’hui, on peut se demander si les effets du changement culturel et social porté par ce mouvement, combinés avec la fin des Trente Glorieuses et le chômage de masse, n’ont pas
amené un nouveau « fossé des générations » d’une autre nature – et peut-être plus problématique – que celui des années 1960 et 1970 2.
Quelle « injustice générationnelle » ? Dès que l’on aborde cette question, on fait surtout valoir les différences économiques et sociales bien réelles entre la génération des baby-boomers et celle de leurs enfants. Les nouvelles générations se trouvent confrontées à une situation de chômage et de précarité que n’ont pas connue leurs parents : le chômage a atteint près de 25 % de la classe d’âge des 15-25 ans ; le pourcentage des jeunes actifs de moins de 25 ans occupant des emplois temporaires dépasse les 50 % au milieu des années 2000. Cette situation touche particulièrement les jeunes non diplômés qui ont beaucoup plus de difficultés que les autres à décrocher un emploi, mais elle concerne également les jeunes possédant un diplôme, avec un allongement de la phase de transition précaire avant d’avoir un emploi. Nombre de jeunes qui ont poursuivi leurs études ont désormais le sentiment d’être dans une impasse, ne trouvant pas de travail adapté à leurs diplômes. Quant au prix du logement dans les grandes agglomérations urbaines, il a connu une inflation telle et suppose de telles garanties de revenus qu’il oblige les jeunes issus des milieux défavorisés et des couches moyennes à continuer d’habiter, autant que faire se peut, chez leurs parents. S’y ajoutent le poids de la dette publique et le financement des retraites. Les nouvelles générations constatent amèrement que la situation économique et sociale s’est dégradée par rapport à celle de leurs parents qui ont été jeunes dans la période des Trente Glorieuses et pour qui l’avenir paraissait assuré.
De là à conclure à une « spoliation des jeunes par les vieux 3 », il n’y a qu’un pas que franchit allègrement Louis Chauvel. Dans un article publié par le journal Le Monde en mai 2010, il présente les seniors comme étant globalement des privilégiés et, pour le moins, réticents à aider les jeunes actifs : « Les jeunes seniors auraient les moyens de contribuer à notre avenir, eux qui ont le plus profité du passé des “Trente Glorieuses” dans leur jeunesse et qui, souvent, leur a mis le pied à l’étrier. Ce tabou est bien étrange, puisque ce n’est pas un secret statistique : par rapport au reste de la population, les 55-64 ans n’ont jamais bénéficié d’un niveau de vie aussi élevé en moyenne. […] La réalité est que jamais le taux de pauvreté des seniors n’a été aussi bas par rapport à une jeunesse paupérisée 4. » Les statistiques mises en avant par Louis Chauvel viennent conforter le « vécu » des jeunes et sont largement reprises par les médias. Mais elles ne parlent pas d’elles-mêmes. Le maniement des statistiques dans le débat public exige une prudence qui ne semble plus de mise, entraînant de fausses évidences qui se propagent d’autant plus rapidement qu’elles font écho à un sentiment victimaire largement présent dans la société. Les statistiques concernant la comparaison entre les seniors et les générations nouvelles n’échappent pas à ce traitement. L’affirmation selon laquelle le pouvoir d’achat des plus âgés est supérieur à celui des jeunes actifs n’est pas évidente, dans la mesure où les chiffres publiés par l’INSEE 5 concernent une moyenne qui recouvre des situations très différentes, tout particulièrement si l’on tient compte du fait d’avoir ou pas des enfants à charge. Si l’on examine dans le détail les statistiques en question, en considérant deux situations semblables – à composition égale (couple sans enfants) –, le rapport est inversé : les seniors de 65 ans et plus ont un niveau de vie inférieur à celui des couples actifs de moins de 65 ans.
Il est même inférieur à celui des couples d’actifs de moins de 65 ans avec un enfant 6. Enfin, dans la différence de revenus par catégorie d’âge, il est une autre réalité dont il faut tenir compte : parmi les chefs de ménage âgés de plus de 65 ans figurent des chefs d’entreprise, des membres de la haute fonction publique, des députés et des sénateurs qui continuent d’exercer une activité rémunérée avec des revenus qui contribuent à élever leur niveau de vie moyen. À vrai dire, quand il s’agit de comparer des revenus, les moyennes par catégorie d’âge ne sont pas les plus pertinentes : à l’intérieur d’une même tranche d’âge, les inégalités selon l’appartenance à telle ou telle catégorie sociale sont beaucoup plus importantes que celles entre deux tranches d’âge. Au sein de la génération des baby-boomers, particulièrement concernée par l’interprétation critique de Louis Chauvel, l’écart entre les catégories ouvrières non qualifiées et celles qui occupent des postes de responsabilité dans l’enseignement supérieur, l’édition, les médias et la communication est considérable, ce qui ne va pas sans susciter quelques tensions avec les jeunes qui briguent ces mêmes postes. Dire que la situation économique et sociale agit sur le destin d’une génération constitue un constat banal, mais cette idée s’accompagne désormais de celle d’une responsabilité directe de la génération des baby-boomers qui s’accrocheraient à leurs places et à leurs privilèges économiques et sociaux. Les exemples ne manquent pas, tout particulièrement dans les médias, d’individus appartenant à cette génération qui ont quelque difficulté à quitter la scène, mais la « lutte des places » ne date pas d’aujourd’hui et s’exacerbe toujours en période de crise. En fait, la désillusion est grande chez les jeunes générations qui ont hérité de leurs parents soixante-huitards l’image de toute-puissance d’une jeunesse réalisant ses désirs en toute insouciance. Le divorce entre cette image issue d’une époque de
quasi-plein-emploi et la situation nouvelle dans laquelle se trouve la génération actuelle est sans doute une des causes importantes de son mal-être, voire de son ressentiment. À travers le constat sociologique de nouveaux déséquilibres se joue un nouveau règlement de comptes générationnel qui ne dit pas son nom. Les soixante-huitards ne sont pas maîtres des évolutions économiques et les réelles difficultés matérielles des jeunes n’expliquent pas à elles seules leurs difficultés à structurer leurs propres aspirations.
Quel passage à l’âge adulte ? Les questions centrales de l’emploi et du logement ne sont pas uniquement d’ordre économique et social. Elles accentuent les changements d’ordre anthropologique concernant la prolongation de la période de l’adolescence et le passage à l’âge adulte. Dans les sociétés développées, l’entrée dans le monde du travail constitue un élément essentiel de ce passage. Elle permet de sortir des communautés premières d’appartenance que sont la famille, le cercle des relations privées ou communautaires pour s’inscrire dans des rapports sociaux de coopération et de conflit. Le travail permet à l’individu de se confronter à l’épreuve du réel, de se sentir utile à la collectivité et d’acquérir une autonomie en « gagnant sa vie », ces éléments étant des conditions clés de l’estime de soi dans une société moderne. Avec le développement du chômage des jeunes et de la précarité – auxquels s’ajoute une déshumanisation du travail entraînant une représentation dépréciée de cette activité –, le passage à l’âge adulte est rendu plus difficile. Il en va de même des difficultés de logement qui prolongent la cohabitation parents/jeunes, maintiennent des liens de dépendance infantilisants, surtout quand
les parents assument mal leur rôle d’adultes et le conflit avec leur enfant devenu adolescent. L’interprétation courante de la situation de la jeunesse en termes d’inégalités sociales laisse de côté une réalité essentielle : en moins d’un demi-siècle, le rapport des jeunes aux adultes, de même qu’aux institutions et à la société, a profondément changé ; l’éducation des enfants, dans la famille et à l’école, n’est plus la même et le service militaire a été supprimé. L’enfance et la jeunesse ont été idéalisées au nom d’un épanouissement individuel qu’il ne faut pas contrarier ; les nouvelles couches moyennes ont promu l’idée d’une créativité qu’il faut laisser s’exprimer en libérant les enfants des carcans contraignants du passé. Les jeunes générations ont été placées dans des situations paradoxales impossibles à assumer, ne sachant plus à quel modèle identificatoire se raccrocher. Dans le même temps où l’on proclamait leur autonomie et leur créativité, ils se sont trouvés soumis de plus en plus tôt à des systèmes d’évaluation et de contrôle, à des objectifs de résultats et de performance à tout prix 7. Ce type d’éducation a favorisé le sentiment de toute-puissance chez les enfants en même temps que de nouveaux déséquilibres, et l’on a vu apparaître des individus agités, contrôlant mal leurs affects et leurs pulsions, ayant une grande difficulté à se décentrer et à se concentrer. Dans le même temps, l’augmentation des séparations et des divorces, des « familles monoparentales » ou « recomposées » a globalement aggravé cette situation. Nous payons le prix de ces bouleversements : la société comporte aujourd’hui un grand nombre d’adultes « mal finis », des sortes de bébés narcissiques mus par le principe de plaisir, fascinés par le modèle de la performance sans faille en même temps que psychologiquement fragiles. Dans les milieux défavorisés, deux phénomènes inquiétants n’ont cessé d’additionner leurs effets : d’une part le chômage de masse et le
développement de la précarité, d’autre part la dislocation de la structure familiale, gentiment rebaptisée « famille recomposée ». Combinés, la précarité socio-économique et l’effondrement de la cellule familiale produisent de puissants effets de déstructuration anthropologique qui rendent possibles des actes de violence et de barbarie chez certains jeunes. L’impact de l’image, d’internet, des jeux vidéo est intervenu sur ce nouveau terreau marqué par le bouleversement des conditions et du statut de l’enfance et de l’adolescence. Les parents et les institutions essaient tant bien que mal de réparer les dégâts de cette situation en faisant appel aux psychologues spécialisés dans la petite enfance, l’enfance, l’adolescence, la « postadolescence » ou la « thérapie familiale ». Ces psychologues, comme les éducateurs et les enseignants, se trouvent confrontés à des situations difficiles, voire dramatiques, jouant le rôle d’une sorte d’infirmerie sociale, à l’image des cellules d’aide psychologique qui offrent leurs services pour soulager les traumatismes et la souffrance.
Comment en est-on arrivé là ? Pour comprendre les changements opérés dans l’éducation des enfants et des adolescents, il est nécessaire de tenir compte des effets du mouvement issu de Mai 68. On peut estimer que la révolte de la jeunesse des années 1960 fut salutaire dans sa critique de l’autoritarisme et des bureaucraties. En outre, Mai 68 n’est pas la cause de tous les maux : la crise de l’école et de l’université existait avant, les soixante-huitards n’ont pas inventé la fin des Trente Glorieuses, la mondialisation ou le problème des banlieues… Le
slogan ironique brandi en Mai 68 : « Sois jeune et tais-toi » renvoyait à une situation bien réelle de l’époque. Aujourd’hui, il fonctionne à « front renversé » : on ne cesse d’en appeler à la parole des enfants et des jeunes. Tel n’est pas le moindre des paradoxes du destin de Mai 68 : mouvement de contestation et de lutte contre un ordre établi dans un moment bien particulier de l’histoire, il est devenu au fil des temps un nouveau conformisme dans une société transformée culturellement sous son effet. L’appel à donner rapidement un avis sur tout est devenu une banalité ; le style décontracté, la convivialité, les fêtes en tout genre font partie désormais d’un nouvel état des mœurs. Aujourd’hui, cette culture « post-soixante-huitarde » est à bout de souffle, mais elle n’en continue pas moins d’être entretenue par quelques médias qui n’en finissent pas de renverser les tabous et entretiennent leur public adolescent dans une posture de « mutin de panurge », pour reprendre une expression du regretté Philippe Muray. Derrière la rhétorique contestataire portée par le mouvement de Mai 68 s’est joué un règlement de comptes. Défi hautain d’une jeunesse intellectuelle en rupture de ban avec l’humanisme dont elle était encore nourrie, mais aussi règlement de comptes avec soi-même comme individu s’inscrivant dans une lignée, héritier d’une collectivité humaine avec sa culture et son histoire. Les soixantehuitards ont ainsi mis à mal le terreau juif, chrétien et républicain, mais ils ont été éduqués dans ce terreau : ce sont des héritiers critiques, en rupture, mais des héritiers quand même. Il n’en va plus de même pour les générations suivantes qui vont grandir et être formées dans une période où le fil a été rompu. L’éducation d’un jeune dans les années post-1968 est bien différente de celle des années 1960. En considérant de plus en plus tôt les enfants comme des individus autonomes et des citoyens, les adultes ont brouillé les places et les rôles, court-circuité l’insouciance de l’enfance et
l’indétermination de l’adolescence, étapes indispensables à la structuration de l’individu. Les nouvelles générations se sont trouvées face à des enseignants et des éducateurs qui n’assumaient pas, ou assumaient mal la transmission d’une culture avec laquelle ils étaient eux-mêmes en rupture : « Les enfants, écrit Hannah Arendt, ne peuvent pas rejeter l’autorité des éducateurs comme s’ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d’adultes – même si les méthodes modernes d’éducation ont effectivement essayé de mettre en application cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. […] C’est comme si, chaque jour, les parents disaient : “En ce monde même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s’y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n’avez pas de comptes à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort 8.” » Les enfants des soixante-huitards se sont retrouvés face à euxmêmes, avec le sentiment plus ou moins conscient d’un cruel abandon et une demande impossible de filiation. S’il existe bien une responsabilité vis-à-vis des jeunes aujourd’hui, elle réside avant tout dans le refus ou l’incapacité d’une partie des soixante-huitards à se dégager de l’emprise des idées qu’ils ont véhiculées et à assumer leur rôle d’adultes. En l’occurrence, le livre Libres enfants de Summerhill, diffusé dans les années 1970 à près de 500 000 exemplaires, incarne bien cet esprit libertaire aujourd’hui en crise : « Ma longue expérience de Summerhill, écrit l’auteur, m’a convaincu qu’il est absolument inutile d’enseigner à un enfant comment il doit se conduire. Il
apprend en temps voulu ce qui est bien et ce qui est mal, à condition qu’on n’exerce sur lui aucune pression 9. »
Bricolages identitaires Avec l’épuisement de la contestation post-soixante-huitarde, le présent culturel est désormais marqué par un nouveau et étrange composite, fait d’arrêts sur image, de fuite en avant moderniste et d’un retour réactif sur les traditions. Il y a ceux qui continuent de faire comme si l’État et les institutions étaient toujours aussi solides et sûrs d’eux-mêmes, comme si l’école ne fonctionnait qu’à coups de brimades et d’humiliations, comme si la famille demeurait tout entière ordonnée autour de l’autorité du père, comme si le christianisme continuait d’imprégner la société… Leur imaginaire s’est bloqué sur un ordre passé sans bien comprendre qu’un nouveau, plus insidieux, s’est mis en place sur les décombres de l’ancien. Au fil des ans, ce sont en fait les commentateurs et les rhéteurs de la postmodernité qui sont devenus légion. Leur discours se répète indéfiniment : notre monde est entré dans une nouvelle phase où les schémas anciens ne nous permettent plus de comprendre ce qui est en train de se passer. On ne peut que constater et suivre des évolutions que personne, à vrai dire, ne maîtrise vraiment. Tout au plus peut-on « gérer la complexité » avec de multiples boîtes à outils, ou encore la commenter dans un langage convenu qui se distingue de moins en moins de celui de la communication et du management. Le constat général et réitéré d’un monde en plein bouleversement, de plus en plus complexe, devient une rhétorique commode qui offre
l’avantage de donner l’impression de penser et de pouvoir parler de tout en ne se prononçant sur rien. En réaction à ces courants, il y a enfin ceux qui voudraient croire possible de revenir en arrière, comme à un « bon vieux temps » largement mythifié où l’ordre, la morale et la religion structuraient un monde clos. Le retour réactif sur les valeurs prend alors des allures de nouvelle croisade contre une modernité responsable de tous les maux. On affiche sa différence et l’on se tient chaud en se repliant sur des identités d’autant plus crispées qu’elles sont mises à mal par les évolutions. Dans le mal-être social existant, ce retour réactif peut trouver quelque écho en jouant le rôle de thérapie spirituelle pour individus en mal de certitudes et de communautés fusionnelles. Mais il n’est qu’un symptôme parmi d’autres d’une société désorientée dont le creuset culturel ancien est en morceaux. On aurait tort du reste de penser que ces différentes tendances sont hermétiques. On peut passer de l’une à l’autre où les combiner en toute « autonomie » subjective. Les nouvelles générations peuvent puiser dans ce composite pour tenter de reconstruire des identités fragiles. Tel est à vrai dire l’aspect peut-être le plus déroutant pour ceux qui gardent un souci de clarté et de cohérence. Ce qui pourrait bien être une sorte de « tsunami générationnel » risque d’emporter la possibilité même du questionnement et de l’autonomie de jugement. Les questions fondamentales – « Qu’est-ce qui est vrai ? », « Qu’est-ce qui est juste ? », « Qu’est-ce que je peux en penser ? » – perdent leur consistance, emportées par un zapping permanent qui ne permet plus la distance et met hors champ le principe même de cohérence. Si la fin des grandes idéologies du passé est une bonne chose pour la démocratie, elle ne s’en paie pas moins d’une confusion et d’un bricolage identitaires. En politique, un sondage de 2006, « Les 1825 ans et l’élection présidentielle 10 », fait apparaître que les jeunes de
gauche peuvent en même temps adhérer à des valeurs nettement marquées à droite. Pour la majorité d’entre eux, les mots qui évoquent quelque chose de négatif sont « MEDEF », « capitalisme », « privatisation », « mondialisation », « Bourse »… Mais ils sont en même temps majoritairement favorables à l’assouplissement des règles des contrats de travail des salariés (conditions d’embauche, durée des contrats, niveau de salaire…), à la mise en place du salaire au mérite dans la fonction publique, à la suppression des allocations familiales dans certains cas (délinquance, absentéisme à l’école), à la possibilité pour les parents de choisir l’école de leur choix… Critiquer vertement le libéralisme économique tout en ayant une mentalité de client roi, critiquer la domination de l’État sur les individus et la société tout en exigeant de lui qu’il réponde dans les meilleurs délais à ses besoins individuels, tels sont quelques-uns des comportements qui pouvaient, il y a quelques années encore, apparaître incohérents, infantiles ou adolescents. Dans le domaine religieux, l’effondrement de l’adhésion à la foi chrétienne des jeunes, en France et en Europe, aboutit à un éclectisme semblable. La notion de Dieu devient une sorte d’« esprit » ou de « force vitale » énigmatique ; la « combinaison de l’astrologie, de la réincarnation et de la télépathie » crée un nouveau composite assimilable à la sensibilité new age 11. Le « retour sur les valeurs » est quant à lui plus complexe qu’il n’y paraît. La demande de repères et de valeurs coexiste avec un individualisme qui a peine à sortir de soi et à s’inscrire dans une dimension qui le précède et le transcende historiquement et institutionnellement. Le mariage revient ainsi en faveur chez les nouvelles générations et peut laisser croire à un retour de l’institution familiale. Mais le besoin de rituel et de « moments forts » ne signifie pas forcément l’inscription dans une institution qui dépasse l’authenticité des sentiments pour s’inscrire dans une filiation et faire
valoir des devoirs qui peuvent se révéler contraignants. Les séparations et les divorces se banalisent, sur fond de difficulté à relativiser ses propres désirs. La demande adressée aux institutions tourne au paradoxe, à travers une demande insatiable de droits qui peut aboutir à un individualisme extrême : « Reconnaissez-nous comme sujets autonomes en répondant à nos désirs changeants, pour le reste laissez-nous en paix, ne nous demandez aucun renoncement ni sacrifice. » La démocratie tend alors à être comprise comme un régime au service des aspirations individuelles et les rapports sociaux sont pensés sur le modèle d’un réseau relationnel purement horizontal, dominé par les affects et les sentiments. Les individus ont du mal à s’investir dans des problèmes collectifs ayant leurs contraintes et leurs lois propres, à prendre en compte un point de vue historique qui ne se confonde pas avec le mémoriel, mais s’implique dans le présent. Avec le déclin du sens historique et ce nouveau rapport à l’institution, l’accomplissement de soi prend la forme d’une construction qui repose sur ses propres forces, sa volonté, ses qualités et ses compétences, dans une stratégie de compétition et de réussite individuelle visible dans le présent. L’engagement syndical et politique traditionnel s’en trouve atteint. Il est moins idéologique et sacrificiel que par le passé, mais ce qui peut apparaître comme un progrès s’accompagne, là aussi, d’une difficulté à s’engager dans la durée. Les collectifs se fragilisent parce que le nombre de militants « sur qui compter » semble se réduire au profit de ceux qui sont de passage et ne s’en montrent pas moins fort exigeants, dans une optique qui ressemble à celle du consommateur.
Angélisme et nihilisme
Ces bouleversements culturels ont des effets directs sur l’ethos de la société en termes de rapport aux autres et à soi-même, d’attitudes et de comportements. Que l’on imagine un jeune ayant quitté la France à la fin des années 1950 pour s’isoler dans une île déserte et revenant dans le pays aujourd’hui, le choc serait brutal. Dans une France considérée autrefois comme férue d’art et de littérature, la lutte contre les discriminations donne parfois lieu à d’étranges jugements. Un rapport remis à la Haute Autorité de lutte contre les discriminations fait porter le soupçon sur l’un des fleurons de la poésie française : « En français, le poème de Ronsard Mignonne allons voir si la rose est étudié par tous les élèves. Toutefois, ce texte véhicule une image somme toute très négative des seniors. Il serait intéressant de pouvoir mesurer combien de textes proposés aux élèves présentent ce genre de stéréotype, et chercher d’autres textes présentant une image plus positive des seniors pour contrebalancer ces stéréotypes 12. » Ce qui antérieurement relevait de la sphère du privé s’étale désormais sur la place publique sous la forme de témoignages les plus intimes et les plus traumatisants. Une station de radio bien connue, qui cherche à tout prix à gagner de l’audience, a tout bonnement lancé un appel à l’antenne : « Si vous avez été victime d’inceste dans votre jeunesse faites-nous part de votre expérience. » Cet appel n’a guère suscité de réactions d’indignation. Dans la course à l’audimat, la souffrance fait recette. Sur une chaîne de télévision publique, des couples racontent leurs malheurs en présence de leurs jeunes enfants qu’on incite à témoigner, le tout mené par un animateur, bateleur de foire au look clean et branché. Dans un style similaire, les sujets les plus délicats peuvent être traités à la télévision dans un questionnement qui lamine d’emblée toute réflexion : « Peut-être vous êtes-vous posé la question : l’euthanasie, cool ou pas cool 13 ? »
À observer nombre de contemporains, nous sommes passés de l’« ère du soupçon » qui ramenait immédiatement et bêtement les discours et les comportements à leur logique inconsciente à un angélisme de la bonne intention 14 pour lequel la sincérité de l’individu et son sentiment suffisent à l’établir dans son bon droit. Un tel rapport à soi-même, qui se veut transparent et clos sur lui-même, ne va pas dans le sens de la responsabilité. Beaucoup d’individus ne comprennent pas que les actes comptent plus que leur intention dans leur rapport aux autres dans une situation donnée. Ce n’est pas seulement la distinction classique entre l’« éthique de conviction » et l’« éthique de responsabilité » qui est en question, mais la prédominance de la bonne intention comme garantie du bien-fondé des paroles et des actes. La culture psychanalytique semble passée de mode au profit d’outils psychologiques censés faire acquérir de bons comportements. On peut remettre en cause la doxa psychanalytique et sa prétention scientifique à une explication totale. Mais la psychanalyse implique la reconnaissance d’une altérité qu’on porte en soi ; elle accorde une place centrale à un ordre symbolique qui rompt avec l’idée de toutepuissance. Elle n’a pas le monopole de la vérité dans ces domaines : bien avant elle et par d’autres manières, la religion, la sagesse, la philosophie, la littérature et les arts l’ont exprimée. Mais la connaissance de la psychanalyse pouvait aussi conduire à une distance, à une relative lucidité sur ses élans spontanés et aider à prendre la « juste mesure de soi ». Qu’en est-il aujourd’hui ? Aux « ingénieurs des âmes » de l’ère soviétique succèdent de gentils bricoleurs du comportement qui vous assurent doctement que le désir des individus est devenu transparent à lui-même et qu’il ne peut guère faire de mal à soi-même ni à autrui. La souffrance et les bons sentiments peuvent aussi servir d’argument pour les causes les
plus diverses. L’Agence de la biomédecine, en collaboration avec le Collège national français des gynécologues-obstétriciens, a lancé une campagne pour le don de sperme : « Aidez les autres qui ne peuvent avoir d’enfants. » L’altruisme comme argument massue fait fi de toute dimension symbolique. La condition humaine semble pouvoir être bouleversée et manipulée à l’envi sans dommage apparent. Le principe de précaution qu’on s’évertue à appliquer à la nature et aux animaux en voie de disparition ne paraît pas applicable à l’être humain considéré comme une pure construction sociale et historique en perpétuel changement. On peut ainsi défendre avec autant d’intransigeance les « droits des enfants » que ceux des mères porteuses dans ce qu’on nomme la « gestation pour autrui », ou l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, en faisant fi de tout problème de filiation, considérant qu’il s’agit d’une simple affaire d’adaptation aux évolutions et de lutte contre les inégalités et les discriminations. Comment s’opposer à ce qui se prévaut des meilleures intentions ? Étrange cécité qui refuse de voir des réalités dérangeantes. Il existe en France et au sein d’une bonne partie des autres pays de l’Union européenne une tendance bien réelle qui flirte avec le nihilisme ou y verse sous des aspects nouveaux et déroutants. La question « À quoi bon ? », dans laquelle Bernanos voyait l’espèce la plus insidieuse et la plus redoutable du désespoir, tend aujourd’hui à être supplantée par une autre question qui désarçonne d’emblée tout échange possible de convictions sensées : « Pourquoi pas ? » « Pourquoi ne pas répondre aux demandes individuelles et sociales multiples, du moment qu’elles sont sincères et manifestent de bons sentiments ? » Ce relativisme est révélateur de la montée d’un individualisme déculturé et désaffilié qui érige son propre désir en fondement de légitimité. L’interrogation faussement naïve :
« Pourquoi pas ? » peut se déployer en abîme à partir du moment où elle ne trouve plus de socle anthropologique qui lui désigne une limite au-delà de laquelle bascule une civilisation.
Au nom de l’écologie La défense de la nature et de la planète a également bon dos. Au nom de l’écologie se diffusent des discours qui, sans en avoir l’air, véhiculent de nouvelles conceptions du monde. À l’école, la notion confuse et élastique de « développement durable » est désormais intégrée au « socle commun de connaissances et de compétences » qui fixe les repères culturels et civiques du contenu de l’enseignement obligatoire. Introduit dans les connaissances propres à la culture humaniste, le « développement durable » opère un glissement significatif par rapport à l’humanisme traditionnel. Il relativise de fait la question de savoir ce qui rend le monde humain en dehors du respect de l’environnement et de la satisfaction des besoins, comme si cette question était devenue inessentielle ou dépassée face aux défis bien réels que posent la dégradation de l’environnement et l’épuisement possible des ressources naturelles. L’histoire se trouve ainsi mise de côté en tant que porteuse d’un univers de significations qui nous est légué et dans lequel nous nous inscrivons, au profit d’une vision naturaliste des évolutions qui ramène tout au rapport de l’homme à la nature 15. Du même coup c’est le sens que les hommes donnent à leurs œuvres et à leurs actions à travers l’histoire qui paraît secondaire. Un nouveau message est désormais répété à satiété dans les médias et dans une littérature écologiste particulièrement destinée aux enfants : « Nous sommes une espèce parmi d’autres. » Au nom de
la lutte pour le maintien de la biodiversité, le rapport à l’autre homme tend à être dévalorisé au profit d’un rapport premier au respect de la nature et de la biodiversité. Dans son livre Le Joli Petit Monde d’Hubert Reeves 16, repris d’une série radiophonique, ce dernier décrit le changement opéré dans le rapport à la nature en ces termes : « Je me souviens en Californie d’un jardin zoologique où auparavant était inscrit sur des panneaux : “Ne cueillez pas les fleurs, ne privez pas les autres du plaisir de les voir.” Aujourd’hui, il y a écrit : “Ne cueillez pas les fleurs, laissez-les vivre.” Nous avons changé d’attitude et concédons maintenant que chaque vie et chaque espèce a ses droits propres. Encore une fois, nous ne sommes qu’une espèce parmi d’autres 17. » Si notre rapport à l’animal a effectivement évolué, ce qu’on appelait autrefois la « vie des bêtes » a pris désormais de nouveaux accents : les animaux n’ont-ils pas eux aussi des comportements sociaux, voire éthiques, qui ressemblent étrangement à ceux des êtres humains : « Les singes, dans la nature, chassent de gros écureuils et pour ce faire ont besoin de coopérer. Ils partagent ensuite leur proie. C’est sans doute cette coopération qui a conduit à l’émergence de la notion d’équité, chacun devant bénéficier à part égale de la proie attrapée. Darwin avait vu juste, tout est affaire de degré, pas de nature 18. » Nicolas Hulot se pose quant à lui en nouveau prophète et appelle, ni plus ni moins, à une « métamorphose de la civilisation » et à une « nouvelle spiritualité » où se mêlent confusément hindouisme, bouddhisme et christianisme (via Teilhard de Chardin), ce grand mélange devant permettre un nouvel équilibre entre l’homme et la nature 19. L’écologie ayant acquis droit de cité, verrons-nous un jour les vastes synthèses des maîtres à penser de « L’an I de l’ère écologique » enseignées dans les classes : « C’est désormais sur cette Terre perdue dans le cosmos astrophysique, cette Terre “système
vivant” des sciences de la Terre, cette biosphère-Gaïa, que peut se concrétiser l’idée humaniste de l’époque des Lumières, qui reconnaît la même qualité à tous les hommes. Cette idée peut s’allier au sentiment de la nature de l’ère romantique, qui retrouvait la relation ombilicale et nourricière avec la Terre-mère. En même temps, nous pouvons faire converger la commisération bouddhiste pour tous les vivants, le fraternalisme chrétien et le fraternalisme internationaliste – héritier laïque et socialiste du christianisme – dans la nouvelle conscience planétaire de solidarité qui doit lier les humains entre eux et à la nature terrestre 20. » Les problèmes bien réels de la dégradation de la nature et de l’environnement ne sont pas ici en question, mais les discours les plus confus et éclectiques qu’on tient en leur nom. L’héritage des Lumières, par l’importance centrale qu’il accorde à la raison comme faculté propre à l’espèce humaine, n’est pas seul en cause dans la rupture introduite par ces discours. Ceux-ci mettent tout autant en question les héritages religieux juif et chrétien. Le statut traditionnel de la dignité première de l’homme dans l’ordre de la Création est évacué au profit d’une conception qui considère l’être humain comme un élément d’un grand Tout qui le relie directement à l’ensemble des êtres vivants et aux éléments constitutifs de l’univers. La conception de l’homme occidental glisse vers de nouveaux horizons où les gourous en tout genre peuvent trouver leur compte. Au regard de ces réalités, les querelles sur l’enseignement ou non des religions à l’école font figure de dérivatifs : le terrain de l’humanisme a déjà glissé vers de nouvelles formes de religiosité diffusées à l’école par le biais d’associations en toute « laïcité ».
De l’héritage en question
Il est devenu aujourd’hui de bon ton de se placer dans une position de surplomb, au-dessus de toutes les religions et cultures, en faisant valoir une ouverture et un pluralisme vides de toute insertion. Au sein des sciences sociales, on a encore des réticences à considérer que lesdites religions et cultures ont une dimension signifiante propre qui structure le mode d’être des sociétés. Leur prise en compte demeure suspecte d’idéalisme et le schéma de l’infrastructure et de la superstructure imprègne encore nombre d’interprétations : derrière les phénomènes religieux et culturels se cache une réalité économique, sociale ou politique plus essentielle qui permet toujours d’en rendre raison. L’échec du scientisme et du communisme qui ont prétendu les éradiquer montre, s’il en était encore besoin, qu’on ne saurait les réduire à une illusion, une idéologie ou un « opium du peuple ». Aborder les traditions culturelles et religieuses nécessite en fait la prise en compte d’une histoire longue, qui ne commence pas avec la Révolution française et l’instauration de la République. Toute une culture politique trouve ici sa limite. Le phénomène religieux exprime une réalité anthropologique fondamentale et chaque religion développe un univers symbolique spécifique. Les religions ont façonné et façonnent des manières d’être et de penser qu’on ne peut ignorer, que l’on soit croyant ou non, si l’on entend comprendre pleinement notre passé et notre présent. Elles n’ont pas les mêmes conceptions de Dieu, de l’homme et du monde, conceptions qu’il importe de connaître et d’examiner en toute liberté. Aujourd’hui, les religions sont appelées à la rescousse dans une optique d’utilité sociale qui vise à fournir les « repères » et les « valeurs » qui semblent faire défaut à la société. Les fondamentalismes peuvent y trouver leur compte. En France, la remise en cause par ailleurs salutaire d’une conception antireligieuse
de la laïcité s’effectue dans une optique où des hommes politiques reconnaissent la religion comme utile pour l’éducation morale, la lutte contre les incivilités et les violences. Cette approche politique de la religion n’est pas une nouveauté. Des chefs d’État tels que Napoléon Bonaparte et Napoléon III ont développé ce rapport utilitariste à la religion pour tenter de rétablir un « ordre moral » dans d’autres circonstances historiques. En 2011, cette confusion des genres est grosse de malentendus. Elle tend à réduire l’espace du « sens » au problème de la religion, englobant et écrasant les spécificités des autres dimensions (philosophique, esthétique, morale, sentimentale, politique, professionnelle…) qui donnent une signification à la vie individuelle et collective sans être rattachées à la religion comme à leur fondement. Et si l’Europe se déchristianise, il paraît illusoire de penser que c’est en déployant à nouveau les bannières et en resserrant les rangs qu’on pourra inverser le courant. Plus féconde me paraît être l’explicitation de l’anthropologie chrétienne et de sa portée, qui concerne croyants et non-croyants. Retisser le fil de la transmission implique de réinterroger et de se réapproprier ce qui, dans notre héritage religieux, culturel et politique constitue des ressources pour affronter les nouveaux défis du présent. C’est précisément parce que nous vivons dans un monde qui n’est plus structuré par une autorité et une tradition qui s’imposeraient d’elles-mêmes qu’il nous est possible d’entretenir un rapport plus libre, plus lucide à cette tradition. « L’éducation, écrivait Hannah Arendt, est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et, de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni
leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun 21. » Encore s’agit-il de savoir à quoi l’on tient dans l’héritage qui nous a été transmis tant bien que mal à travers les générations.
1. Ce texte reprend et développe l’article : « Le fil rompu des générations » paru dans Études, février 2009, et l’intervention du débat avec Louis Chauvel, professeur à Sciences-Po Paris : « Quels liens entre les générations ? », le 22 juin 2010, dans le cadre du séminaire « Le monde qui vient » organisé par Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’État chargée de la prospective et du développement de l’économie numérique. 2. Margaret Mead, Le Fossé des générations, op. cit. 3. Louis Chauvel, Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au e XX siècle, PUF, Paris, 1998, p. 246. 4. Louis Chauvel, « Le débat sur les retraites occulte celui de l’horizon bouché de la jeunesse », Le Monde, 27 mai 2010. 5. Ces chiffres indiquent que le niveau moyen de revenus (en euros par an) des individus appartenant à un ménage dont la personne de référence a moins de 65 ans est inférieur à celui des individus appartenant à un ménage dont la personne de référence a 65 ans ou plus : 22 040 €/an pour les moins de 65 ans et 22 450 €/an pour les plus de 65 ans. Cf. Site INSEE, tableau : « Niveau de vie moyen des individus selon le type de ménage », site : www.insee.fr. 6. En 2008, le niveau de vie moyen des couples d’actifs dont la personne de référence a moins de 65 ans est de 28 420 €/an, pour les couples sans enfants, 24 830 €/an avec un enfant, alors que le niveau de vie moyen des couples dont la personne de référence a 65 ans ou plus est de 23 810 €/an, ibid. 7. Ce même schème qui décrète l’autonomie en même temps qu’il enserre l’individu dans un système d’évaluation et de performance se retrouve, appliqué de façon particulière, dans les entreprises et les administrations. 8. Hannah Arendt, La Crise de la culture, « Folio », Gallimard, Paris, p. 244-245. 9. Alexander S. Neill, Libres enfants de Summerhill, Maspero, Paris, 1970, p. 225. 10. Étude IPSOS/Graines de citoyens, décembre 2006. Sondage effectué auprès de 800 jeunes de 18 à 25 ans, constituant un échantillon représentatif de la population de cette classe d’âge.
11. Yves Lambert, « Les jeunes et le christianisme : le grand défi », Le Débat, no 75, maiaoût 1993. 12. Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires, rapport réalisé pour le compte de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, université Paul-Verlaine, Metz, novembre 2008, p. 181. 13. « La matinale de Canal + », Canal +, 26 janvier 2011. 14. Gérard Slama, L’Angélisme exterminateur. Essai sur l’ordre moral contemporain, Grasset, Paris, 1993. 15. Cf. Jean-Pierre Le Goff, « Au nom du développement durable », Le Débat, no 156, septembre-octobre 2009. 16. Hubert Reeves et Christophe Aubel, Le Joli Petit Monde d’Hubert Reeves, Elytis et Radio France, Paris, 2009. 17. Ibid., p. 154. 18. Ibid., p. 105-106. 19. Nicolas Hulot, « Une nouvelle spiritualité », chap. 9, Le Syndrome du Titanic 2, Calmann-Lévy, Paris, 2009. 20. Edgar Morin, « La pensée écologisée », Le Monde diplomatique, 1989, repris dans L’An I de l’ère écologique et dialogue avec Nicolas Hulot, Tallandier, Paris, 2007, p. 42. 21. Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », in La Crise de la culture, op. cit., p. 252.
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Du gauchisme culturel 1 et de ses avatars
Pour un néophyte en politique qui s’intéresse à la gauche, il peut sembler difficile de s’y retrouver : « socialisme » ou « socialdémocratie » ? « Gauche sociale », « gauche libérale », « gauche de la gauche »…? Il en va de même au sein du Parti socialiste : de la Gauche populaire à la Gauche durable, en passant par Maintenant la gauche ou encore L’espoir à gauche…, les courants se font et se défont au gré des alliances et des congrès. Certains y voient encore le signe d’un « débat démocratique » au sein d’une gauche dont l’aspect pluriel ne cesse de s’accentuer. On peut au contraire y voir le symptôme du morcellement des anciennes doctrines, qui n’en finissent pas de se décomposer. Dans son livre Droit d’inventaire (Éd. du Seuil, 2009), François Hollande affirmait que le « socialisme navigue à vue ». Depuis lors, la situation n’a pas fondamentalement changé, d’autant plus qu’il faut faire face à la dette publique et à l’absence de croissance, en assumant plus ou moins clairement une politique de rigueur. La gauche change dans une recherche éperdue d’une nouvelle identité qui tente tant bien que mal de faire le lien ou la « synthèse » entre l’ancien et le nouveau. En réalité, la plupart des débats sans fin sur la redéfinition de la gauche se font en occultant une mutation fondamentale qui a déplacé son centre de gravité de la question
sociale vers les questions de société. Cette mutation s’est opérée sous l’influence d’un gauchisme culturel inséparable des effets sociétaux qu’ont produits la révolution culturelle de Mai 68 et son « héritage impossible ». Tel est précisément ce que cet article voudrait commencer à mettre en lumière. La notion de « gauchisme culturel » ne désigne pas un mouvement organisé ou un courant bien structuré, mais un ensemble d’idées, de représentations, de valeurs plus ou moins conscientes déterminant un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique et dans les médias. Il s’est affirmé à travers cinq principaux thèmes particulièrement révélateurs du déplacement de la question sociale vers d’autres préoccupations : le corps et la sexualité ; la nature et l’environnement ; l’éducation des enfants ; la culture, et l’histoire. En déplaçant la question sociale vers ces thèmes, le gauchisme culturel s’inscrit dans les évolutions des sociétés démocratiques, mais il le fait d’une façon bien particulière : il se situe dans la problématique de la gauche qu’il adapte à la nouvelle situation historique en lui faisant subir une distorsion, en recyclant et en poussant à l’extrême ses ambiguïtés et ses orientations les plus problématiques 2. Il a fait valoir une critique radicale du passé et s’est voulu à l’avant-garde dans le domaine des mœurs et de la culture. En même temps, il s’est érigé en figure emblématique de l’antifascisme et de l’antiracisme qu’il a revisités à sa manière. Plus fondamentalement, ce sont toute une conception de la condition humaine et un sens commun qui lui était attaché qui se sont trouvés mis à mal. Ces conceptions et ces postures du gauchisme culturel sont devenues hégémoniques au sein de la gauche, même si certains tentent de maintenir les anciens clivages comme au « bon vieux temps » de la lutte des classes et du mouvement ouvrier, en les faisant coexister tant bien que mal avec un modernisme dans le domaine des
mœurs et de la culture. Ce gauchisme culturel est présent dans l’appareil du Parti socialiste, dans l’État, et il dispose d’importants relais médiatiques. Le PS et la gauche au pouvoir ont pu ainsi apparaître aux yeux de l’opinion comme étant les représentants d’une révolution culturelle qui s’est répandue dans l’ensemble de la société et a fini par influencer une partie de la droite. Nous n’entendons pas ici analyser l’ensemble de la thématique du gauchisme culturel. Mais la façon dont la gauche s’est comportée dans le débat et le vote de la loi sur le mariage homosexuel nous a paru constituer un exemple type de la prégnance de ce gauchisme et des fractures qu’il provoque dans la société. Dans cette affaire, le gauchisme culturel a prévalu au sein du PS et dans l’État à tel point qu’il est difficile de les démêler. En partant du thème de l’homoparentalité et en le reliant à d’autres comme ceux de l’antiracisme, de l’écologie ou de la nouvelle éducation des enfants, nous avons voulu mettre au jour quelques-unes des idées clés et des représentations qui structurent son comportement dans l’espace politique et médiatique.
Le nouveau domaine de l’égalité La gauche a fait voter la loi sur le mariage homosexuel dans une situation sociale particulièrement dégradée. Le chômage de masse conjugué avec l’éclatement des familles et l’érosion des liens traditionnels de solidarité a produit des effets puissants de déstructuration anthropologique et sociale. Exclues du travail, vivant dans des familles gentiment dénommées monoparentales ou recomposées – alors qu’elles sont décomposées et marquées dans la plupart des cas par l’absence du père –, des catégories de la
population connaissent de nouvelles formes de précarité sociale et de déstructuration identitaire. Les drames familiaux combinés souvent avec le chômage alimentent presque quotidiennement la rubrique des faits divers. C’est dans ce contexte que la gauche a présenté le mariage et l’adoption par les couples homosexuels comme la marque du progrès contre la réaction. On attendait la gauche sur la question sociale qui constitue historiquement un facteur essentiel de son identité. En fait, elle a abandonné une bonne partie de ses promesses électorales en la matière, tout en se montrant intransigeante sur une question qui a divisé profondément le pays. Elle a ainsi reporté sur cette dernière une démarcation avec la droite qu’elle a du mal à faire valoir dans le champ économique et social. Les anciens schémas de la lutte, contre l’« idéologie bourgeoise », contre le fascisme montant…, se sont réinvestis sur les questions sociétales avec un dogmatisme et un sectarisme d’autant plus exacerbés. Les partisans du mariage pour tous l’ont affirmé clairement : « Pour nous, les craintes et les critiques suscitées par ce projet n’ont pas de base rationnelle 3. » Dans ces conditions, le débat avec des opposants mus par des craintes irrationnelles et une phobie supposée vis-à-vis des homosexuels ne sert à rien. Les Jeunes socialistes de leur côté ont appelé les internautes à dénoncer les « dérapages homophobes » de leurs élus sur Internet et sur Twitter à l’aide d’une « carte interactive » signalant leur nom, leur mandat, leur parti, la date et la « teneur du dérapage » 4. La gauche au pouvoir a donné quant à elle l’image d’un État partisan, d’hommes d’État transformés en militants. La façon pour le moins cavalière dont elle a consulté les représentants religieux et a réagi à la prise de position de l’Église catholique avait des relents de lutte contre la religion du temps du petit père Combes, à la différence près que la loi de séparation a été
votée depuis cette époque et que l’Église catholique a fini par se réconcilier avec la République. Restent les intégristes, que l’on n’a pas manqué de mettre en exergue. Lors des grands rassemblements de La Manif pour tous, des journalistes militants braquaient systématiquement leurs micros et leurs caméras sur les petits cortèges de Civitas et de l’extrême droite, guettant le moindre incident qui viendrait confirmer leurs schémas préconçus et leur permettrait de déclarer comme un soulagement : « Voyez, on vous l’avait bien dit ! » Quoi de plus simple que de considérer ce mouvement contre le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels comme un succédané du fascisme des années 1930 et du pétainisme, de le réduire à une manifestation de l’intégrisme catholique et de l’extrême droite qui n’ont pas manqué d’en profiter ? Les partisans du mariage homosexuel se sont trouvés pris au dépourvu : ils n’imaginaient pas qu’une loi, qui pour eux allait de soi, puisse susciter des manifestations de protestation d’une telle ampleur. Pour la gauche, il ne faisait apparemment aucun doute que les revendications des groupes homosexuels participaient d’un « grand mouvement historique d’émancipation » en même temps que leur satisfaction représentait une « grande avancée vers l’égalité ». La Gay Pride, à laquelle la ministre de la Famille fraîchement nommée s’est empressée de participer avant même le vote de la loi, apparaissait comme partie intégrante d’un « mouvement social » dont la gauche se considère le propriétaire légitime. Ce mouvement s’est inscrit dans une filiation imaginaire avec le mouvement ouvrier passé tout en devenant de plus en plus composite, faisant coexister dans la confusion des revendications sociales, écologistes, culturelles et communautaires. Devenu de plus en plus un « mouvement sociétal » par adjonction ou substitution des revendications culturelles aux vieux mots d’ordre de la lutte des classes, son « sujet historique » s’en
est trouvé changé. À la classe ouvrière qui « n’ayant rien à perdre que ses chaînes » se voyait confier la mission de libérer l’humanité tout entière, aux luttes des peuples contre le colonialisme et l’impérialisme se sont progressivement substituées des minorités faisant valoir leurs droits particuliers et agissant comme des groupes de pression. C’est ainsi que les revendications des lesbiennes, gays, bi et trans se sont trouvées intégrées dans un sens de l’histoire nécessairement progressiste, en référence analogique lointaine et imaginaire avec le mouvement ouvrier défunt et les luttes des peuples pour leur émancipation. En inscrivant le mariage pour tous dans la lutte pour l’égalité, la gauche a d’autre part opéré un déplacement dont elle ne perçoit pas les effets. « Égalité rien de plus, rien de moins » proclamait un slogan des manifestations pour le mariage homosexuel, comme s’il s’agissait toujours du même combat. Or, appliquée à des domaines qui relèvent de l’anthropologie, cette exigence d’égalité change de registre. Elle concerne de fait, qu’on le veuille ou non, une donnée de base fondamentale de la condition humaine : la division sexuelle et la façon dont les êtres humains conçoivent la transmission de la vie et la filiation. Obnubilée par la lutte contre les inégalités, la gauche ne mesure pas les effets de ce changement de registre qui ouvre une boîte de Pandore : dans cette nouvelle conception de la lutte contre les inégalités, les différences liées à la condition humaine et les aléas de la vie peuvent être considérés comme des signes insupportables d’inégalité et de discrimination. Dans le domaine de la différence sexuelle, comment alors ne pas considérer le fait de pouvoir porter ou non et de mettre au monde un enfant comme une « inégalité » fondamentale entre gays et lesbiennes ? Dans ce cadre, la revendication de la gestation pour autrui paraît cohérente et prolonge à sa manière cette nouvelle lutte pour l’« égalité ».
Ce changement de registre marque une nouvelle étape problématique dans la « passion de l’égalité » propre à la démocratie. Dans la conception républicaine, la revendication d’égalité se déploie dans un cadre juridique et politique lié à une conception de la citoyenneté qui implique un dépassement des intérêts et des appartenances particulières pour se penser membre de la cité ; la lutte contre les inégalités économiques s’inscrit dans le cadre d’une « justice sociale » et vise à créer les conditions favorables à cette citoyenneté. C’est en s’inscrivant dans cette perspective que la lutte contre les inégalités prend son sens et ne verse pas dans l’égalitarisme, en ne s’opposant pas à la liberté mais en l’intégrant comme une condition nécessaire et préalable pour que celle-ci puisse concerner le plus grand nombre de citoyens. Dans cette optique, il s’agit d’améliorer les conditions économiques et sociales, de développer l’éducation tout particulièrement en direction des couches les plus défavorisées afin d’accroître cette liberté. En ce sens, les paroles de Carlo Rosselli, socialiste, antifasciste italien, assassiné en 1937 constituent le meilleur de la tradition de la gauche et du mouvement ouvrier : « Le socialisme c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres 5. » Cette conception de l’égalité articulée et finalisée à la liberté ne se confond pas avec le « droit à la réussite pour tous » ou la revendication des « droits à » de la part des individus ou des groupes communautaires. Ces derniers portent en réalité la marque de la « démocratie providentielle 6 ». En ce sens, la mobilisation des Noirs américains des années 1960 pour les « droits civiques » en référence à la Constitution américaine est un combat pour la liberté et la citoyenneté. Ce combat n’est pas de même nature que la revendication pour le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, dans la mesure où cette dernière s’insère dans la lignée
des « droits créances » qui se sont multipliés au fil des ans en sortant du registre économique et social. Les partisans du mariage homosexuel ont même fait valoir l’amour pour légitimer leur demande de droits : « Nous, citoyens hétéros ou gays, nous pensons que chacun a le droit de s’unir avec la personne qu’il aime, de protéger son conjoint, de fonder une famille 7. » Qui pourrait aller à l’encontre d’un si noble sentiment ? La gauche s’est voulue rassurante en faisant valoir à ses adversaires qu’il ne s’agissait pas de changer ou de retirer des droits existants mais simplement d’en ouvrir de nouveaux, comme si les opposants raisonnaient dans le cadre du « social-individualisme » (la société comme service rendu aux individus) avec son « militantisme procédurier et demandeur de droits 8 ». Contrairement à ce que la gauche a laissé entendre, le rejet de la loi n’impliquait pas nécessairement un refus de prendre en compte juridiquement les situations des couples homosexuels et des enfants adoptés. Les opposants en tout cas ont mis en avant un questionnement et des conceptions différentes qui heurtaient la bonne conscience de la gauche ancrée dans ses certitudes. Dans cette affaire, les manifestations des intégristes catholiques, les provocations et les violences de l’extrême droite sont venues à point nommé pour ramener la confrontation à des schémas bien connus.
L’antifascisme revisité La gauche s’est toujours donné le beau rôle de l’antifascisme, qui constitue un des principaux marqueurs de son identité. La mort de Clément Méric, jeune militant de la mouvance « antifa » (antifasciste), survenue en juin 2013 dans une rixe avec des
skinheads d’extrême droite a relancé une nouvelle fois la mobilisation en même temps qu’elle faisait apparaître une configuration nouvelle. Les skinheads et les « antifas » se sont rencontrés dans un appartement de The Lifestyle Company lors d’une vente privée de vêtements de marque Fred Perry qu’ils affectionnent particulièrement ; la bagarre qui s’ensuivit et la mort de Clément Méric ne ressemblent en rien aux violences et aux assassinats pratiqués par les chemises noires de Mussolini et encore moins à la terreur et à la barbarie des SA et des SS. Même l’extrême gauche de Mai 68 aurait du mal à s’y retrouver, elle qui pourtant avait déjà tendance à traiter les CRS de « SS » et à voir du fascisme partout. Autre temps, autres mœurs : à cette époque, l’attirance pour les marques n’aurait pas manqué d’être considérée par les militants comme un goût « petit-bourgeois » ou le signe certain de l’« aliénation capitaliste ». Les violences entre « fascistes » et « antifas » des nouvelles générations ont des allures de révolte et de règlements de comptes entre bandes d’adolescents ou de postadolescents mus par le besoin de décharger leur agressivité dans une société qui se veut policée, à la manière des affrontements de certains supporters de clubs de football. Les idéologies extrémistes peuvent venir s’y greffer sans pour autant aboutir aux mêmes phénomènes que par le passé. Cela ne justifie en rien la mort de Clément Méric, la haine, les violences et les exactions commises par ces groupuscules, mais contredit les analogies historiques rapides et les amalgames. Ces derniers n’ont pas manqué à travers les propos de gens de gauche qui n’ont pas hésité à faire le rapprochement entre la mort de Clément Méric et La Manif pour tous. L’antifascisme constitue en fait un fonds de souvenirs passionnels et de stock d’idées toujours prêts à rejaillir à la moindre occasion, occultant la plupart du temps la façon dont le communisme l’a promu
et la grille d’interprétation qu’il a fournie à la gauche à cette occasion. Dans le schéma communiste, le fascisme n’est qu’une forme de la dictature de la bourgeoisie poussée jusqu’au bout, constituée des éléments les plus réactionnaires du capitalisme. Le fascisme étant étroitement lié au capitalisme, « le ventre est toujours fécond d’où est sortie la bête immonde » et le combat antifasciste est un perpétuel recommencement tant que ne sera pas mis à bas le capitalisme. Ce schéma méconnaît l’opposition entre démocratie et totalitarisme et fait toujours porter le soupçon sur une droite qui, représentant les intérêts de la bourgeoisie, est constamment tentée de s’allier avec les éléments les plus réactionnaires. La gauche ne semble pas vraiment avoir rompu avec ce schéma. En témoignent, par exemple, les déclarations du premier secrétaire du Parti socialiste demandant à l’UMP de dissoudre la « droite populaire 9 », ou accusant la droite, lors d’affrontements provoqués par des groupuscules opposés au mariage pour tous, de « s’abriter derrière l’extrême droite », de se comporter « comme la vitrine légale de groupes violents » 10.
Un « antiracisme de nouvelle génération » La façon dont la gauche s’est comportée sur la question du mariage homosexuel n’est pas le seul exemple de ses orientations problématiques. La lutte contre le racisme en constitue une autre illustration. Cette cause apparaît simple, répondant à une exigence morale, mais les meilleures intentions ne sauraient passer sous silence le glissement qui s’est là aussi opéré. La manière dont l’antiracisme a été promu dans les années 1980 par SOS Racisme,
étroitement lié au pouvoir socialiste mitterrandien, a entraîné la gauche vers de nouveaux horizons. Dans son livre Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national 11, Paul Yonnet a été l’un des premiers à mettre en lumière le paradoxe présent au cœur même de cet « antiracisme de nouvelle génération » : en promouvant de fait les identités ethniques dont le slogan « Black, blanc, beur » deviendra l’expression, il a introduit le principe racial et le communautarisme ethnique qu’il affirme combattre. Ce faisant, il a rompu à la fois avec la lutte des classes marxiste et le modèle républicain. Cette rupture intervient au moment même où se décompose le messianisme révolutionnaire, et le nouvel antiracisme lui a servi d’idéologie de substitution : « Ainsi, avec SOS Racisme, passe-t-on d’une vision classiste de la société à une vision panraciale, des ouvriers aux immigrés, comme nouveaux héros sociaux, de la conscience de classe […] à la conscience ethnique, du séparatisme ouvrier au culturalisme ethnique, […] de l’utopie communiste à l’utopie communautaire 12. » Ce changement s’est accompagné d’une relecture de notre propre histoire qui a renversé la perspective. Au « roman national épique 13 » du gaullisme et du communisme de l’après-guerre a succédé une fixation sur les pages sombres de notre histoire, tout particulièrement celles de Vichy, de la collaboration et du colonialisme. Cet effondrement du « roman national » s’est accompagné de la dissolution de la nation dans le monde au nom de l’universalisme des droits de l’homme. Loin de lutter efficacement contre ce qu’il combat, ce nouvel antiracisme a produit des effets inverses, en exacerbant les sentiments collectifs de crise identitaire et en suscitant en réaction une « xénophobie de défense ». Ce livre de Paul Yonnet provoquera de violentes polémiques. Soupçonné d’emblée d’être proche des
thèses du Front national, il sera ostracisé par la gauche et ses thèses n’ont pas donné matière à un débat de fond. Faute d’en avoir tiré les leçons, l’antiracisme nouveau va donner lieu à d’étranges manifestations. En 2007, le moulage du crâne de l’ancien footballeur Lilian Thuram fut exposé à côté des originaux de ceux de Cro-Magnon et du philosophe René Descartes sur le thème de « l’homme exposé », initiative organisée par le musée de l’Homme. Cette exposition didactique n’était pas exempte d’une visée militante de lutte contre les « idées périmées » telles que celles de race, de peuple primitif ou de chaînon manquant. Pour Lilian Thuram, cela pouvait permettre de « changer notre regard sur l’autre », d’« enseigner ce que nous sommes vraiment, que nous venons tous de la même branche, de la même famille au-delà des couleurs de peau, des frontières 14 ». Une telle exposition, qui ne manque pas de bonnes intentions, peut apparaître comme une réponse inversée aux expositions racistes d’autrefois qui faisaient valoir la morphologie comme preuve du bien-fondé de l’existence de races inférieures. En mars 2012, lors de sa campagne électorale, François Hollande s’est engagé à demander au Parlement de supprimer le mot « race » de l’article premier de la Constitution qui déclare : « La France assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race et de religion. » En mai 2013, les groupes de gauche à l’Assemblée nationale et une partie des centristes ont voté la loi supprimant le mot « race » de la législation française. Pour une partie de la gauche, il ne s’agit là que d’une première étape avant la suppression de ce mot dans la Constitution. Croit-on sérieusement qu’une telle disposition puisse faire reculer le racisme ? Jusqu’où ira-t-on dans cette volonté d’éradication du langage au nom de l’antiracisme ?
La révolution culturelle de l’écologie La conversion rapide de la gauche à l’écologie peut elle aussi donner lieu à des changements de problématique non seulement sur les problèmes sociaux, mais plus globalement sur une façon de concevoir le devenir du monde. Les problèmes bien réels de la dégradation de la nature et de l’environnement ne sont pas ici en question, mais le sont les discours qui confèrent à l’écologie une signification et une mission salvatrice qui ne vont pas de soi. Les écologistes ne cessent d’appeler à une « transformation radicale », à la nécessité absolue de « changer radicalement nos modes de vie », de « changer l’imaginaire de la société »… La rupture écologique paraît tout aussi radicale que celle de la rupture révolutionnaire, mais elle se présente désormais sous les traits d’une nécessité « en négatif ». En ce sens, l’utopie écologique apparaît comme une utopie de substitution au saint-simonisme et aux philosophies de l’histoire, une sorte de messianisme inversé chargé d’eschatologie rédemptrice. La catastrophe annoncée de la fin possible de toute vie sur la planète doit permettre d’ouvrir enfin les yeux d’une humanité vivant jusqu’alors dans l’obscurantisme productiviste et consumériste, sous le règne prométhéen de la science et de la technique érigées souvent en entités métaphysiques. Ce n’est plus désormais par le développement des « forces productives », de la science et de la technique que l’humanité pourra se débarrasser d’un passé tout entier marqué par l’ignorance et les préjugés. L’utopie écologique renverse la perspective en faisant du rapport régénéré à la nature le nouveau principe de la fraternité universelle et de la réconciliation entre les hommes. Un tel schéma de pensée induit une relecture de notre propre histoire qui, s’ajoutant à celle de l’antiracisme, renforce la vision noire
des sociétés modernes, en oubliant au passage le fait que le développement de la production, de la science et de la technique a permis la fin du paupérisme et le progrès social. En poussant à bout cette logique – mais pas tant que cela –, ce sont des pans entiers de notre culture qui peuvent être relus et déconsidérés comme étant la manifestation d’un désir de domination sur la nature, source de tous nos maux. Dans ce cadre, l’expression du philosophe René Descartes « maîtres et possesseurs de la nature » tient lieu de paradigme. Mais c’est aussi le projet d’émancipation des Lumières, fondé sur l’exercice de la raison et sur l’autonomie de jugement, qui lui aussi peut être interprété comme l’affirmation présomptueuse de la supériorité de l’homme sur la nature. Le changement opéré ne s’arrête pas là. Il peut aller jusqu’à englober et dissoudre l’histoire – en tant qu’elle est porteuse d’un univers de significations et demeure l’œuvre des hommes –, dans un évolutionnisme naturel et cosmologique regardé comme la clé d’explication de la marche en avant de l’humanité. Cette dissolution s’accompagne d’une reconsidération de la place et du statut de l’homme dans l’univers dans un sens qui relativise l’idée de sa spécificité irréductible et de son éminente dignité. L’être humain est alors vu avant tout comme une espèce parmi d’autres, voire comme un élément d’un grand tout composé de tous les êtres vivants, de la nature et de la matière. La révolution culturelle écologique poussée jusqu’au bout finit par remettre radicalement en cause nombre d’acquis de la culture européenne. Celle-ci a été marquée à la fois par l’héritage des Lumières qui accorde une place centrale à la raison et à l’idée de progrès, et les religions juives et chrétiennes, pour qui la dignité de l’homme est première dans l’ordre de la création, et qui donnent une importance primordiale à la relation avec autrui. L’écologie est
devenue l’un des principaux vecteurs d’une révolution culturelle qui ne dit pas son nom.
L’éducation des enfants Dans la mutation du monde qui s’annonce, les jeunes ont, pour les écologistes, un rôle décisif à jouer. Ils naissent dans un nouveau contexte marqué par la crise et les « désillusions du progrès » et peuvent plus facilement prendre conscience des nouveaux enjeux de l’humanité ; ils sont l’« avenir du monde » et il importe de veiller à l’éducation de ces nouveaux pionniers. À l’école, la notion confuse et élastique de « développement durable » est désormais intégrée au « socle commun de connaissances et de compétences » qui fixe les repères culturels et civiques du contenu de l’enseignement obligatoire, et elle donne lieu à d’étranges considérations sur l’homme, sur la nature et sur les animaux 15. Ces dernières sont également massivement diffusées en douceur par le biais d’émissions de télévision, de films catastrophes, de dessins animés et toute une littérature enfantine remplie de bonnes intentions. Dans le domaine de l’écologie, les livres abondent. Le Petit Livre vert pour la Terre 16 de la Fondation Nicolas Hulot, diffusé à plus de quatre millions d’exemplaires, recense une centaine de bons comportements pour sauver la planète et être un « citoyen de la Terre », le tout placé sous l’égide du Mahatma Gandhi cité dès le début du livre : « Soyez vous-mêmes le changement que vous voudriez voir dans le monde. » Cette attention attachée aux gestes les plus quotidiens se retrouve dans toute la littérature écologique pour les enfants sous forme de leçons de morale : « Vous ignorez peut-être qu’en utilisant un mouchoir en papier vous contribuez très
certainement à la déforestation 17. » « En jouant, en se lavant, en s’éclairant, en se déplaçant, en mangeant, en consommant, on agit nous aussi sur le fonctionnement du monde 18. » Quant aux nouveaux parents, ils se doivent de reconnaître leurs fautes : « En peu d’années, notre génération et celle de nos parents ont beaucoup abîmé la planète : l’air, l’eau, la mer et la terre, quatre éléments fondamentaux de la vie, pour “raisons économiques”, pour faire de l’argent 19. » Le rapport éducatif peut même se trouver inversé. Encore peu éduqués à l’« écocitoyenneté », les parents peuvent compter sur leurs enfants pour leur rappeler qu’ils doivent trier les déchets comme il se doit. Et quand il s’agit d’acheter une automobile, il convient d’écouter attentivement leurs conseils : « Si mes parents veulent acheter une voiture, je leur suggère un véhicule écologique. Je leur conseille, par exemple, de consulter le palmarès établi par l’Organisation mondiale de protection de la nature WWF et la Confédération du logement et du cadre de vie 20. » Cette propagande pour les associations et les ONG s’accompagne d’un appel à l’engagement : « Et si vous ne vous sentez pas prêts à vous engager pour le moment, vous pouvez essayer de convaincre vos enseignants, vos parents ou vos grands frères et grandes sœurs de le faire 21. » Même les livres apparemment les plus anodins, comme celui sur la « maison autonome 22 », se doivent de réciter la leçon. Entre les explications sur l’éolienne, les photopiles, le cuiseur solaire, le poêle à bois et les toilettes à litière (« À la place de l’eau, tu as un grand panier de sciure de bois : c’est la litière, comme pour le chat ! »)…, on trouve des citations lénifiantes : « Small is beautiful » (E. F. Schumacher), « La terre est une mère : elle vit, elle respire, elle se nourrit, elle nous nourrit » (Pierre Rabhi), sans oublier une référence obligée : « Il n’y a de vraie révolution que celle de la vie quotidienne » (Mai 68). La citation qui ouvre le livre est celle du poète libanais
Gibran Khalil Gibran, qui fut l’une des références de la contre-culture et du New Age. Elle apparaît comme un aveu : « Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l’appel à la vie à ellemême. Ils viennent à travers vous, mais non de vous. Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas… » Cette propagande s’accompagne de la promotion d’un rapport nouveau et à la flore et à la faune, effaçant les frontières entre l’homme et les animaux. Dans le petit livre Toutes les bêtises sur la nature que les grands racontent aux enfants 23, à côté de préjugés bien réels sur les insectes et les animaux, on trouve un autre « préjugé » ancestral : « L’homme n’est pas un animal » qu’il s’agit de combattre : « Même si nous inventons beaucoup de choses, nous sommes des animaux à 100 %. Comme tous les autres animaux, nous avons faim et soif, nous respirons, nous dormons et nous allons aux toilettes. Nous jouons aussi, et, malheureusement nous nous battons. Avoir conscience que nous sommes des animaux et que nous partageons la Terre avec tous les autres peut nous aider à mieux respecter et protéger la nature et notre environnement 24. »
Un nouvel état des mœurs De la même façon, depuis les années 2000, la littérature enfantine visant à éduquer les enfants aux nouveaux paradigmes de la sexualité et de la famille est en pleine expansion. Ces livres publiés par de petites maisons d’édition ne sont pas seulement destinés à des familles homoparentales, tous ont le même but : dédramatiser et banaliser l’homoparentalité auprès des enfants. Les petites histoires avec un beau graphisme doivent les aider à mieux comprendre et à aborder des situations qui peuvent ou non les concerner
directement : parents divorcés dont le père est devenu homosexuel (Marius 25) ; famille homoparentale (À mes amour(e)s 26, Mes mamans se marient 27, Dis… mamans 28). Les fables animalières avec leur couple de pingouins (Tango a deux papas, et pourquoi pas ? 29), de grenouilles (Cristelle et Crioline 30), les louves et leur louveteau (Jean a deux mamans 31)… sont mis à contribution, mais aussi les histoires de princesse (Titiritesse 32) pour découvrir en douceur l’homosexualité féminine. Le petit livre J’suis vert 33, accompagné d’un CD de dix chansons, aborde sans détour les questions de société qui touchent aussi les enfants, parmi lesquelles le divorce et les familles recomposées, sous la forme d’une petite chanson enfantine « Je vous aime tous les deux ». Celle-ci fait approuver par l’enfant le choix de la séparation et présente sous des traits angéliques la nouvelle situation : « Depuis pas mal de temps déjà je voyais que ça n’allait pas. […] Papa tu rentrais toujours tard, Maman tu faisais chambre à part. C’est sûr ça pouvait plus durer, il valait mieux… vous séparer. Refrain Mais si ça peut vous consoler, je voulais juste que vous sachiez… Que je vous aime, je vous aime tous les deux. […] Enfin, c’est pas ma faute à moi, c’est la faute à personne je crois. C’est difficile d’aimer toujours, c’est c’qu’ils disent dans les films d’amour. […]
Et pour plus tard ce que j’espère, c’est des demi-sœurs et des demi-frères. J’suis sûr qu’on peut bien rigoler dans les familles “recomposées” 34. » Les paroles de la chanson, qui sont supposées être celles de l’enfant, reflètent on ne peut mieux un optimisme gentillet qui a des allures de déni et semblent faites surtout pour rassurer les parents. Un livre plus volumineux répond précisément à cet objectif en combinant les histoires pour enfants avec des « fiches psychopratiques » à l’usage des parents. Vendu à plus de 150 000 exemplaires, 100 histoires du soir 35 a explicitement une visée à la fois thérapeutique et éducative « pour surmonter les petits et gros soucis du quotidien ». Seize histoires fort bien imaginées et écrites couvrent un vaste ensemble de situations allant du coucher de l’enfant jusqu’aux « histoires d’écologie et de grignotage », en passant par les maladies, l’école et les copains, le chômage (comment dire à ses enfants qu’on est au chômage ?), le divorce des parents (comment lui annoncer un divorce ?)… Les histoires consacrées à l’homoparentalité (« Le petit bisou », « Moi j’ai deux papas ! », « Deux moineaux japonais… et une cigogne », « Le Papa au blouson couleur de ciel ») sont suivies de fiches composées d’une série d’explications et de recommandations auprès de parents homosexuels sur la bonne façon de dire les choses et de bien se comporter vis-à-vis de l’enfant. La notion de genre si controversée figure en toutes lettres dans la « Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif (20132018) » : « Les savoirs scientifiques issus des recherches sur le genre, les inégalités et les stéréotypes doivent nourrir les politiques publiques », « donner aux élèves, étudiants et étudiantes les outils
nécessaires pour mieux appréhender le traitement du genre dans les médias », « rendre visibles les recherches sur le genre et les expert(e)s à travers la mise en place de recensements nationaux », « réaliser un travail de vulgarisation et de diffusion des recherches sur le genre »… La formation est pareillement concernée : « La formation des formateurs et formatrices ainsi que la formation des personnels se destinant à travailler auprès d’enfants, d’adolescent(e)s, de jeunes adultes doivent comprendre une formation au genre et à l’égalité s’appuyant sur des données chiffrées et une vision sensible aux inégalités entre les femmes et les hommes dans l’ensemble des thématiques abordées. » De son côté, l’ancien ministre de l’Éducation nationale a déclaré qu’il n’y avait pas de débat sur la théorie du genre à l’école et qu’il s’agissait seulement de « lutter contre toutes les discriminations à la fois de race, de religion et bien entendu sur les orientations sexuelles car elles causent de la souffrance 36 ». Pour faire face à cette souffrance, le partenariat existant entre l’Éducation nationale et des associations lesbiennes et gays lui donne satisfaction. Pourquoi les associations homosexuelles et pas les autres ? Qui peut croire qu’elles n’ont pas un esprit partisan ?
Postures identitaires et mécanismes de déni À partir de cet examen des changements problématiques de la gauche et de la prégnance de nouveaux schémas de pensée au sein du Parti socialiste, il nous paraît possible de mieux cerner les principaux traits du gauchisme culturel. Celui-ci ne se présente pas comme un mouvement structuré et unifié autour d’une doctrine
dogmatique comme les grandes idéologies du passé. Il est pluriel dans ses références comme dans sa composition ; il peut faire coexister des idées et des attitudes qui, il y a peu de temps encore, apparaissaient contradictoires et incohérentes. Il n’en possède pas moins des schèmes de pensée et de comportements transversaux qui lui donnent une unité structurant en arrière-fond son identité. Le gauchisme culturel n’entend pas changer la société par la violence et la contrainte, mais « changer les mentalités » par les moyens de l’éducation, de la communication moderne et par la loi. Il n’en véhicule pas moins l’idée de rupture avec le « vieux monde » en étant persuadé qu’il est porteur de valeurs et de comportements correspondant à la fois au nouvel état de la société et à une certaine idée du Bien. Ce point aveugle de certitude lui confère son assurance et sa détermination par-delà ses déclarations d’ouverture, de dialogue et de concertation. Les idées et les arguments opposés à ses propres conceptions peuvent être vite réduits à des préjugés issus du vieux monde et/ou à des idées malsaines. Le débat démocratique s’en trouve par là même perverti. Il se déroule en réalité sur une double scène ou, si l’on peut dire, avec un double fond qui truque la perspective : les idées et les arguments, pour importants qu’ils puissent paraître, ne changeront rien à la question abordée, l’essentiel se jouant à un autre niveau, celui des « préjugés, des stéréotypes ancrés dans l’inconscient collectif », comme le dit si bien la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif. Il s’agit alors de combattre ces préjugés et ces stéréotypes, en sachant que l’important se joue dans l’éducation des générations nouvelles plutôt que dans le dialogue et dans la confrontation avec les opposants considérés comme des individus ancrés dans leurs préjugés inconscients.
Le gauchisme culturel peut même se montrer inquisiteur et justicier en traquant les mauvaises pensées et les paroles coupables, en n’hésitant pas à pratiquer la délation et la plainte en justice. À sa façon, sans qu’il s’en rende compte, il retrouve les catégories de faute ou de péché par pensée, par parole, par action, voire par omission, qui faisaient les beaux jours des confessionnaux. Le gauchisme culturel est à la fois un modernisme affiché et un moralisme masqué qui répand le soupçon et la méfiance dans le champ intellectuel, dans les rapports sociaux et la vie privée. Ce moralisme s’accompagne d’un pathos sentimental et victimaire où les mots « amour », « fraternité », « générosité » s’opposent emphatiquement à la « haine », à l’« égoïsme », à la « fermeture » dans des discours souvent d’une généralité confondante qui laisse l’interlocuteur pantois. L’expression de la subjectivité souffrante agit pareillement, elle paralyse le contradicteur délicat qui ne veut pas apparaître comme un « salaud ». Il faut savoir compatir, « écouter la souffrance » avant de « mettre des mots sur les maux ». Le gauchisme culturel pratique ainsi constamment une sorte de chantage affectif et victimaire qui joue sur la mauvaise conscience et le sentiment de culpabilité. Il se veut le porte-parole des victimes de toutes les discriminations en exigeant réparation ; c’est la voix des opprimés, des persécutés, des oubliés de l’histoire… qui parlent à travers sa voix. Que faire face à un interlocuteur qui s’érige en représentant des descendants d’esclaves ? De quel droit peut-il se prévaloir d’un tel statut ? De telles questions n’ont guère de chances d’être prises en considération, car le gauchisme culturel ne s’adresse pas à la raison. L’indignation lui tient souvent lieu de pensée et le pathos qui l’accompagne brouille la réflexion. L’affirmation d’idées générales et généreuses, les références emblématiques à la résistance et aux luttes
héroïques du passé accompagnent son indignation et servent d’arguments d’autorité. La morale et les bons sentiments recouvrent souvent l’inculture et la bêtise, donnant lieu à de vastes synthèses éclectiques et des salmigondis. Mais, à vrai dire, l’affirmation avec émotion et véhémence de ce que l’on ressent suffit dans bien des cas : il ne s’agit pas de convaincre avec des arguments mais de faire partager aux autres son émotion et ses sentiments, de les englober dans son « ressenti » comme pour mieux leur faire avaliser ses propres positions. L’« essoreuse à idées médiatique » est particulièrement friande de ce genre d’émotion. Dans les débats publics, à la radio, sur les plateaux de télévision comme dans les dîners en ville, il ne s’agit pas de convaincre mais de gagner en jouant sur tous les registres à la fois. Tout interlocuteur qui refuse d’entrer dans ce cadre peut être considéré comme suspect ou comme un adversaire en puissance. Les doutes et les interrogations ne sont pas de mise ; nulle faille apparente ne vient troubler le propos. Le gauchisme culturel s’est arrogé le magistère de la morale et cela lui suffit. L’exigence morale de combattre le racisme, les exactions de l’extrême droite, les discriminations…, pour justifiée qu’elle soit, n’a pas besoin de longues explications et c’est précisément ce qui fait sa faiblesse. Réduisant ces maux à des pulsions individuelles plus ou moins conscientes, le gauchisme culturel ne s’attarde pas à l’analyse des conditions qui les ont rendues possibles, préférant réitérer indéfiniment ses appels à combattre le mal, en dénonçant publiquement ses auteurs et ses complices. Une telle posture a pu, par réaction, renforcer l’influence de l’extrême droite auprès des couches populaires qui n’apprécient pas qu’on les traite de « beaufs », de « racistes » ou de « fachos » parce qu’ils sympathisent ou votent pour le Front national. Mais depuis des années, le scénario reste
fondamentalement le même : déploration, indignation, dénonciation, appel à la mobilisation contre le racisme et le fascisme… Non seulement cela n’a pas empêché l’extrême droite de progresser, mais au contraire cela a contribué à la mettre davantage au centre de l’espace public. De telles postures permettent également de mettre à distance les questions qui dérangent et de se réconforter dans l’entre-soi. Aborder les questions de la nation, de l’immigration, de l’islam…, dont on sait qu’elles préoccupent beaucoup de nos concitoyens, suscite des réactions quasi pavloviennes qui empêchent tout examen et débat serein. Il est vrai que dans cette période de crise l’extrême droite sait jouer sur les peurs et les frustrations dans une logique de bouc émissaire. Mais ce n’est pas la façon dont l’extrême droite et une partie de la droite exploitent ces questions qui est ici en cause, mais la façon dont les questions elles-mêmes sont considérées comme taboues. Traiter les problèmes relatifs à l’identité nationale et européenne, au développement du communautarisme et de l’islamisme, aux vagues d’immigration… peut être considéré comme le signe que l’on est contaminé par des idées de l’extrême droite ou au mieux que l’on fait son jeu. Au nom de la lutte contre l’islamophobie, un glissement s’opère qui barre toute réflexion libre sur le rapport de l’islam à la modernité.
Idéologies émiettées et mentalité utopique Ces postures ne sont pas sans rappeler celles du passé qui s’ancraient alors dans de grandes idéologies et les utopies issues du
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siècle, et plus précisément du communisme. Ce rapprochement, qui saisit des traits bien réels et souligne à juste titre le danger que le gauchisme culturel fait peser sur la liberté d’opinion et sur le fonctionnement de la démocratie, n’en est pas moins trompeur. Dans le cas du gauchisme culturel, l’« idéologie » – pour autant que l’on puisse utiliser ce mot – s’avère d’une nature particulière. Elle n’est pas « une » mais plurielle, composée de bouts de doctrines anciennes en décomposition (communisme, socialisme, anarchisme), mais aussi des idées issues des « mouvements sociaux » et des nouveaux groupes de pression communautaires (écologie, féminisme, mouvement étudiant et lycéen, associations antiracistes, groupes homosexuels…), sans oublier des références aux « peuples premiers » et aux spiritualités exotiques, comme on l’a vu à propos de l’écologie. Elle n’est pas une « idéologie de granit » – pour reprendre une expression de Claude Lefort – fondée sur une science qui prétend englober sous sa coupe l’ensemble des sphères d’activité, même si l’on peut y trouver des relents de scientisme. Ses représentants, qui se montrent parfois sourds, intransigeants et d’un sectarisme à tous crins, ne sont pas pour autant de dangereux fanatiques exerçant la terreur sur leurs adversaires et dans la société. Ils ont parfois des allures de boy-scouts et leurs opposants ont souvent l’impression de « boxer contre des édredons ». Les représentants du gauchisme culturel ressembleraient plutôt à ce qu’on appelle des « faux gentils ». Ils affichent le sourire obligé de la communication tant qu’ils ne sont pas mis en question ; ils se réclament de l’ouverture, de la tolérance, du débat démocratique, tout en en délimitant d’emblée le contenu et les acteurs légitimes. En ce sens, la droite se trompe en parlant de nouveau « totalitarisme », même si l’on peut estimer que le gauchisme culturel en a quelques beaux restes. En réalité, ce dernier s’inscrit pleinement XIX
dans le contexte des « démocraties post-totalitaires » : il puise dans différentes idéologies du passé en décomposition qu’il recompose à sa manière et fait coexister sans souci de cohérence et d’unité, n’en gardant que des schèmes de pensée et de comportement. À ses pointes extrêmes, le gauchisme culturel combine la rage des sansculottes et le sourire du dalaï-lama. Les utopies subissent un traitement semblable. Le gauchisme culturel véhicule bien un imaginaire qui retrouve nombre de traits anciens recyclés et adaptés à la nouvelle situation historique : ceux d’une société enfin débarrassée des scories du passé, réconciliée et devenue transparente à elle-même, d’un monde délivré du tragique de l’histoire, un monde sans frontières, sans haine, sans violence et sans guerre, pacifié et fraternel, mû par le souci de la planète, du plaisir et du bien-être de chacun. À l’échelle individuelle, cet imaginaire est celui d’un être indifférencié, un être sans dilemmes et sans contradictions, débarrassé de ses pulsions agressives, bien dans sa tête et dans son corps, s’étant réconcilié avec lui-même, avec les autres et avec la nature. Et, qui plus est, autonome et « citoyen actif » de la maternelle jusqu’à son dernier souffle, « citoyen du monde » et « écocitoyen ». Cet imaginaire, pour utopique qu’il soit, s’articule en réalité autour des évolutions problématiques des sociétés démocratiques européennes qui sont sorties de l’histoire, et c’est précisément ce qui lui donne une consistance qui l’apparente à l’étrange état du monde présent. Cette imbrication étroite de l’utopie et des évolutions problématiques de la société change sa nature. Il ne s’agit plus d’attendre la réalisation de l’utopie dans un futur indéterminé sur le modèle du socialisme utopique du XIXe siècle, pas plus que dans une fin de l’histoire articulée au devenir historique dont on détiendrait les clés. L’utopie se conjugue désormais au présent et prétend ne pas en
être une. Tel est le paradoxe qu’a bien mis en lumière Marcel Gauchet : « En ce début du XXIe siècle, l’avenir révolutionnaire a disparu de notre horizon ; l’avenir tout entier nous est devenu inimaginable ; mais la conscience utopique ne s’est pas totalement évanouie pour autant ; elle hante véritablement notre présent 37. » Mais peut-être vaudrait-il mieux parler de mentalité utopique dans la mesure où cette dernière expression désigne un état d’esprit qui n’est pas nécessairement conscient. L’écologie est de ce point de vue particulièrement révélatrice du nouveau statut de l’utopie dans le monde d’aujourd’hui : si elle retrouve des accents prophétiques annonçant la fin possible du monde et son salut, elle appelle en même temps à mettre en œuvre dès à présent de multiples pratiques alternatives. Celles-ci doivent permettre à la fois de sauver la planète et d’incarner dès maintenant le nouveau monde. Il en va de même avec les « crèches expérimentales » ou les nouvelles pédagogies qui doivent rendre l’enfant autonome au plus tôt. L’utopie est ainsi éclatée en de multiples « révolutions minuscules », des « utopies concrètes » (oxymore qui à sa façon traduit bien le statut nouveau de l’utopie au e XXI siècle), dont la mise en œuvre s’accompagne de « guides pratiques », de « boîtes à outils », de « kits pédagogiques » promus par des spécialistes patentés.
Aux origines du gauchisme culturel Il est par contre une utopie d’un genre particulier dont se réclame plus volontiers le gauchisme culturel : celle de Mai 68 et des mouvements qui l’ont portée. Ce n’est pas l’événement historique « Mai 68 » qui est ici en question : cet événement historique comme
tel n’appartient à personne, il appartient à notre histoire, comme à celle de l’Europe et de nombreux pays dans le monde. Cet événement iconoclaste à plusieurs facettes peut être globalement analysé comme un moment de basculement vers le nouveau monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, que nous le voulions ou non 38. En ce sens, l’idée selon laquelle il faudrait « liquider Mai 68 » est absurde. En revanche, ce qui me paraît être avant tout en question, c’est ce que j’ai appelé son « héritage impossible 39 » et c’est précisément dans cet héritage que le gauchisme culturel a pris naissance et s’est développé. Textes, discours, pratiques et comportements de l’époque constituent un creuset premier, chaotique et bouillonnant qui va se répandre sur de multiples fronts, se pacifier et finir par s’intégrer à la nouvelle culture des sociétés démocratiques. En mai 1968 et dans le sillage de l’événement sont apparus de nouveaux thèmes portant sur la sexualité, l’éducation des enfants, la psychiatrie, la culture… qui sont venus interpeller les schémas de la lutte des classes et les idéologies de l’extrême gauche traditionnelle. Le gauchisme culturel naît précisément dans ce cadre et c’est lui qui va le premier déplacer l’axe central de la contestation vers les questions sociétales, à la manière de l’époque, c’est-à-dire de façon radicale et délibérément provocatrice. Il est ainsi devenu le vecteur d’une révolution culturelle qui a mis à mal l’orthodoxie des groupuscules d’extrême gauche, avant de concerner l’ensemble de la gauche et de se répandre dans la société. Quand on étudie la littérature gauchiste de l’immédiat après-Mai, on est frappé de retrouver nombre de thèmes du gauchisme culturel d’aujourd’hui, mais, en même temps, ces derniers semblent bien mièvres et presque banalisés en regard de la rage dont faisaient preuve les révolutionnaires de l’époque. Leur remise en question radicale a concerné bien des domaines dont nous ne pouvons rendre
compte dans le cadre limité de cet article 40. Mais il suffit d’évoquer ce qu’il en fut en matière de mœurs et de sexualité au début des années 1970 pour mieux cerner le fossé qui nous sépare du présent. Le désir était alors brandi comme une arme de subversion de l’ordre établi qui devait faire sauter tous les interdits, les tabous et les barrières. Il s’agissait de faire tomber les masques, en pourchassant les justifications et les refoulements au cœur même des discours les plus rationnels et les plus savants. Être « authentique », c’était oser, si l’on peut dire, regarder le désir en face et ne plus craindre d’exprimer en toute liberté le chaos que l’on porte en soi. C’est sans doute pour cette raison que sur le front du désir la classe ouvrière a pu apparaître muette à beaucoup. Les religions juives et chrétiennes, la « morale bourgeoise », l’idéologie, le capitalisme… réprimaient le désir, il s’agissait alors ouvertement de tout mettre à bas pour le libérer. Le mariage et la famille n’échappaient pas à un pareil traitement. Ils étaient considérés comme un dispositif central dans ce vaste système de répression, la cellule de base du système visant à castrer et à domestiquer le désir en le ramenant dans les crédos de la normalité 41. Les lesbiennes et les gays revendiquaient clairement leur différence en n’épargnant pas les « hétéro-flics », la « virilité fasciste », le patriarcat… Il était alors totalement exclu de se marier et de rentrer dans le rang. On peut mesurer les différences et le chemin parcouru depuis lors. Nous sommes passés d’une dynamique de transgression à une banalisation paradoxale qui entend jouer sur tous les plans à la fois : celui de la figure du contestataire de l’ordre établi, celui de la minorité opprimée, celui de la victime ayant des droits et exigeant de l’État qu’il satisfasse au plus vite ses revendications, celui du
républicain qui défend la valeur d’égalité, celui du bon père et de la bonne mère de famille… Mais, en même temps, force est de constater que nombre de thèmes de l’époque font écho aux postures d’aujourd’hui. Il en est ainsi du culte des sentiments développé particulièrement au sein du MLF. Renversant la perspective du militantisme traditionnel, il s’agissait déjà de partir de soi, de son « vécu quotidien », de partager ce vécu avec d’autres et de le faire connaître publiquement. On soulignait déjà l’importance d’une parole au plus près des affects et des sentiments. Alors que l’éducation voulait apprendre à les dominer, il fallait au contraire ne plus craindre de se laisser porter par eux. Ils exprimaient une révolte à l’état brut et une vérité bien plus forte que celle qui s’exprime à travers la prédominance accordée à la raison. À l’inverse de l’idée selon laquelle il ne fallait pas mêler les sentiments personnels et la politique, il s’agissait tout au contraire de faire de la politique à partir des sentiments. Trois préceptes du MLF nous paraissent condenser le renversement qui s’opère dès cette période : « Le personnel est politique et le politique est personnel 42 » ; « Nous avons été dupés par l’idéologie dominante qui fait comme si la “vie publique” était gouvernée par d’autres principes que la “vie privée” 43 » ; « Dans nos groupes, partageons nos sentiments et rassemblons-les en un tas. Abandonnons-nous à eux et voyons où ils nous mèneront. Ils nous mèneront aux idées puis à l’action 44 ». Ces préceptes condensent une nouvelle façon de faire de la « politique » qui aura de nombreux adeptes. Resterait à tracer la genèse de ce curieux destin du gauchisme culturel jusqu’à aujourd’hui, la perpétuation de certains de ses thèmes et leur transformation. L’analyse de l’ensemble du parcours reste à faire, mais cette dernière implique à notre sens la prise en compte du croisement qui s’est opéré entre ce gauchisme de première génération
avec au moins trois grands courants : le christianisme de gauche, l’écologie politique et les droits de l’homme. C’est dans la rencontre avec ces courants que le gauchisme culturel s’est pacifié, pris un côté boy-scout et faussement gentillet, et qu’il s’est mis à revendiquer des droits. Mais c’est surtout dans les années 1980 que le gauchisme culturel va recevoir sa consécration définitive dans le champ politique, plus précisément au tournant des années 1983-1984, au moment où la gauche change de politique économique sans le dire clairement et entame la « modernisation ». Le gauchisme culturel va alors servir de substitut à la crise de sa doctrine et masquer un changement de politique économique mal assumé. À partir de ce moment, la gauche au pouvoir va intégrer l’héritage impossible de Mai 68, faire du surf sur les évolutions dans tous les domaines, et apparaître clairement aux yeux de l’opinion comme étant à l’avantgarde dans le bouleversement des mœurs et de la « culture ». Nous ne sommes pas sortis de cette situation. Pour ceux qui n’en pensent pas moins, il est d’autres types d’arguments plus réalistes qui peuvent faire taire le questionnement. Quand vos amis sont des gens qui se définissent comme « naturellement » de gauche, à quoi bon se fâcher avec eux ? Il en va de même avec un petit milieu de l’édition, de journalistes et d’artistes militants qui baignent dans le gauchisme culturel depuis longtemps. On ne tient pas à se voir coller une étiquette qui combine désormais le « réac » et le « ringard ». L’argument rabâché selon lequel « il ne faut pas faire le jeu de la droite et de l’extrême droite » (souvent confondues) fait le reste. Malgré les références à l’anticonformisme et aux luttes glorieuses du passé, le courage n’est pas toujours au rendez-vous. Et pendant ce temps-là, la France continue de se morceler sous l’effet de multiples fractures sociales et culturelles. L’extrême droite
espère bien en tirer profit en soufflant sur les braises, mais, à vrai dire, elle n’a pas grand-chose à faire, le gauchisme culturel continue de lui faciliter la tâche.
1. Ce texte reprend et développe l’article paru dans Le Débat, no 176, septembreoctobre 2013. 2. Cf. Jean-Pierre Le Goff, « La difficile réconciliation du socialisme et de la démocratie », Le Débat, no 131, septembre-octobre 2004, repris au chap. 7 du présent ouvrage. 3. « Manifeste : au mariage pour tous, nous disons oui », Le Nouvel Observateur, janvier 2013. 4. Cf. jeunes-socialistes.fr/alerte-elus-homophobes. 5. Carlo Rosselli, cité par Monique Canto-Sperber, Les Règles de la liberté, op. cit., p. 1314. 6. Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, 2002. 7. « Manifeste : au mariage pour tous, nous disons oui », art. cité. 8. Paul Thibaud, « Triomphe et impotence du social-individualisme », Le Débat, no 173, janvier-février 2013. 9. Déclaration de Harlem Désir, 26 juillet 2011. 10. Déclaration de Harlem Désir à l’AFP, 18 avril 2013. 11. Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national, Gallimard, 1993. 12. Ibid., p. 235-236. 13. Ibid., p. 266. 14. Déclaration de Lilian Thuram dans le magazine Sciences et Avenir, reprise sur le site de Libération, « Thuram rentre au musée de l’Homme », 31 janvier 2007. 15. Cf. Jean-Pierre Le Goff, « Au nom du développement durable », Le Débat, no 156, septembre-octobre 2009. 16. Fondation Nicolas Hulot, Le Petit Livre vert pour la Terre, 2005. 17. Brigitte Bègue, Anne-Marie Thomazeau, avec la participation de Yann ArthusBertrand, Allain Bougrain-Dubourg, Jean-Louis Étienne, Jean-Marie Pelt, Aminata Traoré, Le Grand Livre pour sauver la planète, Rue du monde, 2009, p. 31. 18. Ibid., p. 109.
19. Brigitte Baronnet, Christèle Savary, Raconte-moi… la maison autonome, La Maison Autonome, 2007. 20. Brigitte Bègue, Anne-Marie Thomazeau, Le Grand Livre pour sauver la planète, op. cit., p. 115. 21. Ibid. 22. Brigitte Baronnet, Christèle Savary, Raconte-moi… la maison autonome, op. cit. 23. François Lasserre, Roland Garrigue, Toutes les bêtises sur la nature que les grands racontent aux enfants, Delachaux et Niestlé, 2010, p. 34. 24. Ibid., p. 34. 25. Latifa Alaoui M., Stéphane Poulin, Marius, L’Atelier du poisson soluble, 2007. 26. Claudine Galea, À mes amour(e)s, Éditions du Rouergue, 2007. 27. Nathalie Sizaret, Daphné Dejay, Mes mamans se marient, Le Monde de Gritie, 2011. 28. Muriel Douru, Dis… mamans, Éditions gaies et lesbiennes, 2003. 29. Béatrice Boutignon, Tango a deux papas, et pourquoi pas ?, Éditions Le Baron perché, 2010. 30. Muriel Douru, Cristelle et Crioline, KTM éditions, 2011. 31. Ophélie Texier, Jean a deux mamans, L’École des loisirs, 2004. 32. Xerardo Quintiá, Maurizio A. C. Quarello, Titiritesse, Pontevedra (Espagne), OQO éditions, 2008. 33. Sophie Forte, Camille Loiselet, J’suis vert, Les Éditions des braques, 2010. 34. Ibid., p. 8-9. 35. Sophie Carquain, 100 histoires du soir, illustrations de Soledad Bravi, Marabout, 2005. 36. Vincent Peillon, Talk Orange-Le Figaro, 29 mai 2013. 37. Marcel Gauchet, « Visages de l’autre. La trajectoire de la conscience utopique », Le Débat, no 125, mai-août 2003. 38. Cf. Jean-Pierre Le Goff, « Mai 68 : la France entre deux mondes », Le Débat, no 149, mars-avril 2008. 39. Cf. Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, op. cit. 40. Pour une analyse plus complète, voir « III. Naissance d’une contre-culture », in JeanPierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, op. cit. 41. En 1971, lors de la manifestation traditionnelle du 1er Mai, le FHAR et le MLF défilent avec une banderole : « À bas la dictature des normaux ! », cf. FHAR, Rapport contre la normalité, Éditions Champ libre, 1971. 42. « Cause toujours », Le Torchon brûle, no 4. 43. « Quelques réflexions sur le lesbianisme comme position révolutionnaire », in FHAR, Rapport contre la normalité, Éditions Champ libre, 1971, p. 87.
44. Kathie Sarachild, « Un programme pour l’“éveil d’une conscience” féministe », Partisans, Libération des femmes, année zéro, no 54-55, juillet-octobre 1970.
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L’hégémonie du camp du bien 1 battue en brèche
Revue des Deux Mondes. — Comment circonscrire, comment définir ce qu’il est convenu d’appeler « le camp du Bien » ? Jean-Pierre Le Goff. — J’utilise plus volontiers – et je le fais depuis longtemps – le terme de « gauchisme culturel ». Comme je l’ai montré il y a deux ans déjà dans un article du Débat 2, il ne s’agit pas d’un mouvement organisé ou d’un courant bien structuré, mais d’un ensemble d’idées, de représentations, de valeurs plus ou moins conscientes, qui déterminent un type de comportement et de posture dans la vie publique, politique et dans les médias 3. Tout d’abord, il faut distinguer le gauchisme culturel de l’extrême gauche traditionnelle. Celle-ci, il y a une cinquantaine d’années tout au moins, se définissait clairement comme un mouvement révolutionnaire qui entendait renverser la société capitaliste par le développement de luttes impliquant une violence de masse et aboutissant à une société où les travailleurs auraient pris le pouvoir. Le gauchisme culturel, en revanche, n’entend pas changer la société par la violence et la classe ouvrière n’est pas son problème. Bien au contraire, il considère que les ouvriers et les couches populaires sont globalement des « beaufs » et des « ringards ». Le gauchisme culturel se veut pacifiste, ne s’attaque pas frontalement à la démocratie, il n’a
pas l’intention de la dépasser. C’est une véritable révolution culturelle, mais lente et qui veut se faire en douceur. Le gauchisme culturel ne s’en prend pas directement aux structures sociales, il vise le changement des mentalités, les façons de penser, de ressentir, d’agir. Aujourd’hui, le registre du ressenti, de l’émotion et des bons sentiments domine. Le gauchisme culturel entend transformer la société par une sorte de soft power, exercé à travers l’éducation, la culture, la communication… Le second point important du gauchisme culturel est l’idée de rupture. Il ne s’agit pas de rupture au sens politique ou économique du terme, de rupture avec le capitalisme. Il s’agit de rompre culturellement avec le « vieux monde » qui n’en finit pas de mourir et continue pourtant d’exister, en extirpant les idées et les comportements jugés rétrogrades, tout particulièrement dans le domaine des mœurs et de la culture. Le gauchisme culturel n’a pas un modèle clés en main d’une société future, il joue la carte de l’individu, il s’agit de transformer les mentalités individuelles ici et maintenant par la pression, la communication, l’éducation orientées comme il se doit. Le slogan « Le changement, c’est maintenant » – c’est toujours maintenant – caractérise bien son attitude. Vous semblez insister sur l’absence de corpus dogmatique clairement défini, voire sur le flou des propositions du gauchisme culturel. Le gauchisme culturel n’a pas d’idéologie clairement et solidement structurée comme il en existait dans le passé, mais des thèmes qui émergent d’un discours filandreux et constituent une sorte d’armature mentale : dépréciation du passé et de notre héritage ; appel incessant au « changement » individuel et collectif ; réitération des valeurs générales et généreuses amenant à terme la réconciliation et la fraternité universelle. À partir de là, le monde est divisé
schématiquement en deux : d’un côté les « bons » ou les « gentils », de l’autre les « méchants ». On peut remplir ces schèmes de multiples références, auteurs et citations. Nous sommes dans ce qu’on pourrait appeler un bricolage qui consiste à récupérer des débris des anciennes idéologies. On trouve ainsi des restes des vieux schémas de la lutte contre la réaction, de l’antifascisme, de l’intellectuel « objectivement complice » de l’extrême droite et du fascisme montant…, mais recomposés à l’aune de l’individualisme autocentré, du look et des médias, aboutissant à des postures de redresseurs de torts et de justiciers valorisées socialement. Nous avons affaire à une culture de récupération, comme nous connaissons un art de récupération, on se sert dans les poubelles de l’histoire. Mais, avec les morceaux, on construit avant tout un nouveau moralisme ou, si l’on préfère, une « moraline » composée de bons sentiments. C’est un monde fictif, coupé du réel, qui s’institue vertueux excluant les questions dérangeantes et ceux qui n’entrent pas dans ce monde ou en dévoilent son inanité. Et c’est ce nouveau moralisme qui définit le camp du Bien ? Oui, et c’est la raison pour laquelle on ne peut l’assimiler aux totalitarismes, même si l’on peut penser qu’il en a gardé des restes. Le camp du Bien est un monde fictif et angélique qui s’est construit au sein même des démocraties. Il n’est pas dans la logique d’une marche historique collective vers une fin de l’histoire. Tout se joue au niveau des individus ; on ne célèbre pas les lendemains qui chanteront, on change les mentalités, on expérimente le monde pur et angélique ici et maintenant. Ensuite, nous n’avons pas affaire à un parti qui fusionnerait avec l’État et étendrait ses tentacules à toute la société. Le gauchisme culturel n’a pas de parti ou d’organisation, il rejette au contraire ces notions, c’est un mouvement beaucoup plus diffus
même s’il est présent dans l’État et les médias. Tout au plus pourraiton parler de « petits idéologues », d’universitaires gauchistes qui vivent dans leur monde, mais surtout de journalistes militants et d’associations qui s’affichent volontiers comme les défenseurs des victimes du monde entier et pratiquent la délation. On a l’impression que la droite est incapable de voir la différence qui sépare gauchisme culturel et totalitarisme… Aussi longtemps que l’on n’arrive pas à penser le gauchisme culturel comme un phénomène post-totalitaire, on s’interdit de le comprendre. Le gauchisme culturel s’est développé dans les ruines du communisme et des grandes idéologies. Il essaie d’opérer du dedans, de l’intérieur de la démocratie, qui, elle, n’est jamais attaquée frontalement. Il ne prétend pas l’abolir mais au contraire pousse au bout les tendances problématiques de la démocratie et de la gauche. Vous employez parfois l’expression « image inversée du totalitarisme », pouvez-vous préciser votre pensée ? Le totalitarisme – il faut insister – a une idéologie qui prend la forme d’une « fiction monstrueusement cohérente », pour reprendre une expression de Hannah Arendt ; il est lié à une philosophie globale de l’histoire en marche vers son accomplissement ; il fonctionne avec le culte du chef, du parti unique, de l’État…, c’est une « idéocratie » qui s’impose à la société par la propagande mais aussi par la coercition et la terreur… À l’inverse, le gauchisme culturel est relativiste, antiautoritaire et hédoniste, moraliste et sentimental, et c’est selon ce modèle qu’il entend changer les mentalités. Mais ce gauchisme a beau être l’image inversée du totalitarisme, être apparemment « cool » et tolérant, il n’en exerce pas moins une police de la pensée et de la langue d’un nouveau genre. Il
procède par reductio ad Hitlerum pour disqualifier ses adversaires, les dénonce et les lynche médiatiquement avec plainte en justice et tribunal à la clé. Il ne coupe pas les têtes, il diabolise, fait pression et ostracise. C’est dans ce sens qu’il met en question la liberté de penser, démoralise ses adversaires, les livre à la vindicte en les traitant allègrement de racistes, d’islamophobes, d’homophobes, de suppôts ou complices de l’extrême droite… Mais qui exerce cette police de la bien-pensance et du langage politiquement correct ? Du point de vue théorique, si l’on peut dire, le gauchisme culturel est un mélange de bribes arrachées de Bourdieu, de Foucault, de Deleuze…, voire de Sartre, mais aussi de Marx et de Freud revisités à l’occasion, du courant libertaire en matière d’éducation, du féminisme radical, des théoriciennes du genre, de Frantz Fanon et des études post-coloniales… On se réclame de la contre-culture des années 1960 et 1970 et on pioche dans les morceaux choisis de différents auteurs critiques. Le but recherché n’est pas la construction d’une doctrine cohérente et encore moins d’une idéologie comme le communisme et le fascisme, mais simplement de trouver tout ce qui est bon à prendre pour régler nos comptes avec notre propre histoire et le vieux monde, apparaître comme les défenseurs du progrès contre la réaction et s’ériger en nouveaux gardiens du temple d’une démocratie hygiéniste et vertueuse. Les représentants de ce gauchisme culturel ne ressemblent pas aux anciens militants dont la pratique impliquait peu ou prou de sortir de soi et des sacrifices. Ils gardent la posture du révolté et du rebelle, mais cela n’implique pas pour autant – pour la grande majorité d’entre eux – de vivre en rupture, à part de la société, et d’en payer le prix du point de vue matériel. Leur bohème est confortable,
joue comme un signe de distinction et de reconnaissance dans un entre-soi de gens persuadés qu’ils incarnent le bien et qu’ils sont naturellement les porte-voix et les défenseurs de tous les dominés et les discriminés de la terre, avec une préférence pour les populations des pays anciennement colonisés et les cultures exotiques… Ce qu’Alain Finkielkraut dénomme justement le « parti de l’autre ». Depuis des années, le gauchisme culturel a envahi l’espace public et médiatique. Parmi ses soutiens, on trouve des journalistes, des communicants, des éditeurs militants, mais aussi des personnalités du show-biz, des organisateurs d’événements culturels et festifs avec message lénifiant à la clé, des animateurs socioculturels, des organisateurs d’« espaces de débat » avec une place assignée pour les bons et une place pour les méchants, des « créatifs » cultivant leur narcissisme et la provocation pour « éveiller les consciences » d’un peuple aliéné… Depuis les années 1980, ce gauchisme culturel a été entretenu et subventionné par l’État. La gauche au pouvoir a été à l’avant-garde, mais une partie de la droite l’a intégré dans une optique moderniste et électoraliste 4. Et quel rôle joue l’éducation ? Il est capital. C’est précisément par l’importance accordée aux jeunes générations que le gauchisme culturel entend transformer la société en s’attaquant aux stéréotypes sexués, en déstructurant l’enseignement de la langue, en arrachant à la trame chronologique des morceaux d’histoire plus ou moins arbitrairement valorisés au détriment d’autres et surtout au détriment du contexte. Il faut se pencher sur la littérature enfantine, sur les manuels utilisés à l’école primaire, mais aussi les bandes dessinées et les nouveaux « jeux éducatifs » pour se rendre compte à quel point les paradigmes concernant la famille, la sexualité, le rapport à la nature, à
l’histoire… ont été bouleversés en l’espace d’un demi-siècle. Cette éducation nouvelle tient du règlement de comptes avec ce qui nous définit comme nation et comme civilisation. Et la perversité est à son comble quand on s’appuie sur des aspects problématiques de notre histoire, comme le colonialisme, la traite, Vichy…, dans le but de recommencer l’éternel procès de la collaboration ou de la civilisation occidentale. On accuse à tour de bras, mais aucun peuple, aucune civilisation ne dispose d’un blanc-seing. Nous ne sommes pas dans le registre du recul réflexif et critique sur notre histoire et notre héritage, mais dans celui de la dénonciation et du règlement de comptes. Mais quelle est la fonction sociale de tout cela ? Le gauchisme culturel s’est développé dans un moment particulier de l’histoire où les sociétés démocratiques se sont mises à douter profondément de leur héritage. Il s’est greffé sur cette situation et l’a exacerbée, la poussant dans une logique de mémoire pénitentielle et de perte de l’estime de soi. Il prospère sur la base d’une déculturation, d’une déconnexion de la France et d’une partie des pays démocratiques européens de l’histoire. Avec la chute du mur de Berlin s’est développée l’illusion d’une fin de l’histoire et d’une réconciliation du monde sous la double modalité des lois du marché et des droits de l’homme considérés comme la chose du monde la mieux partagée. Les démocraties ont cru un moment qu’elles n’avaient plus d’ennemi. Sur ces bases, le gauchisme culturel a érigé un nouveau monde fictif débarrassé des scories du passé, des ambivalences, des contradictions, du tragique inhérents à l’histoire et à la condition humaine. Sa fonction est de préserver à tout prix la démocratie des épreuves du réel, de continuer de vivre en dehors de l’histoire en entretenant la fiction d’une société angélique composée
d’individus désaffiliés, libérés des préjugés de l’ancien monde et concevant le nouveau comme un brassage indistinct de toutes les cultures, un méli-mélo de valeurs généreuses et de bons sentiments. Autant dire que le gauchisme culturel est un puissant dissolvant de la dynamique des démocraties européennes, qu’il nous désarme face à des ennemis qui veulent nous détruire. Quand l’épreuve du réel réapparaît sous la forme paroxystique de la guerre et du terrorisme islamiste, il s’arrange pour remettre assez vite le couvercle sur cette dure réalité. Mais l’hégémonie de ce courant n’est-elle pas battue en brèche depuis quelques années déjà ? Des voix différentes, dissidentes, se font de plus en plus souvent entendre. On critique depuis longtemps le pédagogisme, on réclame à nouveau plus d’autorité à l’école, on proteste contre les lois mémorielles et les diktats du politiquement correct en histoire en défendant la liberté des chercheurs, on dénonce la politique du déni dans des domaines de plus en plus nombreux : immigration, intégration, laïcité, emploi, environnement, fiscalité… Certes, le gauchisme culturel peut sembler à bout de souffle par rapport aux années 1980 et 1990. Son hégémonie commence à être battue en brèche au sein même de la société. Mais il occupe toujours de nombreuses places dans les médias, dans les organismes culturels, et au sein de l’État dans des ministères comme ceux de l’Éducation nationale, de la Culture et la Communication. Ce n’est pas seulement un problème d’idées, ces idées s’appuient sur un pouvoir matériel, des organismes, des associations et avec eux toute une clientèle électorale que, par manque de courage politique, on ne tient pas trop à critiquer de front. Le gauchisme culturel fait partie du « nouvel air du temps », c’est devenu comme une marque identitaire et un fonds de commerce. Dans ces conditions, beaucoup s’accrochent à leur
situation. Face à l’effritement et à la mise en cause de leur hégémonie, il faut s’attendre à de nouvelles campagnes contre les intellectuels, anciens ou nouveaux réactionnaires avec amalgames, dénonciation sur les réseaux sociaux, polémiques médiatiques… Mais tout cela n’en apparaît pas moins de plus en plus coupé du réel et des préoccupations de la grande masse des citoyens, cela intéresse de moins en moins de monde en dehors d’un petit milieu bobo et gauchisant qui s’accroche à une identité en morceaux.
1. Interview réalisée par Robert Kopp et parue dans la Revue des Deux Mondes, févriermars 2016. 2. Jean-Pierre Le Goff, « Du gauchisme culturel et de ses avatars », Le Débat, no 176, septembre-octobre 2013. 3. Ibid. 4. Un des premiers à donner l’alerte fut Philippe Muray dans L’Empire du bien, Les Belles Lettres, 1991. Voir aussi ses conversations avec Élisabeth Lévy, Festivus festivus, Fayard, 2005.
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L’estime de soi en question La société française à l’épreuve 1 du terrorisme Les prises d’otages et les attentats des groupes terroristes entendent désormais peser directement sur les politiques des pays démocratiques en recourant aux actes les plus ignobles. La France n’y échappe pas. Des journalistes sont pris en otages en Afghanistan par les talibans ; AQMI (al-Qaida au Maghreb islamique) revendique les assassinats et enlèvements de citoyens français. Ces groupes exigent des rançons, somment la France de retirer ses troupes d’Afghanistan et d’abroger la loi sur la burqa. Leur discours dénonce pêle-mêle la politique extérieure de la France et l’islamophobie dans une rhétorique fondamentaliste de haine contre l’Occident qui paraît resurgir d’un autre âge. Ces prises d’otages et ces groupes ont chacun leurs particularités, mais tous recherchent le plus grand impact médiatique. Ils savent jouer sur l’émotion, en espérant retourner l’opinion pour qu’elle fasse pression sur ses dirigeants ; ils ne visent pas seulement à installer un climat d’angoisse et d’insécurité, ils développent un chantage qui parie sur la lâcheté des peuples et des gouvernements. Ce chantage ne fonctionne pas, mais il importe de mieux cerner sur quelles faiblesses internes aux pays démocratiques il veut s’appuyer. Partant
d’un type de réaction première face au terrorisme, il s’agit de s’interroger sur une mentalité particulière, les illusions et les idées qu’elle véhicule.
Émotion, incompréhension et malaise « Pour ne pas oublier », on rappelle chaque jour à la télévision le nombre de jours passés en détention pour les journalistes pris en otages en Afghanistan, on affiche leurs portraits sur les murs des édifices publics ou on les projette sur l’Arc de triomphe. Comme pour les autres prises d’otages, on signe des pétitions, on allume des bougies, on se tient la main, on manifeste en silence… Ces manifestations expriment l’indignation et la solidarité avec les victimes, elles montrent l’unité d’un pays dans le refus du terrorisme en espérant que cette mobilisation redonne de l’espoir aux otages. En même temps, beaucoup s’interrogent et ne comprennent pas pourquoi les négociations de l’État avec les ravisseurs traînent en longueur ; ils demandent des explications ou remettent en cause la « gestion politique » de ces enlèvements. Quant aux ravisseurs, ils continuent d’exercer leur pression en n’hésitant pas à rendre responsable le gouvernement français du sort qu’ils réservent aux otages, l’accusant d’ignorer leurs exigences, qu’ils présentent comme « très simples et très faciles à remplir 2 ». Quand la mort survient, comme celle des deux jeunes Français tués au Niger le 8 janvier 2011, le choc émotionnel qu’elle produit, relayé par les grands médias, est considérable. La douleur des familles, des proches et de tous ceux qui manifestent en silence leur solidarité s’accompagnent d’interrogations : comment de tels actes sont-ils possibles ? Les croyants prient pour tous les otages, certains
espérant « réveiller chez les auteurs de ces actes barbares une étincelle d’humanité qui permette d’aboutir à leur libération 3 ». Certaines émissions de télévision manifestent une sorte d’indécence et de désinvolture médiatique. Le jeudi 13 janvier 2011, moins d’une semaine après l’enlèvement et la mort des deux jeunes Français, une chaîne de télévision publique diffuse le reportage « Sur les traces d’al-Qaida au Sahel », « reportage exclusif sur les terroristes qui ont pris la France pour cible 4 ». Ce reportage, qui comporte des interviews de membres d’AQMI, a été effectué avant l’enlèvement et la mort des deux otages. Mais pourquoi sa diffusion a-t-elle été maintenue quelques jours seulement après leur mort qui a provoqué une forte émotion dans le pays, leur enterrement n’ayant même pas eu lieu ? Le devoir et la liberté d’informer n’expliquent et ne justifient pas tout. Après avoir interrogé quelques touristes français amateurs de trekking (randonnée dans le désert), dont l’une déclare tout bonnement : « À la limite, c’est moins dangereux ici qu’en Europe », les journalistes ont voulu savoir « pourquoi les Français sont devenus les cibles privilégiées d’AQMI » en entrant en contact avec des membres de ce groupe. Le premier interviewé, impliqué dans les meurtres de quatre touristes français le 24 décembre 2007, est joint par téléphone portable dans sa prison. La réponse qu’il donne est bien connue, c’est celle de la propagande d’al-Qaida : « La France est complice en Afghanistan contre les musulmans […], elle appuie les régimes mécréants qui gouvernent par des lois contraires à celles d’Allah en terre d’islam, contre l’islam et contre les musulmans […]. Le gouvernement français n’est pas innocent, c’est lui le criminel. […] Je le dis clairement : le touriste en Mauritanie ou dans n’importe quelle partie du Sahara, il est permis de l’enlever et de le tuer. » Comme si ces propos ne suffisaient pas, les journalistes ont passé
clandestinement la frontière et se sont rendus au Niger pour interviewer un « homme qui se présente comme un membre actif d’AQMI ». Celui-ci réitère les propos précédents, en s’appuyant à sa manière sur les contradictions et les débats ayant lieu dans notre pays : « Vous habitez en France, et vous savez ce qui se passe là-bas pour les musulmans… » Et de dénoncer les « attaques, dans les médias, de certains chrétiens contre les mosquées, contre les femmes musulmanes, contre les hommes musulmans », l’interdiction du niqab, les propos d’une « femme politique française » pour qui la prière dans la rue est une « sorte de colonisation »… Le tout est qualifié de « racisme antimusulman », et le membre d’AQMI de faire part de ses exigences : « Que la France laisse les musulmans tranquilles, qu’elle arrête de suivre les États-Unis et qu’elle retire ses forces des pays musulmans. À partir de là, elle sera en sécurité de la part des moudjahidin. » Les journalistes n’ont pas, là non plus, voulu diffuser les menaces directes contre la France, mais l’essentiel est dit. Le malaise que l’on peut éprouver à la diffusion de ce reportage ne s’arrête pas là. Après les propos et les menaces de ce membre d’AQMI, les présentatrices de l’émission ont apporté « quelques précisions » : ce qu’il a dit sur le niqab, ont-elles déclaré, « n’est pas tout à fait exact » : « La loi du 11 octobre 2010 interdit de porter une tenue vestimentaire destinée à dissimuler son visage, mais uniquement dans l’espace public. » La phrase citée concernant la « femme politique française », en l’occurrence Marine Le Pen, à propos des prières des musulmans sur la voie publique, « n’est pas tout à fait exacte non plus » : « Elle [Marine Le Pen] parlait d’occupation, et non pas de colonisation, et c’est toute la classe politique, du parti communiste à l’UMP, en passant par le parti socialiste, les Verts ainsi que les membres du gouvernement qui ont condamné ces propos. »
Ces mises au point qui veulent dissiper les mensonges du discours terroriste laissent pantois : elles paraissent rectifier les propos d’un contradicteur raisonnable qui se trompe, en faisant fi du fanatisme et de la logique meurtriers qui l’animent, et donnent l’impression qu’on cherche à se dédouaner face à un ennemi qui n’hésitera pas à vous enlever et vous tuer à l’occasion.
Quelle position première ? Face à la barbarie, il existe une répulsion morale première, un « sens commun » (un common decency, disait Orwell) qui se dresse spontanément contre l’inacceptable. On pense à la réaction du héros du roman de Camus Le Premier Homme 5 face à un soldat français égorgé avec son sexe dans la bouche : « Ceux qui ont fait ça ne sont pas des hommes… Non, un homme ça s’empêche 6. » L’exploitation et l’oppression coloniales, le fait qu’il y ait eu des Français qui, eux non plus, à l’époque, ne « s’empêchaient pas » ne sauraient en rien justifier de tels actes. Il est des postures qui, si elles demeurent minoritaires, n’en sont pas moins symptomatiques de l’érosion d’un ethos commun face à la barbarie. On a pu en faire l’expérience après les attentats du 11 septembre 2001. Qu’on se rappelle les sifflets et les huées qui se sont fait entendre lors de la fête de L’Humanité, alors qu’il était demandé une minute de silence, ou encore les condamnations rapides des attentats du 11 septembre pour consacrer l’essentiel du propos à la critique des « maîtres du monde »… Le 11 septembre 2001, l’Amérique n’a pas été « victime de son hyperpuissance 7 », elle a été la victime d’actes terroristes injustifiables. Cela n’implique pas de se taire sur la politique des États-Unis. On peut estimer que la
guerre en Irak était « une erreur et une faute », selon l’expression de Dominique de Villepin, qu’elle a fourni au terrorisme un nouveau terrain d’action. On peut, de même, être en désaccord avec la politique internationale de Nicolas Sarkozy et la présence des troupes françaises en Afghanistan. Ce qui est en cause ici ne renvoie pas à des désaccords politiques, mais à une réaction première face au terrorisme qui prône ouvertement sa haine de la démocratie, du judaïsme, du christianisme et de l’Occident. Ce qui apparaît pour le moins problématique, c’est l’attitude qui consiste à relier d’emblée ces actes de barbarie à la politique des pays qui en sont les victimes. On souligne, à juste titre, la nécessité d’« assécher le terreau du terrorisme » en s’attaquant aux conditions économiques, sociales, politiques qui le rendent possible. Mais il y a peut-être quelques illusions à penser qu’elles sont les seules causes de haine. Ce genre d’explication évacue le type de fanatisme que ces actes recèlent. Un sociologisme grossier considère, comme il l’a toujours fait, que les discours tenus et les actes commis masquent toujours des réalités plus profondes que les spécialistes se font fort de révéler. C’est comme si, vous retrouvant face à un meurtrier bien décidé à vous tuer et qui vous le fait savoir, votre premier réflexe était de ne pas le prendre tout à fait au sérieux, l’important étant avant tout de connaître les causes réelles (et non « idéologiques ») qui le poussent à vouloir vous supprimer. On peut même y ajouter des arguments pour montrer qu’il commet des erreurs ou qu’il s’est trompé de cible… À ce compte-là, il y a de fortes chances pour que vous soyez mort avant d’avoir fini votre démonstration. Une telle perversion de la pensée coupée de l’expérience commune s’apparente à un refus de se confronter à une mentalité fanatique qui désarçonne nos références morales et nos cadres de pensée.
En 2004, un groupe terroriste enlevait deux Français et leur chauffeur en Irak, exigeant le retrait de la loi sur l’interdiction du port du voile à l’école dénoncée comme une « agression contre la religion musulmane et les libertés personnelles ». Cet enlèvement a donné lieu à d’étranges commentaires. On a jugé cette prise d’otages « incompréhensible » au vu des positions prises par la France qui a condamné l’intervention en Irak. Fallait-il en déduire que les autres prises d’otages étaient « compréhensibles » ? Immédiatement après l’enlèvement, on a fait valoir la spécificité de la France, en répétant à longueur de journaux télévisés qu’elle n’était nullement hostile à l’islam, qu’elle était l’amie des peuples arabes… On a parlé d’« otages innocents ». Les autres étaient-ils « coupables » ? Tous ces propos ne relèvent pas seulement d’un souci tacticien visant à tout faire pour libérer les otages ; ils nous paraissent en fait révélateurs de l’embarras, voire du refus d’affronter la réalité du terrorisme. On a pu voir à la télévision un représentant de la confrérie des Frères musulmans affirmer que la France devait être « récompensée » étant donné sa position sur l’Irak. Le Hamas a déclaré les otages « innocents » en rappelant la position de la France sur la question palestinienne ; presque au même moment, il revendiquait un double attentat-suicide contre des civils israéliens dans deux bus. Les concerts branchés ou, en 2004, la Nuit blanche de la mairie à Paris dédiée à Françoise Sagan (« une femme qui a aimé la nuit ») et aux otages 8 en disent long sur le décalage existant entre un certain type de mentalité festive et les nouveaux défis posés aux sociétés démocratiques. La façon dont on fait valoir leurs valeurs semble laisser entendre que tout peut être affaire de tolérance, de dialogue et de négociation, en dehors de la force qui permet de les défendre. Au sein des sociétés européennes, il semble bien qu’une partie de l’opinion se refuse à admettre que nous puissions avoir des ennemis
qui veulent nous détruire et qu’il faut combattre. Le problème, comme l’a justement souligné Julien Freund, est que même si vous ne voulez pas d’ennemi, « c’est l’ennemi qui vous désigne » : « Et s’il vous choisit vraiment comme ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles prestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera de cultiver votre jardin 9. » Tel est peut-être le point aveugle des démocraties européennes « post-totalitaires », encore marquées par les souvenirs des guerres dévastatrices et des barbaries qui ont eu lieu sur leur sol : la crainte de sombrer dans une « guerre des civilisations » et de faire le jeu du terrorisme peut s’accommoder d’un pacifisme et d’une invocation généreuse des droits de l’homme qui nous désarment.
Cultures et relativisme Il existe encore de sérieuses résistances pour aborder les questions du monde d’aujourd’hui en termes de « valeurs » et de « civilisation ». Une telle approche, qui ne prétend pas nécessairement tout expliquer, est immédiatement soupçonnée par un petit milieu de flirter dangereusement avec les thèmes des néo-conservateurs américains, de retomber dans les justifications du colonialisme passé et de la domination des pays riches. En France, toute une génération contestataire qui s’est formée dans l’opposition à la guerre d’Algérie et a vécu Mai 68 n’a sans doute pas oublié qu’« Occident » fut le nom d’un groupuscule d’extrême droite. Au sein d’une mouvance critique, l’exaltation de l’ouverture sur l’autre et du brassage culturel s’est accompagnée du rejet et du dénigrement de notre propre histoire, réduite aux guerres, aux méfaits du colonialisme et aux totalitarismes, comme si notre passé n’était composé que de fautes
inexpiables appelant une réparation infinie envers les peuples. On trouve encore les traces de ce schématisme et de cette haine de soi dans le néogauchisme et des manifestations « culturelles » diverses qui ne cessent de mettre en scène de façon caricaturale notre histoire. Le tout est porté par une morale gentillette qui prêche – souvent en chansons – la division du monde entre des méchants et d’innocentes victimes. Cette sous-culture critique est répandue dans une partie de la jeunesse, entretenue et relayée par des vedettes et des journalistes qui mélangent les genres et se transforment en nouveaux militants. Tout un courant intellectuel laisse croire que nous sommes encore à l’époque du nationalisme et de l’impérialisme triomphants, que l’arrogance et le mépris de l’Occident envers les autres peuples de la planète sont toujours aussi dominants. Dans les années 1950 et 1960, la prise en compte et l’analyse des cultures dites « sauvages » par les ethnologues et le développement des sciences humaines, joints à la critique du colonialisme, ont entraîné une remise en cause salutaire de l’ethnocentrisme. Mais cette critique légitime, reprise et banalisée à une échelle de masse, semble avoir basculé vers d’autres perspectives. En se voulant libre de toute attache culturelle particulière ou/et en se voulant l’héritier neutre de toutes les cultures de l’humanité, on en arrive à un relativisme culturel de bon ton. Sociologisme réducteur et relativisme se conjuguent dans une posture de singularité individuelle creuse qui présente l’avantage de se parer des vertus de la démocratie et de la tolérance. On ne cesse de célébrer l’ouverture culturelle, comme si celle-ci ne s’effectuait pas à partir de cultures anthropologiques et politiques différentes selon les civilisations et les pays, ce qui donne sens et cohérence à l’ouverture et permet un réel enrichissement. Ces réalités culturelles et politiques fondent une humanité plurielle qui n’est pas un magma informe, ni un supermarché des cultures du monde où
chacun pourrait trouver de quoi bricoler son identité individuelle. L’idée d’une « société multiculturelle » laisse croire qu’une France moderne, ouverte sur le monde, ne peut être qu’une société de coexistence des différentes cultures. Une telle « ouverture radicale à ce qui est différent 10 » ne relève pas seulement d’une utopie qui n’« a pas plus de chances d’advenir qu’une société qui serait réellement sans classes 11 », elle manifeste un déni – quand elle ne verse pas dans le ressentiment ou le rejet – de la spécificité de notre culture et du modèle français républicain d’intégration.
De l’islamophobie Le fait que le terrorisme se réclame de l’islam semble également provoquer un embarras dans certains milieux et, dès que des attentats ont lieu, beaucoup les condamnent pour aussitôt mettre en garde contre l’islamophobie. Refuser les amalgames, empêcher les actes d’agressivité et de violence contre l’islam, comme contre toutes les autres religions, sont autant de rappels nécessaires et l’on ne saurait oublier que les musulmans dans le monde sont victimes des terroristes. Dans un pays sans perspectives d’avenir, l’islam peut, de plus, être lui aussi considéré comme le bouc émissaire de tous les maux et devenir un point de fixation obsessionnel et paralysant. Mais au nom de la lutte contre l’islamophobie, un glissement peut s’opérer qui barre la route à toute réflexion libre sur le rapport de l’islam à la modernité. Le refus de confondre l’islam et les groupes terroristes qui s’en réclament ne saurait faire l’impasse sur cette question. L’islam est une des grandes religions de l’humanité et son implantation récente en Europe de l’Ouest résulte principalement d’un mouvement d’immigration qui s’est développé surtout après la
Seconde Guerre mondiale et la décolonisation. Il s’agit pour ses représentants de s’adapter au milieu ambiant en évitant les pratiques qui peuvent choquer les valeurs et les mœurs européennes 12. La manifestation exacerbée de particularismes religieux provoque un rejet qui reste majoritairement dans les normes de la civilité, et ce rejet ne peut être considéré d’emblée comme « islamophobe » ou « raciste » au sein d’un pays républicain ayant ses propres traditions. Dans ce domaine, les différences ne portent pas seulement sur la laïcité, mais sur la libéralisation des mœurs et l’égalité des sexes, la place accordée à la femme et le regard posé sur elle 13. Pour une partie de nos concitoyens, le port du foulard apparaît comme régressif, ravivant un « tabou ancestral sur le corps des femmes 14 », en même temps qu’il donne lieu à des stratégies individuelles diverses chez les jeunes filles qui l’arborent. Le port du niqab dans l’espace public, même s’il est minoritaire, pousse au plus loin la « symbolique négative qui entoure le corps des femmes et le sexe 15 » et il est ressenti comme une véritable provocation en regard des luttes des femmes pour leur libération. Le fait que celles qui le portent fassent valoir leur liberté individuelle de façon très « postmoderne » (« C’est mon choix ») ne change rien à sa charge symbolique et provocatrice dans un pays républicain. Le plus curieux réside dans la réaction de beaux esprits qui font valoir la liberté individuelle, comme s’il n’existait pas de « servitude volontaire ». Ces derniers s’évertuent à présenter comme liberticide et « islamophobe » une loi qui « interdit la dissimulation du visage dans l’espace public » et sanctionne toute personne qui voudrait « imposer à une ou plusieurs autres de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe 16 ». On peut estimer que le déni de ces réalités, même minoritaires, pendant des
années a favorisé une réaction de peur et de rejet de l’islam en France et dans de nombreux pays européens. L’adaptation de l’islam à la modernité passe par son inscription dans la culture critique européenne qui développe l’interrogation et le doute. En ce sens, la France et l’Europe peuvent être une « chance pour l’islam 17 ». C’est aux musulmans vivant en Europe de mener ce travail qui a déjà commencé. Des voix entendent le moderniser et l’amener à prendre en compte les acquis des Lumières 18 et certains n’hésitent pas à affirmer : « L’islam a besoin de l’Europe jusque dans la dimension la plus agressive de celle-ci à son égard, au sens où l’athéisme généralisé qui y règne installe un puissant climat d’indifférence et d’hostilité à l’égard des croyants, poussant invinciblement les consciences spirituelles jusque dans leurs derniers retranchements et en ne leur laissant comme position de retrait que ce qu’on nomme la fine pointe du cœur 19. » Mais l’issue de ce mouvement n’est pas d’emblée tracée. Il se heurte à des organisations fondamentalistes de diverses obédiences pour lesquelles le mode de vie moderne demeure tout entier marqué au sceau de la mécréance et du vice. Et si l’on ne saurait confondre terrorisme et fondamentalisme, ce dernier n’en est pas moins porteur d’un rejet de la culture démocratique ; l’acceptation d’un pluralisme irréductible et du modèle républicain, la reconnaissance de l’égalité entre les sexes ne vont pas de soi. Tout en faisant valoir la démocratie sous la modalité de l’affirmation individuelle du droit à la différence, des groupes fondamentalistes encouragent un repli de type communautaire et entretiennent le ressentiment en jouant sur le registre des inégalités, celui des discriminations et sur les traces laissées dans les mémoires par la colonisation. En se présentant dans l’espace public comme les porte-parole des victimes du passé colonial
et des discriminations, ils tentent d’instrumentaliser la mauvaise conscience et de détourner des thèmes de gauche à leur profit. On peut penser que l’intégration par le travail, l’accès au bien-être matériel et social, la sécularisation et l’individualisation des pratiques religieuses entraîneront une érosion des courants fondamentalistes. Mais l’histoire n’est pas tracée d’avance ; elle demeure ouverte sur de possibles régressions. Dans cette affaire, notre responsabilité est engagée. Ces problèmes sont devenus les nôtres dans la mesure où ils concernent une partie de nos concitoyens. La citoyenneté n’est pas l’affichage des différences dans une logique de victimisation communautariste, elle requiert l’adhésion aux acquis démocratiques et républicains et le souci de créer un avenir commun.
Assumer sa propre histoire Dans les démocraties européennes, l’idée de modernité semble désormais se confondre avec celle d’un « changement » constant qui affecterait également tous les domaines et à laquelle un pays devrait au plus vite se plier. Les traditions et la culture d’un peuple, fruit d’une longue histoire, n’échappent pas à ce schéma. Il est vrai que l’histoire apologétique du modèle républicain français telle qu’elle a été racontée sous la IIIe République n’est plus efficiente 20, mais cela ne signifie pas que les ressources et les potentialités de ce modèle soient épuisées. L’identité d’un peuple n’est pas une substance immuable qui ne changerait pas avec le temps, mais on ne saurait faire valoir comme modèle a contriaro un mouvement permanent et indéfini, sauf à épouser l’idée du monde comme chaos et abdiquer toute prétention à le rendre signifiant. L’idée d’« identité narrative » développée par Paul Ricœur peut ouvrir d’autres perspectives en
soulignant l’importance du récit qu’un pays se forge de sa propre histoire. Cette identité n’est pas celle d’une « structure fixe, mais bien celle mobile, révisable, d’une histoire racontée et mêlée à celle des autres cultures 21 ». Cette identité narrative ne signifie pas un multiculturalisme invertébré et soumis à une recomposition constante ; elle suppose une interprétation qui implique un choix, structure les événements, leur donne une signification et met en valeur des potentialités inexploitées du passé. La France et les pays démocratiques de l’Union européenne n’échappent pas aujourd’hui à cette nécessité. Au sein de certains d’entre eux, et particulièrement en France, s’est développée une « mauvaise conscience » liée à une vision noire et pénitentielle de notre histoire qui fait obstacle à toute considération raisonnable et confiante. Il est possible de défendre raisonnablement nos valeurs parce que nous sommes issus d’une tradition qui accorde une place essentielle à l’interrogation et à la raison. Notre culture est marquée par un sentiment de culpabilité qui s’enracine dans un terreau juif et chrétien, une mise en question de soi-même et une capacité d’autocritique vis-à-vis des méfaits et des horreurs bien réels qui ont marqué notre histoire. L’illusion (ethnocentriste) consiste à penser qu’il en va naturellement et également de même chez tous les peuples du monde. L’Europe est le « continent de la vie interrogée », et cette interrogation ne signifie pas rejet de son histoire passée, mais opération de discernement et de recréation à partir d’une culture héritée. Le fait que l’islam soit devenu une religion européenne n’enlève rien à cette nécessité. On ne saurait faire fi de l’apport décisif des héritages grec et romain, juif et chrétien, comme de celui des Lumières, sinon au prix d’un déni de ce qui constitue notre richesse et notre spécificité. Et si le modèle de la modernité occidentale ne peut
prétendre à l’exhaustivité, il n’en est pas moins à la source d’un dynamisme historique marqué par les découvertes scientifiques et techniques, le développement des arts, le dégagement progressif de l’emprise du religieux menant à la formation de l’État moderne et de l’humanisme… Ce développement historique n’est pas allé sans contradictions, guerres et conflits, exploitation et domination. Mais il n’en a pas moins permis un bien-être matériel et social, l’émancipation des peuples et l’avènement des démocraties modernes. Reconnaître explicitement ces acquis n’implique pas de masquer les pages sombres : la traite des Noirs du XVIe siècle au XIXe siècle sur une échelle de masse fut cruelle et sanglante ; les méfaits causés par les conquêtes et les guerres coloniales, la domination et l’exploitation impérialistes sont importants 22. Mais aucun pays, aucune civilisation ne dispose d’un blanc-seing. Contre l’angélisme et le moralisme purificateurs, il s’agit d’accepter l’ambivalence et le tragique comme des éléments constitutifs de l’histoire des peuples et des civilisations, en refusant une logique de culpabilisation qui lamine l’estime de nous-mêmes et nous désarme face à toute agression. Face à l’angélisme historique et au pacifisme dans lesquels baignent de nombreux jeunes, il devient nécessaire de rappeler quelques faits dérangeants. Les différentes tribus des « peuples premiers » n’hésitaient pas à se faire la guerre, à massacrer leurs ennemis ou à les réduire en esclavage. Il a existé une traite des Noirs en direction de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient dont le caractère est tout aussi abominable que celle de l’Europe et des Amériques 23. Les croisés ont commis des massacres, la chrétienté n’est pas exempte de guerres civiles et de conquêtes, mais l’histoire de l’islam, comme celle des autres religions et civilisations, est également marquée par la violence et la guerre. Les grands empires musulmans fondés par les Arabes et les Turcs ont conquis par la force
de vastes territoires et soumis de nombreux peuples. On ne saurait enfin imputer aujourd’hui unilatéralement la responsabilité de la situation des pays pauvres à la domination des pays riches, aux séquelles du colonialisme et de l’impérialisme. La vision manichéenne et puriste de l’histoire fait écho à une mentalité infantile entretenue par toute une littérature pour les jeunes et les adolescents. Elle porte sur notre histoire un regard qui nous rend responsables de tous les maux, développe l’inculture dans les générations nouvelles et nous prépare à de graves déconvenues. C’est dans l’épreuve que se mesurent l’adhésion aux valeurs de notre pays, la volonté de rester maître de ses orientations et de ses choix face aux menaces et aux chantages des terroristes. Encore s’agit-il de garder l’estime de soi pour pouvoir affronter les défis et les conflits du temps présent. Il ne faut pas craindre d’aborder librement la question des faiblesses internes des pays européens sur lesquelles cherche à s’appuyer le terrorisme. Celles-ci mettent en jeu le rapport que les peuples de l’Union et leurs gouvernants entretiennent avec leur propre histoire, la façon dont ils se représentent le rôle qu’ils peuvent encore ou non jouer dans l’avenir en pesant significativement dans les affaires du monde.
1. Texte écrit à partir d’une réflexion menée au sein du club Politique Autrement au début des années 2000 et repris en janvier 2011. 2. Un porte-parole des talibans, AFP, le 1er janvier 2011. 3. Prière dite par un proche des deux jeunes Français tués au Mali lors de leurs obsèques. Cf. AFP, 17 janvier 2011. 4. Émission « Envoyé spécial », France 2, jeudi 13 janvier 2011. 5. Albert Camus, Le Premier Homme, Gallimard, Paris, 1994. 6. Ibid., p. 66. 7. Sous-titre d’un article de Télérama daté du 19 septembre 2001.
8. En octobre 2004, la mairie de Paris et Reporters sans frontières ont souhaité que la Nuit blanche permette aussi aux Parisiens de « partager leurs pensées avec tous ceux qui sont pris en otage », en allumant une bougie placée sur le rebord de leur fenêtre et en signant une pétition. 9. Julien Freund, L’Aventure du politique. Entretiens avec Charles Blanchet, Critérion, Paris, 1991, p. 45. 10. Philippe d’Iribarne, Les Immigrés de la République. Impasses du multiculturalisme, Seuil, Paris, 2010, p. 123. 11. Ibid., p. 131. 12. Abdennour Bidar, « Lettre d’un musulman européen. L’Europe et la reconnaissance de l’Islam », Esprit, juillet 2003. 13. Denis Bachelot, L’Islam, le sexe et nous, Buchet/Chastel, Paris, 2009 ; Ronald F. Inglehart, Pippa Norris, « Le véritable choc des civilisations », Le Débat, no 126, septembre-octobre 2003. 14. Yolène Dilas-Rocherieux, « Tradition, religion, émancipation », Le Débat, no 136, septembre-octobre 2005. 15. Ibid. 16. Loi du 11 octobre 2010. 17. Jeanne-Hélène et Pierre-Patrick Kaltenbach, La France, une chance pour l’islam, Éditions du Félin, Paris, 1991. 18. Malek Chebel, Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette Littératures, Paris, 2004. 19. Abdennour Bidar, « Lettre d’un musulman européen. L’Europe et la reconnaissance de l’islam », art. cité. 20. Pierre Nora, « Les métamorphoses de l’identité nationale », Cahier de Politique Autrement, janvier 2010 ; lire aussi Pierre Nora, « Les avatars de l’identité nationale », Le Débat, no 159, mars-avril 2010. 21. Paul Ricœur, « Identité narrative et communauté historique », Cahier de Politique Autrement, octobre 1994. 22. Le Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro, Robert Laffont, Paris, 2003. 23. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. « Bibliothèque des Histoires », Gallimard, Paris, 2004.
Essai
d’histoire
globale,
16
Aveuglement et nouvel esprit munichois : islamo-gauchistes et « noyeurs 1 de poisson »
La gauche a sous-estimé pendant longtemps le développement de l’islamisme. Elle n’est pas seule en cause en la matière : la droite n’y a pas prêté suffisamment d’attention. Mais c’est au sein de la gauche que s’est particulièrement développé un courant qui a cherché systématiquement à en dénier ou à en minimiser l’importance. La mauvaise conscience postcoloniale, la peur de discréditer nos compatriotes de confession musulmane et de « faire le jeu de » l’extrême droite ont pesé lourd dans nombre de débats politicomédiatiques où le gauchisme culturel régnait en maître. Bien plus, les réactions aux meurtres et aux attentats terroristes ont fait apparaître au grand jour l’existence d’un « islamo-gauchisme » qui, comme le dit justement Jacques Julliard, est un « parti intello-collabo 2 ». Les faits et les discours ont beau se perdre dans le flux de la communication et de l’information en continu, la façon dont cet « islamo-gauchisme » s’est comporté face au fondamentalisme musulman et aux attentats islamistes ne peut s’oublier de sitôt, tellement il apparaît grossier et déconcertant en regard de réalités qu’il était pourtant difficile d’ignorer.
Ce qui a été dit et écrit par ce courant n’apparaît pas seulement comme une tentative de minimiser les faits mais il procède d’un retournement de la vérité et de la responsabilité. Avant et après les attentats, des critiques du fondamentalisme islamiste ont été stigmatisées comme « islamophobes » et « racistes », la République et la laïcité mises systématiquement en accusation, la peur et le rejet du communautarisme considérés sans fondement, voire comme le symptôme d’une islamophobie qui aurait pris la relève de l’antisémitisme. Loin de dissiper les craintes et les amalgames, cette déliquescence de la pensée et ce dénigrement ont au contraire contribué à renforcer les divisions du pays et la tendance au repli communautaire et victimaire de nos compatriotes musulmans. Les fondamentalistes et les fanatiques islamistes ont su en tirer profit.
Déni du réel, esquive et stigmatisation Depuis plus de vingt ans, nombre d’attentats et de manifestations islamistes ont marqué l’actualité. Aux attentats des années 1980 et 1990 en France 3 ont succédé ceux de New York en 2001, de Madrid en 2004, de Londres en 2005… Dans cette même période, les attaques contre la liberté d’expression se sont multipliées : manifestations et fatwas contre Salman Rushdie, auteur des Versets sataniques en 1988 et 1989, refus des autorités genevoises de faire jouer la pièce de Voltaire Le Fanatisme ou Mahomet le prophète en 1993, assassinat du cinéaste Theo Van Gogh en 2004, manifestations contre la publication des caricatures de Mahomet en 2005 et 2006, protestations des musulmans et manifestations contre le discours du pape Benoît XVI à Ratisbonne en 2006 pour avoir évoqué une controverse du XIVe siècle entre l’empereur de Constantinople et un
érudit musulman portant sur la violence en islam, procès contre Charlie Hebdo intenté par des organisations musulmanes en raison de la publication de caricatures de Mahomet en 2006… Ces réalités ont été de fait considérées comme secondaires par des intellectuels qui ont mis en œuvre une procédure langagière de dénégation : tout en condamnant les violences et les attentats, tout en affirmant l’importance qu’ils attachaient à la liberté d’expression, ils n’en ont pas moins trouvé de bonnes raisons aux dénonciations et aux attaques, renvoyant parfois dos à dos l’agresseur et l’agressé, plaçant sur le même plan le fondamentaliste voire le fanatique avec l’intellectuel critique et démocrate. Ce que les médias ont appelé l’« affaire Redeker » en constitue un exemple frappant. En 2006, Robert Redeker, professeur de philosophie, publie un article dans Le Figaro : « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre 4 ? » Ce dernier dénonce une « insidieuse pression musulmane sur les esprits », met en cause sans ambages la violence contenue dans le Coran en n’épargnant pas Mahomet. Cet article va susciter un tollé de critiques qui considèrent que Redeker pratique des amalgames et stigmatise les musulmans. Des menaces de mort contre lui circulant sur Internet, il va être placé sous protection policière, devant abandonner son travail d’enseignant et vivre dans la clandestinité avec sa famille dans des conditions particulièrement difficiles. Face à cette situation, une pétition appela à le soutenir sans réserve en protestant contre les menaces de mort et les atteintes intolérables à la liberté d’expression et au droit de critiquer une religion 5. À l’inverse, nombre de réactions au sein du milieu intellectuel et journalistique consistèrent en un « soutien du bout des lèvres », « avec les pincettes du dégoût » 6. L’article d’Olivier Roy « Les illusions de l’affaire Redeker » paru dans la revue Esprit de
novembre 2006 7 pousse au plus haut point cette réaction. Il mérite qu’on s’y arrête parce qu’il constitue une sorte de modèle type d’une méthode particulièrement insidieuse de déni et de stigmatisation. Pour l’auteur, les menaces de mort à l’encontre de Robert Redeker ne sont pas un signe supplémentaire de l’intolérance de l’islam parce qu’à la différence de Rushdie, qui a fait l’objet de « vraies fatwas et d’une campagne qui a touché en profondeur le monde musulman », ces menaces « n’émanent pas plus de l’islam que les rodomontades du marquis de Villiers n’émanent du christianisme », elles « viennent de quelques individus ou de sites internet classés “djihadistes” par la police ». Comme chacun sait, « tout circule sur la toile », où on assiste à un « enchaînement de provocations réciproques par des extrémistes qui veulent entraîner les gens de bons sens dans leur escalade de haine ». Tout au plus, indique Olivier Roy, « le cheikh Qaradawi a bien condamné les propos (sans faire de menaces), mais c’est plutôt un silence indifférent ou méprisant qui domine chez les musulmans, particulièrement en Europe 8 ». La conclusion s’impose d’elle-même : « Donc on ne voit pas très bien contre quoi on protesterait pour assurer la liberté d’expression, sinon contre l’image que l’on se fait de l’islam. […] S’il y a des menaces individuelles contre Redeker, la police doit faire son travail de protection et d’enquête, mais ne transformons pas une question de sécurité en débat d’idées 9. » Le propos consiste alors à déplacer ce dont il est précisément question vers d’autres formes de remises en cause des libertés qui n’impliquent pas des menaces de mort : si la liberté d’expression est de plus en plus menacée, « ce n’est pas tant par des fanatiques isolés que par un processus de juridicisation croissante de la vie intellectuelle » qui se concrétise par les lois mémorielles, les demandes de faire inscrire le blasphème dans la loi, les poursuites pour racisme ou atteinte aux croyances et à l’honneur d’un groupe…
Partant d’un cas précis, celui de Redeker menacé de mort, l’auteur de l’article en arrive ainsi à « noyer le poisson » et à inverser la situation : « L’essentiel aujourd’hui des demandes de censure vient justement de cet Occident réputé libéral (citons en vrac les procès intentés contre l’utilisation par la publicité de La Cène de Léonard de Vinci, contre Edgar Morin ou contre Dieudonné, la protestation d’intégristes catholiques contre une exposition de Christian Lacroix à la chapelle du château de Versailles) ou des mouvements qui n’ont rien à voir avec l’islam (le CRAN), même si évidemment les musulmans participent au mouvement général 10. » En fait, Olivier Roy ne s’arrête pas là, il n’hésite pas à mettre sur le même plan Dieudonné et Redeker, qualifiant ce dernier de raciste : « On ne peut distinguer un mauvais racisme (l’antisémitisme de Dieudonné) d’un bon comme serait celui de Redeker. Car il faut le dire : le texte de Redeker est raciste. » Pour le prouver, l’auteur déroule un étrange raisonnement qui a tous les traits d’un procès d’intention : « Lorsqu’un professeur de philosophie aligne les deux prémisses suivantes : 1) le Coran est haineux et violent, 2) tout musulman est éduqué dans le Coran (“Haine et violence habitent le livre dans lequel tout musulman est éduqué”), il sait très bien que la nécessaire conclusion du syllogisme, qu’il se garde de dire explicitement, est : tout musulman est enclin à la haine et à la violence. Tous, y compris ceux qui ne croient plus (puisqu’ils ont de toute façon été éduqués ainsi). Redeker utilise le mot musulman comme d’autres le mot juif où l’on fait semblant de ne parler que de religion alors que l’on vise bien la généalogie même de la personne. » La conclusion tient de l’ultime pirouette mais n’en est pas moins claire : « Oui, il faut respecter la liberté d’expression, et donc celle de Redeker. Il n’y a pas de démocratie sans droit à la bêtise. Mais n’en faisons pas un devoir 11. »
Cet article donnera lieu à débat et controverse au sein de la revue Esprit qui publiera un article d’Alain David 12, philosophe et membre du bureau national de la Licra. Celui-ci proteste contre le caractère « injuste et inquiétant » de l’article d’Olivier Roy, s’indigne de la qualification de raciste à l’égard de Robert Redeker, et rappelle des faits basiques : ceux qui ont proféré des menaces se sont réclamés de l’islam et l’antisémitisme a pignon sur rue dans les pays musulmans. Dans sa réponse, Olivier Roy persiste et signe : « À quoi sert alors la campagne frénétique en faveur de Redeker ? Obtenir l’annulation d’une fatwa qui n’a jamais été prononcée, la rétractation par des cheikhs éminents de propos qu’ils n’ont jamais tenus, le versement par l’État français d’un salaire qui n’a jamais été supprimé ? La campagne ne sert plus qu’à faire de Redeker le héros et la victime consentante d’une intolérance musulmane mise en scène 13. » Ces propos constituent un bel exemple d’un renversement éhonté qui aboutit à considérer des menaces de mort et la relégation d’un intellectuel et de sa famille dans de dures conditions une mise en scène antimusulmane.
Le danger principal n’est pas celui qu’on voit Un an après les crimes de Mohamed Merah, en 2013, plusieurs livres paraissent 14 qui renversent de nouveau la perspective en faisant comme si un déferlement de haine à l’égard de l’islam et des musulmans se manifestait dans tout le pays. Le rejet du fondamentalisme et du communautarisme musulmans, la peur du fanatisme islamique sont réduits le plus souvent à des préjugés issus du néocolonialisme, à des manifestations d’une « islamophobie »,
d’une construction idéologique et politique d’un « problème musulman » monté de toutes pièces. Le schéma de l’oppresseur et de l’opprimé va être asséné comme une leçon de morale condamnant le coupable (la France et son modèle républicain et laïque) et prenant la défense des victimes (les musulmans). Dans son livre Nos mal-aimés : ces musulmans dont la France ne veut pas 15, Claude Askolovitch relate ses rencontres avec des salafistes et des frères musulmans qui semblent le fasciner. Ceux-ci apparaissent comme des opprimés de la République et de la laïcité à la française qui les empêchent de pratiquer à leur manière leur religion. L’auteur affirme que le modèle républicain n’est pas seulement devenu obsolète mais discriminant envers les musulmans, obligeant ces derniers « à se fondre ou à se cacher, à mentir sur euxmêmes ou à périr socialement ». La loi prohibant les signes religieux à l’école et celle interdisant le voile intégral dans l’espace public, les oppositions aux prières de rue, aux horaires de piscine réservés aux femmes… constitueraient autant d’éléments par lesquels « se fabrique, ex nihilo, une nouvelle idéologie républicaine de nom, antimusulmane de réalité, qui fait de l’exclusion une valeur de la République 16 ». Dans cette optique, l’« affaire Baby-Loup 17 » est pour l’auteur un « conte monté de toutes pièces par les possédés de la nouvelle laïcité 18 ». Cette vision « bisounours » des islamistes 19 s’accompagne de celle d’une France qui se refuse à reconnaître sa nouvelle réalité « métisse et aussi musulmane, instable et complexe, une France riche, si elle osait, si elle arrêtait de trembler et de se complaire dans son destin ». Dans son livre Pour les musulmans 20 paru un an plus tard, en septembre 2014, Edwy Plenel n’hésite pas quant à lui à se réclamer du combat des dreyfusards et de Zola. Le titre de son livre s’inspire d’un article de ce dernier paru dans Le Figaro en 1896 intitulé « Pour
les juifs ». Selon E. Plenel, nous assisterions en France à une « extension du domaine de la haine » dont le ressort serait la « diffusion bienséante d’un racisme antimusulman, qui occupe la place laissée vacante par la réprobation, heureusement mais tardivement conquise, qui frappe l’antisémitisme 21 ». Une telle affirmation laisse pantois. Le livre paraît dans une situation où l’antisémitisme se répand et pas seulement à travers les propos de Dieudonné. En janvier 2006, Ilan Halimi a été enlevé, séquestré et torturé à mort dans une cave d’une cité de Bagneux par le « gang des barbares » 22 ; en mars 2012 à Toulouse, Mohamed Merah a assassiné froidement un professeur et trois enfants de trois, six et huit ans de confession juive, tués à bout portant comme antérieurement les nazis et leurs supplétifs l’avaient fait ; des enseignants ont donné l’alerte concernant la montée de l’antisémitisme dans certains établissements scolaires ; une épicerie cacher a été attaquée en septembre 2012 en région parisienne ; en mai 2014, le Français Mehdi Nemmouche a assassiné quatre personnes au Musée juif de Bruxelles ; en juillet 2014, lors d’une manifestation propalestinienne à Paris on a pu entendre les cris de « Morts aux juifs » ; à Sarcelles une épicerie cacher a été incendiée… La notion d’« ennemi intérieur » horrifie Edwy Plenel tout comme l’idée de « guerre au terrorisme dit islamiste ». Derrière ces « lieux communs », il décèle la « voix de cet État d’exception qui rabat la politique sur la police 23 ». Contrairement aux apparences, la guerre n’est pas du tout celle que l’on croit : « Une guerre contre une religion (l’islam) et des quartiers (populaires), contre une foi et des territoires tous deux identifiés à une partie de nos compatriotes, parmi les moins favorisés, les moins protégés 24. » Et d’en appeler à la vertu et aux « hommes et femmes de bonne volonté » dans un prêchi-prêcha où le musulman incarne la figure de l’Autre écrit avec une majuscule
comme dans les écrits lacaniens : « Tel est le grand défi qui nous attend, où nous sommes requis et où nous serons jugés, selon que nous traiterons l’Autre en frère ou en étranger. Cet Autre qui, dans nos sociétés, a pris figure de musulman. Cet Autre du sort duquel dépend notre relation au monde. Notre adversaire n’est autre que la peur, et c’est pourquoi il faut lui opposer le courage, un courage dont l’exemple redonne confiance – courage des principes, courage des audaces, courage des résistances, courage des hauteurs, courage des solidarités 25. » Un mois avant les attentats de Charlie Hebdo, en décembre 2014, l’appel à une « Journée internationale contre l’islamophobie, une bataille pour les droits civiques » affirmait : « Depuis une trentaine d’années, et singulièrement depuis 2001, l’islamophobie est devenue le canal privilégié d’expression – et même de régénération – d’un racisme d’État 26. » Publié en France le 7 janvier 2015, le roman de Michel Houellebecq Soumission 27 est attaqué par des journalistes militants et des intellectuels de gauche. Dès la parution de ce dernier livre, les principaux représentants du gauchisme médiatique jetaient l’anathème 28. Laurent Joffrin critique sa « résonance politique évidente » : « Il restera comme une date dans l’histoire des idées, qui marquera l’irruption – ou le retour – des thèses de l’extrême droite dans la haute littérature. Quelles que soient les contorsions intellectuelles qu’on utilisera pour la défendre, la fable de Houellebecq jouera un rôle dans la cité : elle adoube les idées du Front national, ou bien celles d’Éric Zemmour, au cœur de l’élite intellectuelle. Signée d’une idole de la critique, elle leur donne la reconnaissance qui leur manquait dans le quadrilatère royal de l’édition française. En un mot, elle permet de chauffer la place de Marine Le Pen au Café de Flore 29. »
Responsabilité et culpabilité à l’envers Le lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, des intellectuels et des journalistes, tout en dénonçant le crime commis, ont continué de consacrer l’essentiel de leur propos à dénoncer de concert l’islamophobie et l’extrême droite. Le jour suivant les attentats, on pouvait lire dans une tribune parue dans Libération : « L’attentat contre Charlie Hebdo a la sale gueule de Renaud Camus, d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen. Il a la sale gueule de leur victoire idéologique. Partout, ce sont leurs mots, leurs images, leurs fantasmes, leurs prédictions, qui résonnent sur l’air goguenard du onvous-l’avait-bien-dit. […]. Cette société, si forte et si vulnérable, nous devons la défendre, contre l’islam radical et assassin bien sûr, mais finalement surtout contre ses ennemis les plus pressants et les plus réels. Si le premier des combats est d’abord une affaire de police, le second est intellectuel, culturel et politique 30. » Le lendemain, Amedy Coulibaly opère une prise d’otages et tue quatre personnes dans un Hyper Cacher à Paris. Les attentats viennent d’avoir lieu, les assassins et leur allégeance à l’islamisme radical et terroriste sont rapidement connus, mais l’extrême gauche et une partie de la gauche ont toujours quelques difficultés à désigner précisément ceux à qui nous avons affaire. Tirant les leçons de la manifestation du 11 janvier, le directeur de Libération appelle à « combattre la peste identitaire » en ces termes : « Chacun a droit à sa patrie, à sa religion, à sa tradition, à ses racines. Personne n’a le droit de les imposer aux autres. Le principe qui nous réunit le plus, les Français, c’est l’acceptation des différences. Les cinglés du dogme, les exaltés du nationalisme, les adversaires de la Raison sont les fauteurs de troubles. Ils croient défendre leur identité, ils défigurent la République. De leur défaite renaîtra l’espoir 31. »
Les critiques du « supposé modèle “républicain” du vivreensemble 32 » synonyme de « rejet de l’autre » reprennent de plus belle. Non seulement ce modèle n’a pas pu empêcher les attentats, mais « contrairement à ce que beaucoup de nos compatriotes croient, la question n’est pas aujourd’hui de déterminer si la France a été trop loin en matière de multiculturalisme, mais bien plutôt de constater lucidement qu’il n’existe rien, dans ce pays, qui s’apparente à une quelconque prise en charge politique des exigences d’un multiculturalisme tempéré 33 ». Il s’agit d’« entendre l’un des tout derniers signaux que nous auront expressément transmis ceux qui nous disent ne pouvoir continuer à refuser la violence, comme ils le font, si ce devait être encore et pour toujours au prix du consentement exigé à une autre violence qui est celle de l’effacement ou de l’abstraction de leurs différences 34 ». La leçon tirée des attentats s’impose d’elle-même : la France doit changer de modèle et prendre en compte la diversité culturelle, sinon l’affirmation de la différence dégénère en violence. D’autres intellectuels liés au Parti socialiste ont continué de développer les thèmes angéliques, comme si les attentats n’avaient rien changé : « La France et l’Europe se métissent. Il y a dans l’Union autant de musulmans que de Belges… Nous sommes devenus une grande puissance musulmane. Et ces migrants du Sud, musulmans ou non, Arabes ou non, doivent être vus comme les porteurs demain de la chance pour l’Europe d’être un acteur majeur du développement du Moyen-Orient et de l’Afrique 35. » Islamisme et nationalisme sont les deux faces du « refus de l’Autre », et l’auteur de prêcher la nouvelle religion universelle qui noie tout dans l’indistinction : « Il nous faut repenser “pour” : de l’Oural au Sahara, réunifier le monde issu des monothéismes, remettre “la mer au milieu des terres” à sa juste place. Sinon, ce sera la guerre des nations blanches contre les
peuples d’islam 36. » L’optimisme moderniste n’en est pas moins de rigueur : « Le monde est aujourd’hui plus “flux” – d’hommes, de savoirs, de croyances, de ressources écologiques, de capitaux, de biens et de peurs – que de “stock”, car l’humanité et le monde sont réunifiés et vivent définitivement en coresponsabilité 37. » Qui l’eût cru après les attentats ? De nouveau, on condamne mais on joue sur la mauvaise conscience en se livrant à d’étranges comparaisons : « Le degré de notre compassion varie. Nous émouvons-nous vraiment comme il le faudrait du sort de ces femmes qui meurent tous les jours, sous nos latitudes, sous les coups de leurs conjoints, ou de ces SDF tués par la faim, le froid, la maladie ? Nous oublions aussi un peu vite notre propre passé : guerres européennes, génocides, oppressions coloniales. Quant à tous ceux qui meurent au loin, sur d’autres champs de bataille, civils, femmes et enfants, parfois de notre propre fait, suscitent-ils jamais en nous des révoltes comparables 38 ? » Et, d’ajouter tout aussitôt : « Rien ne justifie certes les assassinats des 7, 8 et 9 janvier. […] Il ne s’agit pas de justifier. Mais de comprendre 39. » Il en va de même pour les « actes inqualifiables des jeunes millénaristes de notre temps ». Tout en les condamnant, on évoque à leurs propos les « jeunes intellectuels juifs qui entrèrent en socialisme comme on entre en religion », la guerre d’Espagne, les « luttes émancipatrices d’Amérique latine »… en finissant par dire que le « messianisme noir et le millénariste destructeur de l’islam radical jouent, hélas, aujourd’hui un rôle similaire » 40. Ces circonvolutions donnent le tournis. Deux mois après les attentats de janvier, des intellectuels de gauche signent un manifeste intitulé : « Unissons-nous contre l’islamophobie et les dérives sécuritaires » qui déclare : « Nous
affirmons que notre solidarité avec les victimes des attentats sanglants doit s’étendre à tous ceux qui sont aujourd’hui pris comme boucs émissaires et qui ressentent au quotidien, notamment dans les quartiers populaires, les effets d’une haine instillée depuis de nombreuses années 41. » Après janvier 2015, les attaques, les meurtres et les attentats islamiques continuent : agression au couteau de trois militaires en faction devant un centre communautaire juif à Nice en février 2015, meurtre d’une jeune femme et attentat manqué dans une église de Villejuif en avril, meurtre et décapitation d’Hervé Cornara en Isère en juin, attaque dans le train Thalys où un carnage a été évité en août, meurtres de masse et attentats suicides à Paris en novembre (130 morts), assassinat de deux policiers à leur domicile en région parisienne en juin 2016, attentat de Nice en juillet 2016 (86 morts), assassinat d’un prêtre, égorgé dans son église, à Saint-Étienne-duRouvray en juillet, attentat raté à la voiture piégée à Paris en septembre, sans compter les attentats déjoués et les arrestations de ceux qui s’apprêtaient à passer à l’acte… On aurait pu penser, dans ces conditions, qu’il soit difficile de continuer à minimiser le phénomène. Si les condamnations du terrorisme redoublent, la problématique reste fondamentalement la même. Après l’égorgement du prêtre Jacques Hamel dans son église par deux djihadistes français, un sociologue des religions, dans une tribune du Monde, élargit la question : « Toutes les religions sont touchées par un renouveau du fondamentalisme et de ses pratiques 42. » Il s’agit d’observer les femmes musulmanes voilées « sans les lunettes déformantes de nos peurs » : retour à des valeurs fondamentales, discipline ascétique, pratiques alimentaires et vestimentaires particulières traduiraient ainsi un « désir individualiste
de changement existentiel ». Ces caractéristiques « recoupent la culture “New Age” ou celle du bouddhisme occidentalisé », dans leur version extrémiste voire le « végétalisme » 43… Partant de l’angoisse que suscite l’islamisme, on en arrive en fin de compte à diluer cette question dans le « religieux » et son « désir de sens », en rabattant tout le monde sur le même plan : « des méditants zen, des pacifistes néo-hindouistes chantant Hare Krishna, des fidèles du dalaï-lama, par millions, des jeunes musulmanes voilées, des églises pentecôtistes se répandant en Afrique, des terroristes criant “Allah Akbar” 44 ». Peut-on pousser plus loin la confusion et l’embrouille ?
Les embarras de la gauche de gouvernement Ce courant intellectuel et gauchisant s’est constitué comme une sorte de nouvelle doxa dans nombre de médias et a joué comme un groupe de pression et d’influence au sein de la gauche de gouvernement. Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, le Premier ministre Manuel Valls dénonce à la radio les crimes commis et salue la mobilisation du 11 janvier, en ajoutant : « Non, la France, ça n’est pas la soumission. La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, la France, ça n’est pas l’intolérance, la haine, la peur, jouer sur les peurs en permanence 45. » Dans son discours à l’Assemblée nationale du 13 janvier 2015, il n’en a pas moins été clair en désignant le djihadisme et l’islamisme radical comme nos ennemis. Il a reconnu la « menace intérieure », les phénomènes de radicalisation présents sur l’ensemble du territoire et dénoncé le « nouvel antisémitisme qui est né dans nos quartiers, sur
fond d’Internet, de paraboles, de misère, sur fond des détestations de l’État d’Israël, et qui prône la haine du juif et de tous les juifs 46 ». L’autre urgence, a-t-il poursuivi, est celle de la protection de nos compatriotes musulmans qui sont inquiets face à des actes inadmissibles et intolérables à leur endroit, ce qui ne doit pas empêcher la République de « faire preuve de la plus grande fermeté, de la plus grande intransigeance, face à ceux qui tentent, au nom de l’islam, d’imposer une chape de plomb sur des quartiers, de faire régner leur ordre sur fond de trafics et sur fond de radicalisme religieux 47 ». Ce positionnement sans complaisance ne tourne pas autour du pot. Quant au chef de l’État, ses discours ont été d’un autre ordre. Par sa fonction, il incarne l’unité nationale, exprime sa compassion et sa solidarité à l’égard des victimes au nom de la nation et veille à l’unité du pays. Mais concernant la caractérisation de l’ennemi qui cherche à nous diviser et à nous détruire, ses propos ont longtemps été vagues et filandreux. En janvier 2015, il parle de « lâche assassinat », de « terrorisme » et de « fondamentalisme » 48, ou encore de « terroristes », d’« illuminés », de « fanatiques » 49. L’« islamisme radical » est surtout désigné comme une « menace à l’extérieur » qui frappe en Afrique, au Moyen-Orient 50. Après les attentats de novembre, le discours devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles marque une inflexion. François Hollande parle désormais de « crimes commis au nom de cette idéologie djihadiste », d’« actes de guerre qui sont le fait d’une armée djihadiste », mais également d’une menace intérieure contre laquelle nous devons nous défendre : « Nous le savons, et c’est cruel de le dire, ce sont des Français qui ont tué vendredi d’autres Français. Il y a là, vivant sur notre sol, des individus qui de la délinquance passent à la radicalisation puis à la criminalité terroriste 51. » Cette
reconnaissance tardive ne répond pas pour autant à l’interrogation : qui sont donc ces individus en question ? Un leitmotiv est présent dans différents discours : « Cela n’a rien à voir avec l’islam. » L’emploi de l’acronyme arabe Daesh à la place de l’expression française « État islamique en Irak et au Levant » avait déjà effacé le mot « islamique ». Au lendemain des attentats de janvier 2015, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, déclarait : « On ne le répétera jamais assez, ça n’a rien à voir avec l’islam, utilisé comme un prétexte par ces héros de pacotille. Vous avez des éléments d’explications sociaux, idéologiques et internationaux. Vous avez des conflits non résolus, je pense notamment aux conflits israélo-palestiniens, qui sont des sources d’inspiration 52. » Le président de la République le dira à plusieurs reprises : « Ceux qui ont commis ces actes, ces terroristes, ces illuminés, ces fanatiques n’ont rien à voir avec la religion musulmane 53 » ; saluant la mémoire d’Ahmed Merabet, policier assassiné en janvier 2015, il déclare : « Lui [Ahmed Merabet] savait mieux que quiconque que l’islamisme radical n’a rien à voir avec l’islam et que le fanatisme tue les Musulmans 54 » ; lors de l’hommage national aux victimes des attentats du 13 novembre, il affirme à nouveau : « Une horde d’assassins a tué 130 des nôtres et en a blessé des centaines, au nom d’une cause folle et d’un dieu trahi. […] L’ennemi, c’est la haine, […] c’est le fanatisme qui veut soumettre l’homme à un ordre inhumain, c’est l’obscurantisme, c’est-à-dire un islam dévoyé qui renie le message de son livre sacré 55. » Ces propos interviennent dans une période où des intellectuels et des religieux musulmans s’interrogent sur les liens entre les contenus problématiques du Coran et les djihadistes 56. Dans une situation où les terroristes islamistes cherchent à exacerber les tensions, à diviser les Français et à les entraîner dans
des affrontements religieux et communautaires, on comprend l’importance du rejet des amalgames et de l’unité nationale. Mais le président de la République franchit un seuil quand il parle d’un « islam dévoyé » et d’un « dieu trahi ». Tout en se voulant un ardent défenseur de la République et de la laïcité qui sépare la sphère politique de la sphère religieuse, il se prononce sur une question théologique délicate qui n’est pas de son registre. La formulation « Cela n’a rien à voir avec l’islam » va devenir une phrase réflexe de journalistes et de politiques qui dans la majorité des cas n’ont jamais lu le Coran, mais qui peuvent s’appuyer sur les déclarations faites au plus haut sommet de l’État. L’une des libertés fondamentales en démocratie, celle de pouvoir critiquer les religions, s’en trouve affectée. La réitération de « cela n’a rien à voir avec l’islam » a joué comme une pression sournoise, en même temps qu’elle renforce, par son insistance même, l’idée que l’islam serait difficilement compatible avec les valeurs de la République et de la société française.
Idéologie et schémas d’une autre époque L’islamo-gauchisme et les embarras qui peuvent exister au sein de la gauche de gouvernement ne sont pas une simple affaire de divergences d’appréciation politique, ils renvoient plus fondamentalement à une histoire passée et à une incapacité à sortir de l’idéologie et de cadres de pensée sclérosés issus de la période de la décolonisation. Avec le fondamentalisme et le terrorisme islamiste, ces éléments se sont trouvés mis à mal sans pour autant que la gauche comprenne ce qui s’est passé.
Dans les années 1950-1960, des intellectuels et des militants ont reporté leurs espoirs de révolution sur les luttes des peuples du tiersmonde (Maghreb, Afrique, Amérique latine, Indochine…). Ces derniers ont été considérés comme les nouveaux « damnés de la terre » prenant la relève du prolétariat « embourgeoisé » des sociétés développées. Sartre incarnait, on ne peut mieux, cette mauvaise conscience de l’intellectuel « petit-bourgeois » qui n’en finissait pas de régler ses comptes, allant jusqu’à justifier les violences les plus barbares envers les Européens : « L’arme d’un combattant, c’est son humanité, écrivait-il dans la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon. Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre 57. » Par-delà cet extrémisme intellectuel irresponsable, les peuples des colonies et les travailleurs immigrés ont constitué pendant des années des pôles de références centraux dans la lutte contre l’impérialisme et le capitalisme. Ce rapport aux peuples dominés et aux travailleurs immigrés a marqué tout un courant en opposition à la guerre d’Algérie sous le gouvernement de Guy Mollet. Les engagements politiques se sont mêlés à des positionnements éthiques de la part de « chrétiens de gauche » qui soutenaient les peuples colonisés et les immigrés en ayant tendance à les considérer, avec la classe ouvrière, comme une sorte d’incarnation de la pauvreté évangélique mâtinée d’analyses marxistes et tiers-mondistes. Ce cadre global ne va pas rester en l’état avec l’indépendance des peuples anciennement colonisés, la crise du marxisme et l’effondrement de l’URSS, mais il n’en a pas moins subsisté tant bien que mal comme un arrière-fond idéologique : l’opposition entre les pays du Sud et les pays du Nord, entre les pays riches et les pays
pauvres se greffe sur les anciens schémas des luttes contre l’impérialisme avec une mauvaise conscience postcoloniale qui verse dans la mémoire pénitentielle. Dans les années 1980, les révoltes et les manifestations des « jeunes des banlieues » et des « beurs » vont se trouver instrumentalisées par un antiracisme différentialiste et un courant communautariste qui remet en cause le modèle républicain d’intégration. Dans ces conditions, on comprend les difficultés de nombre d’idéologues et de militants pour prendre une position claire contre l’islamisme qui est désormais présent chez des catégories et des peuples considérés comme des figures centrales de la lutte contre le colonialisme. À l’extrême, les manifestations islamistes peuvent être vues comme une des manifestations (fût-elle dévoyée par la religion comme une sorte d’aliénation et de « fausse conscience ») de la révolte des pays opprimés contre « l’impérialisme américain » et son allié « sioniste », sans oublier les anciennes puissances coloniales européennes. De façon plus banale, l’islamisme radical peut être avant tout envisagé comme le symptôme d’inégalités économiques et sociales, son « idéologie » étant de fait jugée secondaire alors qu’elle est essentielle pour comprendre sa haine de la démocratie et son fanatisme. Dans son livre Un silence religieux 58, Jean Birnbaum a précisément souligné la tendance de la gauche à réduire le phénomène religieux à un symptôme social en se montrant incapable d’envisager la croyance comme une cause à part entière. Ces schémas sont présents dans les divisions et les embarras existant au sein de la gauche face au développement de l’islamisme. Ils perdurent malgré des réalités qui le contredisent : le fondamentalisme islamiste dans sa version salafiste est hégémonique en Arabie saoudite, qui n’est pas un pays particulièrement pauvre ;
Ben Laden était issu d’une famille riche et avait été marqué par la culture occidentale ; les manifestations contre les caricatures de Charlie Hebdo ont concerné l’ensemble des pays musulmans, qu’ils soient riches ou pauvres ; l’indépendance des pays anciennement colonisés date de plus d’un demi-siècle, et le non-développement, la pauvreté et les inégalités de certains d’entre eux ne peuvent être unilatéralement imputés aux anciennes puissances coloniales… Ces réalités ne dispensent pas d’analyser de façon critique les politiques menées et tout particulièrement les effets désastreux de la guerre en Irak menée par George Bush, mais il s’agit de sortir des schémas généraux et binaires d’un autre âge, qui divisent schématiquement le monde entre les exploiteurs et les exploités, les oppresseurs et les opprimés, en rangeant systématiquement les pays démocratiques européens dans le mauvais camp.
« Deux poids deux mesures » Face à l’islamisme, il est un autre mécanisme qui brouille l’analyse et le jugement : les « dominés », en dehors même de la nature de leurs actes, bénéficient d’une empathie, tandis que les « dominants » sont d’emblée l’objet de suspicion. Ce mécanisme a été particulièrement mis en lumière par Gil Delannoi dans son article Un an après Charlie paru en 2016 dans la revue Commentaire 59. Avant que l’auteur des crimes de Toulouse soit connu, des gauchistes et des journalistes militants ont privilégié la piste de l’extrême droite et n’ont pas manqué d’indiquer ensuite que l’un des militaires était musulman alors que la victime avait été choisie pour sa fonction. Gil Delannoi s’interroge sans ambages sur la faiblesse de la mobilisation qui a suivi les meurtres de Mohamed Merah :
« Comment se fait-il qu’après trente ans d’antiracisme officiel, d’antiracisme militant, d’antiracisme académique, d’antiracisme médiatique, d’antiracisme pédagogique, d’antiracisme bipartisan, comment se fait-il qu’une série de meurtres absolument caractéristiques du racisme, exactement tel qu’il fut défini après la victoire sur les nazis au tribunal de Nuremberg, tuer des enfants pour leur appartenance ethnique et religieuse, et uniquement parce qu’ils ont le tort d’être nés, comment se fait-il qu’un antiracisme devenu depuis vingt ans attentif au moindre dérapage verbal n’ait pas déclenché une protestation massive, populaire, universelle contre ces faits inouïs en France depuis l’occupation nazie ? Et, si cet antiracisme bureaucratique informe et partial ne l’a pas fait, pourquoi donc les dirigeants de droite et de gauche, de droite ou de gauche, ne l’ont-ils pas fait à sa place 60 ? » Analysant la disproportion entre les réactions aux meurtres de Toulouse et celles de janvier 2015, ainsi que les grandes manifestations qui ont suivi la profanation du cimetière juif de Carpentras où le FN fut d’emblée désigné comme coupable, l’auteur en arrive à formuler une règle de jugement fonctionnant sur le principe du « deux poids, deux mesures » : « Le crime est absolu quand la victime est un faible et le criminel un puissant. Le crime est minimisé quand la victime est un dominant (ou décrété tel) et le criminel un dominé (ou supposé tel) […]. Selon que vous serez dominant ou dominé, les jugements idéologiques vous feront plus ou moins coupable. Si vous êtes dominant, tout vous accuse, si vous êtes dominé, tout vous excuse. […] Quand le dominant agit mal, il agit super-mal et quand le dominé agit mal, il agit ainsi parce qu’il a des raisons générales qui dépassent sa responsabilité. Quand le dominant est victime, il ne l’est qu’à demi. Quand le dominé est victime, il l’est deux fois davantage 61. » Avant de conclure : « Le progressisme en
général et la gauche en particulier n’ont toujours pas tiré les leçons du siècle orwellien 62. » Ce progressisme a également l’art de pratiquer l’esquive, de parler d’autre chose (de préférence des catholiques traditionalistes, des religions en général, du racisme, de l’extrême droite…) dès qu’on aborde l’islamisme. Tout en le condamnant en quelques mots, il consacre l’essentiel de son propos à dire que le danger n’est pas là. Certes, on dira, surtout après les attentats de novembre, que les terroristes sont animés par la haine de la démocratie, mais on ajoutera aussitôt que notre ennemi c’est la peur, l’intolérance et les préjugés. Au mieux, on parlera d’« idéologie totalitaire » en précisant que le discours religieux lui sert d’argument 63, ou de « fascisme » – notion qu’on applique en même temps à la « droite dure » et à l’« extrême droite » – tout en dénonçant les dangers d’un « État policier ». Cette façon de faire est typique du « jésuitisme progressiste », pour reprendre une expression de Claude Lefort 64, antérieurement mis en œuvre par les compagnons de route du communisme : « L’intellectuel progressiste a l’art, quand il rencontre une difficulté, de lui accorder une allusion sans même la nommer. À peine évoque-til, concède-t-il, il est l’Impatience, il passe, il est ailleurs ; il a fait sienne la parole du poète : “Glissez, glissez, mortels, n’appuyez pas.” Il appuie donc le moins possible : une phrase, rien qu’une phrase pour signifier le contraire de ce qui s’étale sur vingt pages 65. » Nombre de sociologues ont mis en œuvre ce type de « compréhension » et d’analyse qui dissimule mal leur parti pris. Si la sociologie n’est pas synonyme de « culture de l’excuse », le sociologisme réducteur y conduit aisément, d’autant plus quand il est mis en œuvre par des idéologues qui se servent d’une « science » humaine comme argument d’autorité. Parmi les sociologues, rares
sont ceux qui osent dire les choses clairement : « Si les caricaturistes ont payé un lourd tribut, c’est peut-être aussi parce que beaucoup d’intellectuels, inhibés par une culpabilité liée au colonialisme, n’osent pas aborder les tares morales et les inconduites lorsqu’elles sont le fait de minorités issues des pays colonisés 66. » En France comme dans nombre de pays européens, une pression s’est progressivement mise en place et a été intériorisée par une partie du milieu intellectuel et journalistique. La critique de l’islam par des non-musulmans – qui ne se confond pas avec les invectives contre nos compatriotes de culture et de confession musulmane – est devenue un sujet difficile à aborder publiquement. Nombre d’intellectuels ne s’y risquent pas, par crainte d’être accusés immédiatement d’islamophobie. Au lendemain des attentats de janvier 2015, Olivier Rolin a eu le courage de refuser ce chantage : « Phobos, en grec, veut dire “crainte”, pas “haine” (misos). Si ce mot a un sens, ce n’est donc pas celui de “haine des musulmans”, qui serait déplorable en effet, mais celui de “crainte de l’islam”. Alors, ce serait une grande faute d’avoir peur de l’islam ? J’aimerais qu’on m’explique pourquoi. […] Moi, en tout cas, j’ai peur d’un certain islam. Mais je n’ai pas peur de le dire 67. » Un an après l’attentat de Charlie Hebdo, Élisabeth Badinter appelait à ne pas « avoir peur de se faire traiter d’islamophobe » : « On ferme le bec de toute discussion sur l’islam en particulier ou d’autres religions avec la condamnation absolue que personne ne supporte : “Vous êtes racistes ou vous êtes islamophobes, taisezvous !” Et c’est cela que les gens ne supportent plus : la peur, pour des gens de bonne foi, qu’on puisse penser que vous êtes raciste ou antimusulman fait que vous vous taisez. C’est la meilleure arme qu’on pouvait trouver à l’égard des gens de bonne foi 68. »
Ce n’est pas seulement l’islamo-gauchisme mais une partie de la gauche politique, intellectuelle et médiatique qui ont agi de la sorte, creusant un peu plus le fossé qui sépare celle-ci de la grande majorité de l’opinion, qui n’entend pas s’en laisser conter.
1. Texte inédit écrit en octobre 2016. 2. Jacques Julliard, « Contre le parti collabo », Marianne, 2 septembre 2016. 3. Notamment l’attentat antisémite de la rue des Rosiers à Paris en 1982, les vagues d’attentats en 1985 et 1986 à Paris commis par un réseau lié au Hezbollah, la prise d’otages et l’exécution de trois passagers du vol Alger-Paris en 1994 par le GIA, les attentats dans des stations du RER en 1995 attribués au GIA algérien, la tentative d’attentat sur les voies du TGV en 1995 dans lequel Khaled Kelkal, premier djihadiste français, est impliqué. 4. Robert Redeker, « Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? », Le Figaro, 19 septembre 2006. 5. « Contre la barbarie, le soutien à Robert Redeker doit être sans réserve », http://luette.free.fr/page136/page41/page41.html. 6. Alain Finkielkraut, « L’affaire Redeker et la blessure de la liberté », Le Figaro, 27 novembre 2006. 7. Olivier Roy, « Les illusions de l’affaire Redeker », rubrique « Controverses », Esprit, novembre 2006. 8. Ibid. 9. Ibid. 10. Ibid. 11. Ibid. 12. Alain David, philosophe et membre du bureau national de la Licra, « Réponse à Olivier Roy », « Affaire Redeker. Suite », Esprit, janvier 2007. 13. Olivier Roy, « Réponse à Alain David », « Controverses », Esprit, janvier 2007. 14. Claude Askolovitch, Nos mal-aimés : ces musulmans dont la France ne veut pas, Grasset ; Kamel Meziti, Dictionnaire de l’islamophobie, Bayard ; Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte ; Martha C. Nussbaum, Les Religions face à l’intolérance. Vaincre la politique de la peur, Climats. 15. Claude Askolovitch, Nos mal-aimés…, op. cit. 16. Ibid., p. 171.
17. En 2008, la crèche Baby-Loup de Chanteloup-les-Vignes a licencié l’une de ses employées au motif qu’elle manifestait ostensiblement son appartenance religieuse par le port d’un voile islamique, ce qui constituait une violation de son règlement intérieur. Alors que le conseil des prud’hommes de Mantes-la-Jolie en 2016 et la cour d’appel de Versailles en 2011 avaient approuvé le licenciement, en mars 2013, la Cour de cassation a invalidé le jugement provoquant une série de protestations dont celles du Premier ministre Manuel Valls. Après une suite d’affrontements judiciaires et subissant des pressions, la crèche a décidé de quitter Chanteloup-les-Vignes et de s’installer dans une ville voisine. 18. Claude Askolovitch, entretien avec Pascal Boniface, octobre 2013, site internet Iris. 19. Éric Conan et Maurice Szafran, « Des islamistes ? Non des bisounours ! », Marianne, 21 septembre 2013. 20. Edwy Plenel, Pour les musulmans, La Découverte, 2014. 21. Ibid., p. 23. 22. Les juges ont retenu l’antisémitisme comme circonstance aggravante du crime. 23. Edwy Plenel, Pour les musulmans, op. cit., p. 68. 24. Ibid., p. 65-66. 25. Ibid., p. 115-116. 26. À l’appel entre autres du Parti des Indigènes de la République, de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), d’Attac France, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), de la Fondation Frantz Fanon, de Oumma.com, BeurFM, Politis, Mediapart, Radio Orient, Radio France Maghreb… Cf. http://indigenesrepublique.fr/journee-internationale-contre-lislamophobie-le-13-decembre-2014/ 27. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015. 28. « Ce livre m’a foutu la gerbe », déclarait Ali Baddou, animateur d’une émission sur Canal + ; « Recevons Céline, sans problème ! » s’indignait Edwy Plenel qui dénonçait ceux qui donnaient la parole à cet auteur islamophobe, cf. Ariane Chemin, « L’emballement (autour) de Michel Houellebecq », Le Monde, 7 janvier 2015. 29. Laurent Joffrin, « Le Pen au Flore », Libération, 3 et 4 janvier 2015. Cet article ne reflétait pas l’ensemble des positions de la rédaction, qui était partagée sur l’appréciation du livre. 30. Nicolas Gardères, « Sale gueule », Libération, 8 janvier 2015. 31. Laurent Joffrin, « Un élan magnifique », Libération, 12 janvier 2015. 32. Alain Renaut, « La France doit faire le choix d’un multiculturalisme tempéré », Le Monde, 15 janvier 2015. 33. Ibid. 34. Ibid. 35. Jean Viard, « Au-delà de l’émotion du 11 janvier », Libération, 29 janvier 2015. 36. Ibid.
37. Ibid. 38. Esther Benbassa, « Vu du Sénat : attentes millénaristes et terrorisme islamiste », Le Huffington Post, 19 janvier 2015, huffingtonpost.fr. 39. Ibid. 40. Ibid. 41. « Manifeste : unissons-nous contre l’islamophobie et les dérives sécuritaires », 5 mars 2015, Les invités de Médiapart, site mediapart.fr. Parmi les signataires, on trouve, entre autres, Tariq Ramadan. 42. Raphaël Liogier, « Toutes les religions sont touchées par un renouveau du fondamentalisme et de ses pratiques », Le Monde, 4 août 2016. 43. Ibid. 44. Ibid. 45. Interview de Manuel Valls, Premier ministre, à RTL, le 8 janvier 2015, http://discours.vie-publique.fr/notices/153000052.html. 46. Allocution de Manuel Valls, Premier ministre, Séance spéciale d’hommage aux victimes des attentats, Assemblée nationale, 13 janvier 2015, gouvernement.fr. 47. Ibid. 48. Allocution à la suite de l’attentat au siège de Charlie Hebdo, 7 janvier 2015, elysee.fr. 49. Adresse à la Nation à la suite des événements des 7 et 8 janvier 2015, elysee.fr. 50. Vœux au gouvernement, 5 janvier 2015, elysee.fr. 51. Discours du président de la République devant le Parlement réuni en Congrès, publié le 16 novembre 2015, elysee.fr. 52. Laurent Fabius à l’émission « Le grand Rendez-Vous » d’Europe 1 avec Le Monde et Itélé, « Il faut d’abord avoir une réflexion sur les causes des attaques », Le Monde, 13 janvier 2015. 53. Adresse à la Nation à la suite des événements des 7 et 8 janvier 2015, art. cité. 54. François Hollande, « Hommage national aux trois policiers morts en service », Préfecture de Police, Paris, le 13 janvier 2015. 55. « Hommage aux victimes des attentats du 13 novembre (Hôtel national des Invalides), publié le 27 novembre, site internet de l’Élysée. 56. Le regretté Abdelwahab Meddeb déclarait : « La question de la violence de l’islam est une vraie question » ; « l’islamisme est, certes, la maladie de l’islam, mais les germes sont dans le texte ». D’autres comme Kamel Daoud, Ghaleb Bencheikh ou Abdennour Bidar en appelaient à un islam refondé selon les valeurs européennes. Cf. Éric Conan, « Mais où est passé “Ça n’a rien à voir avec l’islam” ? », Marianne, 28 novembre 2015. 57. Jean-Paul Sartre, « Préface », in Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961. 58. Jean Birnbaum, Un silence religieux, Seuil, 2016.
59. Gil Delannoi, « Un an après Charlie », Commentaire, no 153, printemps 2016. 60. Ibid. 61. Ibid. 62. Ibid. 63. Edwy Plenel, « La peur est notre ennemie », Mediapart, 14 novembre 2015. 64. Claude Lefort, « La méthode des intellectuels progressistes » in Éléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, Collection Tel, 1979, p. 242. 65. Ibid., p. 248. 66. Hugues Lagrange, « Osons voir les tares morales d’une minorité désocialisée », Le Monde, 14 janvier 2015. 67. Olivier Rolin, « Ce que “phobie” veut dire », Le Monde, 14 janvier 2015. 68. Élisabeth Badinter, Matinale de France Inter, 6 janvier 2016.
CONCLUSION 1
Crises et sortie de l’histoire
Le nouveau siècle ne connaît pas seulement le retour de la violence meurtrière au sein même de l’Europe, mais des crises économiques et financières qui ont ébranlé d’autres illusions. En l’espace de deux ans, la France et les autres pays européens ont connu coup sur coup deux crises financières : celle dite des subprimes en 2008 et celle de l’endettement des pays de l’Union européenne en 2010. L’ampleur et la rapidité de propagation de la crise financière ont surpris des commentateurs qui se présentent comme des spécialistes de l’économie et de la prévision. L’opinion a découvert la faillite d’un système de crédit reposant sur l’endettement des ménages et l’existence de produits financiers « toxiques » comportant des créances insolvables vendues par les banques sur les marchés financiers. L’étonnement face à l’ampleur de la crise et la nécessité d’y répondre au plus vite ont clos la question : comment une telle « rupture dans la tradition bancaire » et une telle irresponsabilité ontelles pu exister 2 ? Deux ans plus tard, alors que des économistes déclaraient que cette crise était terminée, le dévoilement public de l’ampleur des déficits de la Grèce et d’autres pays de l’Union européenne a relancé une autre question : pourquoi a-t-on voulu faire entrer au plus vite dans la zone euro des pays aux économies hétérogènes 3 ? Bien plus, ce qui pendant des années a été présenté aux peuples comme des dogmes intangibles, la libre concurrence et la non-intervention de la
Banque européenne, va être, de fait, remis en question 4. Dans le même temps, différents scandales financiers éclatent et l’opinion prend connaissance des sommes d’argent hors normes touchées par ceux-là mêmes qui, à ses yeux, n’ont cessé depuis des années d’appeler les peuples aux sacrifices. Comment a-t-on pu arriver à pareille dégradation ?
La crise n’est pas seulement économique et financière L’analyse rétrospective des mécanismes qui ont entraîné ces crises n’apporte pas la réponse à cette question. Certains économistes ont tendance à s’enfermer dans leur propre analyse, considérant leur domaine comme une « science » close sur elle-même et capable d’expliquer tout. Mais les mécanismes économiques en question, s’ils ont bien leur consistance et leurs lois propres, n’en sont pas moins régis par des êtres humains qui ne commettent pas seulement des « erreurs » d’analyse et de gestion mais adhèrent, plus ou moins consciemment, à des représentations et à des dogmes. Tel me paraît être l’impensé d’économistes et de sociologues pour qui la réalité se mesure à l’aune d’une « objectivité » vue comme hors de toute croyance et de tout imaginaire. Le « triomphe de la cupidité 5 » amène à s’interroger sur les raisons d’un aveuglement qui a conduit des élites à adhérer si facilement au dogme de la libre concurrence et à laisser faire les marchés. La fascination qu’a exercée la libre concurrence fait suite à la crise des idéologies qui prétendaient maîtriser et régenter l’économie. Au « il n’y a qu’à » a succédé la croyance selon laquelle une « concurrence non faussée » ne peut qu’amener la croissance et la
prospérité. Ce dogme érige la « compétitivité » économique en objectif premier et en modèle pour les institutions et l’ensemble des activités. Il dénature les finalités spécifiques des activités de service public – telles que la culture, l’enseignement, la recherche fondamentale, la sécurité, la protection sociale, la santé –, aligne les institutions et l’État sur le modèle de l’entreprise, provoquant une déstabilisation et un malaise qui les affaiblissent. La perspective d’un progrès social est quant à elle reportée dans un avenir indéfini, quand elle n’est pas tout bonnement considérée comme un obstacle à la compétitivité. Comment de telles perspectives déstabilisantes et sacrificielles pourraient-elles susciter l’adhésion ? Certains, à gauche, attendent toujours une sorte de moment de vérité produit par un effondrement du système financier et économique. Ce schéma ne date pas d’aujourd’hui. Il confère à la sphère économique un rôle décisif dans la transformation sociale et sous-estime les facteurs d’ordre politique et culturel. Ces derniers sont décisifs dans la compréhension globale de la situation historique. Les crises financières et économiques actuelles sont ainsi largement perçues par l’opinion comme l’accélération et le paroxysme d’une situation sociale et politique déjà bien dégradée. Depuis le milieu des années 1970, nous subissons un chômage de masse qui a profondément déstructuré la société. On a parlé à l’époque d’une « parenthèse » mais nous attendons toujours le « bout du tunnel » et le fossé s’est creusé entre gouvernants et gouvernés. Le thème du « changement », inauguré par la campagne électorale de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, constitue un tournant dans une façon de gouverner qui, au fil des années, va désorienter la société. Les présidences de gauche et de droite, avec leurs épisodes de « cohabitation », ont été marquées par le développement d’un « pouvoir informe » qui n’assume pas clairement ses responsabilités et
ses choix, une « langue de caoutchouc » qui dit tout et son contraire, et une « fuite en avant » qui privilégie le mouvement et le changement au détriment des finalités 6. Cette façon de faire est particulièrement manifeste dans la succession des réformes menées par les différents gouvernements. Celles-ci s’inscrivent dans un moment historique de grande confusion où la politique est dominée par une optique gestionnaire et comptable qui, dépourvue de creuset humaniste et de vision à long terme, apparaît non plus comme un moyen mais comme une fin. Un mot d’ordre semble désormais s’imposer : « Il faut rattraper le retard. » Celui-ci se mesure à l’aune des autres pays de l’Union européenne et du monde, en ne s’attardant pas sur le contenu de l’adaptation en question, l’urgence ne laissant guère le temps de trop l’examiner. La France paraît désormais toujours « en retard », non seulement dans les domaines scientifique et technique, économique et social, mais dans ceux de l’enseignement, de la culture et des mœurs. Dans cette optique, les réticences et les blocages sont considérés comme des sortes de « dysfonctionnements » insupportables, évaluables par des spécialistes sommés de répondre au plus vite à la question : « Comment faire en sorte que ça marche, et que ça marche à l’optimum des performances ? » C’est une course individuelle et collective perpétuelle où la réactivité prend le pas sur la réflexion et la projection dans le long terme. Menées à un rythme accéléré et sans hiérarchie claire, ces réformes tous azimuts se déroulent sans répondre clairement à la question préalable et fondamentale de la politique : « Pour aller où ? Pour aboutir à quel type de société ? Pour quelle nouvelle configuration du pays ? » Le paradoxe consiste alors à appeler sans cesse à la « mobilisation », à la « participation » pour un « changement » dont ceux qui le subissent perçoivent surtout les
désavantages pour leur propre situation. L’avenir paraît placé sous le signe de la régression et de l’impuissance de la politique à ce qu’il en aille autrement. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner d’une crispation et d’un repli de type corporatiste accompagnés d’une sourde angoisse. Tout devient affaire de gestion et de « motivation », en même temps que de « victimisation » et de « souffrance ». Le paradoxe de la coexistence de ces aspects contradictoires n’est qu’apparent : le management moderniste fait peser sur les individus une exigence d’autonomie et de performance impossible à atteindre qui entraîne angoisse, stress et dépression, ces derniers appelant à leur tour des aides et des thérapies multiples.
Décomposition sociale et insignifiance historique On a vu apparaître dans le domaine politique comme au sein de la société des formes d’individualités adaptées à ce monde chaotique. Nous avons maintenant affaire à des femmes et des hommes politiques qui ressemblent plus à des managers et à des communicants qu’à des hommes d’État. À l’instar de nouveaux journalistes, ils méconnaissent souvent l’histoire, sans parler de la littérature et des arts, des sciences humaines ou de la philosophie ; ils n’ont plus le temps de lire et de se cultiver. L’important est que la machine fonctionne sans s’arrêter en donnant à chaque fois l’impression de gagner. La « réactivité », la communication médiatique et la recherche d’une « visibilité » maximum dans le présent masquent, autant que faire se peut, cette insignifiance. Le modèle du « jeune cadre dynamique », motivé et toujours à l’optimum de ses performances, s’est répandu dans l’ensemble des
activités. Ce modèle est né dans l’« ère du vide » des années 1980 et l’on a vu apparaître rapidement dans son sillage celui de la « victime », l’individu pouvant passer de l’un à l’autre selon la situation et le moment. Des managers et des traders en ont fait l’expérience dans des règlements de comptes qui ont détruit leur vie. Après avoir cru en leur toute-puissance et connu leur heure de gloire, ils ont subi l’épreuve du réel sous une forme paroxystique qui les a sidérés. Ils se retrouvent seuls pour tenter de comprendre ce qui s’est passé : « Peu à peu, écrit Jérôme Kerviel, ex-trader de la Société générale, la culture du résultat était devenue celle de la performance, avant de devenir celle de l’exploit. La course était sans fin. Sans m’en rendre compte, je me précipitais dans une fuite en avant dont je ne pourrais jamais sortir 7. » Après être entré dans ce qu’il nomme un « engrenage » et avoir connu l’échec, il regarde le « champ de ruines » qu’est devenue sa vie et en dégage quelques enseignements : « J’ai retenu les leçons de mon histoire : durant des années mon existence s’est construite autour de mon seul travail, au détriment des êtres qui me sont chers. Je sais désormais que je ne pourrai reconstruire mon existence de façon solide qu’avec eux 8. » Ces paroles d’une figure emblématique des excès de la finance renvoient à des pratiques extrêmes, mais elles peuvent s’appliquer à la façon dont beaucoup d’individus s’impliquent désormais dans de multiples activités. Reste la question : comment peut-on être amené à entrer dans un tel « engrenage » ? Les contraintes et les pressions bien réelles de la concurrence, de l’emploi et du salaire n’expliquent pas tout. Le modèle de la « performance sans faille », l’envie, le pouvoir et l’argent exercent aussi leur fascination et la « précipitation dans cette fuite en avant dont on ne peut pas sortir » a des allures de fuite existentielle pour éviter de « penser à ce que l’on fait ». La dictature de l’urgence
empêche de « se prendre la tête » et d’ouvrir un questionnement qui laisserait apparaître un vide et la perte des repères encadrant l’activité. Reste alors, au mieux, le repli sur la sphère des relations privées comme réconfort, ou au pire la fuite grâce à des drogues du type « soma », pilule dont chacun dispose à loisir dans Le Meilleur des mondes 9 et qui aurait l’avantage de n’avoir aucun effet secondaire : « Vous vous offrez un congé hors de la réalité chaque fois que vous en avez envie, et vous revenez sans le moindre mal de tête ni la moindre mythologie 10. » Peuvent faire également office de thérapie factice : les voyages exotiques, la rencontre avec une nature supposée vierge de toute intervention humaine et hors catastrophe naturelle, ou encore les religiosités diffuses et leurs méthodes diverses pour « être bien dans sa tête et dans son corps » dans un temps arrêté. À l’autre pôle, les exclus de la modernisation et de la compétitivité vivent des temps de chômage et de « galère ». Combinés avec les ruptures familiales, ces derniers aboutissent souvent à une déstructuration anthropologique et sociale que les psychologues et les psychiatres essaient tant bien que mal de réparer. La France se morcelle sous le double effet d’une décomposition sociale et de l’absence de signification historique qui pourrait expliquer le nouvel état du monde et dessinerait un avenir dans lequel le pays aurait envie de s’engager. La dénégation ou le déni de ces dimensions se paie de ce qu’on voudrait n’être que de simples « dysfonctionnements ». L’activisme managérial et communicationnel masque cette insignifiance par un surinvestissement dans le présent et une réactivité qui ne laissent plus d’espace et de temps pour réfléchir à ce que l’on fait. Les nouvelles technologies de communication démultiplient cette tendance mais elles ne la créent pas ex nihilo ; elles s’inscrivent dans le vide de la temporalité
historique en la remplissant de messages et d’informations hétéroclites qui compressent un peu plus le présent. Cette déculturation historique, cette dévalorisation du creuset humaniste qui a façonné des générations entières, se paie en termes de désarroi, de perte de qualités humaines et d’une certaine idée de la France. L’histoire est avant tout considérée comme un ensemble de « lieux de mémoire » sans plus d’emprise sur le présent autre que celle de la nostalgie et de la commémoration. Pour le reste, la société peut être considérée comme une sorte de matière amorphe, sans chair historique et sans imaginaire, qu’il faut à tout prix stimuler et mobiliser pour le « changement ».
Haine de soi et multiculturalisme En France, il existe une perte de confiance et une mésestime de soi qui concernent moins les domaines scientifique, technique et économique – encore que les « déclinistes » ne manquent pas –, que les ressources politiques et culturelles liées à sa propre histoire. À vrai dire, la mise à mal de l’histoire nationale a été poussée assez loin. Un nouvel « air du temps » a versé dans une « mémoire pénitentielle » et un règlement de comptes qui n’en finit pas, entretenus par des minorités qui s’érigent en justiciers du passé et encouragent le ressentiment. Les enseignants doivent désormais faire face à cette sous-culture pour laquelle l’absolutisme, l’esclavagisme, le colonialisme, Pétain et la collaboration constituent le résumé succinct de l’histoire de la France, à quoi s’ajoute désormais la vision d’une humanité prédatrice de la nature et de l’environnement. Si la jeunesse est bien l’« avenir du monde », elle se trouve soumise à un nouvel endoctrinement, souvent par ceux-là mêmes qui ne cessent
d’appeler à son autonomie et à sa créativité, à sa capacité de révolte et d’indignation. Ces réactionnaires d’un nouveau genre bouchent l’horizon de la jeunesse en cherchant vainement la répétition d’une histoire dont ils voudraient demeurer les héros. Le pathétique rejoint le dérisoire au moment même où la dynamique de contestation postsoixante-huitarde qui les a portés est épuisée. Nous sommes arrivés à un point limite où la dénonciation et la réécriture de l’histoire sous l’angle du moralement correct participent d’une détestation mortifère. Cette dévalorisation de notre propre histoire s’accompagne d’un angélisme et d’une fascination vis-à-vis des autres cultures du monde. L’illusion consiste alors à se penser comme un individu désaffilié et mondialisé, communiquant en toute transparence et à égalité avec un autre individu considéré lui aussi comme purement autonome, sans insertion et sans héritage particuliers. L’idée généreuse d’« ouverture culturelle » débouche sur le modèle d’un « citoyen du monde » invertébré dont internet constituerait le réseau d’appartenance. Chez beaucoup d’individus qui se veulent modernes et « branchés » existe en fait une grande difficulté à sortir de soi, à rompre avec un narcissisme qui considère les autres et l’humanité comme la prolongation de son propre moi. Le retour du réel peut, là aussi, être brutal, parce que les rencontres, sur le net comme ailleurs, n’ont pas nécessairement lieu avec de gentils individus censés partager les mêmes « affinités ». Les grandes déclarations d’ouverture, de tolérance et de multiculturalisme peuvent en fait cacher une difficulté et une peur d’affronter les contradictions et les conflits inhérents à la condition et à l’histoire humaines. Le dialogue avec les autres cultures consiste alors en un salmigondis rempli de bonnes intentions qui n’engagent pas à grand-chose. À l’inverse, la rencontre avec les autres cultures
implique une sorte de confrontation et de dialectique qui fait prendre conscience des écarts et des différences dans les manières d’aborder le monde et de vivre en société. À ces conditions, la rencontre peut se révéler enrichissante et rend possible la construction de projets communs.
La tentation de la sortie de l’histoire Après un siècle dramatique qui a connu coup sur coup deux guerres mondiales, le totalitarisme, la Shoah, et enfin des guerres coloniales, les pays européens sont entrés dans une phase critique de leur histoire, marquée par l’érosion de leur dynamique tant sur le plan interne que dans leur capacité à peser dans les affaires du monde. Après la chute du mur de Berlin, la proclamation de la « fin de l’histoire » n’impliquait pas seulement l’idée que le libéralisme économique pouvait désormais s’épanouir sans entraves, mais celle d’une relégation des conflits et des guerres dans une sorte de préhistoire antidémocratique. L’Union européenne s’est construite sur une volonté de paix légitime entre ses peuples. Celle-ci s’est accompagnée d’une éthique des droits de l’homme qui a pu laisser croire que tout était désormais affaire de respect du droit et de dialogue entre les peuples, en oubliant le jeu des intérêts, des rapports de force, des volontés de puissance… Les politiques qui s’y trouvaient confrontés ne pouvaient l’ignorer, mais la façon dont on a fait valoir la construction européenne a renforcé les illusions existant au sein d’une partie de l’opinion qui a tendance à confondre la politique avec une version angélique des « droits de l’homme ». Considérés comme la « chose du monde la mieux partagée 11 », les « droits de l’homme » en arrivent à ignorer les histoires particulières
des peuples, les différences de développement économique et social, de culture et de mœurs. Conçus de la sorte et combinés avec la sauvegarde de la biodiversité et de la planète, ils peuvent alors être érigés en nouveaux principes unificateurs, retrouvant, sous une forme renouvelée, la vieille utopie d’une humanité réconciliée avec ellemême. Les événements récents ont apporté leur lot de démentis à ces illusions : le terrorisme, les génocides et les différents conflits sanglants dans le monde ont fait resurgir le tragique dans une histoire toujours marquée par la violence et la guerre ; la crise économique et financière a mis en question l’optimisme libéral ; le patriotisme des « pays émergents » et la façon dont ils font valoir leurs intérêts ont fait apparaître en contrepoint la frilosité de l’Union européenne et mis à mal l’utopie écologiste. Ces réalités ne remettent pas en cause les idéaux de paix, de prospérité et de sauvegarde de la planète, mais la façon apolitique et un peu mièvre dont ceux-ci ont été promus. La France a subi particulièrement ce contrecoup. La mythologie sur laquelle s’est construite la république est apparue en décalage avec le monde d’aujourd’hui et l’idée d’un pays porteur d’un message universel à l’égard des peuples du monde a laissé place à une sorte de banalisation vide de grande ambition. On peut faire valoir que la réalité du pays et sa puissance effective sont depuis longtemps en décalage avec ses prétentions – le gaullisme représentant le dernier moment historique où une certaine « idée de la France » a été maintenue, non sans écart avec l’évolution des mœurs et des mentalités. Dans les moments difficiles de son histoire, la France a pu compter sur les qualités propres à certains hommes d’État. Mais pour indispensables qu’ils soient, le volontarisme et la compétence politiques ne peuvent engager une dynamique de reconstruction sans
prendre en compte l’état de la société. L’optimisme de la volonté ne saurait passer outre une décomposition sociale et culturelle que beaucoup se refusent à affronter. Reste la question de savoir ce que le pays et l’Union européenne veulent devenir dans le nouvel état du monde. S’ils n’en sont pas les maîtres, ils peuvent constituer l’un des pôles de référence, d’influence et d’attraction. Faute d’une telle résolution, nous sommes condamnés à osciller sans cesse entre la nostalgie et la fuite en avant. L’histoire demeure ouverte sur les possibles, mais il importe de savoir ce à quoi nous tenons pour définir ce que nous voulons être et peser à nouveau sur l’avenir.
1. Texte de l’édition 2011. 2. Jean-Luc Gréau, « La crise financière : séisme et mutations », Politique Autrement, no 45, novembre 2008. 3. Jean-Luc Gréau, « L’Europe et l’euro sont-ils menacés ? », Politique Autrement, no 51, juin 2010. Jean-Luc Gréau, La Trahison des économistes, Gallimard, Paris, 2008. 4. En mai 2010, la Banque centrale européenne a été autorisée à racheter des obligations du Trésor de la zone euro. 5. Joseph Stiglitz, Le Triomphe de la cupidité, Éditions Les Liens qui dérangent, Paris, 2010. 6. Cf. Jean-Pierre Le Goff, La France morcelée, op. cit. 7. Jérôme Kerviel, L’Engrenage. Mémoires d’un trader, Flammarion, Paris, 2010, p. 245. 8. Ibid., p. 249. 9. Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, Pocket, Paris, 1999. 10. Ibid., p. 74. 11. « Les droits de l’homme sont la chose la mieux partagée du monde. Toutes les cultures connaissent les droits de l’homme : il y a dans ces sociétés des gens qui se battent pour les défendre. Soutenir l’inverse, c’est penser qu’ils sont inférieurs, ce qui serait inadmissible », Rama Yade, Les Droits de l’homme expliqués aux enfants de 7 à 77 ans, Seuil, Paris, 2008, p. 76-77.
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