Voyage du cerveau gauche au cerveau droit 9782759825493

En réveillant un patient pendant son opération du cerveau pour poser sur ses yeux un casque de réalité virtuelle, Philip

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French Pages 274 [272] Year 2021

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Voyage du cerveau gauche au cerveau droit
 9782759825493

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Voyage du cerveau gauche au cerveau droit

Scannez et découvrez : Comment la chirurgie cérébrale d’aujourd’hui et de demain va-t-elle prendre soin de nos langages ?

La cartographie cérébrale du langage non verbal | Philippe Menei | TEDxNantes

Voyage du cerveau gauche au cerveau droit PHILIPPE MENEI

17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A

Collection « Mes cerveaux et moi » dirigée par Fabien Dworczak. Cette collection présente la multiplicité des travaux autour des Neurosciences : les applications pratiques, pédagogiques, médicales, sociales, politiques… qui en découlent. « Mes cerveaux et moi » décrit les nombreuses recherches actuelles dans différents domaines autour de la description de notre cerveau, de mes cerveaux et l’« individu » avec le rôle fondamental de l’« inné » dans les comportements les plus complexes. Formé en neurosciences et en science politique, Fabien Dworczak poursuit ses recherches dans l’interaction entre ces deux « disciplines », en particulier dans le domaine des politiques publiques liées à la santé et à l’éducation en se focalisant sur les apports neuroscientifiques. Dans la même collection : Obésité : Au-delà de l’impasse, Lélia Bracco, 2018, ISBN : 978-2-7598-2154-9 Infertilité et cerveau ? Des clés pour concevoir ! Sandrine Alejandro et Anne-Sophie Godefroy, 2019, ISBN : 978-2-7598-2272-0 Cerveau et apprentissage, Imen Miri, 2020, ISBN : 978-2-7598-2276-8 Cerveau et odorat – Comment (ré)éduquer son nez, Moustafa Bensafi et Catherine Rouby, 2020, ISBN : 978-2-7598-2429-8 Composition et mise en pages : Patrick Leleux PAO Illustrations : Philippe Menei Couverture : Conception graphique de B. Defretin, Lisieux Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2524-0 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2549-3 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. © EDP Sciences, 2021

SOMMAIRE

Préambule..................................................................................... 7 1.  Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?.................................. 11 Le pari de 500 francs................................................................. 11 Peu de temps pour Tan.............................................................. 21 J’ai mis ton cerveau au courant.................................................. 37 Ceci est une ouillette................................................................ 42 À quoi pensent les saumons morts ?............................................ 56 À la mémoire de cette maman..................................................... 69 Le neurone de Bill Clinton.......................................................... 74 Here’s Johnny !........................................................................ 80 J’ai perdu la gauche.................................................................. 90 Le voyage astral....................................................................... 98 Le tango argentin..................................................................... 108 Skippy est mal connecté............................................................ 125 Ne coupez pas.......................................................................... 131 La Vierge et l’enfant.................................................................. 136 2.  Comment en est-on arrivé là ?.................................................. 143 Un, deux, trois… cerveau.......................................................... 143 Le mystère des pyramides........................................................... 149 Le Girardinus aux yeux bleus...................................................... 156 Les dinosaures étaient-ils droitiers ?............................................ 166 La mouche qui avait des pattes sur la tête................................... 169 Un battement de cil.................................................................. 173 Les hyènes............................................................................... 177 Le posé du bébé par terre.......................................................... 180 Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme....................... 183 Le twist de Yakovlev.................................................................. 188 3.  Pourquoi certains sont-ils différents ?...................................... 193 Parle à mon cerveau droit, mon cerveau gauche est malade............. 193 Chérie regarde sur la carte.......................................................... 199 Sinister................................................................................... 203 À moitié endormi...................................................................... 206 Homo insolitus.......................................................................... 213 Le syndrome du savant.............................................................. 219 Frappé par la foudre.................................................................. 223 Le lutin mélomane.................................................................... 226

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SOMMAIRE

4.  Pour le meilleur ou pour le pire ?............................................. 231 Une drôle de bobine.................................................................. 231 Le casque de Dieu..................................................................... 234 L’énigme des allumettes............................................................. 239 Les pirates de l’hémisphère droit................................................. 247 Conclusion.................................................................................... 255 Remerciements............................................................................... 259 Références bibliographiques..............................................................

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VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

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PRÉAMBULE

Lorsqu’en 2016, nous avons réveillé un patient pendant son opération du cerveau pour poser sur ses yeux un casque de réalité virtuelle, nous étions loin de nous douter de l’emballement médiatique qui allait suivre. Cette intervention était une « première » certes, mais elle n’était qu’une étape de notre programme de recherche. Il est maintenant possible de limiter les séquelles d’une opération du cerveau en réveillant le patient afin de dessiner, grâce à la stimulation électrique, une carte de ses fonctions cérébrales. Une carte qui va guider le chirurgien dans son geste. Nous avons commencé comme beaucoup d’équipes par la cartographie de l’hémisphère gauche pour sauvegarder le langage verbal et l’écriture. Ce sont les suites inattendues d’une de ces opérations qui nous ont conduits à explorer en chirurgie éveillée l’autre hémisphère cérébral, dans le but de dessiner « la carte du cerveau droit ». Dans ce livre, je vous invite à un voyage exploratoire, mêlant navigation et cartographie cérébrale, voyage entrepris il y a cent ans déjà par les neurochirurgiens1. Voyage de l’hémisphère gauche 1.  En clin d’œil, le titre de ce livre fait référence à Voyage dans l’hémisphère austral, et autour du monde, écrit au xviiie siècle par James Cook, navigateur, explorateur et cartographe britannique qui, en explorant le Pacifique, a permis de compléter la carte du monde. 7

Préambule

à l’hémisphère droit durant lequel vous allez découvrir, je l’espère, nombre de choses surprenantes, comme celles contées par un petit crapaud à l’estomac fragile ou un patient qui sort de son corps. Tout commence par l’asymétrie hémisphérique. Les deux hémisphères de notre cerveau, apparemment identiques comme les cerneaux d’une noix, ont en fait un rôle différent. La répartition droite-gauche des fonctions cérébrales constitue un des grands mystères des neurosciences, qui a bien occupé les chercheurs depuis le xixe siècle et qui d’ailleurs les occupe encore, avec toujours les mêmes interrogations. Qu’avons-nous fait, nous humains, de cette asymétrie cérébrale ? Chez la grande majorité d’entre nous, les droitiers, le langage verbal et la main dominante sont tous les deux contrôlés par l’hémisphère gauche. Il n’en fallait pas moins pour le qualifier d’hémisphère dominant. Vous verrez comment cela a été compris, petit à petit, parfois grâce au hasard, un peu grâce à la neurochirurgie, et beaucoup grâce aux progrès fantastiques de l’imagerie médicale. Par opposition, l’hémisphère droit est devenu l’hémisphère mineur, une terra incognita longtemps délaissée. Il est pourtant essentiel, participant aussi à notre langage, mais à sa manière, tout en mélodie, émotion et espace. Vous découvrirez pourquoi vouloir préserver ce langage très particulier nous a fait repenser nos procédures chirurgicales, en quoi la réalité virtuelle est devenue indispensable, et ce qui nous a amenés à réveiller les patients au bloc opératoire pour reproduire une vieille tradition du tango argentin. D’autres questions nous ramènent à l’origine de notre humanité. Cette spécialisation entre hémisphères gauche et droit est-elle l’apanage de l’Homme ? Quand et comment est-elle apparue au cours de l’évolution ? Les éthologues, spécialistes du comportement animal et mes chercheurs préférés, se sont attaqués à cette question avec une imagination tout simplement incroyable, itinéraire rapide du Cambrien aux mouches qui tournoient autour de votre corbeille de 8

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Préambule

fruits. Des premières ébauches de la vie aux premiers hominidés, la nécessité de deux cerveaux s’est imposée. Partis d’un hémisphère « pour manger » et d’un autre « pour ne pas être mangés », nous sommes arrivés à deux hémisphères parlant chacun son propre langage, tout en échangeant l’un avec l’autre. Et finalement, si l’hémisphère dominant n’était pas celui que l’on croit ? Nous avons tous la même répartition droite / gauche de certaines fonctions cérébrales. Presque tous en fait, certains sont différents. Dans les années 1970, des patients aux hémisphères cérébraux chirurgicalement séparés ont fait naître le mythe de deux hémisphères aux rôles opposés et de personnalités « cerveau droit » ou « cerveau gauche ». La réalité est à la fois plus complexe et plus surprenante. Elle explique pourquoi les hommes et les femmes se comportent différemment, pourquoi les gauchers sont le bout visible de l’iceberg, et pourquoi une carte cérébrale atypique peut être à l’origine de difficultés… ou de super-pouvoirs. Cabotage aux confins des neurosciences où des théories controversées sur le genre sont abordées. Enfin, à l’orée du transhumanisme, sera-t-il possible d’améliorer nos capacités cérébrales en stimulant notre hémisphère droit ? Dessiner la « carte du cerveau droit » permettra-t-il l’émergence de nouveaux traitements des troubles de la cognition sociale comme l’autisme ? Et finalement, dans un futur pas si lointain dominé par les algorithmes et les multinationales de l’Internet, cette carte pourraitelle être dérobée, et devenir notre point faible ? Mais, reprenons depuis le début.

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1 Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?

LE PARI DE 500 FRANCS (OU LA LOCALISATION DES FONCTIONS CÉRÉBRALES)

En fait, l’idée de cartographier le cerveau est assez récente dans l’histoire de l’Homme. C’est compréhensible, on a longtemps pensé qu’il ne servait pas à grand-chose. Pour les Mésopotamiens, les Hébreux et les Égyptiens, c’était le cœur qui était le siège de l’intelligence et des sentiments. D’ailleurs, lors de la momification, les Égyptiens, à travers une incision dans le flanc droit du mort, retiraient précautionneusement tous les organes internes, sauf le cœur qu’ils laissaient en place. S’ils l’enlevaient par mégarde, ils le remettaient en place après l’avoir entouré de bandelettes. Les autres organes, après avoir été lavés et embaumés, étaient soigneusement entreposés dans quatre vases aux effigies des fils d’Horus, un pour le foie, un pour l’estomac, un pour les poumons et le dernier pour les intestins. 11

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Le cerveau, lui, n’avait pas droit à tous ces égards. Il était retiré en passant par le nez. Le plafond des fosses nasales est en effet le plancher de la boîte crânienne, ce qui permet aux neurochirurgiens, surtout depuis l’arrivée de l’endoscopie2, d’aborder la face inférieure du cerveau à travers le nez. Mais le raffinement des embaumeurs n’était pas celui des neurochirurgiens. Après avoir fracturé la fine lame d’os séparant les fosses nasales du cerveau avec un crochet métallique, ils le ressortaient en bouillie à l’aide d’une spatule. Et oui, c’est la dure réalité, l’organe qui fait de nous ce que nous sommes ne sait pas bien se tenir. Il n’est pas très consistant, même très mou. Après la mort, il a carrément tendance à se liquéfier. Pas étonnant que le cœur ait pris les devants de la scène, beaucoup plus présentable, c’est vrai. On peut facilement penser que les premiers hommes, chasseurs, avaient remarqué qu’il y avait deux façons de tuer rapidement une proie : l’atteindre dans la tête ou le cœur. Il est aussi facile d’imaginer la fascination qu’a pu exercer le cœur sur ces hommes, rempli de sang écarlate, encore empreint de pulsation chez un animal agonisant. Beaucoup plus impressionnant que cette masse blanchâtre, mollasse et immobile contenue dans la tête. Quatre siècles avant J.-C., Aristote, grand philosophe grec dont le père était médecin, assène que le cœur est le siège des sensations, des passions et de l’intelligence. Le cerveau, pour lui, ne joue que le rôle de « refroidisseur » pour le sang chauffé par les émotions ! Aristote avait pourtant été un élève de Platon, qui, précurseur, avait imaginé que l’âme, immortelle, se logeait dans la tête. Peut-être une façon pour lui de « tuer » le père. Quoi qu’il en soit, cette ancienne vision « cardio-centrique » des fonctions que l’on appelle volontiers « fonctions supérieures » est restée ancrée dans notre inconscient, dans notre langage, véritable atavisme populaire, comme le rappellent

2.  L’endoscopie ou fibroscopie est une méthode d’exploration visuelle médicale de l’intérieur d’une cavité inaccessible à l’œil. L’instrument utilisé, appelé endoscope ou fibroscope, est composé d’un tube optique muni d’un système d’éclairage. 12

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

les expressions « avoir bon cœur », « il est sans cœur », « le cri du cœur », « le cœur léger ». Et puis tout le monde connaît le petit dessin du cœur, que l’on retrouve sur les jeux de carte, dans les émojis ou sur les teeshirts comme « I ♥ New York ». Tellement marketing, rouge, symétrique et plein de rondeurs. C’est vrai qu’une cervelle est moins séduisante. Roi de pique et reine de cervelle ? Non décidément, cela ne le fait pas. Quoi qu’aient dit Aristote et Platon, il est communément admis que c’est Alcméon de Crotone, un philosophe grec du vie siècle avant J.-C., qui a affirmé le premier que le cerveau est le siège des sensations. Cela ne l’a pas empêché de tomber dans l’oubli, voire y aurait peut-être un peu contribué ! À cette époque, cette affirmation était plutôt iconoclaste. Mais l’idée fait finalement son chemin une centaine d’années plus tard grâce à deux médecins grecs, Érasistrate puis Hippocrate. Ce dernier a d’ailleurs localisé la pensée, l’intelligence et même l’âme dans les cavités du cerveau que l’on nomme les ventricules cérébraux, vision qui a longtemps persisté. Finalement, petit à petit, par un cheminement intellectuel sinueux, la thèse « céphalo-centrique » va s’imposer, en particulier grâce à Galien (131 après J.-C.), qui a été après Hippocrate le grand médecin de l’Antiquité. On va enfin reconnaître le cerveau comme le maître des organes, siège de l’intelligence et des comportements. Le cœur est rétrogradé au titre de simple muscle (que mes collègues chirurgiens cardiaques me pardonnent…). À propos de l’âme, il est intéressant de noter que, quand Descartes au xviie siècle la localise précisément dans le cerveau, il ne se mouille pas en faveur de l’hémisphère droit ni de l’hémisphère gauche, et choisit une structure médiane et unique, située entre les deux hémisphères : la glande pinéale3. 3.  La glande pinéale, appellée aussi épiphyse, a la forme d’une pomme de pin (d’où l’adjectif pinéale) ou d’un petit cône d’environ 8 mm situé à l’arrière du cerveau, caché entre les deux hémisphères. Elle joue un rôle dans l’horloge biologique. 13

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Au xviiie siècle, le rôle du cerveau dans les fonctions intellectuelles n’est plus discuté, et c’est une autre polémique très très chaude qui pointe son nez : localisationnistes versus unitaristes. L’école localisationniste affirme que certaines fonctions mentales, voire toutes, sont localisées dans des régions précises du cerveau ; l’autre, globaliste (ou holistique), affirme que le cerveau fonctionne comme un tout. Cette polémique sera intense et durera tout le xixe siècle. L’école globaliste est portée en France par Marie Jean Pierre Flourens. Grande stature, visage carré et sévère, front surmonté d’un accroche-cœur improbable. Il est médecin, anatomiste, embryologiste, physiologiste, académicien… et grand vivisecteur4 devant l’Éternel. On touche ici du doigt le côté obscur de cette époque riche de découvertes physiologiques. La description des expériences de Flourens, dans son livre publié en 1841, est proprement insoutenable, et franchement, il n’y a aucune raison que je ne partage pas avec vous le sentiment d’horreur qui m’a envahi. Court extrait, page 9 [1] : « Je coupais sur un jeune chat tout l’arc supérieur des six dernières vertèbres dorsales, je fendis ensuite la dure-mère, l’arachnoïde, la piemère et la moelle épinière était ainsi mise à nu, je l’irritai alternativement par des piqûres et des pressions. À chacune des irritations, l’animal criait, il subissait des convulsions qui ébranlaient tout son corps, et, devenu furieux par les douleurs qu’il éprouvait, on avait toute la peine du monde à se garantir de ses griffes et de ses dents. » C’est un fait à ne pas oublier, la souffrance animale a terriblement contribué aux connaissances médicales. Heureusement, les choses ont changé pour les animaux, du moins en expérimentation… Mais revenons au xixe siècle et à Flourens. Ses expériences consistaient à enlever des parties de cerveau, à des pigeons, des canards, 4.  Mode d’expérimentation qui consiste à pratiquer des interventions sur les animaux vivants, à l’époque sans anesthésie. 14

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

des poules, des lapins, des grenouilles, des chats, des chiens… Tout y passait. Mais ses conclusions sur le fait que « la masse des hémisphères cérébraux est physiologiquement aussi homogène et équivalente que la masse d’une glande quelconque par exemple le foie » venaient surtout des expériences qu’il avait conduit sur les pigeons. C’est en enlevant ainsi, couche par couche, des bouts de cervelet chez ces oiseaux, qu’il est amené à découvrir le rôle du cervelet sur l’équilibre. Et quand il s’attaque avec la même approche aux hémisphères cérébraux, il conclut que l’intensité des troubles provoqués dépend uniquement de la quantité de tissu cérébral enlevée, quelle que soit sa localisation. Ses résultats le confortent dans la vision globaliste du cerveau, vision alors partagée par de nombreux physiologistes et médecins en France et en Europe. Parmi eux, un certain Freud. Les localisationnistes, eux, étaient convaincus qu’il existait dans le cerveau des zones spécialisées. Parmi eux, Vincenzo Malacarne, un Italien, décrit des zones spécialisées dans le cervelet, s’opposant ainsi frontalement aux travaux de Flourens. Mais c’est un neurologue allemand, vers 1800, qui fera longuement parler de lui, Franz Joseph Gall. Ce bonhomme au large front, yeux écartés et fossette sur le menton, décrit très précisément la localisation de 27 fonctions cérébrales à la surface du cerveau, dont l’intelligence, la bienveillance, la gaîté, l’estime de soi, l’amitié, l’instinct de reproduction, l’amour conjugal, l’amour de la gloire, le talent poétique ou la dévotion… Des fonctions dont certaines paraissent bien étranges dans notre xxie siècle, mais qui correspondaient aux critères éthico-sociaux de l’époque. De plus, pour Gall, les reliefs du cerveau retentissent sur ceux du crâne. De fait, il pensait possible d’apprécier chez un individu le développement ou l’absence d’une fonction cérébrale donnée en analysant la forme du crâne (Fig. 1). Ce qu’on appelle la phrénologie était née [2]. C’est d’elle que vient la fameuse expression « avoir la bosse des maths », bien que la « zone des mathématiques » n’ait pas été décrite par Gall. 15

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Fig. 1 | Localisation des fonctions cérébrales selon la phrénologie. (Source : https:// pixabay.com/fr/cerveau-graphique-diagramme-visage-202936)

Cela peut paraître un peu délirant, et cela l’était aux yeux de pas mal de chercheurs de l’époque, en particulier les globalistes qui attaquent violemment Gall. Par contre, sans surprise, les localisationnistes ont accueilli à bras ouverts la phrénologie… jusqu’à ce qu’elle se mêle de magnétisme et de spiritisme. La phrénologie est alors définitivement considérée comme une pseudoscience dans le milieu scientifique européen et disparaîtra à la troisième révolution française de 1848. Mais avant de disparaître, elle aura fait des petits… pas toujours recommandables. La phrénologie franchira l’Atlantique où elle sera chaleureusement accueillie dans les États-Unis naissants, tant elle permettait de démontrer l’infériorité des Indiens natifs et donc de justifier la colonisation. En Italie, un professeur de médecine légale, Cesare Lombroso, s’appuie sur elle pour développer ses thèses sur le « criminel né », permettant de repérer les criminels sur leur apparence physique. Ses théories teintées de racisme donneront naissance à la notion de races inférieures et aux horreurs qui ont suivi. Malgré, ou en raison des progrès des neurosciences, la phrénologie, tapie dans l’ombre, est toujours prête à ressurgir comme vous le verrez. En tout cas, avant de disparaître dans ces années 1800, la phrénologie aura inspiré de façon plus positive des médecins français. 16

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Parmi eux, Jean-Baptiste Bouillaud, qui s’est beaucoup intéressé aux troubles du langage liés à une lésion du cerveau, trouble que l’on appelle l’aphasie. Ces troubles passionnent tellement les médecins à cette orée du xixe siècle, que leur étude était devenue une spécialité, on parlait d’aphasiologie. L’aphasie est un handicap terrible. Sous ce nom, on regroupe différents types de troubles du langage. Des troubles de l’expression, du patient totalement mutique, au patient coincé sur un mot, le répétant inlassablement. Parfois, le symptôme principal est le « manque du mot ». Vous savez, quand vous avez un mot sur le bout de la langue, que tous les synonymes, ou antonymes viennent, sauf le bon mot. Imaginez que cela soit constant, tout le temps, pour tous les mots. Parfois, c’est une cumulation d’erreurs qui trouble le langage. Ces erreurs sont typiques, on les appelle des paraphasies, des paraphasies phonémiques (le patient dit par exemple « fourquette » au lieu de « fourchette ») ou sémantiques (le patient dit « cuillère » ou « couteau » au lieu de « fourchette »). Sur le versant de la compréhension, il existe parfois une impossibilité de comprendre le sens des mots, des phrases, ou même de lire. Le tableau le plus impressionnant est la jargonaphasie. Le patient, souvent très bavard et peu conscient de ses troubles, parle de façon incompréhensible un langage fait de paraphasies phonémiques et sémantiques, d’approximations et de circonvolutions langagières. On le croit confus ou délirant, alors qu’il est aphasique. Jean-Baptiste Bouillaud, en bon localisationniste, après avoir observé un grand nombre de patients aphasiques, énoncera qu’il existe un centre du langage et qu’il est localisé dans les lobes frontaux, cette partie du cerveau située derrière le front. L’anatomie du cerveau est déjà bien connue à cette époque. On distingue alors, et toujours, 4 lobes sur un hémisphère. Pour les décrire, il faut bien comprendre que l’ébauche du cerveau, lors de sa croissance chez l’Homme, s’est trouvée en quelque sorte limitée par la taille du crâne. Elle s’est donc enroulée de l’avant vers l’arrière formant un C (Fig. 2). 17

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Fig. 2 | Enroulement de l’ébauche des hémisphères et plissement du cortex cérébral : embryon, fœtus et adulte.

La surface cérébrale se recouvre de neurones organisés en strates, c’est le cortex cérébral. La surface de ce cortex continue à croître plus vite que le volume du crâne. Le cortex n’a alors pas d’autres solutions que de se plisser, dessinant des circonvolutions cérébrales (appelées gyri, pluriel de gyrus en latin). Ces circonvolutions sont séparées par des sillons (appelés aussi sulci, pluriel du latin sulcus). Ces plissements cérébraux sont différents dans l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche, et chez chacun d’entre nous, aussi uniques et complexes que les empreintes digitales, ce qui complique singulièrement les choses quand on souhaite réaliser une cartographie cérébrale (Fig. 3).

Fig. 3 | Nos empreintes digitales, droites et gauches, sont uniques, comme les sillons de nos hémisphères (vue de dessus d’un cerveau, reconstruit à partir d’une IRM grâce au logiciel BrainVISA).

Les sillons les moins variables délimitent des régions du cerveau appelées lobes (Fig. 4). En reprenant la forme en « C » du cerveau, on 18

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

distingue ainsi de l’avant vers l’arrière le lobe frontal, le lobe pariétal, le lobe occipital, puis le lobe temporal. En fait, il existe un cinquième lobe, constitué d’un triangle de cortex, caché dans la courbure du C, seulement visible si l’on écarte le lobe frontal du lobe temporal. On l’appelle l’insula, « l’île » en latin, mais cette zone de cortex est loin d’être une île isolée… Lobe pariétal Lobe frontal

Lobe occipital

Lobe temporal

Insula

Fig. 4 | Vue latérale d’un hémisphère gauche reconstruit à partir d’une IRM grâce au logiciel BrainVISA, avec les quatre lobes, et vue schématique de l’insula après avoir écarté le lobe frontal et le lobe temporal.

Donc, Jean-Baptiste Bouillaud localise les centres du langage dans les lobes frontaux, aussi bien à droite qu’à gauche. Parmi ces observations, précisément décrites dans son ouvrage de 1848, on retrouve : un soldat blessé à coup de fleuret à travers l’œil droit, un jeune homme blessé par la pointe d’un parapluie, aussi à l’œil droit, un soldat au 3e chasseur d’Afrique, un sous-officier au 17e régiment léger et un voltigeur au 13e régiment léger, blessés par balle, un sous-officier au régiment des zouaves blessé par un éclat. À cet inventaire à la Prévert s’ajoute une observation très complète, rapportée par le Dr Michel Cullerier, chirurgien en chef de l’hôpital des Vénériens : « En 1829, lorsque j’étais interne à l’hôpital Saint-Louis, on apporta la nuit un homme de quarante à cinquante ans, qui venait de se tirer un coup de pistolet à bout portant dans la tête. Le coronal et une partie de l’un de ses partiaux [en fait une partie du crâne] avaient été enlevés et laissaient voir les lobes antérieurs du cerveau dépouillé de la dure-mère [la méninge] d’un côté, recouvert encore de cette membrane, en partie, de l’autre. Cet 19

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

homme ne répondait pas aux questions que nous lui adressions, mais il parlait beaucoup, et nous distinguions très bien les mots cœur, trèfle, carreau, atout, qu’il prononçait sans cesse. Nous apprîmes qu’il sortait d’une maison de jeu où il avait beaucoup perdu. Curieux de savoir quelle influence aurait sur la parole la compression du cerveau, nous la fîmes avec une large spatule, de haut en bas et un peu d’avant en arrière, sur la partie qui était à découvert. En comprimant modérément, la parole semblait mourir sur les lèvres, mais en comprimant brusquement et fort, non seulement la parole manquait, mais les mots mêmes étaient coupés subitement. Nous répétâmes plusieurs fois l’expérience, et toujours avec le même résultat. Au bout de deux heures cet homme mourut et à l’autopsie on trouva un épanchement sanguin considérable à la base du crâne. » Cullerier n’était probablement pas le premier et en tout cas pas le dernier à profiter de l’aubaine que représente un patient conscient dont le cerveau a été accidentellement exposé pour avancer un peu dans la connaissance. À l’époque, l’éthique n’existait pas vraiment, que ce soit pour l’animal ou l’Homme… Maintenant, l’éthique existe, ainsi que la neurochirurgie, et comme nous le verrons, cette dernière nous offre une incroyable fenêtre sur le cerveau dans un cadre bien plus acceptable. Bref, c’est en cette année 1848, année de la disparition de la phrénologie, que Jean-Baptiste Bouillaud lance, au milieu de l’amphithéâtre de l’Académie royale de médecine, après un débat passionné de plus sur localisationnisme et centre de la parole : « J’offre 500 francs à celui qui m’apportera un exemple de lésion profonde des lobes antérieurs du cerveau sans lésion de la parole. » Jean-Baptiste Bouillaud n’avait pas pensé qu’un fleuret pénétrant obliquement l’œil droit pouvait blesser le lobe frontal gauche. Il n’avait pas remarqué que c’étaient essentiellement des patients atteints du côté gauche qui souffraient d’aphasie…   Deux médecins français l’auront remarqué, Marx Dax, que l’histoire oubliera, et 30 ans plus tard, Paul Broca, célèbre à jamais… 20

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

PEU DE TEMPS POUR TAN (OU LES RÉSEAUX DU LANGAGE)

Paul Broca est né en 1824, dans le Bordelais, aux environs de Libourne, dans une famille protestante. Paul n’était probablement pas un rigolo, mais incontestablement un passionné éclectique. Enfant, il collectait et collectionnait des outils préhistoriques. Plus âgé, il accompagne son père, médecin de campagne, dans ses tournées. Gros travailleur, il passe son bac à l’âge de 16 ans. Il aurait bien été ingénieur et fait Polytechnique, mais finalement décide de succéder à son père. Il « monte » à Paris, rentre à la faculté de médecine à l’âge de 17 ans et passe avec succès le concours de l’Internat des hôpitaux. Plutôt impressionnant, même pour l’époque. Son premier poste est à Bicêtre dans le service de François Leuret, anatomiste et psychiatre, alors renommé pour ses travaux sur l’anatomie comparée du cerveau. François Leuret était un farouche adversaire de la phrénologie et était persuadé, comme Freud, que les maladies psychiatriques ne pouvaient pas être localisées dans des régions anatomiques spécifiques du cerveau. Cela n’aura pas influencé Paul qui, chemin faisant, et se formant auprès de chirurgiens, va plutôt être séduit par les thèses localisationnistes. Sa famille n’est pas très riche et Paul doit travailler pour survivre à Paris. Dès qu’il est Interne des hôpitaux, il travaille comme Aide puis Prospecteur dans le laboratoire d’Anatomie. C’est lui qui réceptionne, prépare, découpe et conserve les cadavres. C’est ainsi qu’il complète sa formation d’anatomie et qu’il apprend à prélever proprement un cerveau, ce qui n’est pas chose aisée. Professeur agrégé de clinique médicale et chirurgien des hôpitaux à l’hôpital de la Pitié, alors qu’il n’a que 29 ans, Paul continue à s’intéresser à une quantité de domaines incroyablement différents. Le cartilage et l’os, le cancer, les maladies neurologiques dégénératives et les anévrismes. Ironie du destin, il mourra d’une rupture d’anévrisme. Mais sa grande passion était l’histoire naturelle du genre humain. Cette passion, née dans les gorges de la Gironde, alors que gamin, il 21

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fouillait le sol à la recherche de fossiles et d’outils préhistoriques, était toujours brûlante chez Paul. Il a lu tout Darwin et émet lui-même des hypothèses sur l’hybridation des espèces. Mais ses hypothèses sur l’hybridation sont trop en avance pour l’époque, et Paul se voit refuser la possibilité de les exposer devant la très austère Société de Biologie. N’étant jamais aussi bien servi que par soi-même, Paul crée aussitôt, avec dix-neuf collègues, la Société d’Anthropologie de Paris. Pourquoi dix-neuf ? Tout simplement parce qu’en 1859, suite à un attentat manqué contre Napoléon III et l’impératrice, le régime se durcit, la police interdit alors les associations de plus de vingt personnes. Il était également interdit d’y parler de religion ou de politique, et la présence à toutes les séances d’un officier de police était imposée. Les temps étaient durs, mais il est difficile d’arrêter l’intelligence. Cependant Broca, tout progressiste qu’il peut apparaître, n’échappe pas aux idées passablement sexistes et racistes de l’époque. Il décrit et explique la taille inférieure du cerveau chez la femme et les peuples primitifs. Nous sommes sous le Second Empire, la superficie du domaine colonial va tripler et les femmes ne voteront qu’un siècle plus tard. Tout à ses travaux de recherche et à l’animation de la Société d’Anthropologie, Paul trouve quand même du temps pour son travail de médecin à l’hôpital Bicêtre. Ce 17 avril 1861, un patient décède dans son service. Pas n’importe lequel, Victor Leborgne ! Si nous savons tous à quoi ressemblait Paul, grâce à des peintures et des photographies – large front dégagé, épais sourcils et favoris broussailleux encadrant des lèvres boudeuses –, nous n’avons comme image et souvenir de Victor qu’un cerveau ratatiné, tassé au fond d’un bocal d’alcool, conservé au musée Dupuytren, à Paris. Victor Leborgne était pensionnaire de l’hospice de Bicêtre depuis plus de vingt ans suite à une perte complète du langage. Pour vous conter la suite de cette histoire, je ne vois finalement rien de mieux que d’emprunter certains passages du rapport écrit de la communication que fit plus tard Paul Broca. 22

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« Lorsque le malade fut admis à Bicêtre, il y a vingt et un ans, il avait perdu, depuis peu de temps, l’usage de la parole  ; il ne pouvait plus prononcer qu’une seule syllabe, qu’il répétait ordinairement deux fois de suite ; quelle que fût la question qu’on lui adressât, il répondait toujours tan, tan, en y joignant des gestes expressifs très variés. C’est pourquoi, dans tout l’hospice, il n’était connu que sous le nom de Tan. À l’époque de son admission, Tan était parfaitement valide et intelligent. Au bout de dix ans, il commença à perdre le mouvement du bras droit, puis la paralysie gagna le membre inférieur du même côté, si bien que, depuis six à sept ans, il a continuellement gardé le lit. Le 12 avril 1861, il fut transporté dans le service de chirurgie de l’hospice pour un vaste phlegmon diffus gangréneux (abcès), qui occupait toute l’étendue du membre inférieur droit, depuis le cou-de-pied jusqu’à la fesse ». Ce fut alors que Paul Broca le vit pour la première fois. « L’étude de ce malheureux, qui ne pouvait parler et qui, étant paralysé de la main droite, ne pouvait écrire, offrait bien quelque difficulté… L’état de l’intelligence n’a pu être exactement déterminé, mais on a eu la preuve que Tan comprenait presque tout ce qu’on lui disait. Ne pouvant manifester ses idées ou ses désirs que par les mouvements de sa main gauche… Les réponses numériques étaient celles qu’il faisait le mieux, en ouvrant ou fermant les doigts. Il indiquait, sans se tromper, l’heure… Il savait dire exactement depuis combien d’années il était à Bicêtre, etc. » Victor Leborgne aurait pu vivre longtemps avec ses troubles du langage, si à l’âge de 51 ans, cette vilaine gangrène de la jambe ne s’était pas déclarée. C’est pour cela qu’il était hospitalisé dans le service de Paul. Médecin et anatomiste, Paul avait vite compris que malgré les soins prodigués, la gangrène allait emporter l’infortuné Leborgne. Je l’imagine à sa visite dans la salle commune. Costume noir trois pièces, grand tablier blanc scindant sa large taille, entouré d’un bataillon de jeunes internes et d’infirmières à cornette. Je l’imagine au pied du lit de Victor, sachant parfaitement qu’il était perdu. Les sulfamides ne sont apparus qu’en 1935 et les antibiotiques 23

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en 1940. En 1861, le seul traitement de la gangrène était l’amputation, mais l’extension de l’infection à la fesse, et donc à la partie base de l’abdomen empêchait ce traitement radical. On peut imaginer le conflit dans la tête de Paul, tout à la commisération face à la souffrance de ce patient, mais dans laquelle raisonnaient encore les débats de l’Académie d’Anthropologie sur les centres du langage. Un patient typiquement aphasique, et bientôt, l’opportunité de prélever et d’observer son cerveau. Et c’est ce que Paul fit. Dès le décès de Victor. « Il suffit de jeter un coup d’œil sur la pièce (le cerveau de Victor…) pour reconnaître que le foyer principal et le siège primitif du ramollissement, est la partie moyenne du lobe frontal de l’hémisphère gauche ; c’est là qu’on trouve les lésions les plus étendues, les plus avancées et les plus anciennes… Tout permet donc de croire que, dans le cas actuel, la lésion a été la cause de la perte de la parole. » Pour parler simplement, il y avait un trou, dans l’hémisphère gauche, dans le lobe frontal. N’oublions pas que nous sommes en 1861, pas de radio de crâne, de scanner ni d’IRM. Seulement la bonne vieille méthode anatomoclinique, joli terme pour dire « on observe les symptômes du patient, puis quand il meurt, on prélève son cerveau pour l’examiner, et en tirer des concordances entre la localisation des lésions et les symptômes ». Cette approche est encore utilisée pour identifier les zones du cerveau impliquées dans les symptômes des patients. Heureusement, grâce à l’apparition de l’imagerie moderne du cerveau, scanner et IRM, il n’est plus nécessaire d’attendre que le patient décède ! Pressentant qu’il avait découvert LE centre du langage, dans la partie moyenne du lobe frontal gauche, il présenta cette observation le 18 avril 1861 à la Société d’Anthropologie, où curieusement… il fit un flop. C’est six mois plus tard, lorsqu’il présenta le même cas à la Société Anatomique de Paris qu’il fit sensation [3]. 24

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Le centre de la parole de Broca, que tout étudiant en médecine allait apprendre, était révélé5 (Fig. 5).

Fig. 5 | L’aire de Broca (en blanc) sur une vue latérale de l’hémisphère gauche.

Autre révélation, et non des moindres, le centre du langage est à gauche. D’où une déduction : les hémisphères cérébraux ne sont pas strictement identiques. Il existe une asymétrie hémisphérique, une spécialisation hémisphérique. Le concept est incroyablement nouveau et ce que l’on appelle aussi la latéralisation cérébrale sera plus tard déclinée pour d’autres fonctions cérébrales. En attendant, le langage verbal étant la fonction la plus élevée, la plus symbolique de l’Homme, l’hémisphère gauche qui l’accueille est qualifié de « dominant », reléguant pour longtemps l’autre hémisphère, le droit, au rang de « mineur ». La découverte du centre de la parole de Broca se propagea jusqu’en Angleterre, aux oreilles du neurologue et aphasiologiste distingué, Henry Charles Bastian, qui propose alors un modèle théorique révolutionnaire. Conscient que le langage parlé et écrit nécessite la perception des mots, leur compréhension, puis leur production, il a du mal à penser qu’un seul centre, qui de plus est éloigné des centres moteurs et visuels, puisse faire le travail. Il émet alors l’hypothèse d’un réseau, dont 5.  L’aire de Broca est localisée classiquement dans la circonvolution frontale inférieure gauche, plus précisément sa pars opercularis et sa pars triangularis. 25

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le centre de Broca serait l’un des éléments. Un réseau qui associerait un centre visuel verbal, un centre auditif verbal, un centre d’écriture et un centre moteur de la parole, centré sur la zone motrice du cortex. Pour bien comprendre la notion de réseau dans le cerveau, il faut se rappeler ses éléments essentiels : les neurones. Une centaine de milliards de neurones… à un près. Les neurones sont les cellules qui reçoivent l’information, la traitent et renvoient un signal en retour. Ces neurones sont localisés à la surface du cerveau, constituant la substance grise, le cortex. Mais il y en a aussi dans la profondeur du cerveau, regroupés dans ce que l’on appelle les noyaux gris. Ce qui fait véritablement la puissance de ces neurones, c’est la possibilité d’être en contact et de communiquer entre eux, grâce à des prolongements qui peuvent faire plusieurs centimètres, les axones. On sait maintenant que c’est plus le nombre de connexions entre neurones que le nombre de neurones qui est important. Ces axones sont recouverts d’un isolant (comme tout bon fil électrique), en l’occurrence un mélange de lipides et de protéines appelé la myéline. C’est l’entrecroisement de tous les axones recouverts de myéline qui forme la substance blanche du cerveau. Cette notion de réseau cérébral, postulée au début du xixe siècle, est précurseur. Et cela d’autant que les neurones, leurs prolongements (les axones) et leurs connexions (appelées synapses) ne seront identifiés qu’à la fin de ce siècle6. De façon intéressante, cette notion de réseau réconcilie les thèses globalistes avec les thèses localisationnistes. À la même époque, un autre neurologue anglais, William Henry Broadbent, rajoute à ce réseau du langage imaginé un centre dit « intellectuel », qui coordonnerait le tout. Pour ce médecin, archétype 6.  La première coloration, à base d’argent, permettant d’observer les cellules nerveuses au microscope a été mise au point par Camillo Golgi en 1875. Elle sera utilisée par Ramón y Cajal pour décrire précisément les neurones et les cellules gliales. Ils seront récompensés tous les deux en 1906 par le prix Nobel de médecine. Quant au terme de synapse, il sera proposé pour le première fois en 1897 par Charles Scott Sherrington, qui recevra lui aussi le prix Nobel en 1932. 26

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de l’Angleterre victorienne, d’ailleurs promu « médecin extraordinaire de la reine », difficile de concevoir un réseau sans un chef digne de ce nom ! Ce ne sera pas son idée la plus brillante. En revanche, et surtout, il pose l’idée qu’une aphasie peut être provoquée par une atteinte des fibres connectant deux centres du langage. On brûle… Mais toutes ces constructions théoriques de réseau du langage, bien que proches de la vérité, ne reposent encore que sur un centre identifié, celui de Broca, et d’autres, toujours hypothétiques. C’est un neuropsychiatre allemand de la petite ville de Breslau, Carl Wernicke, qui en 1874, grâce à la fameuse méthode anatomo-clinique – rappelez-vous, on observe, on patiente jusqu’au décès… puis on prélève le cerveau pour l’examiner –, décrit un autre centre du langage, dans la partie postérieure du lobe temporal gauche [4]. Les patients ayant une lésion dans cette région parlent normalement mais ne comprennent rien, c’est donc pour lui le centre de la compréhension, ce que les étudiants apprendront comme le centre de Wernicke. Carl Wernicke n’a que 26 ans quand il décrit le centre du langage qui portera son nom, et sa barbe sévère dissimule mal un visage encore juvénile. En fait, la localisation anatomique de cette aire de Wernicke est assez floue. Carl Wernicke lui-même la positionne diversement dans ses articles scientifiques [5]. Initialement confinée à la partie postérieure de la circonvolution temporale supérieure, cette zone de cortex va, au fil des contributions ultérieures d’autres neurologues, s’étendre aux confins du lobe pariétal et temporal, dans une large zone aux limites mal définies dont nous reparlerons souvent, la jonction temporo-pariétale7 (Fig. 6). 7.  Bien que les limites de cette jonction temporo-pariétale soient floues, sur le plan anatomique on y distingue plusieurs structures : – trois sillons : la fin de la fissure latérale, et la fin du sillon temporal supérieur, au-dessus le sillon intra-pariétal ; – et plusieurs circonvolutions : le gyrus supra-marginal, enroulé autour de l’extrémité de la fissure latérale, et le gyrus angulaire, en dessous, enroulé autour de l’extrémité du sillon temporal supérieur. Il faut y rajouter le planum temporal, partie enfouie de la circonvolution temporale supérieure, située en arrière de la zone auditive. 27

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Jonction temporo-pariétale

Aire de Wernicke Fig. 6 | Vue latérale de l’hémisphère gauche : l’aire de Wernicke (en blanc) telle qu’elle a été définie initialement et, en pointillé, comment elle est usuellement décrite (la jonction temporo-pariétale, aux limites mal définies sur le plan anatomique).

Cette jonction temporo-pariétale est véritablement une zone carrefour, au croisement des informations auditives provenant du lobe temporal, des informations visuelles provenant du lobe occipital et des informations positionnelles provenant du lobe pariétal [6]. Les neurochirurgiens l’appellent couramment le « carrefour ». Ce carrefour est ce qu’on appelle une zone de dernier prêt vasculaire, c’est-à-dire qu’elle est vascularisée par la toute fin des grandes artères cérébrales, ce qui la rend particulièrement vulnérable. Elle est donc souvent détruite lors des accidents vasculaires cérébraux. Beaucoup plus tard, dans les années 1960, Norman Geschwind, un neuropsychiatre américain – d’ailleurs passionné par l’asymétrie hémisphérique –, reprend l’idée du réseau. Il propose un modèle du fonctionnement du langage qui, bien que déjà imaginé par Wernicke, portera son nom. Dans ce modèle, les deux centres connus (Broca et Wernicke) sont reliés par un faisceau de fibres nerveuses alors identifié, que l’on appelle le faisceau arqué en raison de sa forme en arc de cercle, reliant la jonction temporo-pariétale au lobe frontal [7]8. 8.  Le faisceau arqué est en fait un des trois segments d’une voie de communication importante appellée le faisceau longitudinal supérieur, dont nous avons particulièrement étudié l’anatomie. 28

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Selon ce modèle, une empreinte acoustique du mot est envoyée par le cortex auditif à l’aire de Wernicke, où une empreinte conceptuelle (le sens du mot) est constituée. Pour parler, l’empreinte conceptuelle est envoyée via le faisceau arqué à la zone de Broca où l’empreinte motrice du mot est réalisée, puis envoyée au cortex moteur où naît le langage articulé (Fig. 7).

Fig. 7 | Le modèle Wernicke-Geschwind, la flèche représentant le faisceau arqué, voie de communication entre l’aire de Wernicke et l’aire de Broca (en blanc), vue latérale d’un hémisphère gauche.

En pratique, cela fonctionne. Lorsque le faisceau arqué connectant les deux centres du langage est interrompu, survient une aphasie de conduction : le patient fait des erreurs lors de la répétition de mots alors que sa fluence verbale et sa compréhension restent intactes. C’est ce modèle qui est généralement enseigné lors des études médicales. Il a l’avantage d’expliquer globalement les troubles du langage en fonction des lésions de l’hémisphère gauche. Mais il est faux. Notre connaissance du réseau du langage s’est depuis grandement précisée grâce aux progrès en imagerie médicale et à la neurochirurgie. Avant d’aller plus en avant, il faut prendre conscience que ce que nous appelons le langage a des limites floues. La reconnaissance d’un son comme « O » ou « A » est-elle déjà du langage ? 29

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La reconnaissance d’une forme simple comme I ou ∏ est-elle déjà de la lecture ? La composante émotionnelle que nous mettons dans une phrase ou que nous éprouvons à la lecture d’un texte est-elle encore du langage ? Il est donc nécessaire de se limiter à un « noyau » du langage, avec sa production (parler, écrire) et sa compréhension sémantique (sens du mot et du discours) mais aussi syntaxique (rapport des mots entre eux, construction des phrases). Il faut ensuite appréhender le langage dans toutes ses composantes perceptive, entrée auditive pour le langage verbal, entrée visuelle pour la lecture. La perception du langage verbal se fait au tout début par les oreilles. Les informations auditives parvenant à l’oreille interne sont d’abord transportées dans une structure relais, dans la profondeur du cerveau9. De ce centre primitif de l’audition, les informations sont envoyées dans le cortex du lobe temporal droit et gauche, vers le cortex auditif appelé aussi l’aire auditive primaire. Cette aire auditive primaire est en fait enfouie dans le profond sillon qui sépare le lobe temporal du lobe frontal10. C’est à ce niveau, dans les hémisphères droit et gauche, qu’est réalisée l’analyse du son, puis la reconnaissance de la voix humaine. Mais c’est dans l’hémisphère gauche que la voix va véritablement devenir mot. De l’aire auditive primaire gauche, les informations acoustiques sont traitées dans le cortex adjacent. Ces aires corticales, dites secondaires, vont traiter l’information auditive de façon de plus en plus complexe, alors qu’elle progresse vers la jonction temporo-pariétale. Ces aires corticales constituent ce que l’on appelle la « ceinture auditive ». De nombreux travaux ont été réalisés pour identifier dans cette « ceinture » la zone de cortex où commence véritablement le langage, la zone où le son prend sens. 9.  Cette zone relais profonde, située dans le tronc cérébral, est appellée le colliculus inférieur (situé juste sous le colliculus supérieur, qui lui relaie les informations visuelles). 10.  L’aire auditive primaire est aussi appelée gyrus de Heschl (du nom de Richard Ladislaus Heschl, un anatomiste autrichien). 30

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Ce n’est pas facile. Cependant, les travaux les plus récents, confirmés par notre activité quotidienne au bloc opératoire, identifient une petite zone de cortex, enfouie dans un sillon, où semble effectivement naître le langage. Elle est plus exactement située au fond et sur les berges de la partie postérieure du sillon temporal supérieur (appelée en anglais posterior Superior Temporal Sulcus, pSTS) [8] (Fig. 8).

Fig. 8 | La partie postérieure du sillon temporal supérieur (posterior Superior Temporal Sulcus ou pSTS en anglais) en noir sur une vue latérale de l’hémisphère gauche.

Cette zone de cortex s’active préférentiellement à la voix humaine, et beaucoup plus fortement dans l’hémisphère gauche quand elle a un contenu verbal [9]. C’est dans cette zone qu’est réalisée l’analyse phonologique qui permet d’identifier les plus petites unités de son qui ont un sens : les phonèmes11, puis la reconnaissance des mots. La perception du langage écrit, c’est-à-dire la lecture, repose sur le même type d’organisation. Les informations visuelles arrivant à la rétine dans l’œil, cheminent par les nerfs optiques vers un centre 11.  Un son, qui est reconnu comme appartenant à une catégorie renfermant toute une série de sons prononcés avec de petites variations acoustiques qui sont considérées comme négligeables. Par exemple, nous pouvons imaginer prononcer le mot « langage » cent fois. Durant toutes ces répétitions, le « lan » produit en début du mot ne sera jamais complètement identique acoustiquement. Néanmoins, toutes ces variations sont minimes et tous vos interlocuteurs français reconnaîtront un « lan ». 31

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profond, centre primitif de la vision12. Il est devenu une sorte de relais qui redistribue les informations visuelles vers le cortex visuel primaire (droit et gauche), situé à l’arrière du cerveau, aux pôles des lobes occipitaux13. À partir de là, les informations visuelles vont diffuser à travers une « ceinture » de zones corticales adjacentes où l’information sera traitée de manière de plus en plus complexe. Cette « ceinture » de cortex s’étend jusqu’à la jonction des lobes occipitaux et temporaux. On appelle cette région située à la face inférieure du cerveau le gyrus fusiforme (Fig. 9). Le cortex y est spécialisé dans la reconnaissance des formes (les objets, les lieux, les visages). C’est dans ce gyrus fusiforme, dans l’hémisphère gauche, que la forme va devenir mot. Plus exactement dans une partie du gyrus fusiforme que l’on appelle l’aire visuelle des mots (Visual Word Form Area ou VWFA). Dans cette zone est réalisée la reconnaissance des mots [10].

Fig. 9 | Vue inférieure du cerveau reconstruit à partir d’une IRM : gyrus fusiforme droit et gauche (en blanc) et l’aire visuelle des mots dans l’hémisphère gauche (en gris).

12.  Cette zone relais profonde, située dans le tronc cérébral, est appelée le colliculus supérieur (situé juste au-dessus du colliculus inférieur qui lui relaie les informations auditives). 13.  Cette aire visuelle est située pour l’essentiel sur la face interne du lobe occipital de chaque hémisphère, enfouie dans un sillon, la scissure calcarine. 32

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L’existence d’une telle zone spécialisée est en réalité discutée [11]. Elle a cependant l’intérêt d’expliquer un symptôme décrit la première fois en 1891 par le neurologue Jules Dejerine, l’alexie. Quand une lésion détruit les connexions entre les aires visuelles et l’aire visuelle des mots, le patient peut parler, reconnaître les objets, les visages, mais devient incapable de reconnaître un mot, et bien sûr de lire. Il faut donc imaginer la transformation d’un son ou de lettres en mot comme une vague d’informations qui va se propager à partir de l’aire primaire auditive ou visuelle dans leurs « ceintures » corticales respectives. Ces informations sont traitées, successivement et concomitamment, de façon de plus en plus complexe. Elles progressent un peu comme les ronds dans l’eau quand vous y avez jeté une pierre. Sauf qu’au lieu de s’épuiser comme les ronds, les informations s’amplifient et gagnent en signification. La mécanistique complexe de ces « ronds dans l’eau » commence tout juste à être appréhendée. L’hémisphère gauche analyse un texte à partir de réseaux de neurones situés dans la « ceinture visuelle », organisés en niveaux hiérarchiques, un premier reconnaissant les formes simples (I, ⁄, _), le deuxième les lettres (E, M, L), puis le troisième des graphèmes (la plus petite unité ayant un sens), puis un quatrième des mots… cette reconnaissance ultime s’effectuant au niveau de l’aire visuelle des mots. Cette organisation ne fonctionne pas de façon pyramidale, mais en parallèle, c’est plus rapide. Elle ne fonctionne pas non plus en sens unique. Des mots, elle peut descendre aux signes. L’hémisphère gauche est proactif, il peut ajouter de l’information syntaxique ou sémantique aux signes qu’il détecte. C’est ce qu’on appelle l’effet de supériorité des mots [12]. Il explique pourquoi vous êtes capable de lire le texte suivant qui circule sur les réseaux sociaux… (Fig. 10). Revenons au réseau du langage. Après être identifiés, les mots écoutés ou lus, pour prendre leur sens, doivent transiter par un nœud essentiel du réseau : la partie postérieure du sillon temporal supérieur (la pSTS), cette zone de cortex que nous appelons « l’entrée obligatoire du langage ». 33

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Fig. 10 | Pouvez-vous lire ce texte ?

Et cela n’est pas un hasard, cette zone de cortex cérébral, au croisement des informations auditives en provenance du lobe temporal et des informations visuelles en provenance du lobe occipital, réalise une véritable intégration audiovisuelle. Cette région du cortex s’active d’ailleurs à la vision des mouvements de la bouche ! Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, cette « entrée obligatoire du langage » est une zone de cortex particulièrement importante à identifier et à préserver lorsqu’on réalise une chirurgie dans l’hémisphère gauche. De cette zone de convergence du langage verbal et écrit, les informations, qu’elles soient auditives ou visuelles, vont être traitées parallèlement par deux voies, constituées de faisceaux de fibres et de zones corticales (Fig. 11). Une première voie est dite phonologique (ou dorsale, parce qu’elle est située anatomiquement au-dessus de la deuxième). Elle s’étend dans la jonction temporo-pariétale pour ensuite voyager vers le lobe frontal, plus précisément une partie du lobe frontal située en avant de la zone motrice (pour initier un mouvement articulatoire) ainsi qu’une zone correspondant globalement à l’aire de Broca (où sont réalisées l’intégration phonologique mais aussi syntaxique, ainsi 34

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que la représentation motrice, articulatoire du mot). Elle permet de produire le langage. La deuxième voie est dite sémantique (ou ventrale car située sous la précédente). Elle chemine vers l’avant dans le lobe temporal, où est réalisée la représentation conceptuelle et sémantique du mot. Elle permet la compréhension du langage. Ces deux voies fonctionnent en parallèle, dans les deux sens, et communiquent. Elles fonctionnent en boucle en quelque sorte, et cela même durant une lecture muette.

Fig. 11 | Réseau du langage : les informations auditives (flèche blanche du haut) et visuelles (flèche blanche du bas), convergent vers la partie postérieure du sillon temporal supérieur (pSTS). De là, les informations empruntent la voie dorsale phonologique (flèche noire supérieure) et la voie ventrale sémantique (flèche noire inférieure).

La voie dorsale, dont on connaît bien les faisceaux de fibres est strictement localisée dans l’hémisphère gauche14 [13]. La voie ventrale, elle, est bilatérale, située dans les lobes temporaux gauche et droit15 [14]. Cela explique que l’on puisse en neurochirurgie opérer la partie antérieure d’un pôle temporal gauche sans prendre de 14.  Elle est essentiellement constituée par le faisceau longitudinal supérieur avec ses trois composants et le faisceau arqué. 15.  Elle comprend le faisceau unciné, le faisceau fronto-occipital inférieur et le faisceau longitudinal inférieur. 35

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risque sur le langage. Cependant, ces deux voies ventrales du langage ne sont pas tout à fait redondantes, et nous verrons que l’hémisphère droit participe à la sémantique du langage verbal à sa façon. D’autres travaux ont révélé que le cortex cérébral n’est pas le seul à intervenir dans le langage. Rappelez-vous, il existe des structures profondes dans le cerveau, appelées noyaux gris centraux, car constitués de neurones, comme le cortex. Ces structures classiquement impliquées dans la motricité et la sensibilité interviennent dans le langage, mais leur rôle reste encore mystérieux. En tout cas, ces modèles ont amené une notion essentielle, la notion de réseaux. Le langage, comme d’autres fonctions, n’est pas géré par des zones de cortex isolées, comme des îles flottantes à la surface du cerveau ! Non, le langage existe grâce à la mise en réseaux de zones corticales, mais aussi de regroupements de neurones sous-corticaux, jouant le rôle de centres d’intégrations, pour certains essentiels, pour d’autres redondants. Tous les neurones de ces centres communiquent par leurs axones, constituant des faisceaux de fibres nerveuses parcourant la substance blanche du cerveau. Cela permet de mieux comprendre ce qui se passe chez les patients aphasiques. Il existe des aphasies par atteinte des centres corticaux et des aphasies de déconnexions, sans lésion du cortex, mais par interruption de voies de communication (des aphasies appelées de conduction, ou trans-corticale). Leurs évolutions en termes de neuroplasticité, c’est-à-dire leurs possibilités de récupération, sont drastiquement différentes. Les aphasies par lésion corticale, pour peu que l’on respecte les nœuds essentiels du réseau, en particulier « la zone d’entrée obligatoire » du langage, peuvent régresser avec le temps. Et cela grâce à la plasticité corticale : des zones de cortex adjacentes peuvent s’adapter et prendre en charge une partie des fonctions des neurones disparus. La carte des zones corticales du langage peut ainsi se redessiner. Par contre les 36

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aphasies de déconnexion régressent moins bien. L’Homme a en effet perdu toute capacité à faire repousser les fibres nerveuses, les axones, dans son cerveau. Comme dans sa moelle épinière d’ailleurs, ce qui explique l’irréversibilité des paraplégies après section de la moelle épinière. Les recherches visant à déclencher cette repousse axonale, bien qu’intenses, sont malheureusement toujours au point mort. L’existence d’un réseau du langage principalement localisé dans l’hémisphère gauche, avec tout de même une participation de l’hémisphère droit pour certains aspects, est donc maintenant admise. Du moins chez la majorité d’entre nous, les droitiers. Aphasie et alexie sont des handicaps terribles. Comment, lors d’une opération neurochirurgicale, identifier le réseau du langage, repérer ses nœuds essentiels et leurs voies de connexions ? Très simple, il suffit de demander au patient…

J’AI MIS TON CERVEAU AU COURANT (OU LA STIMULATION ÉLECTRIQUE DU CERVEAU)

Comme pour toute découverte, il est difficile d’identifier précisément le début de l’histoire. Pour celle-ci, j’ai décidé, mais c’est un choix qui pourra être contesté, de commencer avec Albrecht von Haller. Albrecht von Haller est un génie un peu oublié, né à Berne en 1708. Les peintures de l’époque le montrent avec des yeux profondément enchâssés dans un visage allongé, qui s’empâte avec le temps, au nez long et tombant. Le tout est encadré d’une longue perruque, de ce type de perruque grise à bigoudis des juges anglais. À 10 ans, il écrit des poèmes en latin et en allemand, à 15 ans, il entre à l’université de Tübingen, et à 19 ans, il obtient son doctorat de médecine, excusez du peu. Passionné de littérature, de botanique, de sciences, médecine et anatomie, il voyagera en Europe. Son séjour en Angleterre, durant 37

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lequel il progressera en connaissance anatomique, sera écourté. On susurrait qu’il volait des cadavres… une mauvaise habitude qu’il ne sera pas le seul à avoir… Cela ne l’empêche pas, à son retour en Allemagne en 1736, d’être nommé professeur d’anatomie, chirurgie, chimie et botanique, rien que cela. C’est sa doctrine de « l’irritabilité » qui fera de lui le père de la physiologie nerveuse. Pour lui, les muscles ont une propriété intrinsèque, « l’irritabilité », qui leur permet de répondre à un stimulus extérieur en se contractant. Avant l’identification précise du phénomène électrique et surtout l’invention des premiers condensateurs capables de délivrer une décharge électrique, on parlait de « fluide » nerveux. Ce n’était pas une vue poétique de l’esprit. On pensait VRAIMENT à un liquide. Les forces connues, les machines inventées alors, étaient hydrauliques. On ne pouvait imaginer que l’hydraulique comme énergie et donc comme force de la vie. Mais le xviiie siècle, incontestablement le siècle de l’électricité, va changer tout cela ! Les applications et les découvertes fleurissent grâce à l’apparition des premiers condensateurs, capables de délivrer une décharge électrique, comme la bouteille de Leyde. Cet ancêtre du condensateur était constitué d’une bouteille en verre, recouverte d’une feuille métallique, contenant des feuilles d’étain reliées à une électrode sortant de l’orifice de la bouteille. Elle était très utilisée par des bateleurs dans les foires, pour envoyer une belle « poignée de châtaignes » aux badauds qui payaient pour l’expérience. D’autres promettaient la cure de tous les maux grâce à ce choc curateur. Les tout débuts de l’application médicale de l’électricité. Albrecht von Haller, en bon scientifique du xviiie siècle, possédait une bouteille de Leyde qu’il utilisait pour ses expériences. Il voyait bien qu’il était possible de générer des mouvements musculaires chez des animaux morts ou vivants, et aussi, disaient encore les mauvaises langues, chez des cadavres, pour peu qu’ils fussent frais… Mais ces observations n’avaient pas mis la puce à l’oreille d’Albrecht qui est 38

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resté scotché sur sa théorie de l’irritabilité non spécifique et ne fait pas le lien entre électricité et contraction musculaire. Comme il y avait eu le débat «  localisationnistes versus globalistes  », apparaît alors le débat «  halleriens versus supporters de la théorie neuro-électrique ». Pour les « halleriens », il était évident que l’électricité ne pouvait pas être l’élément naturel présent dans l’organisme qui anime les êtres vivants. Il leur semblait impossible de garder en équilibre cette électricité, qui ne manquerait pas de se diffuser, entraînant une désorganisation totale de l’être vivant. Cet argument aurait pu être définitivement réfuté autour de 1773, avec la découverte de John Walsh, un scientifique autodidacte qui, on ne saura jamais pourquoi, s’est intéressé à Torpedo marmorata, la raie torpille. Cette raie capable de décharger un choc électrique est assez commune en Europe, et les hypothèses allaient bon train. De la force démoniaque des esprits de la mer jusqu’à des hypothèses plus scientifiques, de « particules » non identifiées passant du corps du poisson à celui du pauvre pêcheur. Suite à des observations menées à La Rochelle sur des poissons fraîchement pêchés, John Walsh conclut formellement que le poisson fonctionne comme une bouteille de Leyde et que le choc ressenti est bien d’origine électrique. Mais sa découverte resta confidentielle, relatée seulement dans ses correspondances. Le débat alors était intense entre halleriens tenants de « l’irritabilité » et les supporters de la théorie neuro-électrique. Ces derniers allaient trouver leur champion en Italie, à Bologne. À la fin des années 1770, Luigi Aloisio Galvani, un autre médecin, anatomiste, s’intéresse aux travaux de von Haller. Chronologiquement et physiquement, Galvani aurait pu être le fils de von Haller. Sur les portraits, leur ressemblance est troublante, j’imagine liée au style pictural de l’époque. Bref, Luigi Galvani trouvera dans les cuisses de grenouille, non pas une gourmandise (il est Italien), mais un modèle idéal pour étudier les 39

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contractions musculaires générées par l’électricité [15]. Il imaginera un nombre incroyable de préparations et d’expériences, toutes basées sur des cuisses de grenouille et des montages métalliques divers. Ses expériences lui permettront de conforter la théorie neuro-électrique et, bien que se trompant sur l’analyse de ses résultats, d’ouvrir le chemin pour la construction de la première pile électrique. Pour Galvani, l’électricité animale est accumulée entre l’intérieur et l’extérieur de la fibre musculaire. Ses préparations, associant cuisses de grenouille et tiges métalliques, ont pour rôle de faire passer cette électricité à l’intérieur du muscle. Pour lui, l’électricité est naturellement présente dans le muscle comme il l’écrit en 1791 dans son célèbre ouvrage, De viribus electricitatis in motu musculari. Ces observations vont interpeller un physicien italien de Pavia, Alessandro Volta. Après avoir chaleureusement félicité Galvani pour ses expériences, Volta va se pencher de façon critique sur la méthodologie. Il va ainsi déduire que dans les préparations de Galvani, l’électricité contractant les cuisses de grenouille n’est pas naturellement présente dans les muscles, mais générée par l’association de métaux. Le 17 mars 1800, il invente, suite à ses déductions, la première pile électrique dite pile voltaïque, constituée d’une alternance de disques de zinc et de cuivre, qu’il présente la même année devant la Société Royale de Londres. La controverse Galvani/Volta va habiter cette fin de siècle, et Galvani ne trouvera pas plus fervent défenseur que son neveu Giovanni Aldini, fidèle assistant, dès qu’il a été diplômé en physique. Le Igor du baron Frankenstein, en quelque sorte… Giovanni Aldini occupa la chaire de physique expérimentale de l’université de Bologne dès 1798. Il était définitivement acquis au « galvanisme ». Tout à son prosélytisme, il poursuivit les expériences de son oncle Galvani, mais cette fois sur des animaux à sang chaud dont il stimule différents organes, dont le cerveau. Puis il passe des chiens errants aux corps de condamnés à mort. Comme il l’écrit dans un ouvrage qu’il dédicace à Bonaparte, citoyen 40

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premier consul et président [16], « je dois poursuivre sur un sujet plus noble, sur l’homme… Les cadavres d’hommes qui avaient succombé à une maladie étaient peu propres à mon objet, parce qu’il est à présumer que le développement du principe qui conduit à la mort ; détruit tous les ressorts de la fibre ; d’où il résulte même que les humeurs sont viciées et dénaturées. Il fallait donc saisir le cadavre humain dans le plus haut degré de la conservation des forces vitales après la mort ; et pour cela je devais, pour ainsi dire, me placer à côté d’un échafaud, et sous la hache de la loi, pour recevoir de la main d’un bourreau des corps ensanglantés, sujets seuls vraiment propres à mes expériences. » Et c’est ce qu’il a fait, pour la première fois dans la ville de Bologne, en janvier 1802, au cours d’une expérience publique dont on peut imaginer qu’elle a dû bien retourner le cœur de quelques spectateurs. Les deux jeunes hommes décapités avaient été amenés juste après leur exécution sur le lieu de la démonstration, pas très loin de la place de justice. À l’aide d’une pile à 100 plaques de zinc et d’argent, superpuissante pour l’époque, une électrode disposée dans chaque oreille d’une des têtes, Aldini provoqua « de fortes contractions dans tous les muscles du visage, qui étaient contournés si irrégulièrement, qu’ils imitaient les plus affreuses grimaces ». Il fit ensuite ouvrir le crâne du deuxième supplicié, ce qui lui permit de stimuler le cerveau, avec toutefois des mouvements moins spectaculaires que ceux obtenus après les stimulations des nerfs « mis à vif » du corps qui, à part, avaient été méticuleusement disséqués par un assistant. Un mois plus tard, Aldini renouvelle l’expérience, toujours sur un décapité de Bologne. Il constate que la stimulation du cortex cérébral d’un côté provoque des mouvements du visage de l’autre côté. Il avait là démontré expérimentalement le croisement des voies motrices chez l’Homme. Mais curieusement, Aldini ne le nota pas plus que cela. Ce croisement des voies motrices resta ainsi ignoré pour être redécouvert plus tard chez le chien par un duo d’Allemands improbable. En tout cas, les travaux très spectaculaires d’Aldini lui permettent alors de conclure que la surface cérébrale, le cortex, est excitable électriquement. 41

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Cela aura de nombreuses retombées médicales, en particulier plus tard en neurochirurgie. Après un passage à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris, où il réalise, en passant, le premier électrochoc chez un patient dépressif, Aldini se rend en Angleterre. Là, il donne une série de conférences sur le galvanisme, mais surtout, il va reproduire ses expériences spectaculaires de stimulation électrique de cadavres. La plus fameuse, réalisée en public au Royal College of Surgeons, va lui permettre de faire convulser, grimacer, rouler des yeux, le cadavre de George Foster, un jeune homme de 26 ans, condamné pour crime à être « pendu et anatomisé… ». Cette démonstration que l’on imagine plutôt spectaculaire a été rapportée avec moult détails dans le Times du 22 janvier 1803. Il est intéressant d’imaginer que c’est cette effrayante démonstration publique qui a certainement inspiré une jeune anglaise romantique de 19 ans qui, treize ans plus tard, écrit un roman culte, Frankenstein ou le Prométhée moderne… En tout cas, la voie de la stimulation électrique cérébrale était ouverte, et pour longtemps…

CECI EST UNE OUILLETTE (OU LA CARTOGRAPHIE DU LANGAGE EN CHIRURGIE ÉVEILLÉE)

Toujours grâce à un Italien, Luigi Rolando, la stimulation électrique cérébrale va progresser durant la moitié du xixe siècle. Ce médecin et anatomiste va être le premier à observer des mouvements en stimulant à l’aide d’une pile de Volta le cerveau de différents animaux vivants (cochons d’Inde, cochons, chèvres, moutons… pas de raton laveur). Il faut avouer que Rolando s’est un peu trompé en localisant les centres de contrôle moteur dans le cervelet. Mais il laissera son nom à un profond sillon, bien visible à la face latérale et supérieure des 42

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hémisphères. Le sillon de Rolando, bien connu des étudiants, du moins avant que l’on fasse disparaître les noms propres de la nomenclature anatomique, effaçant à jamais toute l’histoire de la médecine, au profit d’une terminologie aseptisée. Ironie des découvertes scientifiques, ce sillon que l’on désigne maintenant du terme bien triste et banal de « sillon central », sépare l’aire corticale motrice de l’aire corticale sensitive (Fig. 12). Parce que ce sillon est constant d’un individu à l’autre, il est devenu le repère irremplaçable en neurochirurgie pour localiser le cortex moteur16. La fin du xixe siècle sera quant à elle marquée par deux noms, Hitzig et Fritsh. Deux Allemands, vous vous en doutez. Les raisons de l’association de ces deux personnages, tellement différents, resteront un mystère. Eduard Hitzig était neurologue et neuropsychiatre ; Gustav Theodor Fritsch, physiologiste et anthropologue, aventurier de retour d’Afrique du Sud. Ils se rencontrent à Berlin et ensemble ils vont mener une longue série d’expériences sur la stimulation électrique du cerveau, chez des chiens, sans anesthésie. Cela a lieu au domicile de Hitzig, sur une vieille table de salle à manger. À la fin de ces années 1800, la cause animale émergeait, et la vivisection commençait à être mal vue. La très austère université de Berlin n’était pas très encline à héberger dans ses locaux des expériences qui commençaient à être d’un autre temps. Ceci n’a pas empêché notre duo de vivisecteurs de formellement décrire ce que d’autres avaient effleuré. Il y a une zone motrice dans le cerveau, limitée à une circonvolution, et quand elle est excitée électriquement, elle provoque des mouvements dans l’autre côté du corps. De plus, il existe une zone de cortex pour chaque partie du corps, et ces zones sont organisées dans un ordre précis. C’est ce qu’on appelle la somatotopie.

16.  Le sillon central (scissure de Rolando) est étendu sur les faces médiale et latérale de l’hémisphère. Il sépare le lobe frontal du lobe pariétal. La circonvolution frontale ascendante (qui est l’aire motrice primaire) est en avant. La circonvolution pariétale ascendante (qui est l’aire somesthésique primaire) est en arrière (cf. Fig. 12). 43

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C’est véritablement notre binôme allemand qui a permis de voir la stimulation électrique cérébrale comme méthode de localisation des fonctions. Le recueil de leurs études, Über die elektrische Erregbarkeit des Grosshirns, publié en 1870, a eu, on peut le dire, un retentissement mondial. Curieusement, à l’apogée de leur renommée, suite à la publication de leur ouvrage, Hitzig et Fritsch se séparent, pour ne plus jamais se revoir, le premier s’engageant dans la psychiatrie, le deuxième parcourant le globe. Comme si, sortant d’une sorte de « transe du chercheur », ils voulaient tourner la page, un peu honteux, cherchant à oublier les jappements de chiens ensanglantés, ouverts sur une vieille table de salon. De la fin du xixe au début du xxe siècle, la cartographie du cortex moteur par stimulation électrique se développe. Un neurologue écossais, Sir David Ferrier, et un médecin britannique, Charles Scott Sherrington, travaillent sur différents types de primates, et identifient par stimulation électrique le cortex moteur chez le chimpanzé, le gorille et l’orang-outang. C’était une autre époque. Cependant, ces travaux chez le singe ont clairement amplifié le mouvement naissant anti-vivisection. En 1876, est publié en Angleterre le Cruelty to Animals Act, qui impose la détention d’une licence pour réaliser des vivisections chez l’animal, ainsi que la preuve de l’absolue nécessité et originalité du travail de recherche. En fait, à l’époque, personne n’a été satisfait de ce texte. Les chercheurs le considéraient comme un frein face à la compétition scientifique (déjà présente !), surtout face aux avancées françaises et allemandes. Les anti-vivisectionnistes, eux, considéraient que ce n’était finalement qu’un permis pour vivisection. Mais le mouvement s’amplifie. Ferrier finit par être traîné devant les tribunaux par la ligue anti-vivisection. C’est là un tournant important pour la reconnaissance de la souffrance animale, et cela ne fera que s’améliorer, et c’est tant mieux. Animaux morts et vivants, cadavres de suppliciés, on progressait beaucoup dans les connaissances, un peu plus lentement dans l’éthique. 44

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Et toujours pas de données sur la stimulation électrique du cerveau chez un être humain vivant. Du moins rapportées… La soif de connaissance était intarissable, le monde cruel, et l’éthique pas encore vraiment construite… Ne dit-on pas qu’Eduard Hitzig, le neuropsychiatre du duo allemand infernal, avait commencé ses observations alors qu’il était médecin dans l’armée prussienne, profitant des quelques soldats survivants à des blessures de la tête et dont le cerveau était à découvert, tout offert à l’expérimentation, à la stimulation électrique… La neurochirurgie n’existait pas encore, et il fallait qu’une occasion se présente. Et elle se présenta au Dr Roberts Bartholow, une après-midi d’automne 1874 sous l’apparence d’une jeune servante irlandaise. Marta Rafferty avait 33 ans et avait été admise à l’hôpital Good Samaritan dans l’Ohio pour une vilaine plaie sur le sommet de son crâne [17]. C’était un cancer de la peau qui évoluait depuis plusieurs mois, et qui avait fini par creuser peau et os, mettant à découvert, entre ses cheveux roux, ses hémisphères cérébraux. Il faut avouer que lorsqu’on regarde la photo de Roberts Bartholow, avec ses sourcils épais, surmontant un regard dur, et sa barbe, aussi noire que longue, il fait un peu peur, un peu savant fou. Simple apparence, il a tout de même été cofondateur quelques années plus tard, de l’American Neurological Association et en est devenu président. Sans état d’âme, Bartholow profita de l’occasion unique qui se présentait à lui et se lança dans une série d’expériences sur la jeune Marta, insérant des aiguilles dans différents endroits du cerveau, et appliquant des stimulations électriques croissantes. Certes, le cerveau est paradoxalement le seul organe qui n’a aucune sensibilité, mais quand même. La première série d’expériences fut interrompue par une crise d’épilepsie. La pauvre femme a la mauvaise idée de décéder le lendemain, après avoir souffert de nouvelles crises d’épilepsie puis d’une hémiplégie. 45

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Bartholow ne manqua pas de présenter ses travaux, et il fut sérieusement attaqué par ses pairs. Le côté non consenti, sur une faible d’esprit, le côté radical pour ne pas dire cruel de son étude ne passait plus à la fin de ces années 1800. Bartholow n’aura pas été le seul médecin à avoir eu « une occasion unique » et à l’exploiter, mais pour les raisons citées ci-dessus, ces travaux seront peu diffusés [18]. Il a fallu attendre la fin du xixe siècle, et la naissance de la neurochirurgie comme spécialité chirurgicale, pour voir apparaître une cartographie du cortex cérébral par stimulation électrique, disons… dans des conditions plus réglées. La neurochirurgie éclôt aux États-Unis et dans les pays européens à peu près à la même période. Sauf en France qui, après avoir été la lumière de la neurologie, se retrouve à la traîne. Des chirurgiens généraux, la seule chirurgie de l’époque d’ailleurs, se spécialisent. Parfois des neuropsychiatres audacieux se lancent dans la chirurgie. Autour de 1900, Victor Horsley en Angleterre, Roswell Park, William Williams Keen puis Harvey Cushing aux États-Unis [19], Fedor Krause puis Otfrid Foerster en Allemagne, sont les premiers neurochirurgiens à utiliser la stimulation électrique pour repérer des zones fonctionnelles du cortex cérébral. Comme quoi, les travaux du terrible Dr Roberts Bartholow de l’Ohio, et du non moins terrible duo allemand Hitzig et Fritsch n’étaient pas tombés dans l’oreille de sourds. Parmi ces premiers neurochirurgiens, Harvey Cushing aux ÉtatsUnis est unanimement reconnu comme le père fondateur de la neurochirurgie. Bien qu’il ait laissé peu de traces écrites, il connaissait les travaux de Charles Scott Sherrington sur le grand singe et a réalisé des stimulations électriques du cortex moteur chez ses patients. Mais c’est le neurochirurgien allemand Otfrid Foerster qui mérite une attention toute spéciale. Imaginez-le, né un 9 novembre 1873 à Breslau, une petite ville allemande, où il fait ses études et côtoie Wernicke. Oui, 46

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oui, LE Wernicke de la zone de Wernicke. Ce dernier, reconnaissant en Otfrid un étudiant brillant, lui conseille de voyager. Otfrid va ainsi à Paris, à la Salpêtrière, se frotter aux grands maîtres de la neurologie française… et revient à Breslau pour ouvrir un service de neurologie. La première guerre mondiale va l’amener à développer, à l’hôpital militaire de Breslau, la chirurgie de l’épilepsie. Une crise d’épilepsie est une décharge électrique anormale, brutale et non contrôlable de neurones. La raison en est une sorte de court-circuit, soit présent dès la naissance – avec une malformation plus ou moins visible – soit acquis plus tard, après un traumatisme, une infection, une tumeur… voire une opération neurochirurgicale, du fait de la cicatrice. La conséquence de cette décharge anormale est ce que l’on appelle la crise d’épilepsie, dont les manifestations sont très variables selon la population de neurones affectés : mouvements anormaux pour la région motrice, troubles du langage pour des régions impliquées dans le langage, parfois des symptômes plus complexes. En tout cas, si la décharge anormale s’étend, embrasant tout le cortex, à la manière d’un feu de forêt, survient alors une crise généralisée, celle que l’on appelle « grand mal ». De fait, ce terme illustre bien le caractère impressionnant de cette crise, le patient tombe, convulse de ses quatre membres, les yeux révulsés, la bouche écumant, ne reprenant conscience qu’après de longues minutes. Bref, handicapant, éprouvant, terrible. Assez souvent, l’épilepsie peut être prévenue par un simple traitement médicamenteux. Parfois, elle résiste à tous les médicaments existants. L’épilepsie prend alors une tournure dramatique avec parfois plus de 50 crises par jour, mettant la vie du patient en danger, mais aussi détruisant petit à petit, au fil des crises, son cerveau. C’est là qu’intervient la chirurgie de l’épilepsie. Quand la zone cérébrale malade, source du « court-circuit », de la décharge électrique incontrôlée, est localisée, elle peut être enlevée chirurgicalement, ce qui guérit l’épilepsie. 47

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Otfrid Foerster réalise ainsi les premières ablations de cortex malade responsable des crises, en opérant sous anesthésie locale. L’anesthésie générale en était à ses tout débuts, et l’absence de sensibilité du cerveau permet de réaliser une chirurgie cérébrale pour peu que l’on ait réalisé l’anesthésie locale de la peau du scalp. En stimulant électriquement le cortex de ses patients à l’aide d’une électrode, Otfrid peut identifier le cortex contrôlant la motricité, et ainsi enlever la zone corticale malade responsable de l’épilepsie sans entraîner d’hémiplégie chez ses patients. Ses résultats sont époustouflants, pour l’époque. Devenu fameux, il lui est offert des positions prestigieuses à Berlin ou Heidelberg. Et bien non, Otfrid veut rester dans sa petite ville de Breslau, 400 000 habitants à l’époque, et va en faire « the place to be » pour les neurochirurgiens en formation du monde entier. Ils vont être des dizaines à venir se former auprès de lui, dont un jeune nord-américain, Wilder Penfield, qui viendra travailler six mois dans ce coin perdu du monde, pour tout apprendre de ce brillant neuropsychiatre allemand, devenu neurochirurgien par la force de la première guerre mondiale. Foerster et Penfield vont s’entendre à merveille et, en 1930, vont publier leurs travaux sur la chirurgie de l’épilepsie, publication qui fera date. De retour à Montréal, Wilder Penfield continue la chirurgie de l’épilepsie et la cartographie cérébrale per-opératoire. Il s’entoure de neurologues, de chercheurs et fonde grâce à des fonds privés le célèbre Institut Neurologique de Montréal (universellement connu sous le sigle de MNI, Montréal Neurological Institute). En regroupant les résultats des stimulations corticales réalisées chez tous ses patients, il réalise une carte précise du cortex moteur et sensitif. Il en définit en particulier la somatotopie : comme ce qui avait été décrit chez le chien par Eduard Hitzig et Gustav Theodor Fritsch, nos Allemands vivisecteurs, chaque partie du corps est représentée selon un ordre très précis sur les cortex moteurs et sensitifs. Il

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existe une zone motrice pour les yeux, la bouche, l’épaule, le coude, le poignet, la main, les doigts, etc. Si on représente un être humain, dont chaque partie du corps est proportionnelle à la taille de la zone de cortex cérébral qui lui est dévolue, on obtient un personnage pour le moins curieux, à la bouche et aux mains disproportionnées. On l’appelle l’homonculus de Penfield (Fig. 12).

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Fig. 12 | A) Le cortex moteur primaire gauche situé sur la circonvolution frontale ascendante (en blanc), devant le sillon central (en noir), Chaque zone du corps y est représentée par une zone de cortex, selon un ordre particulier, c’est la somatotopie. B) L’homonculus de Penfield. (Source https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Front_of_ Sensory_Homunculus.gif)

Quarante ans plus tard, cette cartographie du cortex va être étendue aux zones du langage par un neurochirurgien américain de l’université de Washington, George Ojemann [20]. Il va constater que si la stimulation électrique au niveau du cortex moteur produit un mouvement dans l’autre côté du corps, la même stimulation au niveau de certaines zones de l’hémisphère gauche bloque le langage. Cette différence d’effet est liée au rôle et à l’organisation du cortex stimulé. Pour faire simple, les neurones moteurs du cortex sont directement branchés sur la moelle épinière, réalisant un

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réseau unidirectionnel. Quand on les stimule, ils activent directement les neurones moteurs de la moelle épinière et déclenchent un mouvement. Les neurones impliqués dans le langage appartiennent eux à des réseaux complexes, associant neurones excitateurs et neurones inhibiteurs, organisés dans un jeu d’équilibre complexe. Leur stimulation rompt cet équilibre et se traduit par un dysfonctionnement, une « paralysie » du langage en quelque sorte. La stimulation électrique d’une zone corticale impliquée dans le langage la « paralyse » donc le temps que l’on applique l’électrode, soit 4 secondes environ. Plus précisément, si on demande au patient de nommer des images, alors que l’on applique une stimulation électrique sur certaines zones corticales de l’hémisphère gauche, des troubles apparaissent. Cela va du blocage complet du langage à des erreurs, que l’on classe en paraphasies phonémiques (par exemple le patient dit « fouquette » au lieu de fourchette) ou sémantiques (le patient dit « cuillère » ou « couteau » au lieu de fourchette). Le langage est ainsi troublé, parfois bloqué dans sa production (aspect phonologique), ou dans sa compréhension (aspect sémantique). Si après avoir méticuleusement stimulé le cortex d’un patient, centimètre carré par centimètre carré, on dispose une petite étiquette (une lettre en papier) sur chacune des zones du cortex dont la stimulation a entraîné un trouble du langage (zones dites éloquentes), on obtient une véritable cartographie corticale des zones du langage (Fig. 13). En cumulant les cartographies de plusieurs patients, Ojemann va remarquer que les zones corticales impliquées dans le langage sont très petites, étendues sur environ 1 à 2 cm2. Elles forment une sorte de mosaïque, des « nuages de points », avec un épicentre frontal gauche et un autre au niveau de la jonction temporo-pariétale gauche. Ce n’est pas étonnant, ces épicentres correspondent aux zones identifiées il y a longtemps par Broca et Wernicke. Les autres zones identifiées, plus dispersées, sont maintenant connues, les zones frontales prémotrices, le lobe temporal. 50

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Fig. 13 | A) Photographie d’une cartographie corticale lors d’une intervention neurochirurgicale, on voit en haut à gauche l’électrode utilisée. B) Variabilité des points sur lesquels une stimulation électrique provoque des troubles du langage chez une centaine de patients éveillés (d’après Ojemann [20]).

L’observation d’Ojemann la plus importante est que les points identifiés sur le cortex, les zones éloquentes, varient d’un patient à l’autre. D’abord en raison d’une variabilité individuelle, nous avons tous un plissement cérébral, une gyration, différente, unique, comme nos empreintes digitales. Mais aussi parce que ces cartographies sont toujours réalisées chez des patients atteints de lésions cérébrales (tumeur, malformation vasculaire, zone épileptogène). Des zones corticales éloquentes ont pu être redessinées, des zones accessoires ont pu devenir essentielles. George Ojemann a grandement développé la chirurgie de l’épilepsie, et il va aussi étendre la cartographie du langage à la chirurgie des tumeurs cérébrales. Il va de plus calibrer la forme de l’électrode et les caractéristiques (fréquence, intensité) du courant à appliquer. De par ses contributions, il est vraiment le père de la cartographie cérébrale en neurochirurgie. Un peu plus tard, sous l’impulsion des élèves d’Ojemann et surtout d’équipes françaises, les neurochirurgiens ont découvert que l’on pouvait, de la même façon, cartographier les voies sous-corticales, c’est-à-dire les fibres nerveuses qui, dans la substance blanche, 51

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connectent les différentes aires de cortex impliquées dans le langage [21]. Nous avons vu que ces voies de connexions sont essentielles, et que leurs atteintes pouvaient provoquer des troubles du langage plus définitifs que ceux secondaires à une atteinte corticale. Chez un patient éveillé, la stimulation électrique d’un de ses faisceaux de fibre agit comme une section transitoire, le temps que l’on applique l’électrode. Il est donc devenu possible de réaliser une cartographie corticale et sous-corticale des réseaux du langage et donc de réaliser une intervention chirurgicale dans l’hémisphère gauche, considéré souvent comme inopérable sous peine de lourdes séquelles sur le langage. La chirurgie cérébrale en condition éveillée consiste à réveiller, ou ne pas endormir le patient lors d’une chirurgie du cerveau. Elle est rendue possible par l’insensibilité du cerveau. Paradoxalement, l’organe récepteur de toutes les sensations est totalement insensible. Il suffit d’effectuer une anesthésie locale de la peau et des méninges (enveloppes) du cerveau pour que le patient ne ressente pas de douleur. Il est alors possible de faire réaliser au patient différentes tâches, ou tests de langage alors que l’on stimule électriquement une zone de son cerveau avec une électrode. « Inhiber », devrais-je écrire précisément plutôt que « stimuler », car cette stimulation électrique va en quelque sorte paralyser la zone cérébrale, le temps du contact avec l’électrode, quelques secondes. Toute anomalie de réponse lors de la stimulation d’une zone cérébrale permet de considérer cette zone comme éloquente, c’est-à-dire essentielle pour la tâche réalisée. Les tests utilisés pendant l’opération se sont étoffés depuis l’époque d’Ojemann. Le test de dénomination orale d’images (appelé DO80 car basé sur 80 images ayant été validées pour leur universalité et reproductibilité) reste cependant largement utilisé. Pour peu que l’image soit surmontée d’une petite phrase à lire, ce test simplissime explore assez globalement les composantes du langage. Suivant la zone du réseau du langage que l’on paralyse transitoirement par la 52

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stimulation électrique, peuvent apparaître tous les troubles typiques de l’aphasie : blocage complet, ralentissement, intoxication par le mot, manque du mot, paraphasie phonologique ou sémantique. Cela n’empêche pas d’utiliser en complément d’autres tests, explorant plus précisément l’aspect sémantique, la lecture ou l’écriture, parfois adaptés au patient, à sa langue, son niveau culturel, son origine. Nous utilisons pour notre part le langage spontané pendant certaines phases de l’opération. Le neuropsychologue s’entretient à bâtons rompus avec le patient, en apparence décontracté mais à l’affût de toute anomalie, hésitation, paraphasie, qui amènent à stopper le geste chirurgical pour réaliser à nouveau une cartographie. C’est une tâche difficile, qui nécessite une grande concentration, mais aussi pour alimenter la conversation, de connaître l’environnement du patient, sa famille, ses hobbies. Je dois tirer ici mon chapeau à nos neuropsychologues qui doivent par exemple découvrir le monde complexe du feuilleton Plus belle la vie, ou bien s’intéresser à la tyrosémiophilie (la collection des étiquettes de camembert) ! C’est pour cela, et pour valider les tests qui seront réalisés pendant l’intervention, que le neuropsychologue doit voir longuement le patient avant la chirurgie. L’importance de cette évaluation préopératoire est illustrée par une anecdote du début de notre expérience. Alors que je réalisais une cartographie du langage, le patient, à la vue d’un entonnoir, s’exclame très convaincu : « Ceci est une ouillette » ! Magnifique paraphasie. Je m’apprêtais à poser une petite étiquette sur la zone de cortex alors stimulée, pour signifier son caractère éloquent, quand mon interne, d’origine vendéenne, comme le patient, me corrige en m’expliquant que c’est comme cela que l’on appelle un entonnoir en Vendée… une ouillette. Le niveau culturel et la profession du patient sont également des éléments essentiels. Si le dictionnaire Petit Robert comprend 60 000 mots, le vocabulaire moyen en France comprend 5 000 mots, et certains de nos concitoyens n’en maîtrisent que quelques centaines, d’autres des dizaines de milliers. Idem pour la lecture. Un lecteur 53

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moyen a une vitesse de 200 mots par minute avec une compréhension voisine de 60 %, ce peut être beaucoup plus, parfois moins. C’est pour cela qu’il est important d’adapter les tests au patient. Le langage est une fonction bien sûr éminemment complexe, et vouloir en explorer toutes les composantes, tous les réseaux, avec la seule dénomination d’images (test DO80) est illusoire. Réussir une DO80 confirme la visualisation d’une image, son identification et la possibilité d’en retrouver dans notre bibliothèque intérieure le mot associé, pour ensuite le prononcer. Mais il ne dit rien sur notre compréhension du mot. Ce test explore mal l’aspect sémantique du langage. Par exemple, chez un patient, la stimulation électrique d’une zone corticale (je devrais dire l’inhibition) ne l’empêchait pas de dénommer parfaitement une image de canard. Par contre, alors que la même zone était stimulée, il était incapable de répondre à la question « Qu’est-ce qui vole et qui fait coin coin ? », réponse donnée immédiatement après l’arrêt de la stimulation électrique. Il est donc nécessaire d’associer à la DO80 des tests de sémantique, comme le test d’association d’un item avec un des deux autres situés en dessous, que ce soit en image ou en texte. Avec qui l’Esquimau a-t-il un rapport sémantique (Fig. 14) ?

Fig. 14 | Test d’association sémantique, quelle image ou mot s’apparie avec l’Esquimau ? Réponse : l’igloo.

Bien sûr, plus nombreux seront les tests réalisés, plus précise et complète sera la cartographie du réseau du langage chez le patient. Mais si la procédure d’une chirurgie éveillée est très généralement bien supportée, elle est 54

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fatigante, et la fatigue du patient vient gêner la réalisation de tests et sa collaboration. D’où l’intérêt d’un, deux ou trois tests maximum explorant au moins les composantes minimales nécessaires du langage pour un patient donné, un réseau du langage nécessaire et suffisant pour que sa qualité de vie ne soit pas altérée. Vous verrez que cette notion a guidé notre programme de recherche sur la cartographie de l’hémisphère droit. Si la chirurgie cérébrale en condition éveillée paraît impressionnante, elle est généralement bien tolérée par les patients, qui de plus sont motivés pour jouer un rôle actif dans la séquence thérapeutique. Plus les équipes sont rodées, plus l’intervention est facile. La sérénité, la tranquillité de l’équipe anesthésique et chirurgicale sont communicatives. Il n’est pas rare que nous plaisantions avec le patient. Personnellement, je m’entretiens souvent avec le patient lors de l’opération. Allongé, il ne voit pas le chirurgien, mais le contact verbal consolide ce lien singulier qui se tisse lors d’une intervention en condition éveillée. En prenant soin de préparer l’intervention et d’utiliser l’hypnose, il est même possible de réaliser une cartographie cérébrale en chirurgie éveillée chez l’enfant. Nous avons, dans notre équipe, été précurseurs dans ce domaine, avec des interventions chez de jeunes patients dès 8 ans [22]. Lorsqu’une chirurgie en condition éveillée est programmée et réalisée, la limite entre le soin et la recherche est ténue. Nous sommes très très loin des expérimentations sauvages à la Roberts Bartholow, et le bénéfice du patient reste toujours le but et la motivation principale. Mais en notant soigneusement et en cumulant les résultats des cartographies, comme Ojemann l’avait fait, et en y joignant l’imagerie cérébrale moderne, ces interventions ont fait progresser les connaissances dans les réseaux du langage. C’est une variante de la méthode anatomo-clinique, plus précise, plus immédiate ! Cependant, toute modification de la méthodologie, ou l’ajout d’un dispositif expérimental, se fait maintenant dans le cadre d’un essai clinique, avec comité d’éthique, information et consentement du patient. La vision chirurgicale des réseaux du langage a permis de changer les règles de la chirurgie de l’hémisphère gauche. Une lésion cérébrale 55

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située dans les aires dites de Broca ou de Wernicke n’est pas forcément inopérable. Ce qui fait dire à mon collègue Hugues Duffau qui a beaucoup œuvré pour le développement de la cartographie cérébrale en chirurgie éveillée, que la zone de Broca n’existe pas ! [23] La cartographie pendant une chirurgie éveillée permet d’identifier et donc de respecter les zones corticales essentielles (dont la fameuse « entrée obligatoire » du langage) et leurs connexions. Depuis les années 2000, cette cartographie est devenue un standard dans la chirurgie de l’hémisphère gauche. Elle est pratiquée dans de nombreux services de neurochirurgie spécialisés. Il est devenu en effet difficilement acceptable de ne pas opérer une tumeur de l’hémisphère gauche de crainte de provoquer une aphasie, comme d’ailleurs de ne pas se donner, pendant la chirurgie, toutes les chances d’éviter une aphasie. Ces dernières années, l’imagerie cérébrale a fait des progrès faramineux et pourrait reléguer la stimulation cérébrale au placard des techniques dépassées. Elle pourrait aussi nous faire replonger dans le côté obscur de la phrénologie…

À QUOI PENSENT LES SAUMONS MORTS ? (OU LA CARTOGRAPHIE CÉRÉBRALE PAR IRM)

Nous avons vu que les connaissances sur les réseaux du langage doivent beaucoup à la méthode anatomo-clinique. Heureusement, aujourd’hui il n’est plus nécessaire d’attendre que le patient décède pour corréler les symptômes dont il souffrait avec les lésions de son cerveau. Et cela grâce à l’imagerie cérébrale. L’invention qui a révolutionné l’imagerie cérébrale, pour ne pas dire les neurosciences ces dernières décennies, est l’imagerie par résonance magnétique, l’IRM pour faire plus court. 56

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Le phénomène de résonance magnétique a été découvert relativement récemment, en 1946, par deux physiciens américains, Felix Bloch à Stanford et Edward Mills Purcell à Harvard, qui ont reçu pour cela le prix Nobel de physique en 1952. Pour schématiser, son principe repose sur le fait qu’un atome stimulé par un champ magnétique intense va emmagasiner de l’énergie qu’il relâche secondairement, sous la forme d’une onde électromagnétique qu’il est possible d’enregistrer, c’est l’écho. Ce principe va d’abord être utilisé pour ce que l’on appelle la spectroscopie RMN, pour l’analyse de molécules en chimie organique. C’est trente ans plus tard que la résonance magnétique est utilisée pour l’imagerie médicale, en utilisant les méthodes de reconstruction d’image développées pour le scanner. Il devenait possible d’avoir de magnifiques coupes anatomiques de la tête et du cerveau, dans les trois plans de l’espace, comme dans les livres. Certes, le scanner nous montrait déjà le cerveau, mais pas aussi finement, pas aussi précisément. Pour imaginer la bénédiction qu’a été l’apparition du scanner puis de l’IRM, il faut réaliser que mes patrons, à qui je dois ma formation de neurochirurgie, ont passé la majorité de leur carrière à opérer un organe qu’il n’était pas possible de visualiser avant l’intervention. Avant d’ouvrir le crâne de leur patient, ils ne disposaient que de l’artériographie (qui montre seulement les artères et les veines du cerveau) et de la ventriculographie maintenant abandonnée (qui montrait les cavités du cerveau, que l’on appelle les ventricules cérébraux). Ils ne voyaient donc pas le tissu cérébral. Et c’est seulement en fonction des déplacements des artères ou des ventricules qu’ils déduisaient l’existence d’une lésion cérébrale. Encore fallait-il qu’elle soit suffisamment volumineuse. La neurochirurgie a longtemps gardé ce petit côté « pochette-surprise », et l’analyse des symptômes avait parfois plus d’importance pour localiser les lésions que ces examens radiologiques. L’IRM a tout d’abord permis de visualiser une anatomie cérébrale fine et précise. Puis, en jouant sur le temps de répétition entre deux excitations et le temps d’écho (temps entre le signal d’excitation et la réception de l’écho), elle a permis d’avoir des informations sur la 57

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qualité du tissu cérébral, en particulier sa richesse en eau (lorsqu’il y a un œdème), la présence de résidus ferreux (produits de dégradation de l’hémoglobine, signant une hémorragie ancienne). Puis il est devenu possible, en analysant le mouvement des molécules d’eau agitées par le champ magnétique de l’IRM, de reconstruire en trois dimensions les faisceaux de fibres. Ces faisceaux de fibres sont plus précisément des faisceaux d’axones, les prolongements des neurones. Ce sont eux qui réalisent les connexions anatomiques entre les différentes régions du cerveau. Ce nouveau type de séquence IRM s’appelle la tractographie par IRM de diffusion (dMRI) (Fig. 15). Elle produit de magnifiques images, parfaites pour les articles de vulgarisation, montrant un cerveau constitué d’un fouillis de fines fibres de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel dont il est possible d’isoler des faisceaux de fibres précis. La tractographie a permis d’identifier ou de confirmer les faisceaux impliqués dans différents réseaux, comme ceux du langage.

A

B

Fig. 15 | A) Tractographie par IRM. B) Tractographie préopératoire où sont isolés des faisceaux impliqués dans le langage (rouge : faisceau arqué ; jaune : faisceau frontooccipital inférieur ; violet : faisceau unciné).

Ces images pourraient laisser penser que c’est ce que voit un neurochirurgien quand il opère sous microscope. Un peu comme ces armoires de France Télécom qui, ouvertes, laissent entrevoir un entrelacs de fils électriques de toutes les couleurs et de branchements multiples. Au risque de vous décevoir, la profondeur du cerveau 58

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ressemble plus à du mascarpone. Difficile de s’y retrouver, à moins d’avoir de solides connaissances en neuroanatomie. C’est d’ailleurs pour cela que les dissections des faisceaux de la substance blanche en post mortem chez l’Homme sont apparues tardivement. La nature « fibrillaire » de la substance blanche est suspectée dès le xviie siècle. Mais la connaissance des faisceaux de la substance blanche commence véritablement au xixe siècle avec son apogée à l’orée du xxe siècle grâce à Jules Dejerine, neurologue de la grande lignée de la Salpêtrière, qui a aussi décrit l’alexie (cf. chapitre « Peu de temps pour Tan »). Ce qui ne l’a pas empêché de se tromper. Il postule en effet une règle qui restera longtemps immuable : « les faisceaux de la substance blanche ne peuvent avoir qu’une seule orientation, de l’avant à l’arrière du cerveau ». De fait pendant le siècle suivant disparaissent des traités d’anatomie certains faisceaux verticaux17. C’est plus tard, dans les années cinquante, que ces faisceaux verticaux seront « redécouverts » grâce à un anatomiste allemand qui décrit une technique qui solidifie le cerveau et permet de dissocier ses faisceaux de fibres de la substance blanche [24]. Cette méthode de dissection est encore utilisée pour valider des travaux réalisés en tractographie. L’anatomie de toutes ces voies de communication est bien connue maintenant, leur connaissance dans le détail reste cependant incomplète. Le « flou » qui entoure leur nomenclature – identique d’ailleurs à celui qui entoure certains termes utilisés pour des régions du cortex – ne facilite pas la tâche [25]. Malgré cela, la tractographie a ouvert une nouvelle ère dans la chirurgie cérébrale, d’autant qu’il est possible d’intégrer maintenant ces images dans la neuronavigation, une sorte de GPS chirurgical. La neuronavigation nous montre la position de nos instruments en temps réel sur la carte cérébrale du patient, carte qu’il est possible d’implémenter en y superposant tous les types d’imagerie, d’un scanner osseux à la tractographie. 17.  Comme le faisceau frontal aslant ou le faisceau occipital vertical. 59

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Une petite parenthèse. Vous souvenez-vous de Broca, et de Tan, ou plutôt du cerveau de Tan conservé dans un bocal rempli d’alcool ? En 2015, une équipe de chercheurs anglais et français a ressorti ce cerveau pour l’analyser en IRM de diffusion [26]. Et surprise, en plus des lésions corticales connues, il y avait une interruption du faisceau arqué, la voie de connexion entre les centres antérieurs et postérieurs du langage. L’aphasie de Tan était finalement plus une aphasie de déconnexion qu’une aphasie par atteinte du cortex frontal. Broca ne le saura jamais. Cela souligne en tout cas la nouvelle vision du cerveau qui nous est offerte, que ce soit pour comprendre une maladie ou pour préparer une opération neurochirurgicale. Le cortex n’est pas tout. Les fibres de la substance blanche qui connectent les différentes structures cérébrales sont aussi, voire plus importantes que le cortex. Le cortex, constitué de neurones, peut évoluer ; les courtes connexions entres les neurones peuvent se modifier ; le rôle d’un neurone peut changer. De nouveaux neurones peuvent mêmes se créer chez l’adulte grâce aux cellules souches. C’est la plasticité cérébrale, qui permet d’espérer une amélioration dans les mois qui suivent un accident vasculaire cérébral ou un traumatisme crânien. Les fibres, elles, ne repoussent plus chez l’adulte et ne se réparent pas non plus. D’où l’importance de les localiser pendant l’intervention grâce à la stimulation électrique, et de les préserver. Refermons la parenthèse et parlons du cortex. Les progrès de l’IRM ont permis de visualiser les zones du cortex mises en activité lors d’une tâche donnée. C’est l’IRM fonctionnelle, IRMf (Fig. 16). Et cela grâce aux travaux de Seiji Ogawa, basés sur le magnétisme de l’hémoglobine, qui contient, je vous le rappelle, du fer. Dans le sang, l’hémoglobine contenue dans les globules rouges se trouve sous deux formes : oxygénée après passage dans les poumons, désoxygénée après passage dans les organes. L’hémoglobine désoxygénée est aimantable sous l’influence d’un champ magnétique, pas l’hémoglobine oxygénée. Lorsqu’une zone du cerveau s’active, elle a 60

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besoin de plus d’oxygène, et davantage de sang oxygéné l’irrigue. C’est ce qu’on appelle le signal BOLD (pour, en anglais, Blood-OxygenLevel Dependent). En réalisant des images IRM en cadence rapide (au moins une toutes les secondes), il est possible de suivre en direct les variations du débit sanguin liées à l’activité cérébrale lors d’une tâche quelconque (qui peut être lever le pouce, ou lire du Victor Hugo). En réalité, ce n’est pas si simple, le signal recueilli est troublé par une tonne de signaux parasites qu’il faut éliminer par des calculs mathématiques et statistiques complexes. Les données brutes sont triturées, transformées, intégrées, traitées, quelquefois une nuit entière en fonction de la puissance de l’ordinateur. Le résultat est bluffant, magnifique. L’interprétation des images semble à la portée de tous. L’activité corticale est représentée à la surface du cerveau par des zones colorées, avec un code couleur d’intensité, variant du jaune au rouge (Fig.16A).

A

B Fig. 16 | IRM fonctionnelle du langage sur un cerveau reconstruit informatiquement : face latérale de l’hémisphère gauche. Les zones activées apparaissent du jaune au rouge. A) IRM du langage préopératoire chez un patient ayant une tumeur du lobe frontal (en vert). B) IRM du langage chez un volontaire sain. On observe l’équivalent de la zone de Broca au niveau du lobe frontal et une activation autour de la partie postérieure du sillon temporal supérieur, maximum au fond du sillon (agrandissement) : « l’entrée obligatoire du langage ».

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Mais comme souvent en imagerie médicale, l’image est trop belle. Il ne faut pas se laisser abusivement séduire et bien réfléchir aux processus qui ont permis de générer cette image. Et pour l’IRM fonctionnelle dite de tâche, si le traitement mathématique est important, le paradigme (le type de tâches et leurs séquences) utilisé durant l’examen est majeur, et doit être pris en compte. Par exemple, si vous voulez étudier les zones cérébrales activées pour la compréhension des mots pendant la lecture, vous allez faire lire votre patient pendant l’examen. Mais les zones activées seront aussi impliquées dans l’attention et dans la vision. Peut-être même dans l’articulation si le patient articule en lisant. Il est alors nécessaire de faire une autre séquence d’examen, qui consiste encore à faire lire le patient, mais cette fois des mots sans signification. Les zones activées pourront alors être soustraites de la première session de l’examen et ne resteront, a priori, mais c’est là toute la difficulté, que les zones cérébrales impliquées dans la compréhension des mots. C’est pour ces raisons que, même s’il est possible d’intégrer les images d’IRM fonctionnelle dans la neuronavigation, la cartographie cérébrale grâce à la stimulation électrique chez un patient éveillé reste le « gold standard » pour identifier les zones corticales essentielles à une fonction. Plus récemment, l’IRM fonctionnelle est allée encore plus loin, grâce à la découverte fortuite d’un étudiant ingénieur électricien, alors âgé de 25 ans, Bharat Biswal. Il travaillait dans le département de radiologie de la faculté de médecine du Wisconsin et avait entrepris de trouver un moyen de réduire ces fameux signaux parasites qui rendent si difficile l’extraction du signal BOLD. C’est lors d’une séance d’IRM qu’il a remarqué une augmentation spontanée du débit sanguin cérébral, et donc de l’activité corticale dans deux régions distantes du cerveau, alors que le sujet était parfaitement immobile dans la machine. Il venait de découvrir un autre type d’IRM fonctionnelle, l’IRMf de repos (en anglais resting-state), qui permet de visualiser non plus des connexions anatomiques, mais des connexions fonctionnelles. Cela veut dire que les réseaux identifiés ne sont pas forcément sous-tendus par des connexions anatomiques 62

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directes. C’est la différence entre un réseau anatomique tel qu’il peut être identifié par la tractographie, et un réseau fonctionnel en IRM de repos, où le seul point commun avec les zones corticales du réseau est qu’elles fonctionnent ensemble. En pratique, on retrouve souvent des connexions anatomiques dans les réseaux fonctionnels. Pour réaliser une IRMf de repos, nul besoin d’imaginer des séquences de tâches complexes comme pour l’IRMf de tâche. On demande au patient de rester allonger dans la machine, relax, sans dormir toutefois. Les yeux peuvent rester fermés ou ouverts. L’examen va rechercher les différentes régions du cerveau qui « résonnent » spontanément, sur la même fréquence de fluctuation du signal BOLD (fréquence très basse, inférieure à 0,1 Hz, de l’ordre d’une oscillation toutes les 20 à 100 secondes). Ces régions qui « résonnent » sur une même fréquence constituent ces réseaux fonctionnels de repos (resting-state networks). En fonction des méthodologies d’analyse statistique réalisées, plusieurs réseaux de repos ont été décrits. Pour comprendre les méthodologies d’analyse utilisées, imaginez qu’au décours d’un championnat sportif, toutes les équipes se mélangent au centre du stade. Imaginez aussi que chaque sportif représente une zone cérébrale. L’IRM de repos avec analyse en composante indépendante va identifier les sportifs ayant la même couleur de maillot, les équipes en quelque sorte. C’est une méthode très puissante mais dont les résultats ne sont pas toujours faciles à interpréter. Pour revenir à nos sportifs sélectionnés sur la couleur de leur maillot, il sera difficile de deviner quel sport ils pratiquent. Parfois, les caractéristiques de l’équipe sélectionnée permettent de le deviner, par exemple des athlètes très costauds pratiquent probablement l’haltérophilie. Pour l’IRMf par exemple, l’existence dans le réseau d’une zone de cortex impliquée dans la vision laisse évidemment imaginer une tâche cognitive d’ordre visuel. Pour l’analyse avec hypothèse a priori, on définit une zone connue et on recherche les zones qui fonctionnent avec elle. C’est comme si l’on choisissait un joueur de basket et que l’on recherchait tous ceux qui jouent avec lui. C’est plus instructif, mais plus restrictif aussi. 63

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En IRM de repos, certains des réseaux fonctionnels identifiés sont identiques à des réseaux anatomiques connus, comme le réseau fonctionnel du langage dans l’hémisphère gauche. Je dois ici manifester mon admiration et ma reconnaissance à Aram Ter Minassian, que rien ne destinait à cela – il est anesthésiste de formation – et qui a non seulement développé l’IRM fonctionnelle dans notre CHU, mais l’a conduit à un niveau exceptionnel. Grâce à lui, il est devenu possible en préopératoire de disposer du réseau fonctionnel du langage du patient programmé en chirurgie éveillée, plus précisément d’une IRM de repos montrant les zones corticales impliquées dans le langage. En focalisant ces images par traitement statistique des données du signal BOLD, il est devenu possible de visualiser cette zone de cortex que nous appelons « l’entrée obligatoire du langage », au fond du sillon temporal supérieur (Fig. 16B). Zone que nous avons confirmée dans notre activité chirurgicale quotidienne comme un nœud essentiel du réseau du langage. Zone qu’il convient, parmi d’autres, de respecter impérativement lors d’une intervention chirurgicale dans l’hémisphère gauche. Mais l’IRM de repos a permis d’identifier d’autres réseaux cérébraux, plus inédits, et dont l’existence amène finalement plus de questions que de réponses ! D’abord le réseau du mode par défaut (Fig. 17). C’est ce dernier qu’avait observé Bharat Biswal, l’étudiant qui a découvert l’IRM de repos. Un réseau constitué de zones corticales bilatérales et symétriques, également distribué dans les deux hémisphères. Le réseau de mode par défaut, une véritable énigme. Un réseau mis en action quand on ne fait rien18…

18.  Les zones corticales activées dans ce réseau du mode par défaut sont : le cortex frontal prémoteur ventro-médial, le précunéus et la jonction temporo-pariétale droite et gauche. 64

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Fig. 17 | Zones de cortex synchronisées du réseau de mode par défaut sur une IRM de repos, en jaune orange. A) Vue de face. B) Vue de profil, face interne du cerveau. C) Coupe axiale.

Mais peut-on vraiment ne rien faire ? Il est généralement admis que ce réseau de mode par défaut est un réseau d’introspection, de référence à soi, aussi mis en jeu quand on laisse son esprit divaguer, quand on rêvasse, sur le présent ou le futur. Mais il aurait un autre rôle que nous aborderons plus longuement, la projection dans l’autre…   Les autres réseaux identifiés par l’IRM de repos sont les réseaux de l’attention. L’attention… tout un programme en soi. Selon le Larousse, l’attention est l’état par lequel un sujet augmente son efficience à l’égard de certains contenus psychologiques (perceptifs, intellectuels, mnésiques, etc.), le plus souvent en sélectionnant certaines parties ou certains aspects et en inhibant ou négligeant les autres. 65

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Curieusement, il n’y a pas un réseau de l’attention dans notre cerveau, mais trois. Et parmi ces trois, deux sont latéralisés dans l’hémisphère droit ! Nous verrons plus loin les conséquences de cette latéralisation, lors d’une lésion de l’hémisphère droit, mais aussi dans la vie de tous les jours, pour vous et moi. En fonction des méthodologies utilisées, beaucoup d’autres réseaux fonctionnels ont été décrits, un réseau sensorimoteur, un réseau visuel, un réseau de contrôle fronto-pariétal droit et gauche, etc. Quelle est la raison d’exister de tous ces réseaux fonctionnels ? Ce serait en fait un moyen pour que les connexions entre les neurones susceptibles de coopérer soient toujours en veille. L’ordinateur qu’est notre cerveau resterait toujours en veille, ne serait jamais éteint. Une veille pas très économique, il a été calculé que cet état de repos consommait 80 % de l’énergie cérébrale ! Mais du coup, allumer une fonction cognitive ne coûte pas grand-chose en termes d’énergie, souvent moins de 5 % de l’énergie cérébrale. Ces activations/inactivations successives se font en un millième de seconde, plus rapide qu’un clignement d’œil, sans arrêt. La connectivité fonctionnelle cérébrale est toujours entre un état stable et un état instable. On dit qu’elle est métastable. Cet état me rappelle celui de l’électron tel qu’il est compris maintenant par la physique quantique. Partout et nulle part en même temps, à la fois particule et onde, on ne le trouve et donc le positionne que quand on le cherche par un capteur. Dans le cadre de la connectivité fonctionnelle cérébrale, l’IRM de repos représente en quelque sorte le capteur, et les réseaux fonctionnels de repos l’électron capturé. Obligatoirement modifié par ceux qui tentent de l’analyser… Il est important de rappeler qu’une connectivité fonctionnelle ne veut pas forcément dire qu’il existe une connexion physique, ni dans quel sens va cette connexion. En pratique, les réseaux fonctionnels reposent quand même sur des voies de communication anatomiques 66

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parfois très indirectes. Et la tractographie par IRM permet justement de visualiser ces voies de communication, ces fibres. Il y a donc de plus en plus de travaux tentant d’intégrer les données anatomiques, structurelles, avec les données de connectivités fonctionnelles, pour construire un « connectome ». Une nouvelle discipline des neurosciences est ainsi apparue, la connectomique. Elle a pour but de comprendre les réseaux et les connexions du cerveau, d’identifier les facteurs génétiques et environnementaux qui interviennent dans leur construction et leur maintien. Cette nouvelle discipline signe définitivement la défaite des localisationnistes. Charcot avait tort. Le fonctionnement du cerveau est bien holistique… Malgré cela, certains neuroscientifiques reviennent à leur vilain penchant phrénologique. De nouveaux articles fleurissent, sur des profils de connectomes révélant une psychopathie, c’est-à-dire une faible capacité à maîtriser des pulsions violentes ou à réagir de façon appropriée à une stimulation sexuelle… [27]. Une néophrénologie est en train de naître. Après le faciès de criminel, l’IRM cérébrale de criminel. Inutile d’épiloguer sur les dangers potentiels de cette dérive, vous les imaginez très bien. Cela est encore plus effrayant quand on connaît l’histoire de Craig Bennet. Craig Bennet, alors jeune chercheur du département de psychologie de l’université de Californie Santa Barbara, étudiait par IRMf fonctionnelle les réactions humaines face à un stimulus social. Et comme cela doit se faire avant ce type d’étude, il avait commencé par un fastidieux travail de calibrage de l’IRM qu’il allait utiliser. Ce calibrage est généralement réalisé en mettant dans la machine des formes de plexiglas remplies d’eau ou d’huile. Mais Craig voulait réaliser le calibrage avec quelque chose de plus… disons naturel. Un premier essai avec une citrouille avait été plutôt décevant. Il avait alors essayé avec un poulet. Pas vivant, vous savez le poulet que 67

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vous achetez pour faire rôtir le dimanche. C’était mieux, mais cela ne suffisait pas à Craig. Il voulait quelque chose de plus frais. Craig a donc acheté et mis dans l’IRM un magnifique saumon atlantique de 46 cm, certes suffisamment frais pour être délicieusement consommé, mais complètement et définitivement mort. Et très sérieusement, ont été projetées à ce défunt poisson une série de photographies de personnes impliquées dans des activités sociales, comme on l’aurait fait pour les études cognitives programmées sur l’Homme. Comme on pouvait s’y attendre, le défunt poisson n’a pas vraiment répondu aux consignes qui lui étaient données, à savoir exprimer verbalement les émotions visualisées ou ressenties. Mais les données IRM brutes ont été transformées, intégrées, traitées, comme il se devait. Et, incroyable, l’analyse des signaux a montré une activation dans le tout petit cerveau du poisson, qui stricto sensu indiquait que le saumon mort exprimait un état émotionnel ! Évidemment, il s’agissait de fausses images, induites par des biais mathématiques. Ces résultats ont été publiés dans une revue, mettant ainsi en garde la communauté scientifique des risques de faux positifs à trop triturer des données et traiter des images [28]. Mais revenons à un versant plus positif de l’imagerie fonctionnelle cérébrale par IRM, en particulier de l’IRM de repos. Le réseau fonctionnel du langage identifié en IRM de repos est identique au réseau anatomique connu. Et chez un patient donné, il est identique à celui identifié sur une IRM fonctionnelle de tâche, durant laquelle on demande au patient de réaliser un certain nombre d’activités liées au langage. Nous avons d’ailleurs, comme d’autres, confirmé que l’IRM fonctionnelle de repos est plus précise que l’IRM fonctionnelle de tâche pour identifier le réseau du langage [29]. C’est un énorme avantage. Il n’est plus nécessaire de s’embêter avec des paradigmes de tâches complexes, et surtout, cet examen peut être réalisé chez un patient ou un enfant peu coopérant. L’IRM fonctionnelle réalisée avant l’intervention chirurgicale ne remplacera jamais une cartographie cérébrale réalisée durant la 68

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chirurgie éveillée, mais elle fait gagner du temps, en prélocalisant les zones sur lesquelles il va falloir concentrer la cartographie. C’est comme si on préparait une randonnée en montagne avec une carte de France, cela aide, mais sur place c’est mieux avec une carte IGN d’état-major ! Vérifier que la cartographie cérébrale du langage obtenue par une IRM fonctionnelle avant l’opération était fiable et tester sa précision par rapport à celle obtenue lors de la chirurgie éveillée étaient nos axes de recherche principaux. Jusqu’à un certain jour que je n’oublierai pas…

À LA MÉMOIRE DE CETTE MAMAN (OU LA PROSODIE)

C’était il y a plus de dix ans. Nous étions encore aux débuts de la chirurgie cérébrale chez un patient éveillé. Le but, vous le savez maintenant, est d’identifier, afin de le respecter, le réseau du langage chez un patient qu’il faut opérer d’une lésion dans l’hémisphère dominant, le gauche chez la majorité d’entre nous. J’avais alors pris en charge une jeune patiente, d’une trentaine d’années, droitière, chez qui avait été découverte une tumeur maligne, mal située, dans les profondeurs de son hémisphère gauche. Il est encore malheureusement impossible de guérir ce type de tumeur, mais on sait que la résection chirurgicale, même si elle laisse quelques cellules tumorales isolées, permet avec l’aide de la radiothérapie et de la chimiothérapie d’augmenter la durée de survie. C’est d’ailleurs une règle plutôt générale en cancérologie. La première équipe qu’elle avait consultée avait considéré cette tumeur inopérable, et s’était contentée d’une biopsie, d’un petit prélèvement effectué à l’aide d’une aiguille. Je voyais cette femme et son mari en consultation, pour un deuxième avis. Ils avaient deux jeunes enfants et connaissaient le terrible pronostic de la tumeur. 69

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Malgré ma réticence initiale – la décision de se limiter à une biopsie avant le traitement complémentaire était médicalement tout à fait justifiée –, ils m’ont convaincu de réaliser cette intervention d’exérèse. Elle voulait voir ses enfants grandir encore quelque temps, elle voulait, quels que soient les risques, leur donner encore un peu de son temps de mère. L’intervention a eu lieu. La tumeur a été enlevée. Et les suites ont été compliquées. Malgré toute l’attention de l’équipe au bloc opératoire, malgré toute notre motivation, la patiente s’est réveillée avec des troubles du langage. Et pas de petits troubles, une grosse aphasie, une quasi-impossibilité de parler, sans heureusement, de troubles de la compréhension. Cette jeune femme a survécu plusieurs années, au-delà de toute espérance, pour finalement mourir de sa tumeur. Au cours de son suivi, j’appréhendais chacune de mes consultations avec elle, j’appréhendais de me retrouver face à ce que je considérais comme un échec, mon échec. Et chaque consultation se terminait de la même façon, avec un sentiment mêlé d’admiration et de bonheur. Cette jeune femme ne pouvait quasiment pas s’exprimer par le langage verbal, elle ne prononçait que quelques mots, quelques phrases de style télégraphique, et à la syntaxe approximative. Mais elle s’exprimait de façon incroyablement riche, tout en tonalité émotionnelle, en expression faciale. Elle pouvait pleinement communiquer avec ses jeunes enfants, elle leur donnait tout ce qu’une jeune mère peut donner, elle était heureuse de ce temps gagné, pour elle, pour eux et son mari. Malgré la situation, malgré le pronostic, terrible, elle était heureuse. Après son décès, j’ai reçu une lettre très émouvante de son mari, remerciant l’équipe du surplus de temps qui lui avait été accordé avec ses enfants. Je n’oublierai jamais cette patiente et la leçon de vie qu’elle m’a donnée. 70

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

C’est elle qui m’a fait prendre conscience de l’importance de ce qu’on appelle la communication non verbale, et du rôle qu’y tient l’hémisphère droit. Alors que toute notre attention était monopolisée sur l’hémisphère gauche, celui qui parle, qui lit et écrit, cette patiente a, sans le savoir, orienté définitivement nos recherches sur l’hémisphère droit. Malgré son aphasie, cette maman pouvait communiquer de façon incroyable, en particulier avec ses enfants, grâce à la tonalité émotionnelle du peu de mots qu’elle prononçait. Cette musique du langage est ce qu’on appelle la prosodie. En fait, il y a deux types de prosodie : – la prosodie linguistique, qui fait référence à l’intonation utilisée à des fins grammaticales, pour différencier une interrogation d’une affirmation par exemple. Elle semble être traitée dans les deux hémisphères, avec une dominance gauche, ce qui est compréhensible ; – la prosodie émotionnelle, celle qu’utilisait la maman dont nous avons parlé. Cette prosodie est là pour donner une intonation triste, joyeuse, agressive, etc., quel que soit le contenu linguistique du message. Un exemple ? Allez, comme au casting, lisez la célèbre réplique d’Agnès dans L’École des femmes de Molière, « le petit chat est mort ». De façon neutre et innocente, comme il se doit. Puis recommencez, de façon joyeuse, triste, dégoûtée ou peureuse… Cela changera sa prosodie, mais aussi toute sa signification dans la scène. La prosodie émotionnelle, comme le langage verbal, est sous-tendue par un réseau constitué d’aires corticales et de voies de communications dans la substance blanche. Mais lui est dans l’hémisphère droit. Ce réseau a été moins étudié que celui du langage. D’abord parce qu’il a longtemps moins passionné les chercheurs. Ensuite parce que l’étude de la prosodie émotionnelle avec des critères objectifs est difficile. Pour une aphasie, c’est clair, on peut dénommer ou non une image. Pour une aprosodie (un trouble de la prosodie), c’est plus complexe : comment quantifier la charge émotionnelle d’une intonation ? 71

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Le peu de ce qui est connu du réseau de la prosodie vient pour une part de la méthode anatomo-clinique (chez des patients souffrant d’accident vasculaire cérébral) et beaucoup de l’imagerie fonctionnelle. Comme pour le langage, on retrouve une organisation en parallèle, à deux voies. Une organisation qui commence au niveau du cortex de l’audition et de sa « ceinture » de zones corticales, dans les circonvolutions temporales supérieure et moyenne. Nos travaux situeraient en fait ce centre intégratif au niveau de la partie postérieure du sillon temporal supérieur droit. C’est-à-dire l’équivalent droit de l’entrée obligatoire du langage à gauche ! De cette zone part une voie dorsale allant du cortex de la jonction temporo-pariétale au cortex du lobe frontal droit19. Cette voie transite principalement par le faisceau arqué. S’y associe une voie ventrale vers le lobe temporal qui rejoint les centres frontaux, réalisant ainsi une boucle. Bien sûr ce réseau est intimement connecté avec d’autres structures qui analysent et réagissent à l’émotion, le « cerveau émotionnel » en quelque sorte. Ces structures ne sont pas spécifiques de la prosodie, et peuvent par exemple être activées par une information visuelle, mais aussi par le langage verbal, c’est-à-dire l’hémisphère gauche. N’est-ce pas le cas dans la poésie ? Nous aurons l’occasion d’aborder plus en détail ce « cerveau émotionnel ». Mais revenons au réseau spécifique de la prosodie, avec sa voie dorsale et sa voie ventrale. Si j’ai été suffisamment clair, et si mes histoires ont été suffisamment divertissantes pour que ce livre n’ait pas échoué sur votre table de nuit, un marque-page inséré pour l’éternité à la fin du premier chapitre, vous devriez avoir une illumination…

19.  Elle rejoint plus précisément la circonvolution frontale inférieure et le cortex frontal prémoteur grâce aux faisceaux fronto-occipital inférieur et longitudinal supérieur. 72

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Ce réseau de la prosodie, de l’intonation émotionnelle du langage est quasiment l’image en miroir du réseau de langage verbal dans l’hémisphère gauche [30] (Fig. 18). Cette constatation n’est pas anodine comme nous le verrons plus loin, en particulier quand on s’intéresse à l’origine du langage.

Fig. 18 | Organisation en miroir du réseau de la prosodie dans l’hémisphère droit et du langage verbal dans l’hémisphère gauche. Les informations auditives (flèche blanche) arrivent au niveau de la partie postérieure du sillon temporal supérieur (pSTS) en noir, d’où partent les voies ventrales et dorsales (flèches noires).

Cette image en miroir laisse imaginer que la voie ventrale de la prosodie n’est ni plus ni moins que la voie ventrale sémantique du langage verbal décrite dans le lobe temporal droit. Prosodie et sémantique sont en effet étroitement liées. Toute lésion du réseau de la prosodie dans l’hémisphère droit, que ce soit des centres corticaux ou de leurs voies de communication va entraîner une aprosodie. Soit une aprosodie de compréhension, avec impossibilité de percevoir le contenu émotionnel d’un discours, soit une aprosodie d’expression avec l’impossibilité de mettre un contenu émotionnel dans sa production verbale, voire une aprosodie totale. Pour bien vous représenter ce qu’est une aprosodie d’expression, rappelez-vous le film 2001 L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, et comment parle HAL 9000, l’ordinateur qui gère le vaisseau spatial. Pour ceux qui sont trop jeunes pour avoir connu le film, tapez HAL 9000 sur YouTube. 73

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Une aprosodie de compréhension rend difficile l’identification des sarcasmes, de l’ironie, de certaines blagues, quand ils sont basés sur une discordance entre le contenu sémantique de la phrase et sa prosodie (du genre « Ah, je vais mourir ! », dit avec plaisir après avoir dansé avec bonheur une série de rocks endiablés). Donc, le réseau de la prosodie émotionnelle est en miroir du réseau du langage verbal. Étonnant… et intéressant. Surtout si on se pose la question de l’origine du langage chez l’Homme. Mais avant d’arriver à cette question, il faut aborder les autres spécialités de l’hémisphère droit.

LE NEURONE DE BILL CLINTON (OU LA RECONNAISSANCE DES VISAGES)

Comment reconnaît-on un visage ? À la vision d’un visage, les informations transitent à travers les yeux, les relais profonds, puis vers le cortex visuel primaire situé à la face interne des lobes occipitaux. Les informations visuelles diffusent ensuite dans la « ceinture » de centres intégratifs à la face inférieure du cerveau, où sont reconnues les formes. On décrit dans cette « ceinture » une aire corticale de reconnaissance des visages, située sur la dernière circonvolution temporale, appelée aussi le gyrus fusiforme : la Fusiforme Face area en anglais (FFA pour faire plus court). Cette zone serait en quelque sorte l’équivalent dans l’hémisphère droit de l’aire visuelle des mots de l’hémisphère gauche (la VWFA) (Fig. 19). Cependant, comme pour l’existence d’une aire visuelle des mots, l’existence d’une aire spécialisée dans la reconnaissance des visages (la FFA) a été et reste très débattue.

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Fig. 19 | Face inférieure d’un cerveau reconstruit à partir d’une IRM, montrant le gyrus fusiforme en blanc, avec en gris l’aire de reconnaissance des visages, Fusiforme Face Area (FFA), à la face inférieure de l’hémisphère droit et l’aire visuelle des mots, Visual Word Fusiforme Area (VWFA), à la face inférieure de l’hémisphère gauche.

Et cela en grande partie à cause des greebles ! Les greebles sont des objets curieux inventés dans les années 1990 au sein de l’équipe de neuropsychologie d’Isabel Gauthier, de l’université de Yale, pour étudier les phénomènes de reconnaissance des objets et des visages (Fig. 20). Il en existe toute une collection, avec des familles et des individus tous différents portant un nom [31].

Glip gall

Glip osmil

Plok samar

Fig. 20 | Exemple de greebles. (Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/ Category:Greeble)

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

En apprenant à des sujets à devenir experts dans la reconnaissance de ces greebles, elle a déduit que l’aire de la reconnaissance des visages n’est en fait qu’une « zone d’expertise » de reconnaissance visuelle. La même zone de cortex serait mise en jeu aussi bien pour la reconnaissance des visages que pour la reconnaissance de n’importe quel item pour lequel le sujet serait un expert, par exemple les greebles, ou des voitures pour un collectionneur passionné. Cette « théorie de l’expertise » a été définitivement contredite, simplement en observant des patients. Quand le gyrus fusiforme droit est détruit, survient un symptôme assez déroutant, la prosopagnosie. Le patient reconnaît les objets, les maisons, mais est incapable de reconnaître un visage, fut-il celui d’un proche. Parfois, il ne se reconnaît plus lui-même dans le miroir. En pratique, dans la vie courante, les patients souffrant de prosopagnosie compensent leur handicap grâce à des indices, la démarche, la voix, un détail vestimentaire, un parfum… Mais à l’hôpital, lors du bilan neuropsychologique, on lui montre des photos. Il ne peut donc pas tricher. On a observé que des patients prosopagnosiques, suite à une lésion du gyrus fusiforme droit, restaient capables de devenir des experts dans la reconnaissance des greebles. Greebles et visages sont donc bien reconnus par des zones de cortex différentes. L’existence de l’aire de reconnaissance des visages, la FFA, a d’ailleurs été confirmée par stimulation électrique, lors d’une chirurgie éveillée ou lors d’un bilan d’épilepsie avec des électrodes implantées [32]. Nous avons déjà parlé de chirurgie de l’épilepsie et de zone épileptogène, le « court-circuit » en quelque sorte. Pour localiser ce « court-circuit », parfois profondément enfoui dans un sillon du cerveau, les neurochirurgiens sont amenés à implanter dans le cerveau de fines électrodes pendant quelques jours, afin de détecter une activité électrique anormale. C’est là encore une situation 76

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

exceptionnelle pour les neurosciences. Si le patient y consent (nous savons que le consentement du patient est une notion bien nouvelle dans l’histoire des neurosciences), il est possible de lui faire réaliser des tests tout en se servant des électrodes pour réaliser une stimulation électrique. Il est aussi possible d’analyser l’activité de son cortex lors de la réalisation de la tâche. Pour l’étude décrite, les électrodes étaient implantées dans le cortex du lobe temporal, au contact de l’aire de reconnaissance des visages (la FFA). Rappelez-vous que ce type de stimulation électrique paralyse transitoirement le fonctionnement du cortex stimulé. Lors de la stimulation de la FFA, les patients rapportent des expériences assez angoissantes, le visage du médecin se transformant en celui de quelqu’un d’autre. « Vous ressemblez à quelqu’un d’autre que j’ai déjà vu avant, mais je ne sais pas qui. » « C’est comme si la forme de votre visage s’effaçait… ». La stimulation de la partie occipitale de la FFA produit un phénomène intéressant : « Votre visage est mélangé », « La bouche est à la place du front et le nez à la place de la bouche », « Le visage ne m’apparaît pas comme une seule unité », rapportent les patients. À aucun moment n’est induite chez ces patients une difficulté à reconnaître une scène ou un objet. Ces observations confirment l’existence d’une zone corticale spécialisée dans la reconnaissance des visages, et l’hémisphère droit est nettement meilleur dans cette tâche. Dans l’hémisphère gauche, il existe une certaine reconnaissance des visages, mais plutôt liée à leur bibliographie, et donc au langage. Si la zone corticale spécialisée dans la reconnaissance du visage est maintenant identifiée, le mécanisme par lequel le cerveau reconnaît un visage a longtemps été une énigme. La théorie qui a longtemps prévalu était celle du « neurone de grand-mère », c’est-à-dire d’un neurone pour chaque visage, dont un pour celui de votre grand-mère, comme il avait été écrit de façon ironique. 77

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Et le neurone de grand-mère existe ! Une équipe de Caltech (le fameux Institut californien de technologie20) l’a trouvé en 2005 [33]. En fait pour être précis, ils ont trouvé le neurone de Bill Clinton… Pour l’étude décrite, les électrodes étaient implantées pour un bilan d’épilepsie dans le cortex du lobe temporal, au contact de l’aire de reconnaissance des visages (la FFA). Cette fois-ci, il n’y avait pas de stimulation, juste un enregistrement de l’activité des neurones situés à proximité de l’électrode. Des images de personnes, d’animaux, d’objets, d’habitations ont été présentées aux patients. L’équipe de Caltech a pu observer ainsi que certains neurones ne s’activaient qu’en présence de la photographie d’une personne célèbre, et d’ailleurs quels que soient la photographie ou l’angle de prise de vue. Les chercheurs ont ainsi identifié, dans des cerveaux nord-américains ne l’oublions pas, une unité neuronale pour Bill Clinton, une pour le basketteur Michael Jordan, une pour Jennifer Aniston (vous savez, la « blonde sympa » de la série Friends). Mais il y a un petit problème. Il y a dans le monde plus de visages à identifier que de neurones dans le lobe temporal ! Ce problème a été récemment résolu, toujours par une équipe de Caltech [34]. Cette fois-ci en utilisant des singes, plus facile question consentement allez-vous penser. Pas sûr. Maintenant, et ce n’est pas plus mal, l’expérimentation animale est réglementée et les autorisations sont complexes et longues à obtenir. Bref, en enregistrant des neurones, cette fois-ci à l’aide de séquences complexes d’IRM, tout en présentant des photos de visages, ces chercheurs ont montré qu’existaient en fait des neurones spécialisés pour des caractéristiques simples (largeur du visage, distance entre les yeux, couleur de la peau, etc.). Il suffirait d’un peu plus de 200 neurones pour pouvoir identifier n’importe quel visage. Il est intéressant de remarquer le parallélisme entre le mécanisme de la lecture dans l’hémisphère gauche et le mécanisme de 20.  California Institute of Technology (Institut de technologie de Californie). Le Caltech, comme on dit en abrégé, est une université privée américaine créée en 1891. Elle se situe à Pasadena, dans la banlieue de Los Angeles, en Californie. 78

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

reconnaissance des visages dans l’hémisphère droit. L’hémisphère droit analyse un visage à partir de réseaux de neurones situés dans la « ceinture visuelle », organisés en niveaux hiérarchiques, de la reconnaissance des caractéristiques simples (visage rond ou carré), aux plus complexes (rides d’expression…). La reconnaissance ultime s’effectue au niveau de l’aire de reconnaissance des visages (la FFA). Ceci est bien illustré par le patient dont l’aire de reconnaissance des visages était stimulée, qui voyait les différents éléments mélangés et avait du mal à en faire un tout. Comme pour les mots, ce phénomène de reconnaissance des visages peut être proactif, avec une reconnaissance directe, d’où l’existence du neurone de Bill. La similarité entre mécanisme de lecture et reconnaissance des visages ne s’arrête pas là. L’œil ne perçoit nettement qu’une petite zone, car seule la région centrale de la rétine possède des cellules photoréceptrices précises21. Autour de ce point de fixation, appelé la vision fovéale, tout est vu flou. Mais nous ne nous en apercevons pas, car notre point de fixation bouge très vite, au rythme des mouvements de nos yeux, pour se fixer sur notre centre d’intérêt. Lors de la lecture d’une phrase, nos yeux effectuent des saccades, fixant pendant 50 millisecondes des séquences comportant environ une dizaine de lettres. Un texte est donc analysé de façon saccadée, presque mot par mot [15]. L’analyse d’un visage est identique, elle se fait par saccade oculaire, analysant le visage par fragment, pour le reconstituer (Fig. 21). Les saccades s’attardent sur des zones précises, en particulier les yeux et la bouche, qui comme nous le verrons renseignent sur l’émotion exprimée par le visage. 21.  La rétine est constituée de cellules photoréceptrices, les cônes et les bâtonnets. Les cellules photoréceptrices à haute résolution sont les cônes. Elles sont réparties dans une zone de la rétine qui s’appelle la fovéa, capable de capter des informations nettes dans un angle de 3°. À 50 cm de distance d’un écran, la zone nette de vision représente ainsi un rond de ± 2,5 cm de diamètre : c’est la vision fovéale. À partir de ce rond, l’acuité visuelle va diminuer au fur et à mesure que l’on s’en écarte. 79

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Fig. 21 | Comment un texte ou un visage sont véritablement vus, seule la zone analysée par la vision fovéale est nette, l’impression de netteté de l’ensemble est rendue grâce aux saccades oculaires.

La plupart des tests neuropsychologiques explorant la reconnaissance des visages reposent sur des photographies. Mais il est rare dans la vraie vie que l’on soit amené à reconnaître des visages immobiles, comme dans ces tests. Un visage bouge toujours, et exprime toujours malgré lui un état d’esprit, des émotions (sauf peut-être les joueurs de poker, mais ils se forcent…). L’hémisphère droit ne se contente pas de reconnaître les visages, il lit sur eux les émotions. C’est là peut-être sa supériorité dans la reconnaissance des visages…

HERE’S JOHNNY ! (OU LA RECONNAISSANCE DES ÉMOTIONS FACIALES)

C’est notre hémisphère droit qui reconnaît sur le visage de nos interlocuteurs les émotions qu’il exprime. Et croyez-moi, ce n’est pas facile. Dans la vraie vie, la tristesse, la joie, la peur, le dégoût, la colère, ne s’expriment pas de façon caricaturale, à la manière du mime Marceau. Heureusement d’ailleurs, vous imaginez ? Déjà que les mimes sont énervants, alors là, ce serait l’enfer.

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Heureusement donc, tous ces sentiments s’expriment de façon subtile, à notre insu d’ailleurs, par de discrètes contractions de quelques muscles aux noms de fleur : orbicularis oculi, corrugator supercili, depressor septi nasi, et j’en passe. Notre hémisphère droit s’est spécialisé dans la détection de ces contractions musculaires parfois infimes, dans leur assemblage, dans leur analyse, et finalement dans la reconnaissance d’une émotion. Et pour cela, il a construit un réseau de neurones, situés dans différentes régions du cortex cérébral, reliées par des voies de connexion profondes, un « réseau d’émotion faciale ». Ce réseau, comme celui de la prosodie est moins bien connu et exploré que celui du langage. Néanmoins, on commence à le cerner. Tout d’abord, ce réseau, du moins pour le traitement initial de l’information, est unilatéral, situé dans l’hémisphère droit. Ce réseau est constitué de plusieurs régions corticales. La première est évidemment l’aire spécialisée dans la reconnaissance des visages (la FFA) à la face inférieure du lobe temporal droit. La deuxième région corticale est la partie postérieure du sillon temporal supérieur (pSTS). Nous avons déjà décrit cette zone de cortex dans l’hémisphère gauche à propos des réseaux du langage verbal. Attardons-nous un instant sur ce sillon temporal supérieur. Sa situation dans la jonction temporo-pariétale la place au carrefour des informations auditives et visuelles. Cela en fait un centre d’intégration audiovisuelle. Avec une particularité, cette zone de cortex ne répond qu’aux mouvements et aux bruits biologiques. Ça, c’est fort. Elle ne s’intéresse pas aux mouvements non biologiques : de l’eau qui coule, une pierre qui roule, des feuilles d’arbres agitées par le vent. Non, elle ne s’active qu’en présence d’un mouvement biologique, c’est-à-dire d’un être vivant [35]. Elle s’est d’ailleurs particulièrement spécialisée à droite dans les mouvements des yeux, de la bouche. Mais aussi à gauche dans la voix, les cris, les pleurs, qui 81

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

ne sont finalement que des ondes sonores d’origine biologique. De plus, cette partie postérieure du sillon temporal supérieur (pSTS) s’active particulièrement quand ces mouvements ont une signification communicative et sociale ! Dans l’hémisphère gauche, cette zone réalise l’intégration audiovisuelle du langage verbal, elle combine l’analyse du mouvement de lèvres et des mots entendus. Dans l’hémisphère droit, elle réalise l’intégration de la prosodie et de l’émotion faciale. Je parle de la vraie émotion faciale, dynamique, toute en nuance, pas celle d’une photo. En ce sens, la pSTS droite peut être considérée comme « l’entrée obligatoire » du langage non verbal, comme la pSTS gauche peut être considérée comme « l’entrée obligatoire » du langage verbal. Cette vision d’organisation en miroir avait déjà été proposée en 2008 par Elisabeth Redcay, neuroscientifique californienne spécialiste du cerveau social [36]. Elle s’est appuyée pour cela sur les travaux d’un neuropsychologue lui aussi californien, Paul Ekman. Il est un des pionniers de l’étude des émotions faciales. Il a en particulier démontré que ces expressions ne sont pas déterminées par la culture, mais qu’elles sont universelles, et probablement biologiquement programmées. En analysant les émotions faciales, Paul Ekman a identifié dans les six émotions élémentaires (la joie, la tristesse, la colère, le dégoût, la surprise et la peur), 46 contractions des muscles faciaux qu’il a appelées unités d’action. C’est la combinaison de ces unités d’action qui code une expression faciale [37]. Une expression faciale dynamique peut donc être interprétée comme une série d’unités d’action ordonnées dans une séquence temporelle spécifique. Pour Elisabeth Redcay, cela est très similaire au langage verbal, association d’éléments discrets, les lettres puis les phonèmes, arrangés dans un ordre précis pour transmettre une information. Le rôle de la pSTS serait ainsi d’analyser les séquences des informations visuelles ou auditives, et d’en identifier des unités dont elle extrairait la signification en termes de communication. 82

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Le langage parlé est un flot de son continu et fluctuant, contenant des fréquences changeant avec le temps. Pour comprendre le langage verbal, il faut identifier dans ce courant de fréquences changeantes, des éléments discrets, des unités linguistiques ayant chacune une signification comme les phonèmes, les syllabes, les mots, les phrases, puis en déterminer la signification. Analyser une expression faciale met en jeu les mêmes mécanismes, avec l’extraction à partir d’un visage en mouvement continu, d’unités d’action pour en déterminer la signification en termes de communication émotionnelle. On peut donc comparer une unité d’action à un phonème voire une lettre de l’alphabet. Ils peuvent être respectivement combinés en un assortiment presque infini d’expressions verbales ou faciales (Fig. 22).

A 1

2

3

B

D

E

4

BA 2+4

C

BAC

CE

BEC

1+4

Fig. 22 | Comment, à partir d’unités d’action 1, 2, 3 et 4, on peut construire des émotions (tristesse 2 + 4, colère 1 + 4) et comment, à partir de lettres, on construit des phonèmes. Leur combinaison permet de construire un assortiment presque infini d’expressions faciales ou verbales. (D’après Elisabeth Redcay, Neurosci Biobehav Rev. 2008).

Je pousserai volontiers cette théorie unificatrice plus loin encore, avec un modèle en miroir, aussi bien pour les entrées auditives que visuelles. La prosodie étant dans l’hémisphère droit l’équivalent du langage verbal, et l’analyse des émotions faciales l’équivalent de la lecture (Fig. 23). La pSTS étant « l’entrée obligatoire » du langage verbal dans l’hémisphère gauche, et celle du langage non verbal (prosodie et émotion faciale) dans l’hémisphère droit. 83

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Fig. 23 | Modèle en miroir du langage verbal dans l’hémisphère gauche et du langage non verbal dans l’hémisphère droit. Les informations auditives, langage verbal ou prosodie (flèche blanche du haut) et les informations visuelles, lecture ou émotion faciales (flèche blanche du bas), convergent vers la partie postérieure du sillon temporal supérieur (pSTS) en gris.

Poursuivons notre voyage dans le réseau de reconnaissance des émotions faciales. De la pSTS, les informations visuelles sont envoyées vers le lobe frontal droit22. À ce niveau, la reconnaissance des expressions faciales fait intervenir un mécanisme découvert dans les années 1990 par Giacomo Rizzolatti, à Parme, les neurones miroirs [38]. Ces neurones miroirs ont la particularité de s’activer aussi bien lorsqu’un individu exécute une action que lorsqu’il observe un autre individu exécuter la même action, ou même lorsqu’il imagine une telle action. En gros, ils permettent de nous voir agir à la place de l’autre. Ils ont un rôle essentiel dans l’apprentissage, mais également dans la compréhension des expressions émotionnelles de votre interlocuteur, en permettant de se représenter de façon interne son état affectif. Ils ont un rôle majeur dans l’empathie, cette capacité à ressentir les émotions de quelqu’un d’autre, à arriver à se mettre à sa place. Ce sont ces neurones miroirs qui expliquent la contagion des bâillements. Heureusement, au quotidien, nous ne reproduisons pas toujours à l’identique les attitudes ou expressions de notre interlocuteur. Néanmoins, devant une émotion faciale, nous avons tendance 22.  Dans une large zone incluant la circonvolution frontale inférieure, le cortex orbito-frontal et le cortex frontal prémoteur ventro-médial. 84

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

à la reproduire à minima, à l’aide de contractions infimes de nos muscles faciaux. On les appelle les réactions faciales rapides (en anglais, Rapid Facial Reaction, RFR). La vue d’un sourire nous fait esquisser un très discret sourire ! Ces réactions faciales rapides sont quasi immédiates (300 à 700 millisecondes), tout à fait inconscientes et non troublées par des mouvements faciaux volontaires. Si ce phénomène est bien établi, les mécanismes de la reconnaissance des émotions faciales restent encore incomplètement compris. Les neuroscientifiques continuent à travailler sur le sujet, mais d’autres chercheurs ont récemment fait leur apparition sur ce terrain. Les informaticiens des GAFAs (acronyme désignant les quatre géants de l’Internet : Google, Apple, Facebook et Amazon) et les cybernéticiens (ceux qui construisent des robots) s’intéressent à ces réseaux de reconnaissance des expressions faciales. Bienvenue dans un futur où nous échangerons, soit virtuellement avec des avatars, soit réellement avec des robots, tous deux autant capables d’exprimer des émotions faciales que de lire les nôtres. Nous avons vu que la prosodie émotionnelle, comme la reconnaissance des émotions faciales sont traitées par l’hémisphère droit. L’hémisphère droit serait-il donc spécialisé dans les émotions ? Cette idée repose sur une observation ancienne. Les patients dont l’hémisphère gauche est lésé, souffrant d’une hémiplégie droite et d’une aphasie, sont généralement déprimés. En revanche, ceux dont l’hémisphère droit est lésé, souffrant d’une hémiplégie gauche et d’une négligence unilatérale, ont une grande indifférence à leurs troubles. Quand on explore plus précisément ces patients par des tests neuropsychologiques, on s’aperçoit que cette indifférence émotionnelle intéresse non seulement la communication émotionnelle, mais aussi les réactions réflexes face à un stimulus émotionnel. Comment applique-t-on un stimulus émotionnel ? Pour cela, les chercheurs ne se foulent pas trop, l’industrie cinématographique ayant fourni nombre de scènes déplaisantes, tristes 85

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

ou effrayantes. Parmi les films couramment utilisés pour explorer les émotions : Bambi (la scène ou sa maman meurt… terrible), Pink Flamingos (film provocateur avec le célèbre travesti Divine, où des personnes mangent des crottes de chiens… berk), Shining (quand Jack Nicholson passe sa tête de dément dans la porte en disant « Here’s Johnny !  »… effrayant), sans oublier la célèbre scène d’orgasme simulé dans Quand Harry rencontre Sally. C’est grâce à ces scènes que sont étudiées les réactions émotionnelles. Par exemple, chez un sujet normal, la fréquence cardiaque diminue et le regard se détourne devant des scènes déplaisantes. Chez un patient ayant une lésion de l’hémisphère droit, ces réactions n’apparaissent pas. L’émotion est, vous vous en doutez, un phénomène complexe. Les émotions interfèrent avec l’attention, la perception, la mémoire et la prise de décision. Elles sont supportées par un large réseau qu’il est difficile de réduire à quelques zones corticales de l’hémisphère droit ! On a cependant identifié un « cerveau émotionnel », évidemment relié au réseau de reconnaissance des expressions faciales. Ce « cerveau émotionnel » inclut plusieurs zones de cortex. Tout d’abord, une large zone corticale du lobe frontal qu’on ne voit en chirurgie qu’en soulevant un peu le lobe frontal : sa face inférieure23 ainsi que sa face interne24. On l’appelle le cortex frontal prémoteur ventromédial, pour faire court le vmPFC (en anglais, ventromedial PreFrontal Cortex) (Fig. 24). Nous aurons l’occasion de reparler de cette zone de cortex qui contribue de façon importante à la cognition sociale et… un peu au sexe du cerveau. 23.  Appelée cortex orbito-frontal car reposant au-dessus des orbites, il appartient à la circonvolution frontale inférieure. 24.  En fait, cette zone est assez large et mal limitée sur le plan anatomique, incluant plusieurs circonvolutions frontales : le gyrus cingulaire antérieur, la partie médiale de la circonvolution frontale supérieure, et le gyrus rectus à la face inférieure du lobe frontal. 86

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Fig. 24 | Vues d’un cerveau reconstruit à partir d’une IRM, montrant le vmPFC droit (en blanc). A) Vue de la face interne de l’hémisphère droit (en hachuré le corps calleux qui a été sectionné pour séparer les deux hémisphères). B) Vue inférieure du cerveau.

La deuxième zone corticale du « cerveau émotionnel » est située juste derrière la précédente. C’est un fin ruban cortical enroulé autour du corps calleux, à la face interne de l’hémisphère : le gyrus cingulaire (Fig. 25). Cette zone corticale est assez célèbre dans le petit monde de la stimulation électrique cérébrale, car sa stimulation peut déclencher une euphorie sexuelle.

Fig. 25 | Vue de la face interne de l’hémisphère droit reconstruite à partir d’une IRM, montrant le gyrus cingulaire droit (en blanc), au-dessus du corps calleux (en hachuré) qui a été sectionné pour séparer les deux hémisphères.

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La troisième zone corticale du « cerveau émotionnel » est cachée, enfouie entre le lobe frontal et temporal, c’est l’insula25. Pour voir ce cortex, il faut écarter les berges des lobes frontal et temporal (Fig. 4). Ce lobe enfoui et un peu énigmatique, aux rôles divers et complexes, est clairement impliqué dans le dégoût, provoqué par une odeur, une image, une pensée, ou simplement par la vision d’une expression de dégoût sur un visage. Curieusement, peu d’observations d’expériences affectives déclenchées par stimulation électrique de ces zones corticales du « cerveau émotionnel » ont été rapportées. Quand elles le sont, les expériences émotionnelles négatives (peur, dégoût, anxiété) sont de très loin plus fréquentes que les expériences émotionnelles positives. L’excitation sexuelle déclenchée par la stimulation du cortex cingulaire est une exception. L’explication est probablement le rôle essentiel de ces émotions pour la survie de l’espèce, et donc leur pré-programmation au plus profond de notre cerveau, dans des structures sous-corticales. De fait, des noyaux gris profonds, des amas de neurones non pas corticaux, mais regroupés à l’intérieur du cerveau participent aussi à ce « cerveau émotionnel ». Le plus important de ces noyaux gris profond est l’amygdale, étrange petit noyau en forme d’amande, sans qui la peur n’existerait pas26 (Fig. 26). Cette amygdale n’a aucun rapport avec celle au fond de la gorge et qui ne semble être là que pour les angines. L’amygdale cérébrale peut être activée par une voie rapide mais grossière, inconsciente, court-circuitant le cortex, mais aussi par une voie plus lente, mais plus sophistiquée, venant justement du sillon temporal supérieur et du gyrus fusiforme, éléments clés du réseau de reconnaissance des émotions faciales. 25.  Le cortex insulaire est situé au fond du sillon latéral. Sa surface est marquée par cinq circonvolutions (gyri). 26.  L’amygdale est un noyau pair situé dans la région antéro-interne du lobe temporal au sein de l’uncus, en avant de l’hippocampe et sous le cortex périamygdalien. 88

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Fig. 26 | Les amygdales cérébrales (en blanc), visibles après avoir coupé le cerveau.

Petite illustration. Pressé d’aller acheter ce bouquin fortement recommandé par un de vos amis, vous ne freinez pas à temps quand la voiture de devant pile, et vous lui rentrez dedans. M… Immédiatement, le conducteur en sort et se dirige vers vous, il est baraqué, grand, velu, ses gestes trop rapides et anormalement saccadés indiquent en une fraction de seconde à vos amygdales, via la voie rapide, qu’il va se ruer sur vous pour vous casser la figure. Avant même que vous ayez pensé à tout cela, les manifestations de la peur sont là, votre cœur s’accélère, vos mains sont moites, vos poils de bras (si vous en avez) se hérissent… Et puis une fraction de seconde plus tard, par une voie plus lente transitant par votre gyrus fusiforme et votre sillon temporal supérieur droits, des informations plus détaillées arrivent à vos amygdales. Le type a un visage sympa, souriant, il semble rempli de compassion, mêlée de la peur que vous soyez blessé. Tout va bien, votre pouls se normalise, votre angoisse cesse, vous pouvez sortir de la voiture pour faire le constat. À notre connaissance, seuls la peur, la colère et le dégoût, exprimés par un congénère, ont été considérés suffisamment importants pour être traités spécifiquement par la voie rapide et les structures cérébrales sous-corticales. Et ce n’est pas un hasard, le cortex insulaire, 89

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comme l’amygdale, font partie du système limbique27, qui a été longtemps appelé, à tort, le « cerveau reptilien ». Mais l’image n’est pas tout à fait fausse, c’est un regroupement de structures cérébrales dont le rôle est l’attaque ou la fuite, en gros la survie. Et de fait, rappelez-vous, il y a 7 millions d’années, quand vous viviez dans la savane, en petits groupes, sur les berges de la vallée du Rift, il était sacrément important, même vital, de détecter des signes de peur sur les visages de la horde, prémisses de l’arrivée d’un grand fauve, ou de dégoût, lorsqu’une femelle testait quelques nouveaux champignons aux chapeaux colorés… La reconnaissance des émotions faciales fait partie du langage non verbal, qui comprend tous les modes de communication excepté le langage verbal : langage corporel, prosodie. Le langage non verbal est essentiel ! On considère que la majorité de notre communication passe par lui. Et que serait ce langage non verbal sans la notion d’espace ? La distance que vous allez mettre entre vous et votre interlocuteur n’estelle pas un des premiers signaux non verbaux que vous donnez ? Et que serait ce langage non verbal sans l’attention ? Ce processus qui explique un sixième sens, la possibilité de « sentir » quand on est observé, de « sentir » qu’on nous regarde…

J’AI PERDU LA GAUCHE (OU LA NÉGLIGENCE SPATIALE UNILATÉRALE)

«  J’ai perdu la gauche. » Non, ce n’est pas une phrase prononcée par un président de la République française. C’est le symptôme 27.  « Limbe » signifiant « frontière », le système limbique est à l’interface anatomique et fonctionnelle entre la vie cognitive et la vie végétative. Les principales composantes du système limbique sont l’hippocampe, l’amygdale, le gyrus cingulaire, le fornix, l’hypothalamus. 90

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principal d’un handicap peu connu du grand public, qui survient après une lésion de l’hémisphère droit. Ce handicap s’appelle la négligence spatiale unilatérale. Les symptômes ne sont pas faciles à décrire, d’où une flopée d’autres noms, qui décrivent finalement la même chose : négligence unilatérale, inattention visuelle unilatérale, agnosie spatiale unilatérale, agnosie hémi-spatiale, hypokinésie directionnelle, dyschiria… Cette négligence spatiale unilatérale intéresse habituellement l’espace situé à notre gauche, nous verrons pourquoi. Ce phénomène de négligence spatiale est connu depuis longtemps, mais il a été particulièrement décrit au cours de la première guerre mondiale par des neurologues allemands, comme Walther Poppelreuter. Et cela bien sûr grâce à l’abondance de jeunes hommes blessés à la tête. Comme pour la chirurgie de l’épilepsie, et bien d’autres aspects de la chirurgie, la « grande guerre » aura beaucoup contribué aux progrès. L’héminégligence, symptôme éminemment complexe, sera en fait complètement décrite dans toutes ses formes entre les années 1940 et 1960 [39]. Cette héminégligence est extrêmement invalidante, comme nous allons le voir, et aussi fréquente. Elle peut se présenter sous de très nombreuses formes, ce qui la rend parfois difficile à diagnostiquer, d’autant que le patient n’en a pas toujours conscience. Les neurologues connaissent bien la négligence unilatérale sous sa forme la plus complète, la plus typique et la plus impressionnante. Elle est en effet fréquente dans les accidents vasculaires de l’hémisphère droit (un tiers des cas). L’image est dans ma tête, terrible. Elle date d’un autre temps, quand j’étais interne. Tout le monde sait que cela a bien changé dans les hôpitaux… Le patient est assis, sa chemise cul nu mal fagotée, de travers. Il a généralement la tête et le regard tournés vers la droite. Cela ne choque pas au début, on a l’impression qu’il regarde à travers la fenêtre. Impossible de capter son attention si l’on reste sur son côté gauche. Pour pouvoir être remarqué, pour pouvoir interagir avec le patient, il 91

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faut se déplacer, aller sur son côté droit, devant cette fameuse fenêtre, où de toute façon il n’y avait rien à voir. Souvent, des signes existent, frappants. Le plateau-repas esthétiquement agencé sur la table en formica parle de lui-même. Les délicieuses coquillettes sans sel de l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris n’ont été mangées que du côté droit de l’assiette. Si le verre d’eau, type cantine, qui était dans le coin droit du plateau a été bu, le pain et l’ineffable riz au lait, sur le côté gauche du plateau, ne sont pas entamés. Pour peu que le patient soit capable de se raser, on voit tout de suite qu’il ne l’a fait que sur le côté droit de son visage, ce qui donne une touche finale à ce tableau impressionnant. Pour ce malheureux patient, l’espace sur son côté gauche a disparu, ou plutôt, il n’en a plus conscience. Il ne pense donc pas à tourner la tête ou à l’explorer du regard. La négligence unilatérale existe dans toutes les modalités sensorielles : auditive, tactile, olfactive et gustative. Elle peut même impliquer les souvenirs, amputant ainsi le souvenir d’une scène, d’une image mentale. Parfois l’inconscience de ce qui se passe du côté gauche va intéresser le propre corps du patient. Il perd la conscience de son hémicorps gauche, à un point tel qu’il ne le bouge plus, alors qu’il n’est pas paralysé. Peut alors survenir ce symptôme étonnant, la somatoparaphrénie. Le patient ignore tellement son côté gauche qu’il interprète ce côté de son corps comme étranger, appartenant à quelqu’un d’autre. Il peut aller jusqu’à se plaindre auprès de l’infirmière que quelqu’un est rentré dans son lit. Le pire est que le patient n’a justement pas conscience d’avoir perdu la conscience d’un hémi-espace ! Il ne se sent pas malade, ce qui complique singulièrement la rééducation comme vous pouvez l’imaginer. On appelle cela l’anosognosie. Mais ce tableau n’est pas toujours aussi complet, aussi typique, aussi riche, tout en restant handicapant. C’est plutôt cela que nous 92

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rencontrons en neurochirurgie. L’héminégligence, due à une tumeur, ou dans les suites d’une intervention chirurgicale va être très hétérogène en sévérité et dans ses manifestations. La sévérité peut varier, allant d’une discrète augmentation du temps de réaction à un stimulus dans l’espace négligé, jusqu’à la disparition complète de l’espace, comme chez notre patient décrit plus haut. C’est parfois la moitié gauche des choses visualisées qui disparaît de la conscience du patient, quelle que soit leur position dans l’espace. Une moitié de visage, une moitié d’horloge, une moitié de vélo… Curieusement, la négligence n’obéit pas à une limite verticale au-delà de laquelle l’espace a disparu. Non, il s’agit plutôt d’un gradient, une disparition progressive, un effacement en demi-teinte. Le degré de négligence peut aussi varier, dans la journée, ou selon la présence d’un élément distracteur dans l’hémi-espace droit. Le degré de négligence peut aussi être influencé selon le type de stimulus survenant dans l’espace négligé, en particulier, sa charge émotionnelle, ou la motivation du patient [40]. Même localisés dans l’espace négligé, un visage exprimant la peur, une araignée, voire un billet de banque (pour certains…) sont capables d’attirer l’attention. On peut résumer tout cela en écrivant que la négligence, contrairement à une perte de la vision, est un phénomène éminemment dynamique… et donc difficile à capturer ! Quelles sont les zones cérébrales qui, quand elles sont détruites, vont être à l’origine d’une négligence ? Cela nous le savons, toujours grâce à la méthode anatomo-clinique, c’est-à-dire l’analyse anatomique d’IRM de patients négligents après un accident vasculaire de l’hémisphère droit. Mais cela reste grossier, de très larges régions de l’hémisphère droit ont ainsi été identifiées. C’est la compréhension récente des réseaux cérébraux de l’attention qui nous a apporté une compréhension plus fine de l’héminégligence. Qu’est-ce que l’attention ? 93

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L’attention est la capacité de concentrer volontairement son esprit sur un objet déterminé. On la définit comme « l’activité ou état par lequel un sujet augmente son efficience à l’égard de certains contenus psychologiques, le plus souvent en sélectionnant certaines parties ou aspects et en inhibant ou négligeant les autres ». Sélection et négligence, tout est dit ! Par exemple, vous lecteur, plongé dans la lecture passionnante de cet ouvrage, n’entendez plus vos enfants s’époumoner dans le jardin, ou, suivant votre âge, la télévision volume à fond que votre conjoint, qui devient un peu sourd, a allumé à défaut de pouvoir initier une conversation de vieux couple. On connaît bien maintenant les structures cérébrales supportant les processus attentionnels. Et devinez quoi… Gagné. Notre hémisphère droit y joue un rôle majeur. C’est l’imagerie fonctionnelle par IRM de repos qui a récemment permis d’identifier ces réseaux de l’attention (Fig. 27). Le premier est celui qui vous permet la plongée profonde dans ce livre malgré la télévision trop forte et vos enfants qui crient. Ce réseau est impliqué dans la sélection de stimuli et réponses, dans un but donné. C’est un réseau attentionnel de travail, pour se concentrer sur une tâche. On dit que c’est un système « descendant », votre volonté empêche en quelque sorte les informations extérieures de vous distraire. On l’appelle le réseau dorsal de l’attention. Il est constitué de zones corticales des lobes frontaux et pariétaux, parfaitement symétriques28. 28.  Le réseau dorsal de l’attention comprend plus précisément : le sillon intrapariétal (sillon séparant la circonvolution pariétale supérieure de la circonvolution pariétale inférieure, situé dans cette zone mal définie anatomiquement qu’est la jonction temporo-pariétale) et une petite zone du lobe frontal appelée l’aire oculomotrice frontale (en anglais, frontal eye field, située plus exactement dans la partie postérieure de la circonvolution frontale moyenne, juste en avant de la circonvolution frontale ascendante (l’aire motrice) dont le rôle n’est pas de commander les mouvements des yeux, mais de fixer l’attention sur un point précis du champ visuel. 94

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Les deux autres réseaux de l’attention ont longtemps été source de confusion, puisqu’on a longtemps pensé qu’ils étaient un seul et même réseau. Cette confusion a une explication à la fois fonctionnelle et anatomique : – d’abord fonctionnelle : ce sont tous les deux des réseaux attentionnels de réorientation, d’urgence, permettant de focaliser son attention sur un stimulus nouveau et inattendu. Par exemple, si l’un de vos enfants, décidément trop bruyants, tombe dans la piscine, ou si votre conjoint, décidément trop vieux, fait un infarctus, vous allez sortir immédiatement de votre lecture, pour agir en conséquence ; – ensuite anatomique, ces réseaux sont tous les deux latéralisés dans l’hémisphère droit, et incluent des zones corticales contiguës29. Regardons de plus près ces deux réseaux attentionnels de l’hémisphère droit. Le premier est le réseau de la salience. En anglais, salience veut dire saillance, « qui dépasse ». Ce réseau est en permanence attentif à toute saillance de l’environnement, tout ce qui « dépasse » inhabituellement, événement imprévu ou qui sort de l’ordinaire. Ce réseau, latéralisé à droite, implique plusieurs zones corticales dont la partie antérieure de l’insula, très proche de la partie basse du lobe frontal, ce qui est à l’origine de la confusion qui l’a intégré au début à un autre réseau, que l’on sait distinct maintenant [41]. Ce deuxième réseau est appelé réseau ventral de l’attention, en opposition au réseau dorsal. Il est constitué de zones corticales que vous connaissez bien maintenant, la jonction temporo-pariétale droite et le cortex des circonvolutions frontales moyenne et inférieure.

29.  La partie antérieure de l’insula pour le réseau de la salience, très proche des circonvolutions frontales moyenne et inférieure pour le réseau ventral de l’attention. 95

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Fig. 27 | Les trois réseaux fonctionnels de l’attention identifiés sur une IRM fonctionnelle de repos, coupe horizontale du cerveau (les zones corticales activées apparaissent en jaune orangé). A) Réseau dorsal de l’attention, bilatéral. B) Réseau de la salience plus latéralisé à droite. C) Réseau ventral de l’attention lui aussi plus latéralisé à droite.

Si l’héminégligence est due à une déconnexion au sein des réseaux droits de l’attention, ou à une déconnexion entre les réseaux droits et le réseau dorsal bilatéral de l’attention reste débattu. La prédominance des réseaux attentionnels dans l’hémisphère droit explique cependant pourquoi l’héminégligence survient essentiellement après une atteinte de l’hémisphère droit. Mais il reste deux questions de taille. Pourquoi le cerveau s’est-il doté de deux réseaux attentionnels « d’urgence » ? Et pourquoi sontils tous les deux localisés dans l’hémisphère droit ? Concernant le nombre de deux réseaux « d’urgence », personne n’a pour l’instant la réponse, et certains intègrent encore le réseau de la salience et le réseau attentionnel ventral dans un seul et même réseau. Ces deux réseaux attentionnels seraient pourtant différents, ayant chacun un rôle spécifique. Le réseau de la salience aurait le rôle de détecter toute salience sensorielle. Quant au réseau ventral de l’attention, son rôle serait de rediriger l’attention vers des stimuli, « salients » certes, mais surtout comportementalement pertinents. Des stimuli comportementalement pertinents… c’est quoi ? Ce sont des stimuli importants pour nous, même s’ils ne sont pas très distinctifs, comme l’émotion d’un visage, le ton émotionnel d’une voix [42]. 96

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Le réseau ventral de l’attention serait donc un réseau attentionnel dévolu à nos relations sociales, et cela bien avant l’apparition du langage verbal. Un réseau de l’attention sociale en quelque sorte. Il est d’ailleurs très intéressant de constater que le réseau de la salience et le réseau ventral de l’attention sont plus indissociables, plus interconnectés chez l’enfant que chez l’adulte. Comme si la capture automatique de l’attention, la réorientation attentionnelle au début de la vie étaient totalement tournées vers la détection du danger, vers la survie. En grandissant, le petit d’Homme consacre une partie de ses réseaux attentionnels à la socialisation, à la réorientation attentionnelle vers des signaux porteurs de sens en termes de communication sociale. Du coup, on comprend mieux pourquoi ces réseaux attentionnels sont localisés dans l’hémisphère droit, se mêlant à ceux du langage non verbal, capables de détecter les prémices faciaux ou vocaux d’interaction sociale. Vous avez sans aucun doute remarqué que le réseau ventral de l’attention identifié par l’IRM de repos est identique au réseau connu pour supporter le langage non verbal (la prosodie et la reconnaissance des émotions faciales). Il y aurait donc une « attention sociale ». Cela nous le savons d’instinct. Rappelez-vous de cette faculté impressionnante qu’ont certaines expressions faciales ou un regard pour capter votre attention, votre regard. Qui n’a pas « senti » une fois, avec raison, qu’on le regardait ? Le contact visuel est chez l’être humain un puissant déclencheur de l’attention. Ce phénomène passe par le réseau attentionnel ventral, mais aussi dans certaines occasions par une voie rapide, sous-corticale [43]. Attention sociale, conscience de notre espace environnant, langage non verbal sont les premières pièces de ce qu’on appelle la « cognition sociale ». Un ensemble de processus cognitifs dans lesquels l’hémisphère droit joue un rôle majeur. 97

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Des processus cognitifs qui permettent, comme nous allons le voir, de se projeter dans notre interlocuteur, dans « l’autre ». Des processus cognitifs dont un dysfonctionnement peuvent aussi nous amener à « sortir de notre corps », pour un voyage astral…

LE VOYAGE ASTRAL (OU LA COGNITION SOCIALE)

Le terme de « cognition sociale » a été introduit dans les années 1980 par un neuropsychologue américain renommé, Michael Gazzaniga [44]. La cognition sociale repose sur plusieurs processus cognitifs intriqués que vous connaissez maintenant, et dans lesquels l’hémisphère droit joue un rôle majeur. Le premier est le langage non verbal, à la fois visuel, avec la reconnaissance des émotions faciales, et auditif avec la reconnaissance de la prosodie. Nous avons vu précédemment que le langage non verbal est indissociable de l’attention ; plus précisément, d’une attention spécialisée dans les relations sociales. Le deuxième processus cognitif impliqué dans la cognition sociale est donc l’attention sociale [45]. Attention dans laquelle le contact visuel et le regard jouent un rôle majeur : à travers le pouvoir qu’a le regard pour capter votre attention, mais aussi à travers l’attention conjointe. L’attention conjointe, c’est quand deux personnes se regardent mutuellement et que l’une d’elles dirige brusquement son regard vers un objet d’intérêt ou un danger potentiel ; le second protagoniste va alors regarder dans la même direction. C’est l’attention conjointe « en réponse », phénomène réflexe dont on perçoit facilement l’intérêt initial en termes de survie, puis plus tard dans la vie de tous les jours. Exemple. Vous êtes à la terrasse d’un café avec un ami. Lors de la conversation, son attention est brusquement détournée par le serveur qui 98

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passe sur votre côté et dont le plateau penche dangereusement, menaçant de tacher de café l’impeccable chemise blanche qui vous sied à merveille. Vous captez le regard de votre ami, et inconsciemment, instantanément, votre regard se porte aussi vers le serveur. L’attention conjointe peut être aussi utilisée intentionnellement, pour diriger l’attention de son interlocuteur quelque part. Un autre exemple. La voiture de sport de vos rêves passe dans la rue, derrière vous. Votre ami, connaissant votre passion pour cette marque italienne, capte votre regard, puis regarde ostensiblement la voiture, pour diriger votre attention jusqu’à l’objet de votre désir. C’est l‘attention conjointe initiée. Le processus d’attention conjointe en réponse se développe à partir de six mois chez l’enfant, il faut par contre attendre 12 mois pour qu’il l’initie intentionnellement. Comme vous vous en doutez, ce phénomène joue un rôle important dans l’apprentissage. L’attention conjointe est très logiquement traitée dans l’hémisphère qui gère à la fois l’attention spatiale et l’analyse des visages et des yeux : chez la majorité d’entre nous, l’hémisphère droit [46]. Et bien sûr, la pSTS qui extrait la signification sociale du regard y joue un rôle essentiel. Revenons à la cognition sociale et aux processus cognitifs sur lesquels elle repose. Nous avons vu le langage non verbal, puis l’attention sociale. Le troisième processus cognitif, qui nécessite les deux premiers pour fonctionner est la possibilité de s’identifier à autrui dans l’émotion qu’il ressent. On appelle cela l’empathie. L’empathie permet de se mettre à la place de l’autre, de raisonner sur ses émotions et de produire une réponse compassionnelle appropriée. Les neurones miroirs dont nous avons déjà parlé y jouent un rôle essentiel. Souvenez-vous, ce sont eux qui sont à l’origine des réponses faciales rapides, ces micro-contractions musculaires reproduisant l’émotion faciale de son interlocuteur. Nous reproduisons « intérieurement » mais aussi physiquement, à minima, les émotions faciales de l’autre, ce qui nous aide à se mettre à sa place. 99

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Il a été montré chez des volontaires qu’un traitement par toxine botulique qui perturbe les réponses faciales rapides diminuait leur capacité à interpréter une émotion faciale [47]. À vouloir rester jeune, on deviendrait insensible… Le quatrième et dernier processus cognitif sur lequel repose la cognition sociale est la théorie de l’esprit. La théorie de l’esprit désigne tous les mécanismes qui permettent à un individu de s’identifier à son interlocuteur, mais aussi de deviner son état d’esprit : ses connaissances, ses convictions, ses intentions… La théorie de l’esprit diffère de l’empathie qui s’applique seulement aux sentiments et aux émotions, car elle permet la compréhension de tous les types d’états mentaux. C’est une fonction complexe que seul l’être humain semblerait pouvoir posséder, et encore, il ne l’acquiert qu’à partir de l’âge de quatre ans, peut-être plus tôt selon des études récentes. En pratique, il est un peu difficile de se représenter ce qu’est la théorie de l’esprit. Un exemple (certes un tantinet machiste et « ancien monde », mais qui ne l’a pas vécu ?) Vous êtes donc toujours un homme. Peinard, vous sirotez une bière en regardant les news à la TV. Votre femme cherche fébrilement des trucs dans les tiroirs de la cuisine. Elle ne dit rien. Mais vous savez. Elle va préparer le dîner. Elle est énervée que vous soyez là, à ne rien faire, et elle va vous engueuler dans quelques minutes. Magie ? Non. Langage non verbal, empathie et théorie de l’esprit. La théorie de l’esprit est cependant un processus beaucoup trop complexe pour être confiné à l’hémisphère droit. Ceci explique que la théorie de l’esprit fonctionne aussi avec le langage, l’hémisphère gauche. Un autre exemple. Vous vous êtes finalement mis à table avec votre épouse, et vous avez échappé à l’engueulade. Il vaut mieux, vous avez rendez-vous après pour un ciné avec des copains. Angoissé à l’idée de rater le film, 100

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Batman 4, Le retour (rappelez-vous, vous êtes un homme), vous lui demandez « quelle heure est-il ? ». Et elle vous répond, « nous avons le temps de prendre le dessert ». Aucun rapport avec la question, mais réponse parfaitement adaptée à votre demande, à votre angoisse. Intuition féminine ? Non, théorie de l’esprit. L’empathie et la théorie de l’esprit sont, vous vous en doutez, des processus complexes, soutenus par des réseaux bilatéraux dans les deux hémisphères, impliquant des zones corticales traitant l’éveil émotionnel, l’analyse des indices émotionnels, la discrimination soi/ autres et identique/différent, la capacité de se mettre dans la perspective de quelqu’un d’autre et la prise de décision. Isoler un réseau précis et unique sous-tendant ces fonctions est évidemment difficile pour ne pas dire impossible. De plus, les équipes de recherche ne s’accordent pas tout à fait sur les tests cognitifs à réaliser pour explorer cette théorie de l’esprit, en particulier par IRM fonctionnelle. Pour être clair, c’est un grand désordre. Mais bon, on avance un peu… Plusieurs études suggèrent qu’empathie et théorie de l’esprit sont associées dans des réseaux se chevauchant mais distincts. En rassemblant toutes les études faites en IRM fonctionnelle, il est possible d’approcher ce qui pourrait être un « noyau commun » de l’empathie et de la théorie de l’esprit [48]. Et ce « noyau commun » est constitué de deux aires corticales que vous connaissez déjà. La première est la zone du cortex frontal un peu cachée dont nous avons déjà parlé à propos du cerveau émotionnel, le cortex frontal prémoteur ventro-médian ou vmPFC (cf. chapitre « Here’s Johnny », Fig. 24). Le vmPFC des lobes frontaux droits et gauches est impliqué. Leur contribution serait plus particulièrement le côté affectif de la théorie de l’esprit, mais aussi la formation de décision raisonnée. La deuxième zone de ce « noyau commun » est la jonction temporo-pariétale, cette zone carrefour dont nous avons aussi déjà parlé, impliquée à gauche dans le langage, à droite dans la prosodie, la reconnaissance des émotions faciales et l’attention sociale. 101

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Pour l’empathie, s’ajoute à ce « noyau commun », et c’est logique, le reste des structures cérébrales que nous avons abordé avec le cerveau émotionnel, le cortex frontal et ses neurones miroirs, le gyrus cingulaire et l’amygdale. Pour la théorie de l’esprit, s’ajoute au « noyau commun » le précunéus, une zone de cortex énigmatique [49]. Elle est cachée à la face interne des hémisphères, ce qui nécessite, si on veut la voir, d’écarter chirurgicalement les deux hémisphères, ou s’il s’agit d’une étude post mortem, de sectionner et séparer les deux hémisphères (Fig. 28).

Fig. 28 | Vue de la face interne de l’hémisphère droit reconstruite à partir d’une IRM, montrant le précunéus (en blanc), et le corps calleux (en hachuré) qui a été sectionné pour séparer les deux hémisphères.

Cortex énigmatique, vous avez bien lu. On sait en effet peu de chose de cette zone corticale, et il y a très peu d’observations issues d’une cartographie cérébrale chez un patient éveillé. C’est normal, son accès chirurgical nécessite d’écarter le cerveau de la faux, membrane de méninge qui sépare les deux hémisphères (comme les cerneaux d’une noix). Et on ne le fait que si l’intervention chirurgicale le nécessite, pas pour aller voir ! C’est en tout cas la zone de cortex la plus fortement corrélée à la théorie de l’esprit. Comme les neurones miroirs, le précunéus permet de se mettre « à la place de l’autre ». Mais à la différence de ceux-ci, qui ne réalisent qu’une imitation motrice de l’autre, le 102

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

précunéus permet de se mettre mentalement dans la perspective d’une autre personne. Cette imagerie mentale est un phénomène unique qui doit certainement s’entourer de mécanismes de protection solides. Se projeter dans l’autre c’est bien, à condition de ne pas sortir de soi-même ! Pourtant, cela survient parfois… Cela est illustré de façon impressionnante par ce que l’on appelle « les expériences de sortie du corps », ou les phénomènes d’autoscopie (expérience dans laquelle une personne se voit elle-même), que les plus imaginatifs qualifient de « voyage astral ». Des expériences de sortie du corps ont été observées après stimulation électrique lors de chirurgie cérébrale en condition éveillée. Très peu. En fait, seulement cinq expériences de ce type ont été publiées dans des revues scientifiques. Sur ces cinq observations, quatre ont été faites après stimulation de la jonction temporo-pariétale, plus fréquemment exposée que le précunéus lors d’une intervention neurochirurgicale. La jonction temporo-pariétale fait partie du « noyau commun » de la théorie de l’esprit, rappelez-vous. Dans ces cas décrits, la stimulation électrique a déclenché une expérience typique de sortie du corps, le patient se voyant flotter au niveau du plafond, se regardant, allongé sur la table d’opération. Nous avons nous-même observé en chirurgie éveillée, lors de la stimulation de la jonction temporo-pariétale droite, un phénomène d’autoscopie. Le patient se voyait comme dans un miroir, mais de façon distordue. À la manière d’un autoportrait de Francis Bacon comme le décrivait ce patient à la grande culture artistique [50]. Mais le plus extraordinaire avec ces expériences, c’est en fait la rareté avec laquelle elles sont constatées en chirurgie cérébrale éveillée. Comme si les mécanismes de projection dans l’autre, de cohésion esprit/corps étaient particulièrement solides, justement afin d’éviter ces « sorties du corps » plutôt déstabilisantes. Ces mécanismes ne sont finalement perturbés que dans des conditions exceptionnelles. 103

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Toutes les régions corticales impliquées dans la théorie de l’esprit, le « noyau commun » (vmPFC et jonction temporo-pariétale) auquel s’ajoute le précunéus, apparaissent spontanément synchronisées quand on ne fait rien ! Et oui, elles constituent ni plus ni moins le « réseau par défaut » identifié en IRM de repos (cf. chapitre « À quoi pensent les saumons morts ? » Fig. 17). Le réseau par défaut, le réseau qui s’allume quand on ne fait rien ! Le réseau qui permet l’introspection, de « voyager » dans nos têtes. Mais pas que. Ce réseau permet aussi de « voyager » dans la tête des autres… Certains vont même jusqu’à penser que ce réseau ne sert qu’à « voyager » dans la tête des autres, et que sa mise en action quand on ne fait rien n’est qu’un artefact d’expérience. En effet, à quoi peut bien penser un volontaire pour une expérience scientifique que l’on allonge dans une IRM en lui demandant de ne penser à rien ? Il pense probablement à ce que doit bien vouloir penser celui qui fait l’expérience, non ? La jonction temporo-pariétale, en particulier de l’hémisphère droit, joue un rôle essentiel dans la cognition sociale puisqu’elle est au carrefour de toutes les fonctions cognitives abordées dans ce chapitre. Et il y a naturellement un débat sur l’organisation de toutes ces fonctions cognitives au niveau de cette jonction temporopariétale droite. S’agit-il d’une parcellisation avec des réseaux contigus mais distincts, ou d’une véritable mise en commun de certains nœuds de réseau. Difficile de répondre à ces questions et ce d’autant que cette région corticale est une des plus variables anatomiquement. Entre individus, aucuns sillons ni circonvolutions ne sont identiques. Des études récentes en IRM fonctionnelles, projetant leurs résultats sur un cerveau normalisé, une sorte de cerveau « idéal » anatomiquement, rapportent une parcellisation du carrefour droit, avec plusieurs zones prenant en charge une fonction précise. 104

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Cependant, notre hypothèse est qu’il existe au niveau de la jonction temporo-pariétale droite au moins une zone commune, où convergent la cognition visuo-spatiale sous la forme de l’attention conjointe et le langage non verbal (reconnaissance des émotions faciales et prosodie). Une zone de convergence qui serait le point de départ de l’empathie, de la théorie de l’esprit. Nous avons vu que l’organisation anatomique du langage non verbal dans l’hémisphère droit était l’image en miroir du langage verbal dans l’hémisphère gauche (Fig. 29). Ces deux réseaux sont parfaitement identifiés en IRM fonctionnelle de repos, sauf qu’à droite il est appelé réseau ventral de l’attention. Ne vous méprenez pas, il s’agit bien du réseau du langage non verbal, disons de l’attention sociale.

A

B

Fig. 29 | IRM de repos, les zones corticales activées sont en jaune et orange. A) Réseau du langage latéralisé dans l’hémisphère gauche. B) Réseau ventral de l’attention latéralisé dans l’hémisphère droit.

En faisant ressortir par traitement informatique la zone de cortex la plus active de ce réseau ventral de l’attention, on découvre une zone de cortex au fond du sillon temporal supérieur droit (pSTS droit). Une véritable image en miroir de « l’entrée obligatoire du langage » de l’hémisphère gauche. Une zone que nous avons baptisée « l’entrée de la cognition sociale » (Fig. 30). 105

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Fig. 30 | « L’entrée de la cognition sociale » identifiée sur le réseau ventral de l’attention par IRM de repos.

Beaucoup d’arguments permettent de considérer qu’au niveau de l’hémisphère droit, cette petite zone de cortex enfouie serait un des nœuds essentiels de la cognition sociale. C’est une notion essentielle à connaître si l’on ambitionne comme nous de préserver la cognition sociale lors d’une intervention chirurgicale sur l’hémisphère droit. Il est en effet important de réaliser qu’une atteinte de la cognition sociale, de son composant le plus « simple » au plus complexe, est extrêmement handicapante, même s’il s’agit d’un handicap souvent invisible. Imaginez vos relations avec votre conjoint, vos enfants, vos amis, vos collègues, si vous négligez une partie de l’espace, des objets, des souvenirs… si vous êtes devenu incapable de saisir un regard, de reconnaître un visage, d’identifier une émotion faciale, de décrypter la prosodie émotionnelle du discours, de comprendre à demi-mot ce que ressent, ou ce que veut votre interlocuteur. On emploie souvent l’expression « un étranger à la maison ». Et elle illustre bien ce que ressent parfois l’entourage d’un patient de retour chez lui après un accident vasculaire cérébral, un traumatisme crânien ou le traitement 106

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d’une tumeur cérébrale. L’entourage souffre parfois autant que le patient et, à la longue, l’incompréhension mène parfois à la séparation, au divorce. On savait que la qualité de vie des patients souffrant d’une tumeur cérébrale de l’hémisphère gauche, dit dominant, était souvent dégradée, et que les troubles du langage verbal expliquaient grandement cette dégradation. On sait maintenant, parce qu’on s’y intéresse, que les patients souffrant de tumeur cérébrale droite peuvent voir leur qualité de vie se dégrader autant. Vous comprenez pourquoi maintenant que vous connaissez le rôle majeur de l’hémisphère droit dans la cognition sociale. Une question revient fréquemment dans la bouche des patients avant une intervention neurochirurgicale : « Vais-je être toujours le même après l’opération ? » On peut en effet être autant effrayé à l’idée de ne plus être le même que d’être paralysé, ou de ne pas pouvoir parler. Comme me le demandait encore récemment une jeune patiente, mère célibataire de deux enfants, avant l’opération : « Est-ce que je vais être encore moi ? ». Encore une maman allez-vous penser. Ce n’est pas surprenant, la deuxième partie de ce livre vous expliquera pourquoi. « Est-ce que je vais être encore moi ? » Pour faire en sorte que cette patiente soit la même émotionnellement, pour elle et pour ses enfants, il faut pouvoir respecter toutes les fonctions de l’hémisphère droit dont nous venons de parler. Il faut donc pouvoir les explorer lors d’une chirurgie cérébrale en condition éveillée comme cela est fait pour le langage verbal. Mais est-il possible d’identifier au bloc opératoire les nœuds essentiels de ces réseaux ? D’en dessiner la carte ? Pas si facile. Sauf si vous dansez le tango argentin… 107

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

LE TANGO ARGENTIN (OU LA CARTOGRAPHIE DE LA COGNITION SOCIALE EN CHIRURGIE ÉVEILLÉE)

Nous avons vu précédemment les tests utilisés pour cartographier le langage durant une chirurgie éveillée de l’hémisphère gauche, comme le test de dénomination d’images, le DO 80 ou le test de l’Esquimau/Igloo (Fig. 14). Ces tests sont rapides, réalisables le temps d’une stimulation électrique du cortex, et leur réponse n’est pas ambiguë. Il est beaucoup plus difficile de tester la cognition visuo-spatiale ou la cognition sociale en chirurgie éveillée. C’est d’ailleurs pour cela, et aussi parce que ces fonctions ont été un peu négligées en neurochirurgie, que la cartographie de l’hémisphère droit est rarement réalisée et qu’il y a beaucoup moins de recherches publiées dans ce domaine [51]. Abordons tout d’abord la cartographie de la cognition visuospatiale, qui vise à rechercher les zones cérébrales dont la stimulation électrique induit une hémi-négligence unilatérale. Les tests, réalisés avec une feuille de papier, un crayon… et beaucoup de temps de neuropsychologue, sont finalement assez simples. Il s’agit par exemple de faire dessiner une horloge, une tête, une maison. Si le patient néglige son espace gauche, il ne dessinera que la partie droite de la maison. On peut aussi demander au patient de désigner le milieu de lignes de longueur différente réparties sur une feuille, c’est la tâche de bissection de ligne. Si le patient néglige son espace gauche, il pointera sur la ligne un « milieu » décalé sur la droite. Cette tâche de bissection de ligne est très classique, mais finalement pas très sensible. Moins de la moitié des patients souffrant d’hémi-négligence est dépistée par ce test. L’explication en est que ce test dépiste surtout une négligence allocentrique (perte de la moitié des objets), alors que la négligence est souvent égocentrique (perte de la moitié de l’espace). L’autre test de référence est le « test de barrage d’objet » qui est tout simplement une sorte de « cherchez Charlie », dans lequel il faut par exemple cocher des ronds disséminés dans une « forêt » de carrés. Les patients souffrant d’hémi-négligence « oublient » de cocher les items 108

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sur un côté de la feuille. Plus un « test de barrage d’objet » est difficile, plus il est sensible, mais plus il prend de temps pour être réalisé (plus que les quatre secondes de la stimulation électrique). Ces tests peuvent être pratiqués pour une cartographie durant une chirurgie éveillée de l’hémisphère droit. Mais il faut avouer que c’est techniquement difficile, et pas toujours très sensible pour les raisons décrites. L’exploration de la reconnaissance des expressions faciales est encore plus délicate. Elle repose sur des jeux de photographies standardisées représentant des visages exprimant une des six expressions fondamentales : la joie, la tristesse, la surprise, la colère, la peur et le dégoût. Les photos sont présentées pendant dix secondes. Le test dit d’Ekman – du nom du professeur Paul Ekman, pionnier dans les neurosciences de l’expression faciale – date des années 1970. Les photos ont, c’est vrai, un look « tellement années 70 » comme diraient mes filles. C’est ce qui nous a conduits à créer notre propre test, et cela avec la coopération de mes internes chez qui s’est révélé un talent d’acteur insoupçonné (Fig. 31).

Fig. 31 | Les six expressions fondamentales : la joie, la tristesse, la surprise, la colère, la peur, le dégoût. (Spécial remerciement à Édouard.)

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Mais que ce soit avec le test de référence ou le test « maison », les expressions ne sont correctement reconnues que par environ 70 % des personnes testées. La joie et la tristesse sont d’ailleurs le plus souvent identifiées, la peur le moins souvent. Stigmate d’une culture arrivée à la sécurité, au confort quotidien, d’où le danger a disparu ? En tout cas, il y a beaucoup trop d’erreurs et d’incertitudes pour que ce test soit facilement utilisé lors d’une chirurgie en condition éveillée. Encore plus difficile à tester : la reconnaissance ou l’expression de la prosodie, la couleur émotionnelle d’une phrase. Des batteries de tests audio existent, mais elles aussi d’interprétation trop subjective et difficilement applicables dans un bloc opératoire. Et enfin, le summum de la difficulté, l’exploration de la théorie de l’esprit. Il n’y a pas de consensus sur ce que doit contenir un tel test. Un grand classique est le test « de lecture de l’état d’esprit dans les yeux » qui a été développé par le psychologue britannique Simon BaronCohen [52]. Ce test est considéré comme explorant la mentalisation, la capacité de déduire et d’interpréter l’état mental de son interlocuteur. Il consiste à présenter une photographie d’yeux, associée à un choix entre plusieurs états d’esprit. C’est un test assez facile à réaliser, qui confirme de façon frappante que les yeux sont bien « les miroirs de l’âme ». Néanmoins, les erreurs sont encore beaucoup trop nombreuses, ce qui a amené les équipes qui l’utilisent au bloc opératoire à le simplifier ou à en proposer une version « maison » [53]. C’est ce que nous avons fait, une fois encore grâce aux incroyables talents d’acteurs des internes ! (Fig. 32) Terrifiée Effondré Déroutée Méfiante Fig. 32 | Version adaptée du test « Lecture de l’état d’esprit dans les yeux ». Choisir un état d’esprit parmi les quatre proposés. (Spécial remerciement à Abir.)

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Les autres tests classiques de la théorie de l’esprit reposent sur des scénarios (petite bande dessinée ou court métrage). Le test typique est celui de la fausse croyance. Il est normalement réussi par les enfants à partir de 4-5 ans. Dans ce test, on montre deux personnages, Sally et Anne. Sally place une bille dans le panier, puis sort se promener. Entre-temps, Anne sort la bille du panier et la met dans une boîte. Au retour de Sally dans la scène, on demande à l’enfant où Sally ira chercher la bille. Les enfants qui ont une théorie de l’esprit développée réussissent à se « mettre dans la peau » de Sally qui, n’ayant pas vu le changement de place de la bille, ira la chercher où elle l’avait déposée. Ils répondent donc le panier. Les enfants qui n’ont pas encore une théorie de l’esprit bien développée ne réussissent pas à se mettre à la place de Sally, et pensent qu’elle ira chercher la bille dans la boîte, qui est effectivement maintenant sa vraie place ! Ces tests nécessitent une à quinze minutes pour être réalisés, et la plupart ont été créés pour l’enfant. Difficile de les utiliser en chirurgie éveillée pour nos patients. Il fallait donc développer une nouvelle stratégie pour explorer les fonctions de l’hémisphère droit au bloc opératoire. C’est pour ces raisons que nous nous sommes intéressés à la réalité virtuelle. La réalité virtuelle est un domaine aux applications sans cesse croissantes en médecine et en neurosciences. C’est une technologie informatique qui permet de générer des images très réalistes, des sons ou d’autres sensations simulant pour celui qui vit l’expérience, sa présence dans un environnement virtuel, imaginaire. On peut maintenant, grâce à la technologie des casques de réalité virtuelle, regarder autour et même interagir avec le monde virtuel. Le premier casque de réalité virtuelle a été breveté en 1960, le Telesphere Mask. Mais la technologie a véritablement décollé en 2012. Cette année-là, grâce à une campagne de financement participatif, des développeurs de jeu vidéo créent un prototype de casque de réalité virtuelle appelé l’Oculus Rift. Deux ans plus tard, la compagnie est achetée par Facebook pour 2 milliards de dollars. L’Oculus Rift est 111

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commercialisé en 2016. Depuis, plusieurs marques développent leurs casques de réalité virtuelle, du casque entrée de gamme, fonctionnant avec un smartphone, aux modèles haut de gamme conçus pour la recherche et le développement. Dès 2013, nous avons perçu que la réalité virtuelle offrait d’incroyables possibilités pour développer des tests permettant d’explorer, lors d’une chirurgie en condition éveillée, des processus cognitifs complexes. La rencontre avec des équipes d’ingénieurs a été déterminante. En collaboration avec eux, nous avons dans un premier temps créé une application permettant de tester l’exploration de l’espace chez un patient opéré en condition éveillée [54]. L’exploration de l’espace est sous-tendue d’abord par la vision, plus exactement le champ visuel. Le champ visuel c’est ce qui vous permet, alors que vous êtes confortablement assis sur votre canapé, les yeux rivés sur la télévision diffusant les actualités régionales, de voir, sans bouger les yeux, que quelqu’un rentre dans la pièce par la porte du côté. Si notre angle de vision nette, la vision fovéale, est de 5° (cf. chapitre « Le neurone de Bill Clinton », Fig. 21), notre champ visuel complet est moins net mais en « grand-angle », plus de 180° (Fig. 33). Acuité maximum Zone fovéale

binoculaire Vision ation des co rimin onnaissanc uleurs e Disc Re c des symboles

L ec t u r e

30°

20° 10° 5°10° 20°

30°

60°

Vision monoculaire

94°-110°

60°

94°-110°

Vision monoculaire

Fig. 33 | Le champ visuel. (Source wikimedia : https://commons.wikimedia.org/wiki/ File:Champ_vision.svg?uselang=fr)

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Toute lésion, par exemple lors d’une intervention chirurgicale, des fibres qui convoient l’information visuelle de la rétine au cortex visuel du lobe occipital, va entraîner une tache, une partie non vue dans le champ visuel controlatéral. Si la lésion intéresse les réseaux de l’attention dans l’hémisphère droit, apparaît alors une négligence d’une partie de l’espace gauche. Dans les deux cas, le patient ne voit plus l’objet qu’on lui présente dans la partie de l’espace ou du champ visuel affecté. C’est sur ces constatations que nous avons développé un test en réalité virtuelle. Le patient, opéré en condition éveillée, porte des lunettes de réalité virtuelle. Il y voit en fait un espace gris et vide, avec une petite croix au milieu qu’il doit fixer. Un orthoptiste, qui pilote l’univers virtuel à partir d’un ordinateur, fait apparaître dans des coordonnées précises, qu’il est le seul à voir, une boule dans l’espace visuel du patient. Le chirurgien inhibe dans le même temps avec une électrode, les zones cérébrales qu’il veut cartographier. Si le patient ne voit pas l’objet présenté lors de la stimulation électrique, cela veut dire que la zone stimulée est nécessaire pour le champ visuel ou la conscience de l’espace (Fig. 34).

Fig. 34 | Exploration du champ visuel en chirurgie éveillée avec un patient portant des lunettes de réalité virtuelle sur les yeux.

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Cette approche a été proposée la première fois à un patient dont la tumeur était proche de ses voies visuelles, et qui de plus avait déjà perdu un œil pour d’autres raisons. Cette « première mondiale » a eu un retentissement médiatique qui nous a vraiment surpris, le côté spectaculaire et la fantasmatisation entourant le cerveau et la réalité virtuelle l’expliquent probablement. Pourtant, l’utilisation en chirurgie éveillée de lunettes de réalité virtuelle nous a paru naturelle. Au début de notre expérience, nous avions commencé avec des tests « papier » (un cahier dont la neuropsychologue tournait les pages), puis nous sommes passés à l’écran d’ordinateur posé sur un chariot roulant, puis à l’ordinateur portable (finalement assez lourd et inconfortable pour notre collègue neuropsychologue qui le portait à bout de bras). Puis est entrée au bloc opératoire la tablette tactile, légère, polyvalente, idéale. Enfin sont apparues les premières lunettes de réalité virtuelle, que tout adolescent peut acheter dans la grande surface du coin de la rue. Mais la réalité virtuelle était encore très méconnue du monde médical en 2016 et son utilisation en neurochirurgie a soulevé des craintes. Certaines craintes étaient fondées. Il est bien connu, du moins écrit, que les jeux vidéo peuvent provoquer des crises d’épilepsie. Quid de la réalité virtuelle chez un patient lors d’une intervention neurochirurgicale ? D’autres craintes étaient plus surprenantes. Les expériences de réalité virtuelle ludiques que nous projetions au patient en fin d’intervention pour le détendre n’allaient-elles pas déclencher des phénomènes d’accoutumance, transformant notre patient en junkie, errant de prise en prise pour brancher ses lunettes dont il ne pourra plus se passer ? Il a fallu réaliser un essai clinique, en bonne et due forme, déclaré à l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé, pour démontrer l’innocuité de la réalité virtuelle lors d’une intervention neurochirurgicale. Du moins dans les conditions dans lesquelles nous l’utilisions. Cette étude, en confirmant l’absence 114

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

d’effets secondaires, nous a ouvert la voie pour explorer pleinement le potentiel de la réalité virtuelle en chirurgie cérébrale éveillée [55]. Tester la cognition sociale nécessite de plonger le patient, alors qu’il est allongé le crâne ouvert sur une table d’opération, dans un univers distrayant et confortable, dans lequel il va pouvoir interagir, de manière réaliste, avec d’autres personnes. En pratique, nous avons commencé à développer nos programmes avec des personnages créés par informatique, appelés des avatars. De nombreuses études psychologiques ont montré qu’en réalité virtuelle, on interagissait avec un avatar de la même façon qu’avec un interlocuteur de chair et d’os. Bien sûr, cela est d’autant plus vrai que l’avatar est réaliste, on ne parle pas tous les jours avec un géant bleu aux oreilles pointues30 . Ces avatars ont un énorme avantage par rapport à des acteurs. Ils sont finement contrôlables, parfaitement reproductibles, et n’ont aucune exigence… Il est possible de programmer des micro- ou macro-variations d’émotions, de contrôler indépendamment chaque muscle facial (les unités d’action d’Ekman), d’agir sur la vitesse des expressions dynamiques. Il est facile de modifier le sexe, la couleur de peau, l’âge. La réalité virtuelle permet de plus de rajouter la notion d’espace, en rapprochant ou en éloignant les avatars du patient, ou en contrôlant leur position dans le champ visuel du patient. Nous avons pu démontrer à l’aide d’un réseau social utilisant des avatars, qu’un patient opéré d’une tumeur cérébrale en condition éveillée, et portant des lunettes de réalité virtuelle, pouvait interagir et communiquer avec l’avatar du neuropsychologue [56]. Le neuropsychologue qui portait lui aussi des lunettes de réalité virtuelle, pilotait son avatar de la pièce voisine. Grâce à la magie d’Internet, il aurait pu tout aussi bien piloter son avatar depuis New York, ou de son 30.  Référence au film de science-fiction américain Avatar, réalisé par James Cameron, sorti en 2009. 115

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

salon. Grâce au réseau social, cette réunion virtuelle pouvait accueillir d’autres participants. Dans l’expérience décrite, il s’agissait d’un chercheur contrôlant le déroulement, il aurait pu s’agir d’un autre chercheur ou neuropsychologue, pilotant son avatar d’une université voisine. Si cette expérience a montré la faisabilité de notre idée, elle n’offrait pas véritablement de test. Il restait à l’inventer. Il devait être d’exécution rapide (toujours les quatre secondes fatidiques de stimulation électrique), et devait pouvoir identifier un réseau minimal de la cognition sociale, une carte où l’on retrouve attention sociale, conscience de l’espace, reconnaissance des émotions faciales et théorie de l’esprit. Difficile. Mais possible. Et l’idée est née d’une passion, le tango argentin. Dire que le tango argentin est une danse, c’est comme dire que la neurochirurgie est un boulot. Ce sont tous les deux des mondes infinis, fascinants, dévorants. Pour le tango, l’histoire passionnante du Rio de la Plata, sa musique, sa poésie, sa culture, sont indissociables. Et quand on parle de culture, on pense au mirada/cabeceo. Dans une milonga – c’est comme cela que l’on appelle le bal de tango argentin –, les invitations sont très codifiées. Du moins dans les milongas traditionnelles, encore bien présentes partout dans le monde. Certains y voient l’expression d’un machisme rétrograde, d’hommes trop fiers, incapables d’assumer la honte que serait le refus d’une femme de danser avec eux. D’autres y voient au contraire l’expression d’un féminisme d’avant-garde, la femme choisissant, invitant et décidant. Bref comment cela se fait-il ? Au bout d’une série de trois tangos est joué un court morceau de musique, d’un autre style, signifiant la fin de ce qu’on appelle la tanda, et le changement de partenaires pour la prochaine danse. C’est la « cortina », rideau en espagnol, comme un baissé de rideau entre deux actes. Pendant ce court intermède de musique, tout le monde quitte la piste de danse. 116

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Commence alors le mirada/cabeceo. Les hommes, comme les femmes, explorent attentivement l’espace environnant à la recherche du prochain partenaire. La communication non verbale est à son maximum, sourires et disponibilités, visages fermés, ou occupés à autre chose… Les regards se cherchent, se croisent, ils peuvent se détourner aussi vite si l’un des deux protagonistes ne désire pas danser. Ils peuvent aussi se soutenir, prélude à l’invitation, c’est la mirada. L’homme comprenant le message, fait un discret hochement de tête, signifiant « voulez-vous danser » ? C’est le cabeceo. En réponse positive, la femme lui rend son hochement, ou un sourire d’équivalence. Le contrat est signé, l’homme se lève et va inviter sa cavalière qui assise, l’attend tout sourire. Imaginer tous les centres corticaux, toutes les connexions mises en action dans ce petit jeu de quelques secondes. Attention fixée sur un/une partenaire, mais prête à se réorienter si on sent un regard posé sur soi, exploration de la salle de danse du regard, analyse des visages, repérage de celui qui vous regarde, interprétation de son émotion, deviner dans sa mimique ce qu’il pense, son désir d’être invité, comment il va réagir… C’est cette saynète et ses variantes que nous avons développées en réalité virtuelle, et que nous testons actuellement pour cartographier les fonctions essentielles de l’hémisphère droit. Le patient visualise cinq personnages dans un décor variable. Un de ces personnages va tenter de rentrer en contact visuel avec le patient. Une fois que le patient identifie ce personnage, et qu’il le fixe à son tour du regard, l’avatar, piloté par une intelligence artificielle, va exprimer une émotion faciale. Reste au patient à identifier cette émotion et à deviner l’état d’esprit de l’avatar. Nous avons ajouté à ce test une sophistication technique. Une des dernières nées des casques de réalité virtuelle. L’ « eye tracking ». La possibilité, grâce à de petits capteurs disposés dans le casque de suivre le regard du patient, de suivre la manière dont il explore 117

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

l’espace, puis les visages. Son regard est matérialisé par un trait continu sur l’écran que regardent le neuropsychologue et le neurochirurgien (Fig. 35A). Il est possible d’analyser finement la stratégie du regard, le nombre de passages sur un visage donné, et/ou le temps durant lequel le regard s’est fixé sur lui.

A

B Fig. 35 | Test en réalité virtuelle : le patient doit repérer le visage qui le regarde, qui s’anime alors. Le trajet du regard du patient est matérialisé par un trait bleu. A) Test réalisé par un sujet sans trouble de la cognition sociale. Exploration normale des 4 quadrants de l’espace et « lecture » normale du visage, insistant sur les yeux et la bouche. B) Alors que l’on stimule le faisceau de fibre visible sur l’IRM, le patient devient incapable de repérer le visage qui le regarde, il s’accroche au premier visage rencontré, restant fixé sur lui.

Ce test permet en quelques secondes de mettre en œuvre toutes les fonctions de l’hémisphère droit : attention et exploration spatiale, attention conjointe, reconnaissance des émotions faciales. 118

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Vous ne manquerez pas de penser que j’ai oublié la prosodie. Nous y travaillons, mais il faut savoir que localiser un son dans l’espace à partir d’écouteurs n’est pas tout à fait au point techniquement, comme la synchronisation avec les lèvres, et que nous tenons pour rendre le test plus écologique – c’est le terme utilisé en neuropsychologie, disons plus naturel – à ce que le son provienne de l’avatar. Mais déjà, dans sa forme actuelle, le test permet de comprendre instantanément pourquoi le patient échoue, quand il échoue bien sûr. Grâce à l’eye tracking, il est possible de savoir si le patient a des difficultés à explorer l’espace, à repérer le visage qui le regarde en quête d’un contact visuel, ou échoue à reconnaître l’émotion faciale et si cet échec est lié à une anomalie de l’exploration du visage par le regard. Nous analysons en effet tous un visage de la même manière, de façon saccadée mais organisée, avec des allers-retours des yeux à la bouche, en triangle en quelque sorte. On sait que des troubles de la cognition sociale comme ceux présents chez les autistes s’accompagnent d’une exploration des visages très différente de celle réalisée par des sujets dits normaux. Les sujets normaux sont d’ailleurs capables de réaliser le test dans les quelques secondes imparties, bien que, triste constatation, les quinquas soient un peu plus lents que les étudiants en médecine de vingt ans. Le vieillissement cérébral commence très tôt… Lors d’une chirurgie éveillée de l’hémisphère droit, ce test permet d’identifier des zones cérébrales éloquentes, des zones qui, inactivées par la stimulation électrique, sont à l’origine de troubles attendus : négligence de l’espace gauche, non-identification des émotions. L’analyse de ces troubles transitoires et des zones cérébrales stimulées permet de dessiner l’ébauche d’une carte de l’hémisphère droit. Une carte qui, comme nous nous y attendions, reproduit en miroir la carte du langage verbal. Nous avons ainsi pu confirmer ce qui avait été suspecté pour un faisceau de la substance blanche : le 119

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

faisceau longitudinal inférieur. Dans l’hémisphère gauche, ce faisceau connecte l’aire visuelle des mots (VWFA) aux aires sémantiques du lobe temporal. Quand il est transitoirement interrompu par stimulation électrique en chirurgie éveillée, le patient devient incapable de lire. Dans l’hémisphère droit, le même faisceau connecte l’aire de reconnaissance des visages (FFA) aux aires sémantiques du lobe temporal. Quand il est transitoirement interrompu par stimulation électrique pendant la réalisation de notre test en réalité virtuelle, le patient devient incapable d’identifier l’émotion de l’avatar. Il explore normalement la scène du regard, il identifie parfaitement l’avatar qui le fixe des yeux, mais est incapable de comprendre et donc de nommer l’émotion exprimée par ce visage. Le patient n’a d’ailleurs aucune conscience de ce trouble lorsqu’il survient. On lit bien un visage comme on lit un texte.  Il est donc important, lors d’une chirurgie cérébrale, de préserver cette voie de la « lecture », aussi bien dans l’hémisphère droit que dans l’hémisphère gauche. Mais le langage de l’hémisphère droit nous réservait des surprises. N’est-il d’ailleurs pas plus essentiel au sens littéral ? Plus primordial ? Nous avons ainsi constaté des troubles surprenants lorsque nous faisons réaliser les tests en réalité virtuelle à nos patients lors d’une chirurgie éveillée pour tumeur cérébrale. Lors de l’interruption transitoire par stimulation électrique de certaines voies de communication dans la substance blanche, le patient devient incapable de repérer le visage qui le regarde. Il se désintéresse d’ailleurs totalement des visages, son regard s’égarant dans le paysage du fond. Lors de la stimulation d’autres voies de communication, le regard du patient s’accroche au premier visage rencontré, restant fixé sur lui, même si ce visage regarde ailleurs et même si son expression est négative et agressive (Fig. 35B). 120

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Ces réactions trouvent leur explication dans un modèle cérébral de la communication sociale proposé en 2014 par Marco Catani, pionnier de la tractographie au King’s College London [57]. Vous vous souvenez sans doute du modèle d’organisation du langage dans l’hémisphère gauche, avec une voie dorsale phonologique et une voie ventrale sémantique (cf. chapitre « Peu de temps pour Tan », Fig. 11). Pour certains chercheurs, ce modèle à double voie est trop simple pour couvrir la complexité de la communication. Un autre modèle du langage et plus largement de la communication sociale a ainsi été proposé par Marco Catani. Ce modèle hiérarchique décrit cinq niveaux dans lesquels on retrouve l’évolution de la communication du singe à l’Homme, et son développement de l’enfant à l’adulte. Les derniers niveaux du modèle, les niveaux 3, 4 et 5, sont spécifiques de l’Homme. Ils reprennent les circuits connus intervenant dans les opérations phonologiques, lexicales et sémantiques du langage verbal. Le niveau 5, confiné dans la jonction temporo-pariétale, est pour Marco Catani un centre d’intégration multisensorielle, en particulier audiovisuel. Nous retrouvons ici notre « entrée obligatoire » du langage verbal à gauche, du langage non verbal à droite. Jusque-là rien de très nouveau. Ce qui est particulièrement intéressant pour nous ce sont les deux premiers niveaux de ce modèle de la communication sociale. Des premiers niveaux qui existent chez le singe, et qui sont les premiers à apparaître chez l’enfant. Le premier niveau est un réseau reliant les neurones miroirs du lobe frontal à la jonction temporo-pariétale31. Pour Marco Catani, ce réseau permet de percevoir un stimulus visuel ou auditif comme pertinent en termes de communication. Lors du blocage transitoire de ce réseau, le patient se désintéresse des visages. En fait, pour lui, les montagnes du paysage du fond deviennent aussi « socialement 31.  Ce réseau relie le lobe frontal (circonvolutions frontales moyenne et inférieure) à la jonction temporo-pariétale grâce au segment antérieur du faisceau longitudinal supérieur. 121

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

informatives » que des visages proches ! Ou, vu autrement, les visages, même ceux qui tentent de rentrer en contact visuel avec lui, sont aussi peu informatifs qu’un nuage dans le ciel. Ce réseau qui permet d’identifier « l’autre » comme agent porteur de communication sociale est en fait le réseau ventral attentionnel, celui qui redirige l’attention vers des stimuli comportementalement pertinents (cf. chapitre « J’ai perdu la gauche »). Le réseau de l’attention sociale finalement. Le deuxième niveau du modèle de Catani est un réseau faisant communiquer l’aire de Broca avec une zone du lobe frontal que nous n’avons pas encore décrite, l’aire motrice supplémentaire, située juste en avant de la zone motrice, à cheval entre la face externe et interne du lobe frontal32. Pour Marco Catani, ce réseau gère la reconnaissance ou l’expression de l’intention de communiquer. Dans notre test en réalité virtuelle, c’est le contact visuel de l’avatar qui signale l’intention de communiquer. On comprend pourquoi notre patient n’identifie pas celui des avatars qui cherche à rentrer en contact avec lui. Mais pourquoi notre patient reste-t-il « scotché » sur le premier visage qu’il rencontre ? (Fig. 35B) Parce qu’il perd son contrôle inhibiteur. Qu’est-ce que le contrôle inhibiteur ? C’est une des fonctions des lobes frontaux, plus précisément de l’aire motrice supplémentaire dont nous venons de parler. Le contrôle inhibiteur permet la suppression de pensées, d’actions ou de réactions émotionnelles qui viennent à l’esprit, mais qui sont inappropriées dans un contexte ou dans l’exécution d’une tâche. Comme faire pipi au lit, ou hurler « Tu nous emmerdes » au type qui monopolise la conversation depuis une heure à ce repas où, de toute façon, vous ne vouliez pas aller. Le contrôle inhibiteur permet aussi de faire le tri parmi des stimuli concurrents qui sollicitent les mêmes ressources motrices 32.  Ce réseau relie la zone de Broca (circonvolution frontale inférieure) au cortex dorsal médian (partie postérieure de la circonvolution frontale supérieure) grace au faisceau frontal aslant (un des faisceaux verticaux ignorés par Dejerine (cf. chapitre « À quoi pensent les saumons morts ? »). 122

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

(principalement l’articulation dans l’hémisphère gauche et le contrôle oculomoteur dans l’hémisphère droit). Grâce à ce contrôle inhibiteur, on ne se laisse pas distraire par des informations non pertinentes à une tâche donnée. C’est le blocage transitoire de ce contrôle inhibiteur qui explique que notre patient, délaissant celui qui le regarde, reste fixé sur le premier visage rencontré quelles que soient les émotions exprimées, mêmes négatives ou agressives. L’attention sociale et la sélection des signaux sociaux sont deux étapes préliminaires et essentielles à la communication. Nous pouvons maintenant grâce à la réalité virtuelle, identifier chez nos patients les réseaux impliqués dans ces fonctions et donc tout mettre en œuvre pour les préserver. Mais est-il nécessaire ou suffisant de préserver les réseaux dont nous venons de parler pour préserver la cognition sociale de nos patients ? Identifier ces réseaux au cours d’une intervention chirurgicale sur l’hémisphère droit a-t-il un intérêt en termes de qualité de vie des patients ? Nous n’en savons rien encore. Répondre à ces questions, comme préciser la sensibilité et la spécificité de nos tests en réalité virtuelle, va encore prendre du temps. Nos travaux, comme souvent en recherche, nous ont menés sur des chemins imprévus. En l’occurrence, il s’agit de domaines éloignés de la neurochirurgie, plus connus des psychiatres et pédospychiatres. Ce sont les pathologies de la cognition sociale comme on peut les rencontrer dans la schizophrénie et les troubles associés à l’autisme. Ces affections peuvent s’exprimer par des symptômes parfois très proches de ceux que l’on peut transitoirement provoquer en chirurgie éveillée. La cartographie de l’hémisphère droit ouvre ainsi un champ inattendu de recherches translationnelles qui permettront peut-être de mieux connaître ces maladies. Nous y reviendrons dans la troisième partie de ce livre.

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Nos travaux en réalité virtuelle nous ont aussi amenés à des réflexions éthiques inattendues. Non pas liées à l’utilisation d’un casque de réalité virtuelle au bloc opératoire, nous avons largement démontré la bonne tolérance, et l’innocuité de cette technique. Mais liées aux progrès extrêmement rapides de la réalité virtuelle et des images de synthèse. Le côté immersif s’améliore de jour en jour. Du son stéréoscopique vient s’ajouter à la vidéo. Il est aussi possible de rajouter une ambiance olfactive à la scène grâce à des systèmes adaptables au casque de réalité virtuelle. Les avatars ont des avantages comme nous l’avons vu, mais créer des avatars plus « vrais » que nature coûte cher, très très cher, et seul Disney et certains éditeurs de jeux vidéo peuvent se les offrir. De fait, nous travaillons maintenant sur des séquences de réalité virtuelle avec des acteurs (bénévoles heureusement !!) mimant des scènes de la vie quotidienne. Grâce aux techniques nouvelles de deepfake, il est possible d’incruster le visage de parents ou amis du patient sur le visage des acteurs33. Ainsi, il deviendra rapidement possible de tester au bloc opératoire la cognition sociale des patients dans leur versant le plus intime, de s’immiscer dans le repas d’anniversaire de leur fils, dans leur activité professionnelle au quotidien. Il devient possible grâce à la réalité virtuelle de produire des situations conflictuelles, stressantes ou enfreignant les lois de la nature. L’univers du film Matrix n’est pas si loin34. Jusqu’à quel point pouvons-nous, devons-nous pénétrer dans l’intimité du patient, même si cela est pour son bien ? 33.  Le deepfake est une technique de synthèse d’images qui permet de superposer des fichiers audio et vidéo existants sur d’autres vidéos (par exemple, le changement de visage d’une personne sur une vidéo). Le terme deepfake est un mot-valise formé à partir de deep learning (« apprentissage profond ») et de fake (« faux »). 34.  Un film australo-américain de science-fiction sorti en 1999. Il dépeint un futur dans lequel la réalité perçue par la plupart des humains est en fait une simulation virtuelle appelée « Matrice », laquelle est créée par des machines douées d’intelligence afin d’asservir les êtres humains, à leur insu. 124

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Il faudra un jour y réfléchir, comme à bien d’autres questions éthiques que vous découvrirez dans la dernière partie de cet ouvrage. Revenons donc à nos hémisphères cérébraux. Nous avons deux hémisphères, un droit, un gauche, tous les deux spécialisés, parlant chacun son propre langage, non verbal et verbal. La richesse de notre communication et de notre socialisation naît d’ailleurs de l’association de ces deux langages. Mais comment nos deux hémisphères, parlant chacun son propre langage, communiquent-ils ?

SKIPPY EST MAL CONNECTÉ (OU LES CONNEXIONS INTER-HÉMISPHÉRIQUES)

Et oui, très tôt dans l’évolution, dès l’apparition des ébauches des deux hémisphères, des communications s’établissent entre elles, grâce à des faisceaux de fibres nerveuses, des axones précisément. On appelle ces faisceaux de fibres inter-hémisphériques les commissures. Chez notre lointain ancêtre, les premiers neurones droits qui ressentent l’urgence d’aller se connecter à leurs homologues gauches et vice versa, sont attirés par un gradient de protéines, appelées morphogènes. Ces mécanismes moléculaires ont d’ailleurs été conservés tout au long de l’évolution. Ce sont ces mêmes mécanismes qui permettent aux voies motrices de croiser la ligne médiane, croisement appelé décussation et qui sera abordé plus longuement dans un prochain chapitre. Chaque hémisphère contrôle ainsi la motricité du côté opposé du corps. De même chaque hémisphère reçoit ses informations sensorielles de son côté opposé. Nous avons donc une représentation croisée de notre univers. Chez les premiers vertébrés, comme les poissons, les commissures s’organisent de façon identique avec, de l’arrière vers l’avant, des 125

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

petits ponts d’axones35. Tous ces ponts relient des structures situées dans la partie profonde du cerveau36 à leur homologue controlatéral. En gros, chez le poisson, la surface des hémisphères ne communique pas directement. Ce n’est pas grave, le poisson n’a pas encore de cortex cérébral (couches organisées de neurones à la surface du cerveau) et beaucoup de ses comportements sont dictés par des structures primaires situées sous le cerveau ! Cela n’a pas trop changé chez certains de nos contemporains, pouvez-vous penser… La colonisation de la terre ferme par nos ancêtres amphibiens s’est accompagnée, non seulement de l’apparition de pattes et d’une respiration pulmonaire (c’est la classe des tétrapodes), mais aussi de la complexification des hémisphères qui va aboutir à la création, chez les mammifères, d’un cortex cérébral à six couches de neurones. La croissance en surface de ce cortex, plus rapide que celle du crâne, va entraîner son plissement, et l’apparition de sillons et circonvolutions à la surface du cerveau. Le cortex de chaque hémisphère ayant pris de l’importance, il devient nécessaire pour eux de communiquer. Apparaissent ainsi deux commissures dédiées à la communication des cortex droit et gauche. D’abord la commissure hippocampique, qui connecte des structures corticales profondes, au rôle majeur dans la mémoire, les hippocampes droits et gauches. On les appelle comme cela car si on s’amuse, ou pas d’ailleurs, à disséquer un hippocampe d’un cerveau, cette structure ressemble fortement au petit cheval marin à la queue enroulée. Et puis surtout, dérivée de cette commissure hippocampique, le corps calleux, LA commissure inter-hémisphérique chez l’Homme (Fig. 36). C’est elle qui permet chez nous la parfaite coordination du langage non verbal de l’hémisphère droit avec le langage verbal de l’hémisphère gauche. 35.  La commissure postérieure, la commissure post-optique, le chiasma optique, la commissure habénulaire et enfin la commissure antérieure. 36.  Le diencéphale et la partie haute du tronc cérébral, le mésencéphale. 126

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

A

B

Fig. 36 | A) Coupe frontale du cerveau en IRM montrant le corps calleux en haut (flèche pleine) et la commissure hippocampique en bas (flèche en pointillé). B) Face interne d’un cerveau reconstruit par informatique à partir d’une IRM. Sur un vrai cerveau, le corps calleux et la commissure hippocampique (en hachuré) doivent être sectionnés pour séparer les deux hémisphères.

Pour être précis dans le calendrier de l’évolution, le corps calleux est apparu dès les premiers mammifères placentaires (ceux dont le fœtus se développe dans l’utérus à l’intérieur du corps de la mère). La branche phylogénétique inférieure, les marsupiaux (ceux dont le fœtus se développe dans une poche extérieure, sur le ventre de la mère) n’ont donc pas de corps calleux. Le kangourou n’a pas de corps calleux. Mais revenons à nos propres commissures. Comme rien ne se perd dans la nature, nous avons quand même, malgré l’apparition de cette grosse commissure qu’est le corps calleux, conservé nos commissures primitives, dont on ne sait pas très précisément à quoi elles servent37. En revanche, pour le corps calleux, les connaissances s’accumulent. Il contient plus de 200 millions de fibres nerveuses, et se développe principalement après la naissance, ce qui veut dire qu’il est très lié à la richesse des informations extérieures, comme le développement du cerveau en général. Des souris privées de stimulations sensorielles les 37.  En particulier la commissure antérieure, qui est reconvertie dans son rôle de communication premier, olfactif, et probablement comportemental primitif. 127

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

premières semaines après leur naissance n’auront pas de connexions calleuses normales. De plus, chez l’Homme, sa myélinisation (en quelque sorte sa maturation par mise en place de couches cellulaires « isolantes » autour des prolongements de neurones), n’est complète qu’autour de l’âge de 10 ans. Ce qui veut dire globalement que la communication inter-hémisphérique pleine et entière apparaît progressivement. Quand toutes ces connexions inter-hémisphériques sont établies, la vitesse de transmission des informations n’est pas uniforme. Les fibres nerveuses, les axones, qui connectent les zones corticales sensorimotrices, de la vision, et de l’audition, sont des fibres de gros calibre, permettant une transmission rapide. C’est mieux quand il faut intégrer et raccorder des informations sensorielles venant chacune d’un côté du corps. Les fibres qui connectent des zones dites associatives, intégrant et traitant des fonctions plus complexes, sont de petit calibre, à conduction plus lente. Mais paradoxalement, quelle que soit la vitesse de transmission de ces axones, la vitesse de communication inter-hémisphérique diminue avec l’évolution des espèces. C‘est logique, dès lors que l’on progresse dans l’arbre phylogénique, le développement cérébral s’accroît, avec une taille de cerveau allant croissante. La distance entre les hémisphères augmente donc. Il suffit de comparer la taille d’un cerveau de rat à celui d’un humain pour en être convaincu [58]. Cela a amené dans les années 1994, James Ringo, physiologiste à l’université de Rochester aux États-Unis, à émettre l’hypothèse que c’est justement ce ralentissement de la communication entre les hémisphères cérébraux qui a été à l’origine de leur spécialisation [59]. Mais c’était avant que les éthologistes démontrent clairement une spécialisation cérébrale chez des poissons d’aquarium ne brillant pas particulièrement par le poids de leur cerveau (4,5 mg). En fait, ce qui est vraiment intéressant, c’est l’énigme évolutionniste que représente le corps calleux. 128

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Comme nous l’avons vu, certaines espèces de mammifères, les marsupiaux (comme Skippy notre kangourou préféré38), n’ont pas éprouvé la nécessité de développer un corps calleux. Ils n’en vivent pas plus mal (à part se faire écraser ou tirer dessus par des descendants de colons anglais). Quand les dinosaures se sont fait rayer de la carte par une grosse météorite, il y a environ 66 millions d’années, un avenir radieux s’est ouvert pour les mammifères, plus précisément pour les deux types de mammifères qui, du fait de leur petite taille, ont survécu à l’extinction massive : les placentaires et les marsupiaux. C’est ce que l’on appelle la radiation évolutive des mammifères. Mais à l’exception de l’Australie qui s’est isolée géographiquement du reste des continents, partout où les marsupiaux ont rencontré les placentaires, ce sont ces derniers qui ont pris le dessus. Pour d’ailleurs évoluer jusqu’à l’Homme. L’explication avancée serait le désavantage que représente la gestation marsupiale, qui oblige à une ossification plus précoce de la boîte crânienne et donc limite forcément le développement du cerveau. Et bien moi, je me demande si ce n’est simplement pas le corps calleux qui aurait fait la différence ! Skippy est mal connecté, et il en payé le prix… Mais poursuivons le raisonnement : si, dans un contexte d’hémisphères spécialisés, avoir un corps calleux est un avantage évolutif, alors il vaut mieux avoir un très gros corps calleux plutôt qu’un tout petit, non ? C’est la question que se sont posée des psychologues, sous une forme plus scientifique. La taille du corps calleux est-elle un marqueur d’intelligence ? Des études anciennes mesurant la partie postérieure du corps calleux allaient dans ce sens. Mais d’après une étude toute 38.  Skippy le kangourou est une série télévisée australienne à succès, diffusée en France dans les années 1970. Skippy est un kangourou orphelin, adopté par un petit garçon nommé Sonny, dans le parc national Waratah que dirige son père. Toute mon enfance… 129

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

récente réalisée par une équipe norvégienne, la réponse est clairement non. Autre question, un enfant qui n’aurait pas de corps calleux se développerait-il normalement ? Il existe une curieuse maladie génétique qui peut répondre à cette question : l’agénésie (l’absence de développement) du corps calleux. En réalité, cette agénésie s’accompagne parfois d’autres malformations du système nerveux, rendant difficile dans ce cas de faire la part des troubles véritablement liés à l’absence de corps calleux. En fait, il n’y a pas d’anomalies très évidentes en termes de communication interhémisphérique car les anciennes commissures, toujours présentes, sont mises à contribution, en particulier la commissure antérieure. Cependant, on peut noter des difficultés dans le raisonnement quand survient une situation nouvelle, ainsi que dans les interactions sociales, avec des symptômes parfois proches de ceux caractérisant l’autisme. Ce n’est pas très étonnant, vous savez maintenant que l’hémisphère droit gère le langage non verbal et le gauche le langage verbal. Il est aisé d’imaginer que des symptômes puissent apparaître si les deux langages se développent sans communication correcte. En tout cas les enfants souffrant d’agénésie du corps calleux ont une latéralisation cérébrale dite normale, avec le langage verbal dans l’hémisphère gauche et le langage non verbal dans l’hémisphère droit. C’est intéressant, cela confirme que des difficultés de transmission inter-hémisphérique n’empêchent pas la spécialisation hémisphérique. On sait maintenant que le corps calleux a un rôle plus complexe qu’on ne le pensait, parfois inhibiteur de la communication interhémisphérique, parfois facilitateur. L’idée globale est maintenant moins celle d’un pont passif de communication que d’une porte s’ouvrant ou se fermant aux informations inter-hémisphériques selon les besoins d’une coopération hémisphérique ou d’une prise en charge unilatérale. Mais que se passe-t-il si on empêche les hémisphères de communiquer, si on coupe le corps calleux ? 130

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

NE COUPEZ PAS (OU LA DÉCONNEXION INTER-HÉMISPHÉRIQUE)

La commissurotomie est une chirurgie de l’épilepsie introduite dans les années 1960 au White Memorial Hospital de los Angeles par les neurochirurgiens Joseph Bogen et Philippe Vogel [60]. Nous avons vu que la chirurgie de l’épilepsie est proposée quand les traitements par médicaments sont inefficaces (cf. chapitre « Ceci est une ouillette »). Le but de cette chirurgie est d’enlever chirurgicalement la zone cérébrale malade, source de la décharge électrique incontrôlée. Cependant, une des difficultés est de localiser avant l’opération cette zone malade, dite épileptogène. Et c’est parfois impossible. C’est là que l’idée de Joseph Bogen et Philippe Vogel intervient. Une crise d’épilepsie qui naît d’un endroit inconnu, dans un hémisphère, va se propager sous la forme d’une onde électrique vers l’autre hémisphère en traversant le corps calleux, cet ensemble de fibres nerveuses en forme de papillon, qui fait communiquer les deux hémisphères. La crise se généralise, conduisant au tableau de « grand mal », la crise généralisée, impressionnante pour l’entourage et destructrice pour le cerveau. Si on sectionne le corps calleux, la crise d’épilepsie, quelle que soit son origine, ne pourra pas se propager à l’autre hémisphère et ne pourra pas se généraliser. C’est finalement comme un coupe-feu. Les pompiers, impuissants à contrôler un feu de forêt, creusent des tranchées pour stopper sa propagation. Pour être précis, les premières interventions chirurgicales de ce type réalisées dans les années 1960 étaient une véritable déconnexion inter-hémisphérique. Le corps calleux était sectionné, mais aussi deux autres commissures inter-hémisphériques, plus petites, plus anciennes phylogénétiquement, la commissure hippocampique et la commissure antérieure. On appelait ces patients des « split brains », ce qui peut être traduit par « cerveaux séparés ». Plus tard a été développée une intervention chirurgicale plus limitée, n’intéressant que les deux tiers antérieurs du corps calleux et 131

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

respectant les autres commissures. C’est la callosotomie partielle, tout aussi efficace sur l’épilepsie et moins drastique. C’était la fin des split brains. Mais dans ces années 1960, ces patients aux hémisphères déconnectés étaient assez nombreux, suffisamment en tout cas pour être étudiés. Et ils ont passionné Roger Sperry, psychologue au Caltech (encore cette incroyable université américaine) [61]. Il a examiné extrêmement précisément une cohorte de patients split brain, que l’on a appelée au fil des publications scientifiques, la série de patients Caltech, ou la série Bogen-Vogel, du nom des deux neurochirurgiens qui avaient réalisé la callosotomie. Grâce à ses travaux, la notion de spécialisation hémisphérique chez l’Homme a véritablement explosé. Il a montré que chacun des hémisphères contrôlait différentes perceptions et cognitions. Et encore plus intrigant, que chaque hémisphère est pleinement conscient et peut fonctionner indépendamment de l’autre. Cela lui valut d’être récompensé par le prix Nobel en 1981. Revenons aux split brains. Curieusement, en postopératoire, ces patients se comportaient normalement, s’estimant inchangés. De fait, ils ne ressentaient pas de gêne, si ce n’est quelques difficultés mnésiques pour les expériences nouvelles, ainsi qu’une baisse des performances intellectuelles quand on leur faisait réaliser des tests poussés. Donc ces patients ne présentaient pas de déficit très évident dans la vie de tous les jours. Mais en condition expérimentale, en utilisant les appareils et les conditions inventées par Sperry et son équipe, il en était tout autrement. Roger Sperry et son élève Eran Zaidel ont en effet développé le moyen de communiquer avec un seul hémisphère, en ne présentant des images que sur la partie du champ visuel correspondant à cet hémisphère. Rappelez-vous que chaque hémisphère reçoit les informations sensorielles de façon croisée, et contrôle la motricité du côté opposé du corps. Nous avons donc une représentation croisée de 132

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notre univers. Les voies visuelles n’échappent pas à cette règle, elles croisent au niveau des nerfs optiques, dans une structure appelée le chiasma. Ce croisement aboutit au fait que l’hémisphère gauche voit préférentiellement ce qui se passe dans le côté droit du champ visuel et vice versa. Au début des expériences de Roger Sperry, l’image était présentée dans un hémi-champ visuel, soit droit, soit gauche, en flash de moins de 0,15 sec, qui est le temps minimum pour initier et exécuter un mouvement oculaire. Le patient n’avait donc pas le temps de bouger les yeux, ce qui aurait permis à l’autre hémisphère, non testé, de voir ce qui était projeté. Puis Eran Zaidel inventa un dispositif plus sophistiqué, basé sur des lentilles de contact qui bougent avec le regard, le Z-lens. Quelle que soit la direction du regard, c’était toujours un hémi-champ visuel qui était visualisé, et donc un seul hémisphère qui voyait ce qui était projeté. Cela permettait la présentation prolongée d’un stimulus visuel, quel qu’il soit : mots, phrases ou images. Cette technique était beaucoup plus performante que les flashs. Alors que les stimuli étaient présentés à un seul hémisphère, le patient pouvait répondre verbalement. Et c’est là que des choses surprenantes ont été constatées. Quand deux images différentes sont projetées à chacun des hémisphères, le patient split brain est incapable de les comparer, incapable de dire si elles sont identiques ou différentes. Quand une image est projetée à un seul hémisphère, le patient peut réagir à l’aide de la main commandée par l’hémisphère qui voit la projection, ou celle commandée par l’autre hémisphère, qui ne voit rien. Ainsi, quand une image, une orange par exemple, est projetée à l’hémisphère gauche (celui qui parle), le patient répond normalement « c’est une orange ». Quand l’orange est projetée à l’hémisphère droit, le patient dit ne rien voir, mais curieusement, sa main gauche (commandée par l’hémisphère droit) est capable de désigner une orange dans une corbeille de fruits. C’est la même chose si le patient touche un objet sans le voir, l’analyse tactilement. Si l’objet est 133

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

touché par la main droite (contrôlée par l’hémisphère gauche, celui qui parle), le patient peut le dénommer. Quand l’objet est touché par la main gauche (contrôlée par l’hémisphère droit), le patient ne peut le dénommer. Mais il est capable, toujours avec sa main gauche, de le retrouver parmi d’autres objets. L’hémisphère droit ne parle pas, mais est capable de reconnaître un objet. C’est normal puisqu’il existe une voie sémantique bilatérale, rappelez-vous. C’est durant ce type de test que l’on observe ce phénomène étonnant appelé la confabulation post hoc. Un exemple célèbre de cette confabulation est souvent cité : une image de cloche est montrée à l’hémisphère droit d’un patient split brain à qui on demande d’indiquer avec la main gauche ce qu’il voit en désignant une des images posées sur la table. La main gauche désigne sans problème l’image de la cloche parmi d’autres. Mais quand on demande au patient pourquoi il désigne la cloche, celui-ci explique qu’il a dû entendre une cloche alors qu’il se rendait à l’hôpital. L’hémisphère droit, muet, ne peut prononcer le mot « cloche ». L’hémisphère gauche, lui, n’a pas vu la cloche mais il a en quelque sorte besoin de rationaliser le non rationnel, de donner une explication à tout. Il invente donc une histoire ! Cela a d’ailleurs donné naissance dans les années 1970 au concept neuropsychologique de « cerveau gauche interprète », selon lequel l’hémisphère gauche aurait tendance à « donner du sens » au monde qui l’entoure, à rationaliser. Concept un peu simpliste, comment l’hémisphère droit, qui ne peut pas parler pourrait, lui, rationaliser ? Un autre phénomène encore plus étrange a été observé chez certains patients split brain, le « syndrome de la main extraterrestre » appelé parfois le « syndrome du Dr Folamour »39. La main, généralement celle contrôlée par l’hémisphère « mineur », se met à agir sans contrôle du patient, parfois même à l’encontre de ce que fait l’autre main. Une main met la ceinture du pantalon alors que l’autre l’enlève… 39.  En référence au personnage du film de 1964 de Stanley Kubrick. 134

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Ce phénomène a grandement contribué à l’hypothèse selon laquelle chacun des hémisphères avait une conscience différente, deux consciences dans une même tête… L’idée de deux consciences séparées, chacune dans un hémisphère, est maintenant battue en brèche. C’est de toute façon une question complexe, autant neurobiologique que philosophique, à laquelle je ne compte pas répondre. Il faut avouer que les résultats de Roger Sperry et Eran Zaidel n’ont pas toujours été reproduits aussi nettement par d’autres équipes. De nos jours, il n’y a plus de patients véritablement split brain car la commissurotomie chirurgicale complète n’est plus réalisée. Mais il nous reste l’ensemble des observations réalisées alors. Et elles vont toutes dans le même sens. Si l’hémisphère droit ne parle pas, il peut être capable de lire des mots courts, de comprendre un nombre limité de mots et de comprendre de courtes phrases. Il peut également réaliser des calculs simples comme une addition ou une soustraction, classer des objets en catégorie, apparier des images (même si elles représentent des concepts abstraits). Bref, il sait faire un peu de ce que sait faire très bien l’hémisphère gauche sur le plan sémantique. Parallèlement, l’hémisphère gauche n’est pas si dénué d’émotion qu’on pouvait le penser. À l’époque de Roger Sperry, les explorations en réalité virtuelle que nous développons n’existaient pas. Leur utilisation aurait été certainement passionnante et aurait permis de mieux connaître le rôle respectif des hémisphères dans la cognition sociale. On sait cependant de l’étude des split brains que le phénomène d’attention conjointe en réponse, ce réflexe que nous avons de regarder dans la direction où regarde brusquement notre interlocuteur, est uniquement géré par notre hémisphère droit. D’ailleurs, notre spécialisation hémisphérique, en particulier notre hémisphère droit, nous commande plus qu’on ne le pense dans la vie de tous les jours… 135

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

LA VIERGE ET L’ENFANT (OU LES BIAIS LIÉS À LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE)

Chacun de nos hémisphères reçoit les informations sensorielles du côté opposé, de la droite pour l’hémisphère gauche et vice versa… Nous avons donc une représentation croisée de notre univers, croisement dont les origines seront développées plus loin. Mais ces informations, même si elles ne proviennent que d’un côté, sont finalement traitées par les deux hémisphères, soit parce qu’elles sont partagées précocement (comme les informations visuelles grâce au chiasma), soit parce qu’elles transitent par le corps calleux. Cependant, au tout début du stimulus, avant le transfert et le traitement complexe de l’information, chaque hémisphère va être préférentiellement et plus rapidement sollicité par des informations provenant du côté opposé, qu’elles soient visuelles, auditives ou sensitives. Dans la mesure où nos hémisphères sont spécialisés, nous agissons ou réagissons de façon asymétrique en fonction du type de stimulus, c’est ce qu’on appelle un biais. En condition dichotique, c’est-à-dire lorsqu’on met des écouteurs au travers desquels l’oreille droite et la gauche entendent une syllabe différente, c’est préférentiellement la syllabe entendue par l’oreille droite, donc traitée par l’hémisphère gauche, qui est identifiée. Les informations linguistiques arrivant de la droite vont directement informer l’hémisphère gauche, celles arrivant de la gauche doivent faire un plus long chemin, traversant le corps calleux, perdant ainsi de précieuses millisecondes. Au contraire, si on fait écouter une information auditive non verbale – un cri associé à une menace ou un danger –, elle sera plus vite identifiée par l’oreille gauche, c’est-à-dire l’hémisphère droit, celui qui traite la prosodie émotionnelle… Mettre en évidence une réaction asymétrique par rapport au langage ou la prosodie nécessite cependant des conditions expérimentales, comme l’écoute dichotique. Je ne suis pas sûr que ce type de biais ait un retentissement dans la vie de tous les jours. 136

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Il en est tout autrement pour les biais liés à la reconnaissance des émotions faciales. C’est normal, cette fonction de l’hémisphère droit a été la première à être sollicitée lors de l’émergence de la vie sociale, bien avant l’apparition du langage verbal. Il existe un biais pour l’identification et la compréhension des émotions faciales, chez nous humains, comme chez le chien, la chèvre et le singe. L’hémisphère droit étant spécialisé dans ces fonctions, c’est la partie gauche de notre visage qui est plus rapide, plus performante, pour exprimer une émotion. Les artistes, des études très sérieuses l’ont prouvé, préfèrent peindre le profil gauche sur un portrait. Logique puisque c’est l’hémiface la plus expressive. Ainsi, la grande majorité des portraits montre la partie gauche du visage. Si vous doutez encore de ce biais, une bonne façon de vous convaincre est de vous montrer des portraits chimères. Pour réaliser ces chimères, on prend une partie droite d’un visage, on la copie, on retourne la copie pour la coller en face de l’autre partie droite. Et voilà, un visage chimère constitué de deux hémifaces droites. On peut évidemment réaliser la même chose avec l’hémi-visage gauche. Reprenons une des photos d’Édouard exprimant les six émotions de base. La tristesse, oui, il la fait si bien. Voici deux portraits chimères, le premier réalisé à partir des deux hémi-visages gauches, le deuxième à partir des deux hémi-visages droits (Fig. 37).

Fig. 37 | A) Portait normal. B) Portrait chimère constitué des deux hémi-visages gauches. C) Portrait chimère constitué des deux hémi-visages droits. Quel visage est le plus triste entre le B et le C ?

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Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Je pense que vous conviendrez que le portrait chimère constitué des deux hémifaces gauches est bien plus triste. De même, malgré notre vision binoculaire, nous percevons mieux les expressions faciales avec notre regard gauche. Une bonne façon de mettre ce biais en évidence est encore d’utiliser des visages chimères. Par exemple, si on montre ces deux visages, construits à partir d’un hémi-visage exprimant une émotion (souriant par exemple) d’un côté et d’un hémi-visage neutre de l’autre, le visage dont le côté expressif est présenté dans le champ visuel gauche est considéré généralement comme le plus expressif (Fig. 38).

Fig. 38 | Quel visage est le plus expressif ?

Et là, si vous me suivez, vous devez penser que cela est bien contradictoire… L’hémiface gauche de notre interlocuteur, située dans notre champ visuel droit, est la plus expressive. Mais paradoxalement, devant un interlocuteur, nous sommes attirés par sa moitié de visage située dans notre champ visuel gauche, donc son hémiface droite, la moins expressive ! Aucune finalité, aucun intérêt donc. 138

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

Pour vous adulte, pas pour un nouveau-né. Pas pour le cerveau en devenir d’un nouveau-né. Le nouveau-né a une tendance à la rotation réflexe de la tête vers la droite, et ceci dès les dernières semaines de gestation et au cours des six premiers mois. C’est un biais moteur classique chez le droitier. Dans son berceau, regardant vers la droite, le nouveau-né va inciter sa mère à le prendre dans les bras sur son côté gauche. Et de fait, 70 % des mères préfèrent tenir leur enfant en les portant sur leur côté gauche, quelle que soit l’activité (allaitement, endormissement), quel que soit leur côté dominant ou quelle que soit leur culture. Et c’est la même chose chez les singes et les mammifères marins. En anglais, on appelle ce comportement latéralisé le « left side cradling bias » [62]. Si vous doutez un tant soit peu de l’existence du left side cradling bias, allez sur Google image et tapez « Vierge et l’enfant, sculpture ». C’est moins flagrant sur les peintures de la Vierge et l’enfant, et il y a une raison pour cela. Comme nous l’avons vu, les artistes préfèrent peindre le profil gauche, plus expressif, sur un portrait. Du coup, le peintre est écartelé entre une représentation « naturelle » de l’enfant dans les bras sur le côté gauche, mais un profil droit de la sainte Vierge, ou l’inverse… et il y a finalement sur les peintures autant d’enfants portés sur le côté gauche que sur le côté droit. Par contre, en sculpture, le left side cradling bias est évident. Plusieurs théories expliquent ce left side cradling bias. Le positionnement préférentiel de la tête du bébé sur le cœur de la mère en est une. Mais elle a été invalidée par une très intéressante observation chez une jeune mère ayant un situ inversus – cette anomalie génétique inversant la position des organes asymétriques (pas celle du cerveau), avec en particulier un cœur à droite – mais qui conservait un left side cradling bias. Il est cependant possible que l’asymétrie motrice droite et la position du cœur à gauche aient une relation, c’est en effet la même famille de gènes qui commande cette asymétrie. Mais revenons à l’incroyable interaction mère-enfant lors du left side cradling bias. Dans les bras de sa mère, du fait de sa rotation de 139

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

la tête vers la droite, le nouveau-né rentre en contact visuel avec sa mère à l’aide de son regard gauche, et donc son hémisphère droit. En retour, la mère offre au regard de son enfant le côté gauche de son visage, le plus expressif. Communication directe d’hémisphère droit à hémisphère droit… Chez l’adulte, qui en théorie ne tête plus et a définitivement structuré la communication émotionnelle maternelle, il n’y a plus de rotation réflexe de la tête vers la droite. Mais il en reste des traces. Quand nous nous embrassons, nous tournons préférentiellement la tête vers la droite. Cela a été très sérieusement démontré [63]. Dans un autre domaine, chez la majorité d’entre nous, les droitiers, lorsque nous déambulons, nous sommes attirés vers la droite. Un conseil, au supermarché, ne prenez plus les files de droite, vous gagnerez du temps ! Ce biais moteur n’est pas le seul, nous avons aussi un biais attentionnel. Souvenez-vous du rôle prépondérant de l’hémisphère droit pour les capacités attentionnelles. Prépondérance dont on sait qu’elle est due principalement à l’asymétrie du réseau attentionnel, avec un réseau de la salience et un réseau ventral de l’attention latéralisés dans l’hémisphère droit. Et de fait, il existe chez l’Homme une hyper attention pour l’hémiespace gauche [64]. D’ailleurs, s’agit-il d’une hyper attention pour l’hémi-espace gauche ou d’une certaine négligence naturelle pour l’hémi-espace droit ? Difficile de répondre, c’est en tout cas un biais attentionnel. Un bon moyen de la mettre en évidence est de demander à un grand groupe de personnes de marquer avec un crayon le milieu de plusieurs lignes dessinées sur une feuille de papier. Le milieu sera légèrement décalé vers la gauche, car une partie de la ligne du côté droit est naturellement négligée. Il existe de même chez le sujet sain, un phénomène d’extinction visuelle. Si deux objets sont présentés simultanément dans les deux espaces de notre champ visuel, celui 140

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Qu’avons-nous fait de nos hémisphères ?…

situé dans l’hémi-espace gauche sera détecté ou localisé plus facilement. Le même phénomène existe pour les stimulations tactiles. Cette préférence attentionnelle pour la gauche est plus évidente chez le jeune enfant ou le vieillard, chez qui les capacités attentionnelles et leur contrôle sont plus limités que chez l’adulte sain. Mais si on sature les capacités attentionnelles d’un adulte sain, avec de multiples modalités sensorielles (son, image, tactiles), dans les deux hémi-espaces, on retrouve ce biais attentionnel. Cette préférence attentionnelle pour la gauche renforce évidemment la communication entre les hémisphères droits de la maman et du nouveau-né lors du left side cradling bias. En tout cas, force est de constater que nous sommes bien faits, notre hyper attention de l’espace gauche étant contrecarrée par une tendance locomotrice vers la droite. C’est peut-être finalement grâce à cela que nous nous avançons droits ! Voilà, vous savez tout ou presque sur la latéralisation cérébrale chez l’Homme et ses conséquences. Il est temps de s’intéresser à comment cette latéralisation est apparue. Et surtout pourquoi…

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2 Comment en est-on arrivé là ?

UN, DEUX, TROIS… CERVEAU (OU POURQUOI DEUX HÉMISPHÈRES ?)

Deux hémisphères cérébraux. Pourquoi deux ? Après tout, nous avons une bouche, un nombril, un cœur… Pour comprendre, il faut revenir en arrière, très en arrière, à l’époque des premières ébauches de la vie. La classification phylogénique distingue deux grandes familles chez les organismes vivants pluricellulaires. Celle qui nous intéresse est celle des bilatériens (que l’on nomme aussi artiozoaires, du grec äρτιος [ártios] qui signifie « bien équilibré »). Les bilatériens sont apparus très précocement au cours de l’évolution, à une louche près il y a 550-560 millions d’années, pendant une période appelée le Cambrien. Pour vous donner une idée, le Cambrien, c’est 200 millions d’années avant l’apparition des dinosaures. Cela fait un bail ! 143

Comment en est-on arrivé là ?…

À cette époque, sur terre, le climat est plutôt chaud, et sur les hauts-fonds des océans, la vie va exploser. Quand j’écris exploser, c’est vrai. On parle d’ailleurs volontiers d’« explosion cambrienne ». C’est comme si la nature s’était laissée aller à expérimenter toutes les formes possibles de vie, des plus simples aux plus tordues, voire incroyablement tordues. Et cela sur une période très courte, du moins à l’échelle géologique, disons quelques dizaines de millions d’années. On connaît maintenant la plupart de ces formes de vie plus ou moins bizarres grâce à des fossiles extrêmement bien conservés, comme ceux retrouvés dans les schistes du mont Burgess au Canada. Beaucoup de ces « innovations » ont disparu, probablement pas très viables à terme. Celles qui ont réussi, et survécu, ont donné naissance aux familles d’êtres vivants que nous connaissons actuellement. Les raisons de cette incroyablement intense et foisonnante activité expérimentale de la vie sont totalement inconnues. Faute de preuves, les hypothèses vont bon train : enrichissement en oxygène ? Mutations liées à une radioactivité ambiante ? Nouvelles niches écologiques ? Relations prédateurs-proies avec une « course aux armements » ? Une fantaisie de Dieu ? Expériences de manipulations génétiques extraterrestres ? Etc. etc. Quoi qu’il en soit, dans cette explosion, les bilatériens étaient une bonne idée, tellement bonne qu’ils ont sacrément réussi. Un bilatérien, c‘est facile à retenir, est caractérisé par une symétrie bilatérale, qui définit des axes antéro-postérieur (une tête et une queue), dorso-ventral (un dos et un ventre) et médio-latéral (une droite et une gauche). Cette bilatéralisation procure un avantage évolutif. Celui du déplacement dans une direction donnée. Elle offre la possibilité d’une perception bilatérale et symétrique des signaux provenant du milieu ambiant, permettant de se nourrir ou de fuir. Imaginez la galère des anémones de mer ou des méduses… Elles sont 144

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Comment en est-on arrivé là ?…

certes toujours là, mais question évolution, elles sont loin d’être à la pointe. L’apparition chez nos bilatériens, d’une tête et d’une queue, va permettre la spécialisation de la tête, la « céphalisation », et donc l’apparition d’un cerveau. L’organisation bilatérale dans le règne animal a conduit durant l’évolution à une première ébauche, celle des vers, comme notre bon vieux lombric. Et oui, le lombric a en effet une tête et une queue, mais aussi un ventre et un dos. Je le précise car cela avait surpris une de mes filles qui a eu la gentillesse de relire le manuscrit. Chez le lombric, l’extrémité la plus foncée est la tête, et la face la plus foncée le dos. Les neurosciences mènent décidément à tout. Donc, chez les vers, le système nerveux est un cordon qui relie un ganglion nerveux au niveau de chaque segment de l’animal, avec un ganglion plus gros à l’extrémité céphalique, sorte de proto cerveau. La formule « bilatérien » a ensuite été déclinée pour développer d’autres groupes d’animaux, de plus en plus sophistiqués, jusqu’à nous. D’abord, les mollusques (par exemple les escargots) et les arthropodes (insectes, araignées et écrevisses), chez qui les ganglions nerveux se spécialisent (ganglions cérébroïdes, pédieux, viscéraux, palliaux). Bref, un mini-cerveau primitif à chaque étage. Puis, évolution aidant, est apparue la chorde. Très importante cette chorde ! C’est une structure embryologique ostéo-cartilagineuse, une tige rigide et flexible qui va en quelque sorte donner du « corps » à ces nouveaux organismes bilatéraux que l’on appelle dorénavant les chordés. Chez certains d’entre eux, au cours de l’évolution, cette chorde ira jusqu’à former des vertèbres constituant une colonne vertébrale. Ce sera l’apparition de la famille des vertébrés. La chorde structure fortement la bilatéralisation. Elle forme véritablement un axe, orientant le ventre et le dos de l’organisme, en 145

Comment en est-on arrivé là ?…

s’interposant entre l’ébauche du système digestif (sous elle) et celle du système nerveux (au-dessus d’elle). Et surtout, elle va influencer définitivement la formation du système nerveux. D’abord simple lame de tissu chez l’embryon, le tissu nerveux va progressivement s’invaginer en gouttière. Puis cette gouttière va se fermer à partir du milieu, comme s’il y avait deux fermetures éclair au milieu que l’on fermerait vers chaque extrémité. Cette fermeture de la gouttière va ainsi donner naissance à un tube, s’étendant de la tête à la queue de l’embryon. C’est LE tube neural, système nerveux primitif de tous les chordés. Et le développement de ce tube va donner la même forme générale de cerveau chez tous les chordés. Inexorablement, toutes ces étapes vont se reproduire chez l’embryon des chordés. Comme s’il fallait répéter à nouveau toutes ces étapes, même chez les organismes les plus aboutis. Le tube va se gonfler à l’extrémité céphalique comme un ballon de baudruche, formant la vésicule céphalique primitive. Celle-ci va ensuite se segmenter en trois vésicules, vous savez, un peu comme les clowns d’anniversaire qui font des animaux à partir de ballons de baudruche40. La partie toute antérieure, le prosencéphale, va augmenter de volume, et se diviser elle-même en deux autres vésicules. Chacune de ces vésicules41 va grossir, s’épaissir, se tordre et s’accoler pour arriver à la forme d’un cerveau. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que la vésicule toute antérieure, que l’on appelle le télencéphale, va se diviser en DEUX vésicules télencéphaliques, venant se placer latéralement de chaque côté pour former deux hémisphères (Fig. 39). Pourquoi deux ?

40.  Ces trois vésicules s’appellent de l’avant vers l’arrière le prosencéphale, le mésencéphale, le rhombencéphale. 41.  Le télencéphale le plus en avant, et le diencéphale en arrière. 146

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Comment en est-on arrivé là ?…

Fig. 39 | Développement du cerveau à partir du tube neural. P : prosencéphale ; M : mésencéphale ; R : rhombencéphale ; T : télencéphale avec ses deux vésicules.

Et bien, comme vous l’avez lu, la bilatéralisation offre la possibilité d’une perception des signaux extérieurs, de la droite ou de la gauche, signaux appétissants de nourriture, ou signaux de danger. Et le premier sens qui a été développé pour capter ces signaux d’attirance ou de répulsion, c’est l’olfaction (c’est-à-dire la captation de molécules « odorantes », dans l’eau puis dans l’air). Chez les premiers chordés, l’émergence du télencéphale, cette grosse vésicule à l’extrémité antérieure du tube neural, est fortement liée à l’apparition et au développement du sens de l’olfaction, avec la naissance, à l’extrémité du tube neural, d’un télencéphale olfactif droit et gauche. Chaque télencéphale développe d’ailleurs une excroissance qui porte les récepteurs de molécules signalant que le repas est servi, ou qu’il est temps de déguerpir si on ne veut pas faire partie du repas… Cette excroissance s’appelle le bulbe olfactif, et ce montage de deux télencéphales précédés d’un bulbe olfactif de formes diverses et variées est commun à tous les vertébrés, y compris nous. 147

Comment en est-on arrivé là ?…

Cette vieille planche d’anatomie comparée de 1824 illustre bien l’extraordinaire diversité du montage télencéphale/bulbe olfactif dans le règne animal (Fig. 40).

Fig. 40 | Anatomie comparée du cerveau : dans les quatre classes des animaux, 1824, Serres, Étienne Renaud Augustin, Paris : Gabon et compagnie. (Source :https://commons. wikimedia.org/wiki/File:Anatomie_compar%C3%A9e_du_cerveau_-_dans_les_quatres_ classes_des_animaux_vert%C3%A9br%C3%A9s_(1824)_(17984276079).jpg)

Des poissons jusqu’aux reptiles, le télencéphale est donc dédié à l’olfaction. Et cette connexion est directe, le bulbe olfactif droit connecté avec le cerveau droit et vice versa. Les premiers chordés étaient aquatiques, mais vous connaissez la suite. Ils ont permis l’apparition des vertébrés, qui se sont aventurés sur la terre ferme, et d’aléas évolutifs en aléas évolutifs, sont apparus les mammifères et finalement l’Homme, avec ses deux bulbes olfactifs, et surtout ses deux hémisphères. Avec une curiosité, un croisement inattendu… 148

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Comment en est-on arrivé là ?…

LE MYSTÈRE DES PYRAMIDES (OU LA DÉCUSSATION)

Deux télencéphales, prémices des deux hémisphères. Un droit, un gauche, tous les deux dédiés à l’olfaction, des poissons jusqu’aux reptiles. Chacun connecté à l’extérieur par un bulbe olfactif, le bulbe olfactif droit directement connecté avec le cerveau droit et le bulbe olfactif gauche avec le cerveau gauche. Rien de plus simple et de plus logique… Et c’est là qu’il me faut aborder le grand mystère de la décussation. La décussation est un terme anatomique employé quand des voies nerveuses croisent la ligne médiane. C’est ce qui existe chez nous, humains, notre hémisphère droit contrôle notre côté gauche, et reçoit toutes ses informations de ce même côté. Et vice versa pour l’hémisphère gauche. La main droite est contrôlée par l’hémisphère gauche, la main gauche est contrôlée par l’hémisphère droit. L’hémisphère droit voit et ressent ce qui vient de la gauche, et inversement. Nous avons donc une représentation croisée du monde dans notre cerveau. Pourquoi est-on passé de l’information directe, de la droite vers la droite et de la gauche vers la gauche comme c’est le cas pour l’olfaction, à un croisement des voies nerveuses pour les autres sens, la vue, l’ouïe et la sensibilité ? C’est la question que l’on redoute le plus quand on aborde, en cours de neuro-anatomie, la décussation des voies motrices qui descendent de chacun des hémisphères pour décusser à la partie basse du tronc cérébral42. Le tronc cérébral est ce tronçon de système nerveux, gros comme un petit doigt, situé entre le cerveau et la moelle épinière. Il est indispensable à la vie, car il contient tous les centres automatiques qui entre autres nous font respirer ou déglutir. Les voies motrices décussent en bas du tronc cérébral, en formant un relief que les anatomistes ont appelé la « pyramide bulbaire », c’est 42.  Plus exactement au niveau du bulbe rachidien. 149

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vrai que cela ressemble très vaguement à une pyramide… très érodée. Il n’en fallait pas plus pour épaissir le mystère. À cet incompréhensible échange de côté des voies nerveuses, viennent se rajouter les pyramides d’Égypte, un symbole franc-maçonnique… Probablement aucun rapport, j’en conviens, en tout cas, ces pyramides ont fait rêver, et ont donné un nom à cette voie motrice, la voie « pyramidale ». Mais revenons à la question redoutée, où plus précisément l’étudiant redouté. L’étudiant habituellement transparent, perdu au fond de la pénombre de l’amphi, qui monte à l’assaut à la fin du cours, « Msieur, Msieur, pourquoi ça croise ? À quoi ça sert ? » Les choses ont peut-être changé, mais dans ma jeunesse, quand on étudiait la médecine, on apprenait par cœur, quitte à ne pas tout expliquer, tout comprendre. Les voies motrices décussent ? OK, l’appendice ne sert à rien à part s’infecter ? OK. Le cœur est à gauche ? OK, etc. Alors, pourquoi les voies nerveuses décussent-elles ? J’avoue à ma grande honte, ne pas m’être posé cette question pendant longtemps, jusqu’à ce que je m’intéresse de plus près à la latéralisation cérébrale. Les tout premiers médecins, comme Hippocrate, 460-380 avant J.-C., avaient déjà remarqué qu’une blessure d’un côté de la tête pouvait provoquer une paralysie de l’autre côté. Quant à savoir si ce grand homme s’est posé la question du pourquoi/comment, il n’y en a nulle trace écrite. C’est logique, à cette époque le cerveau n’était pas connu pour être le siège de la conscience, ni de la motricité d’ailleurs. Cette curiosité a été notée, parfois déniée les siècles suivants, jusqu’en 1709. Cette année, Domenico Mistichelli, un professeur de médecine de Pise, alors qu’il dissèque un cerveau humain, décrit pour la première fois les fibres nerveuses qui croisent la ligne médiane au niveau du bulbe rachidien. Il émet d’ailleurs l’hypothèse qu’il s’agit des voies motrices, très en désaccord, il faut le noter, avec la notion de fluide nerveux en vogue à l’époque. Pratiquement en même temps, en France, François Pourfour, chirurgien aux armées du roi, et anatomiste, fait la même description. Lui est allé un peu plus loin dans 150

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Comment en est-on arrivé là ?…

la démonstration, en réalisant des lésions cérébrales chez le chien, constatant qu’une plaie au couteau de ces « pyramides » entraînait une paralysie du corps de l’autre côté, proportionnelle aux dégâts causés. C’était le début d’une longue galère pour les chiens errants. Au xixe siècle, Eduard Hitzig et Gustav Theodor, notre duo allemand, observent que la stimulation électrique de la zone cérébrale motrice du chien provoque des mouvements dans le côté controlatéral du corps (cf. chapitre « Ceci est une ouillette »). Le croisement des autres voies nerveuses a depuis été décrit : la sensibilité de la douleur, qui croise dans la moelle épinière ; la sensibilité tactile fine et les voies de l’audition dans le tronc cérébral, les voies visuelles au niveau du chiasma (structure où les nerfs optiques se rejoignent pour former un X). Ce dernier croisement des voies visuelles aboutit au fait que l’hémisphère droit voit préférentiellement ce qui se passe à gauche, et vice versa (Fig. 41). Champ visuel gauche

Œil gauche

Champ visuel droit

Œil droit

Nerf optique Chiasma optique Corps genouillé latéral

Cortex visuel Hémisphère gauche

Hémisphère droit

Fig. 41 | Chiasma optique et les hémi-champs visuels, droit et gauche. L’hémisphère droit regarde l’hémi-champ visuel gauche. Inversement pour l’hémisphère gauche.

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Mais pourquoi toutes ces voies nerveuses, à l’exception de l’olfaction, croisent-elles ? Une des premières explications avancées, serait le rôle mécanique de ces fibres croisées, qui rendraient le système nerveux, plutôt mollasse par nature, plus solide. Simpliste, trop simpliste… D’autres hypothèses plus évolutionnistes ont été proposées. Les premiers bilatériens, sorte de vers primitifs, avaient leur tube nerveux du côté du ventre et le système digestif du côté du dos, bref un anus au bas du dos. L’apparition de la chorde va réorganiser tout cela, avec un système nerveux dorsal et un système digestif ventral, ce qui aurait nécessité une torsion du corps de 180° par rapport à l’extrémité céphalique, expliquant ainsi la décussation. Ramón y Cajal, un des grands neuroscientifiques du début du xxe siècle, a émis une autre théorie. Pour lui, l’origine de la décussation est liée à l’apparition de l’œil, plus précisément du cristallin. Le cristallin n’est qu’une lentille, et comme toute lentille, il provoque le phénomène physique de l’inversion d’image. Un œil, même primitif, inverse l’image. Les images vues par chaque œil étant inversées, la seule façon de les « recoller » dans le bon sens au niveau du cerveau est de les inverser à nouveau, par un croisement de la droite à gauche, et de la gauche à droite. C’est très plausible, mais cela n’explique pas le croisement des voies motrices et sensitives. Pour suivre le mouvement, a-t-on écrit. Un peu simplet. Il y a probablement une raison précise, et il faut, encore, la rechercher chez les vertébrés inférieurs, comme les poissons. Chez les poissons, les voies de la motricité ne naissent pas du cerveau, pas très gros et bien occupé à autre chose, comme la reproduction, tâche éminemment complexe, dont tous les tenants et aboutissants prennent aussi pas mal de place dans notre propre cerveau. Chez le poisson, les voies motrices naissent donc à l’étage du dessous, dans le tronc cérébral43. Vous savez, ce tronçon entre 43.  Elles naissent des noyaux réticulaires et vestibulaires, c’est pour cela qu’on les appelle les voies réticulo- et vestibulo-spinales. 152

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le cerveau et la moelle épinière, où chez nous les voies motrices décussent. Les voies motrices du poisson descendent directement dans la moelle épinière, sans décusser, pour le contrôle moteur des muscles du tronc et des membres (pardon, des nageoires) du même côté. Ces voies motrices primitives, qui ne croisent pas, existent encore chez nous, avec un rôle important pour le tonus et la posture. Ce sont elles qui évitent que nous nous avachissions. Elles sont souvent l’objet d’une dégénérescence aiguë et transitoire chez l’adolescent… nooonn, je plaisante !! Mais revenons, au poisson primitif. D’ailleurs, donnons-lui un prénom, disons… Robert, oui, Robert c’est bien. Imaginons donc Robert, nageant tranquillement dans une mer primitive, du Cambrien. Il y a 530 millions d’années. Rappelez-vous, c’est cette époque durant laquelle la vie a expérimenté tout un tas de formules, avec plus ou moins de succès. Notre poisson Robert nage tranquillement, dans sa mer du Cambrien, quand soudain, un autre poisson, plus gros, l’œil injecté de sang, avec beaucoup plus de dents, et visiblement très dangereux, surgit sur sa gauche. Grâce à la décussation des voies visuelles, c’est le côté droit du système nerveux de Robert qui reçoit l’information. Et sans détour, il va par ses voies motrices directes contracter les muscles du côté droit de son corps (Fig. 42). Cette contraction immédiate en arc de cercle (on l’appelle la réponse en « C ») éloigne sa tête des mâchoires pleines de dents qui se referment sur le vide, notre poisson s’éloignant à nageoires raccourcies vers sa droite. L’autre « formule » de poisson, dont les voies visuelles ne croisaient pas, n’avait pas réagi à temps, et avait disparu depuis longtemps. Avantage de l’évolution et explication de la disparition de nombre d’espèces apparues au Cambrien ?

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Fig. 42 | La réponse en C du poisson. (D’après Vulliemoz S, Raineteau O, Jabaudon D. Reaching beyond the midline: why are human brains cross wired ? Lancet Neurol. 2005 Feb;4(2):87-99. Review.)

Et que se passe-t-il chez des animaux un peu plus évolués, disons les batraciens ? Ils ont des membres, et ont réussi à force d’efforts par devenir terrestres. Imaginons cette fois-ci une grenouille, tranquillement posée sur un nénuphar, sous le soleil brûlant du Carbonifère44. Notre grenouille est là, tranquille, quand brusquement, surgit hors de l’eau la même brute épaisse qu’avec Robert le poisson, la même, avec toujours une bouche pleine de dents, et qui visiblement, elle, n’a pas profité des bienfaits de l’évolution. La brute affamée émerge de l’eau du côté gauche de la grenouille, immédiatement vue par l’œil gauche, qui transmet grâce au croisement des voies visuelles, l’information au cerveau droit. Mais cette fois-ci la réaction va être un peu différente (Fig. 43). L’apparition des pattes, et donc de la marche, nécessite une synchronisation et un contrôle plus sophistiqué de la motricité. D’autres voies de la motricité ont donc fait leur apparition45, dont la voie pyrami44.  Le Carbonifère correspond à la cinquième période du Paléozoïque, le Cambrien étant la première. Il s’étend de –359 millions d’années à –299 millions d’années. 45.  La voie rubro-spinale, issue du noyau rouge dans le mésencéphale, et la voie pyramidale d’origine corticale. 154

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dale, issue du cortex cérébral et qui sera plus tard LA voie motrice des mammifères évolués. Et rappelez-vous, la voie motrice pyramidale décusse. Cela tombe bien, le cerveau droit de notre grenouille envoie par la voie directe une contraction de ses muscles spinaux droits, et par la voie croisée, une extension des pattes gauches, le tout résultant en un superbe saut vers la droite, en même temps que se referme, toujours dans le vide, la mâchoire de notre poisson carnivore qui va vraiment devoir trouver lui aussi un avantage évolutif s’il ne veut pas disparaître…

Fig. 43 | Réponse motrice de la grenouille. (D’après Vulliemoz S, Raineteau O, Jabaudon D. Reaching beyond the midline: why are human brains cross-wired ? Lancet Neurol. 2005 Feb;4(2):87-99. Review.)

D’une façon intéressante, cette théorie a été confortée par la cybernétique. Ce système croisé est définitivement intéressant pour construire un robot à roulettes, devant être attiré ou repoussé par des stimuli. La voie pyramidale est devenue par la suite prédominante chez les mammifères, dont nous, parce que son origine au niveau des neurones du cortex, et son organisation synaptique au niveau de la moelle épinière, permettent une coordination de la marche et des gestes fins de la main. Pour être vraiment précis, cette décussation des voies motrices n’existe pas chez tous les mammifères, il y a de curieuses exceptions [65]. Elle est en effet absente chez le hérisson, les taupes et le daman 155

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du cap (un mammifère que personne ne connaît, sorte de grosse marmotte à grandes dents, vivant en Afrique du Sud, et ce n’est pas une plaisanterie). J’attends avec angoisse que l’étudiant du fond de l’amphi, ou que vous, lecteur, me demandiez pourquoi. En réfléchissant, on peut imaginer que face aux prédateurs, les stratégies d’évitements du hérisson et de la taupe sont très différentes de celles de Robert le poisson, ou de notre grenouille du Carbonifère. Le premier, loin de fuir, va s’enrouler pour se transformer en pelote d’épingles, quant à la seconde, se faufilant dans son boyau souterrain, elle est plutôt rarement confrontée à une menace venant sur le côté. Aveugle, elle va privilégier l’olfaction, qui, je vous le rappelle, est le seul sens qui ne décusse pas. Et pour le daman du cap… disons que cela fera l’objet d’une intéressante suite à cet ouvrage, un jour.   Mais revenons à nos deux télencéphales, nos deux hémisphères. Il semble que dès leur apparition, ils aient voulu se spécialiser…

LE GIRARDINUS AUX YEUX BLEUS (OU LES DÉBUTS DE LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE)

La spécialisation hémisphérique – que l’on appelle aussi la latéralisation cérébrale – est grandement associée, comme nous l’avons vu, à la localisation chez l’Homme du langage verbal dans l’hémisphère gauche. Elle a donc été considérée jusqu’au début des années 1970 comme un trait unique de l’espèce humaine. Il fallait bien en trouver un, parce que finalement nous partageons 99 % de notre génome avec la souris… On pensait détenir là le marqueur de notre humanité. C’était compter sans les éthologues. L’éthologie est la science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel. Grâce aux éthologues, ces chercheurs méconnus du public, travailleurs de l’ombre à l’abnégation indestructible et 156

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à l’inventivité sans limites, nous savons maintenant qu’il n’en est rien, et que l’on retrouve ce phénomène de latéralisation très en amont dans le règne animal. D’abord chez les poissons, et là je dois clamer mon admiration amusée, mais sans faille aux éthologues. Quel génie a-t-il fallu développer pour mettre en évidence une latéralisation cérébrale chez nos très lointains cousins à écailles ? Quelle opiniâtreté mêlée d’inventivité a-t-il fallu déployer pour observer que le Gambusia holbrooki mâle, un innocent petit poisson d’eau douce, avait un comportement latéralisé ? Un biais, comme la maman, qui porte son enfant. Des éthologistes ont eu l’idée de mettre notre petit mâle dans un aquarium, face à un obstacle constitué de barres verticales (un peu comme les barreaux d’une prison), au travers desquelles il voyait de pulpeuses femelles Gambusia holbrooki. Invariablement, les mâles contournaient préférentiellement l’obstacle sur la gauche, tout en fixant les femelles avec leur œil droit ! Même chose en remplaçant les femelles par un leurre de pêche simulant un prédateur (un Rapala pour les connaisseurs). Cette latéralisation du comportement disparaissait si le stimulus n’était pas motivant, c’est-à-dire un groupe de mâles, ou carrément rien [66]. Cette étonnante expérience a été reproduite par d’autres équipes, avec d’autres poissons bien connus des aquariophiles, comme le Girardinus aux yeux bleus. Que faut-il retenir de cette intéressante expérience ? À première vue, pas grand-chose pensez-vous. Mais si. D’abord, cela montre que ces poissons ont une utilisation préférentielle d’un œil, donc d’un hémisphère pour un stimulus nouveau. Ils mettent en œuvre dès le contournement de l’obstacle, l’œil, et donc l’hémisphère qui va gérer la situation une fois arrivé de l’autre côté. Ces poissons analysent préférentiellement avec leur hémisphère gauche des stimuli de la « famille poissons », mais dont l’identité exacte, révélée par des détails, est susceptible d’induire des comportements particuliers, déjà ancrés dans leurs petits cerveaux. Mâle : « bof, 157

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pas très intéressant, inutile d’enclencher un comportement particulier ». Femelles : « enfin du sexe », mise en action d’un comportement de séduction. Le leurre : « un prédateur ? Allons voir » (je sais c’est bizarre, la fuite aurait été plus adaptée, mais certains poissons ont ce comportement de curiosité face à un prédateur inconnu). Ce comportement latéralisé prend tout son sens au vu d’expériences plus anciennes réalisées chez les oiseaux dans les années 1970. Les recherches sur les poissons et les batraciens datent en effet des années 1990 et sont donc plus récentes. Pourquoi ? La première raison est que les grenouilles, lézards et poissons ne sont pas les modèles les plus classiquement utilisés par les éthologues, plus enclins à embêter les poulets et les rats. La deuxième est plus scientifique. La latéralisation cérébrale a été très tôt observée chez les oiseaux, et ceci a d’ailleurs soulevé une question. La latéralisation chez les oiseaux et les mammifères est-elle un exemple d’évolution convergente ? C’est-à-dire ce qui arrive quand deux espèces très éloignées se retrouvent confrontées à un problème environnemental, avec pour les deux un choix limité de solutions adaptatives ? Ou bien cette latéralisation cérébrale est-elle l’héritage d’un ancêtre commun ? Il fallait donc aller voir chez les ancêtres des mammifères et des oiseaux, les vertébrés inférieurs, d’où l’étudiant en thèse qui a passé trois années de sa vie devant un aquarium rempli de Gambusia holbrooki, qui devaient quand même finir par se demander à quoi tout cela rimait. Mais les chercheurs ne se sont pas arrêtés là, ils ont remonté encore l’arbre phylogénique. Jusqu’à des espèces disparues depuis longtemps. Et cela grâce à la paléo-éthologie, l’étude des comportements des espèces disparues à partir de leurs restes fossiles. Fascinant. Une équipe s’est intéressée aux trilobites, une sorte de gros cloporte marin qui pullulait pendant le Cambrien. Vous vous rappelez, l’apparition des bilatériens, des mers tropicales peu profondes, des formes de vie exubérantes, proies et prédateurs de toutes tailles. Armés d’une 158

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loupe et d’une foi inébranlable, nos paléo-éthologistes ont analysé le nombre et le côté des cicatrices sur des fossiles de trilobites. Trois fois plus de cicatrice à droite qu’à gauche ! Un côté était visiblement plus apte à détecter et donc à échapper aux prédateurs. À moins que les prédateurs n’attaquent toujours que du même côté… Bref, proie ou prédateur, il y avait bien un biais de comportement moteur, traduisant une latéralisation cérébrale. La latéralisation cérébrale est bien l’héritage d’un ancêtre commun, du premier bilatérien. Quittons le trilobite et revenons à des animaux plus récents dans l’arbre phylogénique, les oiseaux, plus particulièrement le poulet46. Le poulet a été plus que tout autre animal, extensivement étudié quant à sa latéralisation, et ceci par toutes les méthodes imaginables, et Dieu sait si l’inventivité des éthologues n’a pas de limite. Les poulets ont les yeux situés de chaque côté du crâne, et n’ont donc pas de vue frontale comme nous. Dharmaretnam et Andrew, dans les années 1990, ont imaginé une méthode redoutable de simplicité. Ils ont attentivement observé comment réagissaient chacun des yeux, droit ou gauche, d’un poulet dont la tête passait à travers le trou d’une cloison. Ils ont découvert que le poulet utilisait un œil ou l’autre en fonction du stimulus : l’œil droit (donc l’hémisphère gauche) pour regarder une poule ou un rat, et l’œil gauche (donc l’hémisphère droit) pour regarder un stimulus nouveau et inconnu (une ampoule électrique allumée). On retrouve, comme chez nos petits Gambusia holbrooki, une asymétrie dans l’utilisation des hémisphères cérébraux. Le gauche pour classer un stimulus de la famille « être vivant » dans la case « congénère » ou « autre animal ». Le droit pour un événement nouveau et inconnu (et oui, notre poulet, clairement rural, n’avait jamais vu une ampoule électrique). 46.  Le lignage des amniotes s’est séparé environ 300 millions d’années de la branche reptile. 159

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L’appétence des poulets, poussins et autres pigeons pour les grains de blé ou de maïs a permis de préciser le rôle de l’hémisphère gauche. En collant des graviers sur le sol, puis en y dispersant des grains de céréale d’apparence assez proche du gravier, eux non collés, les éthologues peuvent apprécier, alors que le poulet picore, la réussite dans le discernement grain/gravier. Il suffit de cacher alternativement l’œil droit et l’œil gauche, et le tour est joué. Sans leur œil droit, donc sans leur hémisphère gauche, les oiseaux ont vraiment du mal à discerner les grains de céréale des grains de gravier. Le même résultat a été obtenu, cette fois-ci moins écologiquement, en lésant chimiquement l’hémisphère gauche. L’approche, l’identification d’un item et sa classification dans une catégorie, elle-même liée à un comportement bien défini (pour se nourrir en particulier), sont bien les rôles de l’hémisphère gauche. L’hémisphère droit, lui, se charge de l’inattendu, de l’inconnu, de l’inclassable. On pense bien sûr au danger, au prédateur. L’hémisphère droit est-il spécialisé dans la détection d’une menace ? Si on fait passer une silhouette en carton de rapace au-dessus d’une boîte de poussins, ils vont l’analyser avec l’œil gauche, donc l’hémisphère droit. Même chose pour des poules adultes en conditions naturelles. Quand on passe l’enregistrement d’un cri de faucon (prédateur naturel), les poules tournent la tête pour regarder en l’air, et plus souvent avec l’œil gauche (préférentiellement connecté avec l’hémisphère droit). Là, j’imagine que l’étudiant en éthologie, qui se gelait dehors, allongé dans l’herbe, en observant les poules avec son carnet de notes à la main, devait envier son copain, confortablement installé au chaud, assis devant son aquarium de Gyrardius. Il a été conclu de ces expériences que l’hémisphère droit détecte préférentiellement les prédateurs. Pas tout à fait d’accord. D’abord, qui nous dit que le bout de carton découpé en forme de silhouette de faucon par l’étudiant d’éthologie a été reconnu comme un faucon par les poussins ? Les poussins avaient-ils déjà vu 160

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un faucon ? De même, les poules, même « bio » et courant dans les champs, avaient-elles été déjà confrontées à un faucon ? Le cri d’un balbuzard, un rapace se nourrissant uniquement de poissons, auraitil eu le même effet ? Qu’une ombre ou un cri dans le ciel soient ancrés au plus profond du génome du poulet comme une menace potentielle, même s’il vient d’éclore, est une autre histoire. En termes de survie, il vaut mieux classer d’emblée toute nouveauté comme une menace, et voir après… Peut-être faut-il y voir l’explication de certains de nos comportements ! La spécialisation de l’hémisphère droit pour l’analyse de toute nouveauté (et donc d’une menace potentielle) a été observée dans tout le règne animal, au moins dans toutes les espèces qui se sont retrouvées un jour ou le temps d’une thèse dans un laboratoire d’éthologie (poissons, crapauds, poulets, raton laveur…). Beaucoup de ces études concluent chez ces animaux (pour le raton laveur, je plaisante) à la spécialisation de l’hémisphère droit, pour la détection d’une nouveauté potentiellement menaçante, mais aussi pour la peur, la fuite, ou la réponse agressive. C’est intéressant, car cela va dans le sens de la « théorie de l’approche et évitement ». Cette théorie a, dans les années 1980, détrôné la théorie de la valence, selon laquelle l’hémisphère droit serait spécialisé dans les émotions négatives alors que l’hémisphère gauche serait spécialisé dans les émotions positives. Selon la théorie de l’approche et évitement, l’asymétrie cérébrale n’est plus reliée à la valence émotionnelle du stimulus, mais au système motivationnel engagé par le stimulus. Pour faire simple, cette théorie propose que le cortex frontal droit est impliqué dans un comportement d’évitement d’un stimulus déplaisant alors que le cortex frontal gauche est impliqué dans un comportement d’attirance vers un stimulus « appétissant » au sens large du terme. Mais la réponse rapide à la nouveauté, que ce soit par l’évitement ou pas, n’est pas la seule spécialité de l’hémisphère droit. Cela a 161

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pu être mis en évidence chez les mammifères, en particulier les rats. Intéressant les rats, ils ont les yeux situés de chaque côté de la tête, chacun très préférentiellement connecté avec l’hémisphère controlatéral, comme les poissons, comme les poulets. L’expérience a été réalisée en plaçant des rats dans un labyrinthe, après leur avoir occlus alternativement leur œil droit ou gauche. Seuls les rats à qui on a occlus l’œil droit peuvent retrouver leur chemin en utilisant des informations spatiales avec l’œil gauche (connecté avec l’hémisphère droit). L’analyse visuelle de l’espace est donc un point fort de l’hémisphère droit. Ce n’est pas très surprenant, la détection d’une apparition inattendue, d’une menace, ou d’un prédateur nécessite très logiquement une habileté à percevoir globalement l’espace autour de soi. Peut-on mettre en évidence ces spécialisations hémisphériques chez des animaux, qui ont comme nous, les yeux placés frontalement, avec une vision binoculaire et une superposition des champs visuels ? Pas facile. Mais les éthologues l’ont fait. Chez le crapaud. Vous savez, celui qui dégaine une langue d’un mètre façon Lucky Luke, pour capturer une mouche. L’expérience est la suivante : le crapaud est confortablement assis au centre d’un cercle autour duquel va circuler, façon petit train électrique, un appétissant ver de terre accroché au bout d’un fil de fer. Le ver de terre circule, soit dans le sens horaire, soit dans le sens anti-horaire. Le crapaud voit donc apparaître son repas, soit de la droite, soit de la gauche. Le coup de langue est déclenché rapidement dès que le ver pénètre dans le champ de vision droit. En effet, l’hémisphère gauche est bon pour catégoriser et identifier la nourriture. Rappelez-vous les poulets et les grains. Par contre, quand le ver apparaît sur la gauche, il doit arriver au niveau de la partie droite du champ de vision pour être attaqué. De plus, il a été démontré que le même crapaud réagit plus vite en sautant quand un prédateur apparaît dans son champ visuel gauche (et donc son hémisphère droit) que dans son champ visuel droit. 162

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Il y a bien utilisation préférentielle d’un œil, donc d’un hémisphère, même quand les yeux sont placés frontalement, avec une vision binoculaire et une superposition des champs visuels. Cela explique la réaction asymétrique selon le stimulus et le côté où il est présenté et donc les biais qui nous affectent inconsciemment. Chez l’animal, comme chez l’Homme, cette asymétrie de comportement, ces biais, pourraient avoir des conséquences néfastes. Si un prédateur attaque toujours préférentiellement d’un côté, il est facile pour la proie d’anticiper et de s’échapper. De même, si une proie s’échappe préférentiellement d’un côté quand elle est attaquée, il est facile pour le prédateur d’anticiper. Faites-en l’expérience, un cafard, en l’absence de stimulation sensorielle latéralisée, tourne toujours à droite. Utile à savoir… en voyage. Malgré ce désavantage apparent, la latéralisation du système nerveux reste un avantage évolutionniste certain puisqu’elle apparaît très tôt dans la phylogénie, et se confirme chez les animaux évolués… comme nous Et cela pour plusieurs raisons. Chez les organismes sans cou mobile comme Robert le poisson, avec des yeux de chaque côté de la tête, chacun connecté à un hémisphère, la dominance hémisphérique en réponse à certains stimuli est nécessaire pour éviter le déclenchement simultané de réponses incompatibles. Dans un cerveau à deux hémisphères mais encore primitif, où les processus d’analyse et de prise de décision sont réduits au minimum, il faut bien un chef ! En plus, dans un cerveau à deux hémisphères, la spécialisation évite de dupliquer les fonctions et donc de perdre de la place pour du tissu cérébral. L’autre avantage, et non des moindres, a été magnifiquement démontré chez le poussin, en jouant avec la nature [67]. Le poussin dans sa coquille a toujours la même position asymétrique, la tête tournée, l’œil droit vers le haut, percevant la lumière à travers la coquille, l’œil gauche vers le bas, enfoui sous le corps, 163

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dans le noir. Cette stimulation lumineuse de l’œil droit, via la décussation des voies optiques, entraîne des modifications structurales dans l’hémisphère gauche, conduisant à une latéralisation marquée. Cette latéralisation se traduit par une spécialisation de l’hémisphère gauche pour la discrimination des formes, permettant de différencier les grains de céréales comestibles des graviers. L’idée géniale a été d’incuber les œufs dans le noir, et de montrer que les poussins nés ne développent pas cette spécialisation de l’hémisphère gauche [68]. Des poussins incubés dans le noir sont moins performants pour discerner les grains de céréale du gravier. C’est encore plus intéressant si on confronte ces poussins à une double tâche : picorer des grains tout en se gardant d’une silhouette de faucon que notre étudiant en thèse d’éthologie fait habilement passer au-dessus de la cage, tout en comptant le nombre de grains picorés (les graviers étant eux collés sur le sol). Un poussin normalement incubé, et donc normalement latéralisé, va être clairement stressé, un coup d’œil droit sur le sol, un coup d’œil gauche vers le haut, mais globalement, il arrive à picorer un nombre conséquent de grains. Le poussin incubé dans le noir, mal latéralisé, va, lui, être très déstabilisé par cette double tâche et ne va pratiquement pas picorer de grains, se trompant souvent avec le gravier. La latéralisation de deux taches dans des hémisphères différents améliore donc les performances. L’explication de cet avantage est plus claire si l’on compare le fonctionnement du cerveau à celui d’un ordinateur. D’un point de vue informatique, la spécialisation hémisphérique est une solution à ce que l’on appelle l’incompatibilité fonctionnelle. Quand il est confronté à un stimulus inattendu, le cerveau d’un organisme vivant capable de se déplacer doit mener très rapidement et de front deux types d’analyses différentes : – il doit comparer cette nouvelle expérience aux expériences comparables antérieures, afin d’estimer le degré de nouveauté ; – en même temps, il doit utiliser des indices appropriés, basés sur l’expérience passée, pour essayer de classer le nouveau stimulus 164

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dans une catégorie. Ce classement en catégories va se faire en sélectionnant certaines caractéristiques du stimulus, en en délaissant d’autres. Cette sélection se fait en ne retenant que des caractéristiques « utiles », susceptibles de réapparaître lors d’un nouvel épisode. Les caractéristiques qui ne réapparaîtront pas, ou qui sont inutiles pour l’apprentissage sont ignorées, oubliées. Le souci est que ces deux analyses qui sont réalisées simultanément sont incompatibles. En termes de traitement et de stockage de l’information, recherches de variabilité et d’invariabilité d’expériences, c’est-à-dire de variance et d’invariance, sont des problèmes mutuellement incompatibles, qui doivent être réalisés dans des systèmes séparés. Et là quoi de mieux qu’utiliser nos deux vésicules télencéphaliques déjà existantes ? La droite pour la variance, la gauche pour l’invariance. C’est ce qu’on fait les bilatériens. Et d’ailleurs, chez les plus évolués d’entre eux, les vertébrés, en particulier les oiseaux et les mammifères, la répartition des tâches entre hémisphères est très reproductible. L’hémisphère droit a une compétence particulière dans l’analyse spatiale et pour une réponse rapide à la nouveauté, c’est-à-dire dans la variance perceptive : repérer ce qui est différent. Cela est particulièrement mis en action pour la détection de danger et la réponse rapide d’évitement. L’hémisphère gauche, lui, est spécialisé dans la sélection d’indices permettant de classer des stimuli extérieurs en catégories, quelles que soient les variations non pertinentes. C’est l’invariance perceptive. Ces indices étant liés à une réponse appropriée, par exemple d’approche, qui est particulièrement mise en action pour la recherche de nourriture. Mais cela n’explique pas pourquoi il existe aussi chez nous une latéralisation motrice, une main plus habile, plus puissante, prise en charge par un seul hémisphère. Pour le comprendre, il faut aller voir du côté de nos ancêtres… 165

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LES DINOSAURES ÉTAIENT-ILS DROITIERS ? (OU LA LATÉRALISATION CÉRÉBRALE)

Quatre-vingt-dix pour cent de la population humaine est droitière. Il y a donc, si l’on excepte les gauchers dont nous reparlerons longuement, une latéralisation motrice en population chez l’Homme. Quatre-vingt-dix pour cent de la population humaine est latéralisée sur le plan moteur du même côté. Et cela ne date pas d’hier, en étudiant les marques laissées sur des dents de fossiles humains du Paléolithique, une équipe d’anthropologues a conclu qu’il y avait la même proportion de droitiers chez l’homme de Néandertal. Nous sommes donc en majorité latéralisés dans le même sens : dominance motrice et invariance gérée par l’hémisphère gauche, variance par l’hémisphère droit. Quel est l’intérêt d’être latéralisé en population, c’est-à-dire tous dans le même sens ? La réponse est sans doute en raison des biais. Comme la tendance à aller sur la droite chez un droitier ou à détecter plus rapidement un ver de terre sur sa droite pour le crapaud… Ces biais rendent les vertébrés prévisibles, et donc vulnérables aux prédateurs ou moins efficaces face à la prédation. Une répartition statistique (50 : 50) du sens de l’asymétrie (latéralisation au niveau individuel) est plus intéressante, conservant l’avantage de la spécialisation hémisphérique, et garantissant l’imprévisibilité des comportements face aux prédateurs ou aux proies. L’imprévisibilité des comportements, c’est justement cela le problème. Dès que l’on s’organise en groupe, banc de poissons, vol de canards, troupeau de buffles, il vaut mieux s’accorder un peu et compter sur le voisin pour avoir le même comportement, dans le même sens s’il est latéralisé. Et en plus, cela protège justement des prédateurs. Cela est observable chez les anchois, et plus facilement pour nous les journées d’automne, quand les étourneaux forment d’immenses colonies. Dès qu’apparaît un prédateur, en général un rapace, tous 166

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les oiseaux s’envolent en une masse compacte qui va évoluer dans le ciel comme un seul organisme, dessinant une véritable œuvre d’art, que l’on appelle les murmurations. Il a été montré que dans ces vols de milliers d’individus, chaque changement de direction peut être initié par n’importe lequel des oiseaux, qui est alors imité par les sept autour de lui, qui vont ensuite être imités, initiant la « vague ». Mieux avoir les mêmes biais, sinon, la murmuration se transformerait en boule informe et les oiseaux se rentreraient les uns dans les autres. Si on analyse toutes les espèces animales étudiées, on s’aperçoit que la latéralisation existe au niveau individuel chez les espèces solitaires (avec une répartition 50 : 50 du sens), et au niveau population chez les espèces grégaires (tout le monde dans le même sens, excepté quelques exceptions). Une population est dite latéralisée quand plus de 50 % des individus sont latéralisés du même côté. Le sens de latéralisation au niveau population aurait donc été dicté par la pression sociale ? Et pour ceux qui poseraient la question, oui, le cerveau des abeilles est latéralisé, et dans le même sens pour toutes les abeilles ! La latéralisation cérébrale permet la socialisation, et ne pas être latéralisé comme tout le monde pose un problème dans le groupe. Cela a été montré, une fois encore, par les éthologistes. Des poussins normalement latéralisés forment des groupes hiérarchisés sociaux plus stables que des poussins non latéralisés (ceux dont les œufs ont été incubés dans le noir, rappelez-vous) [69]. Ne pas être latéralisé comme tout le monde pose un problème dans le groupe. Du moins chez les poulets. Et finalement aussi un peu chez l’Homme… Les gauchers ont longtemps été frappés d’ostracisme, faut-il y voir un atavisme47, lointain souvenir de quand nous nagions en bancs 47.  Réapparition d’un caractère ou comportment primitif après un nombre indéterminé de générations. 167

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dans les mers chaudes du Cambrien ? Ou, comme nous le verrons, pour des raisons bien plus récentes et peu avouables ? Revenons à la latéralisation motrice. La préférence de la main droite a longtemps été considérée, au même titre que la spécialisation hémisphérique, comme étant un caractère strictement humain, déniant toute latéralisation motrice aux animaux. On sait maintenant qu’il n’en est rien. Les oiseaux qui manipulent avec leurs pattes, comme les perroquets, ont un côté préférentiel, dans les mêmes proportions que l’être humain. Pour les primates non humains, les singes, le débat est encore brûlant. Et chez nos ancêtres, les vertèbres inférieures, reptiles et batraciens ? Une fois de plus, j’ai une pensée émue pour les étudiants qui ont passé quelques années à observer des crapauds, sur la tête desquels ils plaçaient méticuleusement une petite bande de scotch, pour noter avec quelle patte le batracien enlevait l’importunante bande collante. Le résultat est indiscutable, il y a une préférence pour la patte droite. Et on retrouve cette préférence après d’autres expériences aussi sophistiquées. Les crapauds sont droitiers ! Mais pourquoi ? Il y aurait une explication, elle aussi issue de l’incroyable ténacité et sens de l’observation des chercheurs, en l’occurrence le Canadien Richard Wassersug et son étudiant japonais Tomio Naitoh, qui ont publié leurs résultats dans la très « select » revue scientifique Nature [70]. Ils ont observé que l’ingestion de produit toxique chez un grand nombre d’espèces de crapauds, provoquait non seulement des vomissements mais aussi la régurgitation de l’estomac. Et les crapauds, avant de réavaler leur estomac, en nettoyaient soigneusement les parois avec la patte avant. Et avec quelle patte ? Bravo, vous avez deviné, la droite, bien sûr. Rien de nouveau sur le caractère droitier des crapauds et des grenouilles, si ce n’est que là, on a une explication à la patte droite… 168

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Les organes digestifs, chez les vertébrés, sont enroulés dans un sens précis autour d’une structure membraneuse qui leur amène les vaisseaux sanguins nécessaires, le mésentère. L’enroulement a toujours le même sens, le sens inverse des aiguilles d’une montre, et est par définition asymétrique. À cause de cette asymétrie mésentérique, l’estomac régurgité de la grenouille pend vers la droite… d’où la patte droite. Incroyable… Alors que le deuxième cerveau, le cerveau intestinal, est tendance, on découvre que la dominance motrice droite, la latéralisation cérébrale motrice, n’aurait d’autre origine que l’asymétrie de nos intestins ? Pour un neuroscientifique, je dois avouer que c’est un peu vexant. Mais bon, OK, acceptons, et alors… qu’est-ce qui induit la rotation de nos intestins ? Nos gènes bien sûr…

LA MOUCHE QUI AVAIT DES PATTES SUR LA TÊTE (OU LES GÈNES HOMÉOTIQUES)

Les gènes sont des portions d’acide désoxyribonucléique (communément appelé ADN) qui codent la synthèse de toutes les molécules qui nous composent. Mais avant de s’intéresser au contrôle de l’asymétrie hémisphérique par les gènes, parlons symétrie et revenons aux bilatériens. Je vous rappelle que nous tous, vous lecteur, la souris, le poulet, le petit crapaud qui vomit, et même Robert le poisson, sommes des bilatériens, la deuxième grande famille d’organismes vivants pluricellulaires, caractérisée par une symétrie bilatérale, définissant des axes antéro-postérieur (une tête et une queue) et médio-latéral (une droite et une gauche). En fait, ce qui fait un bilatérien est invisible, et n’a été découvert qu’en 1978 grâce à une petite mouche de quelques millimètres de long, 169

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aux yeux cette fois-ci rouges (ce qui nous changera du Girardinus aux yeux bleus). Drosophila melanogaster, ou drosophile pour les intimes. Mais oui, vous la connaissez. C’est cet agaçant et microscopique moucheron qui tournoie autour de votre corbeille de fruits dans la cuisine, quand il fait chaud et que vos fruits murissent un peu trop. Son nom signifie « qui aime la rosée », mais en grec ancien « Droso » veut dire aussi nectar, liqueur divine, vin. En français, on l’appelle plus communément « mouche du vinaigre ». C’est William Ernest Castle, un chercheur en génétique américain, professeur à Harvard, qui en 1900, à la recherche d’un animal à la reproduction rapide, qui puisse être élevé dans un petit espace et à bas prix, s’intéresse le premier à cette petite mouche. Et la petite mouche va vite devenir une star, étudiée par tous les généticiens du monde. Parmi eux, Calvin Bridges, qui en 1923 découvre dans ses élevages certaines mouches ayant des pattes à la place des antennes ! Il baptise cette mutation Antennapedia, et découvre plus tard qu’elle est liée à la mutation d’une série de gènes. Plus exactement, un complexe de cinq gènes48. Puis il découvre une autre série de trois gènes49 dont les mutations entraînent des anomalies au niveau du thorax et des ailes [71]. C’est la première description des gènes HOX qui, chez les bilatériens, régulent la mise en place de l’axe antéro-postérieur et le développement différencié des organes d’avant en arrière, ainsi que la coordination de tout cela avec le système nerveux. Sans les gènes HOX, pas de céphalisation, pas de cerveau, pas d’hémisphères. Les gènes HOX sont une catégorie particulière de gènes dits « homéotiques ». Un gène homéotique est, par définition, un gène dont la mutation produit une homéose, c’est-à-dire l’apparition d’un organe bien formé, mais à un mauvais emplacement du corps. Tous les gènes homéotiques connus chez la drosophile possèdent 48.  Ces gènes sont appelés : lab, pb, Dfd, Scr et Antp. 49.  Appelés : Ubx, abd-A et abd-B. 170

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une séquence commune d’ADN que l’on a nommé « homeobox » (en français homéoboîte). D’ailleurs leur nom, HOX, provient de la contraction de l’anglais « homeobox ». Le rôle des gènes homéotiques est d’informer les cellules de leur position au cours de l’embryogenèse et de préciser leur positionnement définitif dans l’embryon au cours de la formation des organes, par rapport aux axes antéro-postérieur et dorso-ventral. Les gènes homéotiques ne portent pas l’information permettant de réaliser le développement des organes. Leur expression constitue un signal de position, signifiant aux cellules de l’organisme où elles doivent se différencier pour former les organes en question. Ils agissent en dirigeant l’expression d’autres gènes qui sont responsables des différentes structures morphologiques qui vont se développer le long de ces axes. Les gènes HOX sont en quelque sorte des gènes architectes. Ils sont communs à la quasi-totalité des animaux bilatériens. Chez la drosophile, les gènes HOX dirigent, organisent, contrôlent l’apparition de pattes, d’antennes, ou d’ailes suivant les segments. Chez les vertébrés, les gènes homéotiques interviennent dans l’identité des différentes parties du corps, suivant l’axe antéro-postérieur, mais pas dans celle de l’axe dorso-ventral. Une partie d’entre eux joue également un rôle dans l’édification des membres. Une particularité des gènes homéotiques est qu’ils sont fortement conservés au cours de l’évolution, c’est-à-dire que les gènes HOX d’espèces animales différentes, ayant parfois divergé il y a des centaines de millions d’années, sont encore quasiment identiques. Ainsi, si on remplace un gène HOX de la mouche par celui de la souris, le gène de souris reste fonctionnel et remplace parfaitement celui de la mouche, c’est-à-dire qu’il va déclencher normalement, lors du développement de l’embryon de mouche, la mise en place des organes de mouche que le gène originel contrôlait. Les gènes HOX s’avèrent donc homologues chez les arthropodes et chez les vertébrés, et sont regroupés en complexes dans les deux cas. Or, les arthropodes (dont la drosophile) et les chordés (tous les vertébrés, dont 171

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nous) ont un ancêtre commun dont ils se sont séparés il y a 540 millions d’années. L’ancêtre commun possédait donc déjà des gènes HOX, qui se sont probablement dupliqués au sein d’une famille, qui se scindera plus tard en deux sous-familles chez la drosophile, et se dupliquera pour en donner quatre chez les vertébrés, créant de la diversité. Mais allons plus loin. Des mutations des gènes HOX ont pu favoriser l’évolution rapide vers une nouvelle architecture corporelle. De telles mutations pourraient être à l’origine de la fameuse explosion cambrienne, qui a vu l’invention de tous les plans d’organisation présents chez les animaux actuels, ainsi que de nombreux autres disparus depuis. Une incroyable illustration de cette théorie a été faite par une équipe de Séville chez des poissons zèbres – un petit poisson d’aquarium très prisé des généticiens, comme la drosophile – chez lesquels ils ont simulé une mutation en amplifiant l’expression d’un gène homéotique50. Et bien, le croirez-vous, cette mutation a fait apparaître une ébauche de membre à la place des nageoires reproduisant la transformation d’un poisson en tétrapode, lui permettant de conquérir la terre ferme [72]. Paul Broca, passionné par l’évolution des espèces, aurait adoré lire cet article. Les gènes HOX seraient-ils les moteurs de l’évolution ? Pas tout à fait. Des pattes sans cerveau ne mènent pas bien loin. Avec un cerveau, c’est mieux, et avec un cerveau asymétrique constitué de deux hémisphères spécialisés, c’est encore mieux. La preuve, notre petite mouche drosophile a un cerveau asymétrique. Un cerveau, c’est beaucoup dire, disons une structure nerveuse asymétrique dans la tête. Et cela sert bien comme on l’a vu précédemment. Une équipe a pu montrer que des mutants de drosophile qui n’avaient pas cette asymétrie, présentaient un déficit de la mémoire à long terme [73]. Je laisse les plus imaginatifs d’entre vous réfléchir au design de l’expérience, et les plus curieux lire l’article. 50.  Le gène homéotique Hod13. 172

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Ceci confirme encore une fois qu’un cerveau fonctionne mieux quand il est latéralisé, y compris pour la mémoire. Mais quels sont ces gènes de l’asymétrie cérébrale ?

UN BATTEMENT DE CIL (OU LES GÈNES DE LA LATÉRALISATION CÉRÉBRALE)

Les vertébrés, en bons bilatériens, affichent extérieurement une symétrie bilatérale presque parfaite. À l’extérieur seulement. À l’intérieur, la forme et la position des organes du corps sont asymétriques : chez l’Homme, le cœur est à gauche, le foie est positionné en majeure partie à droite, le poumon gauche comporte deux lobes tandis que le droit en comporte trois, le mésentère intestinal s’enroule toujours vers la gauche, et un testicule est plus bas que l’autre chez l’homme (une étude chinoise très sérieuse l’a confirmé [74]), etc. Tout cela doit bien être contrôlé par des gènes. Oui, et surprise, on retrouve nos gènes HOX. Chez la drosophile, la rotation des organes internes, du mésentère et des organes génitaux mâles, dépend de l’activité d’un seul gène, appelé MyosinID et celui-ci est sous le contrôle d’un gène HOX, appelé Abd-B. Vous rappelez-vous de ce petit crapaud qui vomit, et qui nettoie consciencieusement son estomac régurgité avec sa patte droite ? Cela parce que son estomac pend à droite, en raison de l’enroulement mésentérique qui se fait en sens antihoraire (vers la gauche). Le voilà le gène des droitiers, finalement un gène HOX. Et bien non, grande déception, à la hauteur j’espère de celle que fut la mienne, quand je découvris que les intestins de la drosophile sont enroulés dans le sens horaire (vers la droite) ! La préférence manuelle n’est donc pas génétiquement programmée depuis la nuit des temps par un gène HOX contrôlant la rotation du mésentère. À moins que… 173

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Une mutation, pourquoi pas ? Une mutation du gène HOX Abd-B provoquant une inversion de rotation du mésentère. Quand on constate le rôle majeur qu’ont pu avoir des mutations des gènes HOX dans l’évolution, comme l’apparition de pattes chez le poisson, ne pourrait-on pas imaginer qu’une mutation de ce gène, amenant un avantage évolutif quelconque – comme la disparition de la queue chez les crapauds, car ce gène contrôle aussi la mise en place du dernier segment chez la drosophile – soit en même temps à l’origine de la rotation gauche du mésentère ? Une mutation qui serait à l’origine de la préférence manuelle droite chez les batraciens ? Puis plus tard de notre préférence manuelle droite, et donc de la dominance hémisphérique gauche… C’est très très hypothétique, et un peu poussé je l’avoue, mais tellement amusant et séduisant. Plus sérieusement, quels sont les gènes à l’origine de notre asymétrie, chez nous les bilatériens ? Vous interrogez-vous en battant des cils… ? L’asymétrie droite/gauche se met en place très tôt au cours de la formation de l’embryon. L’embryon a alors la forme d’un disque, tout petit. Apparaît sur la face dorsale de ce disque un épaississement cellulaire appelé la ligne primitive (une sorte de « ligne blanche » en relief !). Et cette « ligne blanche » va définir la symétrie bilatérale (droite/gauche), mais aussi l’axe cranio-caudal du futur organisme bilatérien (de la tête au cul en quelque sorte). De cet épaississement cellulaire, des cellules vont s’enfoncer en profondeur pour former trois feuillets cellulaires, les trois couches dont dériveront tous les organes. À la surface, au milieu de l’axe défini par la ligne primitive, va apparaître une toute petite structure, en forme de goutte d’eau : le nœud ventral (ou node en anglais). Ce node est composé de cellules mésodermiques épithéliales pourvues de cils à leur surface. Ces cils tournent tous dans le sens des aiguilles d’une montre, de manière coordonnée, provoquant un flux de liquide de la droite vers la gauche. Ce flux orienté 174

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vers la gauche de l’embryon va être capté par d’autres cellules ciliées, au cil immobile, mais sensible au courant généré, et qui en réponse vont exprimer le gène Nodal. Ce gène est alors exprimé exclusivement dans la partie gauche de l’embryon. Cette expression asymétrique de Nodal engendre l’acquisition d’une identité de côté gauche en opposition à une identité de côté droit (où Nodal n’est pas exprimé). Le premier signe moléculaire d’asymétrie, décrit chez tous les vertébrés étudiés à ce jour (souris, poulet, lapin, porc, grenouille), est donc détecté bien avant la formation des organes, et à gauche ! La découverte de toute cette mécanique subtile au niveau du node, et surtout de l’expression asymétrique de gènes vient donner un support moléculaire à l’asymétrie cérébrale. Du coup, la recherche de gènes qui seraient exprimés de façon asymétrique dans les hémisphères cérébraux est devenue une sorte de quête du Graal pour les chercheurs en latéralisation cérébrale. Des gènes qui expliqueraient pourquoi chacun de nos hémisphères se spécialise dans des fonctions cérébrales précises. Mais les études sont restées désespérément décevantes. Il y a très peu de différences dans l’expression des gènes des hémisphères droit et gauche. Et cette quête du Graal s’est finalement interrompue en 2017, après la publication d’une équipe allemande [75]. Cette publication révèle que la préférence manuelle, reflet de la spécialisation hémisphérique motrice, apparaît très tôt dans le développement chez l’Homme. Les mouvements coordonnés des mains apparaissent chez le fœtus, à la 8e semaine après la conception soit la 10e semaine de grossesse. Dès ce stade, 85 % des fœtus bougent davantage leur main droite que la gauche ! Il a même été observé que 90 % des fœtus préfèrent sucer leur pouce droit, les 10 % restant sucent leur pouce gauche… Les fœtus sucent déjà leur pouce, trop mignon… D’ailleurs, si on suit ces enfants après leur naissance, ce choix précoce du pouce à sucer est fortement corrélé avec la préférence manuelle (droitier ou gaucher). Ceci explique la rotation 175

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préférentielle de la tête du nouveau-né vers la droite, même chez le prématuré (cf. chapitre sur le left side cradling bias). « Et alors ? » pensez-vous. Pas très étonnant que l’asymétrie hémisphérique, du moins motrice, apparaisse très tôt dans la conception puisque l’asymétrie d’expression de gêne apparaît dès le stade du disque embryonnaire. Sauf qu’à la 8e semaine après la conception, le cortex cérébral moteur du fœtus n’est pas encore connecté avec la moelle épinière (il ne le sera qu’à la 15e semaine de conception). Il ne peut donc pas donner l’ordre à la main de bouger… C’est en raison d’une activité motrice plus intense de la partie droite de leur moelle épinière que les nouveau-nés bougent plus la main droite, mais aussi contractent plus leurs muscles du cou à droite, entraînant ainsi la rotation de la tête. La préférence manuelle n’est donc pas dictée par le cerveau, mais par la moelle épinière. C’est dans la moelle épinière qu’il fallait donc rechercher l’asymétrie d’expression de gènes. De fait, les chercheurs de l’équipe allemande ont mis en évidence une asymétrie d’expression des gènes dans la moelle épinière des fœtus à la 8e semaine, avec plus de 3 % des gènes plus exprimés du côté droit. C’est logique, car au niveau de la moelle épinière, il n’y a pas de décussation, c’est le côté droit de la moelle épinière qui contrôle la main droite. Cette asymétrie d’expression des gènes diminue ensuite jusqu’à la 12e semaine de conception, pour rejoindre le même niveau que dans les hémisphères, c’est-à-dire très faible. La préférence manuelle droite, la latéralisation motrice trouverait donc son origine dans la moelle épinière. Mais ce n’est pas tout. Cette équipe a également montré que l’asymétrie d’expression des gènes dans la moelle épinière à la 8e semaine est due à des mécanismes contrôlés par des facteurs environnementaux extérieurs. Cette modification adaptative et réversible de l’expression des gènes, sans modification de l’ADN, s’appelle l’épigénétique. On connaît assez bien et on peut maintenant identifier la mise en action de ces mécanismes épigénétiques. Dans le cas de 176

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l’expression asymétrique des gènes dans la moelle épinière du fœtus, le mécanisme mis en œuvre est la méthylation des gènes51. Mais cela ne nous apprend rien sur les phénomènes extérieurs à l’origine de cette régulation épigénétique. La régulation de l’asymétrie du système nerveux par des facteurs extérieurs n’est pas une surprise. Rappelez-vous la spécialisation de l’hémisphère gauche chez le poussin grâce à la lumière traversant la coquille de l’œuf et stimulant l’œil droit. Le même phénomène est d’ailleurs observé sur les œufs du poisson zèbre (la drosophile d’aquarium pour les généticiens). Clairement, ce n’est pas la lumière qui est l’événement déclenchant chez l’Homme. Alors que se passe-t-il à la 8e semaine de conception ? Un tsunami d’hormones sexuelles. Hormones sexuelles et asymétrie hémisphérique, lien assez inattendu… Vous verrez que cela a mené à des théories sur le genre plutôt dérangeantes. Mais avant, il est temps d’aborder l’alchimie qui à partir de deux hémisphères spécialisés, un pour manger, l’autre pour ne pas être mangé, a permis l’apparition du langage et de l’écriture. Cela commence dans la savane africaine…

LES HYÈNES (OU LA DISTRIBUTION DE LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE)

Vous avez maintenant, je l’espère, une idée assez claire de pourquoi et comment l’asymétrie hémisphérique est survenue dans l’évolution, et de ce que nous en avons fait. Il reste encore une étape à aborder. Pourquoi nos fonctions cognitives complexes se sont-elles organisées comme nous le connaissons : le 51.  La méthylation de l’acide désoxyribonucléique (ADN) est un processus épigénétique dans lequel certaines bases nucléotidiques peuvent être modifiées par l’addition d’un groupement méthyle. 177

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langage verbal et écrit dans l’hémisphère gauche, l’attention, la cognition visuo-spatiale et le langage non verbal dans l’hémisphère droit ? Rappelez-vous que très tôt dans le règne animal, les hémisphères se sont spécialisés pour réaliser simultanément, en parallèle, deux analyses du monde extérieur. Ces deux analyses sont incompatibles en termes de traitement et de stockage de l’information, et ne peuvent donc pas être prises en charge par le même système, le même hémisphère. La première analyse est une recherche de variance, de variabilité des expériences. Elle compare toute nouvelle expérience aux expériences comparables antérieures, afin d’estimer le degré de nouveauté. À un niveau primaire, le degré de nouveauté est intimement lié au degré de danger. La réponse se doit d’être rapide, même si elle n’est pas forcément appropriée. La deuxième analyse est une recherche d’invariance, d’invariabilité des expériences. Elle utilise en se basant sur l’expérience passée, des indices appropriés pour classer le nouveau stimulus dans une catégorie, et décider quel type de réponse appropriée doit être élaboré. Ce classement en catégories s’effectue en sélectionnant certaines caractéristiques du stimulus, en en délaissant d’autres. Cette sélection se fait en ne retenant que des caractéristiques « utiles », susceptibles de réapparaître lors d’un nouvel épisode. Les caractéristiques qui ne réapparaissent pas, ou qui sont inutiles pour l’apprentissage, sont ignorées, oubliées. Chez nous, cette spécialisation hémisphérique s’est faite dans le même sens chez tous les individus – il existe des exceptions dont nous reparlerons –, le traitement de la variance est réalisé par l’hémisphère droit, celui de l’invariance par l’hémisphère gauche. Cette latéralisation « en population » a probablement été favorisée par la vie en groupe qui a très vite nécessité une communication entre individus. Et c’est l’hémisphère droit qui le premier a été sollicité pour construire cette communication, celui qui traite l’attention et la variance. Ce choix ne s’est pas fait au hasard et les documentaires animaliers nous expliquent pourquoi. 178

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Dès l’apparition d’une socialisation, même très rudimentaire, l’ennemi potentiel n’est plus seulement le prédateur, il est aussi dans le groupe. Avec la hiérarchisation, mâle dominant/non dominant, vieux/jeunes, mâle/femelle, le conflit est toujours prêt à éclater quand un des besoins physiologiques se fait sentir (soif, faim, sexualité…). Vous avez sûrement déjà vu ce film animalier de hyènes devant une carcasse. L’accès à la viande n’est pas anarchique, et si les animaux inférieurs dans la hiérarchie font la « coupe ligne », ils sont brutalement ramenés à l’ordre par des signaux très clairs : babines retroussées découvrant les canines, oreilles dressées, regard fixe et grognements. Signaux inattendus et menaçants, tout le job de l’hémisphère droit et de ses deux réseaux attentionnels. Le premier, de la salience, gardant son rôle primitif d’alerte ; le second, le réseau ventral, se spécialisant dans la réorientation vers des signaux comportementalement pertinents, socialement significatifs. Des zones corticales de l’hémisphère droit vont aussi se spécialiser, comme le gyrus fusiforme. Celui-ci, directement connecté au cortex visuel et à sa « ceinture corticale », traite les informations visuelles, et permet la reconnaissance des formes, inattendues, potentiellement liées à un danger, comme des zébrures inhabituelles dans la végétation ou la forme allongée d’un serpent. L’expression de peur ou d’inquiétude d’un buffle qui perçoit une image inhabituelle des hautes herbes, une variance évoquant la présence d’un tigre, est très vite perçue par les autres membres du groupe, armant une fuite éperdue. Sous la pression de la vie en groupe, une partie de ce cortex va se spécialiser dans l’interprétation des signaux faciaux, dont nous avons vu qu’ils étaient majoritairement porteurs de danger. Le visage humain évoluant, enrichissant son expressivité, cette zone corticale devient ce que nous connaissons sous le nom de fusiform face area (FFA). Le cortex de la partie postérieure du sillon temporal supérieur (la pSTS) va, lui, réaliser une véritable intégration audiovisuelle de ces signaux. Il va se spécialiser dans la reconnaissance de l’aspect « social » des signaux audio-visuels. 179

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Progressivement, les premiers signaux auditifs non verbaux, cris de menace, d’alarme, de peur, s’enrichissent. La prosodie développe ainsi toutes ses nuances… grâce aux femmes.

LE POSÉ DU BÉBÉ PAR TERRE (OU L’ORIGINE DU LANGAGE)

Selon la théorie dite « praxique », le langage verbal serait une conséquence de l’habileté manuelle, de la communication par gestes et de l’utilisation des outils. Cela expliquerait pourquoi chez l’Homme, le langage et la main dominante sont tous les deux contrôlés par l’hémisphère gauche. Considérant la vision comme notre sens le plus fort (l’olfaction étant clairement passée à la trappe avec notre humanisation), ces théories postulent que nous aurions commencé à communiquer en faisant des gestes. Puis il serait devenu plus efficace de garder nos mains libres pour manier des outils, le langage aurait alors pris le relais. Les séquences gestuelles qui servaient à fabriquer et à utiliser des outils ont ainsi pu préparer le cerveau à intégrer la structure du langage. Les défenseurs de cette théorie affirment que les fonctions cognitives mises en jeu pour extraire d’un bloc de silex un outil seraient les mêmes que celles permettant l’élaboration d’un langage. Selon cette théorie donc, le premier langage aurait été un langage des signes, signes naturellement réalisés avec la main la plus habile, la main dominante. Cela se tient, nous savons maintenant que les réseaux cérébraux mis en jeu lors de la langue des signes sont les mêmes que dans le langage parlé, dans l’hémisphère gauche. Mais il y a un problème avec cette théorie, et de taille. En effet, chez certains droitiers, le langage verbal est exclusivement traité par l’hémisphère droit ! D’autres facteurs que la main dominante ont donc contribué à l’émergence du langage. Personnellement, je trouve beaucoup plus intéressante l’hypothèse que Dean Falk, une neuro-anthropologue américaine, a 180

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proposé en 2004 et qui a été assez décriée à l’époque [76]. Cette théorie se fonde sur des observations anthropologiques et primatologiques. Dean Folk a elle-même appelé cette théorie « le posé du bébé par terre ». Personne ne sait vraiment quelle est l’origine de la position debout chez l’Homme, en dehors du fait qu’elle amène beaucoup d’avantages : meilleure vision au-dessus des herbes hautes de la savane pour voir les sources de nourritures ou les prédateurs, et surtout la libération des mains pour porter ou fabriquer des outils. Mais une chose est sûre, la station debout ne s’est pas développée du jour au lendemain. On sait d’après l’analyse de leurs squelettes que les premiers hominidés qui, il y a deux millions d’années, ont quitté l’Afrique pour coloniser le reste du monde, n’avaient pas une marche olympique. On sait aussi que cette progression vers la station debout s’est accompagnée d’un rétrécissement du bassin, diminuant l’espace pour le passage de l’enfant lors de l’accouchement. Pas de chance… Alors même que la taille de la filière osseuse du bassin diminue, l’évolution de ces hominidés tend vers une augmentation de la taille du cerveau, et de la boîte crânienne. Un problème se pose donc. Problème dont la nature a trouvé la solution. L’accouchement aura lieu avant que la croissance cérébrale soit terminée. Avec une conséquence de taille. Si le nouveau-né de l’Homme est autonome sur le plan respiratoire, il ne l’est pas du tout sur le plan moteur, en tout cas beaucoup moins qu’un singe nouveau-né. Les singes nouveau-nés ont tous un réflexe de grasping, c’est-à-dire qu’ils ferment inconsciemment le poing dès que leur main rentre en contact avec quelque chose. Ceci permet au petit singe de s’accrocher à la fourrure de sa mère. Le nouveau-né de l’Homme a conservé ce réflexe originel, mais lui est incapable de se soulever à la force de son grasping. Du coup, les mères des premiers hominidés devaient porter leur progéniture dans les bras. C’était il y a bien longtemps, 181

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nos ancêtres parcouraient la savane du Rift52 en petits groupes, se nourrissant de baies, de petits animaux et de carcasses laissées par les fauves. Les outils manufacturés n’étaient pas encore apparus. Quand les mères voulaient se reposer, ou ramasser de la nourriture, elles libéraient leurs mains en posant leur bébé par terre. La seule façon de rester en contact avec lui était le son, à tonalité émotionnelle, disons un protolangage strictement prosodique. Mode de communication qui se serait généralisé au sein du groupe pour la socialisation et aurait préexisté longtemps avant l’apparition du langage verbal. Les mamans de maintenant utilisent encore ce protolangage. Vous le connaissez tous. Tout en musique, voyelles appuyées, accompagné d’exagération des mimiques faciales (haussement de sourcils, sourire, hochement de tête, menton en avant). On l’utilise tous de façon assez réflexe dès que l’on veut communiquer avec un nourrisson. D’ailleurs un nourrisson est capable de babiller de façon prosodique avant de prononcer son premier mot, ce qui ne survient qu’entre 12 et 16 mois. Le nourrisson parle le langage « maman » bien avant de parler le langage des hommes. J’aime bien cette théorie qui trouve dans ce langage très spécial que les mères utilisent pour communiquer avec leurs enfants en bas âge (le « baby talk » ou « motherese » en anglais), l’origine du protolangage, puis du langage chez l’Homme. Les femmes à l’origine du langage ! J’aime bien cette théorie aussi parce qu’elle place la prosodie et donc l’hémisphère droit à l’origine du langage. Il est aisé d’imaginer que ce protolangage oral des femmes se soit mêlé au sein du groupe à une langue des signes primitive, utilisée plus tard par les mâles qui s’organisaient pour chasser en groupe le gros gibier. Et finalement, devant la 52.  La vallée du Rift est le nom donné à une faille de la croûte terrestre qui s’étend sur environ 6 000 kilomètres de longueur du nord au sud, et 40 à 60 km de largeur, de la Syrie jusqu’au Mozambique en passant par la mer Rouge et les grands lacs africains. La vallée du Rift a longtemps été considérée par la communauté scientifique comme le berceau de la lignée humaine, car de nombreux fossiles d’hominidés y ont été découverts. 182

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nécessité de communiquer et d’exprimer sa pensée, le langage articulé serait apparu. Ce serait chez l’Homo sapiens, l’Homme moderne. Mais rien ne permet d’affirmer que l’homme de Néandertal, qu’il a côtoyé et avec qui il s’est hybridé, ne possédait pas de langage parlé. Débat loin d’être clos. Notre hémisphère droit aurait donc été l’hémisphère dominant pour la communication, longtemps avant que le langage verbal arrive. Mais alors, que faisait notre hémisphère gauche ?

RIEN NE SE PERD, RIEN NE SE CRÉE, TOUT SE TRANSFORME (OU SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE ET RECYCLAGE)

L’hémisphère droit, hémisphère de la variance, de l’alerte, serait donc devenu sous la pression de la vie en groupe notre hémisphère dominant pour la communication. L’hémisphère gauche, hémisphère de l’invariance, travaille lui en dehors de l’urgence. Il sélectionne dans l’environnement des indices permettant de classer des stimuli extérieurs en catégorie. Il permet dans un environnement familier et sûr, de générer un profil de réponse établi. Ceci est particulièrement intéressant pour la recherche de nourriture : pour différencier les grains de céréales des graviers pour les poules, un insecte dérivant à la surface de l’eau d’une feuille pour la truite. Ce talent a probablement été utilisé par nos tout premiers ancêtres pour différencier une baie comestible d’une autre, un animal comestible d’un animal dangereux, etc. Il leur a en tout cas été utile pour identifier des items pouvant servir d’outil (une branche bien droite, ou un caillou à la bonne taille pour être lancé…). La collecte de nourriture ainsi que la manipulation des premiers « outils » non manufacturés se fait plus spontanément avec la main commandée par l’hémisphère gauche, la main droite. Serait-ce là l’explication à la main droite dominante ? 183

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Il ne faut cependant pas imaginer deux hémisphères indépendants et un traitement séquentiel de l’environnement, « un coup avec l’hémisphère droit, un coup avec l’hémisphère gauche ». Non le traitement se fait constamment en parallèle, simultanément avec coordination complète des hémisphères grâce au corps calleux. La vie en groupe s’organisant, le besoin d’affiner la communication, et surtout de transmettre, sont apparus, conduisant à l’apparition du langage verbal il y aurait 2 millions d’années, et de l’écriture il y aurait 5 500 ans. Le langage verbal, tel que défini par les linguistes, est un ensemble de symboles dont la combinaison permet de créer un nombre suffisamment large d’entités pour fournir une étiquette à chacune des notions, concrètes ou abstraites, que l’esprit humain est capable de concevoir (lexique), pour organiser ces entités entre elles selon une logique (syntaxe) afin de construire des relations entre les mots et les concepts qu’ils représentent (sémantique). Tout destinait l’hémisphère gauche. D’abord, le droit était déjà bien occupé. Mais surtout, la spécialisation dans l’invariance perceptive de l’hémisphère gauche le rendait tout à fait adapté au langage lexical et syntaxique. Reconnaître un mot, une lettre, nécessite de négliger les variations inutiles, mêmes massives et d’amplifier les plus pertinentes. Reconnaître un mot prononcé, c’est identifier les phonèmes quelle que soit la façon de les prononcer, ou l’accent de l’interlocuteur. Lire un texte, c’est reconnaître les lettres quels que soient les caractères utilisés (imprimerie, manuscrit, majuscule, minuscule, toutes les polices…) Dans l’aire corticale de reconnaissance des formes, située dans la ceinture visuelle de l’hémisphère gauche, une petite zone de cortex se spécialise dans la reconnaissance des mots, l’aire visuelle des mots (la Visual Word Form Area ou VWFA). Le cortex de la partie postérieure du sillon temporal supérieur (la pSTS), spécialisé dans l’intégration audiovisuelle, devient dans l’hémisphère gauche, l’entrée obligatoire du langage verbal ou écrit vers son sens, lexical et sémantique. 184

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L’apparition du langage verbal et non verbal n’a pas nécessité l’apparition de nouvelles structures cérébrales spécialisées. Des zones corticales, des circuits déjà existants se sont adaptés. Adaptation, spécialisation ou recyclage ? Le débat est loin d’être clos, et il explique les discussions sur l’existence réelle d’une aire visuelle des mots et d’une aire de reconnaissance des visages. Ce débat à mon sens occulte une question plus importante et non résolue : l’acquisition d’une nouvelle fonction se fait-elle aux dépens de celles qui préexistaient ? Là aussi, il n’y a pas de réponse claire. En tout cas, que ce soit une adaptation, une spécialisation ou un recyclage qui permette l’apparition du langage verbal et écrit, le phénomène n’est pas inné. L’enfant n’est capable de reconnaître des sons comme étant des paroles qu’à l’âge de deux ans53. Quant à la lecture, il faut attendre entre 4 et 6 ans. C’est seulement vers l’âge de dix ans que l’aire visuelle des mots se spécialise et fonctionne comme celle de l’adulte. Cela ne veut pas dire que le langage non verbal, prosodie et émotion faciale, lui, soit inné. Certes, le fœtus apprend à identifier la voix de sa mère qu’il reconnaît parfaitement dès le 7e  mois de grossesse (son rythme cardiaque augmente lorsqu’il perçoit sa voix). Mais c’est comme nouveau-né qu’il apprend le « langage maman » auditif, mais aussi visuel, grâce au left side cradling bias. Au même titre que nous apprenons à comprendre, lire et écrire des phrases, nous apprenons à interpréter la voie humaine et son intonation émotionnelle, ainsi qu’à déchiffrer le visage humain et ses émotions. J’écrirais volontiers que l’adaptation/spécialisation/recyclage de zones du cerveau s’est réalisé aussi bien dans l’hémisphère droit que dans l’hémisphère gauche, et quasiment en miroir. 53.  L’acquisition du langage se fait selon des étapes successives, commençant par le babillage, vers 6-8 mois, pour arriver progressivement vers 4 ans à une parole parfaitement intelligible et une grammaire globalement constituée de manière définitive. 185

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Langage non verbal et langage verbal se sont développés de façon symétrique, chacun à partir de l’hémisphère le plus adapté, l’un pour la variance, l’autre pour l’invariance. La musique émotionnelle, la prosodie du langage sont à l’hémisphère droit ce que le langage syntaxique est à l’hémisphère gauche. Le premier discerne et traite le ton, le second les phonèmes. La reconnaissance de l’émotion sur un visage est à l’hémisphère droit ce que la lecture est à l’hémisphère gauche, avec leurs zones corticales de reconnaissance visuelle respectives : l’aire de reconnaissance des mots à gauche, l’aire de reconnaissance des visages à droite. Dans les deux hémisphères, ces informations convergent vers une zone de cortex très précise de la jonction temporo-pariétale, la pSTS. Cette zone de cortex est un centre de traitement audiovisuel, hautement spécialisé dans la signification sociale de ces signaux. Elle constitue un nœud de réseaux essentiel. La pSTS se spécialiserait vers l’âge de 4 ans. Elle devient dans l’hémisphère gauche « l’entrée obligatoire » du langage verbal. Dans l’hémisphère droit, elle constitue « l’entrée obligatoire de la cognition sociale » où convergent le langage non verbal, mais aussi des fonctions aux réseaux plus largement distribués, l’empathie et la théorie de l’esprit. Cette répartition d’un langage « différent » dans chaque hémisphère est universelle. Chez les sourds et muets, une lésion de l’hémisphère gauche fait disparaître la reconnaissance du langage des signes, mais n’altère pas la signification des gestes non linguistiques [77]. Dans chacun des deux hémisphères, les informations transitent ensuite par une voie dorsale et une voie ventrale, vers des centres intégratifs frontaux d’où elles repartent en feedbacks, instantanés et continus. Ces centres frontaux en se connectant avec les aires prémotrices et motrices permettent, en animant bouche, langue et pharynx, la production du langage, qu’il soit verbal ou prosodique. Même si le langage verbal et la lecture représentent une avancée majeure dans l’évolution de l’Homme, le langage non verbal est loin 186

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d’avoir disparu. Il enrichit d’une manière indispensable le langage verbal et représenterait même la majorité de notre communication dans la vie de tous les jours. L’illustration peut en être faite par cette observation de mon collègue Aram Ter Minassian lors d’une étude en IRM fonctionnelle. Il était classique lors de telles études, de ne pas faire parler le patient dans l’IRM car les mouvements de la bouche parasitaient les images. C’est maintenant devenu possible grâce aux IRM récentes. L’étude du réseau du langage va ainsi donner des résultats différents selon la procédure utilisée. En IRM de repos, chez des volontaires sains droitiers ne faisant rien, le réseau du langage est bien identifié, complètement latéralisé à gauche. Si on réalise une IRM fonctionnelle de tâche, en faisant lire le patient de façon muette, on voit apparaître une activité aussi à droite. Et si patient lit à voix haute, le réseau du langage se latéralise beaucoup plus franchement à droite. La prosodie l’emporte, inconsciemment. Le langage non verbal intervient aussi dans la compréhension de phrases dont la signification voulue est différente de l’interprétation littérale comme dans les métaphores, les sarcasmes, ou certaines blagues. L’information verbale est alors discordante d’avec l’information non verbale : « j’adore ce type », dit d’un air dédaigneux et dégoûté en parlant de votre pire ennemi ! Ainsi, dans notre vie de tous les jours, notre communication est continuellement traitée et produite en parallèle, dans chacun de nos hémisphères. Quand la communication verbale ou la lecture sont atteintes suite à une lésion cérébrale (ce qu’on appelle respectivement une aphasie ou une alexie), le handicap est d’emblée visible, même s’il est parfois extraordinairement compensé comme chez la maman dont j’ai abordé l’histoire au début. Le handicap est beaucoup moins visible quand c’est le langage de l’hémisphère droit qui est atteint, mais il est tout aussi lourd à porter par le patient. Mieux cartographier afin de préserver ces fonctions dans une chirurgie de l’hémisphère droit est un réel challenge pour la neurochirurgie de demain, challenge que nous tentons de relever. 187

Comment en est-on arrivé là ?…

Nous avons vu que la spécialisation des hémisphères a structuré des réseaux cérébraux quasiment disposés en miroir. Le point de départ de cette spécialisation est une prédisposition différente de chacun des hémisphères, un pour l’invariance, l’autre pour la variance. Un pour ne pas être mangé, l’autre pour manger. Et finalement un pour le « langage maman », l’autre pour le langage verbal. Cette asymétrie est visible dans nos comportements sous la forme de biais, moteurs ou attentionnels. Mais est-elle visible anatomiquement ? Nos deux hémisphères sont-ils physiquement différents ? Celui qui possède le langage verbal est-il reconnaissable de celui qui parle le « langage maman » ?

LE TWIST DE YAKOVLEV (OU ANATOMIE DE LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE)

L’asymétrie du système nerveux est visible chez nos ancêtres éloignés, les bilatériens du « bas de l’échelle ». Prenons l’exemple de Caenorhabditis elegans. Pas très futé ce petit ver, il n’a que 320 neurones, répartis en groupes de la tête à la queue. De plus, pour répondre à des stimuli olfactifs extérieurs, il n’a que deux neurones, un droit et un gauche ; pour identifier cinq odeurs pour être précis. Ces deux neurones sont structurellement similaires. Or il a été découvert qu’un seul, le droit ou le gauche, suivant les individus, exprimait à sa surface un récepteur membranaire (appelé STR-2). Une latéralisation au niveau individuel donc. C’est logique, ce ver ne vit pas en groupe, une latéralisation en population n’est pas nécessaire. Les vers mutants dont les deux neurones olfactifs expriment tous les deux le récepteur ne reconnaissent pas bien les odeurs. Même résultat si on détruit chez un ver latéralisé le neurone qui exprime le récepteur STR-2 [78]. 188

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Parfaite démonstration de l’avantage de la latéralisation et de son support anatomique. Idem chez le poisson. Le poisson zèbre, bien aimé des généticiens (la drosophile d’aquarium en quelque sorte), a une structure cérébrale bilatérale mais asymétrique. C’est le noyau habénulaire, avec un gauche plus grand que le droit, chez tous les individus. Une latéralisation en population, logique, le poisson zèbre vit en banc. Mais ce qui est facile à démontrer sur un cerveau de quelques neurones l’est beaucoup moins sur un cerveau un peu plus complexe, celui de l’Homme. La première asymétrie cérébrale visible chez l’Homme a été remarquée semble-t-il dans les années 1960 par Paul Ivan Yakovlev, un anatomiste de l’université de Harvard. Si on regarde un cerveau par en dessous, comme sur le schéma suivant, il existe une discrète rotation des hémisphères dans le sens horaire, une sorte de torsion (Fig. 44). Le pôle antérieur, frontal, a tendance à tourner vers la gauche, et le pôle postérieur, occipital, vers la droite. Cette tendance, parfois très visible chez un individu, est plus visible si on superpose de nombreuses IRM cérébrales. Cette torsion a été baptisée en anglais la Yakovlevian torque, ou plus fun, le twist de Yakovlev (la torsion de Yakovlev).

Fig. 44 | À gauche, scanner cérébral d’un patient ayant une torsion de Yakovlev particulièrement marquée. À droite, schéma de la torsion. (Source : https://upload. wikimedia.org/wikipedia/commons/8/82/OppositeYakovlev-ThoraxT5-torque.png)

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Quelle en est l’explication ? Celle usuellement donnée est que cette torsion permettrait aux aires corticales gauches, dévolues au langage verbal, d’être plus étendues. Nous y voilà. Le langage verbal. C’est quand même la fonction qui nous sépare des animaux, en particulier des autres primates, les singes. Beaucoup de chercheurs se sont donc attachés à identifier le marqueur anatomique de notre humanité, une zone cérébrale, quelque part dans l’hémisphère gauche, dont l’hypertrophie signerait l’existence du langage verbal. En tout cas, ce n’est pas la torsion de Yakovlev car elle existe, bien que moins typique, chez les singes. De nombreux travaux ont donc été réalisés pour identifier anatomiquement dans ou autour de la « ceinture auditive » de l’hémisphère gauche la zone où commence le langage, la zone où le son prend sens. Et il y a eu plusieurs candidats pour concourir à ce titre prestigieux. On a longtemps cru qu’il s’agissait de la partie du cortex temporal enfoui dans le sillon séparant le lobe frontal du lobe temporal, juste en arrière de la zone auditive primaire. Cette zone de cortex est appelée le planum temporal (Fig. 45).

Fig. 45 | Le planum temporal (en blanc) sur une coupe de cerveau.

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Cela s’appuyait sur des études anatomiques qui montraient que cette zone corticale est plus étendue dans l’hémisphère gauche chez l’Homme. Et cette asymétrie existe déjà chez le fœtus humain. Il n’en fallait pas plus pour en faire le siège du langage et le marqueur de notre humanité. Manque de chance, cette asymétrie ne correspond pas toujours à la latéralisation du langage (certains d’entre nous ont leur langage dans l’hémisphère droit !). De plus on retrouve cette asymétrie chez les grands singes, comme le gorille. Et eux ne parlent pas ! En fait ces mesures réalisées sur le planum temporal sont critiquables, en tout cas contestées. Même une étude menée par le consortium ENIGMA sur les IRM de 17 141 sujets sains, n’a pas réussi à trouver une asymétrie marquante [79]. Il est intéressant de noter que le nom de ce consortium, ENIGMA, est l’anagramme de Enhancing NeuroImaging Genetics through Meta-Analysis, mais aussi le nom de la machine à chiffrer utilisée par l’armée allemande et dont le code a été déchiffré par le mathématicien Alan Turing. C’est dire ! Il n’y a pas clairement d’asymétrie corticale hémisphérique visible expliquant la localisation du langage à gauche. Et c’est logique, langage verbal et non verbal utilisent des réseaux identiques, en miroir. En fait, en cherchant bien, il existe bien une asymétrie des hémisphères, mais elle n’est pas visible au niveau du cortex. Elle est au niveau des connexions. Des études de connectomique l’ont bien montré [80]. L’hémisphère gauche est plus connecté avec lui-même, en particulier pour ce qui concerne les zones de cortex impliquées dans la motricité fine et le langage. L’hémisphère droit, lui, interagit beaucoup plus avec l’autre hémisphère. En fait, cette asymétrie de connectivité est discrète, 95 % de la connectivité hémisphérique est symétrique. Mais 5 % peuvent faire beaucoup ! Nous partageons 99 % de nos gènes avec les souris, et le 1 % restant fait justement une grande différence. En parlant de différence, sommes-nous tous vraiment identiques quant à notre spécialisation hémisphérique ? 191

3 Pourquoi certains sont-ils différents ?

PARLE À MON CERVEAU DROIT, MON CERVEAU GAUCHE EST MALADE (OU LE MYTHE DU CERVEAU DROIT)

Nous avons abordé auparavant les travaux de Roger Sperry et son élève Eran Zaidel sur les patients split brain. Leurs publications et surtout leur vulgarisation dans la presse grand public ont fait un gros buzz, et ont littéralement construit une légende de la spécialisation hémisphérique. Le concept a été amplifié, déformé, mis à toutes les sauces, sociologique, culturelle, métaphysique. C’est surtout la description de deux consciences chez les patients split brain qui a fait naître cette idée de deux cerveaux. Ce dédoublement de la conscience a depuis été très discuté, voire infirmé par des travaux ultérieurs. Qu’importe, un neuromythe était né. L’époque s’y prêtait, la fin des années 1960 aux États-Unis, avec la guerre du Vietnam, les contestations étudiantes, les mouvements 193

Pourquoi certains sont-ils différents ?…

féministes, l’élection de John Fitzgerald Kennedy, c’était Woodstock, la culture psychédélique, et le LSD… Deux cerveaux si différents dans une même tête, c’était génial, et surtout cela réveillait cette notion ancienne de dualité de l’Homme qui nous a toujours fascinés : le bien/le mal, le ying/le yang, l’Orient/ l’Occident, l’homme/la femme, Dr Jekyl et Mr Hyde, sinester/dexter… Fantasmes et approximations aidant, on était arrivé à l’image d’un hémisphère gauche analytique, logique, calculateur, et d’un hémisphère droit global, holistique, artistique. On n’y était pas arrivé tout seul. Des livres ont été et sont toujours régulièrement publiés (la preuve…), écrits par des auteurs d’horizons très divers. Médecins, chercheurs, psychologues, historiens, journalistes, auteurs à succès, psycho-sociologues du management, consultants, les ouvrages s’enchaînent. Un de ces ouvrages, best-seller, a été écrit par Robert Ornstein, professeur de psychologie à la très renommée université de Stanford. The Psychology of Consciousness, publié en 1972, a été un succès mondial. Robert Ornstein qui a obtenu sa thèse de sciences en 1968 est l’archétype de cette nouvelle génération de psychologues, issus de ces années « révolutionnaires ». Il est animé par l’idée de réconcilier les connaissances scientifiques sur le cerveau avec d’autres approches issues des cultures orientales ou plus transgressives. Il développe en particulier l’idée d’un hémisphère gauche rationnel, analytique et fondamentalement adapté à la société occidentale, et d’un hémisphère droit divergent, intuitif, émotionnel, fondamentalement oriental. Très new âge, très Californien, très dans l’époque. Dans ces années 1970, le mouvement hippy, la recherche mystique d’un épanouissement intérieur et transcendantal, tout mène à voir dans cette vision de dualité hémisphérique la représentation bipolaire du monde. Dans l’hémisphère gauche, le langage, la raison, le calcul, les valeurs occidentales qui nous emprisonnent. Dans l’hémisphère droit, la contemplation, l’intuition, l’art, la libération intérieure baignée d’encens, les valeurs de l’Orient. L’hémisphère gauche en 194

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Pourquoi certains sont-ils différents ?…

vient à être associé au pouvoir militaro-industriel, et l’hémisphère droit à l’Extrême-Orient et à la paix. Les travaux de Robert Ornstein ont été reçus chaleureusement par la communauté psychologique et le grand public. Time Magazine, dans un article de 1974, le consacre hemispheric thinker. Il sera ensuite récompensé par de multiples prix, et écrira plus de vingt ouvrages dont The Right Mind en 1997. Cinquante ans après Robert Ornstein, des gourous-coachs au look de Steeve Job ont remplacé les psys à la barbe fleurie de la côte Ouest. La « révélation du cerveau droit/cerveau gauche » ciblait les cinquantenaires « new âge », maintenant, ce sont des psycho-coachs qui ciblent des responsables de ressources humaines, des directeurs marketing et des organisateurs de séminaires d’entreprise. Plus juteux. Les séminaires ont remplacé les cérémonies. La coupe de cheveux a changé, le mythe non. Il faut ouvrir votre cerveau droit. « Votre cerveau gauche est malade, parlez à votre cerveau droit, seule source du bonheur et de la réussite intérieure et professionnelle ! » Ned Herrmann a été le précurseur de cette nouvelle génération et le plus prospère. Né aux États-Unis en 1922, il avait la quarantaine et était responsable formation à la General Electric quand parurent les travaux de Roger Sperry. En les interprétant à la lumière de la théorie, maintenant vieillotte, du cerveau triunique du neurobiologiste Paul MacLean54, il en a ressorti un test psychologique. C’est le Profil de préférences cérébrales Herrmann (en anglais, Herrmann Brain Dominance Instrument) qui vise à identifier les modes préférentiels de traitement de l’information des individus. Test immédiatement breveté et développé sous licence exclusive par Herrmann International. Ce test permet une 54.  La théorie du cerveau tri-unique repose sur l’existence de trois cerveaux distincts apparus successivement au cours de l’évolution de l’espèce humaine : un cerveau reptilien, puis un cerveau paléomammalien (apparenté au cerveau limbique) et enfin un cerveau néomammalien (apparenté au néocortex), s’empilant les uns sur les autres, un peu comme des couches géologiques. C’est une vision intéressante pour la pédagogie, mais assez fausse sur le plan anatomo-fonctionnel. 195

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meilleure connaissance de son propre fonctionnement cérébral, conduisant à une plus grande créativité, dans les domaines de la stratégie, la formation, le marketing ou encore le management et notamment le lean management… « Business is business. » Je n’ai pas souhaité lire en détail les nombreux ouvrages publiés sur cerveau droit/cerveau gauche, me limitant aux études scientifiques publiées. Je souhaite néanmoins en citer deux, succès d’édition mondial. Le premier parce qu’il dénote clairement des autres. Il a été écrit par une jeune femme, neuroscientifique, victime à l’âge de 37 ans d’une rupture d’anévrisme cérébral lésant son hémisphère gauche. Hémiplégique droite, elle devient totalement aphasique, ne pouvant plus parler, ni lire, ni écrire. Nous sommes en 1996. Huit ans plus tard, ayant récupéré de son accident vasculaire, elle écrit My Stroke of Insight: A Brain Scientist’s Personal Journey. Jill Bolte Taylor y explique la dualité qu’elle a ressentie durant son accident vasculaire, l’angoisse de son hémisphère gauche, conscient de l’accident vasculaire, mais incapable de demander de l’aide, et l’euphorie de son hémisphère droit, libéré, l’inondant d’une sensation de paix. Nous serons amenés à aborder plus longuement cette image d’un hémisphère droit libéré de l’emprise castratrice de l’hémisphère gauche. Succès immédiat et mondial, sa conférence dans l’une des célèbres conférences Technology, Entertainment, Design (TED), en 2008, est l’une des plus regardées. Et cela malgré (ou peut-être parce que…) on la voit manipuler, pour illustrer son propos, un cerveau dégoulinant, comme s’il avait été arraché de la tête d’un technicien dans les coulisses ! Le style de cette présentation, comme le fond de son discours d’ailleurs, ont été critiqués par la communauté scientifique, son ouvrage étant qualifié plus de révélation mystique que d’aventure scientifique. Prenons-le, et c’est déjà beaucoup, comme une expérience de vie philosophique et spirituelle. 196

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Le deuxième ouvrage que j’ai envie de citer, même s’il s’appuie sur des notions physiologiques contestables, est sympathique : vous faire prendre conscience de votre perception artistique, vous apprendre à dessiner. Il s’agit de Dessiner grâce au cerveau droit, de Betty Edwards, professeur d’art à l’université d’État de Californie. Paru en 1979, il en est à sa 4e édition. Cet ouvrage fait clairement référence à un hémisphère droit artiste. Mais l’hémisphère droit est-il vraiment plus artiste, plus créatif que le gauche ? Cette idée tient son origine de la localisation dans l’hémisphère droit de la cognition visuo-spatiale. Vision de l’espace = art ? C’est très raccourci. Et la poésie, magie des mots ? Et les calligrammes d’Apollinaire où écriture et image ne font qu’un ? (Fig. 46)

Fig. 46 | Extrait du calligramme de Guillaume Apollinaire, intitulé Poème, du 9 février 1915. (Source : Wikimédia Commons, the free media repository)

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Pourquoi certains sont-ils différents ?…

Si on se réfère aux travaux de Roger Sperry, à l’origine de « l’hémisphère droit artiste », il faut bien constater qu’il n’y a pas eu d’études sérieuses sur la créativité artistique chez des patients split brain. Il n’y avait pas non plus d’artistes, professionnels ou non, dans la série des patients Caltech. En revanche, il y a eu de nombreuses études chez des artistes ayant souffert d’un dégât hémisphérique après un accident vasculaire cérébral. De tous ces cas publiés, ne ressort aucune évidence d’une perte de créativité artistique, ou de talent après lésion de l’hémisphère droit [81]. Tout au plus un changement de style de l’artiste a-t-il pu être observé. Il y a même quelques contre-exemples, comme celui de Federico Felini, fameux metteur en scène italien, qui s’est mis à dessiner, avec beaucoup d’humour, malgré son hémiplégie gauche et son héminégligence suite à un accident vasculaire intéressant son hémisphère droit. Pour conclure, la créativité est un processus beaucoup trop complexe pour être confiné dans l’hémisphère droit. On peut même assurer que ce sont les interactions entre les deux hémisphères qui génèrent des pensées créatrices. Merci au corps calleux ! À partir du milieu des années 1990, le mythe du « cerveau gauche/ cerveau droit » a envahi tous les champs sociétaux, le travail, l’art, mais aussi l’école. L’échec scolaire de certains enfants pourtant doués serait ainsi expliqué par le fait qu’ils soient « cerveaux droits ». Le système scolaire actuel qui privilégierait l’hémisphère gauche avec un traitement analytique et logique du savoir plutôt que global ou créatif, serait inadapté pour ces enfants. Dans le monde, des écoles commencent à proposer des programmes adaptés aux enfants « cerveaux droits ». Comme tous les mythes, le neuromythe du « cerveau gauche/ cerveau droit » repose sur des réalités, mais ses excès et surtout sa marchandisation doivent conduire à la prudence. Et si je devais encore vous convaincre, je vous livre ici le fruit d’une petite expérience. Des tests permettant de cerner votre profil psychologique, 198

VOYAGE DU CERVEAU GAUCHE AU CERVEAU DROIT

Pourquoi certains sont-ils différents ?…

cerveau « droit » ou « cerveau gauche » apparaissent régulièrement dans les magazines ou des sites Internet. « Êtes-vous cerveau droit ou cerveau gauche ? » C’est un peu le marronnier de l’été comme « comment perdre les deux kilos de trop ». J’ai répondu à une série de ces tests, gratuits ou payants. Résultat, je suis « cerveau gauche » pour six tests, « cerveau droit » pour quatre… Asymétrie cérébrale ne veut pas dire opposition. À trop vouloir privilégier un hémisphère, et oublier la collaboration inter-hémisphérique, nous risquons de finir en kangourou55… Pourtant, certains ont cru voir dans l’image caricaturale de l’asymétrie cérébrale l’explication des différences de comportement entre les hommes et les femmes, avec un cerveau gauche analytique, logique, et donc masculin, et un cerveau droit intuitif, créatif, évidemment, féminin. La réalité est plus complexe bien sûr. Comme l’a dit François 1er, « Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie ».

CHÉRIE REGARDE SUR LA CARTE (OU LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE SUIVANT LE SEXE)

Un Homme sur deux est une femme, ne l’oublions pas. Et entre un homme et une femme, les façons d’envisager le monde, de communiquer, de réagir sont incontestablement différentes. Ceci peut-il être expliqué par une différence de l’asymétrie cérébrale ? [82] Dès 1879, Sir James Crichton-Browne, un distingué neuropsychiatre anglais notait, après avoir pesé les cerveaux de 1 200 pensionnaires d’asiles décédés, « que la tendance à la symétrie des deux hémisphères cérébraux était plus forte chez les femmes que chez les 55.  Le kangourou n’a pas de corps calleux, rappelez-vous ! 199

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hommes ». Il constate aussi, « à sa grande satisfaction », que le cerveau de l’homme est plus lourd que celui de la femme, de 136,2 grammes pour être précis. Paul Broca (vous vous rappelez, celui qui est l’origine de toute cette histoire d’asymétrie hémisphérique) l’avait aussi constaté. Le cerveau d’un homme pèse en moyenne 1,325 kg, celui d’une femme 1,144 kg. Ne vous mettez pas en colère mesdames, c’est vrai, mais cela n’a aucune signification. Ce n’est probablement qu’un reflet de la différence de taille et de morphologie. Rassurez-vous, rien à voir avec ce que l’on appelle l’intelligence. L’idée d’une latéralisation hémisphérique différente entre l’homme et la femme devient véritablement populaire dans les années 1970 avec l’hypothèse de Jerre Levy [83]. Selon cette psychologue américaine, les hommes auraient une organisation cérébrale plus asymétrique que les femmes. Ce qui va étonnamment dans le sens de l’observation faite un siècle plus tôt par Sir James CrichtonBrowne. Mais lui parlait de la forme, Jerre Levy, elle, parle de l’organisation. Peut-être de ce qui va être appelé 50 ans plus tard la connectomique. D’après Jerre Levy, la latéralisation cérébrale du langage verbal serait plus forte chez l’homme que chez la femme. Chez l’homme droitier, les réseaux du langage (langage verbal, écriture, lecture) seraient clairement et uniquement localisés dans l’hémisphère gauche. L’hémisphère gauche serait ainsi totalement spécialisé pour le langage verbal et l’hémisphère droit totalement pour la cognition visuo-spatiale et le langage non verbal. La femme, elle, aurait une organisation cérébrale plus bilatérale, avec une prise en charge du langage verbal par les deux hémisphères. Chez la femme droitière, il y a davantage d’implication de l’hémisphère droit dans le langage. Comme si chez la femme, les réseaux du langage verbal étaient plus « intriqués » avec ceux du langage non verbal. Ceci n’est pas choquant, si on se réfère à l’origine féminine du langage, et à la théorie du « bébé par terre ». 200

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Mais en conséquence, l’hémisphère droit de la femme aurait « moins de place » pour héberger les réseaux de la cognition visuospatiale. C’est la théorie de « l’encombrement » (crowding hypothesis en anglais). La conséquence de tout cela serait que l’homme serait plus efficace dans les taches spatiales et les femmes plus efficaces dans le traitement du langage. Cette idée de « moins de place » dans un hémisphère pour héberger d’autres réseaux cérébraux paraît un peu simplette. Le cerveau n’est pas une valise avec ses deux compartiments ! Cependant, de nombreuses études confirment que l’homme est plus efficace que la femme dans les épreuves de rotation mentale (reconstruction mentale d’une figure en trois dimensions). Et cela, nous pouvons l’apprécier tous les jours dans la vie de couple. Même si vous appartenez à la génération GPS et n’avez jamais expérimenté la situation où monsieur conduit et madame cherche le chemin sur une carte en papier, vous voyez ce que je veux dire ! Parallèlement, l’avantage des femmes dans la mémoire verbale est très bien documenté. Globalement, il est maintenant admis que l’homme a de meilleures compétences spatiales et vitesse d’exécution sensori-motrice. La femme, elle, a de meilleures compétences en mémoire et cognition sociale (émotions, raisonnement en situation sociale, prise de décision collective, multitâches). Cela aussi, nous pouvons le constater dans la vie de tous les jours. L’idée de Jerre Levy d’une organisation cérébrale plus asymétrique chez les hommes que chez les femmes est confortée 50 ans plus tard par les études récentes de connectomique en IRM de repos. Comme un saumon mort nous l’a appris, il faut toujours être prudent avec ce type d’études. Néanmoins, plusieurs travaux montrent qu’il existe une plus forte connectivité intra-hémisphérique (c’est-à-dire à l’intérieur de chaque hémisphère cérébral) chez l’homme et une plus forte connectivité inter-hémisphérique (de gauche à droite, connectant les deux hémisphères entre eux) chez la femme [84]. Cela explique pourquoi les femmes ont un plus gros corps calleux que les hommes [85]. 201

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D’autres études de connectomique montrent une plus forte connectivité entre les aires cérébrales sensorimotrices et visuelles dans un même hémisphère chez l’homme que chez la femme, expliquant son avantage dans la représentation spatiale et la vitesse d’exécution sensorimotrice [86]. En retour, chez la femme, la connectivité du réseau par défaut est plus forte que chez l’homme, expliquant son avantage en cognition sociale. Rappelez-vous le rôle important du réseau par défaut dans l’empathie et la théorie de l’esprit. Il semble finalement que le mythe de l’homme au cerveau gauche analytique et fermé et de la femme au cerveau droit, holistique et ouvert n’est pas totalement faux. Dans les mythes, il n’y a jamais de fumée sans feu. Mais tout n’est pas si simple, « souvent femme varie ». Et de fait, l’asymétrie fonctionnelle cérébrale de la femme varie. Elle varie en fonction du cycle menstruel [87]. Les hormones féminines ont donc une influence sur la latéralisation cérébrale. Comment précisément ? Cela reste une énigme. Des chercheurs ont étudié par IRM fonctionnelle la latéralisation cérébrale chez des femmes et cela au cours de différentes phases du cycle menstruel. Et les résultats étaient incompréhensibles. La persévérance est souvent une qualité chez le chercheur. La même étude a donc été de nouveau réalisée, mais cette fois-ci en y associant le dosage des hormones féminines dans le sang des femmes au cours de l’IRM. Surprise ! Plus de 50 % des femmes étudiées n’étaient pas dans la période du cycle prévue ! La femme reste un monde mystérieux et complexe. Une variation de la latéralisation cérébrale liée au cycle hormonal pourrait expliquer en partie les différences cognitives connues entre l’homme et la femme. Ces différences ne sont d’ailleurs pas étudiées autant qu’elles le mériteraient, probablement en raison du caractère éminemment sensible du sujet. 202

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On sait en tout cas qu’après un accident vasculaire cérébral, les hommes sont en général désavantagés par rapport aux femmes. Après un accident vasculaire de l’hémisphère gauche, ils souffrent d’un déficit du langage plus important, et après une lésion de l’hémisphère droit, de troubles visuo-spatiaux plus importants. Mais ces variations de latéralisations selon le sexe et le cycle hormonal ne sont généralement pas prises en compte lors des IRM fonctionnelles réalisées avant une chirurgie cérébrale, encore moins lors d’une cartographie en chirurgie éveillée. Elles le devront dans le futur, d’autant que l’on s’intéresse au langage de l’hémisphère droit et à sa cartographie. Cependant, il existe une autre variation de la latéralisation cérébrale que les neurochirurgiens connaissent bien et prennent en compte… les gauchers.

SINISTER (OU LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE CHEZ LES GAUCHERS)

Nous avons vu que chez un animal grégaire, une latéralisation motrice atypique était un désavantage, particulièrement en termes de prédation. Souvenez-vous du banc de sardines qui, face aux thons, évolue comme une masse compacte douée de vie pour mieux déstabiliser le prédateur. Celui-ci devient incapable de viser une proie dans la masse. Si une des sardines mal latéralisée s’éloigne du banc compact et tournoyant, elle devient une proie facile. Et elle paie vite le prix de sa latéralisation atypique. Quid d’une latéralisation motrice atypique chez l’Homme ? Je parle ici des gauchers, qui représentent 10 à 15 % de la population. Ce pourcentage est d’ailleurs étonnamment fixe selon les cultures. Nous sommes un animal grégaire, vivant en groupe. Mais contrairement à la sardine, nous sommes parvenus au sommet de l’évolution. 203

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De fait, nous n’avons plus beaucoup de prédateurs, hormis l’Homme ! Et contrairement à la sardine, la variation de latéralisation motrice donne aux gauchers un « super-pouvoir » face à leurs congénères. Un avantage dans le combat. Les gauchers, en raison de leur comportement moteur non conforme, ont un avantage certain lors d’un combat en corps à corps. Vous pensez sans doute que ce type de combat est devenu plutôt rare. Oui, sauf dans le sport, avec la boxe, l’escrime où les gauchers sont les meilleurs, comme dans d’autres affrontements sportifs, le baseball et le tennis de table. Mais alors pourquoi, depuis que l’Homme existe, à peu près 2,8 millions d’années pour Homo habilis, et qu’il s’affronte et s’entretue avec constance, les gauchers ne sont-ils pas devenus majoritaires ? Ceci aurait été transitoire de toute façon, puisqu’un comportement minoritaire qui donnerait un avantage évolutif le perdrait automatiquement en devenant majoritaire. Nous aurions en tout cas assisté dans l’histoire de l’Homme à une alternance entre une majorité de droitiers puis de gauchers, ce qui n’est pas le cas. On sait en effet grâce à l’étude des outils préhistoriques, de l’usure des dents sur les fossiles d’hominidés, et de l’art rupestre, que nos ancêtres étaient majoritairement droitiers. Alors quel phénomène a empêché les gauchers avec leur « superpouvoir » de régner sur leurs semblables ? Y aurait-il un « mécanisme de régulation » ? Les gauchers mourraient-ils plus vite que les autres ? On l’a cru longtemps. Cette hypothèse a été soulevée en 1991 devant la baisse prouvée du pourcentage de gauchers avec l’augmentation de l’âge [88]. La première explication serait les « conversions » forcées, au fur à mesure de la vie, sous des pressions diverses. L’autre explication serait une surmortalité précoce chez les gauchers. De nombreuses études épidémiologiques ont été réalisées, aux résultats contradictoires. Au vu des dernières études, non, les gauchers ne meurent pas plus vite que les droitiers. 204

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L’autre « mécanisme de régulation » des gauchers pourrait être l’ostracisme qui les a longtemps frappés, au moins depuis l’Antiquité. Notre langage en porte encore les marques. Le latin sinister/sinistra signifie gauche, mais aussi le mal, la malchance. En anglais, le mot left a comme racine anglo-saxonne le mot lyft, qui signifie faible. La consonance négative du mot gauche se retrouve ainsi dans toutes les langues et les cultures. Faut-il y voir un atavisme, lointain souvenir de la période où nous nagions en banc dans les mers chaudes du Cambrien ? Ou bien la crainte de leur « super-pouvoir » au combat ? Cet ostracisme a perduré jusqu’à il n’y a pas très longtemps, dans la vie sociale, mais aussi à l’école. Durant le xixe et la première moitié du xxe siècle, on considérait le fait d’être gaucher comme une anomalie pathologique. De fait, de nombreux gauchers nés à cette époque étaient forcés d’écrire avec leur main droite, dans l’espoir de les « convertir » en droitiers. Et cela était la moindre des persécutions. Pour de nombreux médecins de l’époque, comme Charles-Gaëtan Delaunay, folie et criminalité survenaient quand l’hémisphère gauche, rationnel, était dominé par l’hémisphère droit, primitif, émotionnel et féminin. Étonnante anticipation du neuromythe des années 1970. Mais celui qui a beaucoup œuvré contre les gauchers est un médecin italien du xixe siècle, rondouillard, binocle rond et moustachebarbichette à la Napoléon III, Cesare Lombroso [89]. Ne vous laissez pas abuser par son air bonhomme. Ses théories, tout droit issues de la phrénologie, affirment que l’on naît criminel, et que cette prédestination est liée à des anomalies cérébrales, retentissant sur la forme du crâne, permettant ainsi de reconnaître un criminel, passé ou futur. Lombroso avait noté qu’il y a proportionnellement plus de gauchers chez les criminels, et que cette proportion est encore plus importante chez les femmes. Difficile à croire. Et pourtant une équipe du CNRS a récemment montré qu’au sein de populations traditionnelles – chez lesquelles les armes à feu n’avaient pas encore remplacé la machette et le couteau –, 205

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le pourcentage de gauchers est positivement corrélé avec le taux d’homicide, avec 3 % de gauchers dans les sociétés les plus pacifiques, et 27 % dans les sociétés les plus violentes [90]. L’explication avancée est que le pourcentage de gauchers augmente proportionnellement avec le niveau de violence puisqu’ils sont avantagés par leur « super-pouvoir ». Lombroso aurait certainement eu une autre interprétation de ces résultats, convaincu qu’il était de la prédisposition criminelle des gauchers. Si vous êtes gaucher, ne vous inquiétez pas de ces hypothèses. Les gauchers ne sont pas tous identiques en termes d’asymétrie cérébrale. Et vouloir faire des gauchers la seule variation de latéralisation cérébrale serait ignorer une grande partie des profils de latéralisation atypiques…

À MOITIÉ ENDORMI (OU LES VARIATIONS DE LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE)

La spécialisation hémisphérique se traduit chez l’Homme par un comportement moteur latéralisé (en population, car nous sommes un animal social, ne l’oublions pas). Et cela conduit à une grande majorité de droitiers, 85 à 90 % de la population. Chez les droitiers, l’hémisphère gauche est donc spécialisé pour l’habileté motrice, plus précisément manuelle. On parle de main dominante. Chez les droitiers, le langage est aussi localisé dans l’hémisphère gauche. Mais chez les gauchers, dans quel hémisphère est le langage ? Et si vous croyez que chez le droitier la réponse est plus facile, vous vous trompez. Et puis d’abord, êtes-vous réellement droitier ? Vous écrivez de la main droite, mais de quel œil visez-vous à la carabine ? De quel pied tapez-vous dans un ballon ? De quelle main coupez-vous la viande ? Plus intime, de quelle main vous servez-vous 206

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pour vous essuyer après être allé aux toilettes ?… Encore plus intime, avec quelle main vous masturbez-vous ? Des gestes intimes, acquis sans aucune pression extérieure, scolaire ou parentale… Finalement, êtes-vous un vrai droitier pour tout, ou un peu gaucher parfois, voire franchement ambidextre ? Et dans ce cas, dans quel hémisphère est votre langage ? Cette dernière question est quotidienne dans un service de neurochirurgie. C’était en 1960, au Montreal Neurological Institute, le MNI, centre pionnier dans la chirurgie de l’épilepsie fondé par Wilder Penfield. Rappelez-vous, le jeune neurochirurgien américain, l’élève d’Otfrid Foerster en Allemagne (cf. chapitre « Ceci est une ouillette »). C’était lors du staff hebdomadaire de chirurgie de l’épilepsie. La discussion portait on s’en doute, sur un patient épileptique, mais surtout gaucher. Ses crises naissaient dans l’hémisphère gauche, dans la partie postérieure de son lobe temporal, en plein dans la zone dite de Wernicke. Pourtant, lors de ses crises, le patient avait toutes sortes de signes, sauf des difficultés de langage. Wilder Penfield, un type brillant, mais pas facile, faisait remarquer, une fois de plus, que ce serait quand même bien, avant d’opérer, d’avoir un moyen de savoir si l’hémisphère gauche de ce patient gaucher était « dominant », c’est-à-dire hébergeait les réseaux du langage verbal. Penfield trônait là, au bout de la table, le front dégagé, les paupières un peu tombantes qui tentaient avec peine de dissimuler un regard d’acier, la blouse blanche enfilée sur un gilet de tweed, une cravate impeccablement nouée descendant d’un col blanc et dur. Aussi dur que lui. C’est alors qu’un petit interne japonais, assis au fond de la salle de staff bondée, se lève, et dit, très poliment, en s’excusant, en s’inclinant, à la japonaise quoi, « qu’il y aurait un moyen de le savoir ». Penfield le regarde longuement en essuyant ses lunettes, signe d’agacement typique chez lui, et répond que c’est ridicule. 207

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Un ange neurochirurgical passe… Trente ans plus tard, Juhn Atsushi Wada, notre Japonais, recevait la médaille d’or du Prix Penfield pour ses travaux. Juhn Atsushi Wada avait suivi ses études de médecine dans un Japon ravagé par la guerre, vaincu, affamé et occupé par les Américains. La neurologie et la neurochirurgie étaient des spécialités naissantes dans les universités qui tentaient de se reconstruire. Juhn avait obtenu son doctorat de médecine à l’université impériale de Hokkaido, à Sapporo en 1946, après la guerre, puis un doctorat en sciences en 1951. Devenu enseignant dans cette université, il y menait ses travaux de recherche. C’était encore la grande époque de la convulsothérapie en psychiatrie, l’électrochoc plus communément. On déclenchait une crise d’épilepsie chez les patients en appliquant sur le crâne une stimulation électrique intense. C’était toujours très impressionnant, bien que souvent réalisé sous anesthésie générale. Impressionnant et pas sans effets secondaires. Les patients soumis à plusieurs séances souffraient de troubles de la mémoire, souvent importants, allant jusqu’à oublier l’existence de leurs propres enfants. Wada avait eu l’idée, pour diminuer ces effets secondaires, d’isoler en quelque sorte l’hémisphère dominant (le gauche a priori) de l’effet convulsivant en l’endormant. L’idée brillante consistait à injecter un anesthésique à courte durée d’action (un barbiturique comme l’amobarbital) directement dans la carotide gauche. Le produit anesthésiant se répand alors préférentiellement dans le flux sanguin de cet hémisphère. Les ressentiments de la guerre s’effaçant, Wada partit en 1955 au Montreal Neurological Institute pour compléter sa formation, et c’est là que nous le retrouvons, dans la salle de staff. Le test, qui sera dorénavant connu sous le nom de test de Wada, sera adopté, et largement utilisé avant toute chirurgie de l’épilepsie pour préciser quel hémisphère est dominant pour le langage. Ce test va permettre également de prédire les troubles de mémoire postopératoires. En effet, chez de nombreux patients, le départ de la crise 208

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épileptique est situé dans une structure profonde du lobe temporal que l’on appelle l’hippocampe. La chirurgie de l’épilepsie consiste donc à enlever cet hippocampe malade, c’est l’hippocampectomie. Or, ce petit animal marin niché dans la profondeur de notre cerveau joue un rôle majeur dans la mémoire. En accord avec la spécialisation hémisphérique, il existe un certain degré de latéralisation dans l’hippocampe. L’hippocampe gauche est spécialisé dans les souvenirs à contenu verbal/sémantique alors que l’hippocampe droit l’est pour les souvenirs visuels/non sémantiques. Les hippocampectomies réalisées du côté dominant ont donc des conséquences néfastes sur la mémoire verbale, qu’il est bon d’anticiper en connaissant l’hémisphère dominant avant la chirurgie. En 1993, 95 % des centres de chirurgie de l’épilepsie dans le monde utilisaient le test de Wada. Moins réalisé depuis l’avènement de l’IRM fonctionnelle, la procédure avait évolué. On n’injectait plus directement l’anesthésique dans la carotide. Chez un patient conscient, un fin cathéter était introduit dans l’aine, dans l’artère fémorale, puis était monté dans l’aorte jusque dans une carotide, la droite ou la gauche. C’est une procédure usuelle encore utilisée pour injecter un produit radio-opaque et réaliser une artériographie cérébrale. Mais ici, c’est un anesthésique qui est injecté, endormant l’hémisphère vascularisé par la carotide. Un électroencéphalogramme confirme qu’un des hémisphères est bien endormi, les tests peuvent alors débuter, évaluant le langage et la mémoire. En pratique, dès l’injection réalisée, apparaît rapidement une hémiplégie de l’autre côté. Si l’hémisphère est dominant pour le langage, le patient ne peut plus parler, jusqu’à ce que l’anesthésie cesse son effet, et qu’en même temps l’hémiplégie régresse, ce qui prend environ 10 minutes. Si l’hémisphère n’est pas dominant pour le langage, le patient continue de parler normalement tout en étant hémiplégique. La logique voudrait que tous les droitiers aient leur langage dans l’hémisphère gauche et qu’à l’inverse, les gauchers aient leur langage dans l’hémisphère droit. 209

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Et bien non, c’est un peu plus compliqué. Et comme Wada s’en doutait, la dominance hémisphérique n’est pas toujours en accord avec la dominance manuelle. Après anesthésie de l’hémisphère gauche, 98 % des droitiers et 70 % des gauchers ont des troubles du langage. Cela signifie que 98 % des droitiers et 70 % des gauchers ont leurs réseaux du langage verbal dans l’hémisphère gauche. À l’inverse, 30 % des gauchers et 2 % des droitiers ont leur langage verbal dans l’hémisphère droit. Ce n’est pas étonnant puisqu’on sait depuis longtemps que c’est la même proportion de droitiers qui présente une aphasie après un accident vasculaire de l’hémisphère droit. Wada remarque de plus que 15 % des gauchers ont une représentation bilatérale du langage verbal. Dans ces cas, il semble exister une spécialisation des hémisphères et non pas une duplication des réseaux du langage. Par exemple l’anesthésie d’un hémisphère interrompt la nomination des jours de la semaine, tandis que l’anesthésie de l’autre empêche leur ordonnancement. La localisation hémisphérique du langage est de même très variable chez les ambidextres. Le lien apparemment inébranlable entre langage et dominance manuelle, pilier de la « théorie praxique » selon laquelle le langage humain se serait développé à partir de la communication gestuelle, en prend un sacré coup, consolidant ainsi la théorie du « posé du bébé par terre ». Les troubles du langage et l’hémiplégie ne sont pas les seuls symptômes observés après un test de Wada. Quand l’hémisphère droit d’un droitier est endormi, un symptôme connu depuis longtemps des neurologues peut apparaître, l’héminégligence unilatérale gauche [91] (cf. chapitre « J’ai perdu la gauche »). L’hémiplégie, les troubles du langage, l’héminégligence étaient des symptômes attendus, prévus. Ce n’était pas le cas d’autres réactions : des comportements désinhibés, ou excités, une hypersexualité après anesthésie de l’hémisphère droit ; une anxiété aiguë avec sensation de peur, des souvenirs 210

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traumatisants revenant à la surface et des pleurs après anesthésie de l’hémisphère gauche [92]. Assez intrigant. On pourrait mettre ces réactions sur le compte des effets secondaires des barbituriques. Ces drogues sont en effet connues pour être à faibles doses, sédatives, hypnotiques, désinhibantes, abaissant les barrières psychologiques. Elles sont d’ailleurs utilisées dans le « sérum de vérité ». Mais dans ces années 1960, une autre hypothèse est avancée, l’hypothèse de valence des émotions. Souvenez-vous, selon cette hypothèse (cf. chapitre « Le Girardinus aux yeux bleus »), l’hémisphère droit serait spécialisé pour les émotions négatives alors que l’hémisphère gauche serait spécialisé pour les émotions positives. La conclusion de tous les tests de Wada réalisés est claire, il n’est pas possible de déterminer l’hémisphère dominant pour le langage en connaissant seulement la préférence manuelle d’un individu. Et cela a conduit à décrire trois types de latéralisation pour le langage verbal : – « typique » avec un hémisphère gauche dominant (présent chez 88 à 98 % des droitiers et 70 à 78 % des gauchers) ; – « bilatérale » sans hémisphère clairement dominant (présent chez 12 % des droitiers et 15 % des gauchers) ; – « très atypique » avec un hémisphère droit dominant (présent chez 2 % des droitiers et 2 à 7 % des gauchers). Ces pourcentages, dont vous avez sûrement noté qu’additionnés ils ne font pas 100 %, ne sont pas des limites strictes, ils varient d’une étude à l’autre. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on est plus ou moins droitier… ou plus ou moins gaucher, voire parfaitement ambidextre ! D’où la création d’indices de latéralité manuelle, comme celui calculé par le classique test d’Edinburgh. Ce questionnaire, au travers d’une série de questions (quelle main utilisez-vous pour écrire, vous brosser les dents, lancer une balle ? etc.), 211

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définit un indice de latéralisation manuelle. Cet indice vous classe entre – 100 (totalement gaucher) à + 100 (totalement droitier), avec « un totalement ambidextre » situé entre – 28 et + 48. Cela illustre très bien qu’être droitier ou gaucher n’est pas une caractéristique binaire (d’un côté, les gauchers, de l’autre les droitiers), mais qu’il existe une graduation, du gaucher absolu au droitier absolu, avec une foule de degrés entre les deux. Ce test est couramment réalisé en neurochirurgie et fait partie du bilan avant une cartographie cérébrale en chirurgie éveillée. Concernant la latéralisation du langage verbal, l’IRM fonctionnelle a maintenant remplacé le test de Wada. En montrant les zones corticales activées par des épreuves verbales, elle permet de définir un index de latéralité du langage. Cet index de latéralité varie de + 1 pour une latéralisation du langage gauche exclusive à – 1 pour une latéralisation du langage droite exclusive. Une absence de latéralisation du langage est définie de façon arbitraire par un index de latéralité intermédiaire (par exemple entre + 0,2 et – 0,2). Ainsi, en associant indice de latéralisation motrice d’Edinburgh et index de latéralité du langage par IRM fonctionnelle, on identifie beaucoup plus d’individus chez lesquels le langage est traité dans l’hémisphère droit : 4 % des droitiers exclusifs, 27 % des gauchers exclusifs et 15 % des ambidextres vrais. Parfois, il n’y a aucun hémisphère dominant pour le langage, c’est-à-dire une représentation bilatérale (situation présente chez 12 % des droitiers et 15 % des gauchers) [93]. Les indications chirurgicales, avant d’opérer des tumeurs cérébrales ou des zones épileptogènes, prennent toujours en compte ces profils de latéralisation. Savoir si le langage verbal est traité exclusivement ou en partie dans l’hémisphère à opérer est essentiel. C’est ce qui conduit à proposer ou non une chirurgie en condition éveillée avec une cartographie du langage verbal. Pour nous qui nous intéressons au langage non verbal et à la cognition sociale, qui les cartographions en chirurgie éveillée, il est essentiel de savoir quel hémisphère les prend en charge. 212

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Ce n’est pas si facile, les atypies sont nombreuses, comme pour le langage verbal, et ces atypies peuvent avoir des conséquences inattendues…

HOMO INSOLITUS (OU LES SPÉCIALISATIONS HÉMISPHÉRIQUES ATYPIQUES)

Chez l’être humain, la spécialisation cérébrale a conduit chez la très grande majorité des sujets à un profil de latéralisation majoritaire que l’on pourrait qualifier de « typique ». C’est normal, chez les espèces qui vivent en groupe et chez lesquelles une coopération est nécessaire, tout le monde est latéralisé dans le même sens, excepté quelques individus. Ce profil typique est défini par un hémisphère droit spécialisé dans l’attention, l’analyse spatiale et la réponse rapide à un stimulus inattendu, à une variance dans l’environnement. Au cours de l’évolution, ces spécialisations ont endossé des fonctions sociales, en particulier le langage non verbal. L’hémisphère gauche, lui, s’est spécialisé dans la sélection d’indices permettant, dans un environnement familier, de classer des stimuli extérieurs en catégories, de reconnaître l’invariance, générant un profil de réponse bien établi. Cette spécialisation est idéale pour identifier de la nourriture et a permis avec l’évolution l’établissement de la dominance manuelle et le développement du langage verbal. Le test de Wada nous a appris qu’il existe des individus dont le profil de latéralisation est différent de la majorité de la population, avec un langage verbal traité dans l’hémisphère droit. La plupart sont des gauchers, des ambidextres et quelques droitiers. Mais où se localisent les fonctions normalement traitées dans l’hémisphère droit chez ces individus ? Difficile de répondre. Les règles qui régissent la localisation hémisphérique des fonctions latéralisées sont en effet mal connues. 213

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S’agit-il de la règle de complémentarité ? C’est une règle que nous avons déjà abordée, appelée aussi la théorie de « l’encombrement » (crowding hypothesis en anglais). Selon cette règle, les hémisphères seraient un peu comme les deux compartiments d’une valise. La localisation du langage dans un hémisphère impliquerait la localisation des fonctions visuo-spatiales et du langage non verbal dans l’autre. Ou s’agit-il d’une règle statistique ? C’est-à-dire que la localisation d’une fonction dans un hémisphère est indépendante de la localisation des autres. La question reste débattue, mais la réponse peut être en partie amenée par l’hémisphérectomie. Cette intervention chirurgicale qui consiste à enlever chirurgicalement un hémisphère est proposée pour traiter chez l’enfant certaines épilepsies liées à des anomalies de développement de cet hémisphère. Quand une hémisphérectomie gauche est réalisée avant l’acquisition du langage verbal, ses réseaux se construisent dans l’hémisphère droit restant, avec les fonctions propres à cet hémisphère. La co-localisation du langage verbal et des cognitions visuo-spatiales et cognitives dans le même hémisphère est donc possible. Le cerveau fonctionne-t-il pour autant de façon normale ? Difficile à évaluer, car ces enfants ont généralement des troubles imputables à leur épilepsie ancienne et sévère. Il y a, à mon avis, suffisamment d’arguments pour réfuter la notion de complémentarité. En effet, des sujets adultes sans lésion cérébrale, et dont le langage et la cognition visuo-spatiale sont tous les deux traités dans l’hémisphère gauche, ont été identifiés [94]. Ont également été décrits des sujets dont l’aire visuelle des mots – classiquement à gauche – et l’aire de reconnaissance des visages – classiquement à droite – étaient dans le même hémisphère [95]. On peut considérer que parmi les individus latéralisés à gauche pour le langage verbal, qu’ils soient gauchers ou droitiers, 70 % auraient typiquement la fonction reconnaissance des visages dans l’hémisphère droit, 20 % auraient une distribution bilatérale et 10 % strictement à gauche. 214

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Pourquoi certains sont-ils différents ?…

Aux côtés du profil de latéralisation typique (langage verbal à gauche, cognition visuo-spatiale et sociale à gauche), il existe donc de nombreux profils de latéralisation cérébrale atypiques. Cela explique que de rares patients souffrent d’une héminégligence après une lésion de l’hémisphère gauche, alors que chez la plupart d’entre nous, les réseaux attentionnels sont dans l’hémisphère droit. L’existence de ces profils de latéralisation atypiques complique singulièrement la tâche des équipes comme la nôtre qui tentent au cours d’une intervention chirurgicale de cartographier et préserver autant le langage verbal que les cognitions visuo-spatiale et sociale. C’est pour cela que les équipes pratiquant la chirurgie cérébrale en condition éveillée prônent la réalisation d’une cartographie du langage verbal autant que de la cognition sociale, quel que soit l’hémisphère opéré. En marge de la neurochirurgie, ces atypies de latéralisation, « cette valise mal rangée » si l’on fait référence à la théorie de l’encombrement, interrogent d’autres spécialités médicales. Elles sont en effet fréquemment associées à des troubles du neurodéveloppement et des maladies psychiatriques. Cette association a été particulièrement observée en 1982 par Norman Geschwind, neuropsychiatre de Harvard, pionnier de la neurologie comportementale, qui introduit alors le concept de « modèle de dominance standard » et d’« anomalie de dominance ». Difficile de deviner la bombe qu’allait devenir ce concept et ses déclinaisons quand on voit un portrait de Norman Geschwind, le regard doux, collier de barbe et moustache grisonnantes, large front dégarni et nez à la Gérard Depardieu. Geschwind, en prenant en compte le langage verbal et la cognition visuo-spatiale décrit ainsi six profils atypiques. Si on ajoute à ces variations la notion de continuum dans le degré de latéralisation, on est plus ou moins latéralisé pour une fonction – comme l’illustre le questionnaire d’Edinburgh pour la latéralisation motrice –, il existerait en réalité beaucoup plus de profils atypiques. Geschwind 215

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avait d’ailleurs introduit dans le langage cette notion de degré de latéralisation : très latéralisé à gauche, un peu, pas du tout… Au total, Geschwind estimait à 35 % de la population le pourcentage de « dominance anormale » ! À ce terme, je préfère « latéralisation atypique », faisant de son porteur une sorte d’« homo insolitus ». Mutant serait un mauvais terme puisque l’on sait maintenant que la détermination de la latéralisation est multifactorielle, un peu des gènes, beaucoup des facteurs extérieurs. Norman Geschwind a poussé très loin ses réflexions sur l’origine et les conséquences de ces « latéralisations atypiques ». C’est « l’hypothèse de Geschwind », qui est encore très discutée. En raison de prolongements plutôt dérangeants. Selon cette hypothèse, les latéralisations cérébrales atypiques seraient liées à une imprégnation fœtale par la testostérone. L’imprégnation fœtale testostéronique à une période critique pourrait ainsi être à l’origine d’une latéralisation atypique par anomalie de croissance de la partie postérieure de l’hémisphère gauche et de la partie antérieure de l’hémisphère droit. Sans que Geschwing l’écrive explicitement, cette imprégnation fœtale testostéronique empêcherait la survenue du twist de Yakovlev (rappelez-vous, cette torsion du cerveau). L’idée d’un rôle des hormones sexuelles dans la latéralisation cérébrale n’est pas nouvelle. On sait depuis longtemps que la latéralisation cérébrale du poulet – liée au positionnement du fœtus dans l’œuf exposant son œil droit à la lumière – peut être perturbée par l’injection d’œstrogène ou de testostérone. On sait aussi que l’asymétrie fonctionnelle cérébrale chez la femme varie en fonction du cycle menstruel. Jusque-là, rien de très gênant. Mais poursuivant ses réflexions, Geschwind explique qu’une latéralisation cérébrale atypique conduirait à des troubles aussi variés que la dyslexie, l’hyperactivité, l’autisme, l’épilepsie, le retard mental… et l’homosexualité masculine. Il imagine aussi que l’imprégnation testostéronique fœtale agirait aussi 216

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Pourquoi certains sont-ils différents ?…

sur le développement du thymus, conduisant à des troubles immunitaires [96]. Une latéralisation cérébrale atypique serait donc associée à un déficit immunitaire, qui favoriserait les cancers, les lymphomes, les infections, les parasitoses et… le SIDA. Et là, cela devient pour le moins délicat. L’homosexualité classée dans la colonne des maladies, amalgame entre gaucher, SIDA et homosexualité. Norman Geschwind est décédé en 1984, à l’âge de 58 ans, ce qui l’a empêché de développer ses théories, mais ce qui lui a probablement évité une fin de carrière baignée de polémiques ! Mais tout n’est pas à jeter dans les théories de Geshwing. Elles soulèvent en effet la question du lien entre latéralisation atypique et difficultés de socialisation. N’oubliez pas, c’est la pression de cette socialisation qui a entraîné une latéralisation en population, un profil typique de latéralisation cérébrale. Ne pas être latéralisé comme tout le monde pose un problème dans le groupe. Cela a bien été montré chez le poussin. Des poussins latéralisés forment des groupes hiérarchisés sociaux plus stables que des non latéralisés (ceux dont les œufs ont été incubés dans le noir, rappelezvous). Ces difficultés de socialisation pourraient expliquer le pourcentage plus important de gauchers ou d’ambidextres observé chez les alcooliques dépendants [97]. C’est une piste intéressante, mais on voit bien ici les difficultés à décliner la théorie de Geshwing, et malgré la réalité des observations, le glissement insidieux vers la théorie du « criminel né » de Cesare Lombroso. Les relations décrites par Geschwind entre latéralisation cérébrale atypique et certaines pathologies restent cependant d’actualité. C’est le cas pour l’autisme qui est un trouble du développement apparaissant chez l’enfant, caractérisé par des difficultés de l’apprentissage social et de la communication, une intolérance aux situations imprévisibles et des comportements stéréotypés. La gravité des troubles et les capacités d’insertion sociale sont très variables, ce qui a amené la notion de troubles apparentés, ou troubles du spectre de 217

Pourquoi certains sont-ils différents ?…

l’autisme (TSA). Une latéralisation motrice atypique est fréquemment retrouvée chez ces patients. Chez les enfants souffrant de troubles du spectre de l’autisme, le pourcentage d’ambidextre atteint 17 à 47 % (contre 3 % dans la population générale)56. C’est aussi le cas pour la schizophrénie, je devrais dire les maladies psychiatriques du spectre de la schizophrénie tant ce terme est maintenant décrié et les tableaux cliniques qu’il regroupe sont variables. Au Japon d’ailleurs, le terme schizophrénie a été rebaptisé « troubles de l’intégration ». Quoi qu’il en soit, ces maladies psychiatriques sont caractérisées par une dissociation entre les pensées et la parole, des hallucinations, et conduisent à un appauvrissement affectif et émotionnel. Une latéralisation atypique est retrouvée plus souvent chez les patients schizophrènes, en particulier les ambidextres et les gauchers ayant leur langage verbal dans l’hémisphère droit [98]. L’étude de la connectivité cérébrale en IRM de repos a montré une diminution de l’asymétrie normale de la connectivité fonctionnelle chez ces patients [99]. Il est maintenant établi qu’il existe une association non fortuite entre ces affections, qui sont d’origine multifactorielle, et des atypies de latéralisation hémisphérique. Association dont la partie visible de l’iceberg, ou l’arbre qui cache la forêt (selon vos préférences géographiques), est la forte proportion de gauchers et d’ambidextres. Ces affections ont un autre point en commun : un dysfonctionnement de la cognition sociale. Ce dysfonctionnement expliquerait aussi les troubles du langage verbal observés dans ces pathologies, l’acquisition du langage non verbal étant considéré par certains, dont Elisabeth Redcay, comme un prérequis à l’acquisition du langage verbal. La similarité des symptômes observés dans ces affections avec ceux transitoirement provoqués au bloc opératoire lors d’une cartographie 56.  De très récentes études tendent à montrer l’existence d’altérations du réseau par défaut qui pourraient en partie expliquer certaines anomalies du comportement social chez des individus atteints d’autisme. On observerait une moindre activation au sein de ce réseau, qui serait par ailleurs corrélée au degré des difficultés sociales éprouvées par ces patients. 218

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Pourquoi certains sont-ils différents ?…

de l’hémisphère droit nous laisse penser qu’une meilleure connaissance de la carte du cerveau droit aidera à la compréhension de ces maladies. L’identification des réseaux, dont la déficience explique certains aspects des troubles de la cognition sociale, permettra peutêtre dans le futur l’émergence de nouveaux traitements. Des traitements basés sur la neuromodulation comme nous le verrons dans la dernière partie de ce livre. Abordons, pour terminer ce chapitre, un aspect plus positif et stimulant de la théorie de Geshwing. Certes, la prédisposition des « anomalies de latéralisation » à un certain nombre de maladies conférerait à l’individu un désavantage évolutif, et régulerait ainsi la proportion de ces « anomalies » dans la population. Par contre, au niveau sociétal, l’existence de variants de latéralisation, et de leurs talents spécifiques supposés, serait un avantage. Et là, nous découvrons un aspect passionnant des variations de latéralisation. Le « super-pouvoir » qu’elles confèrent parfois…

LE SYNDROME DU SAVANT (OU LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE, AUTISME ET HAUT POTENTIEL)

Il y aurait donc une spécialisation hémisphérique et une latéralisation cérébrale optimum. Une répartition des fonctions cognitives latéralisées dans l’hémisphère approprié, qui nous permettrait un traitement en parallèle des données extérieures et de réaliser une double tâche. Une puissance de fonctionnement cérébral moyenne, une connectivité qui, sans exceller dans un domaine, serait bonne partout, une « bonne moyenne », qui ne peut être qu’un atout dans une espèce sociale comme la nôtre. Certains d’entre nous ont cependant une latéralisation atypique. 219

Pourquoi certains sont-ils différents ?…

Ces latéralisations cérébrales atypiques sont susceptibles d’être délétères. Parfois, cette organisation cérébrale différente peut offrir un don, un « super-pouvoir », qui peut être un avantage pour celui qui le possède, comme l’avantage au corps à corps pour les gauchers. Parfois ce don est plus exceptionnel et peut être un avantage évolutif pour la population ! Les gauchers ont depuis toujours offert à l’humanité les plus grands génies : Léonard de Vinci, Nicola Tesla, Albert Einstein. Y aurait-il un lien entre latéralisation atypique et génie ? Prenons le cas d’Albert Einstein. Inutile de décrire ce scientifique moustachu, illustré pour l’éternité sur cette photo de 1951 où il tire la langue au photographe. Albert Estein aurait souffert du syndrome d’Asperger (aurait… il n’y a en fait aucune preuve). Le syndrome d’Asperger fait partie des troubles apparentés à l’autisme. Pour faire simple, c’est la forme mineure de l’autisme, très compatible avec une vie sociale. Une bonne illustration en sont les personnages de Sheldon Cooper dans la série américaine The Big bang Theory, du Dr Gregory House dans la série Dr House ou bien encore plus récemment du Dr Shaun Murphy dans la série américaine Good Doctor. Les personnes souffrant de ce syndrome, les « aspis » comme ils aiment à se dénommer, revendiquent d’ailleurs plus une particularité, une différence, qu’une maladie. Et clairement, les séries aiment bien les « aspis ». Albert Estein, qui aurait donc été un « aspi », est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands scientifiques de l’histoire. Sa théorie de la relativité et son apport à la mécanique quantique auraient-ils pu naître s’il n’avait pas bénéficié d’une organisation cérébrale différente ? Une connectivité cérébrale qui lui aurait permis de penser « out of the box57 ». Un don lié à sa variation de latéralisation, contrepartie en quelque sorte de son syndrome d’Asperger ? Séduisant… mais non démontrable. 57.  « En dehors des chemins battus ». 220

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Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. À sa mort d’une rupture d’anévrisme de l’aorte, à l’âge de 76 ans, Albert Einstein n’a pas été complètement incinéré comme il l’avait souhaité. Son cerveau a en effet été prélevé et conservé sans son consentement par le médecin légiste qui avait fait l’autopsie. Pas très éthique. Le cerveau du génie a ainsi été photographié sur toutes les coutures, découpé en petits morceaux, puis analysé sous microscope. Quantité de choses ont été dites et écrites sur la forme des sillons, des circonvolutions, le nombre de neurones, etc. En fait pas grand-chose de consistant. C’est une IRM fonctionnelle qui aurait été intéressante, une étude du connectome d’Einstein, malheureusement impossible maintenant. Mais revenons aux capacités extraordinaires, au sens propre du terme, que pourrait offrir une latéralisation cérébrale atypique. Une des illustrations les plus perturbantes en est sans aucun doute l’idiot savant. L’idiot savant, s’il n’est pas un diagnostic médicalement reconnu, est un tableau clinique identifié dès 1887 par un médecin anglais, John Langdon Haydon Down, qui dans le même temps décrivait un autre syndrome, lui génétique, le syndrome de Down, mieux connu sous l’appellation trisomie  21. Il faut savoir qu’en 1887, le terme « idiot » n’était pas péjoratif. Il était utilisé pour toute personne au quotient intellectuel limité, inférieur à 25. Down avait remarqué que certaines de ces personnes avaient un don particulier. Attention, pas une qualité intellectuelle qui, par sa conservation, contrastait avec le caractère limité des autres. Non, quelque chose de vraiment exceptionnel, que même une personne qualifiée de normale serait incapable de mettre en œuvre. Au fil des descriptions, le terme « syndrome du savant » remplaça celui d’idiot savant, et c’est le psychiatre américain Darold A. Treffert qui fit, par ses travaux, vraiment connaître cette condition extraordinaire [100]. 221

Pourquoi certains sont-ils différents ?…

Le syndrome du savant concernerait de 0,5 à 10 % des autistes. Le don, quand il existe, est très spécialisé et appartient quasiment toujours à l’un de ces répertoires : visuo-spatial, musique, dessin, peinture et arts plastiques, calcul et mathématiques. Le don est plus rarement dans le domaine du langage, avec des facilités à apprendre et parler un nombre incroyable de langues. Une mémoire hors norme est quasi constante, en fait totalement inféodée au don primaire : mémoire photographique de scène, de chiffre, ou de livre, mémoire de musique, de bruit. Un exemple bien actuel, qui parlera à beaucoup d’entre vous, est en fait un personnage de fiction, Raymond Babbitt, joué par Dustin Hoffmann dans le film Rain man. Raymond est autiste, il n’a pas la moindre capacité à nouer des relations sociales, son vocabulaire est limité. Il a des comportements répétitifs bizarres qui, s’ils sont entravés, provoquent des crises d’angoisse. Mais Raymond a un don. Il connaît avec précision la liste des accidents d’avion par date et par compagnie, ou peut donner le numéro de téléphone d’une serveuse d’après son nom inscrit sur sa blouse car il a appris l’annuaire par cœur. Il peut aussi compter en un seul coup d’œil un grand nombre d’objets ou réaliser de tête des opérations mathématiques complexes. En revanche, il est incapable de comprendre un problème concret impliquant un calcul simple. La littérature décrit de nombreux et réels personnages atteints du syndrome du savant, avec des dons aussi surprenants – possibilité de réaliser des calculs mathématiques et de probabilité complexes – que dérisoires – reproduire parfaitement et spécifiquement le bruit de tous les aspirateurs connus. Un trait commun à ce syndrome est le côté un peu obsessionnel, orientant le don vers une monothématique souvent stérile. Cela est assez explicable chez les patients souffrant de troubles apparentés à l’autisme, tant ils ont besoin de routine et de répétitions rassurantes. Depuis la première description de Down, de nombreuses théories ont été échafaudées pour expliquer cet extraordinaire phénomène. Pour 222

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Darrold Treffert, il s’agit clairement d’un dysfonctionnement de l’hémisphère gauche avec une compensation par l’hémisphère droit, entraînant une « facilitation paradoxale ». N’oublions pas, l’ouvrage princeps de Treffert a été publié en 1989, époque encore empreinte des travaux de Roger Sperry. Il est donc compréhensible que l’on retrouve dans cette explication le « méchant hémisphère gauche », celui qui bride, censure, et le « gentil hémisphère droit », si ouvert, si holistique, si mystérieux. Ce n’est évidemment pas si simple. L’explication la plus plausible serait une atypie de latéralisation cérébrale et de fait de la connectomique cérébrale. Si le syndrome du savant a été initialement décrit chez des patients souffrant d’affections neuropsychiatriques, il semble exister sous des formes diverses chez des individus parfaitement sains. On décrit en effet, à tort ou à raison, de plus en plus de profils atypiques aux noms variés : surdoué, haut potentiel intellectuel, enfant précoce, zèbre, profils atypiques dont le mécanisme serait une atypie de la connectomique cérébrale. Mais ce qui est surprenant, c’est que ce syndrome du savant, ce haut potentiel intellectuel, peut parfois survenir… après un coup sur la tête…

FRAPPÉ PAR LA FOUDRE (OU LES HAUTS POTENTIELS ACQUIS)

Et oui, le « syndrome du savant », en fait un talent exceptionnel, pourrait survenir chez une personne totalement normale, suite à une lésion cérébrale de tout type, traumatisme crânien, accident vasculaire, maladie [101]. S’il est fait état de nombreuses histoires de ce type dans la presse ou sur Internet, très peu ont été validées sur le plan médical. Dans le registre publié en 2015 par le psychiatre Darold Treffert, 10 % seulement des cas répertoriés sont acquis, c’est-à-dire 223

Pourquoi certains sont-ils différents ?…

survenus après une lésion cérébrale. La société médicale du Wisconsin collige des informations et des cas de « syndrome du savant » depuis 2011. Elle rapporte des histoires à peine croyables. Comme celle d’Anthony Cicoria, un chirurgien orthopédiste de New York, frappé par la foudre, et qui se met à composer ses propres sonates et partage depuis son temps entre concerts et médecine. Étrange histoire aussi que celle d’Orlando Serrell, un garçon de 10 ans, assommé un jour par une balle de baseball, et qui découvre qu’il peut se rappeler les moindres événements vécus dans sa vie depuis lors, des plus futiles aux plus anciens. Il y a dans la littérature scientifique des descriptions auxquelles on a du mal à croire, et pourtant authentiques [102]. La plupart rapportent l’apparition imprévisible de dons artistiques chez des patients après une rupture d’anévrisme cérébral ou un traumatisme crânien. Dans les cas décrits médicalement, la lésion cérébrale était sévère, et le patient, s’il voyait apparaître un don, souffrait en contrepartie de déficits divers, comme une détérioration verbale, de la mémoire, ainsi que de modifications du caractère qui devenait obsessif, compulsif, comme on peut l’observer dans la schizophrénie et l’autisme. Comment explique-t-on ce syndrome du savant acquis ? Une des explications souvent avancée est la même que celle proposée par Darold Treffert pour les autistes savants : une levée d’inhibition. Un dysfonctionnement de l’hémisphère gauche, qui n’inhibant plus l’hémisphère droit, permettrait à ces dons de se révéler. Encore et toujours « l’hémisphère droit créatif, brimé », et « l’hémisphère gauche fermé et oppresseur ». En support de cette hypothèse très « seventies », sont généralement rapportées les observations d’émergence de talents artistiques chez des patients souffrant de démence fronto-temporale [103]. Comme la démence d’Alzheimer, elle détruit progressivement une partie du cerveau. Mais pour la démence fronto-temporale, il s’agit des lobes frontaux et temporaux, parfois de façon symétrique, parfois 224

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de façon asymétrique. Et c’est justement chez les patients souffrant d’une atrophie du lobe temporal gauche que l’on a décrit l’émergence d’un appétit obsessionnel pour la peinture. Ce goût pour la peinture, accompagné d’une certaine réussite, augmenterait alors que les autres fonctions – langage, socialisation – se dégraderaient. En vérité, rien de très transcendant quand on regarde les dessins et peintures de ces patients. Ces « œuvres » oscillent entre la croûte d’amateur éclairé et le tableau mi-art primitif / mi-dessin d’enfant. Pas très convaincant. Et pas très étonnant. Si se mettre à jouer d’un seul coup d’un instrument de musique et reproduire des œuvres complexes tout en improvisant dénote d’une oreille absolue et d’un vrai don, se mettre à dessiner de beaux dessins colorés me semble tout autre chose. Manier un crayon de couleur n’est pas manier un piano, et s’il n’y a pas de doute entre une bonne et mauvaise note de musique, le jugement esthétique d’un dessin est très loin d’être normé et unanime. L’hypothèse la plus probable pour expliquer les cas authentifiés de « syndrome du savant acquis » serait un remodelage de la connectique cérébrale, phénomène classique après toute lésion du système nerveux. Ce remodelage fait partie des mécanismes mis en jeu dans ce qu’on appelle la neuroplasticité. Le don apparaît toujours quelques années après le traumatisme ou l’accident vasculaire, ce qui est compatible avec ce mécanisme. Ce qui est intéressant, c’est que cela est très proche des phénomènes d’adaptation, spécialisation ou recyclage évoqués pour l’apparition de l’aire visuelle des mots et d’une aire de reconnaissance des visages. Phénomènes qui soulèvent une question non résolue : l’acquisition d’une nouvelle fonction se fait-elle aux dépens de celles qui préexistaient ? Tous ces cas de « syndrome du savant » acquis sont très exceptionnels. Comme je l’ai déjà écrit, si cela ne l’était pas, les services de neurochirurgie seraient remplis de génies. Il faut donc des circonstances très particulières pour la survenue d’un « syndrome du savant ». Chez 225

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certains individus au profil de latéralisation déjà atypique, un remodelage de réseaux suite à une lésion conduirait à un autre profil atypique, probablement plus rare, mais permettant l’apparition du fameux don. Tout cela est bien sûr hypothétique, aucune étude de connectomique cérébrale sérieuse n’ayant été pour l’instant réalisée chez ces personnes. Le syndrome du savant reste donc une énigme, bien que des informations très précieuses aient été apportées par une curieuse maladie génétique aux airs de lutin…

LE LUTIN MÉLOMANE (OU LA GÉNÉTIQUE ET LES TROUBLES DE LA COGNITION SOCIALE)

Le syndrome de Williams est une maladie génétique liée à la perte de gènes situés sur le chromosome n° 7. Cette délétion de gêne entraîne un certain nombre d’anomalies comme un rétrécissement de la valve aortique au niveau du cœur, une hypercalcémie néonatale, un retard de croissance, d’acquisition motrice et du langage avec un déficit intellectuel de léger à modéré… et des traits particuliers évoquant un visage de lutin. Ces jeunes patients font preuve d’une empathie exacerbée, présentent dès leur plus jeune âge un appétit pour les relations sociales, une hypersociabilité en quelque sorte. Ils n’expriment aucune peur de l’autre, approchant les étrangers, fixant leur visage et leur parlant en se rapprochant au plus près. Ils perçoivent difficilement les signaux de danger social, ainsi que les expressions faciales négatives. Cela peut d’ailleurs les entraîner dans des situations dangereuses. Ils ont aussi un important déficit dans la construction visuospatiale, Cette dissociation cognition sociale/cognition spatiale est illustrée par le déficit qu’ils présentent dans l’attention conjointe. Fixant un visage, ils n’arrivent pas à suivre le regard qui se porte ailleurs, incapable de s’en détacher. 226

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D’après Simon Baron-Cohen, psychologue britannique, les symptômes du syndrome de Williams sont l’inverse de ce qui est observé dans l’autisme, dans lequel la cognition visuo-spatiale est plus performante que la cognition sociale. Il en a déduit la théorie selon laquelle l’autisme est une forme extrême de « cerveau masculin », et le syndrome de Williams, son opposé, une forme extrême de « cerveau féminin » [104]. Étonnant retour aux années 1970 pour ce psychologue né en 1958 ! En fait, des explorations poussées montrent que derrière leur hypersociabilité affichée, ces patients ont une communication non verbale atypique ainsi que des difficultés dans la compréhension de l’état mental des autres (théorie de l’esprit) [105]. Nous avons déjà vu que d’un point de vue évolutionniste et déterministe, cognition visuo-spatiale et cognition sociale sont très liées. Le syndrome de Williams confirme l’importance de la cognition visuo-spatiale dans le langage non verbal et les processus plus complexes de la cognition sociale. Ces patients sont aussi intéressants sur un autre versant. La musique… Certains ont une fascination, une attraction pour la musique, avec paradoxalement une peur des bruits intenses. Et ce goût inhabituel pour la musique s’accompagne de facilités hors norme pour chanter ou jouer de la musique, ainsi que pour la création et l’improvisation musicale [106]. lls sont souvent capables de reconnaître et de chanter n’importe quelle note, ce qu’on appelle avoir l’oreille absolue. Comment peut-on l’expliquer ? Il est évident que la perception de la musique, à elle seule, fait intervenir des réseaux cérébraux étendus, bilatéraux, impliquant l’intégration du son, mais aussi l’émotion, la mémoire, la régulation du système nerveux autonome (les poils du bras qui se hérissent…), l’éveil, mais aussi le langage. La production musicale (chant ou instrument) active encore plus de processus et réseaux cérébraux. Bref, la 227

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neuro-anatomie fonctionnelle de la musique est très complexe, et finalement peu latéralisée. Mais faisons comme ce qui a longtemps été fait pour comprendre les réseaux du langage. Disséquons des patients qui, à la suite d’un accident vasculaire cérébral, souffrent d’amusie. L’amusie, c’est l’impossibilité de percevoir le rythme, le ton, la mélodie, les accords de musique, tout en gardant une audition normale. Comme la négligence unilatérale abordée précédemment, il s’agit d’un symptôme méconnu pouvant survenir après un accident vasculaire ou une intervention neurochirurgicale. Disséquons donc. En image bien sûr. Nous avons la chance d’avoir maintenant l’IRM, qui montre chez la très grande majorité des patients souffrant d’amusie des lésions dans l’hémisphère droit. Pas très étonnant. Rappelezvous la prosodie, cette musicalité émotionnelle du langage, localisée dans l’hémisphère droit. Si la musique est, dans ses composantes les plus complètes et complexes, traitées dans les deux hémisphères, elle est pour son intégration essentielle, traitée dans l’hémisphère droit. Cela peut être démontré en chirurgie cérébrale éveillée, chez des patients musiciens professionnels, opérés d’une tumeur de l’hémisphère droit. L’intérêt de la chirurgie éveillée chez ces patients est de cartographier, pour les respecter au mieux, les zones cérébrales indispensables à la perception du ton, du rythme, et de la mélodie d’une musique. Le test le plus utilisé est de faire fredonner au patient un morceau musical qu’il vient d’écouter, et de vérifier en cours d’intervention si le patient est toujours capable de jouer de son instrument de musique. Cette dernière séquence est généralement très médiatisée, et on en trouve de nombreuses illustrations sur YouTube, violon, saxophone, guitare… je n’ai pas encore vu de grosse caisse ni de contrebasse ! J’ai personnellement le souvenir d’une telle procédure chez un jeune patient qui jouait de la guitare en amateur mais qui considérait ce loisir suffisamment essentiel pour que nous programmions une 228

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Pourquoi certains sont-ils différents ?…

chirurgie en condition éveillée. J’ai appris récemment que quelques années plus tard, il en avait fait son métier. Ce type de nouvelle compense heureusement les histoires parfois moins heureuses qui font le quotidien d’un neurochirurgien. Ce type de cartographie a permis de montrer que la jonction temporo-pariétale droite contient une zone indispensable à la reproduction d’une mélodie écoutée, et que cette zone se situe précisément autour du sillon temporal supérieur. Et ce n’est pas un hasard. Dans l’hémisphère droit, le sillon temporal supérieur, particulièrement son segment postérieur, réalise l’intégration audiovisuelle prosodie et émotion faciale. Dans sa version primaire, la musique n’est-elle pas de la prosodie émotionnelle ? Ceci en tout cas expliquerait que l’être humain ait une propension naturelle à la musique. Il a même été évoqué que l’aptitude à la musique puisse être due à une adaptation/spécialisation/recyclage (selon les termes maintenant adoptés) des réseaux de la prosodie émotionnelle. En tout cas, chez les patients atteints du syndrome de Williams, on trouve ici le lien entre leur hypersociabilité et leur goût pour la musique, une grande sensibilité à la prosodie ! Les symptômes du syndrome de Williams peuvent-ils être expliqués par une atypie de la latéralisation hémisphérique ? Incontestablement, tous ces symptômes ramènent à l’hémisphère droit : cognition sociale anormale avec hypersociabilité, hypersensibilité à la prosodie, mais cognition visuo-spatiale et théorie de l’esprit déficiente. On observe chez ces patients 26 % de gauchers et 19 % d’ambidextres, ce qui est très au-dessus de la proportion normale dans la population [107]. C’est la partie visible d’une latéralisation cérébrale atypique. L’observation chez eux d’anomalies des réseaux cérébraux attentionnels et de la connectomique va dans ce sens [108]. Elles pourraient être expliquées par un problème au niveau des neurones : des prolongements 229

Pourquoi certains sont-ils différents ?…

neuronaux (axones) trop longs et une connectivité (synapses) altérée. Il n’a cependant pas encore été possible d’identifier précisément le (ou les) gène(s) responsable(s) de ces anomalies neuronales parmi la douzaine de gènes délités dans le syndrome de Williams. La cartographie de l’hémisphère droit que nous réalisons en chirurgie éveillée, pour opérer des tumeurs ou des épilepsies sévères, pourrait un jour nous éclairer sur les anomalies des réseaux de l’attention sociale dans le syndrome de Williams. L’inhibition de certains réseaux durant une chirurgie éveillée réalisée sous réalité virtuelle reproduit des symptômes ou comportements très proches de ceux de cette maladie génétique. Lors de l’inactivation d’un réseau neuronal dans le lobe frontal, décrit par Marco Catani comme le deuxième niveau de la communication (cf. chapitre « Tango argentin »), le regard du patient s’accroche et reste fixé au premier visage rencontré, même si celui-ci ne cherche pas de contact visuel et même s’il exprime une émotion négative ou menaçante. Il est donc possible lors d’une cartographie de l’hémisphère droit de reproduire certains troubles de la cognition sociale, typiques des troubles apparentés à l’autisme ou du syndrome de Williams. Cette similarité pourrait aider à comprendre ces maladies et ouvrir la voie à de nouveaux traitements des troubles de la cognition sociale basés sur la neuromodulation. Mais cette connaissance de l’hémisphère droit pourrait aussi être détournée à des fins plus inquiétantes…

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4 Pour le meilleur ou pour le pire ?

UNE DRÔLE DE BOBINE (OU LA STIMULATION ÉLECTRIQUE TRANS-CRÂNIENNE)

Trente et un ans après l’invention de la première pile électrique par Volta en 1800, Michael Faraday, physicien et chimiste britannique, découvre l’induction électromagnétique. Une décharge électrique envoyée dans une bobine formée de spirales de fil de cuivre induit une variation transitoire du champ magnétique. C’est le principe de Faraday qui énonce que tout champ électrique induit un champ magnétique de direction perpendiculaire. Et inversement, tout champ magnétique induit un champ électrique. En accord avec le principe de Faraday, l’activité électrique des neurones génère un champ magnétique, certes extrêmement faible. La mesure de ce champ magnétique est à la base d’une technique d’imagerie cérébrale sophistiquée, la magnéto-encéphalographie. Inversement, en appliquant une bobine de spirales de fil de cuivre électrifiée sur le crâne, le champ magnétique induit par la bobine 231

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pénètre l’os pour induire un courant électrique au niveau du cortex cérébral en regard. Les neurones du cortex cérébral sont ainsi dépolarisés, c’est-à-dire excités. C’est ce qu’on appelle la stimulation magnétique trans-crânienne. La première stimulation magnétique du cortex cérébral fut rapportée en 1896 par Arsène d’Arsonval, à la fois médecin et physicien. Arborant une foisonnante moustache à la Clemenceau, il dirigea le collège de France, et fut à l’origine de nombreuses découvertes en électrophysiologie. Difficile de savoir si c’est vraiment lui ou un « volontaire » qui a mis le premier la tête entre les deux gigantesques bobines qu’il avait construites. En tout cas, pas grand-chose ne se passe en dehors de « mouches lumineuses » devant les yeux, des vertiges et d’une perte de connaissance. Dans les années 1900, d’autres bobines aussi impressionnantes les unes que les autres, dignes du capitaine Némo, seront construites et testées, avec toujours cette sensation de taches lumineuses devant les yeux. On sait maintenant que ces dispositifs excitaient les neurones de la rétine, beaucoup plus sensibles que les neurones corticaux, provoquant ces phénomènes, appelés phosphènes. Il faudra attendre 100 ans pour qu’une équipe anglaise conduise la première étude médicale, démontrant que l’on peut induire chez des patients, sans ouvrir le crâne, des mouvements des membres en stimulant magnétiquement la zone de cortex contrôlant la motricité [109]. Puis est apparue la stimulation magnétique trans-crânienne dite « répétitive » – en anglais, repetitive Transcranial Magnetic Stimulation (rTMS). Elle consiste, toujours avec une bobine – mais maintenant beaucoup plus petite – à répéter les impulsions magnétiques pendant un intervalle de temps donné. Cela permet de modifier durablement l’activité du cortex cérébral en regard. En fonction des paramètres retenus (zone du cerveau visée, intensité de la stimulation, fréquence des trains d’impulsions délivrées, nombre de trains de stimulation et leur durée), on peut obtenir des effets très différents. Et ceci complique singulièrement l’interprétation des études comme nous 232

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le verrons. Par exemple, une stimulation rTMS du cortex moteur à une fréquence inférieure à 1 Hz a un effet inhibiteur (elle va paralyser transitoirement le cerveau), alors que la même stimulation à une fréquence supérieure à 5 Hz a un effet excitateur (elle va provoquer un mouvement). Quoi qu’il en soit, la rTMS a permis de mettre en évidence en 1992 un phénomène bien étrange, l’inhibition inter-hémisphérique. Une équipe de neurophysiologistes et neurologues londoniens a montré qu’en appliquant en regard du cortex moteur une stimulation magnétique, on déclenchait un mouvement moteur dans l’autre côté du corps. Jusque-là, rien de nouveau. Par contre, en appliquant en même temps, sur le cortex moteur de l’autre hémisphère, une stimulation magnétique plus faible, on empêcheait la survenue du mouvement moteur. La deuxième stimulation, plus faible, provoque une inhibition inter-hémisphérique. Le deuxième hémisphère stimulé envoie un message d’inhibition au premier, message transitant au travers du corps calleux. C’est pour cela que ce phénomène est aussi appelé inhibition trans-calleuse. Cette équipe a d’ailleurs calculé la vitesse de transmission à travers le corps calleux : 13 msec. Ce phénomène d’inhibition d’un cortex moteur par l’autre cortex moteur existe aussi à l’état naturel, durant la réalisation de mouvements volontaires. L’intérêt de ce phénomène est probablement la suppression des mouvements en miroir qui pourraient être délétères à la réalisation d’une tâche. Mouvements en miroir ou antagonistes, comme le patient split brain qui d’une main attache sa ceinture et de l’autre l’enlève. En tout cas, on imagine bien que cette inhibition inter-hémisphérique ait favorisé la spécialisation hémisphérique, en particulier la préférence manuelle. Il existe en effet une asymétrie dans l’inhibition hémisphérique, avec un hémisphère gauche, dominant, inhibant plus fortement son homologue droit quand la main droite dominante est mise en jeu. Pour schématiser, cette inhibition asymétrique évite que votre main 233

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gauche s’empare du crayon quand vous écrivez ! Cela va finalement dans le sens du mythe de l’hémisphère gauche dominant et inhibiteur si cher à Darold Treffert et à tous ceux qui sont convaincus que l’hémisphère droit est empêché par l’hémisphère gauche d’exprimer ses capacités extraordinaires… Il y a dans tous les mythes une part de vérité ! La stimulation magnétique trans-crânienne offre l’avantage évident de ne pas avoir à ouvrir le crâne pour stimuler le cortex et d’être sans risque. Elle est proposée maintenant pour réaliser une cartographie cérébrale avant une chirurgie. Mais si elle permet d’identifier l’hémisphère dominant pour le langage, elle est loin d’avoir la précision de la stimulation électrique directe du cortex pendant l’intervention chirurgicale. Parce qu’elle permet également de modifier durablement l’activité du cortex cérébral, la stimulation magnétique trans-crânienne est aussi proposée pour le traitement de nombreuses maladies ou symptômes : dépression, douleurs chroniques. On sait maintenant que les effets à long terme de la rTMS sont liés à une modulation de la connectivité des réseaux neuronaux visés. De là à favoriser la neuroplasticité, c’est-à-dire à aider le cerveau à se réparer il n’y a qu’un pas, pas encore franchi il faut l’avouer. En tout cas, nous avons là un moyen d’inhiber ou de stimuler le cortex, voire à long terme de modifier la connectomique cérébrale, chez des patients ou, dans le cadre d’études scientifiques, chez des sujets volontaires sains. Et peut-être aussi un moyen de se connecter avec Dieu…

LE CASQUE DE DIEU (OU NEUROMODULATION DE L'HÉMISPHÈRE DROIT)

L’histoire commence dans les années 1990, au moment où les premières stimulations magnétiques trans-crâniennes sont publiées. Les psychologues Stanley Koren et Michael Persinger, passionnés 234

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par les expériences mystiques et paranormales, bricolent un système permettant de délivrer un champ magnétique très faible au niveau des lobes temporaux de volontaires, en fait de centaines de volontaires [110]. C’est la description par ces « cobayes » d’expériences de sortie du corps et surtout de « présence », qualifiée de fantômes, anges ou présence divine qui a déclenché une véritable déferlante médiatique. Un journaliste inspiré parle alors du « casque de Dieu ». Et c’est un succès immédiat. Il suffisait de porter le casque pour être en contact avec Dieu… Persinguer explique les effets de son casque en s’appuyant sur l’hypothèse de « l’hémisphéricité vectorielle », selon laquelle le sens de soi a deux composants, chacun dans un hémisphère, le gauche dominant le droit. Ce n’est pas si faux maintenant que nous connaissons le phénomène d’inhibition inter-hémisphérique (cf. chapitre « Une drôle de bobine »). Le casque permettrait au « soi » généralement inhibé de l’hémisphère droit d’envahir la conscience habituellement dominante de l’hémisphère gauche, réalisant ainsi une véritable « intrusion interhémisphérique ». Rien de très nouveau dans tout cela, et complètement années 1970… Ces expérimentations avec le « casque de Dieu » ont été très critiquées dans le monde scientifique. En effet, les expériences spirituelles décrites n’ont jamais pu être reproduites par d’autres équipes. De fait, il faut voir le « casque de Dieu » pour se faire une idée. Un casque de bobsleigh jaune canari, flanqué d’un bidouillage de fils électriques de chaque côté, façon Retour vers le futur. On sait maintenant que l’intensité du champ magnétique généré par ce système est approximativement aussi forte que celle générée par un sèche-cheveux. Précisément, le champ magnétique généré par le « casque de Dieu » est un million de fois plus faible que celui produit par la stimulation magnétique trans-crânienne. Comment expliquer alors les sensations de « présence divine » parfois ressentie ? Effet placebo, suggestibilité, hystérie collective, désir de faire parler de soi… Certains y croient 235

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toujours, et il est encore possible d’acheter le casque de Dieu (dans sa couleur originale jaune canari) sur Internet pour la modique somme de 649 $, plus 40 $ pour la livraison… Cette aventure du « casque de Dieu » aura en tout cas permis de soulever les questions de la croyance, de la foi, et du sens de Dieu en termes de neurosciences. La neurothéologie était née. Et la première question a été évidemment : « Dans quel hémisphère est Dieu ? » L’aventure du « casque de Dieu » était très inspirée par le concept de bicaméralité, concept controversé développé par le psychologue américain Julian Jaynes, encore dans les années 1970. Julian Jaynes explique que l’esprit humain avant d’être conscient, était divisé en deux parties, l’une qui « parlait » et l’autre qui écoutait et obéissait. Selon lui, cet esprit bicaméral était encore le fonctionnement de l’esprit humain un millénaire av. J.-C. Il pense que les hommes entendaient alors des voix qu’ils considéraient comme divines, ce qui expliquerait des textes comme L’Odyssée d’Homère ou la Bible. Jaynes attribue l’esprit des dieux à l’hémisphère non dominant du cerveau (l’hémisphère droit pour la plupart d’entre nous) et l’esprit des hommes à l’hémisphère dominant. Pour beaucoup, pas de doute, la croyance en Dieu et l’expérience religieuse seraient clairement situées dans l’hémisphère droit [111]. L’hémisphère gauche qui est verbal, tenterait lui, en témoin, d’expliquer l’expérience. La théologie serait donc l’apanage de l’hémisphère gauche. Plus récemment, deux neuroscientifiques jumeaux – non ce ne sont pas ceux auxquels vous pensez – Alexander et Andrew Fingelkurts, ont écrit une revue très complète sur le rôle du cerveau dans la réception ou la production de l’expérience religieuse [112]. Ils partent de l’hypothèse que notre cerveau possède la capacité intrinsèque de percevoir Dieu, et que cette capacité est apparue chez l’Homme il y a environ 40 000 ans, quels que soient la culture et les endroits du globe. En reprenant de façon exhaustive toutes les publications sur le sujet, ils concluent qu’il n’y a pas, durant ce qu’ils qualifient d’expérience 236

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religieuse, prévalence d’un hémisphère sur un autre, ni d’une aire cérébrale sur une autre. Le sens de Dieu, comme la créativité, est beaucoup trop complexe pour être enfermé dans un seul hémisphère ou un seul réseau cérébral. C’est en tout cas probablement cette aventure du casque de Dieu qui a inspiré plus tard d’autres équipes, avec un but beaucoup moins spirituel. En 2004, des chercheurs australiens publient une curieuse expérience [113]. Elle est basée sur les observations de « syndrome du savant acquis », et sur l’hypothèse selon laquelle ce syndrome serait dû à une libération de l’hémisphère droit de l’emprise de l’hémisphère gauche. Encore les seventies ! La stimulation trans-crânienne répétitive offre maintenant la possibilité d’inhiber l’hémisphère gauche et donc de tester cette hypothèse. L’équipe australienne a ainsi paralysé (transitoirement) le cortex antérieur temporal gauche de onze volontaires, mâles et droitiers (comme d’habitude des étudiants !). Puis ils leur ont demandé de dessiner un cheval ou un chien ou de réaliser un portrait après leur avoir présenté une photo pendant 30 secondes. Dans une autre session, ils ont demandé aux volontaires de corriger un texte (un proverbe présenté 10 secondes sur un écran), qui présentait des fautes comme un « le » répété. Expérience bien réalisée, avec des contrôles, et jugement de la qualité artistique des dessins par un panel extérieur. La conclusion est que l’inhibition du cortex temporal gauche antérieur n’induit pas d’amélioration drastique des performances artistiques. C’est le moins qu’on puisse dire quand on lit l’article et surtout quand on regarde les dessins réalisés. Cependant, l’inhibition change le style, qui devient plus « flamboyant » (dans le texte) pour quatre étudiants et améliore l’épreuve de correction pour deux. Pas très impressionnant, on n’en a pas fait des Rubens ! Et pourtant cet article est cité à l’envi dans tous les autres articles défendant l’hypothèse « d’un hémisphère droit aux capacités extraordinaires, sous l’emprise inhibitrice de l’hémisphère gauche ». 237

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La même équipe a tenté de reproduire un autre don, celui du calcul instantané [114]. Rappelez-vous la scène du film Rain man, où le héros autiste donne immédiatement le nombre de cure-dents tombés par terre, 246 ! Ils ont donc appliqué la même stimulation magnétique trans-crânienne inhibitrice sur la partie antérieure du lobe temporal gauche de onze volontaires (toujours des étudiants, cette fois hommes et femmes). Puis ils leur ont présenté sur un écran d’ordinateur des dessins comprenant 50 à 150 gros points uniformes, inégalement répartis, durant une seconde et demie par dessin. Le but était bien sûr de deviner le nombre exact de points. Sur les onze étudiants, huit ont vu leur performance s’améliorer juste après l’inhibition. Mais là aussi, si on lit l’article dans le détail, pas de miracle, les résultats sont appréciés au multiple de cinq près ! Qu’importe, l’idée d’accéder à des capacités cérébrales extraordinaires en libérant l’hémisphère droit de l’influence néfaste de l’hémisphère gauche a la vie dure. Peut-être faut-il inhiber une autre zone du cortex cérébral gauche ? Une autre équipe, toujours australienne, réalise le même type d’expérience en inhibant cette fois-ci le cortex fronto-temporal gauche de 17 volontaires (cette fois pas des étudiants, disons des gens normaux), autant d’hommes que de femmes. L’apparition de dons particuliers comme l’oreille absolue, une mémoire photographique, l’amélioration de la lecture, du dessin, ou du calcul mathématique a ensuite été soigneusement recherchée. Si une analyse sujet par sujet retrouve quelques modestes améliorations pour des tâches précises, l’analyse globale ne montre aucune amélioration significative. Curieusement, les auteurs, loin de remettre en cause leur hypothèse, concluent que le talent caché n’existe pas chez tout le monde, ce qui en conclusion explique que tous les autistes ne sont pas des savants ! Finalement l’épilogue a été écrit par l’auteur des premiers travaux qui conclut très honnêtement, dans une revue publiée en 2018, que ses résultats sont préliminaires et devraient être reproduits par d’autres équipes [115]. Ce qui attend toujours d’être fait… 238

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Je ne suis pas très étonné. S’il suffisait de faire disparaître une partie du cortex temporal ou frontal gauche pour révéler des aptitudes cérébrales hors norme, les services de neurochirurgie seraient des usines à fabriquer des génies ! Il est vrai que nous ne recherchons pas ces aptitudes chez les patients opérés ou souffrant de lésion du cortex gauche, mais quand même, si de tels dons apparaissaient, quelqu’un aurait fini par s’en apercevoir. Mais le rêve d’accéder à des capacités cérébrales extraordinaires est toujours là, solide. La stimulation magnétique ne fonctionne pas, pas de problème, il reste la fée électricité…

L’ÉNIGME DES ALLUMETTES (OU LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE ET LE TRANSHUMANISME)

Nous avons vu que grâce au phénomène de Faraday, un champ magnétique appliqué sur le crâne induit un courant électrique au niveau du cortex cérébral en regard, stimulant les neurones, c’est la stimulation magnétique trans-crânienne. Mais pourquoi passer par le phénomène de Faraday et ne pas appliquer directement un courant électrique sur le crâne ? Cela fonctionne très bien lors d’une opération neurochirurgicale en condition éveillée. C’est que justement, lors d’une intervention chirurgicale, l’os du crâne a été enlevé (il est remis après l’intervention, rassurez-vous). De plus l’électrode utilisée est une électrode bipolaire. C’est-à-dire que le courant circule entre ses deux extrémités espacées de 5 millimètres. Appliquer une telle électrode sur le cuir chevelu ne provoquerait rien d’autre qu’une sensation cutanée désagréable. Pour espérer stimuler le cerveau à travers le crâne, il faut positionner les deux extrémités de l’électrode, l’anode (l’électrode positive) et 239

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la cathode (l’électrode négative) de part et d’autre du crâne afin que le courant traverse le cerveau. Reste le problème de l’intensité. Pour pénétrer à travers l’os du crâne, le courant électrique doit avoir une haute intensité. Malheureusement, les courants de haute intensité délivrés à partir d’électrodes posées sur le crâne provoquent une crise d’épilepsie. Ils sont pour cela utilisés en psychiatrie, et depuis longtemps, c’est l’électrochoc. Plus intense encore, c’est la chaise électrique. En fait, il est possible de moduler l’activité des neurones en appliquant un courant de base intensité, de l’ordre de 1 milliampère. Pour vous donner un ordre de grandeur, l’intensité utilisée en stimulation électrique directe, en chirurgie éveillée, varie de 1 à 6 milliampères, pour un électrochoc, elle atteint 800 milliampères. Le début de la stimulation électrique trans-crânienne à basse intensité dans l’idée de moduler l’activité neuronale remonte aux années 2000, plus précisément à l’article de deux neurophysiologistes allemands, de l’université de Göttingen, Michael Nitsche et Walter Paulus [116]. Avant leurs travaux, la stimulation électrique trans-crânienne de basse intensité n’avait été étudiée que chez l’animal. On savait que l’on pouvait modifier l’activité des neurones, et que cette modification était différente en regard de l’électrode négative, ou de l’électrode positive. À la différence de la stimulation magnétique ou de la stimulation électrique lors d’une intervention chirurgicale, la stimulation électrique trans-crânienne de base intensité ne déclenche par réellement l’activité du neurone. On parle plutôt de modulation, plus exactement de neuromodulation. En regard de l’électrode positive, l’anode, le neurone devient en quelque sorte plus sensible aux stimulations qu’il reçoit. À l’inverse, en regard de l’électrode négative, la cathode, le neurone devient plus réfractaire aux stimulations qu’il reçoit. Ceci est valable en théorie… sur un neurone… Mais en pratique, sur un cortex cérébral constitué de six couches de neurones et d’interneurones, pas tous disposés dans le même sens 240

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par rapport au courant électrique, le résultat peut être très différent. Si la modulation anodale, facilitante, dite aussi « activatrice », est un phénomène reconnu, l’inhibition cathodale est moins constamment observée. Dans cette première expérience de Michael Nitsche et Walter Paulus, réalisée sur des volontaires sains rémunérés, une électrode était appliquée en face du cortex moteur gauche (celui qui contrôle la motricité du côté droit) et l’autre électrode juste au-dessus de l’arcade sourcilière droite. Le contact des électrodes était assuré grâce à une éponge imbibée d’eau salée, le tout fixé par une bande de caoutchouc. Matériel minimal, nous ne sommes pas dans la high-tech ! Un courant de 0,2 à 1 mA a été délivré pendant 1 à 5 minutes. Et cela a montré qu’il était effectivement possible, sans effet secondaire grave visible, de modifier l’excitabilité du cortex, jusqu’à 40 %, avec une excitation par stimulation anodale et une inhibition par stimulation cathodale. L’importance et la durée de l’effet étaient proportionnelles à l’intensité et la durée du courant appliqué. Cette expérience confortait de plus l’hypothèse du mode d’action de la stimulation électrique trans-crânienne, une modification de la polarité de la membrane des neurones, c’est-à-dire de la charge électrique existant au niveau de la membrane cellulaire. Lors d’une deuxième étude en 2003, les mêmes chercheurs ont montré qu’en stimulant le cortex moteur (avec l’anode), on facilitait l’apprentissage d’une tâche motrice, en pratique, des séquences de mouvements avec les doigts contrôlés par ce cortex moteur [117]. C’était le début d’une longue histoire. Il était donc possible de faciliter l’apprentissage d’une tâche en stimulant à basse intensité le cortex impliqué dans celle-ci. Il était donc possible de booster les performances cérébrales, augmenter le savoir-faire, diminuer le temps d’apprentissage. Depuis ces premières publications du début des années 2000, des milliers d’articles scientifiques portant sur la stimulation électrique transcrânienne ont été publiés, et cela augmente exponentiellement. Dans 241

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la lignée des travaux précurseurs de Michael Nitsche et Walter Paulus, beaucoup de travaux sont réalisés chez des gens sains, sans maladie. Avec une idée derrière la tête. Améliorer les capacités cérébrales de volontaires sains. Et de fait, ces études suggèrent que la stimulation électrique transcrânienne pourrait améliorer la mémoire de travail, l’apprentissage, l’attention, la vigilance, les processus de décision, voire stimuler la créativité (toujours le même rêve). Ces effets apparaissent après une stimulation électrique trans-crânienne de quelques minutes ou quelques heures, et déception… sont généralement transitoires. Cependant, certains sont convaincus que la stimulation électrique trans-crânienne pourrait avoir un effet permanent, en induisant une plasticité sur le long terme, c’est-à-dire permettre l’émergence ou la consolidation de nouveaux circuits [118]. Un peu comme si vous déversiez continuellement de l’eau dans un ruisseau, celui-ci va finir par s’élargir, et des voies d’écoulement alternatives, de petits ruisseaux parallèles vont apparaître. La stimulation électrique trans-crânienne est sortie définitivement du laboratoire depuis sa rencontre avec le transhumanisme. Le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel apparu dans les années quatre-vingt, prônant l’usage des sciences et des techniques pour améliorer l’être humain, en augmentant ses caractéristiques physiques et mentales. Ce mouvement est apparu sur la côte Ouest des États-Unis, avec la mode du « fais-le par toi-même », dans les garages et fab-lab (contraction de l’anglais fabrication laboratory, « laboratoire de fabrication »), reposant sur le partage libre d’espaces, de machines, de compétences et de savoirs. Il est en effet facile de se fabriquer un système de stimulation électrique trans-crânienne : une sangle, deux éponges, deux électrodes et une batterie de 9 volts. Beaucoup de ces bricoleurs ont et continuent à expérimenter sur eux-mêmes, à leurs propres risques. Parallèlement, des équipes de recherche poursuivent encore et toujours le rêve de fabriquer des savants. On parle maintenant d’« augmentation cérébrale ». 242

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Comme vous vous en doutez, cette possibilité de stimuler l’excitabilité de l’hémisphère droit a réveillé le fantasme des années 1970, « ouvrir l’hémisphère droit ! » Nous avons vu précédemment que la créativité est un processus beaucoup trop complexe pour être confiné dans l’hémisphère droit. Cet hémisphère droit reste encore cependant très lié à la créativité dans l’imaginaire collectif. On retrouve d’ailleurs cette idée dans la croyance de l’émergence de dons artistiques après une lésion de l’hémisphère gauche, libérant l’hémisphère droit de son influence négative et réductrice ! Nous avons vu qu’inhiber l’hémisphère gauche par stimulation magnétique trans-crânienne ne rend pas plus artiste ! Mais que se passe-t-il lorsqu’on stimule l’hémisphère droit tout en inhibant l’hémisphère gauche ? Facile à réaliser en stimulation électrique trans-crânienne grâce à l’anode (activatrice) posée sur le lobe temporal droit et la cathode (inhibitrice) sur le gauche. Une équipe a réalisé ce type de stimulation sur des volontaires sains, puis leur ont fait passer le test arithmétique des allumettes [119]. Dans ce test, une opération arithmétique est proposée en chiffres romains, fausse. Le but est de la corriger en ne bougeant qu’une allumette, sans en enlever (Fig. 47).

Fig. 47 | Exemple d’une équation, je vous laisse deviner la solution.

Pour la plupart d’entre nous, ce type de test est difficile, car nous avons appris à résoudre un problème arithmétique en manipulant des quantités. La solution nécessite de penser autrement (to think out of the box comme on le dit en anglais, penser en dehors de la boîte), en gros d’être créatif ! Trois fois plus de volontaires réussissent les tests après stimulation. 243

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Malheureusement, d’autres études de stimulation électrique transcrânienne n’ont pas confirmé ces résultats. La stimulation du lobe frontal droit associée à l’inhibition du lobe frontal gauche n’améliore aucunement la résolution d’énigmes (cette étude a utilisé les énigmes du Remote Associates Test, par exemple quel mot évoquent les mots : médaille, mine, ruée ?) [120]. Abandonnant les allumettes, d’autres chercheurs ont abordé la créativité sur son versant musical. Pour cela, rien de mieux que de s’intéresser au jazz [121]. La stimulation (anodale) du lobe frontal droit58 n’améliore malheureusement pas l’improvisation chez un pianiste de jazz. Décidément, la créativité résiste à toute idée de latéralisation cérébrale. Mais que se passe-t-il si on tente d’améliorer des fonctions cognitives identifiées et véritablement latéralisées, celles dont nous avons longuement parlé ? Commençons par l’hémisphère gauche et le langage verbal. Les réseaux sont connus, très latéralisés (à gauche en grande majorité), et les tests universellement reconnus. La stimulation électrique transcrânienne des aires dites de Broca ou de Wernicke chez des volontaires sains donne des résultats, il faut l’avouer, très discordants : une amélioration des performances d’après certaines études, aucun effet pour d’autres [122]. Cela n’est finalement pas très étonnant. Comme nous l’avons vu, la communication verbale et la lecture, ne sont en quelque sorte qu’un artefact évolutif. Un recyclage de réseaux existants : le réseau de la reconnaissance des formes quelle que soit leur variance, et la capacité de l’hémisphère gauche à utiliser des indices appropriés basés sur l’expérience pour classer un nouveau stimulus dans une catégorie, et décider de la réponse adaptée. Si des épreuves neuropsychologiques testant l’essence de ces fonctions, la reconnaissance d’une invariance, avaient été utilisées, plutôt que l’écriture ou 58.  Plus exactement du cortex préfrontal dorsolatéral (Fig. 48). 244

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la lecture, les résultats auraient été peut-être plus clairs. De plus, le ciblage des zones corticales à stimuler est assez grossier en raison de la taille des électrodes. Un ciblage plus précis, sur la zone d’entrée du langage par exemple, reste à évaluer. Pour les fonctions cognitives de l’hémisphère droit, les effets de la stimulation électrique trans-crânienne sont par contre beaucoup plus encourageants. Là aussi, ce n’est pas très étonnant. Nous n’avons pas beaucoup évolué à ce niveau. Il n’y a finalement pas eu, ou si peu, d’adaptation/spécialisation/recyclage de ces fonctions que nous utilisons encore journellement sous leur forme la plus originelle. Abordons d’abord les capacités attentionnelles et la cognition visuo-spatiale. La stimulation électrique trans-crânienne (anodale) du lobe frontal, précisément du cortex préfrontal dorsolatéral, améliore les performances des fonctions visuo-spatiales (par exemple viser une cible) (Fig. 48).

Fig. 48 | Vue latérale de l’hémisphère droit et du cortex préfrontal latéral (lPFC). Le cortex préfrontal latéral est celui qui est apparu le plus tard dans l’évolution de l’Homme. Il joue un rôle important dans la planification, le raisonnement déductif et dans la résolution de problèmes complexes. On y distingue deux régions (en blanc) : le cortex préfrontal dorsolatéral, dl, correspondant à la circonvolution frontale moyenne ; le cortex ventrolatéral, vl, correspondant à la circonvolution frontale inférieure.

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De même, la stimulation de zones corticales impliquées dans le réseau de la salience, situé dans l’hémisphère droit, va améliorer la réorientation spatiale de l’attention (alors que la même stimulation du cortex de l’hémisphère gauche n’a aucun effet [123]). On imagine l’intérêt d’une telle « amélioration » pour un contrôleur aérien, pour la vidéo-surveillance, ou pour un snipper… À l’inverse, une inhibition (cathodale) du réseau attentionnel ventral va favoriser le réseau attentionnel dorsal « descendant ». C’est potentiellement intéressant pour se focaliser, se concentrer sur une tâche. Reste à savoir si d’autres fonctions ne seraient pas gênées, par exemple la mémorisation, ce qui pourrait être délétère si un étudiant, féru de nouvelles neurotechnologies, tentait l’expérience pour réviser ses cours. D’ailleurs, en 2016, une équipe hollandaise a montré qu’un système de stimulation électrique trans-crânien commercialisé diminuait les performances de l’usager lors de la réalisation de tests classiques de mémoire de travail [124]. Abordons maintenant une autre spécialité de l’hémisphère droit, la cognition sociale. Est-il possible par stimulation électrique transcrânienne de la modifier chez des sujets sains, ou de l’améliorer chez des patients atteints de troubles comme l’autisme ? La stimulation électrique (anodale) de certaines parties du cortex cérébral de l’hémisphère droit améliore chez le volontaire sain la reconnaissance des expressions faciales [125]. Les zones corticales impliquées dans cette « amélioration » sont le cortex préfrontal dorsolatéral droit et le cortex orbito-frontal droit (le cortex frontal situé à la face inférieure du lobe frontal, au-dessus des yeux). C’est-à-dire une très grande partie du lobe frontal droit, sa face inférieure et sa face latérale. Curieusement, la stimulation du cortex préfrontal dorsolatéral droit n’améliore que la reconnaissance des émotions positives, ce qui est en total désaccord avec la théorie de la valence selon laquelle l’hémisphère droit serait plus spécialisé dans la reconnaissance des émotions négatives. 246

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Le sujet, comme souvent, est donc beaucoup plus complexe qu’on ne le pensait. Mais cette complexité ne doit pas obérer les possibilités thérapeutiques qu’offre la stimulation électrique cérébrale dans les troubles de la cognition sociale. Peu d’avancées ont eu lieu depuis la première tentative en 2013 [126]. La stratégie préférentielle jusqu’à présent était d’inhiber avec l’anode le cortex préfrontal dorsolatéral gauche. Nos travaux de cartographie de l’hémisphère droit laissent imaginer d’autres cibles. Mais cela nécessite de préciser la carte de ces réseaux cérébraux… et encore beaucoup de travaux de recherche. Au fait, la réponse à l’énigme est « or »59. Comme l’or des pirates…

LES PIRATES DE L’HÉMISPHÈRE DROIT (OU LES BIAIS DE LA SPÉCIALISATION HÉMISPHÉRIQUE)

Mes lectures et recherches sur la latéralisation cérébrale m’ont amené à découvrir un monde insoupçonné de pirates du cerveau, de « brain hackeurs ». Je ne parle pas de ceux figés dans les années 1970, qui vous proposent d’ouvrir votre hémisphère droit, de rééquilibrer vos hémisphères en respirant par une narine, en coloriant des mandalas, ou en assistant à leurs séminaires, plutôt hackeurs de porte-monnaie. Non, je parle des vrais pirates, de ceux qui cherchent les failles du système pour le pénétrer et le modifier pour leurs intérêts. Et la faille existe, c’est notre spécialisation hémisphérique, et les biais qui en découlent. 59.  L’énigme du Remote Associates Test, quel mot évoquent les mots : médaille, mine, ruée ? 247

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D’abord le biais moteur, avec une tendance à se mouvoir vers la droite chez la majorité d’entre nous, les droitiers. Souvenir de la rotation préférentielle de la tête vers la droite chez le nouveau-né, qui favorise le left side cradling bias. Chez l’adulte, qui en théorie ne tête plus et a définitivement structuré la communication émotionnelle maternelle, il n’y a plus de rotation réflexe de la tête vers la droite. Mais il en reste des traces. Quand nous nous embrassons, nous tournons préférentiellement la tête vers la droite. Cela a été très sérieusement démontré [127]. Dans un autre domaine, la majorité d’entre nous, les droitiers, lorsque nous déambulons, sommes attirés vers la droite. Cela n’a pas échappé à certains. Dans les grandes surfaces, les produits qui doivent être vus, et les rayons image/son, produits les plus chers, sont toujours à droite de l’entrée. Ce sont les premiers vus, explorés, alors que votre caddy est encore vide… et votre portefeuille plein. Mais cet avantage apparent de l’hémi-espace droit chez le droitier n’est que d’origine mécanique, rotation de la tête chez le nouveau-né, tendance à se déplacer vers la droite chez l’adulte. Il ne doit pas faire oublier le rôle prépondérant de l’hémisphère droit pour les capacités attentionnelles. Prépondérance dont on sait qu’elle est due principalement à l’asymétrie du réseau attentionnel, avec deux réseaux de l’attention latéralisés dans l’hémisphère droit. Asymétrie qui est à l’origine d’un biais cette fois-ci attentionnel. Il existe chez l’Homme une hyper-attention pour l’hémi-espace gauche, ou une certaine négligence naturelle de l’hémi-espace droit. Elle est bien mise en évidence par l’épreuve de bissection de ligne. Chez une population droitière, sans pathologie cérébrale, il y a une tendance à placer le milieu supposé de la ligne légèrement à gauche du centre réel de la ligne [128]. Cette préférence attentionnelle pour la gauche est plus évidente chez le jeune enfant ou le vieillard, chez qui les capacités attentionnelles et leur contrôle sont plus limités que chez l’adulte sain. Mais si on sature les capacités attentionnelles d’un adulte sain, avec de multiples modalités sensorielles (son, image, 248

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tactiles), dans les deux hémi-espaces, on favorise ce biais attentionnel (c’est le phénomène d’extinction visuelle). Le réseau de la salience et le réseau ventral de l’attention, à l’origine de ce biais attentionnel, sont latéralisés dans l’hémisphère droit. Ce sont des systèmes « ascendants », dont le rôle est de rediriger l’attention vers un événement inattendu en dehors du centre d’intérêt en cours. Au début de notre évolution, la menace était représentée par un éventuel prédateur ou un congénère… De nos jours, le réseau dorsal, « celui de la concentration », est plus souvent et plus intentionnellement mis en œuvre. Il est rare que plongé dans un livre, engoncé dans un fauteuil moelleux, nous ayons à craindre qu’un tigre à dents de sabre tapi derrière le canapé nous saute dessus. Cependant, d’autres prédateurs ont fait leur apparition, sollicitant nos réseaux de l’attention latéralisés dans l’hémisphère droit… Un exemple. Le fameux bouton « like  »60 de Facebook apparu en 2009, dont on sait qu’il est à la fois la cause de l’addiction au réseau social et l’outil des faramineux profits générés par la publicité ciblée… est sur la partie gauche de la page Facebook. Et pour être sûr de favoriser le biais attentionnel qui va vous diriger vers la gauche, vers ce bouton, votre capacité attentionnelle est saturée sur le bord extrême gauche de la page par une liste de raccourcis et de logos, et sur le bord extrême droit de la page par des photos. Ces biais locomoteurs et attentionnels ne sont pas les seuls et les neuropsychologues en ont décrit bien d’autres, pas toujours liés à notre latéralisation cérébrale. Et croyez-moi, ils sont tous parfaitement exploités par ceux qui veulent nous vendre quelque chose. C’est sur leur connaissance qu’est née cette nouvelle science, le neuromarketing. Comment profiter des biais pour vendre encore plus. Ces biais sont pour l’instant exploités mais pas encore manipulés, peut-être pas encore. 60.  « J’aime » en français. 249

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Nous avons déjà abordé le transhumanisme et le mouvement de l’augmentation cérébrale. Maintenant, ce mouvement né dans les fab-lab est aussi dans les mains de scientifiques, d’ingénieurs… et surtout d’industriels et de militaires. Qui sont un peu plus inquiétants que les quelques geeks rêveurs du début. Certains ont vite imaginé l’immense marché qu’ouvrait « l’augmentation cérébrale ». C’est le cas de Brett Wingeier qui avait travaillé comme ingénieur biomédical dans plusieurs entreprises de dispositif médical implantable de stimulation cérébrale dans la douleur et la maladie de Parkinson. Il a fondé en 2013 la société Halo Neuro Inc., qui commercialise un dispositif ressemblant à un casque audio, qui stimule le cortex moteur par un courant trans-crânien de basse intensité. Et la publicité est tentante. Ce dispositif augmente votre puissance en musculation, votre endurance (en course, nage, vélo), votre habileté pour jouer d’un instrument, jouer au golf, tirer aux armes à feu (la clientèle est américaine)… Pas de contact direct avec Dieu cette fois-ci. Plus d’une douzaine d’industriels se sont lancés sur le marché. Plusieurs dispositifs sont déjà à vendre, certains sans grand effort de design, avec la bonne vielle éponge, d’autres au look travaillé, très Star Trek. Et les promesses sont toutes aussi alléchantes, augmenter sa mémoire de travail, sa dextérité, son attention, sa vigilance… Les blogs sur l’augmentation cérébrale font fureur. Bien évidemment, une grande prudence s’impose vis-à-vis de ces dispositifs. Les effets miraculeux attendus ne sont pas tout à fait avérés, et sont sûrement très différents d’un individu à l’autre pour de nombreuses raisons (forme du crâne, susceptibilité, réseaux corticaux différents…). De plus, l’innocuité réelle reste à confirmer. Comme je l’ai déjà signalé, une équipe hollandaise a montré qu’un de ces dispositifs, loin d’améliorer l’efficacité cérébrale, diminuait au contraire les performances de la mémoire de travail. L’apparition de ces dispositifs 250

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grand public soulève ainsi de nombreuses questions quant à la réglementation et à l’éthique. Vous savez maintenant que ce qui fait notre efficience intellectuelle, la spécialisation hémisphérique, a conduit l’évolution à regrouper sur le côté droit de notre cerveau des fonctions spécifiques réunies sous le terme global de « cognition sociale ». Des fonctions tellement intéressantes pour les pirates, les hackeurs, et tellement faciles à moduler grâce aux techniques de stimulation cérébrale trans-crânienne. 1984 de George Orwell n’est pas loin, croyez-moi. Besoin d’être convaincu ? Nous avons vu dans le chapitre sur « Le neurone de Bill Clinton » que le cortex préfrontal ventro-médial (vmPFC), cette partie du lobe frontal située sur la face interne du lobe frontal, est très impliqué dans la cognition sociale. Le vmPFC droit fait partie en effet du réseau de reconnaissance des émotions faciales et du traitement des émotions. Les vmPFC droit et gauche appartiennent aussi aux réseaux complexes et bilatéraux de l’empathie et de la théorie de l’esprit. Il est tentant de manipuler ces zones corticales. Mais ce cortex est sur la face interne du lobe frontal, il est donc difficilement accessible à la stimulation trans-crânienne. Du moins si on veut stimuler spécifiquement le vmPFC droit ou gauche. Qu’importe, en plaçant l’électrode au milieu du front, il est possible d’atteindre les deux vmPFC en même temps. De fait, l’activation des deux vmPFC par stimulation électrique trans-crânienne augmente l’activité cérébrale quand une scène plaisante est visualisée, elle diminue aussi l’impact affectif des scènes inspirant la peur, l’anxiété ou la tristesse [129]. Elle diminue aussi la colère face à une situation injuste ou une provocation [130]. Enfin, elle augmente la confiance et l’altruisme. La « pilule du bonheur absolu » en quelque sorte. Tout cela avec une petite électrode placée au milieu du front. Une petite électrode que l’on vous vendra pour devenir plus intelligent… ou plus heureux… 251

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Mais ce n’est pas fini. Restons à la partie interne du lobe frontal, et abordons la zone de cortex située juste au-dessus du vmPFC. On appelle cette zone le cortex frontal médial postérieur (pmFC en anglais, Fig. 49).

Fig. 49 | Vue de la face interne de l’hémisphère droit : (en bas) le cortex préfrontal ventro-médial – vmPFC, (en haut) le cortex frontal médial postérieur – pmFC.

Dans l’hémisphère droit, le cortex frontal médial postérieur fait partie des zones impliquées dans les phénomènes de récompense et les ajustements comportementaux. Ces zones cérébrales sont essentielles au phénomène de conformation sociale. Qu’est-ce que la conformation sociale ? L’être humain, être grégaire et social par excellence, présente en groupe, en l’absence de coordination centralisée, une tendance spontanée à s’aligner sur les pensées ou les comportements. Rappelez-vous la cour de récréation… ou analysez bien ce qui se passe autour de vous, à la télévision. Vous saisissez ? L’expérience suivante a été menée. Un groupe de volontaires a été inclus dans une étude qu’ils pensaient être sur la perception de la beauté en général. Lors d’une première session, les sujets ont visualisé 222 photos d’hommes et de femmes, qu’ils devaient noter de 1 à 8 en fonction de leur beauté. Lors de la deuxième session, ils devaient à nouveau donner une note tout en visualisant la moyenne des notes données précédemment. Ce qu’ils ignoraient, c’est qu’un algorithme bidouillait cette moyenne pour qu’elle soit très différente de la note 252

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qu’avait donnée le sujet la première fois. En total accord avec le phénomène de conformation sociale, les sujets testés réajustaient leur propre note en fonction de la note moyenne affichée. L’inhibition du cortex frontal médial postérieur droit, cette fois-ci par stimulation magnétique trans-crânienne, diminue ce phénomène. Elle réduit l’influence sociale sur notre jugement. Qu’en aurait-il été si on avait stimulé le cortex frontal médial postérieur droit plutôt que l’inhiber. Expérimentation non réalisée… ou non publiée… Poursuivons notre voyage paranoïaque dans la manipulation du comportement social. Il existe une autre zone du cortex frontal, celle-ci plus facile à atteindre que les précédentes car située sur le côté du front. C’est le cortex latéral préfrontal (lPFC) déjà abordé précédemment dans le chapitre «  L’énigme des allumettes », Fig. 48. Le cortex latéral préfrontal joue un rôle important dans la planification et le raisonnement déductif, la récupération de souvenirs en mémoire à long terme, les stratégies d’organisation et la mémoire de travail. C’est dire s’il intervient dans les processus cognitifs complexes. Dans l’hémisphère droit, le cortex latéral préfrontal est aussi impliqué dans la compliance aux normes sociales. Il intègre le rapport coût/ bénéfice d’une règle pour en déduire un comportement en accord avec ses propres objectifs internes. Ce comportement « suiveur de norme » est essentiel dans la socialisation. La stimulation électrique trans-crânienne de cette partie du lobe frontal droit augmente clairement la compliance aux normes sociales [131]. En gros, elle nous rend plus obéissant. La stimulation de cette même partie du cortex frontal, que ce soit droite ou gauche d’ailleurs, diminue la probabilité de se livrer à des actes d’agression, ce qui va dans le même sens [132]. Vous imaginez les applications en termes de contrôle des individus… Dans un autre domaine, tout aussi inquiétant, une équipe de psychologues de Milan a récemment démontré que l’inhibition du 253

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même cortex latéral préfrontal droit rendait plus perméable, plus réceptif aux publicités télévisées [133] ! Nous focaliser vers les scènes plaisantes et nous détourner des scènes déplaisantes, diminuer notre colère face à une situation injuste ou une provocation, diminuer notre agressivité, augmenter notre confiance et notre altruisme, stimuler notre adhésion aux normes sociales. Quel État totalitaire ne rêverait pas de cela ? Nous faire avaler n’importe quelle publicité et nous faire acheter encore plus de choses inutiles. Quelle plateforme internationale de vente par Internet ne rêverait pas de cela ? Si l’on ajoute à ce tableau les progrès en interface cerveau-machine ainsi qu’une volonté déclarée à connecter le cerveau à Internet, le tableau devient un peu effrayant. Heureusement, et pour quelque temps encore, la stimulation trans-crânienne, magnétique ou électrique, se heurte à des problèmes de reproductibilité des résultats. Et cela est parfaitement expliqué par la diversité des paramètres de stimulation, le positionnement de l’électrode et l’anatomie du sujet. Nos sillons, nos circonvolutions, l’épaisseur de liquide cérébro-spinal sont différents chez chacun de nous. La carte de notre cerveau est différente pour chacun d’entre nous. La latéralisation cérébrale peut varier, et même changer au cours du temps chez les femmes. Comme aime à le dire mon collègue Aram Ter Minassian, « le cerveau est un organe fuyant » et quelque part, heureusement, rajouterais-je.

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CONCLUSION

Nous arrivons au terme du voyage promis dans le préambule. Voyage à travers les fonctions cérébrales, de l’hémisphère gauche à l’hémisphère droit. Voyage scientifique et anticipatif, pour dresser « la carte du cerveau droit ». Voyage exploratoire entrepris par des chercheurs, des neurologues, des neurochirurgiens et surtout des patients, qui sont d’entre tous les plus courageux. Il faut en effet l’être pour se soumettre à une opération sur le cerveau en chirurgie éveillée. Ce voyage exploratoire peut être vu comme une quête. Et comme toute quête, son chemin est jalonné de symboles et de mythes. Le mythe du cerveau droit dans lequel dorment, réprimées, des capacités extraordinaires, reste très vivant. La réalité, parfois proche du mythe, est parfois plus étonnante. Elle n’en reste pas moins complexe, et ce que nous appelons la latéralisation cérébrale recèle encore de nombreux secrets. Nous savons cependant que toute activité cognitive résulte de la mise en action concomitante de réseaux cérébraux distincts et étendus. Partis d’un hémisphère « pour manger » et d’un autre « pour ne pas être mangé », nous sommes arrivés à deux hémisphères, parlant chacun son propre langage. 255

Conclusion

L’hémisphère droit, hémisphère de l’alerte, de survie, est devenu au fil de l’évolution l’hémisphère du langage non verbal. L’hémisphère gauche grâce à ses propriétés de détection de l’invariance était idéal pour accueillir une invention récente dans l’histoire de l’Homme, le langage parlé et écrit. Il ne faut bien sûr pas imaginer deux hémisphères indépendants. Ils échangent continuellement l’un avec l’autre, construisant ainsi la richesse de notre communication et de notre socialisation. Le traitement des informations qui nous entourent se fait simultanément, en parallèle, avec coordination complète des hémisphères grâce au corps calleux. Les informations sont à nouveau traitées en parallèle dans chaque hémisphère (souvent par une voie ventrale et une voie dorsale). En fonction de la complexité de l’information, un autre traitement en parallèle peut être réalisé, et encore un autre… Cette possibilité de traiter des informations en parallèle est une constante dans le cerveau. Il s’agit d’une véritable organisation fractale, ces figures où l’on peut discerner un schéma qui semble se répéter, comme pour les branches d’un arbre, ou un flocon de neige. Mais ceci n’est pas très étonnant, les fractales se retrouvent dans toutes les organisations biologiques. Ces spécialisations des hémisphères droit et gauche, d’aucuns diraient adaptation, ou recyclage, ont-elles eu lieu simultanément ou successivement ? Cela restera probablement toujours une énigme. Personnellement, je reste très attaché à l’apparition première du langage non verbal et à son origine féminine. Peut-être est-ce dû aux souvenirs de cette maman que j’ai dû opérer un jour. Vouloir cartographier et respecter au cours d’une intervention neurochirurgicale tous les réseaux cérébraux impliqués dans le langage, qu’il soit verbal ou non verbal, est illusoire, et ce d’autant que leurs distributions dans chacun des hémisphères peut varier. Mais comme pour réconcilier localisationnistes et unitaristes du xixe siècle, chaque réseau possède des nœuds de communication et des voies essentielles, que nous avons appris à identifier grâce à l’IRM 256

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Conclusion

fonctionnelle et la cartographie cérébrale chez le patient éveillé. Cette cartographie est irremplaçable car les reliefs du cerveau sont différents pour chaque individu, dessinant pour chacun une carte unique que le neurochirurgien doit découvrir. En plongeant au bloc opératoire le patient dans un univers virtuel où seul le langage non verbal existe, où les clés de la socialisation sont indissociables de l’appréhension de l’espace, nous commençons à dessiner la carte du cerveau droit de nos patients. L’avenir nous dira si la connaissance de cette carte est suffisante pour éviter un déficit du langage et de la lecture émotionnels. Et si cette carte nous conduira vers de nouveaux traitements par neuromodulation des troubles de la cognition sociale…

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REMERCIEMENTS

Je voudrais avant tout remercier les patients et leurs familles qui nous ont fait confiance. Merci aussi à toute l’équipe de neurochirurgie, mes collègues neuropsychologues et anesthésistes, en particulier Aram Ter Minassian pour tout ce qu’il a développé, pour ses suggestions, l’iconographie et nos conversations passionnées. Merci aux équipes d’ingénieurs qui nous ont accompagnés dans le monde de la réalité virtuelle, en particulier Évelyne Klinger et Marc Le Renard de l’ESIEA, Renaud Seguier et Morgane Casanova de SUPELEC. Un grand merci aussi à mes jeunes collègues internes et chefs de clinique qui ont avec enthousiasme prêté leur visage et parfois leur cerveau pour nos recherches. Enfin, un merci spécial à mon épouse Claudia pour sa patience et ses conseils, à mes filles Noelani et Amélyse ainsi qu’à mes amis, scientifiques, médecins ou béotiens, en particulier Pierre, Laura, Henri, et mes coachs TEDx Josette et Kevin pour leur relecture et corrections.

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