La faim du pétrole: Une civilisation de l’énergie vue par des géologues 9782759810369

Cet ouvrage montre comment l’énergie, encore aujourd’hui abondante et peu onéreuse, contrôle le développement mondial. C

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French Pages 235 [234] Year 2013

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La faim du pétrole: Une civilisation de l’énergie vue par des géologues
 9782759810369

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La faim du pétrole Une civilisation de l’énergie vue par des géologues

Les droits d’auteur de ce livre vont entièrement à l’association Anak*, dont l’un des auteurs est le président depuis plus de dix ans. Ainsi, quelle que soit la qualité du livr e, des idées présentées, et le plaisir ou l ’irritation que vous pourriez avoir en le lisant, il aura été utile.

* Anak – un pont pour les enfants 8, rue des Réservoirs – 78000 Versailles www.associationanak.org

La faim du pétrole Une civilisation de l’énergie vue par des géologues

Pierre Mauriaud, Pascal Breton, Patrick De Wever

Préface de Jean Dercourt Dessins de Vivien de Feraudy

Crédits photos : toutes les photos ou figur es sont de Total sauf mention contrair e signalée dans la légende. Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les «-copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective-», et d’autre part, que les analyses et les cour tes citations dans un but d’exemple et d ’illustration, « toute r eprésentation intégrale, ou par tielle, faite sans le consentement de l ’auteur ou de ses ayants dr oit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1 er de l ’article 40). Cette représentation ou r eproduction, par quelque pr océdé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

© 2013 EDP Sciences ISBN : 978-2-7598-0778-9 Mise en pages : Patrick Leleux PAO

Remerciements

L’origine de ce livr e est une demande de l ’European Association of Geoscientists and E ngineers d ’effectuer une tournée de confér ences dans des universités européennes sur le thème de l’énergie. Cette tournée fut préparée par un groupe de géologues, géophysiciens et économistes et fut présentée dans une quarantaine d’universités européennes entre fin 2009 et début 2010. Le bouche à oreille ayant fait son effet, cette conférence a par la suite continué à être demandée par des auditoires de plus en plus divers. Elle a alors évolué pour devenir plus grand public au point qu ’il nous a semblé intér essant de la publier . Nous avons décidé de tenter une aventure commune qui associe des géologues pétroliers, avec leur expérience industrielle, et un géologue du monde scientifique et académique, avec une expérience d’enseignant et d’édition. Nous y avons découvert des mondes différents et nous nous sommes enrichis naturellement grâce à nos échanges vivants, francs et directs (comme on dit en langage diplomatique) mais toujours amicaux. Ce fut une belle expérience. Nous y avons passé du temps ; plus V

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que nous ne le pensions initialement et que ne l’auraient souhaité nos familles qui avaient peut-être d’autres projets pour nous… L’écriture grand public n ’est pas chose facile, en par ticulier pour des ingénieurs de plus en plus adeptes de « Power point » que de littérature. La nécessité de rendre compréhensible un sujet aussi complexe pour un public v arié nous a obligés à simplifier , à éviter tout jargon professionnel et surtout à nous assurer que ce qui nous paraissait évident l’était bien pour tous. Nous remercions la société Total, en particulier Marc Blaizot, le directeur exploration, qui a accepté que deux des auteurs consacr ent une petite partie de leur temps professionnel à la rédaction de ce livre, utilisent des illustrations de la société, et qui nous a fait ’amitié l de prendre beaucoup de son temps pour relire le manuscrit. Les idées, commentaires et parti pris défendus dans ce livre sont toutefois strictement ceux de ses auteurs. I ls ne r eprésentent pas ceux de la société Total, qui sont exprimés de façon officielle par ailleurs, ni celle du Muséum national d’histoire naturelle1. La partie économique tient pour beaucoup au cours que P ierre René Bauquis donne à l’IFP School2, qu’il en soit particulièrement remercié. La par tie év aluation des r essources est tenue à jour par l ’équipe des Projets Nouveaux de l’exploration du groupe Total, nous leur sommes redevables des idées. Un grand merci aux nombreux collègues, amis et membres de nos familles qui ont pris le temps et la peine de lir e le manuscrit et de nous donner de précieux conseils. Un remerciement amical à celui qui nous a beaucoup aidés pour les figur es, Matthieu Boucher. Et enfin, un remerciement tout particulier au professeur Jean Dercourt qui nous a fait l’honneur et la faveur de préfacer ce livre.

1. Ce qui est habituel dans le monde académique, les enseignants cher cheurs n’ayant aucun devoir de réserve tant qu’ils restent dans le cadre de leur compétence scientifique (loi du 13 juillet 1983). 2. École de l’Institut français du Pétrole.

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Préface

Le livre que vous ouvrez est particulier ; il est rédigé par trois géologues et traite les trois grands panneaux du sujet : la formation, la découverte du pétrole et son impact sur les sociétés humaines, politiques et économiques. Ces trois regards croisés convergent vers un sujet trop souvent éclaté. Aujourd’hui, notre civilisation est fondée sur une énergie facilement disponible et abondante, celle du pétrole, mais il serait imprudent d’omettre les plus anciennes : l’eau, le vent, le soleil, le charbon et une, très récente, le nucléair e. Le lecteur est associé à ce tissage des différents domaines étudiés conjointement. Pour convaincre, tous trois ont abordé les mêmes objets d’étude mais chacun selon sa spécialité où il a acquis une notoriété internationale. Il est banal d’affirmer que la civilisation des xx e et xxi e siècles est celle de l’énergie comme elle fut dans le passé celle de la pierr e, celle des métaux ; le xix e siècle fut celle du charbon, aujour d’hui s’y ajoute le pétrole puis le nucléair e. Ces étapes ont façonné la société humaine ; elles n’apportèrent pas que des pr ogrès (rappelons par ex emple que VII

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l’énergie musculaire a entraîné l’esclavage). Peut-on attendre une nouvelle étape sans trop de risques ? Chaque lecteur, qu’il soit géologue, historien, économiste…, trouvera certes les traits principaux de sa discipline mais aussi les interactions avec des domaines qu ’il connaît moins, par ex emple les liens de la conférence de Yalta et du dév eloppement des champs pétr oliers de l’Europe et de l’Afrique. En outre, est esquissée la liaison entr e les sources d’énergie – hydraulique, charbon, nucléaire, solaire – et, si l’histoire est contée, le présent est abordé, telle la mise en œuvre de l’exploitation des schistes bitumineux et gaz de schistes, sans omettre les interactions que chacune pose ou a posées depuis leur mise au service du développement de la société et les problèmes soulevés. Ce volume est tout à la fois solide et rigour eux mais aussi il embrasse toutes les composantes du sujet avec compétence, rigueur et élégance. Jean Dercourt, Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des sciences

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Sommaire

Remerciements .............................................................................................

V

Préface .......................................................................................................... VII Introduction ................................................................................................

1

Chapitr e 1

■ Terre et vie ....................................................................

5

1.1 L’énergie et le développement de la vie ................................................... 1.2 L’énergie et le développement de l’Homme............................................. 1.2.1 Une démographie et une hégémonie indiscutables ...................... 1.3 L’énergie et le développement de notre civilisation..................................

5 13 15 16

Chapitr e 2

■ Énergie et pétrole .........................................................

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2.1 Histoire récente des besoins énergétiques ................................................ 2.2 Brève histoire de l’exploration et de la production pétrolière ................... 2.2.1 Du premier forage (1859) au premier choc pétrolier (1973)........ 2.2.2 Le premier choc pétrolier (1973) ................................................ 2.2.3 Du contre-choc pétrolier de 1986 à aujourd’hui..........................

25 27 28 42 46

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2.3 Black gold or blood oil ? (Or noir ou huile de sang ?) L’industrie pétrolière en accusation ......................................................... 2.3.1 Des implications dans des guerres ou autres  manipulations de gouvernements ................................................ 2.3.2 Liens avec des régimes non démocratiques et corruption ............................................................................... 2.3.3 Les pollutions terrestres, marines et atmosphériques ....................

54 57

Chapitr e 3

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■ Énergie et économie .....................................................

50 51

3.1 Industrie de l’énergie, économie et géopolitique ..................................... 76 3.1.1 Ce qui régit le prix du pétrole ..................................................... 89 3.1.2 Prix à la pompe : mythes et réalités.............................................. 91 3.1.3 L’exploration et la production pétrolière ...................................... 97 3.2 Pic pétrolier : mythe ou réalité ? ............................................................. 104 3.2.1 Évaluation géologique des profils mondiaux de production ......... 106 Chapitr e 4

■ Énergies fossiles et climat ............................................. 129

4.1 L’évolution climatique et les gaz à effet de serre ...................................... 4.1.1 D’où vient le CO2 ? .................................................................... 4.1.2 Le méthane biogène et l’effet de serre .......................................... 4.2 Où va-t-on ? ........................................................................................... Chapitr e 5

133 134 138 145

■ Quelles énergies pour demain ? .................................... 155

5.1 Évolution prévisible à vingt ans de la demande énergétique .................... 5.2 Les énergies fossiles................................................................................. 5.3 Les énergies recyclables et renouvelables ................................................. 5.3.1 La biomasse ................................................................................ 5.3.2 L’énergie nucléaire ....................................................................... 5.3.3 L’énergie hydroélectrique............................................................. 5.3.4 L’énergie solaire et éolienne ......................................................... 5.3.5 La géothermie ............................................................................. 5.3.6 Les énergies renouvelables et l’acceptabilité .................................

155 156 168 170 173 175 177 179 181

Conclusion ................................................................................................... 187 Glossaire ....................................................................................................... 191 Index ............................................................................................................ 209 Les auteurs ................................................................................................... 215 Autres ouvrages des mêmes auteurs ............................................................ 221

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Introduction

La domestication du feu est peut-être l’un des points qui nous différencie encore le plus de nos pr oches cousins primates. La domestication de l’énergie est, pour l’essentiel, celle de la chaleur, d’abord celle issue de la combustion du bois, puis du charbon de bois, du charbon, du pétrole et du gaz et enfin celle issue de la structure même de la matière. À par tir du x viii e  siècle, la r évolution industrielle v a permettr e un développement économique très rapide de notre société mais va nous rendre dépendants de l ’énergie. Cette dépendance à une énergie, à l’origine abondante et gratuite pour un petit nombre de sociétés occidentales, devient pr oblématique quand l ’environnement mondial évolue pr ofondément aujour d’hui. Nous viv ons une période durant laquelle 40  % de la population mondiale se dév eloppe rapidement, particulièrement en Asie et dans le sous-continent indien. D u jamais vu vraisemblablement dans l’histoire de l’humanité. Les années à venir seront passionnantes et les changements pr ofonds. Sans modification notable de nos compor tements, la demande énergétique deviendra 1

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rapidement supérieure à l’offre. L’énergie deviendra onéreuse et l’impact sur le climat de l ’utilisation non maîtrisée des énergies fossiles se fera de plus en plus sentir. On est bien à la fin d’une période d’utilisation sans compter. En tant que géologues, pétr oliers pour deux d ’entre nous et académique pour le troisième, la problématique de l’énergie est à la fois un gagne-pain et un plaisir intellectuel du fait de la complexité du sujet, de ses multiples implications et de son ancrage dans notr e vie de tous les jours. C’est un peu ce plaisir , ce titillement de neur ones que nous espérons communiquer, pour bien entendu nous obliger à poser des questions essentielles et à envisager des réponses rationnelles.

Pour certains, tout est simple, il suffit de passer des énergies fossiles aux énergies r enouvelables. M ais si le pétr ole r este la figur e emblématique de l’Énergie depuis le début du xx e siècle, il continue à l’être aujourd’hui et le r estera encor e un temps cer tain, c ’est bien pour de bonnes raisons. S i c’est une évidence pour tous, peu cher chent à connaître et à comprendre les raisons de cette place prédominante et proéminente. Il existe en effet bien d’autres énergies ; alors pourquoi le pétrole est-il devenu L A  référence  ? À tel point que, pour beaucoup , le bouquet énergétique à disposition ne se r ésume bien souvent qu’au pétrole (et au gaz pour cer tains) et à l ’électricité  ! M ais l ’électricité n’est qu’un vecteur d’énergie et non pas une énergie primaire. Il faut la fabriquer, contrairement au gaz natur el, au pétr ole ou au charbon qu ’il faut d’abord trouver et ensuite produire. 2

Introduction

Qu’on le veuille ou non, le pétrole est bien devenu un élément indispensable de notre vie. Parler du pétrole, c’est surtout parler du transport et de son rôle prédominant dans une économie mondialisée et par conséquent de toutes ses implications directes et concrètes dans notre vie quotidienne. Le symbole du pétr ole pour tout un chacun n ’est pas le mât de forage mais bien la pompe à essence. Les autr es sources d’énergie – charbon, nucléaire, gaz naturel, hydraulique ou biomasse – sont, elles, à l’origine de la fabrication de l’électricité et donc de toutes ses implications industrielles et domestiques. Après un petit rappel de ce qu’est l’énergie, nous proposons un bilan, y compris historique, des ressources énergétiques mondiales, en termes de répartition géographique, d’enjeux, de type d’énergie et de potentialité. Sur la base de ce bilan, nous avons aussi essayé d’envisager, avec autant de pr udence et de r éalisme que possible, l ’avenir énergétique à un horizon de 20 à 30 ans. Il ne s’agit donc pas d ’un austère traité technique sur la question1. Au contraire, nous avons choisi une présentation simple, accessible au plus grand nombr e et étay ée d’exemples, d’anecdotes et d’événements dont chacun a entendu parler sans pour autant prendre le temps, ni de les analyser, ni de mesurer leur impact. Nous espér ons ainsi donner quelques clés pour mieux compr endre notre monde sous son angle énergétique et être ainsi mieux préparés à accepter celui de demain.

1. Ceux qui seraient intéressés par des développements plus complets sont invités à se référer à des ouvrages tels que : Bobin J-L., H uffer E., Nifenecker H. (coord) (2005). L’énergie de demain. EDP Sciences. 633 p. ; Huc Y.-A. (coord) (2010). Heavy crude oil. Technip, 480 p.

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1 Terre et vie

1.1 L’énergie et le développement de la vie La planète Terre est caractérisée par la présence de la vie. La vie, la géologie, la paléontologie sont des palimpsestes1 dont nous n’avons pas encore lu tous les textes. Métamorphoses est le poème d’Ovide le plus célèbre. Il s’applique bien à la Terre que l’on ne peut plus regarder de façon statique. Considérer la Terre que nous voyons, les êtres qu’elle porte, de façon figée, c’est ne voir qu’un instantané d’un film qui dure depuis des millions d’années. Il convient d’envisager une Terre changeante, inscrite dans une dyna-

1. Palimpseste est un terme précis, utilisé dans le métier pour dire que les informations géologiques s’empilent les unes sur les autres en s’effaçant partiellement, en évocation de ces parchemins utilisés et réutilisés par les moines copistes du Moyen Âge.

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mique et donc av ec une for te historicité2. O n ne peut plus étudier la Terre et la vie sans êtr e en même temps un historien. E lles ont, en effet, un commencement et elles auront immanquablement une fin. U ne fin de la vie sur Terre que les spécialistes envisagent dans environ un milliard d’années et cinq milliar ds d’années pour la Terre elle-même. Cette destr uction de la Terre est liée à l ’évolution naturelle du Soleil qui, ayant consommé son hy drogène, sera devenu une étoile géante rouge et aura englobé laTerre. Le coup de soleil ultime en quelque sorte. En attendant cette échéance, un organisme vivant reste quelque chose d’extrêmement improbable, non seulement parce qu’il est très localisé à l ’échelle de l’Univers, mais aussi par ce qu’il possède une structure très ordonnée alors que les principes fondamentaux de la thermodynamique indiquent que le désordre (l’entropie pour donner le mot sav ant) doit augmenter av ec le temps. I l semble y av oir là un paradoxe3. L’explication réside tout simplement dans la capacité des êtres vivants à consommer de l’énergie. Quand un organisme n’a plus cette capacité, il retourne vers le désordre, c’est-à-dire qu’il se décompose et disparaît. Ses constituants r etournent alors à un état physico-chimique stable, aux conditions de températur e et de pr ession de la sur face terrestre, soit environ 20 °C, 1 atmosphère et entre 30 et 90 % d’humidité. S’il fait plus sec, les chairs peuvent se momifier. Bref, il n’y a pas de vie s’il n’y a pas consommation d’énergie, et réciproquement. La pr emière nécessité pour la vie est donc de disposer d ’une sour ce d’énergie. À la surface de la Terre, l’énergie la plus aisément disponible est l’énergie solaire. Fort logiquement, les premières formes de vie l’ont utilisée, directement ou indirectement. Le deuxième besoin pour la vie est l’eau, ce qui explique que la vie se soit diversifiée dans une eau suffisamment peu profonde pour que les rayons du soleil y pénètrent encore (même si une partie de la vie a pu apparaître dans des environnements profonds). 2. Pour ceux qui voudraient aller plus loin, on ne peut que recommander la lecture de : Paléobiosphère : Regards croisés des sciences de la vie et de laTerre. De Wever P., David D.B., Néraudeau D. (2010). MNHN-Vuibert-SGF, 816 p. 3. Cette impr obabilité est en par tie au cœur des idées cr éationnistes. I l faut lir e sur ce thème R.  Dawkins, S.J. G ould, E. M ayr pour ne citer qu ’eux, qui montr ent l’élégance implacable du fait de l ’évolution et de la sélection natur elle tels que le génie de C. Darwin l’avait démontré dès le milieu du xix e siècle.

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1. Terre et vie

Les premiers organismes photosynthétiques ont utilisé le rayonnement du soleil pour conv ertir l ’eau et le dio xyde de carbone (également à disposition en grandes quantités) en sucr es grâce à leurs pigments 6CO2 +  6H2O →  C6H12O6 +  6O24. I ls ont alors transformé l ’énergie lumineuse, fugace et diffuse, en énergie chimique susceptible d’être stockée. M ais cer tains pr ocessus de transformation libèr ent un sousproduit, un déchet en quelque sorte : l’oxygène.

Figure 1 L’énergie et la vie (d’après A.W. Rutherford - CNRS/CEA/iBiTEC - Saclay).

Ce rejet très oxydant a bien entendu été nocif pour les organismes d’alors (c’est encore le cas aujour d’hui ! Qui n’a pas cr u aux antioxydants susceptibles de lutter contre le vieillissement ?). Mais la vie s’adapte à tout et certains organismes ont même fini par incorporer ce produit toxique dans leur métabolisme, à tel point que l’on pourrait croire que l’oxygène est un élément fondamental de toute vie. L’eau l’est, l’oxygène non. Cette production d’oxygène a modifié la composition de l ’océan dans un premier temps, v ers 3,5 milliards d’années, puis a commencé à se 4. Traduction  : 6 molécules de gaz carbonique et 6 molécules d former une molécule de sucre et 6 molécules d’oxygène.

’eau r éagissent pour

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diffuser dans l’atmosphère vers 3,2, mais surtout entre 2,4 et 2 milliards d’années. Quelle est l’importance de cette production d’oxygène ? Avant l’activité photosynthétique des organismes, l’atmosphère terrestre était dominée par le gaz carbonique, le CO2. Les eaux n’étant pas oxygénées, l’océan contenait beaucoup de fer ferreux (Fe2+, vert) soluble dans l’eau, qui était alors peu limpide. A vec l’arrivée de l’oxygène (O2) dans l’eau, tout le fer ferr eux s’est rapidement o xydé en fer ferrique (F e3+, rouge), la r ouille tout bêtement. L ’eau ferrugineuse, oui ! Le fer , sous cette forme oxydée (ferrique), est insoluble dans l’eau, à l’inverse du fer non oxydé (ferreux). Il a donc pr écipité, s’est sédimenté. I l s’est alors accumulé sur le fond des océans sous forme de couches rouges de très grandes épaisseurs. A ujourd’hui, plus de 80 % de l ’exploitation mondiale des minerais de fer provient des gisements de « fer rubané » formés à cette époque et de cette façon. D ébarrassé du fer, l’océan est devenu plus limpide, ce qui a permis à la lumièr e solaire de pénétrer plus profondément. La photosynthèse a alors été opérante sur une plus grande tranche d’eau, ce qui a accéléré la production d’oxygène. Une spirale était enclenchée par ce que l’on appelle une « rétroaction positive ». Comme nous l ’avons dit, généralement, la vie tir e son énergie du soleil, par v oie dir ecte ou indir ecte. Les plantes v ertes et cer taines bactéries sont les producteurs primaires de la chaîne alimentaire, des êtres vivants capables de transformer l’énergie lumineuse du soleil en énergie chimique, puis de la stocker . D’autres organismes puisent à leur tour cette énergie stockée sous forme chimique en se nourrissant des plantes et en digérant leurs sucr es5. I ls peuv ent aussi consommer l’oxygène produit par la photosynthèse des végétaux pour « brûler  » leur nourritur e dans des r éactions qui dégagent de l ’énergie. En remontant la chaîne alimentair e, d’autres animaux mangent ces herbivores et ainsi de suite. A ussi quand nous exploitons des énergies fossiles, telles que le charbon, le pétr ole ou le gaz natur el, c’est la réaction inverse de la photosynthèse, que les v égétaux ont effectuée il y a très longtemps, qui se produit : en brûlant le carbone (les hydrocarbures) dont les plantes se sont ser vies pour fabriquer des molécules organiques, nous générons du dioxyde de carbone à partir 5. Les bactéries qui consomment, et donc dégradent, le pétrole brut ne font rien d’autre qu’utiliser l’énergie solaire que les plantes ont stocké des millions d’années auparavant.

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1. Terre et vie

de l’oxygène produit par ces mêmes plantes. Quand nous brûlons un charbon du Carbonifère, c’est de l ’énergie solaire d’il y a 300 millions d’année qui nous chauffe.

L’énergie c’est donc la vie. M ais l’énergie ne vient pas que du soleil. Si l’on tourne autour du pr oblème pour en éclairer toutes ses facettes, on retrouve alors les quatre éléments fondamentaux, distingués depuis l’Antiquité classique et la mythologie gréco-latine : l’eau, le feu, le vent et la terre. Poséidon/Neptune, le dieu des mers ; Héphaïstos/Vulcain, le dieu du feu ; Éole/Aeolus, le dieu du vent et des tempêtes, Gaïa/Tellus divinité de la Terre. On parle beaucoup d ’énergies r enouvelables comme s ’il s ’agissait de quelque chose de moderne et de nouveau. De fait ces énergies ont été utilisées par l’homme depuis longtemps : l’eau et l’ensemble de l’énergie hydraulique, le vent et l’énergie éolienne, seule l’énergie issue de la terre, la géothermie, et celle issue de la matière, la radioactivité, sont récentes. Le bois a été la première énergie utilisée pour se réchauffer, s’éclairer, fair e cuir e les aliments de nos lointains ancêtr es il y a envir on 400  000  ans6. C’est encor e aujour d’hui la principale sour ce d ’énergie (et de déforestation) pour les besoins domestiques dans beaucoup de pays. L ’utilisation principale des énergies fossiles consiste encor e essentiellement à cr éer de la chaleur , à fair e fonctionner des moteurs 6. Des chiffres proches de un million d ’années ont été av ancés début 2012, mais il nous semble prudent d’attendre que le buzz se dégonfle. Tant de buzz ont fini par des pschiit (neutrinos plus rapides que la lumièr e par ex emple), il en sera de même av ec les dinosaures dont la flatulence aurait réchauffé le climat au Jurassique et au Crétacé.

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à explosion ou à chauffer de l ’eau pour fair e tourner des turbines à vapeur pour créer de l’électricité. On a vu que la vie tient essentiellement son énergie primair e du soleil. Les plantes vertes nous le rappellent quotidiennement avec leur « machinerie » chlorophyllienne. Elles synthétisent des produits organiques dir ectement à par tir de l ’énergie solair e. P ar photosynthèse, d’une façon un peu complex e, elles pr ennent du gaz carbonique, de l’eau et, utilisant l’énergie dispensée par le soleil, génèrent, entre autres, des molécules riches en énergie : des sucr es. Parfois cette énergie est stockée sous une forme plus concentr ée encore : des lipides, du gras. En fin de compte, tout le monde sait que la meilleur e façon d ’avoir de l’énergie est de manger du sucr e et que, si l ’on en mange tr op, on stocke ce surplus sous forme de gras. La logique énergétique liée à la vie est simple : soit du sucr e, soit du gras. Et sous le terme de biomasse de type 1, on désigne celle issue de nourriture, soit du sucre, soit du gras. Pyramides de biomasse et d’énergie La biomasse correspond à la masse totale de matière vivante présente dans une zone donnée, définie écologiquement (un écosystème, la planète) ou géographiquement (un lac, un massif forestier) ; le concept peut aussi être appliqué à un taxon ou à un groupe écologique (le phytoplancton, les arbres). La biomasse dépend à la fois du gabarit des organismes et de leur nombre. Au sein de tous les écosystèmes, on constate la prépondérance des organismes de petite taille sur ceux de grande taille en termes de richesse (nombre d’espèces), mais aussi d’abondance (nombre d’individus). La pyramide des biomasses montre que plus on monte dans la hiérarchie des niveaux de consommation, plus la biomasse du groupe considéré devient faible. Cette pyramide présente presque toujours une allure très aplatie. À chaque changement de niveau de la pyramide, il y a une perte d’énergie, soit que le système n’est pas efficace (dû au faible rendement du système digestif par exemple), soit qu’il utilise une grande partie de l’énergie pour ses propres activités métaboliques. Ainsi, dans une chaîne alimentaire, 100 g de luzerne ne se transforment pas en 100 g de veau. De manière générale, on enregistre une diminution d’un ordre de grandeur par niveau trophique : 1 000 kg de végétaux donnent 100 kg d’herbivores, qui donnent 10 kg de carnivores, qui donnent à leur tour 1 kg de super-carnivores. On peut également considérer la productivité d’un écosystème ou d’une zone géographique. La productivité est la quantité d’énergie que l’ensemble des producteurs primaires de cet écosystème ou de cette zone géographique sont capables de capter. L’énergie solaire captée se transforme et passe d’un niveau

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1. Terre et vie

trophique à l’autre en subissant des pertes. En France, le flux d’énergie solaire absorbée chaque heure par chaque kilomètre carré est d’environ 700 millions de kilojoules. Sur ces 700 · 106, 1 % est utilisé par les producteurs primaires qui en restituent 0,1 % aux herbivores, qui en donnent à leur tour 10 % aux carnivores, et 10 % parviennent enfin aux décomposeurs, soit seulement 70 kJ, représentant le dix millionième du flux initial.

Les plantes sont capables de synthétiser leur énergie à partir du soleil, mais nous, les animaux, ne le sommes pas. U n coup d ’œil rapide sur une plage l’été prouve que, pour les animaux, lesoleil cuit plus qu’il ne nourrit… Il nous faut donc chercher l’énergie où elle se trouve : en mangeant des plantes (les herbiv ores : lapin, chèvre…) ou même des animaux (les carniv ores : loup, rapace…) qui aur ont eux-mêmes mangé des plantes, voire des animaux qui auront mangé des animaux qui aur ont mangé des plantes (les super-carniv ores  : panthère, cormoran et nous, omnivores…). Ainsi, faute de pouvoir la synthétiser , nous r echerchons notr e énergie dir ectement via le sucre ou le gras que nous ingurgitons. In fine , cette énergie sera utilisée par oxydation, en respirant et en rejetant du gaz carbonique et permettra au corps de fonctionner et de se développer. La boucle est bouclée. En fin de compte, nous dépendons d ’un cycle de la vie, où, à par tir d’énergie solaire, de gaz carbonique et d ’eau, sont générés des sucres. Ces sucres sont oxydés et génèrent à leur tour de l’énergie tout en rejetant du gaz carbonique et de l’eau à la place… et le cycle continue. Le gaz carbonique et l’eau ne font que passer, dans ce cycle, tout cela pour générer de l’énergie. Regardons maintenant un peu plus en détail le mo yen de concentrer encore plus cette énergie. De façon caricaturale, si l’on enfouit les plantes et par là même le sucre généré, s’il évolue en perdant quelques radicaux OH, on obtient une concentration (fossile) qui contient une quantité énorme d ’énergie. La plante est devenue du charbon, du pétr ole, ou du gaz natur el. On est bien passé des carbohy drates (des sucres) à des hy drocarbures (le pétrole et le gaz). I l s’agit là d ’une façon efficace de stocker l ’énergie issue de l’énergie solaire sous une forme concentrée transportable. Bref il s’est créé un carburant tr ès puissant car susceptible de fournir une énergie très importante pour un volume fini minimal. 11

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Cette notion de concentration est fondamentale dès que l’on parle d’énergie. L’énergie naturelle quand elle est concentrée comme dans les tempêtes, tornades, v olcans, séismes, tsunamis, éclairs, inondations, éboulements de terrain, r este ingérable. C’est un des fonds de commer ce des géologues communicants : belles images, peurs ancestrales, visions dantesques, modestie de l ’Homme dev ant la N ature toute puissante, v oire v engeresse… Heureusement pour nous, l’énergie solaire n’est pas assez concentrée pour aller au-delà des coups de soleil estiv aux. Le pr oblème est que faible concentration va de paire avec faible intensité, faible capacité, faible rendement et donc peu intér essant encore pour un usage industriel. O n est donc r éduit à l ’utilisation massive d’énergie géologiquement concentrée d’origine fossile. Mais soyons clairs, les autres sources d’énergie, dites renouvelables même si elles r estent encore marginales aujour d’hui, sont incontournables, nécessaires et indispensables pour notre avenir et nous y reviendrons plus longuement dans le dernier chapitre. Dans les énergies r enouvelables, il faut év oquer l’énergie de la Terre elle-même. Les techniques géothermiques permettent d’utiliser la chaleur même de l ’intérieur de la Terre, en captant l ’eau chaude ou la vapeur d’eau liées aux v olcans ou les eaux chaudes pompées dans des aquifères profonds, voire des eaux froides injectées en profondeur puis pompées une fois réchauffées… L’énergie du vent a été utilisée sous forme mécanique par les moulins à vent introduits en Europe au ix e siècle par les Arabes. Si les moulins à usage agricole ont disparu ou presque, il nous reste leurs descendants, les éoliennes et… leur Don Quichotte. Enfin, l’énergie de l’eau est récupérée par des moulins, chutes et autres barrages hydrauliques. Ces barrages peuvent être, classiquement, à terre mais également marins, l’idée étant alors d’utiliser les forces de marées, courants marins superficiels ou profonds et vagues comme sources d’énergie. La radioactivité naturelle terrestre est aussi une source d’énergie à l’origine de la filière nucléaire. En résumé, parmi les énergies concentr ées, on distingue les énergies concentrées mais à stocks limités – charbon, pétrole, gaz, uranium – et les énergies r enouvelables –  géothermie, eau, v ent, soleil  –, ces dernières étant moins concentrées et encore difficilement stockables. La vie transforme donc l ’énergie et la stocke pour l ’utiliser quand le besoin s’en fait sentir , par nécessité vitale ou par commodité. A près 12

1. Terre et vie

avoir vu succinctement les processus d’obtention de l’énergie et comment elle pouv ait être transférée, nous allons maintenant considér er l’évolution et l’utilisation de l’énergie par l’Homme au cours du temps.

1.2 L’énergie et le développement de l’Homme À l’origine la chasse et la cueillette sont les premiers modes de subsistance de l’Homme. Elles consistent à pr élever sur la natur e ce qu’elle fournit spontanément (sucr es et gras). L ’Homme a été un chasseur-cueilleur jusqu’à ce qu’il devienne progressivement agriculteur-éleveur, au MoyenOrient, il y a envir on 10 000 ans : c’est la Révolution du Néolithique. Les populations de chasseurs-cueilleurs étaient très peu denses. Le chasseur-cueilleur se limitait alors le plus souvent à ne prendre sur la nature que ce qu’il était en mesure de transporter et de conserver. Il récoltait son énergie au fur et à mesur e de ses besoins, ne passant en fait que peu de temps à cette activité. La belle époque… penseront certains.

Au moment où il inv ente l ’agriculture, l ’Homme amor ce ce qui deviendra la civilisation actuelle. S’il le fait, c ’est qu’il y tr ouve un intérêt majeur : obtenir et stocker plus de nourriture que son besoin immédiat et pouvoir échanger ce surplus contre des services. Son mode de vie v a s’en trouver fondamentalement changé. La population va croître. Le défrichement, la mise en valeur des sols pour l’agriculture vont lui permettre de s’étendre sur toute la planète. I l va petit à petit améliorer ses méthodes, ses outils ; il lui faut aussi apprendre à gérer 13

La faim du pétrole

ses réserves et à les protéger physiquement en cherchant parfois de l’aide auprès de forces magiques. Une nouvelle hiérarchie sociale apparaît alors avec ses paysans, ses artisans, ses prêtres et ses soldats. L’agriculture est d’abord liée à l’utilisation du travail humain, sa simple force physique (comme celle du chasseur-cueilleur). Mais l’agriculteur va ensuite penser à exploiter d’autres muscles pour pouvoir développer son agriculture : ceux des animaux qu’il va domestiquer, puis avec lesquels il va vivre désormais. L’ensemble de l’évolution de la population mondiale augmente petit à petit grâce à cet apport de nourriture et cet apport d’énergie humaine et animale7. Au-delà de la domestication des animaux, les outils agricoles se dév eloppent et s’améliorent aussi. L’utilisation des outils en métaux, plus résistants que ceux en bois, apparaît pr ogressivement. Mais comment faire des outils en métal ? Il faut réussir à faire fondre du minerai, de la roche. Il faut donc domestiquer encor e un peu plus le feu et son énergie. Il est difficile av ec du bois de chauffer au-dessus de 300 °C. Avec l’invention du charbon de bois, la température obtenue monte à 1 000 °C, ce qui donne la possibilité de fair e fondre du minerai de cuivre et marque donc le début de l’âge des métaux, de l’âge du cuivre ou chalcolithique autour de – 2500  ans. L’âge du br onze s ’ouvrira quand nos ancêtres ingénieurs métallurgistes mélangeront le cuivre et le nickel8 vers – 1800 ans. Enfin, l’âge du fer débutera réellement vers – 1100 ans quand la température des fours atteindra les 1 538 °C. Le charbon permit ensuite d’atteindre facilement les 1 700 °C. Les amateurs auront le loisir de dév elopper cette voie en la liant à l ’évolution de la poterie, de la céramique, de la faïence et de l ’émaillage en fonction de la température obtenue dans les fours… Cette amélioration des conditions de vie, cet accès à des r éserves de nourriture v ont conduir e à une év olution démographique. P endant des millénaires, la population humaine augmente r égulièrement mais sa densité reste néanmoins faible. 7. Jared Diamond (2000). Guns, Germs, and Steel: The Fates of Human Societies dont le titre a été traduit par « De l’inégalité parmi les sociétés »). Gallimard, Collection NRF Essais, Paris, 484 p. 8. Le nickel qui fond à basse températur e n’existe pas dans le pourtour de la Méditérranée. Les Crétois se feront une spécialité d’aller le chercher en Grande-Bretagne. Pour l’anecdote, leur flotte aurait été détruite par le raz-de-marée dû à l’explosion du Santorin vers 1645 ± 20 ans av. J.-C. et aurait conduit à la disparition de leur civilisation.

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1. Terre et vie

1.2.1 Une démographie et une hégémonie indiscutables Une des constantes de ’lévolution du vivant est la propension de chaque espèce à se développer numériquement, à étendre son territoire, voire à s’installer dans de nouvelles niches écologiques. Ce phénomène est le même pour notre espèce, Homo sapiens. Apparu en Afrique par vagues successives, l’Homme colonise ce continent puis gagne l ’Europe (il y a envir on 80 000  ans) et la Chine. I l s’installe ensuite en Amérique du N ord (v ers – 30 000  ans) puis en Amérique du Sud (vers –18 000 ans). Avec le temps, on le trouve dans les déser ts, froids ou chauds, en for êt dense ou clairsemée. I l voyage aujourd’hui sur toutes les terr es, sur les océans, et même dans les airs et l’espace proche. L’évolution des chiffr es de la population humaine mondiale donne le vertige : 5 millions (c’est-à-dire en gros la moitié de la population de la région parisienne) il y a 10 000 ans, lors de l’invention de l’agriculture au Néolithique ; 250 millions en l’an un de notre ère, sous l’Empire romain ; 550 millions à la fin de la Renaissance (on reste encore en dessous de la population actuelle de l ’Europe qui est de 730 millions) ; 1 milliard au début du xix e siècle puis 2 milliards en 1930 et 3 milliards en 1960 puis c’est l’envolée, 6 milliards en 2000 et 7 milliards d’individus en 2011. Les démographes supposent aujourd’hui qu’elle pourrait se stabiliser vers 9 ou 10 milliards autour des années 2050-2060 et diminuer fortement ensuite, en conséquence de la politique longtemps menée en Chine de l ’enfant unique et sur tout du contr ôle des femmes sur les naissances. Cette augmentation illustr e une hégémonie inégalée jusque-là parmi les animaux (hors micr o-organismes bien entendu) dans l ’histoire de la Vie. J acques D utronc chantait dans les années 1970 500 millions de Chinois et moi et moi, il devrait dire aujourd’hui 1,4 milliard… Depuis que les auteurs de ce livr e sont nés, la population a été multipliée par 2,8 alors que nous ne sommes pas encore des vieillards cacochymes (enfin… pas tous). L’augmentation de la consommation d’énergie n’est pas linéaire avec celle de l’augmentation de la population mais exponentielle car la demande est liée aussi à une v olonté naturelle de dév eloppement, en par ticulier dans les deux géants démographiques que sont la Chine et l’Inde. On compte pr ès de 200 000 habitants de plus chaque jour sur notr e planète. Et même si les démographes anticipent une stabilisation de la 15

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population aux alentours de 10 milliards d’individus, il n ’en reste pas moins qu’une seule espèce de grande taille est en train de dominer toutes les autres. Au-delà du nombr e, c’est surtout l’impact sur notr e environnement qui compte. O n peut abor der ce constat de deux façons différ entes. Certains prônent la thèse de l’homme destructeur et au mieux parasite d’une nature supposée idéale sans lui 9. On peut aussi, « sur les épaules de D arwin  », penser que nous faisons face à une év olution toute naturelle, mais que nous pouvons, par nos comportements rationnels, influer sur les conséquences de notr e développement. La peur est un outil politique largement utilisé mais la déshumanisation, la tendance à rabaisser l ’homme au rang de nuisible est une postur e dangereuse et inacceptable. Sur l’échiquier de la vie, la notion d’utile ou de nuisible est aussi illusoire que la séparation du blanc et du noir.

1.3 L’énergie et le développement

de notre civilisation « Si vous voulez converser avec moi, définissez vos termes. » Voltaire

Commençons par un peu de sémantique, pour le plaisir ; le mot « énergie » du bas latin « energia », lui-même issu du grec « energeia », signifie « force en action » par opposition à « dynamis » qui est la « force en puissance ». L’expérience humaine montr e que tout trav ail requiert de la for ce et produit de la chaleur ; que plus on « mobilise » de for ce par quantité de temps, plus vite on fait un trav ail, et plus on s ’échauffe. Comme l’énergie est nécessaire à tout trav ail, qu’il soit fait par l ’humain (marcher, grimper…) ou pour l ’humain (déplacement en automobile…),

9. Il est intéressant de noter qu’en dépit du Rousseauisme du xviii e siècle, la nature était un danger pour l’Homme comme en témoignent toutes les sculptures de l’époque (il suffit de voir toutes celles qui ornent le bâtiment de paléontologie au M uséum national d ’histoire naturelle pour s’en convaincre). Au xx e siècle, on s’aperçoit que la nature n’est pas inépuisable et que, désormais, c ’est l’Homme qui est un danger pour la natur e ! Peut-on espérer qu’avec le xxi e siècle on voie se déployer un développement harmonieux entre les deux ?

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1. Terre et vie

l’approvisionnement en sources d’énergie utilisable est devenu une des préoccupations majeures des sociétés humaines. Unités d’énergie L’énergie est la capacité d’un système à modifier un état, à produire un travail entraînant un mouvement, de la lumière ou de la chaleur. C’est une grandeur physique qui caractérise l’état d’un système et qui est d’une manière globale conservée au cours des conversions. Dans le Système international d’unités, l’énergie s’exprime en joules (J). Dans la vie courante, on utilise plutôt le kilowattheure (kWh) et en physique des particules l’électronvolt (eV). On utilise parfois aussi la tonne d’équivalent pétrole (tep). À noter qu’au sens de la physique, il n’y a pas de sources d’énergie, ni d’énergies renouvelables, ni de pertes d’énergie car l’énergie ne peut ni se créer ni disparaître (premier principe de la thermodynamique). L’énergie est un concept créé pour quantifier les interactions entre des phénomènes très différents ; c’est un peu une monnaie d’échange commune entre les phénomènes physiques. Ces échanges sont contrôlés par les lois et les principes de la thermodynamique. La conversion d’énergie d’une forme à une autre n’est en général pas complète. Lorsqu’un phénomène en entraîne un autre, l’intensité du second dépend de l’intensité du premier. Par exemple, les réactions chimiques dans les muscles d’un cycliste lui permettent de provoquer le déplacement du vélo. La vitesse de ce déplacement dépend de l’intensité des réactions chimiques dans les muscles du cycliste, qui peuvent être quantifiées (quantité de sucre brûlée par la respiration, le métabolisme du muscle). Prenons maintenant l’exemple d’un moteur à explosion. Il fonctionne aussi grâce à une réaction chimique : celle de la combustion de l’essence dans le cylindre en présence de l’oxygène de l’air. L’émission de chaleur et de lumière induit une augmentation de la pression dans le cylindre qui déplace le piston et, à travers une transmission mécanique, fait tourner les roues et/ou un alternateur qui va produire de l’électricité. Les frottements mécaniques limitent l’efficacité, le rendement du système. On nomme rendement le quotient de l’énergie obtenue sous la forme désirée par celle fournie à l’entrée du convertisseur. Ce rendement est donc toujours inférieur à 1, sauf dans le cas de convertisseurs dont le rôle est de produire de l’énergie thermique, pour lesquels il est unitaire (chauffage électrique). Pour faire simple, au grand désespoir de nombreux inventeurs, le mouvement perpétuel est bien une impossibilité physique.

Après avoir exploité sa propre force puis celle des animaux domestiques pour le transpor t ou tir er des charr ois, des arair es,  etc., l’Homme a appris à exploiter les énergies contenues dans la natur e. Il a d ’abord utilisé les chutes d ’eau (l’énergie hydraulique) puis le v ent (l’énergie éolienne), qui étaient capables de lui fournir une quantité cr oissante 17

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de travail mécanique par l ’intermédiaire de machines. M ais l’énergie utilisable restait relativement dispersée. L’énergie solaire a par exemple, pour nous en tout cas, ’lavantage énorme d’être très dispersée. Quand notre corps est exposé, nous ne brûlons pas sur place car l’énergie n’est pas concentrée (370 W/m² en moyenne pour l’ensemble de la Terre). De même pour l’eau ou le vent ; à part quelques tempêtes, l’énergie est très diffuse, donc non dangereuse. La contrepartie est qu’elle est r elativement inefficace si on v eut l ’utiliser dir ectement. Pour pouvoir augmenter sa puissance, il faut pouvoir la concentrer. Le xviii e siècle est connu comme « siècle des Lumières » puisqu’il voit naître un puissant mouvement intellectuel, culturel et scientifique aux multiples manifestations. La machine à vapeur telle que l’a améliorée et brevetée James Watt10, par exemple, résulte d’un long processus d’évolution entre 1765 et 1780 qui a permis de passer d’une machine d’usage limité, au milieu du siècle, à une machine efficace aux nombreuses applications à la fin du même siècle. Ce fut la source d’énergie mécanique de la Révolution industrielle naissante. Elle fut essentielle pour le pompage de l’eau des mines et la remontée du charbon, puis pour les progrès qui ont suivi dans le domaine des transports, comme le bateau à vapeur ou la locomotive (1804). La fin du xviii e siècle est l’époque, au Royaume-Uni, d’un grand accroissement de l’exploitation du charbon. On a attribué le développement de l’utilisation du charbon 11 à la place du bois à l ’intense déforestation qu’a connue le Royaume-Uni depuis le Moyen Âge. Grâce à sa machine, James Watt réduit les déperditions d’énergie liées aux fuites de vapeur et obtient des concentrations d’énergie qui permettent l’exploitation de machines devenues plus puissantes pour pomper l’eau qui ennoie naturellement les galeries de mines de charbon. Cette invention permet donc de développer 10. Watt a grandement contribué à la transformation de la machine à vapeur embryonnaire en un moyen de production d’énergie fiable et économique. Il s’est aperçu que la machine à vapeur de Newcomen gâchait presque les trois quarts de l’énergie de la vapeur rien que pour chauffer le piston et la chambr e. Ses améliorations (isolation du cylindre de vapeur, la machine à double action, un compteur, un indicateur et une valve de commande de puissance) ont fait de la machine à vapeur l’œuvre de sa vie. Il en fait fortune même si ses procédés n’ont pas toujours été marqués du sceau de l’éthique. 11. Dès le ii e siècle av ant J.-C., les R omains exploitaient les principaux gisements de charbon de Grande-Bretagne. En 1575, Sir  George Bruce of Carnock  de Culross en Écosse ouvrit la première mine de charbon dans le Firth of Forth.

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l’exploitation du charbon, et de mettr e ainsi à disposition beaucoup de ressources énergétiques. La machine de Watt est bien un des ressorts fondamentaux de la révolution industrielle. Il est amusant et paradoxal de se rendre compte que la révolution industrielle peut être considérée comme un « dommage collatéral » de la nécessité, suite à la défor estation, d’exploiter du charbon qui se trouvait sous le niveau des nappes phréatiques. Le bouleversement apporté par cette machine a été tel qu’il a été proposé que 1784, date du dépôt du brevet, soit la date de naissance de l’Anthropocène12. C’est malgr é tout géologiquement discutable, dans la mesur e où il donnerait à l’Homme un impact à l’échelle géologique. Un impact global : oui. Un impact géologique, cela reste à prouver car il ne s’agit pas du tout des mêmes échelles de temps. Un fin niveau géologique riche en plastiques sera vraisemblablement notre seule trace de passage. Le charbon dans un pr emier temps, puis le pétr ole, v ont offrir une énergie concentrée, disponible pour l ’industrie qui, combinée à l ’évolution scientifique et technique ainsi qu’au développement de l’hygiène et de la médecine, va conduire à une augmentation exponentielle de la population mondiale. L’apport fondamental est donc, pour nous, cette concentration d’énergie. On y reviendra plusieurs fois, notamment en traitant des pr oblématiques énergétiques actuelles. Rappelons que le charbon reste aujour d’hui encor e une des sour ces d’énergie les plus utilisées dans le monde pour la pr oduction d’électricité. Pour ne citer que le cas de l ’Allemagne, qualifiée verte parce que peu nucléarisée, 44 % de l’électricité générée lors des pics de demande le sont par des centrales thermiques à charbon et, pir e, à lignite et ce pourcentage n’est pas près de décroître de sitôt, même si le samedi de la Pentecôte 2012, l’ensemble de la demande électrique allemande a été satisfaite par l ’énergie éolienne et solair e ! Il faisait tr ès beau et l ’Allemagne a pu exporter en France. La consommation d ’énergie qui accompagne le dév eloppement économique est importante parce que l’on en a besoin, certes, mais aussi, parce que l’énergie reste encore aujourd’hui pratiquement gratuite. Cette opinion peut être choquante pour certains mais, si on veut bien y réfléchir, elle a du sens. 12. Lorius C., Carpentier. L (2011). Voyage dans l’Anthropocène. Ed. Actes Sud, 196 p.

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Commençons par regarder la quantité d’énergie contenue dans un baril de pétrole. Un baril de pétrole, c’est un petit tonneau (qui vient du bas latin «  barriclus  », «  petite barrique  »), qui ne contient que 160 litres quand on parle de pétrole13. La quantité d’énergie contenue dans un baril a été comparée au travail humain par Jean-Marc Jancovici14. Le r ésultat est édifiant  : un baril de pétrole est équiv alent, en énergie, au trav ail fait par cinq hommes qui œuvrent 12 heures par jour, pendant 226 jours. Et tout ce trav ail pour seulement 70 à 130 $ le baril ! (selon les fluctuations des dernières années). Aucun esclave ne peut rivaliser… car cette somme représenterait tout juste le coût pour la nourritur e de ces cinq hommes pendant quelques jours et sans parler de salaire. On peut calculer cet équivalent de plusieurs façons mais on revient toujours à cette constatation, l’énergie est quasiment gratuite aujourd’hui. Un autr e ex emple est tout aussi démonstratif , celui des v oitures. Aujourd’hui, n’importe quelle petite v oiture est susceptible de nous transporter de Biarritz à Lille avec un seul plein d’essence, soit près de 1 000 km. Cette petite v oiture fait envir on 80 chevaux, pas fiscaux, mais vapeur15 ! Imaginez au xviii e ou xix e siècle le nombre de chevaux que vous auriez pris pour votre diligence ! C’est l’équivalent de 80 chevaux. Quel prince av ait dans son écurie 80 chevaux ? Nous, nous les avons ! 13. Un baril de pétrole équivaut à 42 gallons américains, soit environ 35 gallons impériaux (précisément 34,9723) ou 159 litres (précisément 158,9873). À l’origine le pétrole était transporté comme beaucoup d ’autres fluides dans des tonneaux, barrel en anglais d’où le nom baril qui est r esté. Arrondissons à 160 litres soit 0,16 m3. Ces volumes de tonneaux ne sont pas ceux qui sont utilisés pour le vin. 14. www .manicore.com/documentation 15. Le cheval-vapeur est une ancienne mesur e qui exprimait une équiv alence entre la puissance fournie par un chev al tirant une charge, et celle fournie par une machine à vapeur. Le chev al vapeur équivaut à 736 watts. En France, les chev aux fiscaux déterminent le montant de la car te grise et entr ent en partie dans le montant de la tax e sur les v éhicules de société. I ls sont désignés par l ’abréviation «  cv  » ou «  CV  ». D epuis 1998, la formule qui permet de calculer le nombre de chevaux fiscaux d’un véhicule est :

où Pa est le nombre de chevaux fiscaux, [CO2] est la quantité de

dioxyde de carbone émise par le véhicule en gramme par kilomètre et P est la puissance du véhicule exprimée en kW. Plusieurs modèles de v oitures ont tir é leur nom de leur catégorie fiscale en France, comme par exemple la Citroën 2CV ou la Renault 4CV.

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Un autre exemple, à la fin du xix e siècle, les 38 lignes de tramway de Paris requéraient l’entretien de 16 500 chevaux. Imaginez 16 500 chevaux dans P aris, le nombr e de tonnes de cr ottin par jour pour les jardins et les champignonnières parisiennes, mais bonjour les mouches… J.-M.  Jancovici nous offr e un autr e ex emple  : «  avec l ’équivalent de 4 tonnes de pétrole par an, le Français moyen dispose de l’équivalent de 25 à 50  esclaves à sa disposition qui s ’appellent réfrigérateur, lave-linge, automobile, chauffage, bétonneuse… et qui ont per mis l’accession du moindr e ouvrier occidental à un mode de vie en compar aison duquel un noble du Moyen Âge était un vrai pauvre. » Nous sommes aujourd’hui éclairés par des lampes qui font entre 500 et 1 000 W en salles de réunion, ce qui explique la chaleur intense qui peut y régner, même quand les discussions restent courtoises. On trouve cette situation parfaitement normale : on est comme en plein jour dans une pièce obscure. L’hiver 2010 a été marqué par la neige abondante et une longue période de froid, mais nous avons pourtant continué à travailler bien au chaud, ce qui n’a pas ruiné notre employeur, l’énergie n’est pas si chère…

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Prenons encor e un ex emple  : nos tee-shirts. Leur coton vient du Soudan, il est teint au P akistan, puis ils sont tissés et imprimés en Chine. On les récupère dans n’importe quel magasin de grandes surfaces pour quelques eur os16 ! Cela v eut bien dir e que le transpor t est presque gratuit. N os champignons de P aris (adieu les cr ottins) viennent aujourd’hui de Chine pour 30 % d’entre eux, et nos tr ès françaises cuisses de grenouille viennent d’Indonésie pour 90 %. Un coup d’œil sur la traçabilité du bœuf de v otre supermarché permet de faire un tour d’Europe virtuel à bon compte. La mondialisation économique que l ’on connaît actuellement n ’est possible que parce qu’elle est basée sur une énergie quasiment gratuite. Cette gratuité a eu plusieurs effets : un développement important de notre système économique depuis deux siècles, un confor t de vie très important pour les pays riches, un gaspillage énergétique effr éné et l’exploitation d’une main-d’œuvre peu chère dans les pays en développement. Si l ’on consommait en énergie ce que nos grands-par ents consommaient, notre facture énergétique serait dérisoire mais les vendeurs de vêtements chauds d’intérieur, robes de chambre, charentaises et bonnets de nuit, chers à nos anciens, seraient enchantés. N ous ne parlons même pas de l’éclairage des rues ni de celui des bâtiments à titre décoratif, ni de celui, scintillant, de quelque grande dame métallique parisienne que le monde vient admirer. En résumé, énergie peu chère, facilement accessible, moyens de transport efficaces, mondialisation, confort pour certains mais épouvantable gaspillage d’une denrée rare et merveilleuse, voila le constat que l’on peut faire aujourd’hui. Avec le recul offert par deux siècles d’exploitation, on peut se demander si nous ne nous sommes pas compor tés comme des enfants gâtés en consommant sans retenue des ressources qui ont mis des centaines de millions d ’années à se constituer . N’av ons-nous pas hypothéqué l’avenir des générations futures en rendant le fonctionnement de notre monde moderne tellement dépendant de telles r essources qui ne sont 16. Le produit a effectué près de 20 000 km, la moitié du tour de laTerre. Si l’on considère un tee-shirt à 5 euros, cela fait 5/20 000 = un quart de millième d’euro par km en ne comptant ni la main-d’œuvre ni le coût de la matière.

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que transitoires ? Certains essayent aujourd’hui de nous culpabiliser , de lier ce comportement à une sorte de péché originel de l’Homme et voient venir comme une vengeance de la Terre, au sens de la biosphère ou de Gaia en suivant les idées développées par James Lovelock17. En fait on a gardé l’esprit des pionniers du xviii e et xix e siècles pour qui le monde était immense et les ressources presque infinies par rapport au besoin, ce qui était bien le cas alors. On retrouve cette notion de vastes étendues vierges et inépuisables dans le célèbr e « go west young men », symbole de la conquête de l’Ouest américain. Il nous reste un grand symbole de cette époque  : le «  progrès économique  » et son indice fétiche de produit national brut (PNB ou PIB), créé au xix e siècle, qui ne tient pas compte de l ’impact écologique de nos actions. P ersonne ne pensait à l’époque que cet impact était notable. Le produit intérieur brut (PIB) Le produit intérieur brut (PIB) est un indicateur économique qui mesure la production interne de biens et de services dans un pays donné. Ce n’est pas un indicateur de bienêtre, même si c’est considéré comme un indicateur raisonnable de bien-être au-dessus d’un seuil de l’ordre de 15 000 USD par an et par habitant*. Le PIB ne tient pas compte de nombreux facteurs économiques comme l’autoconsommation, le travail au noir et l’ensemble du secteur non marchand tel que le mouvement associatif de bénévoles et même l’administration publique. Les coûts négatifs sur l’environnement ne sont pas non plus pris en compte. Il est facile d’obtenir un effet paradoxal en prenant pour exemple l’impact de la sensibilisation aux dangers de la route faite par des associations de bénévoles : la sensibilisation, la modification des comportements peuvent conduire à une réduction des accidents, des décès et surtout des blessés. Mais l’impact de ces actions au niveau du PIB est simple. La baisse de l’activité des médecins, des infirmiers, kinésithérapeutes, psychologues, ambulanciers, aides à domicile, etc. va se traduire par une baisse du PIB ! Un autre exemple est celui des associations sportives ou culturelles qui foisonnent en France et qui assurent un rôle crucial dans le tissu social, culturel et éducatif. Hors du circuit marchand, ces activités ne sont pas prises en compte… À l’inverse, une catastrophe qui va mobiliser d’importants moyens d’intervention (secours, etc.) va augmenter le PIB. * Frey B.S., Stutzer A. (2001). Happiness and Economics, Princeton University Press, 200 p.

17. James Lovelock, scientifique et envir onnementaliste rendu célèbre par le concept de Gaia et son modèle cybernétique de régulation de la température terrestre par des pâquerettes (Daisy world). Il y développe la théorie selon laquelle la Terre est un système de contrôle actif capable de maintenir la planète en homéostasie. Lovelock J. (2007). Les Âges de Gaia. Odile Jacob, 291 pages.

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L’indice de développement humain (IDH), inspiré des travaux du prix Nobel d’économie en 1998, Amartya Sen, est une tentative de tenir compte du facteur humain et non pas seulement d’un gain ou d’une perte d’activité économique sans lien avec le bien-être réel des populations.

On était dans l’esprit de l’expansion territoriale, du progrès et du développement sans en v oir, à l’époque, les conséquences sur une planète devenue soudainement petite. L ’idée d’une Terre dont les r essources seraient inépuisables vacille. Les premiers signaux d’alarme ont été tirés dans les années 1970. C’est le moment où la pensée de l ’écologie politique est apparue. La candidature à l’élection présidentielle française de René Dumont, un ingénieur agr onome, en fut un r évélateur. Vers la fin du siècle dernier , l’idée d’une Terre qui serait un système fragile et surtout limité se développe avec force. En résumé, on passe d’une pensée dans laquelle la nature serait synonyme de danger au xix e siècle, à la nature en danger au xx e siècle. La Terre, une petite boule du système solaire Les plus anciens se rappelleront du choc de la photo d’un lever de Terre photographié le 24 décembre 1968, au cours de la mission Apollo 8. Il est alors évident que la Terre n’est qu’une toute petite boule. Ses dimensions sont limitées. Il est vrai que le rayon de la Terre à l’équateur est de 6 378 km soit presque 6 fois la distance nord-sud de la France.

En résumé, outre l’énergie nécessaire pour entretenir son corps, ’lhomme moderne a réussi, pour d’autres usages, à domestiquer différentes formes d’énergie. Énergie chimique (toutes les formes de combustion), énergie mécanique, énergie nucléaire, énergie électromagnétique, énergie thermique… Quelle sera l ’énergie de demain ? Qualitativement et quantitativement  ? Notre monde est fini, l ’énergie ne l ’est-elle pas aussi  ? Sans une énergie abondante et peu chère, telle qu’elle l’est actuellement, notre mode de vie quotidien ne peut perdurer.

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2.1 Histoire récente des besoins énergétiques Ayant planté le décor, on ne peut que constater l ’importance de pouvoir disposer d ’une énergie concentr ée dans notr e vie quotidienne. Quelques chiffr es permettent de mesur er l ’importance cr uciale des énergies dites primaires1 vues sous le prisme de leur consommation. Le marché de l’énergie est composé de différ ents éléments. La figur e 2 présente l’évolution de la consommation sur une quarantaine d’années. Une première remarque est de noter qu’entre 1965 et 2007, la consommation a été pr esque multipliée par tr ois, passant de 30  milliards de barils équivalents pétrole à plus de 80 milliards. Une seconde remarque est que depuis 2003, début avéré du boom économique chinois, le charbon est bien devenu l’énergie clé au niveau mondial. Nous y reviendrons plus tard en parlant de la production d’électricité. 1. On appelle énergies primair es l ’ensemble des sour ces d ’énergie non transformées, c’est-à-dire à l’état brut (exemples : pétrole brut, gaz naturel, rayonnement solaire).

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Figure 2 Consommation énergétique : une addiction grandissante. Évolution de la consommation énergétique entre 1965 et 2007. L’ordonnée de gauche indique les millions de tonnes équivalents pétrole (toe) et, celle de droite les milliards de barils équivalents pétrole (boe). Il y a presque triplement de la consommation primaire en quarante ans.

Le pétrole, malgré tout, reste la substance reine pour l’énergie et pour plusieurs raisons. Il s’agit d’abord d’un liquide riche en énergie, facilement transportable, stable et en plus très fiable. Effectivement, hormis dans les films d ’action, les v oitures n’ont guèr e tendance à exploser dans des torr ents de flammes chaque fois qu ’elles tombent dans un fossé. Simplement parce que ce liquide, et en par ticulier le diesel, est relativement difficile à fair e exploser dans des conditions normales, même en cas de début d ’incendie, contrairement à ce qui est souv ent supposé. Au charbon et au pétrole s’ajoutent le gaz et, dans une moindre mesure à l ’échelle mondiale, l ’énergie nucléair e et l ’énergie hy droélectrique. L’ensemble des énergies renouvelables (solaire, éolien et autres) restent 26

2. Énergie et pétrole

très minoritaires puisqu’elles ne représentent actuellement qu’environ 13 % de la consommation mondiale. L’objectif annoncé en juin 2011 par le directeur de l’Organisation des Nations unies pour le dév eloppement industriel est de por ter à 30 % d’ici 2030 les approvisionnements énergétiques r enouvelables. Les autr es énergies r eprésenteront donc encore 70 % du total, du « mix énergétique » comme disent les spécialistes. Pour les mouvements écologiques français, l ’objectif plus ambitieux serait d ’atteindre 23 % d’énergies renouvelables en 2020. Nous verrons que pour l ’industrie, à l’échelle mondiale cette fois, les projections à 2030 sont de l’ordre de 24  % de renouvelables/recyclables, mais en tenant compte de 6 % de nucléaire. Comme pour tout produit de consommation, il existe un lien entre l’offre et la demande. Le triplement de la consommation au niveau mondial ces quarante dernières années n ’a pas été r égulier. Tout en r estant sur une tendance croissante, la consommation a fluctué en fonction et en liaison directe avec l’évolution de l’économie. Ces fluctuations se traduisent par les variations du fameux PIB mondial, ses phases, ses crises… Le lien entr e l ’économie mondiale et la consommation énergétique est illustr é par la célèbr e crise pétr olière de 1973-1974 qui aura eu le mérite notamment de déclencher une prise de conscience de l ’importance du pétrole dans notre vie de tous les jours et de la nécessité d’en tenir compte. L’envolée des prix du pétrole a freiné le développement économique qui, à son tour, a impliqué une moindre demande. Il en fut de même pour les années 1980 ou plus r écemment après la crise financière puis économique de 2008 et dont nous ne sommes pas encore sortis en 2013.

2.2 Brève histoire de l’exploration

et de la production pétrolière Considérons maintenant le début de ’exploration l pétrolière et essayons de comprendre comment est venue la suprématie du pétrole. L’histoire du pétrole peut être simplifiée sur la base des grandes évolutions des prix (fig.  3) en deux par ties principales  : des pr emiers puits de pétrole au premier choc pétrolier et du premier choc pétrolier (1973) à aujour d’hui  ; chacune de ces deux phases ayant des sous-ensembles. 27

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Figure 3 Historique du prix du brut et chocs pétroliers. On peut distinguer plusieurs phases : les origines (1859/1875) puis la période du monopole de la Standard Oil de J. Rockefeller (1875/1911) suivie d’une période de prix élevés jusqu’en 1928, date de la mise en place du cartel des sept sœurs. À partir de 1973, et de la prise de contrôle par l’OPEP, on note enfin une grande instabilité des prix en partie liée au développement économique rapide en Asie et des diverses crises géopolitiques et économiques. (Adapté de BP Statistical Review of World Energy, juin 2010)

2.2.1 Du premier forage (1859) au premier choc pétrolier (1973) Le pétrole (Petra Oleum, la pierre à huile) est connu et utilisé depuis la plus haute Antiquité. Seul celui qui sortait naturellement de terre était utilisé. Il ne représentait que quelques barils de bitume par jour dans le monde. Certains de ces écoulements s’étant enflammés spontanément, ces feux «  éternels  » ont fait (et font encore) l’objet de cultes particuliers. C’est le cas du zoroastrisme, une des pr emières r eligions monothéistes. On retrouve aujourd’hui ce même symbolisme dans nos flammes commémorativ es et autr es cierges cér émoniaux. P ar ailleurs, ces flammes sor tant du sol, quelle meilleur e pr euve pour garantir l’existence d’un enfer attendant les âmes des damnés sous terre ? 28

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Il a été également et plus pr osaïquement utilisé pour le calfatage des bateaux. Cer tains y font r éférence même pour l ’arche de Noé. Le pétrole comme garant de la biodiv ersité préservée grâce à l’arche en quelque sorte. Il était utilisé aussi comme ciment pour le pavage des rues, comme source de chauffage et d’éclairage et même comme produit pharmaceutique. Il était aussi fort utilisé en Chine ancienne où tout pr oduit noir, gluant, au goût détestable ne pouvait avoir que des vertus thérapeutiques importantes. Les amateurs de médecines plus douces, par ce qu’ancestrales et traditionnelles, apprécieront. Dès le Moyen Âge, il est transformé en pétrole lampant, pour les lampes comme son nom l’indiquait. À partir des années 1850, il fait l ’objet d’une exploitation et d ’une utilisation industrielle en Roumanie puis aux États-Unis. De façon heur eusement plus anecdotique, il a aussi été utilisé dans certains cas en association avec des plumes et un rail de chemin de fer pour marquer la réprobation d’une communauté envers certains de ses membres. En fait peut-être pas plus inhumain qu’une corde ou qu’une coupe de cheveux. Le pétrole comme élément de socialisation ?

Jusqu’au milieu du xix e  siècle, on s ’éclairait principalement av ec de l ’huile de baleine. I l faut se rappeler qu ’à l ’époque les baleines n’étaient pas tuées pour être mangées, et encore moins pour faire des « recherches scientifiques2 » comme de nos jours, mais pour récupé2. L’Institut nippon de r echerche sur les cétacés, une str ucture semi-publique qui organise les missions de chasse à la baleine, a r econnu qu’environ 75 % des quelque 1 200 tonnes de chair proposées étaient invendues. (© AFP/13 juin 2012, 13 h 33). À quand l’arrêt de ce type de « recherche scientifique » alimentaire… ?

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rer leur spermaceti et leur graisse destinés à être fondus pour fournir un produit d’éclairage qui ne faisait pas tr op de fumée (comme le suif ). Le besoin d ’éclairage allant grandissant, la chasse à la baleine augmentait d’autant. Le massacre au xix e  siècle devint tel que le nombre de baleines s’effondra, ce qui annonçait un manque d ’huile d’éclairage. En quelque sorte, un premier « peak oil ». On chercha alors des produits de remplacement. On savait depuis longtemps extraire le pétrole lampant, depuis les travaux d’Al-Razin au ix e siècle et à son al-lembic (alambic). M ais le dév eloppement du kér osène ou pétr ole lampant est sur tout lié à l’invention en 1846, par le géologue canadien A braham Gesner, d’une méthode d’obtention de liquide pour l ’éclairage à par tir du charbon. Ensuite, dès 1853, le kérosène sera obtenu à partir du pétrole. Cette dernièr e inv ention est attribuée à un pharmacien polonais, Ignacy Lukasiewicz, ce qui fera sa fortune. Ce pharmacien est crédité de la construction de la première raffinerie moderne au monde (1856). Aux États-Unis, à Titusville en Pennsylvanie, un av enturier local, Edwin L. Drake, dit colonel Drake, acquit la conviction qu’il pourrait extrair e le pétr ole du sous-sol plus efficacement par forage. Avec l’aide d’un puisatier et d’un trépan-câble, il fore son premier puits et fait jaillir du pétrole le 27 août 1859 dès la profondeur de 23 mètres. Il extrait rapidement jusqu’à 10 barils par jour et double ainsi la pr oduction mondiale d ’alors ! Dans les jours qui suiv ent, la r égion se couvr e de derricks, chacun v eut sa par t du nouv eau trésor. Cette découverte a fait la for tune de nombreux audacieux 3. Rappelons qu’aux États-Unis les pr opriétaires terriens sont également pr opriétaires des r essources du sous-sol. C’est l ’époque des grandes images de la ruée vers l’or noir et de toute l’imagerie populaire du pétrole.

3. Ce ne fut pas le cas de Drake qui avait négligé de déposer un brevet pour son puits. Il perdit tout son argent dans des spéculations sur l’huile en 1863 et fut ruiné. En 1872, il fut malgré tout considéré comme le fondateur de l’industrie pétrolière et de ce fait la ville de Titusville décida de lui octroyer une rente annuelle.

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Figure 4 Puits de pétrole du Captain Anthony F. Lucas à Spindletop au Texas en 1901. Un puits éruptif est souvent appelé un « gusher » ou « geyser ». Ce vocable et cette image de puits en éruption sont restés dans l’imaginaire public comme symbole de succès, même s’il s’agit d’une catastrophe car à l’évidence elle correspond à la perte de contrôle d’un puits. (© droits réservés)

Le pétrole coule en France : 1830, Pechelbronn Du pétrole, liquide comme celui de Pennsylvanie, a été découvert en 1830 à Schwabwiller sous seulement une vingtaine de mètres de profondeur, par Auguste Mabru, petit-fils d’Antoine Le Bel, le repreneur du Pechelbronn. Une concession d’environ 11 km2, accordée fin 1841, permit ensuite de l’exploiter. En 1865, selon le Dictionnaire de Jacques Baquol, le puits de Schwabwiller n’était plus qu’« un trou de sonde à l’orifice duquel on voit nager un bitume mélangé avec de l’eau, et qu’il est facile de recueillir ». Pourtant l’année suivante, l’abbé Pierre Théophile Richard, hydrogéologue et sourcier alors réputé, fit « une étude approfondie des terrains qui constituent la commune de Schwabwiller », et se mit à indiquer « de la manière la plus précise plusieurs points où il affirme qu’on trouvera des sources de pétrole dans des conditions très avantageuses d’exploitation ». Il ne fut pas long à être entendu. Messieurs Anselme et Bénier, aidés du jeune ingénieur des mines Sanyas, fondèrent alors l’éphémère Compagnie des pétroles français (à ne pas confondre avec la Compagnie française des pétroles, l’ancêtre de Total). Ils procédèrent à Schwabwiller à plusieurs sondages, tous fructueux, à 60 m de profondeur et reprirent donc l’exploitation du gisement. (D’après www.musee-dupetrole.com)

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NB. La recherche de pétrole avec une baguette de sourcier existe encore même si les géologues pétroliers ne l’utilisent pas au nom d’un rationalisme scientifique et de fortes pressions de nos collègues géophysiciens qui tiennent à utiliser leurs onéreuses méthodes. En fait, comme pour la recherche d’eau, les résultats de la baguette sont décevants… Ce monde ne marcherait pas à la baguette.

Cette première phase, surtout aux États-Unis, est à l’origine de la création de grandes entr eprises dont vraisemblablement un des tr usts les plus gigantesques de ’lhistoire, construit par John Davidson Rockefeller et ses associés. John D. Rockefeller est un comptable, pas un explorateur et encore moins un av enturier. I l compr end vite que l ’exploration est coûteuse et aléatoir e et que mieux v aut laisser aux autr es le soin de prendre des risques. Il voit rapidement en revanche tout l’intérêt de se consacr er au transpor t et à la v ente du pr oduit, notamment le pétrole lampant. Il comprend aussi que la mise en place d’un monopole sur cette partie de la chaîne pétrolière le conduirait de manière rapide et sûre à l’enrichissement. C’est donc ce que Rockefeller développe avec méthode et systématisme en cr éant la Standard Oil. Une bataille s ’engage bientôt entr e le car tel des pr oducteurs et celui des transporteurs avec la Standard Oil en tête de file. I l a alors l ’idée très astucieuse (idée r eprise r écemment par cer tains mar chands de café) de mettre sur le marché des lampes à pétrole à des prix dérisoires (donc accessibles à tous), fonctionnant avec un produit extraordinaire et unique, de tr ès haut standar d : l’huile standard, Standard Oil, SO en abréviation, qui se dit « esso », et deviendra ESSO la mar que de distribution d’ExxonMobil. On assiste alors au dév eloppement de la S tandard Oil Company de l’Ohio de J ohn D.  Rockefeller qui r ègne d ’une main de fer sur le système. La diminution du nombr e de baleines, entraînant l ’augmentation des besoins en pétrole pour l’éclairage, a suscité une ère de recherche pétrolière. Le pétr ole ayant été tr ouvé, on pouv ait désormais alimenter autant de lampes à pétr ole, les fameux quinquets, que de besoin. 32

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Mais v oila… R ebondissement, Thomas E dison inv ente en 1879 4 l’ampoule électrique à incandescence. On n’a alors plus besoin de pétrole lampant ! Son cours s’effondre. Rockefeller sera indirectement sauvé par Henry Ford qui va créer une nouvelle ère, celle de la voiture et donc un nouv eau débouché pour l ’utilisation du pétr ole. Thomas Edison aurait dit à Ford : « Jeune homme, vous l’avez ! Un contenant qui transporte son propre combustible. ». Après des débuts balbutiants, l’automobile finit par s’imposer, d’autant plus que Ford avec sa Ford T, un peu un équivalent de ce que sera la 2CV Citroën, propose une voiture pour la campagne américaine, tr ès haute sur pattes, si l ’on peut dire, passant partout, extrêmement simple à entr etenir, à conduir e et peu onéreuse. Il lance aussi une nouvelle manière de produire avec deux idées fortes appelées le « fordisme » : une production de masse, av ec des voitures assemblées à la chaîne en 90 minutes, couplée à des salaires élevés pour ses ouvriers 5. Ces ouvriers dev aient gagner assez d ’argent pour pouvoir acheter ce qu’ils produisaient en faisant ainsi un débouché et une publicité. La mise en place de cette méthode au début des années 1910 révolutionne l’industrie américaine en fav orisant une consommation de masse. À la fin du xix e siècle, en Allemagne aussi, les technologies évoluent et Rudolf D iesel met au point entr e  1893 et  1897 le moteur qui portera son nom. Ce moteur a été conçu au dépar t pour fonctionner avec du charbon pulvérisé. Cependant, à la suite de pr oblèmes d’usure dus aux r ésidus de combustion, R udolf D iesel passe aux carburants liquides, comme les huiles végétales ou le fioul. C’est ce qui sera préféré.

4. En réalité, si le nom d ’Edison reste attaché à la lampe à incandescence, la pr emière avait été mise au point par le chimiste anglais J oseph Swan en 1877. A pres un pr ocès perdu par Edison, les deux hommes fonderont ensuite l’Edison-Swan United qui vendra des lampes Ediswan. 5. La première Ford T de série sort de l’usine Piquette à Détroit le 27 septembre 1908. Son prix est alors de 850 dollars et, suite à son succès, sera de 692 dollars en 1912. Le concept est simple : « Le client peut librement choisir la couleur de sa T, à condition qu’elle soit noire ».

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La prévention routière Les premières voitures au Royaume-Uni devaient suivre les codes de sécurité mis en place pour les locomotives à vapeur de moins de 12 tonnes. Les voitures devaient donc être précédées par une personne marchant 60 mètres en avant et portant un fanion rouge. La réglementation de vitesse était de 6 km/h en ville et le double en campagne. Entre le premier accident automobile mortel de Madame Bridget Driscoll le 18 août 1896 à Londres et 2010, 550 000 personnes sont mortes rien qu’au Royaume-Uni. 1,3 million de personnes meurent par an dans le monde et 40 fois plus sont blessées. On nous le dit souvent, le pétrole tue…, même si c’est de façon indirecte.

Voila qui fait l ’affaire de John D. Rockefeller. Fidèle à sa méthode, il va cr éer là encor e un monopole si absolu et tellement puissant que celui-ci sera, même aux É tats-Unis, considéré comme contrair e à un des principes fondamentaux du capitalisme, la libre concurrence. Pour contrecarrer John D. Rockefeller, les autorités américaines mettent en place une politique anti-trust (la loi S herman) afin de sauv egarder la concurrence et d’éviter des situations de r entes défavorables à l’innovation et aux consommateurs. En 1911, a lieu le procès de Rockefeller qui était à l’époque l’homme le plus riche des É tats-Unis. Sa fortune était estimée à 200 milliards de dollars actuels. S uite à ce pr ocès, son entreprise est fragmentée en une tr entaine6 de firmes principales (SO of California, SO of N ew 6. Démantèlement de la Standard Oil : 1. Anglo-American O il Company 2. A tlantic petroleum → ARCO → BP 3. Buckeye Pipe Line Company

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Jersey, etc.). De ces rejetons naîtront par la suite des compagnies bien connues telles qu’Exxon, Mobil, Chevron, AMOCO… Malgré tout et afin de dépeindr e toutes les facettes du personnage et y ajouter une note positiv e, il est à noter que John D. R ockefeller donna plus de 600 millions de dollars de l’époque (1913) pour créer, entre autr es, l ’université de Chicago, l ’Institut R ockefeller pour les recherches médicales, et la Fondation Rockefeller destinée à promouvoir le progrès scientifique partout dans le monde. Elle a par exemple fait construire en 1935 le grand bâtiment de botanique au J ardin des 4. Borne-Scr ymser Company 5. Chesebor ough Manufacturing Company 6. Colonial O il Company 7. Continental O il Company → Conoco → ConocoPhillips 8. Crescent Pipe Line Company 9. Cumberland Pipe Line Company 10. Eureka Pipe Line Company 11. Galena-Signal Oil Company 12. Indiana Pipe Line Company 13. N ational Transit Company 14. N ew York Transit Company 15. Northern Pipe Line Company 16. Ohio Oil Company 17. Prairie Oil & Gas Company 18. Solar Refining Company 19. Southern Pipe Line Company 20. South Penn Oil Company 21. Southwest Pennsylvania Pipe Lines Company 22. Standard Oil Company of N ew York → Socony → Mobil Oil Corporation → ExxonMobil 23. Standard Oil of California → Chevron → ChevronTexaco → Chevron (à nouveau depuis 2005) 24. Standard Oil of Nebraska 25. Standard Oil of New Jersey → ESSO → EXXON → ExxonMobil 26. Standard Oil of Ohio → BP 27. Standard Oil of Kentucky → Kyso → Chevron 28. Standard Oil of Indiana → Stanolid → AMOCO → BPAmoco → BP 29. Standard Oil Company of Louisiana 30. Standard Oil of Kansas → Stanolid → AMOCO → BPAmoco → BP 31. Swan & Finch Company 32. U nion Tank Lines 33. Vacuum Oil Company → Mobil Oil Corporation → ExxonMobil 34. W aters-Pierce

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plantes de Paris. La tradition philanthropique de fondation de grandes entreprises et de milliardaires n’est pas si récente. En 1911, la même année que le démantèlement de la Standard Oil, intervient un deuxième élément déterminant. D e l’autre côté de l’Atlantique, le R oyaume-Uni est alors à son apogée. Le pr emier Lor d de l’Amirauté, Winston Churchill, décide que la marine de sa r oyale majesté souffre trop de son déficit de puissance face à la marine allemande. Une par tie de cette faiblesse vient du type d ’énergie utilisée par les bateaux de guerre qui, à cette époque, fonctionnaient av ec des chaudières à charbon. Celui-ci dev ait être chargé à terr e ou en mer , dans des conditions souv ent difficiles, contraintes aux quelles s’ajoutaient les risques de dégazage du charbon dans les soutes et donc les risques d’explosions qui pouv aient s’ensuivre. Churchill décide donc une révolution. La Royal Navy sera désormais alimentée en pétrole. Toutes les marines du monde suivr ont cet ex emple. Le pétr ole vient d’acquérir le grade de ressource stratégique militaire et devient de ce fait un enjeu politique de premier ordre. Ce qu’il reste encore aujourd’hui. L’approvisionnement en pétr ole est dev enu un enjeu non seulement économique mais aussi stratégique puisque militaire. En Europe la naissance d’un géant anglo-néerlandais la SHELL Il y a presque 200 ans, un marchand londonien d’antiquités commence à importer des coquillages d’Extrême-Orient afin de répondre à la mode de la décoration exotique. Le commerce de Marcus Samuel a ainsi posé les bases d’une entreprise florissante d’import-export lorsque ses fils, Marcus Junior et Sam, lui succèdent. À cette époque, le pétrole est essentiellement utilisé pour l’éclairage et la fabrication de lubrifiants. Le secteur est basé à Bakou, en Russie, où il dispose de grandes réserves de pétrole de bonne qualité et d’un port naturel occupant une position stratégique. Forts de leur expérience en matière de transport par mer, les frères Samuel ont recours aux services d’une flotte de bateaux à vapeur afin de transporter le pétrole en vrac. Ils révolutionnent le transport du pétrole lors du voyage inaugural de leur premier pétrolier, le Murex (nom d’un célèbre coquillage gastéropode). En 1892, le Murex est le tout premier pétrolier à franchir le Canal de Suez. L’entreprise des frères Samuel prend alors le nom de Shell Transport and Trading Company, en 1897. Son logo représente alors une moule (et non une sorte de coquille Saint-Jacques – pecten). Les activités de transport de Shell en Orient, associées à la recherche de nouveaux gisements de pétrole afin de réduire la dépendance envers la Russie, amènent l’entreprise

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à entrer en contact avec Royal Dutch Petroleum. Les deux entreprises unissent leurs forces en 1903 afin de se protéger contre la domination de Standard Oil. Elles fusionnent leurs intérêts en 1907 afin de former le groupe Royal Dutch Shell. Le logo de Shell devient alors, et est encore aujourd’hui, une coquille Saint-Jacques.

Le changement d ’alimentation de la R oyal Navy n’est cependant pas un problème simple. E n effet, les B ritanniques ont du charbon chez eux, mais ils n’ont pas de pétrole. De fait, ils en avaient sous leur plateau continental mais ne le sav aient pas encore. Donc, à l’époque, ils n’en disposaient pas sur leur propre territoire et sont bien obligés d’en faire v enir d ’ailleurs. E n 1909, av ait été cr éée la Anglo-P ersian O il Company (APOC). William Knox D’Arcy, un homme d ’affaires britannique avait entrepris dès 1901 la recherche du pétrole en Perse. Il avait négocié en mai 1901 avec le Shah de Perse, Mozaffaredin Shah, une concession de 480 000 km² 7 pour une durée de 60 ans contre la modique somme de 10 000 £ (livres sterling). L’Iran rentre dans l’ère du pétrole. L’APOC, devenue British Petroleum, est devenue par la suite la plus grande entreprise de Grande-Bretagne. Toutes les grandes épopées pétr olières anglaises, puis françaises et américaines vers le Moyen-Orient seront menées en premier lieu pour assurer aux armées et aux marines occidentales un appor t stratégique en carburant. Beaucoup a été écrit sur cette période et sur la cr éation des grandes entreprises pétrolières internationales. Tous les pays dév eloppés vont créer les leurs en liaison avec leurs empires coloniaux ; la France, en 1924, au MoyenOrient, av ec la Compagnie française des pétr oles ( CFP) qui deviendra Total, notre champion national bien connu et l’Italie avec l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI) en Libye sont les deux exemples les plus connus. En Europe, la naissance d’un super-major national Total a été créé en 1924 sous le nom de la Compagnie française des pétroles (CFP) par René Perrin et Frédéric Pigelet afin de gérer les parts que le gouvernement français s’était vu attribuer comme dommage de guerre dans la gestion de la future compagnie pétrolière irakienne, l’Iraq Petroleum Company. À l’origine, c’est une société mixte 7. Pour comparaison, la superficie de la France métropolitaine est de 550 000 km².

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associant des capitaux d’État et des capitaux privés. Le 21 juin 1985, sa dénomination a été changée en Total – Compagnie française des pétroles (Total CFP) puis transformée en Total le 26 juin 1991. À la suite des rapprochements avec la belge Petrofina et la française Elf Aquitaine, la société est devenue Total Fina SA le 14 juin 1999, puis Total Fina Elf SA (TFE) le 22 mars 2000. L’entreprise a repris la dénomination Total SA le 6 mai 2003. La Compagnie financière belge des pétroles – PetroFina (abréviation de petrofinance) – a été créée le 25 février 1920 par un groupe d’investisseurs anversois. En rachetant PetroFina en 1999, Total grossit d’environ 30 % en termes d’effectifs, de capacité de production et de chiffre d’affaires (avec le rachat d’Elf, Fina ne représentera plus que 5 à 10 % du groupe Total actuel). L’origine d’Elf Aquitaine remonte au 14 juillet 1939, jour où l’on découvrit en France, à Saint-Marcet, en Midi-Pyrénées, un champ de gaz. Suite à cette première découverte, la Régie autonome des pétroles (RAP) est créée. Encouragées par ce premier succès, les recherches continuent dans le Sud-Ouest de la France avec la création, en 1941, de la Société nationale des pétroles d’Aquitaine (SNPA), qui découvrira en 1951 le gisement de Lacq. Enfin, en 1945, est créé le Bureau de recherche de pétrole (BRP), avec pour but de rechercher du pétrole outre-mer. En décembre 1965, par la fusion de la RAP et du BRP, c’est la naissance de l’ERAP (Entreprise de recherches et d’activités pétrolières), holding pour toutes les sociétés existant à l’époque ; parmi celles-ci, se trouvent par conséquent la SNPA, qui devient la principale filiale de la nouvelle maison mère, et l’UGP (Union générale des pétroles) qui rassemble quant à elle au sein de l’UGD (Union générale de distribution) les sociétés de distribution. À partir du 28 avril 1967, la Direction a créé le nom « Elf » et le groupe ne vend plus ses produits que sous cette seule marque : Elf. En rachetant Elf en 2000, TotalFina double quasiment son effectif, ses capacités de production ainsi que son chiffre d’affaires.

Le pétr ole est donc dev enu stratégique pour l ’armée et le carburant incontournable des voitures. Mais tout cela a un prix. De façon surpr enante, on constate que pr esque depuis son origine et jusqu’en 1973, le prix du pétr ole est resté relativement constant et bas (fig. 3). Comment expliquer un tel phénomène ? Il nous faut remonter en août 1928. Henri Deterding, alors grand patron de la Shell et qualifié de « Napoléon du pétrole », invite à une chasse au coq de bruyère, au château d’Achnacarry en Écosse, les patrons de la Standard Oil of New Jersey, la Standard Oil of New York (futur Mobil, États-Unis), et celui de l’Anglo-Persian Oil Company (Royaume-Uni, futur BP). La partie de chasse n’était qu’un alibi. Comme dans les fables, il leur tint ce langage, ou à peu près : « Nous devons faire des investissements énormes pour aller chercher en Iran ou ailleurs du pétrole. Ce pétrole doit ensuite être 38

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transporté par pipelines sur de tr ès grandes distances, jusqu’en Méditerranée. Par ailleurs, comme les banques ne veulent pas nous prêter l’argent nécessaire parce qu’elles estiment les opér ations beaucoup tr op risquées, nous sommes obligés de nous autofinancer. Ces investissements seront énormes, et la pire des choses qui puisse nous arriv er serait de faire une guerre des prix entr e nous, car on se r uinerait les uns les autres. Donc, il faut nous organiser ! ». Henri Deterding est écouté et entendu. Un nouveau cartel est né. C’est l’accord dit de « l’As-Is agreement ». Les points principaux en sont : – stabilisation de leurs parts de productions respectives au niveau de 1928, et possibilité d’évolution, en cas d’augmentation générale de la demande ; – utilisation en commun des usines et des installations existantes ; – construction d’installations supplémentaires seulement si l’accroissement de la demande l’exige ; – suppression à la base de toute production excédentaire (pas de création de stocks) ; – et enfin, élimination de toutes mesures ou dépenses de nature compétitive, susceptibles d ’augmenter sensiblement les prix de r evient ou de vente. En complément de l ’accord de la ligne r ouge tracée par un intermédiaire de génie, Calouste G ulbenkian8, le 31  juillet pr écédent qui empêchait la concurrence dans l’ancien empire ottoman, il s’agit bien de la mise en place d’un cartel9 mondial. 8. En  1912, plusieurs sociétés riv ales s ’unirent pour cr éer la Turkish P etroleum Company (TPC) afin d’obtenir une concession d’exploration pétrolière en Irak. L’objectif d’origine de la TPC était d’éliminer la concurrence parmi les partenaires et de devancer les cher cheurs d ’éventuelles concessions américaines. Le principal acteur dans la TPC était Calouste Gulbenkian, qui avait été sollicité par les intérêts bancaires britanniques à cause de ses connaissances et de sa capacité à influer sur les décisions du gouv ernement turc. Ses capitaux de 5 pour cent dans la TPC sont réputés avoir fait de lui l ’homme le plus riche du monde pendant de nombreuses années, et furent à l’origine de son surnom, « Monsieur Cinq Pour cent ». La TPC deviendra l’Irak Petroleum Company. 9. Le vocable cartel (de l’italien cartello = affiche), signifie, au x vi e siècle, une lettre de défi entre chevaliers. Par la suite, il a pris deux sens différents. L’un est une étiquette, fixée sur un objet ou à côté et fournissant diverses informations : titre, auteur, etc. dans des musées par exemple. L’autre désigne une déclaration solennelle et a généralement le sens d’entente entre des entreprises. Des entreprises qui se cartellisent s’entendent donc sur un but précis.

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En 1949, les Sept Sœurs 10 contrôlaient 80 % des réserves hors ÉtatsUnis, 90 % de la production et 75 % des raffineries. Ce car tel d ’industriels priv és disparaîtra av ec la décolonisation. U n nouveau cartel de pays pr oducteurs émergera avec des objectifs différents : l’OPEP. En effet, il s’agira de défendre l’intérêt de pays producteurs et non pas de sociétés privées et de pays consommateurs. Malgré une réticence devant une telle entente, il faut néanmoins noter qu’elle traduit une mentalité d ’industriels, c ’est-à-dire une v alorisation des inv estissements et des dév eloppements d ’entreprises sur le long terme et non pas une v alorisation à cour t terme demandée par des actionnaires et autr es financiers comme on le v errait sans doute aujourd’hui. Cette politique a permis une stabilité des prix de 1928 jusqu’en 1973. L’accord a aussi permis le développement des pays basé sur une énergie à bas coût. O n s’y était habitué, comme on s ’habitue vite à la facilité.

Le pétrole stratégique Georges Clemenceau disait durant la Première Guerre mondiale : « Désormais, pour les nations et pour les peuples, une goutte de pétrole a la valeur d’une goutte de sang. ». Cette valeur s’est encore accrue lors de la Seconde Guerre mondiale. De 1939 à 1945, le développement de la guerre de mouvement (la blitzkrieg), basée sur les chars, rend l’accès et la disponibilité du carburant absolument cruciaux. Quelques chiffres permettent de comprendre l’importance de l’approvisionnement en carburant. Le célèbre char Tigre de la Wehrmacht consommait 535 litres aux 100 km sur route et jusqu’à 900 litres aux 100 km en tout-terrain. Nettement plus économe, le Sherman américain ne consommait « que » 452 litres aux 100 km sur route. Par comparaison, notre fleuron technologique, le char Leclerc ne consomme plus que 200 litres de diesel tous les 100 kilomètres. Que de progrès fait en 60 ans ! On comprend alors mieux l’importance du projet PLUTO (Pipe-lines Under The Ocean), qui à partir d’août 1944 transportera 4 millions de litres de carburant par jour sous la Manche entre l’île de Wight et Cherbourg pour les armées alliées.

10. Les Sept Sœurs étaient : 1) la Standard Oil of New Jersey (Esso) devenue Exxon puis ExxonMobil ; 2) l’Anglo-Persian Oil Company devenue BP ; 3) la Royal Dutch Shell ; 4) la Standard Oil of California devenue Chevron ; 5) la Texaco absorbée par Chevron ; 6) la Standard Oil of New York devenue Mobil puis fusionnée avec Exxon ; et 7) la Gulf Oil absorbée par Chevron.

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Un autre exemple illustre cette importance du pétrole. Quand le général Rommel, le Renard du désert, fonce à la tête de son Afrika Korps à travers le désert de Libye, ce n’est pas pour promouvoir un futur rallye raid ou par amour des dunes, mais pour atteindre la bande de Mossoul au Nord de l’Irak qui est riche en pétrole. C’est aussi pour le carburant que les mouvements d’Hitler vers la Russie ont foncé sur Bakou, sur la mer Caspienne, de manière à disposer des ressources pétrolières nécessaires à la fois pour ses tanks et pour ses avions. Rappelons-nous les presque 1 000 litres par 100 km en tout terrain des chars Tigre. Certains films de guerre tels La bataille des Ardennes*, sont basés essentiellement sur l’aspect vital du ravitaillement en combustible des tanks. On peut aussi rajouter, pour faire bon poids, l’impact de l’embargo pétrolier initié en août 1941 sur le déclenchement de la guerre du Pacifique. À l’époque, le Japon dépendait pour 80 % de ses besoins de pétrole des États-Unis. Au lieu de négocier la fin de la guerre et un retrait de la Chine, le gouvernement japonais décide d’attaquer les colonies anglo-néerlandaises du Sud-Est Asiatique (actuelles Malaisie et Indonésie), riches en pétrole et en caoutchouc. Pensant que cela pousserait les États-Unis à rentrer en guerre, ils planifient l’attaque de Pearl Harbour. * La Bataille des Ardennes est un film de guerre américan de 1965, réalisé par Ken Annakin.

Un élément illustr e cette stabilité. S ur la figur e  3 «  Historique du prix du brut et chocs pétroliers  », le ressaut à peine visible pour l’année 195611 correspond pourtant à la crise de Suez. Cette crise est le moment où le général Gamal A bdel N asser, pr ésident de la République d’Égypte, nationalise le canal de Suez qui était devenu un point de passage stratégique pour le pétr ole. La nationalisation bloque l ’ensemble de l ’approvisionnement pétr olier, pour tous les bateaux pétr oliers qui arriv ent d ’Arabie saoudite. E lle a donné lieu à une guerre de cinq mois entre la France, le Royaume-Uni et Israël d’un côté, l’Égypte de l’autre. Et pourtant, l’effet sur le prix du pétrole est resté dérisoire. Si on ne le pointe pas sur le graphique, il r esterait 11. 1956 est une année impor tante pour les É tats-Unis. Ils sont les grands v ainqueurs économiques de la S econde Guerre mondiale. Leurs usines ont trav aillé à plein r égime pendant des années et ils v ont massivement contribuer à la r econstruction de l’Europe. Mais ils étaient encore des « nains politiques ». La guerre froide contre le bloc soviétique leur donne un sujet planétaire. La crise de Suez leur offre la possibilité de remettre à leur place les deux anciennes puissances coloniales de l ’avant-guerre. Ils froncent les sourcils et les Anglais et les F rançais rentrent dans leurs casernes. Les anciennes puissances sont rabaissées, Nasser devint un hér os national mais aussi un symbole de la « libération des peuples ». Ce sera aussi, dans la foulée, les années 1960 et les décolonisations rapides de l’ensemble de l’Afrique.

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inaperçu. Le contrôle des sociétés à l’époque était tel qu’un acte aussi fondamental que la nationalisation du canal de S uez « n’existe » pas en termes de prix même s’il a justifié une guerre. 2.2.2 Le premier choc pétrolier (1973) Au lendemain de la confér ence de Yalta, en février  1945, le r oi Ibn Saoud d ’Arabie saoudite (connu aussi sous le nom F ayçal ou A bd al-Aziz) r encontre sur un destr oyer américain le pr ésident Franklin D. Roosevelt. Si, officiellement, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Arabie av ait pris une position neutr e, elle fut toutefois considér ée favorable aux Alliés. Il n’existe pas de compte r endu officiel de cette r encontre très chaleureuse entre les deux hommes d ’âge et de condition physique comparables, mais les décisions prises à ce moment ont été tr ès importantes. Le r oi Fayçal craint un peu ses v oisins, l ’Iran, l ’Irak et les autr es. I l n’a pas forcément envie d’avoir une armée puissante et demande donc à Roosevelt s’il peut r entrer sous le parapluie militair e américain. E n contrepartie, il garantirait aux Américains un appr ovisionnement stratégique en pétrole. Le roi Fayçal place ainsi l’Arabie saoudite dans l’orbite économique et militaire des États-Unis. Toutefois, il aurait suggéré aux Américains que leur aide à I sraël, en particulier militaire, soit dispensée avec retenue, de manière à ne pas froisser l’ensemble du monde arabe. Est-ce un hasar d si, la même année, l ’Arabie saoudite devient membre de l’Organisation des Nations unies et de la Ligue arabe ? 1973 est une date très importante dans l’histoire de l’énergie. En octobre  1973, le jour du jeûne de Yom Kippour, la plus grande fête juive, donc jour férié en I sraël, les É gyptiens et les S yriens attaquent simultanément dans la péninsule du Sinaï (au sud) et sur le plateau du Golan (au nord), les territoires respectivement égyptien et syrien occupés par Israël depuis la guerre des Six Jours en 1967. Dans une première phase, l ’armée israélienne surprise est mise en déroute. Mais l’ensemble des nations occidentales v ont l’appuyer d’une façon massive, ce qui v a retourner la situation. Les pays arabes, y compris l’Arabie saoudite, r essentent très mal cette attitude occidentale et en particulier américaine. I ls décident d ’un embargo pétr olier. C’est le premier choc pétrolier. 42

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Avant 1973, le prix du pétr ole était rarement au-dessus de 20 dollars le baril. En 1973, le prix explose jusqu ’à plus de 50  dollars en quelques semaines  ! Cela r eviendrait aujour d’hui, av ec un baril en mo yenne autour de 100  dollars, à lui faire faire un saut en quelques mois à des sommets atteignant les 200 ou 300 dollars le baril : nous n’osons même pas imaginer les prix qui pourraient en résulter à la pompe ! Des files de voitures sont alors visibles aux stations d’essence sur l’ensemble des territoires, en Europe et aux États-Unis, et surtout les prix s’envolent comme jamais. Cette explosion du prix en 1973 est un choc économique, mais aussi géopolitique et psy chologique. Ce changement majeur v a complètement déstabiliser l ’ensemble de la conception que l ’on se faisait de l’énergie. C’est à par tir de ce moment qu ’en France vont fleurir des nouveaux leitmotivs : « en France, on n’a pas de pétr ole, mais on a des idées », « ne gaspillons pas l’énergie » ou encore « la chasse au gaspi ». La France choisit alors d ’accélérer son industrie nucléair e. Tout est fait pour essayer de se soustraire de la dépendance de pays qui contr ôlent l’énergie et sont capables, par des décisions politiques, d’en multiplier le prix par deux, trois ou quatre. Il faut gar der en tête que le prix du pétr ole est le prix de r éférence pour l’énergie. Le prix du pétr ole fixe celui du gaz, et celui de l ’ensemble des énergies. O n ne dév eloppe une énergie quelle qu ’elle soit que par rapport à la moins chèr e, qui reste le pétrole. C’est encore le cas aujourd’hui. Le côté positif de cette crise est qu’à partir de ce moment les gens ont commencé à se rendre compte que le pétrole, qui était facile d’accès et peu cher, pouvait devenir une denr ée rare. Il importe donc de l ’économiser et aussi de penser à d’autres énergies. L’énergie nucléaire a été évoquée mais il en sera de même pour toutes les énergies, notamment renouvelables car à partir du moment où le pétr ole n’est plus garanti, il faut trouver des solutions de remplacement. Par ailleurs, et peut-êtr e sur tout, on passe d ’un contr ôle mené par des gr oupes pétr oliers internationaux priv és, dont les objectifs sont bien entendu, au niv eau politique, le dév eloppement de l ’Occident dans son sens le plus général possible, à un contrôle conduit par des États qui veulent se développer (les pays pr oducteurs). On voit sortir 43

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de l’ombre des sociétés comme la S audi Aramco, la NOC 12 (Libye), NIOC (Iran), INOC (Irak), le KPC (Koweït)… ; ce ne sont pas des compagnies privées, ce sont des États. En fait ce n’est qu’une phase de plus dans la prise de pouvoir après la décolonisation. Un effet paradoxal de l’augmentation brutale du prix du pétrole va être de donner aux sociétés pétrolières les moyens financiers de franchir le seuil économique nécessair e pour l ’intensification de l ’exploration et de la pr oduction en mer. Ce sera le boom de la mer du N ord et du golfe du Mexique. Après ce premier choc pétrolier, les prix baissent tout doucement mais les effets du choc per durent. En effet, ayant pris conscience que cette denrée pouvait devenir rare, il est envisagé, accepté, qu ’il faille commencer à l’économiser : les moteurs des voitures vont devenir plus efficaces. Il va être envisagé de ne plus utiliser le fioul pour se chauffer. Le nucléaire se développe et les énergies renouvelables pointent leur nez. Le pr emier choc de 1973 sera suivi par un deuxième suite à la Révolution iranienne et par la guerre Iran/Irak. L’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite possèdent 60 % des réserves pétrolières du monde. L’Iran est le troisième producteur de pétrole au monde et le deuxième exportateur de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Il dispose aussi de la deuxième plus grande réserve en gaz naturel, après la Russie, et en est le sixième producteur. Après des mois de pr otestations populaires contr e la dictatur e du Shah, Mohammad Reza Pahlavi quitte l ’Iran en 1979 et l ’ayatollah Khomeiny revient en I ran après un exil de quinz e ans en F rance. Il déclare la fin de la monarchie et met en place un gouvernement provisoire. Une dictature théocratique s’installe. L’ambassade des É tatsUnis à Téhéran est occupée en automne 1979 et ses membr es pris en otage (de no vembre  1979 à janvier  1981). L’administration du président Jimmy Carter rompt alors ses relations diplomatiques avec 12. Les NOCs, compagnies pétrolières nationales (National Oil Company en anglais), sont des entreprises publiques dont l ’activité principale est liée à l ’exploitation du pétr ole. Les principales en termes de réserves de barils sont : Saudi Arabian Oil Company (Arabie saoudite), National Iranian Oil Company (Iran), Qatar Petroleum (Qatar), Abu Dhabi National Oil Company (Abou Dabi), Iraq National Oil Company (Irak), Gazprom (Russie), Kuwait Oil Company (K oweït), PD VSA ( Venezuela), N igerian N ational P etroleum Company (Nigeria), National Oil Corporation (Libye), Sonatrach (Algérie), Rosneft (Russie)…

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l’Iran, puis impose des sanctions économiques. E n 1980, Khomeiny appelle les I rakiens à r enverser le r égime de Saddam Hussein, arrivé au pouvoir un an plus tôt. P rofitant de la faiblesse des for ces armées iraniennes qui subissent des purges du nouv eau r égime islamique, l’Irak, soutenu par les États-Unis et leurs alliés qui lui fournissent des armes, envahit l’Iran. Un des objectifs serait aussi de s ’emparer des champs de pétrole du Khouzistan, au sud-ouest de l ’Iran et au nor d du golfe Persique. Mais les for ces s’équilibrent et le conflit finit par s’enliser. Un cessez-le-feu sera obtenu apr ès huit années de combats meurtriers, « dignes » de ceux de Verdun, le 18 juillet 1988. Avant la guerre de 1980-1988, l’Iran et l’Irak comptaient sur leurs revenus pétroliers pour subvenir à leurs besoins : 3,5 millions de barils par jour exportés par l’Irak et 1,6 million par l’Iran. Pendant le conflit, les deux pays n’exportaient plus que 600 000 barils par jour. En raison de cette diminution considérable, l ’Irak dut r ecourir à l ’aide de l ’Arabie saoudite. En 1984, commencèrent les attaques systématiques d’installations pétrolières et de pétroliers par les deux camps. L’Arabie saoudite et les autres monarchies de la péninsule arabique ont largement financé l’effort de guerr e irakien, par crainte d ’une contagion r évolutionnaire vers leurs pr opres populations chiites. Cette dualité r eligieuse est un des éléments que l ’on retrouve souv ent dans la politique au M oyenOrient13. Le contentieux de dettes de guerr e a d ’ailleurs été une des causes de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990. La Syrie, au contraire, a tenté d ’affaiblir l ’Irak en coupant l ’oléoduc r eliant Kir kuk au por t syrien de Lattaquié. Les exportations irakiennes de pétrole auraient été ruinées sans l’ouverture d’une nouvelle ligne par la Turquie. Alors que, dans les années 1970, le pétrole avoisinait les 15 dollars le baril, il est passé dans les années 1980 à près de 80 dollars. En dix ans, le prix a été multiplié par cinq ! L’ensemble des pays occidentaux est conduit à faire 13. Le schisme entre sunnites et chiites remonte aux premières années de l ’islam. Ces deux courants ont les mêmes r éférences, le prophète Mohammed et le Coran, mais ne reconnaissent pas les mêmes héritiers à la mort du prophète, en 632. Pour les chiites, c’est l’imam Ali, cousin et gendr e du prophète, qui est la figur e tutélaire, pour les sunnites, c’est Abou Bakr, compagnon de Mohammed. S’ensuivent des différ ences liturgiques et doctrinales, mais aussi politiques. Le sunnisme est aujourd’hui le courant majoritaire de l’islam, représentant entre 85 et 90 % des musulmans du monde. Le chiisme est le second courant de ’islam l en termes d’adeptes, représentant entre 10 et 15 % des musulmans, dont 90 % d’Iraniens.

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des efforts très importants sur les façons de diminuer la consommation d’énergie, tout en cherchant à faire évoluer les moyens d’en obtenir. 2.2.3 Du contre-choc pétrolier de 1986 à aujourd’hui Après un maximum atteint en 1980, le prix baisse r égulièrement pendant quelques années. Cette période de diminution est liée à une « bataille pour les parts de marché dans les pays de l’OPEP14. Essayons d’en compr endre les r ouages. D epuis les chocs pétr oliers, l’OPEP contrôle les prix en se par tageant et en contrôlant la production. Il le fait par la mise en place de quotas de pr oduction par pays. L ’OPEP définit la pr oduction de chaque pays. La pr oduction est définie en fonction des r éserves de chacun : plus un pays a des r éserves au sein de l’OPEP, plus il a des dr oits de pr oduire. Les pays membr es vont se répartir entre eux des quotas de pr oduction. Cette limite conduit certains pays à exagér er leurs réserves pour pouvoir être autorisés par l’OPEP à produire davantage. Cette bataille va altérer grandement les chiffres et va surtout fausser la per ception que nous av ons, au niveau mondial, sur la réalité des ressources pétrolières. Le Koweït en premier va afficher, du jour au lendemain, des augmentations de r éserves de 50 %. Certains pays soutiennent les av oir mal évaluées auparav ant et sont maintenant en dr oit de demander une augmentation de leur quota. I l y aura tout un jeu entr e les pays de l’OPEP, ceux du M oyen-Orient, la Lib ye, l’Algérie et d ’autres, pour surévaluer leurs réserves, afin de pouvoir continuer à produire plus et augmenter leurs r evenus. Cette compétition des mar chés a conduit certains analystes à mettre aussi en doute les ressources annoncées par les sociétés privées. Pour eux, et de façon étonnante, il n’y aurait ainsi pas de différence dans la comptabilisation des réserves entre les sociétés nationales de l’OPEP et les sociétés privées de l’OCDE soumises aux règles fédérales américaines de la SEC15. 14. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) est une organisation intergouvernementale (un cartel) qui négocie avec les sociétés pétrolières pour tout ce qui touche à la production de pétrole, son prix et les futurs dr oits de concessions. Elle comprend : l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela, le Qatar, la Libye, les Émirats arabes unis, l’Algérie, le Nigeria, l’Équateur, l’Angola. L’Indonésie s’est retirée en 2008. 15. La Securities and Exchange Commission (SEC) est l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers.

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Le 15 septembre 1985, cheik Ahmed Zaki Yamani, alors ministre du Pétrole saoudien, déclar e de façon surpr enante que la monar chie a changé sa politique et ne pr otègera plus les prix. La pr oduction est multipliée par quatre et les prix s’effondrent. Cette nouvelle politique a deux effets. D’une part l’Arabie saoudite retrouve ses parts de marché, mais d’autre par t l’URSS qui dépend de ses expor tations de pétr ole pour l’obtention de devises étrangèr es perd d’un coup de l ’ordre de 20 milliards de dollars par an, argent sans lequel elle ne peut sur vivre longtemps. Ce changement de politique aurait été décidé sous l ’influence des États-Unis qui auraient alors convaincu l’Arabie saoudite d’augmenter massivement sa pr oduction de manièr e à fair e chuter les prix, r éduisant ainsi notablement la factur e énergétique de l ’économie américaine tout en asphyxiant petit à petit l ’URSS par manque de devises étrangères. Coup double  ! Et c’est bien ce qui s ’est passé. Ce point a été magnifiquement démontr é dans une émission pr oposée par la chaîne Arte en 201016. Dans cette émission étaient successivement interviewés Mickael Gorbatchev, le président de l’URSS de l’époque, le cheikh Yamani, ancien ministr e du P étrole saoudien et pr ésident de l’OPEP pendant des années et plusieurs pr otagonistes qui se rappelaient des tractations secr ètes entr e Américains et S aoudiens pour obtenir ce r ésultat. Mickael Gorbatchev expliquait que l ’URSS avait pu tenir pendant un ou deux ans, mais que, finalement, elle avait puisé dans ses réserves et qu’elle avait été ruinée avec la chute des cours. En 1989, l’URSS était incapable de financer l’ensemble de ses projets visà-vis de ses pays satellites et s ’était effondrée. Le pétrole n’a probablement pas été la seule raison de la disparition de l ’Empire soviétique, mais il y a sûrement beaucoup contribué. En 1990, l’Irak, très affaibli par ses guerres contre l’Iran, avait des dettes importantes envers certains de ses v oisins arabes, notamment 15 milliards de dollars env ers le Koweït. L’Irak entretenait déjà de mauv aises relations avec ce dernier. Le K oweït, création britannique, dispose du seul bon por t naturel du fond du golfe P ersique. Ce por t permettrait à l’Irak d’écouler plus facilement son pétrole. De plus, l’Irak avait souvent reproché à l’OPEP avant l’invasion que la production élevée de 16. La face cachée du pétr ole, r éalisé par É ric Laur ent, diffusé le 1 er  septembre 2010 (voir http://www.arte.tv/fr/3389636.html) et Frédéric Tonelli (2010), Sunset Press pour Fr. 5.

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pétrole koweïtien avait pour effet la baisse du prix du baril, ce qui ne l’arrangeait absolument pas. L’Irak de Saddam Hussein accuse en outre le Koweït du prince A ber Al-Ahmad Al-S abah de ne pas r especter ses quotas et de pomper dans un champ situé à cheval sur la frontière IrakKoweït. Il était donc tr ès tentant pour l ’Irak de v ouloir « manger » le Koweït pour trois raisons : élimination de la dette, augmentation de ses propres réserves de pétrole et un accès ouvert à la mer. Si l’invasion du Koweït par l’Irak, en 1991, a généré un petit pic temporaire des prix, de 30 à 50  dollars, la fin du xx e  siècle a été marquée par une grande stabilité du prix du baril autour de 25-30 dollars. Ayant besoin de vendre leur pétrole pour pouvoir se développer de manière stable et régulière, les pays producteurs cherchent à conserver des prix raisonnables. Ils veulent éviter que les pays consommateurs ne développent trop massivement des énergies r enouvelables, et ne fassent trop d’économie d’énergie. Il ne faut pas tuer le marché, la poule aux œufs d’or (noir bien entendu). Du mou dans la ligne… ou comment gérer une ressource L’énergie est d’une telle importance pour les pays consommateurs comme pour les pays producteurs que les uns ont des ministres de l’Énergie et de l’Industrie, les autres des ministres du Pétrole. Les pouvoirs s’équilibrent. Pendant longtemps, le pouvoir était aux mains des pays consommateurs avec leur bras armé, les sociétés pétrolières. La décolonisation et la montée en puissance des sociétés nationales ont rééquilibré le jeu. C’est bien un jeu du type « je te tiens, tu me tiens par la barbichette », doublé d’un billard tridimensionnel à trois bandes… Au premier niveau, plus je vends mes ressources chères, plus je gagne de l’argent pour me développer. Cependant, plus je vends mon produit cher, plus les pays consommateurs risquent de rentrer en récession et de ce fait moins acheter mon produit. De plus, cette dépendance à mon produit va les pousser à chercher des produits de substitution, rendus économiquement intéressants en comparaison de mon produit. Mais si je vends mon produit à bas prix, il me faut en vendre beaucoup et les consommateurs vont le gaspiller. Et ce sont les ressources de mes petits enfants que je galvaude. Il me faut trouver le juste prix pour eux et pour moi. Je peux alors jouer sur la concurrence entre mes clients potentiels. La distance est un avantage, le Venezuela est plus proche des États-Unis que le Moyen-Orient, mais celui-ci est près des marchés asiatiques en plein développement. De même, les ressources de gaz de la Russie doivent-elles privilégier un marché européen ou un marché chinois avec qui elle partage aussi des frontières ? La politique et souvent plutôt la « realpolitik » font aussi parti du jeu. Il y avait du temps de la guerre froide comme aujourd’hui des alliances contre nature du point de vue politique mais utiles au point de vue de la stratégie énergétique. Le plus bel exemple est le fil

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du rasoir sur lequel s’effectuent les relations complexes entre les États-Unis et les pays arabes, notamment sur le dossier de la Palestine. Mais le Moyen-Orient, qui a 60 % des réserves mondiales de pétrole, est aussi loin d’être monolithique. Les relations entre différentes ethnies, cultures et sensibilités religieuses sont à prendre en compte et le jeu de l’Iran dans son soutien aux factions chiites dans certains pays n’a rien de philanthropique. Bref, un jeu passionnant, subtil, foisonnant, émotionnellement riche pour les amateurs. On comprend que ce soit un sujet qui intéresse aussi tous les passionnés de théories du complot. Tous les ingrédients sont là, vous touillez, imaginez et vous aurez toujours des auditeurs.

Le début des années 2000 est mar qué  par une nouv elle env olée des prix liée, comme nous l ’avons déjà expliqué, à une demande toujours cr oissante du fait du dév eloppement tr ès impor tant des pays du S ud-Est asiatique d ’abord, puis de la Chine et de l ’Inde. Ainsi apr ès l ’intermède des années 1980-1990 pendant lesquelles la logique des prix était principalement géopolitique, les principes économiques classiques de l ’offre et de la demande ont r epris les commandes de l’évolution du prix du baril pour répondre au développement mondial. Le prix grimpe pour atteindr e son record historique en juillet 2008, il est alors à un peu plus de 144 dollars le baril de Brent ! En 2008, se pr oduit la crise des subprimes, la crise financièr e qui entraîne un effondr ement de l ’économie. E lle a pour effet quasi immédiat de r éduire la demande énergétique mondiale, entraînant en même temps l’effondrement du prix du pétrole. Le premier choc passé, la croissance mondiale reprend des couleurs, le développement continue en Chine et les prix r epartent à la hausse, notamment à cause des instabilités et des troubles en Afrique du Nord et au Proche et Moyen-Orient. En répercussion à la crise mondiale qui s’installe, à partir de 2008, de nombreux appareils de forage deviennent disponibles, ce qui conduit au dév eloppement à bas prix des gaz de schistes, à commencer par les États-Unis. Rapidement l ’exploration de cette nouv elle ressource potentielle s ’étend à toute la planète (Amérique du S ud, E urope, Asie…). S on impact sur le mar ché gazier est dev enu formidable et risque de redistribuer profondément les cartes de l’énergie, notamment si le plus gr os pays consommateur d ’énergie, les É tats-Unis, devient autosuffisant voire exportateur de gaz et de charbon. 49

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2.3 Black gold or blood oil ? (Or noir ou huile

de sang ?) L’industrie pétrolière en accusation Le thème de l’énergie est tellement important dans l’histoire du siècle dernier que ses acteurs ont fait l’objet d’une attention particulière. Nous resterons dans le cadre de l’industrie et n’aborderons pas l’importance et l ’utilisation des r evenus pétroliers par les É tats producteurs. On parle souvent d’un syndrome de l’or noir, ou de la « dutch disease/ maladie hollandaise  » qui lie l ’afflux de r evenus de l ’exploitation de ressources naturelles (suite à l ’exploitation du champ géant de gaz de Groningen dans les années 1960) et le déclin de l ’industrie manufacturière aux Pays-Bas. Une rapide revue des grands pays producteurs de pétrole et de gaz montre qu’ils ne font pas partie des grands pays démocratiques. Les r evenus de la r ente suppor tent de nombr eux r égimes autocratiques pour le mieux, corr ompus et dictatoriaux pour le pir e. Il existe heur eusement quelques contr e-exemples comme la N orvège ou le Koweït, pays dans lesquels la rente pétrolière est placée dans des fonds souverains et non injectée directement dans l’économie. L’industrie pétrolière est depuis longtemps suspectée d ’être à l ’origine, si ce n ’est complice, de tous les maux  : les guerres, la corruption des États, le soutien à des É tats mafieux ou dictatoriaux, les r enversements de régimes ou de terr oristes internationaux financés par des dictatur es pétrolières. E t pour fair e bon poids, d ’être r esponsable et coupable de pollutions marines et terr estres massives… Pas de bon scénario de film sans un complot des complex es militar o-industriels financés par quelques pétroliers texans. L’accès à l’énergie a été depuis 1911 un enjeu stratégique majeur des États. À ce titre, il a été au cœur des politiques internationales pendant tout le xx e siècle. Faire le procès du siècle dernier en considérant séparément l’économie et la politique, comme si les intérêts des États et ceux de l’industrie de ces États n’étaient pas intimement liés, serait fair e preuve d’une grande naïveté. Le jeu est d’autant plus facile que l ’histoire r egorge de cartels, d ’accidents industriels, de comportements environnementaux inacceptables et d ’exemples d’interactions entre États pour sécuriser leurs besoins énergétiques. Jeu rendu encore plus cr édible en mélangeant r éalité, fiction, secr ets d ’État, sur une durée d’un siècle faisant inter venir, au gré des besoins, des sociétés nationales, internationales, privées ou publiques, de toutes tailles et de toutes origines, r éunies sous le terme générique d ’industrie pétr olière et censée orchestrer le monde à son seul et immense pr ofit et de façon 50

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occulte. Cette vision manichéenne est pratique mais souv ent injuste et fausse. D’un autre côté, comme le souligne le proverbe Shadock : « Dans la Marine, c’est un principe : pour qu’il y ait le moins de mécontents possible, il faut toujours taper sur les mêmes. » Il suffit de s’approcher un peu de cette industrie pour dev enir suspect aux y eux de cer tains. Bien des chercheurs universitaires en ont fait les frais, du moins en F rance. Une expertise demandée et financée par l ’industrie v erra fr équemment ses résultats systématiquement suspectés de partialité. Le décor bien connu étant planté, essay ons de nuancer le pr opos. Il ne s’agit pas de faire une défense globale ou systématique mais de erplacer certains problèmes au bon niveau. Il y a eu et il y a encore vraisemblablement des comportements inacceptables parmi les milliers de sociétés pétrolières, certaines étant à l’évidence à la recherche de profits rapides comme toute entreprise commerciale. Cela ne veut pas dire que toutes les sociétés pétrolières se compor tent de façon inacceptable. D es années sous les feux des médias conduisent à une transparence de plus en plus réelle, même si cela reste douteux aux yeux du grand public. Ces arguments peuvent sembler peu objectifs, deux des auteurs étant pétroliers, mais nous vous invitons à attendre la fin du livre pour finir de construire votre opinion. 2.3.1 Des implications dans des guerres ou autres manipulations de gouvernements Le pétrole, « sang de la paix, nerf de la guerre » ou comme disait Georges Clemenceau : « une goutte de pétrole vaut une goutte de sang » (voir encadré « Le pétrole stratégique », p. 40). Même si l’origine des guerres est souvent complexe – conflit de territoir e, nationalisme, conflits idéologiques, religion, crises économiques, etc. –, il existe quelques cas dans lesquels le pétrole était l’enjeu. De 1932 à 1935, Boliviens et Paraguayens se sont disputés la plaine du Chaco17. Il y avait déjà des conflits entre les deux pays sur cette zone, mais la rumeur (fausse) que le Chaco pouv ait contenir d’importantes ressources pétrolières fut à l ’origine du conflit. Les Boliviens étaient soutenus par les É tats-Unis et les sociétés pétr olières américaines et le Paraguay était soutenu par la Grande-Bretagne et la Royal Dutch Shell. Le Paraguay gagna la guerre et les trois quarts du Chaco oriental mais au prix d’un bain de sang, environ 100 000 morts, 17. Le Chaco est une r égion de plaine alluviale qui s ’étend sur tr ois pays  : Bolivie, Paraguay et Argentine.

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et d’un désastre économique pour les deux pays. H ergé s’est inspiré de cette guerre lamentable dans Tintin et l’oreille cassée. Autre exemple d’intervention dans laquelle le pétrole était l’enjeu : la chute de Mossadegh. Premier ministre del’Iran, Mohammed Mossadegh joue un rôle crucial dans la nationalisation de l ’industrie pétrolière en Iran, par sa lutte contre le monopole de l’Anglo Persian Oil Company en 1951. D e ce fait, il sera r enversé par un coup d ’État fomenté par la  CIA en  1953 (l’opération Ajax) et condamné à tr ois ans d ’emprisonnement. I l sera ensuite assigné à r ésidence dans son village où il mourra en 1967. Il est intéressant de noter que M ossadegh avait toujours été très pro-américain, il fut d’ailleurs élu homme de l’année par le magazine Time en 1951. Cet exemple montre que l’accès à l’énergie est considéré comme un enjeu stratégique des États occidentaux et non pas celui d’intérêts séparés des Britanniques d’un côté et des Américains de l’autre. C’est l’exemple d’émancipation, de volonté de décolonisation qui était aussi combattu. Il ne s’agit pas, à la différence des cas suivants, d’intervention directe des sociétés pétr olières mais d ’intervention des États pour défendre leur approvisionnement en pétrole. On suspecte souvent des complots ourdis par les sociétés pétr olières. En fait, des conflits lar vés peuvent exister entre des États alliés dus à des enjeux pétroliers. Ce type de conflits existe aussi pour le contrôle de l’eau par ex emple ou de r essources minières sans que les sociétés industrielles soient mises en cause aussi directement. On citera comme archétype la mort suspecte du géologue18 français Conrad Kilian dont le « suicide » en 1950 est considér é comme mystérieux 19. Il est vrai qu’un gaillard de 1,78 m pendu à l’espagnolette de sa fenêtre qui est à 1,20 m… et retrouvé les yeux fermés, le torse et les bras lacérés avec un couteau volatilisé a de quoi libérer l’imagination… Il a été émis un lien entre son idée de potentiel pétrolier de la zone de Fezzan actuellement en Libye, alors disputée entre la France et la Grande-Bretagne, et son décès prématuré. Des rumeurs circulent encore sur une action des services secrets britanniques. I l semble que cette affair e n’ait pas 18. Il va sans dire que les auteurs estiment, par corporatisme bien compris, que tuer un géologue est la limite à ne pas franchir ! 19. Lelubre M. (1992). Conrad Kilian, géologue et explor ateur saharien . Cofrhigeo, 3e ed., t.  VI, (http://annales.org/ar chives/cofrhigeo.conrad-kilian.html). Voir aussi : Fontaine P. (1959). La mor t étr ange de Conr ad Kilian, inv enteur du pétr ole saharien . Les sept couleurs, 140 pages ; Boissonnade E. (1991). Du Sahara de Conrad Kilian au Koweit de Saddam Hussein. Éditions Albatros, 365 p.

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porté chance non plus à plusieurs de ses compagnons20 et en particulier à l’un des rares hommes politiques à l’avoir cru, le général Leclerc – connaisseur de la région du Fezzan qu’il avait libérée avec ses chars pendant la guerr e – qui dispar ut dans un accident d ’avion en 1947 dans des circonstances qui ont fait couler beaucoup d’encre21. On pourrait aussi citer la mort du fondateur de l’ENI dans un accident d ’avion en octobr e  1962. Enrico M attei, pour dév elopper son entreprise, avait pris des positions jugées agressives par ses concurrents. En particulier en suggérant aux pays qui le fournissaient en pétrole de créer une organisation transnationale pour défendre leurs intérêts. Un proto-OPEP en quelque sorte. Les suspects ne manquent pas et cette mort suspecte a fait l’objet de nombreuses hypothèses en Italie, impliquant notamment la CIA22. Il y eut plus récemment les deux guerres du Golfe ou du Koweït (19901991 puis 2003). À ceux qui pensent que la guerre s’est faite au seul profit des sociétés pétrolières occidentales, il peut paraître paradoxal de constater que les contrats négociés aujourd’hui ne sont que des contrats de ser vice avec des retours sur investissement de l’ordre de 1 à 2 USD/baril seulement. Les investissements seront énormes, les productions importantes et les gains ne seront pas en relation. Le grand bénéficiaire financier restera le pays. Les conditions très dures proposées par l’État irakien ont conduit un grand nombr e de sociétés à ne pas pr oposer d’offres. Il est possible néanmoins de penser que les compagnies de services pétroliers pourraient mieux tir er leur épingle du jeu, dans la mesur e où, quelle que soit la société qui opér era le domaine minier , elle devra passer par les sociétés ayant les outils et les compétences techniques utiles pour elle. Ces sociétés sont encore dominées par les sociétés de service occidentales et de plus en plus chinoises. En tout état de cause, ces deux guerr es avaient des objectifs stratégiques, politiques et idéologiques quand même plus complexes que la simple volonté d’appropriation des ressources pétrolières. 20. Chamelier assassiné, accident d’avion « pris dans une tornade » qui n’a pas laissé de trace dans les archives météo, plusieurs « suicides »… 21. Ce n’est pas parce que les amateurs de théorie du complot ont tendance à en v oir partout, qu’il n’en existe pas. 22. La CIA aurait r eproché des r elations entr e l ’ENI et les R usses, en pleine guerr e froide. Il était aussi supecté de soutenir le FLN en Algérie. Le film L’Affaire Mattei (titre original : Il Caso Mattei), réalisé par Francesco Rosi, sor ti en 1972, av ec Gian Maria Volonte, traite de ce problème. Dès sa sortie, les droits ont été rachetés par la Paramount et tr ès rapidement le film n ’est plus diffusé, ni tr ouvable… A ucune VHS, ni aucun DVD de ce film n’a été édité (voir Tonelli F. [2011]. Le temps des mensonges. Arte).

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Pour finir ce petit tour d’horizon des liens entre le pétrole et les conflits, il faut aussi mentionner le financement de fanatiques politiques et religieux et d’actions terroristes. Une des actions les plus connues est l’enlèvement par Carlos Ramirez Sanchez de onze ministres du Pétrole lors du sommet de l’OPEP à Vienne, en Autriche, le 21 décembre 1975. Il semble qu’un des objectifs était de tuer le ministr e saoudien, le cheik Yamani, jugé pro-américain et que le commanditaire ait été la Libye. 2.3.2 Liens avec des régimes non démocratiques et corruption La géologie ne connaît pas de fr ontières. Les gisements d’hydrocarbures ne se tr ouvent pas tous dans des pays satisfaisant à tous les critèr es des droits de l ’homme. Il se tr ouve que tr ès peu de pays y satisfont pleinement en réalité. Nombre de pays pétroliers ne sont pas des ex emples de démocratie. Le problème est de savoir avec qui faire des affaires et avec qui s’abstenir d’en faire. Ou, si l’on travaille dans ces pays, comment s’y comporter. Il est beaucoup reproché à une société comme Total de travailler au Myanmar, ex-Birmanie, et d’être ainsi une des sour ces principales de financement des généraux au pouvoir et d’avoir pratiqué le travail forcé. La stigmatisation peut aller très loin et sembler un peu excessive quand on lit certains rapports. Dans un rapport que Libération23 a pu consulter en avant-première, l’ONG Ear th Rights I nternational publie de nouv eaux éléments montrant des violations massiv es des dr oits de l ’homme dans la zone exploitée par le pétrolier français. Plus grave, il semble même que Total ait été informé d ’au moins un cas de trav ail forcé. Un villageois de Zinba raconte : « À la fin de l ’année 2009, j’ai dû aller netto yer le campement du bataillon 410. Notre chef de village nous a demandé de couper la pelouse pour les soldats. P lus tard, Total est venu et nous a pay és 3 000 kyats (2,40 euros environ) chacun pour av oir taillé de l ’herbe avec nos engins. » Le fait que Total ait jugé nécessair e de dédommager les habitants peut être interprété autrement qu’une preuve de collusion avec les militaires et d’acceptation du principe de ce type d ’obligation. Il aurait été utile de savoir d’où et comment était arrivée la demande au chef du village, afin de connaître si un quelconque lien avec Total était avéré en dehors du fait que le village se soit tr ouvé dans la z one du pipeline dans laquelle Total s’est 23. I nfo Libération : le 5 juillet 2010 à 9 h 06 (mis à jour à 09:10), Total accusé de « complicité d’assassinats et de travail forcé » en Birmanie.

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beaucoup investi au point de vue sociétal. I l est utile de signaler qu’Aung San Suu Kyi, la « dame » comme elle est appelée dans le pays, n’a rien dit sur et donc contr e Total depuis 1996. Ce qui est une pr euve de… rien en réalité, ne seront convaincus que ceux qui sont disposés à l ’être, mais il peut être légitime de se poser la question de l ’origine de ce silence. Elle le fut à l’occasion de la Conférence de l’Organisation internationale du travail, qui s’est tenue le 14 juin 2012 à G enève en Suisse, où était pr ésente la députée birmane et P rix Nobel de la P aix. Interrogée lors de la conférence de presse qui a suivi son discours, elle a déclar é que « Total est un investisseur responsable en Birmanie » et que « même s’il y a eu des interrogations du temps de la junte militaire, aujourd’hui il est sensible aux questions relevant des droits de l’homme. » Aung San Suu Kyi a en outre ajouté qu’elle ne demanderait ni au G roupe, ni à Chevron (partenaire de Total dans le projet gazier de Yadana) de se retirer du Myanmar. Il est aussi symptomatique de constater que toute personne faisant un rapport qui montrerait une réalité du terrain ne corr espondant pas à l ’a priori ne serait pas crue et jugée inobjective. C’est un phénomène général qui déborde largement le cadre du Myanmar24. Se pose en fait la question plus globale du commer ce : peut-on vendre nos produits (voitures, avions, agroalimentaire) ou acheter leurs produits à des pays qui ne seraient pas irréprochables au point de vue des dr oits de l’homme et des liber tés individuelles ? Et si l’on veut être objectif, où mettre la limite ? La question se pose avec acuité pour malheureusement de très nombreux pays. Le soupçon de corr uption est aussi un grand classique des r eproches faits aux grandes sociétés industrielles. Ces méthodes ont existé et existent encore de façon endémique dans cer tains pays. N éanmoins, une série de lois extraterritoriales extrêmement contraignantes sont en place depuis plusieurs années. Ces lois détaillées dans l ’encadré qui suit sont applicables dans le monde entier, c’est-à-dire que toute société cotée à la bourse des États-Unis peut être poursuivie pour toute action délictueuse n’importe où dans le monde. I l s’agit bien de la justice américaine, et 24. Un des co-auteurs (l ’académique) du pr ésent livr e s ’est vu r écemment suspecté d’être à la solde de Total, parce qu’il osait poser des questions sur la dangerosité relative de la production de gaz de schistes par rapport aux autres ressources énergétiques. Quoi qu’il en soit, le fait qu’il puisse participer à la rédaction de ce livre est soit une preuve d’ouverture d ’esprit de contradiction soit une pr euve de collusion inadmissible av ec l’industrie pétrolière. En tout état de cause, il se compor te soit en scientifique toujours habité par le doute, soit comme un « vendu ».

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non pas d’une justice internationale, qui estime avoir autorité sur toute société cotée sur son territoire. Un certain nombre de jeunes procureurs (attorneys) en ont fait un tr emplin pour leur carrièr e en poursuiv ant et en faisant condamner lour dement de grandes sociétés. Le montant collecté par la justice américaine est de l’ordre de 4 milliards de dollars. Cette juridiction est prise tr ès au sérieux par tous les industriels dans la mesure où la condamnation ne s’arrête pas à l’amende mais met certaines sociétés sous sur veillance (compliance monitor) . S iemens, BAE Systems, D aimler, L ucent Technologies, Monsanto, font par tie de la longue liste de sociétés condamnées au titr e du FCPA (voir encadré). Ces lois ont depuis été déclinées dans la Communauté européenne.

Lutte contre la corruption La première loi américaine date de 1977 (Foreign Corrupt Pratices Act = FCPA). Elle condamne la corruption d’agents publics étrangers, avec deux volets : – un volet pénal (DOJ) incrimine le délit de corruption à partir des preuves du pacte de corruption + rattachement du délit au territoire américain (contrat, mails, appels téléphoniques, transferts bancaires…) ; – un volet civil (SEC) aborde le délit de corruption à partir des infractions aux règles comptables qui ont permis de dissimuler un « pot-de-vin » (fausses factures, affectation incorrecte des écritures…). Cette loi a compétence notamment vis-à-vis : (1) des entreprises non américaines cotées en bourse aux États-Unis (+ filiales consolidées), des filiales aux États-Unis de groupes étrangers, impliquées dans un délit de corruption aux États-Unis ou à l’étranger, (2) d’entreprises non américaines mais ayant utilisé « quelque chose » rattachant le délit

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aux États-Unis (composants produits aux États-Unis, transfert d’argent par un compte aux États-Unis…). Les sanctions vont de simples amendes – même si elles sont lourdes –, à des peines d’emprisonnement, le remboursement des profits indus, l’exclusion des marchés publics et la nomination d’un organisme de surveillance (compliance monitor). Le FCPA a servi de base à la Convention de l’OCDE de 1997 dont l’objectif est la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales. Elle ne vise que la corruption active et ne sanctionne pas l’agent public étranger. Elle a compétence vis-à-vis des entreprises de la zone OCDE (y compris filiales hors OCDE). La convention United Nations Convention against Corruption (UNCAC) (Merida) est une convention des Nations unies (Résolution 58/4 de l’Assemblée générale du 31 octobre 2003) contre la corruption publique et privée, active et passive et trafic d’influence. Elle a été ratifiée (en 2012) par 160 pays (Chine, Nigeria, Indonésie, Russie, Angola…).

Aujourd’hui, dans de nombreuses sociétés multinationales, toutes les personnes susceptibles d’être confrontées à ce type de situation signent un document dans lequel elles r econnaissent êtr e personnellement responsables (civilement et pénalement 25) en cas d’actes délictueux et qu’elles engagent leur société. C’est une pr otection pour les sociétés mais aussi pour les salariés qui peuv ent alors se réfugier derrière cette loi pour ne pas céder aux pr essions souvent fortes dans certains pays. Les temps changent… 2.3.3 Les pollutions terrestres, marines et atmosphériques 2.3.3.1 Les pollutions terrestres

Les pollutions terr estres sont plus rar es et un peu moins médiatisées que les pollutions marines ou côtièr es. Le pétr ole, produit naturel, s’échappe naturellement en sur face depuis toujours en différ ents endroits, on l’a vu précédemment. Ce pétrole, le plus souv ent biodégradé naturellement, devient un bitume qui était utilisé dans l ’Antiquité pour calfater des bateaux, sceller des pierres, etc. 25. À titre individuel : 5 à 10 ans de prison + 75 000 à 150 000 euros d’amende + pénalités complémentaires. Les personnes légales : 375 000 à 750 000 euros + pénalités complémentaires.

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La biodégradation ou l’altération du pétrole par l’action bactérienne Des organismes vivants, principalement des bactéries, levures et champignons altèrent et métabolisent des composants du pétrole brut. Ces altérations ou biodégradations ont lieu à la surface en cas de pollution mais aussi dans les gisements quand ceux-ci sont peu enfouis et donc à des températures inférieures à 80-90 °C. En réalité, une quantité énorme de pétrole est biodégradée comme c’est le cas pour les huiles lourdes de l’Orénoque au Venezuela (à terre ou sous la mer) et dans celles des sables bitumineux de l’Athabaska. D’autres gisements de ce type existent partout dans le monde, même en France (voir ci-après l’encadré « Du pétrole coule encore en France »). La biodégradation est très efficace pour les hydrocarbures de type naphténique (naphta) mais elle est plus lente pour ceux riches en aromatiques cycliques (comme le benzène, ceux qui sentent). En caricaturant un peu, on peut dire que les bactéries métabolisent plus facilement les hydrocarbures légers et développés en chaînes que ceux qui sont plus lourds et cycliques. La teneur en soufre et autres impuretés comme le vanadium, le mercure ont aussi une influence sur la biodégradation et la toxicité résiduelle.

Les indices de sur face sont bien entendu r echerchés et utilisés en recherche pétrolière, ils indiquent la présence d’hydrocarbures en profondeur et donc la possibilité de gisements. Ce type de suintement naturel est considér é comme une curiosité géologique, ce n ’est bien entendu pas le cas quand il s ’agit de déversement d’origine humaine, accidentel ou non. Du pétrole coule encore en France La Nature mérite respect et protection, qui oserait prétendre le contraire ? Elle le mérite car elle est réputée pure. C’est pourquoi les marées noires heurtent tellement l’opinion publique. Ce pétrole déversé, pouah ! Dans notre beau pays de France en revanche, le pétrole est rare. Il est néanmoins un endroit au moins où ce pétrole coule en surface. Du pétrole gratuit ? Effectivement et… il n’est pas exploité ! Près de Clermont-Ferrand, à proximité de l’aéroport de Clermont-Aulnat, se trouve une rivière de pétrole. La source est située à une quinzaine de mètres du chemin (au pied des personnages les plus éloignés). La pellicule d’eau irisée, très riche en organismes (bactéries, algues…), lui donne une couleur d’un vert très particulier. Ce pétrole déversé est appelé poix. À l’est de Clermont-Ferrand, entre autoroute et aéroport, est visible la « source de la poix ». Le bitume qui s’y écoule librement est associé à de l’eau salée, du méthane et des traces d’H2S (hydrogène sulfuré, d’où l’odeur d’œuf pourri parfois bien présente). Ce bitume sourd par des fractures de la roche volcanique (pépérite). Le débit est extrêmement

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faible (de l’ordre du litre/jour), ce qui explique qu’il n’est pas (qu’il n’est plus) exploité. Le mélange s’écoule sur une quinzaine de mètres. Ce site, unique en France, n’est cependant pas protégé aux yeux de la loi. Il est demandé de le « préserver ensemble » (haut du panneau), mais (est-ce parce qu’il s’agit de pétrole ?), en bas… on pense à le partager ! Cet hydrocarbure vient des sédiments de Limagne qui se sont déposés dans un grand lac il y a une trentaine de millions d’années (Oligocène), ce lac peu profond permettait une vie abondante. Une abondante matière organique pouvait se déposer. Avec le temps, celle-ci a évolué pour devenir le bitume que l’on trouve aujourd’hui (il ne s’agit pas vraiment de pétrole car il a subi une légère oxydation). Comme il n’a pas été piégé par une couche ou une structure imperméable, ce liquide remonte lentement et affleure. Les suintements de bitumes sont nombreux en Limagne, outre le Puy de la Poix, on en connaît au Puy de Crouël, à la carrière de Gandaillat et à Dallet, à quelques kilomètres, où une mine a été exploitée jusqu’en 1984. Cette source de bitume a été plus ou moins aménagée au cours des siècles. Mais depuis, le site est tombé dans l’oubli même pour les géologues. Quelle potentialité pédagogique pourtant ! Qu’elle soit en termes de géologie, de biologie, d’environnement et même sociétale… Mais voilà, ici on a du pétrole… mais pas d’idée !

Le site tel qu’il était en avril 2011 (il n’y a plus de décharge). Le fond de la rigole, vert clair, est de l’eau avec du pétrole couverte de bactéries et d’algues.

Les cas les plus connus de dommages à l’environnement par des pollutions massiv es sont ceux de l ’Équateur et du delta du Niger au Nigeria. Quand la compagnie Chevr on rachète la société Texaco en 2000, elle prend la responsabilité de ses sites de production. Certains sites autour de la ville de Lago Agrio en É quateur sont depuis devenus une tache sur la 59

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réputation de Chevron26. Les pollutions sont certes indubitables mais les responsabilités sont très vraisemblablement partagées avec la société nationale Petroecuador. Celle-ci, partenaire majoritaire, n’a peut-être pas pris la mesure de l’impact des fuites ni les mesures pour y remédier comme le disait le ministre de l’Énergie, Manuel Muñoz, directeur de la protection de l’environnement nationale, dans une pr ésentation devant le Congrès le 10 mai 2006. Il importe que le fautif soit recherché et condamné ; mais il importe tout autant que ce soit le vrai r esponsable qui soit r echerché. Il ne faudrait pas que seul celui qui a la possibilité de payer soit considéré comme unique r esponsable. En l’occurrence, Chevron a été condamné en février 2011 à l’amende record de 8 milliards de dollars. Un autre cas de pollution terrestre est celui dit du « bunkering », ou soutirage illégal au Nigeria. Ce bunkering est appelé « blood oil », l’huile de sang. Le pétrole brut produit dans le delta du Niger est un pétrole léger donc facile à raffiner dans des installations de for tune. Le pétr ole brut est volé, soit directement sur les têtes de puits, soit de façon plus discrète en perforant les pipelines entr e la zone de production et les raffineries. Un excellent résumé a été publié par la BBC en 201127 « le commerce de l’huile (volée), ou “l’huile de sang”, constitue un défi immense à l’État nigérian, nuisant à son économie et alimentant une insurrection constante dans le delta du Niger… L’environnement de permissivité concernant le soutirage de pétrole illégal est renforcé par le niveau très haut du chômage des jeunes, l’existence de milices ethniques armées et des représentants chargés de faire respecter la loi inefficaces et corrompus voire protecteurs du système ». La quantité réelle de pétrole qui disparaît par bunkering illégal fait l’objet de différentes évaluations28, 600 000 barils par jour d ’après la Maritime Industry A dvocacy I nitiative, 1,7  million de barils v olés entr e mai et juin  2009 d ’après la société nationale (N igerian N ational P etroleum Corporation), ce qui représente une perte de revenu énorme pour l’État nigérian. Outre le vol lui-même, la perte de production et de revenu afférent, le problème vient tout autant des conditions dans lesquelles ces vols sont commis. Quand la soustraction a lieu entr e la zone de production 26. http://www.business-humanrights.org/Documents/Oilpollution/Ecuador/ AssessingResponsibility 27. http://ne ws.bbc.co.uk/2/hi/africa/7519302.stm 28. http://www .nigerdeltacongress.com/particles/political_economy_of_illegal_bun. htm; http://www .usip.org/files/blood_oil_nigerdelta.pdf; http://dailytimes.com.ng/ article/n37tn-lost-yearly-illegal-bunkering-nigeria

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et la raffinerie, en per çant le pipeline de br ut, une partie importante du pétrole se répand dans la forêt et pollue le sol. Avant que la malveillance soit prouvée, les fuites sont d’abord imputées à la négligence de la compagnie productrice et contribuent grandement à la dégradation de l ’image de Shell en particulier et des pétroliers en général. Il n’est pas question de nier qu’il existe aussi des accidents, des fuites, des pertes de confinement, etc. mais l ’objectif d’une société est de v endre sa pr oduction, pas de la perdre dans la nature. Certains esprits chagrins diront que parfois il peut être financièrement plus rentable de ne rien faire, surtout si la réparation est chère, mais c’est bien pourquoi il est important d’enquêter et de déterminer les responsabilités avant de décréter qui est a priori coupable. Le plus dramatique est sans doute quand les voleurs percent des pipelines d’essence qui sortent des raffineries pour la récupérer dans des bidons car les vapeurs d’essence qui s ’échappent alors sont à l ’origine d’explosions qui tuent chaque année de très nombreuses personnes. Des efforts très importants ont été faits ces dernières années par toutes les grandes sociétés priv ées, concernant ces pr oblèmes de fuites, de perte de confinement lors de la production mais aussi lors de la remise en état des sites. Ces actions sont faites en relation avec des organismes extérieurs, universitaires ou ONG29. 2.3.3.2 Les pollutions marines

Les pollutions marines sont d ’origines multiples. Leur caractèr e dramatique, quelle que soit leur impor tance volumétrique, est r enforcé par le simple fait que l’huile se répand sur l’eau sur une couche très fine et donc sur des sur faces très importantes. Si l’on renverse 1 000 litres soit 1 mètre cube (un cube de 1 m de côté) d’huile sur de l’eau, l’huile va s’étaler sur 1  micromètre d’épaisseur et couvrir une surface d’un kilomètre carré. L’irisation rend cette pollution tr ès visible et frappe donc d’autant plus les esprits. P ourtant, c’est justement cette grande surface et cette faible épaisseur qui permettent un brassage par les vagues, une dispersion et une biodégradation rapide par les micr oorganismes présents naturellement dans l’eau. Cette dégradation sera 29. Jared Diamond (2006). Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur sur vie. Gallimard, NRF Essais, p . 502 à 506, pour trouver un excellent exemple de ce qui est fait, simplement et efficacement dans le domaine de la production pétrolière à terre dans des forêts sensibles.

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d’autant plus rapide que le pétrole sera léger. Quand le pétrole est plus lourd, l ’impact devient dramatique tant pour la faune que pour les paysages quand la nappe atteint les côtes. Les pollutions marines ont trois origines principales. La première est naturelle, comme à terre, les hydrocarbures générés en profondeur migrent naturellement vers la surface si aucun obstacle ne les piège. Quand il s’agit de gaz, ces suintements ne sont pas visibles en surface et dans certains cas sont à l’origine de constructions biologiques. Quand il s’agit de pétrole, s’il n’est pas biodégradé dans la colonne d’eau, il arrive en surface et se répand sous forme d’irisations caractéristiques. Ce type d ’indices est bien entendu r echerché et utilisé en r echerche pétrolière, il indique la pr ésence d ’hydrocarbures en pr ofondeur et donc la possibilité de gisements. Ces suintements liquides sont estimés de l’ordre de 1,5 million de barils par an30. Au fond de l’eau, ils peuvent être à l’origine des constructions biologiques dans les grands fonds. Le pockmark (traces d’échappement de gaz au fond de l’eau). Exemple de REGAB, dans le golfe de Guinée

Il y a une dizaine d’année, des géologues de l’Ifremer ont découvert un pockmark de 800 m de diamètre (lors du projet ZaïAngo/Total), localisé à 8 km du chenal du fleuve Congo, par 3 200 m de profondeur. Cette structure est caractérisée par des émissions de fluide et de gaz très actives. Le projet BIOZAIRE d’étude des écosystèmes (1998-2004) a mis en évidence que ce pockmark était colonisé par des communautés particulières, denses et diversifiées. Le méthane émis en surface sous forme de gaz, ou observé à l’état solide (hydrates de méthane) se dissociant, est à l’origine de la chimiosynthèse microbienne. Les micro-organismes qui vivent libres dans les sédiments ou en symbiose 30. MacDonald R. (2002).Transfer of hydrocarbons from natural seeps to the water column and atmosphere. Geofluids 2, p. 95-107.

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dans des invertébrés de grande taille utilisent le méthane ou les sulfures produits dans les sédiments grâce à l’énergie du méthane pour produire de la matière organique et réaliser ainsi le premier maillon de la chaîne alimentaire. Photo de droite : prise par le robot télé-opéré Victor 6000. © Ifremer. Photo de gauche : vue du fond de l’eau. Chaque structure circulaire est une trace d’échappement. Vues par imagerie sismique 3D dans le delta du Niger. © Total. (Pour en savoir plus : http://wwz.ifremer.fr/institut/Decouvrir-les-oceans/Explorer/ Campagne-WACS-2011)

Les deux autr es origines sont humaines, qu ’elles soient accidentelles ou criminelles. Le dégazage des tankers pétr oliers est criminel. L ’armateur fait des économies en ne faisant pas netto yer son navir e dans un por t. Les autres pollutions sont accidentelles, ce sont des fuites ou per tes de confinement sur les plates-formes pétr olières, des accidents de forage, comme l’explosion de la plate-forme de forage Deep Water Horizon dans le golfe du Mexique et enfin les naufrages comme ceux del’Exxon Valdez, le Torrey Canyon ou plus récemment ceux du Prestige ou de l’Erika31. Elles seraient responsables de l’ordre de 10 % du pétrole rentrant dans l’environnement marin. Les bateaux pétroliers représentent 40 % du transport maritime. Ils transportent 14 milliards de barils de pétrole brut par an. Les industriels et les autorités de contr ôle cherchent à différencier les pollutions naturelles de celles qui sont accidentelles ou criminelles. Il est par exemple devenu classique que cer tains capitaines de pétr oliers indélicats dégazent discrètement près des plates-formes pétrolières pour faire reporter la faute sur l’autre. Il est aussi important de discriminer une irisation liée à un suintement de pétr ole venu du fond de l ’eau d’une perte de confinement d ’une canalisation de plate-forme pétr olière, d’autant plus que les plates-formes de pr oduction et les traces naturelles sont situées dans le même contexte géologique. La répétitivité et la précision des observations satellitaires menées conjointement avec des analyses d’échantillons permettent aujourd’hui de déterminer les origines réelles des pollutions. Une société d’exploitation de données spatiales32 s’en est fait le champion. 31. Pour donner un or dre d’idée de l ’ampleur du phénomène, la cargaison de l ’Erika était de 143 000 barils. La quantité de pétrole déversée en mer de façon accidentelle a été évaluée à 364 millions de barils entre 1970 et 2010. Les quantités de pétrole échappées lors de la guerre du Koweït ont été estimées entre 9 et 12 millions de barils. 32. ASTRIUM goeinformation ser vices, filiale d ’EADS et implantée en F rance, Allemagne, Espagne…

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Des monticules témoignent de suintements d’il y a 400 millions d’années La perturbation centrale est interprétée comme la cheminée d’alimentation en suintements. Les fluides froids nourrissent les « oasis » océaniques de profondeur où vivent, par la voie chimio-synthétique, des faunes fixées – vers, mollusques – et des faunes mobiles qui en dépendent – échinodermes, crustacés – tout comme de nombreux organismes bactériens (archées) dont plus de 80 % sont encore inconnus, mais qui jouent un rôle primordial dans la cimentation des sédiments et donc la pérennité de ces structures. Les volcans de boue (mud-mounds) sousmarins profonds sont des récifs dont la calcite a été précipitée par des bactéries (des archées pour l’essentiel). De telles bioconstructions sont connues depuis le Cambrien inférieur (550 millions d’années).

Ces monticules correspondent à des accumulations de carbonates au débouché de suintements sous-marins froids, riches en méthane. Ces monticules sont constitués de beaucoup de ciment d’origine biogène et généralement d’un peu de faune. Localement, ce dernier est dominant (brachiopodes, etc.). Dévonien du Moyen Atlas du Maroc. © Rouchy.

Il existe une autr e divergence qui oppose r égulièrement l’industrie et les défenseurs de ’lenvironnement. Il s’agit du démantèlement des plates-formes de pr oduction des gisements en mer . Peut-on parler 64

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de pollution quand celles-ci sont immergées ? À la fin de la période d’exploitation, les plates-formes de pr oduction sont démontées et/ou abandonnées. D ans cer tains cas, apr ès av oir été netto yées, dépolluées, elles sont immergées, soit sous faible pr ofondeur d’eau pour créer des récifs artificiels, soit en grande profondeur pour éviter d’être accr ochées par les filets de pêche. Le cas de B rent Spar (plate-forme de la compagnie Shell) en mer du Nord est célèbre car la campagne de bo ycott organisée par G reenpeace pour empêcher cette immersion a été aussi br uyante, et d ’ailleurs efficace, que la lettre d’excuses qui la ensuite clôt a été discrète. Greenpeace reprochait à Shell de vouloir immerger une plate-forme désaffectée qui était censée contenir des pr oduits chimiques, ce qui n ’était pas le cas33. Les plates-formes immergées, loin de n ’être que des «  objets polluants » sont aussi des moyens de fixation d’organismes, comme le sont beaucoup d’épaves : raison pour laquelle on en coule à dessein dans certains environnements pour permettre à la faune et à la flore de s’y s’épanouir et donc de construire des récifs dits artificiels. C’est le cas notamment des coraux de mer froide34 dont la biodiversité est plus impor tante que ceux de sur face, qui sont encor e mal connus, bien que pr otégés par l ’United Kingdom B iodiversity Action Plan de la conv ention sur la div ersité biologique. La question est cr uciale quand il s’agit de démanteler une plate-forme en détruisant les organismes protégés qui s’y sont fixés : faut-il les laisser en place et s ’attirer l ’ire des associations av ec cette str ucture «  abandonnée  » ou 33. L’économiste, édition n° 195 du 14/09/1995 : « C’est avec jubilation que le groupe anglo-néerlandais Shell a accueilli les excuses de Greenpeace concernant l’affaire Brent Spar. Dans une lettre rendue publique le 5 septembre et signée par Lord Peter Melchett, son directeur ex écutif, l ’association écologique r econnaît av oir sur estimé le risque que pr ésentait le projet d ’immersion en eaux pr ofondes de la plate -forme pétr olière désaffectée B rent S par. Greenpeace avoue s’être rendu compte que “les échantillons avaient été prélevés dans les pipes conduisant aux réservoirs et non dans les réservoirs eux-mêmes”. Lors de la campagne qu’elle a menée contre cette immersion, l’association avait soutenu qu’il restait encore dans la plateforme près de 5 000 tonnes de pétr ole et 130 tonnes de div ers autres produits chimiques. M. Christopher Fay, le président de Shell UK, avait alors rétorqué que les réservoirs avaient été vidés dans un pétrolier en 1991. Devant l’acharnement de Greenpeace et le boycott de ses produits en Allemagne et aux Pays-Bas, Shell UK décidait d’abandonner, le 20 juin dernier, le sabordage de la plate-forme ». 34. Comme par ex emple le Lophelia per tusa, une espèce de corail scléractiniair e de la famille des Caryophylliidae.

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enlever la plate-forme et détr uire ces habitats ? Bien entendu cette argumentation ne tient que si, et seulement si, la dépollution de la plate-forme a été correctement faite. Dans les pays industrialisés, en mer du Nord en par ticulier, les pr océdures de démantèlement sont suivies de très près par les autorités nationales. Ce problème se pose aussi pour les bateaux. P our exemple, l’association Nautilus se bat depuis des années pour obtenir l ’immersion de la Jeanne d’Arc dans la baie de Saint-Paul de La Réunion afin d’en faire un récif artificiel et un site privilégié de plongée35. 2.3.3.3 Les pollutions atmosphériques

Outre l’utilisation de moteur à combustion interne et la fabrication d’électricité par les centrales thermiques, le tor chage (utilisation de torchères) est une autr e source de pollutions. Le tor chage ser t à éliminer les composants dangereux ou inutilisables comme l’H2S. Il est aussi utilisé comme sécurité en cas de surpr ession des installations. Dans le passé, il servait aussi à éliminer le gaz associé au pétrole quand celui-ci ne pouvait pas être utilisé. Cette technique a décliné depuis 1970 et représente aujourd’hui 0,5 % des émissions anthropiques de gaz carbonique36. Il est devenu strictement inter dit pour tous les nouv eaux dév eloppements et un effort de limitation est fait dans de nombr eux pays pr oducteurs. Il s’agit pour eux autant de ne pas polluer que de ne plus perdre ces ressources. La banque mondiale estimait en 2009 à 134 milliards de m3 la quantité de gaz ainsi perdue annuellement soit environ un tiers de la consommation annuelle européenne. Dix pays représentent 70 % des émissions  : R ussie (26  %), N igeria (11  %), I ran (8  %), I rak (7 %), Algérie (4 %), Angola (3 %), Kazakhstan (3 %), Libye (3 %), Arabie saoudite (3 %) et Venezuela (2 %).

35. D’autres informations sur les navir es de guerr e immergés se tr ouvent sur le site : http://nautilus-lajeanne.com/ 36. Marland G., Boden T.A., Andr es R.J. (2005). Global, R egional, and N ational CO2  Emissions. I n  Trends: A Compendium of D ata on G lobal Change, Carbon Dioxide I nformation Analysis Center , O ak Ridge N ational Laborator y, US Department of E nergy, O ak Ridge, Tennessee, http://cdiac.ornl.go v/trends/emis/ tre_coun.html

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Un autr e type de pollution reprochée à l ’industrie plus r écemment est illustré par le cas des « gaz de schistes »37 en France. Deux enjeux sont notamment év oqués ; l’accès à l ’eau et les nuisances de sur face. Les méthodes d’extraction du gaz de schiste nécessitent plus d’eau que pour les hy drocarbures conv entionnels. E lles imposent de disposer localement d ’importantes r essources en eau douce, dont l ’usage ne doit pas entrer en concurrence avec d’autres activités. Elles nécessitent également des moyens de traitement industriel des eaux qui remontent dans le puits av ant tout r ejet. L’usage d’additifs chimiques constitue aussi un point sensible pour l ’acceptabilité de l’activité. En moyenne, 10 000 à 20 000 m3 d’eau sont injectés dans un puits (5 à 10 processus pour les fracturations hydrauliques). Aux États-Unis, pour les Barnett Shales, un baril de pétr ole récupéré nécessite un quar t de baril d ’eau (fig. 5 et 6). Les technologies de pr oduction de gaz de schiste, en constante évolution, font l’objet d’innovations importantes depuis leur essor dans les années 2000. Des additifs38 issus de l’industrie agroalimentaire sont déjà dév eloppés par les contractants (H alliburton par exemple) et des r echerches sont menées pour utiliser de l ’eau saumâtre dans la pr oduction et pour l ’optimisation du r ecyclage de l’eau. De nombreuses voies de recherche sont explorées actuellement pour permettr e une plus grande efficacité des mo yens de production et une meilleure acceptabilité par les populations riv eraines. Le dév eloppement r écent d ’un suivi de la micr osismicité induite par la fracturation hydraulique en est un exemple. Ce suivi permet à la fois de visualiser les zones de fissures pour améliorer la production et permet un suivi de son impact ou de son innocuité environnementale. La fracturation hydraulique existe depuis 50 ans mais n ’est massivement utilisée que depuis cinq ou six ans. Des études sont menées pour utiliser d’autres techniques de fracturation. O n peut citer la fracturation pneumatique, qui consiste à remplacer l’eau par de l’air comprimé 37. On utilise le terme « gaz de schiste » mais il serait plus correct d’utiliser « gaz, ou huile, de roche mère ». Le mot schiste r ésulte d’une traduction inappropriée du terme anglais « shale ». 38. La gomme de guar est un extrait de la graine d’une légumineuse, la Cyamopsis tetragonoloba. Elle est plus connue sous le nom de ’ladditif alimentaire E412, très utilisé dans certaines soupes et pâtisseries. Elle est massivement cultivée en Inde.

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Figure 5 Fracturation hydraulique. Pour libérer le gaz piégé dans la roche, il faut créer un réseau de fissures. On l’obtient en injectant, à haute pression, un mélange composé d’eau et de sable (à 99,5 %) et d’additifs (0,5 %). Cette technique s’appelle la fracturation hydraulique. 30 fracturations en moyenne pour un drain de 1 000 m. Par fracturation : 300 m3 d’eau, 30 tonnes de sable, 0,5 % d’additifs. Dimensions classiques d’une fracturation : latéralement de l’ordre de 150 m de part et d’autre du puits, verticalement de l’ordre de quelques dizaines de mètres (limitée par l’épaisseur de la formation). Il est paradoxal de constater que la difficulté n’est pas de contrôler que la fracturation ne soit pas trop intense comme le craignent beaucoup, mais d’arriver à fracturer des roches qui, quand elles sont trop argileuses, ne se fracturent pas du tout.

ou du gaz natur el, la fracturation par ar cs électriques 39. Ces procédés ne sont pas encore utilisables au niveau industriel. La production des gaz de schistes pr ovoque aussi du br uit et des nuisances de chantier, liés aux opérations de fracturation, même si celles-ci 39. Par exemple : Chen W. (2010). « Fracturation électrique des géomatériaux ». Thèse Univ. Pau-Adour , 167 p.

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2. Énergie et pétrole

Figure 6 Un site de fracturation hydraulique en cours dans un puits pour exploiter des gaz de schistes. La rangée de camions pompes démontre l’intensité de l’opération. Une fois la fracturation réalisée, il ne restera sur le terrain que la tête de puits, n’utilisant que quelques mètres carrés.

ne durent que quelques jours par puits. En zone urbaine, la construction de murs de sable antibr uit permet de r emédier à ce problème. La logistique associée nécessite un trafic impor tant de camions pour amener le matériel de forage, év entuellement l’eau, évacuer les eaux de r ejet et, en l’absence de canalisations à proximité, évacuer la production. Cette activité requiert un nombr e beaucoup plus impor tant de puits qu ’un gisement traditionnel, ce qui pose des problèmes en zones urbaines, agricoles ou sensibles sur le plan écologique. Pour minimiser cette empr einte au sol et cer taines nuisances (trafic r outier), optimiser la productivité des puits horizontaux et diminuer leur coût, on regroupe les plates-formes de forage. À par tir d’une seule plate-forme de forage, on peut alors forer dix à quinze puits horizontaux, voire plus. La levée de bouclier contre l’exploitation des gaz de schistes en France et donc au préalable son exploration a été r emarquable. Les gaz de schistes ont été littéralement diabolisés et ont conduit à l ’abrogation des permis de recherche. Cette réaction extraordinaire par son ampleur et sa rapidité sera interprétée par cer tains comme la mise en évidence d ’une véritable 69

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Figure 7 Schéma de production de gaz de schistes en groupe (en « cluster »). Afin de limiter l’emprise au sol des installations de surface, une seule localisation en surface mais un réseau souterrain.

démocratie et par d ’autres comme l ’évidence d’une manipulation r éussie40. Il reste symptomatique que l ’industrie pendant toute la campagne ait été inaudible. En fait toute personne s’élevant contre les idées défendues par les anti-gaz de schistes est supposée être, soit mal informée, soit, plus pr obablement, achetée ou aux bottes de quelque multinationale gazière ou pétrolière. Qu’en cas de mise en évidence de quantité de gaz exploitables, il soit édicté des règles limitant les nuisances liées au transpor t des composants nécessaires (sables, eau), il n’y a rien à redire. Que le type de produits utilisés pour la fracturation hydraulique soit contrôlé et autorisé par des organismes d’État (ou indépendants) agréés pour limiter les craintes des riverains, rien 40. Le film Gasland de Josh Fox, en 2010, malgré toutes les polémiques sur ’lexactitude de certains faits, a été lourdement utilisé par les opposants à l’exploration des ressources non conventionnelles quelles qu’elles soient. Il en fut de même avec le film La Ruée vers le gaz de schiste de Louis Faure (2010), réalisé par Radio Canada-Découverte. Impact très fort, pourtant le r éalisateur a r econnu en public, lors du F estival international du film scientifique tenu au Muséum le 10 octobre 2011, qu’il s’agissait d’un reportage, d’un film « à charge », et non d’un documentaire scientifique objectif. Son but « n’était pas d’informer mais de sensibiliser »…

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2. Énergie et pétrole

là aussi d’exceptionnel. Il ne s’est pas agi de cela mais bien d’interdire a priori et en v ertu d’un principe de pr écaution poussé à l ’extrême, toute exploration. C’est-à-dire interdire d’évaluer les ressources potentielles de la région. Il est évident que le syndrome bien connu du NIMBY (Not In My Back Yard, « pas dans mon jardin ») y a trouvé son compte. On retrouve cette même r éaction pour toutes les énergies r enouvelables, mais aussi pour les infrastructures (routières, ferrées, aériennes), centres de traitement des déchets, tous les grands aménagements en général.Tout le monde veut des éoliennes, des barrages hydroélectriques ou des centrales solaires mais hors de sa colline, de sa vallée, de la région qu’il habite.

Figure 8 Image d’acceptabilité : un forage pour les gaz de schistes à Forth Worth au Texas. Est-il possible d’imaginer cela en France ? En fait, il y a des précédents français à Ivry-sur-Seine en 1988 (figure 9), et même dans l’arboretum de Versailles en 1994 (figure 10). O tempora O mores ! © Chesapeake.

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La faim du pétrole

On ne peut que constater dans cet ex emple que le supposé pouv oir occulte des grandes compagnies pétr olières reste plus du domaine du fantasme que de la r éalité. Comment expliquer sinon que les dites compagnies superpuissantes aient pu en quelques mois voir abroger leur droit sur des domaines miniers 41 légalement attribués sans pouvoir s’y opposer, ni même s’expliquer  ? L’abrogation du permis de Montélimar en est un exemple. Il est possible d ’imaginer que la même possibilité de dév eloppement industriel eût été appr éciée différemment dans des r égions ayant un passé et une cultur e plus industriels, telles la Lorraine ou le P as-deCalais, plutôt que dans des régions au passé pastoral et plus enclines à considérer tout développement industriel comme une nuisance et non pas une opportunité d’emploi et de développement régional.

Figure 9 Forage pétrolier d’Ivry-sur-Seine. Ce forage avait été précédé par des relevés sismiques sur Paris.

41. On appelle domaine minier la zone attribuée à une société pour y effectuer d’abord de l ’exploration pétr olière et, en cas de succès, la possibilité de dév elopper la ou les découvertes. Le dr oit minier définit l ’ensemble des r ègles r égissant l ’exploitation du sous-sol français, qu’il s’agisse de combustibles (charbon et hydrocarbures), des métaux, des ressources minérales comme le sel ou le soufre, et de l’eau.

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2. Énergie et pétrole

Figure 10 Forage pétrolier d’exploration dans l’arboretum du Muséum national d’histoire naturelle, dans le domaine national de Versailles (1994).

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3 Énergie et économie

Le pétrole représente à lui seul 30 % de l’énergie consommée dans le monde. Il est l’énergie du transport aérien, routier et maritime. Il est donc le socle de la mondialisation. Pas de mondialisation économique sans transport à très faible coût. Le pétrole est utilisé en pétrochimie, caoutchoucs de synthèses ou élastomèr es, fibres (nylon et autr es tergals), plastiques, engrais az otés, détergents, solv ants et plastifiants mais les quantités utilisées r estent modestes. D e l’ordre de 4  % du pétrole produit au monde devient du plastique qui r eprésente 75 % du tonnage de polymères produits. Les autres énergies (charbon, gaz, énergie nucléaire, solaire, hydraulique et éolienne) sont utilisées pour fabriquer de l’électricité. Il est possible de faire de l’électricité à partir du pétrole mais, hors quelques bitumes, ce n’est plus le cas. Au point de vue économique, il est la source énergétique la plus efficace (42 MJ/kg) et il reste très bon marché. Il est donc la référence des prix pour l’énergie. À l’inverse, le jour où sera découv erte une énergie plus efficace et moins chère, elle deviendra vraisemblablement la référence. 75

La faim du pétrole

Il existe pour le gaz deux types de prix, le prix défini par des contrats à long terme entr e producteurs et acheteurs et le prix du mar ché dit prix «  spot  » (instantané). Les prix des contrats énergétiques à long terme sont en général index és sur le pétr ole. Cela est impor tant pour expliquer que le prix du gaz a été divisé par trois aux États-Unis, suite à la quantité de gaz non conventionnel arrivée sur le marché spot, alors que le prix du gaz en F rance ne cesse d ’augmenter en liaison dir ecte avec le prix du pétrole (contrats à long terme). En faisant simple, si le prix du pétr ole (et du gaz) et donc globalement le prix de l ’énergie sont élev és, les énergies r enouvelables deviennent compétitives. Si le prix du pétrole est bas, ces alternatives ne sont plus économiquement compétitives. Une politique d’incitation financièr e devient nécessair e. D’un point de vue économique à l’échelle nationale, la factur e énergétique 1 de la F rance atteignait 47,8 milliards d’euros soit 2,5 % du PIB en 2010 et devait atteindre 60 milliards fin 2011 2. C’est par coïncidence la charge annuelle de la dette du pays. En attendant un développement massif des énergies renouvelables, il faudrait acheter le charbon ou le gaz nécessair e à notre production électrique, ne pouvant pas l’explorer et à plus forte raison le pr oduire chez nous. I l est aussi vraisemblable que l ’achat de panneaux solair es en Chine et d ’éoliennes au D anemark ou en Espagne aurait un impact sur notr e balance commer ciale. Les prix du pétrole et du gaz ont donc un impact sur le développement ou le ralentissement des économies nationales et de l’économie mondiale.

3.1 Industrie de l’énergie, économie et géopolitique Il est impossible de parler du pétr ole en r estant à l ’échelle nationale. Le pétr ole est par essence (désolés) un enjeu planétair e, à par tir du moment où les pr oducteurs et les consommateurs sont dans des pays différents, parfois très éloignés et répartis sur toute la Terre. 1. Source  : ministère du Budget  ; site http://lekiosque.finances.gouv.fr  : «  Depuis 2003, la moitié de la détérioration du solde commercial français s’explique ainsi par l’alourdissement de la facture énergétique. » 2. Source : Bernard Bigot, haut-commissaire à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, dans un interview au journal Le Figaro Économie du 22 septembre 2011.

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3. Énergie et économie

De façon surprenante, la production de pétrole épouse presque parfaitement la demande. Cette bonne adéquation n’est pas évidente a priori. Il pourrait en effet y av oir des périodes de tr ès forte demande durant lesquelles l’offre, c’est-à-dire les capacités de production, ne serait pas suffisante, ou l’inverse, ce qui pourrait bien arriver si le pétrole de schistes se développe à l’avenir aux États-Unis comme récemment le gaz de schiste. La demande et la production s’équilibrent principalement parce qu’un groupe de pays (ceux de l’Organisation des pays producteurs de pétrole, OPEP3) se sont organisés, car tellisés en fait, pour que la pr oduction pétrolière soit bien alignée av ec la demande au niv eau mondial. Les pays qui ne font pas par tie de l ’OPEP n’ont pas for cément de raison de suivre les politiques définies par l’OPEP. Mais comme les pays de l’OPEP ont des r essources impor tantes et que les compagnies qui contrôlent l ’exploitation sont des compagnies d ’État, elles possèdent un levier important. À l’inverse, les pays autres que ceux de l’OPEP ont globalement des r essources plus limitées d ’une part et les compagnies qui les exploitent sont le plus souvent des compagnies privées d’autre part. Leur puissance, leur levier sur le contr ôle des prix sont de ce fait bien plus limités. Par l’importance des ressources, et la gestion de quotas nationaux, des stocks et des pr oductions journalières, les pays de l’OPEP sont les seuls à pouvoir et vouloir assurer ce rôle régulateur. Pour les pays ne faisant pas partie de l’OPEP, on notera, que la production, en particulier celle des pays de l’OCDE4 – pays développés pour la plupart –, décroît depuis 1990. Cette diminution correspond au déclin de la pr oduction pétrolière de la mer du N ord. Celle de l ’ex-URSS a 3. Rappel sur l’OPEP : en 1960, les cinq pays fondateurs sont l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela. Ils seront rejoints par le Qatar en 1961, l’Indonésie en 1962, qui se retire en 2008, la Libye en 1962, Abou Dhabi en 1967 (Émirats arabes unis en 1971), l ’Algérie en 1969, le N igeria en 1971, l ’Équateur en 1973, qui se r etire en 1992 et y revient en 2007, le Gabon en 1975, qui se retire en 1996 et enfin l’Angola en 2007. L’Indonésie se retire en 2008, le pays étant devenu importateur net. 4. L’Organisation de coopération et de dév eloppement économique (OCDE) est une organisation internationale d ’études économiques, dont les pays membr es –  des pays développés pour la plupart – ont en commun un système de gouvernement démocratique et une économie de marché. Elle a succédé à l’Organisation européenne de coopération économique issue du Plan Marshall et de la Conférence des Seize (Conférence de coopération économique européenne) qui a existé de 1948 à 1960. En 2010, l’OCDE compte 34 pays membres, le siège est au Château de la M uette (dans le 16 e arrondissement de Paris). L’ensemble formé par ces pays représente 80 % du PNB mondial en 2009.

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La faim du pétrole

subi une chute br utale en 1989 lors de la décomposition de l ’Union soviétique et du bloc de l’Est, entraînant une dégradation temporaire de son outil industriel pétrolier. La production de la Russie a ensuite repris sa croissance mais, depuis 2002, elle décline de nouveau. La production des autres pays non OPEP, tels que le Brésil, le Canada, le Tchad, reste relativement stable. L’OPEP représente donc un groupe de pays capable d ’assurer une pr oduction équilibrée par rappor t à la demande mondiale. L’histoire pétrolière de la fin du xx e siècle est donc en grande par tie dépendante des liens très forts qui existent au sein de ce groupe géopolitique en dépit des tensions internes qui ont pu, et peuvent encore, y exister parfois ; des pays rejoignent ce cartel, ou le quittent (voir note de bas de page 3, p. 77). Les pr oductions des pays de l ’OPEP sont susceptibles de v arier beaucoup d’une année sur l’autre afin de réagir aux variations de la demande. L’OPEP se comporte donc en régulateur de la production mondiale, ce que les spécialistes appellent les pr oducteurs oscillants (swing producers). Ce groupe de pays est ainsi capable d ’adapter rapidement son outil de production aux fluctuations de la demande mondiale. Cette capacité de contrôle de l’ensemble de la production par rapport à la demande fait de l’OPEP le principal acteur de l’évolution et du contrôle des prix. Si, depuis 1975, l ’OPEP est dev enue le centr e d ’équilibre du système pétrolier mondial, tous les pays qui la composent n ’ont pas le même impact. Parmi eux, l’Arabie saoudite, av ec ses champs géants, apparaît comme le pays clé. I l est dev enu le r égulateur au sein de l ’OPEP. Son champ géant Ghawar – 280 km de longueur , 30 km de largeur , 70 à 100 Gb (milliards de barils) de r éserves initiales, de l ’ordre de plus de 60  Gb pr oduites  – est dev enu le r égulateur au sein de la pr oduction d’Arabie saoudite. La boucle est bouclée. Un champ géant au cœur du désert et au cœur de la régulation pétrolière mondiale. Nous avons passé en revue les pays producteurs de pétrole, leurs rôles et leurs impacts, il convient maintenant de décrire ce qu’est l’industrie pétrolière elle-même. La production de pétrole dépend d’un système industriel capable d’investissements considérables avant d’obtenir des bénéfices. Ceux-ci sont importants et suscitent des envies, des jalousies qui conduisent à les considérer comme « indus ». À titre d’exemple, la dernière évaluation 78

3. Énergie et économie

Figure 11 La station du développement Kashagan en mer Caspienne. Le développement du champ en vue de son exploitation a nécessité la construction d’une île artificielle. L’île sur laquelle les installations industrielles ont été bâties – on voit deux mâts de forage au centre de la photo –, est protégée des glaces par d’importantes digues.

(en date) du coût de dév eloppement du champ géant de Kashagan au Kazakhstan est de 50 milliards de dollars (fig. 11). Celui de gaz et condensats d’Ichthys en A ustralie serait de l ’ordre de 34 milliards de dollars (le projet Ichthys comprend un champ en pleine mer, un gazoduc de 889 km et une usine de liquéfaction). Les chiffres sont généralement si énormes qu ’il peut nous êtr e difficile de nous les r eprésenter. I l est alors habituel d ’utiliser une autr e échelle de compte, plus sensible (quoi que…). Ainsi parle-t-on d ’un investissement de r echerche de « 8  CDG, pour un espoir de rappor t de 15 CDG », ce qui veut dire : on investit huit fois le prix du por teavions Charles de Gaulle5. 5. Le porte-avions, sans ses avions, a coûté 3 100 millions d’euros. À cela, il convient d’ajouter au minimum le prix de ses 40 Rafales embarqués : 6 000 millions d’euros (un Rafale coûte 150 millions d’euros pièce). Sur ces bases, le prix du Charles de Gaulle, sans armement, atteint les 18  milliards d ’euros en tenant compte des frais d ’entretien sur 30 ans estimés à 7 700 millions d’euros (source : rapport de l’Assemblée nationale n° 383 du 28 novembre 2002).

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Pour comparaison, le coût du pr ojet Kashagan est équivalent au coût du programme Apollo ou celui de 100 viaducs de Millau qui a coûté 400 millions d’euros. Le prix de constr uction d’une ligne TGV varie entre 8 et 66 millions d’euros. L’industrie pétr olière est une industrie lour de, du secteur primair e, c’est-à-dire qu’elle recherche et exploite des matièr es premières, des ressources naturelles. Ces investissements sont importants et risqués, technologiquement et géopolitiquement. I ls sont de sur croît sur le long terme. Pour que ces sociétés investissent, il faut que leurs espoirs de bénéfices soient supérieurs à la hauteur des investissements. Les investissements de la par tie la plus visible de l ’industrie pétrolière concernent les branchesRaffinage, Distribution et Pétrochimie. Pourtant ils ne représentent qu’une toute petite partie de l’ensemble des investissements de ce type d’industrie. Comme c’est la partie visible pour le public, celui-ci a tendance à croire qu’il s’agit là du cœur de métier. L’exploration et la production représentent pourtant l’essentiel de son inv estissement puisqu’elles atteignent entre 80 et 90 % des investissements de l’industrie pétrolière. Elles constituent de fait le cœur de métier. Les plus grands enjeux sont donc au niveau de l’exploration-production et bien moins au niv eau du raffinage. P ar ailleurs, comme 50 % des investissements mondiaux de l’exploration-production se sont longtemps réalisés en Amérique du Nord (États-Unis, Canada et Mexique), cette industrie est r estée tr ès mar quée «  nord-américaine  », d ’autant plus que, pendant des années, c’est là que le jeu pétrolier se déroulait et qu’il y avait pris naissance. Les États-Unis étaient (et sont en passe de r edevenir aujourd’hui avec les gaz et le pétrole de schistes) un pays producteur majeur6. En outre, la loi minière donne la propriété du sous-sol au propriétaire du sol, sur une partie du territoir e au moins. Ces deux éléments ont fav orisé un pullulement de petites sociétés et une tr ès bonne acceptabilité de cette industrie dans ce pays. E n effet, aux É tats-Unis ou au Canada, n ’importe quel petit propriétaire peut voir ses revenus financiers augmenter 6. Les États-Unis vont redevenir exportateurs d’énergie : « Sabine Pass Liquefaction LLC, une entité du gr oupe Cheniere Energy Partners a annoncé fin 2011 la signatur e d’un contrat de vente de 3,5 millions de tonnes/an de gaz naturel liquéfié sur une durée de 20 ans à la société indienne GAIL (I ndia) Ltd. » O&G Journal, 12 12/12/2011, Eric Watkins, OGJ Oil Diplomacy Editor.

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considérablement du jour au lendemain si du gaz ou du pétr ole est trouvé sur son terrain. En France7, les propriétaires seraient expropriés temporairement par l ’État (même s ’ils sont dédommagés des impacts possibles par la société exploitante). L’acceptabilité environnementale et sociétale est dev enue depuis une dizaine d’années une condition sine qua non de sur vie de l ’industrie pétrolière au niveau mondial. Il est vrai que c ’est le cas de toute l ’industrie, même si l ’industrie extractiv e (mines, carrières, industries gazière et pétrolière) est surtout visée. Qui se battrait aujourd’hui pour faciliter l’implantation de nouvelles usines sidérurgiques ou chimiques en France, au nom de création d’emplois par exemple ? Le souci louable de pr otection de l ’environnement a des conséquences inattendues, que l ’on peut qualifier d ’effets pervers. Ainsi, en pr enant un ex emple extérieur au domaine de l ’énergie mais dans le domaine des géosciences, pour ouvrir ou étendr e une carrière de calcair e ou de granulats, le dossier administratif (enquête publique, etc.) demande un investissement assez lourd et un délai de 8 à 15 ans. Le délai entre la mise de fonds et l’autorisation éventuelle est donc impor tant. De ce fait, les petites exploitations ne peuv ent plus financièr ement se permettr e de demander une extension ou une nouvelle ouverture. Elles disparaissent à la fin de l’exploitation initiale. S euls les tr ès grands gr oupes peuv ent se permettr e un tel investissement en argent et en temps. I l est ainsi dev enu plus aisé de faire venir ses pierr es de Chine, d ’Inde ou du B résil. Il ne s’agit pas ici d ’un seul effet économique de la mondialisation, mais des précautions environnementales justifiées combinées à une peut-être excessive lourdeur administrative. La courbe globale de l ’ensemble des inv estissements pétroliers montre une envolée des inv estissements à par tir des années 2000. Cher cher et produire du pétrole coûtent de plus en plus cher. Cette envolée des coûts est à mettre en corollaire de l’augmentation de la demande énergétique mondiale tirée par le dév eloppement de la Chine et de l ’Inde. Il faut constater qu’une partie importante de ce dév eloppement est d ’ailleurs issue des délocalisations d’industries lourdes européennes. On peut donc 7. La loi française précise que le propriétaire d’un terrain est aussi propriétaire jusqu’au centre de la Terre, sauf s’il y a des matièr es énergétiques ou minérales… !! Sa propriété s’applique donc en cas de découverte paléontologique, archéologique, ou celle d’un trésor (qui a lui-même une définition légale très délimitée).

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dire que l’on paye notre air pur par une désindustrialisation massiv e de l’Europe. À quand le développement durable en Europe ? Les compagnies pétrolières ont trouvé les ressources financières nécessaires pour poursuivr e l’exploration et la pr oduction grâce à un prix du baril lui aussi en augmentation. À l’inverse, la crise financière de 2008 a entraîné une chute de la cr oissance mondiale, une baisse de la demande en énergie, donc du prix du pétrole. Seules les grosses compagnies pétrolières peuvent gérer ce dérèglement brutal, tandis que les plus petites sociétés indépendantes licencient en masse ou même mettent la clé sous la porte. Par effet paradoxal, la crise de 2008 a créé une disponibilité soudaine de centaines de petites sociétés de forage, ce qui a facilité le développement de la production des gaz de schistes. Le choc pétrolier de 1973 a non seulement changé la donne géopolitique, il a aussi modifié les relations entre les sociétés d’État et les sociétés privées. Les indépendants Outre les très grandes compagnies privées ou nationales, le secteur des hydrocarbures regroupe : • les grandes compagnies des pays émergents qui sont en passe de devenir elles aussi des majors (Lukoil en Russie, Indian Oil en Inde) ; • de petites compagnies pétrolières indépendantes qui reprennent des gisements en fin de vie ou développent des gisements délaissés par les grandes compagnies (par exemple Anadarko aux États-Unis). Ce type de sociétés, comptées en milliers aux États-Unis et au Canada, représente 68 % de la production de pétrole aux États-Unis et 82 % de la production de gaz. Ce sont des investisseurs très importants et ils sont à l’origine de développements innovants comme ceux très médiatisés des gaz de schistes. Il est évident qu’il est difficile d’extrapoler les enjeux et comportements de petites sociétés souvent familiales (cf. le fameux feuilleton télévisé Dallas) et ceux de sociétés internationales privées ou publiques, même si cela a pu être fait dans le passé. Dans certains États, le contexte administratif particulier permet une défiscalisation partielle des investissements en exploration pétrolière, d’où la terminologie de sociétés de dentistes, ou de garagistes et surtout une acceptabilité sociétale exceptionnellement bonne dans certains États comme le Texas. Cette acceptabilité industrielle n’est pas l’apanage des États-Unis ou de l’Ouest canadien, elle reste réelle dans les régions de forte tradition industrielle comme la Lorraine ou dans le Nord de la France ; • des sociétés parapétrolières qui fournissent aux compagnies des services dans le cadre de l’exploration et de la production (Schlumberger, Haliburton, Géophysique, etc.). Elles interviennent dans des domaines techniques précis (mesures géophysiques, forage) et louent aux compagnies du matériel et du personnel.

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Figure 12 Petits foreurs et exploitants indépendants du Yenan Daung Field, Île de Ramree au Myanmar. On n’est pas très loin des systèmes du Colonel Drake. En haut, vue générale d’un site de multiples petits forages. En bas : détail d’un forage. Les conditions de sécurité sont réduites au minimum (pieds nus…) même si un casque peut donner l’illusion… (Photos : JC. Ringenbach)

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Nous av ons vu pr écédemment que, depuis 1973, le pr emier choc pétrolier, les grands pétr oliers industriels, les sociétés priv ées comme ExxonMobil, BP, Shell, Chevron, Total et autres, même si elles restent les plus connues du grand public, ne sont plus aux manettes. Ce ne sont donc pas « les descendants » de John D. Rockefeller ou de Marcus Samuel (ce transpor teur de coquillages à l ’origine de la S hell), qui furent pourtant les deux plus grands pétroliers du monde initialement, qui font la pluie et le beau temps aujour d’hui. Les grands pétr oliers d’aujourd’hui se situent plutôt du côté de la S audi Aramco, Gazprom ou de la National Iranian Oil Company (NIOC), la Compagnie nationale iranienne du pétrole, voire QP la compagnie du Qatar. La figure 13 présente à gauche les principaux producteurs de pétrole et de gaz (axe vertical) et à droite ceux qui ont les plus grandes érserves. Les plus grands producteurs (leur capacité de production actuelle) sont aussi ceux qui ont le plus de réserves, ils le seront donc encore demain. On se doute que les objectifs des deux types de sociétés privées et nationales ne sont pas les mêmes et que les stratégies de développement sont tout aussi différentes. Les sociétés d’État cherchent à développer leur pays de manière stable et r égulière et influent par un jeu géopolitique for t. Les sociétés privées cherchent certes à faire remonter de l’argent à leurs actionnaires, mais pour atteindr e cet objectif , elles sont obligées de trav ailler avec les États producteurs. Elles doivent de ce fait, plus que les autres, démontrer et assurer une qualité, une responsabilité technique, environnementale et sociétale, non pas tant pour gar der une belle image de mar que ou redorer un blason, que pour décrocher des projets d’exploration-production. Pour prendre un ex emple proche de nous, le gr oupe Total n’a plus de base de production nationale. Il ne produit pas une goutte de pétrole en France (en attendant la pr oduction en Guyane ?). Il est donc obligé de travailler à 100 % à l’international. Cela n’est pas le cas pour des sociétés comme ExxonMobil, Eni ou Chevron par exemple. Avoir un compor tement acceptable, donc accepté, est une condition sine qua non pour les sociétés privées si elles veulent continuer à travailler avec, et dans, les pays producteurs. La concurrence est rude entre les compagnies privées, qui doivent donc démontrer en permanence qu ’elles sont à la pointe de la technique pour être sélectionnées par le pays producteur. La contrepartie positive de cette exigence est que les pays pr oducteurs, à trav ers leur compagnie nationale, ont tout intér êt (hors jeux d ’influence géopolitique) à 84

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Figure 13 Acteurs de la scène pétrolière mondiale. Si, pour la plupart des gens, les supermajors pétroliers privés dominent la scène mondiale, la réalité est plus nuancée. Les sociétés privées (les barres sombres) sont en fait largement dominées par les sociétés nationales du Moyen-Orient en particulier, tant en production journalière qu’en réserves. La montée en puissance des sociétés chinoises est aussi exceptionnelle. La compagnie chinoise CNPC devance PDVSA, la compagnie nationale venezuelienne et talonne ExxonMobil.

s’associer à la compagnie priv ée qui, du fait de ses compétences, permettra d’optimiser au mieux l ’exploration et la pr oduction de ses r essources. En outre on observe de plus en plus que les pays pr oducteurs souhaitent étendre les partenariats à des projets de plus en plus intégrés, de l’exploration à la distribution. Le futur des compagnies privées internationales passe donc maintenant aussi par cette capacité à pr oposer des pr ojets intégrés. Elles doivent être capables d’engranger en permanence de nouv elles découvertes et de nouveaux projets car, comme le montre la figure 14, leurs réserves propres, trop réduites, leur interdisent l’attentisme. Elles sont comme sur un tapis r oulant, il n’est pas question de s ’arrêter de découvrir de nouvelles ressources sans mettre en péril la société. 85

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Figure 14 Répartition des réserves et investissements des sociétés nationales et internationales. Les supermajors représentent 14 % de la production, 11 % des réserves mais 22 % des investissements. À l’inverse, les sociétés nationales représentent 58 % des productions, 74 % des réserves mais seulement 38 % des investissements.

On assiste donc à une redistribution des cartes entre les grandes compagnies internationales privées (les majors) et les (encore plus grandes) compagnies nationales. La str ucture même de l ’industrie pétrolière a beaucoup changé depuis quelques décennies. Il faut constater aussi que, depuis quelques années, les sociétés nationales se développent à l’international et rentrent en compétition avec les sociétés priv ées. Ces sociétés, dans beaucoup de cas, sont dir ectement soutenues par leurs gouv ernements r espectifs qui en font des enjeux géopolitiques. L ’exemple des sociétés chinoises (P etro China, CNOOC, S inopec) est par ticulièrement visible en Afrique. On retrouve là un schéma bien connu du dév eloppement initial des grandes sociétés occidentales du milieu du xx e siècle. En 1973, les principales compagnies privées (les majors) fournissaient 60 % du brut. En 2005, elles sont tombées en dessous de 20 %. À l’in86

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verse, les compagnies d’État qui produisaient moins de 10 % en 1975, produisent maintenant 60 %. Cette redistribution des rôles s’observe aussi du côté du raffinage. La tendance est la même quoique moins tranchée, pour l ’instant tout au moins. D es raffineries ferment en E urope notamment par ce que les entreprises d’État au Moyen-Orient et en Asie se développent sur cette partie av al de l ’industrie pétr olière. E lles ont en effet quadr uplé leur capacité en tr ente ans. P endant longtemps, le schéma industriel av ait été celui classique des deux siècles derniers : des pays producteurs de ressources exportant leurs matièr es premières et des pays consommateurs les transformant. Aujourd’hui, les pays producteurs veulent générer plus de valeurs localement et transformer sur place leurs pr oductions. C’est le cas pour le bois en Afrique équatoriale mais c ’est aussi le cas pour les ressources pétrolières. L’énorme projet de raffinerie de Jubail (Arabie saoudite) en est une illustration 8. La contr epartie négative, mais quasi inéluctable, pour nos pays eur opéens est la diminution de notr e industrie de raffinage, de toute façon menacée par la baisse des consommations liée en par ticulier à la fr ugalité des nouv eaux moteurs qui sont passés en quelques années de 12 à 6 L/100 km en moyenne. Depuis la montée en puissance et en influence des pays pr oducteurs par l ’intermédiaire de l’OPEP, les r elations entr e les sociétés priv ées et les sociétés nationales ont pr ofondément changé. S i l ’on rajoute une concurrence intense entre sociétés privées, il devient évident que l’image créée au milieu du siècle dernier et qui a perduré jusqu’en 1973 n’est plus la bonne. On assiste à une augmentation de la démar che sociétale dans les contrats pétr oliers. Les É tats hôtes demandent de plus en plus aux sociétés pétr olières d ’introduire des inv estissements sociétaux 8. Cette raffinerie (Saudi Aramco et Total détiennent chacun 37,5 % de la raffinerie, les 25 % restants sont en bourse) sera alimentée par oléoduc depuis deux gisements marins géants, Manifa et Safaniya et traitera 400 000 barils de pétrole brut par jour (soit 20 millions de tonnes par an). E lle permettra de répondre à une demande cr oissante en produits raffinés au Moyen-Orient et en Asie. Son démarrage est prévu courant 2013. Les gisements de Manifa et Safaniya ont tous deux été découverts dans les années 1950. Le premier sera développé pour la première fois pendant la construction de la raffinerie. Ses réserves, estimées à 11 milliards de barils, en font un des plus grands gisements encor e inexploités au monde. Le second, de loin le plus grand champ pétr olier marin avec 19 milliards de barils estimés en 2004, fournit actuellement sur tout des bitumes et des fuels lour ds pour l’industrie et la marine.

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(construction d ’infrastructures, d ’écoles, inv estissements économiques dans le dév eloppement durable, l ’éducation, la santé…) en complément des investissements directement liés à l’exploration production. L’acceptabilité est dev enue le maîtr e mot. D epuis plusieurs années, il est dev enu nécessaire de par ticiper au dév eloppement des pays producteurs, tant du point de vue de l ’environnement que de l’éducation ou de la santé. Ces aspects sont dev enus incontournables dans tous les contrats. « L’isation », un raccourci pour internationalisation, angolanisation, nigerianisation, yemenisation… Les pays hôtes incluent dans leurs contrats de production des clauses sociétales. Des clauses de développement durable sont aussi incorporées, c’est-à-dire des clauses qui obligent les sociétés opératrices à compenser leur impact industriel par des actions ciblées profitant aux populations locales : emploi et développement économique (création d’emplois directs ou indirects, développement de nouveaux modèles économiques), accès à l’énergie, accès à l’éducation (coopération universitaire et professionnelle, développement, soutien et financement d’infrastructures éducatives), amélioration des systèmes de santé. Un problème crucial auquel les sociétés doivent faire face est l’obligation dans certains pays d’avoir un quota d’employés nationaux. Le pourcentage atteint parfois 90 %. Cette demande légitime ne pose aucun problème dans les pays disposant d’un système éducatif performant. Elle devient un casse-tête dans les pays qui ne disposent pas d’une formation de cadres, ou du niveau souhaitable pour une industrie pointue et à risque. Un investissement important en hommes et en ressources est de ce fait consacré à cette demande par les industriels depuis plusieurs années. De nombreux jeunes sont repérés, suivis et formés dans de nombreux pays européens ou aux États-Unis. Cette coopération implique un autre enjeu, plus subtil mais tout aussi important sur le long terme, celui de la création d’une relation privilégiée avec le pays où les études ont été effectuées, tant par la connaissance de la langue, de la culture, de la technologie que les relations, parfois affectives, établies lors de la jeunesse. Les incidences concernent donc le long terme. C’est l’image technologique internationale d’un pays et sa capacité à exporter ses produits qui sont donc en jeu. Certains pays européens l’ont bien compris quand ils facilitent l’obtention de visas aux étudiants étrangers. Il est tout aussi important que le jeune formé retourne dans son pays. C’est l’objectif initial : créer une compétence locale pour le développement du pays.

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3.1.1 Ce qui régit le prix du pétrole Pour faire simple, le prix du pétr ole est annoncé comme le prix du Brent9 en Europe, du WTI (West Texas Intermediate) aux États-Unis, de l ’Arabian L ight au Moyen-Orient,  etc. I l s’agit, en r éalité, d ’un pétrole brut de référence par région. Chaque pétrole brut étant sur-, ou sous-coté, par rappor t au br ut de r éférence en fonction de ses qualités ou de ses défauts (viscosité, légèr eté, contenu en soufr e, métaux lourds, etc.) Pour l ’évolution futur e du prix, tor dons d ’emblée le cou aux pr évisions. Toutes les prévisions faites sur l’évolution des prix ont été infirmées par la réalité. En effet, il a été constaté deux choses : – d’abord les prévisionnistes se copient les uns les autr es bien souvent. C’est sans doute plus rassurant pour eux, ainsi ils se sentent moins seuls lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ont énoncé des sottises ; – ils pensent souvent que la meilleure méthode pour prévoir l’avenir est simplement d ’extrapoler le présent. L’ennui est que cela ne marche pas très bien. Comme pourrait le dir e la première astrologue venue, ce qui est le plus difficile à prédire c’est bien l’avenir. En fait, chaque fois qu’une prédiction est proposée, la seule chose qui soit à peu près sûre, c’est qu’elle sera fausse ! 9.  Critères de prix des bruts et liens avec les produits de raffinerie. Le Brent doit son nom à un gisement pétrolier de la mer du Nord, au large d’Aberdeen (Écosse). Découvert en 1971, son exploitation a commencé en 1976. Le terme « brent » caractérise aujourd’hui un pétr ole assez léger à faible teneur en souffr e, issu d ’un mélange de la pr oduction de 19 champs de pétrole situés en mer du N ord. Brent est un acr onyme pour Broom, Rannock, Etive, Ness et Tarbert, principales formations pétr olifères en mer du N ord. Malgré une pr oduction limitée, le br ent (av ec le F orties, l ’Oseberg et l’Ekofisk) ser t de brut de référence au niveau mondial. Son prix détermine celui d ’environ 60 % des pétroles extraits dans le monde. Parallèlement au Brent, au Moyen-Orient la référence est l’Arabian Light et aux États-Unis le WTI ou West Texas Intermediate qui est un tout petit peu plus léger que le B rent et n’est pas sulfuré. Les prix de chacun de ces tr ois bruts de r éférence peuvent sensiblement v arier les uns par rapport aux autres, sans toutefois présenter des écarts excédant les quelques pour cent. La détermination du prix du pétr ole dans les contrats commer ciaux se base sur une formule composée à partir d’un ou de plusieurs bruts de référence et du différentiel (facteur d’ajustement en fonction de la pr ovenance et de la qualité du pétr ole par rapport aux bruts de référence).

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Par quoi sont donc r égis les prix ? Les réponses dépendent de l ’angle d’approche. La pr esse financièr e, par ex emple, dira que le prix du pétrole est d’abord géré par des anticipations boursièr es et des grands enjeux financiers. La presse économique essaye d’intégrer dans ses prédictions des indicateurs économiques tels que les investissements, la croissance économique des pays, les développements industriels, les autres soubresauts géopolitiques. Du côté des presses altermondialistes ou vertes, c’est relativement simple : il s ’agit soit de petites spéculations, soit de spéculations majeur es, soit de l ’horrible cupidité. Tout est un peu vrai mais tout est un peu faux également. Toutes ces explications, quel que soit leur angle d ’analyse, sont en partie fondées et elles impactent le prix du baril. M ais l ’explication majeure n’est pas là car si l’on regarde plus en détail l’évolution de la courbe des prix du B rent, elle est corr élée au surplus de capacité de production des pays de l’OPEP.

Figure 15 Prix du Brent. La loi de l’offre et de la demande. À partir de 2002, 2003, une nouvelle étape est franchie, la production pétrolière mondiale n’est plus en mesure de répondre à la très forte demande énergétique liée à l’essor de l’économie chinoise. Il n’y a plus de surplus de capacité pétrolière, les prix s’envolent et le charbon redevient une source énergétique extrêmement recherchée pour combler la demande.

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3. Énergie et économie

Nous avons déjà vu que ces pays, les « swing producers », étaient capables de jouer sur les productions. C’est donc leurs propres capacités de production qui ont un effet dir ect sur le prix. Les courbes des prix et de la capacité de pr oduction ont tendance à év oluer en sens inv erse, s’il y a surplus de pr oduction par rappor t à la demande les prix baissent, si en r evanche la pr oduction a du mal à fournir la demande, les prix augmentent. Simple loi de l’offre et de la demande. Il faut suivre en fait précisément toutes les déclarations politiques entre les pays producteurs et consommateurs permettant un équilibre entre les besoins des uns et des autres. Un prix trop haut freine la croissance ou même la stoppe, un prix trop bas gène le développement des pays producteurs10.

3.1.2 Prix à la pompe : mythes et réalités Comment arrive-t-on à fixer un prix à la pompe ? Le processus est un peu complexe, mais nous allons essayer ici d’en présenter les principales composantes, qui s ’étalent de l ’exploration à la distribution en passant par les prélèvements intermédiaires. Quand un État propose des permis d’exploration pétrolière, il lance un appel d’offres international. L’État hôte établit un cadr e contractuel dans lequel il définit la dur ée des phases d ’exploration et le par tage du pétrole11 qui pourrait être produit en cas de succès de l’explora10. Tous les pays producteurs ne sont pas de richissimes pays du Golfe. 11. Le type de contrat dit de par tage de production est le plus r épandu. Ces contrats ont remplacé les contrats de type concession. Il existe aussi des contrats de service dans lesquels le contracteur est rémunéré non plus en pétrole mais en numéraire pour chaque baril produit. Ce dernier type de contrat est tr ès avantageux pour les pays hôtes. C’est le type de contrat offert aujourd’hui en Irak. Cette procédure est éloignée de l’image d’Épinal d’un pillage par les sociétés américaines de l’Irak, impression qui persiste pourtant dans l’opinion publique.

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tion. Une première partie du pétrole servira à rembourser les coûts d’exploration et de production, investis par le ou les contracteurs (par exemple Shell, Total…) : on l’appelle le « cost oil ». Le reste, ou « profit oil   », sera par tagé entre l’État hôte et le contracteur . Ce partage est fonction du risque pris par le contracteur. Par exemple, dans un bassin où l’existence de pétrole a été prouvée, la part de l’État pourra aller jusqu’à 90 %. À l’inverse, dans des bassins incertains ou difficiles à exploiter, cette part pourra se limiter à 10 %. Ce profit oil n’est partagé qu’en cas de mise en production. En cas d’échec, pas de profit oil ni de cost oil, l’ensemble des frais d’exploration reste entièrement à la charge du contracteur. Il est évident que le contracteur, en cas de succès, est remboursé de ses investissements par une quantité de pétrole qui est directement liée à la valeur du baril. Il en est de même pour la partie bénéfice (profit oil). Lors de l ’appel d ’offres, l ’État donne accès aux documents géologiques et géophysiques qui permettent aux sociétés intér essées de se positionner pour une offr e. Les compagnies ont alors un certain temps pour évaluer le potentiel des blocs proposés, c’est-à-dire évaluer la natur e et la quantité d ’hydrocarbures que le bloc serait susceptible de contenir ainsi que les inv estissements nécessair es à les découvrir et à les mettr e en pr oduction. U ne év aluation économique basée sur le contrat pr oposé par l ’État hôte permet de définir une offr e tenant compte du risque inhér ent à l ’exploration pétrolière. Cette offr e comportera un pr ogramme d’investissement sous forme de travaux d’exploration (géologie, sismique et forages) pour chaque phase d ’exploration. Dans certains pays, elle est officiellement assortie d’un bonus financier pour l ’État. À l ’ouverture des offr es de toutes les sociétés, l ’État év alue les offr es et attribue les blocs à une ou plusieurs sociétés. I l désigne un opérateur , qui réalisera les trav aux, et des associés qui par tageront coûts et bénéfices en cas de succès. Étant donné les risques et les investissements, l’époque où cer taines sociétés pouv aient se permettr e d’être seules sur des permis d’exploration est révolue. Il est généralement admis que l ’essentiel du prix de l ’énergie va dans la poche des pétr oliers, au sens large. La r éalité est tr ès différente car la plus grande par tie du prix corr espond à des taxes (en rouge sur la figure 16) : celles des pays pr oducteurs puis celles des pays consommateurs. 92

3. Énergie et économie

Prix à la pompe 300 USD/b

}

}

Cost Oil

100 USD/b

60%

Taxes du pays consommateur

6.6%

Marketing

Prix du baril

Gouvernement pays producteurs

53%

17.7%

Compagnies productrices

21%

7% 8.7%

26%

}

Exploration & Production

Adapté de : Pierre René BAUQUIS

Figure 16 Prix du brut/prix à la pompe (en moyenne). Parts relatives composant le prix du pétrole. En rouge, ce qui revient aux pays producteurs et aux pays consommateurs. En jaune, ce qui est investi par les sociétés pétrolières lors de l’exploration, de la production, du transport et du raffinage/distribution. En bleu, les marges des sociétés pétrolières (profit oil et marge de raffinage). Il ressort que les pays consommateurs gagnent beaucoup plus (60 %) que les pays producteurs (17,7 %) et que les taxes des pays consommateurs représentent l’essentiel du prix à la pompe.

La pr emière colonne montr e que, pour un pétr ole à 100  dollars le baril12, 53 dollars reviennent, en mo yenne, au gouv ernement et aux pays pr oducteurs. À cette étape, le pays pr opriétaire des r essources reçoit la plus grande par tie des r evenus (pour cer tains pays pr oducteurs, les revenus dépassent les 75 % et atteignent 90 %, voire 95 % du coût). Le reste du prix dubaril est constitué d’une part par les coûts techniques de l’ordre de 26 % en moyenne, qui correspondent essentiellement à la partie Exploration et à la par tie Production. Cette somme corr espond 12. Par souci pédagogique, on a assimilé le pour centage du profit oil au r evenu des États ; idem pour le profit oil et le cost oil revenant aux contracteurs. L’idée n’est pas de rentrer dans des arguties mais de montrer les grandes masses et comment elles se répartissent entre pays consommateurs et pays producteurs.

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au risque pris par la société pétr olière (ExxonMobil, Total…), raison pour laquelle elle est prise sur ses fonds propres. Aucune banque ne prend le risque de prêter de l’argent pour l’activité d’exploration où les incertitudes sont beaucoup tr op fortes. Une société comme Total par exemple inv estit chaque année 2,5  milliards de dollars pour la seule partie Exploration. Pour répartir leurs risques d’exploration comme les investissements de pr oduction, les compagnies trav aillent en par tenariat. Elles forment des associations spécifiques à chaque bloc pétr olier avec une compagnie opératrice (en général celle ayant le plus gros pourcentage) et des sociétés associées qui suivront les travaux de l’opérateur et financeront les travaux au prorata de leurs pourcentages respectifs. Enfin les 21  % restants en mo yenne sur le prix du baril r eviennent sous forme de pétrole (la part du profit oil) partagé entre les compagnies partenaires. Les chiffres soulignent que l ’image de la compagnie pétr olière pillant les ressources du pays, ne lui laissant que quelques miettes, est pour le moins inexacte. Les compagnies pétrolières font certes de très grands profits car elles inv estissent massiv ement (le pour centage est faible mais les sommes sont importantes) mais il n’en reste pas moins que les pays producteurs reçoivent la très grande partie des revenus. La deuxième colonne indique les coûts r elatifs à la pompe, ce qui est payé par le consommateur. Le prix d’achat du pétrole, celui à 100 dollars le baril, ne représente que le tiers du prix que l’automobiliste paie. Aux coûts de pr oduction, il faut ajouter ceux du raffinage, du mar keting, qui r eprésentent encor e quelque 6,6  %. La marge de distribution13 (bénéfice net moyen avant impôt) d’une station-service Total par exemple est de 1 centime par litre (une station Elf ~0,3 centime/litre). Cette marge de la distribution en France explique que l ’on ait vu la fermeture de 80 % des stations-service classiques en trente ans et que de grands opérateurs comme S hell ou BP aient quitté cette activité sans rentabilité. En réalité, ce secteur va plutôt mal pour les distribu13. La marge de raffinage ou ERMI (European Refining Margin Index) est de l’ordre de 6,6 $ à la tonne soit 1 $/baril. La marge d’un distributeur de type station service est de l’ordre du centime d’euro par litre. Celle d’un distributeur de grande surface qui utilise les carburants en produit d’appel est réduite à sa plus simple expression. En fait sa seule limite est l’obligation légale de ne pas vendre à perte. L’utilisation de son parking limite aussi l’investissement.

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teurs traditionnels face à une par t de marché des grandes surfaces qui a atteint 61 % et qui continue à gagner 1 % par an. Les grandes surfaces peuvent vendre les carburants avec des marges tr ès basses parce qu’une par tie des coûts est mutualisée av ec le magasin. Le mar ché français est en fait devenu extrêmement concurrentiel, ce qui bénéficie au consommateur. Pourtant nous trouvons tous que le prix à la pompe est toujours trop cher, car le reste, c’est-à-dire 60 %, est constitué par des taxes du pays consommateur (la TIPP ou aujourd’hui la TICPE14 + TVA pour la F rance par ex emple). Sans les tax es, le litr e d’essence serait payé environ 40 % du prix actuellement affiché à la pompe.

Cette impor tance des tax es n ’a pas qu ’un impact pr opre au pays consommateur. En effet, les pays pr oducteurs, qui connaissent cette répartition, utilisent cet argument pour ne pas accepter facilement de diminuer leurs prix de v ente et leur raisonnement n ’est pas dénué de logique. I ls considèr ent que, globalement, les prix à la pompe sont surtout dus aux tax es (60 %) des pays consommateurs, alors que ce qui revient au pays pr oducteur ne r eprésente que 18 % du prix à la pompe ! L’État consommateur gagne donc trois fois plus d’argent (sans rien faire) que le pays producteur qui se sépare de ses ressources ! De fait, le pays consommateur consomme cette énergie et s’enrichit, plus que le pays pr oducteur qui en priv e ses futures générations. On peut donc raisonnablement penser qu’il est plus du r essort du consommateur de ne pas gaspiller cette énergie, de chercher à l’économiser, plutôt que de demander au pays producteur de baisser ses prix et de fair e de 14. La TIPP ou Taxe intérieure sur la consommation des produits pétroliers a été remplacée en 2011 par la TICPE ou Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques. Elle représente de l’ordre de 4,5 % (14 milliards d’euros) de revenus annuels pour le budget.

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la surproduction. Ces considérations factuelles sont sans doute source de réflexion. Le jeu sur les taxes dans les pays consommateurs est à double détente. D’une part, il s’agit d’une ressource importante pour le budget d’un État et ce peut être aussi un moyen de limiter la consommation en augmentant le prix pour le consommateur. Le pays doit par ailleurs fair e en sorte que les gens ne gaspillent pas l ’énergie en favorisant les voitures à faible consommation, le co voiturage, l’usage plus généralisé de transpor ts en commun, ou même plus simplement la limitation de certains transports (de passagers et de biens de consommation). Un des moyens d’encourager cette attitude des consommateurs est bien entendu d ’augmenter les taxes (comme pour le tabac). Lors de la tr ès forte augmentation du prix de l ’essence en 20082009, les habitudes de consommation énergétique ont un peu changé. Le covoiturage s’est développé, de même que l ’utilisation des transpor ts en commun, sans oublier l’achat de voitures de plus en plus petites et moins consommatrices. Le tout encouragé par les mesur es gouv ernementales même si elles avaient peut-être autant pour objectif de sauver la filière automobile que de réduire la consommation d’essence. Il y eut la Jupette en 1996, et plus r écemment en 2009-2010 la « prime à la casse ». Les taxes représentent une manne financièr e et peuv ent sembler r emplir les caisses de l’État mais elles n’enrichissent pas le pays car le prix du pétrole importé grève la balance commerciale. Il y a donc un jeu subtil entre la volonté des gouvernements de pousser les gens à faire des économies d’énergie, tout en augmentant leurs rentrées financières en élevant le prix de l’énergie. Le jeu des taxes reste quand même limité ; il y a en fait peu de marge de manœuvre, car d’une part l’abandon rapide de nos habitudes de transport n’est pas facile et d’autre part, et surtout, ce changement ne dépend pas que de notr e propre volonté. En effet, le dév eloppement de banlieues, de lotissements de plus en plus éloignés des villes ont des impacts surtout sur les classes mo yennes et populaires. Les charges de transpor t sont de plus en plus lour des. Augmenter sans cesse les tax es serait pour elles difficilement suppor table. Il convient donc, en complément, que les revenus fournis par les tax es sur l’essence soient employés au mieux pour r éellement dév elopper et pr oposer aux habitants, en par ticulier ceux loin des centr es des villes, des alternativ es de transpor ts publics adaptées et accessibles. Dans cet exemple, ce sont les moins fortunés qui résident loin des centres villes, où le loyer est abordable, qui seraient les plus touchés par une augmentation des taxes et donc du prix à la pompe. 96

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3.1.3 L’exploration et la production pétrolière Nous avons envisagé brièvement l’histoire du pétrole, les enjeux géopolitiques associés et les paramètres liés aux prix. Si l’on se tourne vers l’avenir du pétrole (et du gaz), on év oque systématiquement le pic pétrolier ou « peak oil » en anglais. S ouvent, cette notion est comprise comme l ’annonce de la fin du pétrole à plus ou moins long terme, voire à court terme. Pour comprendre ce que représente un pic pétrolier, il convient d’abord de comprendre la logique pétrolière qui consiste à trouver de nouveaux gisements, ensuite à les exploiter. Considérons les courbes de la figure 17. Nous av ons vu pr écédemment qu ’en 1911, S ir Winston Chur chill avait décidé de fair e fonctionner les bâtiments de la Royal Navy au pétrole et non plus au charbon. Le pétrole était donc devenu dès le début de ce siècle une denrée stratégique. Or, s’il y avait du pétrole en abondance aux É tats-Unis, il ne fut découv ert au R oyaume-Uni que dans les années 1960. Il était alors impor tant de s ’assurer un appr ovisionnement sûr, c’est-à-dire qu’il pourrait contrôler… La Perse, qui

Figure 17 Historique des découvertes pétrolières. Découvertes de gisements pétroliers entre 1920 et 2006 (source IHS Energy) et évolution de la production mondiale. Les pics jaunes représentent les quantités de pétrole découvertes par an à terre. Les pics bleus sont les découvertes faites en mer. Enfin la courbe rouge représente la production pétrolière mondiale, en fait la consommation. Il en ressort que depuis 1985 l’on consomme plus que l’on découvre. Les questions qui se posent alors sont : est-ce la fin ? Va-t-on manquer de pétrole ? Ou combien de temps faudra-t-il pour finir d’exploiter ce que l’on a déjà découvert ? Et enfin combien doit-t-on encore découvrir pour compenser ce déclin ?

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deviendra l’Iran, a rapidement attir é leur attention. Pourquoi ? Parce que dans les monts du Z agros, au sud-ouest de l’Iran15, du pétr ole arrive en surface depuis toujours (à l ’échelle humaine), on était donc certain qu’il y en avait. Ces réserves avaient été mentionnées dès 1904 par l’Anglais William Knox d’Arcy. En restant en France, ces suintements de surface sont par ailleurs également à l’origine des recherches qui ont conduit aux petites productions alsaciennes de Pechelbronn. À partir des années 1945, la courbe montre les découvertes de champs pétroliers gigantesques, en particulier en Arabie saoudite dont celui de Ghawar, le plus grand découv ert, en 1948, puis une série de découvertes qui v ont culminer dans les années 1960-1970. À par tir de là, on constate une décroissance de l’importance des trouvailles. La forme globale de la courbe des découvertes à terre a grossièrement une forme en cloche, alors que la production globale continue d’augmenter régulièrement. Le pétrole dit « offshore », celui cherché et produit à partir de forages sous-marins, est monté en puissance à partir des années  1960. Il a permis de prendre en partie le relai du déclin des découvertes à terre. Au début il s’agit de quelques mètres d’eau, comme dans le lac Maracaibo16, au nor d du Venezuela, puis en Louisiane. P etit à petit, les recherches vont gagner des eaux de plus en plus profondes, d’abord en gardant les pieds des plates-formes sur le fond de la mer , puis en passant, en «  flottant  », en semi-submersible, et enfin en bateau de forage. Cette exploration vers les grands fonds v a nécessiter des développements technologiques de forage et de plate-forme de pr oduction. C’est à partir du premier choc pétrolier en 1973 que le boom réel du pétrole offshore va commencer. La forte augmentation des prix va rendre rentable une exploration nouvelle alors que les coûts de forage et de production sont bien plus importants qu’à terre. Pour trouver du pétr ole, il v a falloir concev oir et deviner où sont les accumulations en mer. La géophysique marine v a connaître un essor très rapide (fig. 18). Il est bien plus aisé d’acquérir des données en mer qu’à terre car il n’y a pas d ’obstacle en dehors des conditions de mer . 15. La Perse n’a jamais fait officiellement par tie de l’Empire britannique mais le S udOuest faisait partie de l’Empire « informel », et était occupé par les Britanniques depuis la Première Guerre mondiale. 16. Le pétrole y est découv ert en 1914, mais sa pr oduction débutera à grande échelle en 1922.

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Figure 18 Acquisition sismique en mer. Le bateau tracte à la fois la source de l’impulsion sismique (partie centrale) et les géophones (parties latérales) qui enregistrent l’écho de cette impulsion après son passage dans les sédiments. Les images sismiques sont les données essentielles à la disposition des géologues et des géophysiciens pour comprendre le dépôt et l’évolution des sédiments dans les bassins sédimentaires. Ici un exemple sur la marge africaine. Son interprétation en grandes lignes : sur la croute océanique (en marron) suite a l’ouverture de l’Atlantique Sud vont se déposer successivement les séries grises (riches en évaporites/sel) qui vont se déformer suite aux dépôts successifs des séries bleues, vertes puis jaunes (d’âge crétacé à tertiaire). La déformation sera d’abord en extension dans la partie amont du système, sur le plateau continental (à droite sur la figure) puis en compression vers les grands fonds (à gauche de la figure). Les échelles verticales sont très exagérées par souci de représentation : quelques milliers de mètres en verticale pour quelques centaines de kilomètres en horizontale. La compréhension de cette histoire permet de découvrir comment ont évolué les sédiments et donc généré des hydrocarbures et où se situent les possibles gisements.

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L’arrivée d’ordinateurs de plus en plus puissants, une r etombée technologique de la course à la Lune qui s’est terminée17, va permettre un traitement de données de plus en plus nombreuses. La géophysique pétrolière La géophysique regroupe un ensemble de disciplines fondées sur des mesures physiques, permettant d’appréhender certaines caractéristiques du sous-sol. Elles sont mises en œuvre pour étudier la composition du globe terrestre, notamment pour la recherche de ressources minières ou pétrolières. Dans le monde pétrolier, la sismique est la technique géophysique la plus couramment utilisée. Elle s’apparente à une échographie du soussol. L’application médicale en est dérivée. On distingue la sismique 2D qui produit une simple image en coupe du sous-sol et la sismique 3D qui permet d’accéder au volume. Grâce aux progrès techniques et particulièrement aux acquisitions sismiques en mer (en offshore), la sismique 3D est désormais couramment utilisée dès les premières approches exploratoires, sur des zones couvrant des milliers de km². Elle est devenue incontournable pour obtenir une image fiable d’un gisement pétrolier qui sera interprétée géologiquement (fig. 18).

Les images obtenues ont permis à une équipe de géologues et géophysiciens d’Exxon, sous la dir ection du D r  Peter Vail, de pr oposer une méthodologie adaptée aux données géophysiques d ’une qualité exceptionnelle et de pr oposer une interpr étation novatrice à l ’échelle régionale, celle de la géologie du plateau continental, et de l ’extrapoler à l’ensemble des bassins sédimentaires. Une des retombées scientifiques est la courbe mondiale des v ariations du niveau de la mer. Cet apport a été majeur car il a permis de créer une branche de la géologie sédimentaire basée sur la géophysique : la stratigraphie sismique. Dans les apports de la géologie pétrolière, cette branche a pris une place au moins équivalente à celle dév eloppée à la fin des années 1960 par les géologues de Shell : la sédimentologie actuelle. La stratigraphie obtenue par les techniques de sismique permet aux interprétateurs géologues et géophysiciens de comprendre l’organisation 17. En janvier 1972, A pollo 17 est la dernièr e mission sur la L une. Elle sera celle de tous les records : 3 jours sur la Lune, 35 km parcouru et 111 kg de roches ramenées par le seul scientifique de la mission Apollo, le géologue Harrison Schmitt. Pourra-t-on jamais être plus explorateur que ce géologue là ? Mais les autorités américaines avait déjà prévu d’arrêter le programme, annulant les missions Apollo 18, 19 et 20.

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géométrique des sédiments liée à l’enfoncement du bassin, au flux des apports sédimentaires et aux fluctuations du niv eau de la mer . Il leur sera possible d ’imaginer la str ucture des dépôts de grands fonds qui a permis les grandes découvertes du golfe du Mexique et de Guinée entre autres. Les images sismiques une fois calibrées par les données de forage permettent le développement rapide de l’exploration sous grandes profondeurs d’eau. Les découv ertes des champs géants de G irasol et D ahlia au large de l’Angola, dans les années quatr e-vingt-dix18, ont induit pour leur mise en production des innovations technologiques dans de nombreux domaines. La quantité de données sismiques susceptibles d ’être traitées a cr u de façon exponentielle et a permis le dév eloppement d ’interprétations dites en 3D (à partir d’une couverture très dense de toute une zone) et en 4D (à partir d’acquisitions successives permettant de voir l’avancée de la production dans les gisements). Elles nécessitent des ordinateurs de plus en plus puissants, dits « ordinateurs à haute performance » (ou High Performance Computer19, HPC). Les découvertes principales sont effectuées d ’abord en mer du N ord dans les années 197020. 18. Pour l’anecdote : ces champs géants ont été découv erts en 1994 et le pr emier fut mis en production cinq ans plus tard. La profondeur d’eau est de 1 400 mètres. Or, tout récemment, le 13 juillet 2011, un groupe de députés français déposaient la proposition de loi n° 3690 visant à inter dire l’exploration et l ’exploitation des  hydrocarbures non conventionnels et, entre autres, disait « Ces hydrocarbures non conventionnels sont pourtant assez facilement définissables du fait de la localisation ou du type même de leur gisement. Ils sont en effet soit situés dans de très mauvais réservoirs ou dans des réservoirs difficilement accessibles comme le sont les gisements en eaux pr ofondes situés à plus de 400 mètres sous le niveau de la mer), soit piégés dans la roche ; ce qui rend leur exploration et leur exploitation particulièrement difficiles et beaucoup plus chèr es que celles des hy drocarbures conventionnels ». Peut-on utiliser le terme de non conventionnel pour une technique mise en œuvre depuis 40 ans sans paraître un peu suranné ? 19. Le HPC qui vient d’être installé en mars 2013 à Pau a une puissance de 2,3 petaflops. Il peut effectuer 2,3 millions de milliards d’opérations par seconde. 20. Ce développement a peut-être aussi précipité la fin du charbon au Royaume-Uni. Il est impressionnant de constater, près de quarante ans plus tar d, combien cette période reste douloureuse dans l’esprit de beaucoup dans les anciennes zones minières du Nord de l’Angleterre et d’Écosse. Comme si un peu de la culture de la révolution industrielle anglaise disparaissait ?

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Figure 19 Installation pétrolière en mer profonde. Le projet Pazflor (Total) – Angola : ce champ géant est situé au large des côtes angolaises à 150 kilomètres de Luanda, par des profondeurs d’eau de 600 à 1 200 mètres. On voit sur la figure les têtes de puits sous-marines et les pipelines les reliant au bateau de production et un pétrolier en chargement.

Le pétrole offshore est beaucoup plus cher à pr oduire que celui que l’on trouve à terre, parce qu’en mer les aspects logistiques et techniques à résoudre sont bien plus complexes. Des découvertes continuent d ’avoir lieu, mais elles ne se font pas au même rythme que celui de la production. Un décalage de plus en plus important existe entre les quantités trouvées chaque année et celles qui sont exploitées. Si l’on se base sur ce qui a été effectué jusqu’à présent, il faut compter entre 5 et 10 ans entre le moment où une découv erte est identifiée, puis l’appréciation de sa taille et de ses caractéristiques, puis son développement et enfin sa production. Depuis 1996, les découvertes annuelles à terre et en mer sont de l’ordre 20-25  milliards de barils équiv alent pétr ole (Gboe =  Giga barels oil equiv alent) si l ’on écar te deux années ex ceptionnelles en taille, 2000 et  2004, qui correspondent respectivement aux découvertes du Kazakhstan et du Turkménistan. Ainsi quand des 102

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Figure 20 Projection d’un projet de développement sur une carte de la région parisienne. Pour donner une idée de la taille du projet Pazflor, les puits de production et la plate-forme de production sont superposés, à la même échelle, sur une carte de la région parisienne. Paris est délimité à gauche ; tout en haut, on distingue l’aéroport Charles de Gaulle, la forêt en bas est celle de Yerres.

prévisionnistes, analystes financiers ou autres futurologues patentés regardent les découv ertes des vingt dernièr es années tout en ayant en tête une pr oduction annuelle de 50 milliards de barils envir on, ils concluent logiquement «  si v ous n’êtes pas capables de découvrir plus de 20 milliards de barils par an, alors la situation ne va pas durer longtemps ! ». Une donnée complémentaire est peut-être encore plus inquiétante. Elle implique la taille mo yenne des nouveaux gisements. Jusque dans les années 1970, la taille moyenne des découvertes était de l ’ordre de 300  millions de barils. À par tir des années 1975-1980, on constate une diminution de leur volume, qui avoisine désormais les 50 millions 103

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de barils. Cet état de fait r ésulte de ce que l’on a d ’abord découvert les grands gisements plus faciles à tr ouver, plus faciles à exploiter . Puis, av ec l ’évolution des concepts géologiques et des technologies, en particulier les méthodes sismiques, on est allé cher cher des r éservoirs de plus en plus petits et complexes. Toutefois l’objectif principal de toutes les sociétés r este de tr ouver des gisements de grande taille (500 millions de barils de r éserves et plus). I ls existent encore et sont régulièrement découverts, comme le prouve les découvertes faites dans l’offshore pr ofond du B résil, av ec des chiffr es de l ’ordre de 15  milliards de barils ou chez nous plus modestement en G uyane (quelques centaines de millions de barils potentiels), pour ne citer que quelques grandes découvertes des cinq dernières années, dernières années qui montrent à nouveau une augmentation du nombr e et de la taille des découvertes grâce au pétr ole de tr ès grandes pr ofondeurs (plus de 1 500 m de profondeur de la mer). À par tir des deux constats suiv ants, diminution de la taille et du nombre de découvertes et augmentation de la pr oduction, la conclusion pour tout le monde devient évidente : on va vers la fin du pétrole car nous puisons dans notre bas de laine à toute vitesse.

3.2 Pic pétrolier : mythe ou réalité? Marion King H ubbert, géophysicien de la compagnie S hell, est à l’origine de l ’idée de pic pétr olier. E n 1956, lors d ’une r éunion de l’American Petroleum Institute, il prédit que la production de pétrole aux É tats-Unis comme beaucoup de r essources non r enouvelables suit une courbe en cloche et donc qu ’elle passera un pic en  1970 avant de décroître. Cette prédiction fut très mal reçue par la communauté pétrolière, voire ridiculisée, avant que ses prévisions se révèlent exactes. À partir de 1971, cette idée sera extrapolée et sera appliquée sur l’ensemble des bassins pétroliers du monde. De façon simple, même si les calculs sont complex es21: si l ’on décale de 35 ans dans le passé la courbe de production par rapport à celle des 21. Pour en savoir advantage, se reporter à l’article : “The Hubbert curve: its strengths and weaknesses”, J.H. Laherrère, Oil & Gas Journal, April 17, 2000; 98:16. Jean Laherrère est un des fondateurs de l ’Association for the S tudy of the P eak Oil and gas (ASPO) (http://www.peakoil.net).

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découvertes, on constate qu ’elles se superposer ont. O n peut pr évoir qu’au bout d’un moment, si les découvertes diminuent, la production va diminuer elle aussi. La théorie du pic pétrolier annonce une raréfaction de la ressource et de la capacité de production. Il suffit de pousser un petit peu plus loin le bouchon pour conclure : c’est bientôt la fin du pétrole. En fait, ce raisonnement – c’est la fin du pétrole –, appliqué à la courbe démographique humaine, pourrait conduir e à assimiler de façon caricaturale le début de la décr oissance de la population à sa disparition. Les choses seraient relativement simples dans le cadre historique d’un milieu ouvert, contrôlé simplement par l’offre et la demande. Mais la réalité géopolitique va semer un sérieux trouble dans ces doctes prévisions. De 1930 à 1973, la courbe r éelle de pr oduction se superpose av ec la prévision de Hubbert. Tout se dérègle en 1973. Rappelez-vous, à partir de 1973, commence un nouv eau jeu géopolitique et économique contrôlé par l’OPEP. On assiste en effet au pr emier puis au deuxième choc pétrolier qui va faire changer les comportements des consommateurs. On s’attache alors aux économies d ’énergie et au développement des énergies r enouvelables et r ecyclables : essor du nucléaire, en France et au Japon en particulier. La recherche de l’efficacité énergétique est notamment marquée par un changement du parc immobilier et du par c automobile. Ce changement des comportements a pr ovoqué une for te diminution de la consommation pétrolière. De ce fait, la courbe de la pr oduction ne suit plus celle de H ubbert, on repousse dans le temps un potentiel pic de production. La question qui se pose alors est de prédire comment l’ensemble du pétrole qui n’a pas été produit et consommé suite aux chocs pétroliers va se répartir dans le temps. Le trav ail du pr oducteur d ’énergie est pour tant d ’essayer d ’avoir l’idée la plus précise possible de ce que pourrait être le futur afin de pouvoir en tenir compte au niveau de sa stratégie d’investissements sur le long terme. C’est ce que l’on se propose de développer maintenant. Le pétrole est sous terre, utilisons donc ceux qui la connaissent le mieux : les géologues. Rien de bien génial me dir ez-vous… Quoi que… 105

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3.2.1 Évaluation géologique des profils mondiaux de production Pour essayer d’avoir une idée d’un futur possible, deux options se présentent. La pr emière, r elativement classique, est d ’extrapoler à par tir du passé, en prenant en compte les conditions économiques ou financièr es et, si nécessaire, en jouant av ec les données statistiques. O n a vu pr écédemment l’efficacité, toute r elative, de cette méthode quand il s ’agissait de prédire les prix. La deuxième consiste à r evenir à la r éalité : la roche et les pr oductions. Cette option nous convient dav antage, en tant que géologues, c ’est-àdire à la fois naturalistes et physiciens. À partir de cette réalité, nous allons aborder le futur en nous appuyant sur ce que’on l connaît le mieux. Les pr ojets d ’exploration-production des entreprises pétr olières sont développés sur le tr ès long terme. E ntre le lancement de l ’exploration d’une zone, la découverte, la mise en pr oduction et la fin de l ’exploitation d’un champ pétrolier, il se passe des dizaines d’années, plus de cinquante ans parfois. Aussi la stratégie de gestion et de développement de ces industries lourdes nécessite-t-elle une vision à long terme basée sur des chiffres, les plus fiables possibles, tout en sachant que le contexte géopolitique est difficilement pr évisible. Il est donc essentiel de constr uire cette stratégie à partir de critères et d’indicateurs objectifs, contrôlables, vérifiables et donc basés sur les géosciences et non pas des statistiques issues de données publiées souvent sujettes à questions. Commençons par regarder comment le géologue appréhende l’exploration pétrolière. Il évalue d’abord ce qui, suite à Alain Perrodon, est appelé depuis 198022 : un « système pétrolier ». Un système pétr olier r ésulte de l ’évolution d ’un ensemble de facteurs qui conduisent à une accumulation de pétr ole ou de gaz. Le pr emier élément indispensable est l ’existence d ’une r oche mèr e. I l s’agit d ’une roche dans laquelle est généré le produit recherché, à partir des matières organiques qui étaient pr ésentes dans le sédiment au moment de son dépôt. Ce carbone, d’origine biologique, provient soit de plantes soit de plancton marin (algues notamment). Les produits carbonés ont été por22. Alain Perrodon (1980). Géodynamique pétrolière - Genèse et répartition des gisements d’hydrocarbures. Ed. Elf Aquitaine, 381 p.

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Figure 21 Le système pétrolier : il doit exister une roche mère qui va générer l’hydrocarbure. Soit l’hydrocarbure reste piégé dans la roche mère et il va donc falloir stimuler la roche mère pour le produire et on parlera de gaz ou de pétrole de schistes, de ressources non conventionnelles. Soit l’hydrocarbure migre vers la surface tant qu’il n’est pas arrêté par une roche imperméable, la couverture. Il s’accumule alors, dans le meilleur des cas, dans une roche poreuse, appelée roche réservoir, en y chassant l’eau qui s’y trouvait. Avec la diminution de pression lors de la remontée, le gaz va s’exprimer et former un gisement, exactement comme quand on ouvre une bouteille de Champagne ou d’eau minérale. On parlera de ressources conventionnelles. Si l’on rajoute le gaz de charbon, le grisou ou gaz de mines ou de bancs de charbons (Coal Mine Methane et Coal Bed Methane) et le gaz dans des réservoirs compacts (tight gas est le terme généralement utilisé), le schéma des accumulations d’hydrocarbures sera complet.

tés à une certaine température du fait de l’enfouissement. Ils se sont alors transformés, ont év olué, se sont concentr és – en termes de carbone et d’hydrogène  –, se sont donc transformés en un liquide hydrocarburé. Comme cet hydrocarbure est plus léger que la roche, principe d’Archimède oblige, il v a tranquillement migr er vers le haut, par fois jusqu’en surface. C’est ce qui s’est passé en Iran, où l’huile arrivée en surface pouvait s’enflammer spontanément : le feu éternel de la mythologie perse, que l’on a déjà mentionné. Le pr oblème est que, une fois à l ’air libr e, comme à Pechelbronn (Alsace) par ex emple, cet hy drocarbure est altér é, par les bactéries, sous la forme d ’une pâte liquide grasse et visqueuse ne pr ésentant 107

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pas beaucoup d’intérêt, à part être utilisée comme bitume des routes ou encore comme anti-vermine comme le faisaient, dit-on, les sangliers alsaciens en se roulant dedans. Pour l’utiliser comme ressource énergétique, on doit disposer d ’un produit relativement frais et en bonne quantité. Cela se pr oduit quand un v olume important de ce produit est piégé avant d’arriver en surface. Pour que l’accumulation soit possible, trois éléments sont nécessaires : – avoir une r oche, dite r éservoir, dans laquelle la matièr e organique puisse s’accumuler. La roche réservoir est une roche poreuse et perméable dans laquelle l’huile, ou le gaz, peuvent se stocker ; – pour que le produit gazeux ou liquide reste stocké, sans possibilité de migration, il lui faut une couverture imperméable. Cette couverture est généralement un niveau d’argiles ou un niveau salifère (sel gemme, gypse…) ; – il faut enfin un piège, une géométrie par ticulière de la r oche réservoir et de la couv erture qui va permettre l’accumulation d’une certaine quantité d’hydrocarbures. Alors seulement, on peut parler de gisement. Or, cas encore rarissime, comme le gisement de Rospo Maré en Italie, et contrairement à une pensée r épandue, le pétr ole ne s’accumule malheureusement pas dans des gr ottes souterraines dans lesquelles il suffirait de mettre une paille pour le siphonner. La notion de « poche » est donc trompeuse. Une image correcte serait plutôt celle d’une éponge, ou de l’eau d’un pot de fleur, ou encore celle des nappes d’eaux souterraines. Il s’agit de roches meubles ou compactes dans lesquelles s ’accumule et circule un liquide. Le puisatier va faire un puits jusqu’à la nappe et la pomper. Les gisements de pétr ole et de gaz sont des équiv alents, plus pr ofonds, dans lesquels le liquide est de l ’eau et/ou du pétr ole et/ou du gaz. Les pétr oliers ne sont en réalité que des puisatiers un peu plus sophistiqués dans la mesure où il est plus difficile de tr ouver les accumulations de ce liquide fétiche. On a bien essayé d’utiliser les baguettes de sourciers ou des équivalents plus ou moins ésotériques 23 mais for ce est de r econnaître que les outils géophysiques sont bien plus performants. La limite est floue entre une nouv elle idée géniale et une idée far felue et les sociétés pétr olières 23. Qui ne se souvient des « avions renifleurs » des années 1975-1980 ? Un survol en avion était supposé détecter des gisements de pétr ole. Quelques brillants ingénieurs issus des meilleur es écoles de la République avaient gobé l’histoire mais pas les géologues à notre connaissance… L’image technique d’Elf avait été ternie par ce lamentable épisode bien peu scientifique.

108

3. Énergie et économie

regorgent de savants Cosinus et autres Tryphon Tournesol, ce qui fait leur force d’innovation. Un réservoir est donc simplement une roche poreuse dans laquelle s’est accumulé du pétrole pour former un gisement. U n aparté pour les gaz de schistes ou gaz de roches mères. Il s’agit d’un modèle beaucoup plus simple : dans ce cas le r éservoir et la roche mère sont la même r oche et le gaz généré par la roche mère y est resté naturellement piégé, on parle alors de rétention. Chaque gisement est particulier et unique. Chacun a une r oche mère différente, avec une matière organique qui a eu son év olution propre, dont les pr oduits qu’elle a génér és ont migr é de façon différ ente, et sont stockés dans un réservoir qui a sa propre structure. Ainsi chaque gisement a ses pr opres caractéristiques qui sont à étudier pour que l’on puisse évaluer et adapter la meilleure mise en production possible. Pour conclure, chaque gisement est un prototype, même si chacun d’entre eux ressemble, peu ou prou, au voisin. Comme indiqué, parfois l’hydrocarbure (gaz ou huile) reste piégé dans la roche mère (il ne migre pas vers le haut). Mais les qualités (perméabilité, porosité) de r éservoir sont tellement faibles qu ’il va falloir les stimuler en fracturant la roche et permettre ainsi la libération du gaz emprisonné dans des pores microscopiques de la roche (fig. 22).

Figure 22 Exemple de porosité dans une roche mère. Le kérogène est la matière organique qui génère des hydrocarbures. Notez l’échelle de µm (millionnième de mètre, 10–6 m).

109

La faim du pétrole

Ce r éservoir ne r elâchera son contenu que si on le stimule. Cette stimulation est par ex emple une fracturation, objet de tant de commentaires, de réticences, voire de fantasmes récents. Il s’agit alors des gaz ou des huiles de schistes. La dénomination «  gaz de schistes  » est tr ompeuse. G az ou huile de r oche mèr e serait plus appr oprié. Les schistes, au sens géologique, sont des r oches sédimentaires argileuses qui ont subi une métamorphose du fait de l ’enfouissement à de grandes profondeurs (– 2 000 à 3 000 mètres) et de la compaction induite. Comme ces r oches sont tr ès compactes et imperméables, le gaz y est piégé dans la structure même de la matière organique : il faut donc adapter les techniques classiquement utilisées dans l ’industrie pétrolière pour permettr e au gaz de s ’échapper de ces « roches argileuses » et de s’écouler vers les puits.

Revenons aux gisements dits conventionnels. Nous av ons déjà mentionné que, par accor d entr e eux, les pays de l’OPEP ne produisent qu’au prorata de leurs réserves et qu’ils ont donc tendance à surestimer celles-ci pour augmenter leur quota de production et, par conséquent, leurs revenus. Les chiffres de réserves disponibles au niveau mondial sont donc peu fiables. Les compagnies pétrolières ont alors décidé au début des années 2000 d ’effectuer leur propre évaluation mondiale, non pas à partir de données économiques disponibles, mais à partir de données de terrain, comme les professionnels des géosciences le font classiquement : géologues, ingénieurs géophysiciens et ingénieurs r éservoirs. Cette appr oche basée sur des données de géosciences est tout à fait originale en r egard des démarches classiques qui extrapolent le futur simplement à par tir du 110

3. Énergie et économie

passé, auquel on ajoute quelques éléments économiques, financiers, statistiques ou géopolitiques. Évaluer la quantité de pétr ole susceptible d ’être pr oduite par un réservoir est le r ôle des «  ingénieurs-réservoir  ». D e façon simple, mais pas irréaliste24, il existe deux types principaux de réservoirs dans lesquels s ’accumulent les hy drocarbures sous forme liquide (huile dans le jargon des pétr oliers) ou gaz euse. D’une par t, les réservoirs siliceux –  les sables et les gr ès (les gr ès sont des sables consolidés) – et d’autre part, les réservoirs carbonatés – pensez aux récifs et aux lagons. Il est important de retenir que la façon dont on extrait le pétrole est directement liée à la qualité du réservoir, et aux caractéristiques physiques de la r oche (por osité…) et du pr oduit (huile ou gaz) bien entendu. 3.2.1.1 Les réservoirs siliceux

Les réservoirs constitués de sédiments siliceux sont des sables ou des grès. Le sable est fait de grains entre lesquels existent des interstices qui en constituent la porosité, dans laquelle est venu s’immiscer le pétrole lors de sa migration v ers la surface. Le sable est celui de systèmes fluviaux, ou d ’anciennes plages ou encor e de sédiments marins déposés sous plus ou moins d’eau. Quelle est la caractéristique de pr oduction d ’un r éservoir siliceux détritique ? Les grains de sable sont enveloppés d’une pellicule d’eau et le pétrole est dans les pores. Pourquoi ? Il faut imaginer les conditions initiales de dépôt du réservoir détritique. Dans détritique, il y a une racine qui vient de débris, détritus. Dans le dépôt il n’y a pas que des grains de sable bien polis et bien propres sur eux, on trouve aussi des par ticules fines aussi petites que des argiles qui se sont déposées avec eux. P romenez-vous dans les grandes z ones d’estran comme autour du M ont-Saint-Michel, v ous v ous r endrez compte qu’il y a des z ones sableuses et des z ones plus boueuses. Les boues sont des argiles25. Au moment de la transformation du dépôt meuble 24. Il existe bien sûr tous les intermédiaires entre les deux cas présentés, mais l’objet de notre propos est seulement, ici, de donner des clefs de compréhension de grands enjeux. 25. On appelle argile, soit des constituants dont la taille est inférieure à 4 micromètres, soit des par ticules tr ès fines constituées de feuillets (une sor te de millefeuille micr oscopique).

111

La faim du pétrole

en roche (lithification), les fluides présents lors du dépôt vont évoluer en fonction de la modification physico-chimique du milieu (diagenèse). Cer tains minéraux v ont cristalliser et en par ticulier certains minéraux argileux (les illites et les montmorillonites, par exemple) vont se fixer autour des grains de sable. Ces cristallisations vont créer un chevelu (cas des illites) ou des cupules (cas des montmorillonites sur les grains de sable). Au moment de la migration des hydrocarbures dans le r éservoir, le fluide (huile ou gaz) v a petit à petit remplacer l’eau qui se trouvait à l’origine dans le réservoir sauf une petite partie qui aura tendance à rester piégée dans les chevelus et cupules d’argiles qui recouvrent tout ou partie des grains de sable. Donc, quand l’exploitation26 débute, l’huile, qui n’est pas « collée » à la roche se mobilise la première. On extrait donc d’abord de l’huile puis, à partir d’un certain temps, l’eau arrive. La courbe de production de pétrole montre bien cette évolution (fig. 23) : une première partie à for te pente suivie d ’une pente plus faible : on a pompé le pétrole puis de plus en plus d ’eau. D e fait, une société pétr olière produit plus d ’eau que de pétr ole. Au pompage pétr olier est donc toujours associée toute une pr oblématique de traitement des eaux, et de plus en plus d’eau à mesure que le champ évolue et vieillit : le recyclage et la r éinjection dans le gisement de ces eaux s ’imposent alors rapidement. 3.2.1.2 Les réservoirs carbonatés

Au Moyen-Orient, eldorado pétr olier, terres de déser ts sableux, les réservoirs sont des carbonates, des calcaires et des dolomies pour être précis. Pour faire simple, les calcair es sont des r oches issues de l ’interaction de la vie et de la chimie des eaux. I ls sont fabriqués (1) directement par des coraux, un peu équiv alents de ceux que l ’on connaît aujourd’hui dans les récifs coralliens, ou (2) par l’accumulation de coquilles de mollusques comme les huîtres par exemple, ou encore et sur tout (3) par celle de micr o-organismes unicellulair es, microscopiques, comme les foraminifères, nanoscopiques comme de 26. On parle d ’exploitation ici, alors que l ’industrie préfère parler de l ’ensemble des activités qui suivent la phase d’exploration sous le terme de production ; l’exploitation proprement dite n’étant qu’une partie du processus de production qui va de l’évaluation de la découv erte, la conception et le dév eloppement du gisement, à son exploitation puis son abandon.

112

3. Énergie et économie

Pétrole Taux récupération

70 %

120 000

60 %

100 000

50 %

80 000

40 % Récupération

Barils par jour

140 000

80 %

Cas des roches détritiques Mer du Nord

Eau

60 000 40 000 20 000

30 %

Taux de récupération

160 000

20 % 10 % 0%

1 997

1 996

1 995

1 994

1 993

1 992

1 991

1 990

1 989

1 988

1 987

00

Source GSR Total P. Carpentier et al

Eau Eau

160 000

Pétrole Pétrole Taux récupération Récup

80 %

Cas des carbonates Moyen-Orient

70 %

Barils par jour

140 000

60 %

120 000

50 %

100 000 40 % 80 000

Taux de récupération

180 000

30 % 60 000 20 %

40 000

10 %

20 000

0% 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 00 01 02 03

0

Source GSR Total P.Carpentier et al

Figure 23 Évolution de la quantité de pétrole fourni (en barils/jour) par un réservoir au cours de son exploitation (source Total). En haut, réservoir de roches détritiques (sables et grès), en mer du Nord sur une décennie, entre 1987 et 1997. En bas, réservoir carbonaté (calcaires et dolomies) du Moyen-Orient, sur trois décennies, entre 1974 et 2003. La différence de la forme des courbes indique une différence fondamentale entre les deux types de réservoirs. Les implications sont très importantes : rapidité de production des réservoirs sableux (en haut), lenteur des réservoirs calcaires (en bas).

113

La faim du pétrole

petites algues. Cette fois, il n’y a pas ou peu d’argiles et l’huile a une affinité avec le carbonate ; elle aura donc tendance à se « coller » au caillou et laisser cette fois-ci l ’eau au centre des pores. Or cette eau est plus fluide, moins visqueuse que l’huile et sera donc plus mobile quand l’exploitation commencera. Si l’on cherche à extraire le pétrole trop rapidement, on obtient plutôt de l ’eau que du pétr ole. I l est donc fondamental de produire lentement. La courbe de pr oduction monte doucement puis l ’arrivée d ’eau est constante et tr ès rapide (fig. 23 bas). C’est-à-dire que dès 4 à 5 % de r écupération d’huile, on extrait déjà de l’eau. Cela oblige à produire tout doucement avec des taux de soutirages tr ès faibles. O r ces carbonates r eprésentent l’essentiel des réserves du monde. Elles sont donc exploitées avec un très grand nombre de puits qui fournissent des quantités très faibles et très délicates.

Une chance est malgré tout que ce soient principalement les champs pétroliers situés à terre qui possèdent des r éservoirs carbonatés, on peut donc se permettre d’exploiter lentement alors que les r éservoirs marins profonds sont constitués de sédiments majoritairement détritiques siliceux dont l ’extraction peut êtr e plus rapide. S i c’était l’inverse, les gisements marins profonds ne seraient économiquement pas exploitables. On en verra les implications plus loin. Quels que soient les types de champs pétroliers, qu’ils soient en exploitation rapide ou lente et de tailles différentes, on y constate une baisse inéluctable de pr oduction de pétr ole au-delà d ’un seuil de l ’ordre de 114

3. Énergie et économie

25 à 30 % de r écupération de l ’huile en place. Ce phénomène s ’observe partout, pour les plus grands champs du monde comme Ghawar en Arabie saoudite, ou pour les plus petits, qu ’ils soient en mer du Nord (en domaine détritique) ou au M oyen-Orient (essentiellement dans des carbonates)27. L’application de cette règle permet de prédire de manière relativement fiable les quantités qui vont être produites à partir d’une statistique sur l’ensemble des champs existants. Ressources ou réserves ? Suivant les définitions du World Energy Council (WEC), les ressources correspondent aux quantités encore en place à une époque donnée. Elles peuvent être prouvées (proved), ou bien probables (indicated) ou possibles (inferred) suivant le degré d’incertitude. Les réserves sont la part des ressources qui sont techniquement et économiquement exploitables à une date donnée.

Déplétion et décroissance Ces notions sont parfois confondues alors qu’elles ne relèvent pas de la même définition dans le contexte pétrolier : – la déplétion est le fait qu’une réserve (de pétrole, de gaz, de charbon) décroît suite à sa production. Le taux de déplétion mesure la part de la réserve qui a été consommée dans une période donnée ; il est égal à la production durant cette période divisée par les réserves restantes ; – la décroissance est la baisse d’une variable donnée, par exemple la production de pétrole. Le taux de décroissance mesure, en relatif, de combien la variable a diminué sur une période. La décroissance est aussi un concept politique, économique et sociétal : elle s’oppose à « l’impératif » de croissance économique de la société moderne.

La production de chacune des grandes érgions (Europe, Asie, Amériques, Afrique, E x-Union so viétique, Moyen-Orient) est estimée à par tir de l’ensemble des données de productions disponibles (fig. 24 et 25). 27. Les champs dont les taux de déplétion sont faibles, de l ’ordre de 1 à 2 % (MoyenOrient). Les champs à plus fort taux de déplétion, produisant autour de 3,5 % de leurs réserves par an (mer du Nord et Extrême-Orient).

115

La faim du pétrole

120 000

Taux de production (Kbo/j)

100 000

Notionnel +9 000 kbo/j

80 000

Tendance historique : 1,5 %

Moyen-Orient

60 000

Ex-Union soviétique Afrique

40 000

Amérique du Nord 20 000

Amérique centrale et Sud Asie 2030

2025

2020

2010

2005

2000

1995

1990

2015

Europe

0

Figure 24 Production mondiale de pétrole depuis 1990 et prévision jusqu’à 2030 pour différentes grandes régions. Les unités de production sont en Kbo/j (= millier de barils par jour). On prévoit un maximum puis un plateau autour de 95 000 Kbo/j (barrel of oil par jour ou baril de pétrole par jour). Les 9 000 Kb/j notionnel au Moyen-Orient correspondent à l’incertitude sur les productions de cette région du monde. (Source Total très différente de celle de l’AIE qui prévoit un plateau à 110 Mb/j en 2025.)

2010 = 85 Mbl/j 2025 = 95 Mbl/j 16% 14% 40% 16% 13% 32% 5%

Ex-URSS

3%

Europe du Nord 13% 12%

10% 8%

Moyen-Orient 9%

Asie

Afrique

10%

Incertitudes le de nouvelles

du Sud

Un plus fort de une croissance de la production attendue en Irak

2010

2025

Figure 25 Répartition (inégale) de la capacité de production de pétrole et évidence de la prédominance du Moyen-Orient.

116

3. Énergie et économie

Ces données sont r emises à jour continuellement. E lles sont cr uciales puisqu’elles servent à déterminer les stratégies de toute société pétrolière ou gazière. À partir de ces évaluations, il semblerait qu’il n’y aura pas une chute brutale de la production mais plutôt un plateau légèrement décroissant (fig. 24). On est donc loin de la contrition nécessaire et du « repentez-vous, la fin est proche ! » suggérés par certains. I l n’en r este pas moins qu ’il semble difficile d ’envisager de produire plus qu ’environ 100  millions de barils/jour . Les pr évisions de consommation mondiale fournies par l ’Agence internationale de l ’énergie ( AIE28) montaient rapidement à 120 millions de barils/jour. On ne voit vraiment pas comment il serait possible de produire autant. Les chiffres de l’AIE sont devenus un peu plus réalistes aujourd’hui. Ces éléments montrent que l’on ne sera pas en mesure de produire au niveau de la demande probable, et ce, même si nous n’aurons pas à faire face à un pic pétrolier ( peakoil) mais plutôt à un plateau de la capacité de pr oduction journalière. Néanmoins ce faux plat descendant pourra durer très longtemps car les réserves sont très grandes. En effet, ce ne sont pas les r éserves qui feront défaut mais les inv estissements et les ressources humaines nécessaires pour les développer. Ce déficit de pr oduction vis-à-vis de la demande entraînera for cément une hausse des prix et conduira à une év olution nécessaire des comportements. C’est un doux euphémisme  : les changements devr ont être profonds. En ce qui concerne le gaz, la vision du futur est encore différente. Les ressources énergétiques gazières ne présentent pas les mêmes perspectives car non seulement on ne parle pas de peak gas mais de plus, les ressources sont plus impor tantes, même en se r estreignant aux r essources conventionnelles. Si l’on ajoute les ressources non conventionnelles, gaz produits de réservoirs compacts et surtout les fameux « gaz de schistes  » qui font polémique, alors on change complètement la donne, nous en reparlerons plus loin. 28. AIE : l’Agence internationale de l’énergie (AIE) est un organe autonome qui œuvre pour la pr oduction d’une énergie pr opre, sûre et accessible pour ses 28 pays membres et pour les pays non-membres. Fondée pour faire face au choc pétrolier de 1973/1974, l’AIE avait pour mission première d’aider les pays membres à coordonner une réponse collective aux per turbations graves des appr ovisionnements en pétr ole, par la mise en circulation de stocks de pétrole sur le marché.

117

La faim du pétrole

Du liquide, nous voulons des liquides Un hydrocarbure sous forme liquide (le pétrole) est l’essence (sic) même du transport. Quand on manque de pétrole, l’idée est d’en produire en utilisant d’autres sources et en particulier à partir de gaz. Différents types de liquides fabriqués existent déjà : – BTL : Biomass to Liquid, carburant de synthèse issu de matières organiques ; – GNL : Gaz Naturel Liquéfié, à ne pas confondre avec le GTL, le GPL et les LGN ; – GTL : Gas To Liquid, carburant fabriqué à partir du gaz naturel, à ne pas confondre avec le gaz liquéfié (GNL), qui est essentiellement du méthane rendu liquide par simple compression ; – GPL : Gaz de Pétrole Liquéfié, un des produits issus du raffinage du pétrole ; – LGN : Liquides de Gaz Naturel. Hydrocarbures liquides, également appelés condensats, récupérés à la tête des puits de gaz naturel et qui donneront de l’essence et du naphta après raffinage ; – NGL : Natural Gas Liquids, voir LGN ; – CTL : Coal To Liquid, hydrocarbures produits à partir du charbon, parfois traduit par charbon liquéfié ; – FISCHER-TROPSCH : procédé chimique où intervient la catalyse de monoxyde de carbone issu du méthane et d’hydrogène en vue de les convertir en hydrocarbure. C’est le procédé utilisé à l’origine en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale pour fabriquer des hydrocarbures liquides à partir d’hydrocarbures gazeux et en Afrique du Sud pendant l’embargo lié à l’apartheid ; – MTBE : Methyl-tert-butyl éther, appelé aussi éther de méthyle et éther de butyle tertiaire, fabriqué à partir du méthanol d’origine pétrolière, utilisé comme additif oxygéné de l’essence sans plomb (régule la combustion).

Nous avons considéré les possibilités physiques de pr oduction, c’està-dire la quantité de pétrole que l’on pourra mettre chaque jour dans les pipelines en fonction des investissements actuels ou ceux du futur immédiat. Nous allons considérer maintenant les quantités encore dans le sol, les r essources, qui seraient susceptibles d ’être pr oduites en dehors de toute considération économique. On entend dire que la fin est proche. Cela est tellement vrai que l’auteur le plus respectable en âge entend dir e depuis qu ’il est étudiant que le terme est « dans 30-40 ans ». Heureusement, depuis 1970, cela r este toujours « dans 30-40 ans ». Pour ce qui concerne les ressources, on peut citer le cheik Yamani (ministre saoudien du Pétrole et des Ressources minérales de 1962 à 1986 et un des ministr es à l’OPEP pendant 25  ans) «  l’âge de pierre ne s ’est pas arr êté par manque de caillou, l ’âge du pétr ole ne 118

3. Énergie et économie

s’arrêtera pas par manque de pétrole ! ». Il veut ainsi dire que du pétrole sera laissé en terre quand on sera déjà passé à d’autres sources d’énergie. Le pétrole est utilisé aujourd’hui parce que l’on ne dispose pas d’une autre énergie avec la même capacité, à un prix aussi dérisoir e, pour le remplacer. Que nous enseignent les chiffres présentés sur la figure 26 ? La partie basale de la colonne représente la quantité de pétrole déjà produit, et consommé depuis le début de l ’histoire du pétrole c’est-à-dire entre  1859 et  2010. Cette quantité peut être arrondie à 1  100  milliards de barils (Gbl). La deuxième partie de la

Ressources Huile

Ressources Gaz

~3,000 Bboe 100 ans

~2,500 Bboe

Ressources non conventionnelles 135 ans

schistes bitumineux gaz de schiste, gaz de charbon, gaz dans réservoirs compacts

70 ans huile lourde

35 ans de production au rythme actuel

Nouvelles découvertes et augmentation du taux de récupération Ressources Identifiées

80 ans

49 ans de production au rythme actuel

Déjà produite

Huiles conventionnelles situées principalement au Moyen-Orient

Ressources de gaz concentrées en Russie, en Iran et au Qatar

Huiles lourdes concentrées au Canada et au Venezuela

Développement de la production de gaz de schistes aux Etats-Unis , implique une réévaluation des ressources non conventionnelles de gaz

Figure 26 Ressources pétrolières. Estimation des découvertes (source Total). Les données concernent les productions : récupération primaire, améliorée, et assistée, le facteur de récupération et la partie non récupérable. On parle de récupération primaire quand la production se fait par la surpression du fluide lui-même. Le pétrole ou le gaz sortent d’euxmêmes. C’est le cas de beaucoup de gisements d’huile au moment de la mise en production et, bien entendu, de tous les champs de gaz. On parle de récupération assistée ou secondaire quand on est obligé de maintenir une pression dans le gisement pour le produire correctement. On injecte alors de l’eau ou du gaz pour assurer ce maintien de pression. Enfin on utilise le terme de récupération tertiaire ou améliorée quand on injecte aussi des composants chimiques qui vont améliorer en général la viscosité du fluide et donc sa productivité.

119

La faim du pétrole

colonne, au-dessus, indique la quantité de pétr ole trouvée et prouvée aujour d’hui (r essources identifiées), celle dont on est cer tain qu’elle existe et pourra donc être pr oduite, ou qui est déjà même en production. Il s’agit en gr os de la même quantité : 1 000 milliards de barils. I l convient de ne pas oublier qu ’aujourd’hui on ne récupère, en moyenne, que de l’ordre de 30 % du pétrole en place dans un gisement. Raison pour laquelle on dév eloppe de nouvelles technologies pour améliorer cette proportion. Ainsi ces 1 000 milliards de barils d’huile extractible des réservoirs ne représentent que 30  % de l’huile en place découverte. Aussi en mettant en œuvre toutes sor tes de nouv elles technologies permettant d ’augmenter le taux de r écupération (de quelques pour cents), on peut imaginer atteindre en récupération de l’ordre de 36 % et augmenter aussi les réserves disponibles d’environ 200 milliards de barils ! Le compte n’y est pas penserez-vous ? Sauf que l’on ne récupèrera que 36 % du pétrole prouvé mais que l ’on augmentera aussi la r écupération des gisements déjà en production29. À ce stade, on prend en compte uniquement ce qui est déjà prouvé, c’est-à-dire comme si l ’on arr êtait aujour d’hui toute l ’exploration dans le monde entier. Si l ’on considèr e maintenant ce qui peut encor e êtr e découv ert, les réserves disponibles s’accroissent. En effet, il est clair que non seulement les grandes régions pétrolifères n’ont pas encore été totalement analysées mais que, de plus, il existe de nouvelles régions à explorer. L’Arctique par ex emple pourrait êtr e une nouv elle province. Il est en tout cas identifié comme riche en hy drocarbures (sur tout en gaz naturel) depuis des décennies et certains gisements y sont déjà exploités. La fonte de la banquise d ’été suscite de nouv elles ambitions et des opérations d ’intimidation ont déjà commencé entr e Russes, Canadiens et N orvégiens qui y font une démonstration de

29. Les techniques d’amélioration de la récupération sont nommées dans le jargon des techniques pétr olières sous le nom de EOR, IOR. I l s’agit de techniques adaptées à chaque réservoir et type de pétr ole qui vont par exemple diminuer sa viscosité et donc permettre une augmentation de la pr oduction. Le pétr ole collera moins à la r oche et coulera plus facilement.

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3. Énergie et économie

biceps et de connaissances juridiques. Les R usses sont même allés jusqu’à planter un drapeau au fond de l’océan sur la ride océanique de Lomonossov avec un de leurs sous-marins MIR, histoire de marquer « leur territoire »… On pense bien sûr aussi aux bassins de Santos, au large de S ão Paulo au Brésil, où de tr ès grands gisements sont en train d ’être découverts. Le tr oisième gisement au monde y a été découv ert par Petrobras (il contiendrait jusqu’à 33 milliards de barils de pétr ole). Quoi qu’il en soit, on notera que São Paulo d’un côté et l’Angola de l’autre étaient contigus il y a quelque 120 millions d’années et donc que toute r essemblance en termes de pr ospectivité pétrolière n’est pas complètement fortuite… L’analyse systématique par les équipes géosciences de Total de tous les bassins sédimentair es dans le monde conduit à une év aluation des futurs gisements à découvrir et des pr oductions associées de l’ordre de 400 à 1  200  milliards de barils. La four chette est large car les incertitudes sur cette évaluation sont grandes. Les optimistes arrondiront encore une fois à mille milliards de barils tout en notant que le ser vice géologique américain, l ’USGS30, propose 2 000 milliards de barils, soit le double. Ces derniers sont peut-êtr e un peu trop optimistes… En r ésumé, on aurait donc 1  000  milliards de barils pr oduits, 1 000 milliards de barils prouvés, 1 000 milliards de barils à découvrir… et l’on n’a pas encore touché au pétrole « non conventionnel ». Le pétrole non conv entionnel est un pétr ole produit ou extrait en utilisant des techniques autr es que la méthode traditionnelle de puits pétroliers, ou impliquant un coût et une technologie supplémentaires en raison de ses conditions d ’exploitation plus difficiles. Les productions de type non conventionnel comprennent : l’exploitation de sables bitumeux, d’huiles de schistes et de schistes bitumineux (fig. 27 et 28).

30. United States Geological Survey : le Service géologique d’Amérique a été créé le 3 mars 1879. Son objectif est de fournir des r enseignements scientifiques fiables pour décrir e et comprendre la Terre.

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La faim du pétrole

Figure 27 Photo d’une mine dans les sables bitumineux de l’Athabasca en Alberta (Canada). Comme toute activité minière, l’extraction a un fort impact environnemental. Il est donc fondamental que les industriels tiennent compte non seulement des strictes régulations mais puissent modérer cet impact par des remises en état des sols et par des actions de développement durable avec les populations impliquées. Le fait que ces exploitations aient lieu dans un pays comme le Canada reste un garant d’un contrôle fort pour obtenir un comportement acceptable.

Les pétroles lourds et les sables bitumeux existent pr esque partout sur le globe, mais les deux sites les plus impor tants sont au Canada (Nord-Est de l ’Alberta, dans l ’Athabasca) et au Venezuela (sur les rives de l ’Orénoque). L’hydrocarbure contenu dans ces champs est sous forme de bitume. Le pr oduit est par fois tellement visqueux, solide, qu’il ne s ’écoule pas du tout. Ainsi les pr emières exploitations à P echelbronn (Alsace) se sont-elles par fois effectuées dans des galeries de mines. Le pétr ole lour d v enezuélien est différ ent de celui des sables bitumeux canadiens car il est moins visqueux à température ambiante et peut donc être extrait avec des techniques d’écoulements à froid. Les compagnies pétrolières ont estimé que les champs de l’Athabasca et de l’Orénoque représentent deux tiers du total mondial des gisements de pétrole. 122

3. Énergie et économie

Figure 28 Schéma de production d’huile lourde au Canada par le principe dit de SAGD (Steam Assisted Gravity Drainage). De la vapeur est injectée dans le puits supérieur (rouge), le bitume fluidifié par cet apport de chaleur est extrait par le puits inférieur (vert). Ce type de production limite l’impact environnemental. On n’est plus dans un cadre de mines à ciel ouvert mais plutôt dans celui d’un cadre pétrolier classique. L’emprise au sol des forages est limitée. La gestion de l’eau nécessaire à la fabrication de vapeur reste un enjeu majeur.

Les huiles de schistes (shale oil) sont suffisamment riches en pétrole retenu dans la matièr e organique pour permettr e de le pr oduire avec des méthodes comparables à celles des gaz de schistes (shale gas). Le kér ogène contenu dans cer taines r oches mèr es (oil shale) non matures peut être transformé en huile par pyrolyse. Les réserves mondiales seraient estimées, par la sociétéTotal, entre 800 et 1 000 milliards de barils (300 à 500  milliards de pétr ole lour d et plus de 500  milliards de schistes bitumineux). Les évaluations américaines31 sont plus 31. Département de l’Énergie des États-Unis (US Do E).

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La faim du pétrole

optimistes : plus de 1 600 milliards dont 1 200 milliards de barils sur le territoire américain. La majeure partie des schistes bitumineux aux États-Unis sont dans le Wyoming, l’Utah et le Colorado. L’Estonie, la Russie, le Brésil et la Chine exploitent déjà les schistes bitumineux. Quand on parle de gaz non conv entionnel, il s ’agit d ’une grande variété de pr oduits. On ne se limite pas au gaz de schistes qui a été l’objet d ’une for te agitation médiatique en F rance. S ont considér és comme gaz non conventionnels : – le gaz piégé dans des r éservoirs très compacts (tight gas), gaz piégé par hy drodynamisme dans des fonds de synclinaux ( gas center ed basin du deep basin de l’Alberta entre autres) ; – le grisou à l’origine de nombreux accidents dans les mines, qui peut être exploité directement, on parle de gaz de mines (ou CMM, Coal Mine Methane) ou produit après stimulation, fracturation des veines de charbon (CBM, Coal Bed Méthane). Dans ce cas, apr ès stimulation, on pr oduit d’abord beaucoup d ’eau associée au charbon avant que le gaz ne se désorbe et s’échappe de la roche. La Chine, les É tats-Unis et l ’Australie sont les plus gr os producteurs de ce type de gaz ; – et enfin les fameux gaz de schistes, du gaz qui n ’a pas été expulsé par sa roche mère. Ces gaz non conv entionnels représentent aujourd’hui 51 % des r essources mondiales (fig.  29). C’est d ’autant plus impor tant que ces ressources sont principalement exploitées, comme à l ’origine de l’ère pétrolière, dans le plus grand pays consommateur, les États-Unis. Un contrat de v ente de gaz de schiste (sous forme GNL) a été signé en décembre  2011 pour appr ovisionner l ’Inde. I l s ’agit là d ’un changement majeur de flux énergétique mondial  : les É tats-Unis, d ’importateurs d’énergie sont en passe de dev enir, au moins pour le gaz, exportateurs. La baisse très importante du prix du gaz aux États-Unis passé en quelques années de 8 à 2,50 $/Mbt32 devrait accélérer ce phénomène d’exportation ou plutôt de réindustrialisation des États-Unis (pétrochimie en par ticulier). On voit mal malgr é tout le gouv ernement américain devenir exportateur de matière première pour le plus grand bénéfice des industriels indiens… ou chinois. On peut penser 32. Par comparaison : en moyenne, le prix du gaz en France est de l’ordre de 10 $ Mbt (moyenne entreprise spot mer du Nord et prix contractuels), soit 4 fois plus cher.

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3. Énergie et économie

Réserves et ressources mondiales de pétrole et gaz Pétrole 2000 Gbep (*)

Gaz 2500 Gbep

Conventionnel

Non conventionnel

Conventionnel

Non conventionnel

80%

20%

49%

51%

Ex-URSS Europe du Nord

Moyen-Orient Asie

Afrique

du Sud

Pétrole conventionnel

Pétrole non conventionnel

Gaz conventionnel

Gaz non conventionnel (*) sauf pétrole de schistes

Figure 29 Répartition mondiale des ressources conventionnelles et non conventionnelles. Elles ne sont pas uniformes et n’ont d’ailleurs aucune raison de l’être. Les ressources non conventionnelles vont avoir beaucoup d’importance du fait qu’elles se situent dans les zones de forte consommation, ce qui n’était pas le cas auparavant. On rentre ici dans toute la complexité de la géopolitique pétrolière qui a été décisive dans beaucoup d’événements au siècle dernier.

que cette r évolution de gaz de schiste est loin d ’avoir montré toutes ses conséquences mondiales. Peuvent-ils en particulier à moyen terme remplacer d’un côté le charbon (pour l’électricité), de l’autre le pétrole (pour les transports) ? La transformation en cours des camions américains de l’essence vers le gaz comprimé ne fournit-elle pas déjà une sérieuse indication. En fin de compte, il ressort que ce n’est pas le pétrole qui va manquer et le cheikh Yamani avait raison avec ses silex taillés ! Le problème est donc ailleurs. Les coûts de pr oduction sont d ’autant plus élev és qu ’il est difficile d ’aller cher cher le pétr ole et qu ’il faut transformer le pr oduit brut. Par ailleurs, il est plus facile d ’exploiter des gisements à terr e au Moyen-Orient en zone désertique que dans une zone agricole 125

La faim du pétrole

densément peuplée. D e même, l ’exploitation va devenir plus délicate technologiquement cette fois, si on v a chercher le pétrole sous 2 000 mètres d’eau, les installations devenant de véritables bateaux, avec tout ce que cela compor te de difficultés techniques et logistiques associées. De la même façon, on sait bien extraire aujourd’hui les pétroles conventionnels, mais il n’en est pas de même pour les huiles extra-lour des, que ce soit au Canada ou ailleurs, que l ’on fasse de la récupération tertiaire (ou récupération améliorée) ou des schistes bitumineux (fig. 30). Il y aura donc toujours un équilibr e entre la difficulté de pr oduction (développement et exploitation) qui se traduit par une nécessité d ’investissements de plus en plus importants et une augmentation du prix du pétrole pour rentabiliser les investissements. Mais aussi, plus le prix du baril est élev é, plus il peut dev enir économiquement r entable de pr oduire du pétr ole nécessitant des Côuts de production $/Baril Schiste bitumineux

100 Eaux très

80

Huile

profondes

extra-lourde Arctique

Eaux

60

40

profondes

Autres cibles conventionnelles

Récupération tertiaire

20

OPEP Moyen-Orient Réserves milliards de barils

1000

2000

3000

Figure 30 Réserves potentielles versus coûts de production. Les coûts de production du pétrole dépendent des contextes géologiques et techniques. Aussi un prix du baril élevé permettra la mise en production de nouvelles réserves déjà connues mais qui n’étaient pas considérées comme rentables à un prix inférieur.

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3. Énergie et économie

investissements initiaux plus impor tants. Les r essources deviennent alors des r éserves. O u, dit autr ement, le pétr ole en place (les ressources), qui ne pouv ait pas êtr e exploité de façon économique devient exploitable (des réserves). À l’inverse, si le prix de vente du pétrole ou du gaz d ’ailleurs baisse, cer taines exploitations sont suspendues ou arrêtées et les réserves redeviennent des ressources. C’est ce qui s’est produit récemment aux États-Unis où le prix du gaz s’est effondré de 4,5 USD par MB TU33 en février 2011 à 2,4 USD par MBTU en février 2012 suite aux importantes découvertes et productions de gaz de schistes34. Considérons la situation des pays pr oducteurs. A vec un prix du pétrole à 20 dollars le baril (cinq fois moins qu’aujourd’hui), l’OPEP continuerait malgré tout à gagner de l ’argent puisque les coûts de production du pétrole au Moyen-Orient sont du même ordre. En r evanche, la pr oduction qui se situe au Nigeria, en Angola, dans le golfe du Mexique ou dans tous les pays qui exploitent des gisements en eaux pr ofondes, devient déficitair e sous des prix à 40-60 dollars le baril. O n imagine facilement les tractations entr e les pays de l’OPEP pour satisfaire tout le monde. On sait aussi que pour des environnements complexes tels que l ’Arctique, le prix du baril doit dépasser 80 dollars pour être rentable, et plus de 100 dollars le baril pour les schistes bitumineux. Il y a un lien très fort entre technologie requise et prix, sans oublier pour autant les aspects géopolitiques. On voit combien le prix du pétr ole dépend d’un grand nombre de critèr es qui r elèvent de domaines tr ès différ ents. U ne complexe alchimie ! En tout état de cause, l’âge du pétrole peu cher est bien terminé. On a donc des ressources pour longtemps mais tout dépend du prix et de la pr oduction. Alors la question devient : comment pr édire cette production qui dépendra de notions économiques (dur ée de la crise actuelle par exemple, croissance en Chine et en Inde sur les 33. Source Nymex Henry-Hub natural gas price. Nymex : le Henry hub est le nom donné au prix du gaz dans les contrats à terme négociés au N ew York Mercantile Exchange (NYMEX). Le MBTU ou million de British Termal Unit est une unité traditionnelle qui représente une énergie équivalente a environ 1 055 joules. 34. Le prix du gaz peut êtr e soit index é sur le prix du pétrole comme dans le cas des contrats long terme soit désindexé du prix du pétrole, comme c’est le cas pour le gaz de schistes. On parle souvent alors de prix spot.

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La faim du pétrole

dix années futur es), géopolitiques (év olution de la situation politique au Moyen-Orient ou au Venezuela) et bien entendu de l’évolution technologique et de son acceptabilité par les populations riveraines ?

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4 Énergies fossiles et climat

Puisque le peak oil (ou plus pr écisément le plateau comme nous l’avons vu) n’est pas la catastrophe à court terme envisagée par certains Cassandre ou tenants de la doctrine du pr ophète Philippus1, puisque le peak gas n’existe pas encore… tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. En effet, nous avons de l’énergie, et si nous arrêtons de la gaspiller2 (ce que l’augmentation des prix nous encouragera natur ellement à faire), cette énergie nous permettra de continuer à nous développer. En économisant, on en a encor e pour 50 à 150 ans pour le pétr ole, 100 à 1. Le prophète Philippus annonce la fin du monde, l ’arrivée de la peste et du choléra dans l’album de Tintin, L’étoile mystérieuse. 2. L’efficacité énergétique consiste à rechercher systématiquement à réduire la consommation énergétique pour un ser vice rendu identique. I l ne s’agit pas de r éduire ou de supprimer le besoin mais de fair e la même chose en utilisant le moins possible d ’énergie. O n parle d ’efficacité industrielle, du bâtiment, de l ’automobile, des pr oduits de consommation durable, etc.

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300 ans pour le gaz et, si nous anticipons, pour plus de 500 ans pour le charbon. On a de l’énergie à revendre, tout va bien ! L’ennui est que nous r espirons et que ce pr ocessus de r espiration, qui nous permet d ’obtenir de l ’énergie en transformant le sucr e et le gras, relâche aussi du CO 2. L’analogie entre le processus de développement du corps humain et celui des sociétés humaines est judicieuse en termes énergétiques, et c’est ce qui pose un problème. En effet, plus le monde se développe, plus il utilise de l’énergie et plus il produit du CO2. Cette augmentation de CO 2 est sour ce de pr oblèmes pour l ’avenir proche : le climat réagit, et il réagit d’autant plus fortement que l’on se développe rapidement. Le GIEC (Groupe d ’experts intergouv ernemental sur l ’évolution du climat) ou IPCC (Intergouvernemental Panel on Climate Change) a été créé en no vembre 1988, à la demande du G7 (aujour d’hui G20), par deux organismes de l ’ONU : l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et le P rogramme des N ations unies pour l ’environnement (PNUE). I l a pour mandat d ’évaluer les informations scientifiques, techniques et socio-économiques disponibles en rappor t avec la question du changement climatique d’origine humaine. Le GIEC travaille à rendre compte des différ ents points de vue et des incer titudes, tout en dégageant les éléments qui r elèvent d’un consensus de la communauté scientifique. Il n’est donc pas un organisme de r echerche, mais un lieu d’expertise visant à synthétiser des trav aux menés dans les laboratoir es du monde entier. Il est organisé en trois groupes de travail qui étudient et synthétisent les principes physiques du changement climatique, ses impacts, la vulnérabilité et l ’adaptation à ce changement ainsi que les moyens d’atténuer (mitigation) ce changement. Les conclusions des travaux du GIEC ont pu être discutées et contestées voire rejetées, en particulier aux États-Unis par ce qu’il est convenu d’appeler les climato-sceptiques. Si le doute est une vertu scientifique, le déni reste douteux, sans jeu de mots, et la limite entre les deux est quelquefois bien mince et fragile. Il faut noter que les positions du GIEC viennent d ’être r enfor3 cées par la série de trav aux dont les r ésultats ont été soumis par le 3. http://ber keleyearth.org/available-resources/

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4. Énergies fossiles et climat

groupe BEST (Berkeley Earth Surface Temperature) sous la direction de R. Muller. Ils sont même un peu plus pessimistes que les autr es. Le projet était sponsorisé entre autres par Bill Gates (100 000 dollars) et la fondation Koch (150 000 dollars), cette dernière pourtant notoirement climato-sceptique. Les r ésultats confirment ceux de l’HadCRU4 (UK-based Climatic Research Unit de l’université d’East Anglia), les courbes de la NASA  GISS (N ational A eronautics and Space A dministration  Goddard I nstitute for S pace S tudies) et celles du NOAA (US National Oceanic and Atmospheric Administration) (fig. 31).

Figure 31 Courbes de températures obtenues par le projet BEST. Comparaison des courbes issues des données compilées par l’équipe de Berkeley et celles de l’HadCRU (UK-based Climatic Research Unit of the University of East Anglia), les courbes de la NASA GISS (National Aeronautics and Space Administration Goddard Institute for Space Studies) et celles du NOAA (US National Oceanic and Atmospheric Administration).

4. Cette université avait été impliquée dans ce qui av ait été nommé le « climate gate » lors de la publication de mails par Wikileaks. L’université a depuis été blanchie de toute manipulation de données.

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La faim du pétrole

On se souvient que cer tains scientifiques, en par ticulier aux É tatsUnis, av aient subi de for tes pr essions de la par t des autorités gouvernementales sous l ’administration de G.W.  Bush, pour minimiser voire discréditer l’idée même de r échauffement climatique et sur tout son lien av ec l’activité anthropique. Certaines sociétés charbonnièr es et pétrolières avaient dans le passé par ticipé à ce lobb ying en finançant une vingtaine d’organisations comme le Media Research Center, l’Atlas E conomic Research Foundation, le P acific Research Institute et la H eritage F oundation qui av aient œuvr é dans le sens du déni. Cela rappelle malheureusement le lobbying des sociétés du tabac qui ont minimisé pendant des années les effets nocifs. Ce lobb ying politico-industriel a été dommageable non seulement pour l’image de l’industrie en général, mais en par ticulier pour sa cr édibilité scientifique et technique, son acceptabilité et son engagement r éel vis-à-vis des enjeux sociétaux. Il est évident que notr e façon de vivr e basée sur une consommation d’énergie fossile a un impact. Il nous faut, en paraphrasant l’empereur stoïcien Marc Aurèle : « Que la force nous soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé, le courage de changer ce qui peut l’être et la sagesse de distinguer l’un de l’autre5 ». Mais on n’aura pas le beurre et l’argent du beurre.

5. « Detur mihi vis ferendi omnia immutabilia, fortitudo mutandi mutabilia sed sapientia discernendi id. »

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4. Énergies fossiles et climat

4.1 L’évolution climatique et les gaz à effet de serre Le terme « effet de serr e » est dev enu synonyme de r échauffement climatique. L’image est celle de l ’utilisation de serr es pour pr otéger et obtenir des r écoltes maraîchères précoces. Le mécanisme est simple, une partie des rayons infrarouges émis par le soleil, absorbés par le sol et les océans pendant le jour , sont réémis. Ce phénomène réchauffe l’atmosphère qui à son tour renvoie vers le sol une partie de la chaleur qui se serait échappée vers l’espace. C’est ce qui permet à la Terre d’avoir une températur e moyenne de l ’ordre de 15 °C et non de – 18 °C. Il faut noter pour l ’anecdote que, malgr é le succès de l ’analogie, un physicien américain, Robert Williams Wood6, av ait dès 1909 r éfuté l’explication du r échauffement des serres par les ray ons infrar ouges. L’effet de serre, dans les serres, est principalement dû à un effet coupevent et de limitation de l’évaporation et de la convection. L’«  effet de serr e  », donc entr e guillemets, se focalise sur tout sur le contenu de l ’atmosphère, en par ticulier sur les gaz susceptibles d’augmenter son pouv oir de r échauffement par absorption des rayons infrarouges. Plus la concentration de certains gaz dits à effet de serr e ( GES) sera élev ée et plus leur temps de séjour dans l ’atmosphère sera grand, plus leur effet sera impor tant… Les principaux GES sont d ’origine natur elle comme la v apeur d ’eau (pour plus de 60 %), le dioxyde de carbone (CO2 pour 26 %), le méthane ( CH4) et le pr otoxyde d’azote ou o xyde nitreux (N 2O pour 6 %), mais aussi l’ozone troposphérique (O3). À ceux-ci s’ajoutent les gaz d’origine strictement industriels et anthr opiques, principalement les gaz fluorés : les hydrochlorofluorocarbures, comme le HCFC-22

6. En 1909, R obert Williams Wood (1868-1955) constr uisit deux serr es similair es, l’une avec des plaques de verre (transparent au visible et opaque aux infrarouges), l’autre avec des plaques en halite (transparent au visible et aux infrarouges). Dans les deux cas, l’air ne peut sor tir. La températur e dans les deux serr es augmenta de la même façon, démontrant ainsi que cet effet thermique s’explique essentiellement par l’absence d’advection. On estime que cet effet thermique est envir on quatre fois plus impor tant que l’absorption du rayonnement infrarouge par le verre. http://planet-terre.ens-lyon.fr/planetterre/XML/db/planetterre/metadata/LOM-effetde-serre-wood.xml

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La faim du pétrole

(un fréon) ; les chlorofluorocarbures (CFC) ; le tétrafluorométhane ( CF4) ; l’hexafluorure de soufre (SF6). Si la concentration des GES d ’origine natur elle v arie faiblement, la concentration des GES d’origine anthropique a fortement augmenté depuis l’ère industrielle 7. La concentration en dio xyde de carbone en particulier, même si ce dernier ne participe qu’à 26 % de l’effet de serre, est un des paramètr es les plus r eprésentatifs. Les CFC par ex emple ont un effet sur l’ozone avec un double phénomène de concentration d’ozone dans la tr oposphère au-dessus des z ones industrielles et une destruction dans la stratosphère au-dessus des pôles. Le trou d’ozone8 au pôle Sud a été à l’origine du déclenchement d’une campagne mondiale il y a une vingtaine d’années. Il a conduit à l’arrêt de l’utilisation des CFC dans les systèmes de r éfrigération en particulier. D’après les prévisions actuelles, la couche d’ozone devrait r etrouver son état de 1980 entre 2055 et 2065. L’évolution des températur es terrestres et océaniques n ’est pas seulement liée à l’effet de serre mais à tout une série de facteurs s’additionnant ou s’opposant comme apports solaires, l’albédo (surface blanche des calottes polaires), les circulations océaniques, le cycle de l’eau, etc. Tous ces facteurs r endent les modélisations climatiques lour des et complexes mais aussi permettent de grandes avancées dans la compréhension des phénomènes. L’envolée de la consommation d’énergies fossiles est à l’origine d’une grande partie de l’émission anthropique de dioxyde de carbone. C’est l’origine de ce gaz à effet de serre que nous allons développer. 4.1.1 D’où vient le CO2 ? La figur e 32 montr e que l ’ensemble des sour ces d ’énergie fossile (huile, gaz, charbon) contribue à hauteur de 56 % de la production 7. L’influence de l ’homme sur le climat ne débute pas à l ’ère industrielle mais dès le dév eloppement de l ’agriculture au néolithique (v ers 8000 av .  J.-C.) puis sur tout à l’âge du br onze, vers 1500 av. J.-C. ou du fer , vers 1000 av. J.-C. Son accélération au xviii e siècle liée à l’utilisation du pétrole devient alors brutale. (Earth’s Climate, Past and Future by William F. Ruddiman, 2008, 2nd ed., W.H. Freeman) 8. Le cas de l’ozone est particulier dans la mesure où cette couche absorbe les ultraviolets dangereux pour les organismes vivants.

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4. Énergies fossiles et climat

Déforestation Transport 13 % 17 %

Agriculture 14 %

Bâtiments 8% Industrie 7,5 % 5%

Autres GHGs 12,5 %

Huile et gaz 33,5 %

Produits finaux 85 %

Production et raffinage

Charbon 23 %

Source : International Panel on Climate Change (IPCC) 2007 and IEA 2007

Production et raffinage 15 %

Figure 32 Sources d’émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les émissions totales sont de l’ordre de 50 Gt équivalent CO2 dont ~60 % liées aux émissions de CO2 liées à l’énergie. (Source GIEC 2007 et IEA 2007)

du CO2. La déforestation impacte pour 17 % (équivalent à la moitié seulement du CO 2 produit par l ’ensemble des industries consommant du pétrole ou du gaz) et ’agriculture l pour 14 %. Ainsi l’impact des produits pétroliers est presque équivalent à ceux de l’agriculture et de la déforestation réunis. Par ailleurs, le charbon à lui seul représente 23  % des émissions de CO 2. O r cette sour ce d ’énergie a le vent en poupe depuis 2003, son impact climatique devrait donc continuer à croître9, peut-être bien au-delà de ce que l’on peut imaginer aujourd’hui ! On constate combien il serait spécieux et même intellectuellement handicapant de ne pointer du doigt qu’une seule des sour ces d ’émissions de CO 2 et qu ’il faut cher cher à diminuer l’impact de l ’ensemble des contributeurs, c ’est-à-dire nous tous directement ou indirectement. 9. L’Allemagne a annoncé en mai 2011 qu ’elle allait fermer toutes ses centrales nucléaires et développer l’exploitation du charbon et du lignite, qu’elle exploite sur des milliers d’hectares, allant jusqu’à déplacer des villages, au grand dam, on s’en doute, des habitants concernés.

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Le climat influence la vie, mais celle-ci aussi joue sur son envir onne10 ment . Les cycles biogéochimiques globaux incluent la circulation de certains éléments dont dépendent la vie et le climat de la Terre. Une manière pour le climat d ’influencer la vie, et r éciproquement, se fait par la r égulation du flux des substances au trav ers des cycles biogéochimiques et en par tie par la cir culation atmosphérique. La vapeur d’eau est l’une de ces substances. Elle est critique pour la survie mais aussi la santé des êtr es et des systèmes écologiques, or elle fait aussi par tie intégrante du climat. Q uand la v apeur d ’eau condense pour former des nuages, elle inter vient de deux manières opposées selon le type de nuage formé. S i ce sont des cumulus, ces jolis petits nuages blancs joufflus, davantage de rayons solaires sont reflétés vers l’atmosphère, ce qui conduit généralement à un r efroidissement. S i ce sont des cirr us, ces v oiles diaphanes, tr ès hauts, l’eau y est sous forme de glace et alors un effet de serr e important est marqué. La v apeur d’eau elle-même est un gaz à puissant effet de serre car elle piège les ray ons infrarouges dans la par tie basse de l’atmosphère. L’établissement de la vie sur Terre a pr ofondément fait év oluer le climat et l’environnement régnant dans les océans depuis plus de trois milliards d’années. La synthèse chlorophyllienne est l ’un des principaux acteurs de l’évolution de notre atmosphère, contribuant progressivement à « pomper » le gaz carbonique (CO 2) dont était majoritairement constituée notr e atmosphèr e et à le stocker sous forme de calcair e dans les sédiments des océans. P ar son métabolisme, elle a contribué à enrichir progressivement cette atmosphère en o xygène (O 2). L’impact des biomasses viv antes sur le climat dépend de la natur e des pr ocessus métaboliques dont elles sont le siège (absorption chlor ophyllienne –  qui rafraîchit l ’air  –, r espiration –  échange de CO 2  –, transpiration –  échange d ’H2O  –, excrétion), de leur productivité et de leur extension géographique. Le gaz carbonique étant après la vapeur d’eau le principal gaz à effet de serre, leurs variations de concentration ont eu une importance prépondérante sur la températur e moyenne de la Terre dans les temps passés. 10. Inspiré de D e Wever P. et al . (2010). Paléobiosphère. Ed. Vuibert/MNHN/SGF, 810 p.

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La biosphèr e se r enouvelle perpétuellement. La matièr e organique se crée à par tir de la v apeur d’eau, du gaz carbonique (CO 2) et de la lumière. Elle stocke ainsi de l’énergie lumineuse (qui a été transformée), sous forme de liaison chimique : CO 2 + H2O + énergie → (CH2O) + O2, puis elle « meurt » en se décomposant : elle r estitue alors la vapeur d’eau, le CO2 et l’énergie stockée : elle est décomposée soit par le feu (forêts, combustion des énergies fossiles) en dégageant de la chaleur, soit dans le sol par l’œuvre des bactéries (cette énergie libérée fait vivr e les bactéries), soit en étant consommée par les animaux, dont l ’homme. Cette énergie est utilisée pour le métabolisme (dont la respiration avec le rejet de CO2 et H2O). La biosphère interagit ainsi av ec deux composants atmosphériques influents  : la vapeur d’eau et le gaz carbonique. La couverture végétale régule la présence d’eau dans le sol, rendant ainsi, dans les r égions tr opicales et équatoriales, tr ès efficient le renouvellement de l ’eau dans l ’air à par tir de l ’eau stockée dans le sol. Cette eau est d ’une par t utilisée pour la photosynthèse et d’autre par t év aporée à la sur face des feuilles  : l ’évaporation se traduit par un r efroidissement, tempérant le chauffage solair e. L’évapotranspiration des plantes est en fait une usine à produire du froid particulièrement active dans les régions tropicales agissant en régulateur de température : les calculs sur l’effet de la déforestation de l’Amazonie sur le climat r égional indiquent que cette défor estation se traduirait par une augmentation mo yenne de plusieurs degrés. Pourquoi fait-il plus frais en forêt ? On comprend pourquoi il fait plus frais en été dans les forêts : il y a l’ombre, certes, qui produit un effet parasol, mais il y a aussi l’évapotranspiration et… ce prélèvement d’énergie solaire par la synthèse chlorophyllienne. Énergie solaire pompée par une forêt : en prenant une chaleur latente de vaporisation de l’eau de 540 cal/g et en comptant approximativement qu’une forêt de feuillus évapore 100 tonnes d’eau/ha/jour (les valeurs varient entre 5 et 500, 5 étant pour les résineux), la puissance prise à l’atmosphère est d’environ 3 mégawatts/hectare (ce qui équivaut à la puissance de sortie mécanique d’une locomotive Diesel).

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4.1.2 Le méthane biogène et l’effet de serre11

Figure 33 Bilan de méthane (modifié, d’après Kvenvolden, 199812). A. Quantités relatives de méthane produit annuellement. B. Stocks de carbone organique actif à la surface terrestre (à l’exclusion du kérogène), en Pg (= Gigatonne) de carbone. On notera, en A, la part dominante des émissions de méthane anthropiques (rizières + ruminants + combustions végétales + décharges + extraction de charbon + production de gaz) comparativement à celle des émissions naturelles, auxquelles les clathrates ne participent que faiblement actuellement. La partie B montre que la part du carbone des clathrates (hydrates de méthane) est prédominante sur tous les autres stocks de surface (tourbes, combustibles fossiles…), pourtant réputés pour leur participation à l’effet de serre. Une relaxation importante de méthane à partir des clathrates serait donc ressentie de façon rapide et relativement brève, d’une part à cause de la valeur élevée de ce gaz à puissant effet de serre, d’autre part parce que, même si le méthane ne réside qu’une dizaine d’années dans l’atmosphère, il s’y oxyde finalement en CO2. Cette filiation prolonge donc considérablement l’effet de serre dû au méthane lui-même.

Le méthane (CH4), le « gaz des marais », est considéré, après le gaz carbonique (CO 2) et les fr éons, comme le tr oisième gaz r esponsable du réchauffement du globe par effet de serr e. Des carottages dans la calotte glaciaire ont montré que sa concentration atmosphérique a triplé en cent ans. Cela expliquerait environ 20 % de l’accroissement de la 11. Inspiré de De Wever P. et al. (2010). Paléobiosphère, regard croisé des sciences de la vie et de la Terre, Vuibert/SGF, 810 p. 12. Kvenvolden K. (1998). A primer on the geological occurr ence of gas hy drates. In Henriett JP. & M ienert J., Gas hydrates: relevance to wor ld margin stability and climate change. Geol. Soc. Spec. Publ., 127, p. 10-28.

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4. Énergies fossiles et climat

température (+ 1 ºC) observé au cours du xx e siècle dans la biosphère. La forte capacité du méthane à absorber les infrar ouges lui donne un pouvoir de réchauffement vingt fois plus élevé que celui du CO2. De plus, il diminue la capacité de l’atmosphère à oxyder les polluants troposphériques, tels que les fréons. Il contribue alors indirectement à la destruction de la couche d ’ozone, barrage naturel contre les ultraviolets, indispensable à la vie. Le méthane atmosphérique est essentiellement d ’origine biologique. Il est produit par des bactéries dans des environnements dépourvus d ’oxygène (anaér obies), lors de la décomposition de la matièr e organique. E nviron 70  % des émissions de méthane pr oviennent de l ’activité humaine, en par ticulier de l ’agriculture. Les r uminants domestiques en pr oduisent envir on 80  millions de tonnes/an et les rizières envir on 60  millions, soit au total 20 à 40  % des émissions. D’après les mesur es opér ées, les concentrations auraient augmenté d’environ 150 % depuis 1750, et le seuil atteint actuellement n’aurait jamais été dépassé au cours des 420 000 années précédentes (ce qui ne veut pas dire dans l’histoire de la Terre, loin de là). Les mesures systématiques de ces émissions ne datent que de 1983. Comme le gaz carbonique, le méthane se dégage des z ones humides naturelles ou d ’origine humaine lorsqu ’il pr ovient de l ’agriculture (rizières inondées), de l’extraction de gaz ou des prairies. Les sources naturelles de méthane sont les sols pour 65 % environ et les océans pour 30 %. 4.1.2.1 Le méthane de rizières

L’émission de méthane provient des sols de for êts, des sols arables submergés tout autant que des rizièr es. D ans ce contexte, la rizièr e est l’écosystème le plus étudié sachant que la pr oduction d’un kilo de riz correspond à l ’émission moyenne de 120 g de CH 4. Les rizièr es étant à l ’origine de l ’émission dans l ’atmosphère d ’une par t impor tante de méthane et puisque la rizicultur e devrait s’intensifier au cours des pr ochaines années (la production annuelle de riz devrait ’accroître s d’environ 60 % en trente ans pour assurer les besoins de la population mondiale), des scientifiques ont cherché à identifier des pratiques culturales aptes à réduire l’émission de ce gaz par les rizières à partir de l’étude de l’écologie des micro-organismes responsables de cette émission. 139

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L’émission de méthane par les rizièr es résulte d’activités microbiennes antagonistes mais interdépendantes : dans le sol sous-oxygéné, certaines bactéries produisent du méthane et, dans les oz nes oxygénées (les racines, le sol qui est à leur contact et l ’interface sol-eau), d ’autres bactéries consomment jusqu’à 90 % du méthane produit. C’est le méthane non consommé par les bactéries qui est émis dans l’atmosphère. On estime que 40 à 110 millions de tonnes de méthane sont pr oduits annuellement par les rizières (ce qui représente environ 56 à 154 millions de m3). Des classements ont été effectués selon la capacité des sols cultiv és à consommer du méthane. Les forêts absorbent le plus, puis les pâturages, et enfin les sols cultiv és. D’une manière générale, dans les sols cultiv és exondés – c’est-à-dire non recouverts d’eau –, les semis directs sans travail du sol augmentent de six à huit fois l ’oxydation (l’absorption) du Rien n’est simple* Tous les sols étudiés, lorsqu’ils sont placés dans des conditions adéquates, ont tendance à consommer du méthane plutôt qu’à en produire, donc théoriquement suffisamment pour consommer tout le méthane produit in situ. Les conditions permettant la pleine expression du potentiel à consommer ne sont toutefois pas réunies dans les rizières continuellement irriguées, où le sol est en majeure partie sous-oxygéné. De ce fait, seules des pratiques culturales adaptées pourront conduire à réduire l’émission de méthane par les rizières. Le drainage intermittent apparaît actuellement comme une solution pour réduire fortement l’émission de méthane par les rizières. Elle présente, en outre, d’autres avantages, comme celui de contrôler certaines maladies et prédateurs du riz ainsi que des vecteurs de pathologies humaines, qui se développent dans l’eau des rizières (moustiques, mollusques). À l’heure actuelle, la riziculture sous eau est la plus développée du fait de sa meilleure productivité, et il a été démontré qu’une diminution, allant de 60 % à plus de 90 % de l’émission de CH4, pouvait être obtenue quand les rizières sont drainées une ou plusieurs fois au cours du cycle cultural, ce qui est sans conséquence sur le rendement en riz. Toutefois la pratique du drainage consomme deux à trois fois plus d’eau que la submersion continue, et favorise l’émission de N2O, autre gaz à effet de serre, lors de la remise en eau, or ce N2O est 360 fois plus « efficace » que le CO2 ! Il importe aussi de suivre l’impact de certaines mesures d’aménagement sur les capacités d’émission, notamment celui de la reforestation des zones humides. En l’absence d’arbres à aérenchyme (aulne, saule), ces zones, si elles comportent un horizon végétalisé oxydé de 10 à 30 cm, se comportent comme des puits de méthane pouvant consommer l’équivalent d’une tonne de CO2 par hectare et par an. Une fois plantées, elles risquent de devenir des sources de méthane importantes, les arbres assurant le passage du méthane du sol profond à l’atmosphère. * Extrait de De Wever P. et al. (2010). Paléobiosphère. Ed. Vuibert/MNHN/SGF, 810 pages.

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CH4 atmosphérique par rapport aux sols labourés, alors que le compactage du sol par les engins agricoles peut la réduire de moitié. En France, les sols cultivés et l’ensemble des sols constituent un puits (absorption) de méthane qui ne consomme qu ’un très faible pour centage du CH 4 résultant des activités agricoles, industrielles ou des décharges. 4.1.2.2 La flatulence génère forcément un climat particulier

Les termites, par leur nombre et leur régime alimentaire, influent considérablement sur le recyclage de la matière organique et la constitution de l’humus. Particulièrement abondants en for êt tropicale humide, ils consomment 6 à 7 tonnes de matièr e organique par an et par hectar e, soit 50 % de la matière végétale tombée au sol. La digestion du bois et de ses composants par les termites induit une émission de méthane, produit typique des processus de fermentation intestinale. Leur production de méthane, d ’origine bactérienne, est due à la fermentation des différ ents constituants de la matièr e végétale (cellulose, hémicelluloses, lignine…) qui constituent leur alimentation. Les estimations effectuées pour évaluer la part de l’émission globale annuelle dont ils sont responsables sont très variables : de 5 à 40 %. Le potentiel global d ’émission de méthane par les termites a été estimé à 27 millions de tonnes (!) par an (ce qui représente environ 38 millions de m3). La production d’hydrocarbure, ici du méthane à par tir du bois, est une v oie importante de développement d’énergie à partir de biomasse de type 2 (voir page 172). 4.1.2.3 Contribution des rots au réchauffement de la planète

Les émissions de méthane d ’origine agricole dans l ’Europe des quinze ont été estimées récemment à 10,2 millions de tonnes annuelles et erprésentent la principale source des entrées atmosphériques de méthane. Parmi celles-ci, approximativement les deux tiers pr oviennent des fermentations entériques et un tiers des lisiers. Le méthane des ruminants représente environ 90 % de l’ensemble des fermentations digestives (les estimations mondiales varient entre 120 et 300 milliards de m3 par an). Des r echerches sont donc menées pour diminuer les émissions de méthane, à la fois en termes de r éduction par animal et par unité de produit animal (en termes de kilos de viande ou de litr es de lait). Cette réflexion globale sur la contribution des r uminants à l’effet de serr e doit tenir compte du fait que ces animaux jouent un rôle essentiel 141

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dans l ’équilibre de notr e écosystème en transformant l ’importante biomasse végétale mondiale en protéines animales (viande et lait principalement) qui constituent aujour d’hui et sur tout en O ccident la base de l ’alimentation humaine. Cet aspect doit contr ebalancer les aspects négatifs liés à la production de méthane et à ses conséquences. La pr oduction de méthane (CH 4) et de dio xyde de carbone (CO 2) par les animaux est d ’origine digestive. L’émission de CO 2 d’origine digestive s’ajoute à la pr oduction de CO 2 d’origine métabolique (respiration). Tous les animaux d’élevage produisent du CH 4 et du CO 2. Cependant, les ruminants (bœuf, mouton, chèvre) excrètent des quantités plus grandes de ces gaz que les monogastriques (porc et volaille). À titre d’exemple, la production annuelle de CH4 par différentes espèces animales est la suivante : – ruminants : vache laitière : 90 kg CH4/an (env. 130 m3/an) ; bovin en croissance : 65 ; mouton, chèvre : 8 ; – non-ruminants : porc : 1 ; volaille :